Liban, une guerre de 33 jours 9782707150998

Voici un ouvrage indispensable et accessible sur le conflit survenu au Liban durant l'été 2006. Répondant à une dou

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French Pages 264 [255] Year 2007

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Polecaj historie

Liban, une guerre de 33 jours
 9782707150998

Table of contents :
Introduction
I. La « guerre de trente-trois jours » : un terrible bilan
1. Le bilan des destructions
2. Pour une économie fragile, un coût exorbitant
3. La banlieue du Hezbollah : un territoire détruit, une lutte renouvelée
4. Le Hezbollah et l’offensive israélienne de l’été 2006 : Baalbek dans la guerre
5. Résistances civiles ?
6. Samidoun, trente-trois jours de mobilisation civile à Beyrouth
7. La scène culturelle libanaise d’une guerre à l’autre
II. L’échiquier libanais au prisme de la guerre
8. La scène politique libanaise depuis la résolution 1559
9. Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique
10. Du point de vue chrétien encore une « guerre pour les autres » ?
11. Le Liban-Sud, des bandes armées à la guérilla (1920-2006)
12. L’islamisme sunnite au Liban face au Hezbollah
13. Les intellectuels chiites, un témoignage de l’intérieur
14. Le martyre au Liban
III. Enjeux libano-israéliens : la terre, l’eau, la sécurité
15. Cinquante ans de relations israélo-libanaises
16. Le Liban-Sud occupé (1978-2000)
17. L’enjeu hydropolitique au coeur des relations israélo-libanaises
18. Les fermes de Chebaa
19. La Bekaa, une zone libanaise stratégique au voisinage de la Syrie
IV. Enjeux internationaux : la duplicité de la « communauté internationale »
20. Le Liban dans les projets américainsau Moyen-Orient
21. Convergences et divergences franco-américaines au Liban
22. Israël, les faiblesses de la puissance
23. L’Iran et le Hezbollah
24. L’ombre portée des ambitions syriennes
25. Une guerre asymétrique
26. Les violations du droit international humanitaire dans le conflit de l’été 2006
27. Les pays arabes face à la guerre : impuissance, arrière-pensées et divisions
28. Médias arabes, médias francophones : lectures croisées de la guerre
Chronologie
Table des matières

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Cahiers libres

Sous la direction de Franck Mermier et Élizabeth Picard

Liban, une guerre de trente-trois jours

ISBN : 978-2-7071-5099-8 En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

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© Éditions La Découverte, Paris, 2007.

Introduction

FRANCK MERMIER ET ÉLIZABETH PICARD

A

u matin du 12 juillet 2006, deux militaires israéliens étaient enlevés par les miliciens du Hezbollah libanais dans la zone frontalière occidentale séparant le Liban d’Israël. À une opération visant à susciter un échange de prisonniers comparable à ceux qui avaient eu lieu en 1998 et en 2004, Israël ripostait dans les deux heures en lançant sur le Liban une guerre qui devait le « renvoyer cinquante ans en arrière », une guerre préparée depuis des années. L’État israélien tint en effet pour responsable de cette opération le gouvernement libanais dans son ensemble, arguant de la présence en son sein de deux ministres du Hezbollah. Durant trente-trois jours, l’armée israélienne fit subir à la population libanaise un véritable châtiment collectif, en bombardant de nombreuses infrastructures civiles — routes, ponts, usines, aéroport, ports ou dépôts de carburants. L’aviation de l’État hébreu s’acharna particulièrement sur les prétendues « places fortes » du Hezbollah, la banlieue sud de Beyrouth, le sud du Liban et Baalbek. Les civils libanais payèrent un lourd tribut à cette tactique de matraquage aérien : 1 183 morts, 4 059 blessés et près d’un million de déplacés. Le nombre de combattants du Hezbollah victimes des affrontements reste inconnu à ce jour ; une occultation à laquelle répond leur invisibilité médiatique, sauf dans les cérémonies funéraires célébrées 5

Liban, une guerre de trente-trois jours

par le « Parti de Dieu » et retransmises sur sa télévision Al-Manar. Durant la guerre, les images des soldats des « Forces de défense israéliennes » ont, par contraste, envahi les écrans télévisés et les journaux du monde entier. Ils formèrent l’écrasante majorité des pertes israéliennes : cent vingt et un tués sur cent soixante-deux. Les roquettes du Hezbollah, s’abattant sur le nord d’Israël, causèrent la mort de quarante et un civils et provoquèrent le déplacement de 250 000 personnes. Au-delà de la brutalité de ces chiffres, la guerre de l’été 2006 au Liban appelle à des réflexions sur la guerre asymétrique, sur le droit de la guerre et sur la gestion par les États et les acteurs inter et transnationaux de la crise humanitaire qui s’ensuivit. Tel est l’un des objectifs de ce livre, fruit d’une mobilisation de chercheurs et de spécialistes du Liban et du Moyen-Orient, français et libanais en majorité, qui s’est fait jour durant la guerre elle-même. Nombre d’entre eux étaient sur place et les analyses qu’ils proposent ici s’appuient notamment sur les enquêtes et les observations qu’ils ont pu faire alors, dont on verra qu’elles apportent un ensemble d’informations très largement inédites, du moins en France et dans les pays éloignés du « théâtre des opérations ». Dans le monde entier, cette guerre a certes donné lieu à une large couverture médiatique et à des flots de commentaires, d’appels collectifs et de tribunes individuelles. Mais, face à l’événement, le chercheur recourt souvent, s’il n’est pas sollicité par les médias pour donner ses réactions, à une mise à distance à la fois temporelle et critique répondant à son souci d’objectivité. Cet éloignement de la rumeur du monde peut aussi être une source de frustration extrême, lorsque la parole des experts autoproclamés monopolise le débat et l’oriente faussement par des raccourcis et simplifications qui semblent faire table rase du capital de connaissances accumulé par les chercheurs de terrain. Ce livre répond donc à une double exigence d’urgence et de rigueur, qui soumet la fonction de témoignage et la nécessité de l’engagement aux critères de la production du savoir. Sa visée première, grâce à la diversité de ses angles d’approche, est de contribuer à éclairer le lecteur sur les enjeux multidimensionnels de cette nouvelle guerre du Liban, en convoquant les apports récents de la recherche scientifique sur le Proche-Orient. Il propose une lecture à plusieurs niveaux, en élargissant progressivement la focale au fil des 6

Introduction

quatre parties qui structurent les contributions des auteurs. Après un premier bilan de la « guerre des trente-trois jours », il offre une vision inédite des répercussions du conflit sur la société libanaise. Il s’attache ensuite aux enjeux régionaux, à commencer par les relations avec Israël et, en arrière-plan, ceux de la terre, de l’eau et de la sécurité en les replaçant dans une brève mise en perspective historique. Il replace enfin la guerre dans le cadre de la conflictualité internationale, en s’intéressant aux grands acteurs comme les États-Unis, la France, Israël, l’Iran et la Syrie, ouvrant ainsi une réflexion sur les futurs équilibres du pays et de la région.

Le Liban en première ligne Pendant des décennies, analystes et journalistes ont mis en exergue la situation du Liban sur une ligne de contact entre Orient et Occident, sa géographie de contrastes, le caractère pluriel de sa société, les dynamiques ambivalentes de son développement et de son insertion dans la modernité mondialisée. Sa survie même, dans un environnement hautement conflictuel, le laborieux processus de reconstruction et de réconciliation dans lequel il était entré après quinze ans de guerre civile et régionale (1975-1990), en faisaient sinon un modèle, du moins un contre-exemple face aux pratiques autoritaires des régimes politiques environnants, aux ratés du développement dans le monde arabe et à l’oppression sans fin de la société palestinienne par Israël. Pour le Liban, être « en première ligne » dans un Moyen-Orient en mutation ne signifiait pas seulement avoir traversé un conflit civil meurtrier et dévastateur plus de dix ans avant que les guerres identitaires ne ravagent l’Afrique centrale et les Balkans. Cela signifiait aussi être pionnier dans les initiatives de transformation d’une économie vivrière en économie de services, et rompre avec le modèle dominant de développement de modernisation de l’agriculture et d’industrialisation. Audacieusement, au prix d’un exode rural massif et d’une coûteuse dépendance à l’égard des importations, le Liban s’est spécialisé très tôt dans les entreprises du secteur de la banque et des technologies de communication dans lesquelles excellent nombre de ses citoyens, à Beyrouth ou dans l’émigration. 7

Liban, une guerre de trente-trois jours

Pendant longtemps, cela a également signifié être en avance dans le refus de se laisser entraîner sur la voie militaire et dans la recherche d’une solution de coexistence israélo-arabe, même si le jeu des équilibres régionaux lui interdisait de négocier un accord de paix — et cela jusqu’à ce que l’invasion israélienne de 1982 fasse naître une résistance armée libanaise. Cela signifiait enfin avoir adopté un système politique de partage des pouvoirs entre communautés religieuses, dit « de consensus », afin d’éviter que la dictature d’une majorité démographique ou politique ne s’impose à ses minorités ethniques et confessionnelles. Ce caractère pionnier se lisait à travers le dynamisme et la créativité des médias et dans une vie intellectuelle et artistique florissante. Bien sûr, les déçus du Liban étaient légion, qui continuaient à grossir les rangs d’une diaspora plus nombreuse que la population du pays ellemême (4 millions d’habitants). Les sujets de critique ne manquaient pas : déséquilibre flagrant entre Beyrouth et les régions périphériques du pays, incurie et corruption des appareils d’État pris dans les réseaux tissés par la Syrie durant trente ans de présence militaire, hypocrisie de la relation entre les membres des différentes communautés religieuses « co-présents » au Liban mais pas vraiment concitoyens. Eppur si mueve : le Liban n’a pas seulement résisté à l’hostilité de ses voisins et aux affrontements fratricides de ses familles politiques et religieuses. Ce très petit pays (10 452 km2) de la rive orientale de la Méditerranée a su retrouver une paix relative avec l’accord parlementaire de Taëf (1989), réorganisant le partage communautaire du pouvoir à l’heure même des grands bouleversements mondiaux de la fin de la bipolarité et de la libéralisation des échanges. Ses élites, les fils des grands leaders de l’indépendance, mais aussi d’anciens chefs de guerre reconvertis et de nouveaux entrepreneurs formés à l’étranger et enrichis dans les pays pétroliers arabes, ont participé avec audace au rétablissement d’infrastructures plus modernes et à l’élaboration de projets ambitieux sous l’égide emblématique — et parfois contestée — de Rafic Hariri, patron d’entreprises multimilliardaire et Premier ministre de 1992 à 1998 et de 2000 à 2004. Dans les jeunes générations, se sont multipliés les organisations civiles et les mouvements citoyens aiguillonnés par le mot d’ordre partagé de « plus jamais ça ! ».

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Introduction

Une crise multidimensionnelle Mais, après la reconstruction physique du pays, sa reconstruction politique tardait à prendre forme. Elle a été mise en échec depuis 2004 par la conjonction funeste de facteurs internes et externes, le spectaculaire assassinat de Rafic Hariri en février 2005 marquant le point d’inflexion de la nouvelle crise multidimensionnelle qui secoue le Liban depuis lors. Une crise internationale, puisque les États-Unis, Israël et la France — pour ne nommer que les principaux acteurs — cherchent alors à modifier à partir de l’arène libanaise les équilibres de puissance au Moyen-Orient. Les premiers considèrent le Liban comme le troisième terrain d’application de leur politique de démocratisation autoritaire — un oxymoron qui dit toute la vanité du projet —, après l’Afghanistan et l’Irak. Israël, qui ne sait se résoudre à négocier une paix juste avec ses voisins arabes, poursuit sa stratégie militaire à l’encontre d’une sphère d’hostilité de plus en plus étendue : au Liban, il s’agissait d’affaiblir un allié de l’Iran (le Hezbollah), puissance qui menace son monopole nucléaire dans la région, mais aussi de mettre en échec un modèle d’État qui lui fait concurrence. Quant à la France, elle a troqué depuis le printemps 2004 son soutien jumeau au Liban et à la Syrie — deux pays sur lesquels elle a exercé un mandat de la Société des Nations de 1920 à 1943 — contre la défense active de l’indépendance libanaise et une hostilité affichée au régime de Damas. De la résolution 1559 de septembre 2004 à la résolution 1701 qui met fin à la guerre de l’été 2006, le Conseil de sécurité de l’ONU a été le point d’appui principal de ces trois politiques convergentes, qui ont contribué à la crise. Une crise régionale aussi, puisque le retrait unilatéral de l’armée israélienne du sud du Liban en mai 2000 a ouvert le champ à une remise en cause — impossible auparavant — de la domination armée syrienne sur le pays. Ensuite, le retrait officiel et quasi total des militaires et des agents de renseignement syriens du Liban, en avril 2005, a ouvert la voie à l’exercice de la pleine souveraineté de l’État libanais sur son territoire. Dès lors, les conditions mêmes d’une négociation de paix syro-israélienne et libano-israélienne n’étaient plus les mêmes : il n’y avait plus de troc possible entre la souveraineté syrienne sur le Golan (occupé par Israël depuis 1967) et la souveraineté libanaise sur le sud du pays. En revanche, la poursuite d’une résistance islamique 9

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libanaise, au motif de la persistance de l’occupation israélienne du petit territoire des fermes de Chebaa, reconnectait les enjeux libanais au problème palestinien et réinscrivait l’avenir du pays dans celui, plus large, du Proche-Orient. Enfin (et surtout ?), la crise libanaise de 2004-2006, qui culmine avec la guerre de l’été 2006, est une crise domestique. Aux équilibres multipolaires entre élites des différentes communautés, équilibres qui permettaient de maintenir sur la scène politique un climat de négociations (même si celles-ci n’aboutissaient guère), s’est progressivement substituée une division binaire du pays, de plus en plus partagé entre la tentation de la « cité marchande » ultralibérale, protégée de l’Occident, et l’aventure de la « citadelle assiégée », celle du revivalisme islamique adossé aux rêves inaccomplis des nationalistes arabes voisins. D’un côté, la « Coalition du 14 mars » (2005) — regroupant les sunnites du « Courant du futur », les Druzes sous le leadership de Walid Joumblatt, nouveau héraut de l’indépendance à l’égard de la Syrie, et divers groupes chrétiens « souverainistes » — souscrit aux choix libéraux et pro-occidentaux de Rafic Hariri. De l’autre, des partis proches du président Émile Lahoud et plus ou moins prosyriens prônent au contraire une plus forte intervention de l’État et mettent en avant leur hostilité à la politique américaine et israélienne dans la région. Certains sont laïques, comme le Parti syrien national social et le Courant patriotique libre du général Aoun ; d’autres sont nationalistes arabes, comme les nasséristes de Saïda ; et d’autres, confessionnels, comme les sunnites de la Jama‘a islamiyya. Le Hezbollah chiite est le fer de lance de ce revivalisme religieux, et le plus puissant des divers groupes défenseurs de la « citadelle assiégée ». C’est ce clivage, totalement inédit dans l’histoire du Liban, qu’a contribué à durcir la guerre israélienne des « trente-trois jours ».

De la guerre à la discorde Après le cessez-le-feu du 14 août 2006, le renforcement de la FINUL (la Force intérimaire des Nations unies au Liban, créée en 1978) et le retrait presque total de l’armée israélienne du sud du Liban le 1er octobre, le pays hérite non seulement d’un paysage dévasté et à reconstruire, mais aussi d’une nouvelle donne politique. Le 10

Introduction

déploiement de l’armée libanaise au Sud répond aux exigences de la communauté internationale, à une revendication d’Israël et au souhait du gouvernement du Premier ministre Fouad Siniora. Il ne coïncide nullement avec le désarmement du Hezbollah qui est stipulé dans la résolution 1559 de septembre 2004, mais dont la réalisation est renvoyée à un processus de dialogue interlibanais commencé avant le début de la guerre. Proclamant sa « victoire divine », le Hezbollah semble, quant à lui, être sorti politiquement renforcé de cette confrontation en ayant fait la preuve de ses capacités de résistance. Sa popularité et celle de son secrétaire général, Hassan Nasrallah, ont atteint leur zénith parmi les populations arabes, qui ont vécu une bataille et une « victoire » par procuration, à l’issue de ce que la télévision satellitaire Al-Jazira a appelé la « sixième guerre israélo-arabe ». Un sentiment qui contraste avec les positions initialement hostiles de plusieurs dirigeants arabes condamnant l’« aventurisme » du Hezbollah, mais aussi avec les réactions d’une partie de la population libanaise, qui s’est sentie entraînée malgré elle dans ce conflit. Une fois encore, le thème de la « guerre pour les autres » est réapparu, pour signifier que le Liban est la scène privilégiée des règlements de comptes régionaux et internationaux, avec cette fois en arrière-plan l’antagonisme opposant les États-Unis à l’Iran et la Syrie. Il semble en être une victime récurrente, en temps de guerre comme en temps de paix, puisque les clivages de sa classe politique paraissent reproduire en grande partie les lignes de fracture de la politique internationale — sans toutefois que cet apparent alignement soit toujours vérifié. Il en résulte une définition changeante et fluctuante, mais surtout contradictoire, de l’ennemi extérieur, Israël ou Syrie, Iran ou États-Unis, qui s’incarne en un ennemi intérieur souvent assimilé à un agent de l’étranger. Les frontières symboliques de la société libanaise sont aussi poreuses que ses frontières internationales et la définition de leurs tracés et passages constitue un point de litige permanent entre les différents pôles de sa représentation politique. Ces divergences se sont manifestées durant la guerre et ont couvert tout un éventail de positions, allant du soutien total ou critique au Hezbollah et à la Résistance, jusqu’à la condamnation du parti chiite et le secret désir de le voir succomber sous les coups de l’armée israélienne. La guerre de l’été 2006 aura donc accentué les clivages, rigidifié les positions et aggravé une tendance dangereuse à l’anathème politique. 11

Liban, une guerre de trente-trois jours

Cela s’est notamment traduit par un usage immodéré de la référence aux événements de la guerre civile dans les discours des différents dirigeants politiques. Ces rappels malsains fragmentent encore plus une société libanaise divisée entre de multiples mémoires partisanes. Le fort mouvement de solidarité qui s’est fait jour durant la guerre pour accueillir les déplacés, en majorité chiites, notamment dans les zones à majorité chrétienne, sunnite et druze, semble avoir laissé place, après le cessez-le-feu, à l’avivement des fractures communautaires. Dans les semaines qui suivirent, Beyrouth a ainsi connu plusieurs séries d’affrontements entre bandes de jeunes, ceux récurrents opposant des chiites de Chiyah et de la banlieue sud aux chrétiens du quartier rival d’Ayn el-Remmaneh, et d’autres mettant aux prises chiites et sunnites dans les secteurs ouest de la capitale. La résurgence périodique des lignes de démarcation à teneur confessionnelle que signalent ces incidents et le déploiement subséquent des forces de sécurité aux points stratégiques de la ville ne doivent cependant pas faire oublier que le jeu des alliances politiques n’est pas réductible aux appartenances communautaires. C’est ce que rappelle notamment le document d’entente du « Courant patriotique libre » du général Michel Aoun avec le Hezbollah, même si sa signature, le 5 février 2006, en un lieu emblématique de l’ancienne ligne de démarcation, l’église Mar Mikhaïl entre les quartiers de Chiyah et Ayn el-Remmaneh, confirme que le souvenir de la guerre civile et de ses déchirures confessionnelles alimente fortement le répertoire symbolique du langage politique. La pratique ne cesse, dans le même temps, de bousculer l’inertie des représentations. Fin 2006, il était ainsi difficile de parler d’un « camp chrétien », tant les divergences y étaient fortes. Le président maronite, Émile Lahoud, souffrait toujours d’un ostracisme international et du rejet d’une grande partie de la communauté chrétienne, alors que le général Michel Aoun, candidat à la présidence, se retrouvait dans la même tranchée que Soleiman Frangié, un dirigeant chrétien du Liban Nord et le chef du parti des Marada, pour contrer, avec les autres partis prosyriens, les forces du « 14 mars » qui réclamaient sa démission. Loin des simplismes médiatiques et des amalgames idéologiques, c’est à l’intelligence de cette réalité complexe que cet ouvrage entend 12

Introduction

contribuer. Tous les auteursa se sont pliés bien volontiers et dans un court délai à l’exercice de synthèse qui leur a été proposé. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés, ainsi que Florence Troin, pour l’établissement des cartes, et Gisèle Seimandi, pour son généreux travail d’édition.

a.

Voir leur présentation, p. 251.

I La « guerre de trente-trois jours » : un terrible bilan

1 Le bilan des destructions

ÉRIC VERDEIL

L

a guerre de juillet-août 2006 a tué, au Liban, près de 1 200 personnes, en a blessé plus de 4 000, déplacé près d’un million. Elle a causé des dégâts directs très importants aux infrastructures et aux habitations. Le bilan de trente-trois jours de combats est extrêmement lourd et révélateur de la violence du conflit. Les dégâts sont d’autant plus mal ressentis que le pays sortait de quinze années de reconstruction au lendemain d’une terrible guerre civile (1975-1990), alors même que, dans certains domaines, l’effort de réhabilitation n’avait pas encore été mené à terme. Cette guerre représente pour le Liban un brutal retour en arrière et remet en cause le redressement économique et la modernisation en termes d’équipements et d’infrastructures que les politiques d’après-guerre (dont il ne faut pas idéaliser le bilan) avaient rendus possibles. Du point de vue des victimes civiles et des dommages aux habitations, le tribut payé par la communauté chiite, où le Hezbollah est puissamment implanté et soutenu (voir infra, chapitre 9), est particulièrement élevé. Même si les atteintes aux infrastructures touchent toute la population et l’économie libanaises, le poids inégal de ces pertes humaines et matérielles alimente un sentiment d’abandon et d’isolement, qui rend nécessaire une intervention adéquate de l’État. 17

Liban, une guerre de trente-trois jours

Prendre toute la mesure des destructions matérielles suppose au préalable de revenir brièvement sur le bilan de la guerre civile et les principaux chantiers de la reconstruction. Ce texte utilise diverses sources gouvernementales et médiatiques accessibles par Internet à la fin août 2006 1, sachant que des études plus poussées des dommages seront susceptibles de nuancer ces données, dont le caractère provisoire doit être souligné.

Le Liban d’avant la guerre de 2006 : un pays en reconstruction Sans revenir sur le bilan humain d’une guerre civile de quinze ans (plus de 150 000 morts, deux millions de déplacés dont un million le restait après la fin des combats), le bilan des dommages directs qu’elle a provoqués a été très élevé. Il s’expliquait pour partie par les opérations militaires liées aux interventions armées étrangères (israélienne et syrienne) et aux combats entre miliciens. L’aviation et les bombardements aériens n’avaient pas été utilisés, sauf lors de l’invasion israélienne en 1982. Les destructions résultaient principalement d’une guerre de positions le long de lignes de démarcation et de combats recourant à l’artillerie où les armes engagées avaient une puissance de feu relativement limitée. Au total, 25 000 bâtiments furent affectés, dont 10 000 détruits ou gravement touchés. 210 000 logements ont été touchés, dont 65 000 logements avec des dommages sévères, et 24 000 détruits 2. La région la plus affectée fut le Mont-Liban, notamment les banlieues sud et est de Beyrouth, ainsi que le sud du Mont-Liban (caza de Baabda, Aley et Chouf). Beyrouth était également très touchée. Le Nord le fut moins, le Sud et la Bekaa se situant en position intermédiaire. Malgré les combats incessants et les interventions israéliennes successives, qui

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2

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Les principaux sites consultés sont : et (titres de presse francophone et anglophone) ; (banque libanaise) ; (site d’information humanitaire) ; (Haut Commissariat de secours) ; (ONG libanaise proposant divers éléments d’appréciation des dégâts) ; (Center for Satellite Based Crisis Information). Source : OGER International, Damage Assessment, CDR, 1994.

Le bilan des destructions

entraînèrent plusieurs exodes, le niveau moyen des destructions dans ces régions pendant la guerre civile restait limité. Les infrastructures avaient également beaucoup souffert de la guerre. Toutefois, leur dégradation n’était pas seulement liée à des destructions directes, mais aussi à l’obsolescence, à l’absence d’entretien et à la vacance des administrations en charge. En outre, leur capacité n’avait pas été mise à niveau au cours de la guerre pour prendre en compte l’augmentation de la population et sa nouvelle répartition du fait des déplacements. Ainsi, le niveau des services s’est-il considérablement dégradé. Par exemple, l’alimentation en courant électrique était limitée en 1990 à six heures par jour en moyenne, avec des différences très fortes d’une région à l’autre. Dans la durée, la population a eu recours à des palliatifs tels que les générateurs électriques ou des forages de puits. À partir de 1991-1992, le rétablissement progressif de l’autorité de l’État sur l’essentiel du territoire a permis le lancement des opérations de reconstruction. La principale institution a été le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), créé en 1977 pour coordonner les efforts de redressement au terme de la guerre de deux ans et réactivé en 1991. Dès la fin de la guerre civile, le CDR a été dirigé par des proches de Rafic Hariri et, après sa nomination au poste de Premier ministre en 1992, il a été le principal instrument de sa politique de reconstruction. Le coût de celle-ci s’est élevé à environ 5 milliards de dollars de 1992 à 2005, financés à hauteur de 58 % par des dons et prêts bonifiés. L’objectif de Rafic Hariri consistait à favoriser la relance de l’économie libanaise, en particulier les secteurs du commerce, du tourisme, de la finance, considérés comme la clé du rattrapage du niveau d’avantguerre. Dans l’ensemble, les investissements ont privilégié la réhabilitation et le développement de l’infrastructure. Le premier poste a été celui de l’électricité, mais seule la capitale, malgré les progrès réalisés, bénéficiait à la veille du nouveau conflit d’une alimentation permanente. Les transports routiers ont représenté le deuxième poste de dépenses. La capitale et la région côtière ont été dotées d’un réseau autoroutier presque achevé. Des fragments d’autoroutes à travers la montagne vers Damas ont également été construits. Le reste du réseau a été modernisé. Les investissements se sont aussi concentrés sur les communications et télécommunications, en particulier le port, 19

Liban, une guerre de trente-trois jours

l’aéroport et le téléphone (réhabilitation du fixe et lancement du mobile). Plus récemment, l’eau potable, l’assainissement et les déchets ont bénéficié d’investissements importants, en partie sous la pression des bailleurs de fonds européens. Aux yeux de plusieurs observateurs, cette politique ne s’est pas suffisamment préoccupée des secteurs productifs comme l’industrie ou l’agriculture 3. La concentration de ces investissements à Beyrouth et dans la mohafaza (département) du Mont-Liban a aussi été décriée par les représentants politiques des périphéries du pays, plus pauvres et moins bien dotées (voir tableau 1). Ramenés aux effectifs de population, les déséquilibres ne sont cependant pas flagrants. On peut d’ailleurs arguer que la concentration dans la région centrale s’explique par un niveau de destructions plus élevé et par la localisation d’équipements uniques desservant tout le pays, dont l’aéroport constitue le meilleur exemple. TABLEAU 1. — Répartition régionale des investissements liés à la reconstruction suite à la guerre civile libanaise

Total des investissements prévus (en millions de dollars) Beyrouth Mont-Liban Liban-Nord Bekaa Sud et Nabatiyé Total

781,7 1 939,9 1 036,2 542,1 802,1 5 102,0

Investissements Répartition de achevés la population et en cours (2005, (2004) % du total national) 15 % 38 % 20 % 11 % 16 % 100 %

10 % 40 % 20 % 13 % 17 % 100 %

Source : CDR, 2005 ; ACS (Agence centrale de la statistique), 2004.

La Caisse des déplacés devait mettre en œuvre une politique de retour et d’aides à la reconstruction des villages et localités détruits

3

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Voir par exemple les contributions de Kamal HAMDAN et Charbel NAHAS dans le dossier « Liban : dix ans après la guerre civile », Maghreb Machrek Monde arabe, nº 169, 2000 ; ou encore les positions de Georges CORM, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2005.

Le bilan des destructions

dans tout le pays, sauf le Sud. Environ 2,5 milliards de dollars ont été dépensés de 1993 à 1997, et encore près de 500 millions depuis. Cette politique a permis la reconstruction et la réhabilitation de localités de la montagne touchées par les combats, comme Aley ou Damour. La Caisse des déplacés a également réalisé plusieurs opérations d’envergure, dont la principale a été la construction d’environ 900 logements dans un périmètre atteint par les combats à Tripoli. Toutefois, le bilan de cette politique est mitigé. Plusieurs régions mixtes du Chouf ou d’Aley n’ont guère bénéficié de son aide, en raison de blocages politiques et d’une réconciliation localement impossible. En outre, l’attribution des indemnités a été entachée d’abus, en fonction d’une gestion clientéliste ou de négociations politiques au plus haut niveau, comme lors de l’évacuation des squatters du centre-ville de Beyrouth. Au Mont-Liban sud, guère plus de 20 % des familles sont rentrées définitivement dans leur localité d’origine 4. Les villes ayant subi d’importantes destructions ont fait l’objet de divers projets de reconstruction, inégalement aboutis. Le symbole de la reconstruction du pays est sans conteste le centre-ville de Beyrouth, ancien lieu de brassage des communautés du pays. Cette opération portant sur plus de 180 hectares a été confiée, non sans polémiques, à une société privée dotée de prérogatives très étendues, Solidere, dont l’actionnaire principal n’était autre que Rafic Hariri lui-même. Suite à un vote du Parlement, elle est devenue propriétaire de l’ensemble des terrains, dont les ayants droit ont été dédommagés par des actions plutôt qu’en numéraire. Ainsi partiellement libérée de l’obligation coûteuse de se financer auprès du secteur bancaire, Solidere a mis en œuvre des aménagements ambitieux, dont un réseau routier modernisé, un remblai sur la mer de plus de 65 hectares et des espaces publics de qualité. Elle a réhabilité les élégants quartiers historiques de la place de l’Étoile et de Foch Allenby, devenus en quelques années des destinations animées, prisées des touristes comme des Libanais. Depuis 2001, une grande partie des terrains situés dans l’ancien centreville a été vendue et de nombreux projets hôteliers, résidentiels de luxe et de commerces haut de gamme ont vu le jour. Le secteur des bureaux paraît cependant moins dynamique. 4

Source : INSTITUT LIBANAIS POUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL, Le Mouvement de retour des déplacés à leur localité d’origine. Faits et limites, , 28 août 2006.

21

Liban, une guerre de trente-trois jours

Depuis 2002, on notait une réorientation des chantiers d’aménagement vers la mise en valeur du patrimoine ancien des villes secondaires de Tripoli, Baalbek, Jbeil (Byblos), Saïda et Tyr et vers une meilleure prise en compte de l’environnement. Ces projets ont bénéficié de l’aide de la Banque mondiale et d’autres bailleurs internationaux. Ce mouvement signalait un changement de problématique par rapport à la reconstruction proprement dite. Pourtant, plusieurs chantiers sont restés en suspens. Deux d’entre eux, qui concernent principalement la population chiite, doivent être signalés. Elyssar est une opération de restructuration de la banlieue sud-ouest de Beyrouth, un secteur où se concentrent plusieurs quartiers non réglementaires habités par des déplacés et des squatters. L’objectif était de construire 7 500 logements sociaux, d’améliorer l’infrastructure, de reconquérir la façade littorale et d’intégrer cette zone à la ville, sous l’égide de l’État. Hormis la construction d’autoroutes menant à l’aéroport et vers le sud du pays, aucune réalisation n’est intervenue, en raison de la réduction des marges de manœuvre financières de l’État après 1996-1997 et à cause du contentieux politique sur cette question et sur bien d’autres entre les partis chiites, représentants de la population locale — en particulier le Hezbollah —, et Rafic Hariri. Le second projet d’envergure resté en suspens est le plan de reconstruction de la zone occupée au sud du Liban. Destiné à manifester la présence de l’État dans la région en prévision du retrait israélien de ce secteur occupé depuis 1978, il prévoyait le déminage, la réalisation de projets d’irrigation à partir du Litani en attente depuis près de cinquante ans, la réhabilitation et le développement de l’infrastructure (routes, eau, administrations), des aides sociales, etc. Le retrait israélien unilatéral du Sud en mai 2000, le contentieux des fermes de Chebaa et le refus de l’État d’occuper la zone ont réduit à peu de choses les projets de développement initiaux. Durant toute la période, l’action de l’État au sud du Liban s’est limitée aux réalisations du Conseil du Sud, un organisme inféodé au mouvement chiite Amal et agissant de façon ponctuelle et dans une optique clientéliste. Depuis 2004, le Hezbollah y gère plus d’une soixantaine de municipalités et il est un incontournable pourvoyeur de services aux habitants. En synthèse, la politique de reconstruction menée dans l’aprèsguerre comporte des réalisations ambitieuses et a permis une 22

Le bilan des destructions

amélioration notable de l’infrastructure. Elle a été un levier essentiel de la relance économique du pays. Son coût, souvent décrié comme responsable de la dette énorme du pays, doit être relativisé : en 2000, il représentait moins de 11 % des dépenses cumulées de l’État depuis 1993 et cette proportion a décliné depuis. La contribution du secteur privé ne doit pas être négligée, que ce soit à travers les investissements individuels, ceux de la diaspora ou des investisseurs étrangers. Mais cette politique a aussi prêté le flanc aux accusations de clientélisme et de corruption, dans un pays où ces pratiques sont avérées. En outre, le délaissement, plus ou moins réel selon les cas mais fortement ressenti, des régions périphériques et des classes populaires a alimenté les revendications contre une politique jugée inégalitaire et inique. Un fardeau qui va être considérablement alourdi par les conséquences de la guerre de l’été 2006.

Les destructions de 2006 Les nouvelles destructions qu’elle a provoquées résultent principalement des bombardements de l’aviation et de la marine israéliennes. Ils ont entraîné des dommages très lourds, évalués à la mi-août 2006 à quelque 3,6 milliards de dollars de dégâts matériels directs, dont environ 1,2 milliard de dollars pour les infrastructures et les établissements industriels et 2,4 milliards pour les habitations et les commerces 5. Dans le domaine des infrastructures, une large partie des sites détruits correspond à des travaux accomplis durant les années de reconstruction. Concrètement et symboliquement, cela représente un véritable retour en arrière. L’ensemble de la population a pâti de la paralysie économique du pays, mais les dommages aux infrastructures et les destructions des villages et des quartiers d’habitation, ainsi que les déplacements forcés qui en ont résulté, ont surtout affecté la population chiite. Les bombardements ont d’abord ciblé les infrastructures de transport. Les attaques touchant l’aéroport de Beyrouth et les ports ont été 5

Source : CDR, 17 août 2006 (cité par The Lebanon Weekly Monitor, Banque Audi). Trois mois plus tard, cette estimation était toutefois revue à la baisse, un rapport gouvernemental évaluant le montant des dommages à 2,8 milliards de dollars (Osama HABIB, « Report downgrades estimate of direct war losses », The Daily Star, 25 novembre 2006).

23

Liban, une guerre de trente-trois jours

Carte 1.

La destruction des infrastructures de transport pendant la guerre de l’été 2006

rr r r r

r Hermel

Zghorta r

Nombre de dépôts de carburant touchés, par caza :

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5 4

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2 1

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1

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24

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Marjayoun Hasbaya Nabatiehr r

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Saïda

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J

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Destructions : pont r section de route Autres sites touchés ou temporairement hors d’état : aéroport

? J

aérodrome port

Khiam

Ville principale Route principale Autre route

20 km

D’après maps.samidoun.org, cartes elles-mêmes fondées sur des sources gouvernementales (Haut Commissariat de secours, CDR) ; reprises par Éric Verdeil. Cartographie : Fl. Troin, Citeres-Emam, 2006.

Le bilan des destructions

Marjayoun

Hasbaya

Bint Jbeil

25

Liban, une guerre de trente-trois jours

relativement modérées : elles avaient pour objectif principal d’isoler le pays. Quelques jours après la cessation des hostilités, le trafic aérien et maritime était en mesure de reprendre à Beyrouth. Plus sévères ont été les bombardements visant les ponts et les routes, une part essentielle des réalisations récentes (voir carte nº 1) : 77 ponts et 80 autoponts et bretelles d’autoroutes (selon le HCS, Haut Commissariat de secours) ou 107 ponts (selon le CDR), ainsi que 630 km de routes et autoroutes, ont été détruits. La circulation vers le sud du pays et à travers la montagne a été rendue particulièrement difficile par ces bombardements. Plusieurs points de passage vers la Syrie ont aussi été visés. Le bombardement du pont de Mdeirej, sur l’autoroute de Damas, une réalisation coûteuse enjambant une profonde vallée, montre la volonté israélienne de frapper un symbole de la reconstruction sans égard pour son impact financier, alors que des bombardements sur les voies d’accès auraient eu le même effet militaire. Les centrales électriques et des réservoirs de carburants ont également été pris pour cibles : l’alimentation du Sud a été totalement perturbée et le reste du pays a connu le rationnement (voir carte nº 2). Plusieurs réservoirs et canalisations principales d’eau potable ont été touchés ; et, en l’absence d’électricité, l’alimentation en eau dans le Sud a été coupée. Les carences de ces deux services constituent le principal facteur de dégradation de la situation matérielle dans les localités du Sud où les réfugiés sont massivement rentrés. Cinq hôpitaux et 350 écoles ont aussi été touchés, en banlieue Sud et au sud du pays. Enfin, environ 900 établissements industriels et commerciaux de taille moyenne ont été atteints, répartis sur tout le territoire, comme l’usine Liban Lait dans la Bekaa, produisant 70 % du lait du pays. Les dégâts aux immeubles d’habitation (incluant des locaux d’activité et les commerces en rez-de-chaussée) représentent près des deux tiers du montant des dommages estimés. Selon une estimation du gouvernement libanais, fin août, 130 000 logements étaient touchés à divers degrés, dont 16 000 détruits. Environ 300 000 personnes seraient privées de logement. Ces destructions concernent essentiellement des zones peuplées par la population chiite : 30 % des dégâts aux habitations concernent la banlieue sud-est de Beyrouth (voir tableau 2). En particulier le quartier de Haret Hreik, qui abritait l’essentiel des institutions du Hezbollah, a subi les dégâts les plus lourds : 182 immeubles y ont été 26

Le bilan des destructions TABLEAU 2.

— Répartition régionale des dégâts aux habitations et commerces de la « guerre des trente-trois jours »

Région Baada (banlieue sud) Total Liban-Sud Total Bekaa Autres et dégâts non localisés Total

Coût (en millions de dollars)

% du coût total

730 1 175 100 401 2 406

30 % 49 % 4% 17 % 100 %

Source : CDR, 17 août 2006 (cité par The Lebanon Weekly Monitor, Banque Audi).

réduits en poussière et 192 ont été touchés à des degrés variables, ce qui représente 9 000 habitations détruites ou hors d’usage. Les dégâts infligés aux villes et villages du sud du pays sont également énormes et représentent presque la moitié du montant des dégâts estimés : 6 000 logements ont été détruits et 13 000 très endommagés 6. Bint Jbeil semble avoir été presque complètement rasée : 1 200 des 1 500 bâtiments ont été détruits 7. Les autres localités les plus durement touchées sont proches de la frontière. Les combats y ont opposé les troupes israéliennes, soutenues par leur aviation et l’artillerie, et le Hezbollah, notamment équipé d’armes antichars. À Khiam, plus à l’est, 1 200 maisons ont été totalement détruites et 2 300 endommagées sont considérées comme réparables, pour 500 indemnes 8. Tyr a subi de lourdes attaques qui ont détruit ou sévèrement touché 131 bâtiments, dont seize de grande hauteur, ainsi que onze ponts 9. La dernière région concernée est la Bekaa, en particulier l’agglomération de Baalbek : la ville où le Hezbollah a été fondé et où ses institutions caritatives sont très actives a été violemment affectée par des raids aériens. Dans toute la Bekaa,

6 7 8 9

Selon l’AFP (28 août 2006), citant un responsable de l’organisation Jihad al-Bina, l’organisation proche du Hezbollah chargée de la reconstruction. UNITED NATIONS OFFICE FOR THE COORDINATION OF HUMANITARIAN AFFAIRS, Situation Report 35. Lebanon Response, 28 août 2006, p. 1. The Daily Star, 22 août 2006 ; et Damage Assessment Southern Lebanon. UNDP and Local Municipalities, carte téléchargeable sur , 28 août 2006. UNOSAT, Satellite Identification of Damage in Region of Tyre, Lebanon. Post-Crisis Ikonos Satellite Imagery on 14 August 2006, .

27

Liban, une guerre de trente-trois jours

330 logements ont été détruits et 476 fortement endommagés, dont plus de 80 % à Baalbek. Plus de 4 000 personnes sont restées sans logis dans cette ville 10. Alors que le déminage lié aux phases précédentes du conflit était à peine entamé, plusieurs centaines de milliers de bombes à sous-munitions ont été larguées, surtout dans le Sud : 70 % l’auraient été dans les trois derniers jours de la guerre, alors que le principe de l’arrêt des combats était acquis. Elles font peser depuis sur la population un risque durable et avaient déjà fait quatorze morts et quarantesept blessés au 28 août 11. De nombreux observateurs, en particulier les associations internationales de défense de droits de l’homme comme Human Rights Watch ou Amnesty International, ont contesté la version de l’armée israélienne selon laquelle les victimes humaines et les dégâts massifs causés aux infrastructures et aux habitations étaient des « dégâts collatéraux » d’interventions et de frappes visant les infrastructures et les miliciens du Hezbollah, qui auraient utilisé les civils comme boucliers humains (voir infra, chapitre 26). À cela s’ajoute enfin une catastrophe environnementale majeure, à la suite du bombardement, les 13 et 15 juillet, de réservoirs de carburant de la centrale thermique de Jiyeh, à 25 km au sud de Beyrouth. La marée noire causée par le déversement sur le littoral libanais de 10 000 à 15 000 tonnes de fioul a été d’une ampleur équivalente à celle provoquée par le naufrage du pétrolier Erika au large de la Bretagne en 1999. Selon les observations par satellite, la nappe a touché le littoral sur 150 km, de Jiyeh à la frontière nord, dégradant plages et ports et attaquant la vie marine. La pêche libanaise a été sinistrée. Du fait de la poursuite de la guerre, le retard dans les mesures de nettoyage a aggravé l’impact de cette pollution, en raison des dépôts sur les fonds marins. Le littoral syrien, au niveau de Tartous, a été également touché par la dérive de la nappe, comme ceux de Chypre et de Turquie. Plus largement, cette marée noire constitue aussi, selon plusieurs organisations de défense de l’environnement, une menace à long terme pour la diversité faunistique en Méditerranée, touchant des espèces comme le thon rouge ou la tortue verte. 10 11

28

HUMANITARIAN INFORMATION CENTRE FOR LEBANON, Beqaa Damage Assessment, UN and Local Municipalities, , 29 août 2006. UNDP, Mine Action. Information on Mine and UXO Victims, Casualties from August 14, 2006 to August 28, 2006.

Le bilan des destructions

Des conséquences dramatiques Les conséquences des destructions et des dommages de la « guerre des trente-trois jours » sont lourdes et multiformes. Elles ont replongé le pays dans la gestion de l’urgence et dans les chantiers de reconstruction, alors qu’il envisageait de se consacrer à de nouvelles priorités. D’un point de vue financier, le seul coût des destructions d’infrastructures lors de la guerre israélienne de 2006 est l’équivalent d’un cinquième environ des investissements de la reconstruction suite à la guerre civile. Le nombre de logements endommagés (130 000) est à comparer aux 220 000 dans le même état en 1991. Le coût estimé des dégâts aux immeubles d’habitation se rapproche des sommes consacrées à la politique du retour des déplacés (environ 3 milliards de dollars entre 1993 et 2002). L’économie nationale a été durement touchée. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estimait à 10 ou 15 milliards de dollars le manque à gagner en raison de l’arrêt complet de l’activité et de la disparition du tourisme. Le conflit a provoqué une vague de plus de 200 000 départs, dont une partie risquent d’être définitive. Mais si l’ensemble de la population a été touché par le ralentissement économique et la mise hors d’état par l’armée israélienne de certaines infrastructures, il est certain que les habitants du Sud, de la banlieue sud de Beyrouth, et à un degré moindre de la Bekaa, ont subi le plus directement les effets de la guerre. Dans les années à venir, l’État libanais devra gérer la tension entre des objectifs nationaux de remise en fonctionnement des infrastructures et de l’économie et la prise en compte des besoins spécifiques de la communauté chiite. Dans l’immédiat, il faut réhabiliter et reconstruire les secteurs détruits et, à moyen terme, il faudra offrir des signes symboliques d’intégration et des perspectives de développement économique et social pour les régions déshéritées. Leur isolement et leur délaissement par l’État, réels ou imaginés, expliquent en effet en partie la confiance qu’a pu capitaliser le Hezbollah dans cette frange de la population. Dès la fin des hostilités, ce dernier a commencé à offrir des aides et des indemnités aux victimes, alors que la mobilisation de l’État est beaucoup plus lente. L’État libanais joue ici sa légitimité, mais sa marge de manœuvre dans cette nouvelle reconstruction se heurtera très vite aux contraintes financières liées au fardeau de sa dette, qui le placeront tôt ou tard face à des choix douloureux.

2 Pour une économie fragile, un coût exorbitant

LEÏLA VIGNAL

L

e 14 août 2006, date d’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le coût direct des destructions au Liban (infrastructures de transport, réseaux de distribution d’électricité, immobilier résidentiel et commercial, installations militaires) était estimé à plus de 3 milliards de dollars 1. Les presque cinq semaines du conflit représentaient donc une saignée de près d’un septième du PIB du Liban (22 milliards de dollars en 2005), un petit pays de quatre millions d’habitants, grand comme un département français. Plus encore, selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en additionnant coûts directs (destructions) et coûts indirects (activité en berne), le coût total du conflit pour le Liban pourrait s’élever à 15 milliards de dollars. Les conséquences économiques de la campagne israélienne s’annonçaient d’autant plus sévères que, avant même le déclenchement du conflit, l’économie libanaise souffrait de deux maux récurrents : les stigmates de la guerre et de la reconstruction, d’une part, et les effets délétères de l’instabilité politique nationale, d’autre part.

1

30

Weekly Update, Banque Audi, Beyrouth, 14-19 août 2006.

Pour une économie fragile, un coût exorbitant

Stigmates de la guerre et instabilité politique En 1991, au sortir de la guerre civile, le pays est économiquement exsangue. L’investissement privé a atteint son niveau le plus bas, le secteur public s’est effondré, l’inflation est de l’ordre de 120 % par an. Le pays renoue avec la croissance grâce à la reconstruction et son volet immobilier, et à l’activité renaissante du secteur financier. De 1992 à 1997, ces deux secteurs d’activité tirent les taux de croissance du pays aux alentours de 6 % à 7 % par an. La croissance ralentit à partir de 1997 (2 % à 3 % de moyenne entre 1997 et 2005), mais, quinze ans après la fin de la guerre civile, la richesse intérieure aura été quintuplée : en 2005, le PIB par habitant avoisine ainsi les 5 000 dollars 2 ; en parité de pouvoir d’achat, le PNB par habitant atteint 5 480 dollars 3. Au cours de la même période, l’inflation est maîtrisée : en 2005, elle se maintenait aux alentours de 1 %. Cependant, cette économie de l’après-guerre est fragile et, avec le ralentissement du rythme de l’activité de la reconstruction à partir de la fin des années 1990, l’importance des déséquilibres macro-économiques se fait jour. D’une part, le rythme de la croissance est en grande partie soutenu par la consommation intérieure, elle-même alimentée par les transferts massifs de la diaspora, estimés à quelque 5,2 milliards de dollars en 2004 4. D’autre part, la reconstruction s’est faite au prix d’un endettement massif de l’État, qui atteint environ 38 milliards de dollars à la fin 2005, soit 170 % du PIB, auxquels il faut ajouter environ 10 milliards de dollars d’arriérés. Par ailleurs, le chômage de masse s’installe, aux alentours de 11,5 % de la population active en 2001, selon des statistiques officielles qui sous-estiment le phénomène. Les conséquences de ce chômage de masse sont d’autant plus lourdes qu’il affecte une population dont le taux d’activité 5, de l’ordre de 35 %, compte parmi les plus faibles des pays du pourtour méditerranéen. Cette tendance suscite l’émigration de travail, temporaire mais, le plus souvent, définitive pour ceux qui le peuvent.

2 3 4 5

Country and Market Update Lebanon, Banque Audi, Beyrouth, 2005. L’État du monde 2005, « Tables statistiques », La Découverte, Paris, 2005. Richard H. ADAMS, 2006, Migrations, Remittances and Development. The Critical Nexus in the MENA, United Nations, UN/POP/EGM/2006/1, 18 avril 2006. Le taux d’activité est le rapport entre le nombre d’actifs (actifs occupés et chômeurs) et la population totale correspondante.

31

Liban, une guerre de trente-trois jours

Le mouvement de fuite des compétences, entamé lors de la guerre civile, se perpétue donc. Il est alimenté par le fait que les jeunes de moins de vingt ans, qui représentent plus de la moitié de la population totale, se trouvent confrontés à un marché du travail officiel bloqué, alors que le niveau général de formation au Liban est l’un des meilleurs du monde arabe, et que l’enseignement supérieur libanais forme une partie significative des élites de la région. La volatilité de la croissance rend compte de la fragilité de l’économie libanaise : elle est en légère récession dans les années 1999-2000, redémarre timidement à partir de 2001, atteint 4,9 % en 2003 et 6 % en 2004, et s’effondre entre 0 % et 1 % en 2005. Pourtant, les prévisions pour 2005 annonçaient une poursuite de l’embellie, avec une croissance de l’ordre de 5 %. L’instabilité politique a eu raison de cet optimisme : après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri en février 2005, suivi du retrait de l’armée syrienne et de la tenue des élections législatives, l’activité s’effondre pour ne reprendre, timidement, qu’à l’automne.

L’économie libanaise avant juillet 2006 : atouts et fragilités En 2006, l’économie libanaise affichait donc des couleurs encore pâles, mais semblait en voie de rémission. En effet, le Liban a tiré avantage des conflits et chocs régionaux du début des années 2000 du point de vue de ses exportations, de la croissance de son secteur bancaire, du développement des investissements étrangers directs et du secteur touristique. Les exportations libanaises sont faibles, que ce soient celles de services ou celles de biens : la base industrielle du pays, composée de PME familiales, est modeste (12 % du PIB en 2004), ainsi que sa base agricole (6 % du PIB en 2004). Avec 90 % des produits consommés importés, le déficit de la balance commerciale du pays atteignait, en 2005, 7,6 milliards de dollars. Cependant, depuis 2002, on note une nette amélioration des recettes des exportations : elles représentaient, en 2004, 1,7 milliard de dollars. Cette croissance est en grande partie imputable au développement d’un nouveau marché en direction de l’Irak depuis 2003, vers lequel sont exportés des matériaux électriques 32

Pour une économie fragile, un coût exorbitant

et de construction : en 2004, l’Irak est le troisième partenaire commercial du Liban, du point de vue des exportations. Le Liban est par ailleurs signataire d’accords internationaux : le processus d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce lancé en 2001, l’accord d’association avec l’Union européenne (signé en 2002). Du point de vue financier, Beyrouth n’est pas redevenue le centre régional qu’elle était avant 1975. Par exemple, la Bourse de Beyrouth ne comptait, fin 2004, que seize sociétés enregistrées et une capitalisation boursière de 3,4 milliards de dollars, ce qui la plaçait loin derrière Le Caire (59,9 milliards de dollars de capitalisation et mille entreprises), les Émirats arabes unis (90,6 milliards de dollars et cinquante-trois) et l’Arabie Saoudite (306,3 milliards de dollars et soixante-treize). Cependant, le redressement du secteur bancaire a permis au Liban de retrouver un rôle important parmi les autres pôles financiers du Moyen-Orient. Avec un indice 7 sur l’échelle de l’indice comparatif de développement du secteur financier du FMI 6, la métropole se situe en deuxième position du classement régional, juste derrière le royaume de Bahreïn (indice 7,7). L’attractivité du secteur bancaire libanais explique qu’une grande partie des flux de capitaux de la péninsule Arabique, rapatriés depuis les places financières occidentales après le 11 septembre 2001, se sont dirigés vers les banques beyrouthines. En l’absence de statistiques officielles, les observateurs estiment que, pour 2003-2004, le montant de ces transferts arabes était de l’ordre de 10 milliards de dollars. Parmi les facteurs attractifs de la place beyrouthine figurent le secret bancaire, l’absence de contrôle sur les mouvements de capitaux, la totale convertibilité de la monnaie, une politique d’ancrage monétaire au dollar, des taux de rémunération élevés de l’ordre de 10 % pour les comptes en livres libanaises et de 4 % pour les comptes en dollars. Ce sont d’ailleurs les transferts de capitaux privés qui permettent de financer les déficits courants libanais. La plupart prennent la forme d’investissements de portefeuille, de dépôts auprès du secteur bancaire libanais et d’investissements directs étrangers, principalement dans l’immobilier. Les investissements étrangers au Liban ont en effet bénéficié de l’orientation à la hausse des cours du pétrole. Celle-ci a relancé l’investissement direct arabe dans la région, en même temps que s’y 6

Country and Market Update Lebanon, Banque Audi, Beyrouth, 2005.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

confirmait le mouvement post-2001 de repli des capitaux. En 2005, 92 % des projets d’investissement direct ayant vu le jour ou annoncés étaient d’origine arabe, en particulier saoudienne et émiratie 7. Ces investissements renforcent le déséquilibre de l’économie libanaise en faveur de l’activité tertiaire, bancaire, commerciale et touristique : les services représentaient 68 % du PIB en 2004. Hors placements bancaires, la majorité des capitaux arabes s’investissent en effet dans l’immobilier résidentiel haut de gamme, dans les projets d’hôtellerie de luxe, dans les projets d’immobilier commercial de type centres commerciaux. En 2005, était par exemple annoncée l’ouverture d’un centre commercial Carrefour pour 2007, la licence Carrefour pour l’ensemble du Moyen-Orient étant propriété du groupe doubaïote Majid al-Futtaim. La construction de résidences de luxe et d’hôtels internationaux connaissait également un plein développement depuis les années 2000 : les licences de ces hôtels appartiennent à des promoteurs originaires de la péninsule Arabique, comme le prince libano-saoudien Walid bin Talal. Cette dynamique de l’investissement immobilier résidentiel, commercial et touristique arabe reflète la croissance de la fréquentation touristique au Liban, qui a pleinement bénéficié de l’effet post2001 : les touristes arabes, dont le pouvoir d’achat est particulièrement élevé, forment plus de la moitié de la clientèle touristique du Liban. Le secteur touristique contribuait donc de façon majeure à la formation de la richesse nationale : il représentait 10 % à 12 % du PIB en 2005 et fournissait 300 000 emplois, dont 100 000 dans la restauration. Cependant, la fréquentation touristique n’avait pas encore retrouvé son niveau d’avant guerre (1,4 million en 1974) : le nombre de visiteurs étrangers était de 1,3 million en 2004. Quinze ans après la fin de la guerre civile, l’économie libanaise présentait donc un visage contrasté. À bien des égards, la reconstruction avait commencé à porter ses fruits, avec un niveau de vie supérieur à celui des pays arabes voisins, le retour de l’investissement étranger et la bonne santé du secteur bancaire. Mais la prospérité était encore loin : le chômage faisait rage et le taux d’endettement du pays

7

34

Bénedicte DE SAINT-LAURENT, Christophe SAINT-MARTIN, Stéphane JAFFRIN, Les Investissements directs étrangers dans la région MEDA en 2005, Notes et Documents ANIMA, nº 20, Agence française pour les investissements internationaux, 2006.

Pour une économie fragile, un coût exorbitant

était l’un des plus forts du monde. Par ailleurs, la surreprésentation du secteur tertiaire dans la formation de la richesse nationale ne se fondait pas, comme avant 1975, sur la domination régionale de Beyrouth : d’autres pôles financiers ont émergé au Moyen-Orient et Dubaï a capté les fonctions de plaque tournante commerciale. Enfin, l’économie libanaise des années 2000 était extrêmement dépendante de la conjoncture internationale et régionale : elle est donc, plus qu’une autre, susceptible de souffrir des conséquences immédiates et à moyen et long termes du conflit de l’été 2006. En effet, les capitaux sur lesquels le Liban fonde sa croissance sont en grande partie exogènes. Sans compter le fait que le développement économique du pays est alimenté par un nombre restreint de secteurs économiques — le secteur bancaire et financier, le tourisme, le commerce —, qui ont besoin, pour s’épanouir, d’un climat de confiance et d’infrastructures performantes. Autant de facteurs que les bombes israéliennes ont réduits en poussière au cours des mois de juillet et août 2006.

3 La banlieue du Hezbollah : un territoire détruit, une lutte renouvelée

MONA HARB

« Regardons, il y avait ici sûrement des détails, des temps et des choses. » Abbas BAYDOUN, « Poème possible pour la Dahiye », Al-Safir, 22 juillet 2006

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urant la guerre israélienne contre le Hezbollah, le nom de Dahiye a fait la une des médias. Jamais la notoriété de cette banlieue sud de Beyrouth n’aura atteint de telles proportions. Pendant plusieurs jours, les avions de guerre israéliens ont pilonné le quartier de Haret Hreik, dit « carré sécuritaire » du Hezbollah (al-murraba’ al-amnî). La presse écrite et audiovisuelle a présenté Haret Hreik comme une forteresse militaire, un lieu dont la destruction aurait été justifiée par le fait qu’il abritait des « terroristes » menaçant la sécurité d’Israël. Plus de 200 immeubles résidentiels, abritant des établissements commerciaux ou de petites industries, ont été mis à terre. Près de 10 000 logements et commerces sont à reconstruire et 25 000 personnes, selon une des plus basses estimations, doivent être relogées. Renommée « capitale de la résistance » par son maire, Haret Hreik a attiré après la guerre des foules de curieux, de journalistes, de

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La banlieue du Hezbollah : un territoire détruit, une lutte renouvelée

photographes, de personnalités politiques locales et internationales, venus « voir » une destruction digne d’un paysage de guerre mondiale.

Le quartier de Haret Hreik L’histoire de Haret Hreik et, par extension, de la Dahiye de Beyrouth révèle l’étroite imbrication entre l’émergence du Hezbollah, la constitution d’un espace urbain en un territoire politique et l’affermissement d’une société contestataire. La destruction de ce territoire implique donc moins l’élimination du projet social et politique du Hezbollah — elle pourrait même le renforcer — que celle de l’histoire d’une partie de la ville. Haret Hreik n’était pas un siège militaire dans lequel auraient été enfouis les guérilleros hezbollahis. C’était, avant tout, un quartier résidentiel et commercial, situé sur l’un des axes principaux reliant les municipalités de Ghobeyri et de Bourj Brajneh, autour duquel la banlieue sud de Beyrouth s’est urbanisée à partir des années 1960. Ce quartier a été conçu à partir de la réflexion de l’urbaniste français Michel Écochard, qui voulait dédensifier la capitale libanaise vers les banlieues proches, en équipant celles-ci en espaces verts et infrastructures qui attireraient les classes moyennes de Beyrouth. On voit toujours à Haret Hreik, le long du boulevard de l’aéroport qui longe sa limite occidentale, des exemples de ces villas luxueuses et des ambassades au milieu des bois de pins. Haret Hreik est l’un des deux quartiers de la banlieue sud, avec Mrayjeh, qui est géré par une municipalité maronite. En effet, une population chrétienne habitait ces lieux avant la guerre de 1975-1990 qui l’a déplacée, souvent par la force 1. L’église de Haret Hreik a été restaurée au début des années 1990, et des messes s’y tiennent chaque dimanche, attirant quelques familles nostalgiques des prés de marguerites jaunes et des mandariniers qui caractérisaient le quartier lorsqu’elles y habitaient. Avant la destruction de son « carré sécuritaire », Haret Hreik était un quartier dense de la banlieue sud de Beyrouth. Près de 100 000 familles à revenu moyen y vivaient dans des immeubles 1

Un maronite célèbre originaire de Haret Hreik est le général Michel Aoun, leader du Courant patriotique libre.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

résidentiels de huit étages et plus. Le quartier était plutôt bien ordonné, puisqu’il suivait une réglementation urbaine régulière, contrairement aux autres quartiers de la banlieue sud, plus anciens et dont le tissu urbain irrégulier et serré s’est développé selon des normes moins uniformes. La partie de Haret Hreik aujourd’hui rasée formait un centre dynamique qui desservait la Dahiye en commerces, services et petites entreprises. Elle abritait aussi les bureaux et les associations du Hezbollah : le siège central, le centre de relations publiques, l’unité d’information, ainsi que le centre de recherches, la télévision, la radio, l’association du martyr, l’association des blessés, l’association du microcrédit, l’association de l’aide aux pauvres, l’association des jeunes, etc. Les associations faisaient partie intégrante du quartier et ne se démarquaient pas du cadre bâti. Leurs employés habitaient souvent dans le voisinage et participaient à la vie quotidienne du quartier. La destruction du centre de Haret Hreik a donc affecté la structure socio-économique et l’armature urbaine de toute la Dahiye, posant de sérieux problèmes par rapport aux choix politiques de la reconstruction.

