L'hyperréalité du monde postmoderne selon Jean Baudrillard: Essai de lecture analytique et critique 9782140008559, 2140008553

La philosophie de Baudrillard est inédite puisqu'il possède une façon originale de voir le monde, ses yeux étant ce

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L'hyperréalité du monde postmoderne selon Jean Baudrillard: Essai de lecture analytique et critique
 9782140008559, 2140008553

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Nadine Salamé

L’hyperréalité du monde postmoderne selon Jean Baudrillard Essai de lecture analytique et critique

L’hyperréalité du monde postmoderne selon Jean Baudrillard Essai de lecture analytique et critique

Nadine Salamé

L’hyperréalité du monde postmoderne selon Jean Baudrillard Essai de lecture analytique et critique

© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] ISBN : 978-2-343-09263-8 EAN : 9782343092638

Introduction générale Apparemment, notre monde est réel. Le réel existe alors nécessairement dans le monde. Ce constat est-il réel ? Le réel est tout ce qui existe effectivement et la réalité est son synonyme puisqu’elle signifie l’ensemble de ce qui est. Étymologiquement, le mot réel provient du latin realis et signifie « chose ». C’est donc la chose qui existe et qui est concrète. Le réel s’oppose ainsi à l’illusion puisqu’il reflète ce qui est actuel et non pas ce qui est virtuel. Par conséquent, le réel semble être ce qui peut être perçu et connu par les sens. Mais cela peut exclure les idées pures. Or Platon pense que les idées pures sont réelles, voire plus réelles que les apparences1. Elles remplacent ainsi l’illusion qui s’oppose au réel. Dans son mythe de la caverne, Platon prouve que l’homme préfère l’illusion à la vérité. Ce faisant, l’homme résiste au réel ; il doute même de son existence. Il semble que le doute sur la capacité de l’homme à connaître le réel soit aussi vieux que la philosophie. C’est l’une des questions philosophiques les plus anciennes, qui ne cessent de tourmenter l’esprit des hommes. Dans sa célèbre phrase « l’homme est la mesure de toutes choses », Protagoras nie l’existence d’une réalité absolue et affirme que le réel est la perception subjective que possède chaque homme du monde. Le réel est alors une donnée intellectuelle que l’homme a sur le monde. Qu’il soit objectif ou subjectif, il représente une réalité abstraite et vraie aux yeux de l’homme. Il est alors la représentation que se fait l’homme du monde. La question sur l’essence et l’existence du réel est toujours d’actualité. Nous remarquons que le réel change de peau. Désormais, il paraît être subjectif et il est représenté par les images données par les médias. Ces images représentent le réel aux yeux de l’homme contemporain. Est-il alors toujours un réel abstrait ? Il semble que la conception grecque et antique du réel soit dépassée. « Que crois-tu qu’il répondrait, si on lui disait que tout à l’heure il ne voyait que des sottises, tandis qu’à présent qu’il se trouve un peu plus près de ce qui est réellement, et qu’il est tourné vers ce qui est plus réel, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on lui demandait ce qu’elle est, en le contraignant à répondre ? Ne crois-tu pas qu’il serait perdu, et qu’il considérerait que ce qu’il voyait tout à l’heure était plus vrai que ce qu’on lui montre à présent ? » (Platon, La République, livre VII, France, Nathan, 1997, p. 42). 1

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C’est pour cette raison que les philosophes postmodernes ont inventé de nouveaux concepts pour le désigner. Un de ces nouveaux concepts rattachés au réel est celui d’hyperréalité. Par conséquent, il y a lieu de soutenir deux idées. La première est que, de nos jours, l’hyperréalité remplace la réalité. La seconde est que l’hyperréalité est le fruit des médias du monde actuel. L’hyperréel, synonyme d’hyperréalité, serait alors une notion récente qui remplace celle de réel. L’hyperréel est ce qui est dépourvu du réel. C’est la simulation du réel. De plus, l’hyperréel est aussi l’exagération de cette simulation. Par conséquent, l’hyperréel est une représentation exagérée du réel. Il est représenté par le monde actuel. Malgré sa disparition, le réel continue à intriguer les penseurs postmodernes. L’homme s’efforce d’échapper au réel et cela par l’intermédiaire des duplicités illusoires du monde hyperréel. Clément Rosset traite le caractère illusoire de nos représentations du réel2. Il distingue le réel de la réalité en qualifiant le réel de terme philosophique. Il pense que, de nos jours, la réalité n’est plus nécessairement rattachée à la philosophie. L’homme n’a pas la capacité de saisir le réel puisqu’il est dur à trouver et à comprendre. C’est la raison pour laquelle il invente de multiples façons pour le fuir comme la création d’un monde médiatisé, illusoire, simulé voire hyperréel. Kant pense que nous pouvons avoir plus ou moins le sentiment du réel, mais jamais nous ne pouvons le percevoir3. Rosset qualifie le réel d’idiot : « C’est très simple ; idiot, en grec idiotês, ne signifie pas crétin, imbécile, mais évoque le sens de particulier, singulier. Le sens du mot est resté dans la langue moderne quand on parle d’un idiome, d’une langue particulière. Beaucoup de philosophes sont d’accord avec l’idée que le réel est un objet singulier. En réalité, il n’y a pas deux choses pareilles, par conséquent, quand je dis que le réel est idiot, je veux dire que le réel est singulier. Je parle de la singularité. Cette pensée est également très forte chez Leibniz, le philosophe allemand. Selon lui, il n’y a pas deux brins d’herbe pareils4. » Dans la philosophie postmoderne, le réel paraît être une perception « Il n’y a rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter indiscutablement l’impérieuse prérogative du réel. » (C. Rosset, Le réel et son double, Paris, Folio, 1993, p. 9). 3 Voir E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, 725 p. 4 C. Rosset, Le réel: traité de l’idiotie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004, p. 35. 2

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subjective que peut avoir l’homme du monde. Il paraît aussi être un concept insaisissable puisqu’il est subjectif, objet d’une méditation personnelle. De nouveaux concepts s’y introduisent qui nous permettent de comprendre qu’il a subi une profonde mutation, notamment les concepts d’hyperréel et de simulation. Jean Baudrillard est intrigué par cette ancienne et récente question philosophique : qu’est-ce que le réel ? La recherche du réel est le fil conducteur de toute sa philosophie. Il a dû fouiller dans le monde actuel pour y déceler les traces du réel. Ce fut en vain. Sa conclusion est surprenante : il s’aperçoit que le réel a disparu du monde actuel et que c’est l’hyperréel qui le remplace. Or, tout au long de ses écrits, il a voulu récupérer ce réel disparu. À sa place, il retrouve les traces du réel qui persistent dans notre monde. Où est alors passé le réel ? Peut-on le retrouver dans ce monde hyperréel ? Si l’homme retrouve le réel, peut-il le comprendre ? Afin de répondre à toutes ces questions, Baudrillard veut dévoiler les causes de la disparition du réel ; il veut aussi connaître qui a tué le réel. Ce faisant, il s’est investi dans une quête interminable pour appréhender le vrai sens de cette mutation. À cet égard, il décrit les phases dans lesquelles le réel est passé pour suivre ses traces afin de tenter de le retrouver. C’est ce qui le pousse alors à concentrer sa pensée autour de trois concepts clés : le réel, le simulacre et l’hyperréel. Pour saisir le réel, Baudrillard se voue à une critique acharnée du monde hyperréel. Selon lui, cette critique lui permettra de tout détruire afin de voir ce qui résiste à cette destruction. Ce qui résiste n’est autre que le réel qui représente ce qui reste lorsque tout aura disparu. Baudrillard pense que notre monde est dépourvu de morale, de vérité, de sens et de réel. Et nous partageons ce constat avec lui. Notre objectif est alors d’essayer de comprendre le sens réel de notre monde et surtout de redonner un sens au monde malgré toutes ses défaillances. C’est la raison pour laquelle nous avons soulevé la problématique suivante : La critique de l’hyperréalité du monde postmoderne selon Jean Baudrillard redonne-t-elle sens au réel ? Notre thèse sur l’hyperréalité du monde postmoderne entend donc vérifier la manière dont Baudrillard s’emploie à reposer et à résoudre, en termes jusque-là inédits, la disparition du réel. Cette disparition est visible dans notre monde actuel. Il s’agit, en effet, d’une perte totale du réel. De nos jours, il est de plus en plus 7

courant d’entendre des discours inquiets sur la crise du sens, la perte des valeurs et le non-respect des droits de l’homme. Cette crise fait partie d’une crise globale. En effet, la mondialisation qui fait circuler les biens, les hommes et les informations nous oblige à croire qu’elle ne fonctionne pas pour le bien de l’humanité. Elle nous donne l’impression d’un désordre planétaire qui débouche sur une crise de sens qui se fait sentir dans tous les domaines : crise économique, crise axiologique, crise religieuse, crise cognitive, crise écologique et crise artistique. La crise globale serait le fruit de tous les changements considérables qui ont eu lieu ces deux derniers siècles et qui sont dénoncés par les postmodernes. Il est à signaler que les postmodernes critiquent la rationalité et l’humanisme modernes. Suite à sa description du monde réel déchu, Baudrillard critique le monde hyperréel. Il s’agit d’un monde exagéré dans lequel l’homme possède une multiplicité d’informations mais non pas un savoir. Ce nouvel ordre du monde qualifié d’hyperréel semble laisser le consommateur désarmé face aux connaissances réelles et au vrai sens des choses. Baudrillard s’efforce alors de redonner un sens à ce monde afin de dévoiler aux hommes actuels le réel disparu. Son objectif ultime serait donc de restituer aux valeurs, à l’homme et à la connaissance leur place au sein d’un monde en perpétuel changement. Le sens du monde et de la vie intrigue tout être pensant. Baudrillard nous apportera-il une réponse à ce sujet ? En suivant ses pistes d’analyse, nous essayerons d’explorer le monde de l’informatique, des médias, de l’information, de la communication et de la consommation afin de chercher au fond du monde hyperréel un sens à ce même monde et aussi afin de tenter de comprendre ce réel. Jean Baudrillard (1929-2007) est un philosophe et un sociologue français. Il intègre le lycée Henri-IV et achève ses études à la Sorbonne où il obtient son agrégation d’allemand. Il commence sa carrière de professeur au secondaire puis il bifurque vers les universités allemandes où il devient lecteur-résident. Ses premiers travaux sont des traductions de grands textes allemands comme L’idéologie allemande de Karl Marx. En 1960, il entreprend une thèse de doctorat sous la direction du philosophe et sociologue Henri Lefebvre. Au même moment, il suit les cours d’analyses sémiologiques de Roland Barthes. Il enseigne la sociologie à Nanterre et contribue à la cristallisation des idées de mai 68. Très 8

réactif aux événements politiques et sociaux, il écrit de nombreux articles de presse comme la série publiée dans le journal Libération. À travers ses premiers livres publiés au début des années 70, Le système des objets, La société de consommation et Pour une critique de l’économie politique du signe, il s’est imposé comme l’un des interprètes et des critiques les plus violents de nos sociétés modernes. Il s’acharne sur la consommation devenue nouvelle morale et la marchandise devenue nouveau mythe du monde. Dans les années 80, à partir de De la séduction, Les stratégies fatales, Amérique, Cool Memories, La transparence du mal et Le crime parfait, il construit la clé de voûte de sa pensée par une réflexion qu’il porte sur la séduction, la simulation, le réel et l’hyperréel. Par la suite, il dénonce l’exagération qui existe dans le monde actuel sous toutes ses formes. Cela dit, il convient de souligner, de prime abord, que la pensée de Baudrillard est paradoxale. Tout à la fois claire et elliptique, sobre et sophistiquée, conceptuelle et poétique, elle se joue des contraires. Baudrillard porte sur le monde un regard qui n’est ni moral ni idéologique ni critique. Il essaye de le saisir tel qu’il se livre à sa pensée puisque son objectif est de trouver le réel. Il est l’un des rares penseurs français de réputation internationale. Il est très étudié aux États-Unis. Il est également l’auteur français le plus lu en Chine vu que dix-neuf de ses ouvrages sont traduits en chinois. Il est un poète, un photographe et un métaphysicien qui dérange parfois par ses propos arrogants et paradoxaux. Germaniste de formation, traducteur, sociologue, philosophe, pataphysicien5, nietzschéen, auteur de textes chantés, photographe. C’est pourquoi il faut bien assimiler les diverses facettes de sa formation pour saisir la vision originale qu’il a du monde. François L’Yvonnet tente en ses mots de nous présenter Baudrillard : « Jean Baudrillard, de nationalité française, de sexe masculin, brun de taille moyenne, professeur en retraite, germaniste, traducteurs, sociologue, philosophe, métaphysicien, ontologue, anthropologue, fragmenticien, artiste, poète, cycliste, pongiste, photographe, pataphysicien, œnophile, parisien, écrivain, conférencier, nageur, séducteur, ex-maoïste, stratège, radicaliste, paroxyste, […] hydrophobe, retro-visionnaire, bergsonien, cinéphile, ex-soldat, moraliste, théoricien, extra-moderniste, critique, démystificateur, amateur de mots rares, fataliste, oniriste, 5

Nous nous attarderons ultérieurement sur cette notion.

