Lieu de pouvoir, lieu de gestion: Le château aux XIIIe -XVIe siècles: maîtres, terres et sujets 9782503536675, 2503536670

La société seigneuriale du bas moyen âge repose sur un ensemble de droits et d'obligations associant étroitement ma

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Lieu de pouvoir, lieu de gestion: Le château aux XIIIe -XVIe siècles: maîtres, terres et sujets
 9782503536675, 2503536670

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Lieu

de pouvoir, lieu de gestion





Fondation van der Burch au Château d’écaussinnes-Lalaing

Lieu

de pouvoir, lieu de gestion Le château aux xiiie-xvie siècles : Maîtres, terres et sujets

sous la direction de Jean-M arie Cauchies et Jacqueline

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Guisset



Les participants au colloque dans la cour du Château fort d’Écaussinnes-Lalaing.

Illustration de couverture: Corroy-le-Château (prov. de Namur), châtelet du château construit vers 1270 par Godefroid, comte de Vianden. Au dos: Château de Chenaux, Suisse.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. © 2011, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. D/2011/0095/53 ISBN (print) 978-2-503-53667-5 ISBN (electronic) 978-2-503-53995-9 Printed in the E.U. on acid-free paper

 Actes du colloque international organisé au Château fort d’Écaussinnes-Lalaing Les 14, 15 et 16 mai 2009

Avec le concours financier de la « Fondation pour la protection du patrimoine culturel, historique et artisanal » (Lausanne)



R emerciements

Comme en 2006, le mois de mai 2009 nous réserva quelques jours frileux. Suffisamment pour nous rapprocher des maîtres et sujets du Moyen Âge et partager leurs conditions de vie quotidienne, nuancées toutefois d’un nombre certain d’améliorations techniques. De telles rencontres ne cherchent rien de moins que d’établir, par le partage des connaissances, des ponts et une plus grande proximité entre ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Certaines choses ne changent guère. Pour la troisième fois, la Comtesse et le Comte Robert d’Ursel nous ont accueillis entre les murs épais du château fort. Du matin au soir, ils ont veillé sur notre bien-être, toujours disponibles pour nous aider et nous entourer de mille ­attentions. Une fois de plus, les organisateurs et les congressistes étrangers furent logés tant au château fort qu’au château de la Follie où la Comtesse Charles-Albert de Lichtervelde et sa fille ont tenu également à choyer les uns et les autres et à nous offrir une délicate réception au terme de la visite de ce château guidée par Myriam Cheyns-Condé. Quelques orateurs nouveaux, venus de contrées au climat plus doux, ont rejoint les habitués de ces deux maisons et renforcé les liens d’amitié qui se tissent autour de nos hôtes, tellement soucieux de ­préserver ce patrimoine et totalement dévoués à la difficile conservation de ces anciennes bâtisses qui, chaque jour, requièrent les soins les plus attentifs. Nous leur adressons ici nos remerciements émus pour la qualité de leur engagement et la gentillesse, jamais en défaut, qui a bercé ces trois journées printanières.

VI



Table

des

M atières

Avant-propos Jean-Marie Cauchies a.  tenir le château Une acculturation difficile. L’Auvergne féodale, ses modèles architecturaux, la romanité et l’intégration au royaume de France (XIIe-XIIIe siècles) Bruno Phalip Les rapports des châteaux avec les populations des campagnes luxembourgeoises Charles Funck L’entretien du Gravensteen à Gand du XIIIe au XVIe siècle. État de la question Marie Henrion Le château des comtes de Namur, son personnel et ses fiefs au bas moyen âge. Quelques notes Philippe Bragard Le château de Chimay aux XV e-XVIe siècles : premier bilan d’une confrontation entre données archéologiques, iconographiques et textuelles Frédéric Chantinne Stratégies résidentielles et défensives à Estavayer-les-trois-châteaux, XIIIe-XVIe siècles Daniel de Raemy Le château au cœur du réseau vassalique. À propos des services de garde aux XIIe-XIIIe siècles Jean-François Nieus b. marquer un pouvoir Le château médiéval comme expression du pouvoir seigneurial dans les anciens Pays-Bas méridionaux Frans Doperé Les « marques de château », lecture d’une symbolique seigneuriale (XIV e-XVI e siècles) Alain Salamagne Incendier le château : pratiques et symboliques Christiane Raynaud Le seigneur et l’exercice du droit de chasse. Permanences et évolutions d’un pouvoir social et territorial (XII e-XV e siècles) François Duceppe-Lamarre

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7 19 29 45

61 75 93

111 133 149 167 VII

table

des matières

c. études de cas La justice de Ray-sur-Saône à la fin du moyen âge : lecture historique, juridique et anthropologique Marylise Barbier et Hervé Mouillebouche Enguerran de Marigny et les châteaux de Mainneville et du Plessis (Eure). Un seigneur normand sur ses terres au début du XIV e siècle Sabine Berger d. gérer et produire Château, consommation et commercialisation dans la France de la fin du moyen âge : que faisait-on des redevances et des prélèvements seigneuriaux en nature ? Étude de cas Philippe Contamine Le château en pays mosan autour de l’an mil. Le point de vue d’un économiste Benoît Tonglet Une femme à la tête du domaine : le cas de Jeanne de Werchin, sénéchale de Hainaut Véronique Flammang Un château « bourgeois » aux portes de la ville. Formation, exploitation et symbolique de la seigneurie bruxelloise de(s) Koekelberg (xiiie-xvie siècles) Paulo Charruadas Un vieu recoeul de rentes seigneurialles en escriture de Saint Pierre de l’an 1405. La seigneurie de Mouscron à l’aube du XV e siècle Claude Depauw Autoportrait d’une seigneurie. Les écrits de Guillaume de Murol seigneur auvergnat du début du XV e siècle Pierre Charbonnier Un centre domanial en Bourgogne à la fin du moyen âge : le château de Noyers-sur-Serein Fabrice Cayot Quand le château manque … Lieux de pouvoir à Dijon aux XIV e et XV e siècles Céline Vandeuren-David

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Conclusions Bertrand Schnerb

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Crédit photographique

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VIII

jean-marie cauchies Membre de l’Académie royale de Belgique Président de la Fondation van der Burch avant-propos

Bis repetita placent, entend-on souvent dire . . . Que penser alors de ter repetita ? Cela doit convenir davantage encore et, en tout cas, ne pas engendrer de lassitude si l’on en juge par notre programme : près de la moitié de nos orateurs de cette année ont déjà pris la parole lors d’un de nos précédents colloques, voire des deux. En mai 2003, dans ces mêmes murs séculaires, nous traitions Du métier des armes à la vie de cour, de la forteresse au château de séjour : familles et demeures aux XIV e-XVIe siècles. En mai 2006, c’était Le château, autour et alentours, XIV e-XVIe siècles. Paysage, parc, jardin et domaine. À vrai dire, si peu, le domaine . . . On lui devait une revanche. La voici. Le premier colloque portait l’impact de la main du bâtisseur, le deuxième celui de la main, plus délicate, du jardinier. Le temps est venu de voir à l’œuvre la main du gestionnaire, productrice d’écrits, cosidetti cartulaires (un terme plus qu’ambigu), livres fonciers, comptabilités. Simultanément, on devrait assister aussi à la rencontre de deux mains, celle du seigneur, du « maître », et celle du « manant », du sujet : sera-ce une poignée, une compétition mano a mano, ou un choc, un coup de poing ? Le château, dans la société seigneuriale, est pour tous un repère, une toile de fond, un horizon. Horizon matériel bien sûr, que ­concrétisent sans cesse travaux d’aménagement, d’entretien ou de reconstruction. Horizon symbolique aussi, car le château est expression d’une autorité, signe extérieur de richesse, ancrage d’un statut dans la pierre. Bertrand Schnerb le soulignait, dans ses conclusions du colloque de 2006 : le château – je le cite – est « la représentation achevée d’un ordre et d’un pouvoir ». Pour le maître, la maison forte signifie en effet pouvoir, a fortiori même, comme on le verra dans deux cas au moins, quand elle s’insère en milieu urbain bâti. Pour les sujets, elle traduit des contraintes. Mais tous les droits ne sont pas d’un côté et les devoirs de l’autre. Le châtelain en fait bien usage, de droits : on nous en parlera pour la garde, pour la chasse. Le dépendant peut renâcler devant les redevances, en argent mais parfois longtemps encore en nature, et devant les prestations requises de lui. L’un et l’autre ont toutefois en commun de devoir ­toujours rester vigilants et revendiquer sans relâches leurs prérogatives,

Jean-Marie Cauchies face à des tiers. Entre eux certes, il y possibilité d’affrontement, de ­violence, une violence portée à son paroxysme lors de révoltes ­susceptibles de voir mettre à mal le château, à défaut de son propriétaire, ou ­simultanément à lui. Mais ce n’est pas jacquerie tous les jours : il y a aussi partenariat, dans le travail, la valorisation de la seigneurie, avec le concours d’un personnel d’ailleurs attaché au château et y résidant, des intermédiaires désignés aussi pour assurer un lien là où le seigneur, détenteur de trop vastes terres, n’est pas présent. Au centre de ces trois journées va prendre place le château dans sa fonction domaniale. On va y traiter beaucoup, mais pas ­exclusivement, de ce système de rapports à la fois juridique – et je dirai, fidèle aux ­enseignements de mon maître L. Genicot, d’abord juridique – , puis économique, social et tout simplement humain, dit régime seigneurial, défini par les économistes comme un « mode de production », ce qu’il est mais pas seulement. C’est un régime qui recouvre les grandes ­catégories de notre droit civil : personnes, biens, obligations. Les ­relations y sont en soi d’essence privée, comme dans la féodalité, qui en est ­d istincte mais contemporaine. Mais elles sont marquées aussi par un impact public, puisqu’il s’agit de gouverner et d’administrer. Gouverner : un pouvoir substitué à la « belle époque » de la seigneurie (osons dire : XIe -XIIe siècles ?) à celui du roi ou du prince territorial. Administrer : mettre en place des rouages, fussent-ils élémentaires encore, dont le château est le lieu, comme il est celui d’une autorité devenue publique, politique. Voulez-vous suivre le « fil rouge » des colloques de la Fondation van der Burch ? C’est un « fil rouge de fonctionnalités ». C’est fort simple : le château, centre d’exploitation (n° 3), tire profit des ressources que lui offre son environnement (n° 2) pour répondre aux besoins de la résidence et/ou de la défense (n° 1). Aujourd’hui (2009) comme hier (2006) et avant-hier (2003), nous vous convions à un vaste parcours géographique. Notre Hainaut, dont nous foulons le sol, est moins ­présent cette fois : Chimay en sauvera l’honneur et la sénéchale Jeanne de Werchin le charme . . .  La Flandre, avec Gand et Mouscron, le Brabant avec Koekelberg aux portes de Bruxelles, Namur, le Luxembourg, les terres mosanes n’échapperont pas à l’enquête pour ce qui est des anciennes principautés belges. Des contrées de l’espace français actuel seront ­privilégiées : les deux Bourgognes, l’Auvergne, mais la Normandie sera aussi effleurée. Et sous d’autres cieux, le pays de Fribourg, en Suisse. Sans compter que plusieurs orateurs nous convieront à des exposés ­survolant librement des frontières de toute manière toujours mouvantes. Ces orateurs eux-mêmes nous ont rejoints de partout : quatre ­universités belges, quatre universités françaises, mais aussi l’Institut de France, une 2

Avant-propos université hollandaise, à côté de services d’archéologie et d’archives, sont représentés. Le caractère international de nos initiatives est évidemment l’un de ceux auxquels nous nous accrochons vigoureusement. Leur ­portée pluridisciplinaire l’est tout autant, avec notre parterre d’orateurs historiens, historiens de l’art, archéologues, économiste, géologue. Une autre ligne de force, plus d’un ici le savent, est leur caractère de ­convivialité. Cette convivialité est rendue possible par des concours i­ndispensables. La Comtesse et le Comte Robert d’Ursel, respectivement vice-présidente et administrateur-délégué de la Fondation van der Burch, assurent, dans les meilleures conditions, l’accès au château qui est aussi leur demeure. La Comtesse Charles-Albert de Lichtervelde ouvre pour sa part les portes de l’autre château des Écaussinnes, celui de la Follie, aux hôtes et aux visiteurs. Sans Jacqueline Guisset, ­co-responsable scientifique des colloques et de la publication de leurs actes, son sens de l’organisation et sa sévérité toujours bien placée et non moins ­bienveillante à l’égard des orateurs, les choses ne se passeraient pas ainsi et ne se ­passeraient peut-être pas du tout. Une fois encore, la Fondation pour la protection du patrimoine culturel, historique et artisanal, établie à Lausanne, a octroyé à notre entreprise une aide financière substantielle ; je remercie mes collègues du conseil de cette Fondation pour la confiance qu’ils nous ont derechef accordée : il est vrai que c’est entre les murs vénérables de l’abbaye de Saint-Maurice, aux portes du Valais, qu’il m’incombait de les en convaincre. Mon savant collègue et ami fidèle de très longue date, Bertrand Schnerb, de l’Université Charles de Gaulle - Lille III, dépourvu d’un grand mât, s’est laissé bercer par le chant des sirènes (solidement accrochées à la cheminée de la salle d’armes) et a bien voulu, pour la deuxième fois, prendre en charge le travail stimulant mais exigeant de présentation des conclusions. Enfin, la publication des actes de ces journées sera l’affaire des Editions Brepols, auxquelles nous devons déjà la réalisation matérielle de deux volumes d’excellente facture. Plusieurs de nos collègues le diront et le montreront à l’envi: le château prend une place de choix dans une société où « le signe fait loi ». C’est à la rencontre des signes mais aussi des hommes qui les produisaient et les utilisaient pour communiquer entre eux que nous allons partir, par monts et par vaux, par dessus douves et poternes. Pour en dégager un sens, pour y côtoyer toute une vie . . . et des vivants !

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Château fort d’Écaussinnes-Lalaing.

A. Tenir Le Château

bruno phalip Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II Une

acculturation difficile. L’Auvergne féodale, ses modèles architecturaux, la romanité et l’intégration au royaume de France (xiie-xiiie siècles)

Au sein de l’ancien diocèse de Clermont, le château a fait l’objet de multiples examens en considérant le lignage noble au sens prosopographique, la châtellenie pour ses origines et sa définition spatiale, les réalités économiques, les usages et cadres juridiques qui y sont attachés sous la forme de coutumes et mauvaises coutumes, des paix de l’an mil, des effets de la réforme grégorienne, ou encore assez exceptionnellement par le biais de ses aspects « matériels » en considérant l’archéologie1. L’architecture du château a toutefois été mal prise en compte et il convient d’en réévaluer la place, tout en répondant au mieux aux questions posées. L’architecture des châteaux est alors définie à la fois comme le résultat de moyens de production des communautés rurales d’une châtellenie sous la forme de surplus économiques investis. La forme construite peut aussi être considérée comme un résumé ou un concentré des rapports sociaux entre les communautés paroissiales et les clans familiaux aristocratiques. Sur le moyen terme, des dynamiques sociales peuvent sans doute être discernées et finalement nous amener à considérer ces architectures comme des marqueurs de domination sur les espaces, les hommes et leur production2. 1

J.-L. Boudartchouk, Le Carladez de l’antiquité au XIIIe siècle, terroirs, hommes et pouvoirs,Toulouse II Le Mirail, thèse, 1998, 6 vols. P. Charbonnier, Guillaume de Murol, un petit seigneur auvergnat au début du XIVe siècle, Clermont, 1973 ; Une autre France, la seigneurie rurale en Basse-Auvergne du XIVe au XVIe siècle, Clermont, 2 vols., 1980. G. Fournier, Le peuplement rural en Basse-Auvergne durant le haut Moyen Âge, Paris, 1962 ; Châteaux, villages et villes d’Auvergne au XVe siècle d’après l’Armorial de Guillaume Revel, Paris, 1973. Ch. Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges du VIIIe au XIe siècle, Le Puy, 1987. R. Seve, La seigneurie épiscopale de Clermont des origines à 1357, Revue d’Auvergne, 1980, p. 85-168. 2 B. Phalip, Le château et la communauté rurale en Auvergne. Entre guerres privées et protections relatives, dans P.-Y. Laffont (dir.), Châteaux du Moyen Âge, de l’étude à la valorisation, Auvergne,Velay et autres

exemples régionaux, Le ­Puy-­e n-Velay, 2008, p. 11-19 ; Auvergne et Bourbonnais gothiques. Le cadre civil, Paris, ­éditions Picard, 2003 ; L’identité de l’Auvergne (Auvergne, Bourbonnais,Velay), Essai sur une histoire ­d’Auvergne des origines à nos jours, dir. D.  Martin, Clermont-Ferrand, 2002, Ed. Créer, contributions B. Phalip : Organisation de l’espace ­auvergnat aux temps médiévaux (p. 113130), Quel ordre féodal en Auvergne (p. 231-233), Quartiers aristocratiques à tours et “villages nobles” (p. 262, un encadré), Un château attractif et ­protecteur ou repoussoir ? Du droit d’asile aux “forts villageois” (p. 265, un encadré) ; Le château en Auvergne. Étude monumentale et limites culturelles. Les confins de la Haute et de la Basse-Auvergne au XIIe siècle, dans Siècles, Clermont-Ferrand II, N°5, 1997, p. 29-58 ; Seigneurs et bâtisseurs, Institut du Massif Central, CHEC, Clermont-Ferrand, 1993, rééd. 2000.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 7-18.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100035

Bruno Phalip Au préalable, un rapide examen des réalités architecturales est donné au sein du diocèse de Clermont dans les années « 1200 », tout en sachant que les constats sont proches dans les diocèses voisins de Limoges, du Puy en Velay, ou encore d’Autun. Dans un second temps, les effets de la conquête de 1213/1214 par Philippe. Auguste seront envisagés. Des effets immédiats, mais aussi des limites suggérant sans doute des résistances dans cette construction brutale d’une nouvelle identité territoriale à la fois royale, capétienne et française. Enfin, il sera question des effets perceptibles pour les laïcs, en termes d’organisation du chantier médiéval, de ses conséquences sur les qualifications, les formations et les choix architecturaux. Dans des conditions de conservation diverses, cette enquête implique aussi de considérer plusieurs centaines de sites aristocratiques et de logis bien reconnaissables dans les paysages. Le diocèse primitif est ainsi marqué par des types architecturaux caractéristiques de pays méridionaux pénétrés de droit romain, supposant l’indivision et donc une gestion en coseigneurie, pour des seigneuries et châtellenies modestes dans leurs dimensions, puisqu’une paroisse peut en comprendre plusieurs. Ces éléments de définition les différencient aisément de leurs voisines des pays septentrionaux. Le premier type architectural repéré est celui de la « tour seigneuriale », repérable dans le tiers sud du diocèse, en Limousin, en Forez et dans le Val d’Allier jusqu’aux environs de Clermont. Dans les parties les plus septentrionales du diocèse, c’est un autre type architectural qui domine, à peine plus ambitieux, que l’on peut définir comme un « parti intermédiaire » vis-à-vis des grands donjons anglo-normands des pays du nord-est de l’Europe. Ce parti « intermédiaire » correspond aussi à des possibilités économiques augmentées, dans la mesure où les seigneuries sont plus vastes et moins nombreuses que celles de la partie méridionale du diocèse. Les « tours seigneuriales » se présentent toutes selon des caractères assez répétitifs au sein de paysages médiévaux ponctués régulièrement de signes architecturaux bien reconnaissables et parfaitement identifiables par les populations comme les différents acteurs de ces sociétés. À tous les niveaux de la société aristocratique, il faut alors prendre en compte des dizaines de tours de plan carré réduit de 6 à 7 mètres de côté, plutôt voûtées (berceaux et berceaux brisés), modestes dans leur habitabilité (rares cheminées, latrines et fentes d’éclairage) tout en étant généralement pourvues d’un logis accolé et d’une toute petite enceinte non flanquée, avec ou sans fossé. Dans les parties les plus méridionales du diocèse, les maçonneries sont en moyen appareil régulier ce qui implique alors une forte ­présence de tailleurs de pierre travaillant les carreaux au marteau taillant. Les joints sont minces et l’économie de mortier est évidente. Dans les 8

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parties les plus septentrionales d’utilisation de ces tours, seuls les harpages sont réalisés en moyen appareil régulier, tandis que les parements sont bâtis en petit appareil irrégulier à litages marqués. Dans ce dernier cas, le maçon domine encore le  chantier et le tailleur de pierre en accompagne le travail. Le maçon utilise alors le marteau têtu. Les joints irréguliers sont épais et les maçonneries sont plus fortement consommatrices en mortiers. Néanmoins, en dépit des qualifications notables du tailleur de pierre, le chantier laïc est, dans presque tous les cas (tour de Veyrières, Puy-de-Dôme), anonyme. Aucun tailleur de pierre n’utilise de signes lapidaires sur les faces visibles de ces carreaux.  Aucun 1. Le diocèse primitif de Clermont. Les « tours texte ne donne de détail, ne ­qualifie seigneuriales » dans les années 1150-1220 ; les précisément et la documentation espaces apparaissant vides sont ceux du « parti du bas Moyen Âge ne considère intermédiaire ». Carte B. Phalip. que des « maçons » et des « maîtres maçons » sans jamais distinguer de niveaux de qualification et de rémunération. À considérer le « parti intermédiaire », il n’existe aucune véritable différence. Si le plan est plus ambitieux (Saugues, Chamalières, Montaigut-le-Blanc, Huriel, Tournoël), les tours ne témoignent ­d ’aucune technologie particulière : moyen appareil régulier (exceptionnel) ou petit appareil avec chaînage, plafonnements et charpentes plutôt que voûtes. Telles sont les réalités architecturales dans les années 1150/1220. Quelques rares signes d’évolution peuvent éventuellement se faire ­sentir en considérant un type de « tour seigneuriale » évoluant peu à peu vers la « maison tour » (Marzes, Cantal), plus vaste et clairement habitable à la fin du XIIe siècle ou au début du siècle suivant. Cet « ordre architectural », ou si l’on préfère, ce « paysage monumental », va être totalement transformé par le biais d’un type presque totalement neuf dans le Massif Central. Bien connu, il se présente sous la forme de tours de plan circulaire, sensiblement de même diamètre, voûtées en calotte fuselées ou non, fréquemment dotées de chaînages horizontaux 9

Bruno Phalip

2. Tour de Mardogne à Joursac, fin du XIIe siècle. Un exemple de « tour seigneuriale ». Relevé B. Phalip.

et construites très rapidement dès les années 1215/1250. Parfaitement reconnaissables, ces tours « philipiennes » sont d’abord situées dans les zones les mieux irriguées par le pouvoir capétien et son plus grand soutien, l’évêque : principaux bailliages, Grande Limagne et seigneurie ecclésiastique ; Coppel, Croizat, Espirat, Montpeyroux, Montrognon, Neuville, Ravel, La Sauvetat, Tournoël. Cette mouvance royale ou épiscopale est essentielle, même si, assez rapidement, l’aristocratie adopte ponctuellement ce type architectural dans les zones du Val d’Allier (Châtel-Guyon, Léotoing, Saint-Floret, Grandeyrolles). D’un point de vue technologique, ces tours ne connaissent effectivement plus le moyen appareil régulier des tailleurs de pierre, dont les qualifications tendent à être reconnues socialement (signe lapidaire très souvent généralisé dans le chantier ecclésiastique épiscopal), mais préfèrent au contraire valoriser de manière évidente le petit appareil irrégulier des maçons. Les conséquences sont importantes. Si le premier appareil nécessite l’investissement d’hommes qualifiés dont l’outillage est élargi (marteau taillant, ciseau, poinçon et massette) et dont les tâches sont très rationalisées, le maçon suppose des qualifications moins bien reconnues, un outillage resserré (marteau têtu, chasse et massette) et d’importantes manoeuvres au sens technique, comme probablement au sens social avec des corvées. Le fait est que le moyen appareil régulier disparaissant presque totalement, c’est toute l’organisation sociale du chantier qui s’en trouve bouleversée. Dans le cadre du chantier ecclésiastique, les effets sont encore plus nets. Si à Notre-Dame-du-Port de Clermont, ­Saint-Austremoine d’Issoire ou encore Notre-Dame d’Orcival, 10

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acculturation difficile

des ­centaines de signes lapidaires sont repérés dans les parties les plus « techniques » (arcs) ou les zones les plus sacrées (chevet) ; il n’en va plus de même dans la seconde moitié du XIIIe siècle.   Ainsi, les grands chantiers gothiques de la cathédrale, d’Aigueper se, de RavelSalmeranges ou de Sauviat, ne connaissent plus que de très rares signes lapidaires. De plus, les signatures des tailleurs de pierre, carac3. Manglieu (Puy-de-Dôme), église Sainttérisées par de belles capitales - plus Sébastien, XIIe siècle, carreau layé et marqué. rarement d’onciales - à la « romaine » selon les épigraphistes, ­disparaissent totalement au profit d’un système de « bâtonnets » évoquant de manière lointaine les chiffres romains : Ravel, Bourbon-l’Archambault, Antoingt,Vernols. Enfin, les échafaudages eux-mêmes peuvent connaître un ­dispositif hélicoïdal comme il se rencontre en Île de France : Montpeyroux (Puy-de-Dôme), Coucy-le-Château-Auffrique (Aisne). Il y a donc là, non seulement une conquête militaire, avec des réseaux d’hommage poussés3 venant remplacer les précédentes « convenances » ou « traités entre égaux » des pays méridionaux, mais aussi une profonde transformation des paysages et des réalités sociales en y inscrivant à la fois de nouvelles architectures et des technologies ou méthodes de construction inconnues auparavant en Auvergne. De nouveaux maîtres s’imposant et irriguant profondément les terres du diocèse de Clermont, les technologies elles-mêmes vont s’en trouver affectées. Les parements les plus courants au XIIe siècle sont travaillés au marteau taillant. Ils sont dits « layés », le plus souvent en « feuille de fougère ». Cette taille se réfère à des modes de construction antiques, tout comme les clans familiaux nobles peuvent se référer à la culture romaine dans le droit, dans leur insistance à se chercher des ancêtres sénateurs ou encore à utiliser des noms latins. La cohérence culturelle existe jusque dans l’utilisation de signes lapidaires soignés dans leur gravure. Toutefois, dès la fin du XIIe siècle, par « francisation » précoce des techniques et de manière parfaitement généralisée après la conquête, ces premières tailles layées sont remplacées par une nouvelle façon de procéder, de travailler et de manier les outils. La taille « layée » est alors remplacée

3 Il a été question de « campagne de vasselage ».

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Bruno Phalip par la taille « brettelée », qui est comme peignée verticalement et désormais dépourvue de signes lapidaires, y compris dans le chantier ecclésiastique4. Cependant, cette adoption de la taille brettelée n’est clairement visible que dans le chantier épiscopal ou dans son proche environnement. Si le tailleur de pierre y est toujours omniprésent, l’ano4. Orcival, Notre-Dame-des-Fers (Puy-deDôme), f in XIIe , traces « brettelées » non nymat le plus total caractérise désormais son travail. Qui plus est, marquées. dans le cadre du chantier laïc, la tour seigneuriale n’utilise plus le moyen appareil régulier courant en Haute-Auvergne. La « francisation » des techniques implique un usage amplifié du petit appareil irrégulier. S’il est évident que les bâtisseurs n’ont pas attendus les maîtres d’œuvre français pour utiliser le petit appareil irrégulier, ils l’ont fait en abandonnant les anciennes surfaces autrefois parementées, et en valorisant de manière systématique ces appareils de maçons qui impliquent un anonymat total en n’utilisant plus que quelques chaînages et harpages. Paradoxalement, pour les maçonneries du château, les transferts de savoirs techniques, la rapidité d’exécution et les économies de moyens sont privilégiées au détriment de la technicité et des qualifications reconnues. Au travers de ces transferts, on peut alors parler d’une acculturation forcée des modes de construction connus dans les pays septentrionaux aux pays méridionaux. Le château ne peut donc pas se réduire à un signe symbolique, à une marque de pouvoir ; il témoigne par ses choix technologiques d’un remodelage des relations entre maîtres et sujets. Néanmoins, il faut admettre aussi un certain nombre de limites à cette lente submersion et intégration d’espaces centraux dans l’édification d’un territoire royal capétien. L’aire d’installation et d’efficacité des baillages royaux ne couvre en effet pas tout le territoire. La Haute-Auvergne échappe en grande partie à cette organisation et ce n’est qu’assez tardivement - à la 4

B. Phalip, Des terres médiévales en friche. Pour une étude des techniques de construction et des productions artistiques montagnardes. L’exemple de l’ancien diocèse de Clermont. Face aux élites, une approche des “simples” et de leurs œuvres, Habilitation à Diriger des Recherches, Université Blaise Pascal

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Clermont-Ferrand II, 2001, 12 vol. ; D. Morel, Maçons, tailleurs de pierre et maîtres d’oeuvre en Massif Central. Une nouvelle approche du chantier médiéval, thèse, Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II, 2009, 6 vol.

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fin du XIIIe siècle - que le roi pourra installer un bailliage dans les environs d’Aur illac, à Crèvecoeur. Des lacunes et faiblesses sont donc repérables dans ce grand diocèse ; néanmoins, les châteaux immédiatement placés dans l’environnement royal vont en être profondément transformés. À Tournoël (Puy-de-Dôme), forteresse comtale prise par les armées royales, l’ancienne tour de « plan intermédiaire » est remplacée entre 1220 et les années 1300 par une haute tour philippienne, très reconnaissable dans les paysages. Classiquement, elle est enchemisée. C’est la totalité du site qui apparaît bouleversée. Si le château des XIe et XIIe siècles utilise le  grès, les laves légères et bulleuses ; le château du XIIIe siècle privilégie les laves de 5. Mauzun (Puy-de-Dôme), château épiscopal, trachi-andésite. Ce constat est iden- milieu du XIIIe siècle, petit appareil irrégulier à tique à Mauzun, une forteresse de litages marqués, rares chaînages verticaux et horil’évêque de Clermont, ainsi qu’à zontaux. Fente de tir en « rame » caractéristique Ravel (Ravel-Salmeranges, Puy-de- des fortifications « publiques ». Dôme). Les anciens dispositifs « romans » sont amplifiés et régularisés systématiquement sous Philippe le Hardi et Philippe le Bel, ce qui a pour effet de transformer radicalement l’insertion des architectures de pouvoir dans les territoires nouvellement conquis. Les paysages s’en trouvent bouleversés. D’autres éléments sont à prendre en compte. Si le parti castral « français » ne domine pas la totalité des espaces diocésains, il en est de même de l’architecture gothique. Face aux réalités « romanes » d’Aquitaine, les commanditaires de la seigneurie de Bourbon et ceux du nord du diocèse de Clermont vont lentement adopter les cadres « gothiques » pour leurs sanctuaires construits ou restaurés dans le ­dernier tiers du XIIe siècle5. C’est aussi par leur biais que les technologies septentrionales vont mieux pénétrer le diocèse et - d’une certaine manière - déjà préparer la conquête militaire 5

A. Courtillé, Auvergne et Bourbonnais gothiques, I, Les débuts, Créer, Nonette, 1991.

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Bruno Phalip

6. Tournoël (Puy-de-Dôme), plan au premier niveau ; les parties indiquées en noir datent de la seconde moitié du XIe siècle, le donjon est caractéristique d’un « parti intermédiaire » ; les parties hachurées datent des trois derniers quarts du XIIIe siècle. Plan DRAC Auvergne, interprétation B. Phalip.

de 1213-1214. Les maîtres d’œuvre du nord vont ainsi progressivement introduire en Auvergne la technique de la « bretture », celle de la voûte d’ogive et de l’arc boutant. Toutefois, ces choix gothiques ne sont pas adoptés au même moment sur la totalité des espaces auvergnats. Seule la partie nord est concernée, ainsi que le Val d’Allier où se concentrent les principaux lieux du ­pouvoir épiscopal et royal. Partout ailleurs, le gothique ne s’impose pas. Il ne s’y imposera qu’au XVe siècle dans une forme renouvelée, « concurrente », très improprement nommée « gothique méridional »6. Mais, de façon complémentaire, d’autres techniques accompagnent les cadres constructifs gothiques. Ces bouleversements concernent les toitures et charpentes qui étaient jusqu’à présent en totalité des structures dites « à fermes latines » comme cela est bien connu dans les cadres gréco-romains antiques. Or, la voûte d’ogive ne peut se satisfaire des usages méridionaux. Les modes de couverture sur voûte7 étant exclus, des combles constamment ventilés doivent être conçus. C’est précisément à ce moment que les techniques habituelles sont battues en brèche et remplacées par celles des charpentiers des pays septentrionaux. La ferme latine est alors remplacée par la ­charpente 6 Pour simplifier, le gothique septentrional admet

l’arc boutant, la « dentelle de pierre », les hautes élévations fondées sur les verticales, les plans « français », tandis que d’autres ­formules sont expérimentées ailleurs dans les pays plantagenêts, les pays méridionaux et les pays germaniques : refus de l’arc boutant et de la « dentelle de

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pierre », recherche de l’horizontalité des formes « romanes ». 7 De très nombreux édif ices romans sont protégés des intempéries par le biais de matériaux de couverture (tuiles et lauzes) posés simplement sur les reins régularisés des voûtes. Il n’y a donc pas de comble aéré.

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à « chevrons formant fermes » ou « chevron ferme »8. Les premières charpentes à « fermes latines » sont modestes, adaptées aux possibilités d’exploitation de la forêt méridionale et d’une technicité suffisamment simple pour ne pas générer des corps de métier visibles avant le XIVe siècle dans la documentation textuelle. Ce sont donc des charpentes basses, économes en bois d’œuvre dont les plus beaux exemples sont rarement conservés. Dans un second temps, en accompagnant la conquête militaire, des charpentes à « chevrons fermes » 7. Ravel-Salmeranges (Puy-de-Dôme), château XIIe sont progressivement mises en place de Ravel ; les parties hachurées datent du siècle ; les parties en noir datent du XIIIe siècle. en couvrant les extrados des voûtes Plan F. Voinchet, interprétation B. Phalip. d’ogives. En revanche, ces technologies nécessitent des qualifications, un outillage élargi et des personnels parfaitement à même de concevoir des assemblages complexes. Il est évident, en conclusion, que ces transferts technologiques ne doivent rien à la définition que l’on peut se faire d’un « progrès technique ». À l’inverse, ces phénomènes d’adoption limitée permettent d’entrevoir une grande circulation des hommes qualifiés dans les années 1200 et après. Ces hommes sont évidemment appelés par d’autres maîtres ; ils arrivent dans le sillage d’armées et de capitaines. Ces circulations existent probablement antérieurement à ces années, cependant elles sont sans doute augmentées et orientées pour correspondre rapidement aux chantiers des vainqueurs et de leur entourage. Des hommes neufs, extérieurs, sont donc présents avec leur outillage, leur propre organisation du chantier et leurs gestes9. Un gigantesque effort de ­formation et de réorganisation des chantiers, des équipes doit donc être envisagé. Les échanges, qui jusque là étaient plutôt réguliers avec les pays aquitains, le Grand Midi ou les pays d’Empire (ancien royaume de Bourgogne), subissent une nette inflexion en recueillant les savoir-faire des pays septentrionaux. Parallèlement, ce sont des bouleversements très importants dans la mesure où disparaît une grande partie des techniques jusque là caractér ist iques des paysages mér id ionau x. 8

B. Phalip, Charpentiers et couvreurs en Auvergne et sur ses marges (XII e-XV e), DARA, N° 26, Lyon, 2002.

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Manier le marteau taillant et la bretture suppose pour chacun des gestes, des positions de travail, des impacts différenciés.

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Bruno Phalip

8. Carte de l’Auvergne administrative ; l’architecture gothique (1160-1248) concerne le nord de la région et le Val d’Allier ; la charpente à « chevron ferme » ne s’impose que dans cette aire antérieurement au XVe siècle. B. Phalip, mise au propre DARA Rhône-Alpes et Auvergne.

Ce processus d’acculturation et de syncrétisme est également perceptible pour les simples tours. Jusque-là, en effet, les « tours seigneuriales » de plan carré sont voûtées et couvertes en terrasse tandis que les tours de plan « intermédiaire » rectangulaire le sont de charpentes à fermes latines. Néanmoins, les tours de plan circulaire, dites « philippiennes », ainsi que les absides de sanctuaires gothiques, sont désormais pourvues 16

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acculturation difficile

de combles. Ces deux partis architecturaux nécessitent alors ce que l’on nomme des charpentes dotées d’enrayures (entrait, demi-entraits, goussets et coyers ; enrayure double ou triple comme à Laval dans la Mayenne). Ce système, bien maîtrisé dans les pays du nord depuis - au moins - le milieu du XIe siècle, n’est attesté en Auvergne qu’à partir des décennies postérieures à la conquête militaire, c’est-à-dire pas avant 122010. Là encore, ces transferts de technologie, bouleversements et apports septentrionaux, témoignent à chaque étape d’une lente acculturation, imposée sans doute dans un premier temps, mais finalement adoptée diversement ensuite. Cependant, à envisager les choses plus précisément, cette acculturation est largement incomplète car, si on place sur une carte les tours « philippiennes », les sanctuaires gothiques, la taille « brettelée », les charpentes à chevrons fermes et les enrayures, nous aboutissons seulement à une réelle intégration du tiers nord du diocèse et du Val d’Allier. Partout ailleurs, des résistances se font jour et les technologies habituelles aux pays méridionaux perdurent. Une nouvelle fois, ce qui était pressenti semble confirmé, ces espaces correspondent aux seuls espaces mieux contrôlés par les agents du pouvoir épiscopal, royal ou princier, ce qui coïncide aussi avec de plus anciens itinéraires de pénétration des cultures septentrionales durant l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge : zones les plus fortement urbanisées, romanisées, christianisées. Bien des limites sont alors à admettre ; l’intégration des modèles « français » auprès des communautés de laïcs ne se fait ni de façon complète, ni aisément. Il reste que le « trop plein » d’hommes du nord ne cesse de s’épancher en Auvergne, à condition toutefois qu’un chantier soit suffisamment attractif, comme cela peut être le cas pour le palais ducal de Riom (proches environs de Clermont) à la fin du XIVe siècle. L’origine géographique des maîtres d’œuvre y est alors très justement précisée : Besançon, Beauvais, Laon, ou encore Nevers11. De nouveaux maîtres imposent ainsi d’autres liens à d’autres terres dont les hommes sont brassés, afin de satisfaire à de nouvelles exigences technologiques. L’assujettissement est bien réel, mais il doit être relativisé dans la mesure où de nouvelles qualifications s’épanouissent, d’autres savoirs sont échangés et des intelligences collectives sont mises en œuvre.

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Aucune charpente à enrayure ne subsiste ; seules les traces fossiles en « négatif » de ces dispositifs charpentés sont observées. 11 J. Teyssot, Un grand chantier de construction à la fin du XIVe siècle en Auvergne: le palais ducal de

Riom, dans Bulletin Historique et Scientifique de l’Auvergne, t. XCVI, N° 714, 1992, p. 151-166 ; Riom, capitale et Bonne Ville d’Auvergne, Nonette, 1999.

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Château de Horst, Erfgoed Vlaanderen.

Charles Funck Licencié en Histoire, Docteur en Droit (UCL) l es

rapports des châteaux avec les populations des campagnes luxembourgeoises

Le château domine au Moyen Âge la vie des campagnes, au Luxembourg comme ailleurs. Dès le XIe siècle, le paysage rural est hérissé de castella, firmitates, munitiones, castra, castella, etc. En 1144, ce ne sont pas moins de 30 d’entre eux que le roi Conrad saisit sur le seul territoire luxembourgeois1 comme ce sont plus de 30 autres dont, à la fin du même siècle, selon le moine Thierry, l’abbaye d’Echternach 2 a été dépouillée par le roi Arnould. Plus tard encore, en 1364, quand le dernier comte de Chiny, au bord de la ruine, vend au duc de Luxembourg ce qui lui reste de son domaine, on y compte plus de 40 châteaux. Quelle est leur origine ? Au début du Xe siècle, les grandes propriétés sont des exploitations rurales largement ouvertes, dont les détenteurs respectent strictement les capitulaires carolingiens qui interdisent de les fortifier. Les premiers sites entourés de murailles sont d’abord l’œuvre des rois et empereurs, soucieux sans doute de résister aux Normands et autres « Hongrois »3 mais surtout d’affirmer leur présence souveraine en y plaçant des représentants ou en reconnaissant à leur profit l’autorité de ceux qui y sont installés. Ils sont en effet bientôt imités par certains libres, les plus riches d’entre eux qui seuls peuvent tenter cette expérience. Les textes fourmillent de noms de nobles ou libres dépourvus de tout site fortifié. Mais, selon la formule de Michel Parisse, des « ambitieux ou nobles combatifs s’imposent par la force et délimitent autour d’une forteresse le district où s’exerce leur autorité ou celle de leurs agents »4. La puissance publique, notamment l’empereur ou ses représentants, s’efforcent d’en empêcher la construction, d’en ordonner la destruction 1 Gesta metrica cité par F. Rousseau. Henri l’Aveugle, comte de Namur et Luxembourg, Liège, 1921, p. 52. 2 Libellus de Libertate Epternacensi MGH SS XXIII, p. 69-70.

3

F. V   ercauteren, Comment s’est-on défendu dans l’Empire franc contre les invasions normandes ?, Fédération historique de Belgique, XXXe congrès, p. 129. 4 M. Parisse, Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale, Nancy, 1982, p. 144.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 19-28.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100036

Charles Funck ou au moins d’en limiter le nombre. Leurs efforts connaissent des succès passagers mais ne peuvent enrayer une tendance générale. Sur les ruines des institutions carolingiennes, l’autorité privée occupe par nécessité la place laissée vacante par la carence souveraine.  Dès le XIe siècle, les grands propriétaires ne se bornent plus à gérer leurs biens. Ils usent de leur prestige pour trancher les conflits, assurer la défense des habitants, édicter des règles de vie en commun et veiller à leur respect. Ils se substituent aux détenteurs légitimes du ban. Soit ceux-ci font défaut, soit ils sont trop éloignés. Il est caractéristique que presque toutes les familles châtelaines qui sont ou seront nobles au XIIe siècle portent des noms qui situent leur origine probable en des lieux comme Esch, Meisembourg, Orchimont, très éloignés des domaines des comtes détenteurs du ban. Si l’accession à cette potestas s’opère souvent par auto-décision, les concessions de fiefs visent dès le XIe siècle les droits hautains issus du ban ou au moins certains d’entre eux. Trois faits illustrent cette évolution : en 8995 le roi Zwentibold assure que, dans l’archevêché de Trèves, personne, ni le roi ni le comte, ne peut rendre la justice sans l’accord et la volonté des archevêques. 160 ans plus tard, en 1052, un de ceux-ci concède à Waleran et à Adélaïde d’Arlon plusieurs villae avec ban6. En 1085 l’archevêque Egilbert rend à l’abbesse d’Ouren7 le ban de Platen que son prédécesseur lui a enlevé injuste et violenter. Ainsi le seul détenteur autorisé du ban au Xe siècle le concède au XIe pour bientôt être considéré comme un usurpateur s’il tente de le récupérer. Ces concessions se font d’habitude au compte-gouttes et en des moments de faiblesse du pouvoir souverain. Plusieurs d’entre elles sont dues, au XIe siècle, à la Régente Adélaïde pendant la minorité d’Othon III ou datent, au XIIe siècle, de la fin du règne du vieux Lothaire III. Quelles sont les populations visées ? Comme le dit A. Chédeville, les forteresses seigneuriales s’installent8 « là où un groupement humain suffisant justifie d’établir un refuge et de fonder une domination». Ces groupements sont, à l’origine, 5 Balduineen Staatsarchiv Coblence ; Urkunden- und

Quellenbuch Luxemburg (ci-après UQBL), I, 134. 6 Orig. Staatsarchiv Coblence; UQBL, I, 274. 7 Idem; UQBL, I, 302.

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A. Chedeville, Chartres et ses Campagnes XI e-XIIIe siècles, Paris, 1973, p. 273, cité par G. Fournier, Le château dans la France médiévale, p.153.

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organisés autour de la « villa » d’un propriétaire libre. En Luxembourg, on ne rencontre quasi pas de serfs parqués sur la curtis seigneuriale. Tous sont « casés » sur des manses serviles à raison de deux ménages par manse. Ils exploitent celui-ci pour leur compte tout en versant au ­propriétaire une partie déterminée de leur récolte. Ils sont liés au domaine quelles que soient les modifications dans la propriété de celuici. Ils assurent des corvées dont le nombre et la nature sont fixés de façon précise. Typique est le cas de Bastogne où, dès 893, un certain Gerherus tient 15 journaux de terre arable, doit travailler pour le ­seigneur trois jours par semaine, payer une poule et cinq œufs, labourer en mars durant une journée. Il reçoit chaque fois trois pains et trois setiers de bière, il contribue à l’entretien d’une mesure de clôture de la cour seigneuriale c’est-à-dire que, dit le texte, si on lui donne un ­marteau, il doit enfoncer un pieu et y attacher cinq planches; pour cela il reçoit deux pains et un setier de bière9. Ces fonctions deviennent rapidement héréditaires de père en fils alors que la condition juridique tant des libres que des serfs se transmet per ventrem de mère à enfants. C’est le « service dû par son père que ne preste pas le fils d’une libre »10, dit en 1135 le comte Conrad. Au fil des temps, les conditions de l’attachement à la terre connaissent de plus en plus de souplesse. Non par la grâce, toujours révocable, d’un dominus généreux mais en vertu de textes précis, de leges, de pacta irrévocables. En 960, par exemple, une noble de la famille comtale, Lutgarde, donne à Saint-Maximin un manse à Mamer. Les « mancipia » garderont eisdem legibus qui ab antiquitate les liaient aux parents de la donatrice et qui ne pourront être aggravées11. Nous sommes loin de la situation rappelée par Louis le Pieux qui, en 839, dans la donation d’une « villa » près de Villance confirme que le seigneur « tient les mancipia jure proprietario avec la libera potestas d’en faire ce qu’il veut12 . Dès le XIe siècle, les corvées sont très généralement remplacées par un cens en monnaie. En 995, un certain Irminard donne ses biens de Heisdorf à Saint-Maximin et précise que les mancipia qui y résident possèdent la liberté de se marier, de résider en dehors de la « villa » et même de « vaguer » à leur guise à condition de payer un denier par an13. Ce « cens » est ici fort bas, même dans un pays pauvre; il représente 1,5 % du revenu d’un manse. Celui-ci est en général de

9 Prümer Urbar Staatsarchiv Coblence; UQBL, I, 197. 10

Orig. Bibl. Nat. Paris ; UQBL, I, 385.

11 Cart. Saint-Maximin Coblence ; UQBL, I, 168.

12 Lib. aureus Eptern. C. Wampach, Echternach,

p. 66. Cart. Saint-Maximin Coblence.

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Charles Funck l’ordre de 5 sous comme le précise en 950 l’archevêque Robert de Trèves à qui la « noble Berthe » donne deux manses serviles ex quibus exeunt in anno solidi X14. Généralement il évolue autour d’un sou, c’està-dire 20% du revenu. Le censualis conserve l’obligation de résidence mais ceci est plutôt un droit qu’un devoir puisque les corvées ont disparu, que le tenancier garde la totalité du produit de son travail et qu’il est certain de conserver sa terre « qu’il soit valide ou invalide », dit à propos de la villa de Chruchten un texte d’Echternach15. D’ailleurs la sanction d’une infraction aux obligations serviles n’est pas le travail forcé mais l’expulsion du fautif. Ces mancipia deviennent bientôt famuli sur les terres laïques comme ils l’étaient dans les domaines d’Eglise, où, semble-t-il, ils disposaient déjà de serviteurs qui, à leur place, s’acquittaient des obligations serviles. Libérés des corvées dont les prestations obligatoires fixées en temps de travail n’étaient d’ailleurs pas particulièrement productives pour le propriétaire, ils peuvent chercher d’autres occupations auprès de celuici. Très rapidement émergent de la masse servile des individus chargés, grâce à leurs qualités propres, de tâches diverses dans la gestion du domaine ou du fisc. Nombreux sont dans les textes les praepositi, villici ou forestarii. Nombreux au point de disposer bientôt d’un statut propre comme, à Wasserbillig, les percepteurs du tonlieu qui obtiennent vers 1045 un pactum qui - ce libellé est indicatif - supprime « tous les services jugés intolérables pour ceux qui doivent les prester et inutiles pour le bénéficiaire »16. Ils forment bientôt une classe qui intéresse jusqu’à l’autorité impériale. En 1056, l’empereur Henri III évoque devant les princes d’Empire le statut des membres de la familia de Trèves17 après avoir au préalable recueilli sous serment le témoignage « des meilleurs et des plus anciens d’entre eux ». Diverses sont les fonctions exercées au sein de cette familia. On rencontre à Chiny en 104718 un prévôt et deux maires tandis qu’à La Roche, en 115219, sont cités un avoué, un forestier, un médecin et déjà un miles. Tout ceci pour introduire la situation au XIIIe siècle et constater l’existence à cette époque d’une classe de ministériaux, non libres 14

17 Cart. Saint Maximin Coblence ; UQBL, I, 279.

15 Liber

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Balduineen Coblence ; UQBL, I, 165. aureus Ept. Wampach, Echternach. 16 Cart. St Maximin Coblence ; UQBL, I, 268.

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Goffinet, Cart. Orval, p.3-5.

19 G. Kurth, Chartes de l’abbaye de Saint-Hubert.

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en principe, mais qui, selon les noms qu’ils portent, sont très généralement originaires d’anciens alleux du comte ou de biens ecclésiastiques dont ce dernier était avoué et dont ces ministériaux ou leurs ancêtres ­exerçaient la gérance domestique. Ils adoptent bientôt le nom du château dont ils ont la garde et qu’ils cumulent parfois avec la famille qui ­primitivement en était titulaire. Ainsi les Daun sont une famille noble bien connue dans l’archevêché de Trèves tandis que des châtelains qui occupent leur château empruntent leur nom et font une belle carrière dans la ministérialité luxembourgeoise au point de devenir en 1224 maréchaux héréditaires du comté. De même à Larochette, ne confondons pas les descendants des homines liberi de Rupe de souche noble et ceux des châtelains « milites de Rupe » qui apparaissent en 1191. Moins sujet à confusion mais caractéristique est le cas, en 1252, de Jacques « miles de Durbuy » qui n’a évidemment aucun lien de parenté avec le seigneur de Durbuy, frère du comte de Luxembourg. C’est ainsi que s’élabore une classe issue de la servilité qui tient les châteaux du comte ou ceux que les descendants de familles nobles ne peuvent ­occuper eux-mêmes. Ceci ne les introduit pas d’emblée dans la liberté. En 1235 encore, le comte Henri reprend en fief du duc de Limbourg le château et la terre d’Arlon et omnes ministeriales dominio de Arluno ­attinentes 20. On rencontre au XIIIe siècle une centaine de noms de chevaliers ou de seigneurs totalement inconnus aux époques précédentes mais parmi lesquels il en est dont on connaît les origines. Ainsi le miles dictus de Bettembourg qui apparaît en 1235 ou cet Arnould, qui s’intitule en 1276 « de Huncherange »21 qui est fils d’un dignitaire bien connu d’origine serve, Hughes de Rodemack, et qui est encore, dans un acte officiel, qualifié de « ministerialis du comte ». Sa famille est exemplaire de la promotion de cette classe sociale car elle est devenue assez riche pour que l’un de ses membres puisse, à la même époque, épouser la fille du comte de Vianden. Eux et leurs semblables, portent dans les actes le titre de « miles », chevalier. Ceux-ci approchent de plus en plus près de la noblesse et forment bientôt un « ordre »22, comme le dira le comte Henri VII en 1298. Mais celui-ci n’est plus strictement militaire. En 1205 déjà le miles Albert est forestier de Tintange23, en 1275, le chevalier Henri est maire de Bastogne comme en 1261 Gauthier de Linange24 est prévôt de 20

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23 Orig.

UQBL, II, 291. Orig. Arch. départ. Bar-le-Duc UQBL, IV, 37.

UQBL, VI, 734. arch. État Arlon; UQBL, II, 16. 24 UQBL, IV, 356.

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Charles Funck Bitbourg. Plus curieux, en 1221, deux « milites » sont « vassaux du comte, chargés de dire le droit »25. Ces châteaux, petits ou grands, exigent une organisation et donc une autorité qui la mette en route et surveille sa réalisation tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’enceinte. Cette dernière délimite clairement le cadre de la compétence intérieure du châtelain qui, lui-même, en confie l’organisation matérielle à des sergents héritiers des servientes connus dès le XIe siècle et qui sont sans doute à l’origine des francshommes qui apparaissent au XIIIe. Plus vague est la limite de la compétence extérieure. Indirectement l’Eglise offre une solution à ce problème grâce à la perception des dîmes par des laïcs qui, soit en ont dépouillé plus ou moins régulièrement les curés, soit les tiennent de l’autorité ecclésiastique en rémunération de leur soutien à une œuvre pieuse. Plus souvent cependant s’agit-il de dîmes jadis tenues par le comte, représentant de l’empereur et qu’ils ont reçues en rémunération des services, rendus ou imposés par l’occupation du château. Il est caractéristique qu’au XIIIe siècle, lorsque, en Luxembourg, se déclenche, avec 150 ans de retard, la restitution voulue par Grégoire VII des dîmes à l’Eglise, les « donateurs » portent dans leur grande majorité des noms totalement inconnus aux siècles précédents. Sur un territoire délimité avec précision, le décimateur organise la collecte de l’impôt, celui jadis dû à l’Eglise puis le sien propre, contraint les récalcitrants, juge les contestataires, condamne les délinquants, exécute les défaillants, bref exerce une forme de ban qui, avec l’occupation d’un château, leur permet bientôt de détenir et d’exercer la fonction de dominus dont l’autorité s’étend sur les non-libres qui entourent le château. Parmi ceux-ci figurent sans doute des descendants de serfs mais aussi des successeurs d’anciens libres, incapables de rembourser une dette ou qui, comme on rencontre de multiples exemples, sans doute pas très riches, ont, à la liberté dans la misère, préféré la sécurité liée à la servitude. Celle-ci n’a cessé de se modifier au cours des temps mais pas toujours pour en améliorer les conditions. Au XIIIe siècle se multiplient les actes privés de propriétaires qui octroient ou négocient des franchises destinées aux villageois qui les entourent. Ces franchises, rédigées en 25

Orig. arch. État Namur ; UQBL, II, 133.

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et populations des campagnes

français à partir de 1235, s’inspirent la plupart du temps de la charte de Beaumont accordée en 1182 par l’archevêque de Reims, Guillaume de Champagne. Elles sont souvent plus restrictives que les antiques leges, pacta et autres règlements d’avouerie qui, dès le Xe siècle, organisaient la vie des servi censuales. Si les obligations militaires sont réduites à la défense et à l’entretien du bourg et du château, les charges compensatoires sont souvent plus lourdes, même si l’on tient compte de l’amélioration du rendement agricole et de l’inflation. Plus question d’un cens récognitif d’un ou deux deniers. La taille s’élève la plupart du temps à 12 deniers. S’y ajoutent un cens de 4 deniers sur les prés, un terrage d’une gerbe sur 12 et parfois quelques poules pour le droit d’usage dans les bois et une redevance en nature pour l’usage des moulins et des fours banaux. On en reparlera. Cette aggravation au moins apparente des conditions de vie des manants est sans doute, au moins en partie, la conséquence de l’affaiblissement des pouvoirs et donc des revenus que procurait l’exercice du ban. Le commerce est maintenant libre et un magistrat local est chargé de l’administration et de la basse justice personnelle et réelle, civile et pénale. Par ailleurs, on l’a vu, les dîmes sont très largement restituées à l’Eglise. Selon un acte de 131126, la caractéristique principale du dominus est maintenant uniquement de posséder le pouvoir de nommer et révoquer les échevins, les forestiers, les sergents et le villicus principal, toutes fonctions qui relèvent de la seule gestion du domaine. C’est que, outre ce qui a été abandonné lors de l’octroi ou de la négociation des franchises, d’autres éléments du ban ont été récupérés par l’autorité comtale qui, au XIIIe siècle, revendique tant dans ses actes que dans les faits un pouvoir territorial disposant d’une cohésion institutionnelle. De façon pratique un poste de sénéchal, créé en 1232 par la comtesse Ermesinde, est confié la plupart du temps à un ministérial nommé pour un maximum de deux ans, dont le titulaire exerce à côté d’elle l’autorité centrale. À la même époque, elle charge des prévôts de la même origine sociale de représenter son ban sur le plan local, en ce compris la perception des impôts et la justice centrale. S’y ajoutent les liens personnels que, sans doute dès Henri l’Aveugle à la fin du XIIe siècle mais certainement à partir d’Ermesinde au début du XIIIe, le comte établit avec les détenteurs de châteaux quelle que soit leur origine sociale. 26

UQBL, VII, 1382.

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Charles Funck Ce qu’il requiert au minimum, c’est la securitas qui oblige les parties liées par le serment de « fidélité » à ne faire aucun acte dommageable sur les biens, les terres ou les gens du cocontractant, comme dit très clairement en 1218 Henri de Rumigny27. Rien de plus, aucune obligation positive, sauf celle de plus en plus vague et de moins en moins requise d’assister le seigneur dans ses décisions politiques ou judiciaires. En 1288 Waleran de Juliers requis de prester ses services sous peine de perdre son fief, répond que « n’étant que fidèle, il n’a aucune obligation de répondre à l’appel de son suzerain »28. La garantie de ne faire aucun acte hostile est sanctionnée par la confiscation du fief que détient le fidèle en rémunération de sa « fidélité » et que le comte s’engage à défendre en cas d’agression. Plus contraignant est l’engagement qui naît du contrat d’ hominium. Celui-ci crée un lien personnel et viager, rapidement héréditaire, entre l’homme et son seigneur. « Tant que lui et moi vivrons », affirme par exemple Hughes de Conflans en 126529. Celui qui « s’est allié par sa foi fiancée », comme dit Thibaut de Bar en 124830, doit assurer la régularité de son service grâce à l’intervention de « pleiges » qui doivent à l’occasion s’engager financièrement. En 1267 Jacques d’Etalle constitue cinq pleiges pour 20 livres chacun 31. Le devoir de l’ « homme » est ­d ’assister son seigneur toto nostro posse contra omnes viventes comme dit, par exemple, Gérard de Wildenberg en 127232. Cette assistance est essentiellement militaire; elle oblige à accompagner le seigneur dans ses campagnes mais surtout à assurer la garde d’un château du comte pendant un temps déterminé qui va de six mois à un an et un jour. Pour ce ­service, l’ « homme » reçoit une somme d’argent qui varie entre 100 et 150 livres qu’il s’engage à consacrer à l’achat d’une terre à reprendre en fief du comte qui a ainsi la possibilité de la confisquer en cas de manquement aux obligations. Enfin, dernière forme de lien personnel, la ligéité mais celle-ci, au moins durant les deux premiers tiers du XIIIe siècle, est réservée à la noblesse, soit à des Luxembourgeois - et dans ce cas à titre gratuit soit à des extranei qui sont, eux, rémunérés de sommes variant entre 200 et 300 livres. Au cours de cette période, 40 cas peuvent être recensés. Il ne s’agit plus d’accompagner le comte dans ses aventures militaires

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Orig. AGR Bruxelles ; UQBL, VI, 615. Cop. Arch. Départ. Bar-le-Duc; UQBL, V, 245. 29 Cop. Arch. Nat. Luxembourg ; UQBL, III, 527. 28

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Orig. Arch. Nat. Luxembourg ; UQBL, III, 31. 31 Orig. AGR Bruxelles ; UQBL, IV, 44. 32 Orig. AGR Bruxelles ; UQBL, IV, 293.

châteaux

et populations des campagnes

mais de le servir de façon beaucoup plus active, de « l’assister de bonne foi de ses gens à pied et à cheval contre tout ennemi qui ferait ou voudrait faire mal à leur terre » dit Arnould de Looz33 en 1241, « d’aider à défendre contre tous à petite force et à grande et aller à leur ost et chevauchée » selon l’expression d’Henri de Salm en 124034. Ici c’est une petite armée qui se déplace. À ce lien personnel peut s’ajouter un élément réel, un château allodial, que le titulaire reprend en fief rendable c’est-à-dire qu’il doit, sur réquisition faite en respectant des formalités particulières, « être mis à la disposition du comte aussi souvent que celui-ci y aura recours », promet en 1231 Thierry de Fontois35, et « d’y accueillir tous les hommes et les amis du comte » comme s’y engage en 1208 Nicolas de Han36. Même si le seigneur du lige a l’obligation contractuelle de remettre le château dans son état primitif après la fin de l’occupation, la charge est lourde et peut devenir insupportable. En 1281, Jean de Cons, lige du comte de Luxembourg comme son père et son grand-père, résigne tout ce qu’il tient en fief de ce dernier car, dit-il37, il n’a plus la possibilité de maintenir le service lige comme il le devrait. Ceci à titre d’exemple car il n’est pas le seul dans son cas. De son côté, le statut personnel des habitants du bourg ne subit en théorie pas de modifications mais beaucoup de charges personnelles de la servitude sont sérieusement allégées. Le droit de posséder des immeubles et de les vendre n’est plus contesté ni même celui d’en tenir en fief même si la vassalité est exclue vu l’impossibilité pour les serfs d’engager leur personne. Le droit de succéder dans les biens des parents s’applique régulièrement mais toujours sauf le droit du seigneur de recevoir un meuble qu’il a d’avance désigné. C’est ce que rappelle en 1243 Thierry de Houffalize qui accorde à tous ses « hommes »38 le droit de donner en aumônes à l’hôpital Sainte-Catherine toute terre ou bien meuble hoc salvo quod in mobilibus servorum nostrorum capitale illud quod maluerimus et preelegerimus habebimus (sauf ce que parmi les meubles de nos serfs nous avons choisi et présélectionné). Quand, en 1291, Jean et Isabelle de Cons vendent à leur cousin Guillaume de Boland leurs biens situés à Bras et à Arville, ils citent notamment parmi ceux-ci le droit de mortemain 39. Le mariage est possible entre personnes relevant de ­seigneurs différents même si, à cette occasion est levé un droit

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37 Orig.

34 Orig.

38 Cop.

Orig. Arch. Départ. Metz ; UQBL, II, 379. AGR Bruxelles ; UQBL, II, 365. 35 Orig. AGR Bruxelles ; UQBL, II, 233. 36 Cop. Arch. Nat. Luxembourg ; UQBL, II, 23.

AGR Bruxelles ; UQBL, IV, 533. Arch. État Arlon ; UQBL, II, 420. 39 Cop. AGR Bruxelles ; UQBL, V, 423.

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Charles Funck de formariage dont la hauteur est extrêmement variable, sans doute selon à la fois la coutume locale et les biens des deux parties. Ce droit revêt parfois la forme antique de la « vente » de la femme au seigneur du futur mari. Ces dispositions du très vieux droit commencent aussi de perdre de leur rigueur au XIIIe siècle. En 1275, Gérard de Luxembourg, seigneur de Durbuy affranchit Nassogne et « acquitte et relaisse les mortemains et les formariages » 40. Parmi les consuetudines imposées aux manants, la plus mal ­supportée et, paradoxalement, la plus vivace, est le droit de banalité. Il appartenait aussi à l’origine au pouvoir souverain et à son représentant. Il est resté l’élément du ban que le détenteur tient à garder le plus longtemps possible. On a vu que la loi de Beaumont conserve les banalités au profit du seigneur. En 1223, Louis IV de Chiny affranchit Avioth mais garde le four et le moulin banal sur lequel il prélève un pain sur 24 et une mesure de blé sur 2041. De même le comte de Luxembourg Henri le Blondel octroie en 1239 une franchise à Thionville mais garde l’obligation pour les habitants de cuire au four banal. Ce même comte, en sa qualité de seigneur de Durbuy, accorde aux moines du Val-Saint-Lambert l’exemption de toutes les seculares exactiones et consuetudines mais garde les ­banalités. Quand ce privilège a été concédé - ce qui est rare mais pas inexistant - le pouvoir comtal cherche à le récupérer. En 1223, un ­chevalier, Frédéric d’Ehnen, possède par héritage d’une ancienne concession un moulin à Eich où ses bannales homines sont obligés de moudre. Il en rend la moitié au comte qui ne voit dans cette « restitution » (c’est le mot utilisé) aucun empêchement à construire un moulin banal à proximité mais il ne peut en imposer l’usage aux dits bannales homines42. Il ne dit pas si, pour s’assurer leur clientèle, il diminuera les redevances.

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Cop. AGR Bruxelles; UQBL, IV, 353. II, 158. 42 UQBL, II, 156. 41 UQBL,

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Marie Henrion Doctorante en histoire de l’art, Université catholique de Louvain [Université de Poitiers (UP - France), Financement du Centre d’études d’histoire de la Défense (CEHD – France)] du Gravensteen à Gand du xiii e au xvi e siècle. État de la question

L’entretien

Encore aujourd’hui, le château des comtes de Flandre occupe une place singulière dans la trame urbaine gantoise. À l’époque médiévale, il est le lieu essentiel du pouvoir comtal, mais aussi un lieu de gestion, surtout judiciaire. D’abord, il est impératif d’identifier le monument : nous présenterons brièvement ses origines et sa situation dans la ville de Gand. Cette dernière est régie par différents pouvoirs qui s’affrontent entre le XIIIe et le XVIe siècle ; ils seront indiqués afin de comprendre le rôle du ­château des comtes au milieu de leurs conflits. Les travaux d’entretien effectués au château de Gand sont décrits dans les comptes et ils permettent de saisir l’impact du château sur la vie des hommes qui le côtoient : les habitants de la ville, les membres du conseil de Flandre et les travailleurs de la Monnaie. Enfin, les comptes de l’entretien du château illustrent aussi l’importance de ce monument dans la vie – ou les finances – des comtes de Flandre. 1. Origines, aspect et situation du château Au centre d’une châtellenie, la ville de Gand est en quelque sorte la « capitale » du comté de Flandre1. Étape importante sur la route commerciale qui relie Bruges à Cologne, elle se situe au confluent de la Lys et de l’Escaut, deux autres voies commerciales considérables2 . Le château des comtes contrôle la Lys et le canal qui la rejoint : la Lieve 3. 1

A. Verhulst, The Rise of Cities in North-West Europe, Cambridge, 1999, p. 77-78. 2 M. C. Laleman et H. Thoen, Gand au confluent des principales rivières de Flandre, dans J. Decavele

(dir.), Gand. Apologie d’une ville rebelle. Histoire, art, culture, Anvers, 1989, p. 17-20. 3 La Lieve est un canal creusé par les Gantois de 1251 à 1269. M. Boone, Brügge und Gent um

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 29-44.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100037

marie henrion Des fouilles archéologiques sont menées au château de Gand en 1951-1954 et en 1980-1981, ce qui permet d’avoir une bonne connaissance des origines du monument4. Un grand bâtiment en bois, daté par dendrochronologie du milieu du Xe siècle5, est remplacé, à la fin du XIe siècle, par un donjon en pierre aux fonctions résidentielles attestées 6 . Moins d’un siècle plus tard, ce bâtiment est emmotté et une première enceinte en pierre lui serait attribuée. Finalement, Philippe d’Alsace (1157-1191) 7 construit un second donjon dont les ­fondements sont les deux premiers niveaux du donjon antérieur. Une enceinte 1. Situation de la ville de Gand. Carte M. Henrion. munie de tourelles sur contreforts et d’un châtelet d’entrée en forte saillie complète les défenses du château8. Sur le châtelet figure une inscription datant le monument de l’année 1180. Du XIIIe au XVIIe siècle, la forteresse est continuellement occupée et entretenue : les ateliers de la Monnaie (à partir de la première moitié 1250 : die Entstehung der f lämischen Städtelandschaft, dans W. Hartmann (dir.), Europas Städte zwischen Zwang und Freiheit. Die europäische Stadt um die Mitte des 13. Jahrhunderts, Schriftenreihe der Europa-Kolloquien im Alten Reichstag, Regensburg, 1995, p. 98-99 ; A. Andries et coll., De Lieve tscoenste juweel dat de stede heeft, Gand, 2008. 4 A. L. J. van de Walle, Le château des Comtes de Flandre à Gand. Quelques problèmes archéologiques, dans Château Gaillard : études de castellologie européenne : 1. Actes du Colloque des Andelys 30 mai  – 4 juin 1962, Caen, 1964, p. 169 ; D. Callebaut, Résidences fortifiées et centres administratifs dans la vallée de l’Escaut, dans P.  Demolon, H. Galinié et F. Verhaeghe, Archéologie des villes dans le Nord-Ouest de ­l’Europe (VII e-XIII e siècle). Actes du IVe Congrès

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International d’Archéologie Médiévale tenu à Douai, 1991, Douai, 1994, p. 93-112. 5 Ibid., p. 103. 6 M. C. Laleman, Témoins de basses-cours seigneuriales dans le tissu urbain d’une ville : l’exemple de Gent (Gand, Flandre Orientale, Belgique), dans Château-Gaillard : études de castellologie médiévale. La Basse-Cour : 21. Actes du colloque international tenu à Maynooth (Irlande), 23-30 août 2002, Caen, 2004, p. 182. 7 H. van Werveke, Filips van de Elzas als biografisch probleem, dans Mededelingen van de Koninklijke Vlaamse Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, t. XXXI, 1969, n°2, p. 5. 8 M. C. Laleman, Témoins de basses-cours seigneuriales . . . , op. cit., p. 181.

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2. Belgique, Gand, château des comtes. Partie sud-ouest du château.

du XIVe s.) et le conseil de Flandre (à partir de 1407 et jusqu’en 1778) s’y installent9. En 1777, l’impératrice Marie-Thérèse10 fait réaménager le collège des Jésuites à Gand afin d’y installer le conseil de Flandre 11. Le déplacement du conseil permet à l’impératrice de vendre le château des comtes en 178012. Différentes parties du château sont transformées en ateliers pour des usines de filature du coton ;  la « maison du comte »13

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J. Buntinx, De Raad van Vlaanderen (13861795) en zijn archief, dans Anciens Pays et Assemblées d’Etats, t. I, 1950, p. 60-62 ; J.-F. Foppens, Histoire du Conseil de Flandre, nouvelle éd. (1ère éd., 1869), Bruxelles, 1997, p. 5 ; J. Dumolyn, De Raad van Vlaanderen en de Rekenkamer van Rijsel. Gewestelijke overheidsinstellingen als instrumenten van de centralisatie (1419-1477) (Algemene Rijksarchief en Rijksarchief in de provinciën. Studia 94), Bruxelles, 2002, p. 54-55. 10 Marie-Thérèse (1717-1780) est archiduchesse d’Autriche et impératrice, reine de Hongrie et de Bohême. A la mort de son père, Charles VI (1685-1740), les caisses sont vides. Or, asseoir son pouvoir est une tâche difficile et coûteuse. Jusqu’à sa mort, l’impératrice cherchera les financements nécessaires à son règne. Dans ce

contexte, le château des comtes à Gand est vendu. G. J. Ch. Piot, Le règne de Marie-Thérèse dans les Pays-Bas autrichiens, Louvain, 1874 ; P.  G. M. Dickson, Finance and Government under Maria Theresia 1740-1780, vol. I et II, Oxford, 1987 ; Ch. W. Ingrao, The Habsburg Monarchy 16181815, Cambridge, 1994, p. 150-197. 11 Gand, Universiteitsbibliotheek Gent, Salle des manuscrits, G 6115, Conseil de Flandre à Gand. Son transfert au collège des ci-devant Jésuites, 1776-1779. 12 Gand, Stadsarchief, Fonds n° 92, document n° 1, [L’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche vend les bâtiments du conseil de Flandre (château des comtes) à Jean-Denis Brismaille], années 1779-1780. 13 P. van Aalst, ’s-Gravensteen & Stefanusparochie, Gand, 2006, p. 111.

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marie henrion est transformée en salle des machines en 180714. Cette fonction préjudiciable au monument prend fin en 1870. La ville achète les terrains sur lesquels se situent les vestiges du château envahis de maisons d’ouvrier. Après avoir détruit ce qui était considéré comme postérieur à l’état médiéval du monument, Joseph De Waele est chargé de sa restauration 15 (1889-1908) 16 . Aujourd’hui, le monument fait l’objet de nombreuses visites (en moyenne 250.000 par an) et est entretenu par la ville de Gand. 2. Les détenteurs de pouvoir dans la ville de Gand Le titre de l’ouvrage collectif rédigé sous la direction de Johan Decavele17 est parfaitement 3. Belgique, Gand, château des représentatif de ce qu’il faut savoir comtes. Façade du châtelet d’entrée. au sujet de la ville de Gand : l’esprit de rébellion y est quasi permanent. Contre quels pouvoirs s’exerce-t-il ? Ils sont ­nombreux à intervenir à Gand au Moyen Âge : le roi de France et sa cour de justice - le Parlement de Paris -, le comte de Flandre18 , le châtelain de Gand, les échevins de la ville et, enfin, le conseil de Flandre. Du XIIIe 14

L’étude des documents d’archives relatant l’installation des usines dans le château a été réalisée par Liliane Vandenheede. L. Vandenheede, De Bouwgeschiedenis van een aantal belangrijke XIXe eeuwse Gentse textielbedrijven, mémoire de licence, (F.   Van Tyghem, promoteur), Université de Gand, 1980-1981, p. 118-126 ; L.Vandenheede, Rook uit kloosters en kastelen, dans Tijdschrift voor Geschiedenis van Techniek en Industriële Cultuur (VIAT), 1983, p. 25-31 ; P. van Aalst, ­’s-Gravensteen . . . , op. cit., p. 111-121. 15 M. Henrion, Note sur la restauration du château de Gand au tournant du XIX e et du XXe s., dans Revue du Nord (soumis).

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G. van Doorne, Omtrent het Gravensteen in Gent, Bruxelles, 1992, p. 29-39. 17 J. Decavele (dir.), Gand. Apologie d’une ville rebelle, Anvers, 1989. 18 M. Boone et Th. de Hemptinne, Espace urbain et ambitions princières : les présences matérielles de l’autorité princière dans le Gand médiéval (12e siècle – 1540), dans W. Paravicini (dir.), Zeremoniell und Raum. 4. Symposium der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften in Göttingen veranstaltet gemeinsam mit dem Deutschen Historischen Institut Paris und dem Historischen Institut der Universität Potsdam. Potsdam, 25. bis 27. September 1994, Sigmaringen, 1997, p. 279-304.

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au XVI e siècle, la ville rebelle est ballottée entre ces différents ­pouvoirs19. Dans le cadre de cette étude, il est impossible de présenter le rôle de chacun de ces pouvoirs pour une période aussi longue - 4 siècles - et aussi dense de l’histoire gantoise. Cependant, nous rappelons quelques faits importants afin de situer les limites flexibles de ces pouvoirs. Le comté de Flandre est un important fief de la couronne française du XIIIe au troisième quart du XVe siècle. Le roi de France cherche souvent à brimer le comte de Flandre récalcitrant qui cherche un appui outreManche ; le comté dépend du royaume anglais sur le plan économique20. À partir de 1384, les ducs de Bourgogne poursuivent les démarches de centralisation du pouvoir entamées par le comte de Flandre Louis II de Male (1346-1384)21. Ils créent une Chambre des Comptes et un conseil de Flandre. Face à la fougue gantoise, ils parviennent à maintenir une paix relative en optant pour un soutien équitable des pouvoirs. Mais en 1453, la bataille de Gavere et la paix du même nom humilie et ruine la ville22. En 1477, Gand et tout le comté de Flandre passent sous l’autorité des Habsbourg d’Autriche. Fidèle à sa réputation, la ville de Gand se rebelle encore plusieurs fois, jusqu’à ce que Charles Quint (1500-1558)23 parvienne à imposer ses décisions. En 1540, la Concession caroline clôture les siècles de rébellion gantoise : « le souverain a dompté la ville », selon les mots de Johan Decavele24. Afin de situer l’importance du pouvoir comtal, il faut remonter à ses origines, ainsi qu’à celles du château des comtes et, plus généralement, aux origines de la ville de Gand. La dynastie des comtes de Flandre remonte au IXe siècle. Le comte attribue rapidement du pouvoir à un châtelain25 - bien que les sources 19 La ville de Gand est peuplée de marchands et de corporations de métiers : la plus importante et la plus divisée en son sein est la corporation des artisans du drap (les deux partis les plus opposés sont les tisserands et les foulons). Le pouvoir du peuple oscille entre union et opposition au pouvoir des échevins. Voir Ibid., p. 61-105. 20 L. Milis, Douzième et treizième siècles. La grande ville médiévale, Ibid., p. 67.

21 C. Douxchamps et J. Douxchamps, Nos dynastes médiévaux, Wépion, 1996, p. 47-49. 22 W. Prevenier et M. Boone, Quatorzième et quinzième siècles. Le rêve d’un Etat urbain, dans J. Decavele (dir.), Gand . . . , op. cit., p. 99-103. 23 P. Chaunu et M. Escamilla, Charles Quint, Paris, 2000, p. 9-16. 24 J. Decavele (dir.), Gand . . . , op. cit., p. 103-111. 25 À propos du pouvoir des châtelains de Flandre, voir : L. A. Warnkoenig, Histoire constitutionnelle

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4. Le noyau urbain de Gand au XVIe siècle. Gravure tirée de G. Braun et F. Hogenberg, Civitates Orbis Terrarum. 1572-1618, vol. I, éd. par R. A. Skelton et A. O. V   ietor, Amsterdam, 1965.

écrites n’emploient pas tout de suite ce titre - dont la première mention en tant que tel remonte au début du XIe siècle. À l’origine, le chef-lieu du pagus de Gand n’est pas organisé autour d’une ville : une agglomération, appelée portus, se développe le long de l’Escaut et plusieurs villages, mais aussi des petites forteresses, occupent les terres gantoises26. À partir du milieu du XIIIe siècle, le comte a un rôle important dans la réunion de ces entités avec le portus de Gand, cœur de la future ville. Que ce soit le comte Ferrand de Portugal et la comtesse Jeanne (1206-1214)27, la comtesse Marguerite (1244-1251)28 ou le comte Guy de et administrative de la ville de Gand et de la châtellenie du Vieux-Bourg, jusqu’à l’année 1305, trad. de l’allemand par A. E. Gheldolf, Bruxelles, 1846, p. 179-194 ; D. Berten, Coutumes des pays et comté de Flandre, t. VII, Quartier de Gand. Coutume du Vieuxbourg de Gand (introduction), Bruxelles, 1904 ; W. Blommaert, Les châtelains de Flandre. Etude d’Histoire Constitutionnelle, Gand, 1915 ; J. Dhondt, Note sur les châtelains de Flandre, dans Etudes historiques dédiées à la mémoire de M. Roger Rodière, Arras, 1947, p. 43-51. 26 J. Dhondt, Het ontstaan van het vorstendom Vlaanderen, dans Revue belge de philologie et

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d’histoire, t. XX, vol. 3-4, 1941, p. 534-572 ; A.Verhulst et alii, Septième – onzième siècle. Gand entre les abbayes et la fortification comtale, dans J. Decavele (dir.), Gand . . . , op. cit., p. 38 ; A. Verhulst, La ville et son émergence en Flandre, dans P.  Demolon, H. Galinié et F. V   erhaeghe, Archéologie des villes . . . , op. cit., p. 41-46. 27 E. Le Glay, Histoire des Comtes de Flandre et des Flamands au moyen âge, t. I, nouvelle éd., entièrement refondue et augmentée, Lille, [1886], p. 311. 28 Ibid., p. 381.

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Dampierre (1278-1305)29, ils achètent ces entités afin de les revendre à la ville. Ils lui vendent aussi certaines de leurs possessions30. La ville, représentée par la commune, peut donc disposer de la ­propriété allodiale de ces terres. Dès le XIVe siècle, les quartiers qui se sont développés autour du château des comtes appartiennent également à la commune31. Les revenus du comte de Flandre sur la ville de Gand sont ­difficiles à évaluer : ils sont d’abord composés des revenus domaniaux, mais aussi d’une partie des amendes et tonlieux 32 et de certains impôts spéciaux. Le comte peut exiger de la ville de Gand qu’elle lève une armée pour grossir les rangs de la sienne. Sur le plan judiciaire, le comte de Flandre, ou son représentant, se contente de présider les procès concernant le pays de Flandre. Les échevins de Gand, avec lesquels le comte de Flandre va souvent en découdre, sont les principaux acteurs de la justice gantoise33. Concernant les origines du château de Gand évoquées ci-dessus, aucune preuve ne permet d’affirmer que le bâtiment en bois du Xe siècle occupant l’emplacement du château actuel soit une première résidence comtale, si ce ne sont ses grandes dimensions. Il est remplacé au cours du XIe siècle par une tour résidentielle fortifiée à trois niveaux34. Cette fois, le novum castellum des textes médiévaux35 est lié au pouvoir comtal, de même que le château construit au-dessus par Philippe d’Alsace, en 118036. Cette terre comtale incrustée dans la ville est difficile à cerner et pourtant ceci est nécessaire pour comprendre le lien qui unit le château de Gand et le pouvoir du comte. Une question qui occupe les historiens doit être brièvement évoquée : que représente le Vieuxbourg de Gand, ou Oudburg, cité dans les textes médiévaux seulement à partir du XIIe siècle37 ? Certains y voient le territoire du comte de Flandre compris 29

C. Douxchamps et J. Douxchamps, Nos dynastes . . . , op. cit., p. 41-43. 30 L. A. Warnkoenig, Histoire constitutionnelle et administrative . . . , op. cit., p. 25-39. 31 D. Berten, Coutumes des pays . . . , op. cit., p. 3-4 ; L. A. Warnkoenig, Histoire constitutionnelle et administrative . . . , op. cit., p. 91-164. 32 Le comte ne s’attribue pas tous les tonlieux : il en fait profiter son amman, son châtelain, mais aussi quelques seigneurs et la ville elle-même. Ibid., p. 43-60 et 145-164. 33 À propos du pouvoir des échevins de Gand, voir  :  Ibid.,   p. 60-92 et 145-149 ;  L.  Milis, Douzième et treizième siècles . . . , op. cit., p. 73-74.

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Nous avons débattu à ce sujet avec Frans Doperé ; il estime qu’il existait peut-être un quatrième niveau. 35 Annales Sancti Bavonis Gandensis. Ex codice in bibliotheca universitatis Gandensis, n°10, seculo XIV exarato, dans J. J. de Smet, Recueil des Chroniques de Flandre, Bruxelles, Commission royale d’histoire, 1837, p. 444 ; Chronicon Sancti Bavonis, scriptum sub finem seculi XV. Ex codice quondam abbatiae sancti Bavonis, nunc in bibliotheca Burgundica Bruxellis. XV e siècle, Ibid., p. 513. 36 M. C. Laleman, Témoins de basses-cours ­seigneuriales . . . , op. cit., p. 181-182. 37 A. Verhulst et alii, Septième  – onzième siècle . . . , op. cit., p. 55.

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marie henrion entre quatre cours d’eau (la Lys, la Lieve, le Burchgraven stroom et le Schipgracht)38, d’autres pensent qu’il s’agit du nom donné à l’ancien portus carolingien39. Enfin, certains historiens pensent que les Gantois donnent ce nom au burg construit au IXe siècle par le comte Baudouin Ier (862-919)40 et qui serait situé à l’endroit du château des comtes actuel41. Un acte daté de 1274 détaille la cession du Vieuxbourg par le comte aux échevins de la ville. Il reprend sous le terme de Vieuxbourg : la place Sainte-Pharaïlde et trois ponts qui la relie au reste de la ville42. Il s’agit donc du quartier immédiatement lié au château, même si le château lui-même ne fait évidemment pas partie de la cession. Cette proximité entre un quartier appartenant à la ville et le château ­lui-même, appartenant au comte, provoquera de nombreux malentendus au niveau de leur juridiction. 3. Le château et les hommes a. Le rapport entre le château et la ville Il est intéressant de constater le rapport existant entre les habitants de la ville de Gand et le château. Quel était l’impact de ce monument sur la ville ? On peut s’en faire une idée grâce à ces quelques indications dans les textes médiévaux. La cour du comte, aux XIIIe et XIVe siècles, se tient soit auprès de l’église Sainte-Pharaïlde, située tout à côté du château, soit dans le château lui-même. Cette cour, à laquelle siège le comte ou son représentant, traite des affaires judiciaires importantes43. Le château et son voisinage direct, ce dernier étant pourtant soumis aux lois de la ville dès le XIIIe siècle, représentent indéniablement le lieu du pouvoir comtal. Outre ce fait, la place Sainte-Pharaïlde et surtout les abords immédiats du château, comme la partie devant le châtelet d’entrée ou le pont dit de la décollation ou Hooftbrugghe, sont les lieux d’exécution des peines capitales - d’où le nom donné au pont sur lequel les têtes sont 38

D. Berten, Coutumes des pays . . . , op. cit., p. 3. M. C. Laleman, Témoins de basses-cours ­seigneuriales . . . , op. cit., p. 187. 40 E. Le Glay, Histoire des Comtes de Flandre . . . , op. cit., p. 27. 41 A. Verhulst et H. van Werveke, Castrum en Oudburg te Gent. Bijdrage tot de oudste Geschiedenis van de V laamse Steden, dans Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis 39

36

en Oudheidkunde te Gent, nouvelle série, t. XVI, 1960, p. 47-57. 42 D. Berten, Coutumes des pays . . . , op. cit., p. 4 ; D. Berten, Coutumes des pays et comté de Flandre, t. VIII, Quartier de Gand. Coutume du Vieuxbourg de Gand, Bruxelles, 1903, p. 371-372. 43 Ibid., p. 463-465.

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5. Belgique, Gand, château des comtes. Partie sud-est du château. Dessin schématique M. Henrion, programme utilisé : Google SketchUp 7.

tranchées44. Avant même l’installation du conseil de Flandre dans le château des comtes, les lieux cités servent aux funestes besognes. Lieu d’un pouvoir craint, le château étend son ombre inquiétante sur les habitants. Les bourgeois de la ville, à l’apogée de leur puissance, se sont octroyé le privilège décrit de la manière suivante par Leopold August Warnkoenig : « le bourgeois [. . .] peut être porteur de son glaive en traversant le château, pourvu qu’il n’y séjourne pas ou ne se promène par désœuvrement »45. S’il ne respecte pas ces conditions, il encourt une amende. Le pouvoir comtal se ressent à nouveau dans cet article de la charte de 1176. En ce qui concerne la pêche, le comte est magnanime puisqu’il autorise la pêche près de son château46. La situation du château au confluent de la Lys et de la Lieve aurait pu induire le contrôle du commerce ou de la pêche sur les cours d’eau environnants : nous n’avons trouvé aucune mention à ce sujet. Notons tout de même la présence du Vismarkt, ou marché au poisson, sur la place jouxtant le château. Quant à l’effet produit sur la ville par l’installation du conseil de Flandre dans le château des comtes, il est négatif au premier 44 P. Claeys, Le bourreau de Gand, dans Messager des sciences historiques ou archives des arts et de la bibliographie de Belgique, 1891, p. 57-80, 170-193 et 312-343.

45 L. A. Warnkoenig, Histoire constitutionnelle et administrative . . . , op. cit., p. 71. 46 Ibid., p. 41-42.

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marie henrion abord : le conseil est la cour de justice comtale par excellence puisqu’elle s’occupe des affaires de toute la Flandre. Durant le XVe siècle, les Gantois maltraitent les membres du conseil et les ducs de Bourgogne sévissent : ils transfèrent le conseil de Flandre à Courtrai. Les Gantois se plient aussitôt aux désirs du duc pour récupérer le privilège d’accueillir le conseil de Flandre. Le duc consent à leur pardonner et il réinstalle le conseil à Gand. Par la suite, il semble avoir saisi l’intérêt de ce moyen de calmer l’orgueil gantois. Deux fois encore, il fait déplacer le conseil : à Termonde, puis à Ypres. Pour finir, la ville de Gand récupère son privilège et le conseil de Flandre reste dans les murs du château des comtes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle47. L’avis de la population au sujet du conseil n’est pas facile à cerner, cependant, une satire un peu tardive - elle est écrite au XVIIe siècle - critique le conseil alors que la moitié de ses membres et même son président ont trahi le pouvoir espagnol pour se rendre au roi Louis XIV48. b. Le conseil de Flandre et la Monnaie L’installation du conseil de Flandre dans le château des comtes a amené des travaux de rénovation. Les pièces dont doit disposer un conseil de cette ampleur sont les suivantes : la chambre dans laquelle siège le conseil, le bureau des clercs, la salle dite des pas perdus où patientent avocats et plaignants, la chambre de retraite - dans laquelle les membres travaillent sur les affaires en toute tranquillité -, un local pour le greffe, la chapelle pour que les membres du conseil puissent écouter la messe, les chambres des conseillers, mais aussi les prisons pour les accusés et un grenier pour le bois destiné à chauffer les locaux du conseil49. La Monnaie de Gand ne possède en soi aucun pouvoir, mais elle est un symbole de la richesse et des privilèges particuliers du comte. Elle induit d’importants changements dans le château. Elle y est installée au milieu du XIVe siècle et ferme ses portes à la fin du XVIe siècle. Pendant un siècle, les ateliers de la Monnaie sont activés tout à côté du conseil de Flandre. Si ce dernier nécessite de nombreux locaux, les différents fonctionnaires de la Monnaie ont également le droit d’en posséder, parmi ceux-ci : l’atelier de fonte, l’atelier de taille, la blanchissoire, le logis du maître de la Monnaie, celui de l’essayeur ou contrôleur, le logis du garde, mais aussi celui du tailleur de coins50. 47 J.-F.

Foppens, Histoire . . ., op. cit., p. 3-21. L. Willems, Une satire de 1678 contre le conseil de Flandre, dans Annales de la Société d’histoire et d’archéologie de Gand, t. IV, 1901-1902, p. 101-111. 48

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49

A. de Vlaminck, Le Château des Comtes . . . , op. cit., p. 55-62. 50 Ibid., p. 47-55.

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c. L’entretien du château Il nous faut vanter la qualité du travail réalisé par Alphonse de Vlaminck qui, au début du XXe siècle, a fait une analyse extrêmement intéressante des comptes concernant l’entretien du château51. Il a été précédé par plusieurs historiens qui ont rassemblé petit à petit ces sources éparses52. Ces comptes et autres documents sont conservés aux Archives Générales du Royaume à Bruxelles et aux archives de l’Université de Gand. Au XIIIe siècle, le comte de Flandre séjourne souvent à Gand, mais le château n’est pas son lieu de prédilection : il loge également à l’abbaye Saint-Bavon. Néanmoins, il entretient son lieu de pouvoir ­destiné à recevoir des assemblées et parfois les affaires de justice. Le comte Louis de Male s’approprie en 1349 la demeure de son châtelain : l’hôtel ten Walle qui sert régulièrement de résidence au comte lorsqu’il vient à Gand. Après Louis de Male, les ducs de Bourgogne n’utilisent plus le château comme logement53. S’ensuivent les événements que nous avons déjà relatés : l’installation de la Monnaie dans le château à la même époque, puis celle du conseil de Flandre un demi-siècle plus tard. Travaux pour le comte Au début du XIVe siècle, quelques mentions de dépenses faites par le comte de Flandre se retrouvent dans les textes. Plus exactement, en 1308, un certain Harri de Lede, bailli de Gand, reçoit de l’argent du châtelain, afin de remettre en état le château. Des tuiles sont amenées en grand nombre. L’objectif de cette remise en état est de pouvoir accueillir des prisonniers issus de la guerre entre la France et la Zélande. Si plusieurs seigneurs, dont le comte de Namur et le comte de Flandre, demandent de réaménager le château pour des prisonniers, on peut penser que ceux-ci ont une certaine importance : par exemple, des ­personnes dont les rançons seront conséquentes54. De 1361 à 1362, de grands travaux sont effectués afin de réaménager une chambre pour le comte Louis de Male et une autre pour la comtesse 51

Ibid., p. 5-113.

52 J.Vuylsteke, Het Gravenkasteel, dans

Annales du Cercle historique et archéologique de Gand, t. II, deuxième fascicule, 1895, p. 114-124 ; V. vander Haegen et J. de Waele, Contribution à l’histoire du château des comtes à Gand. 1439-1446, Gand, 1896 ; F. de Potter, Petit cartulaire de Gand, Gand, 1885 ; F. de Potter, Second cartulaire de Gand, s.l., s.d. ; N. de Pauw, Les travaux effectués au Château des Comtes de Flandre à Gand, au XIVe siècle, dans

Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Gand, n°8 (9e année), 1901, p. 325-356. 53 A. de V   laminck, Le Château des Comtes . . . , op. cit., p. 10-15 ; M. Boone et Th. de Hemptinne, Espace urbain et ambitions . . . , op. cit., p. 284-295. 54 Comte de Limburg-Stirum, Compte des travaux exécutés au château de Gand en 1308, dans Messager des sciences historiques ou archives des arts et de la bibliographie de Belgique, 1891, p. 245-247.

39

marie henrion Marguerite, dénommés dans les textes : Monseigneur et Madame. Le responsable de ces travaux est Percheval du Porche. Contrairement aux autres travaux, les comptes apportent aussi des informations sur l’ornementation : des bailles - barrières ornementales - sont installées devant la porte du château, un aigle en cuivre et un lion sont couverts de dorure et postés sur les pignons de la demeure comtale, des verrières et des lions en pierre ont été réalisés pour la chambre du comte qui reçoit des dorures, les fenêtres ont été ornées de colonnes, enfin des bans et sièges sont fabriqués pour les chambres du comte et de la comtesse. Les chambres elles-mêmes sont traitées dans les détails ; certains mots reviennent fréquemment : carpentage, paviment, taillier, machonner. Le tout est couvert d’ardoises. La cheminée dans la chambre de la comtesse fait l’objet de travaux puisqu’il faut payer les pierres taillées pour le manteau et les pieds de la cheminée. Il faut aussi noter la couverture de la grande salle et de la chapelle qui doit être refaite en plomb, ce qui avait déjà été mentionné dans le compte de l’année précédente. Les comptes font aussi mention d’un puits devant la chambre de Madame dont les traces archéologiques n’ont pu être retrouvées. En 1362, il faut noter que des ouvrages sont réalisés au château pour une fête, ainsi qu’à l’hôtel du comte - sous-entendu l’hôtel ten Walle55. En 1411, voici ce qu’il est écrit : « Audit maistre de la Monnoye pour avoir paié la banière des armez de Monseigneur mise deseure la porte dudit chastel de Gand, pour occasion du voyage par lui fait darrainement avec son commun pais de Flandres pour contrester ses adversaires ; pour les menestreurx de leur service en mettant ladicte banière [. . .] 12 sous 6 de gros »56. La bannière du comte flotte sur son château alors qu’il part en guerre, une façon de rappeler qu’il est en son pouvoir. De même, en 1415-1416, une fenêtre ronde est livrée à la grande salle du château ornée des armes du roi de France, de celles du duc et de la duchesse ainsi que de celles de Flandre. En 1427-1428, Guillaume Acspoele est chargé de peindre les armes du duc de Bourgogne sur la porte de la Monnaie. Ou encore l’année suivante, une verrière est placée dans la chapelle des Monnayeurs représentant le duc de Bourgogne accompagné de la duchesse et de ses armes ; au moment de la pose, le duc acquiert de nouvelles terres et ses armes doivent être modifiées sur la verrière57. Dans les comptes de l’année 1429-1430, est mentionnée une porte du château donnant sur le Hoofbrugghe à l’entrée de laquelle passe le Saint Sacrement et la procession de l’église Sainte-Pharaïlde. Le château des comtes a donc aussi sa place dans la vie ecclésiastique. En outre, le comte fait don en 1433-1435 de trois verrières à l’église Sainte-Pharaïlde58. 55

A. de Vlaminck, Le Château des Comtes . . . , op. cit., p. 11-12 et 67-70. 56 Ibid., p. 74.

40

57

Ibid., p. 27, 29-30, 82-86 et 91-94. p. 27, 83, 95.

58 Ibid.,

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6. Emplacement présumé de la porte donnant accès au Hooftbrugghe. Dessin, projet de restauration réalisé par Joseph De Waele et Hermann Van Duyse ­entre 1889 et 1908, conservé aux archives de la ville de Gand (Stadsar chief Gent), fonds rassemblant les photos anciennes du château des comtes.

Travaux pour la Monnaie Dans les années 1350, la Monnaie est transférée au château de Gand et des travaux sont effectués sur ordre du comte de Flandre. Les travaux qui la concernent sont gérés par le maître de la Monnaie59. De 1356 à 1360, les premiers travaux importants pour la Monnaie sont réalisés : une chambre pour la taille des coins, une chambre pour les monnaies d’or et une autre pour celles d’argent, une maison pour fondre l’or, des battoires, des cheminées et des cuisines. Une chambre dite secrète est installée dans la salle basse du château. L’étage du châtelet d’entrée est également aménagé pour la garde de la Monnaie. Une autre pièce deseure le porte est désignée comme la pièce où les prisonniers sont retenus ; le plafond en est pourri et mérite une nouvelle couverture en plomb. Des prisonniers sont donc encore enfermés au château alors que la Monnaie y est installée60. La Monnaie se développe sous les ducs de Bourgogne ; les comptes de 1419-1420 précisent que des planches en chêne ont été commandées pour des sièges destinés aux ouvriers tournaisiens mandés par le comte. 59 Ibid.,

p. 48-50.

60 Ibid.,

p. 66-67.

41

marie henrion

7. Belgique, Gand, château des comtes. Pièce à l’étage du châtelet.

En 1421-1422, des aménagements sont également prévus pour accueillir les monnoyeurs de France comme du Brabant61. Travaux pour le conseil de Flandre Le conseil de Flandre est créé en 1385 par Philippe le Hardi : il s’agit d’une cour de justice permanente pour les affaires de la Flandre. Au départ, le conseil se situe à Lille et les grandes villes de Flandre sont mécontentes : il paraît aussi lointain que le Parlement de Paris. Le duc de Bourgogne décide alors de l’installer à Audenarde, puis, en 1407, à Gand. Il siégera dans la ville rebelle jusqu’au XVIIIe siècle, excepté quelques interruptions62. L’installation de cette institution dans le château de Gand va provoquer un nombre important de travaux de rénovation. Étrange paradoxe, les mots les plus souvent mentionnés dans les comptes sont fenêtres et serrures. Le château fait l’objet des traditionnels travaux de maçonnerie et de ­charpentage, mais aussi de nettoyage : ramasser les ordures, ramoner les cheminées, etc. Les meubles sont amenés par voie d’eau. Les chandelles de cire et le bois sont les fournitures indispensables pour les membres du conseil63. 61 62

Ibid., p. 74-80. J.-F. Foppens, Histoire . . . , op. cit., p. 1-21.

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63

A. de Vlaminck, Le Château des Comtes . . . , op. cit., p. 86-107.

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Nous délaissons un instant les comptes pour évoquer une lettre  envoyée par la Chambre des Comptes de Lille au conseil de Flandre : il y est question d’amendes converties en objets pour orner la chapelle du conseil. Cette méthode semble en accord avec les principes de la Chambre des Comptes64. En 1441, lorsque le conseil de Flandre est rétabli à Gand après avoir été déplacé à Courtrai, la salle du conseil change d’emplacement et le lieu qui lui est destiné est entièrement rénové65. De nombreux travaux ne peuvent pas être évoqués dans le cadre restreint de cet article. Ils reflètent l’importance des ouvriers de la Monnaie et des membres du conseil de Flandre pour le comte. Ces gens sont installés dans sa propriété ; le seul lieu qu’il possède encore entièrement à cette époque dans la ville de Gand. Conclusion Résidence comtale, résidence du châtelain, prison et lieu d’exécution des peines, siège de la haute justice flandrienne, importants ateliers monétaires, le château de Gand a été construit en 1180 par Philippe d’Alsace pour réprimer l’orgueil des habitants de la ville66. Il représente donc pour les Gantois la puissance et la richesse du comte de Flandre. Pourtant, cette puissance comtale est parfois illusoire : la riche commune parvient à mettre sous sa juridiction tout le voisinage direct du château, les échevins provoquent des guerres entre le roi de France et le comte et les rébellions contre le pouvoir de ce dernier sont nombreuses. Il faudra l’intransigeance de Charles Quint au XVIe siècle pour contrôler définitivement la ville de Gand. Le château préserve son rôle essentiel grâce au conseil de Flandre qui y siège jusqu’au XVIIIe siècle. Nous n’avons pas présenté une analyse exhaustive des travaux effectués au château de Gand ; ils sont encore nombreux et extrêmement intéressants pour l’histoire de l’architecture. Cependant, nous avons sélectionné ceux qui sont les plus représentatifs de la valeur accordée au château par le comte de Flandre. Son autorité tant symbolique qu’effective sur la ville de Gand est entièrement liée au château. 64 F. de Potter, Petit cartulaire . . . , op. cit., p. 64-66. 65 A. de Vlaminck, Le Château des Comtes . . . , op. cit., p. 95-97. 66 Selon la chronique de Gislebert de Mons, Philippe d’Alsace aurait construit le donjon du

château plus haut que les tours d’habitation (stenen) de la ville pour réprimer l’orgueil gantois.Voir H. van Werveke, Een Vlaamse graaf van Europees formaat. Filips van de Elzas, Haarlem, 1976, p. 9-10.

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Philippe Bragard Université catholique de Louvain Le

château des comtes de Namur, son personnel et ses fiefs au bas moyen âge. Quelques notes

La castellologie ou étude des châteaux médiévaux, née il y a une trentaine d’années, s’occupe surtout d’analyser l’évolution formelle des ­châteaux, leur représentation, leur signification politique, économique et sociale, plus rarement les gens qui y vivent hormis les propriétaires, seigneurs fonciers et princes souverains.  Si de brillantes synthèses et de remarquables monographies archéologiques concernent désormais tous les aspects architecturaux du château - organes défensifs, éléments d’­habitat, décor -1, si les historiens se penchent sur les rapports entre le château et son environnement ou sur la place du château dans la société médiévale2, rares sont les approches des hommes qui gravitent autour du château3, et rien semble-t-il sur ceux qui y vivent, comme si l’aspect humain ne valait que par le rapport du château avec son environnement, comme si « ces 1 Sans exhaustivité, citons en premier lieu, en français, la somme de J. Mesqui, Châteaux et enceintes de la France médiévale. De la défense à la résidence, Paris, 1991-1993, 2 vol. Et, parmi d’autres, J.R. Kenyon, Medieval fortifications, Londres / New York, 1990 ; « Ah, mon beau château ». Le beau dans la forteresse, colloque tenu lors du 132e congrès des sociétés savantes,  Arles, 2007 (actes à paraître) ; la globalement bonne série Fortress éditée à Oxford chez Osprey (sur 98 titres parus, 18 traitent du moyen âge européen et proche-oriental) ; les actes des colloques « Château-Gaillard » ­édités depuis 1962 au départ de l’université de Caen se consacrent en majorité aux aspects archéologiques et architecturaux. Sur une nouvelle typologie reconnue, E. Litoux, G. Carre, Manoirs médiévaux. Maisons habitées, maisons fortifiées (XIIe-XVe siècles), collection Patrimoine vivant, Paris, 2008. Comme monographies régionales ou locales exemplatives, J. Zimmer, Die Burgen des Luxemburger Landes, Luxembourg, 1996, 2 vol. ;  T. Biller, Der Crac des Chevaliers  : die  Baugeschichte einer Ordensburg der Kreuzfahrerzeit, Regensburg, 2006 ; L.-F. Genicot, N. Leonard, R. Spede,

C.  d’Ursel, Ph. Weber, Donjons médiévaux de Wallonie, ­c ollection Inventaires thématiques, Namur, 2000-2004, 5 vol. ; L.-F. Genicot, R. Spede, Ph. Weber, Les tours d’habitation seigneuriales du moyen âge en Wallonie. Analyse archéologique d’une typologie, collection Études et documents. Monuments et sites, 9, Namur, 2002. Deux thèses sont en cours à l’UCL sous ma direction :  A. Chevalier, Les composantes d’habitat dans les ­c hâteaux forts de l’ancien comté de Hainaut, et M. Henrion, Les châteaux forts à flanquements ­circulaires construits entre 1180 et 1430 dans les principautés de l’ancienne Lotharingie. 2 G. Fournier, Le château dans la France ­médiévale. Essai de sociologie monumentale, collection Historique, Paris, 1978 ; Châteaux et sociétés du XIV e au XVIe siècle. Actes des premières ­rencontres internationales d’archéologie et d’histoire de Commarque, Périgueux, 1986 ; J.-M. Pastre (dir.), Château et société castrale au moyen âge, collection Publications de l’Université de Rouen, n°239, Rouen, 1998. 3 J. Gallet, Société castrale : les officiers de seigneuries, dans Château et société castrale, op. cit., p.152-160.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 45-60.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100038

philippe bragard messieurs du château » dont parle Jean Gallet n’existaient que par l’action qu’ils ont sur le pays dépendant ou environnant. Même chose lorsqu’on parle de peuplement castral : loin de concerner la population qui habite dans le château, il s’agit de celle qui vient vivre autour4. Certes, les approches scientifiques et les thématiques de colloques sont désormais pluridisciplinaires comme en témoignent les rencontres d’Écaussinnes-Lalaing5. Il a donc paru intéressant de présenter sommairement un cas d’espèce et de tenter de savoir qui vivait et autant que possible dans quel bâtiment au château comtal de Namur principalement aux XIVe et XVe siècles. Le second volet envisage les fiefs dépendant du château, et non ceux liés au prince ce qui est a priori plus naturel et évident. En effet, « Le fief est lié à la recherche d’une clientèle militaire au moment du développement castral puis seigneurial ; il comporte des obligations ‘réelles’ », écrit Robert Fossier ; il ajoute que normalement, il n’est pas héréditaire sauf en ce qui concerne le « niveau supérieur de la pyramide des terres inféodées », et vise une terre, parfois une dîme, des droits ou une fonction6. Ici, nous le verrons, les fiefs sont des parties du château, des édifices précis, et les bénéficiaires sont des non-nobles qui se les ­transmettent de père en fils, en épouse, en neveu ou en cousin (excepté quand ils sont donnés à un ecclésiastique). Le château des comtes de Namur Implanté à l’extrémité du plateau rocheux venant mourir entre la Meuse et la Sambre, dominant la ville étendue à ses pieds, le château de Namur, capitale du comté du même nom, était occupé par un personnel aux attributions et en nombre variables et possédait l’un ou l’autre fief direct. Résidence comtale attestée comme telle à partir du Xe siècle, le château n’est plus habité en permanence par le comte au bas moyen âge (XIIIe-XVe siècles)7. Encore avait-il à partir du dernier quart du XIVe 4

M. Bur (s.dir), Les peuplements castraux dans les pays de l’Entre-Deux, Alsace, Bourgogne, Champagne, Franche-Comté, Lorraine, Luxembourg, RhénaniePalatinat, Sarre (actes du colloque de Nancy, 1er -3 octobre 1992), Nancy, 1993. 5 J.-M. Cauchies, J. Guisset (dir.), Du métier des armes à la vie de cour, de la forteresse au château de séjour, XIVe-XVIe siècles, Turnhout, 2005 ; Eidem, Le ­château, autour et alentours (XIV e-XVIe siècles) : paysage, parc, jardin & domaine, Turnhout, 2008. Voir aussi un balisage par M. Bur, Le château, collection Typologie des sources du moyen âge

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o­ ccidental, Turnhout, 1999, outre un autre exemple : J.-M. Poisson (s.dir.), Le château médiéval, forteresse habitée (XIe-XVIe s.). Archéologie et histoire : perspectives de recherches en Rhône-Alpes, collection Documents d’archéologie française, 32, Paris, 1992. 6 R. Fossier, Fief, dans C. Gauvard, A. de Libera, M. Zink (dir.), Dictionnaire du moyen âge, collection Quadrige, Paris, 2002, p. 529-531. 7 Comme l’attestent les divers lieux où sont promulguées les chartes comtales. Ch. Piot, Inventaire des chartes des comtes de Namur, Bruxelles, 1896.

le

château des comtes de

namur

1. le château de Namur vers 1560-1570. Ce document est le plus ancien qui soit fiable. Dressé par un ingénieur des fortifications resté anonyme, il montre l’état du château après la démolition des maisons canoniales qui entouraient la collégiale comme du boulevard d’artillerie remplacé par un ouvrage bastionné. Plan manuscrit. 1. emplacement du boulevard d’artillerie (fief) - 2. tour Cocrialmont - 3. porte de Champeau - 4. tour dessus Bordial - 5. fossé de la Barbacane - 6. porte des Fauconniers ; la chapelle Saint-Jacques se trouvait à proximité, en descendant vers la nouvelle châtellenie - 7. tour Bourgal - 8. tour au Four 9. tour aux Chartes - 10. logis comtal et première châtellenie - 11. donjon, second logis comtal 12.  châtellenie selon l’hypothèse d’Emmanuel Bodart - 13.  porte du haut château sans doute déplacée ; la première, donnée en fief, se trouvait vraisemblablement collée contre le pignon du bâtiment 10 et non contre son long côté - 14. collégiale Saint-Pierre-au-Château - 15. tour au Puits ou tour de la Citerne - 16. nouvelle châtellenie, à l’emplacement des écuries comtales - 17. puits 18. porte du Pied du Château.

siècle une résidence en ville, à proximité de la collégiale Saint-Aubain édifiée au milieu du XIe siècle, « hôtel » auquel a succédé aux temps modernes le palais du gouverneur du comté et qui sert aujourd’hui de palais de justice. Cette zone serait d’ailleurs la première à être protégée par une enceinte muraillée dont subsiste la tour dite Baduelle8. Néanmoins, la vieille forteresse reste officiellement le siège du pouvoir comtal, tant politique, judiciaire, militaire et ­religieux.  À ce titre, elle abrite un ensemble de structures architecturales ­servant à la résidence, à la défense et à l’exercice du pouvoir.Y demeurent en permanence (en principe) les officiers comtaux et le personnel ­nécessaire à la garde, la protection, l’entretien et 8

F. Courtoy, La rue du Chenil ou Chieneruwe à Namur, dans Namurcum, 22e année, 1947, p. 28. Le patrimoine monumental de la Belgique. Volume 5. Province de Namur.  Arrondissement de Namur, Liège,

1975, p. 583-584. J. Borgnet, Promenades dans Namur, Namur, 1851-1859, p. 262-264. Le siège de 1188 conduit par Baudouin de Hainaut viserait d’abord les murailles de Saint-Aubain, par

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philippe bragard l’approvisionnement de ce complexe castral imposant. Y sont attachés également des fiefs directs. Les données relatives tant aux personnes qu’aux fiefs peuvent être extraites des sources écrites des XIIIe-XVe siècles, certes de façon disparate en fonction du contenu et de la conservation partielle des séries d’archives. Une série de chartes, les actes passés devant le Souverain Bailliage, et la suite incomplète des comptes de la recette générale des domaines du comté de Namur9, constituent les sources principales ayant nourri cet essai, au départ d’une étude architecturale de la forteresse publiée en 199010. Disons d’emblée que des zones d’ombres existent : sur la longue durée, il est peu aisé d’appréhender exactement les ­mutations du nombre, de la fonction et des lieux précis de vie des ­individus rencontrés dans des sources en premier lieu strictement ­comptables. C’est d’abord une esquisse que ces lignes veulent présenter. L’administration du comté Dans l’article qu’il sous-titrait lui-même comme un « aperçu généil y a quarante ans, Jean Bovesse s’est principalement ­attaché aux baillis et aux officiers en charge de l’administration du comté12. ral »11

Ainsi, il mentionne un « reward » (« reguardeor », inspecteur13) apparu au XIIIe siècle sous le règne de Baudouin II de Constantinople lesquelles la ville est prise, avant d’attaquer le château; cette précision topographique, absente de la chronique de Gislebert, n’est fournie que par les historiens du XVIIIe siècle, malheureusement sans référence à une source. Voir L. Vanderkindere (éd.), La chronique de Gislebert de Mons, Bruxelles, 1904, p. 217-220 ; J.-B. de Marne, Histoire du comté de Namur, Liège / Bruxelles, 1754, p. 182 ; F.-J. Galliot, Histoire ecclésiastique et civile de la ville et province de Namur, Liège, 1788, t. I, p. 149. Sur la tour Baduelle, édifiée probablement entre 1225 et 1275, outre les données fournies par Jules Borgnet, voir Ph. Bragard, V. Bruch (dir.), Namur et ses enceintes. Une fortification urbaine du moyen âge à nos jours, Namur, 2009, p. 25-29 et 119. 9 Pas de comptes conservés avant le XIVe siècle, pour lequel trois années seulement sont parvenues jusqu’à nous ; pour le XVe siècle, trois comptes subsistent avant 1429 et les années 1449 à 1455 et 1467 à 1477, soit seize années civiles,

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manquent. L.-P. Gachard, Inventaire des archives des chambres des comptes, précédé d’une notice historique, Bruxelles, 1837-1851. 10 Ph. Bragard, Le château des comtes de Namur. Autopsie d’une forteresse médiévale, Namur, Les Amis de la citadelle, 1990. 11 J. Bovesse, Le personnel administratif du comté de Namur au bas moyen âge. Aperçu général, dans Le gouvernement des principautés au moyen âge : la Basse-Lotharingie du X e au XIV e siècle, Revue de l’ULB, 1970, p. 432-456. 12 Il n’y a pas d’étude globale plus récente que celle de J. Borgnet, Histoire du comté de Namur, collection Bibliothèque nationale, Bruxelles, s. d. (1846). Sur les comtes successifs, voir les notices biographiques bien compilées de C. et J. Douxchamps, Nos dynastes médiévaux, Namur, 1996. 13 R. Grandsaignes d’Hauterive, Dictionnaire d’ancien français. Moyen âge et renaissance, Paris, 1947, p. 504 et 515.