La banlieue sud : territoire politique La majorité des habitants de Haret Hreik n’en sont pas originaires. Certains s’y sont rendus dans les années 1950-1960, quittant leurs villages du Liban-Sud et de la Bekaa à la recherche d’un meilleur niveau de vie, pas loin de la capitale qui s’urbanisait et s’équipait, procurant diverses possibilités d’emploi. D’autres s’y sont installés dans les années 1980, suite aux déplacements forcés de population causés par la guerre civile, attirés par une promotion foncière qui proposait des appartements bon marché au sein d’une communauté à laquelle ils s’identifiaient. Progressivement, la proportion des nouveaux venus a dépassé celle des anciens habitants et a transformé l’organisation urbaine, sociale et économique de Haret Hreik. Cette transformation s’est aussi opérée sur le plan politique, avec l’ascension à partir de 1982 du Hezbollah, dont l’ancrage territorial dans les quartiers de la banlieue sud s’est progressivement matérialisé, notamment à travers la dissémination d’un ensemble de pratiques sociales et de marquages iconographiques. Le terme dahiye janubiyye 38

La banlieue du Hezbollah : un territoire détruit, une lutte renouvelée

(banlieue sud) émerge progressivement pour constituer cette partie de la ville en ensemble homogène. En 1989, le Hezbollah expulse le mouvement Amal par la force des armes et, à la faveur d’un accord syro-iranien, entérine sa position stratégique aux portes de la capitale. La Dahiye devient le lieu du Hezbollah. La production du territoire politique qu’est la Dahiye ne plaît pas à tous ses habitants. Certains s’estiment aliénés dans un environnement avec lequel ils ne s’identifient pas. La plupart de ceux-ci choisissent de partir pour des quartiers moins marqués idéologiquement, en bordure de la Dahiye. D’autres restent et maintiennent leur mode de vie, sans s’afficher, quitte à se sentir marginalisés. Une partie d’entre eux tentent de contester cette appellation stigmatisante de Dahiye et proposent — en vain — de la remplacer par un nom administratif neutre (le « littoral du Metn sud »). Certains dénoncent l’« État Hezbollah » qui impose sa loi et islamise les lieux, soulignant les dangers de la transformation de la Dahiye en un territoire autonome et exclusif qui fonctionnerait comme un « pays » 2. À partir de 1991, après les changements structurels au sein du Hezbollah qui décide de participer au système politique libanais, le Parti de Dieu s’ouvre progressivement à l’altérité et commence à tolérer une diversité qu’il réprimait auparavant. On le voit notamment dans la gestion des affaires municipales, depuis 1998, où les partenariats avec des organismes internationaux et des associations civiles donnent lieu à des échanges et des interactions dont les effets sur le terrain restent à examiner. C’est le cas notamment de la municipalité de Haret Hreik, qui aménage une bibliothèque municipale financée par l’Agence universitaire de la francophonie (AUF). Aujourd’hui, la bibliothèque attire quotidiennement des centaines d’élèves des quartiers proches. C’est aussi le cas de la municipalité de Ghobeyri, qui s’associe avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’UNESCO, voire la Banque mondiale, pour l’exécution de divers projets sociaux, environnementaux et d’infrastructures. L’ouverture se traduit aussi dans la multiplication des lieux de loisirs (parcs d’attractions, cafés, restaurants, terrains de sport), qui

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On pense ici aux ouvrages de Waddah CHARARA, Dawlat Hezbollah (L’État Hezbollah), Dar an-Nahar, Beyrouth, 1997, et de Fadi TOUFIQ, Bilad Allah al-Dayyiqa (Les Pays étroits de Dieu), Dar al-Jadid, Beyrouth, 2005.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

attirent une classe moyenne diversifiée. Des limites demeurent certes (notamment l’interdiction de vendre de l’alcool dans les commerces de la banlieue sud et la censure exercée contre les publicités montrant des femmes dénudées), mais on ne peut parler aujourd’hui d’« une » Dahiye homogène, et les thématiques de contrôle social et de domination qui s’attachent à sa description méritent d’être nuancées. On ne s’étonne pas, vu cette complexité, des multiples représentations que suscitent la Dahiye et ses quartiers. Pour certains, ceux pour qui la Dahiye est une zone vaguement située au sud de la capitale, la banlieue est assimilée au ghetto chiite géré par le Hezbollah, donc stigmatisée et rejetée, pour ses prétendues illégalités et sa misère. On ne va pas à la Dahiye, on la craint, on la déteste, on la conteste, on en a honte. Du coup, on l’évite, et cet évitement est facilité par l’emprunt des nouvelles autoroutes construites par le gouvernement du Premier ministre Rafic Hariri, qui contournent à merveille la Dahiye. Ce sont surtout ces registres de classification simplistes qui plaisent aux médias occidentaux : pendant la guerre, Haret Hreik est souvent décrite comme un « bidonville » abritant des « pauvres » 3. Pour d’autres, ceux qui connaissent la Dahiye, qui y habitent, qui y travaillent ou qui la visitent, Haret Hreik est perçu comme un quartier ordinaire de la banlieue sud, voisinant Ghobeyri, Roueiss et Bourj Brajneh. Pour ceux-là, et pour moi, la banlieue sud n’est pas simplement celle du Hezbollah, elle est un lieu où s’exercent diverses subjectivités, plus ou moins proches du Parti de Dieu, plus ou moins contestataires, plus ou moins visibles et provocatrices. C’est ainsi qu’on y retrouve un groupe d’intellectuels qui ont établi, non loin du « carré sécuritaire », un hangar accueillant des manifestations culturelles contestataires du projet social et politique du Parti de Dieu. C’est aussi le lieu de plusieurs pratiques, moins manifestes et formelles que celles qu’abrite le hangar, qui expriment des individualités propres, négociant à leur façon leur position dans les sphères publique et privée : telle jeune femme, voilée certes, mais faisant le choix de porter une robe de couleur, avec écharpe assortie, un vêtement bien plus gai que celui qui couvre ses consœurs ; ou bien tel jeune, volontaire dans 3

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À titre d’exemple, le journaliste britannique Robert Fisk, qui connaît pourtant bien Beyrouth, mentionne les « slums » de Haret Hreik et Ghobeyri, qui abritent des « milliers de pauvres » ; voir son émouvante élégie pour Beyrouth « Paradise Lost », The Independent, 19 août 2006 ().

La banlieue du Hezbollah : un territoire détruit, une lutte renouvelée

une des associations du Hezbollah, qui se permet de me serrer la main devant ses collègues qui, eux, la portent à leur cœur en guise de salutation.

Les espaces de la « sphère islamique » Les particularités spatiale et socioculturelle de la Dahiye sont rarement saisies et n’ont guère suscité l’intérêt des anthropologues et des ethnologues 4 . Pour la plupart des médias et des chercheurs, la banlieue sud est simplement le lieu où l’on peut rencontrer des membres du Hezbollah. Les questions portant sur les logiques de production de ses espaces ou sur les pratiques sociales s’y exerçant ne paraissent pas les préoccuper. Ainsi, le Hezbollah intéresse surtout pour sa capacité de mobilisation sociale et politique d’une grande majorité de chiites, qui se traduit par des succès électoraux notoires, autant que pour son rôle croissant sur la scène nationale libanaise et les scènes régionale et internationale. Certains chercheurs le perçoivent comme un agent iranien étranger en milieu chiite libanais qu’il manipule idéologiquement, et le dénoncent comme un instrument des intérêts syro-iraniens. D’autres, dans le prolongement des thèses américaines, pensent que la nature même du Hezbollah, étant donné qu’il polarise les identités communautaires, menace les bases du projet d’un Liban laïque. D’autres encore analysent sa « libanisation » et insistent sur sa capacité à combiner ses liens iraniens à une intégration à la « formule » libanaise, tout en conservant une intégrité politique assez remarquable dans le climat ambiant de corruption. En tant que chercheure, je rejoins ce dernier groupe et j’ajoute à l’analyse une approche microsociologique qui me fait examiner le Hezbollah à travers son inscription sociale et spatiale dans les territoires où il opère. Le Hezbollah est un parti politique libanais, à la tête d’un réseau d’organisations — formelles et informelles — qui gèrent une multitude de services sociaux, économiques, urbains, culturels et religieux au sein de la Dahiye, dans le Liban-Sud et la

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Notons toutefois la très belle étude anthropologique de Lara Deeb, qui examine les pratiques sociales et religieuses dans : Lara DEEB, Dahiye : an Enchanted Modern. Gender and Public Piety in Shi’i Lebanon, Princeton University Press, Princeton, 2006.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Bekaa, des régions à majorité chiite. Le Hezbollah est surtout un produit du système politique multiconfessionnel libanais, qui permet et encourage la mise en place de systèmes d’organisation communautaire, lesquels, soit se greffent sur l’État et parasitent ses ressources, soit mettent en place des systèmes de gestion alternative. Le Hezbollah est sans doute la success story de cette seconde catégorie. En parallèle à son développement national et international que je laisse ici de côté, le Hezbollah développe, à travers son réseau d’organisations et à une échelle micro, une rhétorique de la résistance qui se traduit par des stratégies spatiales, sociales et culturelles. La « mission » de la résistance, la « culture » de la résistance ou la « société » de la résistance sont des concepts qui circulent entre chiites pieux (les multazimun) à travers diverses pratiques de la vie quotidienne, obéissant à des codes et des valeurs se rapportant au corps, au vêtement, à l’hygiène, aux rapports sociaux et professionnels, à l’éducation des enfants, au rôle de la femme, à la sexualité, au langage, à la musique, à l’art, à la cuisine et aux lieux publics et privés. Ces valeurs prennent sens en référence à l’histoire du chiisme, riche en exemples de lutte contre l’oppression et l’injustice, de courage, de bravoure, d’honneur et de dignité. Ces pratiques et les valeurs qui y sont associées se traduisent dans l’espace qui les affiche et les renforce par une iconographie de signes et d’images, mais aussi par le développement de lieux particuliers (cafés, salles de sport, boutiques, lieux de loisirs…) qui proposent à ceux qui les fréquentent une offre « licite » du point de vue de la religion (shar‘iyye). Ainsi, la résistance prend une forme discursive et matérielle qui se résume par le nom qu’on lui donne : la « sphère islamique » (hâla islâmiyya). Dans ce sens, la Dahiye devient un territoire où l’identité chiite et la mission de la résistance menée par le Hezbollah prennent une forme physique et spatiale. Les habitants de la Dahiye (dont Haret Hreik) deviennent, dans leur grande majorité, partie prenante de la « sphère » islamique, qu’ils soient membres du Hezbollah ou non. La Dahiye est, par excellence, un territoire politique et identitaire, un lieu où le social, le spatial et le politique s’imbriquent et se reproduisent. Au cours des deux dernières décennies, le Hezbollah a ainsi réussi à s’inscrire dans la structure sociale et culturelle des quartiers où il opère, en même temps qu’à construire une assise politique incontournable au 42

La banlieue du Hezbollah : un territoire détruit, une lutte renouvelée

niveau national et aujourd’hui international. Lorsqu’on rase Haret Hreik ou les villages du Liban-Sud, où la présence du Parti de Dieu est centrale, on ne détruit pas simplement des sièges militaires où s’abrite une guérilla ou bien se cachent des armements. On élimine des quartiers où vivaient des gens menant une vie ordinaire qu’ils ont pour la plupart choisie pour des raisons sociales, économiques, culturelles et politiques légitimes, notamment dans le cadre d’un système de gouvernement pluriconfessionnel au sein duquel l’allégeance va au groupe communautaire et non pas à un État qui reste à concevoir. On fait disparaître des pratiques, on gomme un quotidien et on efface une histoire — peut-être courte et peu significative pour nombre de ceux qui s’intéressent aux patrimoines architectural et urbain, mais qui témoignait de la production d’un territoire politique contestataire. En outre, cette destruction n’a pas rempli les objectifs de l’agresseur, puisqu’elle n’a ni touché le réseau des organisations du Hezbollah — qui a continué à fonctionner pendant la guerre dans le cadre de l’aide aux réfugiés et qui s’attelle aujourd’hui au grand chantier de la reconstruction — ni affecté son projet social et politique, celui de la « sphère » islamique. Au contraire, cette destruction a contribué au renforcement de la mission de la résistance, qui a fait ses preuves chez ses adeptes.

4 Le Hezbollah et l’offensive israélienne de l’été 2006 : Baalbek dans la guerre

AURÉLIE DAHER

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amedi 15 juillet, à 5 heures du matin, la ville de Baalbek et les villages avoisinants étaient brutalement tirés de leur sommeil par les bombardements assourdissants de l’aviation militaire israélienne pilonnant généreusement les stations d’essence de la région. Pendant plus de deux heures, à la violence de l’explosion des roquettes israéliennes se superposait celle de l’embrasement des réservoirs d’essence. Baalbek tentera dans la journée de recouvrer ses esprits, mais le répit sera de courte durée. À 17 heures, six raids israéliens frappaient le cœur de la ville et le joli quartier de Ras al-Aïn. Dans un chaos indescriptible, sous le feu nourri de l’aviation israélienne et les hurlements d’une population tétanisée, les commerçants de la ville s’empressaient de fermer et de barricader au plus vite leurs magasins. Le bilan de l’après-midi s’élèvera à trente morts et plusieurs dizaines de blessés 1. La situation évolue dès lors très rapidement. Baalbek, centre attractif de la région nord-est de la Bekaa et extrêmement vivante en été, se métamorphose en ville morte en moins de quarante-huit heures. Au final, 70 % de la population de la ville fuira pour se réfugier dans des villages avoisinants, à Zahlé, ville chrétienne 1

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Al-Safir, 16 juillet 2006.

Le Hezbollah et l’offensive israélienne de l’été 2006 : Baalbek dans la guerre

relativement épargnée par les bombardements israéliens, ou encore en Syrie ou en Jordanie 2.

Une guerre officiellement orientée contre le Hezbollah… Dès le début des hostilités, les bombardements israéliens se font quotidiens, de jour comme de nuit. Les immeubles abritant des centres médicaux du Hezbollah (rue al-Ajami), des centres informatiques (quartier de la famille Lakiss) ou autres bureaux et institutions du Parti sont intégralement démolis, de même que la coopérative al-Houda (quartier de la famille Yaghi). Les maisons des cadres du Hezbollah, très nombreuses dans les quartiers d’al-Assayrah et Cheikh Habib, sur les hauteurs de Baalbek, sont systématiquement prises pour cibles, à plusieurs reprises. Dans la nuit du 16 au 17 juillet, les « Forces de défense israéliennes » (Israeli Defense Forces, IDF) portent un coup non négligeable au Parti, en pilonnant durant plus de deux heures une partie de l’armement que ce dernier avait évacué en urgence du centreville pour épargner les civils, et entreposé dans des champs à l’entrée de la ville. Toutefois, constatant leur incapacité à liquider des membres de la hiérarchie du Hezbollah (aucun mort ne sera recensé parmi les cadres du Parti), les Israéliens tenteront une première opération de débarquement de commandos d’élites à Baalbek, dans la nuit du 1er au 2 août, dans le but d’enlever le cheikh Mohammed Yazbeck, un des principaux clercs du Hezbollah et représentant officiel au Liban du guide de la Révolution islamique, l’imam Khamenei. L’opération, qui prend pour cible l’hôpital Dar al-Hikmeh, hôpital du Hezbollah à Baalbek, où l’armée israélienne pensait trouver le cheikh Yazbeck, se solde par un échec cuisant. Leurs informations se révéleront erronées : non seulement le commando ne trouvera aucune trace du religieux mais, dans son repli, il tuera une vingtaine de civils, dont sept enfants, fera une vingtaine de blessés et kidnappera cinq personnes, qui seront présentées comme « cinq hauts cadres du Hezbollah 3 ». Ce n’est que 2 3

L’Orient-Le Jour, 11 août 2006. L’Orient-Le Jour, 3 août 2006.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

trois semaines plus tard que ces otages seront relâchés, après qu’il aura été prouvé qu’ils n’avaient aucun lien avec le Parti de Dieu 4. L’armée israélienne ne s’avouera pas vaincue pour autant. Dans son entêtement à vouloir emprisonner ne serait-ce qu’un cadre du Hezbollah, elle n’hésite pas à violer ouvertement la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies, pourtant votée quelques jours plus tôt : dans la nuit du 18 au 19 août, elle organise une nouvelle opération commando destinée à enlever le cheikh Yazbeck, dans le village de Bouday, où elle pensait le trouver. Encore une fois, l’opération se solde par un échec, et l’unité israélienne se replie avec un officier tué et deux soldats blessés.

…mais loin d’épargner les civils Tout au long des trente-trois jours de l’offensive, l’aviation israélienne s’est appliquée à isoler les populations de chaque village, de chaque quartier, en démolissant toutes les voies de communication. Très rapidement, rares sont les véhicules personnels qui osent encore s’aventurer sur les axes reliant Baalbek à ses villages ou encore Baalbek à la ville de Zahlé, l’aviation israélienne n’hésitant pas à les prendre pour cibles. Par ailleurs, dès le 18 juillet, la guerre déclarée aux camions dans la Bekaa amène l’aviation israélienne à détruire systématiquement tous les véhicules de transport de carburant et de nourriture. À titre d’exemple, pour la seule journée du 8 août, elle met à feu onze camions-citernes et trois camions de fruits et légumes dans la région de Baalbek-Hermel ; cinq conducteurs périssent dans les flammes et quatre personnes sont grièvement blessées 5. Cette politique a très vite pour effet d’affamer les populations. Le 24 juillet, l’aviation israélienne bombarde Liban Lait, principale laiterie de la Bekaa, et détruit la ferme Nahas, une ferme d’élevage de volailles située sur la nationale reliant Baalbek à Zahlé, dont les restes encore fumants devaient être pillés par des personnes affamées par les conséquences du blocus israélien. Le 4 août, elle tue trente-trois personnes et en blesse douze dans le village d’al-Qaa, près de Hermel, 4 5

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Al-Safir, 22 août 2006 ; L’Orient-Le Jour, 23 août 2006. L’Orient-Le Jour, 9 août 2006.

Le Hezbollah et l’offensive israélienne de l’été 2006 : Baalbek dans la guerre

des journaliers miséreux qui s’entêtaient à récolter des légumes dans les champs bientôt bombardés 6. Le 10 août, l’aviation israélienne lance trois raids successifs, détruisant intégralement des vergers, des récoltes et une ferme d’élevage piscicole dans la Bekaa-Ouest 7. À ces attaques destinées à acculer les populations à la révolte, s’ajoutent des frappes plus directes contre les cibles civiles. Une partie des victimes civiles ont certes péri sous les bombes israéliennes qui s’abattent sur les maisons ou immeubles identifiés comme abritant des membres du Hezbollah, et qui happent dans leur explosion les bâtiments résidentiels adjacents. Mais, parallèlement à ces « dommages collatéraux », la plupart de ces victimes ont trouvé la mort dans des attaques les visant directement. Dans les quartiers d’al-Assayrah, Cheikh Habib et Ras al-Aïn, les maisons et appartements résidentiels de civils n’ayant aucun lien avec le Hezbollah ont été aussi bien pris pour cibles que ceux des cadres du Parti. Plus particulièrement dans les villages avoisinant Baalbek, les attaques israéliennes ont visé quotidiennement les civils de manière délibérée, à Brital, Nabi Chit, Jammaliyeh, Ansar, Chmestar, Khodr, Bouday, Ain-Bourday, Majdaloun, jusqu’à la ville de Hermel et aux villages d’al-Qaa et Ersal. Le 13 août au soir, quelques heures avant de se décider à respecter un cessez-le-feu imposé par la résolution 1701 votée deux jours plus tôt, l’aviation israélienne a bombardé encore une maison à Brital, tuant cinq personnes d’une même famille n’ayant aucun lien avec le Hezbollah. À 7 h 55 le lendemain matin, soit cinq minutes exactement avant l’heure officiellement fixée par le gouvernement israélien pour suspendre les opérations militaires contre le territoire libanais, une dernière roquette s’abattait sur un minibus : cinq personnes étaient immédiatement emportées à la morgue et onze autres à l’hôpital, dans un état grave. Dès la suspension des hostilités, les habitants de Baalbek cherchent à estimer l’ampleur des dégâts, se réappropriant progressivement la ville, dans un mélange amer de soulagement et d’appréhension. Ils constatent alors que le souk central, cœur de la ville, est réduit en grande partie en tonnes de gravats et de poussière. L’armée israélienne 6 7

Al-Safir, 5 août 2006. Al-Safir, 12 août 2006.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

est bien partie, mais après avoir laissé derrière elle une étendue de désolation sur plusieurs kilomètres à la ronde. Les dégâts, rencontrés dès l’abord du quartier chrétien, à l’entrée de Baalbek, se multiplient en nombre et en ampleur au fur et à mesure que l’on progresse vers le centre-ville. Les magasins et les bureaux, abandonnés depuis plus d’un mois, ont littéralement implosé sous le souffle des déflagrations. Partout au marché se succèdent ces magasins dont il ne reste rien, sinon un semblant de devanture, un rideau de fer violemment bombé, des restes de murs pulvérisés et des portes, des châssis de fenêtres, des vitres en milliers d’éclats, parfois même des meubles, s’étalant jusqu’à plusieurs mètres devant le seuil… L’immeuble Raad, rue al-Ajami, où se situaient entre autres un disquaire, un des principaux bijoutiers de la ville et le coiffeur des jeunes gens à la mode, s’est écroulé depuis le haut de ses cinq étages, et n’est plus désormais qu’un immense tas de débris et de poussière de ciment sale. Dans les rues adjacentes, plus d’un mètre de gravats jonchent le sol, dans un chaos indescriptible. Dans le centre commercial Yaghi, sur la rue al-Arayess, perpendiculaire à l’artère principale du centre-ville, il ne reste que deux magasins, parmi la trentaine répartis sur les sept étages de l’immeuble, qui aient encore une fenêtre ou une porte en état. La violence du souffle a été telle que toutes les portes sont passées par les fenêtres arrachées, et ont brutalement atterri plusieurs dizaines de mètres plus bas, défonçant partiellement la rue.

Dans l’attente d’un hiver difficile Au lendemain de la guerre, la catastrophe socio-économique laissée derrière elle par l’armée israélienne est bien palpable. Si le Hezbollah, seul acteur social actif dans une région depuis toujours délaissée par l’État, s’est officiellement engagé à indemniser les commerçants dont les locaux ont été endommagés, il leur demande d’avancer les fonds et de se présenter ensuite à ses bureaux pour se faire rembourser sur factures. Or, bon nombre des commerçants du centre-ville n’ont pas les moyens d’assurer ce premier investissement. Par ailleurs, les acteurs économiques de la région s’attendent unanimement à voir surgir des goulots d’étranglement dévastateurs, 48

Le Hezbollah et l’offensive israélienne de l’été 2006 : Baalbek dans la guerre

du fait du système généralisé du microcrédit accordé par les commerçants à leurs clients. « Avant la guerre, j’avais fait un emprunt auprès de la banque pour payer la marchandise que je venais d’acheter en Turquie pour mon magasin pour la saison d’été, explique un des premiers vendeurs de vêtements de la ville. Je devais rembourser l’intégralité du prêt au 15 août. Mon magasin est dévasté ; j’y ai perdu une première moitié de ma marchandise. L’autre moitié est chez mes clients, qui me l’ont achetée à crédit. Aujourd’hui, la banque me réclame son dû. Où trouverai-je le liquide nécessaire au remboursement de mon prêt, puisque mes clients, dont les magasins ont également été démolis, sont occupés à reconstruire et réparer, et n’ont eux-mêmes aucune liquidité ? Nous sommes coincés dans un cercle vicieux dont nous ne sortirons pas avant des mois. Je ne suis pas sûr d’être en mesure de reprendre un rythme similaire à celui de ce printemps avant un an… » Ce sentiment est alors partagé par l’écrasante majorité de la population de la région de Baalbek, de plus en plus angoissée à l’approche de la rentrée scolaire et de ses frais incontournables ; beaucoup de parents parlent de retirer leurs enfants de l’école. Une autre source d’inquiétude concerne l’entrée dans la saison froide. Au Liban, le mois d’octobre est celui de l’achat massif des traditionnelles « provisions », notamment de mazout, destiné à faire fonctionner les poêles de chauffage durant les jours et surtout les nuits extrêmement rudes de l’hiver de la Bekaa. Le cœur économique de Baalbek dévasté, la population de la région n’a d’autre choix que de se retourner vers le seul acteur social de la région, le Hezbollah. Car, plus de trois semaines après la fin des hostilités, aucune aide gouvernementale, aucune aide étrangère, qu’elle vienne d’ONG européennes mobilisées sur le terrain libanais ou de l’ONU, ne sont arrivées jusqu’à Baalbek — et ce n’est ici une surprise pour personne. Les aides se sont en effet concentrées sur la capitale et le sud du pays, mais « comme d’habitude, ici, nous n’avons que le Hezbollah », constate amèrement un commerçant, pestant par la même occasion contre l’État libanais et l’ONU. Il est vrai que, dès le premier jour de l’arrêt des bombardements israéliens, le Hezbollah s’est attelé à indemniser les familles dont les maisons avaient été détruites. Les équipes des institutions sociales du Parti, plus particulièrement al-Imdad et Jihad al-Bina, ont déjà recensé 49

Liban, une guerre de trente-trois jours

à Baalbek 300 maisons intégralement détruites, 220 partiellement démolies et 4 500 endommagées 8. Le Parti s’est donné un an pour reconstruire ou réparer à ses frais l’ensemble de ces logements, à hauteur de 100 000 dollars par maison à reconstruire. En attendant cette reconstruction promise, les cadres du Hezbollah ont procédé à une distribution immédiate d’aides au logement pour les familles concernées — jusqu’à 10 000 dollars en liquide, versés intégralement aux chefs de famille, dans le but de couvrir les frais de location d’un appartement meublé pendant un an 9 . À titre comparatif, le programme d’indemnisation prévu par le gouvernement projetait de verser un forfait global de 40 000 dollars à chaque famille ayant perdu son logement dans les bombardements 10. En septembre 2006, il était encore trop tôt pour évaluer dans quelle mesure l’offensive israélienne avait atteint son objectif déclaré d’affaiblir militairement le Hezbollah, voire de le désarmer définitivement. Mais il était évident que le Parti pouvait légitimement nourrir l’espoir de conserver son assise populaire intacte, grâce à une action d’indemnisation et de reconstruction efficace. Ironiquement, l’État d’Israël aura rapproché encore un peu les populations de la région de Baalbek de l’organisation dont il voulait absolument les éloigner.

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Ces chiffres n’intègrent pas les magasins, bureaux et locaux également touchés par les bombardements israéliens (Al-Safir, 21 août 2006). Al-Safir, 21 août 2006. L’Orient-Le Jour, 31 août 2006. Le coût de construction d’un appartement dans la banlieue sud, où se sont concentrés les bombardements sur la capitale, est supérieur à 100 000 dollars.

5 Résistances civiles ?

KARAM KARAM

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n avril 1996, au cours de l’opération Raisins de la colère menée par l’armée israélienne au Liban, le bombardement du sud du pays a poussé la population de la région à majorité chiite à se déplacer massivement vers le Nord. On s’attendait alors, dans les milieux médiatiques et politiques au Liban et ailleurs, à ce que cette guerre et l’afflux de ces réfugiés créent des tensions entre les différentes communautés confessionnelles. Bien au contraire, un mouvement inédit de solidarité nationale s’est mis en place, à travers la collaboration d’organisations, d’associations et d’initiatives personnelles, permettant au pays de dépasser cette lourde épreuve en maintenant une certaine cohésion sociale. Les mêmes appréhensions et le même type de questions se sont exprimés durant la guerre qui a éclaté le 12 juillet 2006. La société libanaise, à travers ses multiples structures, a répondu par un même mouvement de solidarité : accueil des déplacés, recherche de relogement, collecte et distribution de nourriture et de médicaments, aide au retour et à la reconstruction, etc. À l’initiative de l’un des collectifs constitués pour prendre en charge les déplacés, Mouwatinoun (Citoyens), Raya Badran affirmait ainsi à la presse : « Le travail que l’on réalise est une sorte de résistance 51

Liban, une guerre de trente-trois jours

civile à Israël 1. » De la même façon, dans un des nombreux blogs apparus au cours du conflit, Ramzi Kysia, militant d’un autre collectif, Lebanon Solidarity, intitulait son témoignage « Résistance civile au Liban 2 ». Ces prises de position accompagnaient la dénonciation d’une guerre menée « contre les civils 3 ». Elles trouvaient écho également dans le communiqué du « sommet spirituel » tenu à Bkerké, siège du patriarcat maronite, le 1er août, où les représentants officiels des différentes communautés religieuses appelaient « à l’unité de toutes les communautés nationales et [encourageaient] les citoyens à aider les déplacés ». Si ces déclarations sont à remettre dans leur contexte, elles introduisent la notion de « résistance civile » dans une société où l’idée même de « civilité », de « civisme » et de « citoyenneté » à l’échelle nationale continue à poser question 4. Il est loin d’être sûr qu’elles traduisent toutes une aspiration à la « civilité », d’autant que les deux dernières décennies se sont caractérisées par de fortes instrumentalisations et institutionnalisations des conflits et des divisions entre les différentes communautés. Ces formes d’actions collectives nationales, non violentes, contribuent à nourrir différents visages et témoignent en effet d’une résistance, parallèlement à celle que mène, de façon armée, le Hezbollah. Pour les interpréter, deux hypothèses peuvent être avancées. D’une part, à côté de logiques communautaires, partisanes et patronales rodées depuis de longues années à l’action caritative plus ou moins intéressée, à côté également d’initiatives étatiques, ces mobilisations attestent de solidarités et d’identités politiques civiles (pour aller vite, ni militaires ni religieuses ni étatiques). Elles se sont forgées particulièrement au sein de structures associatives dans le contexte de la sortie de la guerre de 1975-1990. D’autre part, si l’histoire de cette guerre libanaise n’a pas encore été vraiment écrite, sa mémoire joue comme une incitation sélective négative à une action collective afin de prévenir un nouveau conflit civil. 1 2 3 4

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Cité dans Ibrahim ARAB, « Mouwatinoun confirme que les partis n’ont pas le monopole du volontariat », Al-Nahar al-sahafiyyun al-chabab, 23 août 2006, p. 6. . Voir par exemple : Ahmad BEYDOUN, « C’est une guerre contre les civils », Al-Nahar, 27 août 2006. Nawaf SALAM, La Condition libanaise. Des communautés, du citoyen et de l’État, Dar al-Nahar, Beyrouth, 1998.

Résistances civiles ?

Les recompositions d’un espace civil du politique De prime abord, les actes de « résistance civile » qui se multiplient dès le 13 juillet 2006 semblent relever d’une logique homogène et concertée, tout comme ceux de 1996. Mais des lignes de distinction se dessinent rapidement, qui suggèrent de ne pas les réduire à un seul type d’action collective. Elles illustrent la pluralité des espaces du politique au Liban et montrent qu’on est loin d’une forme hégémonique de mobilisation. Si la communauté politique et les organisations confessionnelles réagissent et mobilisent localement et nationalement, de jeunes associations « civiles » participent aussi aux mouvements de solidarité et y occupent une place singulière. Elles se sont créées dans les dernières années de la guerre libanaise et surtout dans les années 1990. Que leurs causes portent sur la défense des droits de l’homme, de droits politiques, de libertés publiques ou encore sur des revendications écologistes, elles présentent la caractéristique de véhiculer un référent commun fondé sur la citoyenneté et l’intérêt collectif national. Sociologiquement, elles mobilisent en milieu urbain — surtout à Beyrouth — au sein d’une population plutôt jeune, éduquée et ayant un goût (voire des ambitions) pour le politique. Leurs militants actifs et réguliers sont peu nombreux, mais combinent souvent différents types d’action publique et disposent de relais médiatiques diversifiés. On peut parler d’un « mouvement civil 5 », sans en surévaluer la portée, pour deux raisons : d’abord, parce que ces associations ont tissé une toile commune, à travers l’organisation de campagnes collectives. En 1996, lors de l’opération Raisins de la colère, elles ont été la cheville ouvrière du Rassemblement national pour le soutien à la survie du Liban, en particulier à l’initiative de l’Association pour une action civile (APAC) et de l’association Al-Mouwatin (Le citoyen), insistant sur le rôle de la « société civile pour faire preuve d’unité nationale et de résistance face aux agressions israéliennes 6 ». Leurs capacités et volonté d’action en commun se sont consolidées au fil de l’organisation d’une campagne pour la tenue des élections municipales en 1998, l’observation des élections législatives 5 6

Karam KARAM, Le Mouvement civil au Liban. Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Karthala, Paris, 2006. Slogans scandés par les militants du Rassemblement pendant la journée organisée pour la paix le 18 avril 1996 (Karam KARAM, Le Mouvement civil au Liban…, op. cit.).

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Liban, une guerre de trente-trois jours

de 2005, ou encore d’un mouvement pour l’adoption d’une loi sur le statut personnel civil. La toile s’est densifiée avec la circulation des militants (et de leurs idées) au sein de plusieurs de ces associations. Le Zico House, immeuble occupé par plusieurs d’entre elles au centre de Beyrouth, symbolise l’existence de ce mouvement collectif et a joué au cours de l’été 2006 le rôle de quartier général pour une partie des collectifs engagés dans la « résistance civile ». Ensuite, c’est un mouvement « civil », parce qu’il contribue à la formation d’une identité politique qui se démarque des formes miliciennes et religieuses de l’engagement. Fondées sur un contrat d’adhésion libre et volontaire, sans prérequis ni prédétermination (comme peuvent l’être les affiliations primaires, familiales ou confessionnelles, etc.), ces associations confortent le champ des jam‘iyyat madaniyya (associations civiles) par opposition aux jam‘iyyat ahliyya (communautaires). Depuis la fin des années 1980, elles ont développé des relations complexes à la politique, au politique et à l’État, tantôt s’érigeant en contre-pouvoir, tantôt collaborant à la mise en œuvre de politiques publiques dans les domaines qu’elles ont su — ou contribué à — ériger en questions publiques (l’écologisme, la réforme électorale, etc.). En ce sens, le mouvement de « résistance civile » qui se déploie au cours de l’été 2006 puise en partie dans la trajectoire récente de ces organisations et de leurs militants, qui en sont l’un des piliers. Ces derniers disposent de ressources accumulées au cours des expériences de mobilisations précédentes, tant dans le domaine matériel qu’en termes de répertoires d’action. À côté du rôle joué par ces associations en juillet et août 2006, la résistance civile a contribué à la recomposition de cet espace de mobilisation. Elle a permis à de nouvelles associations de naître et, par là, au mouvement civil de s’affirmer : ainsi en était-il de la création des associations Mouwatinoun et Samidoun (Ceux qui résistent – voir chapitre suivant), nées à Beyrouth à l’occasion de l’arrivée des déplacés. Et elle a été le théâtre d’une métamorphose de certaines des associations civiles « en place », qui ont cherché à s’imposer comme des partenaires privilégiés des pouvoirs publics et des organisations internationales. Délaissant leur domaine d’activité propre (l’écologisme, la démocratie des élections, l’aide aux handicapés, la lutte contre la corruption, etc.), elles se sont sur-le-champ 54

Résistances civiles ?

converties en organisations d’aide humanitaire ad hoc, usant de leurs ressources et réseaux, très rapidement mobilisables. Mais l’urgence passée et le débat sur la reconstruction lancé, les stratégies divergent. Certains de ces militants tentent alors de s’inscrire plus durablement dans le secteur de l’humanitaire ou du caritatif. Il peut s’agir de multiplier les secteurs d’intervention, afin d’avoir accès à de nouvelles ressources, au prix éventuel de la désectorisation de leur action et, dans certains cas, de la transformation des structures de plaidoyer en structures de services. Il peut s’agir aussi de saisir l’opportunité d’élargir les lieux de promotion de la citoyenneté et du civisme, l’action caritative ou le développement social étant jusqu’alors la chasse gardée des associations communautaires 7. Enfin, il peut s’agir d’ambitions personnelles de leaders associatifs dans un contexte où certains d’entre eux prétendent à une carrière politique. Parallèlement, d’autres associations retrouvent leur ligne initiale et réinvestissent la défense de leur cause propre, en interpellant les pouvoirs publics, par exemple pour les écologistes au sujet de la catastrophe de la marée noire, ou en coopérant avec les autorités, par exemple en ce qui concerne la constitution de dossiers sur les violations des droits de l’homme par l’armée israélienne pour les associations de droits de l’homme.

La solidarité civile moins coûteuse que le conflit Pour autant, la « résistance civile » de 2006 est loin de se réduire à la mobilisation de ces militants, qui ont trouvé dans l’élan national de solidarité un théâtre privilégié pour défendre une cause civile qu’ils construisaient depuis deux décennies. L’aide aux déplacés a été aussi largement le fait de concurrences de la part d’organisations publiques ou privées, civiles ou confessionnelles, patronales et partisanes. À certains égards, elle a pu être le terrain pacifié de fortes luttes d’influence et de territoire. En ce sens, la solidarité à l’échelle nationale à l’égard de la population majoritairement chiite du Sud, victime des

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Toutefois, des associations telles que le Mouvement social ou le Secours populaire libanais, créés respectivement dans les années 1960 et 1970, ont largement œuvré pour le développement social en dehors des structures communautaires.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

affrontements entre l’armée israélienne et le Hezbollah, pose question quant aux logiques de l’action collective. Le conflit et son coût auraient pu exacerber des divisions politiques frappantes à la veille du 12 juillet. Outre le fait que l’aprèsguerre s’est caractérisé par un renouvellement du confessionnalisme politique, les deux pôles de mobilisation qui se sont opposés en 2005 après l’assassinat de Rafic Hariri ont nourri encore les clivages dans la société libanaise. À plusieurs reprises, de vives tensions et échauffourées ont opposé « chiites » et « sunnites », « sunnites » ou « chiites » et « chrétiens » ; autrement dit, la société semblait particulièrement « désunie » et les oppositions se sont exprimées en termes d’appartenances primaires, ou claniques, au moment des législatives de 2005. Ce sont pourtant ces maillages et ces structures sociopolitiques communautaires qui vont eux aussi participer de façon active à la « résistance civile », ceux-là mêmes qui entravaient à d’autres moments la possibilité de prise en charge de causes civiles comme l’adoption d’un statut personnel civil. Ce paradoxe se comprend en termes d’analyse stratégique de l’engagement. D’abord, chaque groupe entend occuper le terrain. Surtout, la résistance civile est le fruit de fortes incitations sélectives négatives : à côté du travail d’entrepreneurs de cause, le passage à l’action et à la coopération est largement motivé par la mémoire et les stigmates de la guerre libanaise de 1975-1990. Elle fut si violente et destructive, particulièrement dans ses combats inter- et intracommunautaires, que, malgré l’exacerbation des réflexes confessionnels et les limites de la politique de réconciliation, la stratégie de la solidarité paraît moins coûteuse que celle du conflit. L’ardeur des Libanais à maintenir l’entente nationale, mise à l’épreuve à plusieurs reprises depuis 1990, relève d’un apprentissage négatif de la paix civile — elle est fondée sur la peur d’un anéantissement total plus que sur une solide volonté de vivre ensemble, sur un mode citoyen. On en trouve, au cours de l’été 2006, des indices à plusieurs niveaux : à l’échelle des négociations politiques, la récurrence de la référence aux accords de Taëf en 1989 comme base d’entente nationale ; à l’échelle de la mobilisation, l’appel à l’unité nationale émanant de la majorité des représentants de groupes politiques et religieux. Ainsi, le « sommet spirituel » de Bkerké rassemble les représentants officiels de toutes les communautés religieuses pour la première fois 56

Résistances civiles ?

depuis 1996, justement lors de la précédente agression israélienne ; dans son communiqué final, il proclame « son attachement à l’unité nationale, seule garante de la pérennité du Liban », ajoutant : « L’agression israélienne vise à porter atteinte à cette unité et à pousser le Liban et la région arabe tout entière vers la discorde. […] Cette unité reste la base fondamentale de la résistance à l’occupation israélienne. » Il serait donc finalement plus juste d’évoquer « des » résistances civiles durant l’été 2006, certaines motivées par une définition positive du civisme et de la citoyenneté, d’autres fondées sur des incitations sélectives négatives. Néanmoins, ni l’action des communautés et des groupes politiques, ni celle des associations « civiles » ne s’organisent alors de façon autonome. Cela pose la question du rôle de l’État et de ses relations aux différentes formes de mobilisation : l’espace de résistance qui s’organise interpelle le « trop peu d’État », que ce soit en termes de mobilisation armée, de prise en charge des civils ou, ensuite, de reconstruction. Ce qui se joue dans ce mouvement de solidarité questionne la possibilité de référents communs de l’action, malgré le caractère divergent des stratégies déployées. De fait, la notion de citoyenneté nationale et la place du civil dans l’arène politique constituent un ensemble partagé de problèmes non consensuels mais déterminants. Certaines formes de résistance visent à promouvoir une représentation civile de la communauté politique ; d’autres prennent acte, au-delà de représentations communautaires du politique, d’intérêts nationaux partagés. Reste à savoir si se développe là un cadre commun de l’action où le civil aurait une place dominante.

6 Samidoun, trente-trois jours de mobilisation civile à Beyrouth

CANDICE RAYMOND

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ès le deuxième jour de la campagne militaire israélienne au Liban, d’amples mouvements de population se sont amorcés, qui affecteront près du quart des habitants du pays (entre 900 000 et un million de personnes déplacées). Pour faire face à cette situation, de nombreux acteurs se sont mobilisés, qu’il s’agisse des citoyens euxmêmes, d’institutions publiques et privées libanaises, d’ONG internationales ou des agences spécialisées des Nations unies. Au terme de trente-trois jours de conflit, il apparaîtra que l’essentiel des activités de secours auront été menées par les acteurs civils locaux.

Stupeur et tremblements Le lancement de l’offensive israélienne a dans un premier temps provoqué la stupeur. Puis les bombardements tous azimuts ont suscité des réactions de panique, d’autant plus importantes qu’il était encore impossible de déterminer quelles allaient être les cibles privilégiées de l’aviation israélienne. Les premiers mouvements de population se sont effectués sur la base du regroupement familial ou amical, les habitants trouvant refuge chez leurs proches résidant dans des quartiers estimés plus sûrs. Mais l’intensité des bombardements a rapidement accru les 58

Samidoun, trente-trois jours de mobilisation civile à Beyrouth

flux de déplacés, beaucoup d’entre eux convergeant vers des lieux publics du centre de Beyrouth, comme le parc de Sanayeh, ou se réfugiant dans des halls d’immeuble. La préoccupation initiale a donc été de trouver des lieux d’hébergement pour les déplacés. En l’absence de réaction du gouvernement, dans un état de grande confusion, certains acteurs associatifs ont alors décidé de forcer les portes des écoles publiques, suivant parfois l’initiative individuelle de leur directeur, créant une situation de facto et entraînant le gouvernement à finalement déclarer toutes les écoles publiques ouvertes pour l’accueil des déplacés. Si la fourniture de produits alimentaires et non alimentaires ne figurait pas parmi leurs intentions premières, les associations ont pourtant rapidement réagi à l’urgence, s’appuyant sur un ample mouvement de solidarité qui a pris la forme de dons financiers ou en nature et d’un afflux impressionnant de bénévoles 1. Cette solidarité immédiate, effective dans tous les quartiers de Beyrouth où affluaient des déplacés, a été saluée de toutes parts et d’autant plus fortement (voire sur le registre du wishful thinking) que l’arrivée massive de populations chiites vers des quartiers majoritairement chrétiens ou sunnites suscitait de fortes craintes de tensions interconfessionnelles. Beyrouth était encore parcourue de multiples fractures héritées de la guerre de 1975-1990, et le pays connaissait à la veille du conflit une forte polarisation politique liée à l’adoption de la résolution 1559, à l’assassinat de Rafic Hariri, aux manifestations de masse et au retrait syrien qui l’ont suivi (voir infra, chapitre 8). Le mouvement de solidarité nationale, bien réel, a réussi à endiguer de possibles dérapages politico-communautaires, même si des tensions furent perceptibles et si cette solidarité fut, selon les estimations de certains acteurs associatifs et toutes proportions gardées, moins forte que lors de l’attaque israélienne de 1996. Les effets de cette polarisation se sont aussi fait sentir au sein de la société civile dite « organisée ». Par exemple, ils furent perceptibles à Zico House, une sorte de résidence d’artistes accueillant les bureaux de plusieurs associations, où fut monté le centre de secours de Sanayeh et où convergèrent les deux principaux mouvements de mobilisation 1

Nombreux furent aussi les particuliers ouvrant leurs maisons aux déplacés, accueillant parfois plusieurs familles chez eux.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

regroupés au sein du « Gathering of NGOs for Relief in Lebanon », qui comptera jusqu’à soixante-quatorze organisations. Le premier de ces mouvements de mobilisation était une coalition hétéroclite composée d’associations écologistes ou gays et lesbiennes, de collectifs artistiques, de groupes d’extrême gauche et d’étudiants, qui avait programmé pour le jour même du début de l’offensive un sit-in et un festival culturel en solidarité avec les habitants de Gaza. Cette coalition s’est rapidement reconvertie dans l’organisation de secours, bénéficiant d’un afflux de bénévoles (jusqu’à trois cents personnes par jour) et s’est donnée le nom de Samidoun 2. Parallèlement, une vingtaine d’ONG libanaises se sont réunies une première fois à l’extérieur de Zico, convenant d’une prise de position commune, le 15 juillet. Certaines d’entre elles, intervenant sur le terrain, ont formé la Civilian Campaign for Relief (CCR), et celles désirant poursuivre des activités communes de plaidoyer se sont regroupées dans un collectif intitulé « Organisations de la société civile pour la vie » (CSO for Life). Toutes ces ONG ont elles aussi convergé vers Zico, où se dérouleront les réunions suivantes. Ce collectif comptera jusqu’à quarante ONG, avant de se diviser. À Zico House, les réunions furent mouvementées : la teneur des débats, sur lesquels nous reviendrons, témoigne d’une extrême diversité dans la perception du conflit, de ses causes et de ses implications en termes d’action de la société civile. Face à la difficulté à surmonter ces divergences, il faut souligner l’existence d’initiatives spontanées d’organisation de secours qui se firent un point d’honneur à ne prendre aucune position sur le conflit. L’une de celles à avoir connu le plus grand succès résulte de l’engagement d’un petit groupe d’amis : prenant le nom de Mouwatinoun (Citoyens), le groupe initial de bénévoles s’est très vite élargi à une centaine de personnes et il a orienté ses activités de secours vers les déplacés isolés, accueillis dans des familles ou réfugiés dans des squats. 2

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Le terme samidoun renvoie à l’idée de ténacité et de persévérance, associée dans l’imaginaire collectif et dans le vocabulaire politique à la situation des réfugiés palestiniens pendant l’invasion israélienne de 1982. Dans le contexte de l’été 2006, il a désigné « ceux qui résistent », non dans le cadre de la résistance armée (al-muqawama), mais au sein de la société civile, entendue au sens large. Tiré d’une chanson de Marcel Khalifé, le terme samidoun a été employé par le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah dans l’un de ses premiers discours télévisés après le déclenchement de l’offensive israélienne. Il sera ensuite employé dans la plupart des discours politiques, tous partis confondus.

Samidoun, trente-trois jours de mobilisation civile à Beyrouth

Effervescence et problèmes de coordination : Beyrouth fidèle à elle-même… À côté de ces mobilisations collectives, les initiatives furent multiples de la part des acteurs associatifs. Il s’agissait en priorité d’assurer l’évaluation et la couverture des besoins de première nécessité (eau, nourriture, matelas, produits d’hygiène, lait et couches pour bébé, médicaments, etc.), mais aussi d’organiser un suivi médical et des activités psychosociales, en particulier à destination des enfants. Il n’est pas aisé d’évaluer l’importance relative de l’intervention de tous ces acteurs. En effet, les données chiffrées demeurent sujettes à caution, pour plusieurs raisons. Tout d’abord du fait des déplacements incessants des populations concernées : regroupements familiaux, départs des centres d’hébergement pour des logements plus convenables, arrivées liées à l’intensification de la campagne israélienne. Par ailleurs, aucune tentative de centralisation des données statistiques n’a pu véritablement aboutir. La confrontation des données obtenues par diverses sources montre que les recensements effectués par la gendarmerie étaient souvent incomplets, tandis que certaines organisations, pour diverses raisons, étaient réticentes à fournir leurs données à des acteurs institutionnels comme le ministère des Affaires sociales ou à d’autres acteurs associatifs 3. Enfin, on peut relever chez certaines organisations une tendance à grossir les chiffres de manière à s’assurer un meilleur accès à l’aide ou une plus grande visibilité. En gardant à l’esprit toutes ces limites, nous voyons tout de même émerger certains acteurs majeurs dans la prise en charge des déplacés à Beyrouth. Il s’agit, d’une part, des partis politiques, en tant que tels ou à travers les organisations et les fondations qui leur sont affiliées : le Hezbollah, bien entendu, mais aussi le Courant patriotique libre du général Aoun ont été particulièrement actifs, de même que le Courant du futur de Hariri et le mouvement Amal. Et, d’autre part, du « Gathering » des ONG (Samidoun et CCR), de la Croix-Rouge libanaise, de

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La plate-forme Lebanon Support (création d’une base de données et d’un portail Internet), créée par Samidoun, l’ONG libanaise Mada, Handicap International et le ministère des Affaires sociales, sera confrontée à cette difficulté.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Mouwatinoun, suivi du Secours populaire libanais et des associations Amel et Najdeh Shaabiyyeh. Mais les données quantitatives restent largement insuffisantes pour évaluer le travail effectué. Dans un contexte de crise, caractérisé en outre par l’usage des outils de la guerre psychologique, la manière dont les secours sont apportés importe largement autant que les secours eux-mêmes. La personnalisation des rapports entre bénévoles et déplacés, la prise en compte de la spécificité de chaque situation, sont des impératifs que toutes les organisations n’ont pas toujours su ou pu respecter. Celles disposant d’une longue expérience dans l’animation sociale semblent avoir été plus sensibles à cette dimension que les organisations constituées essentiellement de « jeunes », davantage préoccupées par une efficacité logistique ayant pu faire défaut au début et qui ont parfois connu des conflits avec les déplacés. La coordination de l’ensemble de ces efforts a été extrêmement difficile. Si chaque acteur a plus ou moins réussi à s’organiser après une période initiale de quasi-chaos, le bilan apparaît en demi-teinte. Dans un contexte de stress et de fatigue propre à la guerre, les conflits de personnes et/ou de leadership, les divisions internes, les tensions entre désir de participation et volonté de contrôle, ont été nombreux. Pourtant, ils ont pu être en partie surmontés et n’ont finalement pas empêché ces acteurs de coopérer et de travailler en commun, à l’exception de certaines grosses organisations « installées » qui se sont appuyées sur leurs ressources propres. L’entrée en scène, entre la deuxième et la troisième semaine du conflit, des acteurs humanitaires internationaux (agences onusiennes et ONG internationales) a suscité espoirs et craintes : espoirs de ravitaillement alors que le pays était sous blocus, espoirs de plus grandes capacités logistiques et d’une meilleure protection des acteurs humanitaires (avec l’ouverture de « corridors humanitaires ») ; mais aussi craintes d’un effet de « rouleau compresseur » qui écraserait la multitude d’initiatives locales sous le poids de la machinerie onusienne. L’espoir d’une meilleure protection s’est révélé partiellement déçu, mais la crainte d’une éviction des acteurs locaux s’est, elle aussi, révélée infondée : lourdeur et rigidité des mécanismes institutionnels onusiens, délais de réaction bien trop longs, méconnaissance du « terrain », nombreux furent les facteurs expliquant pourquoi les acteurs locaux conserveront une plus grande efficacité dans la réponse 62

Samidoun, trente-trois jours de mobilisation civile à Beyrouth

humanitaire, ce qui leur sera finalement reconnu par la plupart des acteurs internationaux, qui n’hésiteront plus à s’appuyer sur eux. Quant aux ONG internationales, elles ont rapidement perçu la nécessité de jouer la complémentarité, même si leur obsession de l’efficacité logistique s’accommodait parfois difficilement du « bricolage » et de l’amateurisme des associations locales.

L’État aux abonnés absents À côté de cette effervescence, les institutions étatiques libanaises ont semblé particulièrement absentes. Si le Haut Commissariat de secours (HCS), créé en 1996, a été réactivé quelques jours après le début du conflit, le numéro de téléphone d’urgence mis en place est vite devenu l’emblème de l’inefficacité gouvernementale : numéro changé quatre fois en une semaine, faux numéro, numéro de fax… La direction du HCS a, elle aussi, changé à plusieurs reprises, compliquant davantage la collaboration avec les acteurs associatifs. Quant au ministère des Affaires sociales, il lui faudra plus de trois semaines pour savoir quelle aide apporter, appuyant finalement l’initiative Lebanon Support. Au final, l’évaluation par les acteurs associatifs de l’action gouvernementale en faveur des déplacés sera sévère : « carences et négligence » des instances officielles sont publiquement dénoncées par trente-cinq ONG 4 , qui fustigent leur « incapacité à fournir le minimum vital, la logique de distribution tendancieuse de l’aide, le manque de transparence ainsi que l’absence de vision claire et d’un plan d’assistance à long terme ». Si les termes du communiqué de presse restent mesurés, dans les couloirs les critiques sont plus dures : captation par les partis politiques des aides transitant par le HCS, clientélisme, détournements, etc. Au-delà de ces accusations (qu’il ne nous a pas été donné de prouver), c’est à un renversement des rôles que les acteurs associatifs ont assisté : « À un moment donné, les gens nous prenaient pour le gouvernement », dira l’un d’entre eux.

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Conférence de presse et communiqué du 6 août 2006, cosigné par des ONG impliquées dans les secours.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Résistance civile Considérant que la situation humanitaire résultait de facteurs politiques sur lesquels il fallait agir, beaucoup d’organisations de la société civile (OSC) se sont impliquées, parallèlement aux secours, dans des activités de plaidoyer qui nécessitaient de s’entendre sur une compréhension du conflit, sur des mots d’ordre et sur des modes d’action. L’extrême diversité de ces OSC, due à la conjonction de plusieurs facteurs tels que leur identité organisationnelle (ONG portées sur le social, associations de défense des droits de l’homme, associations citoyennes, etc.) ou la sensibilité politique de leurs membres (de l’activiste d’extrême gauche au conseiller ministériel en passant par le militant palestinien), les a naturellement portées à adopter des positions d’emblée fortement divergentes. Lors des premières discussions, les questions centrales étaient : faut-il condamner à la fois Israël et le Hezbollah ? Faut-il dénoncer la responsabilité des États-Unis, des pays arabes, de la Syrie et de l’Iran ? Puis les débats se recentrèrent sur la position à adopter vis-à-vis des États-Unis et le soutien à apporter ou non à la résistance 5. Avec l’intensification de la campagne israélienne, la ligne générale s’est déplacée vers des positions plus radicales, la plupart des acteurs associatifs (près de deux cents OSC selon le communiqué de presse du 7 août) finissant par cosigner un appel intitulé « Lebanon : an open country for civil resistance » et devant donner lieu, à quelques jours de la cessation des hostilités, à l’organisation de convois citoyens vers le Sud 6. Au matin du 14 août, tout le monde retenait son souffle. Quarantehuit heures plus tard, les écoles étaient vides, les déplacés étaient presque tous rentrés chez eux. S’ouvrait alors une nouvelle phase pour la société civile : organiser des secours dans les zones sinistrées et s’engager dans le processus de reconstruction. Le bilan de la mobilisation en faveur des déplacés suggère deux remarques. Tout d’abord, le rôle de premier plan joué par les acteurs civils libanais, à la différence de nombreux pays victimes de conflits, témoigne de la vitalité du tissu associatif autant que de la faiblesse des 5 6

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Cette question fut au cœur de la scission au sein du groupe « CSO for life », une partie des ONG se regroupant sous le nom de « CSO for freedom and life ». Tentative avortée le 12 août 2006 : un premier convoi regroupant près de cent vingt personnes s’est heurté au refus des autorités libanaises, invoquant des considérations sécuritaires.

Samidoun, trente-trois jours de mobilisation civile à Beyrouth

institutions gouvernementales, qui ne parviendront jamais à jouer pleinement un rôle censé relever de la responsabilité première de l’État. Sur un autre plan, cette mobilisation a suscité l’émergence de nouvelles organisations, tels Samidoun et Mouwatinoun, qui sont passées en un mois du statut d’initiative spontanée s’appuyant sur des ressources privées (dons, bénévoles) à celui d’organisation structurée et insérée dans les réseaux de l’aide internationale. Il sera intéressant d’étudier les effets d’une telle évolution sur la nature de ces mobilisations : émergence d’une nouvelle génération d’ONG ou prémisse de mouvement social ?

7 La scène culturelle libanaise d’une guerre à l’autre

FRANCK MERMIER

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a guerre de l’été 2006 a eu des répercussions dans le domaine culturel de manière visible avec la destruction de lieux, d’entreprises et d’œuvres. Ses conséquences se sont révélées particulièrement négatives dans les secteurs de l’édition et de la presse. Les bombardements de la banlieue sud de Beyrouth ont frappé l’industrie du livre, puisque nombreux étaient les éditeurs et les imprimeurs, pas seulement chiites, à s’y être installés 1. On estime ainsi qu’une quarantaine de maisons d’édition et une dizaine d’imprimeries ont été partiellement ou totalement détruites par les bombes de l’aviation israélienne, sans compter plusieurs librairies. Le long blocus israélien (12 juillet7 septembre 2006) a aussi contrecarré l’exportation des imprimés, alors que le Liban assure la circulation de près de la moitié des titres de presse diffusés dans le monde arabe 2. Il importe de se demander si, à long terme, cette nouvelle guerre laissera des traces négatives au sein des milieux culturels en approfondissant certaines fractures et en distillant de nouvelles formes de censure ou d’autocensure. On ne peut encore en préjuger, mais il est 1 2

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Voir Franck MERMIER, Le Livre et la Ville. Beyrouth et l’édition arabe, Actes Sud/Sindbad, Arles, 2005. René NABA, « Les médias libanais face aux défis du XXIe siècle », Les Cahiers de l’Orient, 4e trim. 1998, nº 52, p. 51.

La scène culturelle libanaise d’une guerre à l’autre

bien possible qu’elle ne soit pas sans conséquence sur les mondes de la culture au Liban, du fait que, pour nombre de leurs protagonistes, l’action culturelle apparaît souvent, de manière implicite ou explicite, comme un substitut à l’action politique.