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allégoriste…6. » Ce qui caractérise le plus sa pensée originale est sa capacité de jeter des passerelles entre le vécu et les avancées technologiques, entre la philosophie et les objets de la vie quotidienne. Les concepts qu’il a utilisés comme le mal, le jeu, l’obscène, l’échange symbolique, la séduction et bien d’autres s’opposent les uns aux autres et se métamorphosent dans des logiques nouvelles de séduction. Nous pouvons classer Jean Baudrillard dans la lignée des philosophes postmodernes. Il était ami avec des philosophes postmodernes de sa génération comme Edgar Morin et Hubert Tonka. Il critique la société actuelle tout en s’inspirant des penseurs comme Michel Foucault, Jacques Lacan, Gilles Deleuze et Roland Barthes. Il se détache ensuite d’eux car sa pensée se caractérise par le structuralisme qu’il a emprunté à Saussure. En effet, il explique comment dans le langage, le signifié perd son statut et son sens pour rentrer en relation avec l’ensemble du système social qui est loin du sens réel que possède l’objet. Ainsi introduit-il un nouveau mouvement : le post-structuralisme. À sa théorie du langage s’ajoute sa thèse centrale qui est celle de la disparition du réel qu’il aurait empruntée de la critique de la société du spectacle faite par Guy Debord7. À l’opposé de Foucault, il critique le rationalisme kantien et l’humanisme actuel inspiré des philosophes des Lumières puisqu’il considère que l’homme est le seul responsable des défaillances qui existent à l’heure actuelle. Au milieu de ses déboires, l’homme s’éloigne de plus en plus de l’humanisme pour se rapprocher de la robotisation. Baudrillard s’oppose aussi à la dialectique de l’histoire élaborée par Hegel puis Marx et Engels puisqu’il considère que le mouvement de l’histoire est linéaire et que les événements préparés par les médias tracent le cours de l’histoire. Il s’inspire donc des philosophes modernes et postmodernes afin d’ériger son propre système philosophique. Afin de répondre à la problématique posée, nous suivrons l’évolution de la pensée de Baudrillard. La méthode analytique semble convenir le mieux à cette démarche. Elle requiert un F. L'Yvonnet, L'Effet Baudrillard, l'élégance d'une pensée, Europe, François Bourin, 2013, p. 56. 7 Guy Debord est un écrivain français qui a conceptualisé la notion de société du spectacle en montrant l’influence négative que possèdent les images et les médias sur l’homme actuel. 6

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cheminement parallèle à celui de l’auteur. C’est la raison pour laquelle nous tenterons de présenter toutes ses idées qui sont en rapport direct avec notre sujet. Nous nous attarderons sur les concepts clés de sa pensée tels : le réel, l’hyperréel, la simulation, le simulacre, le sens, l’homme, la société de consommation, l’histoire, la morale et l’homme. Nous essayerons de relier ces concepts entre eux afin de détecter les cohérences intimes de la pensée de Baudrillard. Simultanément, nous ferons appel aux différentes études menées sur la pensée de Baudrillard. Ces approches s’inscrivent dans des registres aussi bien différents que complémentaires. Professeur de sociologie à Paris-Dauphine, Alain Gauthier nous mène au plus près des mots de Baudrillard pour atteindre au secret de sa pensée paradoxale. Il analyse alors l’œuvre de Baudrillard pour faire l’éloge de cette pensée en duel. Dès lors, il convient d’investir l’étude de Gauthier dans une perspective analytique portant sur la pensée de Baudrillard. La journaliste Valérie Guillaume s’est elle aussi attardée à la pensée de Baudrillard. Elle présente alors une biographie intellectuelle de Baudrillard qui comprend un grand nombre d’inédits enregistrements sonores, de conférences et de débats. Son travail nous a permis d’enrichir et de compléter notre bibliographie surtout en matière de conférences et d’enregistrements sonores. Quant au sociologue et journaliste Ludovic Leonelli, il s’efforce de dévoiler les malentendus qui règnent autour de la pensée de Baudrillard. Il se veut alors le défenseur de ce penseur jugé mélancolique et contempteur du virtuel. Enfin, le professeur de philosophie François L’Yvonnet montre la singularité de la pensée de Baudrillard pour mieux saisir l’éclat et la jubilation d’une pensée toujours vivante et contemporaine. Nous remarquons alors que ces penseurs ont une approche laudative de la pensée de Baudrillard. Qui plus est, ils sont des philosophes, des sociologues ou des journalistes. Leurs itinéraires diversifiés nous permettront d’avoir une vision globale de la pensée de Baudrillard. Nous confronterons ainsi notre analyse à celle de ces penseurs et aussi à celle des deux uniques thèses de doctorat faites sur sa pensée : Vial Stéphane, La structure de la révolution numérique : philosophie de la technologie, et W. Mansour, Being and hyper-imaginal disappearance. Il est à noter que toutes les études faites sur la pensée de Baudrillard gravitent autour des thèmes suivants : la société de 11

consommation, le langage, l’imagination, l’économie, le capitalisme, les médias et l’histoire. Jusque-là, nous n’avons trouvé aucune étude sur le réel et l’hyperréel qui, nous semble-t-il, constituent les deux concepts centraux de sa pensée. Pour mieux comprendre sa pensée, nous la confronterons à des philosophes tels Platon, Kant, Nietzsche, Heidegger, Leibniz, de Tocqueville, Lévinas, Fukuyama, Arendt, Marcuse, Lyotard, Bataille, Lipovetsky, Jonas, Derrida, Mattéi, Gauchet et bien d’autres. Ce travail nous a permis de porter un jugement critique sur ses idées et de découvrir les défaillances internes de sa pensée. Dans un autre registre, il importe de mettre en relief les hypothèses qui sous-tendent l’ensemble de cette recherche. D’entrée de jeu, nous supposons que Baudrillard appartient à la postmodernité. Le postmodernisme est un courant philosophique né dans les années 1960. Il s’oppose à la modernité. Il connaît son essor avec l’ouvrage de Jean-François Lyotard La condition postmoderne8. Ce dernier dénonce la modernité qui prône l’idéalisme, le subjectivisme et l’humanisme. De manière générale, les postmodernes dont fait partie Baudrillard critiquent les penseurs des Lumières et mettent en doute le rôle de la raison dans les domaines des sciences et de la philosophie. Baudrillard a lui aussi emprunté ce même chemin qui est celui de la postmodernité. Il pense que les signes ou les mythes actuels, comme l’argent et la mode, sont des simulacres puisqu’ils ne signifient pas quelque chose de matériel. Ils ont créé l’homme actuel qui est automatisé. Ce dernier est un consommateur qui vit dans un monde d’illusions exagérées. Baudrillard critique alors et ce consommateur subhumain démuni de raison et ce monde hyperréel dénué de savoir. La postmodernité s’avère être une philosophie critique. C’est ce qui nous a poussée, dans un second temps, à supposer que sa philosophie est critique. En lisant l’œuvre de Baudrillard, nous avons remarqué que ses écrits se caractérisent par la critique de tout ce qui existe : de l’homme, du monde, de la morale, de l’économie, de la politique et des moyens de communication. Suite à cette remise en question du monde actuel et de toutes ses composantes, nous avons aussi supposé qu’en tant que philosophe, Baudrillard a comme objectif de nous présenter une vision destructrice du monde hyperréel. Il a banni le réel afin de mieux le 8

Voir J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, 109 p.

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définir et de nous présenter ainsi sa nouvelle conception du réel et du sens du monde. Il critique alors toutes les composantes du monde hyperréel : la culture, les valeurs, l’homme, l’information, les objets, l’économie, la politique et l’histoire. En troisième lieu, nous avons supposé que le réel n’existe pas en raison de la critique acharnée que Baudrillard a lancée contre le monde hyperréel. Suite à cette destruction, nous pouvons dire que Baudrillard est nihiliste. Le nihilisme est un courant philosophique qui affirme l’absurdité de la vie et l’inexistence de la vérité, du sens et de la morale. Étymologiquement, il provient du latin nihil qui signifie rien et ce qui n’existe pas. Croyant que le réel n’existe pas, Baudrillard ne serait-il pas nihiliste ? Nous ne pouvons parler de nihilisme sans évoquer Nietzsche qui a d’ailleurs influencé la pensée de Baudrillard : « Tout ce monde de fiction s'enracine dans la haine du naturel, de la réalité, il est l'expression d'un profond malaise avec le réel. Mais voilà que tout s'éclaircit. Qui donc aurait quelque raison de s'évader par le mensonge de la réalité ? Quiconque en pâtit. Mais pâtir veut dire qu'on est une réalité naufragée9. » Cette destruction semble être la destruction du monde réel, de l’humanité et du sens faite par Baudrillard. L’humanité se trompe elle-même et se projette dans des figures mensongères et dans des illusions qui n’expriment que son aliénation aveugle au monde hyperréel. Dans cette perspective, l’homme se nie lui-même et se jette dans le néant emportant avec lui le monde dans le nihilisme. Ces hypothèses posées nous permettront de répondre à la problématique fondamentale de la thèse. À cet effet, nous avons conçu notre plan en trois parties. La première est intitulée Causes et symptômes d’un réel en mutation. Elle a comme objectif de dévoiler le réel qui a disparu. Pour cela nous commencerons notre travail en présentant les notions de base et la méthode utilisée par Baudrillard qui nous permettront de décrire sa façon de penser et son propre langage. Puis nous passerons à la description du monde faite par Baudrillard. Cette première partie représente à nos yeux la première étape de la pensée de Baudrillard dans laquelle il soutient que le réel est absent de notre monde. Dans la seconde partie intitulée De l’antidote à l’exagération, nous montrerons que le réel disparu cède la place à son simulacre. Et suite aux médias, ce simulacre est exagéré d’où la naissance du 9

F. Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Folio, 1990, p. 33.

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monde hyperréel. En suivant cette dynamique de substitution, nous présenterons, dans un premier chapitre, le meurtre du réel et la naissance de l’illusion séductrice. Dans un second chapitre, nous relèverons les séquelles du monde simulé qui persistent dans le monde postmoderne. Dans un troisième chapitre, nous présenterons l’hyperréel et ses caractéristiques. Cette partie représente la seconde étape de la pensée de Baudrillard dans laquelle il décrète que le monde hyperréel remplace le monde réel. Enfin dans une troisième partie intitulée Vers un nouveau modèle du réel, nous tenterons de voir l’utilité de la destruction du monde réel et de l’avènement du monde hyperréel aux yeux de Baudrillard. Nous critiquerons alors sa pensée en essayant de voir dans quelle mesure elle est nihiliste vu que dans son œuvre il a tout détruit et tout critiqué. En dernier lieu, nous tenterons de voir si la critique faite par Baudrillard a comme objectif de redonner sens au monde. En cela nous pensons rejoindre l’essentiel de la problématique qui est sous-jacente à cette recherche. Une attitude de circonspection et d’ouverture critique semble pertinente à l’issue de cette approche analytique et critique qui, semble-t-il, aura eu le mérite de mettre à nu les présupposés ultimes qui régissent l’intuition fondamentale de Baudrillard. À savoir que le monde réel se mue en monde hyperréel.