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(1217-1273) pour gérer l’ensemble du comté en l’absence du prince ­souverain. Ce « reward » est devenu plus tard le gouverneur14. Outre ce personnage, il constate l’existence d’un conseil qui se transforme en « souverain bailliage » duquel émanerait en 1272 un organisme restreint, le conseil du comte. Celui-ci est formé de nobles et de dignitaires ecclésiastiques (abbés), les pairs du château.Vers 1345, d’après le « Papier Lombard », ce sont le seigneur de Poilvache, l’abbé de Floreffe, le ­seigneur de Hamsur-Sambre, le seigneur de Bailleul, le seigneur de Boussu en Hainaut, le seigneur d’Atrive, la dame de Juliers et Daniel puis Guillaume de Wange15. D’après Jean Bovesse, ce conseil préfigurerait ce que seront aux temps modernes les Etats de Namur. On y trouve au moyen âge le souverain bailli, le receveur général, le bailli de Wasseige, le prévôt de Saint-Aubain, le châtelain de Namur, le maire de Namur et les membres de la famille comtale. Ses prérogatives sont celles d’un organe de gouvernement et d’administration principale, incluant la défense du territoire et la justice. L’archiviste signale encore des officiers auliques : un sénéchal ou maréchal (1145-1364), un chambellan (depuis environ 1050 ; cet office sera transformé en fief au XIIIe siècle), un panetier (également un fief), une chancellerie composée d’un chancelier, de clercs et de notaires (des chapelains), un huissier héréditaire ou messager, deux portiers et un veneur (en charge de tout ce qui concerne la chasse et les meutes ­comtales). Les officiers supérieurs sont le receveur (pour la gestion ­financière) et les sergents, les baillis (après le règne d’Henri l’Aveugle - de 1139 à 1190 -, il y a sept bailliages) et le châtelain que sa fonction militaire place à un niveau supérieur par rapport aux baillis. Enfin, l’administration locale est assurée dans chaque agglomération par le maire et les échevins, ainsi que par les forestiers. Le personnel religieux et civil du château Les registres de comptes des XIVe et XVe siècles, à défaut de permettre une reconstitution absolument sûre de la topographie ­castrale rappelons que depuis 1816, les structures architecturales du château médiéval ont en grande partie disparu, les restes étant engloutis dans la reconstruction de la citadelle -16, ­mentionnent un certain nombre de gens attachés à demeure au château. Sans viser à l’exhaustivité, des sondages ponctuels ­fournissent une image évocatrice de la ­situation. 14

G. Baurin, Les gouverneurs du comté de Namur 1430-1794, Namur, 1984. 15 Cité par S.  Bormans, Les fiefs du comté de Namur XIIIe-XVe siècles, Namur, 1875, p. 16 sv. 16 Récemment, E. Bodart, Le château des comtes de Namur des origines au XVIe siècle : du palais princier aux prémices de la citadelle, dans Annales de la Société

archéologique de Namur, t. 82, 2008, p. 49-93, s’y est essayé en repartant d’un éventail plus large des sources écrites et en l’absence de synthèse scientifique fiable des fouilles archéologiques menées depuis près de trente ans sur le site. Ses conclusions contredisent ponctuellement ce que j’avais avancé en 1990, mais pas nécessairement de façon

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2. Restitution planimétrique du château comtal à la fin du xve siècle. Croquis Ph. ­Bragard. Croquis topographique du château comtal de Namur en 1482. Reconstitution basée sur la comptabilité castrale et des plans manuscrits et gravés des XVIe et XVIIe siècles. Croquis Ph. Bragard. 1. porte Bordial - 2. grand moulin - 3. pont de Sambre - 4. boucherie (halle al’chair) – 5. chapelle et place Saint Hilaire – 6. porte de Grognon – 7. boulevard de Gravières – 8. tour dessus Bordial – 9. fauconnerie et porte des Faucon-niers – 10. puits – 11. collégiale Saint-Pierre – 12. tourelle de guet – 13. emplacement du boulevard Bourguignon – 14. porte des bailes – 15. porte de Champeau – 16. étang de la Barbacane – 17. donjon – 18. tour de la citerne – 19. barbacane – 20. tour de Crocialmont – 21. collégiale Notre-Dame – 22. porte Notre-Dame – 23. grand hôpital ou hôpital Notre-Dame – 24. tour sur la Rochette et boulevard – 25. cimetière (fortifié) de Notre-Dame – 26. porte, tour et boulevard de Buley – 27. pont de Meuse – 28. boulevard de Jambes et du pont de Meuse.

En premier lieu, il faut parler du chapitre canonial créé au XIIe siècle, vraisemblablement par Henri l’Aveugle, en même temps qu’une collégiale était bâtie à la pointe du site castral17. Aux douze prébendes originelles s’en ajoute une treizième sous Philippe le Noble en 1198. En 1560, le chapitre de Saint-Pierre-au-Château est dissous et intégré au déterminante ; plusieurs éléments restent en effet du domaine de l’interprétation. En outre, il faut souligner que les plus anciens documents topographiques fiables, dus à des ingénieurs, ne sont pas antérieurs à la fin du XVIe siècle et que les gravures éditées à partir de 1575 sont difficiles à

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interpréter (voir Ph. Bragard, Le château, op.cit., p. 45-52). 17 Selon Alain Dierkens, dans Namur, le site, les hommes, de l’antiquité au dix-huitième siècle, Bruxelles, 1988, p. 47. L’histoire du chapitre de Saint-Pierre au château de Namur reste à écrire.

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c­ hapitre de Saint-Aubain18. Les chanoines habitent sur place, dans des maisons entourant le chevet de la collégiale ; elles sont au moins en partie démolies en 1544 dans le cadre des travaux d’aménagement de ce qui devenait une forteresse d’Etat19. Le logis du doyen est parfois appelé ­« hostel », signe possible mais pas tangible d’une ampleur ou d’une qualité autre. Les chanoines ont pour mission première de desservir la chapelle castrale et les fondations religieuses qui y sont attachées, y compris les chapelles SaintJacques et Saint-Jean, intra-muros, et la chapelle Saint-Georges située hors les murs, sur le plateau du Champeau, à côté de l’ermitage du même nom20. Le doyen du chapitre a pu jouer le rôle de chancelier sans en ­porter le titre21. Le prévôt de Saint-Pierre est le notaire d’Henri l’Aveugle en 118422. Pour l’anecdote, le chroniqueur Gislebert de Mons bénéficie d’une prébende canoniale en 1183 ou 118423. D’après le chanoine Barbier, les chanoines de Saint-Pierre ou « compagnons de Saint-Pierre » étaient tenus de prendre les armes pour défendre le château en cas de siège ; telle est en tout cas l’affirmation de François-Joseph Galliot à la fin du XVIIIe siècle24, mais aucune source ne l’atteste à ce jour. En ce qui concerne le personnel civil, si pour les travaux d’entretien, d’aménagement et de constructions nouvelles l’on a recours à des ouvriers et des artisans locaux habitant la ville ou les environs, les ­responsables sont censés vivre au château. Le maître des ouvrages du comté (Henri Bakon en 1355-5625), appelé aussi maître des œuvres et qui est souvent un maître maçon, y jouit d’une maison ou « hôtel »26, comme le maître charpentier et le maître artilleur (artisan chargé de l’entretien de l’armement, arbalètes puis artillerie à poudre27). Mais le compte de 18

N.-J. Aigret, Histoire de l’église et du chapitre de Saint-Aubain à Namur, Namur, 1881, p. 199-204 et 632-634. V. Barbier, Obituaire du chapitre de Saint-Pierre au château de Namur, dans Analectes pour servir à l’histoire ecclésiastique de la Belgique, t. XXXI, 1905, p. 160-250. 19 J. Laenen, Les archives de l’Etat à Vienne au point de vue de l’histoire de Belgique, Bruxelles, 1924, p. 239, mentionnant une lettre du chapitre de SaintPierre à Charles Quint, du 29 avril 1544. Les substructions de certaines maisons ont été fouillées et signalées sommairement, J.-L. Antoine, Namur/ Namur : le château des comtes. Quelques éléments de chronologie après cinq années de recherches, dans Chronique de l’archéologie wallonne, 9, 2001, p. 220223 ; B.Thiry, La vie de château. Les comtes de Namur au moyen âge, Namur, 2002, p. 15 et 25. 20 En l’absence d’étude particulière, voir la notice de F. et Ph. Jacquet-Ladrier, dans J.-M.

Duvosquel (dir.), Albums de Croÿ. Tome XIV. Comté de Namur I, Bruxelles, 1986, p. 88. 21 J. Bovesse, Le personnel, op.cit., p. 443. 22 V. Barbier, Obituaire, op.cit., p. 160. 23 L. Vanderkindere, La chronique, op.cit., p. XXI. 24 V. Barbier, Obituaire, op.cit., p. 163 ; F.-J. Galliot, Histoire, op .cit., t. III, p. 204. 25 Archives de l’Etat à Namur (AEN), Domaines, 1, Compte de la recette des domaines du comté de Namur pour 1355-1356, f° 85v°. 26 Mentionnée par exemple dans AGR, CC, 3238, Compte de la recette des domaines du comté de Namur pour 141-1442, f° 45, et 3266, Compte pour 1496-1497, f° 90. 27 Dénommé maître artilleur, maître arbalétrier, maître canonnier ou maître bombardier. L’interprétation d’une rubrique du compte pour 1446-1447 situerait sa maison dans la

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philippe bragard 1496-1497 mentionne la « chambre » du maître des œuvres28 : n’y a-t-il plus qu’une pièce attribuée à ce fonctionnaire sous le règne de l’archiduc Philippe le Beau ? En 1409-1410, la rubrique des gages pointe maître Denis le mesureur - chargé des travaux de mesures et de percevoir les droits y relatifs -, et maître Colart le Fossieur, celui-ci artisan spécialisé dans le maniement des terres et le creusement des fossés29. À côté de ces professionnels, l’ « escuier d’écurie » Gérard de Brimeu et le receveur Hugues Lorfèvre « vacquent aux ouvraiges » en 1429-1430 : tâches de surveillance et d’administration30. Le « chairier », autre nom du receveur du comté, occupe également une maison au château31. La tenue ­matérielle des comptes et la fabrication des registres sont effectuées par Jehan de Liernut au début du XVe siècle32. À la même époque, la gestion des vignes domaniales, en Buley, est assurée par Jehan Freusnée33. Le comte exploitait directement le vignoble, situé sur le versant Meuse du Champeau, à proximité ­immédiate du château34 et bénéficiait en 1289 de plus de 20.000 litres de vin35. Ce vignoble domanial, dont les ducs de Bourgogne se sont rapidement désintéressés, disparut dans les travaux de fortification du château après 166636. Des jardins existent également, devant l’enceinte de la Barbacane, sur le plateau du Champeau37 : ne seraient-ils entretenus que ponctuellement ? Aucun ouvrier ni jardinier n’apparaît dans les comptes.

Barbacane, près de la porte de Champeau (Idem, 3243, f° 43). 28 Bruxelles, Archives générales du royaume (AGR), Chambre des Comptes (CC), Compte de la recette des domaines du comté de Namur pour 1496-1497, f°). 29 AEN, Domaines, 3, Compte de la recette des domaines du comté de Namur pour 1409-1410, f° 136. 30 AGR, CC, 3227, Compte de la recette des domaines du comté de Namur pour 1429-1430, f° 19v°. 31 Mentionnée notamment dans AGR, CC, 3248, Compte de la recette générale des domaines du comté de Namur pour 1458-1459, f° 44v° et 47v°. Cela ne signifie pas pour autant que les opérations administratives se déroulent traditionnellement au château : au milieu du XIVe siècle, le bureau de la recette générale du comté était établi dans l’encloître de Saint-Aubain où habitait le chanoine Guillaume Masson, alors receveur, J. Balon, Un légiste namurois, Guillaume Masson,

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receveur du comté. Contribution à l’histoire des institutions au moyen âge, extrait des Études d’histoire et d’archéologie namuroises dédiées à Ferdinand Courtoy, Gembloux, 1952, p. 453. 32 AEN, Domaines, 3, Compte pour1409-1410, f° 136v°. 33 Ibidem. 34 Il s’étendait vers le sud-ouest bien au-delà de l’axe du pont de Meuse. La partie située sous les tours Joyeuse et César a été malencon­treusement transformée en ridicule jardin « d’inspiration médiévale », aberration là où il n’y avait au moyen âge que ceps de vignes. 35 Chiffre donné par le censier de 1289 cité par M.-A. Arnould, Les vendanges à Namur en 1660 et 1664, dans Mélanges Albert Doppagne. Tradition Wallonne, 4, 1987, p. 55, n. 38. 36 Idem, p. 56. 37 « Jardin monseigneur ma dame en Campias », AGR, CC, 3221, Compte de la recette des domaines du comté de Namur pour 1371-1372, f° 114v°.ç

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De deux portiers signalés par Jean Bovesse au XIIIe siècle, on passe à quatre qui sont gagés sous le règne de Jean III : ils s’occupent des quatre portes du château, au pied de celui-ci en Grognon, à la porte des Fauconniers qui possède un pont-levis et donne donc sur le fossé ­principal du château, à celle du château proprement dit, près de l’­esplanade devant la collégiale Saint-Pierre-au-Château38, et à la porte de Champeau qui s’ouvre dans l’enceinte avancée de la Barbacane. Chaque portier dispose d’une maison proche de la porte elle-même, ou bien située à l’étage de la bâtisse abritant le passage, mais qui peut aussi en être séparée. Les chambellans sont, en 1429, au nombre de deux : les chevaliers Simon de Lalaing et Jehan Blondel39. Je n’ai pas trouvé trace d’un fief relativement à cette charge, que signale Jean Bovesse : au XIIIe siècle, différents membres de la famille du Pont, et au XIVe siècle, de la famille Hontoir, tous roturiers au départ, relèvent ce fief40. Sans doute le passage du comté à la souveraineté de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, a-t-il vu la ­transformation de la charge de chambellan en un office « fonctionnarisé » ; et ces chambellans sont-ils désormais à demeure au château de Namur ? Le châtelain existe bel et bien depuis le règne de Philippe le Noble (1196-1212)41. Les absences répétées de ce prince et de ses successeurs, a fortiori quand le comte est le duc de Bourgogne, rendent indispensable cette fonction. Georges Baurin a montré que jusqu’au milieu du XVIe siècle, elle continue à être attribuée à des personnes subordonnées au lieutenant-gouverneur du comté42. Sous Jean III, le châtelain a deux valets 38 Citée dans la charte de 1246 comme étant « audessus de la viele saule » ou aula comtale du château, à la partie supérieure (voir infra, les fiefs). Je ne peux donc pas suivre E. Bodart, Le château, op.cit., p. 87, qui la situe quelque part entre le pied du château et la porte des Fauconniers, à partir de la localisation de cette « vieille salle » ou salle de l’Impératrice sur une des terrasses basses côté Sambre. Si l’on suit ce raisonnement, la terrasse supérieure du château est quasi vide, hormis la châtellenie et un logis comtal qui ne renfermerait aucune salle d’apparat ! Quant aux deux grosses tours, dite aux Chartes (abritant jusqu’à la fin du XVIIe siècle le chartrier et les archives comtales) et au Four, qui renferment un four à pain, des circulations verticales démultipliées et complexes (escalier droits intra-muraux et à vis dans l’épaisseur des tours), reliées à un mur bouclier épais de 4 mètres percé de fentes de tir, avec un accès secon-

daire et dissimulé au fossé (la poterne), protégé en outre par un assommoir dont la partie supérieure peut ­servir de « retrait » à un logis, et des arrachements de voûtes d’arêtes en ogive hautes de plus de 5 mètres, j’ai peine à croire, sur la base d’une déjà longue expérience de l’architecture castrale médiévale d’Europe occidentale et du ProcheOrient des Croisades, qu’il s’agit là, dans un château princier, de vestiges d’un bâtiment secondaire ou de service. 39 AGR, CC, 3227, Compte pour 1429-1430, f° 18v°. 40 J. Bovesse, Le personnel, op.cit., p. 442. 41 Ph. Bragard, Liste provisoire des châtelains du château de Namur (XIII e-XV e siècle), dans Les Amis de la Citadelle, n° 67, 1994, p. 38-39. 42 G. Baurin, Les lieutenants-gouverneurs du comté de Namur 1430-1773, Namur, 1987, avec liste p. 105-106.

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philippe bragard à son service43, qui habitent probablement avec lui dans la châtellenie. Celle-ci est un bâtiment distinct du logis comtal. Emmanuel Bodart la situe côté Meuse, près de la tour de la citerne ; pour ma part, je la place contre la tour Bourgal dans la base de laquelle se trouvait la prison44. Un bourreau est mentionné en 1440 : maître Baudoin le Bouruel reçoit une corde « pour aider au château à faire les questions des prisonniers »45. Rien n’indique cependant qu’il réside dans la forteresse. Enfin, « plusieurs autres sergents » sont gagés, en tout cas au début du XVe siècle46. Les sergents ainsi qualifiés forment un personnel subalterne (étym. « servant » ; il ne peut s’agir ici de gens d’armes47) aux tâches non définies : aide et surveillance administratives, contrôles quelconques ? À dire vrai, il subsiste des inconnues à propos du personnel domestique : les comptes mentionnent des travaux à la cuisine - il en existe plusieurs -, à la brasserie, au fournil, à la forge, aux écuries, à la fauconnerie, ce qui laisse supposer d’abord leur existence, puis leur ­utilisation pérenne et donc du personnel spécifique de service, cuisinier(s), brasseur(s), boulanger(s), forgeron(s), garçons d’écurie, fauconnier(s), qui ne semblent pas apparaître en tant que tels dans la comptabilité48 et, par conséquent, dont le nombre ne peut à ce stade être évalué. 43

AEN, Domaines, 3, Compte pour 1409-1410, f° 134v°. Les autres châtelains des forteresses comtales (Golzinne, Samson, Bouvignes, Crèvecoeur à Bouvignes, Montaigle, Walcourt, Poilvache et Beaufort) ont aussi deux valets payés par le comte. 44 E. Bodart, Le château, op. cit., p. 83. Ph. Bragard, Le château, op. cit., p. 39 ; j’estime qu’il n’y a qu’un seul cul de basse fosse dépendant de la justice comtale au château, déjà bien localisé par F. Courtoy, La tour Bourgal au château de Namur, dans Namurcum, 28e année, 1955, p. 55-59. Ainsi, « couverture d’escaille sur une tour où on met prisoniers », AGR, CC, 3229, Compte de la recette des domaines du comté de Namur pour 1431-1432, f° 22v°, « refaire et replancher deux prisons en une tour au château », Idem, 3236, Compte pour 1439-1440, f° 34. D’autre part, les rubriques des comptes peuvent être contradictoires : comment interpréter alors le passage de celui de 1441-1442 : en avril, travaux « à la maison joindant la porte des Fauconniers au chastel de Namur, comme au mur qui va à la chastellenie au-dessus du chas-

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tel » (AGR, CC, 3238, f° 38v°) ? Il semblerait aussi que le terme « châtellenie » puisse désigner l’ensemble de la partie haute du château : « ouvré en la chastellenie dudit chastel de Namur tant à faire un noeuf peignon de mur entre les deux tours » et mention de conduits d’évacuation des eaux de la châtellenie vers le puits, donc de structures éloignées les unes des autres (Idem, 3256, Compte pour 1481-1482, f° 47, 51 et 55v°). 45 Idem, 3237, Compte pour 1440-1441, f° 45, et « le prison desoubz le maison le chastellain », Idem, 3238, Compte pour 1441-1442, f° 36v°. 46 AEN, Domaines, 3, Compte pour 14091410, f° 136. 47 R. Grandsaignes d’Hauterive, Dictionnaire, op. cit., p. 536. J.-F. Fino, Forteresses de la France médiévale. Construction - attaque - défense, Paris, 1977, p. 148. 48 Mais je n’ai utilisé pour cet essai que les comptes de la recette générale des domaines. Il faudrait examiner les autres séries comptables pour s’en assurer.

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Dans les archives exploitées, il n’est fait nulle mention non plus des femmes ni des enfants qui devaient naturellement accompagner mari et père sur le lieu à la fois de travail et de résidence, et c’est finalement assez normal. Mais l’impression qui ressort est celle d’une ruche densément remplie : l’estimation globale pourrait atteindre plusieurs dizaines ­d ’habitants, peut-être entre septante et la centaine, parmi lesquels les treize chanoines de Saint-Pierre. Le personnel militaire du château49 L’effectif de la garnison, composée de soldats de métiers sinon de spécialistes de certains armements, est peu important sans que l’on puisse le chiffrer avec exactitude, ce qui correspond aux pratiques du temps50. La superficie du château haut environne 2.500 mètres carrés ; avec ­l’enceinte avancée et les terrasses basses telles que transformées entre les XVIe et XVIIe siècles, on atteint près d’un hectare, mais c’est en d’autres temps. Pendant une décennie du XIIIe siècle, la garnison est nommée directement par le roi de France Louis IX à qui le comte de Namur a remis son comté en engagère51. On rencontre en 1355 deux arbalétriers, Renier et Watier, qui font au moins sept tours de garde ; un autre, Henri, apparaît en 1371, un troisième, Jehan, en 142952 ; ils semblent être les seuls. Assez tardivement, une troupe de douze compagnons soldats est stipendiée à partir de 1481 et au moins jusqu’aux premières années du XVIe siècle53. Mais en 1491, la garde du château est confiée à 30 soldats et un trompette54. C’est là un chiffre relativement élevé, qui peut ­s’expliquer par la crainte du prince, alors Maximilien de Habsbourg, de voir se renouveler l’épisode sanglant et destructeur du siège de 1488. Ces 49 Ce sujet n’est pas directement abordé par J. Balon, L’organisation militaire des Namurois au XIVe siècle, dans Annales de la Société archéologique de Namur, t. XL, 1932, p. 1-86. 50 P. Rocollo, 2000 ans de fortification française, Paris, 1973, t. I, p. 102-106 ; J.-F. Fino, Forteresses, op. cit., p. 148, 214-216 et 268 ; P. Guichard, La garnison des châteaux ruraux valenciens au début du XIVe siècle, dans J.-M. Poisson (dir.), Le château médiéval, op. cit., p. 153-156 ; J. Mesqui, Châteaux forts et fortifications en France, collection Tout l’art, Paris, 1997, p. 182 ; Ph. Contamine, La guerre au moyen âge, Paris, 1999, p. 203. 51 Ch. DUVIVIER, Les influences française et germanique en Belgique au XIIIe siècle : la querelle des Avesnes et des Dampierre, Bruxelles, 1894, t. II, p.

181 sv. Ce qui a fait écrire à J. Richard, Saint Louis, roi d’une France féodale, soutien de la Terre Sainte, Paris, 1983, p. 165, que « les bannières royales devaient ainsi flotter sur cette ville (Namur) jusqu’à ce que le fils de Marguerite de Flandre, Guy de Dampierre, la rachetât à Baudouin (1263) ». J. Le Goff, Saint-Louis, collection Bibliothèque des histoires, Paris, 1996, p. 253-254. 52 AEN, Domaines, 1, Compte de la recette générale des domaines du comté de Namur pour 1355-1356, f° 68 et 69v° ;  AGR, CC, 3221, Compte pour 1371-1372, f° 98 ; Idem, 10500, f° 20. 53 Idem, 3271, Compte pour 1500-1501, f° 66 ; Idem, 3274, Compte pour 1503-1504, f° 63v°. 54 AGR, CC, 3263, Compte de la recette générale des domaines du comté de Namur pour 1491-1492, f° 51.

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philippe bragard temps voient la naissance des « premières armées permanentes » aux effectifs plus étoffés55. Le seul siège documenté quantitativement, en 1488, oppose aux 400 assiégeants une soixantaine de défenseurs - encore s’agitil d’une approximation -56. Et il n’est jamais fait état d’une participation active des treize chanoines de Saint-Pierre à de telles opérations militaires. Quant à la « warneson » (de « garnir », donc avec le sens de provisions, munitions57, et donc à ne pas confondre avec l’acception moderne du mot « garnison ») ou arsenal du château, elle est installée dans la partie inférieure de la tour de la collégiale Saint-Pierre-au-Château qui sert par ailleurs de beffroi communal depuis le XIVe siècle (« ban cloke » placée en 1371, horloge installée en 1393)58. Il ne paraît toutefois pas y être affecté une personne particulière, en tant qu’ « armurier » ou « munitionnaire » avant la lettre, sinon le maître arbalétrier ou maître bombardier cité plus haut. Les « escargaites » ou guetteurs, au nombre de sept59, appartiennent en principe à la gent militaire, même si on les voit souvent employés à d’autres travaux plus ou moins pénibles : c’est à eux que revient, en effet, le nettoyage du puits des charognes qui y sont tombées60 et des citernes, comme de l’étang de la Barbacane61, ou encore l’élagage des haies d’épineux et les ronces qui défendent les abords de la forteresse62. En 1433-1434, l’un d’eux est logé dans la « maison que on dist de le braconnerie », réparée pour l’occasion63. Celui qui a l’autorité sur ces professionnels de la guerre est le comte, et après lui le châtelain. Les fiefs Outre le fief de l’office de chambellan et de celui de la paneterie que Jean Bovesse signalait, quatre fiefs concernent des parties du château et des terres contiguës. 55

Ph. Contamine, La guerre, op. cit., p. 296-306. Ph. Bragard, Un exemple de la transformation de la poliorcétique au XVe siècle : le premier siège au canon à Namur (1488), dans Revue belge ­d’histoire militaire, t. XXXI, 1995, p. 117-152. 57 R. Grandsaignes d’Hauterive, Dic­tionnaire, op. cit., p. 317 ; A.-J. Greimas, Dictionnaire de l’ancien français. Le moyen âge, Paris, 1992, p. 287-288. 58 Par exemple AGR, CC, 3230, Compte pour 1432-1433, f° 25. J. Borgnet, Promenades, op. cit., p. 35-36 et 57-58. Ces guetteurs sont signalés dans le plus ancien compte conservé, de 1355-56, J. Balon, L’organisation militaire, op. cit., p. 16. 59 Dès 1409, sous le règne de Jean III, AEN, Domaines, 3, Compte pour 1409-1410, f° 136. 56

56

60

En 1460, un chat s’y est noyé et a corrompu l’eau ; deux jours ont été nécessaires pour le nettoyage, AGR, CC, 3249/1, Compte pour 1460-1461, f° 57v°. Même chose dix-sept ans plus tard pour « plusieurs bêtes mortes », Idem, 3253, Compte pour 1477-1478, f° 53. 61 Idem, 3247, Compte de la recette générale des domaines du comté de Namur pour 1457-1458, f° 43. 62 Idem, 3249/1, Compte pour 1460-1461, f° 41, et 3252, Compte pour 1466-1467, f° 47. 63 Idem, 3231, Compte pour 1433-1434, f° 33v°. Le « braconier » est le valet de chien : cette maison serait-elle un ancien chenil ? R. Grandsaignes d’Hauterive, Dictionnaire, op. cit., p. 75.

le

château des comtes de

namur

Une chapelle dédiée à Saint-Jacques est fondée par Philippe le Noble, réalisation de la promesse faite pour la délivrance de la prison où le roi de France Philippe Auguste le retenait ; le comte de Namur avait alors 24 ans. Consacrée par l’évêque de Liège Hugues II en 1200, située en contrebas du haut château, sur la rampe d’accès côté Sambre64, elle est rapidement donnée en fief au chapelain. Lui sont adjoints trois ­bonniers65 de terre à Vedrin, vingt-quatre muids de blé pris sur la dîme de Vedrin et tous les « warisauls » sur l’enceinte entre Sambre et Meuse. Ce fief sera relevé jusqu’en 1793, toujours par un membre du clergé namurois mais aussi d’Andenne, de Gembloux, de Binche66… La porte du haut château constitue un deuxième fief, créé à titre héréditaire en 1246 par le comte Baudouin de Constantinople ; lui sont attachés une maison, la nourriture (six pains, une portion de viande, un pot de vin) et l’éclairage. L’acte comtal mentionne que la porte est « au dessus de la vieille salle »67 : il ne peut s’agir d’après moi que de la porte représentée sur les plans et les gravures du XVIe siècle, collée à ce qui est maintenant défini comme le « logis comtal », donc entre celui-ci et la collégiale Saint-Pierre-au-Château. La maison dévolue à l’attributaire du fief est dite vers 1345 « devant le vies sale » et en 1458 « vers Bordial »68, c’est-à-dire orientée vers la Sambre. Il semblerait que cette porte soit un simple passage, alors que les autres sont des bâtisses parfois imposantes, comme la porte de Champeau, qui se présente comme un châtelet à deux tours ; le logis du portier en serait détaché et en un siècle, il peut avoir changé de place. Un autre texte de 1451 cite « la seconde porte du château »69 : la principale est la porte des Fauconniers, où aboutit la rampe ­montant depuis le pied du château en Grognon. Le fief passe de père en fils et en beau-fils, se transmet par les veuves et les filles et peut passer par un ­cousin70. Sa longévité est plus courte : le dernier relief est réalisé en 153371. Cette date précède de peu les travaux de modernisation entamés sous le règne de Charles Quint pour faire du vieux château comtal une forteresse adaptée aux exigences militaires du siècle de la Renaissance.

64 M. Walraet, Actes de Philippe I er dit le Noble, marquis de Namur (1196-1212), Bruxelles, 1949, p. 170-171. Ph. Bragard, Le château, op. cit, p. 40 ; autre localisation par E. Bodart, Le château, op. cit., p. 70-73. 65 Un bonnier équivaut à 0,94 ha, Mémorial administratif de la province de Namur, t.V, 1820, p. 410. 66 Jusqu’en 1593  : S. Bormans, Livre des fiefs, op. cit., p. 1, 30, 405, 440, 453, 535, 538, 583, d’après AEN, SB, VII, f° 6 ; XIV, f° 15v° ; Papier Lombard, f° 66v° ; XLII, f° 231v° ; XLIX, f° 452 ; LI, f° 1 ; LII, f° 225v° et 238 v°; LII, f° 9.

67

J. Borgnet, Promenades, op. cit., p. 66. CC, 3248, Compte de la recette générale des domaines du comté de Namur pour 1458-1459, f° 45v°. 69 S. Bormans, Livre des fiefs, op. cit., p. 30 et 302, d’après AEN, SB, Papier Lombard, f°  66 ; XLII, f° 2v°. 70 Idem, p. 167, 254, 315, 330, 378 et 421-422, d’après AEN, SB, VII, f° 1 ; XIV, f° 13v° ; VII, f° 2v° ; XLIV, f° 104 ; XLIX, f° 118 et 299v°. 71 Idem, p. 451, d’après AEN, SB, L, f° 65. 68 AGR,

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philippe bragard

3. Le fief du Boulevard à la fin du XVIIIe siècle. Plan dressé par le géomètre Bernard en 1769. Archives de l’État à Namur, Cartes et plans, 375.

On constate qu’à la fin du XVe siècle, un nouveau fief est créé en rapport avec un ouvrage défensif ajouté en avant de l’enceinte de la barbacane, le boulevard d’artillerie72. Ce fief dit du Bollwercq perdure jusqu’en 1791 tout en étant morcelé, amputé et en partie absorbé dans les fortifications et dans des propriétés privées qui ne sont pas inféodées au souverain (qui est devenu entretemps le roi d’Espagne, prince souverain des Pays-Bas). À partir de 1495, il est fait mention d’un fief près bolwercq 73. Les destinées de ce fief permettent de situer à peu près ­exactement le boulevard disparu. Le 8 novembre 1495, Philippe le Beau concède ainsi la porte extérieure du boulevard (l’ouvrage fortifié est exclu du fief 74), une maison voisine (le corps de garde ?) et une étendue de sept bonniers de bruyères qui s’étendent entre le boulevard lui-même, les vignobles de Buley, le chemin de Saint-Gérard et les Vieux Murs75. 72 Cet organe fortifié est bâti pour la première fois en 1430, en terre et en bois. Il sera pétrifié en 1510, avant d’être englouti dans le bastionnement du château à partir de 1542. En attendant une publication sur les fortifications du château à l’usage de l’arme à feu de la fin du moyen âge, voir Ph. Bragard, Les ingénieurs des fortifications dans les Pays-Bas espagnols et en principauté de Liège (1504-1713) (thèse de doctorat inédite), Louvain-la-Neuve, 1998.

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73

S. Bormans, Livre des fiefs, op. cit., p. 375. AEN, SB, 389, reliefs du fief du BollewercChampeau, 1555-1791. 74 Contrairement à ce qu’écrit S. Bormans, Livre des fiefs, op. cit., p. 375. 75 AEN, SB, 42, f° 3 et 79, f° 105-105v°. On suit la destinée de ce fief dans AEN, SB, 389 : D’autres précisions dans trois enquêtes judiciaires du Conseil Provincial de Namur menées de 1768 à 1773, avec des plans d’arpentage (AEN, Conseil

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château des comtes de

namur

De cette localisation se peut déduire l’emplacement du boulevard ­lui-même : le fief du Bollwercq couvre la partie sud du plateau et commence à la porte de l’ouvrage. En 1555, il contient toujours 7 bonniers de terres et raspailles (broussailles épineuses) ; en 1561, le fief est situé entre les vignobles de Buley, le grand chemin de Saint-Gérard, le château et le courtil du Piliet ( jardin du Pilier) ; jusqu’alors, il est resté dans la même famille, les descendants d’Etienne Careau ; il est peu à peu morcelé tout en étant relevé jusqu’à la fin du XVIIIe 4. Dessin explicatif du plan précédent. Croquis siècle76. En 1565, il s’agit de bosPh. Bragard. cailles sur le terne de Champeau au lieudit Jerlen; en 1622, le fief est vendu, comprenant une maison, héritage, bois et raspailles de Jeclet, joignant aux terres de Marguerite Piret veuve François Francholet, et au bois de sa Majesté nommé le Vieil mur ; en 1624, il reste quatre bonniers. En 1702, il en contient quatre à cinq de terres labourables et quatre à cinq autres de broussailles. En outre, plusieurs bonniers ont été englobés dans les fortifications faites entre 1691 et 1700 ; en 1740, il s’est augmenté à six bonniers de terre cultivable et sept bonniers de broussailles ; le fief est désormais circonscrit à l’est par le bois de l’ermitage Saint-Georges, appartenant à l’abbaye de Salzinnes, au sud, par les vignes de Buley, à l’ouest par le fond qui va du chemin de Saint-Gérard au faubourg de la Plante et au nord par le chemin de Namur à SaintGérard ; en 1780, il est réduit à trois bonniers, tel qu’il est représenté sur le plan des biens de l’avocat Jacquet. La confusion s’est d’ailleurs installée avec le fief Jeclet, physiquement distinct du château comtal, comme le montrent les plans dressés lors des enquêtes ­judiciaires. En 1779, il change de nom et est nommé « fief dit ­Saint-Georges » ; le géomètre J. Bernard et le conseiller Wasseige, sur le témoignage d’un vieil habitant de Salzinnes, confondent les terrains et amalgament à cette époque le fief et l’ouvrage de fortification disparu… Provincial, Enquêtes, 10500, 10640, et 10660, et Cartes et Plans, 375 et 377)  : le géomètre J. Bernard et le conseiller Wasseige, sur le témoignage d’un vieil habitant de Salzinnes, confondent les terrains et amalgament à cette époque le fief et l’ouvrage de ­fortification…

76 S. Bormans, Livre des fiefs, op. cit., p. 460-461, 463, 477, 515, 519, 584, d’après AEN, SB, XIV, f° 3 ; LI, f° 76v°, 93v° et 212 ; LII, f° 143v°-144, 157v°, 174, 176v° ; LIII, f° 10v°.

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philippe bragard Ces fiefs qui paraissent particuliers en raison de ce qui les détermine, un bâtiment voire une partie des fortifications, n’ont eu aucune incidence sur la vie proprement militaire de la forteresse. Au fil du temps, le lien physique entre les attributaires et le château s’est distendu : l’objet du fief, s’il n’a pas été effacé, a perdu sa visibilité concrète. Conclusions Le tableau ainsi ébauché est loin d’être complet. Ce premier aperçu devrait être idéalement complété par une analyse plus systématique des sources à ce point de vue, et étayé par des comparaisons avec la situation d’autres châteaux forts princiers. Il en ressort néanmoins que beaucoup de gens vivent dans l’espace relativement étroit du château comtal, même étendu aux zones intermédiaires entre la partie supérieure du complexe et le quartier urbain du Grognon. Il paraît même plutôt « civil » que militaire, tant la disproportion est grande entre les officiers et domestiques comtaux qui s’occupent des questions administratives et gèrent le quotidien d’un côté et la petite garnison de professionnels de la guerre de l’autre. L’occupation des espaces ne paraît pas correspondre à une hiérarchie des sols et des murs, à une différenciation sociale comme on peut le constater en ville. Les changements dynastiques et le passage de la souveraineté du Namurois des comtes « particuliers » au duc de Bourgogne, de celui-ci aux archiducs d’Autriche, conservent pour l’essentiel les fonctions ­existantes, parfois les gens en place. Quelle est la situation dans les autres châteaux du comté de Namur, et dans d’autres forteresses princières ? Quelle est la proportion de guerriers et de civils dans un château médiéval ? Comment vivent ces gens au quotidien et en période de conflit ? D’autres sites castraux ont-ils connu des créations de fiefs portant sur des éléments architecturaux ? Telles seraient quelques pistes de recherches qui fourniraient une image nouvelle des donjons et murs crénelés parsemant nos pays.

60

Frédéric Chantinne Direction de l’Archéologie, Service Public de Wallonie château de Chimay aux xv e -xvi e siècles : premier bilan d’une confrontation entre données archéologiques, iconographiques et textuelles

Le

1. Introduction1 Des recherches archéologiques ont été menées au château de Chimay de 2004 à 2007 par le Service Public de Wallonie, en collaboration avec le Centre de Recherches Archéologiques de l’ULB2. Elles se sont concentrées sur le jardin situé à l’arrière du château actuel, à l’extrémité occidentale de l’éperon rocheux ceinturé par son ancienne courtine. Ce château n’est en fait que l’aile orientale et un morceau de l’aile nord de ce qu’il était au XVIIe siècle. Ces fouilles ont levé le voile sur la disposition et l’évolution d’un site castral jusqu’alors ­sous-estimé. 1.1. Aux origines du château Nous n’entrerons pas ici dans le détail des origines des premières composantes du château et de ses occupants. Il nous est cependant nécessaire de les survoler afin de recadrer certains éléments que nous aborderons. À la fin du IXe siècle, le château de Chimay avait été implanté ex nihilo sur un site naturellement défendable le long d’un axe de circulation important au passage d’une rivière : l’Eau Blanche. S’inscrivant dans la tradition carolingienne, ce complexe aristocratique comprenait les ­éléments essentiels à la gestion du domaine. Outre la bipartition classique entre haute et basse cour, on y retrouvait les trois pôles essentiels à la représentation du pouvoir : aula, camera et capella,

1 Outre tous ceux qui m’ont aidé à avancer dans

ces recherches chimaciennes, je tiens ici à remercier particulièrement Jacques Buchin, entre autres pour ses relectures critiques et attentives, mais également pour les longues heures que nous avons passées à deviser sur l’histoire de Chimay. 2 La publication de ces fouilles devrait voir le jour en 2011. Nous renvoyons en attendant le

lecteu r à des a r t icles de sy nthèse : F. Chantinne, Le château de Chimay (Hainaut, Belgique) : Apports des récentes recherches archéologiques, dans Château Gaillard 23, Caen, 2008, p. 73-76 et F. Chantinne, Les recherches archéologiques menées au château de Chimay (Hainaut, Belgique) : prémices et développement d’un complexe aristocratique, dans Château Gaillard 24, Caen, 2010, p. 17-21.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 61-74.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100039

frédéric chantinne

1. Vue aérienne de la ville et du château, dont la zone de fouilles à l’avant-plan.

dont le modèle fut perpétué à travers le Moyen Âge par nos princes territoriaux 3. Le pôle religieux, doté dès le départ d’une communauté monastique, était particulièrement développé. Son église située sur l’éperon était un édifice mono-nef en pierre d’une largeur d’environ 8 m et d’une longueur totale d’au moins 20 m. Cette première église fut presque entièrement démantelée pour faire place à un autre édifice communautaire plus grand, comprenant un Westbau, un transept ainsi qu’une crypte extérieure. La construction de ce nouvel édifice, servant par ailleurs de nécropole familiale, correspondrait à l’époque de la prise en main de l’abbaye par saint Gérard de Brogne qui pourrait d’ailleurs être à l’initiative de la venue des reliques de sainte Monégonde. Celle-ci devint en tout cas la patronne du chapitre qui succéda, selon nous vers le milieu du Xe siècle, à la communauté bénédictine4. Ce pôle religieux au sein du château fut réduit dès le XIIIe siècle lors de l’établissement définitif de la collégiale sur la GrandPlace, le chœur et une partie du transept de l’ancien édifice étant remployés pour servir de chapelle. 3 Voir

entre autres J. De Meulemeester, Quelques réflexions sur les résidences des princes territoriaux dans les anciens Pays-Bas méridionaux, dans Archéologie médiévale, t. XXV, 1995, p. 87-113. 4 En ce qui concerne la relation entre la communauté dite « de Salles » et le chapitre chimacien,

62

voir : F. Chantinne, Nouvelles perspectives quant aux origines de la « seigneurie » de Chimay : implication politico-domaniale des récentes découvertes archéologiques sur l’éperon castral, dans Actes de la Fédération des Cercles d’Archéologie et d’Histoire de Belgique (LVe Congrès : Namur, 2008) (à paraître).

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château de

chimay

aux xve-xvie siècles

Les origines des pôles public et privé n’ont pu être archéologiquement appréhendées. Ces pôles furent néanmoins concentrés en une forme précoce de tour résidentielle identifiée textuellement en 11515. À  l’inverse de la collégiale, cette turris fut maintenue, du moins en grande partie comme nous le verrons, jusqu’à sa destruction totale par les troupes françaises en 1640. 1.2. Bref aperçu de l’histoire des seigneurs de Chimay Ces structures invitent donc aujourd’hui à revoir fondamentalement l’histoire du château, mais aussi celle de ses occupants, de leur gestion des lieux ainsi que de leur relation à la ville, à ses habitants et à ses institutions. Nous ne reviendrons pas en détail ici sur l’histoire longue et complexe des seigneurs de Chimay, mais nous allons néanmoins ­tenter de la résumer, afin de remettre le château dans son contexte6. D’abord tenu par un topo-lignage émergeant d’une famille plus ancienne, remontant au Haut Moyen Âge, le château et la terre de Chimay passèrent lors de son extinction entre les mains des comtes de Soissons en 1226. Ils les conservèrent jusqu’en 1317. La châtellenie fut transmise alors en héritage à Jean dit « de Beaumont », frère de Guillaume Ier, comte de Hainaut, puis à un cadet du comte de Blois en 1356. Après de longs avatars familiaux et la division de la seigneurie en deux parties distinctes, la ville tomba dans le giron des Croÿ en 1437 avant qu’ils acquièrent la totalité de la seigneurie en 1445. Chimay et sa terre restèrent entre leurs mains, à quelques exceptions près, jusqu’en 1612. De 1465 à 1469, lors de leur exil, Charles le Téméraire mit Chimay et son château sous séquestre. Du retour en grâce de Philippe Ier, résultera en 1473 l’érection de sa terre en comté. Elle sera élevée au rang de principauté en 1486. Déjà centre d’une seigneurie, Chimay devenait dès lors capitale princière. Nous allons porter notre attention sur cette dernière période en tentant une présentation chronologique des composantes du château à cette époque en fonction d’épisodes marquants. Nous allons essayer par le biais des témoignages archéologiques, textuels, mais aussi ­iconographiques, de montrer la volonté des Croÿ de perpétuer le rôle ­prépondérant de leur résidence castrale chimacienne dans son rapport au domaine, mais aussi à la ville, en dépit d’une position devenue ­m ilitairement désuète. 5

C. Billen, Domaines, souverainetés, seigneuries dans le pays de Chimay et le bassin duViroin du IXe au XIIIe siècle, dans La seigneurie rurale en Lotharingie.Actes des 3es Journées Lotharingiennes, 26-27 octobre 1984, 1986, p. 39 (Publications de la Section ­historique de l’Institut grand-ducal de Luxembourg, 102).

6 Pour une généalogie un peu plus complète, mais malheureusement encore fort lacunaire, voir : L. Dardenne, Histoire de la ville et de la terre de Chimay, 1969, p. 18-37.

63

frédéric chantinne 1.3. Survol des archives parcourues Plusieurs fonds d’archives ont été abordés mais d’autres pistes mériteraient d’être suivies. Les comptes les plus anciens, datant de 1465-67, sont ceux rendus à la Chambre des Comptes7. Ceux-ci furent réalisés durant la mise sous tutelle des biens des Croÿ par le futur duc de Bourgogne, Charles le Téméraire. Les archives du château n’ont jamais été recensées depuis son incendie en 1935, lacune qui n’a pas facilité les recherches8. Celles-ci ne furent cependant pas vaines puisqu’elles permirent la mise au jour de comptes de gestion et de revenus des domaines évoquant également l’entretien et les travaux effectués au château dans la première moitié du XVIe siècle. Les plus surprenants et les plus riches de ces comptes datent de 15239 et 154110, avant l’invasion française des armées d’Henri II en 1552 et les dégâts conséquents qu’elle engendra pour les archives du château, mais aussi de la ville et du chapitre. Un autre document est venu compléter le tableau. Il s’agit du quattriesme compte d’ouvraiges datant de 156711. Celui-ci relate en détail certains travaux de démolition et de reconstruction consécutifs au passage d’Henri II et de ses troupes. Comme nous le verrons, ce document permet de se rendre compte des dégâts considérables causés à la bâtisse, que corroborent d’ailleurs les vues conservées dans les « Albums de Croÿ ». Nous aborderons ces documents en trois parties chronologiquement distinctes : d’abord ceux datant de 1465 à 1467 durant la mise sous séquestre ; puis ceux de 1523 et 1541 ; pour enfin terminer sur le compte d’ouvrages de 1567. 2. Le château au tournant des XVe -XVIe siècles 2.1. Les données archéologiques Penchons-nous à présent sur les structures de la zone fouillée dans leur état entre la deuxième moitié du XVe et le milieu du XVIe siècle. Au sud, le long de la courtine et dans le prolongement de la chapelle (A)12, 7

Nous intitulerons désormais ces archives de la Chambre des Comptes conservées aux Archives Générales du Royaume : A.G.R., C.C. 8 Un inventaire de ces archives avait été entrepris par E. Dony avant l’incendie du château mais était lacunaire. Il néglige, entre autres pièces, celles concernant l’administration et la comptabilité de l’ancien domaine de Chimay. Il parut dans le Bulletin de la Commission d’Histoire, t. LXXXVI, p. 11-162. Rien de concret n’a été entrepris depuis . . . Nous désignerons par la

64

suite ces Archives du Château de Chimay : A. C. C. 9 Celui-ci est intitulé : « Septysme compte Pierre Lebrun, rece[ve]ur de Chimay, pour ung an fini la nuyt saint Remy. L’an XVC XXIII ». (A.C.C., 1523). 10 Ce compte fut rédigé par le même receveur que le précédent et est intitulé : « Vingtchincqysme compte Pierre Lebrun, receveur de Chimay, pour ung an finy la nuyt saint Remy XVC XLI » (A.C.C., 1541). 11 Ce compte est conservé dans des archives privées (A.P., 1567).

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château de

chimay

aux xve-xvie siècles

se situait une aile résidentielle (B) avec une série d’âtres au rezde-chaussée. Son étage était accessible par une tourelle d’escalier légèrement décalée au nord par rapport à la façade, certainement parce qu’il donnait sur une galerie dont la base d’un des supports a été retrouvée. Au nord, s’élevait l’ancienne “tour résidentielle”(C) comprenant la grande salle aménagée sur une double cave voûtée et qui devait se développer sur trois niveaux. Cet édifice était prolongé à l’ouest par un espace plus petit dont le rôle reste incertain. Située à l’arrière de la grande salle, nous pensons qu’il 2. Plan de fouilles des structures dégagées datant pourrait s’agir à cette époque d’une du milieu de la seconde moitié du XVe siècle. chambre de parement, alors que les appartements seigneuriaux étaient situés aux étages. 2.2. Les données textuelles de 1465-67 Les comptes de 1465-67 offrent quelques informations intéressantes sur le fonctionnement et les composantes du château à cette époque.Abordons d’abord sa défense. Différentes pièces d’artillerie y sont installées en 1465, puisque trois porteurs sont rémunérés pour avoir « fait certaine cantité de pieres de canons de plusieurs sortes qui sont en g[ar]nison audit chasteau »13. D’autres stocks de munitions sont évoqués, puisqu’un homme est envoyé le 8 octobre 1466 pour chercher 500 fûts de viretons, des carreaux d’arbalète et 500 « fers », « car le dit chastiau de Cimay en estoit mal pourvus »14. Une garnison est également mentionnée lors de la mise sous séquestre en 1465. Le châtelain-bailli, Gahery de Termonde, y est envoyé durant 21 jours avec des soldats15. Outre ceux-ci, seul le portier est ici 12

Les lettres intégrées dans le texte entre parenthèses correspondent à leur situation sur le plan de phase. 13 A.G.R., C.C. 18273, f ° 43 r°. 14 A.G.R., C.C. 15058, f° 8 v°. 15 « Remonstre le dit bailli que la premiere fois qu’il vint en garnison au chasteau de Cimay par l’ordonnance de son dit tresredoubte seigneur avec lui XXIIII

compagnons sauldoiers pour la garde dudit chastiau, lesquelz furent payes par la main de feu Huart de Hefrais qui lors estoit Recepveur de la terre et seignorie dudit Cimay comme par ses comptes pouroit apperoir mais audit bailli n’a esté riens paier pour lui VIe ou il fut XXI jour si non tant ­seulement pour la despense de ses chevaux. » A.G.R., C.C. 15058, f° 8 v°.

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frédéric chantinne mentionné séparément et il reçoit « XVIII l. pour an comme par cy devant du tampz monseigneur de Cimay »16. D’un point de vue structurel, l’entrée du château était protégée par un pont-levis, puisque Mahieu « Le Fevre » est payé pour y avoir fait un verrou. Il s’agit peut-être du pont-levis situé au dessus du fossé sec longeant l’aile orientale du château, côté ville. L’ancien accès au château, qui devait enjamber le fossé, est encore visible dans les représentations des « Albums de Croÿ ». Il se trouvait alors dans le prolongement de la Grand-Rue, parallèlement à la rue Saint-Nicolas. En atteste d’ailleurs aujourd’hui une petite impasse encore appelée rue de la vieille porte du château à la fin du XVIIe siècle. En dehors de ces éléments, quelques espaces et structures intérieurs sont évoqués sans qu’on puisse vraiment les situer. Jehan Sibert et son varlet, couvreurs d’ardoise, sont payés en 1465 pour travailler « sur le toit des vieses salles, sur le cuisine et sur le thour st Michel »17. En 1466, Jehan Boss[ar]t charpentier, Jehan Jacquier et leurs compagnons s’occupèrent de la charpente des combles « des noefs fours et cuisine du chasteau de Chimay »18. Le remplacement des cordes du « grant pons du seigneur »19 offre la première mention en 1465 de l’ouvrage le plus surprenant et le plus impressionnant de cette époque,   appelé plus tard la “saillie” (D). Situé à l’extrémité ouest de l’éperon, il s’agissait d’un viaduc surplombant l’Eau Blanche et sa vallée afin d’atteindre le sommet du versant opposé à celui du château. Ce témoignage ne laisse donc aucun doute sur l’existence préalable de ce puissant appendice. Reste à savoir quand il fut édifié. Il est tentant, même si cela reste bien hypothétique, d’y voir la main des Croÿ, marquant ainsi magistralement le paysage de leur présence au milieu du XVe siècle20. Le poids symbolique du château aurait alors été renforcé par la construction, à l’ouest, d’un long viaduc permettant d’accéder à la route de Mons. Enfin, cet appendice aurait ostensiblement affiché l’autonomie du château et de ses occupants vis-à-vis de la ville, car l’enceinte urbaine était enjambée par ce « grant pons du seigneur ». Par ailleurs une de ses parties devait être amovible car le remplacement de cordes est attesté. 16

A.G.R., C.C. 15058, f ° 8 v°. A.G.R., C.C. 18273, f° 43 v°. 18 A.G.R., C.C. 18274 f ° 41 r°. 19 « A Collart Robert cordier IIII noeves cordes de canvre qu’il a convenu remettre au grant pons du seigneur par ce que les vieses estoient rompues et ne 17

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valloient rens. Et ossy y avoir remis un neuf huisset . . . », A.G.R., C.C. 18273, f ° 44 v°. 20 Cette datation serait en outre confirmée par les observations réalisées par Frans Doperé, que nous remercions vivement d’être venu pour ce faire à deux reprises.

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3. L’entrée de la « saillie » et la tourelle d’escalier.

2.3. Le château dans la première moitié du XVIe siècle et les comptes de 1523 et 1541 Les comptes de 1523 et 1541 apportent d’autres informations sur le château et ses comptes avant l’invasion de 1552. En 1523, tout comme en 1541, le capitaine du château est Georges de Crohin et le receveur, Pierre Lebrun. La garnison est alors composée d’un portier et de cinq soldats21. Le compte de 1523 offre entre autres toute une série d’informations sur la “saillie” et alentour. On y apprend qu’elle était au moins en partie couverte et que ses fenêtres et créneaux étaient obstrués par des fiches de fer et de plomb22. La tourelle d’angle dont les supports de la corde de la rampe durent être remplacés menait bien à des galeries, comme en atteste la base du pilier déjà évoquée. Enfin, il est intéressant, mais peu surprenant, de noter que la saillie était contrôlée par un poste de guet. Est aussi évoquée une autre tourelle permettant d’accéder à la chapelle, ses gouttières ayant été ressoudées en deux jours23. Aucune 21

A.C.C., 1523, f ° 105 v°. « A Jehan Ferton pour seize fiches de fer, jectez en plomb et mises aux fenestres et creneaux de la saillie XXXII s. Item pour trois hanez de fer jectez en plomb pour tenir une corde a la montée qui va sur

22

les galleries VI s. Et pour deux grans crampons et aucuns claux pour tenir ung vecriau et l’huys du ghayt de la d[ite] saillie. » A.C.C., 1523, f° 111 r°. 23 « A Massin Boulenghier, pour deux journées par luy employées a resouder les gouttières à l’enthour de

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frédéric chantinne trace d’une tourelle n’a cependant été découverte près de la chapelle remployant la partie centrale et méridionale du transept ainsi que le chœur de la collégiale depuis sa destruction. Ce compte nous apprend également que la grande salle, les galeries, mais aussi la tour dite « à fagot » étaient couvertes d’ardoises et semble-t-il également isolées par du chaume24. L’utilisation de l’ardoise en couverture à cette époque est également confirmée sur le terrain par l’importante quantité d’éclats que comprenaient les remblais de destruction du château consécutifs à sa prise en 1552. Les comptes de 1541 n’offrent hélas aucun détail sur les ouvrages réalisés : ils ne font qu’évoquer des travaux de serrurerie ou de verrerie faits au château. En résumé, ces comptes ainsi que les données archéologiques offrent l’image d’un château confortable comprenant une aile ayant englobé l’ancienne turris polarisant toujours la grande salle et les appartements princiers. Au sud, se trouvait une aile résidentielle, comme en témoignent les âtres de cheminées et la galerie qui permettait d’accéder à des appartements sans avoir à les traverser. L’ensemble était bordé à l’est d’un fossé que l’on pouvait franchir par un pont-levis. À l’ouest, un viaduc, appelé “saillie”, permettait de traverser la vallée de l’Eau Blanche. Le caractère résidentiel paraît avoir pris progressivement le pas sur  les considérations militaires définitivement réduites à un rôle ­symbolique, ce qui du reste paraît peu surprenant pour la première moitié du XVIe siècle. 3. Les conséquences de 1552 Chimay est assaillie par les troupes d’Henri II en 155225. Le château, comme la ville, est pris et incendié par les Français26.   À travers les structures la tourelle allant a le chappelle et les avoir mis sus, et remises comme il appertient aussy avoir recouvert le tout a viii s. pour jour [. . .] » A.C.C., 1523, f° 112 v°. 24 Entre autres : « A Jenon Bossart, et a Anthoine Farsy escailleteurs pour noef journées par ch[ac]un d’eulx employées en avoir recouvrer d’escailles audit chasteau en plusieurs lieux, sur les ediffices couvers d’escailles, et en avoir recouvert de chaumes sur la salle, et sur les galleries a VIII s. » A.C.C., 1523, f° 112 v°.

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25 Nous profitons de cette note pour remercier chaleureusement Christian Baes, spécialiste de la question, de nous avoir fait partager ses connaissances et d’avoir consacré de son temps à récolter quelques informations précieuses à ce sujet. 26 Le meilleur récit de cet épisode nous est fourni par un témoin direct, François de Rabutin, homme d’armes de la compagnie de François de Clèves, duc de Nevers.Voir : F de Rabutin, Commentaires des Guerres en la Gaule Belgique, t. I, éd Ch. Gailly de Taurines, Paris, 1932-1944, p. 118-120.

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fouillées, les traces d’incendie et d’écroulement témoignent du coup dur porté au château. L’aile méridionale est détruite. Il ne reste plus alors qu’un petit espace aménagé à l’extrémité sud-ouest. La grande tour perd une partie de sa superficie, son tiers occidental étant définitivement abattu. La “saillie” reste cependant encore quelque temps en fonction. 3.1. Les représentations dans les Albums de Croÿ Les représentations fiables les plus anciennes connues du château et de la ville de Chimay se trouvent dans les fameux Albums que ­commandita Charles III de Croÿ. Celles-ci sont datées de 1597. La vue depuis le sud confirme l’état des lieux. Ne reste en effet plus debout qu’une partie de la grande tour intégrée à ce qui est appelé « le corps de logys ». On y voit aussi à gauche du logis le puits et le petit 4. Vue du château de Chimay depuis le sud à la bâtiment qui l’abritait. On y distin- fin du XVIe siècle. Extrait de J.-M. Duvosquel gue la courtine périphérique assez (dir.), Albums de Croÿ, t. I, Bruxelles, 1988, p. 83. grossièrement dépeinte et l’emplacement du fossé entre la courtine orientale et la basse cour toujours en fonction. Sur le versant méridional de l’enceinte, reste une tour médiane. Il s’agit du bras méridional du transept, ainsi qu’un morceau du chœur de la ­collégiale que l’on voit débordant à droite de cette tour. Cette partie semble pourtant occupée par les appartements du concierge si l’on en croit le bref commentaire accompagnant la vue. Celle prise depuis le parc sur la façade septentrionale présente le ­château isolé de son contexte urbain, effaçant entre autres l’enceinte, surplombant un socle rocheux quelque peu démesuré. Cependant, la représentation, quoique disproportionnée, de ce versant moins touché par les destructions, paraît assez réaliste. 3.2. Le compte de 1567 De l’époque entre la destruction de 1552 et la réédification du château en 1606, seul le quatrième compte d’ouvrage daté de 1567 nous 69

frédéric chantinne est parvenu. Il est riche d’informations et de détails que nous ne ferons ici que survoler27. Ce compte témoigne des ­travaux entrepris par Philippe III de Croÿ pour restaurer ce qui pouvait encore l’être. Par l’occupation des manœuvres rémunérés, celui-ci reflète les quantités de décombres et gravats qui encombrent toujours la cour et le fossé, quinze ans après l’attaque. Ces décombres recouvrent par exemple les soubassements du « corps de logys » jusqu’aux fenêtres et la « thourette »28. Le fossé est luimême encombré et deux charpentiers sont rémunérés “pour par eulx avoir fait un engien pour thirer les piere estant dedens le fosset sur la bascourt”29. Ailleurs ce sont des pans entiers de murs qui doivent encore être abattus, par exemple : « ung 5.Vue du château de Chimay depuis le nord à la fin du XVIe siècle. Extrait de J.-M. Duvosquel pand de muraille estant entre le pignon de la cuisine et le puich de (dir.), Albums de Croÿ, t. I, Bruxelles, 1988, p. 84. environ dix piedz de hault aussy loing que le pignon de la dite cuisine et deulx piedz trois quars despesseur et avoir par eulx portet toutes les pieres diceluy sur le grant mont de piere de devant la dite cuisine [. . .] »30. S’agirait-il de l’ancien pignon de la partie occidentale du “logys” ? La cuisine se situait indéniablement dans la tour adossée à l’ancienne turris, dont les caves communiquaient avec ses niveaux inférieurs. Le compte de 1567 fait aussi état de quantité de travaux de maçonnerie. D’abord dans le logis où les anciens pavements de la salle, de la 27

Ce compte devrait être édité en collaboration avec Jacques Buchin dans le Bulletin de la Commission Royale d’Histoire de Belgique en 2011. 28 « A pluiseurs manouvriers ayant descombret aud[it] chasteau les pieres et descombre estant par la court dud[it] chasteau tenant et jusques aussy en plus que le soubassement dud[it] logys et de la thourette

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allant jusques la muraille de la ghallerie. », A. P., 1567, f° 2 v°. Cette « thourette » est la tour d’escalier qui était accolée à la façade méridionale du logis, contiguë au perron. 29 A. P., 1567, f° 4 r°. 30 A. P., 1567, f° 4 v°.

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6. Le reste des caves du logis dont la cave occidentale, à l’avant-plan, sous la chapelle. Celle-ci était autrefois voûtée en briques et date de la réfection de la seconde moitié du XVIe siècle.

sallette et de la chapelle sont démontés et évacués pour être remplacés par des “bricquettes” correspondent tout à fait à l’aménagement du sol retrouvé dans les remblais de destruction de la turris31. Celle-ci ayant été minée par les troupes françaises en 164032, les étages se sont écroulés l’un sur l’autre dans les caves. L’analyse de ces étages compressés a permis de récolter toute une série d’informations et d’observer l’aménagement du sol du deuxième niveau : la chapelle attestée dans la partie occidentale du logis et la grande salle. Suite aux évènements de 1552 et aux dégâts subis par l’aile sud, une chapelle avait été aménagée dans une partie de l’ancienne grande salle. La chambrette au-dessus des cuisines est aussi réparée et subit un “replaustrissaige”. D’autres travaux de plafonnage offrent également une liste de lieux où sont intervenus les plafonneurs dans le logis : « La chambre et garderobe de mondit seigneur, chambre de Madame, la salle et sallette, chapelle et oratoire, la montée deladite salle par devens le desoubz de la grande montée le desoubz de a grande ­montée 31

A.P., 1567, f°9 r°.31 A.P., 1567, f° 9 v°. E. Dony, Chimay des origines à nos jours, dans Annales du Cercle Archéologique de Mons, t. LVIII

32

(1941-1944), 1945, p. 16 et L. Dardenne, Histoire de la ville de Chimay, 1969, p. 106.

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frédéric chantinne de la thourette, les chambres de deseure lesd[ites] salle et sallette les deulx cabinet deseure la chapelle et oratoire. Les chambres de deseure les chambres et garderobes de mond[it] seigneur et de madame avecq les garderobes comme en bas et la montée d’en hault [. . .] »33. D’autres réfections touchent la basse-cour mais aussi les soubassements de sa “muraille”, sans doute le mur d’escarpe, et son angle où se situe le pont-levis. Cette année-là, les travaux ne portent pas que sur les dégâts de 1552. Deux couvreurs d’ardoise ont « besoignet en ayant recouvert ­plusieurs grant troulx sur le thoit de la grant salle et celuy de la sallette sur celuy de la cuisine et thourette rompuz et emportez par ung grant tempeste qu’il avoit fait en aoust LXVII »34. Nous ne continuerons pas l’analyse détaillée de ce compte, mais il regorge d’autres détails précieux qui permettent de mieux appréhender les structures préservées à cette époque et la répartition des espaces dans le corps de logis reflétant, semble-t-il, en grande partie son état antérieur, évoquant entre autres la chambre de l’ancien capitaine, Georges Crohin, mentionné dans les comptes de 1523 et 154135. Bien que meurtrie, sa structure ne paraît en effet pas avoir été fondamentalement modifiée. Dans ce compte de 1567, on retrouve toujours en fonction la “saillie” qui pourtant trente ans plus tard n’est plus que ruine dans la représentation de la ville des « Albums de Croÿ »36. Ces travaux de restauration en 1567 montrent en tout cas la volonté de Philippe III de Croÿ de maintenir sa présence dans la capitale de sa principauté, à une époque où bien des châteaux médiévaux ­tombent en désuétude. 4. La reconstruction de 1606 Nous terminerons en faisant une brève incursion dans le XVIIe siècle. Le fils de Philippe III, le fameux Charles III de Croÿ, choisit quant à lui de réaffirmer cette présence en rénovant entièrement l’ancienne bâtisse. Cessant définitivement ses activités diplomatiques et militaires, après son second mariage en 1605, il se consacre presque exclusivement à la gestion de ses biens37. Entre autres projets, il lance à Chimay, sans 33

A.P., 1567, f° 13 r°. A.P., 1567, f° 2 r°. 35 A.P., 1567, f° 11 r°. 34

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J.-M. Duvosquel (dir.), Albums de Croÿ, t. I, 1988, p. 79. 37 Op. cit., p. 9.

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doute peu avant 1606, la reconstruction en grande partie ex nihilo d’un château quadrangulaire scandé de tours dont la plupart sont créées de toutes pièces à l’extérieur même de l’emprise de l’éperon. Il concevra lui-même ce projet, faisant réaliser toute une série de dessins préalables et de descriptions38. La reconstruction intègrera des éléments préservés, essentiellement le corps de logis et la courtine, en masquant cependant leur structure derrière de nouveaux parements. 5. Conclusion La mise en perspective des archives, des données archéologiques récoltées sur le terrain, ainsi que des quelques données iconographiques offre un tableau assez explicite de ce qu’était le château de Chimay entre le milieu du XVe et le début du XVIIe siècle. Développant son confort mais garantissant aussi son autonomie grâce à la « saillie » dès le milieu du XVe siècle, le château devint une résidence essentielle des Croÿ. En la relevant de ses cendres un demi-siècle après l’attaque de 1552, en ­suivant un modèle d’archétype castral, Charles redonnait au château son caractère majestueux et sa place prépondérante dans le paysage. Nous n’avons pu le développer ici, mais les Croÿ eurent également à cœur de créer et de développer, à l’extérieur de la ville, un parc au nord et des jardins au sud. En maintenant et en développant leur résidence castrale au cœur de leur domaine chimacien, jusqu’au début du XVIIe siècle, à l’instar des princes territoriaux du Moyen Âge, les Croÿ ont su en fait préserver leur présence symbolique au sein de leur capitale principautaire.

38

Il s’agit de la « Description de la terre, chasteau, ville, principaulté et payrie de Chymay ». Ce document autrefois conservé au château n’a, à notre

connaissance, jamais fait l’objet d’une analyse approfondie.

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Daniel De Raemy Service des Biens culturels du canton de Fribourg (Suisse), Inventaire des Monuments d’Art et d’Histoire Stratégies résidentielles et défensives à Estavayer-les-trois- châteaux, xiiie-xvie siècles

Sur la rive sud du lac de Neuchâtel, la petite ville d’Estavayerle-Lac, hors des grands circuits touristiques, a toujours su arrêter le voyageur par son cachet encore très médiéval, avec le tracé irrégulier de ses rues adapté à un relief tourmenté, une enceinte encore bien conservée, trois sites ­castraux, un couvent de dominicaines et une église paroissiale réédifiée en plusieurs étapes de 1390 à 1505 renfermant un intéressant décor pictural, un riche mobilier et de remarquables pièces d’orfèvrerie. Dans la perspective de cette contribution, ce sont les trois ­châteaux qui vont retenir l’attention. L’un, en périphérie septentrionale de la ville médiévale, régi par les principes défensifs de la défense concentrique et du flanquement systématique, « carré savoyard » à une seule vraie tour, est très bien conservé ; les deux autres, à l’intérieur de l’enceinte urbaine, sont plus difficilement lisibles, car ils ont été peu à peu « digérés » par la ville (fig. 1). En attendant de solides investigations archéologiques, la simple observation de ces sites, confrontée à l’interprétation d’archives relativement abondantes, permet de se faire une idée de leur importance passée1. 1 Engagé depuis 2002 par le Service des Biens culturels du canton de Fribourg, nous élaborons en ce moment l’étude-inventaire du patrimoine historique et architectural du district de la Broye de ce canton, sur la rive sud du lac de Neuchâtel. Les résultats seront publiés dans la collection des Monuments d’Art et d’Histoire de la Suisse, en 2013 pour la ville d’Estavayer et son mandement, à l’horizon 2019 pour les seigneuries médiévales qui formaient le reste du district. Abréviations utilisées : Archives de la ville d’Estavayer-le-Lac (AE) ; Archives de l’Etat de Fribourg (AEF) ; Archives de l’Etat de Turin (AST), sections réunies (SR) ou archives de

Cour (Corte), Baronnie de Vaud (BV), inventaire (Inv.), folio/page de l’inventaire (fol.), mazzo/paquet (m.), compte de la châtellenie (cc.), rotolo/rouleau (rot.) ; Mémoires et Documents publiés par la Société d’Histoire de la Suisse Romande (MDR). Toutes les études ­dendrochronologiques ont été réalisées par le Laboratoire romand de dendrochronologie de  Moudon, avec les apports conjoints de Christian Orcel, Jean Tercier et Jean-Pierre Hurni (Ref. LRDXX/RXXXX, les deux chiffres après LRD indiquant l’année de l’analyse). Leur contribution s’est révélée déterminante pour la datation absolue de la plupart des ensembles architecturaux abordés ici.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 75-92.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100040

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1. Plan d’Estavayer-le-Lac, sur la base du plan cadastral de 1745-46. En traits noirs épais, les tracés des diverses enceintes. Traits continus : existant. Traitillés : ­attesté par la documentation. En gris clair : état de l’espace construit en 1747. En gris foncé : bâtiments disparus avant 1745. En jaune : les maisons des coseigneurs d’Estavayer. En rouge : les maisons et châteaux d’Humbert le Bâtard de Savoie (SBC-Fribourg, Yves Eigenmann). 1)   « Donjon » de Motte-châtel, fin XIe siècle, disparu avant la fin du XIIIe siècle 1a)   Cour inférieure de Motte-Châtel 2)   Eglise paroissiale Saint-Laurent 3)   Maison des coseigneurs d’Estavayer (branche aînée), dite « des Sires » 4)   Maison des donzels de Moudon, puis place de Moudon 5)   Château de Chenaux, 1285-1292 6)   Faubourg de la Bâtiaz, dernière extension de la ville médiévale, 1338 7)   Maisons et dépendances d’Humbert le Bâtard, 1406-1443 8)   Couvent des dominicaines, dès 1316, à l’emplacement d’une p­ ossession de    Guillaume d’Estavayer 9)    Château de Renaud V d’Estavayer, début XIVe siècle, passé aux Savoie dès 1349

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résidentielles et défensives

2. Le site de Motte-Châtel. La zone surélevée arborisée, ponctuée par un pavillon de jardin, renfermait jusqu’à la fin du XIIIe siècle le premier « donjon » des Estavayer. Sur l’esplanade inférieure, le gros œuvre du grand bâtiment scolaire résulte d’un profond remaniement intervenu à la fin des années 1520. Les structures les plus anciennes témoignent de l’existence de deux maisons seigneuriales mitoyennes.

1. Au centre de la ville : la forteresse romane de « Motte-Châtel » Un certain Robert, cité en 1090, est à l’origine du lignage d­ ’Estavayer2. À cette date en tout cas, un premier château et une agglomération existent alors. Ce noyau de l’agglomération médiévale s’est installé à l’endroit où la falaise molassique, brisée par divers petits cours d’eau, a formé une sorte d’éminence en pain de sucre au sommet de laquelle les Estavayer ont édifié leur premier château (1), accompagné à l’ouest en contrebas de ses dépendances (1a) (fig. 2). Au nord-ouest, la falaise prend la forme d’un éperon sur lequel a pris place un bourg lié à ce château. Cet ensemble constituait ce que les textes anciens nomment le « castrum », plus tard le « vieux chastel ». Il faut lui adjoindre un autre site construit très ancien, celui de l’église paroissiale Saint-Laurent (2), attestée pour la première fois en 12283, mais remontant assurément au haut Moyen Âge, comme le ferait croire la dédicace à ce saint martyr. 2

H. de Vevey-L’Hardy, Les sires d’Estavayer, dans Manuel généalogique pour servir à l’histoire de la Suisse, t. 2, Dynastes et ministériaux, Zurich, 1934-1945, p. 225-348 (MGS).

3

Ch. Roth (éd.) Cartulaire du chapitre de ­ otre-Dame de Lausanne, Lausanne, 1948, MDR, N III/3, p. 11.

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L’espace entre le cimetière de l’église et les falaises du lac, s’étendant au nord du castrum, a été lui aussi occupé très tôt, peut-être même avant le castrum ; il est appelé « vieux bourg » dès 13604. Plus tard, la ville se développe à l’est de l’église et au sud, contre une petite rivière appelée le ruz Beaufré, pour former une nouvelle entité, soit le « bourg » dans les textes anciens. 2. Partage de la forteresse romane Au milieu du XIIIe siècle, on assiste à un premier partage de la seigneurie. Les deux fils de Conon I, Guillaume (branche aînée) et Renaud II (branche cadette) d’Estavayer se partagent le castrum et le bourg. On ne sait de quand date ce partage mais en 1241 en tout cas, Guillaume prête hommage à l’évêque de Lausanne, Jean de Cossonay, sur ce qu’il possède « dans le château et le bourg d’Estavayer et à l’intérieur des limites du château, soit la moitié et plus desdits château et bourg »5. Nous n’avons pas de détails sur la nature du partage mais les textes ultérieurs permettent de comprendre que ce sont les habitants-tenanciers du bourg qui ont fait l’objet du partage, sur des critères de liens personnels avec chacun des coseigneurs et non pas sur leur appartenance territoriale, dans tel quartier ou dans telle rue, par exemple. Dans le castrum, chacun des coseigneurs a dû s’octroyer une part du château seigneurial. Le logis résidentiel, à l’angle nord de la cour inférieure (1a) a également été divisé en deux maisons. L’édifice actuel dont le gros œuvre a été profondément remanié vers 1527, montre cette partition, dans la mesure où il a en grande partie repris les structures plus anciennes. La seule tour-refuge quadrangulaire ponctuant le réduit seigneurial (1) a sans doute été dotée d’une seconde cheminée pour que deux de ses niveaux soient habitables, comme il est de règle dans les tours régionales des XIIe et XIIIe siècles partagées par deux coseigneurs. Il ne reste plus rien de cette tour si ce n’est ses parties basses, en petit appareil de calcaire gris du Jura, pris dans l’actuel mur de 4 AEF, Titres La Lance, no 33, juil. 1360 : « Pierre Morel, bourgeois d’Estavayer, vend une cense, super domum meam sitam infra villam de Estavaye in veteri burgo retro ecclesiam beati Laurencii…». 5 Sur le plan historique, les coseigneuries ­d’Estavayer ont été étudiées par B.Andenmatten, Coseigneurie et ramification lignagère, la famille d’Estavayer au Moyen Âge, dans Mémoires de cours, Etudes offertes à Agostino Paravicini Bagliani, Lausanne, 2008, Cahiers lausannois d’Histoire

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médiévale n o 48 (CLHM 48), p. 373-399 (Andenmatten 2008). AST, Corte, BV, m. 18, Estavayer no 1, 17 septembre 1241: in castro et burgo de Estavaie et intra terminos dicti castri, videlicet medietatem et amplius dictorum castri et burgi et rerum intra predictos terminos contentarum. Grand merci à Bernard Andenmatten pour m’avoir communiqué ses transcriptions du fonds de la Baronnie de Vaud à Turin, et pour ses remarques judicieuses à la relecture de cet article.

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t­ errasse. Sur l’esplanade supérieure, cette tour était certainement accompagnée d’un logis-refuge plus vaste, cet ensemble pouvant être qualifié de « donjon ». 3. Nouvelle scission au sein du lignage cadet : construction de deux châteaux en périphérie de ville 3a. Au nord de la ville : le château de Chenaux La deuxième partition du lignage intervient après 1292, dans la descendance de la branche cadette : les petits-enfants de Renaud II, Pierre et Guillaume, décident de se séparer de leurs cousins germains, soit Renaud V et ses frères et soeurs, en édifiant le château de Chenaux (5), placé à l’extrémité d’un nouveau faubourg qu’ils créent également au bord de la falaise, entre leur forteresse au nord et la porte de Chenaux, dans l’axe du chevet de l’église au sud. En 1292, l’entreprise des deux frères, commencée avant 1285, est contestée par leurs cousins germains Renaud V et deux de ses frères qui réclament l’arbitrage de l’évêque de Lausanne, lequel autorise la poursuite de l’ouvrage 6 . Quadrilatère de 35 × 45 m environ planté sur la falaise, doté de trois corps de logis, d’une grande tour de plus de 28 m de hauteur à l’un des angles et, aux autres, de tourelles à deux étages posées sur les courtines, le château en impose (fig. 8). Pierre et Guillaume, aux belles carrières personnelles, militaire pour le premier, ecclésiastique pour le second, tous deux généreusement possessionnés en Angleterre, ont disposé pour cette réalisation de moyens financiers assurément bien supérieurs à ce que leur auraient autorisé leurs revenus strictement staviacois. Comme les charges anglaises n’étaient pas héréditaires, les deux frères s’efforcèrent d’assurer à leur descendance une assiette financière suffisante pour permettre l’entretien de l’édifice et le train de vie qu’il impliquait. Alors que Guillaume favorisa en 1316 la fondation d’un couvent de dominicaines sur l’ample propriété « intra muros » (8) qu’il leur céda, c’est Pierre surtout qui tenta d’élargir les revenus de la nouvelle coseigneurie, par une série d’achats de divers biens-fonds situés pour l’essentiel dans le nouveau bourg de Chenaux et au nord d’Estavayer, tant sur son territoire que dans les villages du ressort7. 6 AST, Corte, BV, m. 18, Estavayer, no 8, avril 1292. 7

Achats attestés par une série de parchemins, s’échelonnant de juillet 1293 à février 1305, conservés aux AST, Corte, BV, m. 18, Estavayer, no 10, 11, 12, 13, 14, 17, 19). Andenmatten 2008 a démontré que les trois coseigneuries ne sont

pas vraiment devenues indépendantes. La ville d’Estavayer était gérée en commun (présence des trois coseigneurs dans le Conseil de la ville, justice, revenus gérés en commun), alors que le partage sur les 13 villages avoisinants du ressort a été plus clairement établi.

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raemy 3b. Au sud de la ville : le château de Renaud V d’Estavayer puis des Savoie

En réaction à l’édification du château de Chenaux très certainement, l’aîné des trois cousins, Renaud V, fit construire une nouvelle forteresse (9) à l’angle opposé de la ville dont il ne subsiste que la grande tour quadrangulaire et les deux courtines adjacentes (fig. 3). L’étude architecturale de ces éléments conservés montre que cette construction fut simultanée à Chenaux, voire plus récente dans le parti d’accoler un des corps de logis à la tour, non saillante par rapport aux courtines, ce que l’on a toujours évité de faire au XIIIe siècle dans les châteaux de cette enver3. Le château de Renaud d’Estavayer puis des gure. L’édifice ponctue l’angle sud­Savoie. Il en subsiste, visibles ici, la grande tour et est d’un nouveau ­f aubourg qui les deux courtines adjacentes. apparaît alors : celui des Chavannes (cabanes). Celui-ci, doublant pratiquement au sud la surface de la ville préexistante, est fermé par une enceinte et un fossé. L’analyse documentaire montre que cette nouvelle forteresse, plus modeste que Chenaux, était également bien protégée du côté de la ville par deux bras de rivière, l’un actuellement canalisé dans la cour de service des dominicaines, l’autre complètement disparu mais attesté par les sources écrites. Cette nouvelle résidence permit à Renaud V de quitter sa maison de Motte-Châtel qu’il loua au donzel Pierre de Bussy, alors que la branche aînée occupait toujours la maison voisine. Simultanément à cette nouvelle résidence staviacoise, Renaud V d’Estavayer a commencé, avant 1321, la construction d’une maison forte à Cugy8, village situé à environ 8 km au sud d’Estavayer. Cette maison se dresse au sud de ­l’agglomération ancienne rassemblée autour de l’église paroissiale. Ses courtines de 1,5 m d’épaisseur épousaient la forme d’un quadrilatère de 8 AST, Corte, BV, m. 18, Estavayer, no

32, février 1321, testament de Renaud ­d’Estavayer : domum meam quam edificare incepi apud Cugie.

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32 × 24 m, protégé par des fossés inondables. Celui-ci renfermait sans doute deux corps de logis, à l’emplacement des actuels mais, à la ­différence du château d’Estavayer, ne disposait certainement pas de grande tour. Ces deux édifices étaient les points marquants des possessions des descendants de Renaud V, lesquelles se concentraient surtout sur un territoire situé au sud d’Estavayer. Le fils aîné de Renaud V, Guillaume, ne parvint pas à conserver ce patrimoine puisqu’il dut vendre en 1349 à Isabelle de Chalon, femme de Louis II de Savoie-Vaud, son château d’Estavayer ainsi que tous ses droits sur la coseigneurie d’Estavayer, tant en ville que dans les villages du ressort. Ses successeurs perdirent leur titre de coseigneur d’Estavayer pour n’arborer désormais que celui de « seigneurs de Cugy ». Durant cette même année 1349, Louis II mourut. Sa fille Catherine épousa en 1352 le comte Guillaume de Namur qui se trouva maître du Pays de Vaud. Par l’intermédiaire de leur châtelain, Antoine de Goumoëns, les vassaux de la coseigneurie d’Estavayer prêtèrent hommage au comte de Namur à Moudon le 13 mars 13559. En 1359, Guillaume de Namur revendit tous ses droits sur le Pays de Vaud et le Bugey au comte de Savoie, déjà suzerain des Estavayer depuis 1244. Ce dernier put alors annexer la coseigneurie d’Estavayer à son domaine direct. L’événement fut marqué par le recueil des hommages de la petite noblesse régionale.   À cette fin, Amédée VI fit construire une galerie devant l’aula aux frais de son hôtel10. Dès 1349, le château devint siège de châtellenie mais perdit sa fonction résidentielle. Le châtelain et son lieutenant n’y séjournèrent plus. La comptabilité savoyarde atteste un entretien très limité qui assurait le maintien hors d’eau des corps de logis afin d’y stocker les revenus en nature de la châtellenie. Une prison y a sans doute été maintenue pour punir les habitants du ­ressort. 4. Motte-Châtel : abandon de son réduit seigneurial fortifié, déplacement du siège résidentiel des coseigneurs de la branche aînée Avec la construction de ces nouvelles forteresses, avec la progressive fermeture de la ville par une solide enceinte protégeant les nouveaux faubourgs d’Outrepont (au-delà du ruz Beaufré) au sud, des Chavannes à l’est, de Grande et Petite Rive au bord du lac, Motte-Châtel perdit son 9 B.   Andenmatten, La maison de Savoie et la noblesse vaudoise (XIIIe-XIVe siècle), supériorité féodale et autorité princière, Lausanne, 2005, p. 240-247. 10 AST, SR, Inv. 38, fol. 21, m. 9, compte de ­l’hôtel, 16.4.1357-19.3.1361 : pro una logia facienda et

e­ mparanda quasi de novo in castro dicti loci ante aulam eo quod dominus ibi venire debebat quando fuit ­possessor terre vuaudi.

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caractère fortifié. La plateforme supérieure abritant l’ensemble résidentiel seigneurial proprement dit, soit le « donjon » ainsi que ses dehors défensifs qui le bordaient à l’est furent abandonnés ; ils ont été fragmentés en places, chesaux ou même jardins avant 140211 ;   ils ont été vendus aux habitants d’Estavayer, en particulier à ceux qui possédaient une maison en bordure du fossé-lice oriental en arc de cercle. Ce fossé est déjà qualifié de « vieux » en 130412. La grande tour n’est jamais mentionnée dans les documents, ce qui confirmerait sa disparition très précoce. Renaud d’Estavayer, dans son testament de 1321, cédait sa maison de la plateforme inférieure (1a) à un de ses cadets. À cette date, la maison voisine était entre les mains d’Henri d’Estavayer de la branche aînée. Par la suite, la documentation ne fait état que d’un seul propriétaire, soit Aymon d’Estavayer et ses successeurs, de la branche aînée. Ce dernier a en outre considérablement agrandi une autre maison (3) qu’il possédait non loin de là sur la place de Moudon en ­édifiant en 1333 une aula à l’avant de l’habitation plus ancienne du XIIIe siècle13. Dès cette époque, les coseigneurs d’Estavayer issus de la branche aînée ont fait de cette maison leur siège principal. Ils ont racheté par étapes les bâtiments et parcelles voisines. Au moment de sa plus grande extension (liséré jaune) durant la première moitié du XVIe siècle, sous Philippe d’Estavayer, cette propriété comportait une vaste résidence, quatre fois plus volumineuse que l’actuelle « maison des Sires » qui en est un reste (fig. 4), ainsi que diverses annexes nécessaires à l’exercice de droits seigneuriaux, tels que des greniers, une étable-écurie, une grange, un colombier ainsi qu’une prison. Cet ensemble, agglomérat de bâtiments plus petits et plus anciens fusionnés vaille que vaille, inscrit dans un parcellaire urbain à l’échelle des habitants-bourgeois de la ville, était donc loin d’en imposer.  Architecturalement, il exprimait bien le rang social des coseigneurs d’Estavayer, plus proches de leurs sujets que de leur suzerain, les comtes puis ducs de Savoie. Cette maison restera en leurs mains jusqu’au décès en 1632 du dernier coseigneur, Laurent d’­Estavayer, avant que tous les droits seigneuriaux ne passent à LLEE de Fribourg. L’esplanade inférieure de Motte-Châtel resta la propriété d’une ramification de la branche aînée des Estavayer qui ne sont plus coseigneurs d’Estavayer mais seigneurs de Rueyres-les-Prés, un village situé à l’est du ressort, et de Villargiroud, dans la Glâne fribourgeoise. En 1487, Isabelle d’Estavayer apporte la maison et le titre de seigneur de Rueyres en dot à 11

AE, parch., XV, no 31, 30 nov. 1405 : unum casale situm infra villam Staviaci supra moctam de Chastel. 12 AST, Corte, BV, m. 18, Estavayer n° 19, février 1304.

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LRD97/R4307. L’analyse archéologique de cet ensemble a été réalisée et publiée par G.  Bourgarel, La maison des Sires d’Estavayer, impasse Motte-Châtel 8, dans Bulletin monumental, t. 159-II, 2001, p. 175-179.

stratégies son mari Bernard de Gléresse14. Celui-ci donne un nouveau lustre à la maison de Motte-Châtel en reconstruisant vers 1527 le portail d’entrée qui est inséré dans une sorte de tour-porte à l’étage de laquelle se trouve une salle dévolue au châtelain en charge des ­administrés de ces deux villages (une petite vingtaine de feux au total) 15. Les deux maisons de ­l’esplanade sont remaniées au profit d’une vaste résidence, toujours existante aujourd’hui, mais qui, à l’intérieur, n’a conservé que sa ­c uisine, dotée d’une ample ­c heminée monumentale. Cet ensemble se complétait d’une grange, à l’est de l’entrée, attestée en 1432, démolie en 166016.

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4. La « maison des Sires », soit ce qu’il subsiste de la résidence de la branche aînée des coseigneurs d’Estavayer, quatre fois plus volumineuse à la fin du XVIe siècle. Les fenêtres étroites, flanquant la grande baie protégée par une belle grille des ­années 1520, éclairaient un cellier sous l’aula de 1330.

5. Humbert le Bâtard Après sa croisade contre les Turcs dont il est resté captif de 1396 à 1402, Humbert le Bâtard se vit généreusement doté d’un apanage dans les marches septentrionales du Pays de Vaud par son demi-frère, le jeune comte Amédée VIII de Savoie, respectant ainsi la volonté paternelle d’Amédée VII17.   À la suite du duel judiciaire de Bourg-en-Bresse de 1397 où Gérard d’Estavayer-Cugy (arrière-petit-fils de Renaud V) avait ­proprement exécuté le vieil Othon III de Grandson, faussement accusé d’avoir empoisonné le comte Amédée VII, Humbert se trouvait déjà au bénéfice des revenus des châtellenies de Cudrefin et de Grandcour ­confisquées au malheureux Othon et administrées par ce même Gérard d’Estavayer. Dès 1403, les châteaux de Romont et de Morat lui sont ­réservés pour sa résidence.  À proximité du second, on a retrouvé 14

MGS, p. 261. D’après l’analyse dendrochronologique du plafond à solives moulurées de la salle ­aménagée au-dessus du portail (Ref. LRD10/R6325). 16 AE, 0142, Mc17, 1660, f. 9, 4.3.1660. 17 E. Cornaz, Humbert le Bâtard de Savoie ­(1377-1443), Lausanne, 1946, dans MDR, III/2, 15

p. 305-391, avec une Note sur ses armoiries par D.  Galbreath (Cornaz 1946).  A. de Riedmatten, Humbert le Bâtard, un prince aux marches de la Savoie (1377-1443), Lausanne, 2004, CLHM 35 (Riedmatten 2004).

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r­ écemment un grelot de faucon timbré de ses armes et de sa devise. Impossible en tout cas de résider à Grandcour et Cudrefin où les Savoie avaient fait détruire les châteaux d’Othon, tout de suite après le duel, en signe d’infamie18. Cet apanage - de nature viagère - s’amplifia peu à peu et Humbert put disposer d’un dense réseau de châteaux pour lui et sa suite (fig. 5). S’il n’a été qu’usufruitier des châteaux savoyards, sièges des châtellenies mises à son bénéfice, Humbert s’aménagea des résidences plus « personnelles » en se portant acquéreur de biens immobiliers, les transformant, construisant même de nouveaux édifices. S’il délaissa Grandcour et Cudrefin, les villes de celui qu’il considérait comme le meurtrier de son père, il se fit construire à proximité de Cudrefin, après 1427, une agréable résidence19 près de l’église de Montet qu’il favorise particulièrement en la faisant agrandir. L’entreprise est partagée par le curé Jacques Tissot, chanoine de Lausanne, qui y installa sa cure. Hormis une cheminée monumentale à l’intérieur, deux baies à remplage aveugle conservées dans une des façades et surtout la porte timbrée aux armes d’Humbert, on ne connaît pratiquement rien des dispositions originales de cette grande maison de 17 m × 19 m, très transformée par la suite. Au sud de la cure, une grange, maintenant disparue, abritait les dîmes du curé et du seigneur 20. Indéniablement, Estavayer-le-Lac a été très tôt un lieu de séjour privilégié quand bien même Humbert n’a disposé d’aucun droit seigneurial en ce lieu avant 1421 lorsque le duc Amédée VIII lui remit la coseigneurie du château de Savoie. Dès lors, Humbert s’engagea beaucoup en faveur de la ville, même s’il eut à gérer diverses résistances contre l’autorité savoyarde. Le compte du gouverneur de la ville pour l’année 1455 mentionne Humbert « de bonne mémoire »21. Au même titre que les autres coseigneurs, soit Anselme d’Estavayer pour Chenaux, Hugonin et Louis pour la branche ainée résidant à la maison des Sires (3), Humbert siégea au Conseil de la ville. Il s’impliqua fortement à faire respecter les droits d’Estavayer face à Jean de Neuchâtel qui venait de racheter en 1433 à Pierre d’Estavayer la seigneurie de Gorgier, ­auparavant entre les mains de la lignée de Chenaux22. 18 M. Grandjean et al., Cudrefin de la ville neuve savoyarde aux campagnes du XIXe siècle, urbanisme, architecture, artisanat, Hauterive, 2000, p. 27-28. 19 Un séjour d’Humbert et de sa cour est attesté du 3 au 5 juin 1414 (AST, SR, Inv 16,Trésorerie générale, reg. 60, 1413-1414, fol 206r) :  “a l’hostel de messire Humbert” que nous identifions ­volontiers à la cure. Cité par Riedmatten 2004, p. 35.

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20 M. Fontannaz, Les cures vaudoises, Lausanne, 1986, p. 24-25. 21 AE, 0078, CG 17, 1455, f. 19. 22 J.-Ph. Grangier, Annales d’Estavayer, éditées par E. Grangier et F Brülhart, Estavayer, 1905, p. 177, 181-185.

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Cerlier 1397-1406

NEUCHATEL Cudrefin 1403-1443 Montet

Morat résidence 1403-1410 Gorgier

Portalban

Vaumarcus

St.Aubin

Grandcour 1403-1443 1 Chenaux 1432-1443 2 3

Estavayer 1421-1443 Font

Russy

FRIBOURG

ye

Payerne

Montagny 1406-1443

Bro La

YVERDON

Dompierre

6

7 8 9 1011 12 13

Domdidier

4

5

Cugy

La Molière 1410-1443

Vallon

Trey

Combremont

Romont 1439-1443 résidence 1403-1410 Châtelard L'apanage d'Humbert le Bâtard Siège de châtellenie / château

Corbières 1406-1443 Valsainte

Autres " droits / revenus " Châteaux dans la mouvance des Estavayer

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5. L’apanage d’Humbert le Bâtard, 1403-1443. Zone grise : le ressort d’Estavayer-le-Lac, avec les villages de 1) Forel, 2) Vernay, 3) Autavaux, 4) Rueyresles-Prés, 5) Montbrelloz, 6) Morens, 7) Sévaz, 8) Bussy, 9) Lully, 10) Frasses, 11) Montet, 12) Aumont, 13) Franex (SBC-Fribourg, Frédéric Arnaud).

En effet, les villages de cette seigneurie faisaient également partie du ressort et devaient contribuer à l’entretien des murailles, ce que Jean de Neuchâtel contestait. Avec Humbert, la ville disposait d’un relais bien utile auprès de la cour de Savoie pour la sauvegarde de ses intérêts23. Les comptes de sa Maisnie, soit de sa Maison, couvrant la période du 13 avril 1432 au 4 juin 1434, permettent de suivre avec précision et continuité l’ « itinérance » 23

Les comptes de ville attestent de très nombreux déplacements des Conseillers d’Estavayer auprès d’Humbert le Bâtard au sujet de cette affaire lorsque ce dernier réside à Thonon ou se

trouve dans l’entourage ducal (AE, 0075, CG 4, 10.12.1433-21.1.1435 ; CG 5, 21.1.143525.4.1436).

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d’Humbert24. Lorsque ce dernier se trouve dans son apanage, c’est bien à Estavayer qu’il fait de longs séjours. Les déplacements dans les autres lieux sont rares et il n’y passe pratiquement jamais deux nuits consécutives. Devenu comte de Romont en 1440, il n’y est attesté qu’une seule fois, cette année-là justement25. 5a. La propriété du quartier de Chavannes Avant de prendre possession des châteaux, Humbert le Bâtard s’est installé dans le quartier de Chavannes. Il se porta acquéreur d’une maison (fig. 6, n° 4) qui fut le noyau d’une grande propriété urbaine agrandie par acquisitions et constructions successives pour trouver sa pleine expansion après 1421 (fig. 1, n° 7, liséré rouge). La façade sur rue de cette maison montre ses armes, taillées dans un bloc de calcaire jaune, insérée après coup dans le parement de molasse appareillée primitif. Contre ce premier bâtiment vient s’accoler au nord-est un autre édifice (fig. 6, n° 5). Au-dessus d’une ample porte cochère qui devait donner accès à la cour arrière et aux dépendances, la façade est ajourée de deux fenêtres en triplet en appareil de calcaire jaune lié à l’appareil environnant en molasse (fig. 7). Dans l’un des remplages aveugles a été sculpté le rameau de plantain qui accompagne généralement les armes ­d ’Humbert que l’on retrouve ici, martelées, au-dessus de la clef de voûte de la porte cochère. Aucun document écrit n’atteste cette acquisition puis cette nouvelle construction. Cette dernière a été conçue dès 1406 d’après l’analyse dendrochronologique des bois liés aux structures ­primitives26. C’est dans l’étage de ces deux maisons qu’il faut situer l’appartement d’Humbert. On y accédait non pas par la porte et l’escalier actuels, plus tardifs, mais par des galeries accrochées contre les façades arrière sur cour. Malgré qu’il pût disposer du château de Savoie dès 1421, Humbert n’abandonna pas cette propriété urbaine, au contraire. Son apanage et ses revenus s’étoffant, Humbert investit davantage dans cette maison. Nous imaginons qu’il s’est alors porté acquéreur des quatre maisons (fig. 6, nos 1a, 1b, 2, 3) voisines au sud, trois de celles-ci attestées dès 1315. En 1421 précisément27, il reconstruit intégralement la maison 3 pour y aménager à l’étage une grande salle à cheminée dont les montants sont encore conservés. La maison centrale 2 est dévolue à un de ses 24 Compte conservé aux Archives départementales de Savoie à Chambéry (C632), intégralement publié par Riedmatten, p. 221-412. 25 Itinérance établie par Riedmatten 2004, p. 501-514, de 1420 à 1443.

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Ref. LRD08/R6170. Selon une datation dendrochronologique des bois de la charpente, remaniée plus tardivement (LRD08/R6170).

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6. Résidence d’Humbert le Bâtard dans le quartier des Chavannes. Chronologie relative des divers corps de logis (SBC-Fribourg,Yves Eigenmann).

proches, le prêtre staviacois Jean Cantin, qui assure l’intendance de son hôtel. C’est ce dernier d’ailleurs qui a tenu et rédigé le compte de la Maisnie évoqué plus haut. L’étage des maisons 1a et 1b reçut une vaste cuisine28. En 1422, Humbert acquiert une place au nord de l’ensemble habité, ce qui lui permet d’agrandir vers l’est son jardin, développant ainsi l’espace dévolu aux dépendances (four, grange, étable) appuyées contre l’enceinte primitive du début du XIVe siècle ayant fermé le quartier des Chavannes. 5b. La maison de la Grand-Rue Fin mars 1423, Bonne Banquetaz et Nicolete de Faucigny firent don à Humbert le Bâtard de leur « chesal » situé dans la Grand Rue au sud de Motte-Châtel (fig. 1 parcelle rouge). Humbert reconstruit cette parcelle, alors probablement vide, en 1427 d’après une analyse dendrochronologique menée sur un solivage lié aux structures les plus anciennes de la maison 29. Ses armoiries, au-dessus de la porte à l’ori-

28 Sur le plan archéologique, l’existence de cette cuisine n’est pas prouvée car personne n’a eu loisir d’examiner les structures anciennes lors des travaux de transformation menés ces dernières décennies. Elle est connue par des ­reconnaissances du XVIe siècle dont le recoupement permet d’en

connaître l’étendue, dans les deux maisons médiévales 1a et 1b donnant sur la rue du Musée (en particulier AEF, Grosse Estavayer no 72, 1579, f. 8v). 29 Ref. LRD05/R5556.

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7. Résidence d’Humbert le Bâtard dans le quartier de Chavannes, façades orientales des corps de logis 4 et 5.

gine en plein-cintre au milieu de la façade principale, ne sont pas un ajout tardif mais ont bien été insérées lors de ce chantier 30 . Typologiquement, cette maison devait ressembler à la cure de Cudrefin, soit avec un corridor à peu près central donnant sur un escalier à vis placé à l’opposé de la porte. Ce parti, nécessitant ­d avantage d’espace qu’un simple chesal en lanière, sera repris dans les décennies suivantes par les familles bourgeoises socialement les plus élevées d’Estavayer, soit les Pontherose (Grand-Rue 48, 1441), les Catellan (Grand-Rue 11, 1452), et les Griset-de-Forel (Rue de Forel 6, 1469). En 1433, Humbert n’est déjà plus propriétaire de cette ­m aison car c’est Humbert Pluma qui la reconnaît au coseigneur ­d ’Estavayer-Chenaux 31. Humbert l’a assurément revendue pour ­rassembler la somme nécessaire à l’achat du château de Chenaux, belle occasion qui se présente à lui début 1432. 5c. Le château de Chenaux sous Humbert le Bâtard Dès le tarissement des revenus anglais à la mort de Pierre ­d’Estavayer-Chenaux vers 1316, le château de Chenaux fut ­manifestement 30 Analyse de la façade conduite en 2005 par Gilles Bourgarel et Christian Kündig publiée dans G. Bourgarel et D. de Raemy, Les coseigneurs d’Estavayer-le-Lac et leurs demeures au XV e siècle, de la maison bourgeoise au château, dans

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A-Z, balade archéologique en terre fribourgeoise, Fribourg, 2005, p. 58-69. 31 AEF, Grosse Estavayer no 120/II, f. 20, 11.1.1433.