Une culture de l’après-guerre ? Depuis la fin de la guerre civile, en 1990, la scène culturelle libanaise s’était peu à peu reconstruite après des années forcées d’exil, de silence ou d’occultation. Les anciens réseaux et les figures de référence de la culture de l’avant-guerre avaient certes disparu ou avaient été dispersés, mais une nouvelle génération de créateurs avait émergé au Liban même ou à l’étranger. Ce renouveau était d’autant plus remarquable qu’il n’était redevable que de la seule initiative privée, sous une forme très souvent associative comme dans le cas du théâtre, des festivals cinématographiques ou des arts plastiques. La faiblesse du budget alloué au ministère de la Culture et une tradition de laisser faire sont les causes de cette passivité du secteur public, qui contraste avec les politiques culturelles plus interventionnistes de nombreux États arabes. Dans le même temps, la nécessité de l’échange artistique et de l’aide extérieure a suscité la création de liens multiples avec des institutions et des associations arabes et étrangères qui ont fait connaître, voire ont contribué à consacrer, les productions et les acteurs de la vie culturelle au Liban. Si la renaissance ou la création des festivals prestigieux de Baalbek, de Beiteddine ou de Byblos ont signé le retour du Liban dans les circuits culturels internationaux, ces manifestations ne doivent pas faire oublier des initiatives multiples et moins médiatisées. Une littérature libanaise affranchie des canons esthétiques anciens et des thèmes surannés de la vie villageoise s’était affirmée dans les années 1980. Elle commençait à être connue dans les autres pays arabes et à s’introduire dans la « république mondiale des lettres » grâce à sa traduction en langues étrangères. Dans cette nouvelle littérature libanaise, la vie quotidienne, en temps de guerre mais pas seulement, était traitée sans fard et devenait un sujet de prédilection, tandis que la ville n’était plus l’objet d’une représentation négative, mais le lieu de l’accomplissement de l’individu. Les écrivains Mohammed Abi 67

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Samra, Hoda Barakat, Najwa Barakat, Abbas Baydoun, Paul Chaoul, Hassan Daoud, Jabbour Douaihy, Rachid El-Daïf, Hanan El-Cheikh, Renée Hayek, Rabi Jaber, Elias Khoury, Alawiyya Sobh, Iman Humaydan Younes, pour n’en citer que quelques-uns, participent aujourd’hui de la nouvelle constellation des lettres libanaises de langue arabe. Il n’est pas indifférent de constater que plusieurs écrivains jouent un rôle éminent au sein de la presse libanaise, où ils sont employés à des postes rédactionnels élevés. Durant de nombreuses années, le rédacteur en chef du quotidien Al-Nahar fut le poète Ounsi El-Hajj, tandis qu’un des principaux éditorialistes politiques d’Al-Mustaqbal, journal fondé par Rafic Hariri, est le poète Paul Chaoul. Par ailleurs, les suppléments culturels hebdomadaires des quotidiens Al-Nahar, Al-Safir et Al-Mustaqbal, respectivement dirigés par Elias Khoury, Abbas Baydoun et Hassan Daoud, ne sont pas que les tribunes des scènes culturelles libanaise, arabe ou internationale, mais sont aussi souvent les relais d’une pensée critique. Al-Nahar a le premier ouvert ses pages à de nombreux intellectuels syriens opposants au régime de Damas. Al-Mustaqbal lui emboîta le pas avant de s’assagir en 2006. L’assassinat en juin 2005 du journaliste et historien Samir Kassir, dont les éditoriaux publiés dans Al-Nahar dénonçaient avec virulence la mainmise du régime syrien au Liban, avait sonné, pour certains intellectuels, comme un avertissement funeste après le retrait des troupes syriennes en avril 2005. Au sein de l’espace des lettres francophones, les écrivains et critiques les plus remarqués (Antoine Boulad, Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Farès Sassine) participent, depuis juillet 2006, au comité de rédaction de L’Orient littéraire, un supplément mensuel du quotidien L’Orient-Le Jour dont on doit la résurrection au romancier Alexandre Najjar. Dans le domaine théâtral, la ténacité de quelques metteurs en scène comme Nidal Al-Achkar, Roger Assaf et Paul Matar a fini par porter ses fruits pour installer l’art dramatique dans des murs solides et permanents. Leurs noms sont aujourd’hui liés aux institutions que sont, à Beyrouth, les théâtres de la Ville (Masrah al-madina), du Tournesol (Dawwar al-Shams) et Monot. Ces scènes ont poursuivi les expériences théâtrales élaborées au sein des universités et dont le Centre culturel soviétique s’était souvent fait l’écho durant les années de guerre. La réouverture en 1992 du Théâtre de Beyrouth avait inauguré 68

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une nouvelle scène artistique mêlant arts plastiques, littérature, audiovisuel et performances théâtrales. Les relais essentiels de cet « art forum » ont été les associations Ayloul (1997-2001, Pascale Féghali et Elias Khoury), celle-ci ayant eu un rôle primordial en la matière, Ashkal Alwan (fondée en 1994 par Christine Tohmé), Zico House (Mustafa Yamout), qui ont aussi fait descendre la création artistique dans la rue (Projet de la Corniche, festival de rue de Hamra…). L’association Umam Production (Lokman Slim et Monika Borgmann) lançait, en 2001, dans le quartier de Haret Hreik (banlieue sud), un ambitieux projet de production cinématographique, d’archivage et d’édition (notamment de la mémoire de la guerre libanaise) et inaugurait un espace culturel (le Hangar) dévolu aux manifestations artistiques. Dans le même lieu, naissait le collectif Hayya Bina (Allons-y/Let’s go) qui milite pour une république laïque dans un environnement social fortement marqué par l’emprise du Hezbollah. Les bombardements israéliens de l’été 2006 n’ont cependant pas épargné le Hangar et le centre de documentation, dont une partie des archives a été détruite. Un cinéma libanais, souvent porté par des cinéastes installés à l’étranger pendant les années de guerre, se développait lentement jusqu’à produire plusieurs œuvres marquantes et quelques succès commerciaux (Beyrouth Ouest de Ziad Doueiri, Beyrouth fantôme de Ghassan Salhab, Quand Maryam s’est dévoilée d’Assad Fouladkar, À l’ombre de la ville de Jean Chamoun, Rond-point Chatila de Maher Abi Samra, Cerf-volant de Randa Chahal, Dans les champs de bataille de Danielle Arbid, Bosta de Philippe Aractingi, Massaker de Lokman Slim, Monika Borgmann et Hermann Theissen…). La réduction drastique du nombre de salles de cinéma au Liban entre 1975 et 1990 augurait mal du retour de Beyrouth aux avant-postes de la cinéphilie. En 1995, cependant, l’organisation par Mokhtar Kokash d’un premier festival réunissant des réalisateurs libanais (Image Quest) fut suivie de la création de plusieurs festivals de films pour la fiction et le documentaire (Docudays, Né à Beyrouth, Beyrouth d’ici, Festival Jana du film pour enfants…). Si la manifestation « Né à Beyrouth », dont l’ouverture était prévue le 18 août 2006, a été reportée, la plupart des autres festivals ont été maintenus pour, comme l’écrit Haniya Muruwwé, directrice de Beyrouth d’ici et organisatrice des Journées cinématographiques de Beyrouth, « exprimer notre désir de vivre et de voir la vie culturelle 69

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poursuivre son chemin 3 ». Plusieurs ciné-clubs furent aussi créés au sein des universités privées, dont les départements de cinéma et de réalisation audiovisuelle sont devenus des foyers actifs de formation et de création. Au sein du théâtre de la Ville, une salle d’art et d’essai, Metropolis, était inaugurée, le 10 juillet 2006, en plein cœur du quartier Hamra où la plupart des cinémas de l’avant-guerre sont restés désaffectés. Ces initiatives ont pallié partiellement la programmation essentiellement commerciale des circuits de distribution privés. C’est aussi à Beyrouth que Fouad Elkoury, Samer Mohdad et Akram Zaatari créèrent, en 1996, la Fondation arabe pour l’image, entreprise ambitieuse de sauvegarde et de diffusion du patrimoine photographique arabe. Depuis la fin des années 1990, le paysage musical s’est aussi considérablement étoffé avec l’émergence d’une scène « alternative » pour le rock, le rap, l’électro et la musique improvisée (Soap Kills, New Government, Aks Sayr, Rayess Bek, Blend, Scrambled Eggs, Mazen Kerbaj…), mais aussi pour une musique et une chanson arabes fort éloignées des icônes satellitaires que sont les chanteuses libanaises de variété Haifa Wehbé et Nancy Ajram. Le collectif In Concert, consacré au développement des « musiques actuelles » au Liban, a organisé, depuis 2001, de nombreux concerts « dans des lieux non conventionnels de la capitale et en province ». Quant au festival Liban Jazz, il a délocalisé sa troisième édition à Paris en septembre 2006, avec l’organisation d’un concert de solidarité avec le Liban.

Mobilisations Durant la guerre, la mobilisation des intellectuels et des différents acteurs de la scène culturelle libanaise a été intense. Le théâtre de la Ville a ainsi ouvert ses portes pour héberger des déplacés du Sud. Plusieurs de leurs enfants ont été associés à la création d’une pièce de théâtre, Rire sous les bombes, du metteur en scène Charif Abdelnour, présentée le 5 août 2006. Roger Assaf et l’association Shams ont transformé le théâtre du Tournesol en un centre d’information et de liaison par Internet avec les milieux culturels internationaux. Refusant 3

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Al-Safir, 21 août 2006.

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d’endosser le rôle de victimes, ils insistaient sur la vitalité du peuple libanais et sur sa capacité de résistance. Leurs messages étaient ironiquement intitulés : « Nous allons bien, et vous ? » Une des lettres les plus cinglantes fut adressée à la rédaction de TF1, lui enjoignant de faire son métier correctement ou de se taire. Le collectif In Concert a présenté, en septembre 2006, la troisième édition de son festival Anticrise afin qu’au sortir de cette nouvelle guerre les différentes musiques libanaises continuent à aller au-devant de leurs publics. À l’occasion de la biennale du cinéma arabe qui s’est déroulée à l’Institut du monde arabe (IMA) en juillet 2006, un appel signé par plus de trois cents réalisateurs, dont de nombreux Libanais, dénonçait « les bombardements et les massacres commis par l’armée israélienne contre les peuples libanais et palestinien ». Il invitait les cinéastes à réaliser des films courts et à les présenter dans des festivals tels que ceux de l’IMA et du film documentaire de Lussas (cinesoumoud.net). À Beyrouth, un collectif de cinéastes se réunissait, durant la guerre, pour susciter, auprès d’étudiants notamment, la réalisation de films documentaires ou collecter ceux réalisés par des amateurs. Un site Internet (cinemayat.org) a été créé pour constituer un « espace de documentation et d’archivage indépendant, pour exprimer le quotidien ainsi que les expériences sociales ou individuelles, sur des supports vidéo, des photographies ou des textes ». Ce projet était en gestation depuis longtemps, du fait des difficultés rencontrées par de nombreux cinéastes du réel à pouvoir diffuser leurs œuvres. La nécessité ressentie par ces réalisateurs de trouver, durant la guerre, un espace d’expression en a accéléré la mise en œuvre. Le 25 juillet 2006, une déclaration des « travailleurs du secteur culturel » au Liban était lancée à l’initiative notamment de Samah Idriss, directeur du mensuel littéraire Al-Adab, de Joseph Samaha, rédacteur en chef du quotidien Al-Akhbar, et de Talal Salman, rédacteur en chef du quotidien Al-Safir. Le texte, tout en dénonçant l’agression israélienne, apportait son soutien à la résistance libanaise en la dédouanant de la responsabilité de la guerre. Il appelait aussi les artistes et les intellectuels arabes à faire pression sur leurs gouvernements pour refuser la normalisation avec l’État hébreu. Mais des articles d’une tout autre tonalité furent également publiés dans la presse libanaise, notamment dans Al-Nahar. Celui de l’universitaire Mona Fayyad, « Que signifie être chiite aujourd’hui ? », souleva 71

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un tollé 4. En dénonçant la mainmise du Hezbollah sur les comportements et les modes de pensée des chiites, elle osait critiquer en pleine guerre le parti de la résistance. Dans un autre registre, Elias Khoury et Ziad Majed adressaient, le 29 juillet 2006, une lettre à leurs camarades du Mouvement de la gauche démocratique pour exprimer leurs divergences de vue avec certains membres de leur organisation et les forces du « 14 mars » (voir chapitre suivant). En rappelant leurs points de désaccord avec le Hezbollah, ils affirmaient leur soutien à la résistance et condamnaient les « hésitations » de leurs alliés à réclamer un cessez-le-feu immédiat. Une tentative de rassemblement d’une trentaine d’intellectuels, visant à la rédaction d’un texte commun rompant avec les simplifications outrancières, aboutit à un échec. L’historien et sociologue Ahmad Beydoun signa seul sa propre version, qu’il publia dans Al-Nahar après la mise en vigueur du cessez-le-feu 5. Le texte proposait une longue et vigoureuse critique des options du Hezbollah. La naissance du quotidien Al-Akhbar, à la mi-août 2006, symbolise cette ligne de fracture entre opposants et partisans de la ligne politique du Hezbollah. Soutenant les thèses de ce parti, ce journal apparaît comme la manifestation la plus visible de cette nouvelle polarisation du champ intellectuel, dont le fracas des armes a redessiné les contours. Au lendemain de la guerre, on avait le sentiment que le climat de mise en demeure permanente et de sommation insistante à choisir son camp pourrait fortement peser à l’avenir sur les conditions et les contenus de la production culturelle et du débat intellectuel au Liban.

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Al-Nahar, 7 août 2006. 27 août 2006.

II L’échiquier libanais au prisme de la guerre

8 La scène politique libanaise depuis la résolution 1559

TRISTAN KHAYAT

E

ntre l’été 2004 et l’été 2006, le Liban a vécu une série de moments déterminants qui dessinent la chronologie d’un changement d’ère, signant la fin de l’après-guerre. Un système libanosyrien à bout de souffle, contraint de prendre des risques considérables pour préserver son existence, un contexte régional et international en violente mutation, on pourrait multiplier les facteurs structurels de changement susceptibles de rendre compte de ces nouveaux « événements » libanais. Au total, la succession de faits est presque linéaire, et ces vingt-quatre mois libanais se racontent comme un scénario presque trop fluide pour être vrai.

Le basculement de 2004 Depuis le début de l’année 2004, le monde politique libanais est focalisé sur l’élection présidentielle à venir. Le général Émile Lahoud, élu à la magistrature suprême en 1998, doit laisser sa place à l’automne. C’est autour de cette question de la succession présidentielle que le pays va basculer. Après un été de tension, Rafic Hariri, Premier ministre, est convoqué à Damas le 26 août pour une explication violente avec le président Bachar al-Assad. Celui-ci lui impose par 75

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la force la prolongation du mandat de Lahoud. Face à ce diktat syrien, Rafic Hariri n’est pas seul. À l’ONU, en effet, la France et les États-Unis mettent leurs menaces à exécution et, le 2 septembre, font voter la résolution 1559 qui appelle au retrait de toutes les forces étrangères du Liban, armée syrienne incluse, et au désarmement de « toutes les milices libanaises et non libanaises », c’est-à-dire du Hezbollah et des groupes palestiniens dans les camps. De manière à ce qu’aucun doute ne subsiste quant à l’état d’esprit des promoteurs du texte, la résolution mentionne que le Conseil de sécurité de l’ONU a à l’esprit « l’approche d’élections présidentielles au Liban » et souligne qu’il importe qu’elles se déroulent « conformément à des règles constitutionnelles libanaises élaborées en dehors de toute interférence ou influence étrangère ». Par cette internationalisation de la crise politique libanaise, que beaucoup soupçonnent Rafic Hariri d’avoir au moins encouragée, la France et les États-Unis forcent la bipolarisation du champ politique libanais en « camps » exclusifs l’un de l’autre, à l’opposé des infinies et subtiles divisions de la classe politique. « Ceux qui soutiennent Damas », et Émile Lahoud, s’opposent donc à « ceux que l’Occident soutient ». Sans surprise, les députés dans leur majorité se soumettent à la volonté de Damas et votent le 3 septembre l’amendement constitutionnel qui ouvre la voie à la prolongation du mandat d’Émile Lahoud. Seuls les députés proches de Walid Joumblatt, résolument opposé à la prolongation du mandat, votent contre. Logiques jusqu’au bout, les quatre ministres, dont Marwan Hamadé, ministre de la Santé et conseiller de Walid Joumblatt, qui ont su résister aux pressions syriennes et maintenir leur attachement à la lettre de la Constitution, démissionnent quelques jours plus tard d’un gouvernement en sursis. Le 1er octobre 2004, Marwan Hamadé est blessé dans un attentat. Deux jours plus tard, considérant que sa présence au poste de Premier ministre a perdu son sens et que les assurances qu’il avait reçues ont été violées par cet acte, Rafic Hariri présente sa démission à Émile Lahoud, qui ne l’acceptera que plus de deux semaines plus tard. Dès lors, Rafic Hariri et les siens entament un rapprochement public spectaculaire avec l’opposition antisyrienne. Le sunnite tripolitain Omar Karamé est désigné pour former un gouvernement prosyrien, composé surtout de figures de second rang. 76

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En rejoignant l’opposition, et en entraînant avec lui l’essentiel de la communauté sunnite qu’il avait durablement conquise dans les années précédentes, Rafic Hariri inverse le syndrome d’isolement qui cantonnait jusque-là les Libanais hostiles à la présence syrienne à quelques actions folkloriques, et déstabilise profondément les conditions de permanence du système politique issu de l’après-guerre : le gouvernement, dont la vocation avait été de représenter le plus largement possible la classe politique, se retrouve cantonné à la seule communauté chiite et à quelques figures chrétiennes et sunnites en rupture avec leur groupe d’origine. Il est en définitive plus isolé que l’opposition. Le Hezbollah, devenu de fait le premier soutien politique du gouvernement, était resté très discret sur la scène politique durant les mois de polémique autour de la prolongation du mandat du président sortant. Début janvier 2005, il monte coup sur coup deux opérations contre des véhicules israéliens dans la zone des fermes de Chebaa. Qualifiées de « graves » par l’ONU, ces opérations se placent à un niveau intermédiaire dans l’échelle des actions de la résistance islamique : plus sérieuses qu’un bombardement de roquettes sur un poste militaire, moins qu’une attaque en dehors de la zone des fermes de Chebaa. Lancées à la veille des débats sur le renouvellement semestriel de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), ces opérations transmettent un message clair au Conseil de sécurité, qui maintient la pression sur Damas. La résolution 1583 (28 janvier 2005) de prolongation du mandat de la force de l’ONU au sud du Liban renouvelle avec insistance les exigences de la communauté internationale : déploiement de l’armée au Sud et désarmement du Hezbollah. Elle est analysée et commentée par les prosyriens, et singulièrement le Hezbollah, comme un pas de plus dans l’ingérence étrangère au Liban. Dans cette correspondance entre la tension locale, le réchauffement de la frontière sud et la pression internationale, se révèlent les héritages complexes de l’été 2000, du retrait israélien du Sud à la mort de Hafez al-Assad. L’invention de la question des fermes de Chebaa (voir infra, chapitre 18) date de cette période, et a justifié le refus libanais de déployer l’armée au Sud. Au même moment, la gestion du dossier intérieur libanais a changé à Damas avec l’arrivée au pouvoir 77

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de Bachar, inexpérimenté et tiraillé au début de son mandat entre des influences contradictoires.

L’assassinat de Rafic Hariri La journée du 14 février est ensoleillée et douce. À midi et demi, Beyrouth est secouée par une énorme explosion. Très vite, juste avant que la coupure des réseaux de téléphones portables ne fasse monter brutalement l’angoisse, on apprend que le convoi de Rafic Hariri a été visé par une bombe, puis que le nouveau héraut de l’opposition est mort. La population est d’abord stupéfaite et terrorisée, par l’ampleur de l’acte comme par la disparition du symbole de l’après-guerre et de la reconstruction. Peu populaire, en définitive, et soupçonné de couvrir d’énormes opérations de corruption, Rafic Hariri était pourtant plus respecté que beaucoup de ses collègues, par les succès, controversés mais visibles, que sa politique avait pu remporter. Dès l’annonce de l’attentat, les services de sécurité libanais et syriens, et par extension le régime tout entier, Émile Lahoud inclus, sont vilipendés par l’opposition et accusés du meurtre. La rupture est effective dès le jour des obsèques : la famille Hariri s’oppose à l’organisation d’obsèques nationales et à la présence d’Émile Lahoud. Hariri est enterré le mercredi 16 février, au pied de « sa » grande mosquée, encore inachevée, au centre-ville. Le lieu, une tente bâtie à la hâte, devient vite un site de pèlerinage où l’on se presse dans les jours suivant l’enterrement. Sur le côté, au bord de la rue, dès le jeudi, une grande pièce de tissu est installée au sol pour collecter des signatures en faveur de la « vérité » sur le meurtre. Il s’agit alors, pour quelques précurseurs, d’empêcher que l’enquête sur l’attentat ne soit étouffée. Entre le lieu de l’attentat, devant l’hôtel Saint-Georges en bordure de mer, et le lieu des obsèques, quelques manifestations s’organisent le jeudi soir, puis le vendredi. Elles rassemblent surtout quelques enfants de la bourgeoisie occidentalisée, et chacun se demande si ce début de mobilisation survivra au week-end de ski à venir, d’autant que Nabih Berri, le président chiite prosyrien du Parlement, a été suffisamment habile pour reculer le plus possible l’inévitable session parlementaire consacrée à l’attentat… Au cours du week-end, pourtant, le mouvement se structure et s’organise, gagne son identité graphique, le rouge 78

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et le blanc, son intitulé, « Indépendance 06 », décliné en trois langues, ainsi que le discours liant la mort de Hariri à la présence syrienne, nécessaire pour transformer l’émotion en revendication. Le lundi suivant, une semaine après l’attentat, l’affluence à la manifestation organisée devant l’hôtel Saint-Georges, proche du lieu de l’attentat, est déjà remarquable, comme la discipline des participants. Les drapeaux partisans sont bannis au profit des couleurs nationales. C’est le début d’un mouvement inédit dans le pays, qui mêle société civile et organisations politiques dans la revendication de l’indépendance et de la souveraineté en plus de la vérité sur la mort de Hariri. Des jeunes militants installent des tentes place des Martyrs, en contrebas de la tombe de Rafic Hariri, et chaque soir s’y tient un meeting politique. En termes confessionnels, on pourrait dire que les jeunes druzes et les chrétiens assurent la permanence sous les tentes, quand les sunnites prient autour de la tombe. Les deux foules mettent un certain temps à se mêler. Les lundis de février et de mars serviront à cela : rassembler des populations qui n’avaient jamais milité ensemble, voire milité tout court. Ils sont dédiés aux manifestations massives, chaque fois plus impressionnantes, à la fois grâce à l’efficacité des organisateurs du mouvement et à l’incapacité manifeste du régime à gérer ce type de mobilisation. L’ampleur du mouvement surprend ses partisans comme ses adversaires, d’autant qu’il semble remporter rapidement ses premières victoires : après la démission du Premier ministre Omar Karamé le 27 février, Bachar al-Assad annonce le 5 mars 2005, devant le Parlement syrien, que ses troupes vont se retirer du Liban. Cette avancée doit sans doute plus à la pression internationale qui ne se dément pas qu’à la seule mobilisation populaire, mais celle-ci signale au moins que l’activisme franco-américain peut se targuer d’une certaine légitimité populaire dans le pays, partielle certes, mais réelle. Dès le lendemain, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, sort de la réserve prudente où il se cantonnait jusque-là pour tenter de préserver les positions des prosyriens dans le système à venir, en particulier celles de son parti et ses options stratégiques. Il appelle à un mouvement national de remerciement à la Syrie. Il doit débuter le 8 mars à Beyrouth, au lendemain donc de la troisième manifestation de l’opposition. Cette manifestation « de remerciement » rassemble quelque 800 000 personnes, c’est la plus imposante de l’histoire du 79

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pays. Le lundi suivant, le 14 mars, l’opposition a relevé le défi et dépensé des sommes folles pour organiser la riposte. Le résultat est impressionnant. Près d’un quart de la population du pays — près d’un million de personnes — est rassemblé au centre-ville, noir de monde, débordant dans les quartiers adjacents. Pour la première fois, la population sunnite a défilé en masse aux côtés des chrétiens modérés et radicaux et des druzes. Les chefs du mouvement prennent tous la parole devant la foule, multipliant les engagements d’unité nationale. Le général Aoun, alors partie prenante du mouvement à travers ses partisans, annonce son retour très prochain au Liban. Le mouvement, bientôt dit « du 14 mars », rassemble de manière assez lâche des groupes et des partis qui ont pris fermement position contre la présence syrienne au Liban et pour l’établissement de garanties internationales au sujet de l’enquête puis du jugement éventuel des coupables du meurtre de Rafic Hariri. Dans l’attente des élections législatives de l’été, et alors qu’Émile Lahoud refuse fermement de démissionner, une équipe plus neutre que le gouvernement sortant est formée avec pour objectif d’organiser les législatives en mai et juin.

Des élections dans un contexte tendu Mais, juste après la manifestation du 14 mars, explose la première d’une série de bombes dans les zones chrétiennes, qui ne font d’abord que quelques dégâts, puis montent en puissance jusqu’à être conçues pour tuer des cibles diverses du camp antisyrien. La première victime en est le journaliste et intellectuel Samir Kassir, une figure du mouvement populaire, mort dans l’explosion de sa voiture le 2 juin 2005, puis l’ancien secrétaire général du Parti communiste, Georges Hawi, le 21. Elias Murr, ancien ministre de la Défense, échappe à un attentat en juillet ; en septembre, May Chidiac, journaliste de télévision très antisyrienne, est grièvement blessée. Enfin, en décembre 2005, Gibran Tueni, patron de presse et autre figure du mouvement, qui venait de rentrer de France où il s’était réfugié, est tué dans un attentat. Ces nouvelles violences soulignent les craintes d’une déstabilisation interne du pays, privé du régulateur syrien. Les derniers soldats syriens quittent en effet le Liban fin avril 2005. 80

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Quelques jours après leur départ, Michel Aoun, le vieil ennemi de la présence syrienne au Liban, en exil en France, un des chefs politiques participant au mouvement du 14 mars, fait un retour triomphal à Beyrouth. Dès son arrivée, devant ses partisans, sur la place de la Liberté, il s’en prend pourtant avec virulence à l’esprit confessionnel de ses pairs de l’opposition, en particulier Walid Joumblatt. Se proclamant attaché avant tout à l’unité nationale, il estime que le départ des troupes syriennes a changé la donne, et appelle à ne pas isoler le Hezbollah, avec lequel il finira par nouer un accord politique et électoral. Il va jusqu’à s’allier dans les zones chrétiennes à d’anciens barons prosyriens comme Michel Murr, ministre de l’Intérieur historique, et parvient d’ailleurs à faire battre dans les circonscriptions chrétiennes les chefs du rassemblement de Kornet Chehwan, un groupe de partis chrétiens modérés (voir infra, chapitre 10), partie prenante du mouvement du 14 mars. En face, Saad Hariri, qui a pris la succession de son père, mène au niveau national la coalition du 14 mars, qui rassemble les druzes de Walid Joumblatt, le parti des Forces libanaises, dont le chef, Samir Geagea, est amnistié puis libéré fin juillet, le parti des Phalanges (Kataâb) d’Amine et Pierre Gemayel, et de petits partis chrétiens régionaux. Au sortir des élections (29 mai-19 juin), le pays apparaît plus que jamais divisé en régions confessionnelles. Les barons locaux ont gagné dans leurs régions respectives (Beyrouth pour Hariri, le Chouf pour Joumblatt, le Sud pour Amal et le Hezbollah). Mais la représentation chrétienne est profondément clivée entre les députés du Courant patriotique libre de Michel Aoun, qui ont remporté une victoire impressionnante dans le Mont-Liban, et les représentants des partis du « 14 mars », en particulier des Kataâb et des Forces libanaises. Fin juin, le nouveau Premier ministre, choisi par une Chambre majoritairement acquise aux partis du « 14 mars » (sunnites, druzes et une partie des chrétiens), est désigné : ce sera Fouad Siniora, homme de confiance de feu Rafic Hariri. Quelques heures avant sa nomination, le Hezbollah lance une attaque importante dans l’enclave des fermes de Chebaa, entraînant des représailles israéliennes limitées. Le gouvernement mis en place rassemble pourtant une majorité de partisans de l’ancienne opposition et, pour la première fois, des membres du Hezbollah, dans un effort inachevé d’union nationale. 81

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Alors que les attentats se poursuivent, la seconde moitié de l’année 2005 est dominée par le travail de la commission d’enquête internationale du magistrat allemand Detlev Mehlis, chargé par l’ONU de faire la lumière sur la mort de Rafic Hariri. Fin août 2005, avec l’aide de la justice libanaise, le juge obtient de faire arrêter les chefs prosyriens des quatre principaux services de sécurité. En octobre, son premier rapport à l’ONU met directement en cause les services syriens et leurs homologues libanais. Le juge Mehlis démissionne à la fin de l’année, et laisse sa place à Serge Brammetz, un magistrat belge. Sur le plan du pouvoir, la division entre les deux camps représentés au gouvernement ne se dément pas. En l’absence du point de fixation syrien, c’est la posture vis-à-vis de la résistance d’un côté, de l’Occident de l’autre qui sert de ligne de fracture, illustrée à l’envi par le blocage de toute réforme comme de toute nomination administrative. Les deux camps s’observent, le Hezbollah est fort de sa puissance militaire, dont il n’hésite pas à faire usage fin novembre 2005 en tentant de capturer des soldats israéliens dans le village de Ghajar, à la limite de la zone des fermes de Chebaa. Mais le Parti de Dieu sait qu’il ne peut que négocier sa position dans un système politique ouvert, qu’il n’est pas en mesure de gouverner seul. En face, et conformément au consensus national minimal, le Premier ministre ne peut pas disposer de la force pour tenter de contenir le Hezbollah, l’armée n’étant ni équipée ni déployée dans le Sud, mais il peut s’appuyer à la fois sur la légitimité populaire du « 14 mars » et sur le soutien stable de l’Occident.

Un dialogue interrompu par la guerre À partir de mars 2006, les chefs politiques du pays, dont d’anciens chefs de guerre qui se sont combattus des années durant, se réunissent pour tenter de sortir du blocage politique et de s’entendre sur les axes nationaux sur lesquels un accord minimal pourra se faire. Le 14 mars 2006, un accord est trouvé autour de trois points : le refus de la présence armée palestinienne, la poursuite sur un pied d’égalité des relations avec la Syrie et la libanité de la zone des fermes de Chebaa. Pour importante que soit cette avancée, chacun sait qu’elle laisse de côté les questions majeures : la situation à la frontière avec Israël et les 82

La scène politique libanaise depuis la résolution 1559

armes du Hezbollah. Si le Parti de Dieu affirme régulièrement qu’il est prêt à en discuter entre Libanais, le fait est qu’il n’y a pas alors de réponse immédiate à ces questions. Dans le climat de blocage politique de la première moitié de 2006, leur actualité est pourtant frappante. En mai, l’assassinat d’un responsable du Jihad islamique palestinien à Saïda est immédiatement suivi du bombardement par roquettes Katioucha d’une base aérienne proche de Safad, dans le nord d’Israël. Personne ne revendique cette action, absolument transgressive des règles tacites d’engagement qui régissent la tension dans cette zone, mais Israël riposte en bombardant les positions du Hezbollah sur toute la largeur de la frontière. Il s’agit alors de l’action militaire israélienne la plus violente depuis le retrait du Sud, six ans auparavant. À Beyrouth, le dialogue national se poursuit tant bien que mal, rythmé par les pics de tension récurrents. En juin, la diffusion sur une télévision chrétienne d’une parodie de Hassan Nasrallah déclenche une nuit d’émeutes à Beyrouth : les partisans du Hezbollah remontent jusqu’au cœur des quartiers touristiques pour exprimer leur colère. Tandis que les politiques discutent de la mise en place d’une cour de justice internationale pour juger les suspects de l’attentat contre Hariri, un consensus minimal semble émerger sur la nécessité d’assurer la stabilité durant la saison estivale, vitale pour l’économie très fragile du pays. Alors que les premiers touristes arrivent pour une saison qui s’annonce particulièrement prospère, le Hezbollah réitère le 12 juillet 2006, avec succès cette fois, sa tentative de capture de soldats israéliens à la frontière. L’opération, menée du côté israélien de la frontière, en dehors de la zone des fermes de Chebaa et alors même qu’un mois auparavant des combattants palestiniens avaient capturé un soldat israélien dans la bande de Gaza, a pour conséquence de rompre l’équilibre précaire qui régnait sur la frontière sud du pays. Le Hezbollah demande à procéder à un échange de prisonniers avec Israël et réaffirme sa revendication d’évacuation par l’armée israélienne de la zone des fermes de Chebaa. Cette opération et l’ampleur de la réaction militaire d’Israël feront voler en éclats les fragiles équilibres de la scène politique libanaise.

9 Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique

ÉLIZABETH PICARD

À

la veille de l’embrasement qui suivit l’enlèvement de deux soldats israéliens par le Hezbollah le 12 juillet, l’avenir du Parti de Dieu au Liban était loin d’être scellé. Les résolutions réitérées du Conseil de sécurité réclamant son désarmement (la 1559 de 2004 ; la 1680 de 2005) demeuraient sans suite, même si ses actions armées contre Israël s’étaient raréfiées, y compris sur le territoire des fermes de Chebaa. Sa première participation à un gouvernement illustrait l’ambiguïté de son statut sur la scène politique : l’assiduité et la compétence de ses deux ministres contrastaient avec leur boycottage des séances durant plusieurs mois, en protestation contre ce qu’il considérait comme des signes de complaisance de la majorité du « 14 mars » envers les puissances occidentales. Et dans les réunions dites « du dialogue national », organisées depuis mars 2006 pour tenter de relancer les réformes indispensables à la survie du pays, la question de son statut était la pierre d’achoppement de toutes les négociations. La question de son avenir est aussi celle de son identité. Le Hezbollah combine en effet un militantisme déterritorialisé à fondement religieux et la prise en charge de la lutte pour la libération du territoire national libanais, et cette dimension milicienne s’accompagne d’une entreprise de construction d’une contre-société islamique. Il s’agit donc d’un de ces nouveaux acteurs de la scène 84

Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique

internationale dont l’activité remet en question la frontière entre le politique et le militaire, le politique et le religieux.

Un groupe religieux transnational et une résistance nationale La première ambivalence du Hezbollah se joue dans la géométrie variable de ses objectifs, de sa stratégie et, tout aussi bien, de son espace d’autonomie politique. Durant la guerre de l’été 2006, le gouvernement libanais a répété avec fermeté qu’il lui appartenait à lui, et à lui seul, d’œuvrer au désarmement du Hezbollah — milice libanaise sur le territoire libanais —, conformément à l’accord de Taëf de 1989. Mais les grandes puissances et l’État israélien penchaient pour une intervention de l’ONU, arguant, entre autres, du patronage que l’Iran et la Syrie accordaient au Hezbollah, et de ses liens avec d’autres mouvements islamistes dans la région. Il faut donc distinguer la vocation internationale du Hezbollah de sa vocation libanaise et ne pas confondre discours et actes, intentions et capacité.

Le maillon d’un réseau chiite révolutionnaire Le Hezbollah s’inscrivit dès sa création dans une dimension transnationale. En se substituant à partir de 1982 aux combattants de l’OLP contraints par Israël d’évacuer Beyrouth, il remplaçait une mobilisation arabe sunnite par une mobilisation libanaise chiite. Nombre des militants chiites libanais qui reprirent alors le flambeau de la lutte contre Israël ont d’ailleurs été formés dans les camps palestiniens de Jordanie en 1967-1970, puis dans le fameux Fatahland du Liban-Sud. Explicitement conçu à Téhéran, le projet transnational qui soustend la fondation du Hezbollah est de mener la lutte « antisioniste » et antiaméricaine à l’échelle du Moyen-Orient, en s’appuyant également sur les partis de l’opposition chiite irakienne à Saddam Hussein, Da’wa et le Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (SCIIRI), ainsi que sur des groupes militants dans la région du Golfe ou encore sur la Syrie, dirigée par des militaires alaouites. La deuxième intifada palestinienne depuis 2000, l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et la dérive communautariste de ce pays ont donné une nouvelle actualité 85

Liban, une guerre de trente-trois jours

à cette mobilisation chiite transfrontalière au Moyen-Orient. Le Hezbollah entretient ainsi des liens parfois tumultueux avec le groupe chiite radical de Moqtada al-Sadr en Irak. De plus, il a développé des réseaux dans la diaspora libanaise en Afrique subsaharienne et dans les Amériques — source de revenus pour le parti. Le texte fondateur du Hezbollah 1 fait d’ailleurs référence à la oumma (la communauté), qui englobe les musulmans du monde entier ; et, sur le drapeau jaune du parti, figure la mention « Révolution islamique au Liban » ainsi qu’un fusil-mitrailleur sur fond de globe terrestre. Le Hezbollah met en exergue ce qu’il appelle sa « culture de libération de Jérusalem » et fait fréquemment référence à la lutte pour la libération de la Palestine tout entière : « Nous ne reconnaissons ni ligne bleue ni ligne verte », déclare son dirigeant Nabil Kaouk 2. Il préconise de reproduire en Palestine la stratégie qui a si bien réussi au Liban-Sud 3. Après le retrait israélien, il accentue son soutien opérationnel et logistique au Hamas et au Jihad islamique palestiniens, même si ces mouvements sont, de fait, plus « palestinistes » qu’islamistes. Et il le proclame haut et fort. Les ambitions transnationales du Hezbollah ont un coût, que ses dirigeants nient ou s’efforcent de minimiser : l’instrumentalisation par la Syrie et l’Iran de sa capacité de projection militaire. Le Hezbollah a dû se plier à la suprématie militaire syrienne au Liban à l’automne 1990 et accepter de conclure une trêve avec son rival chiite Amal. Dans l’après-guerre, épargné par l’ordre général de démobilisation des milices 4, il a été l’« atout de la Syrie au Liban », selon la formule de son secrétaire général adjoint Naïm Qassem. Ses dirigeants s’enorgueillissent d’ailleurs de l’alliance stratégique nouée avec Damas, prenant soin de la distinguer des relations de clientèle dont sont prisonniers nombre d’autres partis libanais. Ce que l’on observait alors, c’est que le pouvoir syrien choisissait de réactiver le front

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« Nass al-risala al-maftuha allati wajahaha Hizballah ila-l-mustad‘afin fi Lubnan wal-‘alam [Lettre ouverte adressée par le Hezbollah aux déshérités du Liban et au monde] », Al-Safir, 16 février 1985. À l’hebdomadaire du parti, Al-‘Ahd, le 1er décembre 2003. La ligne bleue est la ligne de séparation provisoire entre le Liban et Israël définie par l’ONU en juillet 2000. La ligne verte est la ligne de l’armistice israélo-arabe de 1949. Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, cité par The Independent, 27 mai 2000. Adopté en mars 1991 par le Parlement libanais et mis en œuvre en dix-huit mois sous l’égide de l’armée syrienne.

Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique

libano-israélien tenu par le Hezbollah chaque fois que ses négociations avec Israël piétinaient (en mars-avril 1996, en février 2000). Après le retrait israélien du Liban-Sud en mai 2000, la tension entretenue autour des fermes de Chebaa écartait la perspective, redoutée par Damas, d’une paix séparée entre le Liban et Israël, même après le départ forcé des troupes syriennes en 2005. La relation du Hezbollah avec l’Iran est plus complexe. Le parti a reçu une aide financière décisive de Téhéran, dont une part importante va à des œuvres religieuses et caritatives. Le soutien militaire et logistique s’est intensifié depuis 2000 et les services de renseignements israéliens faisaient état de la réception d’équipements sophistiqués et de milliers de roquettes, certaines d’une portée de plusieurs dizaines de kilomètres, et de l’entraînement des miliciens de Hezbollah par des Gardiens de la Révolution. Simultanément, les dirigeants iraniens demandaient au Hezbollah de ne pas donner à Israël de prétexte pour attaquer l’Iran, le président Khatami déclarant en 2003 à Beyrouth : « [L’Iran] n’est pas intéressé par une escalade de la crise 5. » La stratégie du Hezbollah est donc en partie dépendante de celle de l’État iranien et de l’évolution de son dialogue acrimonieux avec les États-Unis. C’est dire les limites de son projet transnational et son enclavement localiste au Liban-Sud.

Une « résistance nationale » Le Hezbollah a endossé la responsabilité quasi exclusive de la libération du territoire libanais après 1982 : « Tant qu’un mètre carré du territoire libanais sera occupé, nous continuerons à résister 6. » La « résistance islamique » menée par le Hezbollah s’est progressivement arrogé le monopole de la lutte armée contre l’occupation israélienne en éliminant ses rivaux des partis laïques. Après la guerre civile, la mise en œuvre incomplète de l’accord de Taëf lui a de facto confirmé ce monopole en l’exemptant de l’application de la loi sur la démobilisation des milices. Il est alors passé du qualificatif de « résistance islamique » (liée à un des groupes confessionnels du pays) à celui de « résistance nationale », 5 6

IRNA, 14 mai 2003. Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, cité par l’AFP, 3 octobre 1993.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

en affrontant deux attaques israéliennes majeures : « Rendre des comptes » (1993) et « Raisins de la colère » (1996). Dans un Liban avide de réinventer le consensus national, les jeunes de toutes les communautés trouvèrent dans la solidarité avec la résistance du Hezbollah un palliatif à la déshérence des mobilisations politiques de l’après-guerre. Le soutien populaire s’est illustré par des manifestations pacifiques et l’organisation de secours ; il autorisa le Parti de Dieu à mettre en place l’année suivante un recrutement de combattants d’autres communautés — des sunnites des camps palestiniens surtout. De plus, l’épisode de 1996 lui a conféré une légitimité internationale à travers l’« arrangement d’avril », réglementant les hostilités au Liban-Sud, négocié par la France et les États-Unis. Émile Lahoud, commandant en chef de l’armée puis, à partir de novembre 1998, président de la République, a été jusqu’à revendiquer les opérations du Hezbollah au nom de l’État et s’est opposé à sa qualification de « terroriste » par les États-Unis et à son désarmement, y compris après le retrait israélien de mai 2000. La mise en exergue d’une proximité d’idéal entre soldats de l’armée régulière et miliciens islamiques permet alors au Hezbollah d’investir et de s’approprier l’espace de la légitimité libanaise en jouant sur les symboles nationaux, en particulier le drapeau national. Puisque l’armée libanaise n’a pas les moyens de défendre le territoire national, le Hezbollah se substituait à l’État libanais dans sa mission sécuritaire, voire à l’État syrien jusqu’en avril 2005. Ce moment de grâce, où le Hezbollah était reconnu comme le défenseur de la souveraineté nationale, s’est estompé après le retrait israélien. Une majorité des Libanais estimèrent que, cette fois, la guerre était vraiment terminée et que l’autorité de l’État devait désormais s’exercer partout dans le pays. Une part croissante de l’élite politique préconisait l’intégration de la milice dans l’armée régulière. Par-delà l’ambivalence de la stratégie du Hezbollah, on s’aperçoit que ses deux dimensions, transnationale et nationale, étaient toujours présentes simultanément et potentiellement actives, justement en raison d’une autre dualité qui rend difficile de figer la définition de cette organisation, à la fois mouvement armé et promoteur d’une contre-société islamique.

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Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique

Milice ou contre-société ? Une spécificité du Hezbollah se rapporte à sa conception, à son organisation et à son mode d’exercice de la lutte armée, qui permettent de le qualifier de milice postmoderne. Une autre est l’omniprésence et la puissance du référent religieux, plus précisément musulman chiite, dans sa construction identitaire et comme base de sa mobilisation. Après la guerre de l’été 2006, dont les suites mettent en cause son monopole de la force armée au sud du Liban (au profit de l’armée nationale et de la FINUL renforcée), et face aux perspectives de rééquilibrage politique, la question se pose plus que jamais de l’articulation entre ces deux dimensions, militaire et civile.

Une milice postmoderne Le Hezbollah constitue un exemple typique des nouvelles structures armées non étatiques dont l’apparition à la fin de l’ère bipolaire Est-Ouest a accompagné la « révolution des affaires militaires » — pour reprendre la terminologie de la nouvelle doctrine stratégique américaine. À cet égard, sa comparaison avec la nouvelle armée libanaise reconstituée à partir de 1991 selon le modèle obsolète des armées arabes, à la fois nombreuses et peu efficaces, n’en est que plus éclairante. La « résistance islamique » organisée par le Hezbollah puise dans un très large vivier, puisque le parti compte plusieurs dizaines de milliers, voire plusieurs centaines de milliers d’adhérents. Or, tous les jeunes militants de sexe masculin passent par la « section de recrutement » du parti, où ils sont formés idéologiquement et ensuite dirigés vers la « section de combat », où s’opère une sévère sélection. En fin de compte, les combattants du Hezbollah sont à la fois peu nombreux (la plupart des analystes parlent de moins de 10 000 hommes) et potentiellement très nombreux, puisque, même parmi les combattants, seule une minorité est activée à un moment donné. Ils sont organisés en groupes (majmu‘a) compartimentés, constitués sur une base territoriale, et soudés par des liens personnels, localistes et familiaux. Ils bénéficient aussi de leur pratique du secret et de leur capacité d’improvisation, et sont équipés d’un matériel très performant. 89

Liban, une guerre de trente-trois jours

Dans les années 1990, alors qu’Israël conservait le contrôle exclusif de l’espace aérien et maritime libanais, le Hezbollah a remporté plusieurs batailles sur la très puissante armée israélienne, en articulant une stratégie territorialisée, voire localiste, à des réseaux opérant dans un espace mondialisé. Son organigramme fait ressortir le statut élevé de ses branches militaire et sécuritaire, directement reliées au Majlis al-Shura, le conseil consultatif de sept membres qui le dirige. Une des armes efficaces du parti dans la lutte armée est le silence, particulièrement face aux spéculations sur son arsenal, son mode opératoire et sur ses objectifs, auxquelles se livrent les observateurs israéliens dans une surenchère instrumentale. Aux accusations de « terrorisme » par Washington, le parti répond qu’elles sont totalement infondées depuis la fin de la guerre civile libanaise et même qu’il a coopéré avec des services de sécurité occidentaux dans la lutte contre le maquis sunnite jihadiste de Dinniyeh au Liban-Nord en 2000 et dans la recherche de membres des réseaux Al-Qaida après le 9 novembre. Comme cette profession de foi n’a pas été prise en défaut, suggérons que, plutôt que d’un changement d’orientation ou de nature, il s’agit de la part du Hezbollah d’activer, de mettre en avant, dans un contexte donné, une des dimensions de son identité. Comme le déclare un cadre du parti, « nous n’avons pas changé, c’est la situation qui a changé ».

La « société islamique » du Hezbollah En renversant la perspective « par le haut » qui nourrit tant de stéréotypes occidentaux à l’égard des mouvements islamistes, on perçoit aisément combien le Hezbollah est autant un monde 7 complexe et moderne, à la production sociale bouillonnante, qu’un appareil religieux et militaire. Les chiites représentent démographiquement la première communauté confessionnelle du Liban — environ un million et demi d’individus. Ils sont aussi la communauté la plus jeune, en raison d’un différentiel de natalité ; la plus mobile, si bien que, essentiellement ruraux dans les années 1960, ils constituent aujourd’hui un tiers de la population du Grand Beyrouth (dans la Dahiye) et la moitié des émigrés libanais. Ils sont aussi la communauté 7

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Le terme employé par le Hezbollah est hâla, qu’on peut traduire par « sphère », ou « champ ».

Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique

la plus marquée par un processus de mobilité sociale — notamment à travers leur investissement des universités publique et privées, de la fonction publique et particulièrement de l’armée. Et ils forment en même temps une société réislamisée sous l’influence de la révolution iranienne de 1979, comme en témoigne l’ampleur croissante des processions d’Achoura, leur célébration religieuse spécifique. Marginalisés par l’État central depuis sa création, contraints à plusieurs exodes massifs durant la guerre, les chiites ont commencé à réagir sous l’impulsion du sayyid Moussa Sadr dans les années 1970, lequel a initié leur recommunautarisation aux dépens des notables traditionnels et lancé le mouvement social Harakat al-mahrumîn (le Mouvement des déshérités ; voir infra, chapitre 11). Mais, après 1982, le Hezbollah, en prenant progressivement le contrôle de la BekaaHermel, du Liban-Sud et de la banlieue sud de Beyrouth, a organisé la société chiite en une « contre-société islamique ». Maintien de la sécurité, approvisionnement en fuel, en électricité, en eau et autres produits de base ; éducation, santé, loisirs, reconstruction, sports, médias et bien sûr formation religieuse : les milieux chiites pris en charge par le Hezbollah sont quadrillés socialement, économiquement et idéologiquement, avec d’autant plus de succès que le parti ouvre ainsi aux populations qu’il touche l’accès, souvent barré par ailleurs, à la modernité 8. Et si le terme de « contre-société » est pertinent pour décrire le projet d’ingénierie sociale du Parti de Dieu, plutôt que la notion de « mouvement social », qui fait référence à des dynamiques se substituant à un processus politique déficient ou bloqué, c’est à la fois en raison de son caractère totalisant et de son mode d’action autoritaire et centralisé. La dimension milicienne du Hezbollah s’articule en effet à sa dimension sociétale autour d’une structure partisane sophistiquée et hiérarchisée. Sophistiquée en ce sens que le parti allie une abondante communication externe au secret rigoureux concernant la répartition interne des pouvoirs : une part de son organigramme demeure dans l’ombre, entre autres celle qui concerne les passerelles entre ses différents secteurs d’activité et le contrôle des aides financières qu’il reçoit. La distinction est brouillée entre aile militaire et aile politique du parti. C’est aussi une organisation extrêmement hiérarchisée, même si les 8

Mona HARB, Politiques urbaines dans la banlieue sud de Beyrouth, Cermoc, Beyrouth, 1996.

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trois grandes régions de son implantation (Bekaa-Hermel, Liban-Sud et Dahiye) sont distinctes géographiquement et socialement. Pour l’expliquer, As‘ad Abou Khalil rappelle qu’un certain nombre de ses cadres actuels, y compris des oulémas formés en Iran, à Najaf ou à Qom, avaient adhéré aux groupuscules de l’extrême gauche libanaise dans les années 1960 et 1970, et qu’ils ont importé dans le Hezbollah une structure organisationnelle et une culture politique qu’il qualifie de léninistes 9. Bien que pertinente, cette explication n’est peut-être pas suffisante et il est nécessaire de replacer la réflexion sur la structure et le mode de fonctionnement du Hezbollah dans le contexte de contraintes précises : celles de la persistance de la conflictualité israélo-arabe.

Les effets politiques d’une « victoire divine » Est-ce à dire que la perte d’autonomie militaire qui se profile avec l’adoption de la résolution 1701 du Conseil de sécurité peut être « compensée » par une montée en puissance du Hezbollah dans le champ politique ? Bien qu’il n’ait pas été partie prenante du compromis constitutionnel de Taëf qui a scellé la fin de la guerre civile, le Hezbollah est entré sur la scène politique conventionnelle dès les législatives de 1992. Tous les quatre ans, depuis, il obtient entre huit et neuf sièges au Parlement sur les vingt-sept attribués aux chiites et, par le jeu des alliances électorales, son groupe parlementaire est un des plus consistants (quinze députés sur cent vingt-huit en 2005). Cette « libanisation » induite par une participation au partage du pouvoir entre les communautés connaît cependant deux limites. D’une part, les dirigeants « civils » du parti, les députés mais aussi les élus municipaux, encore plus nombreux et influents après les élections de 2004 qu’après celles de 1998, se consacrent presque exclusivement à des objectifs de développement local, dans une relation clientéliste avec leur électorat 10. Le caractère pragmatique et modéré 9 10

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As‘ad ABOU KHALIL, « Ideology and practice of Hizbollah in Lebanon. Islamization of leninist organization principles », Middle East Studies, vol. 27, nº 3, 1991, p. 390-403. Dalal EL-BIZRI, Islamistes, parlementaires et libanais : les interventions à l’Assemblée des élus de la Jamâ’a islamiyya et du Hizb Allah (1992-1996), Document du Cermoc, Beyrouth, 1999.

Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique

des cadres du parti quand ils accèdent à la scène nationale ou locale contraste ainsi avec la posture politique militante de l’appareil du Hezbollah auquel les élus « civils » sont visiblement soumis. Il semblerait donc que le Hezbollah se heurte ainsi à un « plafond de verre » à la libanaise : en participant à la scène politique, il ne peut éviter de construire sa légitimité électorale sur la base d’une distribution de services personnalisée, y compris auprès de la population chiite. Et pour atteindre les électeurs des autres communautés, ce qui est indispensable dans le système électoral libanais, il lui faut les rassurer sur son adhésion à la formule libanaise de partage confessionnel du pouvoir. C’est pourquoi, d’autre part, en cherchant à compenser dans l’arène politique sa marginalisation sur le plan militaire, le Hezbollah court le risque de devenir un parti communautaire comme les autres, voire d’être partie prenante à une corruption croissante et d’endosser l’impopularité d’une politique économique inefficace. En réclamant des réformes institutionnelles qui fassent justice à l’importance démographique des chiites et à son propre poids politique, il risque même de partager la responsabilité croissante d’une politique nationale menacée de faillite. C’est sur cette voie étroite qu’il s’est engagé après les élections législatives du printemps 2005, en entrant dans le gouvernement de Fouad Siniora : un œil sur la société islamique libanaise pour laquelle il a de grands projets politiques, un autre sur la scène régionale dont il saurait difficilement se désengager. Durant les bombardements massifs de l’armée israélienne, le Parti de Dieu a imposé à toute la population et au gouvernement libanais une posture de soutien à la résistance. Mais, sitôt les combats suspendus, ses dirigeants ont mis en exergue le clivage séparant la société chiite, principale victime de la guerre, et ses combattants, les « plus nobles des hommes 11 », des autres communautés libanaises. Le fragile consensus des élites s’est brisé sur les questions récurrentes de la relation avec la Syrie et de l’adoption de réformes structurelles. Désormais, le grand parti chiite réclame un nouveau partage du pouvoir. Or, sur la scène régionale, les pertes et les destructions que lui a infligées l’armée israélienne n’ont pas entamé son énorme crédit. 11

Discours de Hassan Nasrallah, 22 septembre 2006.

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Le Hezbollah s’est vanté, peu de semaines après la fin des combats, d’avoir reconstitué son armement. S’il doit dorénavant partager le contrôle de la zone frontalière avec une FINUL renforcée et avec l’armée libanaise, il est aussi en mesure de mettre la première en difficulté face à Israël et d’influencer la mission sécuritaire de la seconde. Ayant marqué sa distance avec Damas, souligné la différence de ses intérêts avec ceux de Téhéran et confirmé sa solidarité avec le Hamas palestinien, il s’est désormais imposé comme un acteur incontournable de la scène proche-orientale, dans la guerre ou la négociation. La stature acquise par le Hezbollah dans la guerre de l’été 2006 aura ainsi eu pour effet d’accélérer la crise structurelle au Liban et de modifier les équilibres stratégiques sur le plan régional.

10 Du point de vue chrétien : encore une « guerre pour les autres » ?

MELHEM CHAOUL

U

n changement sémantique a été opéré dans l’énoncé définissant la société chrétienne au Liban à partir de la fin des années 1990. On disait les communautés chrétiennes ou les confessions chrétiennes, pour signifier le nombre, la diversité et la puissance de ce groupe dans un pays où elles ont exercé une relative hégémonie entre 1943 (indépendance) et 1982 (assassinat de Bachir Gemayel peu après son élection à la présidence). Actuellement, on dit la communauté chrétienne pour désigner l’ensemble des confessions chrétiennes et pour signifier, d’une part, leur recul démographique et, d’autre part, l’affaiblissement de leur participation dans les institutions publiques, politiques et administratives. Cependant, si cette dénomination reflète la situation plutôt dégradée des chrétiens dans le Liban d’aujourd’hui, elle peut être aussi sujette à une lecture au second degré : le fait que l’ensemble des communautés chrétiennes soient parvenues à une plus grande intégration interne, sur les plans social, des valeurs et même politique (jusqu’en 2005), a eu pour conséquence une plus grande homogénéité. Cette homogénéité est caractérisée par le fait qu’il n’existe plus en milieu chrétien plusieurs projets de société et de culture, mais un seul, ce qui n’est pas le cas des communautés musulmanes, dont le 95

Liban, une guerre de trente-trois jours

projet socioculturel pour le Liban est loin d’être un tant soit peu homogène entre chiites, sunnites et druzes. L’une des causes de cette homogénéisation des milieux chrétiens libanais est leur situation d’opposants au régime politique issu de l’accord de Taëf qui mit fin à la guerre en 1989, et cela pendant plus d’une décennie. Il n’est pas erroné de dire que les années 1990 ont provoqué le passage des communautés chrétiennes vers la communauté chrétienne.

Quelle place pour les chrétiens dans la configuration d’après-guerre ?

Au moment où les députés libanais concluaient le pacte de Taëf, la polarisation antagoniste entre Michel Aoun, ancien commandant en chef de l’armée et ancien président du Conseil des ministres, et Samir Geagea et sa milice des Forces libanaises se traduisait par des combats acharnés au cœur des zones chrétiennes. Aoun fut délogé du palais présidentiel par l’armée syrienne en octobre 1990 puis exilé en France. Geagea, qui avait accepté l’accord de Taëf et le nouveau partage confessionnel, se retrouva pourtant en prison en 1994, et son nouveau Parti des forces libanaises (PFL) fut dissous, en raison de son obstruction à l’hégémonie syrienne. Cette double défaite allait engendrer chez les chrétiens un état d’esprit et un climat politique et psychique qualifiés du terme ihbat, qui signifie à la fois malaise, découragement et sentiment d’échec. Il allait se traduire par le rejet de l’accord de Taëf, devenu entre-temps partie intégrante de la Constitution, et par le boycottage général par les chrétiens des élections législatives de 1992, en somme par leur opposition au régime. Cette opposition a revêtu deux formes : institutionnelle et radicale. La première, représentée principalement par le rassemblement de Kornet Chehwan, comprenait la plupart des leaders et des hommes politiques chrétiens restés au Liban en dépit des bouleversements qui 96

Du point de vue chrétien : encore une « guerre pour les autres » ?

avaient placé au pouvoir les politiciens les plus proches de la Syrie 1. Elle prônait, au niveau interne, une réforme des institutions politiques et un nouveau consensus social. Sur le chapitre des relations extérieures, elle réclamait un réajustement des relations avec la Syrie, fondé sur le principe bien connu selon lequel « le Liban ne se gouverne pas contre la Syrie, mais ne se gouverne pas non plus à partir de la Syrie ». Quant à l’opposition radicale, dont la figure de proue était le Courant patriotique libre (CPL) du général Aoun, mais qui comptait aussi le PFL, elle qualifiait la présence syrienne d’« occupation » et réclamait un retrait pur et simple de son armée du pays et la fin de toute ingérence dans les affaires intérieures du Liban. Cependant, ces deux formes d’opposition organisée s’enracinaient dans une base populaire commune, celle de catégories sociales qui avaient accumulé de profonds sentiments de découragement. Car à la frustration politique s’ajoutait une dégradation continuelle de leurs conditions de vie. Ce milieu sociocommunautaire se trouvait aussi engagé, peut-être à l’insu des classes politiques qui le représentaient, dans une dynamique d’intégration interne, qui rendait la multiplicité identitaire des confessions chrétiennes plus homogène. Toutefois, le « paysage » chrétien ne saurait être complet sans la prise en considération des dirigeants et des partis chrétiens qui s’étaient ralliés au régime de Taëf et à l’alliance avec la Syrie, surtout qu’il s’agissait de personnes politiques influentes et de za’im-s 2 ayant des bases populaires importantes. Il se produisit, durant les années 1990, un retournement des personnalités et des formations naguère hostiles à la Syrie comme le parti Kataâb (phalangiste) des Gemayel. À ceux-là, s’ajoute le puissant clan des Frangié, maronites du Liban-Nord et alliés traditionnels de la famille Assad en Syrie.

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Le rassemblement de Kornet Chehwan (siège de l’évêché maronite du Metn) était présidé par Mgr Youssef Béchara, ce qui signifie que l’Église maronite et le patriarche Nasrallah Sfeir n’étaient pas étrangers à cette formation politique. Le za’im est en même temps le chef d’une famille de notables urbains ou ruraux et son représentant politique. Il exerce un pouvoir fondé sur le binôme du clientélisme et de l’allégeance. La puissance d’un za’im fait de lui naturellement un homme influent au sein de sa communauté religieuse.