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PREMIÈRE PARTIE CAUSES ET SYMPTÔMES D’UN RÉEL EN MUTATION Le monde actuel est un monde changeant. Ses perpétuelles mutations sont visibles dans tous les domaines de la vie : la politique, la mode, la religion, l’économie, la télévision, l’art, la morale, la culture et l’histoire. Ces changements intriguent la pensée de Baudrillard puisqu’il les observe incessamment dans tous les phénomènes sociaux. Notre philosophe a une vision inédite de notre monde. Il tente de le décrire tout en le remettant en question afin de présenter la genèse d’un nouveau monde. Nous tenterons ainsi dans un premier chapitre d’élucider la dynamique de sa pensée en la rattachant aux notions de base qui dirigent ses idées. En effet, Baudrillard constate que le réel est absent de notre monde. Ce faisant, il décrit sa disparition tout en présentant les notions de réel, d’humain, de Dieu, d’objet, d’art et d’image. Afin de critiquer le monde simulé, il introduit les notions ancrées dans notre monde, à savoir le simulacre, la simulation, la société de consommation, la société de méta-consommation, le consommateur et la mondialisation. Enfin il crée de nouveaux concepts qui spécifient sa pensée et cela pour montrer les caractéristiques du monde hyperréel : l’hypermorale, le dieu hyperréel et l’hyperespace. Ensuite, dans un second chapitre, nous décrirons la disparition du monde réel. Cette disparition se situe au niveau de l’homme qui se transforme en subhomme. L’art est quant à lui dépassé. Le langage ne porte plus en lui de sens. Dieu est mort et la culture disparaît aux dépens de la mondialisation. Cela aboutit à la fin de l’histoire.

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Chapitre Premier

Dynamique d’accès et notions de base En tant que sociologue, Baudrillard utilise une méthode scientifique dans son analyse du monde. En effet, tout au long de son œuvre, il utilise les règles de la méthode sociologique comme l’observation, l’analyse et la description du monde contemporain et ses composantes. En tant que philosophe, Baudrillard s’attaque à des notions philosophiques majeures telles la postmodernité, le sens du monde, les valeurs, le nihilisme, le réel, la simulation et l’hyperréel. Dans un premier temps, il se base sur une observation du monde réel. Dans un second temps, il remet en question et critique le monde virtuel. Enfin dans un dernier temps, il génère un nouveau monde : l’hyperréel. Il importe donc de mettre en relief les traits distinctifs de cette méthode car une telle méthode permet de mieux saisir la modalité de toute la pensée de cet auteur post-moderne. Ce chapitre n’entend nullement déployer toute la pensée de Baudrillard. Sa vocation est plutôt une méthode heuristique. D’un côté, il nous montre comment s’opère la pensée de Baudrillard ; de l’autre, il nous fait découvrir les notions fondamentales autour desquelles gravite toute sa pensée. 1. Constat et déni du réel Dans cette première constellation, Baudrillard utilise une méthode descriptive. En effet, il a acquis cette méthode suite à sa formation sociologique. Il observe alors le monde actuel, qu’il qualifie d’hyperréel. Il l’analyse en le décortiquant. Ainsi, il se voit dans l’obligation de le décomposer en ses éléments constitutifs qui sont l’homme, l’objet, le monde et leurs composantes. Pour expliciter davantage la description et l’analyse qu’il fait du monde, Baudrillard, tout au long de ses écrits utilise de nombreux exemples. Il décrit ainsi des phénomènes de la vie quotidienne comme les œuvres d’art, les célébrités telles Kennedy et Brigitte Bardot, les objets cultes de nos sociétés tels le coca-cola et les grandes marques de produits de beauté comme Coco Chanel. La description du monde à laquelle Baudrillard se livre est surtout présente dans sa série de livres intitulée Cool Memories. Tout au long de sa démarche intellectuelle, il semble qu’à chaque fois 17

qu’il cherche à présenter le réel, Baudrillard décrit son absence du monde actuel. C’est la raison pour laquelle après chaque série de livres écrits, il s’arrête pour décrire le réel perdu. Cette procédure est illustrée dans Cool Memories 1, Cool Memories 2, Cool Memories 3, Cool Memories 4 et Cool Memories 5 qui sont écrits successivement en 1987, 1990, 1995, 2000 et 2005. Ces livres semblent marquer un arrêt dans sa pensée qui s’avère être d’une part une description et d’autre part un constat du réel disparu. Par conséquent, la description du réel accompagnée des exemples qui prouvent sa disparition est au centre de sa pensée. Elle accompagne toutes les étapes de sa quête philosophique du réel. Qui plus est, Baudrillard entame une comparaison entre le monde hyperréel qui existe et le monde réel qui n’existe plus. Cette méthode comparative l’aide aussi à décrire le réel disparu. En effet, il peint le réel en omettant du monde actuel toute forme d’exagération. C’est ainsi que, par une simple équation mathématique, Baudrillard décrit ce qu’il n’a jamais observé : le réel. Nous tenterons alors de rattacher les notions de base de sa pensée à cette méthode descriptive qui a comme objectif de dévoiler le réel disparu et ses composantes. 1.1 Un réel disparu Le réel est un monde qui a existé dans une étape précédente. C’est le monde que Dieu a créé. Il contenait alors la morale, l’homme, la vérité, l’espace, le temps, les vrais sentiments et besoins. Mais à une époque que Baudrillard semble vouloir situer vers la fin de l’ère industrielle et l’avènement de l’ère informatisée, l’homme a voulu parfaire le monde réel pour être heureux. C’est la raison pour laquelle l’homme a voulu imiter Dieu. Par conséquent, il veut créer un autre monde. Cela le pousse alors à détruire le monde réel. Plusieurs facteurs entrent en jeu pour aider l’homme dans la création de ce nouveau monde. L’aboutissement de ce travail est alors la destruction du réel. Tout au long de sa pensée, Baudrillard constate et repère la disparition du réel. Dans une méthode de déni, il présente différents aspects du réel disparu comme l’humain, Dieu, l’objet, l’art et les événements. L’homme a tué le réel. La croyance en lui relève de l’imagination la plus médiocre. Ce qui reste dans le monde actuel n’est en aucun cas le réel mais des images. Ces dernières présentées 18

par les media10, font disparaître le réel. Elles sont complices de l’homme car elles l’aident à camoufler le réel. Derrière les images, quelque chose disparaît, quelque chose d’unique. Le monde réel est unique et singulier. Il n’est jamais identique à lui-même, voire jamais présent : « L’objet réel est censé être égal à lui-même, il est censé se ressembler comme un visage à lui-même sans un miroir – et cette similitude virtuelle est en effet la seule définition du réel – et toute tentative, dont celle holographique11. » Le réel est ce dont il est impossible de donner une reproduction équivalente puisqu’il n’est pas exactement semblable à un autre objet. Il est un phénomène exceptionnel. Baudrillard définit le réel comme étant ce qui est égal à lui-même, l’objet insolite, l’événement inédit, la personne singulière et le monde atypique. Or, le monde réel n’existe plus car ce monde est celui de la similitude. Il contient une multitude d’images, d’événements et de personnes identiques. Toutes les spécificités du monde réel sont annulées. Le réel est absent de la société de consommation. En disparaissant du monde, il emporte avec lui l’humain et l’objet réel. L’objet unique, désiré, singulier n’existe plus. Le sujet ne tend plus vers cet objet réel mais plutôt vers un objet miroir du monde imparfait. Le réel est démuni alors des choses. C’est l’information qui anéantit le réel ; elle l’aliène puis l’abolit. Baudrillard s’intéresse à la disparition du réel plus qu’à sa définition. Il ne représente pas le réel, mais plutôt il s’intéresse à ses représentations disparues. Le réel devient alors une utopie. L’utopie n’est pas de l’ordre du possible puisque le réel est un rêve perdu. Baudrillard relève alors l’absence du monde réel. C’est la disparition du réel qui l’intrigue et qu’il représente à travers toute son œuvre. 1.2. De l’humain au subhumain L’homme est un acteur passif de la disparition du réel. Il est un acteur puisque c’est lui qui a tué le réel. Il est passif puisqu’il vit dans un monde dans lequel il n’agit pas. Il est un consommateur manipulé par la société de consommation. Il ignore ses vrais besoins, ses plaisirs et ses envies car il se procure de faux-besoins infligés par l’économie du marché. Par conséquent, l’homme a perdu son humanité. L’humanité est une caractéristique qui 10 11

Le terme « media » est ainsi orthographié par Baudrillard. J. Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 161 (SS).

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appartient à l’homme qui vit dans le monde réel. Elle distingue l’homme par ses sentiments, sa rationalité et sa morale. Emportant avec lui l’humanité de l’homme, le réel disparaît. L’humain laisse sa place au subhumain. Ce dernier caractérise l’homme actuel. Il est dirigé par la consommation, ignorant ainsi sa réelle nature. L’homme contemporain est fatigué car il ignore sa quiddité, ses capacités et sa singularité. Qui plus est, l’homme a voulu créer un monde parfait. C’est la raison pour laquelle il tue le réel. Mais il s’est avéré que ce monde simulé ne l’a pas rendu heureux. Bien plus, il est devenu malheureux dans ce monde qu’il a voulu parfait. La société le rend malade car elle le guide et l’oblige à suivre un modèle commun à tous les hommes. Le subhumain représente alors l’homme actuel qui est fatigué et malheureux. Il est aussi démuni de la morale, de son jugement critique, de ses vrais sentiments et de sa singularité. L’homme réel a disparu. Par sa disparition, il cède sa place à l’inhumain qui n’est autre que l’homme qui vit dans le monde simulé. Puis, lorsque l’exagération entre en jeu, l’inhumain est remplacé par le subhumain : « Ce qui est en jeu, c’est l’indistinction entre l’humain et l’inhumain, c’est le transfert machinal de l’un dans l’autre, c’est l’éradication de l’ironie, c’est aussi l’élimination de ce jeu avec l’échange impossible qui peut déboucher sur un signe pur, tels l’art ou le phantasme, et radicalement inutile. C’est l’émergence d’une nouvelle espèce subhumaine12. » Baudrillard décrit alors l’homme subhumanisé. Il est donc le consommateur, l’homme actuel, l’homme qui vit hors du réel. Il se croit parfait dans ce monde artificiel quoiqu’il s’évapore dans la société de consommation. Il est réduit à un objet de consommation et à un objet de science et d’expérimentation. Le subhumain appartient alors à un environnement virtuel et l’humain n’existe plus. 1.3. Le retrait de Dieu Dieu est le créateur du monde réel. Il a créé aussi l’homme à son image. Ayant donné à l’homme sa liberté, Dieu pousse l’homme à agir. Se croyant aussi puissant que son créateur, l’homme veut inventer un monde meilleur où il serait heureux. C’est ce qui le pousse à détruire le monde réel créé par Dieu et à engendrer un nouveau monde créé par lui-même. Ce nouveau monde est démuni du réel ; il est à l’image du monde réel. Il est sa 12