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une charge trop lourde à l’aune des possibilités financières de ses successeurs. Dans les années 1360, son petit-fils Pierre remit les revenus de la seigneurie au comte de Savoie, qui se chargea de l’entretien de l’édifice qualifié alors de « maison ». La résidence de Pierre comportait une chapelle, une grande chambre et une pièce chauffée (poêle)32, ces espaces concentrés dans l’angle nord de l’édifice33. Le reste devait être en mauvais état. Guillaume d’Estavayer-Chenaux, un fils de Pierre, bailli de Vaud en 1393-1395, bien introduit à la cour de Savoie, très investi dans les campagnes militaires du comte en Piémont34, put récupérer les revenus de sa coseigneurie avec le soutien de Guillaume de Grandson, mais parvint à faire renforcer le château aux frais des Savoie, lorsqu’il fallut le mettre en état de défense contre les écorcheurs avec la construction en 1377-79 de bretèches et de hourds35.   À son décès, sa veuve, Nicole Boneta de Sallins, céda en 1399 à nouveau temporairement Chenaux aux Savoie, à charge pour ces derniers d’entretenir le château mais apparemment rien ne fut entrepris36. En 1403, le château était inhabitable et Nicole Boneta obtint un nouvel arrangement, soit qu’elle et son fils Anselme récupérassent les revenus de Chenaux pour effectuer les réparations nécessaires37. Cet arrangement fut tenu car les comptes savoyards des années suivantes n’attestent plus de la gestion de la coseigneurie de Chenaux. La réhabilitation de l’édifice dut faire long feu car, le 30 janvier 1432, Anselme vendit une nouvelle fois la coseigneurie à Humbert le Bâtard avec clause de rachat et surtout avec l’obligation pour ce dernier d’effectuer pour 2000 florins de travaux38. 32

AST, SR, Inv. 70, fol. 69, cc. Estavayer, m.1, rot. 4, 1363-65: in operibus domus dicti Petri de Estavaye… pro camera magna dicte domus, capella et pelii eiusdem domus recoperiendis… 33 Voir notre étude de la morphologie de ce château: D. de Raemy et alii, Châteaux, donjons et grandes tours dans les Etats de Savoie (12301330), un modèle: le château d’Yverdon, Lausanne, 2004, p. 204-210. 34 Son engagement dans les campagnes du Piémont est attesté par plusieurs paiements des Trésoriers Généraux de Savoie, notamment AST, SR, Inv. 16, TGS, vol. 39, 24.12.139124.12.1392, f. 93. Guillaume d’Estavayer était bien introduit à la cour de Savoie puisqu’il se voit confier une ambassade à Avignon (AST, SR, Inv. 38, fol. 21, compte de l’hôtel de Bonne de Bourbon, vol. 14, 17.08.1390-06.11.1392, f.  156v-162). Pourtant proche d’Othon de

Grandson, on peut imaginer qu’il a pu jouer un rôle dans le choix de Gérard d’Estavayer, son cousin, pour le duel judiciaire de Bourg-enBresse. Sur ce personnage voir Cl. Berguerand, Le duel d’Othon de Grandson (1397), mort d’un chevalier-poète vaudois à la fin du Moyen Âge, Lausanne, 2008 (CLH M 45), p. 12-13 et 17. 35 AST, SR, Inv. 71, fol. 51, m. 2, c. Antoine Champion, 25.6.1377-31.3.1379 : peau 5/ à mossieur Guillaume de Estavayer pour les bertraches de la mayson…, 30fl. 36 Les comptes de la châtellenie savoyarde d’Estavayer n’ont pas été conservés pour cette période 1399-1403. 37 AST, BV, m. 20, Estavayer no 43, 30 août 1403. 38 AST, Corte, BV, m. 20, Estavayer no 69, 30 janvier 1432. Document publié par Cornaz 1946, p. 348-358.

89

daniel

de

raemy

8. Château de Chenaux. Vue aérienne depuis le nord-ouest.

Saisissant l’occasion de disposer enfin d’une résidence personnelle à la hauteur de son rang et de ses ambitions, Humbert le Bâtard ouvrit aussitôt un grand chantier. Les travaux, biens connus39, ont ­essentiellement porté sur le renforcement défensif de l’édifice. Après des réparations d’urgence aux toitures pour ­maintenir les murailles hors d’eau et avec une importante participation financière de la ville, Humbert tire parti des vastes fossés qu’il élargit encore pour y construire entre 1433 et 1436 une seconde enceinte périphérique, soit des braies. Il fit venir plusieurs maîtres maçons-caronniers piémontais, qui furent chargés de dresser, entre 1436 et 1442, trois fortes et hautes tours circulaires en brique sur les angles de cette enceinte ; seules les deux tours côté lac, dominant la falaise, ont été finalement réalisées (fig. 8). Entourée d’une chemise qui prolonge ces braies, la grande tour des années 1290 commande un ­puissant châtelet qu’Humbert fit ­également construire au-delà du fossé et ostensiblement tourné contre la ville. Cette magnifique carapace, impressionnante, digne du demi-frère du duc Amédée VIII qui devint le pape Félix V, n’est finalement restée qu’une coquille vide, car Humbert n’a finalement rien entrepris pour l’aménagement intérieur du château. Il n’y a sûrement jamais résidé car sa mort en 1443 est intervenue trop tôt pour parachever l’œuvre. Humbert, à l’instar des autres coseigneurs d’Estavayer, a dû se contenter 39

M. Grandjean, Un jalon essentiel de l’architecture de brique piémontaise : l’œuvre d’Humbert le Bâtard au château de Cheneau à Estavayer (1433-

90

1443), dans A. Paravicini Bagliani et J.-F. Poudret (éd.), La Maison de Savoie et le Pays de Vaud, Lausanne 1989, p. 163-180, ici p. 165.

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résidentielles et défensives

jusqu’à la fin de sa vie de la résidence urbaine du quartier de Chavannes. L’état inachevé des travaux est attesté par la visite du maître des œuvres du duc Louis de Savoie en 1448, venu inspecter le château de Chenaux, à nouveau sous contrôle ducal, avant que le fils d’Anselme, Jacques d’Estavayer, ne fit prévaloir son droit de rachat en 1454. Aymonet Corniaux déclare : « lou maisonnament dudit chastel par dedant ledit chastel, les couvertures, les travessons, lesquelles sunt de tot en tot ­destruites et par le vivant dudit monseigneur le comte de Romont ja estoient tornees à mal et sunt destruites pour manière quel nullement on y pout faire reparation sinon que en les refir (refaisant) tout neux »40. L’état de délabrement du corps de logis voisin ne permettant plus l’accès à la porte haute de la grande tour, Corniaux fit construire un escalier dans la petite cour du puits, contre le mur qui séparait cette dernière (au pied de la grande tour) de la cour principale. 6. Conclusions À l’exception du château de Chenaux, qui a pu, très temporairement, bénéficier de financements exceptionnels et extérieurs à la seigneurie banale dont il était le centre, la partition du domaine des Estavayer en trois coseigneuries n’a plus permis à chacun des coseigneurs l’entretien d’une résidence fortifiée, assurant l’ascendant de leur propriétaire sur leur population sujette, tout en l’isolant d’elle. À l’instar de leurs maisons qui se sont fondues dans le tissu urbain d’Estavayer-le-Lac, les coseigneurs d’Estavayer sont rentrés dans le rang. Ils siègent au Conseil de la ville et, face aux Savoie, aux Neuchâtel et à la ville de Fribourg à l’influence croissante, défendent les intérêts de leurs sujets. À mainte reprise, les archives de la ville évoquent leurs divers coseigneurs « d’heureuse mémoire ». Si l’on excepte l’action personnelle d’Humbert le Bâtard à Chenaux, les travaux de fortification ont été pour l’essentiel le fait de la seule communauté urbaine, exprimée dans ses murs de ville, régulièrement renforcés et dotés de nouvelles tours durant le XVe siècle (par sa massivité, la tour des Dominicaines, de 1440-1460, en impose assurément davantage que celle du château de Savoie). Sur le plan résidentiel, Humbert le Bâtard lui-même a dû se contenter, à Estavayer-le-Lac, d’une maison restée modeste.

40

AST, SR, Inv. 70, fol. 69, cc. Estavayer, m. 9, 26.1.1449-26.1.1451.

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Jean-François Nieus FRS-FNRS, Facultés universitaires de Namur Le château au cœur du réseau vassalique. À propos des services de garde aux xii e -xiii e siècles

Élément essentiel de la logistique militaire de tout château, facette importante de la vie nobiliaire et des relations au sein de l’aristocratie durant le Moyen Âge central, les services militaires de garde ou « estage » (lat. custodia, stagium) restent cependant fort mal connus, tant dans leurs principes d’organisation que dans les modalités concrètes de leur fonctionnement1. La faute en incombe avant tout aux défaillances de la documentation : le silence bien compréhensible des sources ecclésiastiques n’est guère compensé par les archives princières censées prendre le relais après 1200, qui livrent parfois de sèches listes de noms et de durées de service, mais jamais de quoi restituer véritablement un système de garnison. Du coup, le sujet n’a été abordé que de façon très occasionnelle, hormis en Grande-Bretagne où les riches archives de l’administration royale offrent de meilleures ­perspectives2 . Rappelons que les services de garde s’inscrivent dans le cadre féodal 3: l’obligation faite au vassal, en contrepartie de son fief, de résider au château de son seigneur pour en assurer la protection est 1

On soulignera, pour s’en tenir à ces deux exemples, le peu de place que la question occupe dans l’ouvrage classique, par ailleurs excellent, de G. Fournier, Le château dans la France médiévale. Essai de sociologie monumentale, Paris, 1978 (Collection historique), ou encore dans la synthèse posthume d’A. Debord, Aristocratie et pouvoir. Le rôle du château dans la France médiévale, éd. préparée par A. Bazzana et J.-M. Poisson, Paris, 2000 (Espaces médiévaux). 2 Voir le rapide bilan historiographique dressé par R. Lilliard, Introduction, dans AngloNorman castles, éd. id., Woodbridge, 2003, p. 1-21, ici p. 17-18. Aux travaux de J.H.

Round, S. Painter, W.C. Hollister, F. Suppe et J.S. Moore cités dans ce survol, il convient d’ajouter l’article de M. Prestwich, The garrisoning of English medieval castles, dans The Normans and their adversaries at war. Essays in memory of C. Warren Hollister, éd. R.P. Abels et B.S. Bachrach, Woodbridge, 2001, p. 185-200. 3 Les garnisons soldées, qui deviendront prépondérantes au bas Moyen Âge, n’entrent pas dans le cadre de cette contribution. À leur propos, on lira notamment A. Salamagne, Les garnisons des villes et châteaux dans le Nord de la France aux XIVe et XVe siècles, dans Revue du Nord, t. 83, 2001, p. 707-729, surtout p. 707-711.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 93-108.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100041

jean-françois nieus un aspect de l’auxilium 4. Beaucoup moins généralisée que la participation à l’ost, cette obligation pèse sur certains bénéfices qui lui sont spécialement affectés (on parle de « fiefs de garde », ou de « Burglehen » en allemand), et ne concerne donc qu’une partie du réseau vassalique du seigneur châtelain. On observe d’ailleurs chez les chevaliers les plus impliqués dans la garde des châteaux une tendance à se démarquer du reste des vassaux, jusqu’à former ici et là, dans les régions situées entre Somme et Meuse, des groupes institutionnalisés de « pairs du château »5. La question du statut de ces chevaliers  – les milites castri des textes du XIe siècle – a bien été discutée, elle, en marge des débats sur les origines de la chevalerie et plus globalement sur la « mutation féodale » : hommes d’armes de condition inférieure selon des vues traditionnelles, ils sont au contraire perçus comme les membres d’une élite intimement associée au pouvoir châtelain par des auteurs tels que D. Barthélemy 6. Le séjour permanent au château, souvent assimilé dans l’historiographie à un état de domesticité et de dépendance matérielle persistante, serait à l’inverse une marque d’appartenance au groupe privilégié partageant autorité et ressources avec le châtelain. Mais pour bien faire, la réflexion sur le profil sociologique des gardiens de château et leur rôle dans les structures de domination après l’an mil devrait s’accompagner d’une meilleure connaissance des conditions pratiques de leur activité dans la sphère castrale. Quid de la longueur et de la fréquence des séjours au château ? Du nombre des vassaux impliqués ? De l’accompagnement de ceux-ci (famille, chevaliers et hommes d’armes, serviteurs, etc.) ? Des modalités de logement et de subsistance ? Des possibilités de remplacement, de rachat ou de suspension du service en temps de paix ? Cette dernière question revient à poser celle de l’évolution, encore mal balisée, qui conduit à l’étiolement des garnisons castrales de type féodal aux XIIe et XIIIe siècles. La durée du service de garde, préoccupation majeure des uns et des autres, est de loin l’aspect que les textes évoquent le plus facilement. Difficile de s’y retrouver, toutefois : d’un lieu et d’une époque à l’autre, le temps annoncé varie entre quelques jours et une année complète ; il 4

F.-L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité ?, 5e éd., Paris, 1982, p. 143 ; D. Heirbaut, Over heren, vazallen en graven. Het persoonlijk leenrecht in Vlaanderen, ca. 1000-1305, Bruxelles, 1997 (Algemeen Rijksarchief en Rijksarchief in de provinciën. Studia, 69), p. 220-221 ; K.-H. Spiess, Das Lehnwesen in Deutschland im hohen

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und späten Mittelalter, Idstein, 2002 (Historisches Seminar. Neue Folge, 13), p. 34-35. 5 J.-F. Nieus, Du donjon au tribunal. Les deux âges de la pairie châtelaine en France du Nord, Flandre et Lotharingie ( fin XIe-XIIIe siècle), dans Le Moyen Âge, t. 112, 2006, p. 9-41 et 307-336. 6 Voir ibid., p. 313-314, pour un état de la question.

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château au cœur du réseau vassalique

se décline généralement en mois ou en semaines, mais parfois aussi en nombre rond de journées – ainsi les 40 jours traditionnels de la coutume féodale. Au demeurant, la périodicité des prestations et leur articulation en système de garnison ressortent très mal des documents. Dans un effort de synthèse pionnier, fondé sur un riche corpus de mentions, P. Guilhiermoz voyait l’« estage » permanent au château comme la forme originelle du service, qui aurait été peu à peu aménagée au XIIe siècle, n’étant plus effectuée que sur convocation expresse du seigneur ; il lui opposait la « garde », jugée moins ancienne, et entendue comme un service temporaire de longueur variable - car négociée au cas par cas - presté uniquement en temps de guerre7. Toutefois, les postulats sur lesquels repose ce modèle sont en grande partie erronés. P. Guilhiermoz est passé à côté de la distinction majeure entre deux systèmes de garnison principaux, que des historiens plus proches de nous, É. Bournazel et J.-P. Poly, ont pu caractériser sommairement au départ d’indications éparses glanées dans les monographies régionales du XXe siècle8. Le premier consiste à « diviser le temps », c’est-à-dire à instaurer un roulement entre plusieurs équipes de gardiens qui se relaient au château durant ­l’année. L’autre possibilité, selon les mots des mêmes auteurs, est de « répartir l’espace fortifié entre les différents lignages de chevaliers ». Ils ont à l’esprit des exemples méridionaux, tels celui de Carcassonne où chaque tour de la forteresse avait son gardien attitré. En réalité, cette seconde formule n’est qu’une traduction dans la topographie castrale de ce qui correspond, en termes temporels, à un service permanent effectué par une seule équipe de chevaliers résidant au ­château. Dans cette contribution, je me livrerai à un examen approfondi de deux exemples documentés de façon exceptionnellement précise, qui permettent de voir fonctionner les deux grands modèles de garnison identifiés par É. Bournazel et J.-P. Poly, et de rencontrer quelquesunes des questions que ceux-ci soulèvent. Ces deux dossiers privilégiés concernent des fortifications situées respectivement en Picardie (Picquigny) et dans les Ardennes belges (Logne). Ils ne sont pas ­totalement inconnus des historiens - on les trouve signalés en note de bas de page dans La mutation féodale 9 -, mais n’ont pas encore été étudiés de près.

7 P. Guilhiermoz, Essai sur l’origine de la noblesse

en France au Moyen Âge, Paris, 1902, p. 300-308. 8 J.-P. Poly et É. Bournazel, La mutation féodale, Xe-XIIe siècles, 3e éd., Paris, 2004 (Nouvelle Clio. L’histoire et ses problèmes), p. 26-27.

9

Ibid., p. 26, note 4. Ils sont cités par travaux interposés, pour illustrer la possibilité de ­renforcer les garnisons à l’aide de supplétifs occasionnels ; en réalité, ils ne témoignent pas, ou peu, de cette pratique.

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jean-françois nieus Garnisons « tournantes » : le cas de Logne (Ardennes) Pour illustrer le système dans lequel plusieurs groupes de chevaliers se relaient au château, J.-P. Poly et É. Bournazel font état d’un seul exemple bien connu, celui de Vendôme au seuil du XIe siècle : des « coutumes » rédigées vers 1040 montrent qu’au temps du comte Bouchard Ier († 1007), celui-ci assumait lui-même la garde de son château de Vendôme durant la belle saison, tandis que ses vassaux les plus importants le suppléaient chacun un mois pendant l’autre moitié de l’année10. Ces estages d’un mois à période fixe, prestés en échange de fiefs dûment énumérés dans le document, semblent avoir constitué le cœur de l’organisation féodale naissante du Vendômois. On ignore cependant si ce type de garnison « tournante » était courant à l’époque, et si le fait qu’on ne le rencontre plus guère aux XIIe-XIIIe siècles (à Vendôme, il a disparu avant le XIVe siècle) doit conduire à le regarder comme caractéristique de la haute époque. Une autre attestation de ce système, à Logne dans les Ardennes, mérite donc toute notre attention. Le château de Logne, érigé sur un promontoire au confluent de l’Ourthe et de la Lembrée, était une possession de l’abbaye de Stavelot depuis le haut Moyen Âge : nous nous trouvons donc devant le cas un peu particulier d’une forteresse monastique. Son histoire s’écrit pourtant en pointillés. Lieu de refuge pour les moines chassés par les Normands à la fin du IXe siècle, objet de la convoitise d’un comte lotharingien au milieu du Xe siècle, le castellum ne sort vraiment de l’ombre qu’en 1138, lorsqu’il est reconstruit et flanqué d’un bourg doté de privilèges sous les auspices de l’abbé Wibald11. Un petit miracle documentaire s’est néanmoins produit quelques décennies plus tôt : les moines ont rédigé une description détaillée du système de garde en vigueur dans leur place forte, qu’ils ont ensuite recopiée au début d’un antique manuscrit patristique de leur bibliothèque12. Datable 10 Éd. Ch.  Bourel de la Roncière, Eudes de Saint-

Maur.Vie de Bouchard le vénérable, comte de Vendôme, de Corbeil, de Melun et de Paris (Xe et XIe siècles), Paris, 1892 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire, 13), p. 33-38. Étude approfondie par D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme, de l’an mil au XIV e siècle, Paris, 1993, p. 102-103 et 301-312. 11 Voir en dernier lieu Ph. Mignot, Le peuplement médiéval au sud de la Meuse. Le cas de Logne, dans Mélanges d’archéologie médiévale. Liber amicorum en hommage à André Matthys, éd. D. Sarlet et al., Wavre, 2006 (Les cahiers de l’urbanisme,

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­ ors-série), p. 140-155, ici p. 149-150. Logne : h Belgique, prov. Liège, arr. Huy, comm. Ferrières. 12 Averbode, Abdij der Norbertijnen, Afdeling Archief, Sectie IV, ms. 44 (exemplaire du commentaire de Cassiodore sur les psaumes, fin Xe siècle), f° 1 r°. Éd. J. Halkin et C.-G. Roland, Recueil des chartes de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, t. 1, Bruxelles, 1909 (Publications de la Commission royale d’histoire. Série in-4°, 36), p. 531-533, n° 286. Le texte présente une écriture du XII e siècle. Je remercie le Père H. Janssens, Archiviste d’Averbode, de m’avoir procuré une photographie de ce document.

le

château au cœur du réseau vassalique

du premier quart du XIIe siècle13, cet organigramme donne pour chaque mois de l’année les noms des individus responsables de la garnison, en indiquant aussi le nombre d’hommes qui doivent les accompagner et les biens qui constituent leur rétribution. On peut penser que l’organisation décrite avait été mise en place, ou en tout cas sérieusement révisée, dans la seconde moitié du XIe siècle, à la suite d’une première restauration du château14. Je ne m’attarderai pas sur la situation socio-juridique des gardiens principaux (des aristocrates voisins des domaines de l’abbaye, mais globalement étrangers à la ministérialité du monastère), ni sur la nature des biens qui leur ont été cédés comme fiefs de garde (églises, villae et fioda divers, reflétant peut-être des strates successives de l’assise matérielle du service militaire), déjà analysées par E. Linck15, pour me concentrer sur le régime de garde lui-même. Douze équipes différentes se succèdent à Logne au cours de l’année pour assurer la garnison durant le mois qui leur a été assigné (tabl. 1, col. 2). La durée du service individuel recouvre soit le mois complet, soit seulement la moitié du mois, ce qui suppose un roulement de deux escouades sur la période. L’effectif mensuel moyen est exactement de 17,6 hommes. Les gardiens en titre, ceux qui sont identifiés nominalement dans l’organigramme et qu’un diplôme de 1137 désigne comme les casati de Logne16, ne sont guère plus de deux, trois ou quatre au château pendant le mois (tabl. 1, col. 4 : conversion en « équivalents temps plein »). Le nombre d’accompagnants que chacun d’entre eux doit fournir varie considérablement, mais l’effectif moyen de ces viri - c’est leur seule appellation dans le texte - avoisine clairement la douzaine (tabl. 1, col. 6). Sans doute avait-on constitué à l’origine des groupes incluant deux à quatre gardiens et douze hommes d’armes, restés inchangés dans le cas des mois de mars, avril, juillet et décembre, mais pour le reste modifiés au fil du temps17. 13 J. Halkin et C.-G. Roland (ibid.) indiquent « vers 1104 », mais une fourchette 1103-1124 me semble plus prudente, en prenant comme repères la restitution de l ’ég l ise de Bra-­lez-Chevron par Anselme de Bra (1103 : ibid., p. 271, n° 133) et la réattribution de celle-ci à son beau-fils (1124 : ibid., p. 289-291, n° 143). 14 La charte de 1124 évoquée à la note ­précédente signale que l’église de Bra avait été donnée en fief de garde à Albéric de Bra ­postquam Longia castellum ecclesie (= Stabulensis) munitum est (ibid., p. 289, n° 143). Ce n’était pas une réattribution du fief, car l’église avait été directement prélevée sur la mense conventuelle (ibid., p. 271, n° 133). Albéric de Bra vivait en 1067 (ibid., p. 237, n° 114). Son fils

Anselme a restitué l’église en 1103 (ibid., p. 271, n° 133). 15 E. Linck, Sozialer Wandel in klösterlichen Grundherrschaften des 11. bis 13. Jahrhunderts : Studien zu den familiae von Gembloux, StabloMalmedy und St. Trond, Göttingen, 1979 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 57), p. 67-73. 16 J. Halkin et C.-G. Roland, Recueil des chartes . . ., p. 332, n° 163 : Castellum Longiae (. . .) cum omnibus beneficiis et casatis, qui ad custodiam ipsius castelli pertinent (. . .). 17 D’ailleurs, le document porte lui-même la trace d’aménagements, puisque ses deux dernières entrées sont manifestement des additions, dont l’une concerne le mois de juin.

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jean-françois nieus Tableau 1 : organisation de la garde à Logne (début XIIe s.) Mois

Durées prestées

Nb. de gardiens

Nb. d’hommes (viri)

brut

« temps plein »

brut

« temps plein »

Janvier

31 × 15 jours

(4)

(3,5)

26

13

Février

51 × 15 jours

(12)

(6)

40

20

Mars

16 × 1 mois

4

4

12

12

Avril

14 × 1 mois

2

2

12

12

Mai

1 × 3 j., 18 × 15 j., 15 × 1 m.

21

14,5

10

9,5

Juin

27 × 15 jours

9

4,5

18

9

Juillet

15 × 1 mois

3

3

12

12

Août

26 × 1 mois

4

4

22

22

Septembre

10 × 7 j., 15 × 3 sem.

6

3

24

12

Octobre

7 × 15 j., 13 × 1 m.

2

1,5

18

15

Novembre

29 × 15 jours

5

2,5

24

12

Décembre

14 × 1 mois

2

2

12

12

Total

74

230

Moyenne mensuelle

4,2

13,4

Source : J. Halkin et C.-G. Roland, Recueil des chartes . . ., p. 531-533, n° 286.

Les moines de Stavelot avaient installé à la tête de cette garnison un lignage de ministériaux portant le nom de Logne, dont les membres apparaissent dans les actes de la première moitié du XIIe siècle avec le titre de châtelains18. Ces châtelains eurent sans doute fort à faire pour gérer les allées et venues des quelque 304 personnes qui, d’après l’organigramme (lequel ne tient pas compte de leur suite éventuelle : épouses, serviteurs, etc. !), étaient toutes censées contribuer à la protection de la forteresse stavelotaine – et ce souvent au prix d’un long trajet, puisque l’aire de recrutement des gardiens et de leurs adjuvants recouvre celle des principaux domaines de l’abbaye, pour beaucoup éloignés de 50, 60 ou 70 kilomètres à vol d’oiseau de Logne19. On peut penser que, du point 18

À leur propos, voir F.-L. Ganshof, Étude sur les ministeriales en Flandre et en Lotharingie, Bruxelles, 1926 (Académie royale de Belgique. Classe des lettres et des sciences morales et

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politiques. Mémoires in-8°, 2 e série, 20), p. 177-181. 19 Voir le croquis sommaire établir par E. Linck, Sozialer Wandel . . ., p. 69.

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de vue des moines, le système constituait avant tout un instrument de contrôle social sur la petite aristocratie laïque implantée aux alentours de leurs domaines. Il permettait de faire entrer dans la vassalité (ou la ministérialité) du monastère un grand nombre d’individus dont on ne pouvait contrer l’influence locale, et d’entretenir efficacement ce lien de dépendance par le biais des transhumances annuelles au château de Logne, que leur nature guerrière rendait parfaitement acceptables aux yeux des intéressés. On s’interrogera en revanche sur la valeur militaire de ce mode de garnison. Des rotations constantes – tous les quinze jours à certains moments de l’année – et un recrutement par trop extensif le rendaient certainement fragile, voire inopérant en période de troubles. Bien sûr, Logne et son système de défense s’intègrent dans une seigneurie ecclésiastique, dont la logique n’est pas celle d’une principauté ou d’une baronnie. Les bénédictins ont-ils emprunté aux usages laïques ? Si oui, dans quelle mesure les ont-ils adaptés à leurs besoins ? La parenté avec l’organisation vendômoise est indéniable, mais on évitera d’en tirer des conclusions hâtives. Garnisons permanentes : le cas de Picquigny (Picardie) Dans une note publiée à l’aube de sa carrière, Léopold Genicot donnait l’édition d’une petite charte de 1229 qui avait attiré son attention dans les archives de l’abbaye de Leffe. On y voit le noble namurois Gérard de Dave convertir des biens allodiaux en un fief tenu de Waleran de Limbourg, seigneur de Poilvache20. L’énoncé des prestations imposées au nouveau fieffé laissait le médiéviste perplexe : Gérard de Dave devient l’homme lige de Waleran pour un service de garde « d’un an et un jour » (per custodiam et residentiam per annum et diem) dans la forteresse de Poilvache, mais le document reste muet sur la fréquence avec laquelle Gérard devra remplir cette lourde obligation. « Une fois pour toutes » dans sa vie ? Chaque fois que Waleran en fera la demande ? L. Genicot préfère la première alternative, plus légère. Une troisième possibilité, celle d’un service en principe permanent à Poilvache, c’est-à-dire reconduit d’année en année, n’est même pas évoquée. Comment, en effet, imaginer un noble du XIIIe siècle astreint à vivre dans des murs autres que les siens ? C’est pourtant bien, nous allons le voir, la portée implicite du syntagme per annum et diem dans le contexte de la garde, où il apparaît fréquemment. Le silence de la charte de Gérard de Dave est en fait le reflet d’un ­consensus 20 L. Genicot, Le fief de Jassogne et le service de garde à Poilvache au XIIIe siècle, dans Namurcum, t. 15, 1938, p. 23-27.

99

jean-françois nieus sémantique ; il prouve au demeurant que l’estage à l’année restait une référence au XIIIe siècle. Naturellement, de là à affirmer que les lourds services de cette espèce étaient encore honorés sans faille, il y a un pas que nous ne franchirons pas. P. Guilhiermoz avait au moins raison sur un point : les garnisons permanentes du premier âge féodal présentent des signes de démobilisation dès le milieu du XIIe siècle. Après l’organigramme stavelotain, nous allons solliciter une autre documentation d’un genre très rare, qui permet cette fois de reconstruire une imposante garnison fondée sur une trentaine d’estages permanents, et d’en suivre les transformations d’un bout à l’autre du XIIIe siècle. Ce sont les belles archives « militaires » des seigneurs de Picquigny, déjà vues par Ch. du Cange sous l’Ancien Régime, sondées ensuite par P. Guilhiermoz et R. Fossier au siècle passé21, mais encore et toujours ­inédites, ce qui explique sans doute qu’on n’en ait jamais poussé l’étude. Les seigneurs de Picquigny, vidames (avoués) des évêques d’Amiens, comptent parmi les figures influentes de l’aristocratie picarde au Moyen Âge central. Leur puissante forteresse éponyme, qui dominait la vallée de la Somme en aval de la cité d’Amiens, était l’épicentre d’une autorité locale bien affirmée22. Le lieu est cité dès 942, mais le castrum n’est signalé pour la première fois qu’en 1066, lorsque le vidame Eustache érige la chapelle castrale en collégiale avec l’approbation des Pinconii pares – on ne sait s’il faut entendre par là les frères du vidame ou les chevaliers de la garnison déjà constitués en « pairie », mais les milites castri sont en tout cas mentionnés dans le document23. Les archives de la seigneurie, conservées aux Archives nationales à Paris, commencent à documenter cette garnison chevaleresque au sortir du XIIe siècle. Les deux pièces maîtresses en sont d’une part une liste des vassaux de Picquigny dressée entre 1192 et 1202, et d’autre part un cartulaire établi vers 1250, qui contient, outre des actes domaniaux, un ensemble de 75 aveux vassaliques récoltés par les vidames entre 1210 et 1249 ; plus tard, on a adjoint à ce recueil le fruit d’une 21

Ch. du Cange, Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, 5e éd. augm. par G.A.L. Henschel et L. Favre, t. 6, Niort, 1886, p. 147155 (art. Par), et t. 7, p. 574-583 (art. Stagium) ; P. Guilhiermoz, Essai sur l’origine de la noblesse . . ., p. 176-182 et 304-309 ; R. Fossier, La terre et les hommes en Picardie jusqu’à la fin du XIIIe siècle, t. 2, Paris-Louvain, 1968 (Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de ParisSorbonne. Série Recherches, 49), p. 669-672. 22 La seule étude sérieuse est restée inédite : Ch. de Tourtier, Les seigneurs de Picquigny,

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vidames d’Amiens, et leur famille des origines à la fin du XIV e siècle, thèse de l’École nationale des Chartes, Paris, 1954 (résumé dans les Positions des thèses, 1954, p. 135-138). Picquigny : France, dép. Somme, arr. Amiens, ch.-l. cant. 23 Concernant cette mention problématique des pairs, voir J.-F. Nieus, Du donjon au tribunal . . ., p. 32-33, note 102. L’acte est édité dans la Gallia christiana, t. 10, Paris, 1751, Preuves, col. 290291, n° IX.

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­ ouvelle campagne d’aveux (1279-1280), ainsi que des dénombrements de n la seigneurie au tout début du XIVe siècle24. Le rôle de 1192/1202, premier maillon de cette remarquable chaîne documentaire, est essentiel pour la connaissance de la garnison castrale de Picquigny. Intitulé d’origine Super militibus, il donne la liste – sans doute exhaustive – de 125 individus liés au vidame par l’hommage, en veillant le plus souvent à nommer leur fief et à préciser leurs obligations vassaliques25. Sa structure révèle que les services de garde préoccupaient ses concepteurs au premier chef, puisque les milites sont énumérés en deux groupes successifs, selon qu’ils doivent l’estage (Incipiunt staciones) ou non (De serviciis sine stacione). La prépondérance de l’estage est d’ailleurs une réalité : 76 chevaliers sur 125 (61 %) y sont astreints, pour la plupart (61 exactement) au château principal de Picquigny26. L’ordre d’énumération reflète encore une autre distinction, cette fois au sein même de l’imposante cohorte des gardiens de Picquigny : 30 d’entre eux, titulaires d’un fief qui implique de servir toute l’année, occupent le devant de la liste, tandis que les autres, prestataires d’un service sensiblement moins long (entre 7 mois et 15 jours, le plus souvent 2 mois27), sont relégués à leur suite. Là aussi, le document fait écho à une réalité tangible : un rapide calcul indique que les 30 « permanents » fournissent 80 % de la durée cumulée des services de garde. Ces hommes sont la colonne vertébrale de la garnison. Au juste, leur service se veut-il continu ? La formule utilisée dans le rôle est la suivante : I annum stacionis28. Un an d’estage dû par intermittence, comme le pensait L. Genicot, ou expression de la permanence sur une base annuelle ? Une clause générale qui clôt la liste des chevaliers affectés à 24

Paris, Archives nationales de France, R1 34 (A), dossier 3, pièce non numérotée (rôle) et R1 35 (cartulaire). J’ai édité la liste de 1192/1202 et étudié ses motifs de rédaction dans un article à paraître : J.-F. Nieus, Le Rôle des chevaliers de la seigneurie de Picquigny ( fin du XIIe siècle) : l’écrit au secours d’une société châtelaine en crise ?, dans Nouvelles sources, nouvelles questions, nouvelles méthodes dans la recherche historique (Actes du colloque organisé par le Département d’histoire de l’Université catholique de Louvain, 7-9 mai 2006), éd. F. Van Haeperen et J.-M. Yante, Louvain-la-Neuve (sous presse). Dans l’attente de la publication intégrale du cartulaire, à laquelle je me suis également attelé, le lecteur trouvera une description de sa partie ancienne dans l’étude suivante : id., Et hoc per meas litteras significo. Les débuts de la diplomatique féodale dans le nord de la France ( fin XIIe-milieu

XIII e siècle), dans Le vassal, le fief et l’écrit. Pratiques d’écriture et enjeux documentaires dans le champ de la féodalité (XIe-XVe s.). Actes de la journée d’étude organisée à Louvain-la-Neuve le 15 avril 2005, éd. id., Louvain-la-Neuve, 2007 (Publications de l’Institut d’études médiévales. Textes, études, congrès, 23), p. 71-95, ici p. 79-82. 25 Id., Le Rôle des chevaliers . . . (sous presse). 26 Ibid., n° 1-61 de l’édition. Les 15 autres chevaliers servent dans deux châteaux secondaires situés à 5 et 11 kilomètres de Picquigny, en majorité pour de courtes périodes (n° 62-76, sous les intertitres Staciones de Alliaco et Staciones de Clari). 27 Détail : 7 mois (2 fois), 6 mois (3), 4 mois (5), 3 mois (3), 2 mois (15), 1 mois (1), 15 jours (1) et un estage non quantifié. 28 Dans le tout premier article : per totum annum manere castello Pinconii.

101

jean-françois nieus Picquigny lève toute ambiguïté : Notum sit (. . .) quod omnes suprascripti annuatim proprias staciones ad iussionem vicedomini debent facere apud Pinconium. Les formulations relevées dans les chartes d’aveu de la première moitié du XIIIe siècle (tabl. 2, col. 6) confirment ce point de vue : l’indication annuatim ou singulis annis s’ajoute ici et là à l’expression ordinaire stagium per (unum) annum (parfois complétée stagium per annum et unum diem, autrement dit per plenum annum, per spacium totius anni). Selon la lettre, il s’agit donc bien pour les 30 gardiens principaux de Picquigny de vivre au château à longueur d’années. Ces gardiens sont manifestement les descendants des milites castri signalés dans la charte de 1066. L’obligation de résidence ininterrompue qui les caractérise est en tout cas très ancienne : son origine se perd dans le brouillard, mais on la devine nettement antérieure aux hommages sans service militaire dont se contentent des derniers lignages entrés dans la vassalité de Picquigny (entre le début du XIIe siècle et les années 1140 pour les ralliements les plus récents29). Ils ont été dotés de fiefs disséminés dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres du château de Picquigny, souvent à faible distance de celuici30. À l’époque de la rédaction du rôle Super militibus, ils portent d’ailleurs pour la plupart des noms toponymiques qui montrent la vigueur de leur ancrage patrimonial et lignager dans l’arrière-pays. Cet élément indique qu’à Picquigny, comme dans beaucoup d’autres lieux, le XIIe siècle a vu le groupe chevaleresque lié au château se désagréger progressivement, les milites ayant tendance à se retirer sur leurs domaines personnels pour y installer leur foyer et se transformer en seigneurs de villages31. Naturellement, ce mouvement centrifuge ne va pas sans poser problème au regard du système de garnison que nous venons de décrire : les gardiens de Picquigny ne pouvaient vivre en permanence au château de leur seigneur tout en se consacrant à l’élaboration de leur propre autorité locale. Une évolution s’est forcément produite, dans le sens de la suppression ou du moins d’un aménagement radical du service originel. Tout l’intérêt des archives des vidames est précisément de documenter cette évolution, et ce dès le milieu du XIIe siècle. Le rôle Super militibus a en effet transmis le souvenir d’un aménagement ancien du service de garde au profit d’un vassal étranger à la ­seigneurie 29

J.-F. Nieus, Le Rôle des chevaliers . . . (sous presse). 30 Voir le croquis proposé par R. Fossier, La terre et les hommes . . ., t. 2, p. 671. 31 Ce phénomène généralisé de déconcentration a peut-être commencé dès le tout début du XIIe siècle, dans certaines régions du moins : voir en dernier lieu D. Barthélemy, La mutation de l’an 1100, dans Journal des savants, 2005, p. 3-28, ici p. 16-18. Il est en tout cas largement achevé dès la fin

102

du siècle dans le nord de la France, quand disparaissent beaucoup de « pairies » châtelaines : J.-F. Nieus, Du donjon au tribunal . . ., p. 327-328. En Picardie, le net déclassement politique et militaire que subissent les seigneuries châtelaines à partir des années 1160, sous l’effet de la centralisation princière (comtes de Flandre) puis royale (Philippe Auguste), a pu accentuer le processus déjà engagé : id., Le Rôle des chevaliers . . . (sous presse).

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château au cœur du réseau vassalique

de Picquigny, redevable au vidame d’un mois d’estage pour un fief excentré : ce vassal (mort avant 1157) avait été autorisé à raccourcir son temps de moitié à condition de doubler son escorte, en la faisant passer de quatre à neuf chevaliers32. Ce service de garde mineur était ensuite tombé en déshérence dans les années 1170. L’information appelle une lecture nuancée : elle montre une obligation sur le déclin, prestée non sans réticence, mais encore âprement négociée au milieu du XIIe siècle, ce qui suggère qu’elle restait tout de même effective à cette époque. Par contre, un autre élément du rôle laisse entendre qu’il n’en allait plus ainsi vers 1200. La clause déjà citée qui clôt la liste des gardiens de Picquigny précise que l’estage s’effectue sur la semonce expresse du vidame (ad iussionem vicedomini), ce qui fait sens pour les estages de quelques mois ou semaines, mais pas pour les services permanents33. On en déduit que les intéressés n’habitent plus au château, et qu’ils n’accomplissent donc plus leur devoir vassalique selon la lettre. Le principe de garnison permanente n’est pérennisé que par le truchement de l’écrit, auquel les vidames recourent en pionniers, dans le but manifeste de freiner la dissolution du lien qui soudait originellement la communauté chevaleresque de Picquigny autour du castrum seigneurial. Les actes de reconnaissance, obtenus des vassaux au cours de campagnes d’écriture organisées en 1210, 1223 et 1244, puis compilés dans le cartulaire seigneurial de 1250, révèlent la situation à un demisiècle de distance du rôle Super militibus. Le cartulariste a copié l’acte le plus récent dont il disposait pour chaque service34, ce qui permet donc une comparaison systématique avec les données antérieures du rôle concernant les 30 gardiens permanents (tabl. 2). Il en découle que, sur le parchemin, le service persiste globalement dans toute sa force au milieu du XIIIe siècle. Les descendants de 24 gardiens répondent encore à l’appel  – soit une légère érosion de l’effectif, sauf lacune dans la série d’actes du cartulaire – et les durées théoriques d’une année complète sont toujours d’actualité. Il n’est nullement question, notons-le, de rachat de service ou de remplacement, deux pratiques pourtant largement attestées dès le XIIe siècle35. Mais l’évolution perceptible 32

J.-F. Nieus, Le Rôle des chevaliers . . . (sous presse), n° 61 de l’édition : Robertus de Orrevilla [† av. 1157] fecit hominium vicedomino Pinconii, et Hugo filius eius [† 1175/77] post eum (. . .). Et singulis annis Robertus cum quatuor militibus per unum mensem, militans de proprio, ad iussionem vicedomini et ubicumque vicedominus vellet in terra sua, stacionem facibat. Qui Robertus, si stacionem maturare vellet, cum IX militibus per XVcim dies lege suprascripta faciebat. 33 À noter aussi, la présence d’un « cumulard » investi de deux fiefs de garde pour une durée

de service totale d’un an et demi (et dont le successeur acquerra un troisième fief, grevé lui aussi d’un estage annuel) : cf. tabl. 2, sous les n° 7, 8 et 10 du rôle de 1192/1202. 34 Paris, AN, R1 35, f° 57 r°-61 v°. Concernant la réalisation des actes de reconnaissance de Picquigny et la méthode de travail du cartulariste, voir id., Et hoc per meas litteras significo . . ., p. 79-82. 35 Outre les études anglaises citées à la note 2, voir R. Fossier, La terre et les hommes . . ., t. 2, p. 670.

103

nom du vassal (et du fief )

I. de Sessio Loco

W. castellanus de P.

P. de Ambianis

G. de Beeloi

Heres G. de Bettencort

J. Galobie

H. de Saissa Valle (feodio R. Boufin)

H. de Saissa Valle + R. de Riencort (Feodium de Saissa Valle)

Heres de Caro Rivo

R. de Brailo

R. de Savosis

B. de Ferraria

H. de Saloel

A. de Salou

A. de Bascoel

I. (de dimidietate de Vailli)



1

2

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Rôle Super militibus (1192/1202)

104 -

-

-

XXII bis

LII

XXV

XIII

-

XIII XXXIX

XIII

XL

X

V

I

XXXVIII

LIIII



-

1244

-

1223

1223

-

1223

-

1223 1223

1223

1244

1223

1223

1210

1223

1223

date stagium per annum

durée du service

R. de Bacoel

H. de Saloiel

-

-

B. de le Feriere miles (pro le Feriere)

-

I. de Sasseval (de feodo de Braili)

-

I. de Sasseval J. de Riencort miles (apud Sassamvallem)

I. de Sasseval (pro dimidio Sancti Vedasti)

G. Galobeia (apud Hangestum + Calceyam de P. + S.Veast)

E. miles de Novion (apud Pinconium)

H. miles de Beeloy (apud Cempus et apud Pinconium)

R. de Ambianis, dominus de Vinarcort

-

stagium unius anni . . . annuatim

-

(service transféré à Amiens)

stagium per annum

-

stagium . . . per unum annum

-

stagium per sex menses dimidium annum de stagio meo

stagium per unum annum

stagium . . . per spacium totius anni . . . annuatim

stagium . . . per annum

stagium unum annum (sic)  . . . annuatim

sex hebdomadas de servitio . . . cum armis

G. miles, castel. P. et dominus de Linieres (de Linieres stagium per annum + Betenbos)

D. miles et dominus de Sessauliu (apud Pinconium)

nom du vassal (et du fief )

         Actes de reconnaissance d’estage transcrits en 1250

Tableau 2 : Les 30 gardiens « permaments » de Picquigny entre 1200 et 1250

jean-françois nieus

G. Burnetus de Flui

R. de Boguenvilla (Fulcoutcort)

I. de Gentella

A. de Oissi

R. de Druelo

S. de Berchicort (Flui)

W. de Riveris (Riveris)

W. de Croi (Croi)

G. Burnetus de Fordineto (f. de Croi) XLIII -

A. de Caisneel

A. de Reotmonte

E. de Taisni

19

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28

29

30

-

1223

-

1250

1223

1223

1244

1223

1223

-

1223

1223

1223

1223

1223

J. de Taisni (de feodo de Taisni)

-

J. de Fordinoy chevaliers (de le warde de Croy)

G. de Croi miles (apud Croy)

R. Mouret et dominus de Riveris (apud Riveras)

G. de Boughenvilla (de feodo quod S. de B. tenuit . . . apud Flui)

P. de Druell (medietatem de Druell)

I. miles et dominus de Ossy (apud Oschi)

-

R. de Boughainvile miles (de feodo meo de ­Foucaucourt)

R. Burnés de Flui (de Fluy)

G. de Caisnel

W. de Cokerel (de Moiliens)

P. filius Bodin

stagium . . . per annum

un an d’estage -

stagio meo unum annum

stagium unum annum (sic) annuatim

singulis annis estagium . . . per plenum annum

stagium . . . per unum annum et unum diem

stagium . . . per annum et unum diem

-

continuam residentiam per unum annum integrum

stagium per annum

stagium per quatuor menses

stagium per annum

unum annum de stagio meo . . . annuatim

         Actes de reconnaissance d’estage transcrits en 1250

Sources : J.-F. Nieus, Le Rôle des chevaliers . . . , sous presse (les numéros sont ceux de l’édition) ; Paris, AN, R1 35, f° 57 r°-61 v° (numérotation du cartulariste).

VIII

XXXVI

LIII

XXXIII

XIX

VI

LVI

VII

L

XIIII

B. de Cocherel (Moiliens + Halines)

18

XXI

A. filius Bodinin (feodio S. Martini)

17

Rôle Super militibus (1192/1202)

le château au cœur du réseau vassalique

105

jean-françois nieus dans le rôle s’est néanmoins confirmée. D’une part, deux estages ont quand même été raccourcis, passant l’un à quatre mois, l’autre à six semaines. Le plus gros de ces rabais, accordé dès 1210 à un personnage certes de rang élevé, le châtelain d’Amiens et sire de Vignacourt Renaud d’Amiens (1202-1227)36, a été consigné avec ses nouvelles modalités dans un texte circonstancié 37 : le service allégé de six semaines - soit environ la durée de 40 jours très répandue au XIIIe siècle - devra être effectué par Renaud en arroi de guerre (cum armis : cela ne va donc plus de soi !), mais sans la compagnie de son épouse, ce qui va à l’encontre de la coutume qui voulait que le vassal vînt s’installer au château avec son foyer38 ; de plus, huit jours supplémentaires pourront être exigés de lui . . . pro festo faciendo, cette fois en présence de sa femme et de toute sa familia, à condition que le vidame soit lui-même présent. Un processus de démilitarisation de l’estage et de transformation de celui-ci en un aimable « service de cour » se fait donc jour sous la lumière crue de cet écrit ; il semble déjà fort avancé au seuil du XIII¡e siècle. D’autre part, on retrouve au fil des actes de reconnaissance une insistance croissante sur les conditions de semonce des gardiens de Picquigny par leur seigneur. Dès la campagne de 1223, l’ergotage qui entoure cette question prend la tonalité d’une restriction de service : la convocation à l’estage doit être « juste », « légitime », « raisonnable et sans surprise » et, précise-t-on à l’occasion, portée au domicile de l’intéressé39. On peut affirmer sans grand risque de se tromper que de telles convocations sont alors devenues chose rare. De toute évidence, le droit du vidame à exiger une assistance militaire pour garnir sa forteresse n’est plus à cette époque qu’une prérogative résiduelle, de plus en plus mal ressentie par ses vassaux, et seulement préservée de ­l’extinction grâce aux efforts soutenus de ses clercs40.

36

A. de Calonne, Histoire de la ville d’Amiens, t. 1, Amiens, 1899, p. 145 ; D. Schwennicke, Europäische Stammtafeln zur Geschichte der Europäischen Staaten. Neue Folge, t. 13 : Les familles féodales de France I, Marburg, 1990, Tafel 6. 37 Paris, AN, R1 35, f° 57 r°, n° I. 38 J.-F. Nieus, Du donjon au tribunal . . ., p. 312. 39 Deux exemples concernant des estages d’un an : Et omnibus vicibus quod ego submonitus fuero vel aliquis ex parte mea ad domum meam rationabili submonitione absque suspressura, venire debeo (Paris, AN, R1 35, f° 58 r°, n° VII ; 1223) ; quotienscumque de stagio illo citatus fuero citatione legittima et absque suspressura (ibid., f ° 59 r°, n° XXI ; juillet 1223).

106

40

La dernière campagne d’aveux conservée, celle de 1280 (ibid., f° 72 v°-85 r°), montre l’aboutissement de ce déclin : non seulement le groupe des gardiens « permanents » est tombé à 16 chevaliers, mais la pratique de l’estage se confond désormais avec une simple journée de présentation des fiefs. Les hommes du vidame, convoqués a journee certaine (. . .) pour faire nos estages (. . .) et pour faire chertaine monstranche des fiés que nous teniemes de li, ont d’ailleurs contesté l’opportunité de l’estage devant dit faire a armes. Ils ne se rallieront à cette exigence de leur seigneur qu’après enquête, dans un acte délivré collectivement (original : Paris, R1 34 (A), dossier 1, n° 24 ; mars 1280, a. st.).

le

château au cœur du réseau vassalique

Conclusion Les systèmes de garnison dans lesquels se coulent les services ­d’estage au Moyen Âge central sont des constructions complexes, ­susceptibles de prendre des formes diversement adaptées aux situations locales ­(configuration du groupe aristocratique, contexte politique, ­structure de l’espace seigneurial, etc.). Les deux grands modèles mis en exergue par J.-P. Poly et É. Bournazel ne sont que deux pôles de référence parmi un large éventail de possibilités, qui n’excluent pas l’existence d’organisations mixtes, combinant les forces d’un noyau de milites castri permanents à celles de renforts saisonniers ou temporaires - le cas de Picquigny témoigne d’ailleurs de cette mixité, si l’on tient compte (plus que je ne l’ai fait ici pour les besoins de la démonstration) des 20 % de temps de garnison complémentaire fournis par la trentaine de vassaux appelés à servir quelques mois ou semaines sur l’année. Beaucoup ­d’organisations castrales moins bien documentées, mais présentant elles aussi de fortes variations dans les durées de service, étaient sans doute fondées sur une telle ­combinaison. Il faut d’ailleurs insister, après D.  Barthélemy41, sur le ­caractère souple et mouvant de ces organisations. Très sensibles aux ­t ransformations sociales, politiques ou économiques qui affectent le microcosme castral, elles semblent avoir été fréquemment remodelées pour répondre à ces dernières tout en restant en phase avec les nécessités pratiques de la défense. La fixité est pour elles synonyme de déclin. Dans l’espace septentrional où se situent les exemples étudiés, l­’essoufflement des services de garde féodaux semble général après le milieu du XIIe siècle. Ils tendent même à disparaître au siècle suivant, quand ils n’ont pas été pris dans le carcan d’une administration féodale qui, comme à Picquigny, les prolonge à l’état d’obligation virtuelle et symbolique. Mais à nouveau, il convient de souligner que l’évolution est également ­déterminée par des facteurs locaux, susceptibles de contredire la tendance générale. La persistance de tensions militaires dans les régions frontalières en est un : citons à ce propos l’exemple déjà évoqué de la seigneurie mosane de Poilvache, autour de laquelle de nouveaux fiefs de garde ont encore été créés au début du XIIIe siècle pour faire pièce au comte de Namur42, ainsi que le cas du château de Lachaussée dans le comté de Bar, érigé à l’extrême fin de la même période et doté d’une garnison tout à fait traditionnelle, fondée sur des estages assurés par des hobereaux du crû43. Bien sûr, dans de telles situations, le souci de constituer un réseau de fidélité comptait sans doute autant, si pas plus, que les réalités strictement militaires. 41 D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme . . . , p. 850. 42 L.-F. Genicot, Le fief de Jassogne . . . , p. 23-27.

43 A. Girardot, Le droit et la terre. Le Verdunois à la fin du Moyen Âge, t. 1, Nancy, 1992 (Archéologie et histoire médiévales), p. 138-139.

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Château d’écaussinnes-d’Enghien. La chapelle.

B. Marquer un Pouvoir

Château fort d’Écaussinnes-Lalaing. La tour pentagonale.

Frans Doperé Docteur en Sciences, Chercheur indépendant en Architecture médiévale Le

château médiéval comme expression du pouvoir seigneurial dans les anciens Pays-Bas méridionaux

Faire valoir et montrer son pouvoir seigneurial Avoir le pouvoir implique aussi sa dénonciation, d’une manière ou d’une autre mais obligatoirement, afin que ceux qui y sont soumis sachent bien qui a le pouvoir, que le puissant mérite ou exige le respect et que son pouvoir leur est imposé, que ce soit dans une société féodale ou dans une autre société plutôt démocratique. Le fait que quelqu’un possède le pouvoir résulte inévitablement en une hiérarchisation de la société avec une polarité entre le puissant d’une part et le subordonné d’autre part, bien qu’il puisse exister une gradation du pouvoir pour certaines fonctions qui est le résultat de la délégation par le puissant d’une partie de son pouvoir à des subordonnés privilégiés. Afin de mieux pouvoir identifier les éléments qui sont de nature à pouvoir exprimer ou souligner le pouvoir du seigneur dans l’architecture du château médiéval, il faut dans un premier temps se poser quelques questions au sujet de la vision du pouvoir par le subordonné. La perception du pouvoir : la notion de hauteur De par son pouvoir, le puissant a inévitablement un impact psychologique sur le subordonné. Étant responsable de l’organisation politique, judiciaire, financière et parfois même religieuse de son territoire, son impact sera ressenti comme positif ou négatif par le subordonné. Celui-ci aura donc soit un sentiment de respect, soit de soumission, soit même de frayeur vis-à-vis du puissant. Le subordonné ressentira le puissant comme son supérieur, il le placera à un niveau plus élevé que lui. Le puissant par contre peut parler à ses subordonnés à partir d’une certaine hauteur virtuelle, il peut même donner l’impression d’être hautain. La relation entre le puissant et le subordonné est donc une relation entre un niveau du dessus et un niveau d’en dessous. La relation entre le seigneur et son vassal contient donc une notion de différence de niveau, de hauteur politico-sociale. Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 111-132.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100042

frans doperé La notion de hauteur est donc une caractéristique ­inhérente du puissant qui est reflétée presque continuellement dans l’architecture du château médiéval. La hauteur de l’emplacement d’une maison, d’une tour ou d’un château et la hauteur même de ces bâtiments peuvent changer en fonction de la puissance du commanditaire. La hauteur et, plus généralement, les dimensions d’un bâtiment sont des paramètres importants pour qui veut chercher des expressions du pouvoir en architecture1. Le château « Alle Cruppe » à Poulseur (prov. de Liège) est un bel 1. Poulseur (prov. de Liège), château « Alle exemple d’une maison médiévale Cruppe » : tour d’habitation et enceinte position- construite en hauteur en forme de nées en hauteur. Ce château, construit entre 1275 tour Cette turris et son enceinte et 1302 par l’alleutier Eustache II de Many, fut contemporaine furent construites financé par le comte de Luxembourg. entre 1275 et 1302 par l’alleutier Eustache II de Many, mais la construction de ce château fut financée par un commanditaire beaucoup plus puissant, le comte de Luxembourg2. De nos jours encore, la turris de Poulseur domine littéralement le village de Poulseur dans la vallée de l’Ourthe.

1 Alain

Salamagne signale que depuis l’Antiquité une hauteur de 8 à 9 m était suffisante pour empêcher l’escalade d’une escarpe et que par conséquent une hauteur des courtines et/ou des tours supérieure à 20 m n’était plus justifiée uniquement pour des raisons militaires. Il mentionne les exemples français de la tour du château de Vincennes, haute de 42 mètres vis-à-vis du niveau de la cour, les tours maîtresses de Coucyle-Château, Ham (Aisne) et Largoët-en-Elven (Morbihan) (A. Salamagne, Le symbolisme monumental et décoratif: expression de la puissance seigneuriale, dans 117e Congrès national des Sociétés savantes, Cler mont-Ferrand, 1992, Histoire méd., p. 563-579).  Au sujet de l’importance de la notion

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hauteur pour comprendre la signification hiérarchique des tours d’habitation médiévales, voir aussi L.-F. Genicot (dir.), R. Spède et Ph.Weber, Les tours d’habitation seigneuriales du Moyen Âge en Wallonie, Analyse archéologique d’une typologie (Études et Documents, Monuments et Sites, 9), Namur, 2002, p. 20. 2 W. Ubregts, Un fief luxembourgeois: Le château « Alle Cruppe » à Poulseur - sur - Ourthe (Centre belge d’histoire rurale, Publication n° 48), Liège Louvain - Leuven, 1975 ; F. Doperé, Donjons, châteaux forts, fermes fortifiées ou simplement châteaux médiévaux ? Quelle est l’importance de leurs éléments militaires ?, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, 65, 2007, p. 46-60.

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château comme expression du pouvoir

Le château médiéval Horst à Sint-Pieters-Rode (prov. de Brabant flamand) fut probablement édifié entre 1422 et 1434 par Amelric Pynnock3. Ce château, appelé fortallicium en 1461, lors de sa vente par Amelric Pynnock à Jean de Bourgogne, conserve encore aujourd’hui une partie de son enceinte munie d’archères et d’un chemin de ronde, le fossé, une partie de la porte avec pont-levis, l’aula et la turris. Cette « tour d’habitation », munie de plusieurs éléments caractéristiques de l’habitation (cheminées, armoires murales, niches, latrines), est crénelée et exceptionnellement haute (7 niveaux), mais quasiment inhabitable vu l’exiguïté des pièces superposées et l’étroitesse de l’escalier intramural (largeur de 57 cm seulement !)4. Nous avons ici deux exemples typiques de tours dans lesquelles la hauteur a chaque fois joué un rôle prépondérant. Toujours est-il que la turris de Poulseur est parfaitement habitable, malgré la superposition des pièces, mais dans celle du château Horst on perçoit rapidement que le but recherché par le commanditaire n’était pas d’avoir des chambres vraiment habitables en hauteur, mais surtout d’avoir la hauteur pour s’imposer vers l’extérieur5. La perception du pouvoir : la notion d’opulence Le puissant, de par son pouvoir, n’était pas seulement relativement riche vis-à-vis du subordonné mais, en plus, il pouvait se permettre ­d’exposer son opulence et donc son pouvoir d’une façon progressive et dosée au visiteur qui pénétrait dans son château6. Il pouvait exposer son opulence non seulement dans la qualité de l’architecture de sa maison, y compris la sculpture et la polychromie, mais aussi dans la qualité de son mobilier7. 3

F. Doperé, B. Minnen, M.Van der Eycken et J. Klinckaert, Brabantse bouwmeesters,Verhalen uit de late Middeleeuwen, Bouwen met ijzerzandsteen in de Demerstreek, Leuven, 2003, p. 17-19. 4 F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 230-233. 5 Voir des considérations similaires au sujet des tours d’habitations en Wallonie dans L.-F. Genicot (dir.), R. Spède et Ph. Weber, Les tours d’habitation seigneuriales du Moyen Âge en Wallonie, Analyse archéologique d’une typologie (Études et Documents, Monuments et Sites, 9), Namur 2002, p. 209-212 et 225. 6 Ce phénomène de mise en scène de la circulation à l’intérieur d’un château vis-à-vis du visiteur est bien analysé dans Ph. Dixon, The

donjon of Knaresborough : the castle as theatre, dans Château Gaillard, XIV, Najac, Caen, 1990, p. 121-139; Ph. Dixon, Design in castle-building: the controlling of access to the Lord, dans Château Gaillard, XVIII, Gilleleje, Caen, 1998, p. 47-57; P. Marshall, The ceremonial function of the donjon in the twelfth century, dans Château Gaillard, 20, Gwatt, Caen, 2002, p. 141-151. 7 Fr. Piponnier, Vivre noblement en Bourgogne au XIVe siècle, dans Mélanges d’archéologie et d’histoire médiévale, Genève-Paris, 1982, p. 309-317 ; A. Debord, Aristocratie et pouvoir, Le rôle du château dans la France médiévale (édition préparée par A. Bazzana et J.-M. Poisson), Paris, 2000, p. 160 ; é. Sirot, Noble et forte maison. L’habitat seigneurial dans les campagnes médiévales, du milieu du XII e au début du XVI e siècle, Paris, 2007, p. 48-49 et 169-176.

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frans doperé

2. Sint-Pieters-Rode (prov. de Brabant flamand), château Horst : tour d’habitation théorique très haute, mais en pratique quasiment inhabitable. Les parties médiévales de ce fortallicium (turris, aula, une partie de l’enceinte, la porte d’entrée) furent édifiées entre 1422 et 1434 par Amelric Pynnock.

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château comme expression du pouvoir

Éléments architecturaux du château : symboles du pouvoir seigneurial La motte : sa hauteur Comme c’est le cas des châteaux et des tours, il existe aussi des différences de qualité, c.-à-d. de dimension entre les mottes castrales. Nous ne procéderons pas à un travail statistique pour essayer d’établir une corrélation entre la puissance des occupants des mottes castrales et la dimension de ces mottes, leur hauteur en particulier (il faut se poser ici néanmoins la question de savoir si ce travail serait possible et réaliste !). Nous voulons évoquer seulement ici trois exemples des plus grandes mottes édifiées pour des commanditaires importants comme les seigneurs de Grimbergen ou le comte de Looz. Il est normal que ces mottes castrales se retrouvent avant tout dans les plaines fluviales de l’ancien comté de Flandre, du duché de Brabant et du comté de Looz, les grands commanditaires dans le Condroz et dans les Ardennes au sens large choisiront de préférence des sites naturels au relief accidenté ­approprié plutôt que de construire des mottes pour marquer leur valeur militaire et souligner en même temps leur puissance8. La motte « Senecaberg » ou « de Borcht » à Grimbergen (prov. de Brabant flamand) fut probablement édifiée pendant la deuxième moitié du XIe siècle par les seigneurs de Grimbergen. D’après les sources cette forteresse fut détruite en 1159 par Godefroid III, duc de Brabant, pendant la guerre de Grimbergen qui opposa le duc et les seigneurs de Grimbergen. Ces derniers s’opposaient à l’unification du Brabant. Cette énorme motte a la forme d’une ellipse qui mesurait 113 × 105 m à sa base. Le plateau de la motte9 mesure encore 56 × 44 m et elle a actuellement encore une hauteur d’environ 16 m. La motte de Brustem (prov. de Limbourg) avec sa très haute turris octogonale fut élevée avant 1171 par Louis Ier, comte de Looz10. 8 F.

Doperé, Donjons, châteaux forts, fermes fortifiées ou simplement châteaux médiévaux ? Quelle est l’importance de leurs éléments militaires ?, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, 65, 2007, p. 46-60 ; P. Hoffsummer, A. Hoffsummer-Bosson et B. Wéry, Naissance, transformations et abandon de trois places-fortes des environs de Liège : Chèvremont, Franchimont et Logne, dans Château Gaillard, XIII, Wageningen, Caen, 1987, p. 63-80. 9 R. Borremans, Fouilles de la motte “Senecaberg” à Grimbergen, dans Château Gaillard, VI, Venlo, Caen, 1973, p. 23-26.

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E. Lavigne, Kroniek van de abdij van SintTruiden, deel 1 : 628-1138, Assen - Maastricht, 1986, p. 36; deel 2 : 1138-1558, LeeuwardenMaastricht, 1988, p. 42, 58, 60, 63, 65, 67, 69, 73, 173; F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel  - Leuven, 1991, p. 138-140; J. De Meulemeester, Structures défensives et résidences princières: Les châteaux à motte du comté de Looz au XIe siècle, dans Château Gaillard, XV, Komburg bei Schwäbisch Hall, Caen, 1992, p. 101-111.

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frans doperé L’édification de cette motte impressionnante (diamètre à la base : 50 m ; diamètre plateau : 20 m ; hauteur : 10 m) et des remparts autour de l’église paroissiale fut la conséquence de querelles en 1160 et 1170 entre le comte de Looz et celui de Duras, à la frontière occidentale du comté de Looz. Le choix du comte de Looz de pencher plutôt vers la mégalomanie lors de l’édification de ce complexe castral sera répété au moment de la reprise du château de la famille de Kolmont datant du XIe siècle. L’énorme motte (diamètre du plateau : 30 m) du château de Kolmont à Overrepen (prov. de Limbourg) avec sa turris décagonale fut probablement élevée entre 1170 et 1175 par Louis Ier ou Gérard Ier, comtes de Looz, au-dessus du château et/ou de la motte primitive des Kolmont, qui se voyait donc considérablement rehaussée par ce commanditaire plus puissant11. La turris : tour d’habitation, tour/maison fortifiée et/ou symbole du pouvoir Au Moyen Âge non seulement la noblesse pouvait se permettre une « maison » en pierre, mais aussi certains fonctionnaires, les ministeriales, ceci en contraste avec la population générale qui habitait une maison en pan de bois. Cela ne signifie certainement pas que le pan de bois était considéré comme un type de construction moins noble, ni que la noblesse et les ministeriales n’habitaient que des « maisons » en pierre. En réalité, le bois était bel en bien présent dans et autour de la « maison » en pierre, non seulement pour les éléments constructifs tels que la charpente, les portes, les châssis des fenêtres, certains escaliers, mais aussi pour des constructions « de prestige » comme des éléments décoratifs de la façade ou des galeries, parfois à plusieurs étages12. Il est cependant intéressant de constater que dans toute l’Europe la noblesse et les ministeriales montraient une affection particulière pour 11 F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 212-213. 12 F. Doperé et W. Ubregts, Le bois dans la structure architectonique des donjons et châteaux à travers les Pays-Bas méridionaux, dans J.-M. Poisson et J.-J. Schwien (éd.), Le bois dans le château de pierre au Moyen Âge, 2003, p. 237-255; Le château de Vêves (Celles) conserve une galerie en bois à deux niveaux, soutenue par un pilier en calcaire

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(démonté, mais conservé, depuis la restauration de 1969-1979). La galerie est datée de la fin du XVe ou du début du XVIe siècle ( J.-L. Javaux, Château de Vêves, dans Le patrimoine monumental de la Belgique, Wallonie, volume 22(2), Namur, Arrondissement de Dinant, Sprimont, 1996, p. 835-838). Pour les galeries à plusieurs niveaux, édifiées à partir du XVe siècle, voir E. Sirot, Noble et forte maison. L’habitat seigneurial dans les campagnes médiévales, Du milieu du XIIe au début du XVIe siècle, Paris, 2007, p. 107-109.

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château comme expression du pouvoir

un type de « maison » en forme de tour13. Selon Élisabeth Sirot, « il apparaît bien que l’appartenance à la noblesse, qui permet de bénéficier de privilèges, est surtout affaire de mode de vie : avoir un blason, une tour, des chevaux, des faucons »14. La tour d’habitation pouvait être le seul élément d’habitation sur le site ou elle pouvait être secondée par d’autres bâtiments, alors souvent dans un complexe castral plus important. Bien que la majorité des turris soient, souvent pour des raisons de meilleure conservation, élevées en pierre, quelques turres en bois subsistent néanmoins ou certaines turres de pierre semblent même montrer des réminiscences d’un ancêtre possible en bois, ce dernier étant souvent édifié sur un socle de pierres15. La tour d’habitation n’est pas simplement le résultat d’une vue de l’esprit de l’archéologue du bâti moderne parce qu’il a observé une cheminée ou une latrine à l’intérieur de la tour : les livres des fiefs du duché de Brabant utilisent indifféremment le mot « maison », même si sur le terrain il est clair à nos yeux qu’il s’agit d’une vraie turris. D’autres témoins écrits de l’époque médiévale sont très explicites sur la fonction d’habitation de ces tours. Ainsi le chroniqueur Lambert d’Ardres décrivit en latin à la fin du XIIe siècle la tour en bois sur motte d’Arnould II d’Ardres (Pasde-Calais, Fr.) datant de 1120 : Arnould II « fit élever sur la motte d’Ardres (. . .) un logis de bois (. . .). Il (le charpentier Lodovick) fit de ce logis un labyrinthe presque ­inextricable, en y incluant resserres sur 13

Dans cet article, nous essaierons d’utiliser le plus possible les termes médiévaux pour désigner ces tours, s’ils sont connus. On pourrait continuer à utiliser le mot « donjon », mais, à part quelques exceptions, ce mot n’est pas ­utilisé dans les textes médiévaux. En l’absence de dénominations médiévales nous utiliserons simplement le mot « tour » ou son équivalent en latin « turris ». Pour indiquer plus ou moins la fonction ou l’importance de ces bâtiments, nous utiliserons des termes modernes tels que « tour d’habitation », « tour fortifiée » ou « tour maîtresse ». Sur ce choix dans la terminologie, voir aussi J. Mesqui, Châteaux et enceintes de la France médiévale, De la défense à la résidence, 1, Les organes de la défense, Paris, 1993, p. 89-91. 14 É. Sirot, Noble et forte maison. L’habitat seigneurial dans les campagnes médiévales, du milieu du XII e au début du XVI e siècle, Paris, 2007, p. 48-50 et 128. 15 Au château de Groot-Gelmen (prov. du Limbourg), des traces indiquant probablement l’existence d’une tour en pan de bois ont été

découvertes au sein des maçonneries en brique sur un socle en silex (F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica L ovaniensia  Monographiae, 3), Brussel  - Leuven, 1991, p. 176 ; F. Doperé et W. Driesen, Het kasteel ‘hof van der motte’ te Groot-Gelmen, dans SintTruiden, Natuurlijk een monument, Sint-Truiden, 2004, p. 94-103. On peut se poser la question de savoir si la petite turris d’Aynchon de Hognoul à Rutten (prov. du Limbourg), constituée d’une base en silex supportant une superstructure en pierre de Maastricht ne représente pas non plus une réminiscence aux tours en pan de bois sur base de pierre (F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 225-226 ; F. Doperé et W. Ubregts, De woontoren van Aynchon de Hognoul te Rutten op het einde van de 13de eeuw, dans M & L, Monumenten en Landschappen, 10 (4), 1991, p. 36-48).

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frans doperé resserres, chambres sur chambres, locaux sur locaux, en réunissant des magasins, des greniers et des celliers, en construisant une chapelle tout en haut (. . .). Il y aménagea trois niveaux (. . .). Le premier était au niveau du sol : là étaient les celliers et les greniers, de grands coffres, des jarres et des vases, ainsi que d’autres ustensiles de la maison. Le second niveau était destiné à l’habitation et aux réunions de tous les habitants : il y avait là des locaux attribués aux panetiers et aux échansons ainsi que la grande chambre où couchaient le seigneur et sa femme. À cette pièce étaient contigus le local des suivantes et la chambre des enfants. Dans une partie plus retirée de la grande chambre, il y avait un local spécial où on avait coutume de faire du feu au lever du jour, le soir (. . .). À cet étage, la cuisine était appliquée à la maison et elle comprenait deux niveaux : à l’étage inférieur étaient installés séparément les porcs à engraisser (. . .). À l’autre se tenaient les cuisiniers et les aides de cuisine : c’est là que se préparait la nourriture (. . .). À l’étage supérieur du logis étaient aménagés des locaux sur plusieurs hauteurs : là couchaient les fils et les filles du seigneur du logis (. . .). Des escaliers, des couloirs de communication servaient à aller d’un étage à l’autre, du corps de logis à la loge (. . .), de la loge à l’oratoire ou chapelle, que sa décoration en sculpture et en peinture rendait comparable au tabernacle de Salomon » 16. Toutes ces constatations diverses impliquent qu’il faut nécessairement accepter qu’il y avait une raison bien particulière pour construire sa maison en forme de tour et qu’on sacrifiait donc volontiers pour cela le confort d’une maison avec toutes les pièces de plain pied. Plusieurs sources de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle mentionnent que les gantois habitaient dans des maisons comme des tours17. Le même phénomène était d’ailleurs aussi connu en Toscane, où subsistent toujours un grand nombre de tours d’habitation urbaines, bien que souvent tronquées aujourd’hui. Vu l’absence totale d’éléments militaires dans beaucoup de ces tours d’habitation, ce choix ne peut avoir été inspiré que par le désir de s’imposer avec sa tour civile privée à côté de la tour de l’église de la ville ou du village. Il est donc clair que c’est toujours la verticalité, la hauteur de la construction, qui était utilisée pour souligner le pouvoir de son habitant18. Ce pouvoir n’existait cependant pas ­toujours dès le

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A. Debord, Aristocratie et pouvoir, Le rôle du château dans la France médiévale (édition préparée par A. Bazzana et J.-M. Poisson), Paris, 2000, p. 147-148. 17 M.C. Laleman et P. Raveschot, Inleiding tot de studie van de woonhuizen in Gent, Periode 11001300, De kelders (Verhandelingen van de

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Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, Klasse der Schone Kunsten, 53, nr. 54), Bruxelles, 1991, p. 27-28. 18 À ce sujet voir aussi é. Sirot, Noble et forte maison. L’habitat seigneurial dans les campagnes médiévales, du milieu du XII e au début du XVIe siècle, Paris, 2007, p. 105-106.

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château comme expression du pouvoir

début. Les exemples sont nombreux de sites castraux qui se sont ­développés lentement à partir d’une ferme dans laquelle il était cependant déjà possible de reconnaître, dès l’origine, la structure d’une hautecour et d’une basse-cour. Le site castral Terheyden à Rotselaar (prov. de Brabant flamand) s’est développé à partir d’une ferme d’exploitation du XIIIe siècle, peut-être déjà du XIIe siècle. Gérard II vander Heiden fit édifier l’actuel « donjon Terheyden » vers 1350. Il était drossard de Brabant et faisait partie de l’entourage direct du duc de Brabant Wenceslas et de la duchesse Jeanne19. Le site castral du château Horst à Sint-Pieters-Rode, déjà mentionné, s’est également développé à partir d’une ferme datant de la deuxième moitié du XIIIe siècle. Dans une description de cette ferme on faisait déjà clairement la distinction entre la haute-cour et la basse-cour : «  . . . thof ter Horst metten woeninghen boven ende beneden . . .  »20. La turris représente aussi la forme la plus condensée qui soit du château. Elle contient les éléments-clés en principe présents dans chaque château médiéval : l’aula, la camera, la capella et la turris. L’élément turris ne nécessite pas de commentaire : la tour en tant que forme condensée du château ne doit plus contenir de turris, c’est la turris. Chaque turris est conçue de telle façon que le visiteur soit reçu à un niveau particulier, la salle de réception, habituellement au premier étage, ce qui n’est rien d’autre que l’aula des grands châteaux. Le seigneur y reçoit ses hôtes et pour les impressionner, il soignera particulièrement cette salle, il lui donnera, si possible, un certain degré de monumentalité (voûte d’ogives, cheminée monumentale), de la polychromie (peintures murales), des sculptures (consoles de la voûte) et probablement aussi un mobilier adéquat. Le seigneur réservera dans la tour aussi sa propre chambre (la camera), très souvent au deuxième étage. Quant à la chapelle, elle peut évidemment se trouver à l’extérieur, mais il existe des exemples où celle-ci se trouvait dans la tour même, parfois invisible aujourd’hui si elle n’a pas laissé des traces dans les maçonneries, mais parfois aussi présente sous forme d’une niche, grande ou petite. Dans la Haute Tour de Villeret (prov. de Namur) la chapelle se trouvait au deuxième étage, dans une grande niche qui hébergeait l’autel 21. Dans la tour de l’Hof ten Houte à Peizegem 19 B. Minnen, Het Hof ter Heiden, dans Tijdingen van het Beatrijsgezelschap, 18 (4), 1982-1983, p. 5-16; B. Minnen, Wie bouwde Ter Heiden te Rotselaar?, dans Brabant, 6, 1989, p. 41-45; F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 221 en 224. 20 E. Van Ermen, Documenten over de heerlijkheid Horst te Sint-Pieters-Rode in de 14de en 15de eeuw, in Oostbrabantse Historische Teksten, 1, 1987;

F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 230-233. 21 W. Ubregts, Les Donjons, La Haute Tour de Villeret, Analyse archéologique et sociologique d’une maison forte, Contribution à l’étude de l’architecture seigneuriale en Belgique (Travaux de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université Catholique de Louvain - X, Section d’Archéologie et d’Histoire de l’Art - II), Louvain, 1973, p. 66-68.

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frans doperé (Merchtem, prov. de Brabant flamand) une petite double niche en briques surmontée d’une rosette gothique, également en briques, représente probablement l’élément religieux dans ce château extrêmement condensé22. Château, forteresse, tour, maison forte ou plate : une appréciation d’époque L’appréciation qualitative et quantitative de la balance entre les qualités d’une turris en tant qu’habitation et ses qualités défensives est très difficile pour l’homme du XXIe siècle, toujours imbibé partiellement par les idées préconçues du romantisme du XIXe siècle. Cela fait que l’appréciation médiévale, pour autant qu’elle nous soit parvenue, sera souvent fort différente de la nôtre23. Heureusement nous disposons de quelques documents d’époque dans lesquels apparaissent plusieurs mots et descriptions de châteaux et tours24. Pour plusieurs d’entre eux le bâtiment subsiste, ce qui permet la confrontation du château ou de la tour avec son appréciation d’époque. Un document crucial est le récit du chevalier Jacques de Hemricourt sur « Les guerres des Awans et des Waroux », dans lequel il donne son appréciation de la valeur militaire de plusieurs sites castraux dans les environs de Liège25. Jacques de Hemricourt écrivit son récit vers 1390 à propos d’événements qui se sont déroulés entre 1290 et 1335. Le mot « tour » est utilisé pour des tours d’habitation comme celles de Fontaine ou de Wihogne. Jacques de Hemricourt utilise également le mot « château », bien que ce mot ne se rapporte pas nécessairement à un grand édifice complexe. Le mot « fortresche » signifie tantôt château, tantôt tour plus ou moins forte. Le terme « maison » s’applique également à des tours d’habitation. Leur valeur militaire sera cependant nuancée par les adjectifs « plate » ou « forte ». Il est spécifié à plusieurs reprises qu’on habite dans une tour, mais qu’on peut également y trouver refuge. Cela implique donc que la maison-tour peut être 22 F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 201. 23 F. Doperé, Donjons, châteaux forts, fermes fortifiées ou simplement châteaux médiévaux ? Quelle est l’importance de leurs éléments militaires ?, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, 65, 2007, p. 46-60. 24 Pour une discussion détaillée des différents mots utilisés pour désigner les différents types de châteaux, forteresses et tours, voir L.-F. Genicot (dir.), R. Spède et Ph. Weber, Les tours d’habitation seigneuriales du Moyen Âge en

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Wallonie, Analyse archéologique d’une typologie (Études et Documents, Monuments et Sites, 9), Namur 2002, p. 17-21 et 31-39. 25 C. de Borman, A. Bayot & E. Poncelet (éd.), Œuvres de Jacques de Hemricourt, II, Le Miroir des Nobles de Hesbaye, Br u xel les, 1925 ; W. Ubregts, Le rôle des châteaux dans les guerres à Liège entre les Awans et les Waroux, dans Château Gaillard, X I X, 20 0 0, G raz, p. 287-296 ; F. Doperé et W. Ubregts, De woontoren van Aynchon de Hognoul te Rutten op het einde van de 13de eeuw, in M & L, Monumenten en Landschappen, 10 (4), 1991, p. 36-48.

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château comme expression du pouvoir

suffisamment solide pour la considérer comme un endroit sûr. Toujours selon Jacques de Hemricourt, un certain Gilles de Fooz avait « un peu de forteresse ». Il s’agit d’une motte et basse-cour. Suivant la description de Jacques de Hemricourt les fossés étaient larges de 4 pieds et les « murets d’argile » ou les remparts de terre hauts de 6 pieds. L’existence d’une tour y est attestée en 1351. La « grosse tour » de Jemeppe existe toujours. Elle consiste en une cave, deux niveaux habitables avec cheminée et un niveau nocturne. Une tourelle d’escalier relie les niveaux. Dans son récit Jacques de Hemricourt utilise pour ce même bâtiment les mots « casteal », « grosse tour » et « fortrece ». Cette tour est citée comme « maison forte » en 1331. Cela signifie donc que ces termes peuvent être considérés comme des synonymes pour ce type de bâtiment qui était clairement considéré comme « fort ». La porte d’entrée de la petite tour d’habitation de Rutten (prov. du Limbourg) se trouve au deuxième étage, au-dessus de deux niveaux de caves. Malgré cela, cette tour est qualifiée par Jacques de Hemricourt comme une « plate maison », mais, ajoute-t-il, « ilh avoit ens une bome, bonne et segure », c.-à-d. une bonne cave sûre. L’étude architecturale de cet édifice a montré qu’il fait probablement référence aux deux caves superposées dont les poutres des deux plafonds étaient ancrées dans des poutres dissimulées dans l’épaisseur du mur, scellant ainsi chaque niveau et assurant en même temps un ancrage très efficace pour les maçonneries26. Il est souvent difficile de comprendre les significations exactes données par le chevalier médiéval aux qualificatifs « fort » ou « plate »27. Dans le cas de la « plate maison » de Vivegnis, il affirme qu’il ne s’agit pas d’une « maison forte » malgré le fait qu’il y avait un « bon pon leviche » et « une bonne eawe altour ». Il faut donc se demander aussi quelle était la réelle valeur militaire associée par la noblesse médiévale à des éléments comme les archères-arbalétrières au-dessus des portes d’entrée situées au rez-de-chaussée des tours d’habitation de Corbais (prov. de Brabant wallon), de Jemeppe-Hargimont (prov. de Luxembourg) et de Spontin (appelée la « maison » de Pierre de Spontin ; prov. de Namur) ou le crénelage comme aux tours de Corbais, de Piétrebais (prov. de Brabant wallon) et de Villers-le-Temple (prov. de Liège). Le donjon-porche du XIIIe siècle du château d’Opprebais (prov. 26

F. Doperé et W. Ubregts, De woontoren van Aynchon de Hognoul te Rutten op het einde van de 13 de eeuw, in M & L, Monumenten en Landschappen, 10 (4), 1991, p. 36-48. 27 La signification du mot « plate » comme « non fortifié » ou « pas beaucoup fortifié » existe aussi en Bourgogne ou on parle de

« maison basse » ou « maison par terre ». La « maison forte » semble y avoir non seulement une signification de fortification du bâtimentmême, mais aussi une signification de statut politique ( J.-M. Pesez et Fr. Piponnier, Les maisons fortes bourguignonnes, dans Château Gaillard, V, Hindsgavl, Caen, 1972, p. 143-164).

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frans doperé de Brabant wallon) était également considéré comme une « grande plate tour » en 1497. Cela est probablement moins étonnant puisque la porte d’un site castral, et un simple donjon-porche en particulier, reste toujours le point faible du complexe. Dans le cas spécifique de celui d’Opprebais, nous ne savons pas à partir de quand son passage a été muré ni quelle était la valeur militaire de son couronnement. De la tour d’habitation de Wihogne subsistent toujours la cave et un niveau habitable où aboutit aussi l’entrée principale. Cette tour n’est plus complète. Il est donc impossible de l’évaluer pour ses éventuelles caractéristiques militaires. En 1322 elle est ­mentionnée comme « domus », « turris », « mansio ». Il semble donc clair que dans les documents historiques les qualités d’habitation prévalent ici aussi sur ses qualités militaires éventuelles28. Parmi toutes ces turres, il y a lieu de distinguer au moins trois grandes catégories fonctionnelles. La fonction de l’habitation est cependant présente dans chacune des trois catégories. La tour d’habitation La tour d’habitation est la « maison » médiévale en forme de tour. Les pièces sont superposées et de bas en haut on peut distinguer généralement la cave, la salle (aula) ou pièce de réception sur laquelle donnait toujours la porte d’entrée, la chambre privée du seigneur (camera), ­probablement une chambre nocturne, un grenier ou une plate-forme défensive29. Cette dernière n’est pas toujours présente. À l’intérieur on découvre les éléments minimaux devant permettre une vie normale dans la tour : cheminées à chaque niveau habitable, sauf à l’étage nocturne, des latrines branchées sur certains niveaux habitables (cela peut varier d’une tour à l’autre), des niches, des escaliers en pierre ou en bois. La turris d’Alvaux (Nil-Saint-Vincent, prov. Brabant wallon) fut construite entre 1199 et 1217 par Arnould II de Walhain, conseiller du duc de Brabant 30. Ici tous les niveaux étaient séparés par des plafonds en bois, bien que souvent ailleurs le niveau d’entrée (aula) était accentué par une voûte d’ogives parfois très haute ainsi que par des ­peintures murales. 28

W. Ubregts, Quelques idées sur la castellologie lotharingienne, dans Château Gaillard, VIII, Bad Münstereifel, Caen, 1977, p. 287-297 ; W. Ubregts, Le rôle des châteaux dans les guerres à Liège entre les Awans et les Waroux, dans Château Gaillard, XIX, Graz, 2000, p. 287-296.

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29 F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991. 30 W. Ubregts, Un donjon d’habitation de l’ancien duché de Brabant, La tour des Sarrasins à Alvaux, dans Wavriensia, XXII, n° 2, 1973, p. 21-60.

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château comme expression du pouvoir

La tour/maison fortifiée La tour à fonction défensive pure peut ne comporter que des éléments défensifs, comme des archères ou une plate-forme défensive à créneaux et éventuellement des mâchicoulis, où ces éléments défensifs font partie de l’équipement défensif d’une tour d’habitation. Les deux turres polygonales du comte de Looz (Brustem et Kolmont), déjà mentionnées plus haut, peuvent être considérées comme des instruments de guerre purs, tandis que la tour carrée du château de Bouchout (Meise, prov. Brabant flamand), fut avant tout une tour d’habitation comportant une cave et deux niveaux habitables. 3. Nil-Saint-Vincent (prov. de Brabant wallon), Néanmoins cette tour est munie turris d’Alvaux. Cette tour d’habitation fut à tous les niveaux et dans toutes construite entre 1199 et 1217 par Arnould II de les directions de vraies archères à Walhain, un des cadets de la famille des Walhain glacis important et était couron- et conseiller du duc de Brabant. née d’un niveau défensif avec des créneaux et des mâchicoulis. Malgré cet équipement défensif impressionnant le livre de fiefs de Brabant de 1440 l’enregistre simplement comme « domus de Bouchout ». Cette tour fut construite vers 1300 par Daniel de Bouchout qui était feudataire, sénéchal et conseiller du duc de Brabant 31. La tour : pur symbole du pouvoir Il existe également des tours qui n’ont que quelques caractéristiques de l’habitation sans être vraiment habitables. Dans des cas pareils la vraie habitation se trouvait dans un bâtiment séparé de la tour, le plus souvent dans les environs immédiats, et la fonction de la tour était réduite à la seule représentation du pouvoir de son commanditaire. La tour de Kobbegem (prov. de Brabant flamand) est un exemple 31 F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta

Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 197-198.

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frans doperé p­ articulièrement éloquent de cette catégorie de bâtiments de prestige. La tour et la maison furent construites au début du XVe siècle par Willem van Assche, trésorier du duc de Brabant Jean IV et apparemment aussi un de ses protégés. La tour comporte trois niveaux : la cave, directement accessible de l’extérieur, un premier étage voûté d’ogives avec cheminée mais sans aucune réelle fenêtre (à part les 8 fentes de lumière étroites) et aussi accessible de l’extérieur, finalement le deuxième étage à 8 petites fenêtres, mais mal utilisable à cause du relief de l’extrados de la voûte. La maison actuelle, datée de 1754, contient la plinthe et une partie de l’en4. Meise (prov. de Brabant flamand), « domus de Bouchout ». Cette tour d’habitation avec des élécadrement profilé de la porte ments défensifs (archères à tous les niveaux et d’entrée de la maison médiévale. dans chaque direction, petites fenêtres, étage Ce profil est similaire à celui de crénelé avec mâchicoulis) fut édifiée vers 1300 l’encadrement de la porte de la par Daniel de Bouchout, feudataire, conseiller et cave de la tour. C’est la preuve sénéchal du duc de Brabant. Les grandes fenêtres que les deux bâtiments furent en bas datent du XIXe siècle. édifiés ensemble et fonctionnaient aussi ensemble. La fonction de l’habitat était localisée dans la maison, la cave du complexe se trouvait dans la tour, tandis que les deux étages de la tour n’avaient d’autre fonction que de former la tour, pour que celle-ci puisse remplir sa fonction de symbole du pouvoir32 . Cette volonté d’utiliser la tour comme expression du pouvoir se révèle aussi dans l’architecture religieuse, surtout lorsque le seigneur se mêlait dans le chantier de construction. Après une donation en 1221 par le duc de Brabant Henri Ier à l’église Saint-Germain à Tienen/ Tirlemont (prov. de Brabant flamand) et son élévation au titre de collégiale en 1225, un avant-corps monumental à deux tours fut érigé

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F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta

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Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 184-185.

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château comme expression du pouvoir

5. Kobbegem (prov. de Brabant flamand), « Torenhof » : la tour comme pur symbole du pouvoir. Des éléments de la vraie maison médiévale (encadrement de porte et plinthe) sont conservés dans la maison actuelle, datée de 1754. La tour et la maison furent probablement édifiées au début du XVe siècle par Willem van Assche, trésorier du duc de Brabant.

devant la collégiale romane, qui avait déjà deux tours orientales33. La volonté du duc de Brabant de faire de l’abbatiale de Villers (Villers-laVille, prov. de Brabant wallon) son église funéraire, explique aussi son intervention par l’édification pendant le troisième quart du XIIIe siècle d’un avant-corps ­monumental au-dessus du porche, ne dépassant toutefois pas la hauteur du toit de la nef centrale34. Il est connu aussi que le duc de Brabant est intervenu pour la promotion des quêtes pour l’édification de l’église Notre-Dame de Vilvorde. Nous avons pu démontrer d’autre part que les deux tours orientales n’étaient pas prévues dans le concept original de l’édifice. Il nous semble dès lors très probable que, dans une deuxième phase, les deux chapelles carrées orientales furent adaptées pour héberger un escalier en colimaçon et

33 F. Doperé et W. Ubregts, De donjon in Vlaanderen, Architectuur en wooncultuur (Acta Archaeologica Lovaniensia  - Monographiae, 3), Brussel - Leuven, 1991, p. 184-185.

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Th. Coomans, L’abbaye de Villers-en-Brabant, Construction, configuration et signification d’une abbaye cistercienne gothique, Brussel - Brecht, 2000, p. 200-223.

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frans doperé qu’il était prévu de les rehausser toutes les deux avec une tour sous l’influence du duc de Brabant35. L’aula : grande salle à fonction politique/judiciaire et de prestige Chaque château avait sa salle, même ceux qui se limitaient à une maison forte ou plate. Dans les tours il s’agissait généralement, comme nous l’avons déjà souligné, du premier étage où le visiteur entrait pour la première fois en contact avec l’intérieur privé de la tour.  Bien qu’il s’agisse bien d’une salle de réception, les dimensions de ces salles dans les tours n’avaient rien de commun avec les vraies grandes salles des complexes castraux. Dans la plupart des châteaux la salle médiévale a disparu ou a été transformée, souvent profondément, mais en conservant toutefois le volume de la salle primitive comme c’est le cas dans les châteaux de Vêves36 (Celles, prov. de Namur) et de Modave37 (prov. de Liège). La comparaison de la petite salle du château Horst à Sint-Pieters-Rode (L. : 12 m ; l. : 8,6 m)38, probablement édifiée entre 1422 et 1434 par Amelric Pynnock 39, avec la Magna Aula du palais de Bruxelles (L. : 46,14 m ; l. : 20,86 m)40, construite entre 1452-1460 pour Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et la grande salle du château de Tervuren (prov. de Brabant), construit pour Henri Ier, duc de Brabant, est très instructive. La petite salle du château Horst, accolée à la turris, se remarquait à peine, le prestige du château étant entièrement concentré dans la verticalité de cette haute turris. Les deux énormes salles ducales à Bruxelles et à Tervuren étaient les points focaux de ces châteaux respectifs à tel point qu’il n’y a pas de document iconographique où leurs

35 F.  Doperé, Vilvoorde, De

Onze-Lieve-Vrouw van Goede Hoopkerk, Een hertogelijke kerk, een grafkerk van haar bouwmeester, dans A. Bergmans, F. Doperé et J. Ockeley, Brabantse bouwmeesters, Het verhaal van de gotiek, Vilvoorde en omgeving, Leuven, 2005, p. 4-12. 36 F. Doperé, Apport de l’analyse des techniques de taille des pierres dans l’étude des chantiers de châteaux médiévaux mosans : La chronologie de la taille des pierres pour les pierres calcaires, Les chantiers des châteaux de Poilvache, de Vêves et de Spontin, Mélanges d’archéologie médiévale, Liber amicorum en hommage à André Matthys, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, Hors-série, Septembre 2006, p. 60-77.

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37 F. Doperé, Le château médiéval de Modave. Identification des maçonneries anciennes par l’étude des techniques de taille des pierres, Modave, 2007. 38 L. Declercq, communication personnelle. 39 F. Doperé, B. Minnen, M.Van der Eycken et J. Klinckaert, Brabantse bouwmeesters,Verhalen uit de late Middeleeuwen, Bouwen met ijzerzandsteen in de Demerstreek, Leuven, 2003, p. 17-19. 40 F. Doperé, Les techniques de taille sur le calcaire gréseux dans les soubassements de l’Aula Magna et de la chapelle de l’ancien palais à Bruxelles, dans P. Bonenfant et P. Cockshaw (éds.), Mélanges offerts à Claire Dickstein-Bernard, Bruxelles, 1999, p. 17-35.

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château comme expression du pouvoir

6. Écaussinnes-Lalaing (prov. de Hainaut), aula du château-fort. Les petites fenêtres hautes appartiennent à la grande salle du château probablement construite au dernier quart du XIIIe siècle par Nicolas, seigneur d’Écaussinnes et bailli du Hainaut. La fenêtre à croisée et la grande cheminée datent des embellissements par Michel de Croÿ au début du XVIe siècle. 127

frans doperé toitures impressionnantes n’attirent pas immédiatement l’attention. La grande salle du château d’Écaussinnes-Lalaing est probablement la seule qui garde encore aujourd’hui des témoins importants de la grande salle de la fin du XIIIe siècle (fig. 6). Elle est en même temps un témoin important des ­embellissements par Michel de Croÿ au début du XVIe siècle41. Dans plusieurs cas la salle était surélevée vis-à-vis de la cour intérieure, on montait donc vers la salle. La symbolique est presque évidente : la rencontre avec le seigneur dans la salle se faisait après une ascension que Jean Mesqui nomme rituel. La puissance du seigneur s’exprimait en plus par les dimensions de la salle et la grande surface de la toiture42. La mise en exergue des composantes architecturales du château médiéval symboles du pouvoir Déjà depuis le Haut Moyen Âge, le noyau du château médiéval consistait en une aula, une camera, une capella et une turris, l’ensemble éventuellement entouré de fossés, d’une palissade de bois ou d’une enceinte de pierre munie de tours et éventuellement d’un châtelet43. Parmi ces éléments clés la turris et l’aula sont souvent mises en exergue ensemble. Ceci n’est pas fort étonnant car la turris, de par sa hauteur et souvent aussi par sa nature en tant qu’habitation du seigneur est appelée presque d’une façon naturelle à former une partie essentielle de cette mise en scène du pouvoir. Dans ce même contexte, la turris sera aussi la tour la plus importante du château et placée à un endroit qui permet bien sa visualisation, surtout des parties hautes, depuis l’extérieur. L’aula comme salle permettant le rassemblement d’un grand nombre de personnes représentait le cœur politique et judiciaire du château et de son territoire. Sa valeur comme bâtiment représentatif du pouvoir est donc du même niveau que celle attribuée à la turris. 41

F. Doperé, Le château d’Écaussinnes-Lalaing, Histoire architecturale du château médiéval du XIIIe au XVIIe siècle, Les techniques de taille sur le PetitGranit et les signes des maîtres de carrière, dans Actes du XIVe Colloque International de Glyptographie de Chambord, 2005, p. 231-290 ; F. Doperé, Le château fort d’Écaussinnes-Lalaing, Son évolution architecturale du XIIIe au XVIIIe siècle (Carnet du Patrimoine, 67), Namur, 2010. 42 J. Mesqui, Châteaux et enceintes de la France Médiévale, De la défense à la résidence, 2, La rési-

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dence et les éléments d’architecture, Paris, 1993, p. 84-85 et 101. 43 J. Mesqui, Châteaux et enceintes de la France Médiévale, De la défense à la résidence, 2, La résidence et les éléments d’architecture, Paris, 1993, p. 77 ; A. Debord, Aristocratie et pouvoir, Le rôle du château dans la France médiévale (édition préparée par A. Bazzana et J.-M. Poisson), Paris, 2000, p. 144-145.

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château comme expression du pouvoir

7. Corroy-le-Château (prov. de Namur). Châtelet du château construit vers 1270 par Godefroid, comte de Vianden.

À Écaussinnes-Lalaing (prov. du Hainaut), la turris polygonale, formant l’angle principal de l’enceinte du château de la fin du XIIIe siècle, domine littéralement le centre du village à partir de son socle rocheux44. Il est flanqué à sa droite de l’aula et à sa gauche de la camera du seigneur d’Écaussinnes. L’emplacement de la chapelle primitive du XIIIe siècle n’est pas connu mais depuis le premier tiers du XVIe siècle, la nouvelle chapelle construite au dessus de l’ancien fossé médiéval est venue s’ajouter à cet ensemble de prestige. Relativement peu d’attention semble avoir été consacrée à la tour d’entrée primitive, au moins pour le peu d’information dont nous disposons à l’heure actuelle, et il va falloir attendre le XVIIe et le XVIIIe siècles pour voir ce château se doter d’une tour d’entrée représentative du seigneur de ce moment. Au XIVe siècle par contre la fonction de la turris semble s’être déplacée vers une énorme tour ronde construite en 1372 à l’initiative de Simon Ier de Lalaing. La représentation du

44 F.  Doperé, Le château fort d’Écaussinnes-Lalaing, Son évolution architecturale du XIIIe au XVIIIe siècle (Carnet du Patrimoine, 67), Namur, 2010.

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frans doperé château d’Écaussinnes-Lalaing sur la gouache commandée par Charles de Croÿ et réalisée par Adrien de Montigny entre 1597 et 1598 montre toute la face orientale du château entre la tour-porche et la nouvelle chapelle du premier tiers du XVIe siècle, avec au milieu du mur d’enceinte cette énorme tour maîtresse. Le fait qu’Adrien de Montigny ait choisi de représenter cette nouvelle turris, plutôt que l’ancienne, révèle beaucoup sur la valeur représentative relative de ces élément s a rch itec t u r au x et comment l’édif ication d’une nouvelle tour plus grande, plus impressionnante, peut dégrader les anciens symboles. Pour 8. Celles (prov. de Namur), château de Vêves, savoir quels éléments d’un châconstruit dans le dernier quart du XIIIe siècle par Jacques de Celles, feudataire du comte Henri de teau furent considérés comme Luxembourg. La tour maîtresse très haute mais représentatifs à un moment non habitable flanque l’entrée primitive transdonné, il faut d’abord connaître formée au XVIe siècle. Seul le rez-de-chaussée l’histoire architecturale du châest muni d’archères. teau et savoir surtout quels éléments étaient considérés comme importants à une époque donnée. Depuis le dernier quart du XIIIe siècle le château de Vêves (Celles) impressionne par la multiplication des tours rondes autour de l’enceinte primitive, sans tours à l’origine. La tour maîtresse de ce château flanque l’entrée. On ne peut pas parler ici d’un vrai châtelet parce que la turris, bien que munie de trois archères à la base, est toute seule45. Une situation analogue existe au 45 F.  Doperé, Donjons, châteaux forts, fermes fortifiées ou simplement châteaux médiévaux ? Quelle est l’importance de leurs éléments militaires ?, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, 65, 2007, p. 46-60. À Nesles-en-Dôle (Aisne, Fr.), la tour maîtresse fut implantée dans le même front que le châtelet d’entrée (A. Salamagne,  Le symbolisme monumental et décoratif: expression de la puissance seigneuriale, dans 117e Congrès national des Sociétés savantes,

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Clermont-Ferrand, 1992, Histoire méd., p. 563579). Il s’agit donc là d’une situation analogue à celle des châteaux de Lavaux-Sainte-Anne, Modave,  Montaigle, Poilvache ouVêves mais plus monumentale puisqu’à Nesles-en-Dôle existe un vrai châtelet. Alain Salamagne conclut d’ailleurs que la présence de la tour maîtresse sur le front d’entrée « l’imposait comme le signe monumental prééminent ».

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château comme expression du pouvoir

château de Montaigle (Falaën, prov. de Namur). La façade de la grande salle du château de Vêves, directement assise sur le rocher et contiguë à la grande tour, est exposée au visiteur qui s’approche. Il est probable que les maçonneries extérieures de l’actuelle grande salle contiennent toujours des parties remontant au dernier quart du XIIIe siècle, bien que la morphologie de l’actuelle salle soit le résultat de la restauration de 1969-1979 visant à rétablir l’état de la salle au XVIe siècle46. Au château de Modave ne subsiste quasiment plus rien du château médiéval du XIIIe siècle, sauf dans les caves. La turris ronde, dont subsiste la base, flanquait l’entrée et l’aula, remplacée par le Salon d’Hercule au XVIIe siècle, était également exposée vers l’extérieur, à droite de l’entrée47. Ces quelques exemples montrent que la turris et l’aula font partie des éléments le plus souvent exposés vers l’extérieur et, si possible, ensemble. Le château de Vianden (Lux.) a connu une première phase romane (1167-1170) pendant laquelle le noyau du château consistait en une aula surélevée, une chapelle à deux niveaux et une grande tour d’habitation. Pendant la deuxième phase romane (1198-1207), un nouveau palais à deux niveaux de 30 x 10 m fut ajouté et relié à la chapelle par une longue galerie éclairée par une série de fenêtres trilobées. Ce château a pu profiter de sa position privilégiée pour mettre en exergue en enfilade le palais, la galerie, la chapelle et la tour d’habitation avec un luxe dans les détails qui trouve rarement son égal48. L’entrée du château est par définition l’endroit le plus vulnérable du château. Les solutions militaires qui ont été proposées pour la défense de cette entrée représentent néanmoins aussi des éléments de prestige49. Un élément militaire est prestigieux par définition de par

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F. Doperé, Apport de l’analyse des techniques de taille des pierres dans l’étude des chantiers de châteaux médiévaux mosans: La chronologie de la taille des pierres pour les pierres calcaires, Les chantiers des châteaux de Poilvache, de Vêves et de Spontin, Mélanges d’archéologie médiévale, Liber amicorum en hommage à André Matthys, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, Hors-série, septembre 2006, p. 60-77. 47 F. Doperé, Le château médiéval de Modave. Identification des maçonneries anciennes par l’étude des techniques de taille des pierres, Modave, 2007.

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J. Zimmer, Die Burg Vianden, Ein Repräsentationsbau des 12. und 13. Jahrhunderts, dans Château Gaillard, 20, Gwatt, Caen, 2002, p. 289-306. 49 À ce sujet voir aussi A. Salamagne, Le symbolisme monumental et décoratif: expression de la puissance seigneuriale, dans 117e Congrès national des Sociétés savantes, Clermont-Ferrand, 1992, Histoire méd., p. 563-579, où il discute e.a. le châtelet du château de Villandraut (Gironde, Fr.).

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frans doperé la puissance qu’il exprime d’une façon presque naturelle50. Le châtelet qui exprime cette puissance mieux que tout autre château dans nos régions est celui de Corroy (prov. de Namur). La puissance émane surtout des deux grosses tours semi-circulaires. L’entrée elle-même était précédée d’un pont-levis, d’une herse et d’une porte. Cet aspect prestigieux a été un peu diminué lorsque l’escarpe du fossé fut rehaussée dans le cadre de l’adaptation du château à l’artillerie, ce qui a provoqué l’enterrement du pied des tours. Comparé à celui de Corroy, le petit châtelet du château de Trazegnies (prov. du Hainaut), plus jeune de 300 ans environ, ne donne plus cette même impression de puissance. Les petites tourelles sans archères flanquant l’entrée n’ont plus aucune ressemblance avec les énormes tours qui flanquent l’entrée de la forteresse de Corroy et qui, elles, étaient en plus bien f­onctionnelles.

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Nombreux sont aussi les châteaux et les tours munis d’éléments militaires qui ne peuvent fonctionner dans la réalité. Ce phénomène est particulièrement présent pour les adaptations à l’artillerie quand des canonnières étaient installées sans aucune possibilité d’aération des chambres de tir. En Belgique on peut évoquer les châteaux de Beersel et de Corroy, ainsi que les tours d’habitation de Diepenbeek et de

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Goetsenhoven. Sur le symbolisme de l’élément militaire, voir aussi A. Salamagne, Archères, mâchicoulis et tours dans l’architecture militaire du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles) : éléments fonctionnels ou symboliques, dans Aux marches du palais . . . , Le Mans, 2001, p. 85, ainsi que é. Sirot, Noble et forte maison. L’habitat seigneurial dans les campagnes médiévales, du milieu du XIIe au début du XVIe siècle, Paris, 2007, p. 118-120.

Alain Salamagne Université François-Rabelais de Tours, CNRS, UMR 6576 Les « marques

de château », lecture d’une symbolique seigneuriale (xiv e -xvi e siècles)

En 1490, le seigneur de Verdelles (Sarthe), Colas ou Nicolas Leclerc, dut interrompre la construction de son château : Hardouin de Maillé, seigneur de la châtellenie de Champagne-Hommet, dont ­dépendaient les fief, terre et seigneurie de Verdelles, fief avec justice, haute, moyenne et basse, lui reprochait d’avoir « faict ediffier en forme de chastel et forteresse au lieu dict de Verdelles, ce qu’il ne peut ne doibt parce qu’il n’est seigneur châtelain ». Nicolas Leclerc devait d’abord ­solliciter l’autorisation de son seigneur suzerain, Guy XIII de Laval. En final, en 1494, il fut autorisé à achever l’œuvre commencée, après probablement un certain nombre d’assurances données à son ­châtelain, Hardouin de Maillé. Ce cas de figure nous semble exemplaire des rapports implicites entre seigneurs, dans le cadre de la hiérarchie nobiliaire. Nicolas Leclerc, qui avait le rang d’écuyer, devait solliciter, pour reconstruire sa maison noble « en forme de chastel et forteresse », l’autorisation de son châtelain qui lui-même avait reçu délégation du suzerain, Guy XIII de Laval. Il témoigne encore de ce que les gens de la fin Moyen Âge pensaient être la « forme » du château, terme polysémique, mais qui dans le contexte précisé renvoie à l’idée du plan autant qu’à l’élévation1. Le château offre un plan curieux : un espace quadrangulaire ­central entouré d’une tour à chacun de ses angles, mais au dessin ­différent, quadrangulaire au nord, polygonale au sud. Avec ses fossés d’origine (en partie comblés), son pont-levis - contradictoire avec la porte de l’escalier à vis actuelle percée au rez-de-chaussée - ses ­canonnières à bouche rectangulaire, la galerie haute sur mâchicoulis, il correspond de fait à l’image d’une demeure noble, à la parure ­fortifiée2 . 1 Dans son sens le plus courant, la « fourme », forme, était la projection horizontale du tracé d’une œuvre, le plan en fondation et, par extension, la tranchée de fondation. 2 E. Berthelot, Le château de Verdelle, dans Congrès archéologique de France, 77e session tenue

à Angers et à Saumur en 1910, t. II, Paris, 1911, p. 341-354 ; Louis-Jean Lagrange, Le château de Verdelles, dans Congrès ­a rchéologique de France, 119 e session, Maine, Le Mans, 1961, p. 143-152.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 133-148.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100043

a lain salamagne Et c’est bien sur cette dernière ­apparence que le procès fut intenté, parce que Nicolas Leclerc devait solliciter l’accord de son châtelain. L’autorisation fut donc donnée pour achever la construction, mais nous noterons néanmoins que seules les deux tours du nord-est possèdent une galer ie sur ­mâchicoulis, les deux autres en étant dépourvues. Le château est fondamentalement un centre de commandement, il est l’assise du ban seigneurial qui pèse indistinctement sur tous les ­paysans, libres et non libres, ­alleutiers ou tenanciers qui vivent à son ombre 3. Il est le ­support d’un pouvoir territorial, que renforce encore un certain nombre de signes explicites (les 1. Château de Verdelles (Sarthe). Vue du marques de justice, les marques de ­sud-ouest. château) que les coutumiers consuetudines, qui fixent pour un ressort donné un ensemble de droits seigneuriaux4 - nous ­permettent d’interpréter ; d’autres (de la typologie architecturale au décor) sont implicites et nécessitent une analyse de l’ordre ­monumental. Aux yeux des contemporains, le château se révélait par un ensemble de signes, ou plus exactement de marques. Au-delà de ses fonctions usuelles (loger le seigneur et sa familia, offrir des espaces ­fonctionnels et ­d’apparat) le degré de fortification révèle le statut noble d’une demeure : en deçà il s’agit d’une simple maison. Bien des aspects de la demeure fortifiée participent ainsi des « marques symboliques du pouvoir », d’un système de représentation dont les éléments soulignent le rang et le statut du propriétaire du lieu.