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Les chrétiens et les rêves déçus de la « révolution du Cèdre » Après Taëf, les chrétiens considéraient que le poids décisionnel de la Syrie et de ses alliés musulmans les privait du choix d’un président conforme à leurs attentes. La question de la présidence était devenue la pierre d’achoppement des récriminations des chrétiens, d’une part, et le symbole de leur assujettissement à la volonté du président syrien, d’autre part 3. C’est pourquoi l’élection d’un président de la République sur la base de la libre volonté des députés libanais, en tenant compte des priorités du courant principal des élites politiques et religieuses de la communauté, était devenue synonyme de souveraineté et de liberté pour les chrétiens libanais. Toute la question en 2004 était de savoir si Bachar al-Assad, à l’instar de son père, allait obliger le Parlement libanais à reconduire le mandat d’Émile Lahoud pour trois ans ou bien laisser les députés choisir un président en phase avec les attentes de la communauté. Début septembre 2004 eut lieu le vote de la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU et, le lendemain, la reconduction, sous pression syrienne, du mandat du président de la République (voir supra, chapitre 8). Dans ce climat de tensions exacerbées qui culmine avec l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, se profile alors le ralliement des sunnites et des druzes à la politique d’opposition des chrétiens. Entre cette date et les négociations qui ont préludé aux législatives du printemps, quatre-vingt-dix jours fébriles allaient s’écouler, au cours desquels les chrétiens devaient passer des espoirs les plus fous quant à leur avenir au Liban à la colère contre l’effritement de leurs rangs lors des élections législatives, pour retomber de nouveau dans des querelles intestines aussi vénéneuses que vaines. Que les chrétiens aient pu caresser les espoirs les plus insensés peut se comprendre, puisqu’ils avaient, pour une fois, testé l’expérience d’une remarquable unité, celle de leurs rangs d’abord et celle des autres communautés alliées au cours de la fameuse manifestation du 14 mars

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C’est ainsi que Hafez al-Assad fit reconduire pour trois ans le mandat d’Elias Hrawi en 1995 et élire à la présidence de la République le commandant en chef de l’armée, Émile Lahoud, en 1998.

Du point de vue chrétien : encore une « guerre pour les autres » ?

2005 en réaction à l’assassinat de Hariri. Comment n’auraient-ils pas cru que leurs rêves les plus fous pouvaient se réaliser, alors qu’ils assistaient au retrait des derniers soldats syriens du Liban le 26 avril 2005, en application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU, et cela après vingt-neuf ans de présence militaire sur le sol libanais ? Comment n’auraient-ils pas cru qu’un réajustement des équilibres avec les autres communautés devenait possible, grâce au retour sur la scène politique de leurs leaders radicaux, Michel Aoun, après un exil de quinze ans, et Samir Geagea, après onze ans d’emprisonnement dans les geôles du ministère de la Défense ? Pourtant, à mesure que l’échéance électorale approchait, les chrétiens commençaient à se demander si ces quatre-vingt-dix jours n’avaient pas été un mirage ! En effet, ce que le « chrétien de base » pouvait observer à partir de mai 2005, c’était une succession d’événements et de conduites politiques absolument en contradiction avec ce à quoi il s’attendait : il découvrait tout d’abord que les antagonismes et les attitudes hostiles entre leaders et za’im-s chrétiens, tus pendant la période de la présence syrienne, refaisaient surface, tantôt sous le couvert de la multiplicité des opinions, propre à toute démocratie, tantôt sous celui d’une logique de transparence. Ensuite, ce chrétien n’a pu que constater que l’idéal d’une direction unique pour la société chrétienne était bel et bien en train de disparaître au cours des négociations sur la formation des listes électorales. Celles-ci tournaient autour des quatre pôles politico-communautaires : le Courant du futur de Hariri, Amal avec Nabih Berri, le Hezbollah, et le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt. Les chrétiens retenus appartenaient au PFL et au rassemblement de Kornet Chehwan, présents dans le mouvement du 14 mars. Mais le CPL de Michel Aoun, lui aussi actif dans le mouvement du 14 mars, s’est considéré exclu de ces alliances et a mené la bataille électorale seul, ou plutôt en s’alliant avec des figures chrétiennes proches du président Lahoud et prosyriennes. Malgré la formation d’une majorité parlementaire comprenant Joumblatt, le courant de Hariri, le PFL et des personnalités de Kornet Chehwan, l’opposition du 14 mars était brisée par le fait qu’Aoun se retrouvait dans le camp des alliés de la Syrie ; plus, celui-ci réduisait son isolement en signant un texte d’entente avec le Hezbollah en février 2006. 99

Liban, une guerre de trente-trois jours

Cette configuration de la représentation politique en milieu chrétien a suscité au sein du « peuple chrétien » des commentaires acerbes que résume le journaliste Pierre Atallah : « Cela a eu pour conséquence l’alliance d’Aoun avec le chiisme politique syro-iranien et celle de Samir Geagea avec le sunnisme politique prosaoudien et, dans ce cas de figure, les chrétiens sont suivistes plutôt que partenaires 4. »

La guerre de 2006, encore une « guerre pour les autres » ? En juillet 2006, les propos du patriarche maronite, Mgr Nasrallah Sfeir, à une chaîne arabophone basée aux États-Unis 5 illustrent ce qu’on appelle en anglais le mainstream chrétien ou le courant médian de la société chrétienne à l’égard du conflit en cours, par-delà les diverses analyses partisanes : — le patriarche se prononce en faveur de la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU, mais considère que son application doit résulter d’un large dialogue interne. Le recours à la force pour retirer ses armes au Hezbollah serait, à son sens, vain ; — il considère que la République libanaise est fondée sur le principe d’égalité entre les communautés religieuses. Il en résulte qu’une communauté ou une catégorie de citoyens ne peut pas porter légalement des armes alors qu’une autre n’en porte pas. Dans un État souverain, seules les forces armées régulières ainsi que les agents de la sécurité publique peuvent détenir légitimement des armes ; — il fait appel à la communauté internationale afin qu’elle aide substantiellement l’État libanais à asseoir sa souveraineté. Quant aux responsables politiques et aux partis, ils défendent deux positions absolument antagonistes : — la première, représentée par Aoun et le CPL, ainsi que par le clan de Soleiman Frangié, considère avoir adopté une position nationale et patriotique en appuyant fortement la position et la résistance du Hezbollah, donc celle du Liban, contre l’ennemi sioniste ;

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Al-Nahar, 9 août 2006. Al-Hurra, 20 juillet 2006.

Du point de vue chrétien : encore une « guerre pour les autres » ?

— la seconde, représentée par les politiciens et les leaders du « 14 mars », le PFL et les anciens de Kornet Chehwan, dénonce l’agression israélienne tout en faisant porter au Hezbollah la responsabilité d’avoir entraîné le pays, par une décision unilatérale, dans une guerre massivement destructrice. Cette polarisation de la direction politique des chrétiens les place d’emblée en dehors des initiatives des acteurs principaux : les initiatives militaires des chiites (le Hezbollah) et les initiatives politiques et diplomatiques des sunnites (le gouvernement Siniora). Ce qui semble évident, c’est qu’il y a des chrétiens au sein de la classe politique, mais certainement pas dans le cercle restreint des décideurs, ni même dans celui de leurs conseillers. Il va sans dire que la majorité de la classe politique chrétienne semble beaucoup plus préoccupée par les répercussions de cette guerre sur le statut des acteurs (opposants au gouvernement qui attendent le butin que le Hezbollah pourrait leur offrir ou membres de la majorité qui se cramponnent à leurs positions) que par la formulation d’une stratégie pour l’ensemble du pays. Ce que demande la classe politique chrétienne, c’est une participation d’égal à égal dans les prises de décision du gouvernement et de l’administration. Au niveau de la société, les chrétiens, dans leur majorité, se sont opposés à l’enlèvement des soldats israéliens comme aux bombardements ; et ils sont, bien entendu, absolument choqués par le massacre des civils. Cependant, ils veulent l’application des résolutions 1559 et 1701, qui prévoient le désarmement du Hezbollah. Ils ne sont pas, en général, hostiles au Hezbollah ni à l’Iran, mais ils le sont envers la Syrie, qui tente de profiter du climat antiaméricain pour revenir en force sur la scène politique libanaise. De ce fait, si le Hezbollah se met à servir de passerelle à Damas afin de lui permettre de revenir au Liban, on peut faire l’hypothèse qu’ils lui seront davantage hostiles. Et ils considèrent que si le conflit ne s’achève pas par une solution durable, le Liban est tout simplement perdu. On aurait encore une fois mené « une guerre pour les autres 6 », pour leurs intérêts et leurs buts. La question que n’importe quel citoyen chrétien pouvait alors se poser était de savoir si les choses auraient été différentes si la 6

Cette formule renvoie au titre de l’ouvrage consacré à la guerre de 1975 à 1982 par un intellectuel libanais prestigieux, Ghassan TUENI, Une guerre pour les autres, Lattès, Paris, 1985.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

présidence de la République avait pleinement accompli son rôle constitutionnel. Pour l’opinion publique chrétienne, la présence d’Émile Lahoud à ce poste était pour beaucoup dans la mise à l’écart des chrétiens des cercles décisionnels. Une situation qui semblait devoir durer, la question de la présidence de la République n’étant pas à l’ordre du jour au lendemain de la guerre.

11 Le Liban-Sud, des bandes armées à la guérilla (1920-2006)

SABRINA MERVIN

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ans son discours du 26 juillet 2006, Hassan Nasrallah déclarait que le Hezbollah ne luttait pas avec une armée classique, mais à la manière des ‘isâbât. Traduite par « guérilla », l’expression renvoie aussi, pour les chiites du Liban-Sud, aux bandes armées qui combattirent l’armée française au moment de l’instauration du mandat et de la création de l’État du Grand Liban. Y faire allusion, c’est soulever un pan des représentations locales qui établissent une continuité de la résistance au Liban-Sud, depuis la lutte contre les Français ; c’est aussi rappeler que son histoire ne fut pas seulement écrite avec le sang des martyrs (même si le thème est cher au Hezbollah), mais aussi avec les fusils des héros. Certes, les temps ont changé, et l’historien ne peut entièrement souscrire à ce raccourci : ainsi, les chefs des ‘isâbât, sous le mandat, étaient des hommes en rupture de ban mais issus des grandes familles notables de la région, et alliés à elles, alors que les combattants d’aujourd’hui viennent des milieux populaires et n’ont pas de liens avec ces grandes familles, elles-mêmes sur le déclin. S’il est osé de faire un parallèle direct avec le passé, l’histoire semble néanmoins se répéter, au Liban-Sud, sur deux points : l’occupation récurrente de la région par une armée étrangère ; les revendications de la population, réitérées sous différentes formes de mobilisation, pour sortir de 103

Liban, une guerre de trente-trois jours

l’isolement et de l’arriération économique et sociale. C’est dans le cadre de ces luttes, et dans celui d’une construction nationale inachevée, que s’inscrit le processus d’intégration des chiites à l’État libanais.

Une montagne avale une autre montagne Avril 1920. De Tyr à ‘Udayseh 1 en passant par Bint Jbeil, le Mont Amel (Jabal ‘Âmil) vit dans l’insécurité et le désordre. Des bandes chiites armées, appuyées par le gouvernement arabe du roi Fayçal, à Damas, règnent en maîtres sur de petits territoires. Elles harcèlent les troupes françaises et leurs alliés, des bandes chrétiennes, alors que le chef politique de la région, Kamil al-As‘ad, tergiverse entre la France et Fayçal. À l’issue d’un congrès qui réunit la population autour des notables et des oulémas, la décision est prise de soutenir Fayçal et de demander le rattachement de la région à la Syrie. Peu après, une bande chiite attaque des villages chrétiens, autour de Bint Jbeil, et une autre s’en prend au poste de Tyr. La répression organisée par l’armée française, qui vise à « châtier » les coupables, est terrible : Bint Jbeil et des villages chiites sont bombardés par l’aviation, d’autres incendiés, les armes des insurgés confisquées, certains d’entre eux jugés ou bannis, et le versement d’une amende et d’un impôt exigé pour couvrir les pertes. L’économie de la région s’en trouve fort affaiblie. Le 1er septembre 1920, le Mont Amel fut attaché à l’État du Grand Liban, créé par les autorités mandataires françaises. Ainsi s’écroulaient les revendications d’incorporation à une Grande Syrie, même si certains intellectuels continuèrent d’en rêver. « Une montagne avale une autre montagne », écrivit un religieux de Nabatiyyé, le cheikh ‘Abd al-Husayn Sadiq. Le Mont Amel avait perdu son nom pour être absorbé par le Mont-Liban et devenir le Liban-Sud ; seuls les érudits en parlent encore. Pourtant, il a laissé des traces jusqu’en Iran, où des familles portent l’épithète ‘âmilî accolée à leur nom, en souvenir d’un savant ancêtre venu du Mont Amel pour asseoir le chiisme et en faire la religion officielle de l’Empire safavide, au XVIe siècle. À ce lien ancien avec l’Iran s’en était ajouté un autre, avec l’Irak, à la faveur de 1

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Localité située à l’extrême est du Mont Amel, entre Marjayoun et Bint Jbeil.

Le Liban-Sud, des bandes armées à la guérilla (1920-2006)

l’ascension de Najaf comme grand foyer de savoir chiite. Les familles de clercs y entretenaient d’étroites relations d’intermariage, de compagnonnage, de filiation spirituelle. Il faut en outre mentionner les liens entre les familles de notables amilites et celles de Damas, et les échanges commerciaux avec les marchés du nord de la Palestine. Après la création du Liban, la région dut regarder vers Beyrouth ; celle de l’État d’Israël, en 1948, la privera de ses relations économiques avec la Palestine. Les Français avaient promis aux chiites de leur donner leurs droits, bafoués sous l’Empire ottoman, puisqu’ils ne pouvaient ni appliquer officiellement leur école juridique, ni observer publiquement leurs rites spécifiques. Le 17 janvier 1926, les autorités mandataires octroyèrent aux chiites la juridiction ja‘farite qu’ils réclamaient : ainsi, ils eurent leurs propres tribunaux religieux, où ils purent appliquer le droit chiite, dit ja‘farite (du nom du sixième imam, Ja‘far al-Sadiq). Ce n’était pas un « cadeau » des Français, mais plutôt une monnaie d’échange dans un marché visant à s’assurer le loyalisme des chiites et les empêcher de se rallier à l’insurrection syrienne (1925-1927). Cela permit, en tout cas, à la communauté chiite d’être officiellement reconnue et de se doter de ses premières institutions propres. Si les grands clercs, rétifs à toute compromission et jaloux de leur indépendance, refusèrent d’y remplir des fonctions officielles, d’autres acceptèrent. Ainsi, une double hiérarchie religieuse s’instaura, transnationale, d’une part, et nationale, de l’autre. La première était liée à la direction religieuse chiite, la marja‘iyya, de Najaf, et la seconde émanait de la juridiction ja‘farite au Liban. Un jeu subtil se mit en place — et perdure depuis — entre ces deux hiérarchies, qui se veulent non pas antagonistes, mais plutôt complémentaires.

L’émergence des chiites sur la scène politique Si la communauté chiite se faisait plus organisée et gagnait en visibilité, il lui restait à s’imposer sur la scène politique libanaise comme une communauté politique influente, dans un État créé pour les chrétiens. Au nom du principe d’égalité, dès 1921, le directeur d’une revue de Saïda, al-‘Irfân, se plaignait de la sous-représentation des chiites dans la fonction publique, mais aussi de la lourdeur des impôts qu’ils 105

Liban, une guerre de trente-trois jours

avaient à payer, ainsi que du manque d’écoles dans leurs régions. À ces revendications, s’ajoutèrent des demandes de routes, d’hôpitaux et d’infrastructures formulées dans la presse ou par des délégations de notables et d’oulémas. Puis, les députés chiites se chargèrent de les répercuter. Dans les années 1930, alors que la situation des chiites ne s’améliorait guère, leurs revendications se firent plus politiques. En 1937, ils demandèrent que le président de l’Assemblée nationale soit un chiite ; ils ne parviendront que dix ans plus tard à obtenir que cet usage soit instauré. Bien plus, une nouvelle élite, jeune et éduquée, commençait à s’engager dans des partis politiques modernes (le Parti syrien national social, le Parti communiste), à soutenir l’unité avec la Syrie, à militer pour l’égalité entre les chiites et les autres communautés, à réclamer plus de justice sociale au sein de leur propre groupe. En 1936, afin de prendre la défense des paysans de Bint Jbeil, spoliés par la Régie des tabacs, ces jeunes se révoltèrent contre les Français, mais aussi contre leurs propres notables et les oulémas qui les soutenaient. Cependant, leurs aspirations unitaristes allaient bientôt s’évanouir avec la signature du traité franco-syrien et ils se consacrèrent aux revendications chiites au sein de l’État libanais, où il leur fallait se tailler une place 2. Le processus d’émergence de la communauté chiite sur la scène libanaise s’accéléra à partir des années 1960, parallèlement à la montée des partis « laïques » et nationalistes dans les milieux intellectuels, tant et si bien que l’on parla des chiites comme d’une « communautéclasse ». Le très charismatique Moussa Sadr, un clerc iranien venu s’installer à Tyr en 1959, fut le principal artisan de ce « réveil chiite ». Formé en économie à l’université de Téhéran, en sciences religieuses à Qom et à Najaf, il était issu d’une prestigieuse lignée d’oulémas iraniens et irakiens qui avait des origines amilites. Le président Fouad Chehab, préoccupé par le développement du Liban-Sud, appuya ses projets caritatifs et d’enseignement, et lui donna la nationalité libanaise en 1963. Moussa Sadr fonda une institution chargée de gérer les affaires de la communauté chiite et de la représenter face à l’État, le

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Sur tout ce qui précède, cf. Sabrina MERVIN, Un réformisme chiite. Ulémas et lettrés du Jabal ‘Âmil (actuel Liban-Sud) de la fin de l’Empire ottoman à l’indépendance du Liban, Karthala, Paris, 2000, chapitres VIII et IX.

Le Liban-Sud, des bandes armées à la guérilla (1920-2006)

Conseil supérieur chiite, dont il fut élu président en 1969. Ce fut un pas de plus vers l’intégration des chiites à l’État libanais. Toutefois, au début des années 1970, ceux-ci étaient négligés par le gouvernement, et Moussa Sadr alerta l’opinion sur leur sort. Le Liban-Sud était devenu le terrain des luttes entre les Palestiniens et l’armée israélienne, et la population, fuyant les combats, se réfugiait dans la banlieue sud de Beyrouth, où elle commençait à former un sous-prolétariat. En 1974, il défendit les droits des planteurs de tabac du Sud, défiant pour cela le chef politique traditionnel de la région, Kamil al-As‘ad. Il mobilisa les foules, au Liban-Sud et dans la Bekaa, en s’appuyant sur une relecture des rites chiites commémorant la révolte et le martyre de Husayn, le troisième imam, et les exhorta à ne plus pleurer sur leur sort, mais à défendre leurs droits et leurs terres, par les armes. Ainsi, il fonda le Mouvement des déshérités et sa milice, Amal 3. Moderniste, acteur du dialogue islamo-chrétien, Moussa Sadr s’était fait l’apôtre de la non-violence, tout en incitant les chiites à « combattre jusqu’à la dernière goutte de sang pour les droits de la communauté » et en leur promettant de s’entraîner à leurs côtés 4. La situation libanaise était explosive quand il effectua une tournée auprès de chefs d’État arabes, afin de solliciter leur intervention. À la fin du mois d’août 1978, il se rendit en Libye, d’où il ne revint pas : l’imam avait « disparu ». Le mystère entourant sa fin subite accrut son aura de personnage quasi mythique, et son héritage est d’autant disputé aujourd’hui qu’il est considéré comme l’initiateur de la résistance à Israël.

Mobilisation politique et lutte armée L’invasion israélienne de 1978, puis la chute du Shah d’Iran en février 1979 précipitèrent la mobilisation des chiites, qui délaissèrent bientôt les partis de gauche pour s’engager dans des mouvements islamiques. Alors que le mouvement Amal, dont l’avocat Nabih Berri avait pris la tête, se laïcisait, d’autres mouvances se constituaient. Si

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Amal, qui signifie espoir, est l’acronyme de afwâj al-muqâwama al-lubnâniyya, les bataillons de la résistance libanaise. Discours prononcé à Baalbek, le 17 mars 1974.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Mohammed Mahdî Chams al-Din prit en 1978 l’intérim de la présidence du Conseil supérieur chiite, Mohammed Husayn Fadlallah, auparavant évincé par la personnalité de Moussa Sadr, émergea comme l’idéologue d’un islam alors plus révolutionnaire que réformiste. Il avait longuement étudié à Najaf, où il avait collaboré à la publication d’une revue, avec Mohammed Baqir al-Sadr dont il était proche. Dans les années 1960, le parti al-Da‘wa regroupait bon nombre de jeunes clercs chiites, irakiens, libanais, saoudiens et autres, autour de la pensée nouvelle élaborée par Mohammed Baqir al-Sadr, qui sera exécuté en 1980 par le régime de Saddam Hussein. Comme en Iran, où publiaient dans les années 1970 des idéologues tels Mortaza Motahari et Ali Chariati, il s’agissait pour eux de combattre tant le matérialisme et le communisme, qui attiraient les intellectuels chiites, que le capitalisme et l’impérialisme de l’Occident, et de proposer l’alternative d’un islam politique à la place de régimes dictatoriaux. Fadlallah fut très influencé par la révolution iranienne, qu’il soutint depuis la banlieue sud, où il avait élu domicile et fondé des institutions islamiques parmi une population déplacée et paupérisée. Après l’invasion israélienne, en 1982, le Hezbollah sortit peu à peu de l’ombre, rassemblant des militants déçus par les positions jugées trop souples d’Amal 5, et d’autres, du parti al-Da‘wa, de l’Association des étudiants musulmans, etc. Son principal objectif était d’organiser la résistance à l’occupation israélienne, et il était soutenu pour cela par l’Iran, qui lui accorda renforts, formations militaires et subsides, aux dépens du mouvement Amal. Celui-ci, le premier, avait entretenu des liens avec des révolutionnaires iraniens qui avaient séjourné au Liban, tels Mostafa Chamran en 1981 ou Ahmad Khomeyni, mais il ne se montrait pas réceptif à l’exportation de la révolution. Le Hezbollah, lui, suivait la « ligne de l’imam », c’est-à-dire qu’il entérinait la théorie du gouvernement islamique de Khomeyni voulant que le pouvoir suprême revienne au théologien-juriste (faqîh). Une longue collaboration s’amorçait, orchestrée par l’ambassadeur d’Iran à Damas, Ali Akbar Mohtachemipour, avec la caution — et sous le contrôle — de la Syrie. Mohammed Husayn Fadlallah fut souvent présenté comme le 5

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D’autres déçus d’Amal rejoignirent Amal islamique, fondé par Husayn Moussawi, en 1982, dans la Bekaa.

Le Liban-Sud, des bandes armées à la guérilla (1920-2006)

guide spirituel du parti, ce qu’il a toujours nié, même s’il en était effectivement très proche. Disposant d’une base solide et organisée, au service d’une idéologie résolument antioccidentale et contre le multiconfessionnalisme libanais, le Hezbollah mena des actions politiques violentes, notamment contre la présence américaine au Liban, ainsi que des prises d’otages, à Beyrouth, pour se concentrer, après 1985, sur la guérilla contre l’armée israélienne et sa milice supplétive, l’Armée du Liban-Sud (ALS), dans la zone occupée au Liban-Sud. Parallèlement, il développa ses actions caritatives (services sociaux, hôpitaux, écoles), se rendant ainsi utile dans les régions chiites défavorisées. Enfin, il s’organisa : son premier congrès élut un secrétaire général, Subhi Toufayli, en 1989, puis Abbas Moussawi, en 1991 ; assassiné par les Israéliens l’année suivante, il fut remplacé par Hassan Nasrallah. Si son rival, Amal, était monté en puissance dans les années 1980, le Hezbollah le supplanta par la suite. Après l’accord de Taëf, les années 1990 marquèrent un tournant dans la politique du Hezbollah, de plus en plus reconnu comme « résistance nationale » au Liban. En outre, il renforça son réseau d’aide sociale et développa son appareil médiatique (périodiques, chaîne de TV, radio, etc.). L’Occident n’était plus l’ennemi à abattre. Il n’était plus question de fonder un État islamique, mais plutôt de construire une société islamique tout en s’intégrant dans l’État libanais, par la voie démocratique. Le Hezbollah participa aux élections législatives de 1992, puis de 1996 et de 2000, et y remporta des sièges 6. Le retrait israélien du Liban-Sud en mai 2000, suivi du démantèlement de l’ALS, fut sa plus grande victoire.

Hezbollah et sphère islamique Si le Hezbollah poursuivit sa politique de « libanisation », sa ligne demeura la lutte contre Israël, notamment la libération des fermes de Chebaa. « Les armes de la résistance sont sacrées », a souvent déclaré Hassan Nasrallah après l’adoption de la résolution 1559 par l’ONU 7. 6 7

Cette politique d’accommodation provoqua la scission de Subhi Toufayli et du Mouvement des affamés, dans la Bekaa, en 1996. Sur le Hezbollah, cf. Walid CHARARA et Frédéric DOMONT, Le Hezbollah, un mouvement islamonationaliste, Fayard, Paris, 2004 ; Ahmad N. HAMZEH, In the Path of Hizbullah, Syracuse Univer-

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Par ailleurs, sa participation au processus d’intégration nationale et sa relative indépendance de décision par rapport à l’Iran n’empêchent pas son attachement au régime islamique iranien et à ses principes. Le Hezbollah et ses militants suivent la direction religieuse (marja‘iyya) de Khamenei 8, ce qui les distingue à la fois des mouvements politiques chiites à l’extérieur du Liban et des chiites libanais qui se réfèrent à un autre marja‘, comme Sistani ou Fadlallah. Depuis 1995, ce dernier est en effet considéré comme une référence et a instauré sa propre marja‘iyya, édifiée sur une approche moderniste des préceptes islamiques (notamment concernant les femmes, la morale sexuelle, la science) et sur un important réseau d’institutions. Si la « sphère islamique » (hâla islâmiyya) est parcourue de tensions et de rivalités, notamment entre le Hezbollah et Fadlallah, elle est en même temps soudée par une solidarité et des idéaux communs, comme la nécessité de la lutte contre l’hégémonie américaine et l’occupation israélienne. En outre, tous ont recours à des références islamiques pour prôner la justice sociale et l’égalité. Certes, l’opacité du Hezbollah et les manières qu’il utilise pour imposer sa loi rebutent certains chiites, notamment des intellectuels, mais sa politique sociale et son efficacité, fondée sur la discipline, le professionnalisme et le culte du secret, en ont convaincu d’autres. En outre, il a fait émerger de nouveaux acteurs sur la scène politique libanaise : des cadres qui ne sont issus ni des familles de clercs traditionnelles ni des familles de notables, mais des milieux populaires du Liban-Sud et de la Bekaa. Ceux-là dont sont issus ses combattants.

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sity Press, New York, 2004 ; Hala JABER, Hezbollah. Born with a Vengeance, Columbia University Press, New York, 1997 ; Naim QASEM, Hizbullah, the Story from within, Saqi, Londres, 2005 ; Amal SAAD-GHORAYEB, Hizbu’llah, Politics and Religion, Pluto Press, Londres, 2002. Ali Khamenei est officiellement le Guide (rahbar) de la révolution islamique, c’est-à-dire le successeur de Khomeyni. Toutefois, en Iran comme à l’extérieur, beaucoup de chiites ne le suivent pas comme marja’, mais en ont choisi un autre.

12 L’islamisme sunnite au Liban face au Hezbollah

BERNARD ROUGIER

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a « bataille de la oumma », selon l’expression utilisée par le secrétaire général du Hezbollah, le sayyid Hassan Nasrallah, pour décrire la guerre entre l’armée israélienne et son organisation pendant l’été 2006, n’a guère mobilisé les différents groupes qui composent le spectre de l’islamisme sunnite au Liban. Leurs tracts et communiqués étaient plus enclins à dénoncer la « sauvagerie » des bombardements israéliens qu’à proclamer un soutien franc et massif en direction des islamistes chiites libanais. Cette relative discrétion des islamistes libanais a tranché avec les prises de position des Frères musulmans en Égypte ou en Jordanie, qui ont manifesté, au sens propre et au figuré, leur solidarité avec le Hezbollah pendant toute la durée de la crise. Pour comprendre les systèmes d’attitudes des divers courants de l’islamisme sunnite, il apparaît donc nécessaire de distinguer différents niveaux d’analyse — l’idéologique, le confessionnel et le politique — et différents espaces d’intervention — le local, le national et le régional. Ainsi, les Frères musulmans jordaniens, palestiniens et égyptiens ont proclamé leur solidarité avec le Hezbollah, au nom d’un impératif stratégique et idéologique — la lutte contre Israël —, tandis que les Frères musulmans libanais ont fait prévaloir un impératif de cohésion confessionnelle en soutenant le Premier ministre Fouad 111

Liban, une guerre de trente-trois jours

Siniora dans sa volonté d’obtenir le désarmement progressif du Hezbollah. Malgré cette division de principe entre le prisme régional et idéologique et le prisme national et confessionnel, tous ces courants se présentent à l’intérieur de leurs sociétés comme les gardiens vigilants de l’orthodoxie sunnite face à l’islam chiite. De surcroît, un autre enjeu régional — la crise irakienne — modifie une nouvelle fois les priorités des uns et des autres puisque, sur ce dossier, les fronts sont renversés : les Frères libanais œuvrent au rapprochement confessionnel entre chiites et sunnites, quand d’autres directions nationales soutiennent des acteurs irakiens peu portés à la réconciliation. Sur un fond partagé de réticences et d’admiration face au dynamisme du Hezbollah et de l’islam chiite en général, on peut observer de multiples combinaisons possibles, dont le point d’équilibre pourrait déterminer les évolutions ultérieures de l’islamisme dans la région.

L’ambivalence sunnite vis-à-vis du Hezbollah Pour les islamistes des pays voisins, en effet, le Hezbollah a constitué depuis le début des années 1990 l’expression d’une revanche des sociétés de l’Orient arabe face à la puissance israélienne. Le Parti de Dieu a su toucher un public bien plus large que les chiites libanais, en réactivant, grâce à un vecteur audiovisuel d’une grande efficacité — la chaîne de télévision Al-Manar —, un idéal unitaire nationaliste et islamique que les régimes arabes, strictement préoccupés par leur survie, n’ont pas su défendre face aux nombreuses initiatives des États-Unis et d’Israël dans la région. La « victoire » du Hezbollah en mai 2000 — l’évacuation du Liban-Sud par l’armée israélienne — a aussi consolidé, parmi la population palestinienne, la croyance selon laquelle il était possible de récupérer, par l’action violente, un territoire occupé par Israël, sans tomber dans le piège de négociations humiliantes et inefficaces. Insensiblement, le Hezbollah parvenait ainsi à redéfinir le sens de la lutte palestinienne contre la direction nationale du mouvement, et donnait aux secteurs radicaux du pouvoir iranien la possibilité d’agir sur le front israélo-arabe. L’enthousiasme politique suscité par la résistance du Hezbollah face à l’armée israélienne lors de la guerre de l’été 2006 a provoqué de nombreuses réactions de défense au sein des États musulmans 112

L’islamisme sunnite au Liban face au Hezbollah

sunnites. Sur un plan politique et diplomatique, l’Arabie Saoudite, l’Égypte et la Jordanie ont constitué un « triangle arabo-sunnite » destiné à contrer une dynamique radicale assimilée à une influence iranienne réfractée par le Hezbollah auprès des opinions publiques de ces trois pays. De même, malgré les différences considérables qui les opposent, les divers acteurs de l’islam sunnite ont été contraints de prendre position pour faire valoir leurs conceptions propres de l’orthodoxie sunnite face à un Hezbollah diversement apprécié. À partir d’une posture conservatrice destinée à rabattre le politique sur le religieux, les oulémas wahhabites de l’institution religieuse saoudienne ont réactivé les thèses de l’hérésiographie sunnite contre l’islam chiite, dans le but de faire barrage à l’influence iranienne dans l’Orient arabe — un grand ouléma saoudien, le cheikh Abdallah ben Jabrin, allant même jusqu’à proscrire, au début de la guerre, toute forme de solidarité avec le Hezbollah. Pour les salafistes jihadistes, le Hezbollah est un concurrent malhonnête qui vient se placer sur un marché déjà occupé. Partageant sur les chiites le même point de vue que l’institution religieuse wahhabite, les salafistes jihadistes se prévalent de leur proximité imaginaire avec l’islam des origines (salaf) pour se libérer de toute obligation d’obéissance vis-à-vis de gouvernements musulmans compromis par leurs liens avec l’impiété occidentale. Leur discours de rejet de l’influence occidentale dans la région a parfois la même tonalité que celui des dirigeants iraniens mais, à la différence de ces derniers, ils inscrivent leur combat dans la perspective utopique d’un califat islamique au sein duquel les chiites, au même titre que les chrétiens et les juifs, n’auraient guère d’autre choix que la conversion. Obligé de réagir après deux semaines de guerre et placé, malgré lui, dans un rapport de rivalité mimétique avec le Hezbollah, Ayman al-Zawahiri, l’idéologue d’Al-Qaida, a incité « tous les musulmans, où qu’ils se trouvent, à répondre à la guerre menée par les croisés et les sionistes » sans faire la moindre allusion au mouvement chiite libanais 1. Zawahiri a voulu rappeler que la bataille de la oumma avait déjà été engagée, en Afghanistan et en Irak, et que le Hezbollah, dont l’action se limitait au Liban-Sud, n’avait pas les moyens de ses ambitions grandioses. 1

Intervention d’Ayman al-Zawahiri, reproduite dans le journal Al-Hayat, 28 juillet 2006.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Enfin, les grandes figures des Frères musulmans, comme le cheikh Youssef al-Qaradawi, ont su traduire l’ambivalence de l’opinion publique arabe sunnite — divisée entre peur du chiisme en Irak et engouement pour le Hezbollah face à Israël — en apportant un soutien politique au Hezbollah, immédiatement compensé par une mise en garde de nature confessionnelle contre l’offensive présumée de l’islam chiite dans toute la région.

L’expérience amère des islamistes du Bilâd al-Châm Il existe parmi les islamistes sunnites du Bilâd al-Châm (Grande Syrie) un contentieux particulier avec le Hezbollah, qui s’explique par un mélange complexe de considérations politiques, religieuses et confessionnelles. Pour eux, le Hezbollah est d’abord l’organisation par laquelle les sunnites ont été exclus, à la fin des années 1980, de la lutte contre Israël au Liban-Sud : en se dissimulant derrière le label de la « résistance islamique », ses dirigeants ont en réalité procédé à une appropriation exclusivement chiite du dernier front en activité contre Israël. Le Hezbollah a été l’instrument grâce auquel l’Iran révolutionnaire a pu établir dans les années 1980 une frontière commune avec la « Palestine occupée ». De nature à la fois idéologique et sociologique, cette expropriation a brisé le lien naturel qui existait entre une base arabe sunnite et la cause palestinienne. Défendue par le Hezbollah, islamisée par la propagande religieuse de l’ayatollah Khomeyni, la cause palestinienne a ainsi échappé aux réfugiés palestiniens et aux militants de l’islam sunnite en général, contraints par la force des choses d’aller se battre ailleurs. Victimes de la cause palestinienne au temps où les fedayin de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) faisaient la loi dans leurs villages, les chiites libanais ont ainsi récupéré, au moyen d’une guérilla de basse intensité, le prestige de la lutte armée face à Israël, alors que les États arabes sunnites avaient depuis longtemps perdu toute capacité d’action militaire et que l’OLP s’engageait à partir de 1988 sur la voie de la solution négociée. Cette expérience douloureuse a mis en relief la question du rapport à l’État chez les islamistes sunnites. À cet égard, le Hezbollah est détesté parce que son succès fascine : pour la première fois dans l’histoire de l’islamisme, une formation de masse a pu inscrire son 114

L’islamisme sunnite au Liban face au Hezbollah

action dans un cadre à la fois national et régional, en bénéficiant d’une aide étatique multiforme et massive de la part de l’Iran et de la Syrie. À certaines périodes de leur histoire, les islamistes de la région ont pu inventer des formules de cohabitation avec leurs États respectifs, mais ces formules n’ont pas résisté au moment de vérité constitué par la signature des traités de paix avec Israël. Pire encore, lors de la guerre civile qui les a opposés au régime de Hafez al-Assad, les Frères musulmans syriens ont été accusés de servir les intérêts d’Israël, dès lors qu’ils contribuaient, par leur insurrection, à affaiblir le principal État de la confrontation avec l’« ennemi sioniste ». Juste après la destruction de la ville syrienne de Hama en 1982, c’est la guerre contre l’Union soviétique en Afghanistan qui a servi d’exutoire aux islamistes de l’Orient arabe. Une conjoncture géopolitique exceptionnelle leur a permis de combiner, pour une fois, sens religieux, violence militaire et soutien international grâce au soutien de l’Arabie Saoudite et du Pakistan. Mais la nouvelle idéologie née à Peshawar, en faisant du jihad une fin en soi, éloignait les militants de l’accès au pouvoir d’État et dégageait leur engagement religieux de tout enracinement territorial et stratégique. Dans les années 1990, l’islamisme sunnite s’épuisera dans d’interminables querelles sur les conditions légitimes de l’appartenance religieuse, tandis que l’islamisme chiite, porté par l’État iranien, adaptera son messianisme révolutionnaire au nouveau système de pouvoir mis en œuvre par la Syrie au Liban pour gagner une reconnaissance régionale tirée de sa guérilla anti-israélienne. L’échec stratégique de l’islamisme moyen-oriental explique l’engouement des militants pour la lecture de textes directement tirés de la littérature médiévale anti-chiite. L’accusation récurrente d’« hypocrisie » proférée contre les chiites a fait sens dans un contexte où les militants sunnites se sont sentis dessaisis de toute capacité d’action militaire ou stratégique vis-à-vis d’Israël — écartés par une organisation qui se réclamait de l’islam (le Hezbollah) et réprimés par un État qui se faisait, par ailleurs, le champion de la cause palestinienne (la Syrie). L’influence dans la région des courants salafistes issus de la péninsule Arabique a conforté la tendance : le retour sur 115

Liban, une guerre de trente-trois jours

l’islam des origines induisait presque mécaniquement une exacerbation de la relation avec les râfidoun, les « gens du refus » 2.

L’islamisme sunnite au Moyen-Orient entre la politique confessionnelle et l’idéologie religieuse Depuis février 2005, les Frères musulmans libanais et une partie de la mouvance salafiste au Liban se sont rangés derrière la famille Hariri, en dépit des réserves qu’ils ont pu manifester à l’égard de la figure politique du fondateur de la dynastie. Pour ces acteurs, le conflit israéloarabe constitue un enjeu secondaire par rapport à la nécessité vitale de protéger l’identité sunnite au Moyen-Orient. La mise en place d’un pouvoir chiite en Irak depuis mars 2003, la puissance idéologique, sociale et militaire du Hezbollah au Liban et l’émergence de l’Iran comme puissance régionale sont des éléments dont l’accumulation suscite les pires anticipations sur l’avenir de l’islam sunnite dans la région. Selon cette interprétation confessionnelle, le régime syrien, identifié à sa base alaouite, a déployé dans ses rapports avec la population sunnite la même brutalité au Liban qu’en Syrie. Divisé de l’intérieur par l’introduction d’un réseau sectaire organiquement lié au régime syrien 3, soumis à l’influence des institutions de l’islam d’État syrien, tenu à l’écart de l’enjeu régional israélo-arabe, l’islamisme libanais a été placé sous la surveillance combinée des agences de renseignements libanaise et syrienne. Cette politique d’affaiblissement méthodique a été d’autant plus douloureusement vécue qu’elle a coïncidé sur la même période avec l’épanouissement de l’islamisme chiite. De la fin de la guerre (1990) jusqu’au départ des troupes syriennes (avril 2005),

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Cette expression péjorative désigne le « parti d’Ali » (chî’at Alî), qui a refusé de reconnaître ce qui compose aujourd’hui le « bloc de la foi » de l’islam sunnite : la génération des compagnons du Prophète et les deux générations suivantes. L’implantation au début des années 1980 de la secte des Ahbash (littéralement, les « Éthiopiens », en raison de l’origine éthiopienne de son fondateur) dans les quartiers populaires sunnites a été une source de conflits permanents avec les autres courants de l’islam sunnite libanais. La secte a bénéficié du parrainage des services de renseignements syriens, grâce auquel elle a pu s’emparer par la violence de nombreuses mosquées à Beyrouth, Saïda et Tripoli.

L’islamisme sunnite au Liban face au Hezbollah

le Hezbollah a été associé à la politique de répression qui s’est abattue sur l’islamisme sunnite au Liban, puisque ses cadres ont pris une part croissante dans le fonctionnement de l’appareil d’État, au point de participer à la nomination des responsables des services de sécurité et de bénéficier de l’aide logistique de l’armée libanaise dans le cadre de ses actions militaires contre Israël. Selon cette vision, il ne faut surtout pas croire Hassan Nasrallah lorsqu’il prétend que les armes du Parti ne seront jamais retournées contre la population libanaise, puisque le Hezbollah, par sa seule puissance, fait peser une menace existentielle pour les sunnites au Liban. Dès lors, tout devient justifiable au nom de la défense de la ‘asabiyya (solidarité) sunnite, y compris le rapprochement avec une équipe politique directement soutenue par les États-Unis et la France. Cependant, et c’est tout le paradoxe, cet alignement n’est pas inconditionnel, car ces groupes, s’ils possèdent un noyau idéologique « dur », peuvent modifier l’ordre de classement de leurs inimitiés et activer d’autres mémoires et d’autres références en fonction des bénéfices qu’ils escomptent tirer des évolutions en cours. Le cosmopolitisme de la famille Hariri, ainsi que ses liens avec la famille royale saoudienne, peuvent ainsi aisément servir à justifier un argumentaire de combat contre la figure dominante de l’islam sunnite libanais. De même, l’irruption d’enjeux symboliques de nature transnationale est susceptible de soulever des contradictions internes au sein de la coalition tripartite qui dirige le pays depuis les élections de l’été 2005 4. À ce titre, les milieux islamistes sunnites représentent une menace potentielle aussi bien pour le régime syrien que pour l’équipe constituée autour de Saad Hariri. Après le renforcement de la force internationale de l’ONU au sud du Liban au mois d’août 2006, la question du contrôle de l’orientation idéologique de ces militants revêt donc une importance primordiale. En effet, contre l’option confessionnelle et politique décrite précédemment, une autre partie de la mouvance radicale sunnite a choisi une option idéologique et religieuse qui implique le refus du jeu institutionnel libanais, la lutte contre les résolutions internationales de 4

Ce fut le cas notamment lors de la manifestation organisée à Beyrouth, le dimanche 5 février 2006, contre les caricatures du Prophète parues dans la presse danoise, au cours de laquelle des manifestants ont brûlé des voitures et jeté des pierres sur des églises du quartier chrétien d’Achrafieh, où était situé le consulat du Danemark.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

l’ONU, le maintien de l’état de guerre avec Israël, le soutien à la résistance islamique, fût-elle incarnée par le Hezbollah chiite, et la solidarité avec le régime syrien, malgré son contentieux avec les islamistes. Installés à Damas, les membres du bureau politique du Hamas s’inscrivent dans cette perspective. Les responsables de l’organisation palestinienne essaient de convaincre leurs coreligionnaires libanais de modifier leur attitude vis-à-vis du régime syrien, au nom de l’exigence plus fondamentale de la lutte contre Israël. Les milieux jihadistes des camps palestiniens d’Aïn el-Héloué et de Nahr al-Bared, sur le littoral libanais, partagent une orientation similaire 5. Pour ne pas renier leur identité religieuse, ils introduisent une distinction entre le niveau théologique et le niveau stratégique : les chiites sont toujours détestés sur le plan confessionnel, mais l’urgence de la lutte régionale justifie un pacte, même implicite, avec le Hezbollah, afin de faire échouer les projets occidentaux dans la région. C’est la raison pour laquelle les milieux salafistes d’Aïn el-Héloué dénoncent les résolutions internationales — 1559, 1680 et, depuis l’été 2006, 1701 — qui exigent le désarmement des milices libanaises et palestiniennes, tout en veillant à empêcher le Hezbollah de s’installer dans les camps de réfugiés, au nom de la défense de l’identité sunnite. De même, ils bloquent toute forme de solidarité confessionnelle avec les sunnites libanais mobilisés derrière la famille Hariri, en imputant à Rafic Hariri le régime d’exclusion dont les réfugiés palestiniens avaient fait l’objet pendant les années 1990 6. Exporter la violence en Irak permet de dépasser la contradiction : en allant combattre dans les villes irakiennes du « triangle sunnite », les moujahidun partis du Liban peuvent enfin se réconcilier avec euxmêmes et combattre pêle-mêle les troupes américaines, le gouvernement de Nouri al-Maliki, les sunnites qui choisissent la participation politique et les civils irakiens de confession chiite. Les prédicateurs jihadistes, selon les enjeux et les espaces, choisissent donc de mettre en avant des composantes différentes de leur identité religieuse, chacune correspondant à une stratégie propre. Dans l’underground 5 6

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Pour une sociologie de ces groupes, voir Bernard ROUGIER, Le Jihad au quotidien, PUF, Paris, 2004. Alors que la définition de cette politique était l’apanage exclusif de la Sûreté générale et de la présidence de la République, deux institutions étroitement liées aux services de renseignements syriens.

L’islamisme sunnite au Liban face au Hezbollah

clandestin, c’est-à-dire dans les camps du Liban comme en Irak, les militants jihadistes choisissent d’exacerber leur identité religieuse sunnite, que ce soit contre leurs coreligionnaires non salafistes ou contre les musulmans chiites. Mais, dans leurs relations avec leur environnement immédiat, ils savent se fondre dans le consensus islamique antioccidental pour obtenir les bonnes grâces du Hezbollah ou du régime syrien.

13 Les intellectuels chiites, un témoignage de l’intérieur

ABBAS BAYDOUN

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e quels intellectuels parlons-nous ? Ils sont bien sûr chiites. Mais ce ne sont pas seulement des gens instruits, des universitaires ou des érudits. Ce sont aussi les producteurs d’une culture : hommes de lettres, chercheurs, écrivains, artistes et lecteurs polyglottes. Ce qui les réunit, sans que cela puisse les définir totalement, c’est qu’ils sont une part intégrante d’une culture libanaise nationale commune qui transcende les cultures confessionnelles. Une culture dont la relation suivie avec l’Occident est un élément constitutif et qui appartient à la modernité. Elle puise sa force et sa faiblesse dans la représentation d’une société libanaise s’affranchissant du confessionnalisme. Ce que j’entends par intellectuels chiites n’englobe pas les intellectuels traditionnels avec, en leur sein, les hommes de religion qui constituent l’ossature organisationnelle et culturelle du Hezbollah, ni tous les diplômés de cette confession. La catégorie des intellectuels chiites « modernistes » était extrêmement large autrefois et comprenait la majorité des chiites éduqués. Elle est devenue aujourd’hui plus étroite et se limite aux personnes mentionnées précédemment.

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Les intellectuels chiites, un témoignage de l’intérieur

Des intellectuels en dissidence Les chiites ont tardé à acquérir tous les attributs d’une communauté confessionnelle libanaise et leur force tient peut-être au caractère récent de ce processus. Dans le Liban moderne et indépendant, ils sont restés largement marginaux, sans cohésion et sans structure. Alors que les autres communautés avaient peu ou prou achevé de se constituer, les chiites étaient restés divisés, en proie notamment à des conflits intertribaux dans la Bekaa ou entre grands propriétaires terriens et paysans dans le sud du Liban. La perte de la Palestine, les mauvaises récoltes et un exode massif vers les villes concouraient à aggraver la dispersion de la communauté chiite, son déracinement (pas uniquement du point de vue de la terre, mais aussi de celui de la mémoire, de l’histoire et de la culture), ainsi qu’une angoisse identitaire tenace. Celle-ci était écartelée entre plusieurs tendances, l’une pansyrienne — transformée par la suite en tendance arabiste —, une autre prohachémite et une troisième tendance, localiste, qu’on ne peut d’emblée considérer comme libaniste. Ajoutons à cela leur marginalité, leur statut inférieur, le traumatisme de l’exode, leur mise à l’écart et la référence permanente au drame fondateur de Karbala (au VIIe siècle ap. J.-C. ; voir infra, chapitre 14), mais aussi la structure confessionnelle de l’État libanais et la position secondaire des chiites en son sein. Évoquer tout cela permet de situer la naissance du chiite éduqué au cœur de cette confusion où il lui était difficile de trouver une place. Pour lui, l’éducation était le seul espoir de s’en sortir. Devenu instituteur, il s’extrayait d’une société informe noyée dans la misère, le déracinement et l’infériorité. Il l’abandonnait sans regret pour s’orienter vers des utopies et des appartenances plus vastes, arabes et mondiales. Celles-ci lui permettaient alors de combattre le traumatisme de la division et de l’infériorité. Son entourage ressentait cette prise de distance comme une rébellion, un désaveu, et lui témoignait de l’hostilité. Un gouffre séparait ses représentations d’une unité supérieure et une réalité confuse non conforme à ses principes. Quel que soit le nom que l’on donne à cette distance, rupture ou dissidence, elle s’attachera à l’intellectuel chiite comme un trait distinctif. Il était devenu ce dissident radical se situant dans un hors-lieu où règnent l’utopie et le discours. Il consacrait son existence tout entière à cette posture 121

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idéelle ; c’était un être de paroles idéologiques. Ses convictions identitaires ne transparaissaient pas dans sa vie sociale, de même que la réalité n’effleurait pas la plénitude de ses principes. C’est ainsi que les chiites éduqués, souvent des instituteurs, sont devenus les premières recrues chiites du communisme et du baathisme. Cependant, leur nombre important et sans cesse croissant n’a pas fait disparaître la relation conflictuelle avec leur environnement social et le sentiment qu’ils étaient des dissidents et des traîtres. Face aux souffrances endurées par les petites gens en raison du mépris et de la dureté de leurs chefs, l’aspiration au rassemblement et à l’unité était négligée par les intellectuels et les gens éduqués. Pour ces derniers, ni leur communauté ni le Liban ne pouvaient contenir leurs rêves. Ils refusaient par ailleurs tout ce qui leur rappelait leurs racines communautaires et locales, dont ils entretenaient l’oubli social et culturel. Le petit peuple chiite restait sans repère et cherchait vainement un guide parmi son élite éduquée. Il le trouva dans les années 1970 en la personne de Moussa Sadr 1, qui lança un appel à l’union de la communauté et organisa des défilés militaires inoffensifs, aux allures folkloriques mais lourds de sens. Sadr avait entretenu en outre des relations avec le régime du président Fouad Chéhab 2, qui s’était efforcé de libérer l’État de la pression des chefs de clan et de communauté. L’appel de Sadr visait en fait à l’institutionnalisation de la communauté chiite et à son intégration, sur cette base, dans la société et dans l’État. Les défilés militaires servaient à compenser symboliquement le traumatisme de l’humiliation et de la marginalisation ; plus tard, les armes du Hezbollah assumeront ce rôle une fois encore. Outre le petit peuple, le mouvement de Sadr a attiré un certain nombre de chiites éduqués ainsi que des cadres du secteur public ayant une ambition politique. Durant la deuxième phase de la guerre, après l’assassinat du président Bachir Gemayel 3 en septembre 1982, les chiites ont participé à la guerre en tant que communauté. Ils ont 1

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Président du Conseil supérieur chiite à sa fondation en 1967, il créa, en 1974, le Mouvement des déshérités, qui deviendra le mouvement Amal. Il « disparut » en 1978 lors d’un voyage en Libye (voir supra, chapitre 11). Président de la République libanaise de 1958 à 1964. Fils de Pierre Gemayel, fondateur du parti des Phalanges, Bachir Gemayel devint le chef de la milice chrétienne des Forces libanaises en 1976. Il trouva la mort dans un attentat, le 14 septembre 1982, trois semaines après son élection à la présidence de la République.

Les intellectuels chiites, un témoignage de l’intérieur

combattu les Forces libanaises et le président phalangiste pour passer peu après à la résistance contre Israël, après avoir combattu auparavant la résistance armée palestinienne. C’est au cours de ces guerres que la communauté chiite s’est formée, et que le Hezbollah s’est progressivement constitué. Aux côtés de ses intellectuels organiques issus de la sphère religieuse, il recruta une grande partie des gens éduqués au détriment des partis de gauche. Le Hezbollah occupa, peu à peu et sur une échelle encore plus large, la place de la gauche et des mouvements nationalistes, devenant le pôle incontournable de l’opposition et le tenant principal du discours d’émancipation hostile au colonialisme et à l’Occident. De leur côté, les intellectuels de gauche transformèrent leur discours pour adopter une posture critique que certains considèrent comme libérale. Elle est fondée sur une remise en cause des idéologies totalitaires et vise en premier lieu l’idéologie révolutionnaire chiite. Ils optèrent pour des thèses indépendantistes libanaises à mi-chemin entre le libéralisme et la gauche démocratique, refusant l’autoritarisme et les régimes militaires.

Une contribution majeure à la culture libanaise Depuis le retrait de l’armée syrienne en avril 2005, l’isolement de la composante chiite de cette tendance n’a cessé de se renforcer, car la majorité des personnes éduquées et politisées s’en sont détachées. Ce groupe a ainsi pris la forme d’une élite restreinte, qu’il serait juste de nommer « intelligentsia ». On peut dire qu’une grande partie des hommes de lettres et des penseurs chiites appartiennent à cette catégorie. L’influence morale de cette intelligentsia et son rôle sur le plan national dépassent toutefois le nombre réduit de ses effectifs. En regard de sa participation essentielle à la vie culturelle libanaise, cette élite appartient, de manière surprenante, à des familles chiites reconnues dans les domaines de la religion et des lettres, spécialisations qui leur étaient traditionnellement réservées. Les écrivains Waddah Sharara, Ahmad Baydoun, Wajih al-Kawtharani, Ali Harb, Hassan Qubaysi, Chawqi Bazi, Mohammad Ali Shamseddin, Hassan Abdallah, Mohammed Abdallah, Jawdat Fakhraddin appartiennent tous à des familles « savantes » pétries d’une culture ancienne. Après 123

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un long temps de latence historique de l’élite traditionnelle, l’intelligentsia nouvelle est apparue, mais sans l’influence sociale de la première. Elle joue cependant un rôle moral et critique non négligeable. Son isolement et sa dissidence vis-à-vis de sa société d’origine ravivent l’espoir en une culture indépendante, critique, engagée et sérieuse, sans compter la référence morale que constituent la rupture avec la famille et la confrontation avec la communauté. Même si celle-ci traite l’intelligentsia comme une clique de renégats et de traîtres, voire d’espions à la solde de l’ennemi. Quelle est la part des intellectuels chiites dans la culture libanaise ? Il convient d’abord de signaler que la particularité première de cette culture est de ne pas être islamique. En effet, ce sont les chrétiens qui l’ont façonnée et elle n’est donc pas régie par des contraintes islamiques. Le Coran n’était pas la seule référence ; il y avait aussi l’Évangile. Le chrétien de la montagne n’était pas sous le coup de l’interdiction de l’imitation du style coranique, difficulté dont souffrait le musulman confronté à l’identification singulière entre le Coran et la langue arabe. Demeurent aussi l’influence occidentale et son incitation à l’audace en matière d’innovation. Cependant, l’idée de transcendance, le recours à l’inspiration personnelle et la recherche du beau style sont restés l’essentiel. Pour compléter ce tableau, il ne faudrait pas omettre des modes de relation contrastés avec la sphère religieuse. La critique de la religion est difficile au musulman. Ainsi, sommes-nous face à une culture audacieuse et novatrice, mais dont la source demeure restreinte. Car cette confiance en soi non aboutie, le recours à l’inspiration intérieure et à la pensée transcendante limitent cette expérience. Cela apparaît le plus nettement dans les domaines de la pensée et de la philosophie, où ne se déploient que raccourcis scolaires et illuminations personnelles. C’est, en définitive, une culture fondée sur le prisme de l’individuel, l’aventure du style et du langage, et qui s’est affranchie des contraintes de la religion et de la tradition. C’est enfin une culture poétique, plus proche du ciel que de la terre, qui ne s’intéresse pas à l’extérieur et qui s’impatiente face au quotidien prosaïque, au travail de recherche, à l’analyse et à la méthode. De quand date la contribution chiite ? Non pas avec Hussein Mourouwwé, le penseur communiste, mais avec Leila Baalbaki, dont le roman Je vis ! fit l’effet d’un véritable choc dans les années 1960 ; après 124

Les intellectuels chiites, un témoignage de l’intérieur

elle, ce fut Hanan el-Cheikh et son roman Histoire de Zahra. Les chiites sont donc entrés dans la littérature libanaise par la grande porte et ce, de manière surprenante, avec les romans de deux femmes. La rupture s’annonce alors avec fracas et transparaît dans la révolte contre l’ordre social. Ces deux ouvrages, à l’écriture directe et sincère, sont issus des marges de la société libanaise et deviennent les voix de la nouvelle génération et du renouveau littéraire. Au début des années 1970, durant la période de transition allant de la défaite de 1967 à la guerre civile libanaise, l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL), sans être totalement chiite bien sûr, représentait néanmoins, à un degré élevé, le réveil radical et massif des chiites. Ce mouvement a été fondé par des personnes entrées en dissidence non seulement par rapport à leur communauté confessionnelle, mais aussi par rapport aux mouvements nationalistes (le Baath et le Mouvement nationaliste arabe) et communistes (le Parti communiste libanais). L’OACL était alors ce carrefour singulier où se croisaient maoïsme, gauche européenne, féminisme et crise des mouvements nationalistes et communistes. En dépit de l’ancienneté du Parti communiste, le marxisme était resté circonscrit au plan politique. Il a fallu attendre la fondation de l’OACL, un mouvement où se retrouvait une intelligentsia composée en grande partie de chiites, pour que le marxisme soit la source d’un véritable travail théorique et empirique et qu’il devienne un pôle de référence culturelle. L’approche gauchiste constitua la base d’une critique sévère et presque totale. Les courants de pensée communistes, de même que les mouvements littéraires (comme celui de la revue de poésie Shi‘r 4, par exemple), étaient accusés d’être fondés sur le mouvement d’humeur, le narcissisme, l’identification héroïque et un égocentrisme outrancier. La réflexion conceptuelle et théorique des gauchistes réhabilitait l’histoire, l’économie et la réalité quotidienne en s’appuyant sur le travail analytique et méthodologique, la critique idéologique et la recherche de terrain. Ses intellectuels devinrent par la suite les protagonistes les plus actifs de la culture libanaise. Au commencement de la guerre civile, une partie d’entre eux se sont tenus à l’écart. Ils ont finalement été rejoints par ceux qui avaient expérimenté une nouvelle et vaine tentative d’engagement. Depuis 4

Revue fondée à Beyrouth par le poète Youssef El-Khal. Elle dura de 1957 à 1962.

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leurs différents positionnements, ils entreprirent alors l’autocritique de leur posture révolutionnaire et en tirèrent une pluralité de points de vue et un « libanisme » critique. Ainsi, leur vision des complexités de la société libanaise s’articule-t-elle avec leur relecture de l’histoire intellectuelle et politique. Il reste qu’une culture minoritaire, critique et démocratique, a réellement émergé et ce sont les intellectuels ayant appartenu à l’OACL — et plus particulièrement les chiites — qui en ont posé les fondations. Elle est partagée par plus d’une génération. Elle est en contact — et se développe — avec une intelligentsia libanaise dont l’influence politique semble au premier abord négligeable en dépit de son importance sociologique. Nonobstant sa position marginale, cette intelligentsia demeure réceptive aux transformations du réel. Une partie de ces changements n’affleure pas à la surface et ne trouve pas encore les conditions favorables à leur émergence, mais ce n’est peut-être qu’une question de temps. Traduit de l’arabe par Franck Mermier.

14 Le martyre au Liban

KINDA CHAIB

É

voqué dans le contexte moyen-oriental, le mot « martyr » effraie en Occident : on lui accole généralement l’idée d’intégrisme, de fanatisme religieux. En Europe, il est aujourd’hui presque systématiquement synonyme de fanatique, alors qu’au Proche-Orient, toutes confessions confondues, il est fréquemment employé sans cette connotation. Quand un journal d’obédience maronite parle de la mort de dizaines de civils dans des bombardements de l’armée israélienne, il utilise ce terme, à l’instar d’organes de presse du Hezbollah ou de mouvements laïcs. Pourquoi parle-t-on de martyrs ? Dans quel contexte emploie-t-on ce mot ? Un martyr (du grec ancien martus, « témoin ») est celui qui consent à aller jusqu’à se laisser tuer pour témoigner de sa foi, dans le christianisme comme dans l’islam. De témoin au sens juridique du terme en grec ancien, le martyr devient, dans un contexte chrétien, celui qui témoigne à travers sa mort de la force et de la véracité de sa foi. Dans le Coran, le sens n’est pas différent. Les occurrences du mot martyr (chahîd en arabe) dans le Livre saint musulman font référence au témoin, témoin de la foi ou des actes des hommes, que celui-ci soit Dieu, le Prophète ou les croyants. Le sens de « témoin du Verbe par la mort », présent dans le christianisme, ne figure pas dans le Coran. Il viendra plus tard et prendra alors tout son sens dans l’islam chiite, 127

Liban, une guerre de trente-trois jours

avec les nouvelles interprétations qui seront données du martyre de Husayn, le petit-fils de Mohammed. L’évolution sémantique contemporaine d’élaboration d’une doctrine du martyre dans l’islam est présente dans la tradition et les traités dogmatiques, en parallèle avec une tendance analogue dans le christianisme oriental 1.