A. Gauthier, Baudrillard une pensée singulière, Paris, Lignes, p. 157-158.

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simulation. La place qu’occupait Dieu dans le monde réel est vacante vu que le réel est absent. Ainsi, Dieu est lui aussi absent de notre monde. Qu’il se soit retiré ou que sa présence soit anéantie par l’homme, Dieu n’est plus de ce monde. C’est la raison pour laquelle notre monde est déchiqueté et dépourvu de morale. Dieu est mort et il a laissé sa place au hasard. Le monde qu’il a laissé est libre et aléatoire. L’homme possède désormais les qualités du Dieu défunt : « Il y aurait alors, entre Dieu et l’homme, une rivalité, une violence mimétique. Le grand jeu, quoi ! Jouer à Dieu avec Dieu ! Avec le monde pour enjeu13. » L’évanouissement de Dieu laisse l’homme seul face au réel. Ce faisant, l’homme transforme le réel ; plus encore il le détruit. En attribuant à Dieu la faculté de création du monde, Baudrillard décrit le Dieu chrétien surtout lorsque dans ses écrits il utilise parfois l’appellation « Père » pour parler du Dieu mort. Par conséquent, il décrit le Dieu des chrétiens en mettant le poids sur sa disparition et son retrait du monde sans pour autant faire une étude exhaustive de ses attributs et ses fonctions. 1.4. L’objet transformé en signe L’objet réel a disparu avec le monde. Il est singulier, subjectif et ne peut être saisi par l’homme car il est unique et il n’est jamais pareil à lui-même ou à un autre objet. C’est lui qui pense le sujet car il l’intrigue. Ne pouvant jamais posséder l’objet, le sujet semble être inférieur à l’objet. L’objet réel a donc une fonction unique : « L’objet fonctionnel est l’objet réel14. » Il est libre par rapport au sujet. Il se confond avec le monde réel en dehors de toute aspiration du sujet et indépendamment des intentions ou finalités du sujet. Ce dernier est pris par une stratégie fatale car il ne peut jamais connaître réellement l’objet ; il prétend alors le connaître. L’objet qui existe dans le monde réel est l’objet authentique. Il est fonctionnel dans le sens qu’il possède une fonction unique de par son essence et donc indépendamment de l’homme. Il préserve ainsi sa réalité interne. Mais voulant saisir et comprendre l’objet réel, l’homme le transforme en signe. Pour que l’objet réel soit saisi, il faut que le sujet s’en dessaisisse. Or, l’homme chosifie l’objet et lui donne des J. Baudrillard, V. Enrique, Les exilés du dialogue, Paris, Broché, 2005, p. 43 (ED). 14 J. Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 68 (SDO). 13

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sens qu’il ne possède pas. Il le transforme en objet de série. Il crée ainsi un objet signe c’est-à-dire un objet dont le sens est connu à l’avance, un objet similaire à tout autre objet, un objet dominé par l’homme. L’objet signe est présent dans la société de consommation. Il remplace l’objet réel disparu : « L’objet n’a plus de fonction, il a une vertu : c’est un signe15. » L’objet est désormais possédé par le sujet et sa fonction renvoie à une fonction que l’homme lui inculque. Il est dénué de sa valeur et il rentre ainsi dans un ordre de signes renvoyant à un modèle de consommation fondé sur l’objet en série. Il appartient donc à un monde virtuel et illusoire. Il ne définit ni un cadre fonctionnel ni un cadre réel, il reflète uniquement des images désirées par l’homme. L’objet en série reflète un monde automatisé et standardisé par le code universel de la consommation. Il est un miroir parfait qui reflète des images désirées par l’homme et non pas des images réelles. C’est un objet efficace et non plus fonctionnel. Il est efficace pour le bon fonctionnement de la société de consommation et le profit économique qu’il procure. Sa fonction réelle est cachée puisqu’il est soumis à la manipulation tactique de l’homme. Il ne possède pas sa propre image car il n’a pas affaire à son identité mais plutôt à l’identité que l’homme lui donne. Il est produit et consommé ; possédé et personnalisé. L’homme moderne n’est plus en relation avec des objets réels ; il maîtrise, ordonne et contrôle l’objet signe. Baudrillard s’efforce de prouver que l’absence de l’objet réel est plus présente que sa présence. Elle est reflétée par l’objet signe qui transmet l’illusion du monde. Les objets sont tous pareils car ils dépendent des passions du sujet. 1.5. De l’art à la transesthétique L’art est une forme de représentation de la réalité. Vu que le réel n’existe plus, l’art a disparu. C’est par sa disparition qu’il continue d’exister. Dans l’époque moderne, l’art lui-même n’existe que sur la base de sa disparition. Il ne fait pas uniquement disparaître le réel mais il s’abolit lui-même. Ayant disparu du monde, l’art ne sait pas qu’il a disparu et il continue son chemin en coma dépassé. Représentant de la rareté, l’art est un produit terminé. Ayant pénétré dans l’époque industrielle, il devient un multiple illimité. L’œuvre d’art échappe alors à la solitude et à 15

SDO, p. 116.

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l’objet unique. L’art devient la sublimation de l’illusion du monde : « L’esthétique restitue une maîtrise du sujet sur l’ordre du monde, une forme de sublimation de l’illusion totale du monde, qui sinon nous anéantirait16. » L’art ou l’esthétique se transforme alors en transesthétique car l’objet que l’art représente n’est ni imprévisible ni singulier. Les objets surgissent ainsi d’une altérité, ils ne sont plus imprévisibles et singuliers. L’art est aliéné à la consommation artistique. Par conséquent, l’art cède sa place à la transesthétique. L’objet unique représenté par l’art est désormais superficiel et banal. La transesthétique est le langage de la banalité et de l’objet fétiche. Quant à l’art, il est en deuil de l’image réelle. La banalité esthétique est la transesthétique. Cette dernière représente l’ambiguïté du monde en se référant aux moyens de communication et non pas au beau et au laid. Elle s’approprie le déchet, l’objet fétiche, la nullité et la banalité. L’art se retire du monde réel pour laisser sa place à la transesthétique. Il est envahi par la société de consommation qui propose des images à reproduire. Ces images irréelles sont l’objet de la transesthétique. 1.6. Des images engendrées par les media L’image est manipulée et elle prend en otage le réel, moment unique et singulier qui n’existe plus. La puissance actuelle des images est qu’elles miroitent un monde où tout semble actuel et maîtrisé. Bien que tout soit représenté par les images, Baudrillard pense qu’il n’y a plus rien à voir. L’image rend compte alors de l’absence du monde. Elle montre un monde morcelé et parfait mais qui n’existe plus. Elle modifie le réel et donc elle le fait disparaître. L’image est le produit des media. Ces derniers créent un monde virtuel et poussent l’homme à consommer le virtuel et non pas le monde réel. Ils assassinent le réel en prostituant l’image. Ils créent alors des événements qu’ils amplifient : « Les krachs simultanés, boursier (1989), sexuel (sida), médiatique (la guerre du Golfe) attestent du caractère disruptif potentiel d’un système devenu hyper-médiatisé17. » Les media font une rupture avec le réel et l’image varie pour donner naissance à des événements préparés et planifiés à l’avance. L’événement n’est plus réel puisqu’il est

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J. Baudrillard, Le crime parfait, Paris, Galilée, 1995, p. 119 (CP). Gauthier, op. cit., p. 65.

17A.

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simulé par les media. C’est la création du monde hyperréel qui est le fruit de ce travail fait par les media. Baudrillard pense que la photographie est la plus pure des images car elle montre le monde tel qu’il est. Elle capte un moment singulier qu’elle éternise. C’est la seule trace laissée suite à la disparition de tout et du monde réel. Elle révèle l’étrangeté du monde et son altérité. Elle représente alors une vision du monde tel qu’il est et non pas tel que le sujet veut qu’il soit. Par conséquent, la photographie redonne à l’objet sa place et sa valeur d’objet symbolique. Ce faisant, elle le rend supérieur au sujet en lui redonnant la place qu’il possédait dans le monde réel. Il est à signaler que Baudrillard est lui-même un photographe. Il conçoit la photographie comme étant l’image représentative du monde en l’absence de l’homme. Somme toute, la photographie représente l’image réelle du monde. Elle est ainsi la victoire de l’objet sur le sujet, elle représente le mieux le réel ou ce qui reste du réel. Cette première constellation s’inscrit dans un registre descriptif. Baudrillard décrit alors l’absence du monde réel, la transformation de l’homme, le retrait de Dieu, la disparition de l’objet réel, la mutation de l’art et l’anéantissement des images réelles. Ayant trouvé l’opposé, voire l’exagération de ces notions dans le monde actuel, Baudrillard entreprend alors de les décrire. Cette description est d’une grande importance car Baudrillard décrit ce qu’il n’a ni vu ni connu. Somme toute, dans cette première étape de sa démarche philosophique, Baudrillard représente le monde dépourvu du réel pour passer ensuite à une critique du monde clone du réel. 2. Remise en question et critique du monde virtuel La méthode critique est utilisée par Baudrillard dans cette autre constellation. En effet, après avoir observé le réel, il cherche la validité et les limites de notre monde. Il trouve alors que le monde virtuel remplace le monde réel. Baudrillard a une vision inédite du monde puisqu’il le voit d’un nouvel œil. Par un simple regard porté sur un cache-pot, il constate les trois degrés dans lesquels le monde est passé : la plante représente le monde réel, le pot le monde virtuel et le cache-pot le monde hyperréel. Cet exemple illustre de près la vision critique qu’il a du monde. Après l’observation, il se lance dans une critique acharnée de tout ce qui existe : le simulacre 24

du monde, la société de consommation et ses composantes. Il relève alors leurs failles tout en mettant l’accent sur tous les aspects négatifs de la vie actuelle comme les problèmes économiques, les crises de sens et les conflits mondiaux. Pour mieux faire parvenir au lecteur ses idées critiques, Baudrillard vulgarise des concepts philosophiques en les comparant à des phénomènes de la vie courante comme lorsqu’il compare la démocratie à la ménopause pour montrer la stagnation économique et politique des sociétés occidentales. La critique dans laquelle se lance Baudrillard est une critique destructrice puisque son seul objectif est de montrer que le monde virtuel a pris la place du monde réel sans pour autant montrer les aspects positifs, voire réalistes de la virtualité. Il semble que son seul objectif soit de détruire le virtuel sans pour autant arriver à une nouvelle forme du réel. Nous verrons alors les notions qu’il rattache au monde simulé ; à savoir le simulacre, la simulation, le monde virtuel, la société de consommation, le consommateur, la mondialisation et le terrorisme. De prime abord, nous remarquons que tous ces termes sont négatifs. On dirait que la vision qu’a Baudrillard du monde est une vision pessimiste plus que critique. 2.1. Le simulacre et la simulation Le simulacre est le monde qui remplace le monde réel disparu. C’est une apparence qui ne renvoie pas au réel. Il anéantit le social, le monde, l’humain, les valeurs et Dieu. Il cache ainsi le réel et la vérité ou plutôt il cache l’absence du réel puisqu’il le remplace. Ayant hérité du malin génie de Dieu, l’homme crée le simulacre. Ce dernier ordonne le réel car il le fait disparaître pour le remplacer. Sa fonction est de cacher le réel. Par conséquent, en cachant le réel, le simulacre est le garant de la continuité de la disparition du réel : « C’est aujourd’hui le simulacre qui assure la continuité du réel, c’est lui qui cache désormais non pas la vérité, mais le fait qu’il n’y en ait pas, c’est-à-dire la continuité du rien18. » Le simulacre existe et son rôle est de cacher le réel. Il devient ainsi la seule réalité de l’homme actuel puisqu’il assure l’absence du réel. La simulation est la fausse représentation du réel, elle représente alors le simulacre. Elle donne naissance au modèle qui précède tout objet : l’événement, les besoins de l’homme, la marchandise et tout autre objet moderne. La simulation est plus importante et 18

CP, p. 148.

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efficace que le réel : « C’est un principe de simulation qui nous régit désormais en place de l’ancien principe de réalité19. » Ce principe se base sur un échange entre les signes et non pas entre les signes et le réel. En d’autres termes, le mot possède plusieurs sens, il est un signe connu et utilisé. Il ne représente pas un objet réel, unique et singulier. C’est la raison pour laquelle le signe est échangé dans le monde simulé. La simulation est l’extase du réel. Elle est préparée et planifiée par les media. Les événements simulés se succèdent parfaitement à travers les media. Ils sont irréels et s’enchainent d’une façon insensée et ininterrompue. Étant simulé, l’objet réel disparaît. La simulation marque la fin des choses. Tous les objets réels prennent fin dans la simulation. C’est ainsi qu’un immense processus de simulation se met à la place du réel. Ce n’est plus seulement le monde réel qui a disparu mais aussi la question de son existence. C’est pourquoi, l’homme actuel ne se soucie pas du réel, il n’est peut-être pas conscient qu’il vit dans un monde simulé, irréel voire hyperréel. Ainsi, la simulation n’éradique pas uniquement le réel mais aussi elle implique une perte des référents comme le beau, la valeur et le sens. Baudrillard critique alors cet univers auquel le monde appartient. 2.2. Le monde virtuel Le monde virtuel est le monde qui remplace le monde réel. Il carbonise l’échange authentique entre les personnes et la singularité des objets réels. Il est artificiel puisqu’il ne contient aucun sens. Mais ce qui est décevant est que son apparence est d’une évidence parfaite. Baudrillard tend à critiquer ce monde sans pour autant le juger. Il se contente de le critiquer tout en montrant ses failles. Il prouve que ce monde est parfait aux yeux des hommes contemporains quoiqu’à ses propres yeux il est imparfait. C’est un monde qui échappe à la pensée de l’homme et donc qui n’existe pas. Le monde illusoire n’est ni vrai ni réel. Il ne cherche pas à exister plus, ni à se préserver dans l’existence. Il cherche au contraire le moyen pour échapper au réel et pour arriver à sa perte. N’étant plus singulier, le monde réel disparaît et c’est l’homme qui en est responsable. Le monde virtuel est semblable à un univers parallèle où tout est inventé par l’homme et où tout est parfait. C’est un monde dans lequel l’image est captée, filmée et photographiée avant d’être vue : « Quand l’image se confond avec 19

J. Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 9 (ESM).