3 Pierre Bonnassié, 50 mots clefs de l’histoire médiévale, Toulouse, 1981, p. 41. 4 Ces coutumes sont selon les régions en nombre variable, plusieurs en Île-de-France, mais une seule en Normandie, qui correspond

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aux limites du duché de Normandie dans la seconde moitié du XIe siècle ; Jean-Francois Lemarignier, La France médiévale. Institutions et société, Paris, 1970, p. 122.

les « marques

de château »

Les marques de château La clôture et les fossés Si une clôture et des fossés constituent des moyens pour affirmer la possession d’un propriétaire sur un bien ou sur un domaine5, au-delà de certaines valeurs ­données par les coutumiers dès le XIe siècle, ces éléments acquièrent une valeur défensive et participent du vocabulaire de la « maison forte », qui ­s’oppose à la maison plate. Le texte bien connu des Consuetudines et Justicie de 10916 ou coutumes du duché de Normandie, rappelait que le duc de Normandie avait le droit de contrôler toute forteresse de son duché, et qu’il était des prérogatives du pouvoir ducal de construire des fortifications : 2. Château de Verdelles. Détail du parapet de la tout fossé d’une profondeur plus tour. grande que la hauteur de terre qu’un homme pouvait en rejeter du fond - soit une hauteur de 6 pieds (2 m) - était soumis à autorisation comme l’étaient encore toutes ­palissades dotées de chemins de ronde et de hourds. Un texte de la fin du XIIe siècle, le Miroir des Souabes (Schwabenspiegel), exposé du droit public et féodal en Allemagne, donnait les mêmes limitations à la ­profondeur d’un fossé : la possibilité d’en rejeter depuis le fond la terre avec une pelle : « Sanz congie dou seigniour puet lan bien faire fosseiz tant ­profonz come uns hons puet giter une palée de terre lo contremontdis lo fonz dou fosse tant que oudesus sanz faire autre degreiz. Aussi puet lan bien 5 Annie Renoux, Hiérarchie nobiliaire et hiérarchie

castrale dans le Maine à la fin du Moyen Âge dans Yves Coulet, La noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge, Ecole française de Rome, 2000, p. 224-225. 6 Charles Homer Haskins, Norman institutions, New York, réed. 1960, p. 285 et sqq. : Nulli licuit in Normannia fossatum facere in planam terram

nisi tale quod de fundo potuisset terram iactare superius sine scabello, et ibi non licuit facere palicium nisi in una regula et illud sine propugnaculis et alatoriis. Et in, rupe vel in insula nulli licuit facere ­fortitudinem, et nulli licuit in Normannia castellum facere, et nulli licuit in Normannia fortidudinem castelli sui vetare domino Normannie si ipse eam in manua sua voluit habere vetare.

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a lain salamagne faire sanz son congie une maison de fust a trois estages ou de mur sanz creniauz et sans corseres et sans autre defanse. Lan puet aussi bien ­esdiffier an plaine terre une curtine et clore de mur si haut que se uns hons est sor .I. grant cheval que il puisse tochier ou plus haut de sa main sanz creniauz et sanz corseres, an tele meime guise puet il sa cort clore de palice de fust »7. La mention dans les textes de fossés « à double gectée » doit ­correspondre à une profondeur double de celle légalement permise sans autorisation : ainsi en 1160, Robert de Dreux renonçait-il à fortifier sa maison de Savigny avec un fossé à deux jets, se contentant d’un seul jet8. La profondeur des fossés était bien le premier signe d’une fortification9. Les coutumes de Normandie ainsi que le Miroir des Souabes soumettaient encore à autorisation les dispositifs de défense comme les chemins de ronde et les hourds (« sanz creniauz et sanz corseres »), comme le feront les licences de fortifier pour les mâchicoulis à partir de la fin du XIVe siècle. En 1223, Thibaut IV, comte de Champagne, ­autorisait Henri de Mirvaux à construire autour de sa domus de Givry, près de Mirvaux, un mur de 15 pieds et demi de hauteur, de 2 pieds et demi d’épaisseur (environ 4,50 m x 0,75 m), mais sans fossés, sans tours ni chemin de ronde à archères et arbalétrières, soit un simple mur lisse (planus murus)10, qui s’oppose au mur fortifié de hourds, galeries et mâchicoulis ou percé d’archères. Hiérarchie nobiliaire et castrale Comme l’a justement remarqué Annie Renoux, la coutume du Maine - mais d’autres encore - établit un rapport précis entre ­hiérarchies nobiliaire et castrale : au niveau supérieur, comtes, barons et châtelains ont un droit castral non restrictif avec l’ensemble des éléments de fortification, tours, pont-levis, embrasures de tir, etc., alors que les seigneurs de moindre rang doivent se contenter d’un mur de gros bois, de 7 G.-A.

Matile, Le miroir des Souabes, d’après le manuscrit français de la bibliothèque de la ville de Berne, Neuchâtel, 1843, Partie A,144. Il s’agit d’une version adaptée vers 1400. 8 Cit. par André Debord, À partir de ­l’Angoumois: réflexion lexicographique sur la notion de maisonforte, dans Michel Bur (dir), La Maison Forte au Moyen Âge, Actes de la Table ronde de NancyPont-à-Mousson, ­m ai-juin 1984, Paris, CNRS, 1986, p. 309-10. 9 Jean-Marie Pesez et Françoise Piponnier ­s ou l ig n a ient, d a n s L es maisons-for tes

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­bourguignonnes, dans Château Gaillard. études de Castellologie médiévale V : Actes du colloque ­international tenu à Hindsgavl (Danemark) 1-6 septembre 1970, Université de Caen, Centre de recherches archéologiques médiévales, 1972, p. 151, l’importance des fossés dans les aveux descriptifs des maisons-fortes. 10 Victor Mortet et Paul Deschamps, Recueil de textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la ­condition des architectes en France au Moyen Âge, XIe-XIIe siècles, vol. 2, 1929, p. 233.

les « marques

de château »

fossés simples franchis par un pont-dormant11. Un rapport direct existe donc entre le statut du détenteur de la demeure noble et ­l’architecture de sa « maison ». « Que par ladicte coustume desdiz pais d’Anjou et du Maine, les mers de chastel appartenans à seigneur chastellain est d’avoir en son chastel foussez à double gectée, pont leveys, portal, herce ou trayne, tours, canonieres, arbalestieres, carneaulx, machecoleys et avant mur, et allée pour aller à l’environ du chastel pour la garde et deffence ­d’iceluy »12. Au contraire le seigneur de moindre rang, même haut-justicier n’avait que des droits réduits à fortifier, sauf autorisation de son suzerain: « Que si aucun moindre dudit seigneur chastellain, posé orez qu’il ayt haulte justice, a maison, manoir ou emparement, soit il luy est ­seullement permis par ladite coustume avoir sadicte maison ou ­emparement cloux de murs ou grous boys et fossez simples à l’entour et pont dormant, sans ce qu’il luy soit permis avoir pont leveys, herces, canonnières, arbalestieres, carneaulx, machecoleys ne avant murs ; et ne les peult ne doit avoir sans le commandement du seigneur dont il est subgiet . . . »13. Seuls les seigneurs châtelains avaient le droit de posséder p­ leinement ces attributs et de contraindre leurs vassaux d’en assurer la garde et/ou de contribuer aux réparations du château : « Et appartient comme dit est les droiz d’avoir pont leveys à verges de boys et heynes de fer, portal à traygne, machecoleys, carneaulx, avant mur pour aller sur lesdiz murs et entour d’icelx ou sortie de boys pour aller entour ledit emparement aux seigneurs chastellains qui ont droit d’avoir chastel et place forte, avecque la contraincte de leurs hommes et subgiz pour faire guet et garde et les reparacions auxdis chasteaux et places fortes »14. À propos du château de Quincey, en Bourgogne (Côte-d’Or), il est précisé que ce « chastel . . . n’est qu’une maison basse attendu que les habitants de Quincey et Balon doivent le guet au château d’Argilly ». Seul le château pouvait bénéficier du guet et de la garde, et donc de la 11

Annie Renoux, Hiérarchie nobiliaire et hiérarchie castrale dans le Maine à la fin du Moyen Âge, dans Yves Coulet, La noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge, Ecole française de Rome, 2000, p. 209. 12 M. C. J. Beautemps-Beaupré, Coutumes et institutions de l’Anjou et du Maine antérieures au

XVIe siècle, Textes et documents avec notes et dissertations, II, Paris, 1878, vol 4, p. 90. 13 Ib., p. 92. 14 Ib., p. 545-546. Trainne, poutre : probablement barre de bois fermant les vantaux de la porte.

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3. Château de Lassay-sur-Croisne (Loir-et-Cher).

réalité de la fortification, des fossés aux parapets. Au contraire la « maison basse » ou « maison par terre » est un habitat noble dépourvu de fortification15. Le Trésor de la langue française (1606), de Nicot, oppose encore le château qui se caractérise par « fermeture de tours, donjon au milieu et ceinture de fossés », à la « maison plate », qui semble être l’équivalent de la première16. À la fin du Moyen Âge, néanmoins, des autorisations de fortifier, dérogatoires aux règles coutumières, furent fréquemment accordées comme l’attestent les exemples des châteaux du Moulin à ­Lassay-sur-Croisne ou de Talcy (Loir-et-Cher). En 1498, Charles d’Angoulême, seigneur de Romorantin, octroya à Philippe de Molin, son conseiller et chambellan, chevalier et seigneur de Moulin, les droits de haute, basse et moyenne justice en sa terre et seigneurie de Moulin. Louis XII accorda alors à Philippe de Molin la faculté « de fortiffier son dit lieu du Molin de tours, barbequannes, canonnières, arbalestrieres, cresneaux, archieres, pont 15

Jean-Marie Pesez et Françoise Piponnier, Les maisons-fortes bourguignonnes, op. cit., 1972, p. 147 et en dernier lieu, Hervé Mouillebouche, Les maisons fortes en Bourgogne du nord

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du X III e au XV I e siècle, Dijon, 2002, 488 p. 16 Jean Nicot, Thrésor de la langue francoyse, tant ancienne que moderne, Paris, 1606, p. 117.

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de château »

levys, foussez alentour et autres choses necessaires pour la fortiffication et deffence de son dit lieu du Molin, sous réserve que le guet et garde des hommes de la seigneurie de Moulin continuera à se faire au château de Romorantin, et qu’ils ne seront pas tenus non plus aux corvées de réparation »17. Le seigneur de Moulin ne pouvait donc assurer la défense de son château qu’en recrutant à ses frais les défenseurs nécessaires : en réalité son ­a rchitecture ne répond qu’à une réalité symbolique non pas défensive. La ratification par le roi, comme seigneur de Blois, des avantages ­procurés au seigneur du Molin, apparaît aussi - la lettre le précise d’ailleurs - comme une forme de récompense à l’un de ses serviteurs. De la même manière par lettres du 12 septembre 1520, le ­marchand Bernard Salviat obtenait autorisation du roi de munir son château de Talcy de « meurs, tours, carneaulx, barbacannes, canonnieyres, ­marchecoulis, pons-levys, boullevers, et autres choses defensables ­servans à maison-forte, mais à la réserve près qu’au moyen desdictes fortifications il ne puisse, en quelque manière que ce soit, soy dire seigneur chastellin, ne avoir droit de guet et garde »18. Ni avoir droit de guet, ni de garde, cela implique que ces fortifications ne pouvaient être défendues et que ces canonnières et mâchicoulis ne participaient plus que d’un décor factice, d’une ornementation signifiante : ce bourgeois enrichi pouvait s’acheter le droit de représentation mais non le droit d’usage de la ­fortification, la construction d’une maison aux attributs fortifiés lui ­permettant ainsi de révéler son nouveau statut. Les grandes familles de la bourgeoisie enrichie, gens des villes ou robins, vont peu à peu racheter les fiefs nobles et terres rurales : au début du XVIe siècle en Touraine, Gilles Berthelot réunira 387 hectares à Azay-le-Rideau, terres qui seront élevées en châtellenie : un château sera alors construit pour témoigner de cette érection19. En 1518, 17 Louis de la Saussaye, Le château du Moulin, dans Mémoires de la Société des sciences et lettres de Loir-et-Cher, t. IX, Ière partie, ­1874-1875, 1875, p. 137-208. Texte republié dans Bernard Toulier, Châteaux en Sologne, Pa r is, Imprimerie Nationale, 1991, Cahiers de ­l’Inventaire, 26, 2 éd. complétée, Paris, 1992, p. 323. Bernard Chevalier (éd.), Les pays de la Loire moyenne dans le trésor des Chartes, Berry, Blésois, Chartrain, O rléanais, Touraine, ­1350-1502, Paris, CTHS, 1993 : (Archives nationa les, J J 80 -235) - 4913 - 1498, novembre ; confirmation du don fait par Charles, comte d’Angoulême, seigneur de

Romorantin, à Philippe de Moulin, conseiller et chambellan du roi, de la justice et du droit de fortification en son fief du Moulin (231, n° 133, fol. 81). 18 Frédér ic Lesueur « Ta lcy », Congrès ­archéologique de France, 88e session, Blois, 1925, Paris, 1926, p. 496 ; François Gébelin, Les ­châteaux de la Loire, Paris, 1931, p. 44-45. 19 Michel Melot, Châteaux en Pays de Loire. Architecture et pouvoir, Genève, 1988, p. 90 ; Jean-Claude Le Guillou, Azay-Le-Rideau : entre Renaissance et romantisme. Caisse nationale des monuments historiques et des sites, CNRS, 1995, p. 24-25.

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a lain salamagne il ­épousera Philippe de Lesbahy, f ille d’une famille bourgeoise d’Azay ou de Blois, et lancera les travaux de reconstruction du château. Conseiller du roi, maître ordinaire de ses comptes à Paris, général des Finances pour la Normandie, châtelain et seigneur de la ville, Gilles Berthelot détenait un certain nombre de droits seigneuriaux, dont celui qui contraignait les habitants d’Azayle-Rideau à faire le guet en cas ­d ’éminent péril au château 20. En 1520, Gilles précisait qu’il avait fait raser une partie du château (les faces sud et ouest) et qu’il faisait édifier « deux grans corps de maison de pierre de taille, à canonnières et ­m aschicoliz et tournelles 4. Château d’Azay-le-Rideau (Indreet-Loire). Détail du parapet crénelé. sus culz de lampes », mais le programme de rénovation ne concernait que les deux ailes du château donnant vers la campagne, tandis que les deux autres ailes conservèrent les murailles, châtelet d’entrée, et tours quadrangulaire et circulaire médiévales. Canonnières, mâchicoulis et échauguettes qui frappent les deux façades renaissantes constituent des marques de seigneurie et un rappel des droits du châtelain. On soulignera l’archaïsme délibéré de leur profil : un bandeau plat et un talon renversé pour les consoles, celle supérieure un peu plus large que la console inférieure - disposées en retrait du larmier. Ce refus de toute ornementation, pourtant habituelle après les années 1450, est un rappel des origines du mâchicoulis : leur forme et le parapet couvert qui le surmonte citent délibérément ceux de la fin du XIVe siècle, ainsi Pierrefonds avec son larmier qui continue immédiatement sous l’appui des fenêtres tandis que l’ébrasement de la fenêtre est également ornementé d’un chambranle mouluré d’un ­larmier. Le modèle de ce parapet a pu être pris sur celui qui devait couronner les autres courtines médiévales.

20 Qui renfermait au XVIe siècle des arqubuses.

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de château »

Les marques d’ancienneté Les coutumiers évoquent fréquemment comme éléments de preuve pour soutenir le droit de fortif ication l’ancienneté du site et les marques qui le prouvent. « Nul ne peut ne doit faire chasteil ne forteresse en la terre d’un baron et de ses souverains. Et si aucun se efforce de faire le contraire, ledit baron ou ses ­souverains le lui povent faire demolir et abatre dedens l’an de l’evre encommencée, si non qu’il soit seigneur chastellain, ou au moins hault justicier, et que ­d’anxienneté y eust forte place ou chastel »21.

5. Château de Pierrefonds (Oise). le parapet crénelé.

Annie Renoux relevait à propos du Maine qu’à la fin du Moyen Âge et au sortir de la crise, les héritiers des anciennes mottes féodales prenaient soin d’en rappeler l’existence dans les aveux aux suzerains, soulignant ainsi qu’ils possédaient un vieux château, ce qui en vertu de la Coutume, permettait de réparer l’ancien ou d’en construire un ­nouveau22. La tour-maîtresse semble bien avoir été l’élément le plus pertinent de ce rappel de l’ancienneté du site. En 1644 encore, un ­procès-verbal décrivait le château du GrandFougeray « avecq une haute tour qui marque l’ancienneté de la place »23. Si cette puissante tour maîtresse a été attribuée24 à Jean II de Rieux, maréchal de France, mort en 1417 dont les armoiries, timbrées de ses armes (d’azur à dix besants d’or 4.3.2.1) et de celles de son épouse Jeanne de Rochefort (vairé d’or et d’azur) sont de fait présentes, il s’agit d’un réemploi, 21

M. C. J. Beautemps-Beaupré, Coutumes et institutions de l’Anjou, op., cit., vol. 1-2, 995. 22 Annie Renoux, Hiérarchie nobiliaire et hiérarchie castrale, op. cit., p. 218-219. 23 Michel Mauger, Documents pour servir à l’histoire de la Bretagne. Procès-verbal des terres et des fiefs du marquisat de Fougeray, juin 1644, dans Bulletin et Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, XCIX, 1996, p. 88.

24

Michaël Jones, The Defence of Medieval Brittany : a survey of the establishment of fortified towns, castles and frontiers from the Gallo-Roman period to the end of the Middle Ages, dans Archaeological Journal, 138, 1981, p. 177 ; André Mussat, La tour du Grand-Fougeray, dans Mémoires de la Société d’Histoire et d’archéologie de Bretagne, LXIII, 1986, 419-426.

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6. Château du Grand-Fougeray (Ille-et-Villaine). Vue d’ensemble.

la tour étant en réalité datable du dernier quart du XVe siècle. Dans le procès-verbal de 1644, l’ancienneté reconnaissable du lieu devenait un support au statut du lieu et de celui de ses ­propriétaires. De fait, à défaut de la conservation des chartes ou d’un ­dénombrement du fief ou de toute autre pièce justificative, les ­prétentions d’un propriétaire ne pouvaient reposer que sur des preuves ­architecturales, tours, fondations et murs susceptibles de constituer rappel de ­l’ancienneté du fief noble. La conservation fréquente des tours-maîtresses, de Saumur à Chenonceau, dans des châteaux reconstruits et dont le caractère moderne était pourtant pleinement affirmé, participait probablement de cette volonté. Pour l’Angleterre on a relevé que de nombreuses ­tours-maîtresses construites avant 1200 - et en particulier celles de ­forteresses majeures comme la Tour de Londres ou la tour de Douvres - furent conservées bien au-delà comme formes prééminentes de ­résidence fortifiée et puissant symbole de seigneurie25. Uwe Albrecht voyait à juste titre dans la tourmaîtresse un instrument de légitimation seigneuriale, son architecture représentant le sommet de la hiérarchie féodale, que tous les vassaux devaient respecter : un signe d’hommage vassalique26.

25

R. Allen Brown, English medieval castles, Londres, 1954 (nouv. éd., 1976), p. 96.

142

26

Uwe Albrecht, Von der Burg zum Schloss. Französiche Schlossbaukunst im Spätmittelalter, Worms, 1986, p. 21.

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de château »

En 1489 lorsque Jacques de Chambray, chevalier et chambellan du duc d’Orléans puis du roi de France, décida d’édifier à Thevray (Eure) « une tour ou maison forte ayant fossés et pont-levis en son manoir et seigneurie dudit lieu », il se heurta au procureur du roi au baillage d’Evreux qui demanda l’arrêt des travaux et la destruction de ce qui avait été commencé, selon un cas de figure déjà rencontré à Verdelles. En quoi le seigneur de Thevray répliqua « que son dit fief, terre et seigneurie de Tevray, étoit un noble plain fief de haubert de grande ancienneté tenu nuement du Roy » et surtout avançant qu’ « au lieu et place ou il avait encommencé et faizoit faire son dit edifice, y avoit une tour et maison forte pour la résidence, demeure et seureté des seigneurs de Tevray, ses prédécesseurs, qui étoient bien nobles ». Son ancienneté était marquée « tant par la motte ancienne sur laquelle étoit et est l’édifice que par les anciennes murailles et fondements et grands fosséz larges et profonds » et c’est sur ce fondement que le seigneur de Thévray, à la suite d’une enquête, obtint gain de cause27. C’est ­exactement ce que prévoyait encore la coutume d’Anjou et du Maine : le seigneur haut-justicier qui n’était pas châtelain ne pouvait « faire et ediffier en sa terre aucune forteresse si d’anxienneté elle n’y avoit este » car dans le cas contraire « la peut abatre et demolir licitement le souverain dedens l’an de l’evre encommenchée »28. Les marques de justice La fortification de la demeure noble va de pair avec l’exercice de droits de justice et de la concession de ces droits, en particulier de haute justice29. Les coutumiers distinguent la justice foncière ou censuelle ou basse-justice de la moyenne justice où sont portées les causes ­personnelles en matière civile et les délits légers ; la haute-justice enfin traite des affaires civiles et criminelles. Si les châteaux détenaient naturellement les droits de haute-justice, la maison-forte pouvait également la détenir sur une certaine étendue de terres, ainsi en Bourgogne30. Mais fief et justice pouvaient être dissociés, ou telle justice appartenir à un seigneur 27

Henri Quevilly, Deux châteaux du Pays d’Ouche. Thevray, 1489-Beaumesnil, 1633, dans Congrès archéologique de France, 48 e session, Vannes 1881, Paris, 1882, p. 481-497. 28 M. C. J. Beautemps-Beaupré, Coutumes et institutions de l’Anjou, op., cit., vol. 1-2, art. 352. 29 André Debord, À partir de l’Angoumois, op. cit., p. 311.

30

Jean-Marie Pesez et Françoise Piponnier, Les maisons-fortes bourguignonnes, op. cit., p. 149. et sqq qui notent encore que les droits de certaines maisons-fortes procèdent du fait qu’elles succédèrent dès avant le XIIIe siècle à des châteaux.

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7. Le cep des prisons du château de Montigny (Nord), autrefois conservé au musée de Douai.

de plus haut rang que le propriétaire du fief. Pour l’exécution de cette justice - outre les officiers qui en étaient chargés, sergent, baillis ou sénéchaux - le seigneur devait « avoir des prisons sûres au ­rez-de-chaussée ou au-dessus, sans user de fers, ceps, grillons et autres instruments, parce que les prisons ne sont pas établies pour punir les criminels, mais ­seulement pour les tenir en sûreté », nous précise-t-on au XVIIIe siècle31. Mais la réalité médiévale pouvait être différente. Prisons et auditoires de justice32, auxquels il faut rattacher les ceps et les fourches patibulaires, constituaient les marques du pouvoir ­judiciaire attaché à la possession du château. Les coutumes prescrivent les limites de l’exercice de cette justice - dans la coutume de Blois le seigneur bas-justicier ne pouvait avoir une prison et un ceps pour enfermer les prisonniers que durant 24 heures seulement 33 - comme l’étendue de ces droits : en 1507 le seigneur d’Epinois et ­Carvin-en-Carembaut possédait « en icelle sa terre, gibet, pilory pour pugnir et justichier tous délinquans par la corde, espée, feu, copper oreilles, fustighier . . . », celui d’Eperlecques (Artois) « une justice à quattre pillers, moïenne et basse pour y pendre et estrangler tous mailfaicteurs tant que mort s’en enssieuve »34. 31 Pierre

Jacquet, Traité des justices de seigneurs, et des droits en dépendants, Lyon, 1764, p. 375. 32 Ib., p. 384 : « les seigneurs hauts-justiciers peuvent faire tenir leurs audiences ou plaids de quinzaine en quinzaine dans un auditoire qui ne doit être employé que pour rendre la ­justice ».

144

33

Denis Jeanson, La maison seigneuriale en Val de Loire. Sa vie, son économie, ses habitants, son architecture, Paris, 1981, p. 24. 34 A. Bouthors, Coutumes locales du bailliage d’Amiens, t. 2, Amiens, 1853, p. 398 et 696.

les « marques

de château »

Sous le terme de justice à deux, trois ou quatre piliers sont désignées les fourches patibulaires: le seigneur châtelain « a droit d’avoir dans tout le Royaume (. . .) des fourches patibulaires à trois piliers garnis de liens en dedans et en dehors, qui sont les marques de la châtellenie ; d’autres lui ­attribuent des fourches ­patibulaires à quatre piliers sans chapelet35, sans doute pour les ­d istinguer de celles du baron ; mais ses dernières ­coutumes ­doivent être renfermées dans leurs territoires, le châtelain ne devant avoir, de droit commun, que trois piliers à sa justice »36. « Le seigneur chastellain qui a touz droiz de chastellenie en sa terre ou merc de la justice de sa chastellenie peut mectre troys pilliers, et telle 8. Les fourches patibulaires de Montfaucon (Viollet-le-Duc, Dictionnaire d’architecture, t. 5). carie est signe qu’il a droit de remeder et non autrement. Et le tiers pié en chastellenie signifie haulte justice »37. Mais les plus hauts seigneurs avaient le droit de posséder des justices de quatre à six piliers : « Le conte en sa justice où l’en fait execucion des malfaicteurs peut avoir sis pilliers et le baron quatre que l’on appelle carie »38. Dans la baronnie de Barlin, la « justice de pierre » pour toute exécution capitale se trouvait à l’extérieur de la ville tandis que le pilori pour les délinquants se trouvait à l’intérieur39; la « justice de fourque » à Airaines se trouvait sur les carrières de Dourier40. Les fourches patibulaires consistaient en des piliers de pierre r­ éunis au sommet par des traverses de bois auxquelles on attachait les criminels : leur architecture était donc variable en fonction du rang du seigneur41. Les fourches de Montfaucon sont bien connues, elles 35 Terme

dons nous ignorons le sens. Jacquet, Traité des justices de seigneur, et des droits en dépendant, Paris, 1764, p. 94-95. 37 M. C J. Beautemps-Beaupré, Coutumes et institutions de l’Anjou et du Maine antérieures au XVIe siècle, Textes et documents avec notes et ­dissertations, II, Paris, 1878, art. 350. 36 Pierre

38 Ib.,

art. 346. A. Bouthors, Coutumes locales du bailliage d’Amiens, op. cit., t. 2, 1853, p. 232, 1. 40 Ib., t. I, p. 377, 15. 41 Denis Jeanson, La maison seigneuriale, op., cit., p. 24-25. 39

145

a lain salamagne p­ ossédaient piliers, poutres, chaînes de fer, échelles et étaient entourées de murs blanchis à la chaux42. Conclusion Au sens plein du terme, le château est la demeure du seul châtelain : « Quelques coutumes attribuent au seigneur châtelain la faculté d’avoir châtel, qui est une place d’honneur et de sûreté réservée aux seigneurs des terres titrées ; en sorte que le châtel est considéré comme le chef-lieu et principal manoir de la seigneurie et indique en quelque façon que c’est un fief titré »43. Au châtelain et à lui seul étaient dévolus des droits pleins de fortification, aux seigneurs de rang inférieur des droits limités et contrôlés. En dehors du cadre de la châtellenie, les petits seigneurs devaient se contenter d’édifier une maison-forte, concept qui a fait l’objet de nombreuses interrogations et débats qui ont tenté de préciser la portée du terme44. La désignation renvoie cependant à la double réalité de la demeure noble, sa fonction résidentielle (domus) et militaire ( fortis, fortalicium, fortericia, etc.) et si la maison-forte est souvent présentée comme une fortification qui ne possèderait que quelques-uns des attributs fortifiés d’un château, en réalité la seule architecture ne permet pas dans la plupart des cas de les distinguer. La terminologie est celle du vocabulaire coutumier et non pas architectural. Les restrictions portaient sur les droits en matière féodale et l’équipement défensif, le service de guet et les droits des châtelains : ces fortifications avaient donc une valeur militaire réduite. Dans d’autres cas des possesseurs de fiefs à défaut de pouvoir ériger des murs avec tours et parapets se sont contentés de simples fossés ou de simples murs. Parfois aussi la possession ou la construction de fortification comme l’achat d’une terre seigneuriale et d’un château, ainsi pour les échevins ou les marchands lyonnais à la fin du XVe siècle45, pouvait permettre d’espérer acquérir, à terme, de nouveaux droits46. 42 Firmin Maillard, Le gibet de Montfaucon, Paris, 1863 ; Henri Sauval, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, t. III, Paris, 1724, Comptes et ordinaires de la prévôté de Paris, p. 278. 43 Pierre Jacquet, Traité des justices de seigneurs, op. cit., p. 394 44 Gabriel Fournier, Le château dans la France médiévale, essai de sociologie monumentale, Paris, 1978, p. 210 et 211 sqq. : « résidence ­seigneuriale fortifiée et le centre d’une ­exploitation agricole » dont les caractères ­m ilitaires seraient limités ; Michel Bur (dir), La Maison Forte au Moyen Âge, op. cit., passim.

146

45

A. Vachez, Histoire de l’acquisition des terres nobles par les roturiers, dans les provinces du Lyonnais, Forez et Beaujolais du XIIIe au XVIe siècle, Lyon, 1891, p. 56-57. 46 Gabriel Fournier, Le château dans la France médiévale, op.cit., p. 238-239. André Debord, « À partir de l’Angoumois », op. cit., p. 311, ­s ouligne le lien entre l’existence d’une ­fortification et l’exercice de la justice, tout en essayant ­d ’établir une typologie des caractères architecturaux d’une maison-forte.

les « marques

de château »

9. Château de Martainville (Seine-Maritime). Façade sur cour.

En « forme de chasteau », c’est ainsi encore que Jacques le Peletier, conseiller-échevin de Rouen (1493), un commerçant normand enrichi dans le négoce, fit bâtir, comme le seigneur de Verdelles, son logis de Martainville (1500)47, avec tous les attributs d’une demeure noble, tours de flanquement couronnées de mâchicoulis (aujourd’hui bûchés), ­tourelle monumentale surmontant l’entrée, fenêtres à croisée, etc. Les « marques de chastel » étaient bien, aux yeux des contemporains, des signes parlants qui révélaient le statut féodal du propriétaire du lieu.

47 Xavier

Pagazani, Demeures campagnardes de la petite et moyenne noblesse en haute Normandie (1450-1600) : pour une histoire architecturale d’une province française, thèse de doctorat d’Histoire

de l’Art réalisée sous la direction de Claude Mignot, Université de Paris IV, 2009, 4 vol., p. 82.

147

Château de Jehay.

Christiane Raynaud Université de Provence Incendier

le château : pratiques et symboliques

Archéologues et historiens s’accordent pour expliquer par la vulnérabilité au feu le passage après l’an mil des palissades, donjons de bois, mottes castrales aux forteresses de pierre. La crainte de l’incendie rendrait compte pour partie de l’élévation croissante des murs et de l’échelonnement en profondeur des défenses. Mais les historiens, qui inventorient les moyens de prendre un château, le blocus qui affame, la trahison, les machines de guerre et les canons qui ouvrent des brèches dans les murailles, les mines, ne citent pas l’incendie en tant que tel. Les assaillants doivent trouver des produits, inflammables facilement à basse température, visqueux pour s’attacher aux objets et dégageant beaucoup de chaleur, les Romains le savaient déjà. Les traits enflammés ne peuvent être envoyés à trop grande vitesse et de trop loin sous peine de s’éteindre. De fait incendier un château n’est pas si facile, malgré les progrès réalisés au contact des Byzantins et des Arabes. Pourtant ils brûlent. Mon propos est de saisir l’image que donnent de cette réalité quelques sources littéraires, surtout des chroniques : Vrayes chroniques de Jean le Bel1, Grandes chroniques de France2, Chronique du bon duc Loys de Bourbon3, Recueil des cronicques et anciennes histoires de la grant Bretagne a présent nommé Engleterre de Jean de Wavrin4, Chronique de Jean Le Fèvre Seigneur de Saint-Rémy5, d’Enguerrand de Monstrelet6, de Matthieu d’Escouchy7, de Georges Chastellain8, Chronique scandaleuse de Jean de Roye9, Chronique de Louis XII de Jean 1

J. Le Bel, Chronique, éd. J. Viard et E. Desprez, Paris, 1904-1905, 2 vol. 2 Les grandes chroniques de France (G.C.F.), publ. par J. Viard, Paris, 1920-1953, 10 vol. (Société de l’Histoire de France). 3 La Chronique du bon duc Loys de Bourbon, éd. A. M. Chazaud, Paris, 1876 (S.H.F.). 4 J. de Wavrin, Recueil des cronicques et anchiennes istories de la Grant Bretaigne, a présent nommé Engleterre, éd. W. Hardy et L. G. P. Hardy, Londres, 1864-1891, 5 vol et J. de Wavrin, seigneur du Forestel, Anchiennes cronicques d’Engleterre, éd. Mel le Dupont, Par is, Renouard, 1858-1863, 3 vol. (S.H.F.).

5 J. Le Fevre, seigneur de Saint-Remy, Chronique, publ. par F. Morand, Paris, ­1876-1881, 2 vol. (S.H.F.). 6 E. de Monstrelet, Chronique 1400-1444, éd. L. C. Douët d’Arcq, Paris, 1857-1862, 6 vol. (S.H.F.). 7 M. d’Escouchy, Chronique 1444-1461, nlle éd. G. Du Fresne de Beaucourt, Paris, 18631864, 3 vol. (S.H.F.). 8 G. Chastellain, Œuvres, éd. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1863-1866, 8 vol. 9 J. de Roye, Journal connu sous le nom de chronique scandaleuse, 1460-1483, publ. par B. de Mandrot, Paris, 1894-1896, 2 vol. (S.H.F.).

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 149-166.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100044

christiane raynaud d’Auton10 mais aussi le Journal d’un bourgeois de Paris11 et les Mémoires d’Olivier de la Marche12. Leurs auteurs ne sont ni ingénieurs, ni mécaniciens, ni même parfois hommes de guerre. Ces textes évoquent les conflits et les troubles des deux derniers siècles du Moyen Âge principalement en France, en Angleterre et en Bourgogne, avec des incursions parfois larges dans les siècles antérieurs quand les auteurs commencent leur récit aux origines. Soixante-dix-sept mentions d’incendies de châteaux, dont trois accidentels13, permettent de poser trois questions à défaut de pouvoir toujours y répondre. Quels sont les châteaux brûlés et comment sont-ils présentés ? Quand, comment, par qui sont-ils incendiés et avec quels dommages? Quelles sont les raisons, les mobiles avancés, étant entendu, comme le relève P. Contamine14, que dans la guerre de siège les villes présentent des obstacles plus coriaces que les châteaux isolés et qu’un conquérant peut négliger un château inaccessible, ces derniers n’étant plus les véritables maîtres de l’espace dès le XIIe siècle? Les sources retenues ont leurs limites, leurs conventions inhérentes au genre ou plus personnelles, du moins en l’état elles éclairent l’état d’esprit de leur public noble et lettré sur les cruelles réalités du temps. I – Les sources n’ont pas pour objet de rendre compte des incendies de manière exhaustive et précise Elles accordent peu de place aux opérations liées aux guerres privées15 et aux exactions des compagnies, telles qu’elles apparaissent dans les lettres de rémission. Les récits sont si lapidaires qu’il n’est parfois pas possible de déterminer la nature du préjudice infligé. Jean Le Fèvre note en 1417 que les routiers16 font en Cambrésis tous les maux du monde. La nature exacte des lieux incendiés peut aussi échapper. Chastellain décrit les Liégeois dans le Namurois ayant ja commencé à bouter feu en plusieurs lieux17. De fait les incendies de châteaux ne sont pas l’objet de recension systématique, pas plus d’ailleurs que ceux des villes, même chez Jean le Bel, pourtant au début de la guerre de Cent ans18. Matthieu 10

J. d’Auton, Chroniques de Louis XII, éd. R. de Maulde La Clavière, Paris, 1889-1895, 4 vol. (S.H.F.). 11 Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, texte original et intégral présenté et commenté par C. Beaune, Paris, Librairie générale française, 1990 (4522, Lettres Gothiques). 12 Mémoires d’Olivier de La Marche, maître d’hôtel et capitaine des gardes de Charles le Téméraire, publ. par H. Beaune et J. d’Arbaumont, Paris, 1883-1888, 4 vol. (S.H.F.).

150

13

G.C.F., t. VI, p. 226 ; Monstrelet, t. II, p. 303-304 ; Auton, t. I, p. 268-269. 14 P. Contamine, La guerre au Moyen Âge, Paris, P.U.F. (Nouvelle Clio, L’histoire et ses problèmes), 3ème éd., 1992, p. 207-208. 15 Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, publiées par L. Douët d’Arcq, t. I, Paris, 1863, p. 39 et 116. 16 Le Fevre, t. I, p. 296-298. 17 Chastellain, t. II, p. 63. 18 J. le Bel, t. I, p. 92.

incendier

le château

d’Escouchy, après l’incendie de Longempré en Normandie, ne signale pas celui de Pont-Audemer à la différence de Thomas Basin et Robert Blondel19. Les chroniqueurs, pour les opérations en dehors du royaume de France, éprouvent des difficultés à décrire les expéditions faute d’informations20, par méconnaissance de la langue, mais aussi pour ne pas lasser le public. Pour la Jacquerie, Jean le Bel, après avoir donné une liste de cinq villes fortes et châteaux brûlés en 1358, ajoute et pluseurs aultres que je ne sçavroye nommer 21. D’autres raisons sont plus politiques. L’Histoire de Charles dernier duc de Bourgogne le crédite de trois incendies de châteaux contre huit avec toutes sortes de ravages par le feu pour les Français22. Les chroniques profrançaises soulignent à l’envi au contraire la sinistre supériorité du duc en la matière. La construction du texte peut suggérer pour des incendies accidentels qu’ils sont volontaires. Ainsi les Grandes chroniques de France mentionnent, après une grande tempête et la conquête en 1194 par Richard Cœur de Lion de la plus grande partie de la Normandie, l’incendie du château de Chaumont-Porcien, dans les Ardennes, et de Notre-Dame de Chartres. L’inégalité des descriptions soutient le propos des auteurs La mention de l’incendie peut ne pas être accompagnée du nom du château23. Le plus souvent le nom est donné sans plus, l’incendie est signalé au milieu d’autres ravages par le feu affectant les villes, leurs faubourgs, les abbayes et le plat pays. L’absence de description24 suggère la rapidité des opérations25. La désignation du bâtiment peut revêtir parfois un intérêt particulier. Jean le Bel en 1358 évoque les fortresses et les villes incendiées par les bandes anglaises puis les fortes villes et chasteaulx épargnés. Pour la Jacquerie, il donne la nature des bâtiments et leur qualité, le nombre des lieux affectés et une évaluation d’ensemble qui montre un large recours à l’incendie. Ces pages se distinguent par la longueur de l’évocation des atteintes aux personnes26. Après avoir cité la maison d’un chevalier, son hôtel, un fort châtel, il associe deux fois bonnes maisons et forts châteaux, puis châteaux, bonnes maisons et notables manoirs de chevaliers et d’escuiers. Cette typologie reste l’exception et contribue à l’effet de masse recherché27.

19 Escouchy, p. 190-191 ; Basin, l. IV, chap. XVI et Blondel, Assertio Normaniae, l. II, chap. V, cité par Quicherat, t. I, p. 210. 20 G.C.F., t. IV, 1927, p. 19 et t. VII, 1932, p. 50-51. 21 La Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, t. I, p. 178, résume. 22 Histoire de Charles dernier duc de Bourgogne, p. 293, 295, 296, 299, 311. 23 G.C.F., t. III, 1923, p. 68 ; Chastellain, t. II, p. 35.

24

Monstrelet, t. IV, p. 51-52. Le Bel, t. I, p. 92 ; Monstrelet, t. III, p. 335, t. IV, p. 440 à 442, t.V, p. 260 ; Chastellain, t. II, p. 202. 26 Monstrelet, t. IV, p. 430 et t. V, p. 241-242. 27 Dans la Chronique des règnes de Jean II et de Charles V (t. 1, p. 178) : maisons puis forteresses ou autres maisons. 25

151

christiane raynaud L’appréciation sommaire portée sur le lieu qui va être incendié28 est six fois positive : une belle place et forte (2), ung bel chastel, un château avec moult belle habitacion, moult bel et puissant, une des belles et fortes places du royalme de France, une belle et forte place que oncques les Engloix n’avoient sceu trouver maniere de l’avoir. Mais il est fait état aussi d’un viel chasteau réparé, d’une meschante larronnière 29. Dans Monstrelet, Le Quesnoy, meschant chastel de Jean d’Arly, est d’ailleurs en brief dérompue en plusieurs lieux par les engins de Luxembourg. Le château a donc perdu de sa valeur avant même l’incendie, comme à Milly30 ou Allibaudières31. À l’occasion les points faibles de la bâtisse sont signalés32. Une description générale, plus rare (5), permet d’évaluer l’ampleur impressionnante du dommage réalisé ensuite par le feu33. Dans les Grandes Chroniques de France, en 1242, saint Louis assiège Frontenay34 : I chastel enclos de II paire de murs et si estoit avironné de hautes tours grosses et deffensables et bien garnies. Audenove décrite par Chastellain est une place enclose d’eau, de fossés, de murailles, avec pont-levis et barrières, mais des plus fortes n’estoit pas35. Monstrelet, pour Beaurain, raconte l’histoire de sa construction et donne la symbolique du nom de ses différentes parties. Il stigmatise ainsi le comportement de Jehan de Beaurain qui la met en feu sans la défendre. La forteresse peut aussi se découvrir36 au fil de la résistance à l’assaillant comme à Saint-Martin-le-Gaillard 37. La description la plus détaillée est celle de Wavrin, dans le cadre de l’expédition contre les Turcs en 1445. Pour Turquant, il donne le plan, les dimensions et énumère tous les éléments de circulation et de défense en bois qui en font une cible : montée en bois couverte de grandes plates plures de bois, grant bacicol charpenté de bois et grandes allées d’aisselles de bois et à l’extérieur, pallis de bois entourant la bassecourt 38. La mention du propriétaire est un élément fort dans l’évocation du château. Elle est l’essentiel quand il est massacré, comme Antoine de Béthune 39. Elle justifie le sort de la forteresse comme pour Le Quesnoy du routier Jehan d’Arly40. Elle tient à son attachement au château : Pierrefonds pour le duc d’Orléans, Longempré pour Talbot41. 28

Chastellain, t. I, p. 288 ; Monstrelet, t. II, p. 304 et t. IV, p. 52, 381 ; Le Fevre, t. I, p. 40. 29 Chastellain, t. II, p. 35 ; Histoire de Charles dernier duc de Bourgogne, p. 324. 30 Monstrelet, t. VI, p. 64. 31 Ibid., t. III, p. 383-385. 32 La Marche, t. II, p. 308. 33 G.C.F., t. III, p. 68 et t. V, p. 210.

152

34

Ibid., t. VII, p. 93. Chastellain, t. II, p. 359. 36 Auton, t. I, p. 268-269. 37 Monstrelet, t. III, p. 335 et t. VI, p. 61. 38 Wavrin, t. II, p. 141. 39 Monstrelet, t. IV, p. 430. 40 Ibid., t. IV, p. 84. 41 Monstrelet, t. II, p. 303 ; Escouchy, p. 190-191. 35

incendier

le château

Elle est un crève-cœur quand il doit le faire incendier comme à Meaux, ou faire brûler celui d’un de ses partisans42 . Cette indication a une valeur particulière43 pour les forteresses royales brûlées par les Jacques et pour les manoirs44, que le roi d’Angleterre fait mettre en flamme en 1346 sur son trajet45 et qui estoient lors tenus et réputez des principaulz domiciles et singuliers soulaz du roy de France ; par quoy c’estoit plus grant déshonneur au royaume de France. Quand ces forteresses appartiennent à des séculiers ou à des réguliers, le crime s’en trouve aggravé 46 , d’où l’hypocrisie du comportement des Français qui, à Blendecque, réservé qu’ilz laissèrent entière l’abbaye dudit lieu et le molin, brûlent les châteaux, les forts, la plupart des villages où les religieux ont de notables édifices et des maisons de plaisance où ils vont trois à quatre fois l’an. Les incendiaires Les auteurs distinguent parmi les incendiaires les exécutants souvent anonymes et les responsables, un petit nombre d’éminents chefs de guerre, de puissants seigneurs47. Premier cas de figure, le capitaine d’une place, le chef d’une expédition48, le roi décide seul et en dernier recours49. Dans l’incendie d’un beau château près de Beauvais, Louis de Waucourt50 agit avec préméditation, l’ayant repéré en étant là par longue espace l’hiver. Dans un deuxième cas, la responsabilité est partagée entre plusieurs personnes du même camp51. Pour l’incendie de la Wartbourg, les deux frères de Louis VI, landgrave de Thuringe, Henri et Conrad, ne sont pas cités. La réflexion la plus longue sur la culpabilité des incendiaires est le fait de Jean le Bel. Les Jacques, ces meschans gens, sont présentés comme des exécutants sans chef, deux fois, qui agissent en des points éloignés les uns des autres et en même temps. Aussi Jean le Bel met en cause aucun de ces gouverneurs et rechepveurs de maltôtes et rappelle les soupçons qui pèsent sur l’évêque de Laon, le prévôt des marchands et le roi de Navarre52. Les belligérants peuvent être impliqués à égalité. En 1202, le roi de France53 brûle la cité de Tours. Le roi d’Angleterre, Jean, qui après vint, ardi le chastel et la cité de tout en tout. 42

Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, t. I, p. 184 ; Roye, t. I, p. 342. 43 Chronique du bon duc Loys de Bourbon, p. 82 ; Roye, t. I, p. 342. 44 G.C.F., t. IX, p. 70, 278-279. 45 Ibid., t. IX, p. 276. 46 Histoire de Charles dernier duc de Bourgogne, p. 329. 47 P. Contamine, La guerre au Moyen Âge, op. cit., p. 208. 48 Chronique du bon duc Loys de Bourbon, p. 82.

49 G.C.F., t. V, p. 210, 224, 250, 273, 274, t. IX, p. 179, 279 ; Le Bel, t. I, p. 90 ; Monstrelet, t. IV, p. 96 à 98 ; Chastellain, t. I, p. 307 ; La Marche, t. II, p. 308. 50 Monstrelet, t. IV, p. 381. 51 G.C.F., t. VII, p. 51, t. VIII, p. 343 ; Monstrelet, t. IV, p. 98 ; Le Fevre, t. I, p. 296-297 et t. II, p. 55 ; le Bel, t. I, p. 277. 52 Le Bel, t. I, p. 258. 53 G.C.F., t. VI, p. 262.

153

christiane raynaud Le style indirect54 et le pronom personnel « on » recouvrent toutes ces situations. Monstrelet, pour Le Quesnoy, usant du style indirect, ne permet pas de savoir si l’incendie est décidé par Jean de Luxembourg seul, ou avec le vidame d’Amiens et le seigneur de Saveuses. Le pronom personnel « on » utilisé en sujet souligne l’accord complet des intervenants, ainsi en 1442 pour Milly, entre le duc de Bourgogne, le comte d’Étampes et le seigneur de Saveuses. Pour un même incendie55, les déplacements de responsabilité opportuns entre un chef et un collectif laissent planer quelques doutes. La dilution dans un groupe vise à atténuer les effets de la réprobation attachée à l’incendie. Elle peut aussi dissimuler la difficulté des capitaines à tenir leurs troupes56. Ainsi dans les Grandes chroniques de France l’incendie du château de Mimande en 1025 n’est pas attribué au fils du duc de Bourgogne (Richard) qui dirige l’expédition mais à « cil dehors » et, seconde atténuation, il est présenté comme une conséquence de la force de l’assaut, dans l’élan en quelque sorte57. La description de la chaîne d’intervenants dans la prise de décision a le même but58. Dans l’Histoire de Charles dernier duc de Bourgogne59, pour les huit incendies imputables aux Français, sont convoqués une compaignie de François dont estoit chef le mareschal de Loheac, un nommé Salezart et plusieurs autres grans seigneurs à Auxy, le roi de France à Roye, l’armée du roi désignée par les François à Drugi et La Frette, Le Montoire, Fiennes, Arques, Blendecques. Les suggestions polémiques sont rares 60. Dans Monstrelet, la réaction du duc d’Orléans à l’incendie de Pierrefonds laisse supposer qu’il n’est pas accidentel. La construction du récit par un effet de proximité donne à entendre certaines culpabilités. En 1436 les Flamands quittent Calais qu’ils étaient venus assiéger, les Gantois, qui n’ont pas obtenu chacun une robe en récompense, rentrent en murmurant et mal contens. Monstrelet ajoute : Si avoient esté au départir de devant Calais et au deslogier mises en feu et désolées, les forteresces de Bavelinghehem et de Sanghate. La responsabilité des incendies apparaît dans les récits comme un point sensible, délicat parfois éludé ou dilué. Manquent surtout les modalités de la prise de décision et le moment où elle intervient. Le détail de son application et même, trop souvent, les grandes lignes ne sont donnés aux lecteurs que par exception, réalités bien connues sans doute, peut-être triviales en raison de la personnalité des exécutants.

54 Monstrelet, t. IV, p. 430 ; Wavrin, t. II, p. 118.

58

55

59

G.C.F., t. VII, p. 93. 56 Monstrelet, t. III, p. 380 à 385. 57 G.C.F., t. V, p. 51.

154

Le Bel, t. II, p. 177 ; Auton, t. I, p. 268-269. Dans les incendies imputables au duc, il est seul mis en cause. 60 La Marche, t. I, p. 46 et 87.

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le château

II – Contre le château, l’incendie est décrit en tous cas comme une arme redoutable Le vocabulaire distingue la mise à feu, l’embrasement, la contagion, la destruction du château consumé. Trois verbes et leur champ lexical dominent : bouter le feu (31) bouter les feux ou feu bouter (1), puis ardoir (32) ou faire ardoir (3), auquel sur le tard est préféré brûler (19). Restent peu fréquents : mettre en feu (3), mettre le feu (7), mettre en flamme (1), mettre en feu et flamme (2), espendre (5), exillier, c’est-à-dire ravager, y compris par le feu, gaster, estaindre le feu (9). Sont rares : cacher le feu (1), jeter - gecter le feu (2), geter le feu grégeois (1), tirer le feu par fusées (1), embraser (2), prendre (le) feu (2), allumer (1), eslever la flamme (1), faire la flamme saillir (1). La flamme vole (1). Le feu oppresse (1), avance (2), saute (saillir), dure (1). Les redondances sont variées mais peu nombreuses : mettre et bouter le feu (1), bouter le feu et ardoir (2), brûler et ardoir (1), ardoir et mettre en flambe (1), embraser et enflammer (1), ardoir et embraser (1). Des expressions associent les différentes étapes de l’incendie, souvent la première et la dernière : bouter le feu et du tout démolir et désoler (1), ardoir et consumer (1) ardoir et gaster (1), gaster et ardoir (1), degaster par feu et par occision (1), ardoir et démolir totalement, ou du tout démolir (3), ardoir et ramener en cendres (1), ardoir et détruire (3), ou détruire et ardoir (1), ardoir et abattre (1), ardoir et désoler (1), ardoir, détruire et arruiner (1), désoler, abbattre et ardoir (2), mettre en feu et ruer jus de fons en comble (1), mettre en feu et désoler (1), mettre en destruction par feu et par espées, brûler et détruire (1). Le feu est décrit comme grand ou grant et horrible à veoir. Sa grant flamme se voit de loin. Sa chaleur et sa force font tomber muraille et couverture. La menace du feu est désignée par la détresse du feu (1). Une utilisation trop souvent à froid Les textes peuvent ne pas donner le moment où l’incendie est déclenché (12)61. Le plus souvent l’indication figure. Il intervient avant de quitter la place pour les défenseurs (14)62. Il est mis d’entrée, de prime face, de plaine venue (3), pendant le combat (6)63, lorsque le château est pris (5)64, lorsque le château est pris et après le combat (8)65, après la fuite des

61 Picquigny, Mallannoy, Montjoye, les forteresses et villes d’autour Rosnay et du château de Hans, Honio, Poix, Gamaches, Roye, un château près de Beauvais. 62 Moy, Montescourt et Busy, Waucourt, Thun-l’Évêque, Roussico, Anglure, Beaurain, Balinghem, Sangatte, Belleperche. 63 Turquant, la Géorgie, Montferrand, Acre, Frontenay, Bouchain.

64 Hôtel pris par les Jacques, fort chastel, plusieurs chasteaulx et bonnes maisons, Mimande, Saint-Brisson. 65 Le Montoire, Saint-Martin-le-Gaillard et la tour de Vendeuil, Avenencourt, Neufchastel-surEnne, Crécy-sur-Serre, Bonneval, château majorquin.

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christiane raynaud défenseurs (9)66, leur reddition (11)67, lorsqu’il est repris68 une deuxième fois après un dur combat (2), donc une utilisation trop souvent à froid. Quand le château est associé à une ville, il brûle après elle (7)69, avant elle (3)70, sans elle à Poissy. L’heure précise à laquelle le feu est mis ne figure que pour la Wartbourg endroit l’eure de mienuit. La durée de l’incendie ne fait l’objet que de rares notations. Pierrefonds est brûlé en une nuit. Roussico brûle toute une partie du jour et la nuit, à Meaux le feu dure plus de quinze jours. La rapidité de sa propagation est suggérée par des adverbes. Dans les Grandes chroniques de France, les manoirs royaux incendiés sont briefment destruiz. En 1421, le duc de Bourgogne se loge devant Pont-Rémy dans des maisons, lesquelles tantost de l’une à l’autre furent toutes embrasées. La chronologie des opérations vise à établir entre les belligérants la responsabilité de la première mise à feu pour justifier un incendie ultérieur plus important. En 1421, devant Pont-Rémy, les Français sont les premiers à utiliser le feu. Après leur fuite, le duc fait incendier l’île et le château, Maruiel et le lendemain, Aucourt. Les techniques de mise à feu et de lutte contre les incendies Les chroniqueurs ne s’attardent pas sur les aspects techniques. Ils retiennent parfois les départs de feu multiples, si caractéristiques d’une intention criminelle71, sans qu’il soit possible d’établir le caractère systématique, la simultanéité ou la succession des incendies72. Dans les trois cas73, où le feu est mis partout, ne sont pas indiqués le nombre, la nature et l’emplacement des foyers incendiaires. Les procédés utilisés sont rapportés surtout pour des incendies74 lointains au temps de Louis VI (2), Philippe Auguste, saint Louis ou contre les Turcs, en Hongrie. Ils ont pour point commun de n’être pas obsolètes. La première technique consiste à amonceler du bois et des produits inflammables contre la partie à brûler, comme au château du Puiset en 1111 : firent li roial attraire chaars touz charchiez de buche seche et 66

Audenove, Dargies, Arques, Blendecques, Pont-Rémy, Maruel, Aucourt, Aubigny, Beaurain. 67 Poucques, Longempré, La Géorgie Jenlis, Allibaudières, Le Quesnoy, Autheuil-enThiérache, Oye, Milly, Tillières-sur-Avre, Le Puiset. 68 Anglure, Fiennes.

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69

Poix, Arques, Meaulx, Gisors, Tours, la Wartbourg, Saint-André. 70 Auxy, Drugi, Montferrand. 71 Chastellain, t. II, p. 65. 72 Chastellain, t. II, p. 63. 73 G.C.F., t. V, p. 51, 182, t. VII, 50. 74 G.C.F., t. VI, p. 209 ; Le Fevre, t. I, p. 40-41.

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aeschiez (amorcés) de sain et de craisse por le feu bouter enz et eux ardoir. Et ainsi les empaindrent (les poussèrent) à la porte. Le poids et le volume de l’ensemble ne sont pas la seule difficulté à surmonter. Dans la Chronique du bon duc Louis de Bourbon pour la reprise de Belleperche en 1369-1370, les Anglais n’arrivent pas à approcher des palis. D’après Jean de Wavrin, à Turquant, les hommes, couverts par l’artillerie, viennent jeter des fagots contre un pan de mur à l’abri du vent et pour que les flammes soient plus hautes, lancent sur le bûcher des gerbes de fèves et d’avoine. Au château de la Géorgie, malgré la faible profondeur des douves à combler, la hauteur du bûcher est insuffisante, les assiégés en profitent pour l’incendier en descendant dessus des corbeilles pleines de feu75. La seconde technique décrite est l’envoi de projectiles incendiaires par des spécialistes, les enginaors, et leurs machines de guerre, sans doute de l’artillerie à trébuchet76, comme à Montferrand en 1122, le tir de feu grégeois, comme en 1242 à Frontenay, ou de fusées en 1421. La négligence et l’imprudence, à l’origine du sinistre de Gaggiano lié au stockage de la poudre, sont l’occasion pour Jean d’Auton d’une mise en garde contre ce produit et d’une belle description de ses effets. Face à un incendie de grande ampleur, les occupants des châteaux tentent de fuir, ce qui est sans doute le plus efficace, comme en 1227, à la Wartbourg, Élisabeth, veuve du landgrave de Thuringe, qui part tout effrayée par une petite porte a poi de compagnie. Ils appellent des secours. Autre comportement, pendant les combats du Puiset, les assiégés tentent d’éteindre le feu. À Belleperche le feu est éteint, sans qu’il ait eu le temps de faire des dommages, par les vingt-six valets qui par treize échelles sont entrés dans la place. Wavrin, dans sa longue description de la parade des défenseurs de la Géorgie, observe que, si le feu avait été jeté dès le début du dépôt du bois, la place n’eût pas été prise car il aurait été consumé au fur et à mesure. Mais la mise à feu est trop tardive et le bûcher est trop grand, les flammes gagnent les guérites et les toitures des tours. Les Turcs, qui tentent de prendre de l’eau à la poterne pour l’éteindre, en sont empêchés par les couleuvriniers et arbalétriers adverses. Un paragraphe entier est ensuite consacré aux démarches entreprises par le seigneur de Valachie pour qu’on laisse éteindre le feu. La prise de décision concernant la lutte contre le feu apparaît comme un compromis entre l’évaluation de la situation sur le terrain et les nécessités politiques. La réaction de Lalaing, qui, d’après Chastellain, répugne à incendier, alors même que les dégâts ne peuvent être que matériels, est significative. Le texte est d’ailleurs ambigu : cette réprobation tient-elle 75

Wavrin, t. II, p. 133.

76

P. Contamine, La guerre au Moyen Âge, op. cit., p. 211.

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christiane raynaud à la qualité du château, à sa valeur militaire, s’étend-elle aux autres formes d’incendies et de feux de guerre, à l’incendie des villages, des hameaux, des écarts, à celui des récoltes ? La désapprobation générale se traduit très tôt par l’interdiction imposée par les capitaines à leurs troupes. Elle ne concerne que les bâtiments religieux, comme à Bonneval, ou l’ensemble du château ou une ville. À Airaines, Édouard III fit commandement que nul sur payne de la hart ne y forfit ne mist feu, formule sans cesse reprise. L’application de cette peine et ses modalités ne retiennent pas les chroniqueurs. La répression de la Jacquerie répond aux exactions par le feu, si y ardirent et roberrent tout aussi bien sur les ungs comme sur les aultres car ilz n’avoient point loisir de faire enqueste, gage de bonne justice. Elle est le fait de gens d’armes, estranges gens, ce qui en accentue la dureté. Le sort des châteaux et les dommages Deux situations se rencontrent. L’incendie du château est présenté comme un fait isolé. Il intervient au coup par coup, au gré des circonstances, ou associé à un ensemble d’exactions. Il peut ne pas être l’objectif principal77 : l’incendie par les Bourguignons, les Picards et les Flamands du château d’Oye paraît accessoire, même s’il est de bon augure, l’essentiel est Calais. La forteresse est parfois épargnée78. En 1346, le duc de Normandie, venu résister en Gascogne contre la chevauchée du comte de Derby, fait le siège de Villefranche-du-Queyran, pillée puis brûlée, mais ilz laissèrent le chasteau tout coy. À l’inverse, un château est attaqué par défaut, faute d’avoir pu venir à bout d’une place importante79. Plusieurs forteresses peuvent être incendiées en même temps, ou successivement dans un laps de temps réduit. Pour la Jacquerie, châteaux et maisons sont au nombre de soixante pour le Beauvaisis et en Normandie et quatre-vingts entre Paris et Noyon et Paris et Soissons, deux fois il est simplement indiqué pluseurs chasteaulx et bonnes maisons. Ailleurs, cet incendie collectif vise à détruire un ensemble de points forts couvrant un vaste territoire. Le duc de Bourgogne détruit ainsi trois châteaux qui couvrent le passage de la Somme à la hauteur de PontRémy et la ville de Saint Riquier. Mais il peut être dû à un phénomène de contagion, en particulier lors des feux préventifs. Le second incendie de Moy en 1422 à l’annonce de l’arrivée de Jean de Luxembourg est suivi de celui des châteaux de Monsteront et de Bussy. L’étendue des dommages n’est pas toujours précisée et fait question. Dans le Journal de Jean de Roye, après le 19 août 1475, le roi se rend 77 78

G.C.F., t. V, p. 96. G.C.F., t. IV, p. 310.

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Les gens du roi Robert, faute de prendre Savone, s’attaquent au port Saint-André.

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au fort château de Picquigny combien qu’il avoit este bruslé par ledit duc de Bourgongne. Il est cependant possible de distinguer l’incendie partiel (9) du total, avec démolition plus ou moins complète de la forteresse. Les premiers80 sont peut-être les plus nombreux. Les mentions multiples et lapidaires de lieux incendiés ne suffisent pas en effet pour penser à une destruction complète par le feu. Les incendies partiels sont de gravités différentes et ne s’apprécient pas seulement en terme de dommage matériel. À Meung en 1103, seule l’église Saint-Liphard est incendiée, à Frontenay, la porte du château, à Turquant, les toits et les barbacanes, à la Géorgie, des superstructures en bois, les toits et les guérites, à Poucques, la basse court et le pont du château. À Gaggiano, la partie haute du château soufflée par l’explosion de deux barils de poudre s’enflamme, la chaleur et la force de la flamme provoquent la chute d’une partie de la muraille et de la toiture dans les fossés. Au Puiset tout est brûlé, sauf la tour qui subsiste jusqu’au duel judiciaire qui doit trancher des revendications territoriales de Hugues du Puiset, l’incendie total n’est que différé. À Mouy ou Moy en Laonnais, en 141981, seules la basse court et des maisons de la ville sont incendiées à titre préventif, par contre en 1422, l’ensemble du château brûle. L’incendie total du château (10), le plus cité dans les sources, frappe les esprits et paraît emblématique. Il convient de remarquer que, si l’on brûle tout, cela ne veut pas dire que tout est dévasté par le feu. Louis VI le Gros a veillé à ce que le chastel de Crécy-sur-Serre soit tot ars et destruit, puis Nouvion-l’Abbesse est abattu mais les deux sont rendus à l’église Saint-Jean de Loom. Il paraît dans quelques cas bien réel. Le feu prend à Gisors, lors de la première entrée de Richard Cœur de Lion, si que li chastel fu tot ars, notation toute politique. La réalité de la destruction totale de Pierrefonds est confirmée par le fait que le duc d’Orléans ne peut l’avoir et doit s’y faire. Dans Wavrin, les chrétiens voient le château de Roussico avec tout le village brûler depuis leur navire. La démolition, qui accompagne ou suit l’incendie, ne fait pas moins problème. Longempré mise en feu et du tout désolée, Bavelinghehem et Sanghate mises en feu et désolées sont-elles pour autant démolies ? S’agit-il de deux opérations complémentaires ou du seul effet de l’incendie82. Dans la traduction de la Vie de saint Louis de Guillaume de Nangis, pluseurs barons des barons de France abatirent et ardirent châteaux, villes, hameaux et forteresses du comte de Champagne. L’ordre inverse semble prévaloir à Autheuil en Thiérache toute arse et démolie, au chastel d’Oye

80 81

Chastellain, t. I, p. 289. Chastellain, t. I, p. 288-289, 307.

82

Chastellain, t. II, p. 364.

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christiane raynaud ars et du tout démolie, à Milly du tout démolie et désolée. Mais Chastellain pour Audenove dans le même paragraphe note démolir et ardoir puis écrit qu’elle a été arse et démolie. Rien n’est dit de ce qu’il advient des ruines. Les auteurs distinguent dans la désolation un degré supplémentaire. Ainsi Le Quesnoy est désolée, mise en feu et ruée jus de fons en comble, Beaurain abattu de fons en comble et du tout démoli83, Anglure démoly jusques au fons 84, Fiennes rasé jusques aux fondemens 85. Le sort de certaines forteresses est scellé d’avance, les deux adversaires adoptant le même parti de destruction par le feu. Partiel ou total, les sources ne permettent pas de suivre l’histoire du bâtiment après l’incendie ou entre deux, comme le rappelle P. Contamine, car beaucoup de forteresses sont édifiées et sans doute plus encore réparées rapidement, tout étant une question de moyens. Cette histoire n’apparaît que pour Allibaudières, assiégé deux fois par Jean de Luxembourg et dont le boulevard a été très bien refortifié, ce qui la rend plus défensable. Seules les lettres de rémission évoquent le caractère irréparable des dommages. Dans les textes retenus, ne sont pas cités non plus les dédommagements accordés par le souverain ou le prince et les aides à la reconstruction que l’on trouve ailleurs86. L’évocation des blessés et des morts dans les incendies ne fait l’objet que de trois mentions. Dans un premier cas, les victimes sont brûlées. Au XIe siècle, à Mimande, le fils du duc de Bourgogne, à la suite d’un dur combat, fait brûler tout, et fames, et enfanz et quanque il avoit dedenz87. Jean d’Auton pour le sinistre de Gaggiano évoque la mort des deux incendiaires : aussi follement bruslés que papillons à la chandelle. Dans un deuxième cas, les victimes, en raison de la présence du feu, peuvent être obligées de se jeter du haut des bâtiments et se font massacrer. En 1103, à Meung, le seigneur, s’étant réfugié dans l’église du château, y trouve la mort avec soixante personnes qui par la force dou feu trebuchierent de la tor en haut et furent reculi et trespercié aus fers de lances. Le Journal d’un Bourgeois de Paris rapporte une pratique identique en 1420. Tout un chacun s’attend à de telles victimes. Jean le Bel, à propos de l’incendie d’une tour de Thun-l’Évêque par ses défenseurs, note que les Français pensent que tous les Hainuyers sont brûlés. Pour la Jacquerie, les atteintes 83 Le pluriel il fist bouter les feux dedens indique plusieurs points de départ et une volonté de destruction totale. Le résultat n’est pas probant puisque pour tant ne demoura mie que ledit evesque de Liège ne le feyst abattre de fons en comble et du tout démolir. 84 Chastellain, t. II, p. 202.

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85 Dans l’Histoire de Charles dernier duc de Bourgogne, la formule apparaît trois fois. 86 Une lettre du 29 mars 1445 accorde à Aymé Rabustin chevalier d’Épiry 500 francs car la basse court de l’une de ses places a este arse. 87 G.C.F., t. V, p. 23.

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aux personnes précèdent l’incendie qui parachève les exactions et les dissimule, ce qui n’est pas dit. III – Volontaire, l’incendie reste un crime Les circonstances, que les textes rapportent, et les réactions suscitées le prouvent. Même pour une forteresse abandonnée par ses occupants, il suscite des réticences. Chastellain s’attarde sur l’exemple d’Audenove. La forteresse prise sans coup férir, Lalaing fait prévenir le duc de Bourgogne, premier transfert de responsabilité. Ce dernier prend conseil, second transfert, puis donne ordre de la détruire. Le chevalier très envis et à grant regret accomplit le commandement du duc, car jamais de feu bouter ne vouloit il estre consentant. Revenu au siège de Poucques, il entend dans la tente du duc trois messes sans bouger et se confesse au dominicain maître Guy de Donzy. Dans la hiérarchie des crimes, l’incendie intervient après le massacre des populations civiles et des prisonniers couverts par les conventions. Certaines circonstances semblent aggravantes. Les auteurs soulignent que l’incendie intervient alors que le château n’a pas opposé de résistance, il est vulnérable du fait de l’absence d’une partie des défenseurs (Le Montoire), de leur fuite, de leur reddition ( Jenlis), ou de leur abandon de la place (Roye). Les textes rapportent le pillage qui précède l’incendie, le massacre des garnisons, voire de tout ou partie de la population. Ils rappellent la rupture des conventions (Roye), le non-respect des clauses dans les redditions négociées, le fait que les incendiaires se sont logés et ont séjourné sur place. L’incendie d’une forteresse par ses défenseurs est cinq fois dénoncé comme une lâcheté criminelle88. Les réactions face à l’incendie sont à la mesure du préjudice subi En temps de guerre, il est une éventualité qui paraît si probable que Chastellain prend la peine de signaler que les Bourguignons, qui récupèrent les méchantes places qui ont « travaillé » les marches et la ville de Montdidier, ne les incendient pas. Les textes ne font pas mention, sauf exception, de l’état d’esprit des défenseurs en cas d’incendie préventif, ni quand des assaillants mettent le feu, pas plus que de la satisfaction du vainqueur. La colère, le désir de vengeance, l’humiliation apparaissent à l’annonce de l’incendie au propriétaire absent, 88

Autheuil-en-Thiérache, Moy, Anglure, Beaurain, Belleperche.

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christiane raynaud quatre fois. Philippe VI, qui apprend en 1346 l’incendie de ses manoirs, fu touchié de grant doleur jusques dedenz le cuer et moult yrié, et en alant par la grant rue, n’avoit pas honte de dire à touz ceulz qui le voulooient oyr qu’il estoit traï. L’incendie du château surtout est associé au retour de la paix pour les habitants du plat pays. Monstrelet précise que de l’incendie de Milly, tous les pays qui avoient acoustumé d’estre courus et pilliés furent très joieux. Des raisons variées expliquent le passage à l’acte Pour un même événement, la présentation des mobiles peut varier selon les chroniqueurs. L’incendie d’Anglure est justifié, pour Monstrelet, par la prise de conscience des Anglo-Bourguignons de leur incapacité à défendre le château, pour Chastellain, par la nécessité que le château ne portast jamais ne profit ne dommage. La volonté d’empêcher la venue ou le retour de l’ennemi est essentielle. Pour les occupants d’une forteresse assiégée, les auteurs font rarement (3) état, sans doute parce qu’il s’agit d’une évidence, de la peur de mourir brûlé. Le peuple du pays et de la ville de Namur sont durement desconforté et esperdu de la peur que avoit de ses ennemis qui jà avoient commencé à bouter feu en pluseurs lieux. Elle conduit à procéder à des incendies préventifs. Couvrir une fuite est l’explication avancée dans quatre cas. L’opération se distingue de l’abandon de la place peut-être par sa rapidité, la volonté de ne pas accabler les défenseurs, la brièveté du récit. Dans un premier exemple, l’auteur établit un lien explicite et unique entre la fuite et l’incendie, comme Chastellain en 1419 pour le seigneur de Mouy. Dans le second, l’auteur n’établit pas une relation de cause à effet, il y a concomitance des faits et les mobiles concordent89 : faire diversion pour couvrir la fuite et éviter de laisser à l’ennemi une place stratégique même en mauvais état, comme Bouchain. Les Turcs de Roussico décident de mettre le feu à la seule vue des navires chrétiens et de s’enfuir. Dans quatre cas, l’incendie est le moyen de prendre une place. L’auteur de la Chronique du bon duc Loys de Bourbon montre le comte de Buckingham toujours prêt à mettre le feu, avant au deslogier de faire bouter le feu au chastel de Belleperche. Wavrin ne montre son usage que dans la lutte contre les Turcs et en dernier recours. L’objectif n’est pas de détruire la forteresse, mais d’amener les défenseurs à la rendre saulve et entière, saulve sans être brûlée, entière, saine et entière. 89

Chastellain, t. I, p. 307.

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Dans sept cas, les auteurs expliquent l’origine de l’incendie par la colère et l’humiliation, un désir de se venger pas forcément illégitime pour les chroniqueurs. Les Aragonais, qui, en 1229, ont trouvé les deux chevaliers qui les dirigeaient tués, incendient un château qui est devant eux faute de trouver les assassins et de savoir que faire. La résistance, jugée trop longue ou trop âpre, est le motif le plus souvent avancé pour justifier les représailles. Dans l’Histoire de Charles dernier duc de Bourgogne, l’auteur dénonce quatre fois l’esprit de vengeance qui anime les Français et le roi à Roye, Le Montoire, Fiennes, Arques et Blendecques. Ces incendies s’expliquent aussi par le chagrin. Après la mort de Lalaing, le duc de Bourgogne fait pendre les défenseurs de Poucques et démolir la forteresse90. Dans sept cas, l’incendie intervient en quelque sorte dans le cadre d’un règlement de comptes personnel, à l’intérieur d’un conflit. Il s’agit d’atteindre psychologiquement, moralement, matériellement un adversaire nommément cité, dont on recherche le contact. Le cas de Longempré est exemplaire, Mathieu d’Escouchy décrit la beauté du lieu, son caractère agréable et rappelle qu’il a été donné par le roi d’Angleterre à Talbot, dont la réaction prouve que l’objectif est atteint. Le but ultime peut être de tuer l’adversaire91. En 1227, l’incendie de la Wartbourg, par les frères du landgrave de Thuringe qui vient de décéder, vise moins le château que sa veuve92. Pour la Jacquerie, selon Jean le Bel, plusieurs mobiles sont réunis. Les gouverneurs et les receveurs des maltôtes ne veulent pas perdre leur emploi. L’évêque de Laon fut toujours malicieux et le prévôt des marchands qui est d’une secte et d’un accord et du conseil du roi de Navarre sont mis en cause. Les Jacques interrogés par les estranges gens - les gens d’armes avant leur exécution respondoient qu’ilz ne sçavoient fors qu’ilz l’avoient veu aux aultres faire ; si le fasoient aussy et bien pensoient en telle manière destruire tous les gentilz hommes. Sans revenir sur le bien-fondé de ces explications, dont la seconde apparaît trois fois, il convient de relever la valeur sans doute exemplaire des incendies de guerre, même si ce n’est pas ce que vise en première lecture le texte. Des enjeux stratégiques justifient l’incendie Ils sont évoqués par l’auteur ou les différents protagonistes ou par les deux. Dans trois cas, la forteresse est décrite comme commandant un

90 91

Chastellain, t. II, p. 364. Bonneval, Château-Renard, Gamaches.

92

G.C.F., t. VII, p. 55.

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christiane raynaud point de passage obligé sur une voie d’invasion93. Dans les Grandes chroniques de France, le roi Louis VI envoie Suger au château de Toury94 et ordonne de le mettre en défense pour qu’il ne soit pas incendié car par ce chastel baoit-il à asalir le chastel dou Puisat ausi comme ses pères avoit jadis fait. La forteresse est une menace pour le pays autour dans dix exemples95. Les Bourguignons ayant récupéré la forteresse d’Audenove, le duc donne ordre d’y mettre le feu et de la démolir, car les Gantois la tenoient et faisoient des maux assez au pays d’environ96. Quatre fois, la forteresse sert de refuge à une armée pour se rafraîchir ou pourrait le faire comme à Anglure97. Autre raison, elle est très difficile à prendre sans perte98, comme à Poucques, où l’investissement par le duc de Bourgogne a nécessité de faire des tranchées et approches en plusieurs lieux, et qui est battue d’une bombarde, de mortiers, de veuglaires et de petits canons99. La conjonction de plusieurs facteurs, pourtant probable, n’est détaillée que dans deux cas100. La forteresse de la Géorgie est la plus forte sur la Dunoue, et quy plus puelt grever à tous les crestiens de pardecha ycelle estant es mains des Turcqz. Le seigneur de Valachie montre que les Chrétiens ne peuvent récupérer leurs biens à cause d’elle. Il avance aussi que la place permettrait de reconquérir la Grèce avec la plus grande facilité. Il ajoute que son père a fait construire la forteresse et qu’il en a acquitté le coût considérable. Enfin, il préconise l’attaque du château Roussico, car les Turcs vont multiplier les raids pour venger l’exécution de leurs gens. L’intérêt stratégique de la forteresse est parfois modeste. Après avoir décrit la fermeture de Crécy-sur-Serre, les Grandes chroniques de France notent que le roi Louis VI le Gros prend la forte tour du château aussi legierement comme le bordel d’un vilain et la fait brûler. Enfin malgré les enjeux stratégiques, pour les combattants, sur le terrain, l’incendie du château est parfois indifférent. Chastellain rappelle pour 1419 que l’hiver est une saison propre au séjour plus qu’à ruiner ou guerroyer, qui plus est avant Noël, moment où l’on songe à faire bonne chère. Aux Bourguignons venus chercher à Lille leur nouveau seigneur, Jean de Luxembourg propose de venger sa belle-fille la comtesse de Marle. Il avance contre le seigneur de Mouy une belle série d’arguments : plutôt 93

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Longempré, Pont-Rémy. Eure-et-Loir, arr. de Chartres, cant. de Janville près du Puiset. 95 Crécy-sur-Serre, Nouvion-l’Abbesse, Dargies, Saint-Brisson, Mouy en Laonnois, Montescourt et Brisy, Le Quesnoy, Milly et la forteresse de Louis de Vaucourt.

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Chastellain, t. II, p. 358. Chastellain, t. II, p. 202. 98 Chastellain, t. II, p. 364. 99 Chastellain, t. II, p. 360. 100 Pour l’incendie d’Allibaudières, Monstrelet suggère les raisons au fil de son récit.

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que de rien faire, c’est-à-dire pour ne pas être venus pour rien, pour l’honneur et le service du prince, pour se venger de leurs ennemis, pour lui venir en aide et à sa fille contre un aigre voisin. Pourtant les Bourguignons refusent d’assiéger la place et ne songent même pas à l’incendier et pouvoit sembler qu’il ne leur challoit guères. Ils décident malgré Jean de Luxembourg de rentrer. Conclusion Au total, l’incendie du château101 mentionné dans les sources et décrit dans le détail par exception reste un événement en raison de ce qui fait sa fonction première, sa valeur militaire, et parce qu’il est un lieu de pouvoir. Plus fréquent que les incendies d’église, moins que celui des villes et surtout beaucoup plus rare que les incendies de village, il est mieux rapporté que les ravages du plat pays. Il est spectaculaire et redouté, même si les réparations et la reconstruction sont rapides tant que se trouvent les finances pour le faire. Ses aspects techniques apparaissent à peine. Les textes éclairent mieux les considérations stratégiques et psychologiques qui expliquent le passage à l’acte et les conditions dans lesquelles il se fait. Il n’interviendrait, pendant le siège, souvent que dans un second temps. Les sources par nature permettent mal de démêler les responsabilités en raison des personnalités qu’il implique et des circonstances qui l’entourent, même si les incendiaires se recrutent dans tous les camps dans les périodes les plus dures des conflits. Il est aussi difficile sinon impossible de faire un inventaire général satisfaisant des dommages matériels. Les victimes directes paraissent rares en raison de l’évacuation ou de l’abandon du château avant l’incendie. Brûler un château, ce qui n’est pas si simple, suscite une réticence vraie et largement partagée, qui s’explique par le coût de sa construction, son efficacité, sa beauté, son caractère emblématique et la condamnation religieuse qui pèse sur l’incendie. Pourtant jusqu’à la fin du Moyen Âge, il est pour les défenseurs un recours auquel on ne se résout qu’en cas de force majeure. Pour les assaillants, il est une arme redoutable, dissuasive, dont l’usage est possible même en dehors de la guerre à feu et à sang. Reste qu’il est un crime, qui peut conduire à la potence l’exécutant et fait porter sur les responsables une réprobation susceptible d’entacher les meilleures réputations, bien plus longtemps qu’il n’en faut pour effacer ses traces sur le terrain.

101 C. Raynaud, L’incendie des églises : un événement ? dans C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi,

Faire l’événement au Moyen Âge, Aix-en-Provence, P.U.P., 2007, p. 175-189.

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Anonyme français, Fête champêtre à la cour de Philippe le Bon, huile sur toile, Dijon, Musée des Beaux-Arts, inv 3981.

françois duceppe-lamarre IRHis, UMR 8529, Université Charles de Gaulle-Lille III Le seigneur et l’exercice du droit de chasse. Permanences et évolutions d’un pouvoir social et territorial (xii e -xv e siècles)

La peinture Fête champêtre à la cour de Philippe le Bon1 peut être considérée à bon droit comme étant une illustration des activités ­extérieures au château lorsque les nobles sont entre eux. Que font-ils d’après cette source ? Certains dansent en couples suivant les mélodies jouées par les musiciens, quelques-uns écoutent des chants alors que d’autres discutent en groupe, chassant ou non. De fait, la chasse au vol se situe au premier plan du tableau : hommes et femmes, à cheval, se préparent à la chasse alors que des serviteurs prodiguent les derniers préparatifs qui leur permettront de rejoindre un autre groupe de ­chasseurs également à cheval à l’arrière-plan, assisté de serviteurs aux abords d’un plan d’eau et tentant de débusquer des oiseaux aquatiques2. Musique, danse et chasse au vol occupent les nobles lorsqu’ils sont en plein air. Est-ce anodin ? L’activité cynégétique fait partie des modes de vie caractéristiques des seigneurs. Elle est en effet l’affirmation concrète d’un pouvoir qui se ­ anifeste à la fois sur les hommes et sur l’espace approprié par le ­seigneur. m Cette singularité, qui lie la part « sauvage », c’est-à-dire non cultivée ou élevée de la trilogie ager-saltus-silva, à une activité de prédation dont la mainmise repose sur une frange de la société, mérite que l’on s’y arrête à plus d’un titre en se posant la question suivante : comment l’exercice du droit de chasse permet-il au seigneur de manifester une part ­i mportante de sa prédominance à la fois sur la société et sur ­l’environnement ? À chaque instant il faudra s’attarder sur la part des permanences et celle des évolutions cynégétiques dans cette ­prédominance entre le XIIe et le XVe siècle. 1

Anonyme français, huile sur toile, 161 × 117 cm, Dijon, Musée des Beaux-Arts, inv 3981. 2 Analyse détaillée du tableau et des relations entre le prince et les arts dans une résidence comtale puis ducale dans F. Duceppe-Lamarre, Une fête champêtre à la cour de Bourgogne et du

même auteur dans le même ouvrage La résidence ducale d’Hesdin et sa place dans l’art curial au temps des princes des fleurs de lys (1384-1419), dans Le temps des Princes des fleurs de lys. L’art à la cour de Bourgogne (1364-1419), Paris, 2004, p. 160-163.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 167-180.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100045

françois duceppe -lamarre J’y répondrai en insistant d’abord, dans un souci de méthode, sur le caractère complémentaire des sources narratives, comptables et ­m atérielles pour un tel sujet. Ensuite, je m’arrêterai sur le fait que le seigneur est le premier protecteur de son patrimoine cynégétique grâce à son pouvoir d’interdire. Puis j’enchaînerai en comparant les relations féodo-vassaliques de la chasse sous deux angles : d’abord le contrôle de la « meute des chasseurs » à celui de la « meute du personnel » de chasse, puis les rôles de justice et de bienfaiteur du seigneur/ chasseur. Cette étude de cas de l’exercice du droit de chasse seigneurial repose sur une série d’analyses provenant des royaumes de France et d’Angleterre ainsi que de l’État bourguignon dont la résidence d’Hesdin figure en bonne place.

I. La complémentarité des sources narratives, matérielles et comptables Il est difficile d’aborder l’environnement en général sans combiner les sources3. Cette nécessité est illustrée par les trois types de sources combinées dans cet article. Un premier corpus comprend deux sources narratives du milieu du XIIe siècle écrites par un même auteur, l’abbé Suger. Les épisodes proviennent de la Vie de Louis VI le Gros et de l’Œuvre. Ces deux ouvrages décrivent des scènes de chasse pour lesquelles Suger a été un participant ou un témoin indirect. Dans ce dernier cas, il vérifie ses sources en interrogeant les protagonistes. Ces récits datent entre 1100 et 1145 et permettent d’aborder des thèmes comme l’exercice du droit de chasse (le droit, ses limites et ses contestations) ou encore les relations entre seigneurs et vassaux à travers le contrôle des chasseurs et la justice. Les sources de la comptabilité constituent un deuxième pan du corpus d’étude. Deux comptes, datés de la Toussaint 1325, permettent

3

Cela a déjà été démontré par R. Delort, Les animaux ont une histoire, Paris, 1984, dans la partie du 1er chapitre intitulé Les animaux des siècles passés : leur connaissance et leur étude, p. 15-99. Puis repris dans F. Duceppe-Lamarre et J.-I. Engels, Introduction générale, dans

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Umwelt und Herrschaft in der Geschichte, F. Duceppe-Lamarre et J.-I. Engels (herausgegeben von), Munich, Ateliers des Deutschen Historischen Instituts Paris, n° 2, 2008, p. 7-17. Cet article s’inscrit lui aussi dans cette voie intellectuelle.

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seigneur et l’exercice du droit de chasse

d’avoir une vision ample de l’intérêt de ce type de sources4. Le premier s’intitule compte du bailliage, c’est-à-dire qu’il décrit les recettes et les dépenses de l’unité administrative comprenant le patrimoine et les droits meubles et immeubles centrés ici sur Hesdin. Le deuxième, le compte de travaux, complète le premier en se concentrant uniquement sur les travaux d’entretien ou de construction du domaine comtal, en ­particulier le château et le parc mais pas uniquement. Ces comptes, sous forme de rouleaux, ont été rédigés simultanément avec les événements qu’ils décrivent ou après la Toussaint 1325 par un clerc du bailliage. Ce clerc est anonyme, cependant il est cité dans le compte de bailliage en fin de rouleau. L’écriture est soignée, régulière, avec des lettres ornées, du moins dans les premières pages du rouleau. Les événements décrits dans les deux rouleaux ont une durée de quelques années pour certains baux, quelques mois lorsqu’ils s’attachent à des travaux de longue ampleur par exemple, mais certains sont ponctuels et peuvent ne concerner qu’un moment précis comme un achat. L’intérêt est pour le moins réel puisque ces sources renseignent sur les contestations de l’exercice de la chasse comme sur les relations entre seigneurs et vassaux : comment contrôler le personnel cynégétique, les échanges et les châtiments. Troisième élément, les sources juridiques par la présence d’un certificat du bailli de Saint-Omer dont la rédaction date du 15 mai 1412. Acte qui mêle une description par le menu et une synthèse de faits de chasse dont les événements remontent soit à l’automne 1411 ou ­auparavant. Encore une fois, les relations entre seigneurs et vassaux sont abordées par le biais d’une pratique à la légalité contestable qui débouche sur sa condamnation. Finalement, les sources matérielles sont également conviées grâce à des travaux d’archéologie extensive5. Les prospections ont en effet permis de retrouver des vestiges de la clôture du parc d’Hesdin. La chronologie de ces pans de muraille reste à affiner, du moins se ­situe-t-elle peut-être entre le XIIe siècle et le milieu du XVIe siècle au plus tard. Ce 4

Ces sources sont présentées et analysées dans R.-H. Bautier et J. Sornay, Les sources de l’histoire économique et sociale du moyen âge, t. I, vol. 2, Les principautés du Nord, Paris, 1984. Les sources comptables figurent au rang des sources de l’histoire économique et sociale ; d’ailleurs B. Delmaire va jusqu’à affirmer que les comptes de bailliage sont les premières sources à consulter afin d’écrire l’histoire rurale de l’Artois. B. Delmaire, Le compte général du receveur d’Artois pour 1303-1304 : Édition précédée d’une introduction

à l’étude des institutions financières de l’Artois aux XIIIe-XIV e siècles, Bruxelles, 1977. 5 Des travaux publiés dans F. DuceppeLamarre, Le parc à gibier d’Hesdin. Mises au point et nouvelles orientations de recherches, Revue du Nord – Archéologie de la Picardie et du Nord de la France, t. LXXXIII, n° 343, 2002, p. 175-184 puis continués dans F. Duceppe-Lamarre, Chasse et pâturage dans les forêts du nord de la France. Pour une archéologie du paysage sylvestre (XIe-XVIe siècles), Paris, 2006.

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françois duceppe -lamarre parc comtal, puis ducal et impérial, connaît plusieurs phases de ­destruction dont les niveaux archéologiques enregistrent sous forme d’éboulements et de charbons de bois les phénomènes aux XIVe, XVe et XVIe siècles d’après l’histoire du site. Ces vestiges matérialisent les limites de l’exercice du droit de chasse et les contestations qui s’y ­rapportent. Il y a là une diversité des sources, voire une pluralité de regards parfois sur un même thème, donc une vision plus complète qui traite des différentes phases de l’exercice du droit de chasse entre le XIIe et le XVe siècle à partir d’une poignée d’exemples choisis. II. Le seigneur, protecteur de son patrimoine cynégétique : le pouvoir d’interdire Le patrimoine cynégétique des seigneurs est très divers. Il c­ omprend les différents milieux « naturels », qu’ils soient aménagés ou non. Il s’étend donc dans une pluralité d’espaces conçus ou non pour la chasse selon les déplacements des animaux chassés, en plus des ­déplacements des poursuivants, les chasseurs et les auxiliaires de chasse. De plus, ce patrimoine réalise une ponction dans certaines populations animales sauvages tant mammifères qu’aviaires. Afin de protéger son patrimoine, le seigneur met en œuvre une panoplie de moyens qui manifestent son pouvoir d’interdire. Ce pouvoir se manifeste au premier chef dans le droit de chasse. Suger exprime un droit seigneurial par son droit de chasse dans la forêt de Rambouillet autour de Paris. À l’époque, Suger va chasser sur place per continuam septimanam 6. C’est donc dire que le droit de chasse se ­manifeste par une présence physique sur le terrain durant un laps de temps certain. Une telle présence correspond à une occupation de ­l’espace, peut-être vue et/ou entendue par les seigneurs voisins et les paysans du coin. Bref, c’est un phénomène de territorialisation ­seigneuriale qu’affirme Suger en actes mais aussi en texte. En effet, dans ses écrits sur son administration du temporel a­ bbatial, Suger relate cet événement en précisant que ledit droit de chasse ne s’exerce pas au hasard mais bien à l’intérieur de limites7. 6

Une séquence de chasse qui dure « pendant toute une semaine ». Suger, Œuvres I : Écrits sur la consécration de Saint-Denis, L’œuvre administrative, Histoire de Louis VII, texte établi,

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traduit et commenté par F. Gasparri, Paris, 1996, p. 74. 7 Infra metas terrae dans Suger, op. cit., p. 74.

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Mais ­comment un chasseur reconnaît-il un défens au XIIe siècle ? Il existe plusieurs manières, toutes aussi utiles les unes que les autres. Des arbres de limites, alignés ou signés, étaient laissés, ce qui permettait d’avoir une perception visuelle sur le terrain. Des bornes de pierre étaient aussi utilisées. Elles étaient taillées, parfois ornées des armoiries du seigneur foncier. Ces bornes pouvaient également être de gros pieux de bois distants de plusieurs mètres ou d’une bonne dizaine de mètres les uns des autres, une distance qui devait être rapidement visible à l’œil exercé du chasseur. D’autres solutions existaient également qui marquaient davantage le sol. Souvent, les limites étaient matérialisées par le ­c reusement d’un fossé, à la profondeur variable, et d’un talus dont les dimensions étaient directement proportionnelles au creusement du fossé. Si cette limite devait être pérenne, le talus était planté d’arbres-limites vraisemblablement traités différemment des autres arbres afin de les distinguer. D’autant que, selon les cas, les interstices pouvaient être ­comblés d’arbustes afin de former une haie de type bocagère. Toutefois, le talus pouvait également, selon les cas, être couronné d’une palissade ou d’un mur de pierres sèches ou encore d’un mur maçonné en utilisant les ressources géologiques locales 8. Dans un tel cas, les sources de la comptabilité seigneuriale décrivent les travaux des fossiers, de ­construction des murs et de leurs sempiternelles réfections9. Il existe donc des limites des zones de chasse matérialisées dans le paysage. Cependant, cette signalétique médiévale n’est ni immuable, ni forcément respectée de tous. Le braconnage se pratique et des ­seigneurs contestent des territoires cynégétiques. Voilà d’ailleurs le ­problème de Suger. Les seigneurs de deux châteaux, celui de Chevreuse et celui de Neauphle en plus de Simon de Viltain, avaient exercé un droit de chasse illégitime sur des terres appartenant à l’abbaye de ­Saint-Denis10. Or, il a fallu aller jusqu’au rapport de force par Suger 8 Le défens se transforme alors en parc. Un phénomène étudié en France par É. Zadora-Rio, Parcs à gibier et garennes à lapins. Contribution à une étude archéologique des territoires de chasse dans le paysage médiéval, Hommes et Terres du Nord, n° 2-3, 1986, p. 133-139 et du même auteur Viviers et parcs à gibier en Anjou, Dossiers Histoire et Archéologie, 106, 1986, p. 74-77, et par F. Duceppe-Lamarre, Une réserve particulière, les parcs à gibier, dans Forêts et Réserves cynégétiques et biologiques, Cahier d’études Environnement, Forêt et Société, XVI e-XX e siècle, A. CorvolDessert (textes réunis et présentés par), n° 13,

2002, p. 11-16, 75-76, ainsi que par C. Beck et M. Casset, Résidences et environnement : les parcs en France du Nord (XIII e-XV e siècles), dans A.-M. Cocula et M. Combet (textes réunis par), Scr ipta Var ia, n°11, Bordeau x, 2005, p. 117-133. 9 Quelques recherches ont été menées sur le sujet, en particulier C. et P. Beck, La nature aménagée. Le parc du château d’Aisey-sur-Seine (Bourgogne, XIV e-XVI e siècles), dans L’homme et la nature au Moyen Âge, Paris, 1996, p. 22-29 et F. Duceppe-Lamarre, Chasse et pâturage, op.cit. 10 Suger, op. cit., p. 72-75.

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françois duceppe -lamarre accompagné d’une troupe d’hommes de confiance pour récupérer ce droit de chasse ­d ’autant que la pratique des adversaires de Suger ne datait pas d’hier. Protéger son patrimoine cynégétique est donc une préoccupation seigneuriale à plusieurs titres puisqu’elle se matérialise sur le terrain de diverses manières, s’exerce par une présence physique des protagonistes, ici en forêt, et se charge d’une mémoire écrite qui se veut témoin de la ­rectitude des faits. La contestation du droit de chasse peut par ailleurs prendre une dimension supplémentaire à la simple contestation entre un seigneur laïque et un seigneur ecclésiastique. C’est le cas du comté d’Artois au début du XIVe siècle11. Une partie de la noblesse du comté se révolte ainsi que les bourgeois du petit bourg fortifié d’Hesdin. Or Hesdin, blotti au creux de la vallée de la Canche au niveau de la confluence de la Ternoise, se trouve à l’endroit idoine afin d’afficher son ­mécontentement, c’est-à-dire au pied du château comtal et de son vaste parc. La ­contestation porte sur les nouvelles garennes créées par la comtesse. Il est aisé de comprendre que ces garennes à lapins nuisent aux activités agricoles voisines ainsi qu’aux activités cynégétiques des nobles locaux et des bourgeois d’Hesdin. Bien que les nouvelles garennes soient supprimées par décision de justice, le mécontentement ne faiblit pas puisqu’il migre dorénavant sur les anciennes garennes comtales. De plus, la clôture du parc d’Hesdin et ses grilles sont également attaquées lors de cette ­contestation qui dure de 1315 à 1321. La contestation du droit de chasse est ici un des éléments d’une contestation plus vaste qui vise le pouvoir de la comtesse d’Artois, Mahaut (vers 1270-27 septembre 1329). En effet, la succession du comte Robert II (1250-11 juillet 130212) à sa fille aînée est disputée par son neveu Robert III (1287-1342) une fois que ce dernier a atteint sa majorité13. Cette querelle dynastique - dont Robert III est le perdant à répétition14 - prend donc en compte les différentes facettes de la puissance seigneuriale dont la chasse est partie prenante puisqu’elle est bel et bien un pouvoir de commandement sur les hommes et sur les  terres.

11 Une présentation de la situation avec son analyse est faite dans F. Duceppe-Lamarre, Le complexe palatial d’Hesdin et la structuration de l’environnement (nord de la France, XIII e-XIV e siècles), dans Centre, Région, Périphérie, Hertingen (Suisse), 2002, vol. 2, p. 96-101. 12 Le comte Robert II meurt à la bataille de Courtrai le 11 juillet 1302. Son corps sera ramené de Flandre en Artois par Jaquemart de Villers au coût de 25 livres d’après le compte

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du receveur d’Artois « Colart de Hennin » (ADN, B13596, f°80v°-84). 13 Petit-fils de Robert II - son père est Philippe d’Artois -, Robert III n’a que 15 ans à la mort du comte alors que sa tante Mahaut se trouve au début de la trentaine (elle est née vers 1270). Mahaut règne donc de 1302 à 1329. 14 Il est débouté par la Cour des pairs en 1309 et en 1318 avant d’être finalement banni du royaume de France en 1332.

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III. Les relations féodo-vassaliques de la chasse : du contrôle de la meute des chasseurs à la meute du personnel de chasse Alors que les sources littéraires et les archives sont truffées de citations concernant la dimension sociale de la chasse, peu de travaux abordent ce thème. La question consiste donc à se demander comment se structure le monde des chasseurs et comment il évolue. L’événement cynégétique de Suger servira encore une fois. Afin de récupérer le droit de chasse de son abbaye, Suger ne se rend pas seul en forêt mais ascitis nobis approbatis amicis et hominibus nostris, puis suit l’énumération des principaux accompagnateurs de l’abbé15. La chasse est une activité dont la dimension sociale est ici renforcée par la ­reconquête d’un droit bafoué. Le groupe est donc important. Mais quelle est sa composition ? Elle est double. D’une part des amis éprouvés, soit des relations horizontales comme l’entendent les anthropologues et, d’autre part, hominibus nostris dit le texte, c’est-à-dire des relations ­verticales pour continuer l’analyse anthropologique. L’abbé-chasseur se déplace donc avec des membres de son amicitia, des hommes qui lui sont égaux et des membres de sa vassalité, des hommes qui lui ont promis aide et conseil et qui lui sont donc inférieurs en honneur et en puissance. Il y a, d’après cette analyse, deux sous-groupes dans la troupe de Suger. On peut par ailleurs aller plus loin puisque le texte entreprend ­d ’énumérer quelques participants. En suivant l’ordre du texte, il y a d’abord Amauri IV de Montfort, comte d’Évreux (1101-1137), un seigneur renommé et combatif 16 que l’on retrouve par moments aux côtés du roi Louis VI le Gros (1108-1er août 1137). Puis vient Simon de Neauphle17, un seigneur qui gravite dans l’entourage du père de Louis VI, le roi Philippe Ier (1059-3 août 1108). Et un certain Évrard de Villepreux, un chevalier dont l’importance seigneuriale nous échappe aujourd’hui. En tout état de cause, l’énumération de Suger va du seigneur le plus puissant en ­décroissant. Il n’est pas anodin que cette courte liste s’arrête au troisième nom - dont la renommée s’est perdue de nos jours -, alors qu’elle ­commence avec des seigneurs côtoyant les rois, voire dans certains cas les contestant. Suger part donc avec un « ost cynégétique » d’envergure en qualité comme en nombre dans la première moitié du XIIe siècle. Changement de décor complet avec la résidence de la comtesse Mahaut d’Artois et sa réserve de chasse d’Hesdin dans les premières 15 Suger,

op.cit., p. 72-75. Suger, op.cit., p. 74-75 et en particulier la  note 71. Voilà un seigneur qui combat ou s’allie avec les rois d’Angleterre et de France.

16 Voir

17 Une courte description dans Suger, op. cit., p. 74-75 et en particulier la note 72. Souscripteur de plusieurs actes royaux, Simon de Neauphle fait donc partie peu ou prou de l’entourage du roi de France.

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françois duceppe -lamarre décennies du XIVe siècle18. Que dit la source et comment le dit-elle ? Les dépenses de gages, de fiefs et des aumônes répertorient onze hommes aux fonctions diverses qui sont associées au monde de la chasse19 : un garde de la maison du marais, cinq sergents des espaces forestiers dont un à cheval, deux sergents pour le parc, un pour la garenne et un autre pour les eaux en plus d’un « goupilleur ». Les sept sergents à pied ­reçoivent des gages de 8 deniers tournois par jour, ce qui fait pour ce terme comptable 112 sous et 8 deniers tournois à chacun. Ils gagnent donc autant par jour que le portier du château, ce qui montre ­l’importance d’un tel office. Un sergent à cheval, comme Ermand d’Aunnoys pour la forêt d’Hesdin, gagne 2 sous tournois par jour, ce qui fait 16 livres 18 sous tournois. Il précède sur la liste les autres sergents vu l’importance de ses gages, mais suit Alain Lescot le portier du château et surtout Jacques de le Brayele le garde de la maison du marais. Une charge qui rapporte à son détenteur 10 deniers tournois par jour, soit 7 livres 10 deniers tournois pour un terme dont la durée correspond d’après le compte à 169 jours. Voilà donc une hiérarchie qui passe de la ­surveillance du bâti à celle des milieux - d’après l’ordre de présentation du rouleau de compte - en insistant sur le fait que désormais les seigneurs, ici la comtesse d’Artois, s’entourent non plus « d’amis éprouvés et d’hommes à nous » mais bien de personnels de chasse, rétribués pour leur service. En dépit de la variation du type de source utilisée ici - le passage d’une source narrative à une source financière -, il apparaît un ­changement du statut du chasseur et de l’exercice du droit de chasse de Suger à Mahaut. Deux questions s’imposent. La comtesse est-elle une chasseresse ? La noblesse chasse-t-elle encore à cette époque ? Une ­première réponse surgit dans un compte de travaux d’Hesdin de la même date20. Il faut se reporter aux « taskes de abateurs, fagoteurs, ­caffouriers et faudeurs » où une des entrées décrit le travail de bûcheron et d’élagueur de Simon Pikart sous « le bersoire » afin que la comtesse puisse mieux voir les cervidés courir21. Un gros travail payé 8 livres 16 18 La description provient du compte de bailliage d’Hesdin de la Toussaint 1325, un rouleau de parchemin conservé aux arch. dép. du Pas-de-Calais, cote : A441 4 . Mahaut ­d ’Artois est comtesse de 1302 à 1329. 19 Soit onze entrées sur un total de trente (11/30 ou 36,7%). Ce qui illustre l’importance de la chasse, bien que les fonctions de sergent d’un espace forestier peuvent aussi comprendre la surveillance des bois ou la coupe des arbres. 20 Rouleau de parchemin conservé aux arch. dép. du Pas-de-Calais, Toussaint 1325, cote : A4415.

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21 Première entrée sur un total de six : « Primes

à Symon Pikart pour abatre dessous le bersoire pour che que madame peust miex veir les bestes courre. Et faire fagos de le menue raime, mettre le grosse legne par mons et en lieu là ù on peust kerkier à karète : VIII livres XVI sous ». La « bersoire » est sans doute une chaise à bascule en bois afin de se bercer. Elle est encore utilisée de nos jours dans ce qui fut la Nouvelle France et que les francophones d’Amérique appellent « berceuse », « berçante » ou « chaise berçante » selon les régions.

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sous pour le confort visuel de la comtesse qui, dans les environs du milieu de la cinquantaine est assise sur sa chaise à bascule, prend l’air et se détend en contemplant les animaux sauvages captifs qui sont présents dans son parc d’Hesdin. En fait, Mahaut chasse au vol d’après ce que l’on peut lire dans la comptabilité du bailliage d’Hesdin22. Les « dépenses de baillie » ­recensent un valet qui reçoit 4 sous afin de porter une lettre au fauconnier de madame qui se trouve à Guînes et qui doit en retour lui ramener un faucon. La comtesse a donc des fauconniers attitrés avec des faucons dans les diverses parties de son comté et choisit les oiseaux de proie avec lesquels elle désire chasser. Chacun peut imaginer qu’elle s’entoure de membres de sa cour - mais cela n’est pas spécifié dans la comptabilité et pour cause ! -, et de personnels de chasse rétribués pour leur office. Les basses tâches sont effectuées par les valets, comme il vient d’être vu ou encore pour aller chercher les chiens afin de chasser par exemple dans le parc d’Hesdin 23, les sergents y participent avec les fauconniers ainsi que, nobles personnes, l’entourage de la comtesse. IV. Les relations féodo-vassaliques de la chasse : donner et punir La chasse médiévale, dans le cadre des relations entre seigneur et vassal, est aussi une histoire de dons et de contre-dons, pour reprendre le langage de l’anthropologie. Et lorsque cette logique du lien social hiérarchique est brisée, l’interdit étant franchi, la peine arrive. Durant le même épisode cynégétique, Suger en raconte le ­résultat positif. Une semaine de chasse sous la tente avec une troupe d’hommes nombreuse et aguerrie à de tels exercices se solde par cervorum copiam24. L’abondance du gibier noble par excellence, le cerf, est évidemment mangé. Mais - on n’est pas homme de Dieu pour rien -, le généreux abbé distribue le produit de sa chasse aux fratribus infirmis de l’abbaye de Saint-Denis, cela pourrait aider à les guérir, aux hospitibus in domo ­hospitali de l’abbaye, cela permet de changer l’ordinaire de leur pitance ainsi 22 Arch. dép. du Pas-de-Calais, cote : A4414 , Toussaint 1325. 5e feuille de parchemin du compte de bailliage d’Hesdin, onzième entrée des « dépenses de baillie » : « Pour envoiier une lettrez de madame à sen fauconnier de la terre de Ghysnes que il li apportat I faucon que il avoit. Pour le vallet qui porta la dite lettre IIII sous ».

23 Arch. dép. du Pas-de-Calais, cote : A4414 , Toussaint 1325. Même rouleau de compte du bailliage d’Hesdin, 6e feuille, trente-septième entrée des « dépenses de baillie » : « Pour envoiier un vallet à Avesnes [dans le comté d’Artois] querre les kiens pour cacher el parc à Hédin. Pour le vallet : II sous ». 24 Suger, op. cit., p. 74.