Une façon de mourir Dans l’islam, mourir en combattant « dans la voie de Dieu » détermine le statut après la mort. L’intention de la personne qui meurt est primordiale pour déterminer s’il s’agit ou non d’un martyr. Celui qui tombe en luttant pour défendre l’islam est un martyr. Mais celui qui trouve la mort en cherchant seulement à assurer la survie de sa famille l’est aussi. Ainsi, le sens donné à l’expression « dans la voie de Dieu », récurrente dans le Coran quand on y parle de la mort des croyants (notamment mais pas exclusivement), est vaste, puisque cela va du combattant qui défend sa foi à celui qui meurt en servant sa famille. Les victimes de bombardements dont ils ne sont pas les cibles directes sont des martyrs civils : ils sont appelés martyrs par injustice dans la classification consacrée par l’islam — mais ces termes peuvent, à l’occasion, être repris par d’autres communautés sans que la construction sémantique soit pour autant liée au religieux. Les morts de Sabra et Chatila en 1982, ceux de Cana en 1996 ou en 2006 sont des martyrs : les conditions de leur mort ont fait écho partout au Liban. Le martyre désigne donc bel et bien la façon de mourir. Dans la tradition chiite, le martyr par excellence est incarné par Husayn, le petit-fils du Prophète, mort à Karbala en 680 de l’ère chrétienne. Husayn avait été appelé par les habitants de Kufa, dans l’actuel Irak, pour prendre la tête de la communauté musulmane. Le pouvoir était alors aux mains de Yazid, fils de Mo’awiya, qui avait succédé à Ali, le père de Husayn. Suite à un désaccord sur le mode de transmission du pouvoir et la légitimité de celui qui en avait la garde, Husayn prend la route de l’Irak au départ de la péninsule Arabique. Arrivé à 1

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John J. DONOHUE (sj), « For truth and justice ; martyrdom in the three religious traditions », in John J. DONOHUE et Christian W. TROLL (dir.), Faith, Power and Violence. Muslims and Christians in a Plural Society, Past and Present, Orientalia Christiana Analecta, nº 258, Institut pontifical, Rome, 1998, p. 1-18.

Le martyre au Liban

proximité de Kufa, il est arrêté par les troupes du gouverneur de la région et lui et ses soixante-douze compagnons sont massacrés les uns après les autres. L’historiographie chiite précise que la majorité de ces compagnons sont des femmes et des enfants, insistant sur le caractère pacifique de l’expédition du petit-fils de Mohammed. Dans le chiisme, la figure du martyr est ainsi liée à l’histoire, mais aussi à une conception doloriste du religieux. Loin de constituer aujourd’hui un « phénomène de mode », elle puise sa prégnance dans une longue tradition fondatrice d’une communauté qui se veut et se vit comme une communauté martyre. Le martyre est fondateur de la foi chiite : lors des commémorations d’Achoura, resurgit un sentiment de culpabilité que la communauté porterait comme une tache indélébile pour avoir abandonné Husayn à son sort, dont il faudrait continuer à se punir à travers les âges. Reste que si l’interprétation doloriste de cet événement est ancienne, rien n’empêche qu’elle soit concurrencée, voire supplantée, par une autre où Husayn apparaîtra comme figure emblématique de la révolte. C’est dans les années 1960 qu’on assiste à une telle relecture du rituel comme appel à la révolte, où Husayn devient combattant de la vérité et non plus victime : conscient du sort qui lui serait réservé, Husayn aurait décidé de faire face, de ne pas abdiquer sa foi, seule façon de maintenir vivante la religion telle que l’avait prêchée son grand-père. Dans cette optique, il acceptait donc sa mort, non plus passivement, mais bien plus comme une preuve de la véracité de sa foi. On retrouve là le sens que le christianisme donne généralement au mot martyr. Un des slogans récurrents du chiisme contemporain, « Achoura : victoire du sang sur l’épée », illustre cette nouvelle interprétation.

Martyrs pour « libérer leur territoire » Le contexte libanais des trente dernières années a favorisé une lecture de ces thématiques ancrée dans le combat. Le pays a été occupé partiellement par l’armée israélienne entre 1978 et 2000, puis régulièrement attaqué depuis jusqu’à l’offensive militaire de 2006. Dès l’invasion de l’armée israélienne en 1982, différents partis, principalement de gauche, se sont unis pour lutter contre cette présence étrangère sur le sol libanais. Le Front de résistance nationale libanais est né de cette 129

Liban, une guerre de trente-trois jours

union. De 1982 à 1985, la majorité des attaques contre les forces occupantes ont été le fruit de mouvements de gauche, plutôt laïcs. En 1985, le Hezbollah est officiellement créé, même s’il existe déjà depuis quelques années en tant que courant de pensée. De 1985 à la fin de la guerre civile en 1989, la résistance est partagée entre les mouvements de gauche et les tenants de l’islam politique. Suite aux accords de Taëf, le Hezbollah est le seul mouvement libanais autorisé à garder ses armes, dans le but de lutter contre la présence israélienne au sud du pays, encore effective sur plus de 10 % du territoire. Les combattants qui meurent sont considérés comme martyrs par tous les mouvements de résistance, dans la mesure où leur combat est guidé par une cause juste. Mais chaque parti a sa propre définition de la cause : l’islam, la défense de la nation ou de la terre. Que ce soit dans la voie de Dieu ou dans celle de la patrie, la rhétorique est toutefois proche. « Nous sommes dans une guerre de libération. […] Les jeunes martyrs […] ne se sacrifient pas pour un quelconque paradis ou pour retrouver je ne sais combien de jeunes vierges. Ils se battent pour libérer leur territoire avec les moyens qu’ils ont à leur disposition. » Ces paroles de 2002 auraient pu être prononcées par n’importe lequel des leaders de mouvements qui ont lutté contre la présence israélienne au Liban : elles émanent en l’occurrence d’Abdel Aziz al-Rantissi, un des anciens leaders du mouvement de la résistance islamique (Hamas) palestinien 2. Lorsqu’on analyse des testaments de combattants du Parti communiste libanais, du Hezbollah, du mouvement Amal ou du Parti syrien national social, ce sont les mêmes mots qui reviennent : ils se battent tous « pour libérer leur territoire avec les moyens qui sont à leur disposition ». Quelle que soit leur matrice culturelle, tous combattent pour leur terre, pour leur patrie, pour leur famille. Les testaments appellent d’ailleurs ceux qui restent, dans l’ordre, à poursuivre la lutte pour « libérer la patrie (watan) », « notre peuple (cha’ab) », « protéger la nation (oumma) » et « protéger la religion ». Dans le cas de martyrs volontaires, les combattants, tous partis confondus, veulent témoigner dans ces textes du fait que choisir de mourir ne signifie pas fuir la vie… Bien au contraire, « nous aimons la vie et c’est parce que nous aimons la vie que nous avons choisi la mort », dit l’un d’entre eux. 2

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Cité par Gilles PARIS, Le Monde, 13 juin 2002.

Le martyre au Liban

En un quart de siècle, de 1980 à la mi-2006, on a enregistré trentehuit « opérations suicides » au Liban, tous mouvements confondus. Seules treize d’entre elles ont été le fait du Hezbollah, beaucoup ont été accomplies par des mouvements laïcs (PCL, PSNS, Baath…). Les motivations des combattants qui se sont engagés dans la voie d’une opération de martyre volontaire procèdent souvent d’une « colère profonde » devant la présence de forces d’occupation et sont fondées sur la conviction, acquise au début des années 1980, que « tuer le plus grand nombre de personnes possible » parviendra à les chasser 3. Jamais ce type d’opérations n’a été engagé contre des civils : elles ont toujours visé des militaires présents sur le sol libanais. En octobre 1983, une opération revendiquée par un mouvement se présentant comme le Jihad islamique (à distinguer du Jihad palestinien) tue deux cent quarante et un marines américains dans leur quartier général de la banlieue de Beyrouth. Deux mois plus tard, le président américain Ronald Reagan retire ses troupes du pays. Ce succès contre un faucon d’entre les faucons convainc la résistance de l’efficacité politique de l’« attentat suicide ». Plus de vingt ans après, octobre 1983 demeure une référence importante pour d’autres mouvements. Là où nombre d’observateurs occidentaux voient des fous furieux fanatisés par la religion, il y a en fait des hommes et des femmes, libanais avant toute autre appartenance, qui obéissent à de profondes raisons politiques 4. Dans la plupart des cas, les « opérations suicides » qui ont eu lieu au Liban ne s’expliquent pas d’abord par des raisons religieuses, mais par l’opposition aux forces militaires étrangères. L’« attentat suicide » est bien un geste politique, même enveloppé dans un discours religieux. Le principal moteur des actions de ceux que l’on appelle « terroristes » est l’exigence du retrait des forces militaires de la terre dont ils sont issus. Les buts de ces combattants, laïcs ou religieux, sont éminemment nationalistes, dans le cadre d’une stratégie de libération nationale. La religion joue certes un rôle, mais essentiellement dans le contexte d’une résistance nationale : « C’est le martyr qui fait la foi, bien plus que la foi qui fait le martyr », disait Miguel de Unamuno 5…

3 4 5

Robert PAPE, Dying to Win. The Strategic Logic of Suicide Terrorism, Random House, New York, 2005. Ibid. Miguel DE UNAMUNO, Le Sentiment tragique de la vie, 1912.

III Enjeux libano-israéliens : la terre, l’eau, la sécurité

15 Cinquante ans de relations israélo-libanaises

HENRY LAURENS

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es relations israélo-libanaises ont leur préhistoire, renvoyant à la constitution des mandats au lendemain de la Première Guerre mondiale. En février 1919 à Paris, lors de la Conférence de la paix, le mouvement sioniste revendiqua pour la Palestine/Foyer national juif une extension au nord jusqu’au fleuve Litani, afin de disposer des ressources en eau du bassin de ce fleuve. Les Français s’y opposèrent vigoureusement, n’acceptant pas qu’une définition s’appuyant sur la Bible s’applique aux contours territoriaux du mandat sur la Palestine. Les longues négociations franco-britanniques aboutirent à une délimitation qui repoussait vers le nord la ligne dite SykesPicot, passant juste au nord d’Haïfa, mais qui laissait au Liban l’essentiel des zones de peuplement chiite et en Palestine britannique quelques villages maronites. Comme les Français ne voulaient pas dans « leur » mandat de colonies sionistes, le « doigt de Galilée » entre la Syrie et le Liban, où se trouvaient de telles colonies, passa à la Palestine. Un accord de « bon voisinage » permettait aux populations devenues frontalières de disposer pour leur vie quotidienne d’une certaine liberté de circulation des deux côtés de la nouvelle frontière. Il n’en resta pas moins un irrédentisme sioniste, régulièrement exprimé, sur ce qui devenait le Liban-Sud. Les autorités mandataires françaises restèrent particulièrement méfiantes, interdisant par des 135

Liban, une guerre de trente-trois jours

arrêtés successifs la vente de terres par des propriétaires, surtout musulmans, au mouvement sioniste. Lié à la question territoriale, se situait le projet sioniste d’établir une alliance stratégique avec les chrétiens du Liban, autre minorité régionale dans un « océan musulman ». Ces avances ont eu un certain écho dans des milieux chrétiens, qui considéraient que la constitution du « Grand Liban » en 1920 remettait en cause la majorité démographique chrétienne dans le pays. Ils étaient prêts à céder une partie du territoire, dont le Liban-Sud, soit à la Syrie soit à la Palestine. Là encore, les autorités françaises ont marqué leur hostilité à de tels projets, qui n’ont pas dépassé le cadre de conversations de salon. Dans les années 1930, moment où l’existence du Foyer national juif se trouve affermie, certains chrétiens ont considéré le Liban comme le « Foyer national chrétien » du Moyen-Orient. Cette vision s’est trouvée renforcée par l’arrivée des chrétiens anatoliens (en premier les Arméniens) rescapés de la destruction de la chrétienté anatolienne entre 1914 et 1923 et par une immigration régulière de chrétiens venus des autres pays du Proche-Orient. Au-delà de ces circonstances, le projet sioniste était par essence un élément de déstabilisation des sociétés pluriconfessionnelles du Proche-Orient, puisqu’il montrait l’exemple de la transformation en cours d’une communauté confessionnelle en nation territorialisée. Très tôt, les nationalistes arabes se sont inquiétés d’un tel modèle et ont accusé les sionistes de vouloir restructurer l’ensemble du Proche-Orient en États monoconfessionnels impliquant un vaste nettoyage ethnique. De fait, certains milieux sionistes puis israéliens ont envisagé de tels projets, qui ne sont pas seulement de l’ordre du fantasme politique. Inversement, dans tous leurs projets de règlement politique à l’époque du mandat palestinien, les Arabes, tout en rejetant l’idée d’un État palestinien binational, ont proposé des solutions garantissant le statut de la minorité juive sur le modèle du confessionnalisme politique libanais. Ils ont ainsi posé le pluralisme libanais comme contreexemple du monolithisme des sionistes. L’ultime avatar de cette idée est le projet d’une Palestine laïque et unitaire, exprimé pour la première fois en 1947 par l’historien britannique Albert Hourani, puis repris par les organisations palestiniennes de résistance à la fin des années 1960. Les sionistes ont rejeté ces offres, parce qu’elles impliquaient la fin de l’immigration juive ou son maintien à un niveau fixe 136

Cinquante ans de relations israélo-libanaises

mais faible et qu’elles interdisaient toute territorialisation du Foyer national juif.

La guerre de 1948 Le Liban a suivi les autres pays arabes, plus forcé que volontaire, dans la guerre de 1948. Outre l’impossibilité de se désolidariser des pays frères, l’arrivée des premières vagues de réfugiés palestiniens suffisait à justifier une telle entrée en guerre. La petite armée libanaise (un millier d’hommes engagés) a mené des opérations conjointes avec l’armée syrienne dans la région du doigt de Galilée. En octobre 1948, l’armée israélienne fait la conquête de la Galilée, expulsant vers le Liban des dizaines de milliers de réfugiés palestiniens. Dans la foulée de son avance, elle pénètre au Liban et occupe toute la partie du Liban-Sud voisine du doigt de Galilée, jusqu’au Litani. Impuissant militairement, le Liban va jouer sur ses appuis internationaux pour récupérer les quatorze villages occupés. Il dispose d’un certain soutien de la Grande-Bretagne et des États-Unis, soucieux d’éviter la création d’un précédent d’acquisition territoriale au-delà des frontières mandataires, du Saint-Siège qui défend la chrétienté orientale tout en apportant une aide humanitaire importante aux réfugiés palestiniens, et de la France qui considère avoir un devoir de protection à l’égard du Liban et de sa civilisation francophone. Les Israéliens ont d’abord tenté de susciter un « mouvement libanais libre », demandant le rattachement de ces villages chiites à l’État d’Israël. Ils se sont ensuite engagés à évacuer la zone occupée, mais ont voulu lier son sort à celui de la portion de territoire palestinien toujours tenue par l’armée syrienne. Ils parlent aussi de « rectifications de frontières ». La diplomatie libanaise va s’en sortir habilement en négociant après l’Égypte une convention d’armistice. La convention d’armistice entre le Liban et Israël est signée le 23 mars 1949 et entre immédiatement en action. La ligne de démarcation est fixée sur la frontière internationale de 1923 avec des zones de réduction des forces et une commission mixte d’armistice. La création de ces zones implique en fait une démilitarisation du Liban-Sud, alors qu’elle permet aux Israéliens de concentrer leurs forces face à la Syrie. Dans les mois qui suivent, les Israéliens continuent d’expulser 137

Liban, une guerre de trente-trois jours

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Cinquante ans de relations israélo-libanaises

systématiquement les populations arabes de la zone frontalière et de détruire leurs villages pour « raisons de sécurité » (ils ont commencé à le faire dès novembre 1948). Les nouvelles implantations juives, en revanche, comprennent des forces paramilitaires dont l’existence n’a pas été mentionnée dans la convention d’armistice. Dans les différentes tentatives de règlement de paix entreprises par la Commission de conciliation des Nations unies, le Liban suit la plus stricte orthodoxie arabe. Les conventions d’armistice n’ont qu’une valeur strictement militaire et ne préjugent pas du règlement territorial définitif. Les États arabes sont prêts à négocier avec Israël, mais sur la base territoriale du plan de partage onusien du 29 novembre 1947 et du droit au retour des réfugiés palestiniens. Après avoir laissé entendre qu’il est prêt à discuter sur cette base, au moins sur le plan territorial, afin de pouvoir être admis à l’ONU, l’État hébreu rejette ces positions et se pose en unique héritier de la Palestine mandataire.

L’application de la convention d’armistice La présence de 130 000 réfugiés palestiniens au Liban, très majoritairement sunnites, pèse lourd sur l’avenir du pays. La bourgeoisie palestinienne, aussi bien chrétienne que musulmane, reçoit la nationalité libanaise durant les années 1950 et joue un rôle important dans le « miracle » économique libanais. En revanche, la population pauvre est parquée dans une série de camps à la lisière des grandes agglomérations libanaises et loin de la frontière. Les services publics sont fournis par l’Agence pour les réfugiés de Palestine de l’ONU (UNRWA). Un ensemble de professions leur est interdit. Le tout permet de disposer d’une main-d’œuvre à bas prix souvent utilisée « au noir ». Les camps sont étroitement contrôlés par les forces de sécurité libanaises. Les Palestiniens ne jouent ainsi aucun rôle majeur dans la courte guerre civile de 1958. Sous le mandat de Fouad Chéhab (1958-1964), le contrôle autoritaire des camps se trouve renforcé. La commission d’armistice tripartite (Liban, Israël, observateurs de l’ONU) siège régulièrement dans une atmosphère courtoise, avec une volonté commune de régler à l’amiable les différends locaux. Le premier travail est la réunification des familles palestiniennes. Un certain nombre de Palestiniens peuvent ainsi revenir en Israël. Sans 139

Liban, une guerre de trente-trois jours

que cela soit formalisé, l’échange se fait aussi sur la base d’un passage discret par le poste de Ras al-Naqoura des Juifs libanais et syriens désireux de s’établir en Israël. Les Bahaïs arabes peuvent aussi se rendre à Haïfa, où se trouve le siège spirituel de leur religion. Les Églises chrétiennes libanaises (maronite et grecque catholique) conservent leur autorité sur les chrétiens arabes israéliens et les ecclésiastiques concernés peuvent passer la frontière pour exécuter leurs devoirs pastoraux. La zone frontalière voit une importante contrebande à destination d’Israël, en particulier dans le domaine des stupéfiants (haschich de la Bekaa). Des villageois chiites font souvent des actions de chapardage au détriment des colonies juives voisines mais, contrairement aux autres lignes d’armistice, les incidents violents sont rares. Cela s’explique par l’absence d’infiltrations de réfugiés, à la différence de la bande de Gaza et de la Cisjordanie. Par prudence, le gouvernement libanais a interdit la présence de réfugiés palestiniens à proximité de la ligne d’armistice. Le Liban échappe ainsi à la guerre des frontières qui fait rage sur les autres lignes d’armistice. Pourtant, en septembre 1955, un raid est lancé à partir du Liban. Pour éviter des représailles israéliennes, le gouvernement libanais réagit immédiatement. Tous les Palestiniens sont expulsés d’une zone de dix kilomètres à partir de la frontière. Néanmoins, les relations israélo-libanaises ne sont pas aussi idylliques que cela. En 1954, Ben Gourion a proposé au gouvernement israélien de susciter des troubles confessionnels au Liban conduisant à l’émergence d’un État chrétien (et, sous-entendu, permettant à Israël de s’étendre jusqu’au Litani). Mais le gouvernement rejette cette proposition aventureuse. Il n’en reste pas moins que l’idée demeure dans l’inconscient politique israélien. Elle se comprend aussi dans le contexte des plans d’aménagement des ressources hydrauliques du bassin du Jourdain (voir infra, chapitre 17). Un dernier élément joue enfin pour la sécurité du Liban, c’est la protection française. Pour Israël, l’alliance avec la France, forgée en 1955-1956 dans le contexte de la guerre d’Algérie, est vitale. Les milieux dirigeants israéliens savent qu’elle contient une garantie implicite, parfois explicite dans certains entretiens, de protection du Liban et en tiennent compte.

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Cinquante ans de relations israélo-libanaises

La dégradation de la situation Dans les années 1960, deux facteurs essentiels viennent perturber la situation libanaise : la relance de la question des eaux du Jourdain et la renaissance palestinienne. Les Israéliens ont achevé leur système de gestion des ressources en eau qui comprend la dérivation par canalisation d’une partie des eaux du Jourdain vers le sud d’Israël (Néguev). Les États arabes ont voulu s’y opposer en en faisant un casus belli. Ayant échoué, Nasser organise le premier sommet arabe au Caire en janvier 1964. La décision est prise de détourner les affluents du Jourdain en territoire arabe afin de couper l’approvisionnement d’Israël. Le petit Liban, avec beaucoup de répugnance, est contraint de jouer son rôle dans ce projet. De plus, il a été décidé de créer un commandement militaire arabe unifié face à Israël, ce qui pose la question du stationnement de troupes égyptiennes et surtout syriennes sur le sol libanais. Enfin, durant la même année est créée une Organisation de libération de la Palestine qui est reconnue par les États arabes. La diplomatie libanaise semble éviter le pire en obtenant que le stationnement des forces arabes voire palestiniennes sur son territoire ne se fasse qu’à la demande du gouvernement libanais avec approbation préalable du Parlement. Quant aux travaux de dérivation, ils commenceront d’abord en Jordanie et en Syrie. Au début de 1965, la situation du Liban se dégrade. Les partis nationalistes arabes poussent à une action ferme du Liban dans la question du détournement des eaux, tandis qu’une organisation palestinienne clandestine de résistance, le Fath, commence ses opérations de commando contre Israël à partir de la Cisjordanie, mais en lançant ses communiqués d’information depuis Beyrouth. Le 1er juin 1965, pour la première fois, le Fath mène une opération de sabotage à partir du territoire libanais. Israël fait passer le message, par l’intermédiaire de la France, qu’il appartient aux Libanais de prendre des mesures énergiques pour que des actions de ce type ne se répètent pas. Ostensiblement, des forces israéliennes sont concentrées à la frontière. Les Libanais prennent des mesures pour limiter les activités palestiniennes sur leur territoire. Après deux nouvelles opérations du Fath, l’armée israélienne lance un raid de représailles dans la nuit du 28 au 29 octobre 1965, détruisant la mairie d’un village du Liban-Sud ainsi 141

Liban, une guerre de trente-trois jours

que trois citernes et faisant un mort du côté libanais. C’est la première victime de cette nouvelle guerre des frontières.

La guerre de juin 1967 et ses conséquences Durant la guerre dite des Six-Jours, le Liban se solidarise avec les autres pays arabes, mais tergiverse à laisser entrer l’armée syrienne sur son territoire, en dépit des appels des activistes comme Kamal Joumblatt, qui demande une participation plus franche du pays dans la guerre. Le principal fait d’armes du Liban est la destruction d’un avion israélien « égaré » dans son espace aérien, le pilote est fait prisonnier. Israël vainqueur prend prétexte de l’attitude libanaise pour considérer que l’accord d’armistice n’est plus valable et que par conséquent la commission d’armistice n’existe plus. Il s’en tient au cessez-le-feu de juin 1967, puis à la résolution 242 du 22 novembre 1967, que par ailleurs il n’a pas acceptée officiellement. Le comportement israélien s’explique par la volonté de dénoncer la totalité des accords d’armistice de 1949 avec les pays arabes, afin de se donner les moyens juridiques d’annexer des territoires conquis. Le Liban s’en tient à la légalité qui fait que l’accord ne peut être dénoncé que par une action commune des intéressés. Il refuse de se sentir concerné par la résolution 242, car l’expression « frontières sûres et reconnues » pourrait être un prétexte pour Israël d’exiger des modifications territoriales. L’ONU soutient en vain cette position, mais maintient ses observateurs dans le cadre des résolutions concernant le cessez-le-feu. Ces derniers se trouvent interdits en territoire israélien. Les conséquences sont particulièrement dommageables, puisque est supprimé le seul canal de communication et de règlements des contentieux entre les deux pays, qui doivent maintenant passer par des intermédiaires. De plus, la rupture entre la France et Israël est claire, ce qui rend plus difficile la protection française. Certains milieux israéliens, profitant de la faiblesse militaire du Liban, appellent à la concrétisation des revendications israéliennes sur le Liban-Sud. Ils prennent pour prétexte l’accueil accordé par le Liban aux organisations palestiniennes, qui reçoivent le soutien actif des partis politiques musulmans et progressistes. Le gouvernement libanais est ainsi prisonnier d’une situation inextricable entre la 142

Cinquante ans de relations israélo-libanaises

solidarité proclamée par une large partie du pays et les pressions israéliennes. Il voudrait bien se limiter à un soutien verbal aux Palestiniens, mais n’a pas les moyens des autres pays arabes pour contrôler ces derniers. Quand, en mai 1968, le Fath reprend ses opérations à partir du Liban-Sud, l’armée israélienne réagit immédiatement par des actions de représailles en bombardant les villages frontaliers libanais, faisant plusieurs victimes civiles. Dès cette époque, la doctrine israélienne est claire : les « irréguliers » arabes s’abritent à proximité des agglomérations arabes, c’est donc de leur faute si elles sont exposées aux tirs israéliens. Au nom de la protection des populations frontalières, les Israéliens multiplient les survols aériens du Liban-Sud et mènent des incursions en territoire libanais pour montrer leur force. En octobre 1968, de nouveaux bombardements de villages libanais ont lieu en dépit des efforts de l’armée libanaise pour contrôler les mouvements des fedayin et leur interdire l’accès à la zone frontalière. Ce n’est toutefois pas du Liban-Sud que viendra la véritable déstabilisation du Liban, mais des actions de terrorisme aérien menées par certaines organisations palestiniennes contre des avions de ligne israéliens. Le 28 décembre 1968, à la suite d’un attentat à Athènes, Israël lance un raid contre l’aéroport international de Beyrouth et détruit plusieurs avions de ligne libanais. Le prétexte invoqué est que les terroristes palestiniens se sont embarqués à Beyrouth et que le communiqué célébrant l’attentat d’Athènes a été publié dans la capitale libanaise. La condamnation internationale est unanime. Une résolution du Conseil de sécurité pose même le principe de réparations appropriées qu’Israël doit verser au Liban, mais sans en fixer les modalités. Le 3 janvier 1969, le général de Gaulle impose un embargo renforcé sur les livraisons d’armement à Israël.

Vers la guerre civile L’opération contre l’aéroport de Beyrouth n’est qu’un exemple de la stratégie israélienne de punition des États arabes voisins. Que ce soit face aux actions de guérilla menées à partir de la Jordanie par les organisations de résistance palestinienne ou lors des affrontements avec l’armée égyptienne sur le canal de Suez, dans une guerre qui prendra 143

Liban, une guerre de trente-trois jours

le nom de « guerre d’usure », les Israéliens répliquent moins par l’affrontement direct avec les combattants arabes que par l’utilisation de leur puissance de feu et de leur capacité de projection à distance pour détruire les infrastructures économiques et civiles des pays concernés. Ainsi, en Jordanie, à la même époque, ils s’en prennent aux canaux d’irrigation et, en Égypte, à la production industrielle civile. Il s’agit de contraindre « par une bonne leçon » l’État arabe à arrêter le combat. La capacité des États arabes à contrôler leurs frontières passe par un durcissement des régimes et l’établissement de pouvoirs militaristes et policiers. Le Liban en avait connu une esquisse sous le mandat de Fouad Chéhab. Les forces politiques libanaises se sont rebellées contre cette évolution dès l’époque de son successeur Charles Hélou (1964-1970). La solidarité proclamée par les forces progressistes et musulmanes rend difficile toute tentative de contrôler les actions des fedayin palestiniens. Les représailles israéliennes contre les villages frontaliers libanais (bombardements aériens avec utilisation de napalm) ne font que radicaliser la situation. Les 2-3 septembre 1969, la résistance palestinienne réplique à des bombardements par des tirs de roquettes Katioucha sur Kiriat Shmoneh en territoire israélien. Il s’ensuit un embrasement du secteur frontalier qui dure plusieurs jours. En octobre, Israël mène la première opération terrestre de représailles contre un village libanais. La thèse officielle israélienne est qu’il ne s’agit pas d’ouvrir un nouveau front, mais seulement d’éliminer les bases établies par les fedayin en réduisant ces foyers de subversion : l’armée israélienne n’assure pas seulement sa propre sécurité, elle sert en fait les intérêts de Beyrouth puisque le gouvernement libanais n’est pas en mesure d’assurer son autorité sur les zones contrôlées par les activistes palestiniens. La crise politique libanaise entre partisans et adversaires des Palestiniens aboutit à l’accord dit du Caire du 3 novembre 1969, qui légitime la présence et l’action de la résistance palestinienne au Liban tout en affirmant le contrôle théorique des autorités libanaises. Cet accord va bientôt devenir l’élément central des controverses interlibanaises. L’État ne réussissant plus à faire respecter son autorité, les forces politiques de la droite chrétienne s’arment pour défendre la souveraineté nationale. Il s’ensuivra une escalade des affrontements qui aboutira à la guerre en avril 1975. Bien évidemment, il existe aussi d’autres 144

Cinquante ans de relations israélo-libanaises

facteurs à l’origine de cette guerre, qui prendra ensuite sa dynamique propre. Il n’en reste pas moins que, contrairement aux attentes israéliennes, la guerre des frontières n’a pas conduit à l’affermissement de l’État libanais chargé de faire la police pour le compte de l’État hébreu, mais à son effondrement. Durant toute cette période, le malheureux Liban-Sud est soumis périodiquement aux opérations de représailles israéliennes, d’où le sentiment des populations d’être abandonnées par le pouvoir central.

Le Liban-Sud dans la guerre civile Il ne s’agit pas ici de faire une chronique de ces quinze longues années de guerre et de destruction, mais de discerner les traits principaux de la question du Liban-Sud durant cette période. L’effondrement du pouvoir central à partir d’avril 1975 fait de la résistance palestinienne et des milices dites progressistes la force principale dans cette région. Néanmoins le mouvement politique Amal, fondé par un religieux, Moussa Sadr, et de recrutement exclusivement chiite, s’oppose de plus en plus franchement aux progressistes. En effet, la dégradation de la situation au Liban-Sud est concomitante d’une vaste transformation sociale. Les paysans chiites s’émancipent de la direction des grands propriétaires fonciers. L’exode rural vers les grandes villes, en particulier Beyrouth, s’accompagne de l’émergence d’une nouvelle élite par le biais de la généralisation de l’accès à l’éducation moderne. Les immigrés d’Afrique noire fournissent une nouvelle génération de cadres. Dans un premier moment, ces transformations profitent aux mouvements progressistes, en particulier communistes et nationalistes arabes. Mais Moussa Sadr, avec sa puissante personnalité charismatique, fait du mouvement Amal le moteur du mouvement social tout en le maintenant dans une inspiration religieuse rénovée. Si son action s’inspire du renouveau chiite en Irak et en Iran, elle est antérieure et autonome par rapport à la révolution islamique iranienne. Très tôt, Moussa Sadr a établi une alliance politique avec le régime baathiste de Damas. Dans un premier moment, il a apporté son soutien aux Palestiniens, mais s’est montré rapidement critique de leurs comportements, jugés abusifs envers les populations locales. 145

Liban, une guerre de trente-trois jours

Dans les premiers mois de la guerre, des affrontements violents opposent villages musulmans et villages chrétiens dans la région. Israël apporte de l’aide aux milices chrétiennes et ouvre sa frontière à leur profit. En 1976, l’armée syrienne intervient au profit du camp dit chrétien et s’oppose aux « islamo-progressistes ». À l’automne 1976, elle se rapproche du Liban-Sud au nom du rétablissement de l’autorité de l’État libanais. Israël refuse l’entrée des Syriens au sud en édictant une « ligne rouge ». Le résultat est que l’État hébreu sauve ainsi la résistance palestinienne et les forces progressistes de l’assujettissement à la Syrie et permet la poursuite de la guerre civile. Ayant à choisir entre des forces de guérilla et une armée régulière sur sa frontière, Israël a choisi la première solution. En 1978, c’est le renversement des alliances au Liban, la Syrie soutenant maintenant, tout en cherchant à leur imposer son contrôle, les forces « palestino-progressistes » contre les « chrétiens conservateurs ». Les attaques palestiniennes reprennent en territoire israélien. Les 14 et 15 mars 1978, une opération palestinienne fait trente-sept victimes israéliennes, essentiellement civiles. L’armée israélienne lance l’opération Litani et occupe la totalité du Liban-Sud jusqu’au fleuve. La brutalité de l’opération est marquée par plus d’un millier de victimes civiles libanaises. Le Conseil de sécurité demande par la résolution 425 l’évacuation de la région et établit la FINUL (Force intérimaire des Nations unies au Liban), chargée d’aider le gouvernement libanais à assurer la restauration de son autorité effective sur cette région. Mais les Israéliens conservent une « zone de sécurité » le long de la frontière, de dix à quinze kilomètres de large. Une milice supplétive libanaise, appelée d’abord « armée du Liban libre » puis « armée du Liban-Sud », est mise à son service. Elle recrute dans les populations chrétiennes et chiites de la région. La guerre continue ainsi entre les différentes parties, la FINUL se trouvant impuissante et exposée aux coups des uns et des autres. Elle joue néanmoins un rôle utile d’aide aux populations civiles. Les Palestiniens accumulent un armement lourd capable de bombarder la Galilée israélienne. Il s’agit pour la première fois d’établir une capacité de dissuasion par rapport aux Israéliens au Liban (un seul bombardement israélien en 1981 à Beyrouth-Ouest fait près de trois cents morts, pour l’essentiel des civils). Dans ce contexte et à la suite 146

Cinquante ans de relations israélo-libanaises

d’un déchaînement de violences, un cessez-le-feu est conclu le 24 juillet 1981 grâce à une médiation américaine. En juin 1982, à la suite d’un attentat à Londres contre un diplomate israélien organisé par un mouvement dissident palestinien, le groupe Abou Nidal, l’armée israélienne envahit le Liban jusqu’à Beyrouth. Ariel Sharon, ministre de la Défense, est le meneur du jeu. L’attentat n’est qu’un prétexte, puisqu’il s’agit de détruire l’ensemble des forces palestiniennes au Liban. On obtiendrait par la force la conclusion d’un traité de paix avec le Liban favorable à Israël et la disparition de la résistance palestinienne, permettant ainsi l’annexion de fait de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Selon les estimations les plus raisonnables, les pertes civiles libanaises et palestiniennes, du fait essentiellement de l’armée israélienne, s’élèvent à 19 000 morts en 1982. L’entreprise se révèle un échec politique et l’accord de paix israélo-libanais de 1983 sera mort-né. Une vaste zone occupée s’étend jusqu’à Beyrouth, particulièrement vulnérable aux actions de la guérilla, essentiellement libanaise. En 1985, le repli israélien s’opère sur une zone dite « de sécurité » représentant environ 8 % du territoire libanais, qu’elle évacuera finalement en 2000.

16 Le Liban-Sud occupé (1978-2000)

MOUNZER JABER

ET

HANA’ JABER

A

près 1949, la ligne d’armistice libano-israélienne se confirme comme nouvelle délimitation des frontières 1. Le tracé est effectué le 27 janvier 1951, consacrant ainsi une situation de fait qui marque une pause dans la stratégie de découpage et d’annexion, et ce jusqu’en 1967. En 1967, Israël s’adjoint les fameuses « fermes de Chebaa » et s’engage à nouveau dans une politique d’extension territoriale qui, dans les années 1970, se traduit par la mise en place de postes militaires sur le territoire libanais. En 1978, Israël pénètre plus en profondeur dans le sud du Liban et y établit une zone dite « de sécurité ». Cette occupation dure jusqu’au 25 mai 2000, tandis qu’Israël annexe, par une politique de grignotage, une superficie de 25 à 30 km2 le long de la frontière 2.

1 2

148

Il convient de distinguer délimitation et tracé : le premier terme renvoie à un constat négocié et convenu, le second à l’inscription physique sur le sol. Selon les témoignages de la population locale (voir Mounzer JABER, La Zone libanaise occupée (en arabe), Institut des études palestiniennes, Beyrouth, 1999, p. 421-425).

Le Liban-Sud occupé (1978-2000)

1978 : l’opération Litani Une telle politique s’exprime dans la « première version » de la zone de sécurité, établie lors de l’invasion israélienne baptisée « Opération Litani » engagée dans la nuit du 14 au 15 mars 1978. Le Conseil de sécurité réagit vigoureusement avec le vote, le 19 mars 1978, de la fameuse résolution 425 qui appelle Israël à l’arrêt immédiat des opérations militaires et au retrait immédiat de l’armée israélienne de tout le territoire libanais 3. De même, cette résolution appelle à la constitution d’une force internationale (FINUL) sous l’égide de l’ONU, pour vérifier le retrait israélien et aider le gouvernement libanais à étendre sa souveraineté sur l’ensemble du territoire au sud du pays (voir encadré). La date du 13 juin 1978 constitue la date officielle du retrait israélien des territoires occupés trois mois plus tôt. Il s’agit cependant d’un retrait purement formel, puisque l’armée israélienne établit sur ces territoires une « zone de sécurité » dont elle confie la charge au commandant Saad Haddad, un officier de l’armée libanaise, dont les forces (Armée du Liban libre, qui sera rebaptisée ensuite Armée du Liban-Sud) vont imposer une nouvelle réalité politique et sécuritaire sur un territoire de 700 km 2 , qu’il est convenu de nommer la « première version » de la zone de sécurité, de 1978 à 1982. Avec l’établissement de cette zone, Israël est désormais en mesure d’entrer à tout moment dans le territoire libanais, et se trouve ce faisant au cœur de la crise libanaise. Dans ce contexte, est annoncée la création de l’État du Liban libre, lors de la conférence de presse organisée par le commandant Saad Haddad au moment de sa prise de fonctions, et dans laquelle il précise, le 18 avril 1979, que les frontières de son État sont celles du Liban et que la capitale de son État n’est autre que Beyrouth. Il va sans dire qu’une telle déclaration rejoint l’antienne israélienne sans cesse renouvelée, et exprimée par Shimon Pérès dans la presse quotidienne du 24 juin 1976 dans les termes suivants : « Le sud du Liban qui s’étend le long de la frontières israélienne, représente un vide au sens militaire et politique. »

3

Ghassan TUÉNI, La Résolution 425 : préambules, arrière-fonds, faits et dimensions. Correspondances diplomatiques, 1977-1978 (en arabe), Dar al-Nahar, Beyrouth, 1996, p. 68 sq.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Résolution 425 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée par douze voix contre zéro et deux abstentions (Tchécoslovaquie et URSS) le 19 mars 1978 + Le Conseil de sécurité, Prenant acte des lettres du représentant permanent du Liban et du représentant permanent d’Israël, Ayant entendu les déclarations des représentants permanents du Liban et d’Israël, Gravement préoccupé par la détérioration de la situation au MoyenOrient et ses conséquences pour le maintien de la paix internationale, Convaincu que la présente situation entrave l’instauration d’une juste paix au Moyen-Orient, 1. Demande que soient strictement respectées l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance politique du Liban à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues ; 2. Demande à Israël de cesser immédiatement son action militaire contre l’intégrité territoriale du Liban et de retirer sans délai ses forces de tout le territoire libanais ; 3. Décide, compte tenu de la demande du gouvernement libanais, d’établir immédiatement sous son autorité une force intérimaire des Nations unies pour le sud du Liban aux fins de confirmer le retrait des forces israéliennes, de rétablir la paix et la sécurité internationales et d’aider le gouvernement libanais à assurer la restauration de son autorité effective dans la région, cette force étant composée de personnels fournis par des États membres ; 4. Prie le secrétaire général de lui faire rapport dans les vingt-quatre heures sur l’application de la présente résolution. +

Occupation directe La stratégie d’occupation directe commence avec le retrait partiel de l’armée israélienne du territoire libanais, précisément le 10 juin 1985, autrement dit trois ans après l’opération militaire baptisée Paix en Galilée, engagée le 6 juin 1982 et qui a mené les forces israéliennes aux portes de Beyrouth. Israël a gardé sous son contrôle près de 1 200 km2, soit l’équivalent de 10 % du territoire de la République 150

Le Liban-Sud occupé (1978-2000)

libanaise. Dans un premier temps, Israël affirme que cette bande frontalière est aux mains de l’Armée du Liban-Sud (ALS) seule. L’Armée du Liban-Sud est une milice armée, financée et entraînée par Israël. Avec l’armée israélienne, elle s’impose à une population majoritairement chiite au prix de combats et diverses opérations meurtrières dont les civils paient souvent le prix. Israël va jusqu’à organiser des centres de détention et d’interrogatoire, comme à Bint Jbeil, au camp d’Ansar ou à la prison de Khiam (ouverte en 1985). Les opposants politiques ou combattants armés libanais y sont internés, interrogés, et même torturés. Face à cette politique d’occupation, les forces de résistance libanaise se structurent et se renforcent. Une véritable guérilla se déroule sous les yeux de la FINUL, bien souvent impuissante ou prise entre les deux feux. Toutefois, la mort de deux soldats israéliens le 5 août 1985 dans le village de Majdal Selem, puis la prise en otage de deux autres soldats israéliens le 17 février 1986 dans le village de Beit Yahoun, constituent une preuve indéniable de la présence de l’armée de l’État hébreu dans ce territoire qu’il considère comme sa « zone de sécurité ». Aussi Israël se trouve-t-il contraint de reconnaître, ouvertement et devant la communauté internationale, sa présence durable sur une partie du territoire national libanais, à travers un stationnement militaire fixe de ses troupes. Se trouve ainsi confirmée une nouvelle équation, celle posée par le commandant de la région nord d’Israël peu de temps avant la mort des deux soldats, à savoir qu’il est impossible d’établir une zone de sécurité sans une présence durable sur place 4. Elle durera jusqu’au retrait israélien survenu à l’aube du 25 mai 2000. Mise en échec par les forces de la résistance libanaise, principalement les miliciens du Hezbollah, démoralisée par la perte de près d’un millier d’hommes sur le territoire libanais, harcelée par les mouvements pacifistes israéliens, l’armée israélienne s’est repliée unilatéralement, entraînant avec elle quelques centaines de membres de l’ALS. La « ligne bleue » — frontière provisoire tracée par les forces de l’ONU au lendemain de ce retrait — suscite quatre réserves de la part des autorités officielles libanaises, qui portent sur les communes de Rmeich, ‘Udayseh et Metulla, ainsi que sur la région des fermes de Chebaa. 4

Entretien à la radio israélienne, 13 mai 1985.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Le développement du Liban-Sud : besoins et priorités + Extraits de la communication présentée par R. Tappuni et T. Wagner à la conférence « South Lebanon : Urban Challenge in the Era of Liberation », Beyrouth, Economic and Social Commission for Western Asia (ESCWA), 3-6 avril 2001. La situation économique du Sud est caractérisée par la prédominance de l’agriculture, de la petite industrie et par un fort chômage lié à la fin des hostilités. En 1998, 6 000 foyers vivaient directement de la guerre, en relation avec l’armée israélienne, avec la FINUL ou avec une milice libanaise. Près de la moitié sont sans ressources depuis le retrait israélien. La moitié de la population vit de l’agriculture (8 000 travailleurs environ) et 6 % de la pêche, avec un revenu de l’ordre de 200 dollars par mois sans couverture sociale. Le taux de chômage est élevé parmi les jeunes adultes (à Jezzine, 47,1 %), tandis que le pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur est particulièrement faible (13 % comparés au niveau national de 21 %) et que près de 90 % des salariés sont peu ou pas qualifiés. 10,4 % de la population du Sud vit avec un revenu moyen mensuel inférieur au smic (200 dollars), soit deux fois plus qu’à l’échelle nationale. Les deux principaux obstacles au développement du Sud sont la présence de mines (les Israéliens en ont laissé près de 130 000) et l’absence de réseau d’assainissement des eaux. Bien que la région soit riche en eau (bassins du Litani et du Hasbani), les villages de l’intérieur ne sont pas équipés en eau potable. Pour résoudre les problèmes du sous-développement du Sud, la construction de trois centrales électriques et de transformateurs est nécessaire, ainsi que le développement des réseaux de téléphone et de routes, négligés depuis des décennies. Les régions de Tyr et de Nabatiyé n’ont pas accès à des hôpitaux publics et le personnel médical qualifié y fait défaut. Près de 15 % des habitations ont été endommagées par la guerre et pratiquement toutes les écoles de l’ancienne zone occupée sont en état médiocre. Si la fréquentation des écoles primaires est à la mesure du reste du pays, elle est inférieure de dix points dans le secondaire… +

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Le Liban-Sud occupé (1978-2000)

Hormis environ cinq cents militaires et cinq cents membres des Forces de sécurité intérieure, et les 2 000 hommes de la FINUL, cette bande frontalière libérée est désormais contrôlée par les forces du Hezbollah. C’est une région dépeuplée, gravement sous-développée (voir encadré) et parsemée de mines, dont Israël ne livre la carte des emplacements ni au gouvernement de Beyrouth ni à l’ONU.

17 L’enjeu hydropolitique au cœur des relations israélo-libanaises

PIERRE BLANC

L

a question des ressources foncières et hydrauliques a été au cœur de la création des États libanais et israélien, l’eau et la terre étant perçues alors comme deux éléments déterminants de la souveraineté. Au sortir de la Première Guerre mondiale, les tenants du Grand Liban revendiquaient ainsi une « extension du territoire du Liban […] conforme à ses besoins économiques, de manière qu’il puisse constituer un pays capable d’assurer la vie de ses habitants 1 ». Plus précisément, ils souhaitaient obtenir le contrôle de la grande réserve foncière de la Bekaa et du Sud, supposée apporter une certaine sécurité alimentaire après que le blocus ottoman pendant la Première Guerre mondiale eut affamé les habitants du Mont-Liban. Par ailleurs, l’intégration de ces régions dans le giron du futur État libanais devait lui permettre de s’assurer le contrôle des eaux qui y coulaient, en particulier l’Oronte, le Litani et le Hasbani, qui viendraient ainsi compléter les ressources en eau du château d’eau naturel que constitue le mont Liban. De leur côté, en vue de la création d’un État juif en Palestine, les sionistes revendiquaient le contrôle des eaux de l’actuel Liban-Sud. 1

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Lyne LOHÉAC, Daoud Ammoun et la création de l’État libanais, Klincksieck, Paris, 1978, p. 72.

L’enjeu hydropolitique au cœur des relations israélo-libanaises

Déjà, en 1916, c’est-à-dire quelques mois avant la déclaration de Lord Balfour promettant un foyer national juif en Palestine, les représentants sionistes avaient demandé aux Britanniques d’intégrer l’ensemble des sources du Jourdain dans la Palestine, et d’en fixer les frontières septentrionales le long du Litani. Quoique rejetées alors, les velléités sionistes ne devaient pas disparaître pour autant puisque, trois ans plus tard, le président de l’Organisation sioniste mondiale, Chaïm Weizmann, écrivait au Premier ministre anglais David Lloyd George : « Tout l’avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en eau pour l’irrigation et pour la production de l’électricité, et l’alimentation en eau doit essentiellement provenir des pentes du mont Hermon, des sources du Jourdain et du fleuve Litani. Nous considérons qu’il est essentiel que la frontière nord de la Palestine englobe la vallée du Litani sur une distance de près de vingt-cinq miles, ainsi que les flancs ouest et sud du mont Hermon. » Les revendications des promoteurs du Grand Liban et de l’État juif étaient donc bel et bien antinomiques. En 1920, les partisans du Grand Liban obtenaient gain de cause avec l’appui de la France, les sionistes devant abandonner, au moins à court terme, l’idée d’un contrôle direct sur le Litani et le Hasbani. Désormais, le premier serait totalement libanais, tandis que le second traverserait le Liban avant de gagner la dépression de Houleh, encore appelée « doigt de Galilée », sise en Palestine. Mais en 1921, dans une lettre adressée à Churchill, Chaïm Weizmann protestait contre cet accord qui « a coupé la Palestine de l’accès au Litani et lui a enlevé la possession du haut Jourdain 2 ». Cette posture de refus annonçait la difficulté qu’aurait l’État hébreu, créé en 1948, à accepter le partage des puissances coloniales, celui-ci ayant choisi un modèle de développement dans lequel l’agriculture très exigeante en eau occupe une place privilégiée, pour des raisons symboliques et politiques autant qu’économiques.

2

Cité par Jean-Paul C HAGNOLLAUD et Sid Ahmed S OUIAH , Les Frontières au Moyen-Orient, L’Harmattan, Paris, 2004.

155

Liban, une guerre de trente-trois jours

Le Litani, une souveraineté libanaise enfin établie ? Le Litani est le plus grand fleuve libanais. Long d’environ cent quarante kilomètres, il prend sa source dans le centre du pays, à l’ouest de Baalbek, et coule en direction du sud-ouest, entre la chaîne du Liban et l’Anti-Liban, dans la plaine fertile de la Bekaa. Il se dirige ensuite vers l’ouest, en creusant une gorge profonde dans la chaîne du Liban, et se jette dans la Méditerranée, au nord de Tyr. En dépit du fait qu’il coule intégralement au pays du Cèdre, il n’est pas soustrait pour autant aux visées géopolitiques d’Israël qui en a freiné les aménagements par l’État libanais. En fait, il semble que, dès les années 1950, les Américains aient relayé plus ou moins les intérêts de leur allié israélien. Dans le cadre de l’aide américaine versée entre 1951 et 1957 au titre du point IV de la doctrine Truman, le Litani n’a pas été perçu par le bailleur américain comme une ressource pour l’agriculture, mais comme un moyen de fournir de l’électricité, ce qui allait contre l’avis des experts libanais (Ibrahim Abd el-Al et Maurice Gemayel, en particulier) et étrangers qui insistaient, eux, sur la vocation agricole, certes plus dispendieuse en eau, du Litani. Après bien des débats entre partisans de l’hydroélectricité, plus économe en eau, et experts attachés à la promotion de l’agriculture irriguée, on arriva à un point d’accord qui faisait certes la part belle à la production d’électricité, mais qui envisageait l’irrigation de quelque 21 000 hectares, en deçà de ce que prévoyait Ibrahim Abd el-Al, auteur en 1949 d’une étude importante sur les aménagements du Litani. Sous la responsabilité de l’Office national du Litani (ONL), le barrage de Qaraoun fut construit ainsi que, plus tard, trois centrales électriques (Markabi, Awali et Joun). Mais si, pour compléter les ressources financières du Liban, son premier président obtint sans difficultés le concours financier de la BIRD dans la construction du barrage et des centrales, il ne put avoir son soutien pour équiper les zones d’irrigation prévues initialement, la BIRD mettant en avant la faible rentabilité d’une valorisation agricole du sud de la Bekaa et du Liban-Sud. Comme l’écrit Ahmed Baalbaki, à ce moment-là « les obstacles qui empêchent la réalisation du projet du Liban-Sud, relèvent plus des intérêts extranationaux que des conditions de 156

L’enjeu hydropolitique au cœur des relations israélo-libanaises

rentabilité 3 ». Des pressions américaines, par le truchement du point IV mais surtout par le biais de la BIRD — l’affaire d’Assouan a bien montré l’immixtion américaine dans cette Banque de développement —, poussèrent la présidence libanaise, alors très proaméricaine, à privilégier l’hydroélectricité à l’irrigation, plus dispendieuse en eau, réservant la possibilité d’un partage du Litani. Mais les désaccords libanais ne devaient pas faciliter non plus les aménagements. Le planificateur Gemayel déplorait déjà en 1951, faisant ainsi allusion à Israël, que « de la façon dont on s’y prend, on va pratiquement placer un verre d’eau devant un assoiffé 4 ». Et, dans les années 1960, l’aménagement du Litani allait être retardé par les rivalités entre élus chiites de la côte et de l’intérieur, chacun des groupes souhaitant que les projets d’irrigation soient plutôt dévolus à sa région. Après une phase de réactivation des projets au début des années 1970, l’occupation du Liban-Sud par Israël devait empêcher les aménagements hydrauliques libanais dans la zone. Outre des transferts de terre arable vers Israël, l’État hébreu allait être accusé par le Liban de vouloir convoyer l’eau du Litani vers son territoire. De fait, un projet de canal souterrain reliant le village libanais de Deir Mimas à la plaine de Houleh a bien existé 5. Depuis l’évacuation du Sud par Israël en 2000, le Liban envisage à nouveau de valoriser les eaux du Litani. Cependant, le fort endettement réduit les capacités de financement de son équipement hydraulique, ce qui retarde les projets d’adduction dans la zone, en particulier le « canal 800 », dont le but est d’irriguer quelque 15 000 hectares supplémentaires dans le Sud. Et la destruction par l’armée israélienne, pendant le conflit de l’été 2006, d’une partie du « canal 900 » située au sud de la Bekaa n’est pas pour faciliter l’utilisation du Litani à des fins agricoles.

3 4 5

Ahmed BAALBAKI, Situation de l’agriculture libanaise et limites de l’intervention de l’État sur son développement, thèse de doctorat, INAPG, Paris, 1973, p. 162. Maurice GEMAYEL, La Planification intégrale des eaux libanaises, Université de Lyon, Institut de géographie (Beyrouth), 1951, p. 74. Il devait convoyer environ 480 millions de m3 d’eau par an, soit un peu plus de la moitié du débit annuel du Litani (voir notamment Habib AYEB, Le Bassin du Jourdain dans le conflit israéloarabe, Cermoc, Beyrouth, 1993).

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Le Hasbani-Wazzani : une utilisation sous tutelle israélienne L’occupation du Sud par Israël, entre 1978 et 2000, a empêché l’utilisation de l’eau du Hasbani, que les sionistes avaient également associé à leur projet territorial présenté en 1919. Cette rivière, dont les eaux proviennent du mont Hermon, est devenue un réel affluent du Jourdain dans les années 1950, l’État hébreu ayant drainé les marécages de Houleh où jadis elles se perdaient. Les travaux de drainage avaient été entamés dès 1951, au grand dam des pays arabes qui voyaient là le début d’une mainmise israélienne sur l’eau du haut Jourdain (Banias et Hasbani, en particulier). Et le plan américain Johnston de 1954, qui devait proposer un partage des eaux du bassin du Jourdain entre riverains, ne permit pas de concilier les points de vue, les

MEIS EL-JABAL

AÏTA EL-CHAAB

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L’enjeu hydropolitique au cœur des relations israélo-libanaises

Israéliens poursuivant la construction d’un gigantesque aqueduc national, dont les eaux du haut Jourdain désormais drainées depuis 1953 étaient une pièce maîtresse. En gagnant désormais le lac de Tibériade, le Hasbani est devenu un élément important des ressources allogènes en eau de l’État hébreu (il en représente un dixième). Dans ces conditions, et alors qu’un plan arabe de transvasement du Hasbani vers le Litani pour irriguer la région de Nabatiyé avait été publié en janvier 1964, il n’est pas étonnant qu’Israël ait bombardé la même année une pompe sur le Wazzani, petit affluent du Hasbani. Et quand, plus tard, les Arabes abandonnèrent cette idée au profit d’un transfert de l’eau du Hasbani vers le barrage syro-jordanien Khaled Ibn al-Walid, situé sur le Yarmouk, il n’est guère plus surprenant que l’État hébreu s’y soit opposé, au point que l’armée israélienne détruisit cet ouvrage le 17 avril 1967. Avec l’occupation du Liban-Sud à partir de 1978, Israël pouvait désormais profiter de l’eau du Hasbani comme bon lui semblait, le bassin versant de ce fleuve étant désormais occupé par l’État hébreu. En revanche, le Liban estime aujourd’hui que, en l’absence de possibilité d’exploitation de la ressource pendant les années d’occupation, tout s’est passé comme si Israël lui avait volé son eau jusqu’en 2000 6. Cependant, la libération du Sud en 2000 devait sonner l’heure de la valorisation du Hasbani. Ainsi l’installation d’une pompe sur son affluent, le Wazzani, devait fournir de l’eau potable à une cinquantaine de villages libanais et permettre l’irrigation des terres de la plaine de Marjayoun. Ce projet, promu par le Conseil du Sud, sur fond de rivalités interchiites entre le Hezbollah, tout auréolé après la libération du Sud, et le mouvement Amal, en charge de l’institution, devait provoquer l’ire d’Israël, Ariel Sharon déclarant en août 2002 que sa réalisation serait un casus belli. Il fallut les médiations américaine, russe et européenne pour éviter qu’une guerre aux apparences picrocholines ne donne lieu à un scénario plus tragique. Les Libanais excipaient de leur droit imprescriptible à augmenter leurs prélèvements dans le Hasbani, en sachant que le plan américain Johnston de 1954, jamais appliqué, leur allouait un quota de trente-cinq millions de m3, 6

Le droit international est sur ce point assez flou et ne prévoit pas de règlement coercitif, encore moins un régime de rétrocession.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

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L’enjeu hydropolitique au cœur des relations israélo-libanaises

ce qui est bien au-dessus des quelque cinq millions qu’ils utilisent aujourd’hui. De son côté, Israël mettait en avant sa position en aval et le fait que l’eau peu salée du Wazzani et du Hasbani est très importante pour la qualité de la ressource stockée dans le lac de Tibériade, qui voit sa concentration en sels augmenter avec le temps. En outre, les négociateurs israéliens soulignaient que le Wazzani, dont les eaux sont des résurgences permanentes, assure au Hasbani son débit de juillet à novembre. Enfin, ils renvoyaient aux Libanais la critique que ceux-ci étaient très loin d’utiliser l’eau du Litani. Finalement, Israël accepta l’idée d’un pompage pour amener l’eau potable aux villages concernés, ce qui représente un prélèvement de moins d’un million de m3 par an sur un débit total de cent trentecinq. Le Liban est donc loin du prélèvement initialement prévu de cinq millions de m3 qui aurait permis d’élever le prélèvement à dix millions de m 3 et ainsi d’irriguer des terres agricoles. Partant, il n’exerce pas, pour le moins, ses droits souverains sur une rivière dont le contrôle est déterminé par Israël, qui compense sa position en aval par sa capacité de dissuasion militaire. Rien n’est donc vraiment réglé dans ce bassin hydrographique, et la question des fermes de Chebaa vient encore souligner les motivations hydropolitiques de la confrontation avec Israël : plus qu’une situation stratégique intéressante, ce petit territoire offre à Israël le contrôle sur une nappe alimentée par les neiges du mont Hermon et dont une partie des eaux se retrouve dans le Hasbani, le Dan israélien et le Banias syrien, trois affluents du Jourdain, sans compter qu’elles permettent d’alimenter des colonies du Golan. Mais ce contrôle ne souligne-t-il pas les limites d’un modèle israélien de développement prédateur en eau, qui est également un des soubassements du conflit israélo-arabe ?