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le réel et qu’elle ne fait que s’immerger dans le réel et le recycler, il n’y a plus d’image, tout au moins comme exception, comme illusion, comme univers parallèle. Dans le flux visuel qui nous submerge, elle n’a même plus le temps de devenir image20. » L’image qui n’est plus unique est celle qui forme le monde virtuel. Cela montre alors que ce monde est fabriqué et inventé. Ce faisant, il s’éloigne de sa quiddité et de son identité réelle. Le monde réel existe car il est accidentel et imparfait. Il ne ressemble à rien et il est non identifiable, différemment du monde virtuel. Le monde réel est tellement incertain qu’il serait, peut-être, transformé en rien. Il n’est pas fixe et donc il pourrait conduire l’homme au néant. Ce dernier est le monde virtuel qui se remplit de significations multiples. La société de consommation est le lieu où s’égare le réel et où prend place le virtuel. Les media et la publicité font basculer le monde dans la virtualité. Le monde virtuel n’est autre que le monde de la technologie représenté par les vidéos, les écrans interactifs et les multimédias. La société virtuelle est alors la conséquence de la société de consommation. Elle contient une multitude de significations qui l’éloigne du réel. Le virtuel marque la fin du réel car l’homme peut faire en sorte qu’il existe un effet de réel, un effet de vérité, un effet d’objectivité. Mais le réel en soi n’existe pas. Dans son sens courant, le réel s’oppose au virtuel. Pour Baudrillard, par le biais de la technologie, le virtuel marque l’évanouissement du réel. Par conséquent, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais il l’englobe et le fait disparaître. Le virtuel anéantit le réel. Bien plus, le virtuel marque le point de passage entre le réel et l’hyperréel : « Le virtuel n’est alors qu’une hyperbole de cette tendance à passer du symbolique au réel – qui en est le degré zéro. En ce sens, le virtuel recoupe la notion d’hyperréalité21. » Le virtuel est une phase qui transpose le monde du réel à l’hyperréel. Il remplace la réalité du monde. Cette dernière est doublée par la réalité virtuelle. Le réel devient ainsi inutile car il est remplacé par son équivalent artificiel, par son clone qui reproduit l’homme, la société, les valeurs, Dieu et tout autre objet. Baudrillard critique ce monde virtuel car il n’a pas de sens ; il n’est que l’objet des passions contemporaines consommatives. Il est J. Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Paris, l’Herne, 2008, p. 42 (PTN). 21 J. Baudrillard, Mots de passe, Paris, Biblio essais, 2000, p. 45 (MDP). 20

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plein d’avatars de l’être et du réel. Il travaille à l’achèvement du réel. Somme toute, le monde virtuel est un monde parfait car il est créé selon les désirs de l’homme et il est aussi un monde artificiel puisqu’il a exterminé le monde réel. De plus, il transforme le réel en hyperréel puisqu’il met en extase l’image virtuelle. Il est ainsi le lieu de passage du monde réel au monde hyperréel. Le monde virtuel est donc le monde dépourvu du réel et inventé par l’homme et les media. Il est un monde illusoire dans lequel vit le consommateur. Ce monde virtuel passera à une étape dans laquelle il se trouve en trop, c’est le monde hyperréel. 2.3. La société de consommation et la méta-consommation Le monde actuel est dirigé par la société de consommation. C’est la société d’abondance, d’inégalité et de discrimination. Elle oblige le consommateur à acheter des objets qui ne répondent pas à ses vrais besoins. En contrepartie, elle ôte à l’homme des biens gratuits et collectifs puis les transforme en biens de luxe. L’espace, le temps, l’air pur, l’eau, la verdure et le silence sont transformés en bien de luxes accessibles uniquement aux privilégiés. La consommation détruit ainsi l’homme et ses vrais désirs. Elle lui inflige de faux-besoins en le poussant à consommer des objets en série. C’est une société fictive qui mène l’homme à gaspiller de plus en plus. Elle contient des nuisances dues aux progrès socioéconomiques car l’abondance est inutile voire indispensable. Elle hante la société, l’homme, l’économie et le monde : « Nous sommes au point où la consommation saisit toute la vie, où toutes les activités s’enchaînent sur le même mode combinatoire 22. » La consommation met le poids sur le surplus en anéantissant la rareté. Par conséquent, elle mène à la méconnaissance du monde puisqu’elle est loin du réel. L’homme vit alors au rythme des objets et de leurs successions. C’est le marché qui le dirige. Il ne se reconnaît plus dans ce monde d’abondance et de multiplication de l’objet. Dans la société de consommation, la jouissance est niée. Ce qui lui confère son caractère de fait social, ce n’est pas ce qu’elle conserve apparemment de la nature humaine comme la satisfaction et la jouissance. C’est plutôt la démarche essentielle par laquelle elle s’en sépare c’est-à-dire ce qui la définit comme code, comme institution et comme système d’organisation et de production. La 22

J. Baudrillard, La société de consommation, Paris, Folio essais, 1970, p. 23 (SDC).

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consommation possède aussi un langage qui lui est propre : c’est celui de la circulation, de l’achat et des objets en série. Son langage ne contient pas les besoins et jouissances individuels. C’est ainsi que la consommation devient un devoir et une contrainte car chaque personne est inconsciemment dirigée par elle. De plus, ce devoir ne procure à l’homme aucun plaisir. Elle exclut aussi toute culture et tout savoir puisqu’ils ne font pas partie de son langage. Étant insouciante de l’homme, de ses besoins et de l’objet, la société de consommation refuse le réel en exaltant son propre langage et ses objets fétiches. 2.4. Le consommateur contemporain L’homme contemporain est un homme fabriqué par la société de consommation. Il est le fruit du travail humain et non divin. C’est lui qui s’est créé dans un monde virtuel qu’il a voulu parfait. Ce faisant, il essaye d’imiter un modèle infligé par la société de consommation. Il veut alors faire comme les autres hommes. Ce qui aboutit à la perte de son identité c’est-à-dire son côté humain singulier. C’est la raison pour laquelle tous les hommes sont devenus semblables. Ils ont tous les mêmes goûts, les mêmes réactions, les mêmes attitudes voire le même look. Cet homme est devenu un homme producteur et consommateur. Il est la clef de voûte de la productivité. En son absence, la société de consommation ne subsistera point. C’est la raison pour laquelle elle l’exploite tout comme la société industrielle qui a exploité ses ouvriers. Les hommes sont ainsi robotisés par la consommation. Ils deviennent une marchandise : « L’homme n’est devenu objet de science pour l’homme que depuis que les automobiles sont devenues plus difficiles à vendre qu’à fabriquer23. » L’homme est réduit à des objets consommés. Il devient un producteur social abstrait et réduit à une valeur d’échange. Tous les hommes répondent aux mêmes besoins et du coup ils sont tous attirés par la même marchandise. Le consommateur est aliéné à la consommation. Ignorant ses vrais besoins, il est aveuglément dirigé et attiré par les panneaux publicitaires et par les hypermarchés. Il est au service d’une société qui le surexploite. Inconscient de son état désastreux, le consommateur est malade. Il est malade de cette société qui le dirige. Il est aussi doublement fatigué. Physiquement, il se surpasse 23

SDC, p. 98.

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en vue de produire plus. Psychiquement, il ignore son identité, ses vrais besoins, ses vrais désirs et donc il s’ignore. Tout cela le pousse à être un consommateur stressé et fatigué. Baudrillard considère que la fatigue devient alors une pandémie qui touche tout homme contemporain. Il critique aussi le consommateur puisque c’est lui qui a créé le simulacre du monde ou le monde virtuel. C’est par sa volonté qu’il a aboli le monde réel. Qui plus est, il se croit un homme parfait vivant dans un monde parfait. Le consommateur est devenu son propre esclave appartenant à un environnement virtuel. Par conséquent, l’homme est responsable de sa propre disparition 2.5. La mondialisation et le terrorisme du monde simulé La mondialisation aboutit à un monde simulé, médiatisé et commun à tous les pays. C’est le monde modelé de nos jours que tous les pays doivent suivre. Il s’oppose à la singularité des cultures particulières. Ce faisant, il détruit les spécificités de chaque société en vue d’uniformiser les mentalités et les personnes. La mondialisation tue ainsi les caractéristiques particulières. C’est un phénomène aléatoire et chaotique qui ne dépend de la volonté d’aucun individu. Il est le fruit des media qui veulent uniformiser le monde virtuel pour mieux le contrôler. Les media présentent ainsi les mêmes images et offrent une nouvelle vision du monde qui est programmée à l’avance par les media. C’est ainsi que le phénomène particulier cède sa place aux phénomènes fabriqués par les media comme la Guerre du Golfe qui, selon Baudrillard, n’a jamais eu lieu. C’est une suite d’événements simulés et médiatisés par l’écran qui ont donné lieu à cette guerre. Ces événements mondialisés rentrent alors dans une même culture du monde : « Une nouvelle vision du monde existe, celle même de la mondialisation – soumission de toutes choses à un même programme, soumission de toutes les images à un même génome24. » C’est ainsi que la mondialisation détruit les cultures particulières ou les cultures réelles pour être la seule culture simulée possible du monde actuel. Cet acte d’anéantissement des particularités est un acte violent. En effet, la violence actuelle s’exprime par le quadrillage des rapports sociaux, par la ségrégation culturelle, par la division sociale, et par la discrimination professionnelle. La violence est omniprésente dans nos sociétés, elle camoufle le spectre du réel 24

PTN, p. 50.

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disparu. Elle est le moyen utilisé pour unifier les cultures du monde. Elle doit sa force à la médiatisation qui simule un monde virtuel parfait et partagé par tout terrien : « Le problème plus général dans lequel s’inscrit celui de cette violence ‘sans objet’, encore sporadique dans certains pays, mais virtuellement endémique dans tous les pays développés ou sur-développés, est celui des contradictions fondamentales de l’abondance. C’est celui des multiples formes d’anomie (pour reprendre le terme de Durkheim) ou d’anomalie25. » La violence est donc le fait de pousser toutes les sociétés du monde à vouloir être des sociétés de consommation et à vouloir user de l’abondance. Elle fait suivre aux sociétés des modèles qu’elle doit à la société de consommation. La violence est donc liée à l’abondance et non pas à une idéologie ou un acte quelconque. Baudrillard critique le monde virtuel dans lequel nous vivons. Dans sa description, il montre que ce monde a fait balancer l’homme et son monde dans un néant absolu. Il pousse son étude plus loin encore pour montrer une étape seconde de ce monde virtuel : le monde hyperréel. Cette méthode critique a remis en question le monde simulé. Baudrillard l’a adoptée pour mettre en branle le monde virtuel afin de dévoiler ses failles. C’est pourquoi il montre les lacunes présentes dans la société de consommation et de métaconsommation. Son objectif paraît être purement destructeur. Nous verrons, dans une troisième constellation, comment il passera à la création du monde hyperréel. Il est à noter que cette genèse n’est en aucun une genèse positive qui remplace le monde virtuel. Elle n’est autre que la continuité du monde virtuel critiqué par Baudrillard. Quoique créé par lui, le monde hyperréel est lui aussi critiqué et refusé. En d’autres termes, la méthode critique s’avère être uniquement dévastatrice car le monde hyperréel est lui aussi critiqué par Baudrillard. 3. Méthode génétique et prospective de l’hyperréel La méthode génétique adoptée par Baudrillard tout au long de son œuvre est le fruit du passage de sa pensée par trois étapes : une première étape dans laquelle Baudrillard constate la disparition du monde ; une seconde étape dans laquelle il critique le monde virtuel qui remplace le monde réel. Dans cette étape, Baudrillard 25

SDC, p. 280.