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françois duceppe -lamarre qu’aux militibus per villam de Saint-Denis, afin de conforter les liens du seigneur-abbé avec ses vassaux chevaliers. La générosité de Suger, vue par Suger, s’arrête toutefois avant les paysans et rien n’est dit sur la partie du gibier consommée par la troupe des chasseurs. Les dons mentionnés sont partagés quant à eux avec les hommes de l’abbé, c’est-à-dire les moines et les chevaliers, donc dans des relations verticales, peut-être dans des relations horizontales avec les hôtes. En tout état de cause, les dons des produits de la chasse apparaissent codifiés et non pas des distributions de vivres pour tous. Or, de telles distributions codifiées de gibier perdurent avec le temps si l’on regarde les sources comptables du comté d’Artois. Un exemple suffira pour la démonstration : le rouleau de compte du bailliage d’Hesdin de la Toussaint 132525. Sept entrées citent la « venison », c’està-dire la viande de gros gibier, salée pour sa conservation 26. Cette venaison voyage comme dans l’exemple de Suger. Mahaut d’Artois en envoie « à plusieurs dames entour Hesdin »27. Si elle ne néglige pas les dames des villages voisins de son château et parc d’Hesdin, elle n’oublie pas non plus ses vassaux ou son personnel. Seigneur de Thérouanne, bailli, prévôt et receveur sont gratifiés de dons en nature que des valets apportent à cheval lors de trajets parfois de quelques heures voire de deux à trois jours lorsque les récipiendaires se trouvent par exemple à Arras. Cependant, les temps changent et l’envoi de gibier vivant se fait également. La même source confirme cette pratique du don de la part de la comtesse au bailli d’Amiens28. Les animaux ne sont pas choisis au hasard, ce sont des daims. Le daim - hauteur au garrot de 90 cm - est un cervidé plus petit que le cerf mais plus grand que le chevreuil et possède des bois aplatis et une robe tachetée de blanc. Si ses bois le rapprochent du cerf, sa robe le distingue visuellement des autres cervidés. Il est donc possible que les daims soient des cervidés introduits dans les parcs princiers, sans doute pour le plaisir des yeux si l’on se reporte à l’habitude d’une Mahaut prenant de l’âge assise sur sa « bersoire » et voulant partager son goût avec un de ses baillis. 25 Arch. dép. du Pas-de-Calais, cote : A4414. Sept entrées des « dépenses de baillie » concernent le sujet, feuilles 5 et 6 du rouleau. 26 Même document, entrée numéro 40 desdites dépenses, 6e feuille : « Pour IX boistel de sel accaté pour les dites venisons saler, IX deniers le boistel sont : VI sous IX deniers ». 27 Ce sont les villages de Plumoison et de Grigny aux abords de la forêt d’Hesdin, de Quoeux, de Boubers-sur-Canche (identification incertaine)

176

et de Beauvois entre Hesdin et Saint-Pol-surTernoise en plus de Fosseux ( ?). 28 Arch. dép. du Pas-de-Calais, cote : A4414. Entrée numéro 10 des « dépenses de baillie », 5e feuille : « Pour deux daims vis prins el parc à Hedin envoiiéz au bailli d’Amiens à Biant. Pour les vallés VI sous ». Le lieu de Biant ( ?) se trouve sans doute en Picardie, s’il existe encore de nos jours.

le

seigneur et l’exercice du droit de chasse

La pratique du don de venaison et du don de gibier pour l’entourage ou pour les officiers des seigneurs apparaît comme une pratique d’une société dont la chasse est un moyen d’expression de la permanence du pouvoir. Gare à celui qui brise cette chaîne ! Le seigneur-chasseur devient intraitable. Mal en prit en effet au pauvre Baudet Feri qui braconnait dans une des garennes de la comtesse d’Artois. Il fut vu chassant des lapins dans la garenne de Willeman et capturé. Un valet fut donc envoyé à Saint-Polsur-Ternoise pour aller chercher « le pendeur », le bourreau comtal29. Ce dernier appliqua le châtiment et creva les yeux du braconnier avec une « lonchete ». Le bourreau fut payé 6 sous pour son travail, soit 3 sous par œil sous le règne de Mahaut d’Artois au terme de la Toussaint 132530. C’est donc une justice seigneuriale implacable lorsque le droit de chasse n’est pas respecté par des paysans. Qu’en est-il du côté des rois ? Suger raconte une anecdote édifiante avec le cas du roi d’Angleterre Guillaume II le Roux (1087-2 août 1100)31. Le roi était critiqué au moins par une partie de l’Église d’Angleterre qui lui reprochait de la taxer et de récupérer son temporel lors du décès des évêques et des abbés, en plus d’opprimer les pauvres32. Qui peut châtier un roi impie et comment ? Il se trouve que, lors d’une séquence de chasse en forêt, subito inopinata sagitta percussus interiit. Frappé inopinément par une flèche, il meurt sous le coup de la vengeance divine. Selon l’abbé Suger, Guillaume II le Roux subit le châtiment de Dieu qui illustre un comportement fautif envers - surtout - l’Église et les humbles. Ainsi la chasse rétablit l’ordre social et transcendant qui habite le Moyen Âge. Un autre cas de figure rejoint le thème de la chasse et du pouvoir au début du XVe siècle. Le seigneur de Licques (comté d’Artois, actuel département du Pas-de-Calais), Mahieu, est accusé qu’il « avoit par ­pluseurs fois, a force de chiens, a harnois, furrés et filés, cachié es garennes dudit Tournehem » où il captura « pluseurs cherfs et autres grosses bestes et moult de connins »33. Ce certificat du bailli de 29 Arch. dép. du Pas-de-Calais, cote : A4414. Entrées numéros 41 à 43 des « dépenses de baillie », 6e feuille : (41) « Pour envoiier querre le pendeur à Saint-Pol pour crever les iex Baudet Feri qui avoit esté as prins as connins en le warenne de Vileman, pour le vallet : XII deniers ». (42) « Item pour ledit pendeur qui creva les iex dudit Baudet : VI sous ». (43) « Pour faire faire le lonchete pour li crever les iex : II sous ». 30 Étant donné qu’il fallut faire faire la « lonchete » pour crever les yeux de Baudet Feri, il n’est pas impossible que cela démontre un

c­ hâtiment exceptionnel de la justice comtale. À moins qu’il fallût une nouvelle « lonchete » à force d’exécuter de telles peines à l’encontre des voleurs de lapins . . . 31 Suger,Vie de Louis VI le Gros, éditée et traduite par H. Waquet, Paris, 1929, p. 12-13. 32 Portrait noir de Guillaume II le Roux, adversaire par ailleurs du roi de France. Ici Suger s’intéresse au sort des pauvres de ce ­puissant seigneur alors qu’ils sont ignorés dans sa propre distribution de venaison. 33 Arch. dép. du Nord, B1898 n°53843, ­certificat du bailli de Saint-Omer du 15 mai 1412.

177

françois duceppe -lamarre S­ aint-Omer précise après les faits cynégétiques interdits que Mahieu profère des paroles de lèse-majesté et qu’il est du côté des Armagnacs ! Le contexte politique complexe de cette période de l’histoire de France s’immisce en effet sur le terrain de la chasse. Le comté d’Artois relève depuis 1384 de la maison de Bourgogne et au printemps 1412, le duc Jean sans Peur (1404-10 septembre 1419) part assiéger Bourges avec l’assentiment du roi de France Charles VI (1380-21 octobre 1422) contre les princes du parti d’Orléans qui considéraient que la paix de Bicêtre de novembre 1410 n’était pas respectée par le Bourguignon 34. Finalement, l’épisode de chasse permet de mettre au jour un seigneur félon qui s’oppose politiquement à son seigneur et duc Jean sans Peur, félonie doublement territoriale puisque Mahieu conteste également le droit de chasse de son seigneur et maître. Tout en effectuant une lecture critique de la pluralité des types de sources utilisées, il apparaît bel et bien que ce sont des sources ­complémentaires qui circonscrivent les différents aspects de l’exercice du droit de chasse seigneurial à travers le temps et l’espace. C’est donc bien cette sollicitation multiple et elle seule qui permette d’appréhender la complexité du sujet dans la richesse de la kyrielle de ses facettes. Cette confrontation nécessaire de sources fait apparaître un p­ remier élément d’analyse, la dimension anthropologique des relations féodo-vassaliques. Elle met en effet en relief les concepts de tabou, de contrôle et d’échange. Le tabou se trouve au cœur de la définition de la chasse en projetant l’interdiction dans l’espace. Ainsi se dessine, par l’appropriation, le territoire cynégétique. Le contrôle et l’échange, eux, entrent en jeu par un type de lien, le don et le contre-don, présent par des distributions de gibier vivant ou par de la venaison, don du chasseur envers le non-chasseur mais aussi contre-don du seigneur en retour du respect de l’interdiction de chasser de la part du vassal. En revanche, le bris de cette harmonie (théorique) conduit le seigneur-chasseur à châtier le coupable qui transgresse l’interdit en ne respectant pas la hiérarchie sociale et environnementale de l’époque. Ainsi, l’étude de l’exercice du droit de chasse met en relief les permanences et les évolutions des relations au sein de la société ­médiévale en interaction avec le milieu. Encore faudrait-il en analyser les enjeux et leurs modes opératoires que ces quelques exemples tentent de mettre en lumière dans leur singularité et dans leur caractère général.

34 B. Schnerb, L’État bourguignon (1363-1477), Paris, 1999, p. 154-155.

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Château de Trazegnies.

c. Études De Cas

Marylise Barbier Archiviste adjointe du diocèse de Besançon Hervé Mouillebouche Université de Bourgogne, UMR 5594 ARTEHIS La

justice de R ay-sur-Saône à la fin du moyen âge : lecture historique, juridique et anthropologique

La Franche-Comté médiévale est réputée pour l’esprit ­indépendant et volontiers frondeur de son aristocratie. Pierre Gresser, dans ses ­remarquables études sur la Comté à la fin du Moyen Âge, a ­soigneusement exploré le poids politique des détenteurs des puissantes forteresses ­comtoises : Arlay, Orgelet, Apremont, Dampierre, Nozeroy, Arguel, Salins . . . Il suggère que ces châteaux, pendant très longtemps, ont exercé un pouvoir juridique exclusif sur leur plat pays1. Néanmoins, les ­modalités de ce pouvoir ont échappé pour l’instant aux historiens, soit parce que les archives juridiques seigneuriales ont disparu, soit parce que, trop bien conservées, elles sont si volumineuses qu’elles ont rebuté les chercheurs. Cette indépendance des justices seigneuriales décline lorsqu’Eudes IV, comte-duc de Bourgogne, institue les commendises. Ce système, d’après le mot d’Édouard Clerc « ouvre aux officiers du duc les terres des seigneurs jusqu’alors si bien fermées à toute juridiction étrangère. Ses baillis jugeaient en première instance les anciens et les nouveaux sujets, et le Parlement en appel. C’est ainsi que le duc ­ressaisissait le dernier ressort de la justice, sans lequel il n’est pas de ­souveraineté »2. Dans ce cadre général, le charmant village de Ray-sur-Saône, qui dorlote aujourd’hui ses 200 âmes entre son port fluvial et son château néo-gothique (fig. 1), se distingue dans trois domaines. • Tout d’abord, ce château que les guides touristiques se ­plaisent à décrire comme « le plus vaste » de Franche-Comté est ­quasiment absent de l’histoire événementielle. Alors que les châteaux et les bourgs de Comté s’épuisent à longueur de 1 P. Gresser, La Franche-Comté au temps de la guerre de Cent Ans, Besançon, Cêtre, 1989, p. 63. Voir aussi P. Gresser, Le crépuscule du Moyen Âge en Franche-Comté, Besançon, Cêtre, 1992.

2 E. Clerc, Essai sur l’histoire de la Franche-Comté, Besançon, 1840-1846, t. II, p. 42.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 183-226.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100046

marylise barbier

et

Hervé Mouillebouche

1. Ray-sur-Saône : le port, le clocher et le château, vus du sud.

guerre des deux Bourgogne, guerre de Cent Ans et guerre de Dix Ans, Ray semble connaître une étonnante prospérité du XIIIe au XVIe siècle. Nous verrons que sa position, enclavée entre la rivière et la forêt, l’a peut-être préservé des dangers de la fin du Moyen Âge. • Cette baronnie ne subit ni commendise ni aucune concurrence du pouvoir comtal, et jusqu’au XVIIe siècle, les seigneurs de Ray revendiquent et appliquent la justice en première, seconde instance et en appel3. • Enfin, cette châtellenie a conservé des sources privées d’une ­r ichesse exceptionnelle, notamment de longues séries de délibérations de justice, qui ont été récemment déposées aux archives départementales de Haute-Saône4. Ce fonds d’archives, patiemment exploité et déchiffré par Marylise 3

Terrier de 1462 : Archives départementales de Haute-Saône, archives du château de Ray, liasse n° 38 (désormais abrégé ADHS, Ray 38): « toute justice [. . .] par toute la baronnie de

184

Ray, tant en première instance que seconde et ressort d’appel ». 4 ADHS, Ray, déposées en 2004 : 73 m linéaires, 986 articles.

la

justice de

ray-sur-saône

Barbier5, fait apparaître une société tout à fait particulière. En effet, les seigneurs semblent avoir joué de leur position de pivot ­entre la Bourgogne, la Champagne et la Franche-Comté pour ­conquérir une très large indépendance. Leurs officiers sont ­omniprésents dans la châtellenie et aucun litige ne leur ­échappe, de la simple altercation entre ivrognes au crime de sang, qui se règlera sous les fourches patibulaires. Pour bien mesurer l’exemplarité et les limites de cette châtellenie hyper-judiciarisée, nous commencerons par rappeler rapidement ­l’origine et le développement de la châtellenie. Nous présenterons ensuite les sources conservées, qui nous permettront de mener deux types d’études. En effet, les comptes rendus de jours de justice peuvent être utilisés pour une simple histoire judiciaire des institutions ; mais on peut également y trouver, quand on s’intéresse aux délits et à leurs ­circonstances, un portrait particulièrement vivant de la société qu’elles contrôlent6. Enfin, nous tenterons une analyse anthropologique plus générale à propos des rites de la justice et notamment de ceux qui accompagnent les exécutions capitales. 1. Naissance et développement d’une châtellenie comtoise 1.1. Un château marginal L’historiographie comtoise traditionnelle (Clerc, Gresser, Theurot . . .) ne s’est guère attardée sur les quelques villages du bailliage d’Amont isolés sur la rive droite de la Saône. Cette région, écartelée entre la Champagne, la Bourgogne et la Comté, présente la difficulté de sources documentaires très dispersées. En outre, les quelques études anciennes sur Ray-sur-Saône ont plus servi à embrouiller l’histoire qu’à l’éclairer7. Les meilleurs auteurs, persuadés de l’ancienneté du château, ont forgé une 5

M. Barbier, Le bourg castral de Ray-sur-Saône, des origines au XVIe siècle. Mémoire de maîtrise de l’Université de Bourgogne, sous la dir. de H. Mouillebouche, 2004. M. Barbier, La « Ville » de Ray-sur-Saône : approche de la ­communauté villageoise et de l’habitat, XIV e-XVI e siècles. Mémoire de Master 2e année de ­l’Université de FrancheComté, sous la dir. de J. Theurot et H. Mouillebouche, 2008. 6 B. Garnot (sous la dir.), La justice et l’histoire. Sources judiciaires à l’époque moderne (XVI e, XVII e, XVIII e siècles), Rosny-sous-Bois, Bréal, 2006. 7 Abbé C. Blanchot, Un coin de frontière franccomtoise, Vesoul, impr. A. Suchaux, 1891.

Abbé Dallet, Monographie de Ray-sur-Saône, dactyl., vers 1904. J. Faillard, La baronnie, terre et seigneurie de Ray, diplôme d’étude supérieure de l’Université de Dijon, 1956. M.-Cl. Minet, La châtellenie de Ray au XV e siècle : étude de dénombrements, Mémoire de maîtrise de l’Université de Franche-Comté, sous la dir. de R. Locatelli, 1987. La Haute-Saône : nouveau dictionnaire des communes, Vesoul, Société d’agriculture, lettres, sciences et arts de la Haute-Saône, 1969-1974, 6 vol.

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et

Hervé Mouillebouche

généalogie approximative des anciens occupants, en empilant des Radiaci, Raici et Raiaci de Ray-sur-Saône, avec des Raeii de Rahon dans le Doubs et des Rahoni de Rion en Saône-et-Loire8. Reprise à l’aune d’une critique raisonnable, l’histoire des origines de Ray est en fait très lacunaire. Le village de Ray, sur la rive droite de la haute Saône, est à égale distance de Langres, Vesoul, Dole et Besançon. Au XIe siècle, cette région est sous la double influence des puissants châtelains de Fouvent et de l’abbaye Saint-Pierre de Bèze (fig. 2). Cette abbaye, fondée au VIIe siècle et restaurée au Xe siècle, était notamment propriétaire de l’église paroissiale de Ray-sur-Saône9. Dans son cartulaire, tel qu’il est recopié dans la chronique de Bèze, la famille de Ray apparaît à huit reprises entre 1080 et 1114, puis elle disparaît totalement des archives du monastère10. Seuvin de Ray (Radiaco, Raiaco, Reiaco ou Raiol) est fils d’un Gui de Ray, et vraisemblablement père d’un Gui II. Il est marié à Hermine de Vellexon, village voisin qui possédera plus tard un château. Seuvin reçoit deux fois le titre de miles, quand il apparaît comme ­donateur d’un manse à Vauconcourt. En revanche, il ne porte jamais le 8

Rion : Saône-et-Loire, arrt Chalon-surSaône, canton Chagny, commune Demigny. Dom U. Plancher, Histoire généalogique et particulière de Bourgogne. Dijon, Antoine du Fay, 1739-1781, 4 vol. t. I, p. 318, Plancher assimile les « Reum », fondateurs de l’abbaye de Maisières près de Chalon, à des seigneurs de Ray-sur-Saône. Son erreur est rapidement révélée par Courtépée : Abbé Cl. Courtépée, Description générale et particulière du duché de Bourgogne, 1774-1780, Dijon, rééd. Dijon, Lagier, 1848, 4 vol, ici t. III, p. 342, n. 1. Identif ication conf irmée dans J. Rigault, Dictionnaire topographique du département de Saône-et-Loire. Paris, CTHS, 2008, p. 616. Rahon : Jura, arrt Doles, canton Chaussin. Le « Lamberti de Raeio », témoin du Titulis de Guidone Molendinario du cartulaire de Bèze, nous semble plutôt un Rahon qu’un Ray. E. Bougaud, J. Garnier, Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, suivie de la chronique de Saint-Pierre de Bèze, Dijon, Darantière, 1875. (Collection Analecta Divionensia, 9), ici p. 496. 9 Bèze, fondée vers 628-638 par le duc Amalgaire (Courtépée, Description générale . . . , t. IV sup, p. 688). Amalgaire avait également fondé un monastère de femmes près de Besançon, mais cette fondation a échoué et les terres franc-comtoises ont été données à

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­l’abbaye Saint-Pierre de Bèze (Gall. Chrit. XV, pr. II) ce qui explique son influence outre Saône. Restauration par Guillaume de Volpiano, racontée dans la Vita Willelmi : V.  Gazeau, M. Goullet (éd.), Guillaume de Volpiano : un réformateur et son temps (962-1031). Vita domni Willelmi de Raoul Glaber, texte, ­traduction, commentaire. Caen, CRHAM, 2008. Bèze propriétaire de l’église de Ray : Bougaud, Garnier, Chronique de Bèze . . . p. 419-422 : ­privilège du pape Pascal II de 1105. 10 Bougaud, Garnier, Chronique de Bèze . . .  p. 390 : « Widonis de Radiaco ; Sevini Filii ejus », témoins d’une donation d’Eudes de Montsaujon. P. 410 : « Sewinus, miles de Raico » donne un manse « in villa quae Wascum Curtis dicitur », pour le salut de son père Gui. Ibid. : Sewin, chevalier, et sa femme, de Vellexon, donnent deux manses pour le salut de son père Gui. Signé « Widonis de Raiaco, Sewini, Hermuini ». P. 434 :« Sewini de Reiaco » témoin d’une donation d’Eudes de Beaumont. P. 435 : « Widonis de Raiaco » témoin d’une donation des sires de Fouvent en 1085-1087. P. 438 : « Seuvini de Raiaco » témoin d’une donation de Geoffroy, seigneur de Beaumont. P. 451 : « Seuvino de Raiaco » témoin d’une donation de la fille d’Henri de Villeneuve.

la

justice de

ray-sur-saône

Lorraine

Champagne

Épinal

Langres Auxerre

Montsaugeon

Fouvent

Champlitte

Dijon

Duché de Bourgogne Autun

Corneux

Gray

Bèze

Vesoul Ray-sur-Saône La Charité Oiselet

Beaumont Mirebeau

Besançon Rans

Dole Réon

Rahon

Franche Salins Comté

Chalon

Mâcon 0

50

100 km

2. Ray-sur-Saône : situation.

titre de dominus ou de senior. Dans les autres chartes, Seuvin et Gui sont cités comme témoins dans les donations des seigneurs de Fouvent, Montsaugeon et Beaumont. Mais, alors que les archives de Bèze ­contiennent de nombreuses mentions des châteaux de ces trois localités, il n’est jamais fait allusion à une quelconque place forte à Ray. Il faut donc se garder de faire de l’histoire à reculons, et se contenter de ­l’objectivité des documents. Au début du XIe siècle, il n’y a pas de ­château à Ray. Gui et Seuvin ne font pas partie de la haute aristocratie châtelaine des Fouvent, Montsaujon, Beaumont, Mirebeau ou Champlitte. Ce sont plutôt de simples milites, comme on en trouve dans les villages voisins de Vellexon ou de Vaite11. Ce sont peut-être des avoués de Bèze, plus vraisemblablement des vassaux de Fouvent. Après 1114, il n’est plus question de cette première famille de Ray, ni dans les archives de Bèze, ni dans celle des abbayes voisines. Après 1114, la famille de Ray disparaît pour 60 ans et réapparaît en 1169. Un nouveau « Gui de Ray » est alors cité comme témoin dans une donation à l’abbaye de Corneux. Mais Gui disparaît avant 117212.

11

Bougaud, Garnier, Chronique de Bèze . . .  p. 441 : donation d’ « Alefridus, miles de

Vactis ». Vaite, village voisin de Ray, sera plus tard incorporé à la châtellenie de Ray. 12 ADHS, H 747 : « testes Guido de Ray ».

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marylise barbier

et

Hervé Mouillebouche

Cette année-là, un Eudes de Ray rédige son testament en faveur de l’abbaye cistercienne de La Charité et lui donne les moulins situés « sous le château de Ray »13. Eudes meurt-il sans héritier ? C’est vraisemblable, puisque, la même année, on retrouve le château là où on ne l’attend pas, à savoir dans le cartulaire de l’église Saint-Vincent de ­Chalon-sur-Saône, c’est-à-dire à 120 km au sud de Ray. En 1172, Étienne II de Bourgogne, comte ­d ’Auxonne, achète au chapitre de Chalon le château de Ray (castrum quod dicitur Rayz) pour un sens recognitif d’une obole d’or par an, avec promesse de ne pas le revendre14. Cette acquisition est une bonne opération pour le comte Étienne. Le chef de la branche cadette de la maison de Bourgogne cherche en effet à renforcer ses positions en comté face à son encombrant rival Frédéric Barberousse15. En revanche, on a du mal à comprendre qui a pu faire édifier le château de Ray avant 1172, et comment cette ­seigneurie s’est retrouvée dans le patrimoine des chanoines de Chalon. On peut imaginer qu’au moment de mourir, Eudes de Ray a mis son héritage en sécurité en l’offrant à une église lointaine, étrangère aux conflits locaux. Mais les clercs de Chalon ­détenaient peut-être le château avant la mort d’Eudes. Ils auraient pu bénéficier des largesses des empereurs ­germaniques, qui, depuis Henri III, pour contrer la politique du pape, ont couvert d’honneurs les prélats des trois Bourgogne16. D’autre part, Ernest Petit a bien montré que les guerres qui opposent en 1166-1168 les comtes de Chalon aux ducs de Bourgogne sont largement financées et ­instrumentalisées par l’empereur germanique17. Enfin, il serait tentant de considérer cette vente comme un faux, ou d’essayer de l’attribuer à un autre « château de Ray » plus près de Chalon. Mais l’acte est confirmé par une donation en 1237 qui ne laisse aucun doute sur la localisation de ce château18. Étienne installe immédiatement à Ray un jeune chevalier plein d’avenir : Othon de la Roche, futur duc d’Athènes. On peut d’ailleurs se demander si le comte Étienne a réellement acheté le château pour Othon, ou s’il ne s’est pas contenté d’acquérir la mouvance seigneuriale d’un fief qui 13 ADHS, fonds Bellini, 61 J 24 ; acte connu par la traduction française postérieure au XIIIe siècle d’une confirmation de 1175. 14 BnF, ms lat 17090, p. 57 ; copie de 1729 de la main du président Bouhier. La charte n’est pas datée, mais elle est signée par le « comte Étienne », l’évêque Pierre de Chalon et Othon de la Roche. Pierre de Chalon est présent dans la diplomatique de 1158 à 1172. Le comte Étienne est donc Étienne II de Bourgogne, comte d’Auxonne, mort en 1173. Othon de la Roche est alors très jeune, et l’on ne peut pas faire remonter cet acte longtemps avant 1172.

188

Il est plus vraisemblable de le situer au retour de la croisade, à laquelle participent Étienne et Otton, qu’avant le départ. 15 Frédéric Ier est comte de Bourgogne par son mariage avec Alix de Bourgogne, héritière du comté. 16 E. Clerc, Essai sur l’histoire de la ­Franche-Comté. Besançon, 1840-1846. t. I, p. 269. 17 E. Petit, Histoire des ducs de Bourgogne de la race capétienne. Dijon, Lamarche et al., 18851905, 9 vol., t. II, p. 162-163. 18 Archives départementales de Côte-d’Or (ADCO), B 1065.

la

justice de

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était déjà entre les mains d’Othon de la Roche. En effet, ce dernier apparaît comme témoin et dans la confirmation du testament d’Eudes de Ray, et dans la charte de vente chalonnaise. Des généalogies tardives prétendent en outre qu’Othon avait épousé la fille du dernier seigneur de Ray, Gui19. Toujours est-il qu’Othon se pare ­immédiatement du titre de « dominus de Ray », notamment dans une donation non datée à l’abbaye de Theuley20. Othon est le fils cadet d’une puissante famille de châtelains. S’il n’a pas construit lui-même le château, il l’a vraisemblablement fortifié. Avec cette forteresse, avec l’arrivée de cette puissante famille, Ray émerge enfin en tant que lieu de pouvoir dans l’histoire de la ­Franche-Comté. Les seigneurs de Ray s’allient par mariage avec les plus puissantes familles châtelaines de Bourgogne : les Vergy, les Oiselay, les Faucogney, les Fouvent, les Grancey. En outre, ils ont certainement su jouer de la ­situation de Ray, qui était politiquement très intéressante. La châtellenie de Ray se trouve en effet entre le château de Fouvent, ­puissante ­châtellenie seigneuriale rendant hommage à l’évêque de Langres, et le château de Fresne-Saint-Mamès, qui devient une ­châtellenie du duc de Bourgogne détachée en comté à partir de 1314. Il est également proche des châteaux de Montsaugeon (à l’évêque de Langres), de Gray (place forte du comte de Bourgogne) et de Vellexon (fig. 3). Cette situation, qui attire toutes les amitiés et toutes les ­convoitises, aurait pu se révéler dangereuse. C’est ce que prouve la fin du château de Vellexon, pris par le duc de Bourgogne en 1409. Mais les seigneurs de La Roche-Ray ont su semble-t-il jouer un rôle ­d ’équilibriste habile tout au long du Moyen Âge, ce qui leur rapporta finalement prospérité et indépendance. Dès 1239, Otton II, fils d’Othon de la Roche, tente de racheter à son suzerain Étienne III d’Auxonne la mouvance du château de Ray, pour 700 livres estévenans21. Mais cette vente fut sans doute cassée, car jusqu’en 1443, la seigneurie de Ray sera toujours déclarée comme un fief de celle d’Oiselet, qui avait été confiée à un fils d’Étienne III22. Au XIIIe siècle, les Ray sont plutôt des fidèles de l’empereur et des comtes. En 1179, Othon de la Roche est témoin d’un acte de Frédéric Barberousse, et en 1257, Jean de Ray fait grâce à Othon de Méranie d’une dette contractée auprès du même Othon de Ray23. En 1303, à la 19 ADHS, Ray

7, 8 et 13 (généalogies établies au XVIIe siècle). 20 Theuley : ADHS, H 422. 21 Archives départementales du Doubs (ADD), B 483 : « quod etiam feodum de Ray et ­acquisieram ab ecclesia sancti Vincentii Cabilonensis, cui ecclesie obulus nommus aureus censualis

d­ ebebatur annuatim a domino de Ray, patre jam dicti Othonis ». 22 ADHS, Ray 41. Le litige sera réglé par un accord entre les deux parties en 1485 (ibid.). 23 1179 : Gall. Christ., t. XV, éd. 1860, pr. XLVIII ; 1257 : ADHS, Ray 8.

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3. Châtellenie de Ray.

mort d’Othon IV de Méranie, la moitié du comté revient à sa veuve Mahaut d’Artois, et l’autre moitié à sa fille Jeanne de Bourgogne, qui a épousé le fils du roi de France, le futur Philippe V le Long. Aimé de Ray semble alors vendre sa fidélité au plus offrant. Mahaut d’Artois lui offre la jouissance de la terre de Gevrey-sur-le-Doubs24, mais il préfère prêter hommage lige au roi de France en 131925. En 1330, le comté revient par alliance à Eudes IV de Bourgogne. Les seigneurs de Ray, pris entre Fouvent et Fresne-Saint-Mamès, ne participent guère à la fronde des barons comtois et profitent sans doute de cette période de trouble pour assurer leur indépendance. En 1350, Philippe VI met la main sur les duché et comté de Bourgogne en mariant son fils avec Jeanne de Boulogne, tutrice de Philippe de Rouvres, dernier héritier d’Eudes IV. Gauthier de Ray 24

J. Bertin, Jean de Ray, gardien et gouverneur du comté de Bourgogne sous la comtesse Marguerite de Flandre et le duc de Bourgogne

190

Philippe le Hardi, dans : Bulletin de la Société grayloise d’émulation, t. I, 1898, p. 117-137. 25 ADCO, B 1065.

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se fait payer sa fidélité au nouveau souverain par un fief-rente viager de 200 livres tournois. Un an plus tard, à la mort du roi, il double la mise, et Jean le Bon doit lui verser une nouvelle rente de 200 livres26 ! Les rentes s’éteignent à la mort de Gauthier de Ray en 1357, et son fils Jean II de Ray, plus modestement, négocie pour 300 livres annuelles son hommage au dauphin Charles « envers et contre tous, excepté le duc et comte de Bourgogne »27. Pour ce prix, Jean de Ray devient l’homme de confiance des Valois. Philippe le Hardi, le frère de Charles devenu duc de Bourgogne en 1364 et comte de Bourgogne en 1382, le nomme gardien de la Comté, de 1368 à 1391. La famille de Ray atteint alors son apogée et peut imposer sa puissance aux plus grands barons du pays28. En 1409, Bernard de Ray est aux côtés du duc de Bourgogne pour abattre le château de Vellexon, qui se dresse en face de Ray, sur la rive orientale de la Saône29. L’élimination de ce château enlève tout obstacle entre Ray et Fresne-Saint-Mamès, et rapproche sans doute les Ray du duc de Bourgogne. Jean IV de Ray semble entraîné, contre son gré, dans l’orbite des grands ducs d’occident. En 1434, il rend un premier hommage à Philippe le Bon, mais uniquement pour les terres duchoises de sa femme, Marie de Grancey30. Et il parvient à repousser de 30 ans l’hommage lige qu’il rend finalement, en 1462, pour ses « chastels, bourgs, murailles et foussez de Ray », et l’année suivante pour ses « terres et baronnies dudit lieu »31. Épargné par les grandes Compagnies qui sévissent à l’est de la Saône de 1361 à 1363, Ray doit se racheter une première fois du pillage en 1434. On l’apprend deux ans plus tard, quand leur seigneur rappelle « les très grands charges et enormes pertes que lesdits habitants ont ­soutenues et supportées à la course faite audit Ray le jour du grand Vendredy beny mil quatre - cens trente quatre, comme pour avoir rachepté le feu d’icelle ville d’une grande somme d’argent, pour ­lesquels charges iceux habitans sont encore endebtez en plusieurs lieux et en grand dangers desquelx ils ne se pourroient bonnement hester, sinon moyennant notre grace et ayde »32 . Mais la misère ne semble pas ­insurmontable, puisqu’en 1436, le bourg de Ray peut acheter ses ­franchises pour 318 livres . . . Quatre ans plus tard, Ray est à nouveau 26

30

27

31

AN, J 265, n° 69. ADCO, B 261 et 10440. 28 J. Bertin, Jean de Ray, gardien et gouverneur du comté de Bourgogne. 29 J. Bertin, Le siège du château de Vellexon en 1409, dans : Bulletin de la S.A.L.S.A., ­1900-1901, 3e série, n° 31, p. 1-90.

En 1434 : ADHS, Ray 7. Ray 39 et 10. 32 Ray 8.

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menacé par les Routiers du bâtard de Bourbon qui pillent le duché et cherchent à passer en Comté33. Mais en mars 1440, Jean de Ray obtient une lettre de sauvegarde pour Ray, sa baronnie et les villages alentour34. A priori, on pourrait penser que les villages de la ­châtellenie ont ­chèrement racheté le privilège de ne pas être pillés. Néanmoins, on s’explique mal pourquoi ce privilège dépasse les limites ­traditionnelles de la baronnie. On pourrait donc se demander si, après avoir mené une politique équilibrée entre le duché et le comté, les seigneurs de Ray n’ont pas également réussi à trouver un équilibre entre l’allégeance au prince et la bonne entente avec les écorcheurs . . .  La situation devient plus difficile en 1477. Non seulement Louis XI occupe les deux Bourgogne et cherche à mettre au pas une ­aristocratie qui a la double tare d’être indépendante et bourguignonne, mais surtout il essaie de garder manu militari dans le royaume la petite portion de comté à l’ouest de la Saône. Ray est « occupé » par les Français. Pendant 18 ans, les archives ne disent mot de cette présence militaire qui avait sans doute bâillonné l’autorité châtelaine. Mais en 1496, les Français se retirent, et les archives se délient. Pour fêter l’événement et restaurer ses droits, le baron de Ray fait relever ses fourches patibulaires, abattues lors de la conquête35. Mais le retour à l’ordre ancien ne semble pas du goût de tous les Raylois. 1.2. Un bourg calme et prospère Entre le sac de 1434 et les pillages par le duc des Deux-Ponts en 1568, Ray connaît une période de prospérité étonnante, qui l’élève au rang de petite ville. Cette prospérité a deux causes : l’habileté de ses seigneurs et la situation remarquable de la châtellenie. Par deux fois, en 1436 et 1514, des seigneurs de Ray s’engagent pour promouvoir le développement économique de leur bourg. En 1436, Jean IV de Ray justifie par des raisons économiques l’affranchissement qu’il vient de vendre à ses sujets : « Considerant aussi que plusieurs ­particuliers de notre dite ville sont deja esté affranchis desdictes ­servitures par aucun de nos predecesseurs, et que ladite ville est petitement peuplée et les habitants d’icelle petitement amassés de heritage, et que par le moyen de ladite franchise et liberté, ladite ville se pourra peuplée de gens notables, marchands et autres.Vehu mesmement que en notredite ville y 33 A.Tuetey, Les écorcheurs sous Charles VII. Épisode

34

de l’histoire militaire de la France au XVe siècle d’après

35

les documents inédits. Montbéliard, H. Barbier, 1874, t. I., p. 21-31.

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ADCO, B 11881. ADHS, Ray 15.

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a foires et marchiefs, par le moyen desquelz, moyennant ladite franchise, lesdits ­habitants se pourront enrichir et qu’il est chose moult expedient à la chose publicque et au seigneur qui en a le ­gouvernement, d’avoir des subjects riches »36. En 1514, Claude de Ray comprend l’intérêt économique qu’il peut tirer de cette châtellenie sur la Saône, aux confins du comté, du duché et de la Champagne. Il demande alors à la comtesse, et obtient, ­l’établissement de deux foires, arguant que « ledit lieu de Ray soit scitué et assis en bonne et fertile marche de pays et ou plusieurs marchans des pays voisins se accoustumeroict de venir hautes frequences et y apporter de leurs denrées et marchandises, et illec leurs oient du bestail de notre conté de Bourguoigne et autres denrées »37. Ces foires sont sans doute un succès, puisqu’en 1554, Ray bénéficie de quatre, voire cinq foires annuelles. Cette soudaine croissance peut sans doute s’expliquer par les ­a rguments de Claude de Ray. Cette zone de marche offre de bons potentiels d’échange entre les produits de Champagne et ceux de Comté, notamment les produits liés à l’élevage. Le port de Ray, attesté depuis le XVe siècle, permet également des échanges plus lointains avec la plaine de la Saône et la Méditerranée38. Le fleuve apporte également une richesse considérable, notamment par ses pêcheries qui sont ­régulièrement amodiées. Pierre Gresser rappelle d’ailleurs que la Saône médiévale est riche en lamproies, anguilles, saumons et parfois même esturgeons. Néanmoins, Ray n’est pas pour autant situé sur un nœud routier. Plusieurs érudits locaux ont essayé d’expliquer l’implantation de la ­châtellenie par le contrôle d’un gué important, voire d’une route ou d’une voie romaine. Or, il n’en est rien. Les routes importantes semblent toutes passer au large du village. Au XVIIIe siècle, on franchit la Saône à Scey-sur-Saône et à Seveux, à 15 km au nord et à 8 km au sud de Ray. Près du village, la carte de Cassini mentionne des bacs, mais ni pont ni gué. Et, dans les archives du château, on voit que le tarif du bac est soigneusement contrôlé : la rivière était donc difficilement guéable. Ce bac même ne semble pas d’une grande importance. Lors du siège de Vellexon, les troupes du duc sollicitent beaucoup plus souvent les « ­pontonniers » de Seveux que ceux de Ray39. La chance de Ray, ce n’est donc pas d’être situé sur un passage nécessaire et un carrefour naturel ; c’est plutôt d’être sur le fleuve, près 36

Ray 8. « Pour 318 sous d’or qui font 437 fr 3 gros monnoye ». 37 Ray 14.

38

Port attesté dans le terrier de 1462 et 1554 (Ray 38). 39 Bertin, Le siège du château deVellexon . . . , p. 26.

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4. Carte IGN 1/50 000.

d’une zone de contact, mais en retrait des axes de passages naturels. Le bourg est enclavé, mais également protégé entre le fleuve et la forêt. Or, à la fin du Moyen Âge, l’abondance vient par le fleuve et la misère par la route. Les marchands, pour chercher un peu de sécurité, n’hésitent donc pas à se retirer jusqu’à cette « île de Ray ». 1.3. Le bourg castral et la ville de Ray En descendant d’un échelon (fig. 4), on peut apprécier l’adaptation de l’habitat à la topographie. Le château de Ray est installé sur une terrasse de calcaire oxfordien qui domine d’une cinquantaine de mètres la rive droite de la Saône. Le site est défendu naturellement par un abrupt à l’est. Au sud, le plateau s’abaisse jusqu’au lit de la rivière par une pente douce occupée par le village et l’église, hors d’atteinte des crues. À  l’ouest et au nord, le plateau redescend doucement, sans valeur ­défensive. Les terres alluviales sont aujourd’hui occupées par des prairies, tandis que la forêt, au nord-ouest de Ray, recouvre des limons de ­plateaux moins fertiles. Des vestiges d’habitats romains et mérovingiens ont été découverts un peu à l’ouest de Ray, près de la chapelle ­Sainte-Anne. Enfin, il semble qu’il y ait eu une tentative de peuplement au lieu-dit « la Charmotte ». Ce lieu est situé sur la lisière nord du bois 194

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5. Château de Ray. Photographie aérienne, vue du nord-est.

de Ray, donc du côté de la Champagne, au fond d’une vallée qui ouvrait (Guisset) une voie naturelle entre la Champagne et le port de Ray. Le terrier de 1462 précise qu’il y a à la Charmotte un prieuré dépendant de ­Saint-Vincent de Besançon, et l’une des deux foires instituées en 1514 doit se ternir près de ladite Charmotte40. Le château est constitué de plusieurs logis en U bâtis au XVIIIe siècle dans l’angle sud-est d’une vaste enceinte (fig. 5). Le logis est ­flanqué au nord-est par une tour dite « tour neuve » depuis sa ­reconstruction au XVIe siècle, et au sud-est par une tour dite « tour d’amour », qui pourrait être un vestige du château médiéval. De ­l’enceinte, il subsiste d’importantes dénivellations au sud, une porte avec traces de herse au sud-ouest et une tour au nord de cette porte. Il reste donc très peu de vestiges médiévaux, mais la disposition générale du site suggère l’existence d’une vaste enceinte, susceptible d’avoir accueilli tout un village. Or, d’après le terrier de 1462, le bourg de Ray n’occupe plus la cour du château, mais il s’étend immédiatement au sud de l’enceinte41. Les textes médiévaux distinguent toujours le bourg près du ­château et la ville de Ray près de l’église (fig. 6). L’église Saint-Pancrace offre peu de vestiges antérieurs au XIIIe siècle. Néanmoins, un habitat organisé en cercle autour du cimetière évoque un village ecclésial, ce 40

1462 : ADHS, Ray 38. 1514 : Ray 14.

41

Ray 38.

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6. Photographie aérienne verticale (partiellement retouchée).

qui s’accorde bien avec les premières mentions de l’église au XIe siècle42. En 1341, Gauthier de Ray fonde dans cette église un chapitre de 6 ­chanoines, qui sera réuni à la cure en 139143. On a donc à Ray un habitat bipolaire, qui se regroupe très tôt autour de l’église paroissiale, et sans doute un peu plus tard autour du château. L’établissement du château s’accompagne de la fondation d’un prieuré précoce, isolé à la Charmotte, puis d’une collégiale au XIVe siècle, selon un schéma très fréquent dans les châtellenies ­bourguignonnes44. Mais la fondation de cette collégiale marque sans doute une désaffection du châtelain pour le bourg supérieur, trop proche de sa demeure. Aussi, ce bourg périclite peu à peu, et est rasé en 1642. La visite de 1776 ne le mentionne plus et il est même passé sous silence dans les monographies rayloises du XXe siècle. Aujourd’hui, Ray est donc un minuscule village au pied d’un énorme château du XVIIIe siècle. Mais, à la fin du Moyen Âge, c’était une petite ville prospère, isolée, peuplée de nouveaux riches et de ­nouveaux venus, et la justice seigneuriale avait fort à faire pour y ­maintenir la paix et la tranquillité. 42

H. Mouillebouche, Cercles de paix, Cimetières et châteaux en Bourgogne, dans : Ex Animo. Mélanges d’histoire médiévale offerts à Michel Bur, Langres, Dominique Guéniot, 2009. p. 73-138.

196

43

Fondation du chapitre et réunion de la cure au chapitre : ADHS, G 30 bis. 44 Voir étude en cours de V. Tabbagh.

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XVe siècle

XVIe siècle

Jours de justice Comptes Dénombrements Terriers Affranchissements

Occupation française Seigneurs 1400

Bernard 10

20

Jean IV 30

40

50

Antoine 60

70

80

François de Montfort Marc

90

1500

Claude I 10

20

30

40

Claude II 50

60

70

Clériadus 80

90

1600

7. Tableau synoptique des sources et des seigneurs de Ray.

2. L’exercice de la justice seigneuriale 2.1. Un système structuré et contraignant Les archives judiciaires du château de Ray, qui nous ont permis de réaliser cette étude, sont constituées d’une centaine de pièces, émises de 1400 à 1600 environ. On y trouve 27 registres de compte, une ­soixantaine de dénombrements, 2 terriers et 17 registres de justice. Mais le tableau de répartition chronologique (fig. 7) met en évidence les lacunes des sources, ce qui pose parfois problème pour saisir une ­évolution. En effet, on note d’emblée l’absence de registres de justice pour la majeure partie du xve siècle, et ce pour de multiples raisons. Le séjour des troupes françaises à la fin du XVe siècle ; plus tard la ­destruction du château pendant la guerre de Dix Ans ; sans compter les dégradations, résultats des négligences ou de la malveillance du pire châtelain du XVIe siècle : François de Montfort. Les lacunes de la fin du XVe siècle ­pourraient s’expliquer par la présence des troupes françaises, qui ­occupent Ray de 1478 à 1496. Néanmoins, un compte de châtellenie de 1488 fait mention des revenus de la prévôté et du bailliage de Ray. Peut-être les troupes d’occupation ne s’étaient-elles réservées que la haute justice, laissant la justice de paix au soin des autorités locales. Nous avons donc beaucoup de sources à notre disposition, mais pas de manière continue, si bien qu’il est impossible d’en tirer des études chiffrées. Les registres de justice sont notre principale source pour étudier les pratiques judiciaires de Ray-sur-Saône. Hélas, près de 80 % des registres ont disparu, et ceux qui nous sont parvenus sont dans un état à peine exploitable : encre effacée, feuillets déchirés, calligraphie ­exécrable (fig. 8). Les cahiers présentent une structure uniformisée qui s’articule autour de trois types de causes, repérées par des rubriques. Les « causes vieilles », rapportées dans une première partie, sont celles qui ont été renvoyées lors des précédents jours, généralement pour ­complément d’information ou pour laisser aux plaignants le temps de produire des pièces écrites. 197

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8. ADHS, Ray 72, jours de 1557-1558, 1er folio.

En second lieu sont consignées les « causes nouvelles ». Puis viennent les « causes appellatoires » : quand un sujet est insatisfait de son ­jugement, il peut en faire appel. Il est alors rejugé par le même tribunal, ce qui n’avait en général d’autre intérêt que de ­repousser l’exécution de la sentence. L’abondance des sources permet un examen approfondi de l’exercice et de la pratique de la justice. On pourrait la caractériser par trois termes : proximité, ­efficacité, et omniprésence. Elle est administrée par deux instances qui pratiquent sur le même cadre ­territorial de la baronnie : le ­prévôt, chargé des amendes et des taxes seigneuriales, et le bailli, 198

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plus spécialisé dans la moyenne et la haute justice. Cette justice ne ­s’applique pas uniquement aux manants. Ray étant une baronnie, le seigneur a droit de justice sur tous ses habitants, quelle que soit leur condition. Les membres du chapitre collégial y sont ­eux-mêmes soumis, comme on le constate dans les jours de 1496 et ­1529-153045. Les nobles n’y échappent pas non plus, y compris les officiers seigneuriaux. Ainsi, le terrible châtelain François de Montfort fut lui-même traîné devant la justice de son ­seigneur. Le seigneur de Ray a aussi la faculté de juger les méfaits causés sur ses terres par des étrangers, à l’image du moine de l’abbaye voisine de La Charité accusé de braconnage en 151046. La lecture des sources nous offre d’emblée la vision d’une justice de proximité. Lors des tenues de justice, qui ont lieu les jours de marché, les sujets lésés peuvent venir porter plainte pour récupérer ce qui leur a été spolié ou impayé. L’exemple le plus spectaculaire de la rapidité de cette justice se trouve dans le cahier de 1511. Sous les halles, en plein marché, un sujet qui a vendu du seigle et qui n’a pas été payé réclame l’intervention du prévôt pour récupérer la somme. L’affaire est traitée sur le champ et la décision de l’officier est très ferme : l’acheteur a deux heures pour régler sa dette, sous peine d’amende47. Quatre ans plus tard, un délai de quinze jours est accordé pour le recouvrement d’une dette dans une affaire de brebis perdue48. En ce qui concerne les petits délits, la justice s’exécute généralement avec rapidité et efficacité. Certaines affaires cependant sont reportées aux jours suivants. On les retrouve sous la rubrique des « causes vieilles » et elles sont parfois ajournées plusieurs fois. Il existe donc une justice plus lente, que l’on a du mal à suivre dans sa 45

En 1496, un chanoine comparaît devant le procureur du seigneur. Ray 74, registre ­1495-1498, f° 12 r. Et « Ledit procureur de ­mondit seigneur demandeur contre Vuillemotte femme Symonin Bystre, Vuillemotte femme Nycolas Breucl tutrice de Claudine sa fille, heritiers de feu Estienne Vernel dit Precigney, pour ­pousuyvre une appellacion desseste cause contre messires les doyen et ­chanoines dudit Ray ». Ray 72, jours 1529-1530. 46 « Jacques Cumyn [. . .] demandeur contre frere Estienne de Fretigney religieux de La Charitey defendeur [. . .] au fait d’avoir hayet es bois de monseigneur ou lieu dans le bois de la Vaivre de Ferrières et y avoir tendu corde a prandre bestes saulvaiges rière et soubz la seignorie haulte moyenne et basse de mondit seigneur puis quinze jours ença sans congé et licence de ­mondit ­seigneur [. . .] concluant pour ce a dix livres ­estevenans ». Ray 74, registre 1510-1512, f° 170 r.

47

« Il y a environ une heure que lesdits d­ efendeur et demandeur eulx estans en la haule dudit Ray prez la colompne d’illec, ledit ­defendeur a vendu audit demandeur la quantité de six quartes seigle de semance, mesure de Ray, pour le pris et somme de dix gros ­monnoie, laquelle somme icelluy demandeur debvoit deserve audit ­defendeur sur certaine obligacion qu’il a sur ledit defendeur et toucher en main, l’on condempne ledit defendeur payer et ­delivrer audit ­demandeur la quantité de seigle dans deux heures prochaines, en l’amende de la court et es despens [. . .] ». Ray 74, jours ­1510-1512, f° 43 r. 48 « Henry Bouge de Ray demandeur contre Guillaume Cogneret demeurant audit Ray ­deffendeur [. . .]. Commandons payer trois gros deans quinzaine pour une brebis perdue par ledit deffendeur pastre ». Ray 74, registre ­1511-1515, f° 97 v.

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durée en raison des lacunes des registres. Dans la diversité des affaires rencontrées, les causes ou les jugements finaux ne sont malheureusement pas toujours connus. La durée de l’instruction est aussi variable que la complexité des faits et la nature des individus concernés. En outre, on constate en permanence l’importance de l’usage des pièces et des preuves écrites à fournir pour l’instruction des procès. En effet, parallèlement aux témoignages, les parties entendues sont presque toujours enjointes à se justifier par écrit. Ainsi peut-on lire, dans une affaire d’injure en 1512, que « le demandeur baillera ses fais par escript »49. Dans la procédure, les parties sont toujours confrontées aux écrits ­déposés par les parties adverses. Des intendit (plaidoiries écrites) sont par ailleurs mentionnés en 1529 et 1557, mais ne sont malheureusement pas conservés50. La justice seigneuriale n’est donc pas une institution lointaine et exceptionnelle, mais elle croise assez quotidiennement la vie des sujets de la châtellenie. Dans cette société hyper-judiciarisée, l’infra-justice (règlements à l’amiable, arbitrage entre particuliers) est rare. Tout ­d ifférend se règle publiquement aux jours de justice. On y voit des cas classiques de droit d’épave, comme ce pauvre hère qui écope de 60 sous d’amende pour avoir gardé une serpe trouvée51. Ou des tentatives de fraude sur les redevances : en 1509, un homme est accusé de ne pas avoir payé sa redevance en avoine ; un autre est condamné pour avoir vendu clandestinement des écorces de chêne52 . . .  Rien n’échappe aux juges, pas même les simples bagarres d’ivrognes. Le cas de deux hommes à qui l’on reproche en 1508 de s’être entrebatus n’est pas isolé53. Tous les litiges sont traités au niveau de la seigneurie. On connaît un seul cas de ­procès - celui d’un chanoine - renvoyé devant l’officialité de Besançon54, et le procès exceptionnel du châtelain François de Montfort, qui se prolonge devant le Parlement de Dole55. Les châtelains de Ray avaient donc une certaine tendance à f­avoriser une politique du « tout répressif », ce qui offrait le double ­avantage d’amener un certain calme dans la ville et d’enrichir les finances seigneuriales du fruit des amendes. Aussi, une certaine pression est ­exercée par les officiers : les sujets sont encadrés et surveillés de près par un certain nombre de sergents, messiers, gruyers et autres vouhiers, 49

53

50

54 Ray 74, jours 1510-1512, f° 11 v. Aucun détail

Ibid. f° 11 v. Ray 71, jours 1557-1558, f° 11 r. et Ray 72, jours 1529-1530. 51 Ray 74, registre 1495-1498, f° 1 r., en 1495. 52 Ray 72, jours 1558-1559, f° 2 r.

200

Ray 74, jours 1508-1512, f° 5 v.

n’est donné sur les tenants de l’affaire. 55 Ray 12.

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p­ résents dans tous les villages de la baronnie pour surveiller étroitement les infractions et troubles de l’ordre en tout genre. Nous l’avons dit, l’état lacunaire des archives rend hasardeuse toute étude chiffrée. Néanmoins, il semble que ce personnel voué au maintien de l’ordre et à l’exercice de la justice puisse atteindre une dizaine de personnes, dans un bourg qui comptait environ 75 chefs de feu. Ce personnel pouvait d’ailleurs à l’occasion se retrouver parmi les justiciables, comme ce pauvre sergent Jean Sarret pris en flagrant délit de marauder des chênes dans les bois seigneuriaux56. Le prévôt, qui juge les délits relevant de la basse justice, assume également une fonction d’arbitrage, apparemment à titre gracieux. Cet officier intervient entre autres dans les querelles d’héritage ou de ­voisinage, comme en 1514 dans la délimitation de parcelles contiguës57. Il n’est d’ailleurs pas rare de lire que « les parties sont d’accord », sans qu’on sache s’il s’agit d’une conciliation spontanée ou forcée58. En tout cas, il importe au seigneur d’assurer la cohésion du groupe, grâce à un arbitrage efficace qui passe par ce rouage fondamental du système. Dans cette même logique, des procureurs interviennent dans l’arbitrage de conflits entre particuliers, ou entre le seigneur et ses sujets. Parcourir les registres de justice amène à rencontrer toutes sortes de délits - petits ou grands - fraudes, querelles et violences entre sujets, blasphèmes et autres causes morales auxquels répondent d’une part des amendes ordinaires allant de 3 à 100 sous et d’autre part des peines allant du bannissement à la peine de mort. Parmi les amendes, celle de 60 sous, qui correspond à l’amende pour le meurtre d’un homme libre dans la loi salique, reste la plus fréquente. Il est difficile de savoir si la fréquence et le type des délits ­rencontrés dans les jours de justice reflètent les dérèglements de société elle-même, avec ses violences et ses transgressions, ou s’ils sont plutôt le résultat de l’évolution de la politique répressive. Celle-ci pouvait être plus ou moins sévère envers des troubles à l’ordre public qui étaient jugés en fonction de critères évidemment très différents des nôtres. On peut néanmoins dresser une rapide typologie des délits, à commencer par le braconnage qui constitue l’infraction la plus fréquemment relevée. Celui-ci va du simple maraudage à la capture de gibier à l’aide de pièges ou, moins discrètement, 56 « Clement Morel charreton demeurant au chasteaul dudit Ray [ . . . ,], par serment depose que pres trois mois ença en passant et ­charroyant du bois en la voye de Tencey, veu ledit ­d efendeur et le sergent Jehan Sarret qui

c­ lauppoyent des bauches de bois de chaisne vif abbatu pour l’ostel de mondit seigneur ». Ray 74, jours 1510-1512, f° 101 r. 57 Ray 74, jours 1511-1515, f° 145 r. 58 Ibid., f° 113 v.

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à l’arquebuse59. On relève également à plusieurs reprises des habitants qui n’ont pas rendu leurs dénombrements : jusqu’à 65 causes en 1557 pour l’ensemble des villages de la baronnie60. Viennent ensuite les bagarres à la taverne : les jours de foire semblent propices à ce genre d’exercice, sans doute en raison de l’abondance du vin, vendu à bon marché. « Le procureur de Monseigneur, demandeur, contre Guillaume Cessetet dit mareschal de Sainct Julien, defendeur, relaté par Jehan Ramier sergent, au fait d’avoir esté prins en l’ostel de Jehan Damey tavernier le jeudy au soir entre nuyt et jour xxiie febvrier darrierement passé, foire dudit Ray, soy entrebatant avec Odot Mygnot et autres jusques a effusion de sang »61. L’ébriété n’a rien de délictueux ; la rixe en elle-même n’est peut-être pas répréhensible, puisque des trois ou quatre pugilistes, un seul est poursuivi. Ce qui est condamné ici par la justice seigneuriale, semble-t-il, c’est surtout l’effusion de sang. En effet, parmi les cas les plus sévèrement punis dans la châtellenie, on trouve les nombreux outrages « rendant effusion de sang », qui ponctuent ­régulièrement les tenues de justice. À ce titre, l’agression de 1558 mérite d’être citée. « Pierre Bussigney et Othenin Drouaillet de Ray et chascun deulx deffendeurs [sont] adjoincts chascun a comparaitre en personne a peine de soixante sols par Jehan Parisot, sergent, et relaté pour dymanche dernierement passé estre entrebastuz en certain lieu en la charriere ­commune devant les halles d’illec [. . .], pour ledit Bussigney avoir donné ung grand copt d’ung baston a jouer a la paulmes sur la teste, luy ayant fait plaie ouverte aiant rendu effusion de sang, et par ledit droict avoir empoigner de l’une des mains ledit Bussigney par le col, come il confessa ledit Othenin et ledit Pierre aussi »62. Dix ans plus tard, on trouve une seconde agression, à la hache cette fois. Un certain Jehan Pichard de Ray est entendu « pour avoir le lundi vingt et quatrieme jour du mois de novembre derrierement passé [. . .] gecté une harche a l’encontre de Nicolas Fromont de Ray estans (en) un bois dit la Vaivre [. . .] et dont il fut attainct en la jambe a playe ouverte et grande effusion de sang et en danger d’en mourir »63. Le défendeur se voit alors adresser une amende de 60 sous. On trouve parfois des femmes à l’initiative de ce type de violences : « Item demandeur en matiere de crime et contre Marguerite femme de Claude 59

Outre le moine de La Charité évoqué plus haut, nous pouvons citer « [. . .] Lyenard Logre de Ray deffendeur [. . .] pour avoir tayré a l’arme au present mois en la charme commune emprès la croix vers le chasteaul ». Ray 74, jours 1510-1512, f° 105 v, 170 r. Un autre braconnier a été « veu et treuvé pourtant harquebuttes hors les chemins et lieux non visitez par le finage et territoire de Ray [. . .] meme a l’entré des bois de mondit seigneur ». Ray 72, jours 1568.

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60 « Item demandeur contre les cy après ­nommez

de Ray pescheurs en la riviere de Saogne et chacun deulx deffendeurs : Claude Thiebaudot, Jehannette vesve Jehan Parisot dict de Myon, Jehan Martin dict Aubry de Charentenay, pour eulx recognoistre envers mondit seigneur et donner declaration et dénombrement en forme dehue [. . .] ». jours 1557-1558, f° 1-7 r. et f° 19 r. 61 Ray 74, jours 1508-1512, f° 16 r. 62 Ray 71, jours 1557-1558, f° 14 r. 63 Ray 74, jours 1568.

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Robelin demeurant a Ray deffendeur, du faict que devant, qu’est pour avoir baptu et oultraigié Jehannette fille Jehan Pichard dudit Ray tant d’une chasteliere de claifz que d’ung couteaulx, duquel elle frappoit ladite Jehannette tant en l’une [sic] de ses bras que en l’une de ses nages, lui aict faict playes ouvertes ayant rendu esfusion de sang »64. On apprend quelques folios plus loin que cet outrage est accompagné de menaces de mort. Dès lors, la coupable doit comparaître sous peine de 100 sous d’amende. Les injures, accompagnées ou non de violences corporelles, sont également récurrentes : il en est fait trois fois mention en 151265. L’une d’entre elles, qui évoque deux injures triviales adressées par un homme à une jeune fille, est soldée par une amende de 20 sous. Cette amende se justifie par les implications graves de l’insulte de « paillarde ribaulde », qui remettent en cause l’honorabilité de la jeune personne. L’année suivante, deux femmes sont « deffenderesses » pour cause des mêmes injures à l’encontre de deux autres femmes 66. Ces insultes sont punies par la justice, parce qu’elles sont graves. D’une part, toute société ­médiévale est une société de l’honneur, et une fille de Ray ne saurait y déroger 67. D’autre part, d’après Nicole Gonthier, une telle insulte ­pourrait compromettre l’avenir d’épouse et de mère de l’insultée 68 . Mais, plus profondément, il s’agit d’une dénonciation calomnieuse, de l’accusation d’un comportement propre à déstabiliser gravement la petite société patriarcale, dont le fragile équilibre repose sur les lois très strictes du mariage monogamique. Enfin, les blasphèmes ne sont pas en reste. Ils sont sévèrement réprimés, même si toutes les mentions ne présentent pas les amendes encourues. Une agression au couteau survenue en 1510 est aggravée d’un blasphème : « dimanche dernier environ neuf heures de nuyt, ledit Guiot voullut frapper d’ung couteaul Jehan Cordier son frere en jurant la mort Dieu et le sang Dieu par plusieurs fois »69. Cette action commise pendant la nuit est accompagnée de jurons, deux éléments qui sont autant de 64

Ray 71, jours 1557-58, f° 13 v.

65 « Hugote fille Vuillemin Paulet ­demanderesse

contre Jacot Fromond de Ray defendeur [. . .] au fait d’avoir dit par icelluy defendeur a ladite demanderesse le jour de feste Saint Symon et Jude derrierement passé paillarde ribaulde concluant en l’amende de xx sols ». Ray 74, jours 1511-1515, f° 95 r. et 124 r. 66 Ray 74, jours 1511-1515, f° 68 v. et 74 r. 67 Th. Dutour, Une société de l’honneur : les notables et leur monde à Dijon à la fin du Moyen Âge, Paris, Champion, 1998.

68 À l’origine, le terme « paillard » désigne celui qui couche sur la paille. Par déformation et assimilation de la pauvreté économique à la misère morale, le terme devient synonyme de « gueux » ou « vaurien ». Le terme « ribaude » vient du verbe « riber » signifiant « se livrer à la débauche ». Il prend plus généralement le sens de « canaille », au masculin. Mais au féminin, il est à chaque fois synonyme de « dapravée ». N. Gonthier, « Sanglant coupaul ! Orde ribaude ! » : Les injures au Moyen Âge, Rennes, P.U.R, 2007, p. 135 et 148-149. 69 Ray 74, jours 1508-1512, f° 83 r.

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circonstances aggravantes. Ici, le terme de blasphème n’apparaît pas en tant que tel. En revanche, un homme est accusé en 1568 d’avoir « ­blasphemé le nom de Dieu par la cinq chars de Dieu [. . .], d’avoir jurer le villain serment assavoir la mort Dieu et la vertu Dieu »70. Il va lui en coûter 100 sous, soit l’amende maximale. Cette « amende de cent solz aplicables suyvant la forme de l’edict publié sur les faictz de blasphemes » souligne une certaine conformité avec la justice souveraine, à une époque où la Comté est sous domination de la couronne d’Espagne. Mais surtout, elle condamne fortement l’impie qui, provoquant Dieu, risque d’attirer sa colère sur l’ensemble de la communauté. Deux cas particulièrement graves cumulent plusieurs formes de violence précédemment évoquées, ce qui alourdit d’autant les sanctions. Le premier, en 1529, est une affaire qui touche les structures de l’autorité familiale. « Ledit procureur demandeur contre Jehan Boulge filz de Henri Boulge deffendeur, adjoinct a comparoir en personne a peine de dix livres estevenantes par devant Richard Verniquel sergent [relater illec], au fait qu’icelluy deffendeur prins debat contre son pere et a grant courroux et fureur en jurant la mort Dieu, la vertu Dieu, le sang Dieu et plusieurs aultres villaines sairemens, qu’il ne feroit rien pour sondit pere, disant oultre que sondit pere estoit enraiger et qu’i le falloit ­estaichier, et de fait frappoit sondit pere d’ung copt et le gecta par terre »71. Emprisonné au château jusqu’à ce qu’il ait répondu de ses actes, le fils immoral est finalement condamné « a estre mis publicquement au carcant et en icelluy ce jourd’huy demeurer deux heures, le banissant outre des terre et seigneurie dudit Ray, membres et deppendances ­d ’illec le temps et terme de trois ans ». Il encourt le bannissement définitif s’il transgresse cette décision72. La sévérité de la peine n’est pas proportionnelle à la malignité de l’intention, mais plutôt à la gravité supposée des conséquences pour la communauté. Un délit à l’encontre d’un notable de la ville mérite donc une sanction particulièrement lourde. Ainsi, en 1568, le doyen du ­chapitre se fait agresser de manière assez violente : « Item impetrant en matiere de delict contre Estienne Tartolin dit Fannaigerot de Ray ­deffendeur [. . .] sergent a comparoir personnellement a peine de cens solz et ainsi verballement relaté pour avoir assalit avec espee evaginee73 discrette personne messire Estienne Theugnot prebstre doyen de Ray, ainsi qu’il voulloit entrer en sa maison audit Ray sous la totalle justice et seigneurie de mondit seigneur, et faict d’abvoir avec ladite espee oultraigé ledit sieur doyen, luy disant plusieurs propos injurieux et avoir blasphemé le nom de Dieu »74. La citation à 70

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Ray 74, jours 1510-1512, f° 93 r. Ray 72, jours 1529-1530. 72 Ibid.

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« evaginée », c’est-à-dire dégainée. Ray 72, jours 1568.

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comparaître sous peine de 100 sous - très lourde amende comparée à la précédente - est donc plus liée à la position sociale de la victime qu’à la gravité du geste. L’emprisonnement immédiat est monnaie courante. Mais cet emprisonnement est toujours une mesure conservatoire, dans l’attente d’un jugement (comme nous venons de le voir), du versement de l’amende ou d’un châtiment corporel, et non une peine en soi. Dans les cas graves où il est question d’un choc violent, à l’instar d’un outrage survenu en 1557, le coupable est immédiatement emmené au cachot : « Ledit procureur demandeur en matiere de crime et delict contre Pierrot filz de Claude Longin de Pontrebault deffendeur adjourné a comparoir en personne a peine de soixante solz par Perrenot Real ­sergent [. . .] au faict d’avoir puis le premier jour de juing derriere passé oultraigié baptu et blesser Nycolas Longin dudit Pontrebault de grans coups portés d’une grand perche d’une telle force et reddeur que ladite perche se rompeut en deux »75. On trouve d’ailleurs dans le même registre un outrage collectif (un homme agressé par trois autres) puni de la même peine76. On n’hésite donc pas à emprisonner en cas de coups et blessures violentes, qui plus est lorsqu’il y a effusion de sang. A ­contrario, on assiste à des emprisonnements pour des faits moins graves. C’est le cas d’un voleur de lard signalé dans les années 1520. « Un nommé Bartholomy pour l’arrect que l’on disoit qu’il avoit commis en ladite grange de Lyennis comme de graine et lart et aultres choses, il fust prins et mené prisonnier au chasteaul dudit Ray, lequel depuis se saulva et eschapa de ladite prison ». Il n’a d’ailleurs pas été retrouvé, puisque le rapporteur des faits ajoute que « depuis ne ouyt l’on aulcunes nouvelles »77. De même, en 1529, un habitant de Ray est accusé d’avoir « user de faulce mesure au jour de feste Sainct Martin d’iver dernière passée foire dudit Ray en vendant vin en icelle en detal »78. Ces genres de délits touchent à la propriété. Ce ne sont pas des crimes de sang, mais dans la pratique, la faute semble tout aussi grave. Seule l’issue diffère, puisque le coupable de 1529 n’écope que de l’amende « courante » de 60 sous, assortie d’un avertissement. Ce verdict plutôt clément prouve que l’emprisonnement immédiat n’est pas systématiquement suivi d’une lourde peine. Cet aspect est particulièrement révélateur de la place ­prépondérante tenue par les intérêts financiers. Les châtiments sont parfois immédiats lorsqu’il s’agit de haute justice : les jours du 5 mai 1558 relatent le cas d’un homme fustigé, pour une raison qui n’est malheureusement pas précisée : « l’on condempne 75 76

Ray 71, jours 1557, f° 22 v. Ibid., f° 23.

77 78

Ray 23, enquête de 1560, f° 122 r. Ray 72, jours 1529-1530.

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iceluy deffendeur a estre ce jourd’huy baptu et fustigié de verges par le maitre executeur de haulte justice, dez la halle de ce lieu tyrant contre la maladiere par le grant chemin jusques au signe patibulaire de cedit lieu ». Cette peine infamante précède le bannissement du condamné79. Deux exécutions capitales apparaissent sur la période, concentrées sur la première moitié du XVIe siècle. Dans l’absolu, ce chiffre semble peu élevé ; il est toutefois important dans le cadre d’une simple justice seigneuriale. En comparaison, deux exécutions sont comptabilisées en 200 ans (XIVe -XVe siècles) sur les 600 forteresses seigneuriales de Bourgogne du nord 80. Mais les exécutions de Ray sont connues ­seulement par des témoignages postérieurs, et les jours de justice qui devaient contenir le procès de ces châtiments ont disparu. On ne connaît donc pas la cause de ces pendaisons. En 1560, mention est faite d’une exécution qui a probablement eu lieu dans les années 1520 : « ung nommé André fust condampné a estre pendu et estranglé par le bailly dudit Ray [. . .] suyvant laquelle sentence icelluy fust pendu et il deposant veit comparoir a icelle execution »81. Dans la même enquête, un ­deuxième témoin fait état de deux exécutions - dont cette dernière survenues entre 1500 et 156082 : « l’une desquelles executions fust faicte il y a environ vingt huict ou trente ans que ung nommé Adriain fut candampné [. . .] lequel Adriain suyvant la condamnation d’icelluy bailly fust pendu et estrangler au signe patibulaire dudit Ray, et ung aultre de Rigney duquel il ne scait le nom que fust condampné a estre semblablement pendu ». À en croire ce témoin, la première exécution mentionnée aurait eu lieu dans les années 1530 et la seconde « huict ou neufz ans devant que ledit Adriain fust executé », soit au début des années 1520. Il règne donc dans la seigneurie de Ray une pression judiciaire importante, dans laquelle se mêle la nécessité de maintenir la paix sociale et le souci d’une justice à haut rendement financier. En témoigne le procès de ces 16 sujets qui, volontairement ou non, n’assistent pas au relèvement des fourches en 1496 (après le départ des Français). Ils s’en sortent avec une amende de 60 sous chacun (sauf un). Pour nombre de délits, la pénalité courante représente autant d’argent qui finit dans le trésor seigneurial. Rares sont les années où il n’y a aucun revenu : si l’on en croit les registres de comptes conservés, seules les années 1498 et 1543 79

Ray 72, jours 1557, f° 41 r. H. Mouillebouche, Les maisons fortes en Bourgogne du nord du XIII e au XVIe s., Dijon, E.U.D, 2002, p. 303-304. 81 Ray 23, enquête de 1560, audition de « noble homme Nicolas Rouhier sieur de Charantenay premier tesmoing, agé d’environ cinquante 80

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ans, souvenans d’environ quarante ans », f° 8 v et 9 r. 82 Ibid., f ° 16 r : « Honorable homme Claude Robelin de Besançon demeurant a Ray, ­charpentier, second tesmoing, d’aige d’environ soixante et dix ans, souvenant de soixante de bonne souvenance comme dict ».

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n’enregistrent aucune amende83. Or, ces années-là, les revenus de la prévôté ont été amodiés. Les revenus de justice n’étaient donc pas directs, mais ils existaient bien. Prenons quelques exemples pour saisir ­l’importance de ces rentrées d’argent. En 1475, les amendes de la prévôté rapportent presque une fois et demie les gages annuels du châtelain (officier supérieur)84. Le revenu le plus important a été observé en 1533, avec plus de 38 francs versés à la prévôté et plus de 32 francs au bailliage85. Des exploits de justice non reçus sont par ailleurs souvent mentionnés. Ces sommes, déclarées « mises en soufferte », n’ont pas été versées. Ce manque à gagner est lié à la condamnation de personnes insolvables ou en fuite. N’ayant toujours pas payé une amende de six sous malgré ­plusieurs rappels, l’ancien serviteur d’un chirurgien se voit appelé à reconnaître sa dette devant la prévôté. Mais il ne s’y rend pas et son amende est déclarée « mise en soufferte » en 1475. Cet homme, qui ne possède rien qui puisse être saisi, se retrouve avec une amende ­supplémentaire de quatre gros86. Néanmoins, nous ne le retrouvons pas dans les registres suivants : aurait-il trouvé les moyens de s’acquitter de son amende, ou bien s’est-il enfui ? Toujours est-il qu’il constitue l’unique exemple de vagabond insolvable, qui plus est déchu de sa ­fonction de serviteur pour des raisons inconnues. Les extraits présentés donnent un bon aperçu des situations ­traitées au quotidien par la justice seigneuriale. Cependant, la réalité ne se résume pas à un catalogue de délits et de peines, à une farandole de coupables amendables à merci. Il y a aussi, cachée derrière la rigidité apparente de l’appareil judicaire, soit une certaine inertie à punir des délits récurrents, soit une certaine clémence pour des sujets ­économiquement fragiles. On le voit avec l’exemple d’une taverne ­clandestine dont l’initiateur et tenancier est condamné en 1529, alors que l’établissement est bâti et fréquenté depuis trois ans au moins87. Il est précisément accusé d’avoir transformé une pièce de terre labourable en « ung lieu et place publicque [où] plusieurs y sont jouans tant aux quelles que autres divers jeux, ou plusieurs blasphemes, baratz et ­tromperies se commectent et formissent en icelluy lieu tant de pierre que de bois en recepvant des jouans et joueurs grans deniers ». Une enquête s’ouvre alors sur « les « blasphemes et abuz qu’il dit se 83

Ray 48 et 49. Plus de 28 francs. Le châtelain reçoit 20 francs de gages annuels la même année. En 1488, 21 francs, alors que le portier du château gagne la même année 4 francs. Ray 48. 85 Ibid. 86 « Sur François jaidis serviteur de Maistre Henry Daix sirurgien, mect en suferte ledit recepveur six solz d’amende par luy commise en la prevosté de 84

Ray declairant es registres d’icelle prevosté dont il fait recepte cy devant, duquel il ne s’est pu payer, au moyen de ce que braivoy paravant ce que lesdits registres luy soient esté baillés pour icelle reconnaitre, il avoit absenté le lieu et avec ce il vagabonde et n’a biens a quoy l’on l’eust peu executé pour ce iiii gros ». Ray 48, compte 1474, f° 32 v. 87 Ray 72, jours 1529-1531.

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c­ ommectrent en ladite piece de terre ». Visiblement, la condamnation est prononcée dès qu’un certain seuil a été franchi. Cette marge de tolérance est assez étonnante, puisque l’entreprise clandestine a été ­établie sur une terre soumise à la dîme, ce qui entraînait un manque à gagner certain. Cela entre un peu en contradiction avec ce qui nous a été donné de voir précédemment. Il semble donc possible de passer entre les mailles du filet, même avec de bons motifs de condamnation. Dans une affaire d’atteinte à l’honneur d’une jeune fille en 1557, le père porte plainte contre un meunier de Brottes. Après examen des pièces, le ­défendeur est renvoyé sans être inquiété, sans même une amende, « quicte et absot de la poursuyte »88. La justice seigneuriale présente également parfois des signes de ­clémence : prise en compte des motifs des accusés, amendes revues à la baisse, sujets pris en pitié . . . En 1514 par exemple, deux sujets de Ray ­comparaissent pour un litige non précisé. Le procureur note que « les deux parties sont d’accord et renvoyées sans amende en partie dudit demandeur pour ce que son fils est malade »89. Des circonstances particulières ­semblent engendrer une atténuation, voire une suppression des sanctions. Le ­jugement tient notamment compte de la défense des accusés. Par exemple, l’amende de 60 sous infligée en 1529 aux six habitants qui ont vendu des pains blancs sans le consentement du seigneur est ramenée à 40 sous pour cinq d’entre eux - le dernier devant encore être entendu. Fin heureuse également pour l’accusé évoqué plus haut, condamné en 1495 pour s’être approprié une serpe trouvée mais qui, pris « en pitié », voit son amende de 60 sous ramenée à 1090. De même, l’année suivante, l’un des 16 défaillants au relèvement du signe patibulaire voit son amende de 60 sous « reduicte et moindrie pour pitié a iii sols ». Il ne s’agit donc pas, pour le seigneur, d’accabler ses sujets, mais de montrer autant de pondération que de sévérité. La seigneurie de Ray est donc une société très judiciarisée. Rien n’échappe au maître des lieux qui encadre les habitants par un système structuré et coercitif. De ce fait, on a affaire à une justice efficace, qui crée un climat de sécurité chez les sujets en présentant un recours fiable et utile pour régler leurs différends. Par conséquent, elle devient une nécessité pour chacun, à la fois pour les sujets qui se sentent protégés dans leurs biens et leurs personnes et pour le seigneur qui impose sa loi tout en tirant un profit financier conséquent. Pour autant, l’efficacité du système n’assure pas toujours une parfaite mainmise du seigneur sur ses hommes. Nous allons voir que cette sévérité n’empêche pas les sujets d’exprimer par divers moyens leur refus de cette autorité.

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Ray 71, jours 1557, f° 11 v et 27 r.

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Ray 74, jours 1511-1515, f° 113 v. Ray 74, jours 1495-1498, f° 1 r.

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2.2. Solidarité, résistance, insoumission Même si la justice de Ray est plutôt efficace et parfois capable de clémence, les Raylois semblent assez réticents à collaborer au maintien de l’ordre. Ils acceptent volontiers de témoigner en justice, mais ils prennent rarement l’initiative de dénoncer des contrevenants, surtout quand le délit est commis contre les intérêts du seigneur. La parole de témoins est souvent requise dans les affaires d­ ’arbitrage. C’est par exemple ce qui conclut une vente impayée en 1513 dont la sentence est rendue « estant oyt le plaid des parties »91. Le litige des halles en 1511 évoqué plus haut est rapporté au sergent par quatre ­personnes, dont le doyen du chapitre, « actendu les sermens de discrete personne messire Girard Jaiquin prebstre doyen de Ray qui a juré in verbo, de Estienne Roussel, Guillaume Tricournot et de Jehan Sarrey qui ont juré ad sancta [Dei Evangelia] »92 . Dans toutes ces affaires, il n’y a jamais de témoignage contradictoire. Le témoignage en justice, comme celui du doyen, semble un simple acte de civisme, qui n’exige pas une solidarité particulière avec le défenseur, et qui n’entraîne pas l’inimitié de l’accusé. En revanche, les procès ne sont jamais intentés suite à des ­délations, et les autorités publiques ne trouvent jamais de témoin pour accabler leurs concitoyens accusés de manquement à l’autorité seigneuriale. Une exception notable est le témoignage porté vers 1511 par Clément Morel contre deux individus qu’il a surpris, trois mois plus tôt, à voler des fûts dans les bois seigneuriaux. Mais, comme nous l’avons vu, les victimes de sa dénonciation sont deux sergents, c’est-à-dire des agents du pouvoir, et non pas de simples justiciables93. Les fraudes récurrentes que nous avons déjà évoquées sont une première marque visible d’insoumission, tout comme les infractions liées au prix de certaines denrées vendues sur le marché. L’autorité du seigneur est également bravée par l’exercice illicite d’offices : ainsi en 1529, deux hommes comparaissent pour s’être déclarés vouhiers sans avoir prêté serment 94. On dénombre en outre des refus de répondre aux ­obligations, notamment d’entretien des chemins, du guet au château, des corvées de charrois (fin xve siècle). On découvre en 1510 une plainte de plusieurs marchands contre le passeur du bac qui ne fait pas son ­travail. La peine est doublée car les intérêts financiers du seigneur sont 91 La plainte des parties étant entendue. Ray 74, jours 1511-1515, f° 16 r. 92 Ray 74, jours 1510-1512, f° 43 r.

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Ray 74, jours 1510-1512, f ° 101 r. voir ­ci-dessus note 56. 94 Ray 74, jours 1529-1530.

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menacés tout autant que ceux des marchands95. Même chose pour un rassemblement illicite en 1563 à des fins commerciales, qui échappe au contrôle seigneurial96. À cela s’ajoutent les refus de payer le cens - en 1511, la simple évocation de cette insubordination est punie d’une amende de 3 sous - sans compter les fréquents rappels à l’ordre adressés à ceux qui ne rendent pas leurs dénombrements97. L’insoumission s’exprime à un degré supérieur par des actes qui peuvent s’apparenter à de véritables sabotages. Ainsi en 1510, un dénommé Richard Verniquel de Ray est condamné « au fait d’avoir passez [. . .] sa charrue par la vigne de monseigneur puis trois moys »98. L’année précédente, un porcher était accusé « d’avoir pourter de la brese du four oultre et par dessus les deffences »99. Cette entorse au couvre-feu n’était sans doute pas destinée à renseigner d’éventuels attaquants sur l’emplacement du village, mais elle témoigne bien du peu de cas que l’on faisait des directives seigneuriales ou royales. Plus offensantes encore vis-à-vis de l’autorité seigneuriale sont les signes d’attachement de la population à l’autorité française, de 1477 à 1496. Lors de la « libération » de Ray, le seigneur convoque tous les chefs de feux en arme pour assister au relèvement des fourches patibulaires, signes de la restauration de son autorité. Or, on déplore 16 absents, ce qui est un véritable camouflet à son autorité. Mais cette fronde lui donne également l’occasion de démontrer à nouveau l’efficacité et la sévérité de sa justice100. Les contestations ouvertes se manifestent également par ­l’agression des représentants de l’autorité. Les sergents font les frais de divers outrages, menaces et effusions de sang. En 1498, « Oudot de Laule de Ray et le procureur adjoinct [sont] demandeur contre Jehan Priaulet de Ray deffendeur [. . .] au fait d’avoir dit par icelluy deffendeur au de Laule : prevost de merde »101. Cette insulte on ne peut plus directe est la seule du genre. En 1510, c’est un autre sujet qui menace ouvertement un sergent en plein service : en « levant le poing », il remet en cause la parole et l’honneur de l’agent seigneurial102. On en vient parfois aux mains, voire aux armes : ainsi en 1496, un malheureux sergent est « batu d’une espee jusques a effusion de sang »103. L’outrage violent d’un officier en exercice signalé en 1508 a visiblement été arrêté avant tout dommage 95

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100

Ray 74, jours 1510-1512, f° 97 r. Ray 15. 97 Les mêmes noms se retrouvent à quelques mois d’intervalle en 1557 pour la même raison, preuve que rien n’a été fait. 98 Ray 74, jours 1508-1512, f° 40 v.

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Ibid., f° 47 r. Ray 15. 101 Ray 74, jours 1495-1498, f° 32 v. 102 Ray 74, jours 1508-1512, f° 75 r. 103 Ray 74, jours 1495-1498, f° 21 v.

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physique, mais on devine la détermination de l’accusé104. Les femmes bien sûr ne sont pas en reste. En 1557, 8 femmes sont condamnées « pour les injurieuses parolles par elles proferees tant par elles que aultres, ­incitant a ce [mot rongé] mesmes les jeunes enffants contre les sieurs bailly ». Deux d’entre elles sont emprisonnées jusqu’au paiement d’une amende de 100 sous et sont condamnées à une humiliation publique. La meneuse est condamnée plus durement encore : « l’on condempne Margueritte femme Thiebault Doirel de Vaytes denommez ­codeffenderesse en la presentation a cryer mercy une torche ardante en ses mains a mondit seigneur ou a son procureur dessus ung eschaffot eriguié et dresser devant les halles de ce lieu a jour de marcher de cedit lieu qui se tiendra de demain en huit jours », et à payer une amende extraordinaire de trente livres105. Cette amende de 600 sous, équivalant à 10 fois l’amende ordinaire, montre que cette fronde des femmes et des enfants est prise très au sérieux. Malgré le cadre contraignant qu’il instaure à travers l’exercice de sa justice, le seigneur ne peut empêcher les contestations. Si les ­nombreuses marques d’insoumission et de dissidence sont toujours sévèrement réprimées, les contestations directes ou indirectes montrent que ce système, aussi rigide soit-il, n’est pas totalement dissuasif. En outre, le grand pouvoir judiciaire laissé aux officiers seigneuriaux peut ouvrir la porte à toutes sortes d’abus. 2.3. Un châtelain tyrannique : François de Montfort Un homme va exploiter à ses fins les failles du système : il s’agit du châtelain François de Montfort. Cet homme hors du commun a régné en maître sur la châtellenie de 1520 à 1580, avant que son seigneur ne lui intente un procès qui dure de 1567 à 1597. Les témoignages ­rassemblés à cette occasion nous font voir un personnage manipulateur, violent, avide, prêt à corrompre n’importe qui, le tout sans aucun ­scrupule. Avec François de Montfort, Ray-sur-Saône a connu son ­sheriff de Nottingham.

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« Ledit procureur demandeur contre Jehan Logre de Ray deffendeur relaté par ledit ­sergent au fait d’avoir voulu frapper et ouctraigier Jehan Ranier sergent de Monseigneur en usant et exerçant son office ». Ibid., f° 11 r. 105 « [. . .] aussi l’on condempne Jehannette femme Jehan Pelletier dict Cassyen assister ladite Margueritte a cryer marcy a mondit ­seigneur ou a sondit procureur, en oultre en une amende de cenz solz aussi applicable a monditseigneur et aux

despens dudit ­procureur, ordonnant qu’elles se ­representerons en cedit lieu audit jour de ­marcher a peine de cenz livres, laquelle torche sera ­appliquer au ­prouffit de la fabrique de cedit lieu pour faire le divin service, et ­tiendront arrest au chasteault de ce lieu jusques oustant qu’elles auront payer et ­satisfaict lesdites demandes, ­renvoyant les aultres codeffenderesses jusques rappel [. . .] ». Ray 71, jours 1557-1557, f° 9 r.

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Surgi de nulle part, arrivé on ne sait comment à Ray à l’extrême fin du xve siècle, Montfort est d’abord affecté à « la garde des moutons », puis devient « gougea d’etable » pour arriver finalement au sommet de la pyramide des officiers seigneuriaux106. Montfort est anobli on ne sait comment (il se prétend écuyer) et Antoine de Ray le nomme châtelain dans les années 1520, en récompense de ses « bons et aggreables services a nous par luy cy devant fais et esperons qu’il fera a l’advenir »107. Le seigneur lui donne de nombreux biens, qu’il fait rapidement ­fructifier. Sa fortune naissante lui permet d’acquérir l’amodiation des bancs des halles en 1529 (emplacements réservés aux marchands), puis des biens seigneuriaux en 1543108. Son dénombrement, rendu en 1567109, ­mentionne trois maisons au bourg ainsi que plusieurs meix et de ­nombreuses terres. François de Montfort a épousé une bâtarde de Claude de Ray, ce qui l’introduit quasiment dans la famille seigneuriale, et lui permet de disposer des biens seigneuriaux. Désigné comme « escuier chastellain de Ray juge et gouverneur de la justice » dès 1529, il étend peu à peu son emprise sur la baronnie, en s’attirant les faveurs bien peu méritées de trois seigneurs successifs. Il règne ainsi en maître pendant un bon demi-siècle, et ce n’est qu’en 1567 que Claude de Ray s’inquiète de voir avec quelle arrogance son châtelain exige de nouvelles possessions dans le bourg. Il se décide à mener devant la justice celui qui est devenu plus puissant que lui dans sa propre baronnie110. Dès lors, les langues se délient, les témoignages affluent, et le procès est si accablant que le ­procureur général du Parlement de Dole finit par requérir contre lui un « chastoy exemplaire » pour tous ses méfaits. Toutefois - sans doute grâce au talent de ce manipulateur hors pair - le jugement final s’avère plus clément, puisqu’il se limite à des dédommagements financiers envers ses victimes et à la restitution de tous les héritages qu’il a usurpés. Les pièces du procès dressent un bien sombre tableau de ses méfaits. Montfort est tout d’abord un piètre châtelain, qui met en péril la prospérité de la châtellenie. Entre autres négligences, on lui reproche 106

« Estans la verité que François de Montfort pere constitué en bien bas erigé vint quasimend en Bourgoigne fut receu en la maison de Ray premierement a la garde des moutons et depuis varlet d’estable, et depuis promeu si avant comme aiant sceu gaigner la bonne grace de furent les ayeul pere et oncle dudit sieur de Ray, il espousa la donnée et battarde de fut sieur chevalier oncle dudit sieur de Ray de laquelle il a heu entre autres enffans Cristof le de Montfort ». Ray 12, procès de Montfort,

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requête de 1568. « Car combien que icelluy de Montfort estant venu quasi nud en ce pays ayt esté le pasteur des moutons et gougeard ­d ’estables elevé au service ses sieurs dudit Ray ». Réponse d’Anne de Vaudrey à cette requête. 107 Ray 12, François de Montfort établi ­châtelain, s.d. 108 Ray 59. 109 Ray 47. 110 Ray 12, requête de Claude de Ray à la cour du bailliage d’Amont, 1567.

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d’avoir sciemment laissé ouvertes les portes des archives du château, causant à cette occasion « un mervailleux et irreparable domage »111. Il utilise les fossés et les murailles du château pour étendre sa vigne ­personnelle, mais surtout, on l’accuse de détourner à son profit une partie des revenus de la justice : « il prenoit part es explois de ladite justice et en ce que y estoit advisé, tant en amendes que aultrement »112. Et comme il n’y a pas de menus profits, il fait relâcher un prisonnier pour vol moyennant les quelques pièces que le larron a sur lui113. François de Montfort, aidé de ses deux fils, met le pays en coupe réglée. Dès ses premières années de charge, il se rend coupable de ­différents outrages, agressions à l’épée, usurpations de biens : il a vendu des maisons ou des terres qui ne lui appartenaient pas, et a emporté les meubles des habitants. Certains habitants sont encore mutilés, d’autres sont ruinés, d’autres enfin ont fui la châtellenie114. On lui reproche également de s’être approprié pendant 20 ans une vaste parcelle du communal115. Sa tyrannie est si brutale qu’elle menace la prospérité du bourg en poussant plusieurs habitants au départ. « Il exerçoit l’estat de chastellain et juge en la terre et seigneurie de Ray, a tant vexé et travaillé lesdits subjectz que plusieurs ont esté contrainctz abandonner le lieu et chercher aultres demeures et une infinité d’aultres appouvris et reduictz en misere »116. Dans ces conditions, on s’étonne qu’aucune plainte n’ait émergé plus tôt. Mais les deux ou trois exécutions capitales vues à Ray au XVIe siècle sont peut-être ­également à mettre au compte du régime de terreur instauré par Montfort. La fonction de châtelain était théoriquement soumise à des ­contre-pouvoirs, mais leurs titulaires n’ont jamais semblé en mesure de 111

Ray 12, Instructions et mémoires. Jugement devant le Parlement de Dole. 113 « Sont passez cinq ans seullement que François de Montfort mena au chasteaul ung nommé Jehan Regnauld qui avoit desrobbé des souliers, lequel fut relasché par ledit de Montfort moyennant sept escus et quelque monnoye que ledi larron portoit avec soy ». Instructions et mémoires. 114 « Ledit de Montfort pourveu dudit estat auquel son temps auparavant il esperoit, il avoit doillors tellement abusé de l’auctorité et faveur qui luy estoient données que luy et ses enffans avoient, et en l’exercice de la justice et hors icelle usé assez insolemment de voyes de faict, maltraicté voire oultraigié les subjetz si avant que aulcungs d’eulx en estoient encoires ­mutilez en leur personnes, d’aultres en ­ressentoient diminution de leurs biens et d’aultres avoient esté contrainctz abandonner le lieu et chercher 112

demeure hors la terre et ­seigneurie de Ray au grand prejudice et ­interestz dudit sieur, de tant plus que oultre l’interestz ­pecuniaire le tout auroit esté faict par ledit sieur de Montfort et les siens soubz l’auctorité dudit sieur et pretexte des charges qu’ilz s’estoient ­arrogées [. . .] »., requête de Claude de Ray, 1568. 115 « Ledit procureur de mondit seigneur demandeur audit nom impetrant et demandeur contre François de Montfort escuyer deffendeur pour s’estre entremis puis d’anviron vingt ans [. . .] approprié a son seul et singulier proffit ce que ne luy estoit permis faire sans le consentement de mondit seigneur concluant pour ce a l’encontre d’icelluy deffendeur ad ce qui soit condempné a se desister et departir de la susdite coste rendre et restituer les censes qu’ilz en a perçuz par les susdits temps ». Ray 72, jours 1568. 116 Réponse d’Anne de Vaudrey.

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juguler la puissance de Montfort. Dès 1529, le procureur du seigneur met le châtelain en accusation, mais ce premier procès reste lettre morte117. Le chapitre de Ray est sans doute en mesure de l’accuser ou de le dénoncer. C’est sans doute parce qu’il s’est opposé à Montfort qu’un chanoine reçoit la visite d’un de ses fils, qui entra « en l’eglise dudit Ray, battit et ­oultraigea aulcung chanoine et luy rua le baston duquel l’on donne de l’eaul beniste »118. Un seul officier s’oppose à cette hégémonie avec un certain succès : il s’agit d’Henri de Thaucourt, capitaine du château (donc ­responsable de l’organisation militaire de la baronnie), qui intervient dans un conflit de voisinage d’une rare violence avec le ­châtelain. Pour ­expulser Montfort d’une maison en litige, il en fait murer les accès, puis démonter le toit. Mais Montfort occupe le terrain en s’arrangeant pour que sa vieille servante reste prisonnière dans la maison. Il raconte lui-même l’anecdote lors de son procès, en essayant de se faire passer pour la victime. « A la Court remonstre humblement François de Montfort [qu’] ung nommé Henry de Thaucourt dict Verdelet residant au chastel de Ray et se disant capitaine et ayant charge dudit chastel, à l’ombre de ladite Anne de Serailly [fille de la voisine], depuis environ huitz ou dix jours encea a fait construire une muraille en retourt de la maison dudit exposant et par icelle muraille oultrepassant encoires les bornes y mises a leur sollicitation, a encloz et enfermer la porte de l’entrée de ladite court et la maison dudit exposant estant au bourg du chastel dudit Ray, tellement qu’il n’est possible d’entrer et sortir de leur dite maison, en laquelle par telz moyens est enfermée une vieille femme nommée Jehannette, vesve de fut Jehan Brucel, dez long temps servante dudit exposant et delaissée pour seulle garde des meubles estans en ladite maison [. . .] de manière qu’il n’est possible parler a ladite Jehannette sinon que par quelques fenestres barrées de groz barreaulx de fer, et est ainsy delaissée en grande pauvreté et rudesse de maniere que Claude sa fille femme de Guillaume Legrand n’a peu avoir moyen de parler avec elle et luy admnistrer vivres sinon par lesdits barreaulx [. . .] Et davantage ledit Verdelet, non contant de ce et de tant d’aultres troubles et injures faictes oudit exposant, contraint les villageois faisant guet et garde audit chastel de Ray de comter leur garde descouvrir la grange de ladite ­maison et brusler le bois et telles estant sur icelle pour leur chauffage [. . .] et par telz moyens faire gaster et perdre les grainnes et fouraige estans en ladite grange oultre la ruyne d’icelle »119. L’épisode semble se passer pendant le procès, en 1567. La révolte gronde à Ray-sur-Saône, et le règne du tyran est proche de sa fin. La carrière de Montfort est d’abord un exemple spectaculaire de promotion sociale. Son enrichissement personnel, quoiqu’en disent les 117 Ray 12, jours 1529-1530. Le motif de l’accusation n’est pas donné.

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Instructions et mémoires.

119 Ray 12, requête de François de Montfort, 1567.

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détracteurs, est sans doute le reflet de l’enrichissement général du bourg. Mais le seigneur, absent, laisse à Ray un château vide qui est peu à peu colonisé par des officiers avides. Pris en tenaille entre un châtelain ­abusif et un capitaine impétueux, les habitants de Ray semblent longtemps incapables de faire entendre leur plainte au delà de la baronnie, et ne trouveront leur salut que dans l’appui de leur seigneur. 3. Le château et les fourches : essai de lecture anthropologique de la justice seigneuriale Ray est un monde protégé, insulaire, pour le meilleur et pour le pire. Le Vergeld germanique de 60 sous s’y conserve jusqu’au XVIe siècle, et les tyrans locaux peuvent y prospérer sans être inquiétés pendant près de 50 ans. C’est peut-être à cause de cet isolement que des coutumes étranges s’y perpétuent plus longtemps qu’ailleurs, ou du moins avec plus de cohérence qu’ailleurs. Les archives de Ray nous permettent d’entrevoir de curieuses cérémonies, d’étranges mises en scène entre le château, le marché et les fourches patibulaires, lors des exécutions et des relèvements de fourches. On peut s’en étonner, s’en amuser. On peut également essayer d’en faire une lecture anthropologique. Ce n’est qu’une tentative ; certains la jugeront outrancière et maladroite. Mais chacun reconnaîtra qu’il y a dans les archives de Ray un faisceau ­d’indices d’une très grande cohérence, si bien qu’il est plus rationnel de les attribuer à une logique intrinsèque refoulée qu’à un pur effet du hasard. 3.1. Les relèvements des fourches Les archives du château de Ray ont conservé un dossier e­ xceptionnel sur le problème du relèvement des fourches patibulaires et sur les rites qui l’accompagnent. Les fourches patibulaires, c’est-à-dire la structure de bois servant aux pendaisons, est le signe de la haute ­justice. À la fin du Moyen Âge, les dénombrements de seigneurie ­décrivent précisément les fourches à deux, trois ou quatre « colonnes » (poteaux porteurs), qui distinguent les simples seigneuries des ­châtellenies et des baronnies. Ces fourches sont donc l’objet d’un contrôle ­m inutieux. Notamment, les coutumes du duché et de la Comté précisent que, si les « signes patibulaires » ont été démontés pendant plus d’un an, ils ne peuvent plus être relevés sans l’autorisation du prince120. 120 Dunod, Coutume de la Comté de Bourgogne, p. 76 : « le signe patibulaire de haute justice cheu par terre se peut relever et refaire dedans l’an et pour après ce qu’il est chu par terre sans congé

et licence de Monseigneur ; mais l’an et le jour passé, il ne se peut faire sans avoir congé et licence de mondit seigneur ».

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D’après le terrier de 1462, la châtellenie est dotée « d’unes haulte fourches eslevée à quatre coulennes, à frestre et à pommeaulx, assis et située de toute ancienneté sur le grand chemin du treulle qui tire dès mon chastel de Ray à Recolaigne », et ce depuis 1436 au moins121. Ici, les « frestres » ou ­chevêtres sont les traverses ­verticales, et les « pommeaulx » des pinacles ou autres pièces ­sommitales ­décoratives122 9. Gibet à pinacles, après 1480. Venus und Mars. Das (fig. 9). Le ­dénombrement de 1554 mittelalterliche Hausbuch aus der Sammlung der Fürsten précise également « qu’on ne peut von Waldburg Wolfegg, Munich, 1997, f° 11 r. ­approcher ledit signe de haute ­justice de 20 pieds »123. Cet ­interdit, qui était peut-être lié à la crainte de pratiques maléfiques, était sans doute matérialisé par une clôture au sol : on trouve une ­illustration de ces clôtures de fourches dans une gravure de la ville de ­Semur-en-Auxois publiée en 1575 (fig. 10). La première autorisation de relèvement est donnée en 1478 par Maximilien de Habsbourg124. Dans ce document, on apprend que les armées de Louis XI ont « rué jus » le signe patibulaire « au temps qu’ils prindrent sa place et forteresse dudit Ray ». Le prince exige alors que son procureur soit présent « afin que s’il estoit trop près des grans ­chemins, de le faire mectre ailleurs en la justice dudit suppliant en lieu et place ou il estoit d’ancienneté ». On comprend par cette disposition que le comte de Bourgogne se réserve la justice des grands chemins, et qu’un déplacement des fourches ­pourrait remettre en cause cette ­prérogative. Mais le seigneur de Ray n’a pas le temps de profiter de cette a­ utorisation. Les troupes françaises reviennent, s’installent dans la ­châtellenie pour 16 ans, et en 1495, l’archiduc Philippe le Beau doit 121

Ray 38. Par exemple, ADCO B 10586, à Essertine en 1489 : « signe patibulaire à deux piliers et deux pommeaux ». ADCO, B 10590, à Vaulvry en 1500 : « un signe patibulaire à trois pilliers et à trois pomeaulx ». ADCO, B 10671, à Montjay (Ménétreuil) en 1584 : « Le signe ­patibulaire a deux colonnes et trois pommeaux estans sur la frette d’icelle justice ». AD ­Saône-et-Loire, F 759/31, à Authumes en 1745 : « Le seigneur d’Authumes a droit de faire ellever un signe 122

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p­ atibulaire à quatre pilliers ou colonnes avec leurs chevetres et garnies de pommeaux au dessus ». ADCO, B 2291, f° 20-21, à Autun en 1381 : achats de bannières pour mettre sur « deux pommeaulx mist de novel en la tour du chastel de Revel ». ADCO, B 3957, réfection d’une guette à Sanvigne « avec ung petit ­pommeaul en l’ault dicelle gayete ». 123 Ray 38. 124 Ray 74.

la renouveler l’autorisation de relèvement125. Les fourches sont rebâties le 16 mai 1496, en présence de tous les sujets de la châtellenie. Mais certains sont venus avec un armement insuffisant, d’autres sans les haches et serpes ­demandées. Les contrevenants, on l’a vu, sont condamnés à 60 sous d’amende126. En 1515 à nouveau, on convoque tous les habitants pour « eriger et dresser le signe patibulaire cheu par terre puis huit mois », ce qui donne lieu à l’établissement d’un rôle pour inscrire les 73 habitants de Ray qui s’y sont rendus127.

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10. Gibet à enclos, avant 1575. S. Munster, La cosmographie universelle . . . enrichie par Matthieu ­B elleforest, Paris, M. Sonnius, 1575, t. II, p. 237. ­Gravure par Espiard, 1575.

On voit donc appliqué en 1496 et en 1515 un principe qui est explicité dans le dénombrement de fief de 1554 : lors des relevées des fourches, l’ensemble de la population doit être présente, en armes, avec l’outillage nécessaire à la confection des fourches. « A quantes fois qu’il convient dresser ou redresser ledit signe patibulaire et commandé leur est de par ledit seigneur, [les habitants] sont tenus d’y assister chacun armé et embastonné selon l’equipollent à eux ordonné aux dernieres monstres d’armes faites par devant ledit seigneur, et donner aide à ­l’erection dudit signe, à peine de soixante sols estevenants à commettre par chaque defaillant ou refusant et applicquable audit seigneur »128. Dans la même reconnaissance, on précise que la population devra ­également s’assembler en armes pour toutes les exécutions capitales : « item toutes et quantes fois que aucunes execution de haulte justice, soit peyne corporelle ou de mort, se fait par l’auctorité de aucuns des officiers dudit seigneur et que commandé leur est de par luy, ils sont tenus, ­abstraits et subjects d’y assister en l’equipage et armes que dessus, et semblables peynes ». Cette disposition n’est d’ailleurs pas un unicum. On retrouve des obligations similaires dans une seigneurie de Bresse ­bourguignonne, Durtal, qui jouit comme Ray d’une situation ­particulièrement isolée. En 1554, les sujets de la seigneurie de Durtal doivent être présents au relèvement des fourches, sous peine de 7 sous

125

Ibid. Le seigneur de Ray « depuis l’octroy et concession d’icelle ne s’est peu ayder pour faire relever sondit signe patibulaire, obstant que tost après les François ont toujours depuis et jusques au traité de Senlis [23 mai 1493] tenu

et occupé notre dit comté de Bourgoingne, par quoi icelluy signe est encoires à relever ». 126 Ibid. 127 Ibid. 128 Ray 38.

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d’amende. Et en 1605, on précise qu’ils doivent s’y rendre en armes129. Mais ce genre de devoir ne semble pas très répandu. Dans les châtellenies du duc de Bourgogne, les fourches sont souvent relevées par de simples charpentiers, en toute intimité130. En 1560, un procès oppose le seigneur de Ray à l’abbaye de La Charité à propos des ces fameuses justices. Pour affirmer ses droits, le seigneur fait comparaître les habitants de Ray, pour réunir le maximum de témoignages sur l’usage de sa haute justice. Ce procès est une véritable aubaine pour les historiens. On y apprend qu’en 60 ans, il y a eu trois relèvements de fourches. Sur la même période, on se souvient de deux exécutions : un certain « Adrien ou André » vers 1530, et « un autre de Rigney », pendu vers 1520. À chaque fois, le peuple de Ray était présent en armes et « embastonné : l’un portait une harquebute et les autres des halebardes ». Enfin, un témoin garde le souvenir ­impérissable d’avoir vu un corps pendu aux fourches « a cause de ce que des passeraulx faisoient leur ny dedans sa bouche »131. 3.2. L’exécution comme un rite de sacrifice L’exécution publique est une constante en Occident. Elle est ainsi punitive et dissuasive. Dans le cadre de la seigneurie, l’exécution publique est aussi une démonstration de puissance de la part du seigneur. La présence obligatoire de l’ensemble de la population et la punition des absents peuvent être vues comme une exigence du seigneur, qui rappelle ainsi sa haute justice et sa terrible puissance à l’ensemble de ses sujets. Pourtant, l’interprétation psychologique ou légaliste de ces e­ xécutions collectives est insuffisante pour en rendre cohérents tous les détails. Pourquoi notamment la population doit-elle se réunir en armes ? Il y avait peu de chances que le pendu essaie de fuir, et, s’il y avait eu connivence entre la population et la victime, il aurait été plus prudent d’insister pour que la population vienne sans arme. Pourquoi

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Durtal, cne de Montpont, Saône-et-Loire. Abbé Martinet, Histoire de Montpont. Monographie des villes et villages de France, 1910. Rééd. Res Universis, 1990. 1554 : « Monstre en armes des hommes et subjects du chastel et maison fort de Durestal faictes (par ordre) de Honnorable Homme Loys Crestin chastelain dudit Durestal à la levation du signe patibulaire de la haulte

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justice dudit Duretal eslevé dans ung champt appelé La Taissonnière . . . signe patibulaire tombé en ruyne par orvalle du temps puis an et jours, et moing de temps en ça, a peine contre ung chascun déffailant de l’esmende de sept sols ». 130 Par exemple à Semur-en-Brionnais en 1390 : ADCO, B 6281, compte 10. 131 Ray 23. Voir ci-dessus note 81 et 82.

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demander à toute la population de participer à l’érection du gibet ? 73 personnes équipées de haches et de serpes, c’était sans doute ­beaucoup pour dresser quatre poutres, quatre chevêtres et quelques pinacles. Plutôt que de considérer ces réunions comme de grandes séances de soumissions collectives exigées par un pouvoir tyrannique, on peut essayer, dans une analyse anthropologique prudente, d’y voir un rite collectif relativement spontané, dans lequel la population et les agents du pouvoir sont solidaires et se solidarisent contre une victime émissaire, alors que le pouvoir seigneurial ne cherche qu’à harmoniser, encadrer et récupérer un rite plus proche du sacrifice religieux que de l’exécution judiciaire. Ce genre d’analyse s’appuie évidemment sur les travaux de René Girard. Dans son ouvrage classique - mais trop souvent ignoré des historiens - La violence et le sacré, R. Girard postule qu’à l’origine du ­religieux et du sacrifice, il y a un lynchage collectif contre une victime émissaire, lynchage qui est venu rétablir la concorde et l’unanimité dans un groupe menacé de dissolution par une très grave crise mimétique. Ce lynchage primitif, que toutes les sociétés ont chassé de leur mémoire, réapparaît sous une forme transfigurée et méconnaissable dans de très nombreux mythes religieux. La victime, par qui la paix a été restaurée, est peu à peu divinisée. Le lynchage, qui a été efficace une fois pour mettre fin à la crise mimétique, est rituellement réactualisé avec une victime de substitution, humaine dans un premier temps, puis animale quand les techniques d’élevage permettent d’assimiler plus facilement la bête sociale à un membre de la communauté. Les rites de relèvement des fourches et les exécutions publiques à Ray-sur-Saône, si on veut se donner la peine de les considérer avec un œil d’anthropologue, offrent de nombreux points communs avec le sacrifice girardien. Il s’agit même d’un puzzle dont tous les éléments (certes réunis par les hasards de la mise par écrit et de leur conservation) s’assemblent en un tout particulièrement cohérent, qui semble révéler le sens sous-jacent de ces rites. Tout d’abord, l’ensemble de la population est en armes, parce que, symboliquement, chacun participe à la mise à mort. Et il est important que chacun soit présent, et que chacun soit armé, afin que le sang de la victime puisse retomber également sur tous. « Dans de nombreux rites, l’assistance entière est tenue de prendre part à l’immolation qui ­ressemble à s’y méprendre à une espèce de lynchage. Là même où l’immolation est réservée à un sacrificateur unique, c’est en règle générale au nom de 219

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tous les participants que celui-ci agit. C’est l’unité d’une communauté qui s’affirme dans l’acte sacrificiel »132. Le personnage du bourreau, dont le rôle social est souvent marqué par des rites spécifiques, et qui est l’acteur principal de l’exécution, n’est pas mentionné dans les ­témoignages de Ray-sur-Saône. Le clergé, qu’on verra plus tard accompagner les condamnés jusque sur l’échafaud, est lumineusement absent des ­pendaisons de Ray. Certes, les chanoines auraient été bien en peine de porter les armes. Néanmoins, leur absence a une autre explication. En tant que prêtres, ils sont les détenteurs et les acteurs d’un religieux moderne, dans lequel tout danger de dysharmonie a été écarté une fois pour toutes par le sacrifice unique du Christ. Ils sont eux-mêmes le prêtre, l’autel et la victime d’une économie religieuse infiniment plus efficace, et qui est censée avoir éliminé l’ancien rite. La présence de ces nouveaux prêtres serait donc bien incongrue au centre de cet ancien sacrifice. Et leur absence notoire permet aux deux rites sacrificiels de coexister sans jamais se concurrencer. Le souvenir qu’on garde des victimes est lui aussi fort explicite. Aucun des témoins interrogés en 1560 ne se souvient des motifs de la condamnation. C’est, pour René Girard, une différence essentielle entre un condamné et un sacrifié. Le condamné est réputé coupable, alors que le sacrifié est choisi aléatoirement, mais il ne doit surtout pas être le coupable.  À Ray, le premier condamné s’appelait Adrien ou André. Les Raylois n’étaient peut-être pas assez bons hellénistes pour penser qu’ils sacrifiaient « l’homme ». En revanche, le souvenir du saint apôtre ­prêchant à la foule depuis sa croix en X pouvait constituer un bon ­élément mnémotechnique pour garder en mémoire le prénom de la victime. Mais on ignore son patronyme, son origine, et ce personnage, qui n’apparaît jamais dans les archives de Ray, était peut-être étranger à la communauté. C’est d’ailleurs le seul souvenir qu’on garde du second : « il était de Rigney ». Or, pour R. Girard, le sacrifié idéal est souvent un étranger de passage, susceptible de ­focaliser sur lui la tension ­mimétique et de déchaîner la violence ­libératrice du groupe. Les exécutions capitales, pourtant nombreuses à Ray-sur-Saône, ne peuvent pas être répétées aussi fréquemment que ne l’exige la ­cohérence de communauté. À défaut de victime, les fourches ­elles-mêmes sont alors une expression subliminale du sacrifice. Là encore, pour les relever, toute la population est présente en armes, et profite de l’occasion pour se dénombrer. Certains doivent en outre apporter des serpes et des haches : car chacun participe à l’érection de ce que les textes appellent 132 R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978, rééd. dans

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R. Girard, De la violence à la divinité, Grasset, 2007, p. 732.