18 Les fermes de Chebaa

SOUHA TARRAF

V

ingt-quatre mai 2000 : l’armée israélienne se retire de la partie du Liban-Sud qu’elle occupait à la suite de deux opérations militaires de grande ampleur, en avril 1978 (opération Litani) puis en juin 1982 (opération Boule de neige). Elle se retire de tout le territoire qu’elle occupait, sauf des dix-huit fermes de Chebaa, situées sur les pentes occidentales du mont Hermon (Jabal al-Cheikh), sur un territoire de 25 km2 coincé aux confins de la Syrie et du Liban, à la frontière avec le nord de la Palestine, l’actuel « doigt de Galilée » israélien. Le Hezbollah déclare aussitôt que la guerre de libération du territoire libanais ne sera pas achevée tant que les fermes de Chebaa ne seront pas débarrassées de toute occupation militaire israélienne. Le gouvernement libanais, mené par Rafic Hariri, se déclare solidaire de la position de la résistance islamique et s’abstient de critiquer l’action du Hezbollah. À la différence du reste du Liban-Sud, ces hameaux de Chebaa ont été militairement occupés par Israël dès juin 1967 : ils ont constitué le premier front de la pénétration militaire israélienne au Liban, autrement dit d’un système de plus en plus « rodé » d’agressions et d’occupations du territoire méridional libanais. Ce territoire frontalier est considéré par l’ONU comme faisant partie du Golan syrien, qui a été occupé lors de la guerre de 1967 ; il tombe dès lors sous le coup de la résolution 242 du 162

Les fermes de Chebaa

Conseil de sécurité (laquelle ordonnait notamment à Israël de se retirer des territoires qu’il venait d’occuper en juin 1967) et non pas, comme le reste du Liban-Sud occupé depuis 1978, sous le coup de la résolution 425 (laquelle ordonnait à Israël de se retirer du Liban-Sud et est considérée comme appliquée depuis mai 2000). 1er octobre 2000 : le président syrien Bachar al-Assad affirme, dans une réunion de la Ligue arabe au Caire, la libanité des fermes de Chebaa, légitimant ainsi la résistance libanaise à l’occupation israélienne. Cela sera répété verbalement à de nombreuses reprises par des officiels syriens, mais jamais confirmé par écrit ni au gouvernement libanais ni au Conseil de sécurité de l’ONU. Le 14 août 2006, au bout d’un mois de destruction systématique des infrastructures du Liban par l’armée israélienne, la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU met fin aux hostilités entre Israël et le Hezbollah. Mais la question de la souveraineté libanaise sur les fermes de Chebaa n’a toujours pas trouvé de solution, ni militaire ni politique ni diplomatique : il est précisé dans la résolution 1701 que le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, doit présenter dans un délai qui n’excéderait pas un mois (soit avant le 12 septembre) une proposition pour sortir définitivement de l’impasse ce contentieux datant de près de quarante ans.

Une localisation géographique exceptionnelle, des ressources hydriques majeures Le petit territoire des fermes de Chebaa constitue un site montagneux stratégique de première importance à la croisée de trois frontières, doublé d’un énorme château d’eau naturel, ce qui explique la triple prétention d’Israël à garder le contrôle de son eau, de sa terre et de sa position militaire. La question des fermes est surtout l’illustration concrète des atermoiements de la Syrie, dont la reconnaissance tardive et seulement orale de leur libanité semble relever d’un double pari politique : pour Damas en effet, Chebaa servirait de clef pour la libération du Golan dans une négociation diplomatique et cela grâce aux actions militaires du Hezbollah, mais aussi de moyen de pression sur le jeu politique interne au Liban. 163

Liban, une guerre de trente-trois jours

Les hameaux agricoles de Chebaa sont situés dans la région de l’Arqoub, sur les pentes sud-ouest du mont Hermon, une montagne dont la ligne de crêtes culminant à plus de 2 600 mètres d’altitude constitue la ligne de démarcation frontalière naturelle entre le Liban et la Syrie — une zone stratégiquement précieuse par son altitude et sa richesse en eaux de surface et souterraines. Militairement, les hameaux de Chebaa ont une importance déterminante : ils dominent sur leur flanc oriental le plateau du Golan syrien (occupé depuis 1967 et annexé en infraction au droit international en 1981 par Israël) ; sur leur flanc nord-est, la plaine de la Bekaa, et sur leur flanc nord, le Jabal Amel (le Liban-Sud) ; sur leur flanc sud enfin, ils offrent une vue sur la dépression du Houleh et la Galilée. La plus grande station d’observation militaire du MoyenOrient, qui est israélienne, est ainsi installée sur le mont Zalqa, en territoire libanais, à 2 669 mètres d’altitude. Elle permet de surveiller l’ensemble des communications civiles et militaires et offre même un aperçu de la capitale syrienne. De là, les Israéliens dominent la steppe jusqu’à la frontière syro-turque au nord et jusqu’à la partie occidentale du Golfe à l’est, et la Méditerranée jusqu’à la côte chypriote à l’ouest 1. Outre leur domination militaire de ce site stratégique, les Israéliens ont profité de ce que son sol se prête à une exploitation agricole intensive. Depuis 1985 et sans réaction significative de l’État libanais, de nombreux colons juifs venus d’Éthiopie et d’URSS se sont installés dans deux hameaux à 600 mètres d’altitude. La montagne, enneigée l’hiver, est devenue une station de ski très prisée, incluse dans la carte des sites touristiques d’Israël 2. Les richesses en eau de cette région frontalière sont un aspect majeur de son intérêt stratégique : elle renferme en effet dans son sous-sol des sources abondantes — dont les sources al-Maghra et Jaoz qui alimentent la rivière du Hasbani — et elle est située sur le cours principal des eaux souterraines du mont Hermon. Cette région constitue donc le second plus important réservoir naturel en eau du Proche-Orient après celui du Sannine dans le Mont-Liban. Là prennent leur source plusieurs cours d’eau et notamment le Banias (dans le Golan syrien), le Dan et le Wazzani — les trois rivières qui forment ensemble le Jourdain 3.

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Nabil KHALIFEH, « Tout sur les fermes de Chebaa » (en arabe), Hiwar al-Arab, nº 21, 2006, p. 88. Rita CHARARA, Chebaa d’abord (en arabe), Imprimerie Chemali, Beyrouth, 2005, p. 23. Nabil KHALIFEH, « Tout sur les fermes de Chebaa », loc. cit., p. 89.

Les fermes de Chebaa

Un déficit de souveraineté libanaise Les fermes de Chebaa sont « libanaises pour ce qui est de la propriété des terres, mais sous souveraineté syrienne ». Dans cette phrase attribuée à un officier libanais à la retraite 4 est contenue toute la complexité de la question de la frontière entre la Syrie et le Liban, jamais officiellement réglée et devenue très sensible au lendemain du retrait syrien de 2005, spécifiquement au niveau de ces hameaux de Chebaa. Dès 1862, ceux-ci sont historiquement inscrits dans la province autonome du Mont-Liban sur la carte (laquelle servira de base à l’établissement de la carte de l’État du Grand Liban créé en 1920). Leurs habitants sont dotés de titres de propriété libanais, et le Liban dans ses frontières né du partage francobritannique de cette partie de l’Empire ottoman en 1920 incluait les hameaux de Chebaa. La frontière entre le Liban et la Syrie tracée et entérinée par les autorités mandataires françaises et les fonctionnaires publics libanais et syriens (makhâtîr) des deux côtés de la frontière était une frontière géographique — et non pas un tracé aléatoire, de type administratif — qui passait par les lignes de crêtes du mont Hermon et partageait équitablement les eaux de ruissellement : les eaux du versant oriental sont syriennes, les eaux du versant occidental sont libanaises 5. La Syrie n’a pourtant eu de cesse depuis les années du mandat français d’appliquer une politique de grignotage méthodique du terrain par ses bergers, ses douaniers, ses militaires. Même des habitants du Hauran et du Golan vinrent s’installer à Chebaa. Au point qu’en 1948, à la faveur des combats contre les occupants sionistes de la Palestine, les Syriens s’installèrent militairement dans le microterritoire au triple carrefour frontalier. Un fois indépendante, la Syrie a proposé une carte officielle de son territoire sur laquelle la ligne de délimitation de la frontière a été déplacée, des lignes de crêtes du mont Hermon vers son flanc sud-ouest sur les crêtes de deux autres montagnes plus basses et situées à l’intérieur du territoire libanais, le Jabal al-Roueiss et le Jabal al-Sammak, incluant désormais les fermes de Chebaa en territoire syrien.

4 5

Rita CHARARA, Chebaa d’abord, op. cit., p. 18. Issam KHALIFEH, Les Frontières libano-syriennes, essai de délimitation et de tracé 1920-2000 (en arabe), Imprimerie Joseph al-Haj, Beyrouth, 2006.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Devant la pénétration militaire et civile syrienne de leur région au long des années 1920-1950 et jusqu’à la guerre de juin 1967 à la suite de laquelle ils passèrent sous occupation israélienne, les habitants des hameaux ont été bien seuls : l’État libanais est resté passif, en tout cas absent de ces confins que se disputaient âprement ses deux voisins. C’est avec un désintérêt manifeste qu’il a accepté la carte du nouveau tracé de sa frontière dans ses confins sud-est, excluant les fermes de Chebaa. Cette nouvelle carte, transmise à l’ONU en 1948, est devenue la carte officielle du Liban jusqu’au retrait israélien de mai 2000.

Les hameaux de Chebaa sont libanais, par une « revendication » syrienne L’État libanais ne s’est jamais intéressé à Chebaa et s’il le fait depuis le retrait israélien du Liban-Sud en mai 2000, c’est d’abord et avant tout sous la pression syrienne ! Il s’agit essentiellement de légitimer l’action de résistance du Hezbollah dans cette partie du pays qu’Israël ne quittera pas facilement. Les hameaux de Chebaa sont ainsi de fait sous souveraineté syrienne depuis 1948, mais de « nationalité » libanaise. Leurs habitants votent pour élire des députés et des chefs de municipalité libanais et non pas syriens ; ils paient des taxes et impôts à l’État libanais et non à l’État syrien, même s’ils sont absents de la carte officielle du Liban ! À la suite de la guerre de l’été 2006, les hameaux restent encore sous occupation militaire israélienne et sont l’enjeu d’une lutte pour leur libération par le Hezbollah, soutenu fermement en cela par la Syrie. Or, « tout ce que le Liban veut de la Syrie, c’est un acte de propriété des fermes de Chebaa » : « a deed », selon le titre éloquent d’un éditorial du Daily Star 6. Seul un tel acte, à valeur juridique et diplomatique, dénouerait le nœud politique et militaire qui enferme Chebaa et ses habitants, et marquerait l’accomplissement du retour de la souveraineté du Liban sur son territoire 7.

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16 août 2006. Le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid Moallem, a déclaré le 27 septembre 2006 que son pays était prêt à résoudre par écrit tous les différends frontaliers avec le Liban, à l’exception de la petite région des fermes de Chebaa, parce qu’elle était encore sous occupation militaire israélienne.

19 La Bekaa, une zone libanaise stratégique au voisinage de la Syrie

KARINE BENNAFLA

L

es bombardements israéliens sur la vallée de la Bekaa, dès les premiers jours du conflit en juillet 2006, ont pointé le caractère stratégique de cette région frontalière. La Bekaa correspond à la périphérie orientale du Liban et couvre près de 40 % du territoire national. Étendue du nord au sud entre les deux chaînes montagneuses qui structurent le pays, elle partage avec la Syrie une frontière qui suit la ligne de crêtes de l’Anti-Liban. La plaine est, à l’image du Liban tout entier, un puzzle communautaire et confessionnel : elle abrite des populations chrétiennes (au centre et au nord), druzes (au sud-est), chiites (vers Baalbek), sunnites (au sud) ainsi que des communautés arméniennes (à Anjar), des travailleurs syriens et des camps palestiniens (vers Baalbek et Barr Elias). Si la Bekaa apparaît comme une zone agricole pauvre, dotée d’un faible poids démographique et économique au niveau national, elle constitue une région lourde d’enjeux géopolitiques en raison de sa position charnière avec la Syrie et de la perméabilité de sa frontière. Cette dimension stratégique de la Bekaa, en général connue et révélée à travers la présence, au nord, de fiefs du Hezbollah ou de cultures de cannabis (florissantes durant la guerre), tient aux relations historiques nouées avec la Syrie et au pouvoir d’influence exercé par le voisin baathiste. 167

Liban, une guerre de trente-trois jours

Un rattachement tardif au territoire libanais L’incorporation de la Bekaa au territoire libanais est un fait relativement récent. L’entité libanaise initiale (la Moutassarifa du MontLiban), constituée en 1861 sous les pressions des puissances européennes, était centrée sur le Mont-Liban, majoritairement peuplé de chrétiens et de druzes. C’est seulement en 1920 que l’État français, fraîchement détenteur d’un mandat sur la Syrie (Bilâd al-Châm), rattache au Liban la plaine céréalière de la Bekaa. En effet, depuis l’Antiquité, cette vallée constitue un fertile grenier agricole qui bénéficie de deux fleuves (l’Oronte et le Litani) et d’un climat méditerranéen sec, de plus en plus aride vers le nord. Jusqu’en 1920 et pendant des siècles, l’espace de la Bekaa fut administré depuis des villes intérieures syriennes : principalement Homs à l’époque romaine (lorsque la cité commande une « Phénicie ad Libanum » à partir du IIIe siècle), puis Damas durant les périodes mamelouk et ottomane. À partir du XIIIe siècle, la Bekaa est intégrée à la principauté de Damas, tour à tour appelée niabat, pachalic ou wilayet. La période du Mandat français et le tracé des frontières nationales au Proche-Orient modifient ces liens historiques (politiques, économiques, familiaux) avec la Syrie intérieure : avec la création du Liban, la vallée est désormais (relativement) cloisonnée par des limites étatiques à l’est et bascule politiquement vers le littoral. Les années du Mandat aboutissent à une réduction du territoire de la Syrie, qui perd, avec la naissance du Liban et la cession du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1939), une importante partie de sa façade littorale. L’État syrien est devenu indépendant en 1946, mais les autorités de Damas n’ont jamais totalement accepté ce qu’elles considèrent comme une amputation territoriale, même si le Liban figure sur les cartes officielles syriennes comme un État à part. La guerre civile libanaise (1975-1990) a été l’occasion pour le régime de Hafez al-Assad de vassaliser l’État libanais et d’occuper militairement le pays (dès 1976) pour contrôler la résistance palestinienne et contrer l’armée d’invasion israélienne. Située en position frontalière, la Bekaa est exposée en première ligne à la stratégie de domination syrienne et constitue une sorte de « ventre mou » du territoire libanais, sur lequel peuvent s’exercer des luttes d’influences étrangères. 168

La Bekaa, une zone libanaise stratégique au voisinage de la Syrie

La situation géographique de la vallée de la Bekaa et sa disposition en entonnoir font d’elle un espace clé pour le contrôle de la circulation vers la Syrie. Au nord, la vallée, prolongée par la « trouée de Homs », offre un couloir de communications naturel vers la Syrie centrale (Homs, Hama, Alep), qui est emprunté par de nombreuses pistes et une route internationale (Chtaura-Baalbek-Homs). Cet axe routier méridien croise, au centre de la Bekaa (à Chtaura), la route internationale Beyrouth-Damas, qui constitue le grand axe de transit du Liban vers le Moyen-Orient et la péninsule Arabique. Outre ces deux corridors, d’autres chemins permettent d’accéder à la Syrie à travers l’Anti-Liban. La situation stratégique de la vallée explique sa division entre différentes zones d’influence étrangère. En 1976, après la première vague d’hostilités de la guerre libanaise, une « ligne rouge » destinée à borner l’intervention de l’armée syrienne au Liban traverse le sud de la vallée ; mise en place sous égide américaine, cette limite vise à protéger la sécurité d’Israël, dont l’armée prend position, dès 1982, au sud de l’embouchure du Litani. La Bekaa est dès lors divisée entre deux zones d’occupation militaire étrangère : israélienne dans l’extrême sud (jusqu’en 2000), syrienne dans les trois quarts nord (jusqu’en 2005). Cette fonction de passage de la Bekaa entre Syrie et Liban et son utilisation comme base arrière offensive (aujourd’hui par le Hezbollah, hier par la Syrie qui y avait installé au début des années 1980 des rampes de missiles) l’érigent en front militaire à chaque conflit régional. Les villes de la plaine sont alors les principales cibles : ainsi, la cité chrétienne de Zahlé, soumise aux bombardements et au blocus syriens pendant de longs mois en 1981, et, en juillet-août 2006, la ville de Baalbek, fief du Hezbollah, visée par les missiles et les opérations commandos de l’armée israélienne.

Une vallée pendant trente ans sous influence syrienne En avril 2005, l’État syrien achève de retirer du Liban ses troupes et ses services de renseignement (les mukhâbarât), massivement positionnés dans la plaine de la Bekaa depuis leur redéploiement en 2002 (entre 15 000 et 30 000 soldats selon les sources). La vallée a été la 169

Liban, une guerre de trente-trois jours

première et dernière zone investie par le pouvoir syrien au cours des trente années d’occupation. C’est dans sa partie centrale qu’était basé le centre de commandement syrien, tandis que de nombreux camps militaires et des barrages syriens s’éparpillaient ostensiblement dans la plaine et sur les axes routiers. Les statues des membres de la famille dirigeante syrienne, postées à l’entrée des deux principales villes de la Bekaa (Chtaura et Baalbek), ou encore leurs portraits géants, signalaient également une dilution troublante de la frontière d’État et un brouillage de souveraineté dans la région. Au printemps 2005, ces signes extérieurs de « syrianisation » ont disparu, remplacés par des symboles de l’État libanais ou des emblèmes de partis politiques : la Sûreté générale libanaise a repris le contrôle des barrages ; à Chtaura, la statue de Bassel al-Assad (le fils aîné de Hafez, mort accidentellement en 1994) a laissé place à un olivier orné d’un nœud bleu, symbole des Hariri et de ceux réclamant « justice et vérité » au sujet de l’assassinat de l’ancien Premier ministre ; à l’entrée de Baalbek, une pancarte du Hezbollah avec le portrait de Hassan Nasrallah s’est substituée à la statue de Hafez al-Assad ; à Chtaura, la station générale des taxis a cessé d’être gérée par des ressortissants syriens. La présence controversée (et difficile à chiffrer) de travailleurs syriens, saisonniers et permanents, reste aujourd’hui la principale forme visible d’une « syrianisation » de la Bekaa : fréquemment logés sous des tentes rudimentaires, seuls ou en famille, ces migrants sont dépourvus de permis de travail et échappent au paiement de taxes et d’impôts. Leur présence alimente chez de nombreux Libanais la peur de voir le pays phagocyté par la Syrie (d’autant que des naturalisations massives ont eu lieu en 1994), mais chacun reconnaît que cette maind’œuvre syrienne, pauvre et sans qualification, contribue par ses bas salaires au maintien d’une agriculture libanaise souvent moribonde. La facilité du va-et-vient de ces travailleurs souligne la porosité de la frontière syro-libanaise, encore plus problématique et dangereuse avec l’existence d’autres trafics. Depuis le retrait militaire syrien, l’ombre politique et économique de Damas n’a pas totalement disparu au Liban, comme l’atteste la concurrence au niveau des denrées agricoles importées de Syrie (banane somalienne) ou produites sur place à bas coûts (arak, fromage, primeurs…), grâce aux subventions du gouvernement syrien et à une 170

La Bekaa, une zone libanaise stratégique au voisinage de la Syrie

entrée souvent frauduleuse. Le contrôle de la frontière libanosyrienne donne aux autorités de Damas un ascendant sur leur voisin libanais, en déversant chez lui des produits concurrentiels et, surtout, par la possibilité de l’asphyxier économiquement en bouclant la frontière. La Bekaa, qui enregistre, depuis la fin des années 1980, un renouveau des activités de transit et exporte une part non négligeable de ses productions agricoles vers le Golfe, est particulièrement affectée par la fermeture de la frontière ordonnée par le gouvernement syrien lorsque les relations bilatérales se détériorent (par exemple durant l’été 2005). La maîtrise de la frontière et, avec elle, la supervision des passages et des trafics en tout genre (armes, drogues, mazout…) confèrent au régime syrien une redoutable capacité de nuisance et de déstabilisation politique au Liban. Marge frontalière mal contrôlée par l’État libanais et accueillant des activités troubles (cultures illicites, camps d’entraînement du Hezbollah…), la plaine de la Bekaa est très exposée à ces risques de tensions. Elle a été le siège de troubles politiques récurrents, comme par exemple la « révolte des affamés », menée en 1997 à Baalbek par le cheikh Sobhi Toufayili, dissident du Hezbollah. Les opérations de l’armée et de la police libanaises y sont fréquentes pour lutter contre la contrebande, le trafic de drogues, saisir des armes ou interrompre des émeutes et des manifestations souvent lancées par des groupuscules islamistes. Ces derniers trouvent dans les confins de la vallée un terrain de choix pour s’enraciner, comme le rappellent les événements de Majdel Anjar en septembre 2004 1. La recrudescence, depuis 2005, du trafic d’armes en provenance de Syrie, à destination des camps palestiniens ou des bases du Hezbollah, a incité le gouvernement libanais à reprendre position en plusieurs points de la frontière au printemps 2006. Non sans heurts avec les soldats syriens, sous prétexte de litiges territoriaux, il est vrai nombreux. Si la clarification du tracé de la frontière syro-libanaise et l’instauration d’un contrôle efficace de cette frontière par l’armée libanaise sont aujourd’hui une condition indispensable à la stabilité régionale, il reste au régime syrien à les accepter sans user d’autres formes de pression sur le Liban.

1

Cette petite ville sunnite a été secouée par des émeutes au lendemain de l’arrestation à Beyrouth d’un leader islamiste présumé lié à Al-Qaida.

IV Enjeux internationaux : la duplicité de la « communauté internationale »

20 Le Liban dans les projets américains au Moyen-Orient

P H I L I P P E D R O Z -V I N C E N T

L

e Liban a toujours cultivé un rapport spécifique avec l’extérieur proche (arabe) ou plus lointain (Europe, Amérique latine ou du Nord), où les Libanais sont investis en nombre par leur émigration, sans jamais cesser de suivre les évolutions du pays natal, mais surtout, et beaucoup plus dangereusement, en tant que petit État « tampon » où s’apurent nombre de contentieux régionaux, de questions non résolues (la question palestinienne) ou de velléités interventionnistes voire irrédentistes de puissances régionales (relations « spéciales » avec la Syrie, tentatives israéliennes de favoriser des alliances avec certains acteurs politiques à Beyrouth ou déstabilisation du Sud). Nul étonnement à constater que le nouveau facteur extérieur que représente l’interventionnisme exacerbé de l’unique puissance, dessinant un véritable « moment américain » au Moyen-Orient après les attentats du 11 septembre, fasse sentir aussi son poids sur le dossier libanais. Il n’y a là pas seulement un effet de proximité avec une puissance américaine occupant désormais un État arabe, l’Irak, mais une conséquence de projets américains dans lesquels le Liban trouve depuis 2004-2005 une place centrale. Le discours consacré le 31 août 2006 par le président Bush à la stratégie régionale (« la lutte entre la liberté et la terreur au Moyen-Orient ») fait de manière très 175

Liban, une guerre de trente-trois jours

symptomatique figurer le Liban en bonne place parmi les priorités américaines aux côtés de l’Afghanistan, l’Iran et l’Irak.

Le projet américain au Moyen-Orient après le 11 septembre La politique américaine à l’encontre du Liban subit l’effet de la réorientation radicale de son activisme au Moyen-Orient après le 11 septembre 2001. Les rapports avec le Liban, qui n’étaient pas prioritaires au regard des relations avec la Syrie pendant la décennie 1990, se retrouvent englobés dans un projet qui, au départ, ne les prend pas vraiment en compte mais finit par en redécouvrir l’intérêt. Au cours des années 1990, la dynamique de la politique américaine au Proche-Orient était portée par l’avancée du processus de paix dans la région, en particulier de son volet israélo-syrien. Cet élément, considéré comme central par le président Clinton et ses conseillers, orientait la diplomatie américaine vers des relations avec la Syrie. Ce qui, mécaniquement, augmentait l’influence syrienne sur le Liban, à la fois sur ses choix diplomatiques (l’imbrication, talazoum al-masarayn, des deux volets syrien et libanais de la négociation avec Israël) et sa politique interne. L’amélioration d’un statu quo favorable aux intérêts américains était censée découler de l’effet transformateur (« doux ») du processus de paix à travers ses divers volets (palestinien, jordanien et syro-libanais). Cet axe nodal de la politique américaine au ProcheOrient est abandonné par l’administration Bush à son arrivée… Le sommet de Genève d’avril 2000 entre le président William Clinton et Hafez al-Assad en avait scellé l’échec. Après le 11 septembre et l’opération contre l’Afghanistan, l’administration républicaine se focalise sur le Moyen-Orient, autour d’une stratégie d’ébranlement du statu quo antérieur. Cette stratégie est censée permettre de déraciner l’extrémisme et de faire face aux nouvelles menaces contre les États-Unis, produites par une convergence entre réseaux terroristes, prolifération d’armes de destruction massive et « régimes tyranniques » (The National Security Strategy of the United States, septembre 2002). Elle est supposée exemplifiée par le cas de l’Irak (ce qui se révélera une manipulation) ou potentiellement en voie de réalisation dans la région, induisant des projets « offensifs » de 176

Le Liban dans les projets américains au Moyen-Orient

recomposition (reshaping) radicale du Moyen-Orient. Le corollaire de cette vision est la relecture des équilibres régionaux : Washington n’hésite pas à bousculer Le Caire ou Riyad, à placer l’Iran dans l’« axe du mal » et à couper tout lien avec Damas, considéré avec quelque mépris comme un régime faible dont on n’a plus peur d’évoquer l’effondrement. Les néoconservateurs les plus durs proposent comme nouvelle modalité d’organisation régionale leurs projets antérieurs totalement alignés sur les intérêts israéliens 1 — certains étant aussi des défenseurs fervents de la « libération du Liban », dont on discute au Congrès. Mais, en 2002-2003, l’obsession au sein du système américain est fondamentalement le « changement de régime » en Irak par la préparation d’une opération militaire qui mobilise toutes les attentions… et explique aussi la non-politique à l’encontre de l’Iran ou l’hésitation devant le cas syrien. Le Liban n’intéresse pas en tant que tel, même si le gouvernement libanais est sermonné ; le problème du Hezbollah est soulevé, mais figure plutôt dans les « listes » de demandes (à côté de celles qui concernent les rapports syro-irakiens ou le soutien aux groupes dissidents palestiniens ou au Hamas) que les envoyés américains adressent à la Syrie. Immédiatement après l’invasion militaire de l’Irak en 2003, la préoccupation à Washington dans le cadre des projets de recomposition régionale est celle du questionnement très en vogue « who is next ? » (après l’Irak), qui remet sur les devants la Syrie (ou l’Iran). Cela provoque une réaction syrienne de reprise en main du Liban, qui occasionne la rupture de Damas avec Rafic Hariri, ainsi que des récriminations françaises qui permettent le vote onusien de la résolution 1559 en septembre 2004 (voir chapitre suivant). La théorie des « dominos démocratiques », qui a la faveur des décideurs américains, part du présupposé que l’Irak sera ipso facto après le renversement du régime de Saddam Hussein un modèle démocratique et qu’il induira dans la région la chute et la démocratisation d’autres régimes autoritaires comme la Syrie. Le président Bush, après l’avoir bloqué depuis 2002, accepte le passage par le Congrès du Syria

1

Dans la lignée du rapport du think tank proche des néoconservateurs américains et du Likoud : THE INSTITUTE FOR ADVANCED STRATEGIC AND POLITICAL STUDIES, A Clean Break. A New Strategy for Securing the Realm, Washington, 1996.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act (décembre 2003), et met son menu de sanctions en application en mai 2004.

La démocratisation du Moyen-Orient et le Liban comme nouveau « succès » américain Le projet américain, après que l’administration républicaine a réglé ses comptes avec son « obsession » irakienne en 2003, se recentre sur une volonté de démocratisation du Moyen-Orient (a forward strategy of freedom) : au nom de la « guerre contre le terrorisme », Washington veut « policer » la région en ne cherchant plus seulement à gérer des équilibres, des cessez-le-feu ou des différends diplomatiques, mais à transformer les régimes, à partir du postulat que des États démocratiques (que certains à Washington voient un peu comme des décalques des États-Unis) se comporteront mieux et régleront les dossiers pendants. L’heure n’est plus au traitement diplomatique visant à favoriser l’avancée de questions complexes (l’évolution de l’entité palestinienne créée après les accords d’Oslo, la négociation israélosyrienne…), qui n’intéressent plus Washington, mais à la poursuite d’un agenda limité à un certain nombre de problèmes, relevant souvent des dynamiques politiques internes d’un certain nombre d’États (la démocratisation des régimes) ou présentés sous forme de listes correspondant aux types de menaces perçues (terrorisme, prolifération d’armes de destruction massive…). Le Hezbollah libanais y figure en bonne place comme « organisation terroriste ». Il est également un enjeu régional, en raison des soutiens syrien et iranien dont il bénéficie. Washington s’investit alors sur ce dossier, levier parmi d’autres contre la Syrie, plus que par intérêt propre pour le Liban. La démocratisation de la région, dont les exemples illustratifs sont exposés aux États-Unis selon une liste au contenu variable, comprenant l’Afghanistan libéré de l’emprise des Taliban, l’Irak après le renversement de Saddam Hussein ou l’Autorité palestinienne « réformée » par un « nouveau leadership », devient la motivation première de la politique américaine. Le Liban, après l’ébranlement provoqué par l’assassinat de Rafic Hariri en février 2005 et les mobilisations libanaises (la « révolution du Cèdre ») pour le retrait des forces 178

Le Liban dans les projets américains au Moyen-Orient

armées et des services de renseignement syriens, rejoint la liste américaine des démocratisations moyen-orientales en marche. Qui plus est, il devient rapidement le seul cas de succès (apparent) d’une démocratisation dont peut se prévaloir une administration de plus en plus contestée dans ses choix, aux États-Unis mêmes, avec un président qui doit afficher des résultats rapides. L’affaiblissement précoce de George W. Bush résulte non pas du phénomène classique d’un président affaibli car il ne peut être réélu à l’issue de son second mandat, mais de ses échecs au Moyen-Orient, en particulier en Irak, qui alimentent la contestation interne à partir de l’été 2005. L’obsession nouvelle devient celle d’afficher des succès au Moyen-Orient. L’activisme de l’ambassadeur américain ou des envoyés réguliers de Washington à Beyrouth en est alors la conséquence, à l’heure où l’opération électorale en Irak dévoile l’inexistence d’un projet politique (discussions interminables autour de la Constitution, délais très longs de formation d’un gouvernement), la montée d’un confessionnalisme débridé et surtout une violence généralisée qui conduit à parler de guerre civile, tandis que l’Autorité palestinienne « réformée » par Mahmoud Abbas s’effondre progressivement, ou encore à l’heure de la remontée des Taliban. L’action américaine, si elle est toujours animée par de grandes idées qui s’affichent dans une idéologie transformatrice du Moyen-Orient (en particulier à l’encontre de l’Iran nucléaire), ne fonctionne plus sous forme d’un projet appliqué par étapes mécaniques. La théorie des « dominos démocratiques » des néoconservateurs a été abandonnée pour être remplacée par un opportunisme qui saisit dans l’ébranlement régional les opportunités qui s’offrent, en particulier au Liban à partir de 2005, lequel tombe à point nommé pour l’agenda américain. Les cercles néoconservateurs restent influents, par exemple dans la hiérarchie inférieure du Pentagone. Mais ils sont devenus prudents, alors que leurs idées ont entraîné l’armée américaine dans des bourbiers, et restent soumis à la haute hiérarchie politique du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, qui entend exercer un contrôle strict sur le Pentagone et doit gérer la situation immédiate des troupes en Irak (jusqu’à sa démission en novembre 2006, suite au revers électoral des républicains aux élections de mid-term). Parallèlement, nombre de décideurs trouvent des points de convergence entre leurs projets et la politique israélienne. Celle-ci, selon une méthode inaugurée par Ariel 179

Liban, une guerre de trente-trois jours

Sharon et reprise par Ehoud Olmert, colle strictement aux agendas américains tout en poursuivant ses propres objectifs (à partir de 2002, détruire méticuleusement l’Autorité palestinienne ; au cours de l’été 2006, régler son compte au Hezbollah au Liban-Sud). Des formes de collusion en découlent, une offensive militaire israélienne marquée par des utopies de guerre aérienne et hypertechnologique — au Liban, voire contre les sites nucléaires iraniens — pouvant ne pas être considérée comme « contre-productive » par les décideurs de Washington.

L’internationalisation du problème libanais par la France et les États-Unis Le Liban évolue donc sous le poids de ses propres dynamiques internes, mais aussi des développements extérieurs. Une convergence nouvelle à partir de 2004 entre les États-Unis et la France au sein du Conseil de sécurité de l’ONU se fait autour du Liban. Elle était totalement improbable à peine une année plus tôt, à l’heure de la préparation américaine de la guerre contre l’Irak qui avait occasionné d’abyssales divergences transatlantiques, en particulier franco-américaines. À partir du début de l’année 2005 et alors que les difficultés dans l’« Irak libéré » vont croissant, Washington choisit la voie de la consultation avec les Européens et en particulier les Français, soigne les formes et adopte un style qui fait plus de place à la consultation. Mais qui peut aussi être un effet de stratégie de communication politique derrière lesquelles les projets américains restent présents. Par-delà leurs fortes divergences (sur la problématique du « Grand Moyen-Orient »), Américains et Européens définissent des terrains d’entente pour la gestion en commun de dossiers moyen-orientaux, comme le nucléaire iranien (relancé en 2005, après que les Européens depuis 2002 sont intervenus sans soutien américain), les sanctions contre le Hamas après son arrivée au gouvernement de l’Autorité palestinienne en 2006 et… la question libanaise. L’internationalisation de cette dernière, cauchemar des dirigeants syriens qui avait conduit à une quasi-guerre entre la Syrie et les États-Unis au début des années 1980 et que Hafez al-Assad avait réussi à éviter, devient une réalité. 180

Le Liban dans les projets américains au Moyen-Orient

Dès lors, les envoyés spéciaux onusiens (Roed-Larsen, Pedersen, de Soto) interviennent sans relâche au Liban ; les résolutions du Conseil de sécurité sur le Liban (1559, 1595, 1614, 1566… jusqu’à la 1701) se multiplient ; un Core Group (États-Unis, Royaume-Uni, France, Italie, Union européenne, Russie, Égypte, Arabie Saoudite, ONU, Banque mondiale) conseille le gouvernement libanais quant aux réformes politiques et économiques nécessaires ; la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis réfléchissent à la réforme des services de sécurité libanais ; les États-Unis sont sollicités pour s’occuper de la sécurisation électronique de la frontière syro-libanaise ; des enquêteurs français et américains (FBI) viennent se pencher sur les attentats visant des personnalités politiques ou des médias. Mais le programme de réformes avancé par les puissances est rapidement prisonnier des complexités de la politique libanaise. Le retour bien réel du débat politique s’accompagne d’une remontée de confessionnalisme, dont l’effet est particulièrement visible lors des élections législatives de l’été 2005. Le blocage du système politique bénéficie en premier lieu au Hezbollah qui, pour assurer sa survie politique, décide de participer au gouvernement. Les réactions embarrassées à Washington signalent les ambivalences de son projet de démocratisation du Liban. L’administration américaine, par ailleurs fortement sollicitée par la gestion de l’Irak, consacre une énergie considérable à essayer de faire avancer ce projet au Liban, mais constate avec amertume son blocage. Washington fait preuve d’un attentisme dans l’imposition d’un cessezle-feu après le déclenchement de l’offensive israélienne de juillet 2006, souvent interprété comme un blanc-seing laissé à Israël — mélange d’impéritie diplomatique et d’espoir que le coup de boutoir israélien aidera à démonter l’imbroglio libanais. Après avoir constaté que l’opération israélienne peine début août 2006 à atteindre ses buts militaires et politiques très larges, les États-Unis appuient avec la France une solution diplomatique au Conseil de sécurité (résolution 1701). Mais ils manifestent la volonté de ne surtout pas revenir à la situation qui précède le déclenchement de la guerre et de ne pas mettre en place un système de gestion de la crise du type de celui qui avait suivi la dernière conflagration. L’opération israélienne Raisins de la colère (avril 1996) s’était en effet conclue par la mise en place d’un « groupe 181

Liban, une guerre de trente-trois jours

de surveillance » auquel participaient la Syrie et implicitement le Hezbollah. L’ambassade américaine à Beyrouth joue alors de la convergence d’intérêts à court terme entre les États-Unis et la coalition du « 14 mars », au pouvoir avec le Premier ministre Fouad Siniora 2. Ce dernier, après avoir subi l’enchaînement des événements qui a mené à la guerre, cherche à réaffirmer l’autorité de l’État, en capitalisant sur le refus de laisser tout un pays entraîné dans la guerre par un acteur non étatique armé, le Hezbollah. Celui-ci, bien que victorieux, est appelé à se justifier 3 et mis sur la défensive. Il est amené à accepter le plan en sept points du Premier ministre et en particulier le déploiement de l’armée libanaise au Sud et le renforcement de la FINUL, concessions extrêmement importantes qui restreignent sa marge de manœuvre. Les positions libanaises et américaines à plus long terme divergent toutefois, car les États-Unis souhaitent arriver au plus vite au désarmement du Hezbollah et continuent de le considérer, dans une vision très manichéenne, comme un mouvement terroriste. Apparaissent à nouveau les dangers d’une politique américaine qui veut aller vite pour obtenir des « résultats » tangibles et ne souhaite pas laisser, comme l’y exhortent y compris ses soutiens libanais au sein de la coalition du « 14 mars », la politique libanaise faire son effet et les Libanais régler le problème du Hezbollah entre eux. De plus, pour les décideurs de Washington, la « solution » du problème libanais est pensée comme un tremplin vers celles d’autres questions régionales 4 : l’affaiblissement de la Syrie voire sa déstabilisation (après le premier affront du retrait des troupes syriennes et les enquêtes des magistrats Mehlis et Brammertz sur l’assassinat de Rafic Hariri), la mise au pas de l’Iran à travers un de ses leviers d’influence, le Hezbollah, plus facilement que sur le terrain irakien. À l’automne 2006, certaines hautes instances américaines concluent même que la guerre israélienne de l’été contre le Liban est un succès. Au Pentagone ou à la vice-présidence, on y voit un moyen de pousser le Liban à poser la question des dimensions contradictoires du

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Voir la déclaration de Condoleezza Rice à USA Today, 15 août 2006. Voir l’interview de Hassan Nasrallah au Safir, 6 septembre 2006. Voir l’éditorial de Condoleezza Rice dans The Washington Post, 16 août 2006.

Le Liban dans les projets américains au Moyen-Orient

Hezbollah ; au Conseil de sécurité nationale ou au Département d’État, on en attend le déblocage des contradictions auxquelles se heurte le projet régional américain — l’influence croissante des islamistes par la démocratisation, la place acquise par le Hezbollah dans le système politique libanais —, que ces décideurs rencontrent également en Palestine ou en Irak. Le Liban se retrouve alors terrain d’application de stratégies qui le dépassent (et peuvent l’embraser) d’acteurs américains cherchant à obtenir coûte que coûte des « succès » dans le contexte électoral pesant des mid-term elections en novembre 2006 puis des présidentielles en 2008.

21 Convergences et divergences franco-américaines au Liban

JOSEPH BAHOUT

S

’il est possible de dire que la guerre israélienne de l’été 2006 contre le Liban était largement celle de l’application de la résolution 1559, en considérer la France et les États-Unis comme des acteurs importants, quoique indirects, devient alors tentant. Une double implication d’ailleurs remise en lumière par le biais de l’activisme, parfois contradictoire et par moments antagoniste, des deux puissances lors de leurs tractations en vue de l’arrêt des hostilités et de ce qui deviendra une autre résolution onusienne, celle qui porte le numéro 1701.

Les non-dits de la résolution 1559 Pour saisir l’ensemble des enjeux qui ont vraiment opposé le Hezbollah et Israël durant ces semaines terribles et ravageuses de juillet et août 2006, un retour en arrière s’impose en effet, vers un autre été, celui de 2004, qui a vu la gestation d’une première résolution du Conseil de sécurité cosponsorisée par Paris et Washington. Quatre ans après le printemps de l’année 2000 et le retrait de l’armée israélienne du sud du Liban, et quelques mois après la chute de Bagdad, c’est sur le terrain libano-syrien qu’une réconciliation s’opère alors entre la 184

Convergences et divergences franco-américaines au Liban

France et les États-Unis, profondément brouillés depuis l’opposition française au sujet de l’Irak. On oublie souvent l’infléchissement important qu’a imprimé cette résolution aux positions occidentales vis-à-vis de la Syrie et de son rôle au Liban, positions s’accommodant de longue date de la tutelle de Damas sur son voisin, du moins jusqu’au début des années 2000. Durant les premières années de cette décennie, la France chiraquienne, sans doute avisée par Rafic Hariri, s’était faite en quelque sorte la marraine internationale du jeune Bachar al-Assad succédant à son père, espérant probablement assurer ainsi sa présence plus active au Levant et aussi faciliter la tâche à un Premier ministre libanais de plus en plus fragilisé par ses opposants. Quelques années plus tard, après que Paris eut bien compris qu’il n’y avait rien à espérer du nouveau pouvoir syrien, tant au niveau politique qu’économique, le dépit s’était instauré. D’où le rapprochement entre la France — sur ce dossier du moins — et les États-Unis, désireux de tenir en respect une Syrie soupçonnée d’ingérence néfaste en Irak. Dès l’été 2004, lorsqu’il devint évident qu’Assad fils s’apprêtait à faire reconduire Émile Lahoud, le rival intraitable de Hariri, à la tête de la République libanaise, et par là même à écarter durablement Hariri, la France entamait avec Washington une intense tractation menant à la rédaction commune de ce qui sera la résolution 1559. On a beaucoup glosé sur les finalités réelles de la résolution 1559, sur les parts apportées dans sa conception et dans sa rédaction par les intérêts proprement américains et ceux de la France, tout comme on a beaucoup disserté sur le bien-fondé de l’inclusion, dans une seule résolution, de dossiers somme toute distincts sinon séparés. C’est en réalité le lien établi entre tous ces dossiers qui était la condition même du rapprochement transatlantique, et c’est leur mise en commun qui permettait aux deux acteurs de trouver chacun leur compte dans ce qui deviendra le texte cadre de toutes les crises ultérieures sur le théâtre syro-libanais. De ce fait, la 1559 est un texte multidimensionnel. Dimension syro-libanaise d’abord, qui insiste sur le rétablissement de la vie démocratique au Liban : refus de prendre acte de la prorogation du mandat du président Émile Lahoud, nécessité de mettre un terme à la tutelle syrienne sur la vie publique libanaise, demande de retrait syrien et mise en demeure de Damas de cesser tout soutien à des groupes 185

Liban, une guerre de trente-trois jours

constituant une menace à la stabilité libanaise. Dimension libanopalestinienne ensuite, par la nécessité de désarmer les factions palestiniennes opérant au Liban (pour la plupart d’obédience syrienne) et de mettre les camps palestiniens sous contrôle exclusif du gouvernement libanais. Dimensions libano-iranienne et libano-israélienne enfin, réclamant le désarmement du Hezbollah et la terminaison de la résistance par le biais du déploiement de l’armée libanaise au sud du pays et l’acceptation de la seule voie diplomatique pour régler les contentieux entre le Liban et Israël. Avec cet éclairage, les termes du trade-off de la 1559 deviennent clairs : la France obtient ce qui l’intéresse le plus, c’est-à-dire le « sauvetage » de son allié et ami Rafic Hariri et le desserrement de la mainmise syrienne sur le Liban ; les États-Unis mettent en place un mécanisme d’encerclement de la Syrie, à même selon Washington de les aider à sauver leur expédition irakienne d’une part, et de renforcer le pouvoir chancelant d’Abou Mazen en Palestine et le plan unilatéral de l’autre.

Quelles priorités pour arrêter la guerre ? Quand éclate la guerre de l’été 2006, c’est donc un climat transatlantique apaisé qui règne alors, le rapprochement entre Paris et Washington, entamé sur le terrain libanais, s’étant poursuivi sur ce même terrain qui aura, entre-temps, été témoin de bien des tribulations depuis l’assassinat de Rafic Hariri. Un rapprochement graduellement transformé en ce que certains n’hésitent pas à qualifier de « cotutelle » de la scène libanaise débarrassée de son « parrain » syrien, et visible en tout cas à travers le rôle évident joué par la France et les États-Unis d’incubateur de la nouvelle majorité au pouvoir au Liban. Paradoxalement, la guerre de l’été 2006 aura légèrement entamé cette harmonie. Dès les premiers jours de la guerre déclenchée par l’enlèvement de deux soldats israéliens par le Hezbollah, la posture américaine face à l’amplitude des hostilités et à la prolongation des combats laisse entrevoir une connivence assez forte avec Israël, du moins en ce qui concerne les buts de guerre poursuivis. Une permissivité américaine qui contraste avec la critique assez rapide faite par la France de la disproportion de la riposte israélienne, et avec le désir de Paris d’arriver à un arrêt plutôt rapide des hostilités. Jacques Chirac 186

Convergences et divergences franco-américaines au Liban

aura même des propos très forts, indirectement dirigés contre ses partenaires américains, lors du surplace diplomatique à l’ONU, en parlant le 9 août d’« immoralité » à ne pas tout mettre en œuvre pour l’arrêt des combats. Arrive un moment, au bout de la deuxième semaine de guerre, probablement en raison de l’inefficacité de l’opération israélienne face à ce qui apparaît être une cible insaisissable, où la diplomatie doit reprendre un semblant d’initiative. C’est le moment dramatique de la conférence internationale de Rome du 26 juillet, où le discours du Premier ministre libanais Fouad Siniora ne masque même plus le côté pathétique de la position du gouvernement libanais, « lâché » par son soutien américain, et où l’évitement des Occidentaux et de la communauté internationale en général ne cache plus la complicité passive de la superpuissance dans l’opération de nettoyage qu’Israël entreprend au Liban. C’est dans ce contexte que les fils de la relation franco-américaine, tissés autour de l’écheveau libanais, se renouent. Mais, à partir du moment où la négociation franco-américaine se met en place pour trouver une issue à une guerre dans l’impasse, l’inversion des séquences proposées par Paris et Washington est claire, qui reflète une différence dans les buts recherchés. Pour les États-Unis, sous couvert de la logique, plusieurs fois énoncée par Condoleezza Rice, selon laquelle « il ne faut surtout pas qu’un cessez-le-feu ramène aux conditions floues et inacceptables de l’avant-12 juillet », tout doit partir d’une solution politique ou sécuritaire « structurelle » pour aboutir à une décision « technique » d’arrêt de la violence. L’enchaînement serait alors le suivant : libération des deux soldats faits prisonniers par le Hezbollah ; décision politique claire et effective du gouvernement libanais de désarmer la résistance et de déployer l’armée au Sud après que les combattants l’auront entièrement évacué ; retour conditionnel des populations déplacées par les combats ; mandat d’une force internationale substantielle et coercitive, de nature quasi otanienne, et de préférence sous le chapitre VII de la charte de l’ONU, chargée à la fois de faire respecter le cessez-le-feu et de mettre en œuvre des engagements politiques du Liban. La logique française, elle, part du principe qu’il n’y a pas de solution politique stable sans arrêt préalable des hostilités et sans début du traitement de la crise humanitaire et du retour des déplacés. Ce n’est 187

Liban, une guerre de trente-trois jours

qu’ensuite qu’une solution à la crise peut se mettre en place, solution intérimaire d’abord, à travers un échange de prisonniers de part et d’autre ainsi qu’une démilitarisation du sud du Liban afin de permettre à l’armée libanaise de s’y déployer. C’est alors qu’une force internationale, sous l’égide de l’ONU et à la mission assez étroitement définie, se déploiera en appui aux arrangements agréés. Solution plus définitive ensuite, l’ONU se chargeant de trouver une issue à la question lancinante et épineuse des fermes de Chebaa revendiquées par la résistance — et, il est bon de le rappeler, par le gouvernement libanais — et retour à une situation proche de l’accord d’armistice prévalant entre le Liban et Israël depuis 1949. Une première mouture de résolution franco-américaine est proposée, qui cherche un moyen terme entre les deux approches. Elle est fondée sur un découplage dans le temps entre solution intérimaire et solution définitive, arrêt des hostilités et cessez-le-feu, ce qui laisse supposer une séquence de deux résolutions séparées et conditionnées. C’est du Liban que vient le refus, son gouvernement se cabrant devant une solution qui risque de briser son faible socle de consensus interne et d’ouvrir la porte à une crise intergouvernementale.

Quels équilibres pour le Liban de demain ? C’est donc sur ce point que les positions françaises et américaines trouvent leurs limites libanaises, celles-là mêmes que les deux pays ont pu tester maintes fois depuis leur coparrainage du Liban postsyrien : comment obtenir de Beyrouth ce qu’il n’a pu donner depuis l’adoption de la 1559 ; et comment, en même temps, maintenir la sacro-sainte ligne qui consiste à ne surtout pas affaiblir Siniora et son gouvernement, ultime outil de la politique franco-américaine au Liban ? C’est là aussi que réapparaît une nuance, sinon une divergence, entre les démarches française et américaine vis-à-vis du Liban, sur sa composition interne et sur ce que l’on pense, de part et d’autre de l’Atlantique, pouvoir lui imposer ou obtenir de lui. C’est sur ce point aussi qu’une chance est offerte aux partenaires arabes, jusque-là brillant par leur passivité et leur absentéisme, voire par leur acceptation par défaut de l’agression israélienne, de se rattraper en faisant acte de solidarité diplomatique. En accourant au chevet du Liban, le 7 août 188

Convergences et divergences franco-américaines au Liban

à Beyrouth, pour un sommet ministériel qu’ils voulaient symbolique, les ministres arabes des Affaires étrangères sauvaient aussi Siniora et sa majorité, mais ils se sauvaient surtout eux-mêmes. La passagère volte-face de Paris, tout à coup soucieux de ne pas pressuriser le fragile attelage gouvernemental de Beyrouth, offre une ouverture à Siniora, et l’appui arabe unanime à son « plan en sept points » impose une révision aux brouillons de résolution francoaméricaine. Tout cela accélère, surtout, l’aboutissement d’une version médiane, acceptable par tous. Ce sera la résolution 1701. Fruit d’un compromis entre la France et les États-Unis, elle est largement — même si c’est dans une moindre mesure — aussi multidimensionnelle que la 1559. Derrière cette résolution se profilent à nouveau, sinon deux stratégies, du moins deux lignes d’intérêts parallèles. Pour les États-Unis, désireux de traiter par l’internationalisation ce qu’ils considèrent comme le caractère « criminel » du Hezbollah, il s’agit d’obtenir son désarmement par la contrainte et d’aboutir peutêtre à l’émergence d’une coalition libanaise résolument hostile au Hezbollah et positionnant clairement le Liban dans un axe opposé au projet syro-iranien tel que le perçoit Washington. Tandis que pour la France, dans la continuité d’un soutien aux forces de la majorité et à son chef, Saad Hariri, ce qui compte est l’érosion de la capacité militaire du Hezbollah en vue de son intégration politique au meilleur coût pour ses alliés locaux, ainsi qu’une stabilisation proprement libanaise, à même d’assurer la préservation des dynamiques locales de toute ingérence régionale déstabilisatrice aux yeux de Paris, celle de la Syrie au premier chef. À cela viendra s’ajouter dans le calcul de Paris, mais dans un deuxième temps, une fois la résolution onusienne mise en œuvre sur le terrain, le souci de la sécurisation et de la protection de la « FINUL renforcée » — la nouvelle force onusienne mise en place par la résolution 1701 — en regard des capacités de nuisance des acteurs régionaux que sont la Syrie et l’Iran.

Hésitations françaises Est-ce suffisant pour expliquer qu’une fois la résolution votée, une nouvelle hésitation française se fera jour, hésitation portant cette fois sur la composition, la nature et le mandat de la force internationale 189

Liban, une guerre de trente-trois jours

dont Paris se proposait d’être l’ossature principale et le commandement ? En tout cas, au vu des expressions de cette hésitation, et au regard des mises en exergue qui en seront faites, il est tentant de se demander si les États-Unis n’auraient pas piégé la France, en l’entraînant — par vanité ? — dans le sillage d’une 1701 jouissant de sa propre dynamique. Les déclarations israéliennes, celles de la ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni entre autres, vers la fin du conflit, sont claires à cet égard, qui ironisent sur la détermination française à venir à bout du Hezbollah lors de la gestation de la 1559 et sur le contraste avec sa timidité lorsque le contexte se prête à la mise en œuvre de cette entreprise. Une campagne médiatique se déploie alors dans la presse américaine et britannique, dépeignant une France hésitante, timorée, versatile et incapable de joindre le geste militaire à la parole diplomatique, dans des tonalités qui ne sont pas sans rappeler les moments les plus forts du french bashing en cours à Washington au moment de la crise irakienne. Mais, au-delà du côté passager — et somme toute anecdotique — de l’hésitation française, la question qui se pose à l’ensemble des partenaires occidentaux et transatlantiques au sujet de la résolution 1701, une fois projetée sur le terrain par des forces armées essentiellement européennes, est celle de savoir quel cadre régional envisager pour consolider la solution libanaise. Comment relancer un semblant de processus politique seul à même d’assurer la non-réédition de cet été sanglant ? Ou, pour reprendre les termes des acteurs eux-mêmes — même s’ils n’ont pas le même sens pour tous —, comment faire en sorte que, vraiment, les choses ne soient plus après le 12 juillet 2006 comme elles l’étaient avant ? Si, pour les États-Unis, la ligne idéale consisterait à ne parler ni à la Syrie ni à l’Iran, en rééditant un « double containment » de type nouveau, et si, pour les néoconservateurs qui jouent leurs dernières cartes dans l’administration Bush, il aurait fallu profiter de la crise libanaise pour régler leur compte aux deux États rebelles à l’ordre américain dans la région, les Européens, eux, mais en ordre dispersé, sentent un besoin diffus de parler avec l’un ou avec l’autre, et pourquoi pas avec les deux. Le chef de la diplomatie espagnole Miguel Ángel Moratinos visite Damas, les diplomaties allemande et italienne multiplient les contacts avec Bachar al-Assad et une délégation parlementaire 190

Convergences et divergences franco-américaines au Liban

européenne évoque la nécessité de sortir la Syrie de son isolement. Quant à la France, celle du président Chirac en tout cas — le socialiste Jack Lang visitera Damas et Téhéran, tandis que le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, après avoir absous la démesure de la réaction israélienne, reprendra sans ambages la logique de Washington —, soucieuse avant tout de maintenir la pression sur le régime de Bachar al-Assad et surtout de ne pas voir la Syrie revenir dans le jeu libanais par le biais du front sud, est prête à aller loin dans le dialogue avec Téhéran. Au plus fort de la crise, alors que, dans un contraste singulier, les visites de Condoleezza Rice et de son adjoint David Welsh au Liban furent presque toutes ponctuées de réunions de travail à l’ambassade américaine avec les personnalités du « 14 mars », unanimes à accuser l’Iran de se tenir derrière la guerre « provoquée par le Hezbollah », c’est le sens que prit la visite à l’ambassade d’Iran du ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy : il y a rencontré le chef de la diplomatie iranienne Manouchehr Mottaki, et qualifié l’Iran d’« élément de stabilité dans la région ». Aussi, au moment où les États-Unis voient la main de Téhéran derrière toute l’opération et l’action du Hezbollah, et où ils s’apprêtent à passer à l’étape des sanctions contre l’Iran au Conseil de sécurité, vu d’un Liban aujourd’hui de plus en plus militarisé et internationalisé, se fait jour comme un léger trouble transatlantique…

22 Israël, les faiblesses de la puissance

ALAIN DIECKHOFF

A

pprenant l’enlèvement de deux soldats israéliens et le décès de huit autres, à la suite de l’attaque du mouvement chiite, le 12 juillet, le Premier ministre Ehoud Olmert déclara immédiatement : « Le gouvernement libanais, dont le Hezbollah est partie prenante, s’efforce de miner la stabilité régionale. Le Liban est responsable et il paiera les conséquences de ses actions 1. » Ces propos laissaient clairement percevoir qu’Israël était décidé, d’emblée, à engager une opération militaire de grande envergure dont, selon toute vraisemblance, le principe était arrêté depuis un certain temps 2. Dès le lendemain, alors que le Hezbollah arrosait de roquettes le nord de la Galilée, Israël bombardait, outre les positions de la milice chiite, aéroports, ponts, routes, sur toute l’étendue du pays du Cèdre, tout en imposant un blocus aérien et naval hermétique. Les bombardements devaient se poursuivre, sans discontinuer, jusqu’à la cessation des hostilités à la mi-août, sans pour autant que les objectifs principaux d’Israël soient pleinement atteints. Passons sur l’échec de la libération des deux réservistes capturés, qui n’était qu’un objectif tout à fait secondaire. Si Israël en avait fait une priorité, une opération

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Le Monde, 14 juillet 2006. Seymour HERSH, « Watching Lebanon », The New Yorker, 21 août 2006.

Israël, les faiblesses de la puissance

militaire plus limitée, centrée sur le sud du Liban, aurait été amplement suffisante. Que le choix se soit porté sur une confrontation à grande échelle démontre que les desseins étaient autrement ambitieux. Le premier était, pour reprendre les propres termes du ministre de la Défense, Amir Peretz, de « briser le Hezbollah », le second de rétablir la capacité de dissuasion globale d’Israël. Sur ces deux plans, Israël n’est pas parvenu à ses fins.

Un contentieux de vingt ans Avec le Hezbollah, Israël a un contentieux qui date de plus de vingt ans. C’est en effet dans la foulée de l’invasion du Liban en 1982 que le mouvement chiite vit le jour (voir supra, chapitre 9). Très vite, avec l’aide de Gardiens de la Révolution iraniens et la complicité de la Syrie, il devint le fer de lance d’une guérilla incessante qui amena Israël, dès juin 1985, à se replier sur la « zone de sécurité » au Liban-Sud, avant de l’évacuer complètement quinze ans plus tard. Ce retrait, le Premier ministre de l’heure, Ehoud Barak, aurait voulu l’inscrire dans le cadre d’un accord global avec la Syrie qui aurait récupéré le Golan, à charge pour elle de donner des garanties de sécurité à Israël après son départ du Liban. Après l’échec des négociations avec Damas, Barak, qui s’était engagé lors de la campagne électorale au retour des soldats dans leurs foyers, procéda au retrait unilatéral. Cette décision fut vivement critiquée par l’état-major de l’armée, convaincu qu’elle serait interprétée comme une « victoire de la résistance » obtenue sans aucune contrepartie, ni sécuritaire ni politique. À quoi Barak rétorqua que, le retrait s’effectuant sur la frontière internationale, il n’existait plus de contentieux territorial avec le Liban. Sauf que la question non réglée des fermes de Chebaa (voir supra, chapitre 18) allait servir de prétexte au Hezbollah pour maintenir une tension lancinante, qui se traduisit par l’enlèvement de trois soldats (octobre 2000) et des attaques sporadiques, actes auxquels Israël répliquait par des tirs d’artillerie et des bombardements. Cet équilibre instable fut progressivement rompu en 2006. Ainsi, fin mai, le front israélo-libanais se réchauffa brusquement : des roquettes lancées sur une base militaire israélienne entraînèrent une riposte d’une ampleur sans précédent depuis le retrait de Tsahal six ans 193

Liban, une guerre de trente-trois jours

auparavant. À vrai dire, le gouvernement israélien était de plus en plus inquiet face à l’arsenal accumulé par le Hezbollah, constitué de 10 000 à 14 000 roquettes (dont des Fajr en mesure d’atteindre Haïfa) et, selon certaines sources, quelques dizaines de missiles Zelzal, susceptibles de toucher Tel Aviv, installés dans la vallée de la Bekaa 3. Cette inquiétude était encore accentuée par un contexte régional incertain. D’une part, la victoire électorale du Hamas palestinien, qui partage avec le Hezbollah un même refus idéologique de l’existence d’un État juif, pouvait laisser craindre à Israël l’émergence d’un « front islamiste du refus ». Que l’enlèvement des deux soldats à la frontière nord soit intervenu trois semaines après la capture, le 25 juin, en bordure de la bande de Gaza, d’un caporal israélien par la branche armée du Hamas (associée aux Comités de la Résistance populaire et à un groupe jusqu’alors inconnu, l’Armée de l’Islam) semblait donner un certain crédit à cette hypothèse, quand bien même il n’y avait pas coordination entre les deux organisations. D’autre part, et de façon plus fondamentale, la politique de l’Iran, bien décidé à poursuivre un programme nucléaire présenté comme ayant un caractère civil, mais dont la dimension militaire paraît de moins en moins douteuse, n’a rien pour rassurer Israël. D’autant que le président Mahmoud Ahmadinejad appelait ouvertement à la destruction d’Israël — tout en multipliant les propos négationnistes qualifiant le génocide des Juifs d’Europe de « mythe ». Cette ambition nucléaire de l’Iran inquiète les dirigeants israéliens, non pas tant parce qu’ils estiment qu’un Iran nucléarisé se hâterait de rayer l’État juif de la carte, mais parce qu’il modifierait en profondeur l’équilibre des forces régionales au détriment d’Israël, et plus largement des alliés des États-Unis. Ainsi sanctuarisé, l’Iran pourrait encore plus facilement qu’il ne le fait aujourd’hui aider les organisations islamistes les plus radicales, comme le Hezbollah au Liban ou le Djihad islamique et le Hamas en Palestine, en leur fournissant armes et financement.