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démolit sévèrement le monde simulé. Enfin dans une dernière étape, il tente de donner naissance à un nouveau monde : le monde hyperréel. Il est à signaler que ce monde n’est pas le fruit du travail de Baudrillard, ce n’est pas un monde imaginaire ou utopique inventé par lui. C’est notre monde. Baudrillard n’a alors rien inventé sauf la vision qu’il a de ce monde. Paradoxalement, le monde hyperréel n’est pas celui auquel tend Baudrillard. Il veut même abolir ce monde pour redonner sens au réel. Mais ce travail n’a pas été effectué par notre philosophe et nous en ignorons la raison. Nous tenterons de la chercher dans la troisième partie du présent travail. Voulant décrire un monde qui existe mais qui n’a jamais était décrit, Baudrillard invente de nouvelles notions pour essayer de représenter le monde hyperréel. Ces notions ont toutes le même préfixe « hyper ». Car Baudrillard a le souci de montrer l’exagération qui ravage notre monde : hyperréel, hypermorale, hyperespace, hypermarché et hypercorps. Ces termes n’ont aucun sens si nous les extrayons du contexte général de la pensée de Baudrillard. C’est la raison pour laquelle nous tenterons de les expliquer en les rattachant à la notion d’hyperréel. Ajoutons encore que dans sa prospection de l’hyperréel, Baudrillard croit que ces notions qu’il a créées sont au centre du monde. En effet, il fait graviter la société autour de ces termes comme lorsqu’il démontre que l’hypermarché est au centre de nos sociétés et que c’est autour de lui que se construisent les agglomérations. 3.1. L’hyperréel Tout au long de son œuvre, Baudrillard, d’une part, décrit l’absence du réel de notre monde, et d’autre part il critique le monde simulé. L’objectif de sa démarche philosophique est de dévoiler la genèse d’un nouveau concept : l’hyperréel. L’hyperréel se trouve partout. Il est l’exagération du réel. C’est un effet de grossissement du monde virtuel qui devient plus vrai que le vrai et plus réel que le réel. L’hyperréel est le trop de réel existant dans le monde à cause des media et de la société de consommation. Baudrillard prouve que ce concept est présent dans tous les domaines de la vie : l’économie, la politique, la sexualité, la morale et la culture. Notre monde est un monde hyperréel. C’est le système actuel qui conduit l’homme à figurer le monde hyperréel et à mettre le réel hors du temps. Tout est hyperréel même les 32

organes du corps : « La finalité ne disparaît pas au profit de l’aléatoire, mais au profit d’une hyperfinalité, d’une hyperfonctionnalité : plus fonctionnel que le fonctionnel, plus final que le final - hypertélie26 27. » L’hyperréel est donc l’excès de réel tout comme l’obésité qui est un excès de la grosseur ; c’est le plus gros que le gros. Le monde hyperréel est représenté par Disneyland qui est un monde imaginaire et virtuel où tout se trouve d’une façon exagérée et parfaite. Ce monde créé par l’homme est le prototype du réel selon Baudrillard. L’hyperréel touche ainsi toute notre culture. Voulant saisir le monde réel, l’homme le tue car le réel est unique et il ne peut être compris par l’entendement humain. C’est la raison pour laquelle le réel disparaît. L’homme invente alors un monde illusoire. Mais ce monde n’est pas uniquement le simulacre du monde réel car il est présent en un effet plus grand. C’est l’exagération du monde simulé à travers les media, l’imagination humaine et la société de consommation qui donnent naissance à l’hyperréel. Dans son cheminement, Baudrillard arrive au constat suivant : la genèse de l’hyperréel. Il commence par prouver la disparition du monde réel pour passer au monde simulé qui le remplace. Enfin, il décrit le nouveau monde hyperréel et montre ses manifestations. Son objectif de départ est donc la recherche de l’origine de l’hyperréel ; notion qui est au centre de sa pensée. C’est la raison pour laquelle il décrit la disparition du réel puis il critique le monde simulé pour démontrer les causes et la création de l’hyperréel. L’excès présent dans notre monde, que l’homme croit réel, représente l’hyperréel. Le réel est arrivé à son comble et il fond dans la simulation. Il se métamorphose et devient hyperréel. Aux yeux de l’homme, le réel est trop évident il est ainsi compris par lui. Selon Baudrillard, le monde réel ne peut être saisi par l’homme. Par conséquent, ce que l’homme nomme réel, Baudrillard le nomme hyperréel. L’hyperréel est alors ce qui donne l’impression du réel, ce qui remplace le réel ou la simulation. Qui plus est, ce simulacre se trouve à doses élevées, il est une exagération par rapport au virtuel, d’où l’hyperréel. Les media sont responsables de la création de l’hyperréel car ils inventent un événement qui n’a pas eu lieu et qui devient plus réel 26

Hypertélie : développement exagéré. Baudrillard, Les stratégies fatales, Paris, Biblio essais, 1983, p. 12 (SF).

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que le réel. C’est un événement exagéré pris pour réel par les hommes. Tous les événements historiques actuels et politiques sont manipulés voire créés par les media. Baudrillard utilise une série d’exemples pour prouver cette manipulation médiatique comme la Guerre du Golfe, la chute de l’URSS, les débats politiques télévisés, les affiches publicitaires avec tous les produits qu’ils publient. Tous ces événements n’ont jamais eu lieu, ils n’existent qu’à travers les media. La société de consommation est aussi à l’origine de l’hyperréel. Elle transforme l’objet en un objet de culte qu’elle fait désirer au consommateur. Cet objet est hyperréel car il est commun à d’autres objets et il est voulu par tous les hommes. Il n’est ni authentique ni unique, il est hyperréel. Les hommes sont victimes du bourrage de crâne fait par les media. La culture de masse est celle de l’excès. Elle atteint tous les domaines de la vie en les amplifiant. Étant créé par l’homme, l’hyperréel est le fruit de son imagination. Il est ainsi parfait puisqu’il porte en lui tout ce que l’homme désire. Qui plus est, le propre de l’esprit des hommes actuels est d’exagérer. Ces deux instances qui sont l’imagination et l’exagération engendrent l’hyperréel. Ce dernier est visible dans les jeux numériques simulés, dans les stars qui sont perfectionnées par les techniques de l’informatique et dans bien d’autres exemples présentés par Baudrillard en vue de prouver la naissance de l’hyperréel. Tout ce phénomène est la conséquence de la soif qu’a l’homme : vouloir posséder et diriger le réel. En produisant l’hyperréel, l’homme veut saisir le réel qui lui échappe. Mais cela va le pousser à détruire la pensée, les valeurs, la culture, Dieu, l’humain et le mener à vivre dans un monde virtuel voire hyperréel. 3.2. L’hypermorale Dans la pensée de Baudrillard, la morale est basée sur l’équilibre qui existe entre les deux forces antagonistes qui sont le Bien et le Mal. La morale actuelle penche plus vers le Mal ; c’est le nouvel ordre moral ou l’hypermorale. Cette dernière dirige le monde hyperréel. Dans son sens traditionnel, la morale est ainsi absente de notre monde : de l’économie, de la politique, de la religion et des valeurs. Qui plus est, l’application du Bien n’est plus son objectif puisque le Mal est appliqué au nom du Bien. Notre monde s’avère être immoral ; la morale est ainsi inversée. L’homme est 34

appelé à faire le Mal et à s’éloigner du Bien. Ce qui l’encourage est le modèle présent dans la société et qui est représenté par les politiciens déchus et les économistes vicieux. L’homme vit dans l’illusion de la morale, il croit qu’il vit conformément au système normatif. Or, c’est la société de consommation qui le dirige puisqu’elle contrôle toutes ses actions et tous ses désirs. Elle lui impose un immoralisme exagéré, d’où l’hypermorale. Cette dernière est visible dans les relations qui existent entre tous les hommes surtout celles qui régissent l’économie et la politique. Le Mal intensifié est exigé par l’hypermorale. Il est représenté par tous les actes de violence, de délinquance et de violation des droits de l’homme. Il semble que le Mal est devenu une valeur à suivre et à glorifier dans nos sociétés. Baudrillard le prouve en montrant que Dieu, garant du bien, n’existe plus. Il a disparu tout comme le jugement dernier, seul garant d’une vie digne. Cela pousse les hommes à agir contrairement aux valeurs morales et à ne plus avoir une conscience morale. C’est l’immoralisme voire l’hypermorale qui dirige les actions humaines. Baudrillard peint une morale hédoniste puisque c’est le plaisir qui est son objectif et non le Bien. Qui plus est, le plaisir recherché n’est pas réel vu que c’est la société de consommation qui l’impose à l’homme. 3.3. Un dieu hyperréel L’hypermorale est dirigée par un dieu hyperréel. Ayant besoin d’un garant pour l’hypermorale, l’homme invente le dieu hyperréel. Ce dernier est le produit de l’imagination humaine. L’homme élimine Dieu du monde pour le remplacer donc par un dieu hyperréel. Ce dernier est meilleur, aux yeux de l’homme, puisqu’il dirige l’hypermorale. C’est comme si dieu permettait d’user du Mal. N’est-ce pas ce qui se passe dans notre monde ? Au nom d’un dieu quelconque, les pires atrocités sont commises. C’est ce dieu que Baudrillard qualifie d’hyperréel. Le dieu hyperréel prône le Mal qui est omniprésent dans nos sociétés. Il est propagé par les moyens techniques. C’est une force métaphysique plus que morale qui est l’assise de l’hypermorale. Inventés par l’homme, le dieu hyperréel et le Mal s’avèrent nécessaires dans nos sociétés : « Ainsi, l’intelligence du Mal va bien au-delà du pessimisme. En réalité, la seule vision véritablement pessimiste et nihiliste est celle du Bien car, au fond, du point de vue humaniste, toute l’histoire n’est qu’un crime. Caïn tuant Abel, 35

c’est déjà un crime contre l’humanité, presque un génocide (ils ne sont que deux !), et le péché originel, n’est-ce pas déjà aussi un crime contre l’humanité ? Tout cela est absurde et, dans la perspective du Bien, le procès en réhabilitation de la violence du monde est sans espoir. D’autant que, dans tous ces crimes, il n’y aurait tout simplement pas d’histoire28. » L’existence du Mal semble être une condition sine qua non pour l’homme. Depuis son existence sur terre, l’homme fait le Mal. Il est inhérent à sa nature et il assure alors le fonctionnement de l’histoire et de la vie terrestre. Le Bien a disparu avec le réel, le Mal persiste avec l’hyperréel. Le Mal est alors un principe qui dirige le monde hyperréel et l’hypermorale. Il n’est plus en rapport avec la morale traditionnelle puisqu’il est différent des vices et de la corruption. Il s’avère être à la base des relations humaines de nos sociétés et donc il est important pour le bon fonctionnement du monde hyperréel. De plus, il a comme fonction de faire évoluer l’économie, la politique et la société. Quoiqu’il s’éloigne de la morale traditionnelle, le Mal est indispensable dans nos sociétés. 3.4. L’hyperespace L’hyperespace est le lieu dans lequel se produit l’hyper productivité. Cette dernière caractérise la société de consommation. Elle est basée sur l’abondance et la surconsommation. L’homme actuel ne se contente pas de consommer, il surconsomme. En d’autres termes, il exagère dans sa consommation vu qu’il s’approprie des objets qui lui sont inutiles et cela en une grande quantité. L’hyperespace est le lieu dans lequel se produit cette hyper productivité. Il est formé par l’hypercorps et l’hypermarché. L’homme vit dans le monde hyperréel qu’il a lui-même créé. Étant réduit à un objet par la société de consommation, l’homme réel a disparu. Il est remplacé par un être subhumain. Ce dernier est représenté par un corps mieux encore par un hypercorps qui ne contient ni une âme ni un psychisme. L’hypercorps est un corps artificiel démuni de désir. C’est le double du corps réel : « Tout ce mouvement de construction d’un double artificiel du corps et du désir s’achève dans le pornographique, point culminant d’un hypercorps désormais sans désir, d’une fonction sexuelle 28 J. Baudrillard, Le pacte de lucidité ou l’intelligence du mal, Paris, Galilée, 2004, p. 121 (PL).