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« le signe ». Et les fourches sont relevées assez régulièrement : en 1498 ; puis, 17 ans plus tard en 1515. Lors du procès de 1560, un témoin affirme avoir vu trois relèvements depuis 60 ans. On rebâtit donc le gibet ­environ tous les 20 ans. On ne le répare pas. On le construit lors d’une grande fête collective et on le laisse se détériorer jusqu’à ce qu’il tombe à terre. Et le gibet tombe en moyenne tous les 20 ans, donnant à chaque nouvelle génération l’occasion de participer au rite unificateur de la communauté. Le « signe » devient un édifice sacré, protégé dans un cercle interdit de 20 pas. Cette mesure est à rapprocher des 30 pas ecclésiastiques, qui désignent l’espace consacré autour de l’autel des églises. Le bois des exécutions devient ainsi un symbole de mort et de renaissance. Est-ce parce qu’on veut signifier plus pleinement cette naissance qu’on relève, en 1515, « le signe patibulaire cheu par terre puis huit mois » ? Est-ce pour fêter le soleil qui renaît qu’en 1493, on relève le signe le 13 janvier (ou bien en l’honneur de saint André) ? Et notre promeneur de 1560, qui se souvenait avoir vu des passereaux chanter dans la bouche béante du pendu, pensait-il voir la vie jaillissant de la mort, ou un nouveau saint André prêchant du haut de son gibet ? Dans le premier chapitre de La violence et le sacré, R. Girard se risque à comparer le sacrifice antique et le fonctionnement de la justice : « Derrière la différence à la fois pratique et mythique, il faut affirmer la non-différence, l’identité positive de la vengeance, du sacrifice et de la pénalité judiciaire. [. . .] Cette assimilation peut paraître exagérée, et même invraisemblable tant qu’on la formule dans l’abstrait. Il faut ­l’envisager à partir d’illustrations concrètes ; il faut mettre sa puissance explicative à l’épreuve. De nombreuses coutumes et institutions qui ­restent inintelligibles, inclassables, « aberrantes » en son absence, ­s’éclairent à sa lumière »133. Sous les fourches de Ray, on voit combien la pénalité judiciaire n’est pas différente du sacrifice. Les exécutions, toutes ­juridiques qu’elles soient, gardent les oripeaux, les mises en scène, et surtout les fonctions des anciens sacrifices. Le pouvoir seigneurial, qui se justifie par sa capacité et son efficacité à maintenir la paix dans la communauté, laisse donc subsister une parcelle, un effluve de violence collective sacrée. Mais celle-ci est soigneusement encadrée. La victime est choisie par le bailli, les présents sont comptés et enregistrés par le notaire ; et les absents paient les 60 sous du Vergeld germanique : le prix de l’homme qu’ils ont refusé de mettre à mort. En revanche, les réunions publiques sont soigneusement interdites en dehors du cadre de la ­seigneurie ou de l’église. Ainsi, en 1563, le châtelain de Ray fait ­immédiatement condamner des Raylois qui se sont réunis de leur propre autorité134. 133

R. Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972, rééd. dans R. Girard, De la violence à la

divinité, Grasset, 2007, p. 235. 134 Ray 15.

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3.3. Le gibet carrefour et le château prison Reprenons en détail la sentence du fustigé de 1558. Pierre Taborel, de Dampierre-sur-Salon, - il s’agit d’un étranger - est condamné au fouet et au bannissement : « l’on condempne iceluy deffendeur a estre ce jourd’huy baptu et fustigié de verges par le maître executeur de haulte justice dez la halle de ce lieu tyrant contre la maladiere par le grant ­chemin jusques au signe patibulaire de cedit lieu »135. Nous voyons ­apparaître ici un élément nouveau qui n’apparaissait pas dans les ­exécutions publiques : la « procession », qui conduit le condamné depuis le centre de la communauté - la halle - jusqu’à la périphérie, la sortie pourrait-on dire, du territoire communautaire : le signe. On comprend bien que la borne ultime de la flagellation n’est pas choisie par hasard, ou pour des raisons pratiques. Il y a un lien évident entre la ­condamnation à l’exil sur terre et la condamnation plus radicale à l’exil loin de la terre (ou sous terre si l’on veut être macabre). Chasser l’exilé à coups de fouet jusqu’aux fourches patibulaires, c’est clairement lui signifier sa mort civique. Le procès-verbal de 1558 ne précise pas si l’ensemble de la ­population doit assister à cette flagellation. On voit en tout cas qu’elle n’y participe pas directement, puisque l’usage du fouet, en la ­circonstance, est réservé au bourreau. Gageons pourtant que, pour toutes sortes de raisons plus ou moins nobles, les spectateurs ne devaient pas manquer. Réciproquement, les procès verbaux d’exécution ne disent rien de la procession du condamné. L’amenait-on ferré dans une charrette, comme le comte Ferrand de Flandre après la bataille de Bouvines, sous les huées de la foule ? Ou bien la milice rayloise suivait-elle au pas militaire, le bâton ferré à l’épaule ? Les archives sont muettes sur ce qui devait ­constituer une évidence, et qui donnerait pourtant un supplément de cohérence aux rites punitifs de la justice de Ray. Une certitude : les fourches, comme partout, sont à l’extérieur de la ville. Leur emplacement est encore identifiable, au lieu-dit le Fressoir, à 500 m à l’ouest du château, sur un versant exposé vers l’ouest. On pourra évoquer pour expliquer cette mise à l’écart des questions ­pratiques : ­nuisance des corps qui se décomposent longtemps au bout de leur corde, qui attirent les loups et les corbeaux ; nécessité de marquer et d’occuper les confins de la châtellenie, volonté d’avoir de grands espaces pour permettre les manœuvres du peuple en armes. À ces raisons pratiques s’ajoutent des raisons enfouies, liées au rite du sacrifice. De nombreux 135

Ray 72, jours 1557, f° 41 r. Voir ci-dessus note 79.

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peuples primitifs ont ainsi gardé la coutume de pratiquer les mises à mort loin de la ville136. Il s’agit, rituellement, d’éliminer ­l’impureté que constitue le criminel, dont la violence pourrait « contaminer » toute la communauté. Avant sa mise à mort ou son bannissement, le condamné a bien sûr été gardé dans une prison. Or, à Ray comme dans toutes les ­châtellenies d’Occident, la prison ne peut se trouver qu’en un seul endroit : au château. Cette constante a fini par ne plus étonner les ­médiévistes : les prisons sont toujours sous le château et les gibets loin du château. On se contente de peu quand on attribue cet état de fait au sens pratique : nécessité de surveiller les prisonniers, et volonté de ­s’affranchir des nuisances des corps exécutés. Car l’inverse est tout aussi vrai : conserver des prisonniers sous le logis seigneurial devait être cause d’invraisemblables nuisances. Quant aux corps suppliciés, il aurait été prudent de les surveiller afin que nul complice ne s’avisât de les ­décrocher. Là encore, il n’est donc pas téméraire de rechercher des causes religieuses profondes à des attitudes apparemment si peu raisonnables. René Girard, en partant des exemples ethnographiques des rois africains, propose une explication astucieuse de l’origine de la monarchie sacrée137. Dans les sociétés primitives, la personne, généralement ­étrangère, choisie pour être la victime du prochain sacrifice, est intégrée à la société et poussée à commettre les pires transgressions, qui rendront plus efficace le sacrifice. Cette victime désignée peut ainsi acquérir un pouvoir et un prestige tels que le sacrifice est indéfiniment différé : il devient roi. « Le roi ne règne qu’en vertu de sa mort future ; il n’est rien d’autre qu’une victime en instance de sacrifice, un condamné à mort 136

Cette coutume juive est attestée dans le Deutéronome : 17-5 « Tu feras sortir aux portes de ta ville cet homme ou cette femme ­coupables de cette mauvaise action, et tu lapideras cet homme ou cette femme jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Le précepte est encore en pratique au temps des Évangiles. Luc 4 : « Ils le ­p oussèrent hors de la ville et le menèrent jusqu’à un escarpement ». Et dans les actes des Apôtres. Ac 7 : « ils le poussèrent hors de la ville et se mirent à le lapider ». Voir Girard, Des choses cachées, p. 916-917. La loi salique a ­également conservé la mémoire des exécutions près des carrefours : titre 41, ch. 11 : « Si quelqu’un a trouvé un homme (libre) à un ­c arrefour sans mains et sans pieds, que ses ­ennemis ont déposé (là), et qu’il l’achève, et

que cela aura été prouvé contre lui, ce qui ­correspond au tribunal au cas « homme libre mutilé sur le gazon », qu’il soit condamné à une amende de quatre mille deniers qui font cent sous. » 137 Girard, De la violence à la divinité. La violence et le sacré, p. 422-436 et 671-676 ; Des choses cachées . . . , p. 762-770. Girard aborde ­t imidement le domaine historique : « Quand nous regardons la monarchie d’Ancien Régime en France, ou toute autre royauté vraiment traditionnelle, nous sommes obligés de nous demander s’il ne serait pas plus fécond de tout penser à la lumière des royautés sacrées du monde primitif plutôt que de projeter notre image moderne de la royauté sur le monde ­primitif ». : ibid., p. 674.

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qui attend son exécution »138. Pour que le sacrifice ait lieu, il faut alors soit sacrifier symboliquement le roi, soit sacrifier une victime de ­substitution, qui peut être un condamné. « Le rapport entre le sacrifice et la monarchie est trop étroit pour se dissoudre d’un seul coup, mais il se modifie. Puisque le sacrifice est toujours substitutif, il est toujours possible d’opérer une nouvelle substitution, de ne plus sacrifier qu’un substitut de substitut »139. Ainsi, dans toute société centralisée, il demeure toujours un lien, une ressemblance, une substitution entre la sacralité du roi et l’abjection du condamné. Peut-on étendre cette analyse à la seigneurie médiévale ? Incontestablement, à Ray-sur-Saône, les seigneurs, qui usent de la haute justice, nomment les châtelains et vivent dans l’enclos très fermé de leur château, ont des attributs qu’on retrouve dans nombre de sociétés royales. Dès lors, il n’est pas neutre que le futur condamné « habite » au château. Le garder, le nourrir au château, c’est en faire un substitut du seigneur ; le faire sortir du château pour le pendre aux fourches patibulaire ­s’apparente alors à un sacrifice de substitution pour le seigneur (qui, d’ailleurs, ne semble pas présent lors de la pendaison). Or, parmi les criminels qui sont immédiatement conduits aux prisons du château, on se souvient qu’il y a les criminels de sang, ou du moins, ceux qui ont fait « grande effusion de sang ». On comprend que celui qui a souillé la communauté par le sang, celui qui porte sur lui la marque du sang, doit immédiatement être mis à l’écart : pour éviter ce que R. Girard appelle une « contagion », ou pour éviter qu’il ne subisse la vengeance du sang. Or, si la prison est ce lieu où l’on met à l’abri et à l’écart ceux par qui le sang a été versé, si la prison est toujours au château, et si le château est le lieu de résidence emblématique du ­seigneur haut-justicier, ne tiendrait-on pas là une piste pour comprendre l’origine des châteaux et des seigneuries ? L’ambivalence roi/victime est donc particulièrement bien illustrée par les deux pôles symétriques et inversés que sont le château et le signe. Les deux monuments sont, idéalement, de plan carré, élevés sur une hauteur, surmontés de pinacles. Ils sont mis à part, l’un par son fossé, l’autre par son enclos. Quand l’ennemi prend le château, il abat aussi les fourches. Mais le château est au plus près du bourg, le signe au plus loin. Le château est un lieu d’enfermement et d’isolement, le signe un lieu d’exhibition et de réunion. Le château, inaltérable et pérenne, signifie la continuité, l’identité des seigneurs successifs. Les fourches,

138

Ibid., La violence et le sacré, p. 426.

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139

Ibid., Des choses cachées . . . , p. 765.

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r­ égulièrement délabrées, régulièrement relevées, montrent au contraire le cycle des générations. Le bourg demeure au pied du château, la ­population se réunit périodiquement au pied des fourches, mais en se gardant bien de tout contact. Celui qu’on mène au château ou aux fourches a le privilège discutable de restaurer à ses dépens l’unanimité fragile de la communauté. Conclusion Ray, son port, son château, ses châtelains abusifs et surtout ses archives exceptionnelles, donne donc une image, sinon paradigmatique, du moins particulièrement cohérente de l’organisation de la société autour du château. Ray est un microcosme, une principauté autonome, une île préservée du fléau des guerres, mais privée de ­l’arbitrage des rois. Dans cette société prospère et généralement solidaire, la violence aff leure pourtant. Insultes d’ivrognes ou vengeance ­d ’honneur : les rapières ­sortent du fourreau et le sang coule. Dans ces conditions, la justice ­seigneuriale, très présente, rapide, et sans doute efficace, peut être ­supportée comme un moindre mal, sauf quand des officiers iniques trompent la confiance de leur seigneur. Mais dans ce pays d’Entre-deux, les rites de justice n’ont pas été rationalisés, normalisés par le modèle plus étatique des monarchies françaises et ­germaniques. La mise à mort, plus qu’ailleurs, conserve intacts les indices de son origine sacrificielle, et ce qui n’est pas noté dans les registres de justice apparaît avec une évidence déconcertante dans la déposition des témoins. Les « hautes œuvres », qui rassemblent juges et justiciables contre la victime ­émissaire, évoquent l’économie sacrée du sacrifice antique, qui ressurgit sous les défroques de la justice. Et la symétrie inversée et expressive du château et du signe patibulaire permet d’entrevoir un lien beaucoup plus fort, une inconsciente substitution, entre le condamné abject et le seigneur souverain d’une part, entre le bourreau abject et le seigneur haut justicier d’autre part.

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sabine berger A.T.E.R. Université Paris IV - Sorbonne Enguerran de Marigny et les châteaux de Mainneville et du Plessis (Eure). Un seigneur normand sur ses terres au début du xive siècle

Le chambellan Enguerran de Marigny1, conseiller du roi Philippe le Bel, possédait dans le Vexin normand, sa région d’origine, un vaste domaine qu’il ne cessa d’accroître jusqu’à sa mort, en 1315. Le cartulaire d’Enguerran de Marigny, édité par Jean Favier, demeure la source ­principale pour la connaissance du patrimoine du conseiller. Une ­m agistrale biographie d’Enguerran de Marigny a été réalisée par ce même auteur, et des sources anciennes, des mentions dans des ouvrages d’époque moderne ainsi qu’une grande variété de travaux produits par les érudits locaux depuis le XIXe siècle apportent des informations ­complémentaires relatives à la constitution et à la gestion du domaine d’Enguerran de Marigny, au personnel qu’il employait, aux relations qu’il entretenait avec d’autres familles implantées dans la région, ainsi qu’à l’acquisition ou à la construction de résidences (manoir de Marigny à Dampierre-en-Bray, manoir du Paige à Écouis, manoir du Plessis à Touffreville, château de Mainneville, etc.). Nous nous offrons ici d’en présenter une courte synthèse. Enguerran de Marigny était issu d’une famille de la petite noblesse normande. Son arrière-grand-père, Hugues Le Portier, seigneur de Rosay2, eut la charge de gardien du château ducal de Lyons-la-Forêt au début du XIIIe siècle3. Hugues Le Portier épousa Mahaut, dame de Marigny4, et leur descendance porta par la suite le nom de ce fief proche 1

L’individu, ses possessions et ses réalisations architecturales font partie du corpus étudié dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’université Paris IV-Sorbonne, sous la direction de M. le professeur Dany Sandron, intitulée « Action ­édilitaire et artistique des conseillers du roi de France (1270-1328) ». 2 Com. Rosay-sur-Lieure, dép. Eure. 3 J. Favier, Un conseiller de Philippe le Bel : Enguerran de Marigny, Paris, 1963 (Mémoires et

documents publiés par la Société de l’École des Chartes, 16), rééd. en Un roi de marbre. Philippe le Bel, Enguerran de Marigny, Paris, 2005 (Les indispensables de l’histoire), p. 521-523. 4 Com. Dampierre-en-Bray, dép. Seine-Maritime. Voir Ch. de Robillard de Beaurepaire, Dictionnaire topographique du département de ­Seine-Maritime, revu et complété par Dom Jean Laporte, t. II : H à Z, Paris, 1984, p. 618.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 227-240.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100047

sabine berger de Dampierre-en-Bray5, où les ruines d’un corps de logis pouvant dater du XIIIe siècle, sur lequel nous reviendrons, sont toujours visibles 6. Enguerran de Marigny choisit donc d’établir son domaine dans la région d’origine de sa famille. Son père, Philippe de Marigny, était officier royal dans la prévôté des Andelys7. Il se maria deux fois : d’abord à une dame de Vilaine, dont il eut Enguerran, Philippe II de Marigny, futur archevêque de Sens, et deux filles, Alips et Catherine, qui épousèrent respectivement un Vilaine et un Mansigny8, familles très vraisemblablement originaires de la même zone géographique9. Les unions de ses sœurs firent ainsi entrer dans le réseau relationnel d’Enguerran de Marigny Pierre de Vilaine, châtelain de Longchamps, et Jean de Vilaine, veneur du roi Philippe le Bel10, qui reçut par ailleurs de ce dernier des terres près de Lyons-la-Forêt11. En secondes noces, le père d’Enguerran, Philippe de Marigny, épousa Perronelle de Bois-Gauthier, dont naquirent Pierre Oiselet, échanson de Louis de Navarre, Jean de Marigny, futur évêque de Beauvais puis archevêque de Rouen, et Robert de Marigny, qui fit également une carrière ecclésiastique12. Enguerran naquit autour de 1275. Il contracta également deux mariages. Jeanne de Saint-Martin, filleule de la reine Jeanne de Navarre, qu’il épousa vers 1295, donna à Enguerran deux enfants : Louis de Marigny, chambellan de Louis de Navarre qui lui maintint sa confiance après son accession au trône, et Marie, qui prit le voile à Maubuisson13. Un Renaud de Saint-Martin, inhumé en l’église d’Étrépagny près d’Écouis, put faire partie de la famille de Jeanne14. Jeanne de ­Saint-Martin 5

J. Favier, op. cit., 2005, p. 523 : « Sans doute la famille s’éteignait-elle, ce que semble indiquer le passage du patronyme dans la famille Le Portier à partir du fils d’Hugues et de Mahaut, Enguerran, dans la première moitié du XIIIe siècle ». 6 J. Godard, Enguerrand de Marigny et le Vexin ­normand, dans Les cahiers de la Société historique et géographique Le Coudray-Saint-Germer, n° 21, 1988, p. 31-39. 7 J. Favier, op. cit., 2005, p. 523-524 : « Il percevait en 1302 des gages assez élevés, 2 sous par jour, soit beaucoup plus que les châtelains royaux ; le roi lui confia même une [p. 524] garde seigneuriale. On voit que la famille d’Enguerran, sans être de haute noblesse, n’était pas aussi humble que le prétendirent ses ennemis ». 8 J. Favier, op. cit., 2005, p. 524. 9 Mansigny est un lieu-dit de la commune d’Étrépagny, dép. Eure.

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10

J. Godard, op. cit., 1988, p. 32 : « Une sœur d’Enguerrand, Alips, est mariée avec un Vilaine dont la famille est seigneur de Longchamps et un des représentants, Jean de Vilaine, est veneur du roi vers 1300 ». 11 J. Favier, op. cit., 2005, p. 524 : Philippe le Bel lui donna, « en décembre 1301, 40 acres de terre dans la lande de Beauficel, près de ­Lyons-la-Forêt. Celui-ci devait lui-même être parent de Jean Le Veneur dont certains biens, situés à Longchamps, passèrent après sa mort et par échange à Enguerran de Marigny ». 12 J. Favier, op. cit., 2005, p. 524 : il fut « écolâtre d’Orléans puis trésorier de l’église de Châlons ». 13 J. Favier, op. cit., 2005, p. 525. 14 Renaud de Saint-Martin mourut en 1329 d’après la notice n° PM27000682 de ­l’Inventaire consultable sur la base de données Palissy.

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mourut vers 1300, et Enguerran épousa alors Alips de Mons, cousine du maréchal Jean de Gretz et de Pierre de Gretz, évêque d’Auxerre15. De ce second lit il eut deux filles, Isabelle, qu’il maria à Guillaume de Tancarville en 131016, et Alips, épouse de Pierre de Fécamp, et deux fils, Raoul et Thomas de Marigny, qui bénéficièrent de l’aide et de la ­protection de leur oncle Jean de Marigny, évêque de Beauvais17. Parmi les autres membres de la famille, signalons Gilles de Marigny, propriétaire terrien dans le pays de Lyons, et Bernard de Marigny, pour lequel les sources sont très lacunaires18. D’autres cousins d’Enguerran de Marigny, les Fréauville et les Flavacourt, occupèrent des charges enviables dans l’administration royale ou dans la hiérarchie ecclésiastique, et leur parcours est mieux documenté : ce fut notamment le cas du confesseur du roi et cardinal Nicolas de Fréauville19, et de Guillaume de Flavacourt 20, chancelier de France et archevêque de Rouen, mort en 130621. Des individus moins importants méritent ­toutefois d’être mentionnés, car ils témoignent de la nette implantation de la famille en cette partie du Vexin : Jean l’Archevêque22 ou encore Jean Calletot23. Écuyer probablement dès 1291, Enguerran de Marigny fut armé chevalier en 130324. Habile orateur et bon diplomate25, il gagna les faveurs royales et intégra l’Hôtel du roi après avoir fait partie de celui de la reine Jeanne de Navarre comme panetier. Conseiller de Philippe 15 J. Favier, op. cit., 2005, p. 525. La famille était originaire de Gretz-Armainvilliers, dép. ­Seine-et-Marne. 16 Com. Tancarville, dép. Seine-Maritime. J.  Favier, op. cit., 2005, p. 525 : Enguerran de Marigny « fut, pour cela, baillistre et gardien du jeune marié et des biens de la famille de Tancarville » ; p. 537 : « Guillaume de Tancarville était le fils aîné de Robert de Tancarville, ­chambellan héréditaire de Normandie ; celui-ci étant mort, le jeune garçon était l’héritier de la fortune foncière d’une des plus grandes familles de Normandie ». Isabelle de Marigny épousa ensuite Hugues d’Auxy puis Guy de Beaumont. 17 J. Favier, op. cit., 2005, p. 525 : « Raoul fut clerc, Thomas devint chevalier ». 18 J. Favier, op. cit., 2005, p. 525 : il « habitait également en Vexin normand ». 19 Com. Fréauville, dép. Seine-Maritime. 20 Com. Flavacourt, dép. Oise. 21 J. Favier, op. cit., 2005, p. 525-526 : un « Michel de Flavacourt [. . .] tenait le “fief le roi” à

Courcelles en 1312 et [. . .] possédait, en 1323, un manoir attenant au château de Gaillefontaine ». Com. Courcelles-sur-Seine, dép. Eure, et com. Gaillefontaine, dép. Seine-Maritime. 22 J. Favier, op. cit., 2005, p. 526 : « fermier du moulin de Pont-de-l’Arche », dép. Eure. 23 J. Favier, op. cit., 2005, p. 526 : « recteur du Gourel ». Un manoir de Gourel existe à Brachy, dép. Seine-Maritime, dans le Pays de Caux. Ainsi, « même en considérant les parents plus éloignés, nous restons dans une région assez restreinte ». 24 J. Favier, op. cit., 2005, p. 528. 25 Fr. Salet, Enguerran de Marigny, dans Bulletin monumental, t. 121, 1963, p. 302 : Marigny « n’eut jamais d’autre titre officiel que celui de ­chambellan et de membre du Conseil, mais sut conquérir l’affection et la confiance du roi au point de jouer un rôle de premier plan, politique, diplomatique et financier, à partir de 1310 et ­surtout dans les deux dernières années du règne ».

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sabine berger le Bel, surintendant des finances et caractérisé de « second roi de France » par les ambassadeurs aragonais, il ne porta cependant aucun autre titre que celui de chambellan. Il périt au gibet de Montfaucon après un ­procès sommaire essentiellement motivé par la haine de Charles de Valois, frère de Philippe le Bel. Il n’entre pas dans le cadre de cette présentation de dépeindre la carrière, par ailleurs bien connue, d’Enguerran de Marigny, mais de dresser l’état de ses possessions dans le Vexin normand, plus ­particulièrement Mainneville et Le Plessis où fut entreprise la ­construction de résidences partiellement conservées, et d’observer les relations que Marigny pouvait avoir avec d’autres seigneurs comme avec les hommes dont il requérait les services. Les serviteurs d’Enguerran de Marigny ont été répertoriés par Jean Favier. Le personnel subalterne, composé des hommes d’écurie et des valets, est demeuré anonyme. On connaît mieux les clercs qui furent principalement chargés de rédiger les actes d’Enguerran de Marigny et de les compiler en un cartulaire, dont on sait l’importance pour la connaissance des possessions, des fondations et de manière générale, des activités domaniales et édilitaires d’Enguerran de Marigny. Geoffroi de Briançon travailla pour le chambellan du roi dès le mois de mars 1307. Il dut en outre à Marigny d’importants bénéfices ecclésiastiques. Remplacé dès 1312 par Michel de Bourdenay, Geoffroi de Briançon subit la disgrâce de son maître en 131526. Michel de Bourdenay débuta sa carrière dans l’entourage politique du roi, d’abord comme maître de la chambre de Louis de Navarre dès 1306, avant d’être clerc du roi Philippe le Bel en 1307 et 1309. Il fut au service de Marigny, qui le fit recteur de Quiberville27, très certainement de 1310 à 1312, date à laquelle il devint maître des comptes28. Un sous-diacre, Pierre Ascelin, remplaça Michel de Bourdenay auprès d’Enguerran de Marigny en 1312. Pierre Ascelin bénéficia lui aussi de la générosité du chambellan qui le nomma recteur de Sainte-Geneviève-en-Bray29. Il fut son clerc pendant la même période que Jean de Charmoie, ou de La Charmoye, fils de Sanche de Charmoie,

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J. Favier, op. cit., 2005, p. 532 : Geoffroi de Briançon « fut clerc des comptes, puis trésorier ». Il fut également archidiacre de Puisaye (diocèse d’Auxerre) en 1308 et recteur de Saint-Macloude-Folleville, dép. Seine-Maritime, toujours d’ap. J. Favier, op. cit., 2005, n. 131, p. 745 et p. 540. Cet individu était sans doute originaire de Briançon, com. Criel-sur-Mer, dép. Seine-Maritime.

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Com. Quiberville, dép. Seine-Maritime. J. Favier, op. cit., 2005, p. 540. 28 J. Favier, op. cit., 2005, p. 532. Il était ­champenois, originaire de Bourdenay, dép. Aube. 29 Com. Sainte-Geneviève-en-Bray, dép. Seine-Maritime. J. Favier, op. cit., 2005, p. 540.

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clerc de Marigny en 1309 puis de 1312 à 1315. Récompensé de sa fidélité comme ses collègues, Jean de Charmoie fut recteur de Canville30. Les chapelains d’Enguerran de Marigny se nommaient Bertaut de Montaigu31, Gervais du Bus, notaire royal et auteur du Roman de Fauvel, son chapelain vers 1312-131332 , et le prêtre Jean Droisy33, ­chapelain ­d ’Enguerran de Marigny en 1314, en même temps que Bertaut de Montaigu34. Un Rouennais, Guillebert Poolin, aurait été son conseiller35. L’administration du domaine normand était confiée à Pierre Pévrel, bailli36. En 1312, le curé de Gaillefontaine, seigneurie appartenant à Enguerran de Marigny, était le notaire royal Regnaut Parquier, doyen de Neufchâtel-en-Bray grâce à l’intercession de Marigny et recteur de Héricourt 37. D’autres serviteurs, plus obscurs, apparaissent dans les sources, tels le valet du roi Gauthier de Mézières, qui semble avoir rendu des services à Enguerran de Marigny38, ou encore Mathieu Le Vilain39. Il apparaît bien qu’Enguerran de Marigny s’attacha la fidélité de ses proches par plusieurs formes de rémunération, dont la distribution de bénéfices ecclésiastiques ne fut pas la moindre. Il y gagnait ainsi un solide réseau de serviteurs œuvrant à étendre son influence et l’aidant à affermir sa 30

Com. Canville-les-Deux-Églises, dép. Seine-Maritime. J. Favier, op. cit., 2005, p. 540. 31 Dans J. Favier, op. cit., 2005, p. 533, l’auteur propose de voir une parenté entre ce prêtre et l’archevêque de Rouen Gilles Aycelin de Montaigu. Bertaut de Montaigu fut recteur de Dénestanville, dép. Seine-Maritime, d’ap. J. Favier, op. cit., 2005, p. 540. 32 Et grâce à Enguerran de Marigny, recteur de Ry, dép. Seine-Maritime, d’ap. J. Favier, op. cit., 2005, p. 540. 33 Ou de Droisy, com. Droisy, dép. Eure. 34 J. Favier, op. cit., 2005, p. 533. 35 Ch. de Robillard de Beaurepaire (éd.), Chronique normande de Pierre Cochon, Rouen, 1870, p. 52-53 : « Et estoit son mestre conseiller Monsr Enguerren de Marregny, chevalier, lequel fist faire l’eglise d’Escoyes, et fonda les ­chaignouries, et d’autres maisons, comme le manoir de Maigneville et plusieurs autres, et fu tant envié qu’il en ­mourut. Et estoit son mestre conseiller .j. noble homme nommé sir Guillebert [p. 53] Poolin, lequel, se messire Enguerren l’eust creu, il n’en fust pas mort ; car quant il estoit en prison à Paris, le dit Poolin lui dist : “Sire,

­ ’atendés pas la fureur de vos ­ennemis. J’ay faist n aprester à Harefleu une nef tout pour escliper en mer, et vous feroy livrer .ij. coursiers ; et ­monterés sus, et vous en yrés à Harefleu, et partirez du royaume, tant que votre pais soit faite ; car vous avez de bons amis en pluriex royaumez”. Et il respondi :“Jà Diex ne plaie que je m’en fuie ; car il sembleroit que je fusse coupable”. [. . .] ». Guillebert Poolin ­apparaît dans un document de 1336 comme « sergent ­d’armez du roy », d’ap. L. Delisle (éd.), Actes ­normands de la Chambre des comptes sous Philippe VI de Valois (1328-1350), Rouen, 1871, n° 51, p. 142. 36 J. Favier, op. cit., 2005, p. 533. 37 Com. Héricourt-en-Caux, dép. SeineMaritime. J. Favier, op. cit., 2005, p. 540. 38 J. Favier, Cartulaire et actes d’Enguerran de Marigny, Paris, 1965, actes, n° 9. La thèse d’École des Chartes de Charles Durier (Ch. Durier, Essai sur les revenus d’Enguerran de Marigny, suivi de son cartulaire, dans Positions des thèses de l’École des Chartes, 1878, p. 13-14) est restée inédite et aucun exemplaire de celle-ci n’a pu être retrouvé. 39 J. Favier, op. cit., 1965, actes, n° 8 ; J. Favier, op. cit., 2005, p. 533.

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sabine berger présence dans le Vexin comme dans le pays de Caux40. Son népotisme s’exerça bien évidemment dans la famille même du ­chambellan, qui distribua ses largesses à ses frères comme à sa ­belle-famille41. Ainsi assuré de la gratitude des uns et des autres, Enguerran de Marigny pouvait poursuivre son dessein de compter parmi les seigneurs les plus respectés de Normandie. Par la construction de plusieurs résidences somptueuses et l­’acquisition de maisons et de manoirs pour lesquels on peut supposer qu’il engagea des travaux d’embellissement, Enguerran de Marigny ponctuait son domaine d’habitations dignes de l’importance qu’il avait acquise, en quelques années seulement, au sein du gouvernement. Il imprimait de plus dans l’esprit de ses contemporains, notamment ­normands, l’image d’une brillante réussite et d’un modèle à imiter. À Paris, Enguerran de Marigny acheta en 1306 un manoir face au Louvre42, entre la rue des Poulies et la rue d’Oteriche, de Guillaume de Chanac, exécuteur testamentaire du clerc Hélie de Maulmont. Quelques achats de maisons avoisinantes suivirent. Marigny songeait sans doute à bâtir un vaste hôtel sur ce terrain mais ne put mener à bien ce projet. Ses demeures hors de la capitale se concentraient surtout en Normandie43, où il posséda néanmoins davantage de résidences qu’il n’en fit construire. Le domaine se constitua, par héritages, échanges, dons et achats, autour du Plessis, de Mainneville, et des fiefs d’Ecouis et de Marigny, premiers objets de son attention44. S’il démontra à de multiples reprises ses qualités d’habile administrateur de son domaine, l’appui royal lui permit de concrétiser ses aspirations en favorisant ­l’acquisition rapide de terres et de droits45. À partir de 1308, Enguerran 40 J. Favier, op. cit., 2005, p. 540 : « Pourvoir aux bénéfices dont le siège était sur ses domaines, c’était placer des hommes en qui il pouvait se fier, mais c’était surtout s’assurer ainsi de leur dévouement et de leur reconnaissance ». 41 J. Favier, op. cit., 2005, p. 539-542. 42 Où il résidait en tant que châtelain, d’ap. J. Favier, op. cit., 2005, p. 259 et p. 594. 43 J. Favier, op. cit., 2005, p. 530 : « L’imprécision des termes est malheureusement telle que nous ne pouvons distinguer les châteaux, les manoirs et les simples maisons, lorsque ces demeures n’étaient ni accensées, ni prisées. Bien souvent, la possession d’un fief doit recouvrir celle d’un manoir. Un manoir, c’est parfois une maison avec un mur d’enceinte et un fossé ». 44 J. Favier, op. cit., 2005, p. 544 : « Les deux pôles [de son domaine] sont la partie

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méridionale de la forêt de Lyons et la forêt de Bray ». 45 J. Favier, op. cit., 2005, p. 550 : « Le désir de céder à Marigny des terres ou des droits situés à proximité de son domaine [. . .] amena Philippe le Bel à acquérir les biens que convoitait son chambellan, par voie d’échange ordinairement ». Pierre de la Broce, quelques décennies ­auparavant, se faisait ainsi octroyer des terres de façon à relier ses possessions, sans fiefs enclavés, d’ap. C. Weill, Pierre de la Broce : étude historique et ­historiographique, mémoire de maîtrise d’histoire à ­l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, dir. Bernard Guenée et Bernard Chevalier, 1987, p. 37 : « L’homogénéité géographique de nombre des fiefs ainsi acquis, ne peut que faire penser qu’il a suggéré ce qu’il souhaitait recevoir ».

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de Marigny commença à acquérir des biens ailleurs en Normandie, en particulier dans le pays de Caux et dans le Perche46. En 1309, Philippe le Bel lui reconnut la haute justice sur l’ensemble de ses possessions47. Dès 1311, il ne s’agissait plus que d’augmenter le domaine et de l’ériger en baronnie48. Le fameux cartulaire d’Enguerran de Marigny, édité et ­commenté par Jean Favier, semble avoir été réalisé vers la fin 1313 et jusqu’au début de l’année 1314, soit lors de l’extension maximale du domaine du ­chambellan. Jean Favier caractérise le cartulaire de « document ­instantané »49, vision d’ensemble d’un patrimoine considérable dont ­l’essentiel sera dispersé à la mort de Marigny. Deux exemplaires du cartulaire sont conservés : l’original sur parchemin, rédigé entre 1313 et 131450, et une copie sur papier du XVe siècle, peut-être effectuée à ­l’initiative des chanoines d’Ecouis51. Le cartulaire original, composé de 177 feuillets, pourrait être aussi bien l’œuvre de Pierre Ascelin que celle de Jean de Charmoie, alors tous deux au service de Marigny. Il adopte un classement topographique52 et, au sein de celui-ci, les actes, pour la plupart traduits en français et précédés d’un titre faisant office d’analyse, sont classés par ordre chronologique. Destiné à être complété, sans doute à l’usage du bailli Pierre Pévrel, le cartulaire devait être conservé dans les archives de la collégiale d’Ecouis et non, d’après Jean Favier, chez Marigny dont les papiers personnels ont disparu. Le mode de constitution du domaine d’Enguerran de Marigny a été minutieusement étudié par Jean Favier dans le deuxième chapitre de sa biographie consacrée au chambellan 53. Nous nous attacherons ­principalement à examiner l’action édilitaire d’Enguerran de Marigny dans le Vexin, à travers les exemples de Mainneville et du Plessis, reflets du pouvoir et des ambitions du chambellan royal. Les deux ensembles 46

J. Favier, op. cit., 2005, p. 545. J. Favier, op. cit., 2005, p. 546. 48 J. Favier, op. cit., 2005, p. 547, et p. 548-549 : le domaine normand « restait le fondement de la prépondérance territoriale d’Enguerran, ­l’élément essentiel de la richesse foncière. Il ­comportait, à la fin de 1313, une quinzaine de membres de haubert [. . .]. Quatre lettres patentes unirent les fiefs ­d’Enguerran en un petit nombre de fiefs plus importants, tenus [p. 549] chacun du roi pour un seul hommage. [. . .] Le titre de ­baronnie, ­ordinairement réservé aux fiefs ­anciennement constitués en dignité, était donné à la terre ­patrimoniale de Marigny, ­considérablement ­augmentée de Mainneville, Gaillefontaine,Vascœuil 47

et ­Fontaine-Châtel, et des terres ­dépendant de ces fiefs ».Voir J. Favier, op. cit., 1965, cartulaire, n° 41. 49 J. Favier, op. cit., 1965, p. 1. 50 Bibl. nat., Lat. 9785. 51 Bibl. nat., Lat. 9786. 52 Le cartulaire est divisé en six parties : baronnie de Marigny (dont Mainneville) ; écouis et Le Plessis ; Longueville et le pays de Caux ; ­l’Amiénois et le Vermandois ; Paris ; des actes familiaux et la « garde du patrimoine de Tancarville » (J. Favier, op. cit., 1965, p. 9). 53 J. Favier, op. cit., 2005 : « La constitution du domaine », p. 542-549 ; « Structure du domaine » p. 549-553 ; « Les revenus d’Enguerran de Marigny », p. 553-557.

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sabine berger ont subi transformations et destructions, mais le recours aux textes comme l’observation architecturale in situ offrent quelques résultats. Seigneur de Touffreville54, Enguerran de Marigny y fit ériger un manoir, au Plessis, dont subsistent la chapelle du début du XIVe siècle (fig. 1) et quelques bâtiments considérablement remaniés55. Philippe le Bel donna à son fidèle conseiller, en juillet 1308, l’usage de la forêt voisine pour ses nécessités et le droit de prendre du bois pour les besoins de son manoir56. Celui-ci se compose aujourd’hui d’un logis 1. Manoir du Plessis (Eure), chapelle ­Saint-Louis. Façade occidentale, début du moderne, d’étables et d’un hanXIVe siècle. gar qui ferment une cour communiquant au nord vers la chapelle et à l’est vers le chemin menant à Touffreville. Du logis seigneurial disparu, ont été retrouvés dans les années 1930 l’intégralité du pavement d’une salle ainsi que des restes de pavage appartenant à des salles secondaires57. La chapelle, certes délabrée, est l’élément le plus intéressant : cet édifice dédié à Saint Louis, qui aurait accueilli les chanoines de 54

Com. Touffreville, dép. Eure. Fr.-N. Baudot, sieur du Buisson-Aubenay, Itinéraire de Normandie, publié d’après le manuscrit original, avec notes et éclaircissements, par le chanoine Porée, éd. Louis Régnier et Joseph Depoin, ­Paris-Rouen, 1911, n. 2, p. 35 : Le Plessis, « aujourd’hui une ferme qui ne conserve du manoir d’autrefois qu’une vaste chapelle ­rectangulaire visiblement contemporaine de la collégiale d’Ecouis. Les détails tristement mutilés de cette chapelle, entre autres le portail, ­témoignent encore du soin qui avait présidé à sa construction. Le Plessis, - “dont les pavillons lui donnent un air de maison de prince”, dit, en 1708, Thomas Corneille, dans son Dictionnaire universel géographique (t. II, p. 8, art. Ecouis), - le Plessis était la résidence la plus ordinaire 55

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d­ ’Enguerrand de Marigny quand il venait dans ses terres du Vexin ». 56 J. Favier, op. cit., 1965, cartulaire, n° 51, et J. Favier, op. cit., 2005, p. 545. 57 Quelques carreaux de pavement vernissés ­sont conservés au musée des Antiquités ­départementales de Seine-Maritime à Rouen. Voir L. Regnier, Deux manoirs d’Enguerran de Marigny dans le Vexin : la chapelle du Plessis. Le château et les statues de Mainneville, dans Bulletin de la Société des amis des arts du département de l’Eure, t. XXVIII, 1913, p. 33-77, mais aussi G. Lanfry, Les carrelages vernissés des salles du château ­d’Enguerran de Marigny au domaine du Plessis ­(commune de Touffreville, par Menesqueville, Eure), dans Bulletin de la Société des amis des monuments rouennais, t. XXI, 1933, p. 163167 (tiré à part, Rouen, 1933).

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2. Manoir du Plessis (Eure), chapelle Saint-Louis. Face sud, début du XIVe siècle.

Notre-Dame d’Écouis pendant la construction de la collégiale par Enguerran de Marigny58, est de plan rectangulaire, à chevet plat, et comporte cinq travées. La face sud (fig. 2) est épaulée par des contreforts entre lesquels s’ouvrent de vastes baies dont le remplage n’existe plus, et la face nord est aveugle. À l’est, le ­chevet était percé d’une grande fenêtre aujourd’hui obstruée, tout comme la baie occidentale59. À l’ouest s’ouvre le portail, jouxtant une petite porte qui permettait l’accès à un niveau semi-enterré et voûté, la chapelle basse60. La chapelle haute, dans les murs de laquelle un enfeu subsiste, aurait abrité la tombe d’Alips de Mons, ou celle de Jeanne de ­Saint-Martin, première épouse d’Enguerran de Marigny, selon les auteurs61. À la fois chapelle seigneuriale et à vocation 58

Arch. dép. Seine-Maritime, G 740, fol. 393 : « Ce même jour [24 septembre 1716] nous avions visité la chapelle de St Loüis de Touffreville qu’on dit avoir esté anciennement la premiere Eglise du chapitre d’Escoüys en laquelle il y avoit encore 12 stalles, en laquelle visite nous avions remarqué que la d. chapelle est encore passablement ­entretenue et décorée quoy qu’on en dise. [. . .] ». 59 Dans Nouvelles de l’Eure, n° 4, avril 1960, p. 38 : « Les fenêtres aujourd’hui bouchées ­comprenaient quatre lancettes en tiers-point à un meneau dans

le mur méridional et une large baie à trois meneaux à l’ouest et une autre plus large encore au chevet plat. Les fenêtres étaient encadrées par des colonnettes fines et élégantes. Un très riche portail avec un trumeau et un piédestal portant une très jolieVierge à l’Enfant du début du XIV e siècle restaurée maladroitement, s’ouvrait dans la façade occidentale ». 60 A l’instar des chapelles palatines superposées ? 61 J. Favier, op. cit., 2005, p. 560, mentionnant les hypothèses de Louis Régnier.

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sabine berger funéraire, cet unique vestige du ­château du Plessis témoigne du goût du ­chambellan pour une ­architecture raffinée, où les références royales sont sensibles. Mainneville62 constituait le cœur de ses possessions, et Enguerran de Marigny ne cessa d’accroître ce fief de 1306 à 1312. Des biens situés à Mainneville, ayant appartenu à Isabelle de Hardricourt63, furent par exemple acquis en juin 1307 par Marigny, et 3. Château de Mainneville (Eure). Vue actuelle du châtelet d’entrée, début du XIVe siècle. Philippe le Bel les rassembla en un fief de haubert64. L’année suivante, Marigny prit à rente du roi, qui les avait obtenus par échange, les biens de Jean Le Veneur à Longchamps65 et à Lyons. Philippe le Bel fit également don à son fidèle chambellan de divers biens lui appartenant situés autour de Mainneville66. À Mainneville, Enguerran de Marigny fit bâtir un ­château, remanié au XVIe siècle, ­victime d’un incendie peu après, puis transformé aux XVIIIe et XIXe siècles. Il ne subsiste du temps de Marigny que le châtelet (fig. 3), flanqué de ses deux tours percées d’archères, et un important réseau de caves dans la basse-cour67. La chapelle, ­également dédiée à Saint Louis, a été démolie au XVIIIe siècle par le propriétaire du château en raison des dépenses qu’auraient ­occasionnées les travaux de ­rénovation de l’édifice. La ­chapelle de Mainneville est célèbre pour sa statue dite de Saint Louis, une ­commande ­d’Enguerran de Marigny actuellement conservée dans l’église paroissiale, qui a ­longtemps passé pour être une ­effigie du roi régnant, Philippe le Bel68.

62 Com. Mainneville, dép. Eure. J. Favier, op. cit., 2005,

p. 543 : « Du vivant de son père, il tenait déjà en 1291 un demi-membre de haubert, le fief de Mainneville, dont la valeur était de 100 livres tournois de rente, fief pour lequel il devait au seigneur de Neufmarché dix jours de garde dans son château ». 63 Com. Hardricourt, dép. Yvelines. 64 J. Favier, op. cit., 2005, p. 545. 65 J. Favier, op. cit., 2005, p. 550. 66 J. Favier, op. cit., 2005, p. 545. 67 L. Regnier, op. cit., 1913, mais aussi H.-P. Eydoux, Mainneville, dans Monuments méconnus. Paris et Ile-de-France, t. 2, 1977, p. 215-225, et J. Favier, op. cit., 2005, p. 559.

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68 Voir par exemple P. Deschamps, La statue de Saint Louis à Mainneville (Eure), dans Monuments Piot, t. XXXVII, 1941, p. 120-133, commenté par Fr. Salet, La statue de Saint Louis à Mainneville (Eure) - chronique, dans Bulletin Monumental, t. 100, 1941, p. 143-145, et aussi A. ErlandeBrandenburg, Le tombeau de Saint Louis, dans Bulletin Monumental, t. 126, 1968, p. 7-28, La France de Saint Louis, catalogue de l’exposition Salle des Gens d’Armes du Palais de la Cité, Paris, 1970, notice n° 26, p. 32-33 et L’art au temps des rois maudits. Philippe le Bel et ses fils (1285-1328), catalogue de l’exposition Grand Palais, Paris, 1998, notice n° 51, p. 101-102.

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4. Manoir de Marigny (Seine-Maritime). Bâtiment subsistant, face sud, XIIIe ou XIVe siècle.

Les deux principales résidences de Marigny dans le Vexin présentaient les caractères de la demeure d’un courtisan, mêlant éléments de confort, d’apparat et affirmations de dévouement au souverain. Parmi les autres terres et résidences qui témoignaient de sa fortune immobilière et de sa puissance, citons Longueville69, donné par Philippe le Bel en 130570, le manoir de Marigny71, pris à fiefferme en 130772 et dont quelques vestiges existent encore (fig. 4)73, les manoirs de Longchamps74 69

Com. L ong uev i l le - su r - Sc ie, dép. Seine-Maritime. 70 J. Favier, op. cit., 1965, cartulaire, n° 72. 71 Com. Dampierre-en-Bray, dép. ­Seine-Maritime. La terre de Marigny est située dans le hameau de la Vieuville. 72 J. Favier, op. cit., 1965, cartulaire, n° 30. Le fief appartenait auparavant à Gilles de Marigny, d’ap. J. Favier, op. cit., 2005, p. 544. 73 J. Godard, op. cit., 1988, p. 35-36 : « Au bord de la D 16 entre Cuy-Saint-Fiacre et Dampierre. La route en impasse qui traverse le hameau aboutit à un pré dans lequel on aperçoit un bâtiment et les ruines d’un autre. Ce sont les vestiges du château de Marigny qui était construit dans une boucle de la Mésangueville, modeste affluent de l’Epte. Le grand bâtiment est renforcé de contreforts qui lui donnent un aspect massif. Entretenu, il était habité et sert encore d’étable, dans une partie qui conserve une haute cheminée et présente une belle fenêtre à meneaux de pierre. À côté, les ruines d’un autre bâtiment sont envahies par la ­végétation. Une ouver-

ture [p. 36] montre un sous-sol voûté. Selon les exploitants agricoles, les terrains marécageux proches recèlent de nombreuses traces d’empierrement. Mon ami Jacques Heuillard veut reconnaître dans les faibles dénivellations qu’on distingue autour des bâtiments, les traces d’une douve alimentée par la rivière qui aurait ainsi isolé le château. L’histoire de ce fief, aux mains d’Enguerrand de 1307 à 1315, reste à faire ». Évoqué par l’abbé Cochet, Répertoire archéologique du département de la Seine-Inférieure, Paris, 1871, col. 210 : « Au manoir de Mar igny était une chapelle ­s eigneuriale, disparue comme l’ancienne ­m aladrerie située au hameau de la Vieuville ». 74 Com. Longchamps, dép. Eure. A. Le Prévost, Longchamps, dans Mémoires et notes de M. Auguste Le Prévost pour servir à l’histoire du département de l’Eure, recueillis et publiés par MM. Léopold Delisle et Louis Passy, t. 2, Évreux, 1864, p. 323-330 : « Philippe le Bel avait donné à Enguerrand de Marigni les landes qu’on appelle la Belle-Lande, sises dans la forêt de Lions, près Longchamp, en

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sabine berger et du Paige75, acquis en juillet 1308, et ceux de Vascœuil76 et de Grainville77. En 1311, le manoir dit du Bois-Guillaume à ­Notre-Dame-du-Parc78 vint compléter son domaine. D’autres terres79 et demeures lui appartenaient, dans le Perche, en Vermandois et en Hurepoix. La disparition de la plupart des résidences du chambellan n’autorise aucune comparaison ; il est cependant possible, à la lumière des châteaux de Mainneville et du Plessis, d’imaginer l’aspect de ses autres demeures. Que devinrent les biens d’Enguerran de Marigny après sa chute ? La majeure partie d’entre eux furent répartis entre des membres de la famille royale, notamment Charles de Valois et la reine Clémence de Hongrie, et un petit nombre d’officiers royaux méritants, comme le veneur Henri de Meudon80. Malgré sa fin funeste et accroissement de son fief de Mainneville, avec droit d’usage dans la dite forêt pour les hommes du dit Enguerrand, qui viendront sur ces landes. Donné à ­Saint-Pierre-sur-Dive, en mai 1310. (Bibl. imp., Lat. 9787, f ° 90 r°) » (p. 327). 75 Com. Écouis, dép. Eure : aujourd’hui, ­lieu-dit de ou du Paix. 76 Com. Vascœuil, dép. Eure. J. Favier, op. cit., 1965, cartulaire, n° 37.Voir P. Duchemin, Notice ­historique sur Vascœuil et le prieuré de l’Ile-Dieu, Gisors, 1888, et Fr. Papillard, Notes et chroniques : Enguerran de Marigny et Vascœuil, dans études ­normandes, n° 3, 1999, p. 81-87. Dans Canton de Lyons-la-Forêt. Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Commission régionale de Haute-Normandie, Paris, 1976, p. 304 : « Le fort de Vascœuil fait partie au début du XIIe siècle de la ligne de fortifications de la vallée de l’Andelle, dépendant du château de Lyons. On ne peut identifier de façon certaine avec le ­château les “manoirs et jardins situés paroisse de Vascœuil” qui font l’objet en 1312 d’un échange entre l’abbaye de Préaux (canton de ­Pont-Audemer) et le roi de France, puis d’une donation à Enguer rand de Marigny ». 77 Com. Grainville, dép. Eure. J. Favier, op. cit., 1965, cartulaire, n° 38. 78 Com. Notre-Dame-du-Parc, dép. ­Seine-Maritime. J. Favier, op. cit., 1965, cartulaire, n° 79.

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79 A. Le

Prévost, Mainneville, dans op. cit., 1864, p. 363-364 : « Il existe sur le territoire des sept ­communes [p. 364] de Mainneville, Hébécourt, Tierceville, Saint-Denis-le-Ferment, Sancourt, Heudicourt et Amécourt, près Gisors, un terrain jadis connu sous le nom des Sept-Villes ou Coutumes, et aujourd’hui sous le nom des ­Sept-Villes-de-Bleu. Les habitants de ces sept communes étaient jadis en possession et ­jouissance de ce terrain. [. . .] Deux chartes de Philippe le Bel, données au mois de mars 1305, attestent l’ancienneté de cette possession, qui, puisqu’elle était immémor iale en 1280, ­r emontait au-delà de la réunion de la Normandie à la France en 1204. Les habitants devaient, pour cette même possession, une rente de 32 livres 40 sous en monnaie parisis ». Philippe le Bel accorda à Enguerran de Marigny, par une de ces chartes, la possibilité de racheter des habitants leur droit de propriété de ce terrain, contre une rente de 32 livres 10 sous. L’acte est transcrit par Le Prévost, p. 364. Voir J. Favier, op. cit., 1965, ­cartulaire, n° 58. 80 A. P. Simian, Enguerran de Marigny, étude historique, Roanne, 1863, p. 27 : « [. . .] Plusieurs jours avant sa mort, d’après les Mémoriaux de la chambre des comptes (p. 233), le roi avait fait adresser aux baillis de Gisors, de Caux et de tous les lieux où Enguerrand avait des biens, l’ordre de s’en emparer, de rechercher tous ceux qui pourraient en détenir, d’en faire un inventaire exact, de les administrer et d’en toucher les

enguerran

de

marigny

la défaveur ­simultanée de nombre de ses partisans et amis, l’influence d’Enguerran de Marigny sur la moyenne noblesse normande, qui s’était fait sentir du vivant du conseiller, perdura bien après sa mort 81. D’autres individus, conseillers royaux ou non, eurent un comportement similaire : c’est le cas de Guillaume d’Harcourt, dont le domaine, centré autour du château familial éponyme mais plus encore autour de son manoir de La Saussaye et de la collégiale Saint-Louis qu’il y avait fondée, symbolise d’une manière très semblable l’ascension et le pouvoir d’un grand seigneur normand au service du roi de France au début du XIVe siècle82 .

revenus pour le compte du Trésor. [. . .] Henriet de Meudon, veneur et favori du roi, le comte de Savoie et bien d’autres encore obtinrent une part des dépouilles d’Enguerrand » ; p. 29 : don à Clémence de Hongrie des « villes, maisons, manoirs et terres de Mainneville, St-Denis, Hébécourt, Fermon,Wardes, Écouis et Warclive, qui avaient aussi appartenu à Marigny ». Dans Canton de Lyons-la-Forêt . . . , 1976, p. 252 : « La seigneurie de Rosay appartient [. . .] depuis Enguerran Le Portier mentionné en 1186, à la famille Le Portier de Marigny jusqu’en 1315. Confisquée par le roi, elle est alors donnée au comte de Valois ». Voir aussi A. Le Prévost, Mainneville, dans op. cit., 1864, p. 362 : « En novembre 1315, Louis le Hutin donna à Clémence, sa femme, les villes, maisons et manoirs de Mainneville, sauf la maison de Longchamp donné à Henriot de Meudon, les manoirs de Marigni et de Dampierre, excepté ce qu’il a baillé au comte de Savoie. [. . .] Le roi donna en outre à ladite reine les terres propres à produire les avoines, dans les forêts de Lions et de Brai que ledit Enguerran avait acquises de la dame de Chambli. (Trés. des Chartes, cart. 423, n° 34) ». Et enfin, J. Favier, op. cit., 2005, p. 549. 81 Canton de Lyons-la-Forêt . . . , 1976, p. 15-16 : « Enguerran de Marigny possédait au début du XIVe siècle tout le Sud du Pays de Lyons. [. . .] Son cas reste toutefois exceptionnel : en effet,

les familles locales n’atteignirent jamais sa réussite, mais imitèrent son exemple, comme les Crespin à Lisors et les Estouteville (branche d’une des plus grandes familles de la Normandie) à Beauficel ». 82 Voir en particulier G.-A. de La Roque de la Lontière, Histoire généalogique de la maison de Harcourt, enrichie d’un grand nombre d’armoiries, alliances, généalogies, matières et recherches concernants non seulement les rangs et les intérests de cette maison, mais encore l’histoire générale, justifiée par plusieurs chartes de diverses églises, arrests du Parlement, cour de l’Eschiquier de Normandie, titres du trésor du Roy et de la Chambre des comptes, histoires tant imprimées que manuscrites et autres preuves autentiques tirées des archives publiques, 4 vol., Paris, 1662. On peut se reporter également à : L. Delamare, La Saussaye et sa collégiale, Elbeuf , 1879 ; H.-M. Saint-Denis, P. Duchemin, Notice historique et artistique sur la Saussaye, Elbeuf, 1885, rééd. Luneray, 1986 (Notices historiques et statistiques sur les communes des environs d’Elbeuf, 2) ; Ch. Leroy, Essai sur la collégiale de la Saussaye, dans Bulletin de la Société d’études diverses de l’arrondissement de Louviers, t.V, 1898, p. 41-102 ; Dom J.-L. Le Noir, Preuves généalogiques et historiques de la maison de Harcourt, publiées par M. le marquis d’Harcourt, avec une lettre de M. Léopold Delisle, membre de l’Institut, Paris, 1907.

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Château de Modave.

d. GÉrer et produire

philippe Contamine Institut de France Château, consommation et commercialisation dans la France de la fin du moyen âge : que faisait-on des redevances et des prélèvements seigneuriaux en nature ? Étude de cas

À la faveur du présent exposé, qui espère se situer dans le droit fil de la problématique du colloque, je souhaiterais poser le problème de la commercialisation et de la monétarisation de l’économie agricole à la fin du Moyen Âge, le problème de l’enracinement rural de la classe seigneuriale et aussi un problème d’ordre architectural et topographique, à savoir la place des bâtiments à vocation agricole, au sens large, au sein des ­constructions castrales.  Autrement dit, dans l’étude d’un château, ­l’attention se focalise volontiers sur sa dimension défensive et militaire, sur sa ­dimension résidentielle (salles et chambres de parement ou de retrait), voire sur sa dimension religieuse (oratoire et chapelle) mais les « ­castellologues », toutes disciplines confondues, ne s’appesantissent pas, ou guère, sur les granges, les greniers, les étables, les celliers, les pressoirs, les fours, ce qu’on appelle les servitudes ou les dépendances1. Une idée traîne un peu partout dans notre vision du Moyen Âge, celle d’une économie de subsistance, d’auto-consommation et ­d ’auto-suffisance. Laissons de côté les paysans. Le but ou plutôt la norme, pour les possédants, clercs, religieux, laïcs, seigneurs petits et grands, voire bourgeois des cités et des bonnes villes, n’était-ce pas de vivre le plus possible du leur sur les productions de leur domaine ou sur les redevances en nature que leur fournissaient, à domicile, leurs ­dépendants ?2 Du même coup, n’étaient-ils pas assurés d’être à l’abri des besoins, à l’abri du renchérissement des produits agricoles en cas de 1

Lucien Febvre dénonce quelque part ces ­ istoriens bureaucrates, travaillant, fenêtres closes h et rideaux tirés, sur ces « paysans qui, en fait de terre grasse, semblaient ne labourer jamais que de vieux cartulaires » et sur ces « possesseurs de ­seigneuries » sans se préoccuper nullement « de savoir ce qu’ils faisaient des produits de leurs réserves » (cité par Denis Crouzet dans De 1933 à 1950, Lucien Febvre et Fernand Braudel ou deux

hommes dans un bateau, dans Moyen Âge et Renaissance au Collège de France, éd. Pierre Toubert et Michel Zink, Paris, 2009, p. 303,Voir aussi le titre et le contenu du livre publié sous la direction de Luc-Francis Genicot, Châteaux-forts et châteaux-fermes, Bruxelles, 1975. 2 Même les rois et les princes : Lydwine Scordia, « Le roi doit vivre du sien ». La théorie de l’impôt en France (XIIIe-XVe siècles), Paris, 2005.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 243-258.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100048

philippe Contamine disette ou de famine, et même, s’il restait des surplus, ne pouvaient-ils les vendre dans les ­conditions les plus avantageuses ? On répète aussi volontiers que les rois, les princes, les grands seigneurs, s’ils se ­déplaçaient d’un de leurs domaines à l’autre, avec leurs chariots, leurs litières et leurs montures, c’était aussi, voire d’abord, pour consommer sur place, eux et leur suite, aussi nombreuse que vorace, les produits qu’il aurait été coûteux et difficile d’écouler ou de transporter sur de longues distances. Double avantage : être préservé des crises de subsistance, profiter de ces crises (ce qu’on appelle, d’un terme rapide et peut-être anachronique, la spéculation). Manger son pain, boire son vin, son cidre ou sa cervoise, nourrir ses chevaux avec son avoine et son foin, manger ses poulailles et son gibier, ses fruits et ses légumes, ses bacons, se chauffer avec son bois : bref, l’on est ou l’on serait en ­présence d’une économie ­domestique, à tendance autarcique. Ce qui n’empêchait pas l’existence d’un surplus « commercialisable ». Mais à l’inverse on avance volontiers le fait qu’à la différence d’autres espaces (l’Angleterre de l’économie manoriale, l’Allemagne de la Gutsherrschaft) l’économie seigneuriale française de la fin du Moyen Âge avait tendance, notamment pour ce qui est des seigneurs laïcs, un peu partout et de plus en plus, à ne pas être domaniale, à privilégier le faire-valoir indirect et les revenus en espèces plutôt qu’en nature. D’où l’expression de « rentiers du sol » pour désigner ces ­seigneurs - une expression chère à Marc Bloch - une expression somme toute peu flatteuse. Ni « faisant-valoir » ni exploitants agricoles. Quitte à ce que les receveurs des seigneuries se rendent sur place pour ­percevoir leur recette ou que les astreints (les tenanciers, les fermiers) se déplacent jusqu’au château et y remettent, ainsi que le suggère telle ou telle miniature, leurs pièces jaunes, blanches ou noires. Si tel était le cas, le problème que je pose n’existerait pas ou n’existerait plus, sinon à la marge. Mais les choses sont peut-être un peu moins simples. Pour aller plus avant, j’aperçois sept types de sources possibles : 1. Les sources archéologiques, autrement dit la trace laissée sur le terrain par les dépendances à vocation agricole ou pastorale, leur situation, leur morphologie. 2. Les inventaires des châteaux, pièce par pièce, notamment après le décès du maître des lieux. Un exemple : « L’inventaire des biens meubles de noble, magnifique et puissant seigneur Bernard de Béarn, chevalier, bâtard de Commenge », décédé en son château de Monteils le 30 juillet 1497. Sont inventoriés notamment le contenu d’un grenier (20 saumées de blé ou environ), les chevaux de l’étable, les barriques de vin du cellier3. 244

château, consommation

et commercialisation

3. Les traités d’agronomie, à vrai dire quasiment inexistants dans l’espace français jusqu’à fort avant dans le XVIe siècle. Christine de Pizan, dans le Livre des trois vertus, consacre quelques paragraphes à décrire « la maniere comment il apertient que les dames et ­damoiselles qui demeurent sur leur manoirs », en l’absence de leurs maris, partis à la cour ou à la guerre, gouvernent leur ménage. Elle les montre actives et informées, se levant tôt, connaissant la terre, ses ­ressources, les ­façons culturales, contrôlant de très près leurs gens. Dès le mois de mai, la dame ou la demoiselle « baillera son aoust a soier a ­compaignons bons, fors et diligens, et a eulx marchandera a argent ou a blef ». Plutôt que de vendre à bon marché de l’avoine, mieux vaut pratiquer l’élevage et en écouler les produits. L’hiver, quand il fait trop mauvais, elle fera « batre » ses gens « en granche ». ­Autrement dit, la poétesse semble ici imaginer l’exploitation d’une réserve en ­faire-valoir direct mais presque rien n’est dit sur le ­problème ­particulier qui nous préoccupe : le rassemblement au château des produits en nature et leur ventilation ultérieure4. Sans surprise, on constate que les conseils se font beaucoup plus précis en Angleterre. Un texte en anglo-français, malheureusement non daté par l’éditeur, porte sur les recommandations des barons Mohun, pour leurs manoirs du sud-ouest de l’île. Quand les blés sont tous entrés dans la grange, il convient que trois estimations en soient faites, par des jurés, par le bailli, par les auditeurs des comptes, assistés de deux ou trois des plus âgés des batteurs de grain. Une fois l’estimation établie, son conseil pourra dire au seigneur combien il lui faut en garder pour son hôtel et combien il peut en vendre. Telle est l’opposition de la « provende » et de la vente. Entreposés, mis à l’abri, les blés seront placés sous la ­responsabilité d’un loyal « grangier » et du prévôt. Pour la nuit, le connétable du château gardera les clés de la grange qu’il restituera le matin. Que les batteurs soient bons, loyaux, de bonne renommée (il y a un proverbe à ce sujet). Que les « estrains » (la paille) ­soient bien battus. Prévoir au besoin un second battage. Que les blés vendus ou livrés au bailli, aux sergents, aux prévôts, soient calculés mesure rase « saunz comble ou cantel »5, selon le boisseau du « ­staundard le roi » et non pas selon l’ancienne mesure. Que les « hulkes » et autres menues « issues » ne soient pas données aux chevaux du ­connétable, du bailli ou du prévôt mais conservées précieusement pour l’engraissement des chapons, des gélines, des poussins, des pigeons. Toujours la hantise de ne rien perdre et d’éviter les fraudes6. Un autre texte de même nature 3 Dr. Desbarreau-Bernard et Adolphe Baudouin, Inventaire des livres et du mobilier de Bernard de Béarn, bâtard de Commenge (1497), dans Mémoires de l’Académie des sciences, ­inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 7e série, t. IV, Toulouse, 1872, p. 117-121. 4 Christine de Pizan, Le livre des trois vertus, éd. Charity Cannon Willard et Eric Hicks, Paris, 1989, p. 152-156.

5

Cantel : ce qui tient au-dessus des bords d’une mesure déjà pleine (Dictionnaire du moyen français). 6 Dorothea Oschinsky, Walter of Henley and other treatises on estate management and accounting, Oxford, 1971, p. 477.

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philippe Contamine recommande de ne pas vendre le blé avant d’avoir récupéré la paille pour qu’elle serve en interne de litière au bétail et de compost pour les champs. Quand le blé vaut deux, la paille vaut un. Si l’on vend de l’avoine, il convient de le faire tard dans l’année, quand chacun songe à la semer et qu’en conséquence son prix monte sur le marché. 4. De rares correspondances entre les seigneurs et leurs hommes d’affaires ou leurs régisseurs. Le 10 juin 1515, noble, puissante et redoutée dame Gabrielle de Bourbon, dame de La Trémoille, alors en son château de L’Île-Bouchard, donne quittance à Guillaume ­Drouault, son receveur de la seigneurie de la Basse Guerche en Anjou (où il existait un château, avec fossés, maisons, pressoir ­couvert d’ardoise dans la cour, jardins, bois et garennes, plus une « fuie » à pigeons et un clos de vigne), d’une somme de 65 l. 10 s.t. qu’elle a ­reçue « pour le parfait des deniers de la vente des blez » qu’il ­devait lors de la précédente récolte7. Un point à souligner ici : le rôle ­fondamental du receveur, un rôle que l’on retrouvera à chaque instant dans la suite de cet exposé. 5. Les dénombrements et les évaluations. Ici nous retrouvons la famille de La Trémoille, qui, pour des raisons de partage suite à une succession, fit évaluer à la fin du XVe siècle un certain nombre de ses seigneuries. Voici précisément la seigneurie et château de L’Île-Bouchard. Une grange y est signalée, « en laquelle l’on fait les estables » mais elle est située « hors ledit chastel » et sans doute louée. Dépendent de ce château des « gagneries », disons des fermes, chacune pourvue d’une grange. Ces « gagneries » doivent avant tout un fermage en nature, 40 sacs de blé ici, 26 setiers là, 17 ailleurs. Les fermiers doivent un fermage en froment, seigle, orge, avoine et même noix. À  côté de ces fermages, variables, existent des redevances non muables, dues par les censitaires ou tenanciers, de froment, de seigle, d’orge, d’avoine. Des portions de dîmes sont encore attestées, de seigle, d’orge, de froment, d’avoine. Sont également signalées des redevances de 60 chapons, 47 poules, 50 livres de chanvre, de la cire. Tout cela ­représentait un nombre respectable de setiers de blés, qui, peut-on supposer, étaient charroyés par ceux qui les devaient jusqu’au grenier du château, prêts à être consommés ou vendus. Il est vrai que des ayant droit (des maisons religieuses) opéraient au préalable leurs prélèvements8. 6. Les livres de raison.  À vrai dire, rien de comparable pour la période médiévale au fameux journal de Gilles, sire de Gouberville, en Basse-Normandie, portant sur les années 1553-1562, mais, puisque notre programme va jusqu’au XVIe siècle, je n’hésite pas à l’inclure dans mon propos. Truculent célibataire, entouré de ses bâtards et des bâtards de son père, sans compter les serviteurs et les servantes-maîtresses, plus les ­commensaux, « faune ­hirsute et ­nauséabond », il était un propriétaire exploitant au 7

Louis de La Tremoille, Une succession en Anjou au XVe siècle, Nantes, 1898, p. 147. La ­Basse-Guerche, Maine-et-Loire, commune de Chaudefonds, canton de Chalonnes.

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8

Louis de La Tremoille, ibid., Nantes, 1898, p. 201-206.

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Mesnil-en-Val, à une grosse heure de marche de Cherbourg et de la mer, un espace bocager sur un sol assez pauvre, mais nullement enclavé. Il y possédait un manoir, dont malheureusement l’aspect et la disposition nous échappent. Un homme actif et inventif mais pratiquant une économie « retardataire ». Suivons ici Emmanuel Le Roy Ladurie. Les corvées quasi gratuites des villageois assurent l’essentiel des moissons. Très faible est le produit monétaire fourni par la vente parcimonieuse des céréales. Ses blés, qui ne hantent guère les marchés, il les consomme et les fait consommer par ses valets, ses parents, ses piqueassiettes. Ou bien il les distribue en salaires ou demi-salaires en nature à ses employés. « Tel Adalbert de Corbie ou le doux abbé Irminon, notre homme est possédé par un idéal d’autarcie, quasi carolingien, qui lui fait souhaiter de produire ou faire produire chez lui tout ce dont il a besoin sans bourse délier autant que faire se peut ». Le Roy Ladurie parle d’une société d’autoconsommation, d’une ­micro-société à la fois manoriale et villageoise. Ce qui fournit de ­l’argent, car il en a quand même besoin, c’est essentiellement la vente du bétail, aux foires proches ou lointaines. On le voit faire battre son blé dans sa grange (le batteur a droit à un boisseau comble sur 13 : formule classique) puis le faire porter à son moulin pour la mouture, à laquelle il assiste en personne. Mais il achète sa viande de boucherie à Valognes, à Cherbourg, à Saint-Pierre. Il avait une basse-cour fournie. Il achetait son vin à Cherbourg. Les blés étaient produits sur le domaine mais provenaient aussi de redevances diverses. Il les vendait à Cherbourg, à Montebourg, à Saint-Pierre, en boisseaux. Sont signalées des étables aux chevaux, aux juments, aux bœufs, aux vaches, aux moutons. Imaginons son manoir comme une grosse ferme, non sans une certaine répartition des espaces, « nobles » d’un côté, utilitaires de l’autre9. 7. Et puis, et j’en viens à l’essentiel : les comptabilités seigneuriales. V   oici l’importante baronnie de Choiseul, située aux confins de la Champagne, du Barrois et de la Bourgogne. Grâce à une série de comptes, on peut comprendre son fonctionnement au tournant du XVe et du XVIe siècle. Elle était alors possédée par Jean de Baudricourt, maréchal de France, gouverneur de Bourgogne, fils du célèbre Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs au temps de Jeanne d’Arc. Le maréchal mourut en 1499, son épouse, Anne de Beaujeu, qui en était à son troisième mariage, prit la suite mais en indivision. Cette baronnie, qui comprenait quatre villages - Choiseul, Colombey, Bassoncourt et Merrey - constituait un élément parmi d’autres de ses possessions : Jean l’avait achetée en 1486-1490 pour 27 000 l.t. à ­Guillaume d’Anglure. Un pays rude, boisé, mais auquel Baudricourt, de par son

9 Alexandre Tollemer, Un sire de Gouberville, gentilhomme campagnard au Cotentin de 1553 à 1562, préfacé par Emmanuel Le Roy Ladurie dans un texte intitulé « La verdeur du bocage », Paris et La Haye, 1972. Le Journal du sire de

Gouberville a été publié en deux volumes par les soins de la Société des Antiquaires de Normandie, Rouen et Paris, 1892 et 1895, le premier volume par Eugène de Robillard de Beaurepaire, le second par A. de Blangy.

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philippe Contamine origine barroise ou lorraine, était habitué. La censive, au taux de 20 d.t. l’arpent, ne rapportait guère. La réserve était petite. Seules pratiquement les vignes demeuraient en faire-valoir direct. À partir des ­années 1490, les labours des terres domaniales furent très majoritairement affermés mais avec un fermage en nature. Hélène Schneider, qui a ­consacré à la baronnie en question sa thèse de doctorat, écrit du château de Choiseul, dont il ne reste rien (car il a été démantelé en 1573 sur ordre du roi de France afin qu’il n’offre pas de refuge aux huguenots), qu’il comporte « tous les bâtiments nécessaires à une exploitation et se prête donc à l’élevage, du moins aussi longtemps que la réserve n’est pas affermée et qu’il rentre régulièrement du foin et des céréales pour l’alimentation du bétail ». Mais les seigneurs, à l’époque envisagée, ne résident plus : il ne reste plus en permanence qu’un portier commis à la garde de l’ensemble, auquel se joignent par intermittences un capitaine et quelques hommes. Toutefois, au château sont encore entreposées les denrées de la recette seigneuriale avant leur utilisation sur place ou leur vente10. Et parmi ces recettes, il y a une assez lourde taille seigneuriale, payable pour moitié en nature. Encore en 1485 les terres de la réserve étaient partiellement exploitées au moyen de corvées villageoises traditionnelles mais par la suite la mise à ferme remplaça l’exploitation directe. Ainsi, alors que 51 % des jours de corvées de charrue sont utilisés en 1485, plus aucun ne l’est en 1494. Les charrois en revanche subsistèrent. Jusqu’en 1500 au moins diverses pièces de prés sont fauchées au moyen des corvées et le foin est engrangé au château de Choiseul pour les chevaux du capitaine ou pour les animaux envoyés à l’embouche dans tel ou tel secteur de la baronnie. Les corvées de charroi servent aussi à faire rentrer dans les greniers de Choiseul les redevances en blé ou en avoine des villages voisins ou des moulins affermés11. Car le receveur reçoit, entasse dans le grenier puis vend. Pour les dix années où le receveur indique le prix de vente des céréales et où les registres conservés intéressent tous les villages de la baronnie, la proportion des recettes en nature monte en moyenne à 52,4 % du revenu global de la seigneurie. Cette proportion varie de 36,4 % en 1518 à 65 % en 1523, tout simplement parce que cette année-là le prix du blé est élevé. Cela dit, ici comme ailleurs, le receveur préfère l’argent. C’est ainsi qu’au XVIe siècle le pressoir n’est plus affermé pour une certaine quantité de vin mais pour de l’argent.

Les céréales engrangées occasionnent des frais de garde : il faut chaque année les « remuer » pour les aérer et le receveur compte toujours au bout de l’année un certain pourcentage de pertes pour les céréales de nulle valeur ou revannes (petits grains mêlés de son et de poussière extraits 10

Hélène Olland, La baronnie de Choiseul à la fin du Moyen Âge (1485-1525), thèse ­multigraphiée, Nancy, 1980, p. 182.

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11

Éad., ibid., p. 255.

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et commercialisation

d’un second vannage), du moins lorsque celles-ci sont vannées dans les greniers seigneuriaux. Les banalités et les dîmes constituaient aussi des revenus en nature. Les mauvaises années pour le seigneur, c’était quand il y avait conjointement une chute de la population, en raison d’une épidémie, et une récolte abondante. En 1525, la taille en argent est d’un faible montant (population rare) mais l’eschief (nom donné à la taille seigneuriale) en provenance des céréales est élevé, en raison du prix élevé des céréales. La taille n’occasionne pas de dépenses, à la différence des banalités. Les prés de la réserve étaient affermés en argent et à l’année, mais les labours l’étaient pour un cycle de trois ans, moyennant une redevance de même nature que la récolte. Les ventes sous la responsabilité du receveur étaient donc c­ ourantes. Il n’y a pas que cela. Une certaine année Jean de Baudricourt se fit porter jusqu’à Dijon, où il résidait en tant que gouverneur de Bourgogne, de grandes quantités de céréales, du bétail et de la volaille, partiellement au moins prélevés sur la recette seigneuriale. Le transport par charrette s’effectua aux frais de la seigneurie. De même, celle-ci subvenait aux besoins du bétail que chaque année Anne de Beaujeu faisait venir de Vignory ou de Blaise, autres seigneuries en sa possession, pour qu’il engraisse sur les prairies de Choiseul et de Merrey. Notamment au début du XVIe siècle, il était intéressant pour le seigneur d’avoir des recettes en nature car on était dans une phase de cherté des blés. Pour le dire autrement, une crise de subsistance avait des répercussions inverses sur le revenu seigneurial et sur celui des simples ruraux. Un second exemple de comptabilité, encore plus remarquable que le précédent, est offert par la belle série de comptes de la châtellenie et du château de Rouvres-en-Plaine, au cœur de la Bourgogne historique, possession des ducs de Bourgogne Capétiens puis Valois. Ces derniers y firent des séjours assez réguliers et prolongés, famille comprise, du moins sous les principats de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur. Ils appréciaient manifestement la bâtisse et son environnement proche ou lointain. Je suis ici la méticuleuse étude de Georges Frignet, auquel rien n’a échappé12. Laissant de côté ce qui a trait à la mise en valeur du jardin, je mentionnerai d’abord la célèbre matroce, ou moiteresse, cette redevance en vigueur depuis que le duc Eudes III, au début du XIIIe siècle, accorda une charte de franchise aux habitants de Rouvres moyennant une rente annuelle de mille setiers de blé, moitié froment, moitié avoine, soit à peu près 2400 hl. Pendant des décennies, cette rente en nature fut levée 12

Georges Frignet, Rouvres, la châtellenie et le château au temps des premiers ducs Valois de

Bourgogne (vers 1360-vers 1420), thèse de ­l’université Paris-Sorbonne, 2005.

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philippe Contamine à peu près normalement. Mais, à partir des années 1340, les difficultés de perception ne cessèrent plus. En 1375 par exemple, on fait état de 300 émines de froment au lieu de 500 et de 300 émines d’avoine au lieu de 50013, car la redevance traditionnelle « ne peut estre payez desdiz ­habitans pour la grant povreté qui estoit en eulx ». Or, la matroce permettait aussi au seigneur, en l’occurrence au duc, de s’acquitter de rentes en grain concédées à diverses communautés presque toutes religieuses, les « ayant droit » réclamaient leur part, et la matroce, ainsi amoindrie, n’y suffisait plus. La situation devint tellement bloquée (arrérages de tous côtés) qu’en 1406, elle fut supprimée et remplacée pour six ans par un cinquième des récoltes. En fait, la part du duc fut plus que médiocre : une quarantaine d’émines de froment, 15 émines d’avoine, quelques émines d’orge, 2 carteranches de fèves. Sans compter les frais car le duc recevait du blé non en grain mais en gerbes qu’il lui fallait faire battre à ses frais. En revanche, il pouvait récupérer la paille. D’où en 1412, une transaction entre les officiers de Jean sans Peur et les habitants : « Et aprés plusieurs paroles par nous eues avec eulx, ont plainement accordé de payer chascun an franchement a nostre dit seigneur de cy a cinq ans et a cinq termes (. . .) deus cens emines, par moitié froment et avesne, de bon grain tel qu’il viendra esdites terres, mesure du grenier de Rouvre, sans y faire aucune fraude, pour et en lieu desdites mil emines par eulx deues a cause de laditte moiteresse ; et ycelles deux cens emines rendre franchement au grenier de mondit seigneur audit Rouvre, a leurs frais, missions et ­despens ». La raison officielle de l’accord était d’ordre démographique : au temps jadis, à Rouvres, il existait (il aurait existé) 600 ménages de bons laboureurs et 800 charrues de bœufs et autant de chevaux (cela fait quand même beaucoup !). Mais maintenant à cause des mortalités, des pestilences, des charges qui font fuir les habitants, on ne compte plus que 15 feux solvables et 18 ou 20 charrues de bœufs et de chevaux (cela fait quand même très peu !). La réduction, toute drastique qu’elle soit, était inévitable. Mais restait le problème des communautés religieuses. Toutes ne pouvaient plus être servies. La chambre des comptes du duc décida qu’en priorité seraient servis les cinq chanoines du chapitre de Beaune (chacun, pour sa prébende, devait toucher 7 émines de froment et 14 émines d’avoine, sans doute venaient-ils les chercher sur place : soit 105 émines, rien que pour eux). En 1418, on monta à 300 émines, qui d’ailleurs ne furent pas versées en raison d’une tempête et d’un orage survenus le 28 juillet. Il y eut à ce sujet une intervention de la bonne duchesse et Jean sans Peur céda, « de grace especiale ». En 1419, il est fait mention de 300 émines, en 1420 de 400. Pour presque toute la suite du principat de Philippe le Bon, la matroce paraît s’être montée à 332 émines, même si le chiffre de 1000 est sans cesse rappelé pour qu’il n’y 13

Une émine valait un setier.

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ait pas prescription. À quoi s’ajoutaient 30 émines dites de coutume : orge, avoine, pois et fèves. Pour la dépense, alors que la matroce est entièrement consacrée à satisfaire les seuls ayant droit (et encore), les autres recettes de grain peuvent être dépensées selon les cas par l’hôtel du duc, de la duchesse, de leurs enfants, ou vendues. Peu de choses au total. Le grenier de Rouvres servait surtout de dépôt temporaire. Il y a aussi le problème des prés et des prairies, correspondant à 106 soitures et demie. Une soiture de pré était réputée fournir 1,8 ­charretée de foin. Si la cour ducale séjournait assez longtemps à Rouvres dans l’année, l’herbe était coupée aux frais de l’administration ducale, stockée dans le grenier à foin du château et consommée par les chevaux de la cour. Sinon, ou bien elle était stockée pour l’année suivante ou bien elle était vendue sur pied. En 1370, le châtelain Monnot Lescot a eu ainsi 240 charretées de foin. Mais la dépense a excédé ce montant puisqu’elle est montée à 491 charretées : dont 476 pour la dépense sur place de l’hôtel du duc et de la duchesse, 6 pour les gages du châtelain et 19 charretées et demie pour quelques chevaux laissés en garde à Rouvres (le grand destrier bai de Monseigneur, plus deux petits chevaux et deux sommiers). Les 251 charretées manquantes ont été fournies par le ­châtelain, c’est donc une dette pour le duc. Mais comment le châtelain s’est-il procuré ces 251 charretées ? On peut supposer ou bien un achat (auprès de qui ?) ou bien un reste de foin de l’année précédente, dont il aurait été comptable. La fenaison a coûté 65 francs : surveiller jour et nuit pendant le dernier mois avant la coupe, la coupe elle-même, étaler le foin, le remuer, le mettre en tas, le transporter, le mettre dans la grange. Selon une estimation, une charretée de foin était susceptible de nourrir 25 chevaux pour un jour, mais une autre estimation parle de 42, voire de 45 chevaux. Pendant l’été 1384, la cour résida à Dijon. Sur ordre de la duchesse, son maître d’hôtel demanda au châtelain de Rouvres de fournir du foin : la recette était de 283 charretées, 237 furent conduites à Dijon, mais cela coûta cher (car de Dijon à Rouvres il y a quand même 24 km, ou 6 lieues, un voyage par jour pour l’aller, un autre voyage, à vide, également par jour pour le retour). On essaya d’utiliser les corvées pour réduire les coûts, 41 transports furent ainsi assurés de cette façon. Le foin, une fois arrivé à Dijon, fut emmagasiné dans des granges qu’y avaient les abbayes de Cîteaux et d’Auberive, qui les mirent gracieusement à la disposition du duc. Chaque jour deux hommes tiraient de ces granges le foin ­nécessaire. 251

philippe Contamine Sous Jean sans Peur, en 17 ans, 3450 charretées de foin furent engrangées au château, soit en moyenne 200 par an. Le foin fut écoulé au profit de la famille ducale : nourriture de chevaux, nourriture de vaches. Arrêtons-nous à l’année 1415. Sur les 106 soitures de prés, 101 et demie furent fauchées et entassées dans la grange à Rouvres, les cinq autres ayant été données en herbe à Élion de Jarleville, chevalier, conseiller et chambellan du duc. Ces prés fournirent 165 charretées à raison de 42 bottes par charretée. Une charretée était susceptible, on l’a dit, de nourrir 42 chevaux pendant une journée. 61 charretées furent utilisées comme suit : six pour les gages du châtelain, 55 pour les ­chevaux du duc, de la duchesse et de leurs enfants, entre le 30 juin et le 15 août 1415. Ce qui correspond à une cinquantaine de chevaux. Le reste fut mis à l’abri dans le grenier de Rouvres et mis au débit du châtelain. Pour faucher les 101 soitures et demie en question, un marché public fut passé, remporté par Vienot le Guouilleau, au prix de 2 gros et demi la soiture, soit 21 francs l gros 15 d. Quatre journaliers, payés au total 20 gros 4 d., eurent la tâche de mettre le foin en tas, de le charger sur les chars, de le décharger, de l’entasser dans le grenier. Pour le charroi depuis les prés jusqu’au grenier du château, un autre marché fut conclu avec trois ­charretiers pour un coût de 28 francs. Il fallut encore salarier un garde pendant 22 jours, à raison d’un gros par jour. En revanche, sous le principat de Philippe le Bon, la cour ne vint plus à Rouvres : on pratiqua la vente de l’herbe sur pied et non après la fenaison. La grange castrale devenait en grande partie inutile. Seule une parcelle de quelques soitures était fauchée afin de fournir les six charretées d’herbe qui faisaient partie des gages du châtelain. De l’herbe ainsi vendue sur pied, un revenu en argent fut tiré, représentant quand même 20 % du revenu en argent de la châtellenie. En résumé, le château de Rouvres, dont il ne subsiste que ­l’emplacement, comportait bel et bien des bâtiments à vocation agricole, qu’il fallait entretenir. Des charrettes de foin, des sacs de blé y arrivaient régulièrement et en repartaient14. Une autre belle série de comptes, aujourd’hui dispersés entre le chartrier dit de Thouars, conservé aux Archives nationales, les archives 14

Voir aussi ce qu’écrit Jean Rauzier dans Finances et gestion d’une principauté au XIVe siècle. Le duché de Bourgogne sous Philippe le Hardi (1364-1384), Paris, 1996 : « Une habitude dont Philippe le Hardi avait hérité de ses prédécesseurs consistait à consommer une partie des produits

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domaniaux dans l’hôtel ducal, ce qui impliquait des transports parasitaires à travers le duché. Le grenetier de Bourgogne était chargé de gérer la “garnison” ou les stocks de céréales en tenant compte de la consommation ».

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départementales du Loiret et la Bibliothèque nationale de France, concerne la seigneurie ou baronnie de Sully-sur-Loire, située sur la rive gauche de la Loire, en amont d’Orléans, à partir des années 1370. La baronnie regroupait quatre châtellenies : Sully, Saint-Gondon, Sennely et Argent. Si Saint-Gondon était assez près de Sully (quand même 15 km), Sennely était à 23 km de distance. Tout ramener au château ne pouvait être que coûteux. Même si ces comptes ont déjà donné lieu à des travaux méritoires15, il vaudrait la peine de les analyser ­systématiquement, sous l’angle retenu ici. Nous sommes en Sologne, une région qui ne peut passer pour en avance en ce qui concerne ­l’agriculture : des étangs, des bois, des friches, du seigle16. Toutefois, il y a la Loire comme moyen de transport, et Orléans comme centre de consommation. Au cœur de cette baronnie se trouve un magnifique château, témoin de quelques grands événements de l’Histoire, datant de plusieurs époques et où des architectes de renom ont œuvré, tel Raymond du Temple. Par Marie de Sully, le château entra à la fin du XIVe siècle dans la famille de La Trémoille, jusqu’au début du XVIIe siècle, époque à laquelle il fut vendu à Maximilien de Béthune, le fameux ministre de Henri IV. Pendant plusieurs générations. Sully fut ainsi l’une des terres des La Trémoille, parmi bien d’autres. On penserait a priori à une ­vocation militaire et résidentielle : de grosses et épaisses tours, de hautes courtines, des salles d’apparat, des escaliers à vis. Mais la lecture des comptes met en lumière des activités économiques, notamment pour le milieu du XVe siècle, au temps de « très noble et puissant seigneur » Louis, seigneur de La Trémoille, de Sully et de Craon, fils aîné de Georges de La Trémoille, lequel fut pendant une demi-douzaine ­d ’années le principal conseiller de Charles VII, et père de Louis II de La Trémoille qui fit la grande carrière que l’on sait au service de Charles  VIII, de Louis XII et de François Ier 17. Le compte de l’année 1455 ­mentionne la dépense de 42 charretiers qui ont amené du foin en la grange de Sully pour Monseigneur à partir de ses prairies de l’Espinoy et de Herbault. Arrivent aussi au château du bois de chauffage, entreposé dans une salle basse, des charrois de blé en provenance d’une métairie (c’est le métayer qui s’en charge). Un certain Pietrez Esson reçoit 2 s.p. « pour son sallaire d’avoir deschargé plusieurs charrois de blez et iceulx pourter ou grenier de Monseigneur ». Une trentaine d’années plus tard, un autre compte nous apprend que Louis Ier a résidé à Sully 15

Notamment Gérard L.P. Guie, Étude d’une c­omptabilité seigneuriale : les comptes des receveurs et fermiers généraux de Sully-sur-Loire au XIVe siècle, thèse de l’université Paris-Sorbonne, 1985. Voir aussi la thèse (1980) de l’École nationale des chartes de Michèle Conchon, Un budget

s­ eigneurial : les comptes de Sully sur Loire, ­1479-1549. 16 Isabelle Guérin, La vie rurale en Sologne aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1960. 17 LaurentVissière, Sans poinct sortir hors de ­l’orniere. Louis II de La Trémoille (1466-1525), Paris, 2008.

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philippe Contamine en décembre 1481 et janvier 1482 : d’où le prélèvement sur les réserves en grain de deux muids de froment, un prélèvement certifié par Étienne Chenu, écuyer, seigneur de Crusay, maître d’hôtel du seigneur de La Trémoille, et Jean Pataud, clerc de la dépense, plus 18 muids un setier une quarte. Second séjour en mai, juin et juillet 1482 : cette fois, 15 muids 4 setiers furent dépensés. En mars, avril, mai et juin, Monseigneur confia au receveur deux lévriers, qu’il a fallu nourrir, soit un muid (une dépense refusée, on ignore pourquoi, par le contrôleur du compte en question). Des serviteurs sont payés ­partiellement en seigle, tel le sergent et garennier de la baronnie, qui touche un muid de seigle mesure de Sully chaque année en sus de 48 s.p.  en espèces. Pas moins de 23 setiers d’avoine furent mangés par les ­chevaux de Monseigneur et de ses gens en décembre 1481 et janvier 1482. Ces deux années, les herbes et les foins des prés de Herbault et de l’Espinoy furent baillés par le receveur pour être fauchés, fanés, ­charroyés « au grenier des estables du chasteau » mais aussi en la grange d’un ­certain Jean Brisset : soit 78 charretées. Il est vrai que toutes ces ­charretées furent dépensées par les chevaux de Monseigneur et de ses gens lors de leur séjour de décembre 1481 et janvier 1482. Imaginons, en nous ­inspirant des données fournies par le compte de Rouvres, qu’une ­charretée de foin pouvait nourrir une quarantaine de chevaux par jour, cela ferait 3120 rations quotidiennes, soit, si ou puisque le séjour dura deux mois, une bonne cinquantaine de chevaux, ce qui est quand même beaucoup. En tout cas, cette consommation fut également certifiée par Étienne Chenu et le clerc de la dépense. Les terrages de Villemurain étaient affermés, et le fermier devait de la paille. Soit 300 gluis, autrement dit 300 bottes, dépensées là encore pour les chevaux de Monseigneur pendant les mêmes mois. Louis Ier mourut en février 1483. Lui succéda Louis II, dont ­l’horizon était beaucoup plus vaste. Dans les années qui suivirent aucun séjour du nouveau seigneur n’est signalé à Sully. Du même coup les ventes à l’extérieur purent augmenter : en 1487-1488, suite au ­commandement de Jean Chardon, receveur de L’Île-Bouchard, Pierre Goault, commis à l’office de receveur de Sully, vendit aux enchères, à raison de 50 s.p. le muid, 50 muids de blé seigle, mesure de Sully, à un certain Philippe Hermant, marchand d’Orléans. Soit 130 l.p. Or, il ­apparaît que cette année-là le receveur reçut en nature, de différentes sources, un total de 59 muids 2 setiers et un boisseau. Autrement dit, l’essentiel des rentrées en seigle fut mis en vente. La recette de froment n’était que de deux muids 4 setiers, on ne sait quelle fut leur destinée. 254

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150 boteaux de foin furent vendus et 300 boteaux de paille, mais pour un prix dérisoire : respectivement 10 s. et 12 s.p. Le compte de 1488-1489 montre l’importance, bien sûr relative, des ventes : • deux muids deux setiers de froment vendus au plus offrant et dernier enchérisseur à un marchand de Sully : 7 l. 14 s.p. • 20 muids de seigle vendus dans les mêmes conditions à un marchand de Sully : 36 l.p. (à 36 s.p. le muid). • 5 muids de seigle en provenance de Mauviz vendus au dernier enchérisseur au métayer de ce lieu, sans doute sur place et non pas suite à un transport jusqu’au château (40 s.p. le muid) : 10 l.p. • 10 muids de seigle en provenance de la recette de Saint-Gondon à un marchand de Saint-Gondon (36 s.p. le muid), 18 l.p. (même remarque que précédemment). • 21 muids de seigle, mesure de Sennely, à un marchand de Vouzon, près de Romorantin, « et autres personnes dudit lieu de Senely », « pour evicter les fraiz et mises des charroys pour les charroyer audit Sully », à 26 s. 6 d.p. le muid, 27 l. 16 s. 6 d.p. En l’occurrence, un réflexe différent de celui qui existait un siècle plus tôt où est signalée dans un compte une « mise pour faire venir et charoier les blez de Monseigneur de Senely a Suly ». • 300 muids de paille vendus au receveur (qu’en fit-il ?), 12 s.p. (à 4 s.p. le cent). • Et encore 3 muids 2 setiers d’avoine vendus au prix de 54 d.p. le setier soit 106 s. 8 d.p. à ceux-là mêmes qui devaient cette avoine à la Toussaint « pour obvier au dechet de la garde en grenier ». Autrement dit, pour simplifier, la redevance en nature fut transformée en une redevance en espèces de 106 s. 8 d.p. • Les étangs étaient vidés régulièrement, le poisson (béchets et béchetons, tanches et tanchailles, carpes, gardons) était vendu mais sans doute sur place : quel intérêt y aurait-il eu à transformer Sully en une puante poissonnerie en gros ?18 Au milieu du XVe siècle, la seigneurie de Lucheux, en Picardie, appartenait à Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol. Un compte de 1444-1445 contient le passage suivant : « Autre recette pour vente de grains mesure dudit Lucheu. Pour le temps de ce present compte il n’en a esté auchuns vendus mais sont demourés en garnison pour la despeince de mondit seigneur ». Un autre passage fait état de 15 muids 10 setiers 18 Bibliothèque nationale de France, n.a.fr. 25218, et Archives nationales, 1 AP 2101 et suiv.

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philippe Contamine de grain représentant la ferme d’un moulin et de 4 muids en provenance du terrage. Du côté des dépenses : « A Colart de Marisy, maistre d’ostel de Madame la contesse de Saint Pol, auquel a esté delivré pour la ­despence des chevaulx de madite dame, ses gens et officiers estant audit Lucheu comme appert par la lettre dudit Colart chy devant rendue sur deniers paiez » : 2 setiers et 3 quartiers. Toujours pour l’année comptable 1444-1445 : « Il a esté fait fauquier, fener, messonner et mettre en grange audit chastel pour la provision et despeince de mondit seigneur l’espoulle et tonture de 10 journeux de pré des Prez le Conte dudit lieu ». On voit encore que des fais de foin étaient conservés « en garnison » d’une année sur l’autre puis consommés sur place « par les chevaux de Madame »19. Je terminerai ce tour d’horizon par deux exemples bretons. Monique Chauvin a examiné les comptes de la châtellenie de Lamballe de 1387 à 1482, d’abord au temps où cette très notable seigneurie appartenait aux Penthièvre (Jean de Blois, mort en 1404, puis Olivier de Blois 1404-1420), ensuite au temps où par confiscation, suite à la « grande trahison » des Penthièvre, elle revint à la maison ducale de Montfort. Les ducs n’avaient pas pour habitude d’y résider. Aussi s’agissait-il de commercialiser le plus possible la production. Le trésorier général de l’époque envoyait un « mandement » en ce sens. La vente, de froment et surtout de seigle, accessoirement d’avoine grosse et d’avoine menue, avait lieu à des dates variables mais surtout en novembre, quand les greniers étaient bien remplis, et en mars, quand les cours se tendaient. Il y avait deux prix : l’appréciation forfaitaire (fixée à Noël) et le prix commercial. Cette appréciation était faite par des « gens ad ce esluz et jurez comme est acoustumé sellon le bannie dc Monseigneur ». Or cette appréciation était en général de 15-20 % supérieure au cours commercial. Prenons un exemple. Un receveur recevait 10 setiers de seigle. Le prix forfaitaire était disons d’une livre bretonne le setier. Il devait ainsi au duc 10 livres, même s’il n’arrivait en fait qu’à les vendre 8 livres au prix du marché. Il y perdait, en principe, deux livres. (Peut-être se ­rattrapait-il autrement : faisons-lui confiance). En revanche, dans les années de forte hausse des prix réels, cet écart s’amenuisait, s’annulait, voire s’inversait : 1439, 1456. Mais tous ces grains transitaient-ils par le château ? A priori, on pourrait le penser. Mais Monique Chauvin écrit : « Puisqu’une ­partie de la recette est versée en grains, le receveur doit prévoir des greniers suffisants pour les emmagasiner avant de procéder (. . .) à leur vente ». Et elle ajoute : « ces greniers, le receveur les loue soit contre un versement 19 Raymond Dubois et B.H.J. Weerenbeck, Comptes de la seigneurie de Lucheux (1427-1474),

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t. I, Textes, Lille, 1935.

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en nature soit contre un versement en argent »20. Où étaient donc situés ces greniers ? En ville ? À proximité du château mais en dehors de ­l’enceinte ? N’y avait-il aucun grenier dans le château ? S’agissait-il d’un problème de sécurité ? Dans son livre, La seigneurie bretonne (1450-1680), l’exemple du Vannetais21, Jean Gallet évoque tour à tour les seigneuries et les sieuries, ces dernières à la fois beaucoup plus nombreuses et sensiblement plus modestes. Or, dans les deux cas, il refuse l’expression « rentier du sol » et préfère celle d’entrepreneur partiel. Petite seigneurie : le manoir de Séréac, situé sur une hauteur dominant toute la région autour de Muzillac. Autour du château, les bois s’étendaient sur une quinzaine d’ha. Le château avait au moins une grosse tour ronde. Les bâtiments des deux métairies touchaient le ­château : une muraille continue entourait à la fois le château et les ­métairies, qui vivaient ainsi en symbiose. L’ensemble formait une petite agglomération fortifiée. - Le seigneur de Kerivallan laissait à son ­châtelain le soin de lever les rentes par deniers mais se chargeait ­lui-même de la levée des « blés » du manoir et de la métairie. - Un « sieur » à l’abri de la misère : le possesseur du manoir de la Chesnaye en Arradon, lequel comportait deux salles, un grenier, un cellier, une étable. Au cellier étaient rangés les outils de jardinage, le grenier contenait des réserves de froment et de seigle. Réparti entre les étables et la porcherie, le ­cheptel comportait trois chevaux, quatre bœufs, un taureau, trois vaches et trois génisses, deux pourceaux à tuer, deux pourceaux de nourriture. - La famille de Jean de Rieux, seigneur de Largouët et de Rochefort, vivait surtout à Rochefort mais aussi à Elven et Trédion, pour la chasse aux sangliers. Beaucoup de monde y vivait, y mangeait. La cuisine du château était ravitaillée par le châtelain-grènetier, en partie avec les produits de la seigneurie, en partie avec des achats à l’extérieur (on a les comptes). Seigle, froment, gruau venaient des greniers de la seigneurie et aussi des meuniers, en paiement de la ferme des moulins. Les chapons étaient fournis par les vassaux au titre de rentes féodales. Le vin était acheté à Vannes, venant de Nantes et d’Anjou. Quant aux porcs gras, des serviteurs, des bouchers allaient les acheter à des paysans, en novembre, dans les foires. Pour l’année : une trentaine de porcs gras, une soixantaine de quintaux de froment, une soixantaine de chapons, quelques barriques de vin : rien d’excessif pour nourrir une maison de trente personnes. 20

Monique Chauvin, Les comptes de la châtellenie de Lamballe, (1387-1482), Rennes, 1982. Voir p. 267 : 7 perrées de froment payées pour deux petits greniers destinés à abriter les gros

blés, 1465-1467 ; en 1476-1479, trois greniers sont loués 23 l. 12 s. 6 d. 21 Préface de Roland Mousnier, Paris, 1983.

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philippe Contamine Pour les sieuries, Jean Gallet fournit des exemples où les revenus en grains représentent 86 %, 62 %, 60 % du total des revenus. Chez les petits seigneurs laïcs, souvent les grains fournissaient la moitié ou 40 % des revenus. La force de ces seigneuries, c’était la métairie et les moulins, bref le domaine. Mais même pour les grandes seigneuries, les grains et les bois, vendus par les soins du receveur après avoir été appréciés par les officiers de la seigneurie, avaient de l’importance. Un exemple, il est vrai ecclésiastique : en 1492, l’évêque de Vannes a vendu 84 % du ­froment, 100 % du seigle, 50 % de l’avoine reçus à des titres divers. Les ventes se faisaient en février-mars, en juin ou en octobre. Les prix étaient plus forts en mars mais les seigneurs ne songeaient pas ­nécessairement à spéculer: en 1474-1475, le seigneur de Largouët vendit 39 perrées de froment et de seigle au prix fort et 254 perrées au prix faible. La recherche du profit connaissait ses limites. Les indices sont rares d’une gestion que nous dirions capitaliste. En conclusion, les formules variaient en fonction de la taille et de la nature des seigneuries, des intérêts des seigneurs, des coutumes ­régionales. Il devait y avoir des manoirs ressemblant à des exploitations agricoles mais ce n’était pas le cas des grands châteaux urbains. Encore durant la seconde moitié du XVe siècle, époque sur laquelle l’accent a été mis en raison de la documentation disponible, on voit les produits en nature, et notamment les céréales et le foin, converger à des titres divers dans la cour ou plutôt dans la basse-cour des châteaux, des manoirs, des hôtels, des maisons, des « hébergements nobles », pour y être soigneusement entreposés en vue de la consommation interne (avec même parfois transport d’une résidence seigneuriale à l’autre) mais aussi afin d’être vendus par les soins du receveur. Le marché des céréales était de façon appréciable approvisionné par les seigneuries laïques, qui en tiraient un profit parfois substantiel. De ce point de vue aussi le château, dans sa matérialité, le bâti castral comme lieu de rassemblement et de dispersion des produits de la terre et de l’élevage, constituait une pièce maîtresse de la seigneurie. Allons plus loin : à l’époque, une seigneurie sans château était-elle concevable et si oui était-elle viable ?

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benoît tonglet Licencié en Sciences économiques Le

château en pays mosan autour de l’an mil. L e point de vue d’un économiste

Introduction 1. Méthodologie La présente recherche, menée en pays mosan, s’inscrit dans la démarche méthodologique suivante : • Pour une connaissance transversale : connaître, c’est tenter de donner une représentation conforme de l’essence des choses à l’aide d’une discipline. Connaître transversalement, c’est approcher cette essence au travers de plusieurs disciplines, en refusant toute division du travail qui tend à gommer, avec Baudelaire, « la variété, condition sine qua non de la vie »1. Il ne s’agit pas d’une étude interdisciplinaire, mais d’une approche mixant économie, histoire, voire philosophie.

• Pour une singularité méthodologique : entre individualisme2 et holisme

méthodologique3, nous optons pour une singularité ­méthodologique4, non seulement par conviction personnelle, mais aussi sous la contrainte documentaire du Moyen Âge, car les textes sont rares. Il ne s’agit pas de privilégier « l’exceptionnel normal »5, mais l’exemplaire normal, soit un document unique, qui n’apparaît pas comme accidentel, compte tenu de l’existence d’indices probants, de situations similaires. En outre, le général est-il susceptible de rendre compte de toute la réalité 6 ?

1 Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, 1975-1976, II, p. 578. 2 En sociologie, la société n’est qu’un agrégat de comportements individuels (C. Menger Investigations into the Method of the Social Science, Grove City, 1994). En histoire, les faits sont ­énoncés dans leur déroulement chronologique et l’action des grands hommes conditionne ­l’évolution ­h istorique (C.-V. Langlois et C. Seignobos, Introduction aux sciences historiques, Paris, 1898). 3 En sociologie, les faits, en apparence individuels, sont influencés par des déterminants sociétaux (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, 1987). En histoire, les faits, fondus de

manière quantitative dans la longue durée, ­dégagent des tendances qui échappent aux ­événements pris isolément (L. Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, 1953 et E. Le Roy Ladurie, Le territoire de l’historien, Paris, 1973). 4 En histoire, il s’agit d’accorder son attention au document exemplaire qui peut refléter son époque : « Tout moment est unique et porte en lui la représentation de tout le passé » pourrait-on dire à la suite de H. Bergson, lettre à Höffding, dans H. Höffding, La philosophie de Bergson, Paris, 1916, p.162. 5 E. Grendi, Microanalisi e storia sociale, dans Quaderni Storici, 33, 1972, p. 512. 6 S. Kracauer, L’histoire. Des avant-dernières choses, Paris, 2006, p. 276-285.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 259-276.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100049

benoît tonglet Si le trop ­particulier peut déformer le réel, le singulier est en mesure de s’imposer dans un contexte ­d’archives limitées.