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Voir le site de Global Security, .

Israël, les faiblesses de la puissance

Une tactique de représailles inadaptée Pourquoi cet objectif d’élimination du Hezbollah s’est-il traduit par le pilonnage, non seulement des bastions militaires et des institutions du « Parti de Dieu », mais aussi d’infrastructures civiles libanaises ? La réponse se trouve dans un élément clé, quasi intangible, de la doctrine militaire israélienne, formulée par le général Moshé Dayan dès les années 1950 : faire pression à la fois sur les autorités gouvernementales, pour qu’elles contrôlent les activités des groupes hostiles présents sur leur territoire, et sur la population, pour qu’elle se détourne d’eux. Le problème majeur de cette tactique de représailles massives est qu’elle n’a pas vraiment prouvé son efficacité, ce qui n’a toutefois jamais conduit à son abandon. Elle était pourtant doublement inadaptée dans le cas libanais. D’une part, on voit mal comment un gouvernement libanais, fondé sur un fragile consensus, aurait été en mesure de mieux réaliser, dans un contexte de guerre, ce qu’il n’avait pas été en mesure de faire en période de paix, c’est-à-dire mettre le Hezbollah au pas. Ensuite, si des secteurs non négligeables de la population libanaise (en particulier chez les sunnites et les chrétiens) étaient en colère contre un Hezbollah qui, par ses actes, à leurs yeux inconsidérés, avait replongé le pays dans la guerre, la vigueur des attaques israéliennes, avec leur lot croissant de victimes innocentes et de dégâts matériels, les amena vite à faire taire leurs griefs et à se persuader qu’Israël contribuait à saper les assises d’un pays qui s’était patiemment reconstruit. Israël aurait sans doute pu jouer davantage sur les divisions communautaires libanaises, mais il aurait fallu pour cela qu’il agisse avec beaucoup plus de retenue et de discernement dans le choix de ses cibles, même si beaucoup d’entre elles étaient concentrées dans les zones chiites. Cette tactique de représailles à grande échelle — environ 3 000 bombes ont été larguées chaque jour — s’est, de plus, révélée inadaptée pour éliminer militairement une force de guérilla, particulièrement mobile, comme le Hezbollah. Certes, ses capacités offensives ont été réduites, mais l’objectif d’éradication du Hezbollah n’a pas été atteint. Israël aura toutefois obtenu par la « diplomatie coercitive » une modification substantielle du statu quo ante. Le double déploiement de l’armée libanaise et d’une FINUL renforcée devrait consolider au sud du Liban une zone tampon qui éloignera le Hezbollah de la frontière 195

Liban, une guerre de trente-trois jours

et réduira la menace potentielle qu’il continue à représenter pour Israël tant qu’il ne sera pas désarmé, comme le prévoit la résolution 1701. Le second objectif d’Israël dans cette guerre de trente-trois jours était de rétablir une capacité de dissuasion qui, aux yeux des responsables militaires, avait été sérieusement entamée après les deux retraits unilatéraux du Liban-Sud et de Gaza, qui n’avaient pas pour autant mis fin aux tirs de roquettes. Il était donc important qu’Israël fasse étalage de sa force. La « démonstration » a eu lieu, mais les conclusions sont ambiguës. Certes, Israël a prouvé qu’il conservait une redoutable puissance de feu en mesure de quasiment paralyser tout un pays. Ce faisant, il a certainement restauré, en partie, sa force de dissuasion pour l’avenir, comme l’a indirectement admis le cheikh Nasrallah luimême en reconnaissant que le Hezbollah ne « s’attendait guère à la réaction israélienne […] et qu’il aurait renoncé à la capture [des deux soldats] s’il avait mesuré qu’il existait ne fût-ce que 1 % de risques qu’elle entraînerait une telle riposte ». Tout adversaire futur réfléchira sans doute à deux fois avant de s’en prendre à Israël, par crainte de représailles de grande ampleur. Pour autant, cette seconde guerre du Liban aura aussi mis en lumière, avec un relief particulier, les faiblesses de la puissance israélienne. En optant immédiatement pour une réplique militaire massive, Israël prenait le risque d’une escalade alors qu’il n’avait pas les moyens de l’enrayer. La « guerre ouverte » proclamée par le Hezbollah l’amena à envoyer des salves de roquettes sur toute la Galilée, jusqu’à Haïfa et même au-delà, sans que l’armée ne soit en mesure, à aucun moment, d’empêcher ces tirs quotidiens. Menée pour réhabiliter la capacité dissuasive d’Israël, cette guerre aura eu pour conséquence paradoxale de montrer l’extrême vulnérabilité du « front intérieur ». Pour la première fois depuis la création de l’État, le territoire national aura été touché de manière continue par le feu ennemi 4. Les quelque 4 000 roquettes tirées par le Hezbollah causèrent la mort de quarantetrois civils et firent une trentaine de blessés sérieusement atteints — un bilan humain qui aurait été plus lourd si 300 000 personnes n’avaient pas préféré se réfugier dans le sud du pays. La guerre perturba 4

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Durant la première guerre du Golfe, l’« arrière » avait été touché par des Scud irakiens, mais de façon bien plus sporadique et à un moindre degré.

Israël, les faiblesses de la puissance

gravement la vie d’un million d’habitants, contraints de se réfugier dans des abris à chaque alerte, et pesa lourdement sur l’activité économique au nord du pays. À l’exception des zones immédiatement adjacentes à la frontière, le « front intérieur » n’avait pas été préparé à ce type de conflit. Une négligence étonnante alors que les autorités n’ignoraient rien de la portée des roquettes du Hezbollah, mais qui découle d’une fausse conviction de départ : après quelques jours de bombardements et des opérations terrestres limitées, le Hezbollah serait privé d’armement, et donc incapable de frapper le territoire israélien. Ce scénario ne se réalisa pas, parce que Israël avait à l’évidence gravement sous-estimé le potentiel militaire et l’engagement des combattants du Hezbollah, tout en surestimant ses propres capacités opérationnelles. Durant un mois de campagne militaire, cent dix-sept soldats furent tués, dans des combats au sol souvent acharnés, et cela pour pénétrer de quelques kilomètres en territoire libanais. En entravant, souvent avec succès, l’action des unités terrestres de Tsahal, les miliciens du Hezbollah ont entamé sa réputation de supériorité militaire et révélé des faiblesses insoupçonnées. Ce constat réconforte les parrains du Hezbollah, Syrie et Iran, ce qui était l’inverse de l’objectif recherché. L’Iran, en particulier, a moins de raisons que jamais de composer avec la communauté internationale : le caractère non concluant de la guerre ferme pour un temps toute possibilité d’opérations militaires contre la République islamique, non seulement de la part d’Israël 5, mais aussi des États-Unis.

Interrogations et contestations Comme souvent en Israël, une fois les hostilités terminées, l’unité patriotique s’est lézardée et les interrogations, les contestations, les récriminations ont émergé. Cette guerre échappe d’autant moins à la loi du genre que son bilan est plus que mitigé. Immédiatement après le retour des réservistes dans leurs foyers, les critiques ont donc enflé,

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Israël, toutefois, se prépare à une éventuelle confrontation avec l’Iran. Le commandant de l’armée de l’air, le général Eliezer Shkedi, a ainsi été chargé de mettre au point différents plans d’attaque.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

mais il ne faut pas se méprendre sur leur teneur. L’immense majorité d’entre elles ne remettent aucunement en cause la légitimité du recours à la guerre, mais pointent du doigt les incuries logistiques et tactiques, ainsi que le processus de décision aux plus hauts sommets de l’État. Pourquoi les services de renseignements ont-ils à ce point sousestimé les capacités réelles du Hezbollah ? Pourquoi l’armée de terre était-elle mal préparée à cette confrontation ? Pourquoi la défense passive, chargée de la protection des populations civiles, était-elle si mal organisée alors que les autorités avaient juré que l’arrière ne serait plus pris au dépourvu comme lors de la guerre du Golfe ? Pourquoi la campagne de bombardements s’est-elle prolongée alors qu’elle ne parvenait pas à faire cesser les tirs du Hezbollah ? Pourquoi l’offensive terrestre a-t-elle tardé à être déclenchée avant de l’être dans la précipitation ? Le gouvernement a-t-il trop bridé l’armée, ou s’est-il, au contraire, laissé mener par elle ? Autant de questions adressées aux responsables politiques et militaires par de nombreux groupes de réservistes qui, par le biais de lettres ouvertes et de manifestations, ont protesté contre la conduite de la guerre tant par le haut commandement que par le gouvernement. Ces protestations ont été en partie récupérées par des cercles politiques proches de la droite nationaliste. En accusant le gouvernement d’incompétence et d’amateurisme, Benyamin Nétanyahou, le leader du Likoud, a très vite perçu le bénéfice politique qu’il pouvait tirer d’une situation où l’opinion publique manifeste une grande défiance envers le Premier ministre, celui de la Défense et le chef d’état-major. Alors que la formation d’Olmert, Kadima, avait séduit une majorité d’électeurs lors du scrutin du 28 mars 2006, elle est désormais en chute libre, comme d’ailleurs son allié, le Parti travailliste, traversé par des luttes internes très vives. Pour tenter d’enrayer la crise de confiance, Olmert s’est finalement résigné à constituer une commission d’enquête sur la « seconde guerre du Liban » — parallèlement, le contrôleur de l’État 6 a diligenté sa propre enquête, qui portera plus spécialement sur le « front intérieur ». Rien ne garantit que ce geste suffise à désamorcer la grogne. Beaucoup dépendra de l’évolution de la

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Le contrôleur de l’État a un rôle équivalent à celui de la Cour des comptes en France.

Israël, les faiblesses de la puissance

situation au Liban : si le dispositif de consolidation de la trêve prévu par la résolution 1701 se renforce rapidement, Olmert peut espérer rétablir la situation interne à son profit. À défaut, il risque fort de ne pouvoir échapper au sort de Golda Meir, qui avait dû démissionner après les défaillances apparues lors de la guerre d’octobre 1973. D’autres critiques, très minoritaires, émanant surtout de journalistes (Amira Hass, Gideon Lévy), d’intellectuels (Dan Rabinowitz) et de la « gauche de la gauche » (le mouvement Gouch Shalom, autour d’Uri Avnéry), remettent ouvertement en question le principe même du recours systématique à la force pour régler les crises. Dans leur perspective, un État doit savoir maîtriser sa puissance. L’ivresse de la force qui grise trop souvent les responsables israéliens les amène à réagir avec excès sans pourtant qu’ils parviennent à un gain politique à long terme. La raison en est simple : la seule puissance militaire ne permettra jamais à Israël d’imposer des solutions unilatérales durables à ses adversaires. De plus, l’usage disproportionné de la force, loin de les briser, ne fait qu’aiguiser leur volonté de résistance. L’usage de la force ne doit pas être rejeté, mais beaucoup mieux dosé. Et, surtout, il doit s’accompagner d’une dynamique politique. La meilleure sécurité pour Israël, sur sa frontière nord, consisterait à enfoncer un coin entre Damas et Téhéran en rouvrant des négociations directes avec la Syrie fondées sur la réciprocité : restitution du Golan contre normalisation pleine et entière des relations entre les deux États. Idem pour les Palestiniens : plus vite un accord sera conclu avec Mahmoud Abbas sur la base du principe « la terre contre la paix », mieux on endiguera la montée de l’islamisme radical, et mieux on garantira la sécurité d’Israël. Au lendemain de la guerre, un pareil virage stratégique semblait bien improbable. Certes, Ehoud Olmert a suspendu son plan de désengagement de Cisjordanie, mais cette renonciation (temporaire ?) à l’unilatéralisme est due au réexamen géopolitique auquel il a dû procéder en hâte après avoir constaté l’échec stratégique des deux retraits unilatéraux (Liban-Sud en 2000, Gaza en 2005). Cette décision ne présage pas d’une volonté renouvelée de reprendre sérieusement le chemin de la négociation. D’ailleurs, dans la bande de Gaza, tandis que le conflit libanais occupait les esprits, l’opération Pluie d’été, commencée fin juin 2005, se poursuivait sans relâche. Elle a fait 199

Liban, une guerre de trente-trois jours

plus de quatre cents morts 7, des centaines de blessés, détruit de nombreuses infrastructures, maintenu une pression constante sur la population palestinienne, sans parvenir à libérer le caporal Gilad Shalit, ni à faire cesser les tirs de roquettes. À Gaza, aussi, Israël cède à cette vaine tentation de la force que l’écrivain David Grossman dénonçait courageusement lors de l’éloge funèbre de son fils, tué au Liban, aux dernières heures de la guerre.

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Chiffres au 15 novembre 2006. Plus de la moitié des victimes sont des civils qui n’étaient engagés dans aucune activité hostile. Voir le site de B’Tselem, centre israélien d’information sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens : .

23 L’Iran et le Hezbollah

OLIVIER ROY

L

e Liban a joué un rôle considérable dans la politique extérieure de l’Iran islamique, mais ce fut au début plutôt par défaut. L’Iran islamique avait rêvé de prendre la tête de l’ensemble de la contestation dans le monde musulman et avait d’abord misé sur la Palestine. Mais les relations avec Yasser Arafat ont été exécrables dès le début, malgré la remise à l’OLP de l’ambassade d’Israël à Téhéran. En fait, les révolutionnaires iraniens n’étaient intéressés ni par les mouvements se réclamant du nationalisme arabe, parce que par définition ceux-ci plaçaient l’arabité avant l’islam et se méfiaient d’un pays islamique non arabe, ni par les états-majors des grands mouvements islamistes, comme les Frères musulmans, car il n’était pas question pour Téhéran de partager la direction de la révolution, mais bien d’affirmer le leadership de l’Iran islamique. La Constitution iranienne fit du « guide de la Révolution » celui de toute la oumma musulmane, ce que bien sûr ne pouvaient accepter les grands mouvements islamistes sunnites, qui considéraient avoir une antériorité et une légitimité supérieures à la révolution islamique d’Iran.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

La mise en place du Hezbollah La guerre avec l’Irak, en septembre 1980, a montré la désaffection des organisations islamistes sunnites vis-à-vis de l’Iran, mais aussi le début de leur lent rapprochement avec les nationalistes arabes. Surtout, les « masses » arabes n’ont pas désavoué leurs dirigeants politiques et chefs religieux pour se rallier à l’Iran. Devant cet échec, l’Iran n’a trouvé de soutien que parmi les communautés chiites du monde arabe. Mais, là aussi, ces communautés étaient organisées par des chefs religieux souvent réticents à endosser les concepts nouveaux mis en avant par la Révolution iranienne (velayat e faqih, c’est-à-dire la position du guide de la Révolution comme chef militaire et politique de la oumma). Très rapidement, les autorités iraniennes, à savoir les Gardiens de la Révolution et les plus radicaux des religieux, se sont efforcées de susciter de nouvelles organisations politiques chez les chiites, qui permettraient de contourner voire de combattre les notables chiites jugés hostiles ou du moins trop prudents par rapport à la révolution islamique d’Iran. C’est au Liban que cette politique a rencontré son plus grand succès avec la mise en place du Hezbollah, car ce parti, totalement dévoué à la révolution islamique d’Iran, est progressivement devenu dominant sur la scène chiite libanaise. Le mouvement est financé par l’Iran, de nombreux pasdaran sont allés dans la vallée de la Bekaa pour entraîner et encadrer les combattants du Hezbollah, des armes ont été envoyées et une nouvelle génération de jeunes religieux libanais a été formée à Qom. Les liens sont donc très étroits, non seulement sur le plan stratégique, organisationnel et idéologique, mais aussi sur celui des relations personnelles. Pour autant, le Hezbollah n’est pas un simple pion de l’Iran et il obéit à des logiques complexes : — le « communautarisme » chiite ou, plus exactement, la représentation des chiites dans le système politique libanais ; — la radicalisation religieuse et politique par opposition aux mouvements chiites plus laïques comme Amal ; — le soutien à la révolution islamique d’Iran, par opposition aux réticences de nombreux religieux qui ne voulaient pas accepter la théorie du velayat e faqih (mais les lignes de clivage sont plus complexes, puisque certains religieux comme Mohammed Hussein Fadlallah soutiennent la révolution islamique tout en récusant la 202

L’Iran et le Hezbollah

marja‘iyya du guide actuel, l’ayatollah Ali Khamenei, c’est-à-dire sa capacité d’être une source d’imitation). Mais il y a une autre particularité des liens entre le Hezbollah et l’Iran : leur constance. En effet, après le cessez-le-feu entre l’Iran et l’Irak en juillet 1988, l’Iran n’a jamais hésité à sacrifier ses alliés chiites en fonction de ses intérêts propres. En 1991, l’Iran ne bougea pas lorsque Saddam Hussein a massacré les chiites en révolte, pour mieux engranger les bénéfices de la guerre entre les Occidentaux et Saddam et obtenir la confirmation par Saddam des accords d’Alger de mars 1975 sur le Shatt al-Arab. Entre 1992 et 1998, l’Iran a laissé les chiites afghans se faire régulièrement massacrer par les différents groupes sunnites ; même durant la guerre de résistance contre les Soviétiques, les Iraniens n’ont guère soutenu les chiites afghans et se sont concentrés sur le conflit contre les Occidentaux, par Hezbollah interposé, au Liban.

Le Hezbollah, clef de la stratégie régionale de l’Iran Pour l’Iran islamique, l’importance du Hezbollah s’explique par le fait qu’il contribue à la poursuite de l’objectif de toujours du pays : son affirmation comme puissance régionale, essentiellement tournée vers le Golfe et qui veut se poser en « grand parrain » de la région. Les pays visés ici sont avant tout les régimes arabes et surtout les pétromonarchies. Le Shah d’Iran s’était emparé en 1971 des îlots émiratis de Tumb et Musa, il était intervenu dans le Dhofar omanais et dans le Baloutchistan pakistanais, tout en soutenant les Kurdes contre Saddam Hussein et en prenant langue avec Moussa Sadr, initiateur du renouveau politique des chiites libanais. L’Irak, avec lequel Téhéran avait un contentieux territorial, était le principal adversaire. Pour le Shah, la stratégie de contournement des États arabes passait par une alliance avec Israël. C’est lui qui a lancé le programme nucléaire iranien, avec le soutien des Européens (programme Eurodif). La révolution islamique a moins changé les objectifs de l’Iran que les moyens d’y parvenir. Le contournement des régimes arabes s’est fait non plus par l’alliance avec Israël, mais au contraire par l’appel lancé à la oumma musulmane de se rassembler autour de la révolution islamique, contre les dirigeants en place dans le monde arabe. L’Iran 203

Liban, une guerre de trente-trois jours

s’est alors présenté comme le chef de file d’un front du refus contre Israël 1. Sous Khomeyni, la rivalité avec l’Irak a été exprimée en termes révolutionnaires : « Le chemin de Jérusalem passe par Karbala » (avant de se lancer dans le combat contre Israël, il fallait d’abord renverser Saddam). Tout fut centré sur la guerre avec l’Irak. Sur les autres fronts, l’Iran est resté prudent : malgré un discours violent contre le « petit Satan », l’URSS, l’Iran islamique s’est bien gardé de provoquer les Soviétiques ; en Afghanistan, il a soutenu uniquement et modérément les chiites, et encore seulement ceux qui acceptaient de reconnaître le leadership du guide iranien. L’Iran révolutionnaire a toujours rêvé de pouvoir articuler l’axe chiite et le front du refus contre Israël, essentiellement sunnite et panarabe. Le Hezbollah est la clef de cette connexion, car il est arabe mais est aussi identifié par les sunnites à la lutte contre Israël et l’Occident. Partout ailleurs, les chiites sont soit marginalisés soit en opposition ouverte avec les sunnites (comme en Irak aujourd’hui). Les tensions entre chiites et sunnites ont été délibérément attisées, voire provoquées, par les Saoudiens et les Pakistanais, qui voulaient priver l’Iran de son monopole autoproclamé de la dynamique islamique et fondamentaliste. C’est au Pakistan que s’est mise en place l’alliance entre services secrets et groupes radicaux sunnites, au milieu des années 1980, pour attaquer les chiites. La propagande anti-chiite s’est renforcée avec le processus de la salafisation et de la wahhabisation des madrasa-s (d’où est issu par exemple le phénomène Taliban). L’Iran s’est effectivement trouvé isolé à la fin des années 1990 par rapport au monde sunnite.

Depuis la guerre en Irak : la montée en puissance des chiites Mais, en 2003, l’intervention américaine en Irak a changé la donne. Alors que les Américains voient alors dans l’Iran un État terroriste, ils se sont paradoxalement retrouvés dans le même camp que les Iraniens en Irak — et en Afghanistan. Quelle que soit l’issue de la 1

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Dans lequel on retrouve la Syrie et surtout les mouvements palestiniens, laïques et islamiques, hostiles au processus de négociation israélo-arabe d’Oslo du début des années 1990.

L’Iran et le Hezbollah

guerre en Irak, les chiites irakiens sont les grands vainqueurs de l’intervention américaine. Cette montée en puissance des chiites dans la région du Golfe (également perceptible à Bahreïn, au Koweït et au nord-est de l’Arabie Saoudite), dans ce qui constitue l’essentiel des zones pétrolières, a inspiré une vive inquiétude aux régimes sunnites arabes conservateurs de la région. Fantasme ou réalité, la référence au « péril chiite » est devenue centrale dans les discussions politiques. L’alliance entre nationalistes arabes et salafis sunnites s’est reconstituée ainsi dans le nord de l’Irak, sous l’impulsion de radicaux comme le mystérieux Jordanien Abou Moussab al-Zarqawi (réputé lié à Al-Qaida), et avec une certaine bienveillance des milieux conservateurs arabes, tant dans le Golfe qu’en Jordanie. Al-Zarqawi s’est lancé dans un jihad violent contre les chiites en Irak. L’axe qui avait permis de limiter l’expansion de la révolution islamique iranienne s’est ainsi reconstitué… sauf que cette fois les Américains se retrouvaient objectivement dans le camp de l’Iran. La seule cause qui permet désormais de connecter le front arabosunnite et le radicalisme chiite est la Palestine. Plus précisément, toute conjonction entre le Hamas et le Hezbollah permet à l’Iran d’articuler ses deux stratégies. Ahmadinejad a donc commencé par prendre des positions en flèche sur l’illégitimité d’Israël, thème évidemment porteur dans la région, tout en armant et équipant le Hezbollah. Au cours de l’été 2006, la brutale connexion entre les conflits israélo-palestinien et israélo-hezbollahi a permis à l’Iran de fusionner « front du refus » et « arc chiite » et de gagner alors sur tous les tableaux. Les milieux salafistes et wahhabites ne s’y sont pas trompés, contraints d’un seul coup, comme le montrent leurs déclarations du moment, à mettre un bémol à leur diabolisation des chiites et à reconnaître en Nasrallah un héros de la cause arabo-musulmane, ce que la rue arabe a fait depuis longtemps. Les Saoudiens et les Jordaniens, après avoir blâmé le Hezbollah pour le déclenchement de la crise, ont dû faire marche arrière et se retrouvent, comme le régime égyptien, en spectateurs. Cette politique de l’Iran tiendra aussi longtemps que le Hezbollah sera capable de jouer sur les trois registres où il se plaçait toujours fin 2006 : le nationalisme libanais, la solidarité panarabe et panislamique envers les Palestiniens et le soutien à l’Iran islamique. Mais, tôt ou tard, il sera contraint, au gré de crises, à faire des choix, ce que l’Iran ne veut pas.

24 L’ombre portée des ambitions syriennes

ÉLIZABETH PICARD

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urant la guerre de l’été 2006, un scénario avivait l’inquiétude des Libanais : celui d’une régionalisation des combats, soit par l’extension des frappes israéliennes contre des institutions, des personnes ou des infrastructures civiles en Syrie, soit par l’entrée en guerre d’unités syriennes qui traverseraient la frontière pour combattre aux côtés du Hezbollah. On sait qu’il n’en a rien été, à l’encontre du discours souvent belliqueux des officiels syriens. Après des décennies de domination parfois brutale sur le Liban, la mainmise syrienne sur le Liban était en déclin depuis 2000 et, à bien des égards, la guerre de l’été 2006 n’était plus une « affaire syrienne ».

« Le Liban n’est plus l’affaire de la Syrie » La Syrie est de longue date, avec la République islamique d’Iran, le principal soutien du Hezbollah libanais. Après des années durant lesquelles le régime de Hafez al-Assad a plutôt aidé l’autre mouvement chiite libanais, Amal, la réconciliation a été scellée en décembre 1990, à la fin de la guerre civile. Leur alliance n’a cessé de se resserrer depuis : en dépit des dénégations syriennes (voir supra, chapitre 19), la majeure partie des armes livrées au Hezbollah par l’Iran transitait par l’aéroport 206

L’ombre portée des ambitions syriennes

de Damas et traversait en contrebande la longue frontière montagneuse libano-syrienne ; le Parti de Dieu était un des groupes armés par le truchement desquels le régime syrien provoquait Israël, pour lui faire entendre qu’il n’aurait de sécurité dans la région qu’en négociant avec lui ; son chef, Hassan Nasrallah, devenait un conseiller écouté du jeune président Bachar al-Assad. Durant la guerre de l’été 2006, ce soutien s’est manifesté dans les prises de position du ministre syrien des Affaires étrangères, qui annonça que son pays était « prêt à répondre à une attaque si la guerre se régionalisait » et prétendit faire inscrire par ses pairs arabes réunis à Beyrouth des félicitations au Hezbollah, « défenseur de la dignité de la nation [arabe] », dans une déclaration commune 1. Une semaine plus tard, le président Assad lui-même réitérait ces compliments et s’en prenait véhémentement aux États-Unis et à leur « illusion » de nouveau Moyen-Orient, au gouvernement de Fouad Siniora et à sa « politique de sauvegarde des intérêts israéliens », ainsi qu’aux régimes arabes « complices » 2. Ces discours provocants (qui confortaient la France dans son refus de considérer Assad comme un interlocuteur fiable) ne paraissaient pas s’embarrasser de leur contradiction avec le soutien affiché au « programme en sept points » du gouvernement Siniora, non plus qu’avec des ouvertures en direction des États-Unis, esquissées par l’ambassadeur syrien à Washington ; et encore moins avec la parfaite inaction d’une armée syrienne en état d’alerte, même lorsque les postes frontières syro-libanais furent écrasés sous les bombes israéliennes. Durant toute la guerre, la Syrie n’a pas dérogé à la retenue dont elle fait preuve à l’égard d’Israël depuis leur accord de désengagement consécutif à la guerre d’Octobre, en mai 1974. Son armée est en piteux état, au plan logistique aussi bien que moral. Depuis la fin des années 1980, elle a fait le « choix stratégique de la paix » et, moins ouvertement, celui de n’affronter l’armée israélienne que par militants libanais ou palestiniens interposés. D’où la réflexion cynique de Walid Joumblatt, un des leaders de la majorité du « 14 mars », opposant l’impuissance de Damas à combattre pour le recouvrement de sa 1 2

Al-Nahar, 7 août 2006. Al-Nahar, 15 août 2006.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

province occupée du Golan à ses interventions persistantes au Liban — interventions dont le Hezbollah se fait toujours le vecteur à ses yeux. « Le Liban n’est plus l’affaire de la Syrie » : c’est ce qu’assura en privé un dirigeant du régime baathiste dès les premiers bombardements israéliens. Aveu plausible, mais à tout le moins surprenant. On se rappelle en effet que la guerre civile libanaise (1975-1990) avait été considérée pleinement par Hafez al-Assad comme l’« affaire de la Syrie », qui y avait envoyé son armée en 1976. On peut même dire que le Liban, depuis son invention par la France en 1920 et son indépendance en 1943, n’avait jamais cessé d’être une « affaire syrienne » 3. Ayant reconnu à contrecœur son statut d’État indépendant, les régimes successifs à Damas n’ont eu de cesse de maintenir Beyrouth en vassalité et de s’immiscer dans les débats intérieurs libanais 4. Après la guerre civile, la Syrie avait réussi à garder son emprise sur le Liban et même à la légaliser par l’accord interlibanais de Taëf (1989) et par un « traité de fraternité et de coopération » (1991) notoirement inégal 5. Elle l’avait renforcée par une clientélisation de l’ensemble de la classe politique libanaise, toutes communautés confondues. Monnaie d’échange dans une négociation avec Israël pour la libération du Golan, glacis stratégique défendu par une lourde occupation de la Bekaa, source d’enrichissement grâce au racket de son économie, le Liban était aussi le lieu de recrutement et d’action des groupes armés anti-israéliens — Palestiniens « de l’extérieur » et résistants libanais, en particulier le Hezbollah 6. Reste que, progressivement, la domination syrienne sur le Liban s’est indiscutablement dégradée à partir de 2000. En mai de cette année-là, le retrait israélien unilatéral du Liban-Sud dévoile l’illégitimité de sa présence armée. Les lieutenants de Bachar al-Assad, qui succède à son père décédé en juin, se comportent comme des prédateurs violents, suscitant contre eux une mobilisation civile et politique croissante. En septembre 2004, les Américains, qui lui reprochent de

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Hazim SAGHIYYA, Suriyya wa-lubnan. Ab’ad min siyasa wa-nizam [La Syrie et le Liban au-delà de la politique et du régime], Haya Bina, Beyrouth, 2006. « Lubnan. Bi’uyun Suriyya » [Le Liban au regard de la Syrie], Al-Adab, janvier-février 2003. Voir l’éditorial de Ghassan TUÉNI dans Al-Nahar, 20 mai 1991. May CHARTOUNI-DUBARRY (dir.), Le Couple syro-libanais dans le processus de paix, Les Cahiers de l’IFRI, Paris, 1998.

L’ombre portée des ambitions syriennes

soutenir les insurgés en Irak, et les Français, dont les espoirs en un Bachar « modernisateur » sont déçus, s’unissent pour exiger le retrait syrien du Liban par la résolution 1559 du Conseil de sécurité. Le régime syrien se lance alors dans une politique de surenchère. La prolongation de trois ans du mandat présidentiel d’Émile Lahoud est imposée au Parlement libanais (voir supra, chapitre 21) et de spectaculaires attentats frappent des opposants notoires à la domination syrienne : le ministre Marwan Hamadé (conseiller de Walid Joumblatt), l’intellectuel Samir Kassir, l’ancien secrétaire général du Parti communiste Georges Hawi, le député et patron de presse Gébrane Tuéni. Le plus dramatique, celui de Rafic Hariri en février 2005, est suivi de gigantesques manifestations hostiles à Damas, puis de l’élection d’une majorité parlementaire antisyrienne en juin 2005 (voir supra, chapitre 8). La Syrie a officiellement perdu la main au Liban, d’où elle doit retirer en avril son armée et ses services de renseignement.

Les effets de la guerre sur la Syrie Depuis lors, les dirigeants syriens n’ont eu qu’une priorité : la sauvegarde du régime face à la tempête internationale soulevée par les attentats au Liban et au soupçon public des enquêteurs internationaux mandatés par l’ONU (Mehlis puis Brammertz) d’une complicité des plus hauts dirigeants baathistes dans ces assassinats politiques, à commencer par celui de Rafic Hariri. Ostracisés, menacés par un début de sanctions, ils ont combiné deux tactiques sur la scène intérieure. La première a été l’instrumentalisation du patriotisme de citoyens ordinaires, indignés de l’attaque américaine contre l’Irak et inquiets des menaces de représailles contre leur pays. Depuis l’époque de Hafez al-Assad, les Syriens ont en effet la conscience que leur pays est pratiquement le seul dans la région à avoir résisté aux pressions américaines et israéliennes, et conservé, certes à grand prix, son indépendance au nom de l’arabisme. Seconde tactique des dirigeants syriens : ils se sont employés à étouffer les voix critiques qui se félicitaient de la liberté retrouvée du Liban pour réclamer une démocratisation du pays. À cet égard, la guerre de l’été 2006 leur a fourni prétexte et loisir pour poursuivre une 209

Liban, une guerre de trente-trois jours

répression sans relâche contre les démocrates laïques et les islamistes, même modérés 7. La toute-puissance des services policiers au sein du régime s’est exercée à l’encontre de la moindre voix dissidente sous l’accusation toute trouvée de déloyauté. Comme le constatait un intellectuel opposant, « le bruit de la guerre n’est pas propice aux débats sur la démocratie et les droits de l’homme 8 ». L’inquiétude internationale face à la gravité et la durée de la destruction du Liban et la volonté manifeste des Américains et des Israéliens d’éviter que la guerre ne prenne une extension régionale ont, quant à elles, été mises à profit par la Syrie pour revenir dans le jeu régional et réclamer une solution négociée et globale (donc opposée à la méthode violente et partielle mise en œuvre au Liban par Israël) des problèmes territoriaux, sécuritaires et politiques du ProcheOrient. Suspendues depuis mars 2000 (l’échec de la rencontre AssadClinton), les négociations avec Israël sur le Golan occupé devraient, dit Damas, reprendre sur la base des résolutions du Conseil de sécurité (« la terre contre la paix »), celles-là mêmes qu’Israël a invoquées pour s’attaquer au Liban. Ainsi Bachar al-Assad a-t-il signifié, au ministre espagnol des Affaires étrangères le 4 août 2006, puis au secrétaire général des Nations unies le 1er septembre, que l’attaque israélienne contre le Liban avait paradoxalement ouvert une fenêtre d’opportunité pour la paix régionale.

La fin d’une « relation spéciale » ? Il est probable que l’adoption et le début d’exécution de la résolution 1701 mettant fin aux combats au Liban contribueront, après la 1559, à affaiblir la « relation spéciale » que Damas tente de garder avec Beyrouth après le retrait de son armée. Durant toute la crise de l’été 2006, le gouvernement de Fouad Siniora a fait montre d’une autonomie nouvelle à l’égard de l’ancien patron, en conduisant une diplomatie habile et pro-occidentale. Plus surprenant, mais aussi plus significatif, le Hezbollah a pris ses distances en réagissant tièdement au

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Élizabeth PICARD, « Syrie : la coalition au pouvoir fait de la résistance », Politique étrangère, nº 4, décembre 2005. Yassin AL-HAJJ SALIH, Le Monde, 14 août 2006.

L’ombre portée des ambitions syriennes

discours enflammé de Bachar al-Assad, prenant soin de distinguer ses propres enjeux et objectifs libanais de ceux d’un allié syrien cette fois embarrassant. Déjà, les pressions onusiennes contribuent à renforcer la réalité, longtemps brouillée, d’une distinction entre deux États souverains. Ainsi, Bachar al-Assad a officiellement promis à Kofi Annan la coopération syrienne dans la surveillance de la frontière, exercée désormais par plusieurs milliers de soldats libanais « en conformité au paragraphe 15 de la résolution 1701 ». L’abornement de cette frontière, l’instauration de relations diplomatiques ont été évoqués, sans oublier la question en suspens des fermes de Chebaa. Dans la foulée, certains au Liban vont jusqu’à évoquer la remise en cause du traité inégal de 1991 9. Mais il ne faudrait pas sous-estimer la ténacité dont peut faire preuve le régime baathiste pour conserver sa « carte libanaise », après en avoir tant perdu dans la région dans la dernière décennie. D’abord, en incitant ses alliés et ses protégés libanais à réclamer la formation d’un gouvernement d’union nationale à Beyrouth — soit la démission de Siniora et, à terme, de nouvelles élections législatives. Ensuite, en faisant savoir qu’il considérerait comme un casus belli l’accompagnement de l’armée libanaise déployée à sa frontière par des contingents étrangers de la FINUL-plus. La rétorsion serait alors un blocus terrestre du Liban (comme en 1969, 1973 ou à l’été 2005) pour faire sentir le caractère vital pour Beyrouth d’une bonne relation avec son voisin arabe de l’intérieur. Enfin, et surtout, les promesses d’Assad à Annan sont fragiles et conditionnelles. Faute d’amélioration de ses relations avec les États-Unis et avec l’Union européenne, sans progrès sur le dossier du Golan que le Premier ministre israélien refuse de rouvrir et peut-être aussi sans « arrangement » avec les enquêteurs de l’ONU (sur l’assassinat de Rafic Hariri), la Syrie pourrait exercer sa « capacité de nuisance ». Elle pourrait tirer parti de son alliance avec l’Iran, soutenir et approvisionner les mouvements armés anti-israéliens basés au Liban, le Hezbollah, bien sûr, mais aussi des organisations palestiniennes dissidentes de l’OLP et même des groupes sunnites salafistes, bien qu’ils soient idéologiquement les ennemis féroces du Baath. Walid Moallem, le ministre des Affaires étrangères, a ainsi agité le 9

Nicolas NASSIF, Al-Akhbar, 29 août 2006.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

7 août 2006 la menace d’une infiltration d’Al-Qaida au Liban. L’attaque de l’ambassade américaine à Damas le 12 septembre par des « islamistes » — rapidement maîtrisés par la police syrienne — indique quel tour pourrait prendre la réintroduction du régime syrien dans le jeu régional : celui d’une convergence entre la stratégie sécuritaire mondialisée des États-Unis et la stratégie sécuritaire nationale du régime baathiste.

25 Une guerre asymétrique

SAMI MAKKI

L

’intervention israélienne au Liban durant l’été 2006 a été marquée par une confrontation entre les forces armées de l’État d’Israël, Tsahal, et un acteur non étatique armé, le Hezbollah. Si l’ambition israélienne semblait être, au départ, de mener rapidement une guerre aérienne par l’exploitation de sa supériorité technologique et militaire, c’est au contraire une guerre asymétrique qui s’est progressivement imposée, rendant impossible tout contrôle effectif des opérations par Israël. Les incohérences internes des pouvoirs civil et militaire israéliens ont abouti à une transformation de la mission, de l’anéantissement total à la destruction partielle du Hezbollah, et une perte de l’avantage militaire lors de l’engagement des forces terrestres. Lors de cette nouvelle phase, il s’agissait pour le Hezbollah d’exploiter l’asymétrie pour éviter un affrontement direct et un choc frontal avec Tsahal, tout en exploitant ses faiblesses : « Quand l’adversaire choisit volontairement de contourner cette lutte inégale, en usant de moyens asymétriques, la supériorité technique ne permet plus d’assurer un avantage décisif 1. » La fin du conflit repose la question politique de l’impasse stratégique créée par l’illusion de la

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Barthélemy C OURMONT et Darko R IBNIKAR , Les Guerres asymétriques. Conflits d hier et d’aujourd hui, terrorisme et nouvelles menaces, IRIS/PUF, Paris, 2002, p. 30.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

supériorité technologique face à des structures non étatiques. Sur le terrain, l’efficacité du Hezbollah dans ses tactiques de harcèlement par des forces entraînées et motivées a rendu impossible toute victoire de l’armée israélienne, pourtant réputée être l’une des « meilleures armées du monde ».

L’exploitation contre-productive de la supériorité militaire par Tsahal Au cours des opérations militaires menées avant le retrait du Liban-Sud en 2000, Tsahal avait développé une expertise dans la gestion des conflits asymétriques de basse intensité, qui était reconnue par les puissances occidentales. Pour preuve, les visites régulières d’observateurs de l’US Army en Israël depuis 2003 pour apprendre de l’armée israélienne les dernières tactiques en matière de contre-terrorisme en milieu urbain. Différentes tactiques furent appliquées ces dernières années : la « politique d’assassinats ciblés » (targeted killings), malgré une « efficacité limitée dans la destruction des réseaux terroristes » voire des « effets contre-productifs » 2, tout comme des opérations éclairs exploitant la supériorité militaire pour terroriser les populations, selon le concept « shock and awe » pour « choquer et terrifier », mis en œuvre en Irak au printemps 2003. Pour légitimer les dommages collatéraux de telles pratiques, un langage juridique de précision tente de justifier l’érosion de la distinction classique entre soldats et civils établie par le droit de la guerre. Cette dissymétrie dans les moyens technologiques et juridiques, créée par les puissances militaires les plus technologiquement avancées dans leurs confrontations avec des armées ou groupes non étatiques du Sud, a pu donner un temps l’illusion d’une supériorité dans la guerre psychologique par le contrôle de l’information. Mais cet emploi de la force militaire s’est révélé inefficace dans les processus politiques et face à la capacité des insurgés de mobilisation d’un soutien populaire. Malgré les progrès dans le domaine du

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Steven R. DAVID, « Fatal choices : Israel’s policy of targeted killing », in Efraim INBAR (dir.), Democracies and Small Wars, BESA Studies in International Security, Frank Cass, Londres, Portland, 2003, p. 145.

Une guerre asymétrique

renseignement technologique par « des réseaux et des senseurs électroniques, il faut compter aussi (et peut-être avant tout) sur le renseignement humain, les réseaux d’agents, d’informateurs, d’observateurs et de messagers 3 ». Si, dans les premiers jours de l’intervention israélienne, l’armée de l’air fut utilisée dans un objectif de coercition, ce ne fut plus le cas lorsque la puissance aérienne devint un moyen de repousser le déploiement des forces au sol. La discrimination insuffisante des frappes aériennes, qu’elle ait été le résultat de problèmes techniques et capacitaires ou qu’elle fût une volonté délibérée de dissuader tout soutien au Hezbollah en terrorisant les populations civiles et en les obligeant à fuir leurs habitations, se révéla contre-productive. La contre-guérilla par la puissance aérienne présente des faiblesses et des limites que les forces armées occidentales ne sont pas parvenues à résoudre, notamment en milieu urbain. La maîtrise des airs et des technologies avancées peut être un « multiplicateur de force efficace », mais il est nécessaire de définir une stratégie globale avant d’engager des forces dans des guerres de basse intensité. Dans le cas de la guerre contre le Liban, aucune réévaluation de la menace n’avait été menée et les décideurs politiques ne semblent pas avoir bénéficié d’une vision globale de la réalité des opérations. Durant la crise, l’incapacité d’Israël à contrer la stratégie d’influence du Hezbollah est clairement apparue 4 : « Ce qui est paradoxal, […] c’est que, d’un côté, [les Israéliens] maîtrisent totalement l’image d’un point de vue technique (brouillage d’Internet, brouillage électromagnétique) et, en même temps, ils ont une véritable absence de stratégie de communication 5. » Dans ces opérations de contreguérilla, l’outil militaire ne suffit pas et « les spécialistes du renseignement sont les acteurs clés de la victoire dans des opérations de contre-insurrection ». Au regard de l’expérience américaine en Irak, il apparaît que « le champ de bataille le plus difficile dans la

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4 5

David L. BONGARD, « Factors and considerations for addressing guerrilla and counterinsurgency warfare », in William SCHILLING (dir.), Nontraditional Warfare. Twenty-First-Century Threats and Responses, Brassey’s Inc., Washington D.C., 2002, p. 183. Anthony H. CORDESMAN, Preliminary Lessons of the Israeli-Hezbollah War, CSIS, Washington D.C., 2006. « Tsahal : la crise », entretien avec Pierre Razoux, Défense et sécurité internationale, nº 18, septembre 2006, p. 51.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

contre-insurrection est sans doute la perception 6 », source de ressentiment populaire grandissant. Plus problématique pour les forces armées, les domaines les plus avancés dans la modernisation de la défense israélienne ont connu de nombreux ratés. C’est le cas des systèmes de numérisation du champ de bataille, dont les informations n’avaient pas été réactualisées. Comme toutes les grandes armées occidentales, Tsahal s’est lancée depuis peu dans une transformation de son appareil de sécurité nationale, en exploitant la révolution apportée par les technologies de l’information et de la communication, pour mettre en place un système de guerre en réseaux numérisés qui s’est révélé inefficace à ce stade. Avec les capacités militaires dont dispose Tsahal, la guerre totale ne se définit plus par la stratégie aérienne qui, bien au contraire, a plus souvent été utilisée dans une approche limitée de la guerre ou comme forme de dissuasion. Dans ce cas, il y a un risque de créer une complète disjonction entre le temps politique et le temps technologique imposé par la technique : hors de danger, « le combattant est aussi hors du temps politique 7 ».

L’exploitation de l’asymétrie par la « techno-guérilla » du Hezbollah En revanche, l’utilisation offensive par le Hezbollah de roquettes contre des villes israéliennes servait des objectifs politico-stratégiques plus que simplement militaires, car elles étaient trop imprécises pour poser une menace à l’échelle nationale. Au final, elles auront fait quarantetrois morts civils durant les trente-trois jours de leur utilisation, avec une moyenne de cent vingt attaques par jour aux armes Katioucha et assimilées. Les différents chiffres donnés sur les stocks de roquettes du mouvement armé participaient de cette guerre psychologique sur la destruction progressive de la menace et l’importance du maintien d’un front intérieur uni malgré la poursuite des frappes du Hezbollah sur Israël. Dépassant ses capacités classiques de combat, le Hezbollah a également 6 7

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Steven METZ, « Insurgency and vounterinsurgency in Iraq », The Washington Quarterly, vol. 27, nº 1, 2003, p. 34. Alain JOXE, « Le temps technologique et le temps humain dans les conflits actuels », L’Armement, nº 69, mars 2000, p. 119.

Une guerre asymétrique

fait usage d’engins explosifs improvisés qui ont pu détruire des chars Merkava. En ce qui concerne l’équipement des combattants de la milice armée, la surprise a été grande de voir des gilets pare-balles, des jumelles de vision nocturne, voire des systèmes de réduction de la signature infrarouge et des uniformes israéliens pour se fondre dans le conflit. De même l’enterrement de certaines positions a compliqué leur identification par les moyens aériens. La protection des forces, malgré les surblindages des appareils, semble avoir été insuffisante. Les missiles antichars et les RPG de différents types ont fait des dégâts importants, puisque près de la moitié des Merkava engagés auraient été touchés. À plusieurs reprises, Le Hezbollah a démontré sa grande capacité à exploiter les nouveaux moyens offerts par les systèmes de contrôle à distance, comme les drones « Mirsad » pour des missions de reconnaissance. Enfin, l’utilisation de missiles antinavires C-802 à guidage radar fut d’autant plus surprenante qu’ils semblent être parvenus à toucher la corvette furtive INS Hanit 8.

Enseignements d’un conflit asymétrique qu’Israël n’a pas gagné Au final, cette agression du Liban par la puissante armée israélienne durant l’été 2006 semble avoir fragilisé Tsahal, qui présentait pourtant une supériorité technique indéniable malgré des difficultés d’organisation interne et de renseignement. Au 14 août 2006, l’État d’Israël reconnaissait la mort de cent seize soldats depuis le premier jour de l’intervention. L’absence d’objectifs politiques et militaires clairs et cohérents avec les moyens mis en œuvre explique en partie cet échec. En Israël, une cassure s’est produite entre la société et ses institutions. Un sentiment de déception semble dominer à l’égard des dirigeants, qui n’ont pas tenu leurs engagements de libération des prisonniers. Quant à l’armée, pour la première fois depuis 1948, elle a été tenue en échec, ce qui est difficilement supportable. L’offensive terrestre mal préparée fit apparaître des tensions et des divisions au sein de l’état-major. Plusieurs 8

Joseph HENROTIN, « Une techno-guérilla aurait-elle défait la meilleure armée du monde ? », Défense et sécurité internationale, nº 18, septembre 2006, p. 56-57.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

officiers généraux se seraient opposés à la grande opération décidée à la veille du vote de la résolution du Conseil de sécurité ordonnant le cessez-le-feu. Cette situation tendue dans laquelle « les politiques ont eu l’impression de s’être fait forcer la main par les militaires, et les militaires reprochent aux politiques de ne pas être allés assez loin dans la décision 9 » est symptomatique des crises qui traversent les démocraties engagées dans des guerres de basse intensité. La polémique sur les objectifs de l’intervention, rendue publique lors de la diffusion d’un film tourné par un soldat de Tsahal durant les opérations, soulignait le manque de clarté du gouvernement. De même, la mauvaise préparation des réservistes, l’absence d’équipements essentiels à la protection des hommes ou le dysfonctionnement de certaines armes légères ont fait grand bruit. L’unité nationale, forte au début de l’intervention, a disparu avec l’accumulation des échecs sur le terrain. La presse israélienne, de plus en plus critique et non censurée, s’attaque désormais à un symbole fort de l’unité du pays qu’est l’armée. Ressouder la population autour du gouvernement était donc un objectif politique aussi important que de recréer un bon moral au sein de l’armée. Sur ce point, l’échec politique est total et, au lendemain de la guerre, semblait peser fortement sur les évolutions futures : dans un climat intérieur instable, le gouvernement pourrait refuser l’équilibre précaire imposé de l’extérieur, tandis que l’opinion pourrait inciter l’armée à frapper plus fort lors d’une prochaine intervention, pour imposer une confrontation symétrique à son adversaire au prix de plus grandes pertes 10. Pourtant, l’histoire des guerres asymétriques indique que, pour Israël, la réponse militaire ne peut en aucun cas apporter une solution durable. Tirant les enseignements de l’échec américain au Viêtnam, le général Mack affirmait en 1975 que « la guérilla gagne si elle ne perd pas, une armée conventionnelle perd si elle ne gagne pas 11 ».

9 10 11

« Tsahal : la crise », loc. cit., p. 50. Voir aussi Pierre RAZOUX, Tsahal. Nouvelle histoire de l’armée israélienne, Perrin, Paris, 2006. Avi KOBER, « From blitzkrieg to attrition : Israel’s attrition strategy and staying power », Small Wars and Insurgencies, vol. 16, nº 2, juin 2005, p. 235. Cité par Jean-Paul SAMAAN, « Défaite de Tsahal : victoire du Hezbollah ? », Défense et sécurité internationale, nº 18, septembre 2006, p. 58.

26 Les violations du droit international humanitaire dans le conflit de l’été 2006

RAFAEL BUSTOS

L

e droit international, comme toute forme de droit mais plus encore parce qu’il est un droit interétatique, est une construction du pouvoir ou des pouvoirs. En même temps qu’il est à chaque moment l’expression d’un certain rapport de forces, il crée des normes, des minimums moraux que les moins puissants peuvent invoquer à leur bénéfice. À l’époque actuelle, le droit international public (DIP), qui a pris des décennies pour se former, est en train d’être démantelé à une vitesse surprenante. Il est soit miné par des transgressions (des « guerres illégales » ou des interventions armées sans autorisation, par exemple), soit appliqué de manière sui generis, quand son application n’est pas simplement contraire au droit (comme dans les guerres et invasions préventives ou le prétendu nouveau statut des prisonniers de l’armée américaine à Guantánamo). Dans ce contexte d’érosion des critères d’application de la législation internationale, le DIP et le droit international humanitaire (DIH) deviennent précieux tant comme instruments à la portée des adversaires que comme cadre régulateur des hostilités. Les sociétés, surtout celles qui ont eu à en souffrir, manifestent un désir profond de fixer et faire valoir les principes consolidés du DIH, d’instaurer une espèce de justice après l’injustice qu’est la guerre. Mais cette aspiration légitime 219

Liban, une guerre de trente-trois jours

a quelque chose d’irréel, parce que le DIH continue à relever des mécanismes communs au DIP et, donc, du pouvoir.

Le droit international humanitaire et son application au conflit israélo-libanais Le DIH est composé d’un corps de traités et de coutumes internationaux qui ont été progressivement codifiés à partir du XIXe siècle. Il englobe le droit de la guerre (dit « droit de La Haye ») et le droit humanitaire stricto sensu (dit « droit de Genève »), fusionnés par le premier protocole additif aux conventions de Genève en 1977. La création de tribunaux pénaux internationaux, spéciaux ou ad hoc comme généraux ou permanents (comme la Cour pénale internationale [CPI]) depuis la Seconde Guerre mondiale a ajouté des nouvelles normes qui complètent et renforcent le DIH. À la différence du DIP qui engage la responsabilité des États à qui appartient le privilège de le mettre en œuvre, dans le DIH existe en outre la responsabilité pénale internationale, qui permet l’incrimination et la sanction des individus auteurs de violations sur la demande d’autres individus ou d’un État. Les violations d’extrême gravité susceptibles de répression pénale sont le génocide, le crime contre l’humanité, les crimes de guerre — définis comme des « infractions graves » au DIH 1 — et peut-être, dans le futur, le crime d’agression. Quel est le DIH applicable au conflit israélo-libanais ? Il existe deux possibilités : soit on applique l’article 3 commun aux conventions de Genève, qui couvre tous les conflits entre un État et un acteur non étatique ; soit, en se fondant sur les déclarations d’Israël sur le conflit (par exemple, sa déclaration de guerre au Liban), on applique les quatre conventions de Genève et surtout le premier protocole additif relatif aux conflits internationaux. Peu importe qu’Israël n’ait pas ratifié ce protocole, car la majorité écrasante de ses dispositions est devenue coutume internationale et est, par conséquent, opposable à tous les États. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas grande

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Les personnes protégées sont les combattants blessés ou malades ou naufragés, les prisonniers de guerre et les civils.

Les violations du droit international humanitaire dans le conflit de l’été 2006

différence concernant la norme à tenir dans la conduite des hostilités ni dans l’obligation de la respecter.

Les violations du droit international humanitaire pendant le conflit À défaut d’une enquête internationale qui détermine les faits durant le conflit israélo-libanais, nous distinguerons les violations plus documentées et plus probables (crimes de guerre présumés) des violations moins documentées ou plus discutables (crimes de guerre éventuels).

Crimes de guerre présumés L’« attaque délibérée » contre des objectifs et des populations civils est un crime de guerre. Or, l’évidence paraît indiquer qu’aussi bien Israël que le Hezbollah l’ont pratiquée. Dans le cas d’Israël, des attaques contre des convois de civils qui fuyaient, contre un camp de réfugiés et contre plusieurs localités ont été constatées. Le bombardement d’habitations civiles, comme par exemple celles de Cana, Aïtaroun ou Tyr, appartient bien sûr à cette catégorie. Des biens publics ont été aussi des cibles de l’armée israélienne, tels qu’une centrale électrique, des canalisations d’eau, des hôpitaux et des usines alimentaires. Nombre d’attaques bien documentées n’ont pas eu d’objectif militaire. En retour, le Hezbollah a lancé un quart de ses roquettes et missiles contre des localités, dans beaucoup desquelles il n’existait pas d’objectif militaire. Par conséquent, des écoles, des hôpitaux et des logements ont été atteints dans différents points du nord d’Israël 2. Ces faits constituent des crimes de guerre. En aucun de ces cas l’erreur ou l’accident ne pourraient être invoqués comme excuse ou circonstance atténuante, puisque la partie attaquante est autant responsable de la manœuvre du tir que de ses conséquences 3.

2 3

Voir par exemple le rapport d’Amnesty International : . Voir par exemple le précédent de l’arrangement du 26 avril 1996 et les rapports du Groupe de surveillance (Éric CANAL-FORGUES, « La surveillance de l’application de l’arrangement du

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Liban, une guerre de trente-trois jours

« L’attaque intentionnelle contre le personnel ou des installations d’aide humanitaire de même que contre le personnel associé aux missions de paix » fait partie des crimes de guerre. En dépit de cela, on a enregistré des opérations israéliennes contre les installations et le personnel de la FINUL, le personnel de la Croix-Rouge et ses véhicules, ainsi que contre le personnel de l’UNRWA, entraînant la mort de plusieurs personnes. Au moins en une occasion, une roquette du Hezbollah a atteint des installations de la FINUL, sans causer de victimes. L’« attaque indiscriminée » est celle qui ne permet pas de discerner des objectifs militaires de la population et des objectifs civils, en raison soit de la proximité, soit de la densité de population. Tandis que l’« attaque disproportionnée » est celle où l’intensité des tirs de projectiles ou la dispersion des lancements rendent inévitables les dommages aux civils. Les deux parties auraient commis ces types de crimes de guerre 4. Le bombardement israélien sur les quartiers de la banlieue sud de Beyrouth (notamment Haret Hreik), dont l’objectif déclaré était le siège du Hezbollah et la chaîne de télévision Al-Manar, a été une attaque indiscriminée et disproportionnée par son intensité (vingt-trois tonnes de bombes en un seul jour, au moins cent vingtsept bâtiments détruits) et par la densité de la population qui entourait les cibles. Quant au Hezbollah, la plupart des tirs contre les communes du nord d’Israël ont été réalisés avec des armes qui ne permettaient pas de distinguer entre objectifs militaires et civils. La distance, l’absence de système de guidage et la masse en métal parfois rajoutée rendaient impossible toute précision. Ces tirs exposaient donc des civils et des militaires au même risque, et furent donc indiscriminés. Israël a justifié ses opérations contre des objectifs mixtes en opposant l’avantage militaire « global » aux dégâts humains. Le calcul de

4

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26 avril 1996 [Israël-Liban] », Revue générale de droit international public, juillet-septembre 1998, nº 3, p. 744). En septembre 2006, le nombre d’attaques indiscriminées et/ou disproportionnées n’était pas encore connu mais, en revanche, on pouvait se faire une idée de l’ampleur globale des offensives et du nombre de victimes civiles. En moyenne, 3 000 bombes israéliennes ont été lâchées sur le Liban chaque jour, tandis que, pendant tout le conflit, le Hezbollah a tiré sur Israël environ 4 000 roquettes et petits missiles, dont une partie a été interceptée. On sait aussi que cette guerre a fait d’une part 1 183 morts civils et entre 91 et 134 combattants de nationalité libanaise (toutes forces armées confondues) et d’autre part, 52 civils et 118 soldats de nationalité israélienne. Sources : Nations unies (Rapport S/2006/670 de 18 août 2006) et Daily Star online, , 29 août 2006.

Les violations du droit international humanitaire dans le conflit de l’été 2006

cet avantage n’est pas basé sur une opération concrète mais sur tout le déroulement du conflit, c’est-à-dire sur l’usage éventuel que le Hezbollah pourrait faire un jour de toutes ses armes s’il déclenchait une seule attaque contre Israël. Cette interprétation très particulière de l’avantage militaire face au coût civil est indéfendable au regard du DIH. L’Institut de droit international a fixé depuis longtemps la doctrine selon laquelle l’avantage militaire devait être « concret et immédiat », pas abstrait ni futur (résolution 9 septembre 1969). L’utilisation de « certaines armes qui peuvent causer un dommage massif à la population civile » est bannie. Malgré cela, Israël a employé des bombes à sous-munitions, fournies par les États-Unis, à grande échelle. Ces bombes sont caractérisées par une grande dispersion et un pourcentage élevé d’erreurs. Le DIH interdit leur usage « dans des endroits habités ou près des populations ». Les premières victimes de ces engins sont apparues dès la fin de la guerre. Le minage indiscriminé tel qu’il a pu être réalisé par Israël rentre aussi dans cette catégorie de prohibitions. Dans le cas du Hezbollah, l’utilisation de masses de métal dans les roquettes pour redoubler l’impact viole la prohibition générale de causer des « maux superflus ».

Crimes de guerre éventuels « Lancer des attaques en sachant qu’elles peuvent occasionner des préjudices écologiques graves, étendus et durables » est interdit par le DIH. Or, Israël a détruit un dépôt de pétrole à la centrale électrique de Jiyeh, sur la côte libanaise, à usage civil. Ce dépôt contenait 35 000 tonnes de fuel, dont une partie a brûlé et une autre s’est déversée en mer, causant une pollution de grande ampleur. « Stocker de l’armement dans des endroits habités et lancer des attaques à partir d’eux ou près des observateurs internationaux » est interdit, ainsi que « diriger la population ou la retenir pour protéger des installations militaires du feu ennemi » (boucliers humains). Alors qu’il n’existe pas d’évidence directe de l’usage de « boucliers humains » par le Hezbollah, l’ONG américaine Human Rights Watch, dans un rapport établi dès août 2006 5, fait état d’indices selon lesquels 5

HUMAN RIGHTS WATCH, Fatal Strikes. Israel’s Indiscriminate Attacks against Civilians in Lebanon, août 2006, , p. 3.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

la milice chiite aurait gardé des armes près des maisons tandis que ses combattants auraient placé occasionnellement des lance-roquettes à l’intérieur des localités ou à proximité des postes d’observation des Nations unies. En tout état de cause, ces faits ne justifient absolument pas les attaques israéliennes indiscriminées contre les localités concernées. « Faire obstacle ou empêcher délibérément l’accès des victimes de guerre aux secours » est aussi un crime de guerre. Israël a empêché à plusieurs reprises le passage des convois et véhicules d’aide humanitaire. L’annonce faite par l’armée israélienne en vertu de laquelle « tout véhicule circulant au sud de la rivière Litani » serait bombardé par l’aviation a mis en grave danger les organisations internationales de secours. Le maintien du blocus maritime et aérien quelques semaines après le cessez-le-feu a également rendu impossible l’accès à de nombreuses localités privées de communication par la destruction de ponts et de routes. « Endommager de façon générale et délibérée des propriétés quand cette opération n’est pas justifiée par des buts militaires » est aussi un crime de guerre. Le recensement de l’étendue, de la localisation et du nombre des biens ravagés sera nécessaire pour constater la transgression par l’État israélien de cette norme internationale, de même qu’une analyse des objectifs militaires des opérations aériennes et terrestres qui ont provoqué leur destruction.