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désormais indifférente et inutile29. » Il est un objet qui a pour unique fonction de consommer ou d’être consommé. Il est idéalisé par les media et les publicités qui créent un véritable culte du corps. Tout ce qui est rattaché au corps est vénéré : la peau, les muscles, la santé, la silhouette, les besoins et la sexualité. La femme représente le mieux l’hypercorps. Elle est réduite à un objet de désir sexuel et de satisfaction univoque. Elle perd ainsi toutes ses qualités humaines pour devenir un simple produit de consommation. Même la sexualité devient une hypersexualité car autrui n’est plus désiré pour ce qu’il est. Son hypercorps devient le symbole de la libido. Par conséquent, l’homme n’est plus un être singulier. Qui plus est, l’homme qui désire ne connaît plus ses vrais désirs. Alors il tend vers n’importe quel hypercorps pour satisfaire ses faux-désirs qui lui sont imposés par la société de consommation. C’est le pornographique qui représente le mieux l’hypersexualité. L’hypermarché est un marché virtuel qui incite l’homme à la marchandise et à la surconsommation. C’est un univers virtuel présent dans toutes les villes. Il est au centre des villes et il dirige son fonctionnement. Il contient tous les faux-besoins des hommes qui sont devenus nécessaires. Il attire et dirige le consommateur en lui présentant des objets à désirer. Le statut de la méthode génératrice est d’une grande importance dans la pensée de Baudrillard. Cette méthode lui a permis de démarquer sa pensée des autres philosophes puisque la notion d’hyperréel est la clef de voûte de tout son système philosophique. En inventant un langage propre à lui, Baudrillard a pu ainsi clarifier sa pensée complexe et diversifiée. Il a pu nous montrer la vision qu’il s’est faite du monde. La méthode génétique et prospective de l’hyperréel est le couronnement de tout un cheminement pénible et laborieux entrepris par Baudrillard. La pensée de Baudrillard passe par trois temps. Tout d’abord, il décrit la disparition du réel qui contient l’homme, Dieu, l’art, l’objet réel et les images. Puis il critique le monde simulé engendré par l’homme. C’est un monde virtuel représenté par la société de consommation et la mondialisation qui crée une culture mondiale commune. Enfin, il engendre une vision du monde qu’il nomme hyperréel. Ce dernier est formé par un dieu hyperréel, un monde hyperréel, une hyper-productivité, un hypercorps et un 29

CP, p. 179.

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hyperespace. Nous avons ainsi essayé de rattacher les notions clés de sa pensée à la démarche qu’il a effectuée dans l’édification de son approche critique et reconstructive du monde.

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Chapitre Deuxième

La quasi-disparition du monde réel Le réel a une signification propre à Baudrillard. Il s’agit d’un objet mystérieux qui a disparu et qui est loin d’être en rapport avec la vérité et avec notre monde actuel. Sa disparition est due à la société de consommation et surtout aux media et moyens de communication. Dans l’esprit de Baudrillard, l’objet réel n’a jamais existé. À cet égard, il convient d’insister sur le fait que Baudrillard n’est pas nostalgique du réel. Tout au plus, il essaye de concevoir le monde sans les ajouts faits par l’homme afin d’essayer de connaître le réel. Le monde réel n’existe donc plus. Il est remplacé par un monde simulé et inventé par l’homme. Cette disparition du monde réel a lieu dans différents domaines : la métaphysique, la morale, l’esthétique, l’ontologie et la connaissance. 1. De l’humain au subhumain 1.1. L’humain moderne L’humain de la modernité est l’être libre, responsable et raisonnable, capable de maîtriser sa personne. Il est le seul être à posséder un entendement, une volonté autonome et un sentiment d’idéal esthétique. Dans la philosophie kantienne, il est l’être moral par excellence et sa fin est de penser par soi-même en se servant de son entendement. Il est l’homme de l’action : « La nature fait, l’homme agit30. » Dans la pensée de Descartes, l’homme est un être double, son corps est une machine à laquelle s’ajoute l’âme pour lui donner vie. L’attribut essentiel de l’âme est la pensée. Penser c’est raisonner, vouloir, agir et sentir. Baudrillard étudie l’humain selon ses dimensions métaphysiques, psychologiques et socio-économiques. Il s’intéresse à sa quiddité et son existence ; à ses besoins naturelles et économiques : « Il n’y a pas de limites aux « besoins » de l’homme en tant qu’être social (c’est-à-dire producteur de sens et relatif aux autres en valeur)31. » Il rattache ses besoins, ses angoisses, ses états et sa psychè à la société de consommation qui cantonne l’homme et lui ôte son essence humaine puisqu’elle le transforme en une machine, en un modèle en séries. Il devient ainsi un consommateur 30 31

http://www.evene.fr/celebre/biographie/emmanuel-kant-577.php?citations. SDC, p. 86.

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et un producteur dénué de ses relations sociales : « Le producteur social abstrait, c’est l’homme pensé en termes de valeur d’échange32. » Et même, ce sont ses besoins qui sont la base de la société de consommation : « Pour les sociologues et les psychosociologues (…) on admet qu’il y a une « dynamique sociale » des besoins33. » Désormais, l’homme est un outil, un « machin », un « kitsch » au service de ce monde et de la société de consommation. Cette description de l’humain est-elle propre à l’homme ? N’estelle pas digne d’une machine ou d’un objet ? L’homme postmoderne porte-t-il encore en lui des brins d’humanité ? Baudrillard affirme que « nulle part l’homme n’est en face de ses propres besoins »34. Cet homme dépourvu de l’humain est-il réel ? Existe-til encore ? N’est-il pas appelé à disparaître dans ce monde dominé par la consommation? Environné de marchandises et de valeurs d’échange, l’homme est devenu lui-même une valeur d’échange. L’humain a disparu du monde réel pour faire partie désormais du monde virtuel dans lequel nous vivons. Il laisse sa place à un homme différent, un homme nouveau dénué d’humanité pour se transporter dans un monde différent, virtuel : « L’homme n’est même plus face à son environnement : il fait virtuellement partie lui-même de l’environnement à protéger35. » Il est donc une espèce rare à protéger, une particule interactive semblable à toute autre particule. Quelle est donc la cause de cette disparition ? Pourquoi l’homme a-t-il déjà disparu ? « Parlons donc du monde d’où l’homme a disparu. Il s’agit de disparition, et non pas d’épuisement, d’extinction ou d’extermination. L’épuisement des ressources, l’extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels. Et là est toute la différence, c’est que l’espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n’a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition36. » L’épuisement et l’extinction sont une disparition totale d’une espèce animale ou végétale qui est indépendante de la volonté J. Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 23 (PCE). 33 SDC, p. 94. 34 PCE, p. 92. 35 PCE, p. 255. 36 PTN, p. 11-12. 32

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humaine. Quant à la disparition selon Baudrillard, elle est le fruit de l’homme. Elle est volontaire mais inconsciente, car l’homme post-moderne est emporté par sa société. Il ne se rend pas compte qu’il est en train de s’autodétruire et de s’effacer de la réalité. L’homme paraît être le responsable de sa propre disparition, de la perte de son identité. Pourquoi s’est-il voué à sa propre disparition ? Qu’est-ce qui l’a poussé à s’autodétruire ? Qui sommes-nous donc ? Voulant créer un homme « parfait » dans un monde artificiel, l’humain s’est fait disparaître du réel : « Si Dieu a permis que l’homme puisse se poser la question de sa propre liberté, nous n’envisageons pas que des êtres que nous avons engendrés puissent se poser la même question. Pas de liberté, pas de volonté, pas de désir, pas de sexualité : c’est en cela justement que nous les voulons parfaits37. » Selon Baudrillard, l’homme imite la création divine et crée une nouvelle espèce humaine : l’inhumain. Ce dernier est dépossédé des besoins subjectifs, des sentiments et des pensées. Il laisse de côté tout ce qui fait de lui un être humain. L’homme, se croyant malheureux et imparfait dans le monde réel, a donc disparu de la réalité en jouant de la séduction. C’est que, pour arriver à la perfection, il cherche son image opposée, son autre ambivalent, son antithèse. Il croit que, étant malheureux dans le monde réel, s’il disparaît de ce monde, il serait heureux dans le monde virtuel qu’il a lui-même créé. Il pense alors par antagonisme : « L’humain n’est humain que parce qu’il est destiné à penser à travers une relation d’altérité active par des termes asymétriques (sujet/objet, monde/pensée, homme/femme). Que s’il entre dans un jeu de séduction, dans une relation de défi, dans une forme de singularité38. » Ce jeu de séduction fait que l’homme ne vit pas dans le réel39. Cette disparition est heureuse puisqu’elle pourrait mener à la perfection. L’homme, se trouvant malheureux dans ce monde, en invente un autre virtuel dans lequel il pense trouver le bonheur. L’homme qui s’est détruit, n’a pas pu aboutir à une disparition totale de son essence, il a su trouver un équilibre entre l’humain et l’inhumain. Dans le monde virtuel qu’il a créé, il a pu sauvegarder CP, p. 67. A. Gauthier, op. cit., p. 156. 39 « Heureusement que nous ne vivons pas nous-mêmes en temps réel ! Que serions-nous en temps ‘réel’? » (Ibid., p. 157-158). 37 38

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quelques traces de l’humain. De ce mélange de l’humain et de son antidote l’inhumain est né le subhumain. La disparition de l’homme du monde réel fait qu’il continue d’exister sous une nouvelle forme, le subhumain : « Ce qui est en jeu, c’est la distinction entre l’humain et l’inhumain, c’est le transfert machinal de l’un dans l’autre, c’est l’éradication de l’ironie, c’est aussi l’élimination de ce jeu avec l’échange impossible qui peut déboucher sur un signe pur, tels l’art ou le phantasme, et radicalement inutile. C’est l’émergence d’une nouvelle espèce subumaine40. » L’ironie est représentée par l’opposition ponctuelle entre l’humain et l’inhumain. Elle s’efface pour laisser place à leur synthèse qui n’est autre que le subhumain. Le subhumain est donc le mélange de l’humain et de l’inhumain : de l’humain qui a disparu du monde réel et de l’inhumain qui vit dans notre monde virtuel. Il est le résultat du jeu de l’antagonisme qui existe entre ces deux opposés complémentaires. D’ailleurs, la pensée de Baudrillard a comme assise l’équilibre des opposés, le jeu de l’antagonisme, la séduction des contraires41. L’humain disparaît du monde réel pour laisser son simulacre : le subhumain. « Dans le monde de la communication, l’indifférent extrême est une ‘micro-particule’. L’humain s’évapore et devient un résidu42. » Le subhumain porte donc en lui des restes de l’humain avec les caractéristiques de son opposé, l’inhumain. 1.2. La disparition du sujet Cet humain qui disparaît laisse sa place au subhumain. Est-il le sujet ou autrui ? Ne serait-il pas représenté par les deux à la fois ? Qu’il soit sujet ou objet, l’humain disparaît de ce monde : « Telle est l’image d’une subjectivité de fin du monde, d’où le sujet en tant que tel a disparu, n’étant plus aux prises avec quoi que ce soit. Le sujet est victime de cette péripétie fatale, auquel rien dans un sens, ne s’oppose plus, ni l’objet, ni le réel, ni l’Autre43. » Le sujet libre du monde réel est remplacé par un sujet illusoire, sans âme, sans substance et sans conscience. Le sujet libre devient l’objet Ibid., p. 123. Baudrillard s’inspire de Hegel qui fut le premier philosophe contemporain à penser que les contradictions sont la dynamique et le moteur du monde et de l’Histoire. 42 A. Gauthier, op. cit., p. 54. 43 PTN, p. 25-26. 40