• Pour l’adoption d’un référentiel : Jean Lejeune faisait remarquer que « celui qui s’aventure sur la mer des faits économiques doit se garder d’y rester, d’y sombrer »7. Ces faits gagnent donc à être insérés dans un référentiel. Il a une réelle valeur heuristique. Nous retenons ici le trend séculaire8, qui s’adapte bien à l’évolution lente, mais réelle, d’avant la ­Révolution industrielle. Selon nous, ce cycle a une durée de trois à quatre siècles. Il traduit les métamorphoses économiques et sociales de la société. Il se décompose en quatre phases : retournement à la hausse, hausse, retournement à la baisse et baisse. Les phases de retournement sont balisées par le décalage entre le mouvement de la production et celui des prix. Certains historiens, comme Alain Guerreau9, sont de véritables cyclophobes, sans prendre connaissance des ouvrages ­économiques consacrés à cette matière10, tandis que Mathieu Arnoux ne prend en compte qu’une phase de hausse, mais exclut une phase de baisse à la fin du Moyen Âge11.

D’une manière générale, les phases de retournement sont balisées par le décalage entre le mouvement de la production et des prix. Le premier précède toujours le second. Toutefois, pour le retournement à la hausse du trend du bas Moyen Âge, le mouvement de retournement de la production, qui s’amorce avec la mise en place d’innovations agraires (voir infra), est retardé par les invasions, notamment normandes, et le climat psychologique qui en découle, peu propice au ­développement économique. Le sommet de la hausse de la production peut être assimilé 7

J. Lejeune, La formation du capitalisme moderne dans la principauté de Liège au XVI ème siècle, Liège-Paris, 1939, p. 9-10. 8 Sur le trend séculaire, voir J. GriziottiKretschmann, Il problema del trend secolare nelle fluttuazioni del prezzi, Pavia, 1935. G. Imbert, Des mouvements de longue durée Kondratieff, ­Aix-en-Provence, 1959, p. 17-24. F. Braudel. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, III, Le temps du monde, Paris, 1993, p. 81-84. B. Tonglet, Histoire économique (500-2007). Critique de la méthode, Paris, 2007, p. 23-36 et 65-81; La monnaie et l’évolution économique médiévale du pays mosan, dans Dinant d’or et d’argent. Les monnaies ­dinantaises (VIIème-XVIème siècle, Catalogue d’exposition, Maison du Patrimoine médiéval mosan, Cahiers de la MPMM, 2, Bouvignes-Dinant, 2009, p. 59-72, et Pour une économie médiévale mosane. Essai de ­rupture épistémologique, Namur, à paraître (2010). 9 A. Guerreau, Crise, Dictionnaire du Moyen Âge, sous la direction de C. Gauvard,

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A. de Libera et M. Zink, Paris, 2004, p. 369-370. 10 N.-D. Kondratieff, Les grands cycles de la conjoncture, Paris, 1993. J. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, Paris, 1983, Business cycles, A Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process, New York and London, 1939 et Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, 1990. L.-H. Dupriez, Mouvements économiques généraux, Louvain, 1951 et Philosophie des conjonctures ­économiques, Louvain-Paris, 1959. J.-S. Goldstein, Longs cycles. Prosperity and War in the Modern Age, New Haven and London, 1988. L. Scandella, Le Kondratieff. Essai de théorie des cycles longs ­économiques, Paris, 1998. B. Tonglet, Les cycles Kondratieff : une philosophie critique, dans Innovations. Cahiers d’économie de l’innovation, 2004-1, p. 9-36. 11 M. Arnoux, Travail, redistribution et ­construction des espaces économiques (XI e-XV e siècle), dans Revue de Synthèse, 127, 2006-2, p. 279.

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1. Le mouvement du trend séculaire. B. tonglet, Histoire économique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 67. Nouvelle proposition.

à la fin des défrichements où l’on atteint, selon Philippe Contamine, « l’extrême limite de l’écosystème médiéval », tandis que le sommet de la hausse des prix est atteint vers 1317-1318, sur la base d’une si rare série statistique livrée par les comptes manoriaux de l’évêché de Winchester. Enfin, si nous n’avons pas encore pu déterminer le creux de la ­production, en revanche la baisse des prix atteint son point le plus bas, à la suite de Guy Bois, vers 1460. Et, si la datation des phases doit encore être affinée, elle ne remettra pas en cause le modèle du trend séculaire du bas Moyen Âge12. •

Une histoire influencée par l’activité économique et ses fluctuations : diverses études ont suggéré cette influence, sur le comportement ­psychologique, sur la philosophie, sur la politique, sur les conflits sociaux, sur les arts13.

12 B.Tonglet, Autour du château. Le pouvoir en pays

mosan (500-1200). Essai de mise en scène, p. 120. P. Contamine, M. Bompaire, S. Lebecq et J.-L. Sarrazin, L’économie médiévale, Paris, 1993, p. 222. G. Bois, La grande dépression ­m édiévale : ­X IVème-XVème siècle. Le précédent d’une crise ­systémique, Paris, 2000, p. 86-91, avec ­références. 13 Sur le comportement psychologique, H. Gaus, Menselijk gedrag tijdens langdurige economische ­recessies, Malle, 1984. Sur la philosophie, L.  Scandella, Cycles longs et œuvres de pensée, dans Cahiers du Centre d’études pathoanalytiques, 10, nov. 2004, p. 73-98 et Sur les traces d’Helmut Gaus, dans Kameraden en andere liberalen. Liber amicorum Helmut Gaus, Gent, 2007. Sur la politique, J.-Z.  Namenwirth, The

Wheels ofTime and the interdependance ofValue Change in America, dans Journal of interdisciplinary History, III, n°4, 1973, et R.-P. Weber, Society and Economy in the Western World System, dans Social Forces, 59, n°4, 1981. Sur les conflits sociaux, E. Screpanti, Long Economic Cycles and Recurring Proletarian Insurgencies, dans Review Fernand Braudel Center, 7, n° 3, 1984, p.  ­509-548 et B. Tonglet, Pour un nouvel esprit ­syndical, Paris, 2004, p. 17-24. Sur l’art et la ­littérature, B. Tonglet, Le château. Scénographie du pouvoir à ­travers l’iconographie mosane. L’exemple de Bouvignes (1500-1800), dans Les Échos de Crèvecoeur, 25, avril 2007, p. 4-22 et De l’échange don à ­l’économie d’échange. Dinant au Moyen Âge, Dinant, 2008, p. 78-79.

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benoît tonglet 2. Différentes thèses sur l’apparition des châteaux •

Thèse de l’anarchie : pour Jean Flach et Achille Luchaire, autour de 1900, on peut parler d’une véritable prolifération anarchique des ­châteaux, érigés, de manière désordonnée, sans autorisation royale14.



Thèse de l’usurpation : pour Roger Aubenas, en 1938, dans une ­approche juridique de l’histoire, la construction des châteaux fait ­partie des droits régaliens. Dans le cadre de la dégradation des ­institutions carolingiennes, ce sont les gardiens qui s’emparent des châteaux et du droit de commander qui leur est intimement lié15.



Thèse de la réalité sociale : elle est défendue par Marc Bloch de la manière suivante : « Les premières de ces citadelles avaient été élevées, au temps des invasions normandes et hongroises, par les rois ou les chefs des grands commandements militaires ; et jamais, par la suite, l’idée que le droit de fortification était, en son essence, un attribut de la puissance publique ne ­s’effaça tout à fait. D’âge en âge, on qualifiera d’illégitimes ou, selon l’expression anglo-normande, d’adultérins, les châteaux construits sans la permission du roi ou du prince. La règle, cependant, n’avait d’autre force réelle que celle de l’autorité intéressée à la faire appliquer et seule la consolidation des pouvoirs monarchiques ou territoriaux, à partir du XIIe siècle, devait lui restituer un contenu concret ». Autrement dit, le légal s’est effacé devant la réalité sociale du phénomène16.



Thèse de la « révolution féodale » ou du bouleversement castral autour de l’an mil : Marcellin Boudet est le premier à utiliser le concept de « révolution féodale » en 191017. Il faudra cependant attendre la thèse de Georges Duby, en 1953, pour mettre en exergue la place du château dans cette révolution, suivi par beaucoup d’autres historiens. En 1980, Jean-Pierre Poly et Eric Bournazel parlent de « mutation féodale »18. Désormais, on désigne les partisans de cette thèse sous le vocable de mutationnistes, en les opposant aux antimutationnistes, ralliés à ­Dominique Barthélemy, qui tend à imposer une évolution linéaire de la société féodale19. Depuis lors, Gabriel Fournier a rappelé en 2002, à l’occasion de la réédition de sa thèse, que « l’Auvergne ne fournit aucun argument en faveur des théories antimutationnistes », tandis que Frédéric de Gournay reprend l’idée de « mutation » ou de «césure majeure » dans Le Rouergue au tournant de l’an mil20.

14 J. Flach et A. Luchaire, cités par A. Debord,

Aristocratie et pouvoir. Le rôle du château dans la France médiévale, Paris, 2000, p. 35. 15 R. Aubenas, Les châteaux forts des XIème et XIIème siècles. Contribution à l’étude des origines de la ­féodalité, dans Revue historique de droit français et étranger, 4° série, 17, 1938, p. 548-582. 16 M. Bloch, La société féodale, Paris, 1970, p. 552. 17 M. Boudet, Introduction au Cartulaire du prieuré de Saint-Flour, Monaco, 1910, cité par C. Lauranson-Rosaz, Le débat sur la « mutation

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f­éodale » : état de la question, wwwdroit.u.clermont1. fr. pages . . . /MutFeodebat. 18 J.-P. Poly et E. Bournazel, La mutation ­féodale. X ème-XIIème siècle, Paris, 1980. 19 D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au XIVème siècle, Paris, 1993 et La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, Paris, 1997. 20 F. de Gournay, Le Rouergue au tournant de l’an mil. De l’ordre carolingien à l’ordre féodal ­(IXème-XIIème siècle), Toulouse-Rodez, 2004, p. 15.

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3.Thèse personnelle de l’évolution créatrice et du changement irréversible et imprévisible Notre point de départ est une réflexion de Gabriel Fournier : « La carte des châteaux de ce type, attestés par les textes et par l’archéologie, montre que leur répartition ne se superpose pas à celle des anciennes résidences ­aristocratiques, les deux établissements répondant à deux types de sociétés ­différents »21. Le processus sous-jacent à cette réflexion est celui d’un changement, d’une rupture. L’économiste suggère alors le concept de « Destruction Créatrice, qui révolutionne, par poussées disjointes, séparées les unes des autres par des périodes de calmes relatifs, de l’intérieur, la structure économique, en détruisant ses éléments vieillis et en créant des éléments neufs »22, tandis que le philosophe propose celui d’« évolution créatrice »23. Avec Bergson, l’évolution implique spontanéité et élan, producteurs de ­nouveauté. Il s’agit « d’un flot qui monte »24. Pour Joseph Schumpeter, l’évolution est « un changement irréversible ». Son évolution n’est ni « un circuit qui se répéterait à peu près sans cesse », ni « oscillations pendulaires autour d’un point fixe »25. Le concept d’évolution peut cependant avoir des ­significations divergentes : • • •

évolutionniste (Darwin) : elle correspond à des transformations ­orientées et dérivant les unes des autres ; évolution créatrice (Bergson) : il s’agit d’une impulsion vitale et libre, renouvelant, d’une manière fondamentale, les choses ; évolutionnaire (Schumpeter) : Schumpeter utilise le mot « evolutionnary »26. Il s’agit de changements plus ou moins radicaux et imprévus qui bouleversent le cours de l’histoire. Il parle aussi de « révolutions »27.

À la suite de Joseph Schumpeter, nous pensons que les cycles longs se retournent à la hausse sous l’impulsion de grappes d’innovations. Encore faut-il définir l’innovation. Innover, ce n’est pas inventer. Innover, c’est diffuser l’invention. C’est la mise en exploitation concrète d’une invention et sa diffusion dans l’espace. Inventer relève de la ­technique, innover, de l’économie. Joseph Schumpeter énumère les ­d ifférents types d’innovations : « fabrication d’un produit nouveau, ­introduction d’une méthode de production nouvelle, ouverture d’un nouveau

21 G. Fournier, Auvergne. Géographie politique et sociale, dans Le Paysage monumental de la France autour de l’an mil, sous la direction de X. Barrat y Altet, Paris, 1987, p. 174. 22 J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, op. cit., p. 116-117. 23 H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, 2006.

24

Ibidem.

25 J. Schumpeter, Théorie de l’évolution ­économique,

op. cit., 1983, p. 88, 89, 90 et 92. 26 J. Quiles, Schumpeter et l’évolution économique. Circuit, entrepreneur, capitalisme, Paris, 1997, p. 12. 27 J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, op. cit., p. 116.

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benoît tonglet débouché, conquête d’une source nouvelle de matière première, réalisation d’une nouvelle organisation »28. Ce sont ces différents types d’innovations qu’il s’agira de déceler. Amorcé en 850, mais ralenti jusqu’en 950, suite aux invasions normandes et hongroises, ce processus, mutatis mutandis, est ici ­caractérisé par la destruction des éléments vieillis des structures de défense et ­d’habitat et des structures économiques, et leur remplacement par des structures innovantes, tant sur le plan architectural qu’économique. Le mouvement de l’évolution créatrice, brusque, imprévisible, irrésistible, secoue périodiquement l’histoire et bouleverse en profondeur les ­structures de la société. Cette évolution entraîne un bouleversement, qui se décompose en cinq vagues innovatrices, qui s’imbriquent les unes dans les autres, et donc plus ou moins synchroniques : agraire, spatiale, architecturale, économique, avec la nouvelle gestion castrale, foncière et banale, mais aussi sociale avec une nouvelle forme de « la domestication de l’être humain »29, l’encellulement. 4. Les cinq vagues innovatrices a. Des innovations agraires : du milieu du IXe siècle au milieu du XIe siècle • La mise en place du domaine bipartite : un manse seigneurial ­exploité en faire valoir direct, d’autres manses exploités par des familles ­dépendantes, contre redevance en nature ou en espèce, et prestations de service ou corvées. L’invention remonte au VIIe/VIIIe siècle, sa diffusion au IXe siècle30. • L’adoption, au IXe siècle, de l’assolement triennal et de labours sous la forme de longues raies31. • La diffusion du moulin, mais aussi des techniques d’irrigation, ­concrétisées par de hauts rendements en foins, livrés par les textes, obtenus avec la mise en place de petits barrages et de petits canaux32 destinés à « ewer » les prés, selon le concept utilisé dans les documents, ou « laver les prés »33. 28

Ibidem, p. 95. P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, 2000, p. 40. 30 A. Verhulst, La diversité du régime domanial entre Loire et Rhin à l’époque carolingienne, dans ­V illa-Curtis-Grangia. Landwirtschaft zwischen Loire und Rhein von der Römerzeit zum Hoc hmittelalter, Munich-Zür ich, 1983, p. 132-148. 29

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31

J.-P.  Devroey, Economie rurale et société dans l­’Europe Franque (VIème-IXème siècles), Paris, 2003, p. 110-111. 32 B. Tonglet, Autour du château, p. 106-108, avec références. 33 D. Brouwers, L’administration et les finances du comté de Namur du XIIIème au XVème siècle. Cens et rentes, Namur, 1911, p. 177. V. Alie, Laver les prés, dans Bulletin du Cercle d’Histoire Segnia, 2, 1977, p. 72-75.   

      

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Ces innovations entraînent des surplus de production, écoulés sur des marchés et une interaction ville/campagne, bien mise en évidence, en pays mosan, par Georges Despy34. b. Le processus d’enracinement vers le milieu du Xe siècle : du domaine de fonction à la seigneurie ancrée autour d’un château À partir du milieu du VIIe siècle, l’aristocratie mosane appartient souvent au groupe familial des Pippinides. Elle représente l’autorité publique, pratique une politique de l’espace qu’elle gouverne, non à partir d’un centre, mais de manière itinérante. En contrepartie, elle dispose de l’usufruit de domaines dont elle devient au fil du temps, par usurpation, propriétaire. Jusqu’au milieu du Xe siècle, la potestas se confond avec la propriété de la terre. À cette époque, le pouvoir central est affaibli, ce qui entraîne son émiettement et une insécurité ­généralisée. À l’est de la Meuse, entre Ourthe et Semois, émergent quelques familles aristocratiques (Clermont, Falmagne, Hubinne, Montaigu, ­M ozet-Wierde, Orchimont, Revogne, Thynes, Verenne, ­Waha-Emeville . . . ). Compte tenu de l’enchevêtrement de leurs terres et des domaines légués à l’abbaye de Stavelot par Carloman, et à l’abbaye de Saint-Hubert par Walcaud, nous avons émis l’hypothèse que ­certaines de ces familles (Mozet-Wierde, Revogne, Verenne, Waha-Emeville . . . ) pourraient, peut-être, avoir un lien de famille avec Carloman, son fils probable Adelreide et ses petits-fils Walcaud et Erchengoldus. Quoi qu’il en soit, ces familles s’enracinent sur les terres qui leur reviennent, après des successions en cascade. Manifestement, leurs ­ressources se sont considérablement amoindries. Il s’agit donc de réagir, de se protéger et de trouver de nouvelles sources de revenus écornés par les partages, et, plus tard, par les donations aux institutions ­ecclésiastiques35. L’innovation du château est la clef d’une nouvelle stratégie mise en place par l’aristocratie pour trouver une solution aux deux problèmes ­(insécurité et baisse des revenus) qui pèsent sur elle. Le château est une véritable innovation qui va dynamiser les anciennes structures ­domaniales et mettre en place une nouvelle économie castrale. La phase d’enracinement se termine avec la gestion d’un stock de prénoms. À l’est de la Meuse, quatre Engon se succèdent chez les Revogne et leurs descendants. Chez les Han, on utilise le plus souvent

34 G. Despy, Villes et campagnes aux IX ème et X ème siècles, l’exemple du pays mosan, dans Revue du Nord, 50, 1968, p. 145-168.

35 Voir à ce sujet B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 13-14 et 225-227.

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benoît tonglet les prénoms de Conon ou de Godefroid 36. Il y a aussi adoption d’un nom de lieu : « c’est toujours le château »37, pour le Bas-Languedoc, comme le déclare Monique Bourin, comme pour le pays mosan. Tout ceci donne naissance aux topolignées, définies par Joseph Morsel comme « des suites d’héritiers, identifiées par le port d’un même nom de lieu (nom de château)»38. c. Une évolution architecturale : le château à défense resserrée autour de l’an mil La défense était assurée par des forteresses publiques et collectives. Dans un contexte de déliquescence du pouvoir central, d’insécurité, née des invasions et du climat psychologique qu’elles entretiennent, ­d ’enracinement, un « réflexe obsidional », pour reprendre l’expression de Claude Gaier39, s’impose, localement et individuellement, sous la forme d’un château à défense resserrée. La défense se contracte sur un espace réduit (éperon rocheux, rebord de plateau) ou aménagé à cet effet (motte). Elle est assurée par une tour, entourée d’une palissade et d’un fossé. Ce complexe est situé au sein du manse seigneurial. À ce stade de la recherche, il y a moins, en pays mosan, de mottes que de sites de hauteur, éperon rocheux ou rebord de plateau. La diffusion de cette innovation s’étale, de manière prudente, mais sans doute beaucoup plus rapide, sur un siècle, de 975 à 1075. Citons en pays mosan, les mottes de Faimes, Haillot, Haltinne, Laminne, Wancennes, . . . , les sites d’éperon, Faing-Montaigle, Furfooz, Rochefort . . . , de rebords de plateaux, Falmagne, Revogne, Thynes . . . 40. Le site de Falmagne, à quelques kilomètres de Dinant à l’est de la Meuse, est esquissé dans plusieurs notices du XIIe siècle. Vers 1100, il comprend un moulin, une basse cour, à l’abri d’un retranchement, ­fossés et/ou palissades, avec des bâtiments d’exploitations agricoles, curtem muro circumseptam. La haute cour se compose d’une tour, probablement en pierre, entourée d’un mur circulaire, d’une collégiale, avec son atrium, desservie par quatre chanoines, d’une maison, encore en bon état, mais délabrée à l’intérieur, ainsi que d’une autre maison, en pierre, située à proximité, mais en contre bas des autres édifices, ­ecclesie, . . . atrium, . . . ­quatuor clericos . . . turrim . . . ambitum muralem et domus interius diruta sed usui ­commoda B. Tonglet, La seigneurie indépendante. XIèmeXIIème siècle. L’exemple de douze familles mosanes, Namur, 1992, p. 98 et 136. 37 M. Bourin-Derruau, Villages médiévaux en Bas-Languedoc. Genèse d’une sociabilité (XèmeXIVème siècle), Paris, 1987, I, p. 125. 38 J. Morsel, L’aristocratie médiévale. Vème-XVème siècle, Paris, 2004, p. 99. 36

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C. Gaier, Art et organisation militaire dans la p­ rincipauté de Liège et dans le comté de Looz au Moyen Âge, Bruxelles, 1968, p. 40-46 et 204-207. 40 B. Tonglet, Châteaux. Topographies castrales et histoire du Moyen Âge. L’exemple du pays mosan, Namur, 2009, p. 57-68.

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aptas, . . . iuxta vel infra, domum lapideam. La haute cour est apparemment partagée en deux terrasses. Elle a malheureusement été éventrée par la route Dinant-Beauraing. Quant à la basse cour, elle correspond à une partie de la place du Baty. Ces textes décrivent donc une famille ­enracinée à Falmagne, autour de sa tour, sa collégiale et son exploitation agricole41. Cette innovation architecturale se diffuse par spasmes régionaux, par exemple en mâconnais entre 980 et 103042. Et, dans le climat ­d’insécurité et de déliquescence du pouvoir, l’aristocratie s’approprie les droits régaliens, exercés au départ d’un habitat seigneurial fortifié et individualisé. d. Une innovation économique : la nouvelle gestion castrale autour de l’an mil Le château entraîne un « nouveau mode de production », avec la d­ ynamique de la gestion castrale, grâce à la présence coercitive du ­propriétaire qui s’est enraciné. La réalisation d’une vingtaine de ­monographies seigneuriales laïques43, dont une dizaine dégagent des éléments vraiment significatifs, nous a permis de proposer une typologie des seigneuries et de cerner la nouvelle gestion castrale :

• Profil de la seigneurie foncière : typologie des seigneuries

La seigneurie des eaux et des forêts : Faing, Hubinne, ­Orchimont, Revogne, Rochefort. À l’est de la Meuse, la rivière devient l’épine dorsale de la ­seigneurie. Pour conforter les rendements, moyens ou faibles, de la culture céréalière, les rivières et les fonds de vallée humides sont ­valorisés sous forme de pêcheries et de prés de fauche, régulièrement irrigués, permettant de compléter la vaine pâture, organisée dans les bois et les terrains vagues, par du fourrage, qui alimente le bétail durant l’hiver, tandis que les forêts sont exploitées sous forme de bois de chauffage ou de construction, acheminés sur les lieux d’utilisation par flottage. Cela implique une appropriation des eaux et des forêts, favorisée par ­l’implantation castrale, mais qui n’apparaît au grand jour qu’au XIIIe siècle, notamment au travers des documents de franchises44. 41

G. Despy, Les chartes de Waulsort, op. cit., p. 376, 378 et 380. B. Tonglet, La seigneurie indépendante, op. cit., p. 83-88, 179 et 181, et Autour du château, op. cit., p. 199-200. Le site est représenté ­tardivement dans une gouache d’Adrien de Montigny, Albums de Croÿ, sous la direction de J.-M. Duvosquel, Bruxelles, 1985-1992, XIV, p. 168.

42 G. Duby, La société aux XIème et XIIème siècles dans

la région mâconnaise, op. cit., p. 480. 43 B.Tonglet, La seigneurie indépendante, op. cit., et Autour du château, op. cit., p. 189-224. 44 B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 189-224.

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benoît tonglet

2. Typologie des seigneuries.

La seigneurie des champs : Waremme, Atrive, Noville . . .  Pour Waremme, une « charte censier » permet d’appréhender le domaine, situé dans les riches terres de Hesbaye et structuré autour d’un castellum. Il est considérable : 1032 bonniers, environ 1000 ha, dont une réserve seigneuriale (102 bonniers), des bois (240 bonniers) avec une église, 5 moulins, 6 brasseries et leurs moulins, un marché local et un tonlieu. Le domaine comprend 815 personnes. Ce domaine est encadré par un villicus, un forestier et un préposé attaché au tonlieu. Les cens sont réglés tant en nature (produits diversifiés : porcs, agneaux, poulets, pains, vin, œufs) qu’en deniers45. La seigneurie des minières : Morialmé (fer), Montcornet ­(ardoise), Mozet et Wierde (céramique) La seigneurie minière de Morialmé apparaît au fil des conflits d’avouerie ou de propriétaires aux XIIIe et XIVe siècles. Les Morialmé tiraient des revenus de l’exploitation des minières, certainement ­indirectement, dans le cadre de l’avouerie d’Hanzinne, où ils bénéficient du tiers du profit d’exploitation, probablement directement des mines de Fraire et de Laneffe, terres qui font partie de leur seigneurie.

45 S. Bormans et E. Schoolmesters, Cartulaire de

l’Eglise Saint-Lambert à Liège, I, Bruxelles, 1893,

268

p. 38-43. B. Tonglet, Pour une économie médiévale mosane, op. cit.

le

château en pays mosan autour de l’an mil

À Montcornet, les seigneurs tirent des redevances de l’exploitation des ardoisières, à Mozet, probablement de la céramique46.

• La nouvelle gestion castrale

Le château est bien la source de la nouvelle gestion castrale du prendre et du défendre pour mieux dépenser (seigneurie banale et avouerie). La logique du prendre est bien exprimée dans un texte ­(1077-1099) relatif au Rouergue, omnia quicquid ego ibi querebam vel rapiebam, « tout ce que je réclamais ou volais »47, ou sous les formules diverses du ban : exactio, injustas consuerudines, accidentalibus quaestibus . . . Cette logique est également concrétisée par l’obligation d’utiliser, moyennant redevances, la brasserie, le four et le moulin seigneurial48, mais aussi par ­l’appropriation des eaux, des prairies naturelles et de la forêt. Ils se réservent les produits de la pêche et les foins récoltés dans les fonds de vallées humides. La vaine pâture et les prélèvements de bois de chauffage et de construction sont sévèrement réglementés49. Ils perçoivent des droits de tonlieux (les Walcourt à Walcourt) sur les marchés50 et de winage sur la ­circulation (routes et cours d’eau) des marchandises (les Chimay à Haybes, les Chiny à Givet, les Clermont à Clermont, les Faing, à Château-Thierry, les Hierges à Aubrive, les Orchimont, à Vireux)51. La logique du défendre, custodie circumvicinorum prediorum u­ tillimum52, est concrétisée par la protection accordée à ceux qui vivent dans le territoire couvert par le détroit du château53 et aux institutions ecclésiastiques, situées à proximité, avec tous les droits qui y sont ­attachés, 46

B.Tonglet, Pour une économie médiévale mosane, op. cit. P. Sabourin, Une famille féodale méconnue : Les Montcornet (début XIIème s. - fin XIIIème s.), dans Revue Historique Ardennaise, 15, 1980, p. 34-51. 47 F. de Gournay, Le Rouergue au tournant de l’an mil, op. cit., 2004, p. 289. 48 Voir, pour le pays mosan, les 54 textes ­répertoriés (ban, exactions) dans B. Tonglet, La seigneurie indépendante, op. cit., p. 199-203. Pour les winages mosans, B. Tonglet, Autour du château, p. 221 et 232. 49 Le document le plus suggestif est publié par C. Roland, Orchimont et ses fiefs, Anvers, 1895, p. 380-381.Voir, à ce sujet, B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 191-192 (famille de MontaiguRochefort), 195-196 (famille d’Orchimont), ­203-204 (famille de Revogne), et, de manière générale, p. 230-231.

50

Ce droit de tonlieu, mentionné en 1026, est exercé à Walcourt par la famille éponyme, texte publié par L. Genicot, L’économie rurale namuroise au bas Moyen Âge, III, Louvain-la-Neuve, 1985, p. 386-388. 51 B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 232, avec références. 52 MGH ss,VIII, p. 643, cité par J.-L. Fray, Villes et bourgs de Lorraine. Réseaux urbains et centralité au Moyen Âge, Clermont-Ferrand, 2006, p. 55. 53 Le détroit du château est indirectement ­s uggéré en pays mosan, dans le cas du château de la famille d’Atrive sous la formule intra fines justicie : G. de Mons, 1904. Chronique, éd. L. Vanderkindere, Bruxelles, 1904, p. 216. B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 229.

269

benoît tonglet mais aussi par l’exercice de la haute justice, avec la perception des amendes infligées aux délinquants54.

• La seigneurie indépendante

Par ailleurs, l’aristocratie exploite au maximum son enracinement à l’écart du pouvoir central, aux confins des principautés, et sa position particulière, sur l’échiquier instable des « jeux » de pouvoir55. Leurs châteaux « durent, parce qu’ils sont en position interstitielle »56. Et le paysage est lui-même mis en scène pour affirmer le nouveau type de domination, par le choix judicieux du site castral57. La seigneurie est bien ­indépendante. La noblesse, en s’appuyant sur ses châteaux, est en mesure de ­bouleverser les rapports de force locaux. e. Une innovation sociale (domestication de l’être humain) : l’encellulement (1000-1150) Elle consiste en une intégration totale des hommes à la ­seigneurie : « Il s’agit, en effet, d’une prise en mains des hommes jusqu’alors dispersés, d’un contrôle économique de leur travail, d’une pesée sociale et morale exercée sur leurs usages », selon Robert Fossier. Il s’agit de mieux contrôler leur travail et de mieux les exploiter, en contrepartie de la sécurité apportée par le château. Elle prend parfois une forme plus autoritaire, l’incastellamento. Toutefois « l’importance d’un phénomène n’est pas nécessairement ­proportionnelle à ses traces matérielles », comme le fait remarquer élisabeth Zadora-Rio. Et elle ajoute : « Peut-être faut-il considérer qu’ils nous informent sur les ­aspirations, la volonté politique, la conception du pouvoir des sociétés des XIe-XIe siècles et peu (ou pas) sur leurs réalisations concrètes ou leur cadre de vie »58. En pays mosan, cette volonté de rassembler les habitants de la seigneurie, au pied du château, cité au XIe siècle, se concrétisera à Revogne selon une forme proche de l’incastellamento du sud européen. Ce rassemblement est sans doute l’œuvre de la famille éponyme dont les derniers descendants se retireront à l’abbaye de Waulsort vers le milieu du XIe, sous 54 B.Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 233-234. 55

G. Fournier, Auvergne. Géographie politique et sociale, op. cit., p. 174. C. Billen, Terre, pouvoir, ­revenus. La formation de la châtellenie de Chimay IXème - XIIIème siècles, dans Recueil d’études d’histoire hainuyère, offerts à M.-A.Arnould, sous la direction de J.-M. Cauchies et J.-M. Duvosquel, Analectes d’histoire du Hainaut, 1983, II, p. 65. B. Tonglet, L’habitat seigneurial fortifié dans le comté de Namur. Xème-XVème siècles, Namur, 1985, p. 28 et 34 (carte),

270

La seigneurie indépendante, op. cit., p. ­227-234 et Autour du château, p. 136-139 et ­234-235. 56 J. Morsel, L’aristocratie médiévale, op. cit., p. 108. 57 B. Tonglet, Le château. Scénographie du pouvoir à travers l’iconographie mosane, op. cit. 58 R. Fossier, L’Occident médiéval. Vème-XIIIème siècles, Paris, 2001, p. 53. é. Zadora-Rio, L’archéologie de l’habitat rural et la pesanteur des paradigmes, dans Les nouvelles de l’archéologie, 92, 2ème trimestre 2003, p. 7.

le

château en pays mosan autour de l’an mil

3. Seigneurie de Revogne et détroit du château : essai de restitution. Carte dressée d’après E. Nemery, Revogne. Ville déchue, Bruxelles, 1967, p. 120.

la pression de l’évêque de Liège qui s’empare, d’une manière ou d’une autre, au plus tard en 1155, du château, accorde une franchise aux habitants du village et à trois autres localités en 1241, et érige une enceinte, déjà représentée sur le sceau annexé à cette charte59. C’est sans aucun doute le cas également à Rochefort. La famille, qui occupe la première place dans l’entourage de l’évêque de Liège, est installée au château de Montaigu, sur une hauteur dominant la vallée de l’Ourthe. Avant 1028, Gozelon de Montaigu exerce la fonction de comte épiscopal de Huy. Il est probable que les bourgeois de Huy n’ont pas supporté la férule de la famille qui perd cette fonction avant 1066. En ­compensation, l’évêque lui accorde une partie du domaine de Behogne. L’église du domaine, siège d’une paroisse primitive et d’un doyenné, est située sur une hauteur dominant la Lhomme, un affluent de la Lesse. La famille de Montaigu érige un château sur un éperon rocheux, Rochefort, « Rocha fortis », à moins d’un kilomètre. Il est cité en 1155, castrum cum omnibus pertinentiis suis, avec tout ce qui s’y rattache. La localité est ainsi partagée entre deux pôles, deux centres de pouvoir, même s’ils sont en bonne entente, avant 1155. Très rapidement après son installation, la famille regroupe au pied du château, 59 MGH ss, XIV, p. 530. E. Nemery, Revogne, ville déchue, centre vital de la Famenne au Moyen Âge, Bruxelles, 1967. P. Mignot et B. Tonglet, Les campagnes de l’an mil entre Ardenne et Meuse, dans

Cahiers de l’Urbanisme, 56, septembre 2005, p. 8-9. B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 179-180 et 201-204.

271

benoît tonglet à l’abri d’une enceinte, une partie des habitants. En l’absence de postérité, la famille, vers 1185, désigne l’église de Liège pour reprendre la succession. Mais l’évêque de Liège, au décès de Gilles en 1292, cède l’héritage à Werry de Walcourt en 1193. En 1285, les Walcourt attirent d’autres habitants, à l’abri de l’enceinte, avec une charte de franchise accordée au bourg de Rochefort, tandis que « Behogne n’est nullement franche »60. À Logne, l’abbé Wibald décide de rassembler de manière ­autoritaire les habitants du domaine de Vieuxville au pied du château de Logne. Dans les faits, ce rassemblement tournera court61. Quoi qu’il en soit, l’encellulement est concrétisé par le détroit du château, une balise psychologique, sans doute bien perçue par les ­habitants de la seigneurie, au sein de laquelle luft macht eigen : de ­nouveaux droits sont imposés par ceux qui sont propriétaires de l’air, à ceux qui le respirent. 5. Conclusions : le château, une innovation économique et architecturale pour un bouleversement en profondeur de la société L’innovation du château s’avère la clef de la stratégie mise en place par la noblesse pour trouver une solution unique aux deux problèmes, insécurité et baisse des revenus, qui pèsent sur elle. Cette stratégie, en adoptant la démarche de l’économiste Joseph Schumpeter, se déroule de la manière suivante : enracinement (local) ; système domanial rénové par la nouvelle gestion castrale (« Destruction Créatrice »)62 ; agent du changement (aristocrate) qui apparaît « en essaims »63 ; la mise en place, en « grappes »64, de l’innovation (le château) ; les fruits du changement, de nouvelles sources de revenus générés par l’exercice du ban, de ­l’avouerie . . . Nous superposons à un schéma historique une partie du système schumpétérien, épuré de toute forme d’anachronisme65. 60

S. Bormans et E. Schoolmeesters, Cartulaire de l’Eglise Saint-Lambert à Liège, I, p. 78. C. Roland, Chartes namuroises inédites. Rochefort (1200-1214), dans Annales de la Société Archéologique de Namur, 1900, p. 366-367. C. Limbrée, Rochefort. Le comté et la ville, dans Rochefort. Un château. Une abbaye. Une ville. 1285-1985, Catalogue d’exposition, Bruxelles, 1985, p. 17-28. B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 189-193. 61 J. Halkin et C. Roland, Recueil des chartes de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, I, 1909, p. 338-341. P. Mignot, Le peuplement médiéval au sud de la Meuse. Le cas de Logne, dans Mélanges d’archéologie ­médiévale, Liber amicorum en hommage à André Matthys, Cahiers de l’Urbanisme, Hors série, ­septembre 2006, p. 150.

272

62

J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, op. cit., p.116. 63 J. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, op. cit., p. 371. 64 J. Schumpeter, Business cycles, op. cit., p. 87-101. 65 L’histoire économique se situe tant dans le créneau de l’économiste que dans celui de ­l’historien. On ne s’étonnera donc pas que le premier utilise sa « boite d’outils », chère à Michel Foucault, les concepts économiques utiles à son analyse, ce qui n’exclut pas de les transposer, quand c’est possible, comme nous l’avons fait ici, dans un vocabulaire plus adapté aux historiens du monde médiéval ou de les mettre entre ­parenthèses.

le

château en pays mosan autour de l’an mil

En s’inscrivant dans les sillages de Jean-Pierre Poly, Eric Bournazel, André Debord, Georges Duby, Gabriel Fournier et Frédéric de Gournay, en fondant ce bouleversement sur ces cinq vagues ­innovatrices plus ou moins synchroniques, il devient difficile, comme s’acharne à le faire Dominique Barthélemy, de privilégier une évolution linéaire à une rupture de paradigme, à une véritable révolution. Est-ce par hasard qu’Adalbéron de Laon faisait remarquer, à la fin siècle, que « les mœurs des hommes changent et change aussi l’ordre des du choses »66, quelques années avant Bernard d’Angers dont les descriptions, suggestives, bien traduites par Frédéric de Gournay67, traduisent le ­changement, assimilé, sans fondements, par Dominique Barthélemy à « des histoires marseillaises »68 ? En pays mosan, on citera, dans la ligne d’Adalbéron et de Bernard d’Angers, La Chronique de Mouzon, rédigée probablement avant 1033 : « Les grands, comme c’est la triste habitude aujourd’hui, oppriment les petits ; les puissants chassent les faibles et les ­poursuivent comme des proies », des grands qui possèdent manifestement des châteaux69. Anselme, chanoine de Saint-Lambert de Liège, évoque également, dans sa Chronique, rédigée sous l’épiscopat de Théoduin (1048-1075), des praedones, titulaires, sans doute depuis un certain temps, de châteaux localisés in paludibus sive rupis, qui s’emparent de terres et asservissent leurs habitants, à l’époque de l’évêque Wazon (1042-1048)70. Xe

Par ailleurs, peut-on sérieusement envisager, comme le font le même Barthélemy et à sa suite, combien d’autres, une véritable ­mutation avec l’enracinement à la fin du XIIe et au XIIIe siècle, des milites castri sur leurs propres terres, où ils érigent souvent une tour ou une maison forte71, en considérant comme un bouleversement, un mouvement d’imitation de leurs prestigieux devanciers, à la veille du retournement à la baisse du trend séculaire, qui est effectif dès 126072 ? Il s’en prend à Léopold Genicot, non seulement en ce qui concerne la distinction des nobiles et milites, mais également à propos du « récit mythologique » de « l’ascension des milites », qui se rapprochent des « seigneurs châtelains » vers 1200 en comté de Namur73. 66

Adalbéron de Laon, Poème au roi Robert, éd. C. Carozzi, Paris, 1979, v. 303. 67 Liber Miraculorum sancte Fidis, passim, cité dans F. de Gournay, Le Rouergue au tournant de l’an mil, op. cit. 68 D. Barthélemy, cité par F. de Gournay, Le Rouergue au tournant de l’an mil, op. cit., p. 224. 69 Chronique ou Livre de fondation du monastère de Mouzon, édité, traduit, commenté et annoté par M. Bur, Paris, 1989, p. 37-38, 141 et 150-153.

70

MGH ss, VII, p. 223-224. j.-l. kupper, Liège et l’Eglise impériale de Liège. XIème-XIIème siècle, Paris, 1981, p. 14-15 et 226. 71 D. Barthélemy, Les deux âges de la seigneurie banale. Coucy (XIème-XIIème siècle), Paris, deuxième édition, 2000, p. 547-550. 72 B. Tonglet, Autour du château, op. cit., p. 261. 73 D. Barthélemy, Les deux âges de la seigneurie banale, Paris, op. cit., p. 550 et Qu’est-ce que la Chevalerie en France aux XIème et XIIème siècles?, dans Revue Historique, 290-1, 1994, p. 26.

273

benoît tonglet Force cependant est de constater l’adéquation des deux ­ bservations du grand historien namurois, à la suite de notre propre o lecture des textes mosans. Si ces derniers ne sont pas nombreux, on constate cependant une véritable hiérarchie dans les listes de témoins des actes rédigés par les clercs au XIe74, mais aussi « encore » au XIIe siècle, et non pas « seulement », comme le voudrait Dominique Barthélemy. Et le déclin des vieilles familles aristocratiques, à quelques rares exceptions près, les rapprochent des hommes nouveaux qui montent. Ceux-ci, à la suite d’une enquête rapide menée à l’est de la Meuse, sont tout autant des sous-avoués de domaines abbatiaux de Stavelot et de Saint-Hubert, que des milites castri, ce qu’ignore manifestement Dominique Barthélemy. Ces sous-avoués, issus des villici les plus dynamiques, de véritables « petites dynasties rongeuses », pour employer le vocabulaire suggestif de Georges Duby75, sont tout aussi enclins à s’inscrire dans le mouvement ­d ’imitation en matière d’érection de tours ou de maisons fortifiées. Que font ces hommes nouveaux ? Ils imitent et s’identifient aux maîtres des châteaux, pour bénéficier aussi du prestige de la hauteur 76 et « vivre noblement »77. La tour ne joue-t-elle pas, en outre, un « rôle de marqueur »78 du pouvoir, depuis l’an mil? Ce mouvement d’imitation et d’identification ne représente pas davantage que la dernière vague du bouleversement castral qui se manifeste autour de l’an mil. Est-il judicieux, à la suite d’Alain Guerreau, de s’en prendre aux concepts de crise ou de cycle, en ignorant superbement les travaux ­économiques qui leur sont consacrés ? Enfin, en privilégiant, sur la base des faits, l’influence ­prépondérante de l’économie sur le déroulement historique, en ­considérant le château comme une innovation économique, comme l’une des causes du retournement à la hausse du trend séculaire du bas Moyen Âge, nous n’adhérons pourtant pas au matérialisme historique, n’en déplaise aux

74

B.Tonglet, La seigneurie indépendante, op. cit., p. 8. G. Duby, Histoire de France - Le Moyen Âge. 947-1460, Paris, 1987, p. 85. 76 L.-F. Genicot, Introduction, dans Le Grand Livre des Châteaux, sous la direction de L.-F. Genicot, Bruxelles, 1975, p. 18. L.-F. Genicot (dir.), R.  Spede et P. Weber, Les tours d’habitation ­seigneuriales du Moyen Âge en Wallonie. Analyse archéologique d’une typologie, Etudes et Documents, 75

274

Monuments et Sites, Ministère de la Région wallonne, Namur, 2002, p. 225. 77 F. Piponnier, Vivre noblement en Bourgogne au XIVème siècle, dans Mélanges d’archéologie et ­d’histoire en l’honneur du doyen de Boüard, Genève, 1982, p. 309-317. 78 R. Litoux et G. Carré, Manoirs médiévaux. Maisons habitées, maisons fortifiées, Paris, 2008, p. 60.

le

château en pays mosan autour de l’an mil

antimutationnistes, toujours prompts à débusquer une filiation marxisante, car nous ne croyons en aucune manière à une quelconque fin de l’histoire. Avec Héraclite, nous pensons plutôt que « tout s’écoule et ne reste jamais pareil »79, même si le changement prend la forme d’un chemin ascendant et descendant, et avec Auguste Blanqui, que « seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance »80.

79

Héraclite, Fragments, Paris, 2002, p. 98.

80

A. Blanqui, L’éternité par les astres, Paris, 2002, p. 108.

275

Château fort d’Ecaussinnes-Lalaing.

véronique flammang AIO – Université de Leyde Une femme à la tête du domaine : le cas de Jeanne de Werchin, sénéchale de H ainaut

Jeanne de Werchin, sénéchale et paire de Hainaut, hérita en 1415 d’un vaste ensemble de seigneuries, situées principalement dans les ­comtés de Hainaut et de Flandre, ensemble à la tête duquel elle demeura, seule, pendant près de trente ans. Il était courant, en cette fin de Moyen Âge, qu’une femme s’occupât de la gestion des terres durant les absences de son mari. Il arrivait aussi que, lorsque le seigneur possédait plusieurs forteresses, les époux choisissent de vivre séparément, multipliant ainsi leur présence physique1. Dans ces deux cas, l’épouse jouissait du prestige du seigneur, et la question de la légitimité de son autorité ne se posait pas. Mais une mortalité masculine importante laissait aussi fréquemment de jeunes héritières et des veuves à la tête des seigneuries2. Selon les inventaires de fiefs, en Hainaut, en 1410, 6% des nobles tenant au moins un fief en nom propre étaient des femmes3. Parmi celles-ci, la plupart sont des veuves ayant descendance, qui soit assurent le bail de leurs enfants encore mineurs, soit jouissent d’une terre à titre de douaire. Quand ces dernières rencontrent des problèmes, ils sont le plus souvent dus à leur famille, leurs héritiers étant pressés de jouir de l’entièreté de leurs biens. Le cas de la sénéchale est différent puisque, sans descendance directe, elle se retrouve seule héritière d’un très riche et vaste domaine. Cette situation n’était pas forcément confortable pour 1 Sur

la place de la femme noble en général, voir par exemple : G. Duby, M. Perrot, Histoire des femmes en Occident, vol. 2 (Le moyen âge), Paris, 1992, p. 291 ; Autour de Marguerite d’Ecosse. Reines, princesses et dames du XV e siècle, G. et Ph. Contamine (éd.), Paris, 1999; Das Frauenzimmer. Die Frau bei Hofe in Spätmittelalter und früher Neuzeit, J. Hirschbiegel, W. Paravicini (éd.), Stuttgart, 2000. Pour la situation des veuves en particulier, voir par exemple M. Danneel, Weduwen en sociale mobiliteit. Het juridisch statuut van de weduwen in Vlaanderen in de 14e-15e eeuw, in het bijzonder te Brugge, dans J. de Belder, W.  Prevenier, C. Vandenbroeke (éd.), Sociale mobiliteit en sociale structuren in Vlaanderen en

Brabant van de late Middeleeuwen tot de 20te eeuw, Gand, 1993, p. 9-21; W. Prevenier, Geforceerde huwelijken en politieke clans in de Nederlanden : de ontvoering van de weduwe van Guy van Humbercourt door Adriaan Vilain in 1477, dans H. Soly et R. Vermeir (éd.), Beleid en bestuur in de oude Nederlanden, Liber Amicorum Prof. Dr. Baelde, Gand, 1993, p. 299-307. 2 S. B. Payling, The economics of marriage in late medieval England : the marriage of heiresses ,dans The Economic History Review, New Series, 54, 2001, p. 413-429. 3 Soit 17 sur 287 (5,9%). On obtient un résultat semblable en 1474, avec 6,3% (25 sur 296) : V.  Flammang, La noblesse en Hainaut au XVe

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 277-290.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100050

véronique flammang une veuve, car ses possessions attiraient beaucoup de convoitises. MarieThérère Caron a ainsi dressé un portrait très noir de la situation de ces femmes4. D’autres ont nuancé cette peinture, arguant que quand conflit il y avait, avec parfois l’usage de la violence, il provenait le plus souvent d’un héritage sujet à contestation, donc d’un manque de légitimité de la dame5. Le bel ensemble documentaire conservé pour la famille de la sénéchale va nous permettre d’étudier sa situation, en la comparant avec celle de son ­prédécesseur, en l’occurrence son frère, et celle de son successeur, son neveu. Après avoir présenté ces trois protagonistes et leurs possessions, nous essayerons donc de mettre en évidence les difficultés spécifiques auxquelles fut confrontées Jeanne de Werchin. Pour cela, nous nous pencherons sur trois aspects particuliers. Tout d’abord, la perception des revenus du domaine : la sénéchale rencontra-t-elle plus d’obstacles que ses parents masculins pour recevoir les rentes et cens en argent et en nature qui lui étaient dus ? Connaissait-elle plus de difficultés pour faire payer les tenanciers ? Le second point examiné est celui du maintien des droits seigneuriaux : Jeanne de Werchin eutelle à subir une ­concurrence plus forte de la part de ses voisins, seigneurs laïcs et ecclésiastiques, pour l’exercice des droits seigneuriaux ? Alors qu’elle était seule à la tête de ses domaines, y eut-il plus de tentatives d’usurpation de certains droits appartenant à la baronnie de Cysoing ? Enfin, en étudiant les différents travaux effectués au château de Cysoing, nous tenterons de déceler une différence de comportement entre Jeanne de Werchin et ses parents et d’évaluer le rôle du château dans l’affirmation de leur pouvoir. Les protagonistes Deux familles se sont succédé, dans lesquelles sera porté le titre de sénéchal de Hainaut : celle de Werchin et celle de Barbençon. Quelques mots tout d’abord sur ce titre de sénéchal de Hainaut6. siècle (thèse de doctorat en cours, université de Leyde). 4 M. Th. Caron, La difficulté d’être femme dans la société nobiliaire française à la fin du Moyen Âge, dans La femme au Moyen Âge, M. Rouche et J. Heuclin (éd.), Maubeuge, 1990, p. 315-322. 5 H. Mouillebouche, Le rôle des dames dans les maisons fortes de Bourgogne du XIIIe au XVIe siècle, dans Le château au féminin (Actes des rencontres ­d’archéologie et d’histoire en Perigord les 26, 27 et 28 septembre 2003), A.-M. Cocula et M. Combet (éd.), Bordeaux, 2004, p. 39-56.

278

6

Sur les officiers héréditaires en Hainaut, voir : F. Mariage, L’hôtel comtal et les officiers héréditaires, dans Les institutions publiques régionales et locales en Hainaut et Tournai/Tournaisis sous l’Ancien Régime, F. Mariage (coord.), Bruxelles, 2009, p. 79-91 ; A. Smolar-Meynart, La justice ducale du plat pays, des forêts et des chasses en Brabant (XIIe-XVIe siècle), Bruxelles, 1991, p. 9-28, 474-477 ; C. Alquier, Les grandes charges du Hainaut, dans Revue du Nord, t.  XXI, 1935, p. 5-31 ; M. Bruwier, Les offices ­héréditaires du comté de Hainaut, dans Albums de Croÿ, V, 1987, p. 13-20.

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femme à la tête du domaine

Héritées de l’empire carolingien, les charges auliques se ­ aintiennent dans les cours royales, princières et seigneuriales. Très m tôt en Hainaut, au plus tard à la fin du XIIe siècle, les plus hautes fonctions de l’hôtel, qui entre-temps ont acquis une dimension politique ­importante, ont été attribuées en fief à un détenteur particulier et conservées par ses descendants. Trois figures se détachent : celles du sénéchal, seigneur de Werchin, premier en dignité des officiers ­héréditaires, celle du chambellan et celle de l’échanson. Dans le courant du XIIIe siècle, les offices héréditaires sont progressivement vidés de leur substance : l’administration qui se développe fait perdre aux officiers leurs prérogatives politiques, judiciaires et administratives, dans ­lesquelles ils sont remplacés par des spécialistes (receveur, bailli, trésorier, ­chancelier). À la fin du XIIIe siècle, le sénéchal se trouve à la tête du personnel de l’hôtel comtal et chaque officier doit lui rendre des comptes. Il semble aussi orchestrer le complexe cérémoniel de table et avoir des prérogatives disciplinaires ; il a enfin le pouvoir de conduire sous sa bannière le personnel à l’ost, lorsque le comte part en guerre. On retrouve la confirmation de ces fonctions dans les privilèges obtenus en 1556 de Philippe II par le vieux sénéchal Pierre de Werchin. Le souverain lui accorde « d’avoir desoubs sa banniere tous les officiers de l’hostel dudict comte de Haynnault touttes les fois qu’il va en ost ou en ­chevaulchee, et qu’il les puist demestre et oster de leurs offices touttes les fois que bon luy semble, et que ledict seigneur comte donnoit congier a aulcuns, icelluy seneschal a l’authorité de les restablir et remectre ou cas qu’ilz ne fussent ostez et demiz pour cas villain et deshounestes, et  que aussy il doibt avoir soubz ladite banniere ceulz de la ville de Vallenchiennes touttes fois qu’ilz sont es ost avecq leur comte et seigneur (. . .) »7. Ces prétentions anachroniques reflètent sans aucun doute les privilèges plus anciens dont jouissaient les sénéchaux de Hainaut. À la fin du Moyen Âge, le sénéchal est remplacé dans ses fonctions domestiques par un maître d’hôtel, mais le titre garde un prestige important. La sénéchale Jeanne de Werchin affirme ainsi en 1410 avoir des droits à la cour « quand il lui plaît d’y être »8. Le premier personnage auquel nous nous intéresserons est Jean III de Werchin, « le bon sénéchal »9. Il est le fils de Jacques de Werchin et de 7 Lille, Archives départementales du Nord (à présent ADN), C Limites 51/62. 8 Cité par M. Bruwier, Les offices héréditaires . . . , p. 19. 9 Sur ce personnage et sa famille, voir : W.  Paravicini, Jean de Werchin, seneschal de

Hainaut, chevalier errant, dans Saint-Denis et la royauté. études offertes à Bernard Guenée, Paris, 1999, p. 125-144 ;Th. Leuridan, Statistique féodale du Département du Nord, t. III, La Pévèle, dans Bulletin de la Commission historique du Nord, t. XXV, 1901,

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véronique flammang Jeanne d’Enghien (celle-ci, veuve en 1383, se remariera avec Jacques de Harcourt).Très jeune, Jean de Werchin s’engage dans une carrière militaire qui s’avèrera brillante. En 1396, il participe à la ­campagne de Frise, où il se distingue. On le retrouve ensuite en Prusse, en Terre sainte, en Lombardie, en Aragon, à la bataille d’Othée . . . Ce combattant infatigable, que le religieux de Saint-Denis nomme « la fleur des braves »10, rencontrera enfin son destin à la bataille d’Azincourt, en 1415. L’ancienneté de sa famille, l’importance de ses biens, le prestige de l’homme d’armes et de l’homme de lettres (puisque notre seigneur était aussi ministre de la Cour amoureuse de Charles VI) ont fait du sénéchal le premier des nobles dans le comté de Hainaut. Quand il meurt sans laisser d’héritier, c’est sa sœur Jeanne qui lui succède, prenant le titre de sénéchale de Hainaut. Elle est alors veuve d’Henri de Melun depuis plus de quinze années déjà11. La dame de Werchin restera à la tête du domaine pendant près de 30 ans12 et avec elle s’éteindra la vénérable maison de Werchin. On peut s’étonner qu’une femme à la tête d’un domaine si important ait pu rester ­célibataire. On sait que le duc n’hésitait pas à user de son influence quand il pouvait récompenser un de ses protégés en favorisant, voire forçant un mariage avantageux, avec une riche héritière ou veuve13. Le mariage en 1426 du successeur de la sénéchale, Jean de Barbençon, avec Jeanne le Flamenc est peut-être d’ailleurs le résultat de la fidélité p. 102-111 ; Th. Leuridan, Les ­seigneurs de Cysoing et leur domaine féodal, dans Mémoires de la Société d’émulation de Roubaix, 1897, série 3, t. 5, 1898, p. 43-212 ; Abbé L.  Guiot, Histoire générale de Walincourt, dans Mémoires de la Société ­d’émulation de Cambrai, t. 54, 1900, p. 188, 189 ; L. Renard, Histoire de Wiers, 1888 ; M. Deltenre, Une gloire ­wiersienne : Jean IV de Werchin, dit « le bon ­sénéchal », seigneur du Biez, chevalier sans peur et sans reproche, dans Le château du Biez à Wiers, Péruwelz, 2005, p. 25-76 ; W. Paravicini, Nobles hennuyers sur les chemins du monde : Jean de Werchin et ses amis autour de 1400, dans L. Nys et D. Vanwijnsberghe (éd.), Campin in Context, Valenciennes - Tournai Bruxelles, 2007, p. 163-182 ; J. Bataille, Cysoing. Les seigneurs, l’abbaye, la ville, la paroisse, Lille, 1934 ; L. Nys, L’hôtel tournaisien de la sénéchale de Hainaut, Jeanne de Werchin († le 23 novembre 1444). Notes complémentaires sur les maisons gothiques de la rue des Jésuites à Tournai, dans Revue des archéologues et historiens d’art de Louvain, 25, 1992, p. 63-86 ; F. Lamand, Verchain-Maugré et ses seigneurs, Valenciennes, 1990.

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10 Chronique du religieux de Saint-Denis, L.-F. Bellaguet (éd.), Paris, 1839-1852, t.V, p. 573. 11 Voir F. Cattier, Le premier registre aux plaids de la cour féodale du comté de Hainaut (1333-1405), Bruxelles, 1893, n° 855, 856, 868, 871, 1261, 1272 : la dame renonce à l’héritage de son défunt mari. 12 Elle meurt le 23 novembre 1444. 13 A insi les envoyés du duc insistent ­longuement pour rencontrer la dame de Quiévrain et ­a rranger le mariage de sa fille et héritière, Marie de Lalaing, avec Jean de Croÿ (ADN B 10391 f° 32 et 36v) ; un autre exemple est l’union d’un fils d’Antoine de Croÿ avec une fille de Louis de Luxembourg, contre la volonté de ce dernier (é. Bousmar, Des alliances liées à la procréation : les fonctions du mariage dans les Pays-Bas bourguignons, dans Mediaevistik, 7, 1994, p. 11-69, et en ­particulier 23) ; voir aussi W. Paravicini, Invitations au mariage : pratique sociale, abus de pouvoir et intérêts de l’état à la cour de Bourgogne, Thorbecke, 2001 ; Ph. Contamine, Un aspect de la « tyrannie » de

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et du soutien de ce ­seigneur lors de la guerre du Hainaut en 142514. Les sources ne laissent cependant pas de traces de négociations concernant la sénéchale, pourtant la plus riche héritière du comté de Hainaut et descendante d’une famille ­prestigieuse. Au moment de la mort de son frère, Jeanne de Werchin devait être âgée d’environ 35 ans, soit déjà un peu âgée pour espérer avoir encore une descendance, condition nécessaire pour conserver les biens dans la famille de l’époux. La dame, de plus, semble avoir eu assez de caractère pour pouvoir résister à toutes les pressions. Du point de vue de la femme, le veuvage représentait dans sa vie le seul moment de liberté et d’autonomie. En effet, en autre temps, elle était entièrement soumise à la puissance de son père ou de son mari. Si la veuve désirait continuer à jouir de cette indépendance, elle avait tout intérêt à ne pas se remarier. De plus, les intérêts de la veuve et du duc de Bourgogne, comte de Flandre, ont pu se rencontrer : le prince a pu aussi favoriser le célibat de la veuve, ce qui confortait en tant ­qu’héritière sa sœur cadette, Philipotte, et surtout le fils de cette ­dernière, Jean de Barbençon, déjà cité, son fidèle allié. C’est donc ce dernier qui succéda à Jeanne de Werchin. Il est le fils de Philipotte et de Jean de Jeumont, lui aussi tombé à Azincourt. Par le biais des héritages et de son mariage, Jean de Barbençon va ainsi se retrouver à la tête d’un ensemble considérable. Les biens Les biens dont héritent le sénéchal de Hainaut, Jean de Werchin, et à sa suite sa sœur, sont nombreux. Sur la carte sont situées uniquement les seigneuries les plus importantes. Du Nord au Sud, ­marquées par le blason bleu et blanc des Werchin, on trouve : Cysoing (baronnie de Flandre),Wiers et son château du Biez, La Longueville (pairie de Hainaut), Verchain, Walincourt (située en Cambrésis, mais également pairie du comté de Hainaut) et enfin, en comté de Namur, Thy-le-Château15. En plus de ses biens ruraux, le sénéchal de Hainaut possède également un hôtel à Tournai et un à Mons. Jean de Barbençon héritera de tous ces

Louis XI. Variations sur le thème du roi marieur, dans La femme au Moyen Âge, M. Rouche et J. Heuclin (éd.), Maubeuge, 1990, p. 431-442. 14 Sur ce conflit, voir V. Flammang, Partis en Hainaut? La place de la noblesse hainuyère dans la lutte entre Jacqueline de Bavière et Jean IV de

Brabant (1424 -1428 ), dans Bijdragen en ­m ededelingen betreffende de geschiedenis der Nederlanden, 123/4, 2008, p. 541-564. 15 S. Bormans, Les fiefs du comté de Namur, Namur, 1875, p. 207, 230, 332, 333, 363.

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véronique flammang BRABANT

FLANDRE

Bruxelles

LIEGE

Lille Toumai Ecaussinnes ARTOIS

HAINAUT

NAMUR

CAMBRESIS PICARDIE

FRANCE

1. Carte des possessions de Jean et Jeanne de Werchin et de Jean de Barbençon.

biens, à l’exception de la pairie de La Longueville qui échoit à sa sœur. Il est de plus seigneur de Jeumont et, de par son mariage avec Jeanne le Flameng, seigneur de Fagnolle, de Wiège, de Villers-Sire-Nicole16 et de Canny, toutes seigneuries marquées sur la carte de son blason rouge et blanc. Au cœur de plusieurs de ces ­seigneuries se trouve un château, ou une demeure fortifiée. On peut certainement citer Cysoing, le Biez à Wiers, La Longueville, Verchain, Walincourt17, Canny, Wiège, Jeumont, Fagnolle et Thy-le-Château. Des comptes ont été conservés pour plusieurs de ces seigneuries : quelques extraits pour Walincourt à l’époque de Jeanne de Werchin18 ; un compte datant de 1437-38 pour Verchain, un compte du début du XVIe siècle pour Wiers, deux comptes de la première moitié du XVe pour Wiège et enfin une impressionnante série conservée pour la ­baronnie de Cysoing19. C’est cette série qui nous a servi de base pour l’analyse des recettes et des droits sous Jean de Werchin, Jeanne de Werchin et Jean de Barbençon.

16 Ibid.,

18 ADN

17

19 ADN

p. 261, 323. ADN Cumulus 17176 ; ADN B 11948 f ° 427 (seul le donjon relève du comte de Hainaut).

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Cumulus 17176. J 472 et Bruxelles, Archives générales du Royaume, Archives de la famille de Lalaing.

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Les revenus de la baronnie de Cysoing La perception par un seigneur des revenus d’une seigneurie est une opération complexe, de par la multiplicité et la variété des sommes qui lui sont dues. Ainsi, une copie du début du XVIe siècle du ­rentier-censier que fit faire en 1419 Jeanne de Werchin compte environ 200 folios, où sont détaillés toutes les sommes ou les biens en nature à percevoir dans chaque localité composant la baronnie de Cysoing20. On imagine sans peine le travail du receveur, qui doit annoncer la ­perception des rentes, et en tenir un compte scrupuleux au moment de la recette. Le travail est d’importance, car les manants sont évidemment tentés autant que possible d’éluder le paiement des sommes dues. On peut les imaginer plus enclins de le faire face à un seigneur plus faible ou moins bien entouré. J’ai donc étudié les recettes de la baronnie de Cysoing sous les trois seigneurs, afin d’essayer de déterminer si on peut déceler une différence notable, une diminution des revenus sous Jeanne de Werchin par rapport aux recettes perçues par son frère ou par son neveu sur les mêmes terres. La figure 2 représente les revenus de la baronnie de Cysoing. La courbe supérieure figure la totalité des rentrées. On constate ­évidemment tout de suite de grandes variations. Pour mieux comprendre ces ­variations, les différentes composantes de la recette ont été analysées en détail. On a isolé les ventes de blé, d’avoine, de bois des autres recettes (telles les rentes en argent, rentes en chapons, loyers de terres et rachats de corvées) perçues dans les différentes localités, ainsi que les revenus des exploitations, terres et viviers mis à ferme. On constate rapidement que ces dernières sont assez stables, mais que ce sont particulièrement les variations du prix du blé, et à sa suite de l’avoine et du bois, qui entraînent les fortes différences de revenus. Comme ce n’est pas l’objet de cette présentation de discuter des ­variations des prix des céréales, pour diminuer l’influence de ce facteur, j’ai retranché les revenus de ces trois éléments de la recette générale. La courbe du milieu représente donc la différence entre le total des revenus et les revenus des ventes de blé, d’avoine et de bois. La dernière courbe figure les recettes en muids de blé. Il est très clair que les trois denrées (blé, avoine et bois) forment le plus gros des rentrées de cette seigneurie. On remarque aussi que les variations ne dépendent pas de la quantité de blé récoltée (par les rentes en nature et les fermes), qui est assez stable, mais donc bien de son prix sur le marché, car la presque totalité de la récolte est vendue à Lille et à Tournai. On constate que les recettes en nature les plus faibles se situent tout au départ de la période étudiée, ce qui correspond à l’arrivée à la 20 ADN

J 95.

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2. Revenus de la baronnie de Cysoing.

tête de la seigneurie du jeune Jean de Werchin. À la mort de son père, sa mère, Jeanne d’Enghien-Havré, s’est remariée avec un seigneur français, Jacques de Harcourt21. En 1385, les époux obtiennent d’Aubert de Bavière, régent de Hainaut, le bail des trois enfants demeurés du premier mariage, Jean, Jeanne et Philipotte, et de leurs biens. Ils s’engagent à entretenir ces enfants, encore mineurs, jusqu’à leur majorité mais aussi à prendre soin de leur patrimoine, particulièrement des châteaux et forteresses. Quand en 1391 Jean de Werchin prend possession de sa baronnie de Cysoing, cela ne se fait cependant pas sans difficulté car son beau-père jouit ­toujours, au nom du douaire de sa mère, de la moitié de la propriété et des revenus de la baronnie. Les officiers de Jean de Werchin et de son beau-père sont en concurrence sur le terrain. Ainsi, la première année, l’occupation d’une partie des terres par les hommes de Jacques de Harcourt empêche de rempoissonner les viviers et de semer les blés ; ils omettent d’annoncer les rentes ce qui pose problème pour leur perception 22. Jacques de Harcourt refuse aussi de livrer au jeune homme tous les documents utiles, lettres, chartes et écrits divers, qu’il tient enfermés dans les forteresses sous sa garde et desquelles il refuse l’accès. 23 Le jeune Jean de Werchin est heureusement bien entouré : par le puissant seigneur d’Havré, son oncle maternel 24 ; par Henri de Melun, fils du seigneur d’Antoing et mari de sa sœur Jeanne ; 21 Jacques de Harcour t, seig neur de Montgomery et de Noyelle-sur-Mer. 22 Compte de 1391. 23 F. Cattier, Le premier registre aux plaids . . . , n° 858.

284

24 Chez

qui se sont écoulées les dernières années de sa minorité, en compagnie de ses sœurs.

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par de puissants vassaux aussi, comme les chevaliers Hugues de Lannoy ou Gérard d’Esne. Un partage officiel est alors fait en 1392 entre le jeune seigneur et son beau-père, pour délimiter de façon précise les droits de chacun 25. En dehors de ces problèmes de partage, Jean de Werchin ­rencontre peu d’opposition dans la perception de son dû26. Par contre, il améliore la recette par la réalisation pour certaines parties de la baronnie de ­nouveaux censiers-rentiers pour remplacer les anciens qui n’étaient plus tenus à jour, ce qui gênait les recettes27 ; par la mise à ferme de prés et d’exploitations28 ; enfin, après la mort de son beau-père, par la ­renégociation avec sa mère des conditions de son douaire29. À la mort de Jean de Werchin en 1415, c’est sa sœur Jeanne qui hérite de la baronnie. Malgré quelques difficultés (par exemple, quand en 1417 elle décide de faire renouveler les rentiers et censiers de la baronnie, elle doit d’abord envoyer son bailli poursuivre l’ancien ­receveur, qui refuse de rendre les vieux registres qui doivent servir à l’élaboration des nouveaux30), on voit que la sénéchale garde la main sur ses revenus, mieux, elle les augmente. On peut certes y voir un effet de la dévaluation de la monnaie, qui augmente les revenus exprimés en chapons et les fermes par exemple. Mais il est clair que les rentrées en nature sont stables. La dame de Werchin ne semble pas rencontrer plus de problèmes que son frère à se faire respecter de ses tenanciers et à leur imposer le paiement des redevances dues. Droits seigneuriaux Pour maintenir tous ses revenus, un seigneur se doit aussi de maintenir tous ses droits seigneuriaux en ses terres. Or ceux-ci sont constamment menacés. Il y a les seigneurs voisins, laïcs ou ­ecclésiastiques, toujours prêts à revendiquer l’une ou l’autre parcelle d’autorité ; il y a aussi le prince, constamment en manque d’argent et trop heureux de pouvoir ramener à lui de nouveaux revenus. Tous sont prêts à ­s’engouffrer dans la moindre brèche de l’autorité seigneuriale. 25

ADN J 472/222 ; voir aussi les incessants p­ rocès devant la cour de Mons : F. Cattier, Le premier registre aux plaids . . . , n° 858, 872, 876, 1005. 26 Les manants d’un village qui, jouant dès le départ sur l’opposition des deux seigneurs, lui posent quelques difficultés, ou encore un fermier

qui refuse de payer ce qu’il doit (ADN J 472/306, 1405-06). 27 Par exemple pour Halluin : ADN J 472/306, 1405-06. 28 ADN J 472/306, 1412-13. 29 ADN J 472/306, 1406-07. 30 ADN J 472/30 8, 1417-18 ; J 472/ 382, 1417-18.

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véronique flammang En dehors des problèmes avec son beau-père, Jean de Werchin, dont la réputation et le prestige grandissent très vite grâce à ses faits d’armes, ne rencontre quasiment pas d’opposition dans l’exercice de ses droits seigneuriaux 31. Il en sera de même pour son neveu, Jean de Barbençon, qui dans les comptes semble jouir paisiblement de sa baronnie. Jeanne de Werchin, par contre, devra faire face à plusieurs menaces. On la retrouve ainsi en pleine bataille juridique contre des institutions religieuses 32 , contre d’autres seigneurs 33 , mais ­principalement contre le duc de Bourgogne et ses officiers. Le duc fait en effet saisir à plusieurs reprises, et sous différents motifs, comme un service déficient ou le remariage de sa sœur avec un de ses ennemis, des terres de la sénéchale, qui doit utiliser maints avocats et toute sa diplomatie pour récupérer l’usufruit de ses biens. Parallèlement, le bailli de Lille et ses lieutenants tentent à plusieurs reprises d’empiéter sur la justice et les droits seigneuriaux de la dame, ce qui entraîne de nouveaux procès 34. Malgré les pressions, Jeanne de Werchin résiste. Les sources nous laissent de fait apercevoir une femme de caractère. Ainsi, elle n’hésite pas à tenir tête au duc de Bourgogne, lorsque celui-ci la condamne à une amende pour avoir emprisonné un chanoine de Cambrai 35 ou lorsqu’il fait saisir ses biens 36. Il faut bien avouer qu’il semble difficile de la cantonner dans le rôle de victime. Par ses actes et ses choix, elle offre au duc des prétextes pour intervenir en ses terres. Très consciente de son rang, elle rappelle à ses opposants qu’elle est « noble dame, de grande et noble generacion, extraite des contes de Flandres et de Henault, et que ses predecesseurs ont esté pieux et vaillans ». Ce rang est reconnu dans le comté de Hainaut puisqu’elle est une des rares nobles dames à recevoir un vin d’honneur à son passage à Mons 37. Quand elle réside en cette ville, elle n’hésite d’ailleurs pas à faire entendre sa voix si quelque chose lui déplaît 38. Elle est aussi une des deux seules dames pendant tout ce

31

Il y a bien une communauté religieuse qui tente de s’arroger un petit droit (ADN J 472/306, 1405-06). 32 Saint-Amand (ADN J 472/ 382, 1418-19 ), Chartreux (ADN J 472/ 308, 1425-26). 33 ADN J 472/382, 1418-19 ; 1425-26. 34 ADN J 472/382, 1419-20, 1425-26, 1426-27, 1429-30. 35 L. Devillers, Cartulaire des comtes de Hainaut, de l’avènement de Guillaume II à la mort de

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Jacqueline de Bavière, 6 t., Bruxelles, 1881-96, t. VI, p. 200 (27/4/1424) ; p. 203 (8/9/1425). 36 ADN B 1189. 37 1414, dame de Falvy, Archives de l’État à Mons, Ville de Mons, Fonds ancien (à présent AEM VM), 1502 f° 30v; 1416, sœur de feu le sénéchal (AEM VM 1504 f° 27v). 38 Comme pour obliger les tanneurs à nettoyer leurs ateliers dont les odeurs l’importunent (AEM VM, 1295 f°9, 1409).

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siècle à être convoquées pour les réunions des États de Hainaut 39, même si, selon toute vraisemblance, elle s’y fait représenter par ses officiers40. Le château On le voit, même si, au final, la sénéchale parvient à maintenir tous ses droits et revenus, sa tâche est cependant plus ardue que celle de son frère ou de son neveu. On peut se demander si ce besoin plus grand d’imposer son autorité se traduit au niveau de son rapport au château, symbole du pouvoir. D’après le partage intervenu entre Jean de Werchin et son b­ eau-père en 1392, le « château »41 de Cysoing faisait partie du douaire de la mère du sénéchal. Le tuteur avait promis d’en prendre soin, mais n’en faisait rien. Dès 1393, on constate les défauts de réparation et un procès est intenté à Paris42. Jacques de Harcourt y est condamné à faire réparer les bâtiments43. Cependant, quelques années plus tard, le ­receveur fait une note comme quoi le château « va a ruyne et perdition », car Jacques de Harcourt refuse toujours d’y faire des travaux. À la mort de son beau-père, le sénéchal renégocie avec sa mère les conditions de son douaire44. Cette dernière semble cependant rester en jouissance du château. Ceci peut expliquer que les comptes ne ­signalent pas de travaux à la construction. Mais il y a peut-être d’autres causes à ce désintérêt apparent. Ainsi, le prestige de Jean de Werchin était rapidement devenu tel qu’il n’avait nul besoin d’un support ­s ymbolique supplémentaire45. De plus, et ce point peut évidemment rejoindre le précédent, les nombreux voyages et campagnes militaires du sénéchal lui coûtaient évidemment fort cher, on le trouve ainsi à plusieurs reprises poursuivi pour ses dettes46, et le seigneur a 39 Régulièrement

entre 1421 et 1439 (comptes du bailliage de Hainaut). 40 ADN J 472/382, 1425-26 : convocation des nobles hainuyers à Valenciennes : la sénéchale y envoie son bailli et un conseiller. 41 D’après les dénombrements, il s’agit d’un manoir situé sur une motte entourée de fossés, le site semble emmuraillé, il y a une porte, une ­bassecour, aussi entourée de fossés, une étable et d’autres bâtiments ; ADN J 472/223. 42 ADN J 472/306, 1392-93.

43 Ou

à payer à Jean de Werchin une somme de près de 2000 lb (1200 Francs de 33 gros (ADN J 472/306, 1394-95)). 44 ADN J 472/306, 1406-07. 45 M. de Waha, Du sens politique des portes castrales et urbaines en Hainaut au Moyen Âge, dans Aux portes du château (Actes du troisième colloque de castellologie), Flaran, 198, p. 51-69, en particulier p. 67. 46 ADN B 10358 f° 6v (1404) ; ADN B 10359 f° 4 et 10v (1405) ; ADN B 10372 f° 7 (1414).

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véronique flammang pu choisir de ne pas restaurer un endroit qu’il n’habitait pas et dont son prestige n’avait nul besoin. La sénéchale de Hainaut non plus n’habite pas à Cysoing. Contrairement à son frère, dont elle n’a pas les activités guerrières, on la trouve dans les comptes du grand bailli de Hainaut du côté des bailleurs d’argent, et non des emprunteurs47. Dès 1419 48, elle entreprend des ­t ravaux de rénovation au château de Cysoing. Après près de 40 années sans entretien, les bâtiments sont en ruine49. On commence par remettre les fossés en état 50, puis les bâtiments de la bassecour, ce qui permettra d’y stocker à nouveau les grains51. On répare aussi la porte, où va alors loger le prévôt de Cysoing52 . Le prévôt est l’officier ­responsable ­spécifiquement de la ville de Cysoing53. La porte est le point de ­rencontre avec la ville, le lieu où s’établit le contact symbolique entre le maître des lieux, ­détenteur du pouvoir et de l’autorité, et ceux sur qui ce pouvoir s’étend 54. La réparation de la porte, comme l’installation de l’officier responsable à cet endroit, est bien une réaffirmation symbolique de ­l’autorité de la sénéchale. Celle-ci ordonne encore la réfection de la muraille (soit, de nouveau, un élément extérieur) et la fabrication d’un nouveau grenier 55. Nulle trace de réparation du corps de logis : deux aspects priment dans les travaux : le côté pratique, pour l’entreposage des grains, et le côté symbolique, avec la réparation des parties ­extérieures (fossés, muraille, porte). À la même époque, la sénéchale fait faire ­d ’importants travaux à Verchain 56, pour améliorer le dispositif de défense contre les écorcheurs. C’est seulement à son hôtel de Tournai 57, où elle semble préférer ­séjourner à la fin de sa vie, qu’elle fait des frais pour son confort. Jean de Barbençon non plus ne réside pas à Cysoing. S’il est l­’héritier légitime de Jean et Jeanne de Werchin, il provient néanmoins d’une autre famille et lui aussi semble éprouver le besoin d’asseoir son 47 ADN

B 10375 f° 9 (1418). Ce qui correspond peut-être à la mort de sa mère : en effet, la rente qui lui est due chaque année pour son douaire n’est plus versée. Les généalogistes attribuent cependant à Jeanne d’Enghien une mort plus tardive. 49 ADN J 472/308,1421-22 : « la maison de Cysoing qui estoit « moult desolee ». 50 ADN J 472/382, 1419-20. 51 ADN J 472/308, 1421-22. 52 ADN J 472/310, 1436-37, 1439-40 ; J 472/311, 1442-43. 48

288

53 Contrairement au bailli qui s’occupe de toute la baronnie. 54 J. Gardelles, Les deux fonctions de la porte dans les châteaux du Moyen Âge, dans Aux portes du château . . . , p. 11-21, et en particulier p. 13. 55 ADN J 472/311, 1443-44. 56 ADN J 472/989. 57 L. Nys, L’hôtel tournaisien de la sénéchale de Hainaut . . . (n.9 supra).

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autorité. Très vite après avoir hérité de la baronnie, il décide de faire reconstruire le château58. Sa première idée est de le faire construire sur les murailles déjà existantes. Mais le comité à qui il a demandé un devis59 lui propose plutôt de bâtir sur de nouvelles fondations60. Le devis est bien entendu plus cher que celui initialement prévu, mais ses officiers arguent que ce n’est pas une dépense excessive étant donné la visibilité du lieu et la noblesse du ­seigneur61. Ici aussi, l’accent est donc mis sur la visibilité, donc sur le côté symbolique du bâtiment, comme expression et magnification de la noblesse et du pouvoir du seigneur. Le château fut construit selon le devis, il est celui que nous retrouvons dépeint dans les albums de Croÿ. Conclusions Si la sénéchale de Hainaut parvient à maintenir tous ses droits sur ses domaines, cela semble lui coûter manifestement plus d’efforts qu’à son frère ou à son neveu. Riche héritière d’une famille prestigieuse, femme de caractère, elle se heurte néanmoins à ses voisins et au duc qui tentent de s’approprier une part de ses revenus. Ce n’est certainement pas un hasard si, dès qu’elle en a l’opportunité, elle entreprend de ­rénover le château de Cysoing tombé en ruine. Elle le fait certes à une échelle plus modeste que son neveu quelques années plus tard, mais soigne tout particulièrement les parties visibles, les murailles et la porte, où viendra loger le représentant de son autorité, le prévôt. Ce besoin d’affirmer son autorité par cet élément hautement symbolique qu’est le château se fait certainement plus sentir pour elle que pour son défunt frère. Ce dernier avait un prestige inégalé de par sa carrière militaire. Jouissant d’une réputation dépassant les frontières, entouré d’un conseil prestigieux, il n’avait nul besoin d’un château supplémentaire pour renforcer son ­a ffirmation sociale. Ce besoin se fera apparemment plus sentir pour leur neveu, qui est certes un héritier légitime, un seigneur puissant, mais pas un descendant en

58

Les travaux sont déjà signalés dans le compte du bailli en 1446-47 (ADN J 472/385). 59 Comité composé du receveur et du bailli, de l’abbé de Cysoing et d’ouvriers maçons et ­charpentiers. 60 Ce devis, document rare et très intéressant, est parvenu jusqu’à nous (ADN J 472/220). Yves Coutant en prépare l’édition. 61 « . . . bien que ladicte devise est plus grande et seroit plus coustable que votre intention

partoit, mais ledit monseigneur l’abbé et autrez qui estoient avec nous, ayans consideration de la place ou ledit hostel doibt seir, avoecq la noblesse de votre personne voz suscesseurs et la noblesse de votre baronnie et seigneurie de Chisoing leur a semblé que ladicte devise n’est point trop ­exercive vu ce que dit dessus est ».

289

véronique flammang ligne directe, et dont la terre d’ancrage, Jeumont, est plus éloignée de la châtellenie de Lille que ne l’était le château du Biez où résidaient habituellement Jean et Jeanne de Werchin. Ces raisons le pousseront sans doute à bâtir un nouveau château dans la baronnie ­f raîchement héritée de sa tante.

290

paulo charruadas Centre de Recherches archéologiques - ULB Un

château « bourgeois » aux portes de la ville. Formation, exploitation et symbolique de la seigneurie bruxelloise de(s) Koekelberg (xiiie-xvie siècles)

Le château comme lieu central S’il est un lieu commun de dire que le château médiéval fut une forteresse et, dans le même temps, une résidence, permanente ou ­temporaire, pour un seigneur et sa maisonnée1, il l’est moins de ­rappeler qu’il fut aussi, par excellence, d’une part un lieu central pour un ­territoire particulier, d’autre part un lieu délibérément construit et/ou aménagé pour être vu et observé par les regards extérieurs. Cette caractéristique échappe au spectateur d’aujourd’hui qui ne perçoit plus que la ­matérialité du bâti ou la topographie du site, à l’exclusion du contexte spatial ancien et de sa logique sociale. Les conditions de conservation et d’affectation du patrimoine castral et/ou palatial nous font trop souvent oublier que le château médiéval n’a jamais existé que pour lui-même, mais pour un territoire et une population. L’intitulé de ce colloque le rappelle fort judicieusement : le ­château fut le siège d’un pouvoir (dont la nature exacte a varié dans le temps et selon les cas) et le chef-lieu d’un espace économique et social qui lui était soumis. Ces notions d’autorité et de démonstration ­comportent en elles-mêmes la notion sous-jacente de centralité, ­induisant un rapport entre un centre et une périphérie. Le château est, sous cet angle, une structure concrétisant la relation d’un maître (et ses représentants) avec des sujets ou des tenanciers2. À partir du xiiie siècle, Abréviations : ACPASB : Archives du CPAS de Bruxelles ;  AE :  Archives ecclésiastiques de Brabant ; AEB : Archives de l’État à Bruxelles ;   AVB :  Archives de laVille de Bruxelles ; GSB : Greffes scabinaux de Bruxelles. 1 J.-M. Poisson (dir.), Le château médiéval, forteresse habitée (xi e–xvi e siècle) : archéologie et histoire, Paris, 1992 ;  J.   Zeune, Burgen. Symbole der Macht. Ein neues Bild der ­mittelalterlichen Burg, Regensburg, 1996.

2

O.H. Creighton, Castles and Landscapes. Power, Community and Fortification in Medieval England, Londres, 2002 ; C.H. Coulson, Castles in medieval Society. Fortresses in England, France and Ireland in the central Middles Ages, Oxford, 2003 ; R. Liddiard, Castles in context. Power, symbolism and landscape, 1066-1500, Bollington, 2005.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 291-306.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100051

paulo charruadas départ chronologique pour ce colloque, cette relation se fonde sur la terre, toujours, et sur des liens de commandement, parfois. Le château fut d’abord et avant tout le quartier général d’un domaine foncier. À ce titre, l’aspect symbolique ne peut être négligé dans l’approche que l’on en fait : le château matérialise incontestablement la puissance du propriétaire de la terre. Il est le lieu où doivent être déposés certains cens portables et où se déroulent les plaids de justice et/ou les réunions liées à la gestion foncière seigneuriale. À ces divers titres, le château en tant que bâtiment est rarement isolé sur son site, mais au contraire intégré soigneusement et délibérément dans un complexe démonstratif : l’habitation « fortifiée », qu’elle le soit effectivement sur le plan militaire ou simplement pour des raisons symboliques, voire un peu des deux, côtoie des éléments fonctionnels et d’apparat comme le moulin, le colombier, la garenne, le verger, le vivier . . . Les principaux contemplateurs de cette mise en scène, les tenanciers, occupent quant à eux des terres concédées par le seigneur, sont astreints parfois à des corvées de nature diverse et bénéficient dans certains cas d’une protection de la part de leur seigneur3. On comprend mieux par ce biais que certains châteaux du tournant du Moyen Âge et des Temps Modernes aient gardé et parfois même mis en évidence certains dispositifs militaires devenus obsolètes, leur présence étant alors avant tout l’expression d’un statut social ancien ou prétendument ancien4. Examinons maintenant le cas du château de(s) Koekelberg et de son domaine. Je tiens à souligner d’emblée que le terme château est utilisé ici dans une acception large : les termes manoir fortifié ou maison forte5 auraient peut-être mieux fait l’affaire, mais ce serait là compliquer un exposé qui entend avant tout insister sur les rapports entre une ­résidence seigneuriale et son environnement au sens large - territorial, économique et politique -. La seigneurie et le château de(s) Koekelberg Le cas du château de(s) Koekelberg, aujourd’hui disparu6 et situé autrefois dans la banlieue nord-ouest de l’agglomération bruxelloise, 3

O.H. Creighton, Castles . . . , p. 65-88. Voir certaines contributions dans la présente publication, en particulier celles d’Alain Salamagne et de Frans Doperé. 5 Sur la problématique de ces petits châteaux, cf. récemment M. de Waha, La maison « seigneuriale » : un phénomène de longue durée, dans Bulletin de la Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles, t. 20, 2007-2008, p. 7-25. 4

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6

Le site castral de Koekelberg paraît avoir été laissé à l’abandon à partir des premières années du xixe siècle avant qu’il ne soit définitivement loti et urbanisé au tournant des xixe et xxe siècles (Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas du sous-sol ­archéologique de la région de Bruxelles, vol. 11 : Koekelberg, Bruxelles, 1995, p. 39-40).

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n’est pas sans offrir une certaine originalité, et cela pour plusieurs ­raisons. La première tient au fait qu’il fut la résidence de plusieurs familles qui entretenaient d’intenses relations avec la ville de Bruxelles. En ­particulier, les fondateurs, les Koekelberg, ont bâti leur fortune depuis une ­implantation en ville, comme je l’expliciterai plus loin, et leur lieu de résidence principale semble, selon toute vraisemblance, avoir vu ­succéder un château rural à un steen urbain7. Leur résidence fortifiée à Koekelberg apparaît donc comme l’un des premiers châteaux « bourgeois » à voir le jour en région bruxelloise. On peut déjà imaginer que cette particularité n’est pas sans conséquence sur la manière dont les Koekelberg vont administrer leur seigneurie et, par là, comment le lien château-domaine s’est établi au sein de cette seigneurie. D’autre part, un certain nombre d’indices permettent r­ aisonnablement de penser que c’est l’implantation par les Koekelberg d’une seigneurie dans la partie nord-est du village de ­Molenbeek-Saint-Jean qui va peu à peu distinguer ce secteur géographique du reste de la paroisse et donner naissance au hameau de Koekelberg (en d’autres termes, leur nom ne procède pas d’un lieu, comme on l’a pensé ­longtemps, mais c’est le lieu qui procède de leur nom). À ce titre, le château de(s) Koekelberg n’occupe au départ qu’une position ­périphérique par rapport au centre des villages environnants. Aussi, il sera intéressant d’observer comment, vers le milieu du xiiie siècle, leur installation en marge des centres paroissiaux et l’aménagement d’une habitation ­seigneuriale ont pu influer ou non sur le peuplement. Les premiers développements connus du groupe familial des Koekelberg Les Koekelberg apparaissent dans la documentation au début du xiiie siècle. En 1217, une confirmation de biens émanant du duc de Brabant Henri Ier pour l’abbaye de Dielegem à Jette énumère une série de libéralités faites antérieurement à cette date : parmi les donateurs, un certain Godin de Nivelles (en compagnie de son fils Gérard, connu plus tard comme Gérard Ier de Koekelberg) donne des biens sis à Laeken et

7

P. Charruadas, Territoire et famille. Les limites anciennes de Molenbeek et le lignage seigneurial des Koekelberg , dans A. Guillaume et M. Meganck, Atlas . . . , vol. 17 : Molenbeek-Saint-Jean, Bruxelles, 2007, p. 104-109 ; Idem, Croissance rurale et action seigneuriale aux origines de Bruxelles

(Haut Moyen Âge-xiiie siècle) , dans C. Deligne et C. Billen (éd.), Voisinages, coexistences et appropriations. Groupes sociaux et territoires urbains (Moyen Âge-XVI e siècle). Actes du colloque de Bruxelles (2-4 décembre 2004), Turnhout, 2007, p. 175-201.

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paulo charruadas est qualifié de « gendre de Bernier de Koekelberg, autrefois bourgeois de Bruxelles »8. Cela autorise à situer chronologiquement notre ­bourgeois Bernier aux alentours des années 1200. Les mentions suivantes, pour le courant du xiiie siècle, situent incontestablement la famille des Koekelberg dans l’entourage du ­pouvoir princier à Bruxelles : soit ils sont mentionnés dans des chartes ducales, soit dans celles du châtelain de Bruxelles, l’un des principaux lieutenants du duc en ville. À ce stade, il faut surtout mettre en évidence le fait que les Koekelberg n’apparaissent pas comme une famille seigneuriale qui s’urbanise, mais bien comme une famille de bourgeois enrichis en ville qui cherche à intégrer le groupe seigneurial. Un exemple parmi ­beaucoup d’autres : en 1244, le petit-fils du bourgeois Bernier, Walter Ier de Koekelberg, est qualifié d’homme du duc de Brabant aux côtés de deux importants aristocrates brabançons issus d’anciennes familles ­seigneuriales, Walter de Zottegem et Walter de Wemmel9. Cette intégration du groupe seigneurial par les Koekelberg s’opère de deux manières : l’une très visible, que je viens d’esquisser rapidement, par leur incorporation dans l’entourage princier et par la construction de liens de sociabilité avec le milieu seigneurial ­t raditionnel, l’autre plus discrète au regard de l’historien, par ­l’acquisition de biens fonciers et d’une seigneurie, et par l’érection (ou la récupération) d’un château. La naissance de la seigneurie C’est vers le milieu du xiiie siècle que ces acquisitions sont ­perceptibles de manière significative dans la documentation écrite. La première étape est une hypothèse très solide. Vers 1250, nous informe une source

8

J. Lavalleye, Le « Liber mortuorum » de l’abbaye de Dielegem. Necrologium abbatiae Diligemensis, dans Analecta Praemonstratensia, 2, 1926, p. 16 : « Praeterea molendinum et bonarium terrae in Parochia de Laken, quae Godinus de Nivella gener Berneri de Cuckelberga quondam Burgensis de Bruxella similiter in elemosinam cum filio suo Gerardo eidem contulit ecclesiae, cum censu cujusdam curtis in eadem parochia ». Si le document est daté de 1227, il faut en fait lire 1217 (M. Koyen, Abbaye de Dieleghem, à Jette-Saint-Pierre, dans

294

Monasticon belge, t. 4, vol. 3, Liège, 1969, p. 697). D’une manière générale sur la famille des Koekelberg avant 1300, cf. P. Charruadas, Bruxelles et ses campagnes. Croissance économique et actions aristocratiques (haut Moyen Âge-xiiie siècle), thèse de doctorat inédite (ULB-Faculté de Philosophie et Lettres), vol. 2, 2008, p. 53-56. 9 L. Galesloot, L’ancienne heptarchie de LaekenNotre-Dame, dans Messager des Sciences historiques, 52, p. 288-289, 1878, n° 2 (8 décembre 1244) et n° 3 (même date).

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a­ dministrative de la deuxième moitié du xviie siècle10, Gérard de Koekelberg (très probablement Gérard II, le petit-fils de Godin et arrière-petit-fils du bourgeois Bernier) a acquis du seigneur Guillaume de Kampenhout et de sa femme Péronne un bien allodial de 56 bonniers de terre (soit une ­cinquantaine d’hectares). La source ne précise ­malheureusement rien sur la localisation des biens, ni sur les modalités de la transaction. Toutefois, il faut noter que le couple ­Guillaume-Péronne est attesté à plusieurs reprises dans les années 1270 par des sources fiables et contemporaines11. La deuxième étape, indiscutable, nous est connue par une ­transaction du mois de mai 1265 relatée par deux actes écrits, l’un ­émanant de l’abbaye de Dielegem à Jette, l’autre passé dans le couvent des Frères Mineurs à Bruxelles par-devant les échevins de la ville. À  cette date, le même Gérard II de Koekelberg, qualifié alors de ­chevalier, abandonne à l’abbaye de Dielegem, pour le reprendre ensuite en fief, les 56 bonniers de terre déjà évoqués, ainsi qu’un manoir (mansio), son fonds et ses dépendances. Les deux actes nous précisent que cette résidence était possédée auparavant par un certain Antoine et que ­l’ensemble domaine-résidence était localisé « entre Berchem, Molenbeek et Laeken » (inter Berchem, Molenbeke et Laken), c’està-dire précisément où se trouve aujourd’hui la commune de Koekelberg. En contrepartie de cette cession, l’abbaye accorde à Gérard II un fief ­supplémentaire de 5 journaux situés à Berchem, au lieu-dit Gommersdael12. Ces deux étapes importantes dévoilent l’implantation progressive des Koekelberg au sein d’un ensemble domanial préexistant : vers 1250, ils acquièrent une vaste propriété d’une cinquantaine d’hectares ; à un moment indéterminé, mais révélé par nos deux actes de 1265, ils ont acquis d’un dénommé Antoine une cour agricole avec fond et ­dépendances, probablement dépourvue alors de château. C’est à partir de ce moment et à la suite de ce processus d­ ’implantation foncière que le secteur situé aux confins de Berchem, Molenbeek et Laeken prendra peu à peu le nom de Koekelberg, selon un phénomène courant au Moyen Âge où anthroponyme et toponyme 10

Factum in-4°, 60 p., sans titre, ni date, signé sub censura Jean-Antoine de Locquet, membre du Conseil de Brabant dans la deuxième moitié du xviie siècle, cité par A. Wauters, Histoire des ­environs de Bruxelles ou description historique des localités formant autrefois l’ammanie de cette ville, 1955, réédition illustrée (1971), vol. 3A, Bruxelles, p. 49-50. Il ne nous a pas été possible de retrouver ce document aux Archives générales du Royaume ni aux Archives de l’état à Anderlecht, une partie des archives du Conseil de Brabant, en particulier

celles relatives aux affaires touchant la noblesse, n’étant toujours pas inventoriées. 11 Par exemple P. - J. Goetschalckx et B. Van Doninck, Oorkondenboek der Abdij van ­Sint-Bernaards aan de Schelde, vol. 1 : 1233-1276, Anvers, 1926, p. 339-340, n° 333 (12 janvier 1275) et p. 340-341, n ° 334 (janvier 1275). 12 AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 23 et 24 (mai 1265), éd. dans P. Charruadas, Bruxelles et ses campagnes . . . , vol. 1, p. 360-361 ; résumé de l’acte dans AEB, AE 6962, p. 11, n° 57.

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paulo charruadas s’équivalent. La mise en place d’une nouvelle cellule seigneuriale, ­inféodée à l’abbaye de Dielegem, va alors entraîner la distinction ­progressive et l’autonomisation d’un territoire seigneurial au sein des paroisses plus anciennes, notamment celle de Molenbeek-Saint-Jean13. Peu de temps après, il faut noter que les Koekelberg semblent délaisser leur maison bruxelloise en pierre, leur steen implanté dans le quartier marchand, près de l’église paroissiale de Saint-Nicolas14. La première mention de cette maison de pierre a lieu en 1319 dans un acte des échevins de Bruxelles prenant ledit steen comme repère topographique. L’acte précise que le bâtiment était doté d’une entrée surélevée et non de plain-pied, accessible par un escalier ou une échelle15. Quelques années plus tard, en 1330, la moitié du steen au moins ne leur appartient plus, puisqu’un acte révèle que le chevalier bruxellois Jean Piliser, fils naturel du duc Jean II et oncle du duc Jean III, le vend pour moitié au bourgeois de Bruxelles Jean Rolibuc16. À partir de la deuxième moitié du xiv e siècle, le steen, devenu un fief ducal, a définitivement quitté le patrimoine des Koekelberg17. L’installation d’une résidence seigneuriale périurbaine et l’abandon de leur steen ne signifient évidemment pas qu’ils abandonnèrent la ville, que du contraire. De nombreuses mentions font état de la présence des Koekelberg à Bruxelles au sein du groupe urbain dirigeant et en qualité d’importants propriétaires fonciers dans la ville18. 13 P. Charruadas, Molenbeek-Saint-Jean. Un village

bruxellois au Moyen Âge, Bruxelles, 2004, p. 49-66, spéc. p. 53 ; Idem, « Territoire et famille . . . », p. ­104-109. Un texte du 19 juin 1536 cite encore de manière évocatrice la « ferme appelée Koekelberg située près de Bruxelles, dans la paroisse Saint-Jean de Molenbeek : « thof dat dem heet Coeckelberghe gelegen bij Brussele in de prochie van Sint-Jans te Molenbeke » (AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 97). 14 M. Martens, Actes relatifs à l’administration des revenus domaniaux du duc de Brabant (1271-1408), Bruxelles, 1943, p. 54-56, n° 22 (2 janvier 1312 n.s.). 15 Ibidem : « trappen van den grade van den huse van Cockelberghe ». 16 C. Butkens, Trophées tant sacrés que profanes du duché de Brabant, t. 1, partie B : Preuves, La Haye, 1724-1726, p. 133 : « Nos, Johannes Dei Gratia Brabantiae et Limburgi dux, notum facimus universis quod cum Johannes Pylyser miles, avunculus noster dilectus, domum suam sitam retro domum de Coeckelberg infra Oppidum nostrum Bruxellense et medietatem lapidis de Coeckelberge vendidit hereditarie Johanni Rollebuc oppidano nostro Bruxellensi, secundum quod

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in litteris scabinorem [sic] nostrorum Bruxellensium super eo confectis plenius continetur (. . .) ». 17 L. Galesloot, Le livre des feudataires de Jean III, duc de Brabant, Bruxelles, 1865, p. 167 : « Johannes Timmerman, lapidem sitam juxta Sanctum Nicolaum in Bruxella » ; note 2 : le spechtboek (fin xiv e siècle) porte pour le même Jean Timmerman : « . . . den Steen van Cockelberge bi sent heren Claes in Bruessele » ; Idem, Inventaire des archives de la cour féodale de Brabant, t. 1, Bruxelles, 1870, p. 233-234, 238 et 303. Sur la datation des différents livres de feudataires, voir L. Bril, Les premiers registres ­féodaux de Brabant, dans Bulletin de la Commission royale d’Histoire , 129, 1958, p. 1-9. 18 R. Laurent et C. Roelandt, Les échevins de Bruxelles (1154-1500). Leurs sceaux (1239-1500), Bruxelles, vol. 1, p. 46-51, 59, 61; A Henne et A. Wauters, Histoire de la Ville de Bruxelles, 1845, rééd. illustrée 1975, t. 2, Bruxelles, p. 485 et suiv ; M. Martens, Les chartes relatives à Bruxelles et à l’ammanie (1244-1338) conservées aux Archives de la Ville de Bruxelles, Grandmetz, 1977, nos 30, 86, 178, 193, 201, 202, 204, 242, 246, 249, 250, 251, 252 et 254.

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Tout se passe donc comme si l’acquisition d’une seigneurie p­ ériurbaine était l’occasion d’un transfert symbolique du siège ­résidentiel de la famille, depuis leur implantation primitive, en ville, vers une ­nouvelle résidence seigneuriale, dans la banlieue de Bruxelles. Par ailleurs, l’inféodation de la seigneurie à une abbaye constitue une ­situation originale qui doit fort probablement être interprétée comme une entreprise de verrouillage du nouveau patrimoine de la famille. Cette opération permet en effet à la seigneurie de basculer dans le régime de la primogéniture dans un pays où les alleux sont partagés ­traditionnellement à parts égales entre chaque héritier19. Le complexe castral et les éléments attenants On possède quelques informations concordantes, pour la période qui nous intéresse, sur la topographie du site castral de(s) Koekelberg. Un acte de 1458, consignant le passage de la seigneurie à l’héritière Mathilde Vanden Heetvelde, mentionne le complexe comme étant une curtis dotée d’une petite tour en pierre entourée d’eau20. La mention est laconique, mais elle nous informe au moins de la présence d’une ­architecture fortifiée jouxtant une basse-cour. Une description un peu plus complète datée de 1511 confirme cet acte : le testament du détenteur de la seigneurie de Koekelberg au début du xvie siècle, Jean Van Nieuwenhove, présente le château comme un habitat fossoyé ­comprenant une tour et d’autres édifices21 : en particulier, il faut noter la présence d’un colombier (tduyfhuys) et d’une cour agricole composée ­d ’habitations, d’étables, d’un vivier, de bâtiments d’exploitation et d’un domaine fait de terres arables et de bois22. Enfin, un relevé des biens de l’abbaye de Dielegem daté de 1577 décrit la seigneurie avec sa tour fortifiée, ses

19 P. Godding, Le droit au service du patrimoine familial : les Pays-Bas méridionaux (12e-18e siècles), dans L. Bonfield éd., Marriage, Property and Succession, Berlin, 1992, p. 15-35. 20 Cité par A. Wauters, Histoire . . . , vol. 3A, p. 54, note 1 : « curtim dictam Cuculberghe ubi est parva turris lapidea aquis circumdata ». À noter qu’un acte de 1411 cite déjà la curtis de Cockelberge, mais sans donner plus d’informations sur la morphologie du site : AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 70 (21 octobre 1411). 21 AEB, Cour féodale de Brabant, Procès 719, n° 815, testament de Jean Van Nieuwenhove,

s­ eigneur de Koekelberg (11 décembre 1511) : « huys metten torre ende andere edifficien opten berch te Coeckelberch staende metten grecht daer omne ­loopende ». 22 Ibidem : il laisse entre autres à son valet Colyns Symons, pour en jouir sa vie durant à condition de ne pas se marier, son colombier « tduyfhuys met zijne toebehoorten staende op den berch te Coeckelberge » ; sa veuve jouira sa vie durant du reste des biens sis au même endroit « metten huysingen, stallen, winhove ende andere edificie daerop staende en zijn andere toebehoorten metter winnende landen, vivere, booschen ».

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paulo charruadas bâtiments agricoles et ses biens fonciers de type vivier, pâture, verger, prés et terres arables23. Ce complexe connut à la toute fin du xvie siècle une rénovation importante à la suite de destructions survenues lors des Guerres de ­religions. François Van Zinnicq, pharmacien des archiducs Albert et Isabelle, fit l’acquisition de la seigneurie en 1588 et y commanda ­d ’importants travaux de restauration et de modernisation qu’il confia à l’architecte bruxellois Henri Cannaert24. Deux représentations datant des xviie et xviiie siècles permettent de s’en faire une idée25 : elles ­mettent en évidence la conservation et l’intégration de la tour primitive en pierre de forme quadrangulaire à côté des nouveaux bâtiments à l’architecture plus ouverte construits à la fin du xvie siècle (en particulier un corps de logis de forme oblongue présentant au rez-de-chaussée une galerie ouverte par cinq arcades)26. Le complexe était doté d’une chapelle privée, dédiée à sainte Anne, située au nord-ouest. Une mention extraite des dénombrements de fiefs du duché de Brabant en 1474 évoque très clairement le lien ­structurel entre cette petite chapelle et la cour de Koekelberg 27. Elle est indirectement attestée pour la première fois dans le censier ducal de 1321, dans une écriture plus tardive (courant du xiv e siècle), mentionnant un cens dû par le « chapelain de la chapelle de Koekelberg » à ­l’administration domaniale de Brabant28. Une deuxième mention, en 1370, relate une transaction réalisée dans la chapelle même29, indice peut-être que ­l’oratoire est devenu, d’une certaine manière, un point de repère dans la vie sociale des environs. L’époque de fondation de cette chapelle ne pose aucun problème. L’historien brabançon Jan Verbesselt, dont les travaux doivent être utilisés avec précautions, se révèle ici utile lorsqu’il 23 AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 106 : « de

heerlyckheijt van Coeckelberghe metten slothe, huijsen, schueren, stallen ende pachthoven daer op staende, watteren, weijden, bogaerden, bempden ende landen daer toebehoorende ande allen anderen sijnen toebehoorten ». 24 R. Van den haute, Le château des Koekelberg, Bruxelles, 1980, p. 14-16 ; C. Stepman et L. Verniers, Koekelberg dans le cadre de la région nordouest de Bruxelles, Bruxelles, 1966, p. 45 ;Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 37-38. 25 Théodore Van Heil, Panorama de Bruxelles, 1692, huile sur toile, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Inv. 225 : pris du ­nord-ouest, ce panorama montre la situation du château aux portes de la ville ; B. Sirio, Carte

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f­igurative de la seigneurie de Koekelberg, 1737, Bruxelles,  Archives générales du Royaume, Cartes et plans manuscrits, n° 2330. Cette superbe ­représentation, prise depuis le sud-ouest, montre l’étendue du complexe seigneurial, avec le ­château, la chapelle, l’exploitation agricole et ­plusieurs brasseries. 26 Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 37-38. 27 AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 65 : « capelken in den hove van Cockelberge ». 28 M. Martens, Le censier ducal pour l’ammanie de Bruxelles de 1321, Bruxelles, 1958, p. 108 : « It. capellanus capellanie de Cockelberghe. 1 d. ». 29 J. Verbesselt, Het parochiewezen in Brabant, t. 3, Pittem, 1964, p. 57.

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souligne que sainte Anne ne devint une titulature populaire en Brabant qu’à partir des xiiie -xiv e siècles 30. Sans constituer un argument ­péremptoire, le constat cadre en tout cas parfaitement avec le schéma d’implantation des Koekelberg tel que je viens de le présenter. On notera, par ailleurs, deux arguments qui plaident pour une fondation de la chapelle par les nouveaux seigneurs de Koekelberg : d’une part, ces seigneurs détiennent le droit de collation du chapelain jusqu’à la fin de l’Ancien Régime31 ; d’autre part, ils détiennent en fief de l’abbaye de Dielegem, pour la période des xiv e –xvie siècles au moins, les deux tiers de la dîme de Berchem32. Or, il n’est pas impossible que cette partie de la dîme de Berchem corresponde à la dîme ou à une partie de la dîme de la seigneurie même de Koekelberg, comme cela ressort d’une ­mention contenue dans le censier de l’abbaye de Dielegem, rédigé au xiv e siècle, et qualifiant cette dîme de « dîme de Berchem de la maison de Koekelberg »33. Enfin, dernier élément constitutif de ce complexe seigneurial, le moulin d’Hoesijke, établi sur un petit affluent du Molenbeek, le Paruck, à quelques centaines de mètres au sud de l’ensemble château-chapelle. Il est presque certain qu’il fit partie du complexe seigneurial dès ­l’inféodation de 126434. En effet, en 1300 et en 1310, la dame élisabeth de Koekelberg, veuve du chevalier Guillaume de Koekelberg, avec son fils Gérard, constitue auprès de différentes institutions religieuses 35 ­plusieurs rentes obituaires pour l’anniversaire de son mari assignées sur les revenus de ce moulin (en argent et en céréales) qu’elle dit tenir en fief de l’abbaye de Dielegem36. Ce moulin est régulièrement attesté jusqu’au xvie siècle comme étant concédé à cens et devant une rente en nature37. On terminera la description de ce complexe en évoquant son influence sur le peuplement. Tous les indices disponibles confirment que la formation de cette nouvelle cellule seigneuriale au milieu du 34

30

Loc. cit. 31 Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 30. 32 AVB, Manuscrit de Koekelberg, nos 49 (22 juillet 1421), 68 (28 novembre 1411), 69 (27 octobre 1411), 70 (21 octobre 1411), 74 (26 janvier 1431 n.s.), 76 (29 octobre 1397). 33 J. Verbesselt, Het parochiewezen . . . , p. 60 ; Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 32 ; J. Glade, L’abbaye de Dilighem des origines au xv e siècle, mémoire de licence en histoire (ULB), 1970, éd. du censier du xiv e siècle (Bibliothèque royale de Belgique, manuscrit n° 7395), p. 50 (f° 51) : « duas partes decimae quae vocatur decima de Berchem de domo de Kokelberch ».