La répression des violations du droit international public et des crimes de guerre En ce qui concerne le DIP, la répression relève de la responsabilité internationale des États, selon le principe de « réparation des dommages occasionnés ». Afin que cette responsabilité soit admise, il faut qu’un État dépose une plainte contre un autre. Dans cette guerre, le Liban peut mettre en cause la responsabilité internationale d’Israël pour les dégâts moraux et matériels aux infrastructures, industries, services, zones littorales, propriétés et autres intérêts économiques (tels que le tourisme ou la pêche). Des précédents existent dans ce sens, la Cour internationale de Justice (CIJ) ayant imposé en 2005 à l’Ouganda la réparation de dommages dérivés de son occupation 224

Les violations du droit international humanitaire dans le conflit de l’été 2006

illégale du Congo, y compris le pillage de ressources naturelles. Mais on peut citer aussi le cas des indemnités versées par le gouvernement et des sociétés allemands aux citoyens juifs, ou celui de l’Irak aux victimes de l’invasion du Koweït de 1991. Dans la pratique, néanmoins, il est difficile que cette responsabilité soit reconnue par l’État en infraction, à moins qu’il n’accepte de se soumettre à une juridiction internationale (la CIJ, par exemple) ou qu’elle soit retenue par le Conseil de sécurité (cas de l’Irak). Pour la répression des crimes de guerre, trois voies de réclamation se dessinent. La première opère à l’échelle nationale et repose sur l’obligation des États d’adopter dans leur système juridique interne les instruments pénaux qui permettent l’application du DIH. Or, il n’est pas courant qu’un État en infraction enquête et juge un de ses citoyens pour crimes de guerre. Il est aussi possible, une fois épuisée la démarche précédente, qu’avec l’accord des deux États une commission libano-israélienne soit créée, comme cela s’est fait ailleurs. Cette possibilité passe par d’éventuelles réclamations des familles dont les membres ou les biens ont été attaqués sans cause apparente (existence dans les environs d’installations militaires ou de combats). La deuxième voie est basée sur le principe aut judicare aut dedere (faire appliquer le droit), selon lequel tous les États doivent « respecter et faire respecter » les normes du DIH, quels que soient les auteurs ou le lieu de l’infraction. En plus, pour un tiers à peu près des États du monde (cinquante et un), les crimes de guerre et le génocide sont des crimes imprescriptibles 6 et peuvent être poursuivis à n’importe quel moment. Une juridiction interétatique pour ce type de crimes serait par conséquent en train de s’ériger. Au cas où ni Israël ni le Liban ne veulent ou ne peuvent juger ces crimes, il n’est pas exclu que le tribunal pénal d’un autre pays accepte un jour de le faire. Finalement, la troisième voie est celle des organisations internationales, particulièrement la CPI, dont le statut prévoit que le Conseil de sécurité puisse lui demander d’entamer une enquête sur une possible violation du droit international concernant, par sa gravité, l’humanitaire. Cela est possible même si l’État en infraction n’est pas partie au statut de la CPI (ni Israël ni le Liban ne le sont). Par ailleurs, le 6

En vertu de deux traités, la Convention de Nations unies de 1968 et la Convention européenne de 1974 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et du génocide.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

secrétaire général des Nations unies est aussi autorisé à diligenter une enquête internationale sur des faits ayant entraîné des violations graves du DIH. Si l’on considère le nombre de données documentées par les organisations internationales (Comité international de la Croix-Rouge, Human Rights Watch, Amnesty International, etc.), une telle enquête internationale serait le point de départ le plus approprié.

27 Les pays arabes face à la guerre : impuissance, arrière-pensées et divisions

CHRISTOPHE AYAD

ET

CAROLINE DONATI

D

ès le début de la guerre lancée par Israël contre le Liban, ce n’est pas, comme souvent par le passé, le silence qui a prévalu dans les principales capitales arabes, mais une condamnation sans ambages… du Hezbollah. Le 13 juillet, le lendemain même du déclenchement du conflit, l’Arabie Saoudite dénonce l’« aventurisme irresponsable » du Hezbollah, coupable à ses yeux d’avoir mis le feu aux poudres en prenant l’initiative d’enlever deux soldats israéliens sur le territoire de l’État hébreu. Même s’il réaffirme son soutien à la « résistance légitime » contre Israël, le communiqué ne souffre d’aucune ambiguïté. Le 14, l’Égypte et la Jordanie, les deux seuls États arabes à avoir signé un traité de paix avec Israël, emboîtent le pas à Riyad : réunis au Caire, le président Hosni Moubarak et le roi Abdallah II de Jordanie critiquent l’« aventurisme [du Hezbollah] ne servant pas les intérêts et les affaires arabes ». Ils apportent leur soutien au gouvernement libanais « pour qu’il établisse son autorité sur l’ensemble du territoire libanais », condamnent aussi les opérations militaires israéliennes et demandent leur arrêt immédiat. Les trois principaux alliés des États-Unis dans le monde arabe, dont les deux poids lourds de la Ligue arabe que sont l’Égypte et l’Arabie Saoudite, prennent donc implicitement le parti d’Israël dans ce conflit, dont ils espèrent secrètement qu’il sera l’occasion de rogner les ailes du 227

Liban, une guerre de trente-trois jours

Hezbollah, voire de le désarmer. De fait, la Ligue arabe, dont les ministres des Affaires étrangères se réunissent le 15 juillet, décide… de ne rien décider. Le chef de la diplomatie saoudienne, Saoud al-Fayçal, s’en prend même violemment, lors de cette réunion, à son homologue syrien, qui disait « rêver » d’un soutien arabe unanime au Hezbollah : « Vos rêves sont des chimères diaboliques », s’emporte-t-il.

La rupture de la solidarité arabe Même si c’est la première fois que des gouvernants arabes condamnent ouvertement l’action d’un groupe radical contre Israël, l’hostilité affichée par la Jordanie, l’Égypte et l’Arabie Saoudite au Hezbollah, et à ses deux principaux parrains que sont l’Iran et la Syrie, n’est pas une surprise. Le roi Abdallah II de Jordanie a exprimé dès 2004 son inquiétude face à l’émergence de ce qu’il dénonce comme un « arc chiite », supposé s’étendre de Téhéran au sud du Liban et qui désigne en fait l’alliance Téhéran-Damas et la proximité du nouveau gouvernement chiite irakien avec Téhéran. Sa crainte de la montée en puissance des radicaux dans la région a été renforcée depuis l’arrivée au pouvoir en janvier 2006 dans les territoires palestiniens du Hamas, dont la branche en exil en Syrie et au Liban entretient des liens étroits avec le Hezbollah. Or les tumultueuses relations entre Amman et Damas ont viré à l’orage au printemps, lorsque la Jordanie a accusé la Syrie d’héberger le cerveau d’un complot présumé du Hamas visant des responsables jordaniens. En Égypte, le Hezbollah, vu comme le bras armé de l’Iran chiite au cœur du Proche-Orient, suscite tout autant l’hostilité du pouvoir. Au début de l’année, Hosni Moubarak a lui aussi violemment mis en cause la prétendue double allégeance des chiites du monde arabe. Plus directement, Le Caire reproche au Hezbollah et à Damas d’avoir fait échouer sa médiation pour faire libérer le soldat israélien capturé le 25 juin par des activistes palestiniens à la lisière de la bande de Gaza. Deux jours avant l’opération du Hezbollah, Khaled Mechaal, le chef du bureau politique du Hamas, hôte obligé de Damas, appelait le gouvernement palestinien à ne faire aucune concession… Le Caire redoute la proximité entre le Hezbollah et le Hamas, qui donnerait à Téhéran les 228

Les pays arabes face à la guerre : impuissance, arrière-pensées et divisions

moyens d’une surenchère pour mener à bien sa négociation sur le nucléaire avec la communauté internationale. L’Arabie Saoudite partage les mêmes inquiétudes que l’Égypte et la Jordanie vis-à-vis de l’Iran, dont les ambitions nucléaires en font un géant régional en devenir. Riyad, déjà préoccupé de l’influence iranienne dans les affaires irakiennes, désormais dominées par les chiites, craint un effet de contagion dans sa propre province orientale, là où vivent la plupart des chiites du royaume et où se trouvent ses principaux champs pétroliers. Enfin, Riyad et Le Caire sont en froid avec la Syrie depuis l’assassinat en février 2005 de Rafic Hariri, l’ex-Premier ministre libanais, chef de file de la communauté sunnite au Liban et homme de confiance des Saoudiens. Depuis lors, ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour amener le président Bachar al-Assad à coopérer avec la communauté internationale dans le but de réduire les pressions américaines sur Damas et d’éloigner le spectre d’un nouveau changement de régime dans la région. Aux premiers jours de la crise, l’attitude du régime syrien est tout autre, et pour cause. Soupçonnée par ses partenaires arabes d’avoir incité le Hezbollah à la provocation, la Syrie fait profil bas et ne répond pas aux critiques de Riyad, d’Amman et du Caire, ni aux accusations d’Israël et des États-Unis. Le conflit replace Damas au centre du jeu régional et les dirigeants syriens savent fort bien que la recherche d’un cessez-le-feu passera par eux, à cause de leur influence sur le Hezbollah et du rôle de leur pays dans l’approvisionnement en armes de la résistance libanaise. La suite leur a donné raison et le front européen, jusque-là uni dans le boycottage préconisé par Paris, s’est fissuré avec les visites à Damas en août de plusieurs diplomates européens, dont le chef de la diplomatie espagnole Miguel Ángel Moratinos. Déjà, lors des mois précédant la guerre, Damas avait réussi à conforter sa position régionale, mise à mal par le retrait forcé du Liban un an plus tôt. Par un mélange d’intimidations au Liban (la Syrie est suspectée dans les assassinats de personnalités) et de pressions sur l’Égypte et l’Arabie Saoudite — notamment dans la coopération terroriste —, Damas a desserré l’étau international. Le 15 juin, la Syrie a même signé un pacte de défense avec l’Iran, s’adossant ainsi à la puissance montante régionale. Mais, parallèlement, au fur et à mesure que le conflit se prolonge et se durcit, les dirigeants de Damas ont affiché un soutien politique sans 229

Liban, une guerre de trente-trois jours

faille à la résistance islamique libanaise, surfant sur la réaction de l’opinion arabe et d’abord syrienne. L’ampleur des représailles israéliennes et le bilan des victimes civiles ont en effet provoqué un fort élan de solidarité de la société à l’égard du Liban, contrastant avec l’ostracisme dont les Syriens avaient été l’objet, un an auparavant, au Liban, après l’assassinat de Rafic Hariri. Prenant même de court le régime, une bonne partie de la population a porté assistance aux réfugiés libanais, activant spontanément des réseaux personnels d’entraide, toutes communautés et classes sociales confondues. Tandis qu’au souk de Damas les commerçants affichent des portraits montrant Hassan Nasrallah aux côtés de Bachar al-Assad et de son père Hafez, à Sayyida Zaynab, la banlieue chiite de la capitale, les institutions religieuses ont donné refuge à des dizaines de milliers de Libanais venus du sud du Liban. Leur accueil a été géré de concert par les notables, l’administration locale et des membres du Hezbollah 1 . Ailleurs, des directeurs d’école ont ouvert les portes de leur établissement aux réfugiés, avant de céder la place aux officiels du parti Baath.

Nasrallah, nouveau zaïm du monde arabe Dans le monde arabe, l’indignation est vive et aussi unanime, même si les manifestations de solidarité sont moins concrètes. Les images quotidiennes de civils tués dans les bombardements et de destructions soulèvent une vague de colère, dirigée d’abord contre Israël et les États-Unis, mais aussi contre les gouvernements arabes, accusés d’inaction, voire de complaisance. Lors de manifestations au Caire, le portrait de Hassan Nasrallah est brandi avec celui de Nasser alors que l’on célèbre le cinquantième anniversaire de la nationalisation du canal de Suez. Le président Hosni Moubarak est de plus en plus souvent comparé au Shah d’Iran à la fin de son règne, isolé de la population et aligné sur les États-Unis. Le mouvement d’opposition Kefaya, dirigé par un chrétien copte, fait campagne pour la rupture des relations diplomatiques avec Israël. Pour la première fois, un chef religieux chiite incarne aux yeux de l’opinion arabe, majoritairement sunnite, le leadership du « front du refus » à Israël et aux États-Unis. Par son 1

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Sabrina MERVIN, « Les chiites dans la guerre », Le Monde, 3 août 2006.

Les pays arabes face à la guerre : impuissance, arrière-pensées et divisions

langage rationnel, sa modestie apparente et sa capacité à exposer ses objectifs politiques, le leader du Hezbollah séduit en particulier les classes moyennes éduquées. Les manifestations se multiplient dans la plupart des capitales arabes, de la Mauritanie au Koweït. À l’exception de l’Arabie Saoudite, où elles restent confinées à l’est chiite du royaume. L’éditorialiste du quotidien londonien Al-Qods al-Arabi, Abdel Bari Atwan, résume le sentiment général dès le 17 juillet : « Les régimes égyptien et saoudien ont voulu nous faire croire que la résistance islamique au Liban sert les intérêts de l’Iran. Cela est peut-être vrai. Mais quel mal y a-t-il à cela ? L’agenda islamique iranien n’est-il pas plus digne et plus en phase avec les intérêts des Arabes que l’agenda américano-sioniste de ces deux régimes-là ? » Le lendemain, il esquisse un pronostic qui se confirmera : « Israël ne sortira pas vainqueur de cette guerre. Le Hezbollah n’en sortira pas vaincu. Mieux, son leader, Hassan Nasrallah, est en passe de devenir l’un des dirigeants les plus populaires et les plus respectés. Car il a démontré sa capacité à conduire la guerre, à faire face à l’agression et à rendre coup pour coup. » Rapidement, il apparaît en effet que ce que la chaîne satellitaire d’information Al-Jazira appelle la « sixième guerre israélo-arabe » ne prend pas le tour des précédentes. Le Hezbollah résiste pied à pied sur le terrain, porte des coups significatifs à l’armée israélienne et frappe Israël sur son sol avec ses roquettes. Partout on entend que, par sa résistance acharnée, il restaure la dignité de dizaines de millions d’Arabes vivant encore « dans l’ombre » de la défaite de 1967. Le fait qu’un mouvement de guérilla, disposant de moyens largement inférieurs à ceux de son adversaire, tienne tête à Israël met les régimes arabes dans une position délicate. Les ralliements se multiplient, notamment celui des Frères musulmans égyptiens, au grand dam de leurs homologues syriens, en butte à la répression du régime baathiste. Au Caire, un imam proche du gouvernement manque de se faire lyncher pour avoir tenu un prêche anti-Hezbollah. Le Hezbollah brouille les cartes : alors que le très populaire cheikh Youssef al-Qardawi, président de l’Association internationale des oulémas musulmans, appelle à l’effacement des « différences [entre sunnites et chiites] », un cheikh saoudien, membre du Comité supérieur des oulémas, proche du pouvoir, édicte une fatwa interdisant 231

Liban, une guerre de trente-trois jours

tout soutien au Hezbollah. Un autre religieux saoudien réitère cette fatwa, assimilant le Hezbollah au « parti de Satan ». Mais, même sur les sites salafistes proches d’Al-Qaida et sensibles à la propagande antichiite d’Abou Moussab al-Zarqawi, on débat de l’opportunité de se ranger derrière la bannière de la résistance chiite libanaise. Ayman al-Zawahiri, le bras droit d’Oussama Ben Laden, diffuse un message expliquant que la guerre d’Al-Qaida en Irak fait partie de la lutte pour libérer la Palestine, sans pour autant mentionner le nom du Hezbollah… Le Hezbollah, pour sa part, fait de plus en plus référence à la oumma, c’est-à-dire à l’ensemble des musulmans. Le monde islamique est « outré », répond en écho le Turc Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), réunie en sommet extraordinaire restreint en Malaisie.

Le soutien tardif des dirigeants Face à la pression de leurs opinions, surtout après le bombardement israélien de Cana le 30 juillet (une trentaine de civils tués, dont de nombreux enfants), et à celle de l’OCI qui menace de les déborder, les dirigeants arabes ont progressivement changé de position : ils condamnent ouvertement Israël, critiquent la passivité américaine et font pression pour un cessez-le-feu immédiat. Le roi Abdallah II s’interroge sur les objectifs américains au Proche-Orient dans une interview à la BBC. La guerre au Liban a, selon lui, causé le « désespoir » dans toute la région et « affaibli la voix des modérés ». C’est en soutenant le plan du gouvernement libanais que les régimes arabes pro-américains ont opéré leur revirement. Ce plan, en sept points, avait en effet l’avantage de retirer au Hezbollah son atout stratégique principal en prévoyant le déploiement de l’armée libanaise au sud du pays. Le 7 août, les ministres arabes des Affaires étrangères se réunissent à Beyrouth pour écouter le Premier ministre libanais, Fouad Siniora, demander en larmes un « cessez-le-feu immédiat et inconditionnel ». Ils décident de dépêcher une délégation à New York pour présenter leur « point de vue » à l’ONU et soutenir Beyrouth, qui demande des amendements à la première mouture de résolution en cours de rédaction. Seul le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid Moallem, rejette catégoriquement le projet de résolution 232

Les pays arabes face à la guerre : impuissance, arrière-pensées et divisions

franco-américain et le dénonce comme un « creuset » pour une nouvelle guerre civile au Liban. Craignant de voir son pays isolé par l’esquisse de règlement qui se dessine, il brandit la menace d’une guerre régionale et se déclare prêt à devenir un « soldat de Hassan Nasrallah ». L’arrêt des combats ne contribue pas à calmer l’antagonisme entre la Syrie et les pays arabes pro-occidentaux : tout l’enjeu consiste, côté syrien, à s’approprier la victoire du Hezbollah et, pour les autres, à empêcher que l’exemple de la résistance islamique libanaise ne fasse des émules. À peine les armes se sont tues que l’Égypte et la Syrie se jettent à la tête des accusations d’une violence sans précédent : le 15 août, Bachar al-Assad traite les leaders arabes de « demi-hommes » poursuivant des « demi-politiques » ; la presse gouvernementale égyptienne réplique en rappelant perfidement que l’armée syrienne n’a pas tiré depuis longtemps une balle pour libérer le plateau du Golan occupé depuis 1967, tout affairée qu’elle était à massacrer les Libanais pendant la guerre civile au pays du Cèdre ou les Frères musulmans à Alep et Hama au début des années 1980… Pour la Syrie, il s’agit désormais de transformer la victoire militaire du Hezbollah en victoire politique et de susciter un « front arabe du refus » à la politique américaine, dont elle prendrait la tête. L’enjeu de l’après-guerre consiste aussi à reprendre la main au Liban, où la coalition du « 14 mars » sort affaiblie de ce mois de guerre à cause de sa proximité avec les États-Unis. Si cette stratégie échoue, Damas risque de retourner à son isolement, avec le souci supplémentaire d’une FINUL renforcée déployée au sud du Liban. Et la crainte est grande, notamment en Égypte, en Jordanie mais aussi jusqu’au Maroc, en Tunisie ou en Algérie, que la victoire du Hezbollah face à Israël ne donne un nouvel élan aux partis d’opposition se réclamant de « valeurs islamiques ». Dans ce contexte régional tendu, le cocktail de démocratisation tâtonnante et de frustration sociale pourrait se révéler explosif. Les dirigeants égyptiens, jordaniens et saoudiens pressent donc Washington de relancer un processus de paix israélo-palestinienne en coma dépassé, en exhumant le plan proposé au sommet de la Ligue arabe de Beyrouth en 2002 : la paix en échange des territoires arabes occupés par Israël. En attendant de savoir quelles conséquences aura dans la région la guerre de l’été 2006, la reconstruction du Liban est devenue l’enjeu 233

Liban, une guerre de trente-trois jours

d’une compétition régionale acharnée. La Syrie a décidé de reconstruire trois villages libanais, dont Cana, tout comme le Qatar, qui prend en charge Bint Jbeil. L’Arabie Saoudite, qui avait mis en dépôt pendant la guerre un milliard de dollars à la Banque centrale du Liban pour soutenir la livre, a annoncé une contribution de 500 millions de dollars à un futur Fonds arabe pour la reconstruction du Liban, dans le souci de ne pas laisser le Hezbollah et l’Iran occuper le terrain. Mais, sans attendre, Téhéran a dépêché à Beyrouth une importante délégation ministérielle pour participer à la reconstruction des infrastructures libanaises.

28 Médias arabes, médias francophones : lectures croisées de la guerre

AGNÈS LEVALLOIS

L

’analyse du traitement du conflit israélo-libanais par la presse est riche d’enseignements, selon que l’on a regardé les chaînes de télévision françaises ou les chaînes satellitaires arabes et qu’on lisait la presse française ou arabe. Le vocabulaire utilisé pour désigner les acteurs de ce conflit n’a pas été le même, non plus que les moyens mis en œuvre. D’une façon générale, l’accent a été mis sur l’aspect militaire, humanitaire 1 et diplomatique de la guerre, et peu sur sa dimension politique. Le tournant dans la couverture du conflit a été le bombardement de Cana le 30 juillet. Avant cette date, il était question dans la presse française d’usage « disproportionné de la force » et, à partir de là, on a assisté à un changement dans la terminologie. Le 14 juillet, tout au début du conflit, les journaux font leur une sur le blocus du pays imposé par l’armée israélienne, mais avec des nuances dans la présentation. Al-Sharq al-Awsat (présidé par le prince saoudien Salman, frère du roi, Londres) : « Israël renforce le blocus. Joumblatt accuse le Hezbollah de surenchère pour faire revenir la Syrie au Liban. » Al-Hayat (propriété du prince saoudien Khaled ben Sultan,

1

Une chaîne satellitaire appelée « Avec toi, Liban », appartenant au groupe basé à Dubaï Al-Aqqariya, a été lancée le jour de l’annonce du cessez-le-feu pour aider à la mobilisation de l’aide humanitaire.

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Liban, une guerre de trente-trois jours

Londres) : « Le Liban encerclé et des boucheries israéliennes un peu partout. Prémices d’une guerre des villes. » Lorsque les médias français parlent de « réaction et [d’]usage disproportionné de la force » de la part d’Israël, Al-Hayat titre le 17 juillet : « Le massacre israélien continue et le Hezbollah fait pleuvoir des missiles sur Haïfa » ; et Al-Sharq al-Awsat, plus sobre : « Le Liban [est] détruit et l’étau politique se resserre sur le Hezbollah. »

La concurrence des télévisions arabes Al-Jazira (TV satellitaire, Qatar) a très rapidement mis en incrustation sur son écran un titre qui a évolué au fur et à mesure des semaines de la guerre, allant de la « confrontation ouverte », à la « sixième guerre » (en référence aux précédents conflits israélo-arabes), avant de passer aux conséquences de la guerre. Ce bandeau a eu un fort impact, car il donnait le ton de la ligne éditoriale de la chaîne. De plus, elle a déplacé une partie de la rédaction de Doha à Beyrouth et les journaux étaient réalisés en duplex entre les deux capitales : il s’agissait d’être la télévision la plus présente sur le terrain. Si la chaîne a été beaucoup regardée, elle a également été critiquée pour avoir pris fait et cause pour le Hezbollah. Mais, dans son souci d’offrir un traitement complet de l’actualité, elle a aussi couvert la situation en Israël avec plusieurs équipes — dont certaines ont été interpellées par la police israélienne, ce qui a renforcé, aux yeux des téléspectateurs, la crédibilité du travail journalistique. La guerre psychologique que se sont livrée les Israéliens et le Hezbollah s’est traduite dans le traitement médiatique et les moyens mis en œuvre par les télévisions ; les chaînes satellitaires arabes, en particulier, ont démontré l’impact attendu dans la mobilisation qu’elles étaient à même de susciter. On a ainsi constaté une vive concurrence entre Al-Jazira et Al-Arabiyya (TV satellitaire proche des Saoudiens, Dubaï) dans la couverture du conflit. Exemple, le 18 août, l’enterrement des victimes du bombardement de Cana a été diffusé en direct par les deux chaînes, alors que les chaînes nationales arabes respectaient leur programmation. Ces deux chaînes se sont néanmoins différenciées dans le traitement : le choix des mots était très différent, plus neutre sur Al-Arabiyya et plus engagé sur Al-Jazira. Mais l’une et 236

Médias arabes, médias francophones : lectures croisées de la guerre

l’autre avaient auparavant diffusé les discours du cheikh Nasrallah, extrêmement suivis — les rues se vidant dans certaines villes à l’annonce de ses interventions. Le rôle dans cette guerre d’Al-Manar, chaîne du Hezbollah, a été très important, en dépit du bombardement de ses studios par l’armée israélienne tout au début des hostilités : la chaîne a continué à émettre, car ses responsables avaient prévu un « plan B » pour faire face à la situation. Son audience a été forte pendant cette période, car elle répondait à une attente des téléspectateurs arabes d’accéder à l’information venant d’une des parties directement impliquées dans la guerre. Disposant d’envoyés spéciaux à travers le Liban, elle a diffusé en boucle des images des bombardements israéliens, accompagnées de slogans guerriers, sans pour autant donner des informations précises sur, par exemple, le bilan des victimes du côté des combattants du Hezbollah. Parallèlement, les militants du Hezbollah ont su organiser la communication. Tous les journalistes, libanais ou étrangers, souhaitant se rendre dans les quartiers chiites dévastés par les bombardements, étaient guidés par des militants, mais pas une seule image des combattants du Parti de Dieu n’était donnée. Comme si la guerre était menée, côté libanais, par des « fantômes », des combattants invisibles, accentuant leur côté insaisissable, mobile, en les opposant à la force de frappe israélienne, lourde à manier et sans l’efficacité de ce mouvement de guérilla. L’objectif du Hezbollah était de montrer les images des bombardements israéliens en mettant en avant la résistance efficace, organisée et « invisible » de ses combattants. Quant aux chaînes de télévision nationales arabes, elles ont assuré un traitement minimum au début de la guerre, gênées par les positions officielles des gouvernements. Les journaux arabes condamnaient les « aventuriers » du Hezbollah, qui « conduisaient le pays à la catastrophe » ; mais, quelques jours plus tard, les mêmes journalistes exprimaient des points de vue plus nuancés en raison de la violence des opérations de l’armée israélienne et du soutien populaire dans les pays arabes. Il est alors question de la « machine de destruction » israélienne et des victimes libanaises. Al-Qods al-Arabi (quotidien palestinien panarabe, Londres) s’est démarqué de ce traitement en fustigeant d’entrée les régimes arabes. Dès le 13 juillet, son rédacteur en chef a signé un article intitulé « Une opération qui met les régimes arabes 237

Liban, une guerre de trente-trois jours

dans l’embarras » : « La résistance du Hezbollah est légitime, elle reflète la combativité arabo-musulmane dans ce qu’elle a de meilleur. L’opération du Hezbollah a démasqué la faiblesse de l’armée israélienne, a placé les régimes arabes face à leur mutisme vis-à-vis des massacres de l’État hébreu, a repositionné la cause palestinienne au centre du monde arabe et musulman. » Le vocabulaire employé était ainsi significatif du point de vue adopté par chaque média. La presse française a utilisé le terme de « victimes » pour parler des Libanais morts ou blessés lors des bombardements israéliens et des Israéliens touchés par les missiles lancés par le Hezbollah ; tandis que les télévisions satellitaires arabes ont qualifié les premiers de « martyrs ». D’une façon générale, les télévisions arabes ont présenté de nombreuses images des morts, parfois même en boucle, uniquement sous l’angle de victimes. Pour reprendre l’expression de l’écrivain journaliste libanais Abbas Baydoun, « qui regarde la télévision découvre immédiatement les deux visions, la souffrance de la majorité sur LBC (chrétienne libanaise) ou Future TV (propriété des Hariri), et le triomphe de la résistance sur Al-Manar 2 ».

Télévision et presse en France : le souci déséquilibré de l’« équilibre » Quant au traitement des télévisions françaises, il a été marqué par un souci évident d’équilibre entre Israël et le Liban, de même que dans la presse écrite. Par exemple, le titre du Monde le 14 juillet : « Après Gaza, le Liban : Israël en guerre sur deux fronts » ; ou encore le 17 : « Israël-Hezbollah, la bataille des missiles ». Autre différence notable avec les médias arabes, inversant la mobilisation de l’émotion, les « sujets » des journaux télévisés français créaient une proximité avec les victimes israéliennes des tirs de missiles du Hezbollah — par exemple en proposant le témoignage d’une famille touchée. Alors que ce recours à l’émotion était plus souvent mis à distance dans les sujets consacrés au côté libanais, montrant une ville ou un quartier affectés

2

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Article paru dans Al-Safir (Beyrouth, nationaliste arabe) et repris par Courrier international, 3 août 2006.

Médias arabes, médias francophones : lectures croisées de la guerre

par les frappes israéliennes, sans identification possible avec des personnes en particulier. Des expressions comme « éradication des milices du Hezbollah, incrustées parmi les habitants du Sud-Liban » (Nord Éclair du 9 août ; journal télévisé de 20 heures sur France 2), ou encore « nettoyer les poches de résistance du Hezbollah », ont choqué un public arabe regardant les chaînes françaises, car aucune information sur la nature du mouvement ne les accompagnait. Il est vrai qu’après le 11 septembre 2001 on a assisté à un tournant dans la perception française du Hezbollah, organisation de résistance devenue un mouvement terroriste à « éradiquer ». De plus, la circulation des journalistes dans les quartiers du Hezbollah étant difficile, le manque d’informations précises a empêché les envoyés spéciaux de faire leur travail comme ils l’entendaient. D’où le paradoxe classique d’une forte médiatisation sans informations sûres et recoupées. Alors que la résistance incarnée par le Hezbollah apparaissait tout à fait légitime aux yeux de la presse arabe, les médias français évoquaient plutôt les « combattants chiites 3 », sans plus faire référence à ce qu’a représenté ce mouvement lors du retrait de l’armée israélienne du sud du Liban en 2000. Au Liban, les critiques de la couverture par la presse française ont donc été vives, le reproche portant sur la volonté d’être « équilibré » alors que le déséquilibre des forces était évident et sur le fait que fort peu d’analyses distanciées étaient proposées aux lecteurs et aux téléspectateurs, surtout lors des premiers jours du conflit. L’expression « organisation terroriste contrôlée par la Syrie et l’Iran », utilisée fréquemment par de nombreux médias pour parler du Hezbollah, a été critiquée par des téléspectateurs arabes, soulignant qu’il n’était pas précisé, s’agissant d’Israël, que ce pays est de longue date soutenu politiquement et financièrement par Washington et l’Occident. Un tournant a toutefois été nettement sensible après le bombardement de Cana, le 30 juillet. La souffrance de la population civile libanaise a été enfin décrite et l’accent sur l’aspect humanitaire déjà mis depuis quelques jours par certains médias français a été renforcé (la une de Libération du 20 juillet titrait : « Le Liban appelle au secours »). Et, bien sûr, la dimension de politique intérieure était également 3

Le Nouvel Observateur, 10 août 2006.

239

Liban, une guerre de trente-trois jours

présente, comme lorsque Libération titrait, le 18 juillet : « Villepin, Opération Beyrouth » ; et que Le Monde faisait sa une le même jour sur : « Paris affiche sa solidarité avec le Liban ». Mais la guerre du Liban intervenant au beau milieu de l’été, les magazines français n’entendaient pas bouleverser leur couverture estivale. Début août, Paris Match titrait sur « Les amoureux de l’été », Le Nouvel Observateur sur « L’amour vu par les grands philosophes », Le Point sur « Nietzsche, le philosophe de la vie » et L’Express sur « Vacances de gauche, vacances de droite ». Seul l’hebdomadaire Marianne a pris le risque de titrer : « Israël. Les conséquences d’une catastrophe ». Enfin, un nouvel aspect de l’actualité a trait à l’émergence des blogs, avec photos, vidéos et articles, autant de témoignages ou d’opinions exprimés par des citoyens qui apportent une autre information que celle donnée par la presse écrite ou audiovisuelle, d’ailleurs parfois reprise par les médias classiques. La guerre israélo-libanaise de l’été 2006 aura peut-être été un tournant dans les relations entre Israël et son environnement arabe. Mais elle a aussi marqué un tournant dans l’accès à l’information.

Chronologie

PHILIPPE ABIRACHED

2000 5 mars. — Le cabinet israélien approuve la proposition du Premier ministre, Ehoud Barak, de retrait unilatéral des troupes israéliennes de la « zone de sécurité » du Liban-Sud. Le retrait est prévu pour le 7 juillet 2000. 24 mai. — Retrait anticipé de l’armée israélienne du Liban-Sud, après vingtdeux ans d’occupation. 16 juin. — Le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, confirme le retrait effectif de l’armée israélienne du Liban-Sud. 28 juillet. — Déploiement de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) le long de la « ligne bleue », qui marque approximativement la frontière libano-israélienne. 31 juillet. — Retour de l’ancien président de la République Amine Gemayel à Beyrouth, après huit ans d’exil à Paris. 9 août. — Déploiement de cinq cents militaires et cinq cents membres des Forces de sécurité intérieure dans l’ancienne « zone de sécurité ». 27 août-4 septembre. — Élections législatives. À Beyrouth, les partisans de

l’ancien Premier ministre Rafic Hariri remportent les dix-neuf sièges. Au Sud, la coalition chiite (Amal et Hezbollah) obtient la totalité des vingt-trois sièges. 26 octobre. — Rafic Hariri forme un nouveau cabinet composé de trente membres. 14 novembre. — Le Conseil de sécurité de l’ONU demande aux forces de sécurité libanaises de prendre possession de toute la région évacuée par Israël.

2001 30 janvier. — Le Conseil de sécurité de l’ONU prolonge de six mois le mandat de la FINUL (Force intérimaire des Nations unies pour le Liban) tout en réduisant son effectif à 4 500 soldats. 24 mai. — Premier anniversaire de la « libération » du Liban-Sud. Fête nationale. Août. — Vague d’arrestations de militants antisyriens (aounistes et Forces libanaises), accusés de complot contre la sécurité du Liban. 22 octobre. — Raids israéliens au LibanSud, suite à l’attaque par le Hezbollah

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Liban, une guerre de trente-trois jours de positions israéliennes dans le secteur des fermes de Chebaa.

2002 31 mars. — Israël menace d’attaquer la Syrie, en raison du soutien apporté par Damas au Hezbollah. 3 avril. — Le gouvernement libanais annonce le retrait des troupes syriennes de certaines régions du Mont-Liban, conformément aux accords de Taëf (1989). 12 avril. — À l’occasion de sa visite à Beyrouth, le ministre iranien des Affaires étrangères demande au Hezbollah de ne pas mener d’opérations risquant de conduire Israël à entreprendre une guerre contre le Liban. 14 avril. — Le Premier ministre israélien, Ariel Sharon, accuse la Syrie et l’Iran de soutenir les opérations du Hezbollah. 25 mai. — Lors d’un discours prononcé à l’occasion du « jour de la libération », le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, affirme son soutien à l’Intifada palestinienne.

2003 28 février. — Israël bombarde le Liban-Sud et renforce sa présence militaire dans le secteur des fermes de Chebaa. 27 octobre. — Le Hezbollah s’attaque à des positions israéliennes dans le secteur des fermes de Chebaa. En guise de représailles, Israël mène des raids aériens à proximité de villages libanais.

2004 10 mars. — Répression de manifestations estudiantines contre la présence syrienne au Liban. 22 mars. — En réaction à l’assassinat de Cheikh Yassine, chef spirituel du

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Hamas, le Hezbollah attaque six positions de l’armée israélienne dans le secteur des fermes de Chebaa. 2 septembre. — À l initiative de la France et des États-Unis, adoption de la résolution 1559 par le Conseil de sécurité de l’ONU. Cette résolution exige le retrait de « toutes les forces étrangères » du Liban et le désarmement de « toutes les milices, libanaises et non libanaises ». 3 septembre. — Appuyé par la Syrie et après un vote favorable du Parlement libanais par quatre-vingt-seize voix contre vingt-neuf, Émile Lahoud signe un amendement constitutionnel prorogeant de trois ans son mandat. 4 septembre. — Hassan Nasrallah rejette la résolution 1559. 7 septembre. — En réaction à la prorogation du mandat d’Émile Lahoud, démission de quatre ministres, parmi lesquels le ministre de l’Économie, Marwan Hamadé. 9 septembre. — Rafic Hariri annonce la prochaine démission de son gouvernement. 1er octobre. — Tentative d’assassinat de Marwan Hamadé dans un attentat à la voiture piégée. Rapport de Kofi Annan sur le suivi de l’application de la résolution 1559. 5 octobre. — Le Liban rejette le rapport Annan dénonçant la présence syrienne sur le territoire libanais. 20 octobre. — Démission du Premier ministre Rafic Hariri. 21 octobre. — Omar Karamé est chargé de former un nouveau gouvernement. En signe de protestation contre la prorogation du mandat d’Émile Lahoud, le quart des députés boycottent les consultations. 1 er décembre. — Plusieurs milliers de Libanais manifestent à Beyrouth leur soutien à la présence syrienne au Liban et leur opposition à la résolution 1559.

Chronologie

2005 17 janvier. — En réponse à l’attaque d’un bulldozer dans le secteur des fermes de Chebaa, raids israéliens contre des positions du Hezbollah au Liban-Sud. 14 février. — Assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et de huit de ses compagnons dans un attentat à la voiture piégée à Beyrouth. 25 février. — Une délégation des Nations unies dite de « collecte d informations et des faits », présidée par le policier irlandais Peter Fitzgerald, arrive à Beyrouth pour établir un premier rapport sur l’assassinat de Rafic Hariri. 28 février. — Démission du Premier ministre Omar Karamé, sous la pression de la rue. 8 mars. — À l’appel du Hezbollah et de Amal, environ 800 000 personnes manifestent à Beyrouth en faveur de la Syrie et contre l’ingérence occidentale. 10 mars. — Le président Émile Lahoud désigne à nouveau Omar Karamé Premier ministre. 14 mars. — Une « contre-manifestation » organisée par l’opposition (Courant du futur de Rafic Hariri, Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt, Rassemblement de Kornet Chehwan, Courant patriotique libre de Michel Aoun, Forces libanaises) regroupe près d’un million de personnes sur la place des Martyrs. Deux revendications sont exprimées : l’établissement de la vérité sur l’assassinat de Rafic Hariri et le démantèlement du système sécuritaire syro-libanais. 25 mars. — La délégation présidée par Peter Fitzgerald remet son rapport à New York. 3 avril. — Accord entre le président syrien Bachar al-Assad et l’émissaire des Nations unies Terje Roed-Larsen sur le retrait des troupes syriennes « au plus tard le 30 avril ».

7 avril. — En vertu de la résolution 1595, le Conseil de sécurité de l’ONU forme une commission internationale indépendante d’enquête sur l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri et de vingt-deux autres personnes le 14 février 2005 (UNIIIC). Elle est présidée par le magistrat allemand Detlev Mehlis. 15 avril. — Omar Karamé ayant échoué à former un gouvernement, Najib Miqati est nommé Premier ministre. 25 avril. — Démission de Jamil al-Sayyed, directeur général de la Sûreté générale. 26 avril. — Retrait effectif des dernières troupes et des membres des services de renseignements syriens stationnés au Liban. 7 mai. — Faute de s’accorder sur une nouvelle loi, le Parlement libanais décide de maintenir la loi électorale de 2000 sur la base de laquelle doivent se tenir les élections législatives fin mai 2005. 8 mai. — Retour au Liban du général Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre, après quinze ans d’exil en France. 29 mai-12 juin. — Élections législatives. Victoire de l’opposition antisyrienne menée par Saad Hariri. Elle obtient la majorité absolue au Parlement en remportant soixante-douze des cent vingt-huit sièges. 2 juin. — Assassinat de Samir Kassir, journaliste et universitaire, dans un attentat à la voiture piégée. 21 juin. — Assassinat de Georges Hawi, ancien secrétaire général du Parti communiste libanais, dans un attentat à la voiture piégée. 26 juin. — Reconduction de Nabih Berri à la présidence du Parlement par quatre-vingt-dix voix sur cent vingt-huit. 30 juin. — Fouad Siniora forme le nouveau gouvernement, incluant pour la première fois le Hezbollah.

243

Liban, une guerre de trente-trois jours 26 juillet. — Libération de Samir Geagea, chef des Forces libanaises, après onze ans de détention. 8 août. — Le gouvernement crée une commission nationale chargée d’élaborer une nouvelle loi électorale. er 1 septembre. — Arrestation du commandant de la garde présidentielle, Mustafa Hamdan, ainsi que des trois chefs des services de sécurité en fonction lors de l’assassinat de Rafic Hariri. 26 septembre. — Tentative d’assassinat de la journaliste de la télévision LBC, May Chidiac, dans un attentat à la voiture piégée. 21 octobre. — Présentation du premier rapport de l UNIIIC par le juge Mehlis au Conseil de sécurité de l’ONU. Premiers résultats de la commission d’enquête : « preuves convergentes » de l’implication des services de renseignements libanais et syriens dans l’assassinat de Rafic Hariri. Le rapport demande l’extension de la mission de l UNIIIC en vue de récolter plus de preuves et de témoignages. 1er novembre. — Adoption de la résolution 1636 par le Conseil de sécurité de l’ONU dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies : la Syrie est « sommée de coopérer entièrement et avec une transparence totale avec l’UNIIIC », sous peine d’être sanctionnée. 10 novembre. — Discours du président syrien, Bachar al-Assad, à l Université de Damas. Considérant que la résolution 1636 est une menace contre la Syrie, Assad accuse le gouvernement libanais de conspiration, mais accepte néanmoins de coopérer avec la commission d’enquête. 12 décembre. — Assassinat du député et P-DG du quotidien Al-Nahar Gébrane Tuéni, dans un attentat à la voiture piégée. Le Premier ministre Fouad Siniora réclame la formation d’un tribunal international sur l’assassinat

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de Rafic Hariri et l’ouverture d’une enquête internationale sur les autres attentats. Les ministres chiites décident de s’abstenir d’assister aux réunions du gouvernement.

2006 11 janvier. — À la demande de Kofi Annan, le procureur belge Serge Brammetz succède à Detlev Mehlis à la tête de la commission d’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri. 17 janvier. — Devant l’ambassade des États-Unis, des milliers de Libanais manifestent pacifiquement contre l’ingérence américaine dans les affaires libanaises. 2 février. — Les ministres chiites réintègrent le gouvernement. 5 février. — En réaction à la publication de caricatures du prophète Mohamed par le journal danois Jyllands-Posten, des centaines de manifestants tentent de s’attaquer au consulat du Danemark situé dans le quartier chrétien d’Achrafiyeh, détruisant au passage voitures, magasins, halls d’immeubles. 6 février. — Michel Aoun et Hassan Nasrallah signent un « document d’entente nationale », dans lequel sont abordées des questions relatives à la loi électorale, au désarmement du Hezbollah et aux relations libanosyriennes. 14 février. — À l’occasion du premier anniversaire de la mort de Rafic Hariri, des centaines de milliers de personnes se regroupent sur la place des Martyrs. Dans son discours, son fils et successeur Saad Hariri insiste sur le thème de l’unité nationale. 2 mars. — Ouverture des discussions dites du « Dialogue national » entre leaders communautaires. Elles ont trois objectifs : décider du statut du président Émile Lahoud, régler la question du désarmement des milices, clarifier les relations du Liban avec la Syrie.

Chronologie 10 avril. — Les services de sécurité libanais annoncent l’arrestation de huit Libanais et d’un Palestinien, accusés de préparer un attentat contre Hassan Nasrallah. 28 mai. — Tirs de roquettes par le Hezbollah sur une base aérienne du nord d’Israël. Riposte israélienne la plus violente depuis le retrait de Tsahal en 2000 : raids aériens sur le Liban-Sud dans la région de Aïta al-Chaab et sur des collines près des villages de Khiam et de Chakra. 12 juillet. — Le Hezbollah annonce la capture « vers 9 h 05 de deux soldats israéliens à la frontière avec la Palestine occupée » et son intention de les échanger contre des prisonniers arabes en Israël. Déclaration à 11 heures du chef d’état-major israélien Dan Hallutz promettant de « renvoyer le Liban cinquante ans en arrière », puis du Premier ministre israélien Ehoud Olmert : « Le Liban est responsable et paiera les conséquences de ses actes. » Israël lance l’opération Juste rétribution en effectuant une quarantaine de raids sur le Liban-Sud. 13 juillet. — Raids aériens israéliens sur la banlieue sud de Beyrouth. Bombardement de l’aéroport de Beyrouth, de vingt et un ponts et de la route Beyrouth-Damas. Début du blocus aérien et maritime israélien. 14 juillet. — Au cours d’une intervention sur la chaîne du Hezbollah Al-Manar, Hassan Nasrallah proclame une « guerre ouverte » en riposte à Israël. Plus de cent roquettes sont tirées sur Israël. Un bâtiment de guerre israélien est touché au large de Beyrouth. 15 juillet. — Destruction par l’aviation israélienne du QG du Hezbollah à Beyrouth. 16 juillet. — Plus de soixante civils sont tués dans des raids israéliens. Le Hezbollah tire des roquettes sur la

ville de Haïfa. Le G8, réuni à SaintPétersbourg, demande l’arrêt immédiat des combats et propose l’envoi d’une force de stabilisation. 18 juillet. — Raids israéliens contre des casernes de l’armée libanaise. Onze militaires sont tués. 20 juillet. — Affrontements entre le Hezbollah et des soldats israéliens à la frontière libano-israélienne. Huit morts, dont quatre soldats israéliens. Au cours d’un entretien télévisé sur la chaîne Al-Jazira, Hassan Nasrallah affirme que le Hezbollah dispose encore de toutes ses capacités militaires, qu’aucun des cadres du Hezbollah n’a été tué par Israël, que celui-ci a pris prétexte de l’enlèvement des deux soldats israéliens le 12 juillet pour mener des opérations militaires prévues de longue date et que le Hezbollah n’a reçu d’ordres ni de l’Iran ni de la Syrie. 21 juillet. — Raids israéliens sur Baalbek et Tyr. Le Hezbollah rejette le plan de l’ONU proposant l’arrêt immédiat des hostilités et la libération sans condition des deux soldats israéliens. 22 juillet. — Une dizaine de véhicules blindés israéliens pénètrent au Liban. 24 juillet. — Visite de la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice, au Liban : « Nous pensons qu’un cessezle-feu est urgent. » 25 juillet. — L’armée israélienne annonce contrôler Bint Jbeil, fief du Hezbollah au Liban-Sud. Le Hezbollah dément. 26 juillet. — Violents affrontements à Bint Jbeil. Une conférence internationale sur le Liban se tient à Rome. Elle se prononce pour le déploiement d’une force internationale sous mandat de l’ONU et s’engage à travailler d’urgence à un cessez-le-feu. Fouad Siniora propose un plan en sept points pour rétablir la paix : instauration d’un cessez-le-feu immédiat ; échange de prisonniers par le biais du

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Liban, une guerre de trente-trois jours Comité international de la CroixRouge, retour des déplacés ; règlement de la question du secteur des fermes de Chebaa ; déploiement de l’autorité de l’État libanais sur l’ensemble du territoire. Israël s’engagerait à remettre au Liban les plans des champs de mines abandonnés par Tsahal après son retrait du Liban-Sud en 2000. L’ONU s’engagerait à faire appliquer l’accord d’armistice conclu entre Israël et le Liban en 1949. 28 juillet. — Les ministres libanais approuvent unanimement le plan de paix de Fouad Siniora. 29 juillet. — Retrait israélien de Bint Jbeil. 30 juillet. — Deux missiles israéliens tuent une trentaine de civils réfugiés dans une maison dans le village de Cana. À la demande de Fouad Siniora, la visite de Condoleezza Rice à Beyrouth est annulée. Suspension des raids israéliens pour quarante-huit heures. 31 juillet. — Le Conseil de sécurité de l’ONU prolonge d’un mois le mandat de la FINUL. Condoleezza Rice se prononce pour « un cessez-le-feu urgent et un règlement durable ». Le cessez-le-feu est rejeté par Israël. 2 août. — Reprise des raids aériens israéliens. À Baalbek, enlèvement de cinq membres présumés du Hezbollah par un commando israélien héliporté. 5 août. — L’armée israélienne effectue près de trois cents raids et tire 4 000 obus sur le Liban. 6 août. — Rejet par le Liban du projet franco-américain de résolution au Conseil de sécurité de l’ONU. Le gouvernement demande la prise en compte du plan Siniora en sept points. 7 août. — Réunis à Beyrouth, les ministres des Affaires étrangères des États de la Ligue arabe affirment leur soutien au plan de paix en sept points. Le gouvernement libanais se

246

dit prêt à déployer 15 000 soldats au Liban-Sud dès le retrait de l’armée israélienne. 10 août. — Extension des opérations terrestres israéliennes. L’armée israélienne avance de 7 km en territoire libanais. 11 août. — Violents affrontements au sud-est de Tyr et à Bint Jbeil. 12 août. — Vote à l’unanimité de la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à la « cessation totale des hostilités » et prévoyant le déploiement de l’armée libanaise et de la FINUL, portée à 15 000 hommes, dans tout le Sud ainsi que le retrait de toutes les forces israéliennes du LibanSud. Intervention télévisée de Hassan Nasrallah sur la chaîne Al-Manar : le Hezbollah « ne fera pas obstacle » à la volonté du Liban. Intensification de l’offensive israélienne. 13 août. — La résolution 1701 est acceptée par les deux parties. Violents bombardements israéliens, notamment à Beyrouth. Israël échoue à prendre Khiam et à s’installer sur les rives du fleuve Litani. 14 août. — Entrée en vigueur de la cessation des hostilités entre Israël et le Hezbollah. Bilan de la guerre : près de 1 200 morts et plus de 900 000 déplacés au Liban ; 150 morts et 400 000 déplacés en Israël. Dans un enregistrement vidéo diffusé douze heures après l’entrée en vigueur de l’arrêt des hostilités, Hassan Nasrallah revendique une « victoire stratégique » et promet d’indemniser les propriétaires d’habitations détruites. Retour en masse des déplacés vers le Sud. 17 août. — Début du déploiement de l’armée libanaise au Liban-Sud. Transfert de la moitié des positions de l’armée israélienne dans le Sud à la FINUL. 18 août. — Le secrétaire général adjoint de l’ONU lance un appel urgent aux pays européens pour qu’ils

Chronologie fournissent des troupes à la future FINUL élargie. 19 août. — Raid israélien contre le Hezbollah dans la localité de Boudai, à 20 km de Baalbek. L’ONU qualifie cet incident de « violation » de la cessation d hostilités. 20 août. — Le gouvernement libanais accepte que l’Italie prenne le commandement de la FINUL-plus, alors que la France envoie cent cinquante soldats au Liban. 23 août. — Le président syrien Bachar al-Assad refuse le déploiement de la FINUL à la frontière libano-syrienne. 24 août. — Le président français Jacques Chirac annonce à la chaîne France 2 que la France contribuera à la FINUL-plus à hauteur de 2 000 hommes et est prête à en prendre le commandement. 27 août. — Au cours d’un entretien télévisé sur la chaîne New TV, Hassan Nasrallah affirme que le Hezbollah n’entravera pas le déploiement de la FINUL. 28 août. — L’armée libanaise saisit des armes dans le Liban-Sud. 29 août. — En visite au Liban, Kofi Annan plaide en faveur d’une levée du blocus israélien et demande l’établissement de relations diplomatiques entre le Liban et la Syrie, ainsi que la sécurisation de la frontière libano-syrienne. Le Hezbollah évacue ses positions face au secteur des fermes de Chebaa. 31 août. — À Stockholm, conférence internationale sur la reconstruction

du Liban. L’objectif est de récolter 500 millions de dollars. En visite à Damas, Kofi Annan demande à Bachar al-Assad d instaurer des relations diplomatiques avec le Liban et de procéder à la démarcation de la frontière syro-libanaise. Le président syrien considère que le déploiement de la FINUL sur la frontière libanosyrienne est un acte « hostile » et menace d’y répondre par un blocus terrestre. 1 e r septembre. — Bachar al-Assad s’engage à coopérer avec l’ONU pour faire appliquer l’embargo sur les armes à destination du Hezbollah. À l’issue de la conférence de Stockholm, le montant des contributions promises par les pays donateurs s’élève à 940 millions de dollars. 2 septembre. — Arrivée de neuf cents militaires italiens au Liban, venus renforcer les effectifs de la FINUL. 3 septembre. — Le ministre libanais de la Justice, Charles Rizk, déclare vouloir étudier les recours juridiques possibles contre Israël en cas de crimes de guerre avérés. 4 septembre. — En visite en Arabie Saoudite, Kofi Annan affirme que le Hezbollah et Israël ont accepté une médiation de l’ONU en vue du règlement de l’affaire des deux soldats israéliens enlevés le 12 juillet à la frontière libanaise. 5 septembre. — À Rmeileh, attentat contre un officier des Forces de sécurité intérieure enquêtant sur l’assassinat de Rafic Hariri.

Table des matières

Introduction, Franck Mermier et Élizabeth Picard 5 Le Liban en première ligne 7 Une crise multidimensionnelle 9 De la guerre à la discorde 10

I.

La « guerre de trente-trois jours » : un terrible bilan

1

Le bilan des destructions, Éric Verdeil 17 Le Liban d’avant la guerre de 2006 : un pays en reconstruction 18 Les destructions de 2006 23 Des conséquences dramatiques 29

2

Pour une économie fragile, un coût exorbitant, Leïla Vignal 30 Stigmates de la guerre et instabilité politique 31 L’économie libanaise avant juillet 2006 : atouts et fragilités 32

251

Liban, une guerre de trente-trois jours

3

La banlieue du Hezbollah : un territoire détruit, une lutte renouvelée, Mona Harb 36 Le quartier de Haret Hreik 37 La banlieue sud : territoire politique 38 Les espaces de la « sphère islamique » 41

4

Le Hezbollah et l’offensive israélienne de l’été 2006 : Baalbek dans la guerre, Aurélie Daher 44 Une guerre officiellement orientée contre le Hezbollah… 45 … mais loin d’épargner les civils 46 Dans l’attente d’un hiver difficile 48

5

Résistances civiles ?, Karam Karam 51 Les recompositions d’un espace civil du politique 53 La solidarité civile moins coûteuse que le conflit 55

6

Samidoun, trente-trois jours de mobilisation civile à Beyrouth, Candice Raymond 58 Stupeur et tremblements 58 Effervescence et problèmes de coordination : Beyrouth fidèle à elle-même… 61 L’État aux abonnés absents 63 Résistance civile 64

7

La scène culturelle libanaise d’une guerre à l’autre, Franck Mermier 66 Une culture de l’après-guerre ? 67 Mobilisations 70

II.

L’échiquier libanais au prisme de la guerre

8

La scène politique libanaise depuis la résolution 1559, Tristan Khayat 75 Le basculement de 2004 75 L’assassinat de Rafic Hariri 78

252

Table des matières

Des élections dans un contexte tendu 80 Un dialogue interrompu par la guerre 82 9

Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique, Élizabeth Picard 84 Un groupe religieux transnational et une résistance nationale 85 Milice ou contre-société ? 89 Les effets politiques d’une « victoire divine » 92

10

Du point de vue chrétien : encore une « guerre pour les autres » ?, Melhem Chaoul 95 Quelle place pour les chrétiens dans la configuration d’après-guerre ? 96 Les chrétiens et les rêves déçus de la « révolution du Cèdre » 98 La guerre de 2006, encore une « guerre pour les autres » ? 100

11

Le Liban-Sud, des bandes armées à la guérilla (1920-2006), Sabrina Mervin 103 Une montagne avale une autre montagne 104 L’émergence des chiites sur la scène politique 105 Mobilisation politique et lutte armée 107 Hezbollah et sphère islamique 109

12

L’islamisme sunnite au Liban face au Hezbollah, Bernard Rougier 111 L’ambivalence sunnite vis-à-vis du Hezbollah 112 L’expérience amère des islamistes du Bilâd al-Châm 114 L’islamisme sunnite au Moyen-Orient entre la politique confessionnelle et l’idéologie religieuse 116

13

Les intellectuels chiites, un témoignage de l’intérieur, Abbas Baydoun 120 Des intellectuels en dissidence 121 Une contribution majeure à la culture libanaise 123

253

Liban, une guerre de trente-trois jours

14

Le martyre au Liban, Kinda Chaib 127 Une façon de mourir 128 Martyrs pour « libérer leur territoire » 129

III.

Enjeux libano-israéliens : la terre, l’eau, la sécurité

15

Cinquante ans de relations israélo-libanaises, Henry Laurens 135 La guerre de 1948 137 L’application de la convention d’armistice 139 La dégradation de la situation 141 La guerre de juin 1967 et ses conséquences 142 Vers la guerre civile 143 Le Liban-Sud dans la guerre civile 145

16

Le Liban-Sud occupé (1978-2000), Mounzer Jaber et Hana’ Jaber 148 1978 : l’opération Litani 149 Occupation directe 150

17

L’enjeu hydropolitique au cœur des relations israélo-libanaises, Pierre Blanc 154 Le Litani, une souveraineté libanaise enfin établie ? 156 Le Hasbani-Wazzani : une utilisation sous tutelle israélienne 158

18

Les fermes de Chebaa, Souha Tarraf 162 Une localisation géographique exceptionnelle, des ressources hydriques majeures 163 Un déficit de souveraineté libanaise 165 Les hameaux de Chebaa sont libanais, par une « revendication » syrienne 166

19

254

La Bekaa, une zone libanaise stratégique au voisinage de la Syrie, Karine Bennafla 167

Table des matières

Un rattachement tardif au territoire libanais 168 Une vallée pendant trente ans sous influence syrienne 169

IV.

Enjeux internationaux : la duplicité de la « communauté internationale »

20

Le Liban dans les projets américains au Moyen-Orient, Philippe Droz-Vincent 175 Le projet américain au Moyen-Orient après le 11 septembre 176 La démocratisation du Moyen-Orient et le Liban comme nouveau « succès » américain 178 L’internationalisation du problème libanais par la France et les États-Unis 180

21

Convergences et divergences franco-américaines au Liban, Joseph Bahout 184 Les non-dits de la résolution 1559 184 Quelles priorités pour arrêter la guerre ? 186 Quels équilibres pour le Liban de demain ? 188 Hésitations françaises 189

22

Israël, les faiblesses de la puissance, Alain Dieckhoff 192 Un contentieux de vingt ans 193 Une tactique de représailles inadaptée 195 Interrogations et contestations 197

23

L’Iran et le Hezbollah, Olivier Roy 201 La mise en place du Hezbollah 202 Le Hezbollah, clef de la stratégie régionale de l’Iran 203 Depuis la guerre en Irak : la montée en puissance des chiites 204

24

L’ombre portée des ambitions syriennes, Élizabeth Picard 206 « Le Liban n’est plus l’affaire de la Syrie » 206 255

Liban, une guerre de trente-trois jours

Les effets de la guerre sur la Syrie 209 La fin d’une « relation spéciale » ? 210 25

Une guerre asymétrique, Sami Makki 213 L’exploitation contre-productive de la supériorité militaire par Tsahal 214 L’exploitation de l’asymétrie par la « techno-guérilla » du Hezbollah 216 Enseignements d’un conflit asymétrique qu’Israël n’a pas gagné 217

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Les violations du droit international humanitaire dans le conflit de l’été 2006, Rafael Bustos 219 Le droit international humanitaire et son application au conflit israélo-libanais 220 Les violations du droit international humanitaire pendant le conflit 221 La répression des violations du droit international public et des crimes de guerre 224

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Les pays arabes face à la guerre : impuissance, arrière-pensées et divisions, Christophe Ayad et Caroline Donati 227 La rupture de la solidarité arabe 228 Nasrallah, nouveau zaïm du monde arabe 230 Le soutien tardif des dirigeants 232

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Médias arabes, médias francophones : lectures croisées de la guerre, Agnès Levallois 235 La concurrence des télévisions arabes 236 Télévision et presse en France : le souci déséquilibré de l’« équilibre » 238 Chronologie, Philippe Abirached 241 Les auteurs 249

Composition Facompo, Lisieux Achevé d’imprimer en janvier 2007 par Bussière Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher) Dépôt légal : janvier 2007 Numéro d’imprimeur : 00/00 Imprimé en France