P. Charruadas, Molenbeek-Saint-Jean . . . , p. 90-91. 35 Hôpital Saint-Jean de Bruxelles, abbaye de Dielegem à Jette, Tables des Pauvres de Herdersem, Berchem, Molenbeek, Jette, Laeken, etc. 36 ACPASB, hôpital Saint-Jean 2, f° 29ter, n° 204 (29 septembre 1300) ; AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 26 (28 septembre 1310). 37 P. Charruadas, Molenbeek-Saint-Jean . . . , p. 91 ; AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 50 (résumé d’actes des xiv e -xv e siècles) ; n° 51 (29 octobre 1382) ; AVB, Archives anciennes, M 66 (3 novembre 1564).

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paulo charruadas xiiie siècle n’a suscité qu’une polarisation très faible de l’habitat des environs38. Cela n’est a priori pas étonnant, puisqu’une récente étude sur le ­peuplement de la région de Bruxelles a pu identifier précisément la période de fixation des terroirs et des zones d’habitat entre le courant du xie siècle et le début du xiiie siècle39. Les dénombrements de foyers de la fin du xv e siècle laissent deviner une population environnante de l’ordre d’une cinquantaine de personnes. Au xvie siècle, la démographie atteint peut-être une petite centaine d’habitants40. Il faut attendre en réalité le xviie siècle, avec le développement important de brasseries et d’auberges, pour que le hameau de Koekelberg voit réellement, mais indépendamment de son château, sa population prendre de l’ampleur. Une importante brasserie, la Nieuwe Camme, semble lancer le ­mouvement : elle s’implanta en bordure du complexe castral, à l’ouest de la chapelle Sainte-Anne et du château, et fonctionna intensivement de 1586 jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, utilisant d’ailleurs les eaux du grand étang et les chemins carrossables du site41. Ce développement doit évidemment être mis en relation avec la demande bruxelloise en bière et il n’est donc pas étonnant de constater, à partir de cette période, une concentration d’auberges et de nouvelles habitations le long des voies d’accès reliant Koekelberg à Bruxelles - les chaussées de Gand et de Jette - 42. Quoi qu’il en soit, précisons que cette population était rattachée au spirituel durant tout l’Ancien Régime à l’église paroissiale de Berchem-Sainte-Agathe, à laquelle elle devait se rendre tous les dimanches et lors de chaque fête dictée par le calendrier liturgique43. On doit dire en d’autres termes que l’oratoire castral de Koekelberg ne servit que fort peu de pôle religieux pour les habitants des environs. Le domaine foncier Si la morphologie du site seigneurial de Koekelberg se laisse approcher sans trop de difficultés, il est en revanche plus délicat de connaître la localisation, l’étendue et le fonctionnement du domaine 38

Sur la problématique de l’habitat seigneurial secondaire et ses rapports avec le peuplement, voir par exemple M. de Waha, Habitats « seigneuriaux » et paysage dans le Hainaut médiéval, dans M. Bur (dir.), La maison forte au Moyen Âge. Actes de la table ronde de Nancy - Pont-à-Mousson (31 mai-3 juin 1984), Paris, 1986, p. 102-105. 39 P. Charruadas, Bruxelles et ses campagnes . . . , vol. 1, spécialement le chapitre 3, p. 99-163. 40 J. Cuvelier, Les dénombrements de foyers en Brabant (xiv e- xvi e siècles), vol. 1, Bruxelles,

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1912, p. 200, 452-453 ; Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 33. 41 C. Stepman et L. Verniers, Koekelberg . . . , p. 91-92. 42 Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 33 ; Carte de cabinet des Pays-Bas autrichiens levée à l’initiative du comte de Ferraris (1771-1778), échelle : 1 : 25 000, vol. 1 et 6, 1965 : Bruxelles 76 (M1) (3). 43 Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 30.

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foncier qui en dépend. On ne dispose à ce sujet d’aucun censier, ni de livre de comptes44. Le fait que la seigneurie ait été inféodée à l’abbaye de Dielegem complique la tâche de l’historien, puisqu’une part ­importante des archives de cette abbaye norbertine fut détruite dès l’Ancien Régime lors de divers évènements malheureux45. Les quelques documents conservés émanant de l’abbaye sont par ailleurs peu précis : comme le lecteur aura pu le constater plus haut, les sources de Dielegem se contentent généralement d’énumérations de type « formule de ­pertinence » qui manquent cruellement de détails pour percevoir ­précisément l’anatomie de ce domaine et son mode exploitation. Quelques documents de la pratique permettent heureusement ­d ’approcher ce domaine46. La cour agricole de(s) Koekelberg (curtis, hof ) semble n’avoir jamais ou n’avoir que peu été exploitée en faire-valoir direct47. Du domaine centré sur l’actuel hameau de Koekelberg et comprenant ­vraisemblablement la cinquantaine de bonniers de terres et de bois inféodée à l’abbaye de Dielegem en 1265, une grande partie apparaît concédée à cens48. Un acte de 1382 révèle l’importance des terres ­concédées autour du château même et il n’est pas étonnant d’y voir que la cour elle-même, le logis et certaines dépendances (verger, fossés en eau, four, réserve à fumier) étaient occupés par un tenancier nommé Loenijs de Bloijere49, ­personnage 44

À la fin du xviiie siècle, un résumé d’actes des xive -xve siècles (AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 50) précise « dat den voerseiden cheijns oijck successive wordt bevonden in de ­cheijnsboeken van Coeckelberghe ». On ne trouve plus trace aujourd’hui de ces censiers. 45 M. Koyen, « Abbaye de Dieleghem . . . », p. 687 et suiv. 46 Principalement contenus, sous la forme de copies, dans le Manuscrit de Koekelberg, microfilm partiel conservé aux AVB, et dans les registres aux transports de biens des GSB aux AEB, n° 2372-2374 (xv e -xviie siècles). 47 Constats similaires opérés, par exemple, pour Bruxelles par M. de Waha, Recherches sur la vie rurale à Anderlecht au Moyen Âge, Bruxelles, 1979, p. 215-220 ;  pour la région d’Anvers aux xv e-xvie siècles par M. Limberger, Sixteenthcentury Antwerp and its Rural Surroundings. Social and Economic Changes in the Hinterland of a Commercial Metropolis (ca. 1450-ca. 1570), Turnhout, 2008, p. 147 et suiv. 48 On constate ce mode d’exploitation dès la fin du xiiie siècle :  ACPASB, Pauvres de la Chapelle,

B 862, n° 58 ; B 871, f° 54 (mars 1288-1289) ; ACPASB, B 1460, cartulaire de la fondation Ter Kisten, f° 29-29v (juin 1297). Plusieurs actes du xv e siècle sont donnés par des tenanciers jurés des Koekelberg, dits alors « dans la ferme de Koekelberg : « gesworen late [noms des seigneurs du moment] inden hove van Cockelberghe . . . » (AEB, GSB 2372, fos 1 et suiv.). 49 AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 51 (29 octobre 1382). L’acte notifie, par-devant les échevins de Bruxelles Gilles De Mol et Gilles de Weert, la cession par l’héritière Marie, dame de Koekelberg et épouse du chevalier Guillaume vanden Heetvelde, d’une partie ­(malheureusement non déterminée par rapport à l’ensemble !) du domaine des Koekelberg en usufruit à sa sœur cadette Marie, encore célibataire (jouffrouwe) : « thoff in hem zelven daer Loenijs de Bloijere inne woont, metten plaetsen ende bijde de coolhove gelijck dat de grachten beneven hebben, metten ovenbueren ende metten plaetsen die daer toe hoort, metten messien houdende een halff bundere zesse ende veertich roeden. Item thuis op den berch metten grond daer oppe staet houdende drij en dertich roeden ».

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paulo charruadas connu par d’autres sources comme étant un important tenancier des Koekelberg siégeant dans leur cour censale50. À côté de ce domaine centré, une pluie de petites parcelles (champs, courtils, prés généralement de petite taille) dispersées ­principalement dans la région nord-ouest de Bruxelles (localités voisines de Koekelberg : Molenbeek, Berchem, Ganshoren, Jette, Laeken, Heembeek) étaient également accensées, voire, parfois, concédées en fief 51 : certaines étaient elles-mêmes tenues en fief de Dielegem (le censier de cette abbaye, rédigé au xive siècle, mentionne dix journaux de terre à Laeken, au lieu-dit Vierbeken, trois bonniers entre Laeken et Heembeek, plusieurs prés à Heembeek, près de la ferme abbatiale de Wolumont)52, d’autres étaient de nature allodiale53. À ces biens, on doit ajouter le moulin d’Hoesijke54, ainsi que plusieurs lots de terre et quelques terrains avec maisons (huijs ende hofstadt)55 qui s’étendaient en ville, entre le Driesmolen, la deuxième enceinte et la Senne de Ransfort, ainsi que dans le quartier Sainte-Catherine (paroisse urbaine dépendant de la paroisse rurale de Molenbeek-Saint-Jean)56. Tous ces biens dépendaient directement de la juridiction foncière de la cour censale instituée par les Koekelberg et composée d’un maire et de plusieurs tenanciers jurés57. Celle-ci exécutait principalement des transports de biens58. Les cens et les loyers perçus étaient de nature très diverse59 : l’acte déjà évoqué de 1382 mentionne de nombreux revenus, tant en nature (chapons, œufs, grains) qu’en argent 60, tandis qu’un dénombrement de fiefs de l’abbaye de Dielegem, rédigé vers 1577, à l’époque du seigneur de Koekelberg Philippe de Locquenghien, évoque

50

AEB, AE 301 (16 mai 1372) ; ACPASB, H 821, f° 64v° (même date) ; AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 51 (29 octobre 1382). 51 La concession en fief apparaît minoritaire dans les modes de mise en valeur des terres de la ­seigneurie aux xve–xvie siècles (AEB, GSB 2372, f° 177-192v°). 52 J. Glade, L’abbaye de Dilighem . . . , censier, p. 50 (f° 51). 53 Par exemple ACPASB, B 203, cartulaire des Pauvres de Sainte-Gudule, f° 9v-10 (avril 1280) ; AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 55 (1368). 54 P. Charruadas, Molenbeek-Saint-Jean . . . , p. 91-92. 55 AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 51 (29 octobre 1382).

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56 P. Godding (1960), Seigneurs fonciers bruxellois (ca. 1250-1450), dans Cahiers Bruxellois, 5, p. 10 ; P. Godding, Le droit foncier à Bruxelles au Moyen Âge, Bruxelles, 1960, p. 317-318. ;  AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 51 (29 octobre 1382). 57 P. Godding, Le droit foncier . . . , p. 317-318 ;  AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 106 ­mentionnant une cour censale composée d’« eenen meïjer ende seven gesworene erfflathen die judicature ende bedrijff hebben ». 58 AEB, GSB 2372-2374. 59 Cens courant en région bruxelloise : P. Godding, Le droit foncier . . . , p. 133 et suiv. 60 AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 51 (29 octobre 1382).

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des loyers en argent, volailles, œufs et grains61. Avec les revenus du moulin62 et de la dîme, les cens en nature fournissaient au propriétaire foncier des denrées, qui devaient prendre la direction des infrastructures de stockage du château de Koekelberg ou bien être dirigés vers la ­résidence des seigneurs de Koekelberg à Bruxelles. Leur domaine s’agrandissait enfin de toute une série de biens tenus à cens, dont il est extrêmement difficile de saisir l’étendue. Les seigneurs de Koekelberg apparaissent en effet régulièrement attestés depuis le xiiie siècle comme des tenanciers, en particulier pour des tenures relevant de l’abbaye de Dielegem, biens fonciers qu’ils baillaient probablement à leur tour63. Seigneurs fonciers mais aussi tenanciers, on ne s’étonnera donc pas de constater, dans leur seigneurie, l’absence de droits de mutation sur les tenures, de droit de banalité sur le moulin et, surtout, de tout service personnel à prester par les tenanciers 64, élément pourtant si ­caractéristique des droits seigneuriaux liés à la terre65. En ce qui concerne les droits de justice et de police, il est normal de ne plus les rencontrer, puisqu’ils constituent un quasi-monopole entre les mains du duc de Brabant depuis au moins le xiiie siècle66. En guise de conclusion. La valeur symbolique et fonctionnelle du château : supériorité sociale et villégiature L’exiguïté ou l’inexistence d’un domaine foncier directement exploité ou, à tout le moins, étroitement contrôlé par le château (domaine éclaté), la grande part prise par la concession à cens et l’absence notable de droits seigneuriaux particuliers, en dehors de la redevance, nous place devant un domaine foncier dont la gestion rationnelle semble rechercher le moindre coût. Le domaine, constitué de tenures « libres »  - pour reprendre la terminologie proposée par Philippe Godding67 -, se ­caractérise 61

AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 106 : « diversche heerlijcke cheijnsen soo in gelde, vogele, eijeren ende diversche species van graen ». 62 AVB, Manuscrit de Koekelberg, n° 50 (résumé d’actes des xiv  e –xv  e siècles) : mentions de revenus annuels en seigle et en orge ; n° 51 (29 octobre 1382). 63 Très nombreuses mentions dans AVB, Manuscrit de Koekelberg, nos 52 (15 mai 1421), 53 (11 novembre 1380), 61 (9 mars 1394 n.s.), 62 (1e septembre 1393), etc.

64

Constat identique fait par C. Stepman et L. Verniers, Koekelberg . . . , p. 49-50. 65 L. Feller, Seigneurs et paysans au Moyen Âge, viiie –xv e siècles, Paris, 2007, p. 222 et suiv. 66 E. Van Ermen, Heerlijkheden in het hertogdom Brabant in de 13de eeuw, dans Actes du Colloque “Brabant in de 13de eeuw” (10 octobre 1986), Livraison spéciale de Brabantsche Folklore, n° 253, 1987, p. 44-70. 67 Dites tenures « de droit urbain » : P. Godding, Le droit foncier . . . , p. 72-90.

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paulo charruadas par des revenus de nature variée, que le seigneur pouvait engranger, soit en vue d’une autoconsommation, soit en vue d’une commercialisation planifiée. La fragmentation du domaine en petites parcelles s’explique probablement par une acquisition progressive des seigneurs de Koekelberg et par le fait que les accensements et les fermages brabançons pour la période des xive-xvie siècles, surtout dans les zones périurbaines à haute valeur foncière, étaient plus élevés pour les parcelles isolées que pour les grandes fermes68. Cette configuration particulière n’est guère étonnante si l’on songe à l’origine de cette seigneurie et à la position sociale et politique de ses détenteurs. Ceux-ci furent tous, depuis la famille même des Koekelberg, aux xiiie-xiv e siècles, jusqu’aux familles ayant acquis la ­seigneurie, aux xv e-xvie siècles, des aristocrates locaux de haut rang occupant des charges importantes au sein de la Ville et/ou en relation étroite avec le pouvoir princier installé dans le palais de Bruxelles69. Ces éléments doivent donc conduire à nous interroger sur la nature même du château de Koekelberg : chapelle dénuée de toute ­centralité religieuse, château se révélant le centre de pouvoir et de ­gestion d’un domaine éparpillé et concédé, situé en périphérie d’une importante capitale politique et le tout dirigé par des seigneurs dont l’activité principale se déroule précisément en ville, le complexe ne fut-il pas surtout, malgré ses équipements agricoles, un habitat de ­prestige en même temps qu’une résidence de campagne et de ­villégiature ? La réponse peut être affirmative, et cela dès le transfert au milieu du xiiie siècle. En délaissant leur steen urbain (mais pas leur présence en ville !), les Koekelberg aménagent sur un emplacement aux portes de la ville, en un lieu plus dégagé et donc mieux visible, un habitat ­seigneurial conçu pour être vu et pour symboliser leur statut social. On connaît bien, pour la fin du Moyen Âge, le principe de résidence multiple de l’aristocratie : dans ce phénomène complexe, la résidence rurale et la maison urbaine ne s’opposent nullement, mais constituent deux parties complémentaires d’un seul et même système d’habitat marqué par des allers et retours incessants70. Les cas anversois et bruxellois récemment 68

B. Blondé et M. Limberger, Ville et campagne, dans R.Van Uytven et al., Histoire du Brabant, du duché à nos jours, Zwolle, 2004, p. 316-320 ; C. Billen, La gestion domaniale d’une grande abbaye périurbaine : Forest à la fin du Moyen Âge, dans J.-M. Duvosquel et E. Thoen (éd.), Peasants and Townsmen in Medieval Europe. Studia in honorem Adriaan Verhulst, Gand, 1995, p. 497 et suiv.

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69 Sur la généalogie des détenteurs de la seigneurie,

C. Stepman et L. Verniers, Koekelberg . . . , p. 41 et suiv. ; R.Van den haute, Le château . . . , p. 6 et suiv. ; Y. Cabuy et S. Demeter, Atlas . . . , vol. 11, p. 29). 70 J. Dunne et P. Janssens (éd.), Living in the City : Elites and their Residences, 1500-1900, Turnhout, 2008.

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étudiés montrent le nombre important de ces résidences périurbaines, généralement associées à un domaine foncier concédé à cens ou affermé71. Dans le cas des Koekelberg, on sent bien, pour le milieu du xiiie siècle du moins, que l’acquisition d’une seigneurie fut une étape ­nécessaire dans l’intégration du groupe seigneurial. Une fois la ­seigneurie acquise, la récupération et l’aménagement d’une résidence « fortifiée », ou apparaissant comme telle, constituaient le complément indispensable pour marquer dans le paysage des environs la naissance de cette nouvelle cellule seigneuriale et domaniale. Le complexe résidentiel de(s) Koekelberg n’est sans doute pas un site castral stricto sensu, mais il ­manifeste par l’implantation d’une tour d’habitation la volonté sociale des Koekelberg de rejoindre l’aristocratie seigneuriale des environs de Bruxelles. Cette implantation symbolique de la famille aux portes de la ville qui a vu leur réussite s’affirmer ne signifie nullement l’abandon des activités urbaines, nous l’avons vu. Aussi, leur château rural doit être vu surtout, pensons-nous, comme un « manifeste » adressé plutôt à la ville et à son groupe dirigeant, qu’aux ruraux et aux tenanciers du domaine. La situation évolue quelque peu à partir de la fin du xiv  e siècle, lorsque la seigneurie quitte la famille des Koekelberg et échoit dans des patrimoines où Koekelberg ne constitue plus l’unique seigneurie ­détenue. Au début du xv  e siècle, elle est aux mains des puissants vanden Heetvelde. La position dominante de cette famille parmi les élites urbaines bruxelloises est notable et leur patrimoine foncier dans la région est considérable, déjà doté d’une curtis fortifiée à Dilbeek, à quelques kilomètres au sud-ouest de Koekelberg72. Vers le milieu du siècle, la seigneurie échoit à la famille des vander Meeren, qui possèdent par ail leurs les seigneur ies pér iurbaines de Zaventem, de ­Woluwe-Saint-Lambert et de Sterrebeek (au nord-est de Bruxelles)73. Un siècle plus tard, le seigneur de Koekelberg, Jean de Locquenghien, 71

R. Baetens, « La « Belleza » et la « Magnificenza ». Symboles du pouvoir de la villa rustica dans la région anversoise aux Temps Modernes, dans R. Baetens et B. Blondé (éd.), Nouvelles approches concernant la culture de l’habitat. New Approaches to living Patterns. Actes du colloque ­international de l’Université d’Anvers (24-25 octobre 1989), Anvers, 1990, p. 159-180 ; C. De Maegd, «En ung sien jardin de plaisance au faubourgs de ceste ville». La maison de plaisance de Charles de Croÿ à Saint-Josse-ten-Noode vers 1600, dans Bulletin de Dexia Banque, 218, 2001, p. 45-68 ; K. De Jonge, Images inédites de la villégiature dans la périphérie de

Bruxelles, xvi  e–xviii  e siècles. Maisons des champs et maisons de plaisance, dans M. Chatelet (éd.), Maisons des champs dans l’Europe de la Renaissance. Actes des premières Rencontres d’architecture ­européenne (Château de Maisons, 10-13 juin 2003), Paris, 2006, p. 269-282. 72 M. de Waha, ‘Corserie’, carrières et maison forte. À propos des biens des vanden Heetvelde, dans La Belgique rurale du Moyen Âge à nos jours. Mélanges offerts à Jean-Jacques Hoebanx, Bruxelles, 1985, p. 121-139. 73 A. Henne et A. Wauters, Histoire . . . , passim.

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paulo charruadas est également seigneur de Berchem et de Pamele-lez-Ninove, il fut un fonctionnaire régional important (amman de Bruxelles), ainsi qu’un fonctionnaire urbain de premier plan (bourgmestre et trésorier de la ville de Bruxelles), et à ce titre commissionné pour organiser les travaux de creusement du canal reliant Bruxelles à Willebroek74. En tant que hauts fonctionnaires de la Ville et/ou serviteurs du pouvoir princier, il est clair que les différents seigneurs de Koekelberg ne se manifestèrent finalement qu’assez peu comme des nobles « campagnards », soucieux d’exploiter leurs biens et leur domaine. Adoptant pour cette seigneurie une position de « rentiers du sol », ils cherchèrent un mode d’exploitation peu onéreux et permettant une gestion simple, qui ne fut sans doute pas le meilleur rapport en terme de productivité et de rendement, mais qui leur laissait en tout cas les mains libres pour leurs activités politiques. Dans de telles circonstances, le château de(s) Koekelberg ne pouvait pas être autre chose qu’une ­résidence ­essentiellement « symbolique », marquant certes la présence d’une unité seigneuriale vis-à-vis des tenanciers, mais affirmant surtout à la face des Bruxellois la réussite sociale d’une aristocratie au service de la Ville et de l’État à l’aube des Temps Modernes.

74

A. Wauters, Locquenghien ( Jean de), dans Biographie nationale, 12, Bruxelles, 1892-1893, col. 303-307.

306

claude depauw Archives de la Ville de Mouscron Un vieu recoeul de rentes seigneurialles en escriture de Saint Pierre de l’an 1405. L a seigneurie de Mouscron à l’aube du xv e siècle

Bâtie dans la partie occidentale de la province de Hainaut en b­ ordure de la frontière franco-belge, Mouscron s’étend aujourd’hui sur 1.374 hectares et se situe presque au milieu du triangle que forment Courtrai, Lille et Tournai. En dépit de découvertes archéologiques remontant à l’époque romaine, cette localité est citée pour la première fois en 1060 dans un acte de l’abbaye Saint-Pierre au Mont Blandin à Gand1. L’étymologie de Mouscron serait mosscher-on, endroit ­marécageux couvert de mousse2. En 1066, le comte de Flandre attribue à la collégiale Saint-Pierre de Lille des terres de Mouscron3. À l’origine de la paroisse, l’autel de Mouscron appartient à l’abbaye Saint-Barthélemy de l’Eeckout à Bruges qui, par échange, le cède en 1149 à l’abbaye Saint-Martin de Tournai. Ce monastère bénédictin partage l’essentiel des dîmes avec le chapitre de la cathédrale Notre-Dame de Tournai4. Sous l’Ancien Régime, Mouscron appartient à la châtellenie de Courtrai, une ­subdivision du comté de Flandre 5. Au début du XVe siècle, il était ­partagé entre trois seigneuries hautes justicières. Outre la seigneurie de Saint-Pierre de Lille déjà évoquée, s’y trouvent le fief du Val qui relève de la seigneurie de Warcoing près de Tournai6 et surtout 1

A.-M. Coulon, Histoire de Mouscron d’après les  documents authentiques, t. 1, Courtrai, 1890, p. 24. 2 Moskeron est un dérivé du germanique mosscher avec le suffixe diminutif roman -on. Mosscher est lui-même un dérivé germanique de mos, ­marécage ; quant au suffixe, il provient d’un ­t raitement roman du suffixe diminutif ­germanique -an (A Dendeau, Toponymie de Mouscron, mémoire de licence en philologie romane U.C.L., 1964, rééd. Mouscron, 1996, p. 22 ;  M. Gysseling, Toponymisch Woordenboek van België, Nerderland, Luxemburg, Noord-Frankrijk, West-Duitsland, t. II, Tongres, 1960, p. 720). 3 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 25-26 et 67-70.

4 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 167-179 ; A. et C. Depauw-Debroux, Mouscron et l’abbaye de ­Saint-Martin de Tournai aux XIIe et XIIIe siècles, dans Mémoires de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région [=M.S.H.M.R.], t. IV, 1982, p. 17-50. 5 N. Maddens, Kasselrij Kortrijk, dans W.  Prevenier et B. Augustyn, éd., De ­g ewestelijke en lokale overheidsinstellingen in Vlaanderen tot 1795, Bruxelles, 1997, p. 365-369 (Archives Générales du Royaume et Archives de l’état dans les provinces. Studia, 72). 6 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 71-72 ; C.  Depauw, Les seigneuries de Le Val et de la Roussellerie à Mouscron et Herseaux au XV e siècle, dans M.S.H.M.R., t. VIII, 1986, p. 15-40.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 307-324.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100052

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1. La première page du terrier de Mouscron en 1405. Rijksarchief te Kortrijk, Fonds d’Ennetières, n° 1151, f° 1 r°.

la seigneurie de Mouscron qui s’étend sur plus des trois quarts de la paroisse et relève du comte de Flandre par sa cour féodale de Harelbeke sur la Lys au nord de Courtrai7. Si un certain Gossuin est ­seigneur de Mouscron en 12118, la première dame de Mouscron connue est Marie de Gaasbeek, née vers 1210, 7 M.

Vermeulen, De lenen van het grafelijk leenhof van Harelbeke (1266-1514). Feodaal overzicht, Louvain, 1990, p. 75-83 (Belgisch centrum voor landelijke geschiedenis, 96).

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Avec l’autorisation de sa femme Marie et de son fils Guillaume et par acte passé devant les ­échevins et les hommes de fief de la seigneurie de Mouscron, celui-ci donne une terre au

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fille aînée d’Arnould IV (v. 1180-1242), pair de Flandre, ­seigneur d’Audenarde et de Pamele, et d’Alix de Rozoy (v. 1190-1265), la fondatrice de ­l’hôpital ­Notre-Dame à la Rose de Lessines. Lors de son mariage en 1235 avec Jean de Bailleul-Rethel (v. ­1200-1251), Marie reçoit en dot trois cents livrées de terres de suite et trois cents au décès de son père. Une centaine de livrées est située sans autre précision à Mouscron. Ce domaine, de superficie inconnue, pourrait avoir constitué la ­seigneurie de Mouscron9. En effet, la dame de Mouscron et le chapitre Saint-Pierre de Lille passent en 1255 une ­convention pour délimiter leurs droits ­respectifs sur les habitants de la localité10. Mouscron est ensuite transmis à une branche cadette de la maison de Louvain. Béatrice de Louvain, dame de Herstal, la vend le 19 janvier 1333 à Bernard de la Barre, un marchand bourgeois de Tournai11. Dans la deuxième partie du chapitre IV, intitulé La seigneurie, de son Histoire de Mouscron, l’abbé Coulon édite cet acte de vente ainsi qu’un petit parchemin annexé à l’acte de vente de la seigneurie détaillant ses revenus basés sur la basse, moyenne et haute justice avec sept fiefs et composés de rentes en argent, en avoine, en poules, en œufs et de taxes de ­succession et de transmission sur les hommes et les terres12. L’un des plus vieux registres relatifs à cette seigneurie, dont les archives composent une partie du Fonds d’Ennetières conservé aux Archives de l’état à Courtrai, comprend une demi-feuille volante ainsi libellée : « Le soubsigné Jean François Holvoet, lieutenant bailly et ­receveur de la comté de Mouscron, déclare que le sieur Joseph Van Overschelde m’at mis en main un vieu recoeul de rentes seigneurialles en escriture nouvel hôpital ­N otre-Dame de Courtrai (M.Vermeulen, Het grafelijk leenhof van Harelbeke. Feodaal en ­rechterlijk (1333-1514), mémoire de licenceen histoire KUL, 1985, p. 391, qui cite J.Vanbossele, Het ­Onze-Lieve-Vrouwehospitaal in Kortrijk, Courtrai, 1982, p. 45). 9 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 56, qui édite un passage du Cartulaire rouge dit Cartulaire ­d ’Audenarde conser vé aux Archives ­départementales du Nord (B 1570, pièce n° 13). Ces 600 livrées signifient peut-être qu’il s’agit de terres offrant un revenu annuel équivalant à 600 livres (M. Vermeulen, Het grafelijk leenhof van Harelbeke . . . , p. 410, note 2). 10 A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 489-493. 11 Un toponyme a gardé la trace de la famille ­d’Audenarde : le Manoir d’Audenarde (2,48 ha), donné en fief en 1313 à Jehan de Raisce par Félicité de Luxembourg, dame de Mouscron, Gaasbeek et Herstal, donation confirmée en 1326 par sa fille Béatrice de Louvain : ces deux textes ne sont

connus que par la copie qu’en donne le terrier de 1405 (Rijksarchief te Kortrijk [=R.A.K.], Fonds d’Ennetières [=F.E.], n° 1151, f° 46v°-47r° ; A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 56-58 ; M.Vermeulen, De lenen . . . , p. 79 ; R. Vandenberghe, De Audenarde à Gaasbeek, ou comment une branche cadette des ducs de Brabant devient sires de Louvain, seigneurs de Gaasbeek, Herstal entre autres et de Mouscron, dans M.S.H.M.R., t. X, fasc. 2, 1988, p. 11.). 12 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 35-36 et 40-43, édition de l’acte conservé dans R.A.K., F.E., n° 1134, acte 28, original ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 85v°–88r°. Ce cartulaire est un registre du XVIe siècle intitulé Copiez de divers lettriages concernant la seigneurie de Mouscron collationnées aux lettres ­originales par sire Jehan Adin, prêtre, curet dudit Mouscron, doyen de chrétienté de Helchin, et sire Jacques de Phalempin, prêtre chapelain des Ramées au chasteau dudit Mouscron, notaires apostoliques et ­impériaulx respectivement admys par messeigneurs du Conseil en Flandres (A.-M. Coulon, op. cit., t. 2,

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2. Le château de Mouscron en 1601. Rijksarchief te Gent, Baronnie de Nevele, n° 1110, f° 66-67.

de saint Pierre13 de l’an 1405 dont Willem Delporte estoit alors receveur pour et au nom du viel Tierchelet de la Barre pour un rapport ou dénombrement du fief de Vellerie en date du 20e jour de novembre 1398 qu’at donné Marie le Martin, fille de feu Collart, à hault et noble ­seigneur Tiercelet de la Barre, chevallier, seigneur de Mouscron, sans cachet ni signature, fait ce 10e de l’an 1737 estoit signé J.F. Holvoet »14. Par cette déclaration du 10 janvier 1737, Jean François Holvoet, lieutenant du bailli et receveur du comté de Mouscron, atteste avoir récupéré un vieu recoeul de rentes seigneurialles en escriture de saint Pierre qui avait été confié à Joseph Van Overschelde, notaire résident à Mouscron, afin qu’il puisse prendre connaissance du rapport ou dénombrement du fief de Vellerie15. L’acte original de ce dénombrement de fief ne figure plus aujourd’hui dans le fonds d’Ennetières. Il n’appartenait sans doute déjà plus aux archives seigneuriales dans la première moitié p. 497). Sur Béatrice de Louvain et Bernard de la Barre, voir A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 767-770. 13 L’expression écriture de saint Pierre signifie vieille écriture ; elle fait peut-être référence au chapitre Saint-Pierre de Lille. 14 R.A.K., Fonds d’Ennetières, n° 1151 ; E. Warlop, Inventaris van het Fonds d’Ennetières, Bruxelles, 1981, p. 119. L’accentuation et la

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ponctuation des extraits ainsi que la résolution des abréviations sont soit de notre fait, soit du fait des éditeurs cités. Toutes les dates des actes cités sont données en nouveau style. 15 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 61 ; C. Depauw, Un vieu recoeul de rentes seigneurialles en escriture de St Pierre de l’an 1405, dans Le fil du temps. Revue de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région,

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du XVIIIe siècle puisque le notaire a dû en prendre connaissance par la copie la plus ancienne qui se trouvait dans le censier-rentier de 1405, bien qu’il en existe encore deux copies du XVIe siècle, toujours conservées dans le même fonds d’Ennetières16. Sans doute la production de cet acte ancien était-elle nécessaire à la rédaction d’un acte notarié. Voilà comment ce vieu recoeul de rentes seigneurialles en escriture de saint Pierre de l’an 1405 a retrouvé une utilité pratique trois siècles après sa rédaction. Cent cinquante ans plus tard, le même registre réapparaît dans le premier tome de l’Histoire de Mouscron d’après les documents authentiques de l’abbé Alphonse-Marie Coulon qui le mentionne en passant parmi d’autres censiers-rentiers de la seigneurie de Mouscron17. Dans le second tome, il le décrit ainsi : « Parmi les archives conservées au château de la Berlière, se trouve un très curieux registre, contenant 65 pages in-folio, le verso non ­compris, dont 130 pages d’après la manière actuelle de compter. Ce registre fournit quatre espèces de documents. Il nous donne d’abord les noms de ceux qui devaient les rentes au seigneur de Mouscron en 1405 ; il reproduit les noms de ceux qui les devaient dans un temps antérieur que nous supposons être vers 1200 ; il expose les droits et les devoirs des fiefs tenus de la seigneurie de Mouscron ; enfin il contient une chronique ainsi intitulée : Chy apries senssievent aucunes avenues de justiches faites en le justiche de Mouscron, depuis qu’elle fu parvenue à biernard de la Barre, que dieux pardonist. Cette dernière partie qui comprend 28 pages in-folio est ­t rès intéressante. On y lit quelques vérités faites sous Bernard et Tiercelet de la Barre, et ensuite les démêlés que ces deux seigneurs eurent avec certaines autorités pour la revendication de leurs droits. Rien n’y est omis pour l’explication des faits. Les suppliques du seigneur, les sentences du tribunal, les exploits des huissiers, les remarques du seigneur, tout s’y trouve. Dans ces remarques, Tiercelet parle de ­lui-même à la première personne, ce qui prouve que c’est lui qui fit écrire ce registre. n° 11, 2007, p. 57-60. Disposant de trois ­arrière-fiefs, la Vellerie avait son siège à la ferme (cense ou hofstede) de la Grande Vellerie dont il ne subsiste que la grange, rue de la Vellerie (M. Vermeulen, De lenen . . . , p. 80).

16

R.A.K., F.E., n° 1184, acte 94, copie du XVIe siècle ; Ibid., n° 1133, cartulaire f°49v°50r°. 17 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 11, 58 et 498-499.

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claude depauw Nous ne pouvons publier complètement cette chronique, à cause de sa longueur. De plus, il y a des détails qui sont répétés plusieurs fois ; c’est ainsi que les suppliques, les sentences du tribunal, les exploits des huissiers contiennent la narration des mêmes faits qui provoquent ces incidents. Enfin ce récit serait souvent incompréhensible pour beaucoup de personnes. C’est pourquoi nous le résumerons et nous laisserons la plume à l’écrivain du registre lorsque sa relation pourra charmer nos lecteurs. Ces préliminaires posés pour établir l’authenticité et la véracité des faits qui vont suivre, nous abordons notre matière ». Ce document, en attendant de procéder à son analyse c­ odicologique, se présente sous la forme d’un registre haut de 315 mm, large de 220 mm, épais de 20 mm. Sa couverture, faite de parchemin aux bords repliés et cousus, cache une reliure faite en croisillons qui rassemble sept cahiers formés de une à sept feuilles de papier. Tous les feuillets sont foliotés en chiffres romains (de 1 à 54) en haut et au centre de chaque folio18. Apparemment de la même main d’un bout à l’autre du registre, l’écriture est disposée sur deux colonnes délimitées sur chaque page par des traits à la mine. Son auteur n’est pas désigné mais c’est manifestement le viel Tierchelet de la Barre, seigneur de Mouscron depuis 1372 jusqu’à sa mort survenue avant 141819, qui l’a fait rédiger. En attendant d’analyser de façon approfondie ce registre de 1405, on se contentera d’une brève description de sa structure et de son contenu. La première partie du registre est un recueil des cens et des rentes dus à la seigneurie de Mouscron réalisé à la mi-mars 1405 par le receveur Guillaume de le Porte, fils de Jehan. Elle débute ainsi : « Cy après ­sensuit le valleur de le rente de Mouscron appartenant au viel Tierchelet de la Barre par la manière qu’elle fu trouvée escheuwe et rechutte pour le my march mil quattre cens et V, Willaume de la Porte, fil Jehan, lors estant recheveur pour et au non du dit viel Tierchelet . . . »20. Après cette première succession des débirentiers, sont renseignées les listes anciennes sur lesquelles il semble que le receveur se soit basé : « . . . sensuient chi apprès les briefs anchiens sur lesquels en temps passé on rechevoit le ditte rente et est en ycheulx declaré quel rente cescuns briefs demande à avoir . . . »21. 18

Comme il ne semble pas que le folio 34 est disparu, le rédacteur est passé du 33 au 35. 19 A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 771-773. La cour de Harelbeke fait savoir le 19 août 1372 que Tiercelet de la Barre a fait relief de la ­seigneurie de Mouscron héritée de feu son père (R.A.K., F.E., n° 1133, cartulaire f° 3v°–4r°, acte 50). Il est

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décédé au plus tard le 15 août 1417 (cf. ci-dessous note 44). 20 R.A.K., F.E., n° 1151, f° 1 r°. On compte 175 articles répartis en 10 sommes. 21 R.A.K., F.E., n° 1151, f° 25 r°. Il y est fait mention de 69 briefs.

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3. Le Château des Comtes à Mouscron vu par Sanderus vers 1640.

L’abbé Coulon, dans le chapitre LXXV à l’extrême fin de son Histoire de Mouscron, établit la liste alphabétique des Noms de ceux qui payaient les rentes au seigneur de Mouscron vers l’année 1200 22. Y figurent septante prénoms et noms de personnes, quatre briefs (ly briefs Fallis, ly briefs des Ramées, ly brief des Hayes, li brief de Bracaval) et deux toponymes (En Abieque Evresens, ly Pret de Watrelos). Ces briefs anchiens sont datés de vers 1200 dans le chapitre XXXVII de l’Histoire de Mouscron en ­développant les arguments suivants : « Nous avons trouvé les noms des habitants de la seigneurie de Mouscron à l’époque de l’introduction des noms de famille [que l’abbé Coulon situe entre les XIe et XIIIe siècles]. Le précieux registre [. . .] contient dans sa seconde partie le plus ancien terrier de Mouscron, ainsi intitulé : Sensuivent chi appres les briefs anchyens sur lesquels en tamps passé on rechevoit leditte rente. Quel était ce temps passé ? Nous croyons que ce rôle fut dressé durant le XIIIe siècle ; il n’a certes pu être fait au XIVe siècle, puisque de tous les noms indiqués, il n’en est pas un seul qui soit cité dans le terrier de 1405. Or, un changement radical de tous les noms d’une localité ne peut se produire en un si court laps de temps ; de plus plusieurs de ces individus n’ont pas encore de nom de famille ; il faut donc supposer que ce terrier a été écrit avant l’institution générale et complète de ces noms, donc vers 1200 »23. 22

A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 844-845.

23

A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 478.

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claude depauw Seule une analyse plus poussée du document pourra confirmer ou non cette datation. Mais l’abbé Coulon va plus loin en développant un point de démographie locale : « . . . le terrier que nous supposons exister vers 1200 [. . .] désigne 79 noms [76 selon notre comptage] : ce qui ferait une population de 600 habitants. Le terrier de 1405 énumère 205 noms et celui de 1451 en compte 111 : cette différence considérable entre les nombres fournis par ces deux terriers provient probablement de ce que des rentes dues par plusieurs personnes en 1405, auront été plus tard accumulées sur une seule. Les ravages et les destructions dont la Flandre fut le théâtre à cette dernière époque peuvent aussi avoir occasionné la diminution de la population de Mouscron. Quoi qu’il en soit, cette population qui ­comprenait environ 1200 habitants au commencement du XVe siècle était réduite vers la fin de ce siècle à 820. Un tableau de la ­population de la châtellenie de Courtrai en 1469, nous apprend que Mouscron contenait 164 feux ou maisons24. En comptant cinq personnes par ­m aison, nous obtenons une population de 820 habitants à Mouscron »25. Six cents habitants vers 1200, mille deux cents en 1405, huit cent vingt en 1451.Voilà les chiffres de la population mouscronnoise selon les calculs de l’abbé Coulon à partir des premiers terriers. Il omet que la seigneurie de Mouscron ne correspond pas à la paroisse du même nom car les seigneuries de Saint-Pierre de Lille et de Le Val, moins ­importantes en superficie et en hommes, échappent à cette comptabilité, sans ­compter que la seigneurie de Mouscron s’étend sur les villages voisins26. Sans doute inférieurs à la réalité, ces chiffres peuvent être retenus comme des estimations. Ensuite, des tableaux récapitulatifs regroupant les débirentiers selon la nature des cens dus achèvent le censier-rentier de Mouscron : « Apprès le rente avant ditte mise par les deux manières par avant escriptes pour plus plainement avoir cognoissanche des rentiers et des sommes d’argent qu’il doivent et qu’il payèrent pour le my march XIIIIC et V sont chi apprès mis par déclarattion tous cheux que le pappier renouvelé par Willem de le Porte enssengne devoir et avoir payé rente . . . »27. 24 Il renvoie en note à la Chambre des Comptes de Lille, registre D, 45, f° 15 v°. J. De Smet, Le ­dénombrement des foyers en Flandre en 1469, dans Bulletin de la Commission royale d’Histoire, t. XCIX, 1935, p. 105-150, suivi par C. Depauw, Les guerres de Tournai (1477-1478) et les guerres de Flandre (1487-1490) dans la région, dans M.S.H.M.R.,

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t. X, fasc. 2, 1988, p. 34, ne donnent que 146 feux à Mouscron :  peut-être s’agit-il d’une inversion des deux derniers chiffres. 25 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 18. 26 Aalbeke, Dottignies, Luingne, Rekkem et Wattrelos (M. Vermeulen, De lenen . . . , p. 75). 27 R.A.K., F.E., n° 1151, f° 38 r°.

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La deuxième partie comprend des copies des dénombrements des fiefs de la seigneurie : « Ci après senssievent les fiefs tenus du viel Tierchelet de la Barre à cause de sa segnourie et terre de Mouscron laquelle il tient de monseigneur de Flandres à cause de sa court de Harlebieque . . . »28. L’abbé Coulon y a abondamment recours dans le chapitre de son Histoire de Mouscron intitulé Fiefs de la seigneurie de Mouscron. En 1332, Mouscron compte sept arrière-fiefs dont quatre à plein relief et trois à demi-relief. Puis le précieux registre de 1405 énumère avec leurs droits et leurs devoirs les fiefs tenus de la seigneurie de Mouscron, successivement les Coppins (1403), les Ramées (1398), la Vellerie (1398), Clorbus (1409), la Couronne (1409) et le Manoir d’Audenarde (1399). À ces copies s’ajoutent celles des lettres d’érection de quatre nouveaux fiefs par Tiercelet de la Barre (un à Dottignies en 1397 et trois autres non localisés en 1408) et deux autres concessions faites en 1405 : l’arrentement du manage sur la place destiné à abriter l’échevinage de Mouscron et un accroissement de rente sur une terre à Luingne29. Elles concernent toutes de minimes superficies. La troisième et dernière partie est une chronique judiciaire qui concerne la seigneurie de Mouscron sous Bernard et Tiercelet de la Barre et qui court sur quatre-vingts années, de 1333 à 1412 : « Chy après senssievent aucunes avenues de justiche faites en le justiche de Mouscron depuis qu’elle fu parvenue à Bernard de la Barre . . . »30. Dans son chapitre VII relatif à la Cour féodale : Formation, siège, usages et sanction de cette cour, l’abbé Coulon évoque cette quatrième ­partie avant de l’utiliser dans les chapitres XLII et XLIII, intitulés évènements sous Bernard de la Barre et Démêlés de Tiercelet de la Barre et composés de synthèses des affaires évoquées et d’éditions de passages entiers31. Les derniers actes de cette chronique judiciaire sont datés des 14 août 1412 et 23 septembre 141332. Comme on va le voir, il se pourrait qu’à partir de ces années-là, les relations entre le seigneur de Mouscron et son suzerain aient pris un cours moins tumultueux. Ce suzerain est alors le duc de Bourgogne et 28

R.A.K., F.E., n° 1151, f° 44 r°. R.A.K., F.E., n° 1151, f° 44 r°-49r°. L’abbé Coulon suit l’ordre des fiefs de Mouscron tel qu’il se présente dans le registre (A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 59-64). Mouscron avait 7 fiefs en 1333, 11 en 1413 et 14 en 1500. Des fiefs directs de Mouscron, seules la Castellerie, les Ramées et la Vellerie disposent d’un bailli et d’un échevinage (M.Vermeulen, De lenen . . . , p. 76-82).

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R.A.K., F.E., n° 1151, f° 51 r°. A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 90-91 ; t. 2, p. 498-513. 32 Peu auparavant est inscrite cette phrase ­r évélatrice :  . . . si se puet par les choses avant ­registrées plainement apparoir de la haute justiche que a le viel Tierchelet de la Barre à Mouscron (R.A.K., F.E., n° 1151, f° 63r°). 31

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4. Le Château des Comtes à Mouscron. État actuel.

comte de Flandre Jean sans Peur, fils aîné, né en 1371, de Philippe le Hardi, dont il hérite de la Bourgogne à sa mort le 27 avril 1404, et de Marguerite de Male, fille de Louis de Male et héritière du comté de Flandre, décédée le 21 mars 140533. La rédaction des différentes parties du registre en question c­ ommence donc au plus tôt en 1405 et s’achève en 1412-1413. Il faut s’arrêter sur d’autres documents du Fonds d’Ennetières qui encadrent cette confection. Deux d’entre eux sont postérieurs de quelques mois (novembre-décembre 1405) à la date initiale (mi-mars 1405). Par lettres données le jour de Saint-Martin 1405 (11 novembre 1405), Tiercelet de la Barre cède, contre une rente en argent et en nature, à Jehan de la Wastine le manage gisant en la place de Mouscron pour servir de prison et de siège aux cours féodale et échevinale de la seigneurie de Mouscron. Ces destinations sont affectées pour longtemps à une partie de cette habitation sise sur la place du village34. 33 Il va occuper une position dominante dans le royaume de France et faire assassiner son rival Louis d’Orléans le 23 novembre 1407. Il est ­lui-même assassiné le 10 septembre 1419 à Montereau par le dauphin Charles. Ses ­possessions, duché de Bourgogne et comté de Flandre entre autres, reviennent alors à son fils

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Philippe le Bon (H. Hasquin s.dir., Dictionnaire d’histoire de Belgique, 2e éd., Bruxelles, 2000, p. 359). 34 R.A.K., F.E., n° 1151, f° 48r°-v° ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 48v°-49r° ; édition partielle dans A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 80-81 ; C. Depauw, L’hôtel de ville de Mouscron, dans Bulletin trimestriel

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Par testament daté du 15 décembre 1405, le même Tiercelet donne les seigneuries de Mouscron et des Haies à Luingne à son fils aîné Oste35 à l’occasion de son mariage avec Yolande le Courtroisien36, avec l’assentiment de son épouse Jeanne de Quinghien, de son jeune fils Tiercelet, de sa fille Marie et de son mari Gislebert de Roque37. Le 10 janvier 1406 à Paris, le duc de Bourgogne Jean sans Peur approuve ces dispositions38. Le 25 novembre 1412, Jean sans Peur, duc de Bourgogne et comte de Flandre, octroie à Tiercelet de la Barre ses droits de foire et marchés à Mouscron en contrepartie d’une redevance annuelle et de l’inféodation au comté de Flandre, par son château de Courtrai, de l’alleu qu’est alors la seigneurie d’Herseaux et que le fils de Tiercelet, Oste, détient depuis 1405 par son mariage avec Yolande le Courtroisien39. L’abbé Coulon, dans la troisième partie de son chapitre IV, relate ainsi cet événement : « Enfin, à partir de l’année 1412, [le seigneur de Mouscron] avait le droit des amendes et des exploits, la prise de sel, la prise pour port d’armes, la garde des fêtes et la prise de ducasse sur les marchés et tous les autres exploits qu’a le comte de Flandre le jour de Saint-Barthélemy, sur le fief de Mouscron à cause de l’escoutêterie de Courtrai. Pour ces droits et prérogatives, il devait payer tous les ans le jour de SaintBarthélemy, la somme de dix livres à l’escoutête de Courtrai. [. . .] C’est du Crédit Communal de Belgique, n° 171, 1990/1, p. 3-22. 35 A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 774-776. Si son testament date du 14 juin 1441 (R.A.K., F.E., n° 633, acte 233, original) et que le partage de ses biens et de ceux de sa femme date du 28 mars 1444 (R.A.K., F.E., n° 634, acte 258, original), Oste de la Barre, parfois prénommé Hostelet et même Tiercelet (ici toujours prénommé Oste) est décédé avant le 1er octobre 1446 : son fils Oste a payé le relief du fief de Pecq à Néchin hérité de feu son père (R.A.K., F.E., n° 999, acte 267, original). 36 Yolande le Courtroisien, fille de Sohier (Zègre) et de Claire de Masmines, dame de Melle et ­d’Herseaux, veuve de Simon de Hole (épousé le 13 juin 1388) et de Richard de Steeland, est ­décédée le 21 mars 1422 et enterrée en l’église Saint-Maur à Herseaux. Le texte gravé sur le monument ­funéraire est reproduit dans A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 774 et dans Id., Histoire d’Herseaux d’après les documents authentiques, Courtrai, 1904, p. 18.    Yolande descend de Sohier Ier, né à Gand en 1258, seigneur de Tronchiennes, beau-père de Jacques van

Artevelde, seigneur d’Herseaux par son mariage avec Béatrice ­d’Herseaux en 1327. Il est actif dans la politique des comtes de Flandre depuis 1307 jusqu’à son exécution le 23 mars 1338 au château de Rupelmonde. Son fils Sohier II est aussi actif dans le même cadre dès 1328 jusqu’à son décès en 1350. Herseaux passa ensuite à Guillaume puis, en 1387, à son frère cadet Sohier III, décédé en 1394 (J. Deroubaix, Histoire ­d’Herseaux, Bruxelles, 1967, p. 15-19). 37 Jeanne de Quinghien (Kooigem) est la fille d’Othon et de Marie de Pecq (A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 773 ; C. Depauw, Notes sur Pecq sous l’Ancien Régime, dans Publications extraordinaires de la Société Royale d’Histoire et d’Archéologie de Tournai, t.V, 1992, p. 8-181). 38 R.A.K., F.E., n° 629, actes 119 et 120, acte du 15 décembre 1405 enregistré à Paris le 10 janvier 1406 ; édition partielle dans A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 36. 39 R.A.K., F.E., n° 1253, acte 146, original ; en copie dans les actes 149 et 150 des 3 janvier et 30 mars 1413 ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 9r°-13r°,

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claude depauw ainsi que naquit la foire du 24 août à Mouscron. [. . .] Ainsi le 24 août, l’écoutête de Courtrai venait au nom du comte de Flandre tenir la dédicasse de notre ville : [. . .] Tiercelet de la Barre postula la possession de ces droits au comte de Flandre ; ils lui furent concédés le 25 novembre 1412, avec la charge de payer l’écoutête de Courtrai, la somme de dix livres tous les ans, le jour de Saint-Barthélemy40 et avec la condition que son fils Oste tiendrait en fief du château de Courtrai la seigneurie ­d ’Herseaux qui avait été jusque-là un franc alleu »41. Cette cession a entraîné l’activation, les 3 janvier et 30 mars 1413, des cours féodales concernées, le château de Courtrai pour Herseaux et la cour de Harelbeke pour Mouscron, mais aussi les prévôts et jurés de la ville de Tournai42. Le 23 juin 1413, Tiercelet de la Barre effectue un nouveau dénombrement de Mouscron devant la cour d’Harelbeke en raison de l’accroissement provoqué par la cession comtale des droits de marché43. Enfin, le 24 avril 1418, son fils Oste relève Mouscron devant la cour d’Harelbeke44. Un nouveau chapitre de l’histoire de la seigneurie de Mouscron s’ouvre alors : jusqu’à présent, celle-ci n’était qu’une seigneurie volante, néanmoins bien pourvue en rentes, hommages d’arrière-fiefs et autres droits seigneuriaux45. À l’aube du XVe siècle, la paroisse de Mouscron ne comportait qu’un seul édifice que l’on peut considérer comme un château. Encore était-il en ruine ! Saint-Pierre de Lille, Le Val et la Vellerie avaient alors leur siège dans une cense. Les Ramées n’avaient qu’une motte avec bassecour46. Seul le fief de la Castellerie, tenu de Mouscron, avait disposé 13v°-20r° et 93r°-97v° ; édition dans A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 45-49. 40 Un paiement des 10 livres parisis monnaie de Flandre à l’écoutête de Courtrai est attesté par un reçu du 22 septembre 1414 (R.A.K., F.E., n° 1133, cartulaire f° 89v°, acte 158). 41 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 38. 42 R.A.K., F.E., n° 1133, cartulaire f° 52r°-59r°, 13v°-20r° et 93r°-97v°, actes 148, 149 et 150. 43 R.A.K., F.E., n° 1136, actes 155 et 156, copie dans le récépissé de dénombrement en original ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 7r°-8v° ; édition dans A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 39-40. 44 R.A.K., F.E., n° 1137, acte 169, original ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 23r°-24r°. Le relief de Mouscron a été enregistré par le receveur des droits de la cour de Harelbeke dans son compte du 15 août 1416 au 15 août 1417 (M.Vermeulen,

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Het grafelijk leenhof van Harelbeke . . . , p. 397, note 7). 45 Le seigneur de Mouscron pouvait nommer un bailli, un lieutenant de bailli, un sergent, un messier et pour faire loi un plein banc de sept échevins [. . .]. [Il] avait aussi toute justice haute, moyenne et basse, visitation ou escouage de chemins, le meilleur catel à la mort des personnes qui demeuraient sur les héritages tenus de son fief et qui n’étaient pas bourgeois de Courtrai, le tonlieu, les biens trouvés, les biens des étrangers et des bâtards, les biens confisqués, les amendes de dix livres et de trois livres, les franches et les spéciales vérités (A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 37-38 M.Vermeulen, De lenen . . . , p. 75-76). 46 Mais la présence d’une motte, déjà disparue aux XIVe-XVe siècles, est possible pour les trois premiers (cf. ci-dessus notes 3, 6 et 15). C’est aussi sans doute le cas pour le Manoir ­d’Audenarde (cf. ci-dessus note 11).

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d’un château-fort avec une chapelle47. Mais il avait été détruit vers 1315 au cours du conflit qui a opposé le roi de France Philippe le Bel et ses ­successeurs aux Flamands48. Et parce qu’il s’était rangé à leurs côtés, Roger des Ramées, détenteur de ce fief, avait été banni du royaume de France. Bernard de la Barre, à peine était-il entré en possession de la seigneurie de Mouscron, avait obtenu le 8 octobre 1333 gain de cause auprès du roi de France Philippe de Valois afin de pouvoir jouir de ces biens confisqués, jouissance que lui contestaient tant les officiers du comte de Flandre que le receveur royal à Lille49. Cependant, il ne ­récupérait qu’un château en ruine. Mais, en 1329, avant d’acheter Mouscron, il avait acquis de Marie des Haies deux fiefs à Luingne50, dont l’hostel des Haies qui est devenu la résidence habituelle de Tiercelet. Son fils Oste, qui l’a reçu à l’occasion de son mariage en 1405, réside aussi dans le château-fort de sa femme à Herseaux, au moins jusqu’en 142851. Le 13 septembre 1422, Oste obtient de faire subir au détenteur du fief des Ramées la peine du retrait féodal pour défaut de paiement de rente seigneuriale52. L’encre de cet acte est à peine sèche que certaines dispositions sont prises53. Puis un deuxième censier-rentier de la 47 Le bénéfice de cette chapelle, fondé en 1296, est transféré en 1359 aux Ramées (A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 220-223, édition des actes de fondation de 1296 et de transfert de 1359 ; t. 2, p. 495-496 ; Ch.-Cl. Selosse, Du bénéfice fondé en 1296 à la Castellenie, transféré au château de Ramées en 1359 par Philippe d’Arbois, évêque de Tournai, suivi de la vie de ce personnage, dans M.S.H.M.R., t. IV, 1982, p. 37-48). 48 Siège d’un f ief s’étendant sur 7,08 ha (M. Vermeulen, De lenen . . . , p. 78), ce château était situé sur la colline appelée plus tard ­Mont-à-Leux (A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 28-31 ; A. Dendeau, Toponymie de Mouscron, p. 30-31 ; R. Vandenberghe, Castellerie et HautJudas, des noms qui remémorent une fonction, dans M.S.H.M.R., t. XI, fasc. 2, 1989, p. 15-50). 49 Selon le vidimus des échevins de la ville de Lille le 27 octobre 1333 (R.A.K., F.E., n° 1247, actes 29 et 30 ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 1r°, 1v°, 2v°3v ; édité dans A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 496). 50 Marie des Haies, fille de feu Jean des Haies, vend à Bernard de la Barre les Haies à Luingne qu’elle tenait d’Isabelle de Gistel, dame de Koekelaere et de Cysoing, et un autre fief à Luingne tenu de Béatrice de Louvain, dame de Gaasbeek et de Herstal (R.A.K., F.E., n° 1830,

actes 24, 25 et 26, originaux des 19 et 25 novembre et décembre 1329 ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° ­80r°-82r°, 82v° et 84v°–85r°). L’hostel des Haies qui comptait 34 bonniers en 1405 correspondrait à l’actuelle ferme des Haies, située dans l’enclave de Luingne, entre Mouscron et Herseaux avant la fusion des communes le 1er janvier 1977, à proximité du Mont-à-Leux, la colline sur laquelle s’élevait le château de la Castellerie. 51 A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 774. Oste réside à Herseaux le 9 janvier 1428 lorsqu’il achète le moulin des Wastines à Leers (R.A.K., F.E., n° 997, acte 207). 52 R.A.K., F.E., n° 1180, acte 186, original ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 38r°-39v° et 41r°-43v°. Le fief des Ramées (10,63 ha) est alors détenu par Jean Le Blanc (A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 59-60 ; M.Vermeulen, De lenen . . . , p. 78). 53 Le 14 septembre 1422, Oste donne après sa mort à sa femme Cécile de Moerkerke cette terre contre une rente seigneuriale annuelle de 12 deniers parisis par bonnier. Le 18 septembre 1422, le même vend à la même un fief de 14 bonniers aux Haies à Luingne tenu de la cour de Néchin (R.A.K., F.E., n° 1123, acte 188, original ; Ibid., n° 1133, cartulaire f° 90r°-91r°). Cécile de Moerkerke, fille de Louis, chevalier, bailli de

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claude depauw s­eigneurie de Mouscron est confectionné en 142954. Ensuite, le fief des Ramées est incorporé à la seigneurie de Mouscron le 10 janvier 1431 pour former le foncier qui lui manquait jusqu’à présent55. Poursuivant peut-être les rêves de son père, parce que sans doute aucune de ses ­résidences habituelles ne pouvait convenir à la dignité du maître de Mouscron, il lui fallait un nouveau château au goût du jour qui ­donnerait à sa seigneurie un aspect plus conforme à la puissance, réelle ou ­supposée, de son lignage. Oste de la Barre va donc faire construire aux Ramées un nouveau château, édifié vraisemblablement après 1431 mais avant 1444 : il apparaît le 28 mars 1444 comme étant une fortreiche citée lors du ­partage des biens après décès que font entre leurs enfants Oste de la Barre et Cécile de Moerkerke, apparition confirmée le 23 avril 1460, quand est citée la belle fortresse et basse court encloses de eauwes citée dans le contrat de mariage conclu à Ypres entre Jeanne Wielant et Cornille de la Barre, fils et successeur d’Oste à la tête de la seigneurie de Mouscron56. Les fouilles de 1981-1982 et de 2002-2003 ont permis de préciser le plan du château dans l’état où il se trouvait au début du XVIIe siècle, état connu par un dessin daté de 1601 et par la gravure de Sanderus. Les fondations du donjon ont confirmé que la période de construction du château est bien la première moitié du XVe siècle57. Le château construit n’arrête pas l’effort de gestion de la ­seigneurie. La confection du troisième censier-rentier, daté de 145158, est sans doute à l’origine des premiers comptes seigneuriaux qui courent d’avril 1452 à avril 1474 59. Une nouvelle page de l’histoire de Mouscron peut ­commencer à s’écrire. Courtrai, conseiller et chambellan du duc de Bourgogne Philippe le Bon, et de Catherine Maerschalc, figure avec Oste sur un gisant encore visible en l’église Saint-Barthélemy à Mouscron (A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 774-776 ; R.  Vande nbe rghe, Mouscron. église ­Saint-Barthélemy. Les pierres tombales classées, dans M.S.H.M.R., t. IV, 1982, p. 51-89). Le 7 mai 1423, l’official de Tournai se prononce dans un ­différend entre Oste de la Barre et le chapelain des Ramées Jean Hovine concernant ses ­obligations (R.A.K., F.E., n° 1133, cartulaire f° 111r°-115v°, acte 192). 54 R.A.K., F.E., n° 1152 ;   A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 11-12. 55 À cette date, la cour d’Harelbeke fait savoir qu’à la demande d’Oste, les 7,5 bonniers (10,63 ha) du fief des Ramées sont incorporés comme foncier à la seigneurie de Mouscron (R.A.K., F.E., n° 1133, cartulaire f° 41r°-44r°, acte 215, avec

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copie de l’acte du 13 septembre 1422 cité plus haut ; M.Vermeulen, De lenen . . . , p. 75). 56 R.A.K., F.E., n° 634 et 636, actes 258 et 324 ; A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 31-32. 57 A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 28-34 ; L. Maes, Le château seigneurial de Mouscron, 2 e éd., Mouscron, 1946 ;    V. Brausch, Six siècles de travaux et d’occupation au Château des Comtes, dans M.S.H.M.R., t. VII, fasc. 2, 1985, p. 27-114 ; S. Dasseler et M. Dosogne, Mouscron. Le château des comtes : de la fortification médiévale des Ramées à la demeure bourgeoise du XVIII e siècle, dans V. Dejardin et J. Maquet, Le patrimoine militaire de Wallonie, Namur, 2007, p. 208-211. 58 R.A.K., F.E., n° 1153 ; A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 12. 59 R.A.K., F.E., n° 1192, 22 comptes annuels en français par le receveur Willame Desrumaux, reliés en un seul volume ;V. Brausch, op. cit.,p. 28.

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C’est à partir d’une documentation de seconde main, formée du croisement des regestes du fonds d’Ennetières détaillées par Ernest Warlop en 1981 avec les informations que fournit l’Histoire de Mouscron de l’abbé Alphonse-Marie Coulon, qu’a été établie cette première approche de ce terrier. Comment faut-il appeler ce document ? Les premières parties sont à l’évidence un recueil des cens et des rentes dus en 1405 au seigneur du lieu. C’est donc d’abord un censier-rentier seigneurial. Mais il ne comporte aucun préambule qui explicite le pourquoi de sa confection. Il va plus loin que l’énumération des cens et des rentes dus au présent. Il semble s’appuyer sur le passé à travers la copie d’un ­censier-rentier plus ancien dont il reste à vérifier l’antiquité (vers 1200 ?). Si cette liste atteste peut-être de l’existence de documents plus anciens, les fréquentes mentions de briefs signalent sans doute des pièces préalables à la confection du terrier. Il n’empêche que pour l’historien d’hier comme pour celui d’aujourd’hui, la description de la terre de Mouscron passe des quelques lignes inscrites sur la petite feuille attachée à l’acte d’achat de Bernard de la Barre en 1332 au terrier relevant cens, rentes, fiefs et droits du seigneur sur sa seigneurie. Car le censier-rentier se continue par une présentation des fiefs anciens tenus de la seigneurie et de ceux récemment créés à chaque fois complétée par des copies des dénombrements de ces fiefs. Ainsi, ­censier-rentier de la seigneurie de Mouscron et recueil des hommages à elle dus, tout est mis au net pour fonder les droits seigneuriaux et mettre en œuvre leur perception. Comme le souvenir d’hier permet souvent de mieux défendre ses droits demain, la dernière partie est une chronique judiciaire, un recueil de cas concrets de jurisprudence. Il s’agit de garder en mémoire et par écrit les droits et devoirs respectifs du seigneur de Mouscron comme vassal de son suzerain le comte de Flandre et duc de Bourgogne, ­délimités lors de divers événements à connotation judiciaire survenus de 1333 à 1413. Ici, pour aller au-delà de la simple évocation, plus ou moins r­ ésumée, de chacune des affaires reprises dans la chronique, il est ­nécessaire d’évaluer chaque document copié ou cité, d’étudier la ­procédure utilisée dans chaque cause, d’en identifier tous les ­intervenants dans la mesure du possible, et finalement de remettre le tout dans le contexte flamand de la mise en place progressive des différentes cours comtales en action. Un travail considérable qui dépasse de loin le cadre de cette présentation. 321

claude depauw Censier-rentier, recueil de dénombrements de fiefs et chronique judiciaire60 : l’ensemble mis par écrit en un seul volume manifestement à usage interne pourrait faire admettre le mot terrier pour le dénommer. Est-il pour autant un document hors norme ? Ce répertoire des droits et devoirs du seigneur de Mouscron, tant vers le haut que vers le bas, relève autant de la pratique de la gestion seigneuriale que des documents normés habituellement en usage dans nos régions. Car la rédaction du terrier en 1405, couplée à l’affectation la même année d’un bien immeuble à la cour seigneuriale, appuie la ­démonstration d’un Tiercelet de la Barre réalisant un effort d’organisation que ­justifierait le contexte d’une cession en 1405 de la seigneurie à son fils Oste. Voilà le fils doté par le père d’un merveilleux instrument de gestion qui ­pourrait bien être le fruit de la bonne gouvernance dont est capable la meilleure bourgeoisie tournaisienne, et qui trouve tout son intérêt au moment où le petit-fils de bourgeois de Tournai s’allie à la noble famille des Courtroisien. Cette cession motive-t-elle à elle seule cette forme de bilan de gestion qu’est la confection de ce terrier ? D’autres faits ­pourraient la justifier, notamment la qualification de clerc donnée à Tiercelet en 1418. Et Tiercelet est-il parti en pèlerinage à Jérusalem après 1398 ? Ce point reste à élucider61. D’autre part, on ne peut manquer de relever la coïncidence fortuite qui fait de 1405 l’année de nombre d’événements importants pour le duc de Bourgogne, ne fût-ce que sa prise de ­possession du comté de Flandre hérité de sa mère. Tiercelet de la Barre y aurait-il eu une part cachée, sinon inconnue à ce jour 62 ? Avec le bel inventaire qu’est le censier-rentier, y compris ses annexes, avec l’échevinage désormais logé au cœur du village, toutes les dispositions sont prises en 1405 pour ancrer dans le sol la seigneurie volante qu’était Mouscron jusque-là. De surcroît, en connaissant mieux les rentes et les hommages qui lui sont dus, et donc en les percevant mieux, le seigneur de Mouscron se dote de plus amples moyens financiers. Si rien ne permet d’affirmer que, dès 1405, le vieux Tiercelet avait le projet de construire la fortreiche qui manquait au prestige de son lignage, c’est néanmoins son fils Oste de la Barre qui va ériger un château à Mouscron, un quart de siècle après 1405, sans doute après 1431, 60 Matériellement, les 3 sections du ­censier-rentier

occupent 43 folios, les dénombrements de fief prennent 6 folios, la chronique judiciaire s’étend sur 14 folios. 61 Le 18 décembre 1398, le duc de Bourgogne donne cent livres à Tiercelet, en considération du voyage qu’il allait entreprendre au Saint-Sépulcre ­(A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 772, qui cite

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Kervyn de Lettenhove, Chroniques de Froissart, t. XX, p. 260). Quand Oste relève Mouscron le 24 avril 1418, Tiercelet, feu son père, est qualifié de clerc (cf. ci-dessus note 44). 62 Fils de bourgeois tournaisien, cité comme ­chevalier en 1375, Tiercelet a été maître d’hôtel du roi de France puis du roi de Chypre, ainsi que conseiller des ducs Philippe le Hardi et Jean sans

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quand les Ramées sont ­incorporées à la seigneurie. Parfois appelé Ostelet, mais aussi Tiercelet comme son père (est-ce la marque d’une continuité ?), Oste a couronné l’œuvre paternelle par ce qui est devenu, au XVIIe siècle, le Château des Comtes63. Chacun aura compris que le premier terrier conservé de la s­eigneurie de Mouscron, par son intérêt intrinsèque et par le contexte de sa rédaction, mérite l’attention des historiens. S’il donne une ­première image de la seigneurie de Mouscron et de sa population à l’aube du XVe siècle, cette mise au net de toutes les redevances dues au seigneur et des fiefs qui lui sont inféodés, ainsi que la chronique judiciaire qui le clôture, méritent une édition scientifique.

Peur ; il est plusieurs fois mentionné par Froissart (A.-M. Coulon, op. cit., t. 2, p. 771-772, qui cite Kervyn de Lettenhove, Chroniques de Froissart, t. X, p. 280 ; t. XX, p. 260).

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Philippe IV d’Espagne érige la seigneurie de Mouscron en comté le 12 octobre 1627 au ­profit de Ferdinand de Liedekerke (acte édité dans A.-M. Coulon, op. cit., t. 1, p. 49-52).

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pierre charbonnier Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II Autoportrait d’une seigneurie. Les écrits de Guillaume de Murol seigneur auvergnat du début du xv e siècle

Les écrits de Guillaume de Murol présentent pour leur temps l’exceptionnelle possibilité d’entrer dans le fonctionnement d’une ­seigneurie directement à travers son maître et de vérifier s’il s’inscrit dans le schéma classique de la crise de la seigneurie adopté par de ­nombreux auteurs. Les sources1 Au seuil du XVe siècle, Guillaume, âgé d’environ 50 ans, adopte un mode de vie sédentaire et se met à écrire. Antérieurement il avait connu une existence plus aventureuse en participant à diverses ­opérations militaires, mais il n’en mentionne directement aucun épisode. Ses écrits relèvent de quatre types de documents dont trois é­ clairent la gestion de sa seigneurie : 1° ses « journaux », tenus de 1402 à 1420 qui renferment surtout des comptes, mais aussi des informations sur sa famille et sur le monde, 2° son testament en forme ­d ’autobiographie rédigé entre 1411 et 14132, 3° un registre de contrats concernant la remise en valeur de sa seigneurie. Enfin il a troussé quelques poèmes. Si le testament est en latin, les autres textes sont en français, mais de ci de là on y rencontre quelques tournures et termes occitans. Guillaume était en fait trilingue. C’est ce qu’on peut constater dans le texte présenté3. Guillaume a su éviter le piège de la 5e déclinaison pour « manus », mais son « duas » 1

Les archives de Murol sont des archives p­ rivées à l’exception du testament entré aux archives départementales du Puy-de-Dôme (référencié A D 2 E 09). Un classement avait été fait par l’auteur au moment de la rédaction de sa thèse secondaire publiée sous le titre de Guillaume de Murol, un petit seigneur auvergnat au début du XV e siècle, Clermont-Ferrand, 1973.

C’est ce classement qui est utilisé dans les ­références. Cette thèse renferme une partie des écrits de Guillaume, notamment les journaux et le testament. 2 Rédigé en 1413 alors qu’il avait 62 ans « à ce qu’il pensait » (f° 13 v°). En fait il ne mourra qu’en 1440. 3 Murol A 4 f° 1 r°.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 325-340.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100053

pierre charbonnier est incorrect. Quant à l’occitan il ­transparaît dans certaines terminaisons comme la « souma » ou « sonma » et surtout dans le terme « varcheira » qui a le sens de « dot ». Par ailleurs on dispose de comptes de receveurs, d’un terrier légèrement postérieur et de registres de justice. La seigneurie de Murol vers 1400 Au moment où Guillaume commence ses journaux, son ­patrimoine comprenait trois blocs seigneuriaux : dans la montagne Murol avec son puissant château 1. Première page du second journal de Guillaume comportant directe et justice sur de Murol, 1413. Archives privées. On reconnaît une dizaine de petits villages en haut de page la devise de Guillaume « Soit et ­voisins, notamment les quatre quant Murol et sans rompre lez », avec le dessin ­formant la minuscule paroisse de des « redortes » qui entourent son blason. Murol, dont l’église était au pied du château ; à Saint-Amant (actuellement Saint-Amant-Tallende) dans la zone du versant de la montagne, appelée par les géographes « le pays coupé », la seigneurie d’une partie du bourg et une fortification combinée avec l’église, sans justice mais avec des vignes ; à Vialle ­(commune de Luzillat) en Limagne un manoir avec des revenus ­seigneuriaux et surtout une grande prairie au bord de l’Allier. Enfin au titre des biens fonciers importants on relève une vigne à Cournon, la « montagne » de Chagourdeir, au sens auvergnat de zone d’estive, et une portion du lac Chambon. Murol et les cadres politiques Il est certain qu’au début du XVe siècle les seigneurs châtelains ne sont plus indépendants comme ils l’avaient été au XIe siècle. L’espace seigneurial est entré dans l’appareil administratif de l’état. Un service militaire est rendu par les enfants de Guillaume et antérieurement l’avait sans doute été par lui. La taille royale est perçue certaines années mais 326

autoportrait d’une

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2. Carte d’Auvergne indiquant les seigneuries et possessions de Guillaume de Murol.

son montant pour la paroisse de Murol est inférieur au cens seigneurial. Sur le plan de la justice une certaine dépendance est également marquée. Guillaume doit soutenir des procès en Parlement. Il en a d’autres à Riom devant le sénéchal et il a dans cette ville un procureur permanent. Des appels sont en effet possibles depuis la justice de Murol, mais à en juger par les registres de celle-ci, ils sont peu nombreux et, pour les limiter devant les tribunaux extérieurs, la justice de Murol s’est dotée de son propre système d’appel. En fait pendant la période considérée la monarchie n’est pas en position de force. Dans les affrontements qui s’exaspèrent autour du roi 327

pierre charbonnier fou, on peut penser que les deux lettres mentionnées dans les journaux, l’une en mars 1418 de la part du roi et du dauphin, puis une autre du dauphin seul en avril 1419, cherchaient à s’assurer des fidélités4. Quant aux pouvoirs intermédiaires ils ont joué un rôle important à travers les liens de clientèle plus qu’à travers ceux de la vassalité. En effet Murol était dans la vassalité peu gênante de l’évêque de Clermont. En fait à la génération précédant celle de Guillaume, son oncle Jean avait été placé dans la maison du cardinal de Boulogne de la famille des comtes d’Auvergne et fut élevé avec le neveu de celui-ci qui devint le pape Clément VII au moment du schisme. À ses côtés Jean de Murol devint cardinal mais c’était un cardinal du schisme quand les finances pontificales étaient en difficulté. Il en est résulté quelques avantages pour sa famille, mais ils ne furent pas très importants au témoignage de Guillaume, qui aurait ­plutôt prêté au cardinal que l’inverse, même s’il se plaint dans un de ses poèmes du décès de son oncle survenu en 1400 : « Helas douloureuse mort au seigneur de Murol as-tu fait grand tort, car son bon seigneur as si tôt mis à mort. »5 À l’époque des écrits de Guillaume, son lignage est plutôt dans la clientèle des seigneurs de Latour dont la puissance grandit. Il est vrai que ces liens ont une base vassalique à travers le fief de Saint-Amant. En 1417 le fils de Guillaume sert dans la compagnie de Bertrand de Latour6. Au total l’existence à Murol s’écoule essentiellement dans un cadre local, même si Guillaume a noté à la fin de son second journal le désastre d’Azincourt. On ne voit pas chez lui de sentiment national et s’il proteste au sujet de chevaux vendus aux Anglais, c’est parce qu’il n’en a rien touché !7 Revalorisation des châteaux En effet les Anglais sont venus non loin de Murol au cours de la guerre de Cent Ans, ou du moins des soldats se réclamant du roi 4 Murol

6

5

7

A 4 f° 88 r° et 93 v°. A D 2 E 09 f° 4 r°.

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Murol A4 f° 83 r°. A D 2 E 09 f° 13 v°.

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3. Vue aérienne du château prise du sud-ouest.

d­ ’Angleterre. Guillaume dans son testament évoque le temps de son père pendant lequel les revenus étaient très diminués8. L’Auvergne a toutefois largement échappé aux grandes chevauchées auxquelles les châteaux seigneuriaux ne pouvaient résister. En Auvergne la guerre a pris la forme de l’installation de routiers dans un certain nombre de châteaux dont le Châteauneuf de Saint-Nectaire, proche de Murol, tenu par Aymerigot Marchès. À partir de leur base fortifiée les « Anglais » lançaient des expéditions comme celle qui leur permit de s’emparer de Montferrand. Mais les capitaines routiers tendaient aussi à devenir des seigneurs de seconde génération en percevant des « patis » garantissant leur bonne conduite à l’égard de ceux qui les payaient. Un prêt fut ainsi consenti par le frère de Guillaume à un habitant de Murol qui avait passé un tel pacte avec les Anglais de Châteauneuf   9. Mais le traité de Rodez en 1390 avait obtenu contre le versement d’une grosse somme l’évacuation simultanée de l’ensemble des châteaux10. Elle fut réalisée et la paix revint. Les autochtones de leur côté faisaient de gros efforts de ­fortification. À Murol des dépenses importantes furent engagées dans le château, mais on ne peut bien connaître les transformations accomplies : création ou perfectionnement de l’enceinte couronnant la butte volcanique et ­s’appuyant sur un donjon préexistant, « la tour », dont parle Guillaume ? En tout cas le château du début du XVe siècle était 8 9

A D 2 E 09 f° 14 r°. Murol A 11 f°5 v°.

10 En effet auparavant les achats étaient faits château par château et les capitaines passaient d’un château à l’autre.

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pierre charbonnier différent de celui qu’on peut voir dans les illustrations. En effet il était du type « castrum » en ce sens que le village de Murol entourait le château à l’intérieur d’une enceinte qui n’était pas celle qu’on voit actuellement. En effet, cette dernière date de la fin du XVIe siècle et est adaptée à l’artillerie. Celle du XVe siècle dite « de la basse cour » d’après le terrier de 1460, ne l’était évidemment pas, mais son tracé a sans doute été repris par l’enceinte extérieure actuelle. La tour dite « du capitaine » ­incorporée dans celle-ci a pu appartenir à l’enceinte villa4. Plan du château établi vers 1800. Au nord, la geoise du XVe siècle car cette grosse tour (22) et les deux chapelles, la 12 était fonction avait disparu au XVIe l’église, la 11 celle que fit construire Guillaume. L’en- siècle. e ceinte extérieure fut construite à la fin du XVI siècle avec une adaptation à ­l’artillerie, elle ne correspond pas à celle de la basse cour du temps de Guillaume.

En Auvergne la guerre a donc revalorisé la seigneurie en lui rendant sa fonction de protection. Après le départ des « Anglais » le passage des gens de guerre, même français, reste en effet redoutable. Dans son testament Guillaume parle des papiers que les habitants ont déposés dans la chapelle du château11. Un inventaire après décès montre qu’un habitant y avait aussi une arche de blé12 . Des habitants d’autres villages possédaient des constructions dans la basse cour où ils pouvaient se réfugier en cas de danger. Par la suite cette fonction défensive s’est atténuée, du moins pour les habitants. Ceux-ci préférèrent l’habitat plus commode du fond de la vallée. Maîtres de toute la plate-forme, les possesseurs du château, les d’Estaing réalisèrent à la fin du XVIe siècle deux aménagements importants et quelque peu contradictoires. D’une part ils firent construire une enceinte adaptée à l’artillerie rendant le château capable de résister même à une armée royale et d’autre part ils édifièrent un pavillon plus agréable à habiter que la vieille forteresse. En fait ce dernier servit peu car les d’Estaing résidaient de plus en plus à la cour et actuellement il n’en reste plus grand chose.

11

A D 2 E 09 f°16 v°.

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Murol A 22 f°8 r°.

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5. La « devalade » (terme local) du village vers la vallée rappelle qu’au temps de Guillaume le village était installé dans la basse cour avec une enceinte. Au cours du XVIe siècle, il fut abandonné, la recherche de la sécurité ayant cédé à l’inconfort du perchement.

Revenons au temps de Guillaume. L’efficacité du château apparaît dans les rôles de taille en comparant l’évolution des chiffres de la paroisse de Murol au cours du XVe siècle avec celle des paroisses voisines sans château. La première étant restée bien exploitée, l’augmentation y est plus faible que dans les autres qui comportent d’ailleurs des villages disparus. Le rapport de la moyenne des levées de la fin du XVe avec celles du début est pour la collecte de Murol de 172% contre 704% pour Saint-Victor et 1280% pour Chambon. Guillaume est pleinement un seigneur Les partisans de la crise de la seigneurie ont vu une des causes de celle-ci dans le fait que les seigneurs, attirés par le service des princes, se désintéressaient de la gestion de leur seigneurie. Aurait aussi joué le fait que les anciens lignages auraient fait place à de nouveaux seigneurs qui par inexpérience, n’étaient pas de bons gestionnaires. Il n’en est rien à Murol. Guillaume s’affiche pleinement comme un seigneur. Après 1400 Guillaume réside essentiellement dans ses ­possessions dont il peut acquérir une parfaite connaissance. Il noue aussi des liens étroits avec ses sujets et peut les appeler par leur surnom ou noter dans ses journaux un trait les concernant. 331

pierre charbonnier D’autre part l’instruction de Guillaume était évidemment un atout pour une bonne gestion. Elle lui avait été donnée loin de ­l’Auvergne. En effet il a gardé en mémoire, tant l’évènement avait dû le marquer, le jour précis, le jeudi avant la fête Notre-Dame d’août en 1366, où, alors âgé de 15 ans environ, il partit de Murol avec son oncle Guillaume et son frère cadet Amblard pour aller retrouver son autre oncle Jean qui entamait à Thérouanne (Pas-de-Calais) sa brillante ­carrière ecclésiastique. Ce dernier envoya les deux frères à l’école à Saint-Omer13. Pour sa part Guillaume sera soucieux de donner une bonne instruction à ses propres enfants, du moins aux garçons, dont il mentionne les études dans ses journaux. Les calculs de Guillaume, qui parsèment ses journaux, se révèlent exacts en dépit de la complexité du système, livre, sou, denier. Tel est par exemple le compte de la Bandonne qui a vendu du vin et du pain à la famille de Guillaume, mais qui doit un cens14 ou celui du suif livré par Auzenat le 6 février 141315.

6. Les « redortes » entourant le blason de Murol.

Un trait proprement ­seigneurial est sa décision d’être enterré à Murol dans une chapelle qu’il fait construire, rompant avec la tradition familiale du choix de la chapelle des frères mineurs de Clermont. Guillaume préfère ainsi une localisation seigneuriale à une sépulture censée plus chrétienne. Enfin l’aspect seigneurial de sa mentalité transparaît dans sa devise qu’il place souvent dans ses écrits : « Murol avant et sans rompre les redortes ». Elle figure notamment dans le texte reproduit dans l’illustration n° 1 et reprise ici en plus détaillée. Les redortes étaient des anneaux d’osier qui maintenaient ­l’équilibre du joug dans les anciens attelages. Donc Guillaume veut faire ­progresser Murol (entendu comme seigneurie et lignage), mais ­prudemment. 13 14

Murol A 4 f°58 r°. Murol A 3 f°3v°.

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15

Murol A 4 f° 7v°.

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De fait des extensions ont été réalisées et dans un paragraphe du testament Guillaume explique qu’il a utilisé la majeure partie des fonds dont il disposait, à agrandir sa seigneurie, répondant ainsi à ceux qui s’étonneraient du fait qu’il ne possède ni or, ni argent, ni de la belle vaisselle16. Lignage et patrimoine Des achats de détail ont été effectués comme par exemple celui du fief de la Sudrie situé près du château et appartenant à des vassaux, mais en fait les principaux accroissements résultent du phénomène de concentration consécutif à l’extinction de certaines familles car la crise démographique n’épargnait pas la noblesse, et de plus pour éviter les partages prévus par la Coutume, les filles étaient dotées et certains ­garçons confiés à l’Eglise pour y faire carrière. À la fin du XIIIe siècle Suriane, seule survivante des enfants de Jean Chambe, seigneur de Murol, avait épousé Guillaume Sans qui apportait Vialle. Leur fils et seul héritier, Jean, prit le nom de Murol. Il n’y eut donc pas de partage à sa génération. Jean laissait trois fils. Le patrimoine familial n’a pas été entamé par les cadets, Jean le cardinal et Guillaume. En revanche Amblard, l’héritier de Murol et père de Guillaume, profita de l’extinction du lignage de son épouse pour acquérir le bien de Saint-Amant. On arrive à la génération de Guillaume qui avait un frère et une sœur. Celle-ci reçut une dot de 2400 livres. Son frère Amblard était pourvu de nombreux bénéfices dont le décanat de Brioude, mais il n’avait pas été écarté des biens des Murol. En fait Guillaume et Amblard ­semblent avoir vécu longtemps en co-seigneurie car le cadet mène une existence très laïque et participe à la gestion du patrimoine de son lignage, y ­compris même le château de Murol où il fit effectuer une part des travaux. Les deux hommes se sont généralement bien entendus. Certes Guillaume dans son testament se plaint du fait que son frère garde pour lui de l’argent qui aurait dû lui revenir, mais il compte cependant sur Amblard pour aplanir les difficultés qui pourraient survenir après sa mort 17. Or en 1404 décède un grand-oncle de Guillaume sans laisser d’enfant. Il possédait trois seigneuries, Le Broc, gros bourg au sud 16

A D 2 E 09 f°17 v°.

17

En fait c’est Amblard qui mourra le premier en 1425.

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pierre charbonnier d­ ’Issoire, Chambon à côté de Murol et La Rochebriant dans la ­montagne du nord-ouest de l’Auvergne. Il en léguait la moitié aux deux frères, mais ils rachetèrent pour 4000 livres les droits des autres héritiers, moyennant quelques aliénations dont Vialle, mais avec faculté de rachat. Or Guillaume parvint rapidement à racheter seul cette pièce maîtresse de son système économique. Il faut donc retenir ce mouvement de concentration des terres au profit des seigneurs subsistants dont l’histoire de la famille d’Orbec à Cideville en Normandie donne un autre exemple18. En 1418 Amblard obtint un partage officiel qui lui laissa Le Broc et Rochebriant, mais ses possessions devaient revenir à ses neveux. À la génération suivante, il y aura un partage entre les deux fils de Guillaume, mais les progrès réalisés pouvaient le permettre. Jean, l’aîné, a autant que son père, en remplaçant Vialle par Chambon. S’il y avait eu un troisième fils, il aurait fait carrière dans l’Eglise19. Guillaume a vécu plusieurs années après avoir cessé d’écrire. La gestion de Murol est sans doute passée à ses fils avant son décès qui ne survient qu’en 1440. Mais dès le temps des journaux ils faisaient partie de ce qu’on peut appeler « l’équipe » de Guillaume, car il est secondé par de nombreuses gens. L’ « équipe » de Guillaume En dehors de ses fils qui remplissent des fonctions militaires, son frère et son épouse, celle-ci menant une existence séparée, séjournent souvent dans les seigneuries secondaires et en contrôlent la gestion. Au beau temps de la seigneurie, le maître du château pouvait compter sur ses vassaux. En fait au début du XIVe siècle deux petits lignages dépendaient de Murol. Un seul subsistait au temps de Guillaume, celui des Bedos, les biens de l’autre ayant été absorbés. Les liens des Bedos restent étroits avec les maîtres du château puisqu’ils résident dans le « castrum »20. Ils font souvent escorte au fils de Guillaume parti en 18

D. Angers, Le terrier de la famille d’Orbec à Cideville (Haute Normandie) XIV e-XVIe siècles, Montréal, 1993. 19 Ce troisième fils, prénommé Antoine, n’a vécu que quelques semaines. Le testament

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p­ révoit pour lui une rente de 60 livres jusqu’à ce qu’il ait obtenu des bénéfices correspondant à 100 florins. 20 On ne peut dire toutefois s’il s’agit du château lui-même ou seulement de la basse-cour.

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expédition. D’autre part Guillaume relate dans son journal les dépenses des noces de « l’Antonia Bedossa », lesquelles furent vraisemblablement célébrées au château aux frais de Guillaume21. Mais ainsi réduite à une famille la vassalité ne joue plus un grand rôle. Guillaume s’appuyait dans des affaires importantes sur des nobles de son rang dont les noms reviennent assez fréquemment dans les ­journaux. Quel rapport avait-il avec eux : parenté, amitié ? Il existait sans doute dans la noblesse des liens horizontaux se substituant aux liens verticaux de la vassalité. En fait l’équipe de Guillaume de Murol comprenait surtout des hommes dévoués, en qui il avait toute confiance. C’étaient en somme ses « clients ». Ils sont présents à la passation de nombreux contrats, représentent Guillaume dans des procès, effectuent pour son compte des voyages comportant des transports d’argent, voire lui prêtent de l’argent. Si certains ont une fonction officielle dans la seigneurie et reçoivent un salaire, ce n’est pas le cas de tous. Leur avantage semble être de faire partie de la mesnie de Guillaume et d’être entretenus par lui. Deux sont d’ailleurs couchés dans son testament22. Un est ­clermontois, Bernard Renoux. Il avait contribué à faire effectuer les versements de la dot de la seconde épouse de Guillaume. Guillaume prévoit pour lui un legs de 20 livres, mais il semble avoir ensuite trahi Guillaume23 et ce legs fut barré. Quant à Guillaume Martin, surnommé Guamet, originaire d’un village de la seigneurie, Guillaume note qu’il l’a servi pendant longtemps et pour cela l’exempte de redevance sa vie durant. Guamet était officiellement procureur, mais son action dépassait cette fonction car il figure à presque toutes les pages des journaux. Avec Guamet on est entré dans les gens aux gages de Guillaume. Y figure notamment le « capitaine » qui supervise la garde du château assurée par un portier. Le capitaine s’occupe particulièrement des ­chevaux et part parfois représenter Murol dans des expéditions ­m ilitaires. Ce poste de confiance a été occupé un temps par un membre de la famille vassalique Bedos. Puis Guillaume engage un certain Jean Malet et en fait son gendre en le mariant à sa fille bâtarde. Il y a aussi des domestiques attachés à la personne des maîtres et en bas de l’échelle la servante et un homme à tout faire.

21 22

Guillaume de Murol, p 95-96. A D 2 E 09 f° 7 r°.

23

En jouant contre lui dans un procès entre époux la carte de l’épouse.

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pierre charbonnier L’équipe comprend également des administrateurs pour la justice et la perception des redevances. Les deux dépendances de Vialle et ­Saint-Amant avaient chacune un gestionnaire. Il reste les hommes qui participaient à l’activité économique ­exercée par Guillaume. Le complexe économique S’il n y a pas dans les possessions de Guillaume d’exploitation agricole complète, cependant ses revenus ne se limitent pas à des ­redevances, sauf pour le blé (froment ou seigle) qu’il reçoit en quantité suffisante à titre de cens, de « percières » (= champart)24 et de dîmes. Mais par ailleurs il possède des vignes. Celle de Cournon est confiée à des vignerons au quart du fruit ; à Saint-Amant la vigne est exploitée par des salariés sous le contrôle du gestionnaire. Plus spectaculaire est l’activité d’élevage : Guillaume possède un troupeau de vaches laitières et de juments. Il est confié à un vacher doublé d’un assistant. La nourriture des bêtes est assurée par un ­mouvement de transhumance. L’hiver elles sont à Vialle où elles ­consomment le foin récolté dans la grande prairie. Au printemps elles remontent jusqu’à la montagne de Chagourdeir. Pendant l’estive leur lait permet d’obtenir une grosse quantité de beurre et de fromage. Une autre participation à l’activité économique était représentée par les baux à cheptel, nombreux pour les équidés car Guillaume en possédait beaucoup et en tirait ainsi du bénéfice. On rencontre aussi un bail de moutons qui devait procurer un peu de laine, et plus ­curieusement le cheptel d’une ruche dont le revenu est fixé à 1 livre trois quarts de cire25. Enfin toujours au titre des activités directes il convient de noter que les échanges entre les possessions sont assurés par des bêtes de somme menées par « l’anier ». Ainsi en jouant sur la complémentarité des espaces de l’Auvergne, Guillaume vivait en quasi-autarcie. 24 Par exemple Guillaume note le rapport du gagnage de Sarreyras à Murol donné à la ­p ercière au quart, soit 35 setiers de seigle. Murol A 4 f° 52 r°.

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25 Murol A 4 f° 46 v°, 47 r° ,95 r° pour les équidés ; A3 f° 39 v° pour les ovins ; A 4 f° 68 v° pour les abeilles.

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Équilibre Dans un passage de son testament, après avoir énuméré les quelques objets précieux faisant partie de l’héritage dont plusieurs sont alors en gage aux mains de créanciers, Guillaume déclare ne posséder ce jour-là comme argent que 2 écus26 ! On constate aussi qu’il est parfois dans ­l’impossibilité de faire face à de menues dépenses courantes et doit ­solliciter à cette occasion un de ses familiers pour lui avancer quelque argent. Ce serait toutefois une erreur de conclure à une situation ­financière déséquilibrée. L’impécuniosité apparente tient d’abord à la rareté de la monnaie. Il est vrai aussi que les ressources de Guillaume sont plus en nature qu’en espèces. De fait une bonne part des salaires est versée en blé. À Murol les revenus seigneuriaux ne se sont pas écroulés. Dans son registre de réacensement Guillaume s’en tient généralement « au cens accoutumé ». La remise en valeur s’effectue donc sans diminutions, contrairement à ce que soulignent des auteurs travaillant dans d’autres régions. Au contraire un « entrage » est perçu en supplément au titre du réacensement. La fermeté de Guillaume est d’ailleurs justifiée. C’est ainsi qu’on relève le cas d’une gulpine de quelqu’un qui refuse le statut de « taillable et manouvrable », mais Guillaume un peu plus tard obtient ce qu’il souhaitait d’un autre tenancier27. Comme on l’a vu au paragraphe précédent, une bonne part de la consommation de la mesnie de Guillaume est autarcique. Les achats inscrits dans les journaux concernent surtout des vêtements et les ­aliments pour lesquels sa production est insuffisante, notamment le sel, la viande et le suif. Il faut aussi parfois acheter du vin en été en attendant les vendanges. Mais les dépenses paraissent modérées car le train de vie est modeste. Ainsi les épices n’y tiennent qu’une place restreinte. Guillaume doit acquitter un certain nombre de fondations pieuses, mais elles ne représentent pas un total considérable. Il en va de même des frais de procédure. Au total en année normale la situation financière de Guillaume est équilibrée autour de 900 livres, y compris les revenus en nature évalués en argent. Elle lui permet de réaliser des accroissements comme on l’a dit plus haut28.

26 27

A D 2 E 09 f° 15 v°. Murol A 5 f°19 v°.

28

Il est difficile ici de donner un bilan financier détaillé qui serait trop long à exposer. On ­renvoie aux pages consacrées à ce sujet dans Guillaume de Murol.

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pierre charbonnier Quant aux dépenses extraordinaires, elles sont compensées par des recettes extraordinaires. Ainsi la dot de la seconde épouse excède l’addition des dots de ses deux filles et les entrages financent ­l’équipement militaire du second fils29. Indépendamment des aspects financiers, la solidité de la ­seigneurie tient aussi aux rapports humains. Guillaume et ses sujets Le premier rapport est évidemment le prélèvement opéré. Guillaume s’efforce de le modérer. Au fil des journaux on lui voit faire quelques diminutions de dettes30 ou d’amendes31. On a vu plus haut une réticence à payer la taille et les manœuvres. Derrière ces deux redevances faut-il voir un régime seigneurial oppressif ? Quant aux manœuvres, des documents ultérieurs montrent qu’il s’agissait par an de deux charrois à bois et deux journées à faucher. Ce n’était donc pas très important. La taille a soulevé plus de difficulté en raison vraisemblablement de son caractère irrégulier car il s’agit d’une taille aux cas limitée aux quatre cas classiques. Deux furent levées dans la période considérée pour les mariages des deux filles, Dauphine et Marguerite. Une taille devait correspondre à un doublement du cens32 et son montant était loin de compenser la dot, au mieux il pouvait couvrir les frais des noces. Or on ne constate qu’un différend pour la taille de la première fille dans le village de Beaune car dans celui-ci le Chapitre de Clermont avait aussi des droits et soutenait les habitants. Au cours du procès Guillaume explique qu’il accepte de discuter avec ses hommes « jaçoit ce qu’il les peut tailher sans eulx appeler par la coutume, touteffoix afin qu’ils ne puissent dire qu’il les voulsist grever »33. Plus largement à ­l’occasion de la levée de la taille pour le mariage de sa seconde fille, il fit remise générale d’un tiers de la somme. Aussi ne constate-t-on pas de conflit majeur de nature ­seigneuriale. Guillaume demande dans son testament à son successeur de poursuivre cette politique de bonne entente : « Je veux que Jean mon héritier 29

Murol A 4 f° 99 r°. Par exemple Murol A 3 f°15 r°. 31 Par exemple une amende de 20 écus est ramenée à 12. Murol A 4 f° 61 v°. 30

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C’est ce qu’on peut déduire du compte avec Brianso de Saint-Nectaire. Murol A 4 f° 93 r°. 33 A D 3G Armoire 5 sac J cote 8 e.

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­ ’impose pas de taille pendant les trois années qui suivront mon décès n sur mes hommes de Murol, qu’il ne les grève pas, mais je veux qu’il les aime (diligat) »34. Guillaume redistribuait d’ailleurs à ses sujets une partie du p­ rélèvement. En effet beaucoup passaient au moins une partie de leur vie à son service. Dans leur jeunesse, ils étaient embauchés par lui. Les salaires n’étaient pas très élevés, mais la nourriture était fournie et sans doute était-elle meilleure que dans les chaumières. Une fonction lucrative est d’ailleurs réservée par Guillaume à ses sujets. Il prescrit en effet dans son testament que la vicairie qu’il fonde pour desservir sa chapelle ne pourra être attribuée qu’à un prêtre « de sa terre35 ». Guillaume participait aussi à l’exploitation agricole effectuée par ses paysans en passant avec eux des baux à cheptel dont on a déjà parlé. Un prêt de seigle à un habitant est mentionné36. Est-il destiné à la consommation, ou à l’ensemencement ? À Vialle Guillaume autorise le défrichement d’une zone alluviale37. Pour les biens dont il ne disposait pas par lui-même, ou pour des travaux d’artisanat, il s’adressait à des fournisseurs locaux, tels le boucher de Murol et le maréchal-ferrant de Saint-Amant 38. Ce n’est que pour les articles de luxe, beaux vêtements, épices, qu’il se tournait vers les marchands des villes ou les grandes foires urbaines. Guillaume était donc bien un acteur économique majeur dans sa seigneurie. Malheureusement on ne peut connaître les sentiments des sujets de Guillaume envers leur maître. Il n’est pas advenu d’incident tragique où ils auraient pu lui témoigner leur attachement, par exemple en se battant à son service, situation qu’on rencontre dans des lettres de rémission. On peut cependant estimer qu’au total, les sujets de Guillaume, notamment ceux habitant Murol, sont très solidaires de leur maître qui leur apporte protection et sécurité. C’est à sa justice qu’ils demandent de trancher leurs différends 39. La seigneurie est pour eux le cadre ­essentiel de leur vie matérielle. 34

A D 2 E 09 f° 8 r°. A D 2 E 09 f° 6 r°. 36 Murol A 3 f° 80 r°. 37 , Murol A 3 f° 46 r°. 38 Murol A3 f° 30 r°, f° 52 r°. 35

39 Voir P. Charbonnier, Les justices seigneuriales de village en Auvergne et Bourbonnais du XV e au XVII e siècle, dans Les justices de village. Administration et justice locales de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Rennes, 2003, p 93-108.

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pierre charbonnier Conclusion Guillaume de Murol représente-t-il une exception ? Une enquête élargie à l’ensemble de l’Auvergne a permis d’avancer l’idée qu’à l’opposé du Bordelais, de la région parisienne et de la Normandie, terres de crise seigneuriale, il a existé une « autre France » où la seigneurie reste ­v igoureuse et représente une cellule fondamentale du monde rural40. Cette idée du maintien de la seigneurie à la fin du Moyen Âge a été reprise récemment dans divers travaux comme les thèses de Jean Tricard pour le Limousin41, de Nicolas Carrier pour le Faucigny42 ou de Claude Colombet-Lasseigne pour le Forez43. Un trait commun en est ­l’appartenance à des régions qui ne sont pas considérées comme riches. Mais, de même, dans les fertiles campagnes angevines « la seigneurie résista à tous les assauts », avec, il est vrai, une structure sociale agraire différente car basée sur le métayage44. Les deux France pouvaient d’ailleurs voisiner, comme le montre une thèse consacrée à l’arrière-pays niçois45 où l’auteur constate « l’effondrement prématuré du système seigneurial » laminé par le ­pouvoir princier lequel s’appuie habilement sur les communautés ­paysannes. Mais une page plus loin il admet que la proche montagne de l’Embrunais est « une région encore largement seigneuriale », comme le montre le livre journal tenu entre 1471 et 1506 par un petit noble de cette région, écrit qui n’est pas sans rappeler ceux de Guillaume de Murol.

40 P. Charbonnier, Une autre France. La seigneurie rurale en Basse Auvergne du XIV e au XVI e siècle, Clermont-Ferrand, 1980, 1292 p. 41 J. Tricard, Les campagnes limousines du XIVe au XVIe siècle. Originalité et limites d’une reconstruction rurale, Paris, 1996, 286 p. 42 N. Carrier, L a vie montagnarde en Faucigny à la fin du Moyen Âge, Paris, 2002, 622 p.

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43 C. Colombet-Lasseigne, Les hommes et la terre en Forez à la fin du Moyen Âge. La seigneurie rurale face aux crises des XIV e et XV e siècles, Saint-Etienne, 2006, 522 p. 44 M. Le Mené, Les campagnes angevines à la fin du Moyen Âge, Nantes, 1982, 532 p. 45 J.-P. Boyer, Hommes et communautés du Haut pays niçois médiéval. La Vésubie (XIII e -XV e siècle), Nice, 1990, 586 p.

fabrice cayot Chercheur associé UMR 5594-ARTeHIS Un

centre domanial en Bourgogne à la fin du moyen âge : le château de Noyers-sur-Serein

Un site bien documenté1 Les châteaux bourguignons sont des sujets d’étude fort bien documentés pour la fin du Moyen Âge. L’importance des fonds documentaires implique néanmoins de fixer un cadre de recherche précis. L’approche monographique est une clé intéressante pour étudier le thème de la fonction domaniale de ces habitats fortifiés, dans la mesure où celle-ci permet de bien saisir les éventuelles mutations qui pourraient être moins perceptibles dans une approche plus globale. Le choix du site a été en grande partie orienté par notre travail de thèse, soutenu à l’Université de Bourgogne, sur le château de Noyers-sur-Serein 2. Localisé à l’est du département de l’Yonne, à l’interface du comté d’Auxerre, du comté de Tonnerre et du duché de Bourgogne, ce château est un site très important tant par son histoire que par sa superficie puisque, avec quatre hectares d’emprise au sol, il constitue l’un des plus vastes châteaux bourguignons. Retranché en rebord de plateau, le château de Noyers occupe une position d’éperon barré. Ce site, peu accessible depuis la vallée en raison de son escarpement, dispose d’une protection naturelle derrière le méandre d’une rivière, le Serein, située 70 m en contrebas du plateau. Avant que des fouilles y soient réalisées en 1999, les vestiges de ce château, démoli à la fin du XVIe siècle, étaient particulièrement réduits, ne comportant presque aucune élévation significative. Il s’agit du château d’une famille seigneuriale attestée depuis le XIe siècle, dont l’ascension fut remarquable au cours du XIIe siècle. Il devint ducal au XVe siècle, quand, entre 1419 et 1421, la duchesse Marguerite de Bavière l’acquit pour renforcer la frontière nord du duché. 1

L’auteur exprime toute sa gratitude à Hervé Mouillebouche pour ses conseils judicieux. 2 F. Cayot, Le château de Noyers-sur-Serein Contribution à l’étude des châteaux en Bourgogne

du nord à la fin du Moyen Âge, thèse d’Histoire et A rchéolog ie méd iéva le soutenue à ­l’Université de Bourgogne, 2007, 768 p.

Lieu de pouvoir, lieu de gestion. Le château aux XIIIe-XVIe siècles : maîtres, terres et sujets, éd. par J­ean-Marie Cauchies et Jacqueline Guisset, Turnhout, 2011, pp. 341-366.

F H G

doi: 10.1484/M.STMH-EB.1.100054

fabrice cayot Noyers N 150

m

Armançon m 150

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300 m

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Le château de Noyers

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Vézelay

30 km

m

Infographie : Fabrice Cayot

1. Localisation de Noyers.

La gestion de la châtellenie par l’administration bourguignonne impliqua la réalisation de comptabilités précises, dont copie était envoyée à la Chambre des comptes de Dijon. Ces comptabilités se divisent en deux grandes parties : les recettes, d’une part, d’autre part, les dépenses, elles-mêmes décomposées en différentes rubriques. Ces riches comptabilités couvrent une large partie de la fin du Moyen Âge, puisque 61 registres sont conservés pour la période ­1353-15013. Ces documents évoquent les recettes du domaine, ­notamment les impositions en nature. Ils indiquent aussi l’emplacement des granges seigneuriales, chiffrent les travaux effectués sur les bâtiments du château comme les greniers ou les étables, et enfin permettent de reconstituer l’organisation spatiale du château par la localisation des travaux. D’autres documents nous précisent aussi la taille des domaines et l’emplacement

3 Arch.

342

dép. Côte-d’Or, B. 5521- B. 5557.

un

centre domanial en

bourgogne

2. Vue aérienne du site de Noyers depuis le nord en 2005.

des granges seigneuriales : il s’agit des censiers de 1344 et 14844. Grâce à ces différentes sources, nous tenterons de saisir comment ce château ducal a constitué un centre domanial. Une châtellenie étendue La châtellenie de Noyers s’est formée progressivement entre le et le XIVe siècle. On manque de documents avant le XIIIe siècle, mais à partir de cette époque, les sources montrent que le seigneur de Noyers obtient de nombreuses terres par achat5 ou par inféodation par

XIIe

4 Arch.

dép. Côte-d’Or, B. 1270 et B. 1271. Par exemple, en 1275, la terre de Fresnes est gagée à Mile IX pour 50 livres (Arch. dép.

5

­ ôte-d’Or, B. 10480), le fief de Pasilly est vendu C en 1302 à Mile X par l’écuyer Ansel d’Aisy-sousRougemont (Arch. dép. Côte-d’Or, 10489).

343

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