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d’expérimentation de l’espèce humaine : « La disparition du sujet est imputable à l’auto-domestication de l’espèce humaine sous forme expérimentale44. » L’homme, au lieu d’être le sujet des sciences, est devenu un objet de science45. Ce changement est dû à la société de consommation qui aliène l’homme et le transforme en un producteur social abstrait. État de bouleversement où l’homme est vu et conçu comme étant une valeur d’échange, un objet symbolique et non plus un être humain. L’identité subjective est donc absente du monde réel : « Le sujet n’a pas d’identité, seule la machine est ‘exactement ce qu’elle est’. Il n’a pas non plus plusieurs destins, comme le virtuel voudrait suggérer46. » Tout comme l’humain qui laisse comme trace le subhumain, le sujet ne disparaît pas complètement : « Et en effet, le sujet se perd- le sujet comme une instance de volonté, de liberté, de représentation, le sujet du pouvoir, du savoir, de l’histoire, celuilà disparaît, en laissant derrière lui son spectre, son double narcissique. »47 Ce sujet double à lui-même est devenu le simulacre du sujet ou de l’homme réel48. Tout comme l’humain, le sujet qui est une première forme de l’humain, est aussi remplacé par son simulacre. La personne n’existe plus dans la société de consommation puisqu’elle est remplacée par le modèle et la personnalisation qui abolit le sujet et remplace l’individu. Elle est semblable aux objets et ne possède plus de singularité et d’originalité : « Autant dire que l’individu ‘s’abolit’ dans ce jeu de différenciation, de course au temps, d’aspiration au standing. L’individu se trouve capté par la vitrine démesurée de la consommation exhibant mille atouts qui fait de lui un élément de personnalisation et non un sujet49. » La consommation transforme le sujet ou la personne en un outil commun. La personne n’a donc plus de valeur et elle perd tout ce qui fait d’elle un être humain. Cette idée est propre à la pensée humaniste de Luc Ferry et d’Alain Renaut qui voient que l’humanisme postmoderne est dépourvu de A. Gauthier, op. cit., p. 55. « L’homme n’est devenu un objet de science que depuis que les automobiles sont devenues plus difficiles à vendre qu’à fabriquer. » (SDC, p. 98). 46 A. Gauthier, op. cit., p. 153. 47 PTN, p. 25. 48 « De façon radicale, il faut concevoir la dualité ambivalente, antagonique, comme s’appliquant à toute chose, y compris au sujet censé être individuel. ‘Le sujet est hanté par son double’. » (BPS, p. 101). 49 A. Gauthier, op. cit., p. 49-50. 44 45

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rationalité et de subjectivité. Ferry pense que l’homme « doit explorer sa nature par la raison50. » Mais cette perte de la personne est-elle uniquement destructrice ? « La personne en valeur absolue, avec ses traits irréductibles et son poids spécifique, telle que toute la tradition occidentale l’a forgée comme mythe organisateur du Sujet, avec ses passions, sa volonté, son caractère ou … sa banalité, cette personne est absente, morte, balayée de notre univers fonctionnel. Et c’est cette personne absente, cette instance perdue qui va se ‘personnaliser’. C’est cet être perdu qui va se reconstituer in abstracto, par la force des signes, dans l’éventail démultiplié des différences, dans la Mercedes, dans la ‘petite note claire’, dans mille autre signes agrégés, constellés pour recréer une individualité de synthèse51. » En tant qu’être humain qui possède des passions, une pensée, une imagination, des désirs et des sentiments, la personne disparaît. Elle est reconstruite et se transforme en une personne personnalisée, c’est-à-dire qui suit un modèle précis, qui découle d’un moule donné. Ce modèle est imposé par la société de consommation qui fabrique des êtres similaires. La personne est donc elle aussi une deuxième forme de l’humain qui passe par le même parcours de l’humain au subhumain. Elle se métamorphose en personne personnalisée. 1.3. La disparition de l’altérité Quant à l’altérité, il convient de savoir si elle aussi est détruite. À cet égard, il faut se rappeler que pour Baudrillard, l’homme est victime d’un virus destructeur qui le détruit et qui va à la destruction de tout autre différent : « En éliminant l’autre sous toutes formes (maladie, mort, négativité, violence, étrangeté) sans compter les différences de race et de langue, en éliminant toutes les singularités pour faire rayonner une positivité totale, nous sommes en train de nous éliminer nous-mêmes52. » Le fanatisme et le refus de l’autre différent est le propre de nos sociétés. L’ethnocentrisme mène à la glorification de soi et de sa propre culture. Mais cela aboutit à la destruction de soi puisqu’on ne peut exister sans l’autre. On ne peut vivre seul. Qu’il soit par égoïsme ou par amour pour autrui, « l’homme est un animal social ». L’autre être humain http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/luc-ferry-ou-larecherche-d-un-54184. 51 SDC, p. 125. 52 CP, p. 161. 50

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détruit est tout ce qui est différent, étrange, absent, énigmatique ou antagoniste. Pour entrer dans le jeu de la disparition, l’autre est ainsi purifié et transmuté, il est « l’équivalent d’une purification ethnique qui toucherait non seulement des populations singulières, mais s’acharnerait sur toutes les formes d’altérité. Celle de la mort – qu’on conjure par l’acharnement thérapeutique. Celle du visage et du corps, qu’on traque par la chirurgie esthétique53. » L’humain représenté par l’autre est aussi détruit par la modernité. On entre ainsi dans l’ère de la production de l’autre et donc de la disparition de tout ce qu’il porte en lui d’humain. Dans un premier temps, l’autre est transformé en inhumain. Dans un second temps, il est transformé en son autre parfait. Ce dernier est le mélange de l’humain et de l’inhumain : c’est le subhumain. L’humain dans toutes ses dimensions, métaphysiques, psychiques, économiques ou sociales et aussi sous toutes ses formes (sujet, personne et autrui) est sa propre victime. Il veut disparaître du monde réel pour vivre dans un monde virtuel et « parfait » qu’il a lui-même créé. Pour cela, il s’est transformé, dans un premier temps, en son opposé l’inhumain. Ensuite, ne pouvant accomplir « un crime parfait » en s’anéantissant complètement et en ne laissant les traces de son existence passée et réelle, il aboutit au subhumain. Dégénérescence qui n’est autre que la synthèse de l’humain et de l’inhumain, figure de l’homme postmoderne de notre société actuelle. 2. L’art en coma dépassé 2.1. Le statut ambigu de l’illusion L’art est l’expression des sentiments et la perception que se fait l’artiste du monde. C’est une représentation du réel, du monde qui nous entoure. Baudrillard le définit comme suit : « L’art, c’est une forme. Une forme, c’est quelque chose qui n’a pas exactement d’histoire. Mais un destin. Il y a eu un destin de l’art. Aujourd’hui, l’art est tombé dans la valeur, et malheureusement à un moment où les valeurs en ont pris un coup. Valeurs : c’est de la valeur esthétique, de la valeur marchande… c’est de la valeur, ça se négocie, ça se marchande, ça s’échange. Les formes, en tant que telles, ne s’échangent pas contre quelque chose d’autre, elles

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CP, p. 157.

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s’échangent entre elles, et l’illusion esthétique est à ce prix54. » L’art a donc perdu sa forme ou son destin, c’est-à-dire sa singularité, sa subjectivité pour se transformer en valeur ou en un objet commun qui peut se substituer à n’importe quel autre objet non artistique. Pourquoi l’art n’est plus l’art ? Quelle est donc cette illusion esthétique qui le remplace? L’art est-il dépassé ? La communication présente dans nos sociétés fait que l’esthétique ne se réfère plus ni au Beau ni au Laid : « L’esthétique n’est donc plus une valeur de style ou de contenu, elle ne se réfère plus qu’à la communication et à l’échange / signe55. » L’art a perdu sa valeur esthétique essentielle pour n’être que le miroir neutre de ce monde. Il en représente l’ambigüité et la duplicité56. Il n’y a plus aucune raison de donner à l’art une place à part dans nos sociétés puisqu’il en est absent57. L’art est devenu un objet de production comme n’importe quelle autre affaire commerciale : « Et tout ce qui n’était pas de l’art l’est devenu. Roland Barthes disait qu’en Amérique le sexe était partout sauf dans le sexe. Aujourd’hui, l’art est partout, même dans l’art58. » Quel est donc cet art moderne ? Quelle serait sa place dans notre monde? A-t-il toujours une fonction ? Que représente-t-il donc ? N’a-t-il pas lui aussi disparu ? La société de consommation, suite aux progrès technologiques, a dépourvu le monde de tout ce qui est unique. L’art lui-même n’est plus unique puisqu’il est représenté en série : « L’œuvre d’art échappe à la solitude où on l’a pendant des siècles confinée, comme objet unique et moment privilégié59. » Ni l’œuvre ni l’artiste ni son produit ne sont plus rares : « L’art – spéculation, fondé sur la rareté du produit : terminé60. » L’art n’est plus unique. Il n’existe plus une œuvre d’art mais des copies semblables qui se répètent. Il devient inutile et innombrable : « Avec le ‘Multiple Illimité’, l’art pénètre dans J. Baudrillard, Le complot de l’art, illusion et désillusion esthétique, Paris, Sens et Tonka, 1996, p. 121 (CA). 55 CA, p. 28. 56 « Cela dit, l’art moderne n’en est pas moins actuel, mais son actualité n’est ni directe ni critique : s’il décrit pleinement ce que nous sommes, c’est dans son ambigüité même. » (PCE, p. 234). 57 « L’art a perdu l’essentiel de sa singularité et de son caractère imprévisible. Il n’y a plus de place pour les accidents et les surprises. » (Krauss Chris, Video Green: Los Angeles art and the triumph of nothingness, New York Semiotexte, New York, 2004, p. 17). 58 CA, p. 15. 59 SDC, p. 158. 60 SDC, p. 159. 54

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l’époque industrielle61. » L’Âge industriel a tué l’art, il l’a dénué de sa spécificité, du Beau qu’il représente, de l’Un qu’il symbolise. Il devient semblable à n’importe quel objet fabriqué en série machinalement. Il n’est donc plus imprévisible ni singulier puisqu’il « ne peut sans doute y avoir que des singularités transesthétiques, des choses qui surgissent d’une altérité et qui sont donc imprévisibles62. » L’art n’est plus imprévisible car il a perdu sa singularité. C’est la consommation artistique qui remplace l’art, la masse est aliénée à l’esthétique, elle adhère aux valeurs qu’on lui inflige : « Mais la consommation artistique des masses n’implique pas qu’elles adhèrent aux valeurs qu’on leur enseigne. Grosso modo, cette masse n’a plus rien à opposer. On assiste à une forme d’alignement, de mobilisation culturelle générale63. » La masse est passivement impliquée dans l’art. Elle est « obligée » d’avoir le goût imposé par la société, sinon, elle est exclue du jeu de l’esthétique. Et cet art culpabilise les personnes qui ne le comprennent pas et qui n’entrent pas dans son jeu : « L’art contemporain joue de cette incertitude, de l’impossibilité d’un jugement de valeur esthétique fondé, et spécule sur la culpabilité de ceux qui n’y comprennent rien, ou qui n’ont pas compris qu’il n’y avait rien à comprendre64. » Les personnes sont obligées d’avoir les mêmes penchants esthétiques. Elles doivent posséder un jugement esthétique similaire sinon elles seraient incultes ou coupables de ne pas suivre le troupeau artistique. L’art est-il désormais réduit à ce sentiment de culpabilité qu’il inculque chez les personnes ? Ne possède-t-il plus de valeur esthétique ? L’art a disparu : « L’art lui-même n’existe, à l’époque moderne, que sur la base de sa disparition – non seulement l’art de faire disparaître le réel au profit d’une autre scène, mais celui de s’abolir lui-même au fil de son exercice (Hegel). C’est en cela qu’il faisait événement, qu’il était un enjeu capital – je dis bien « était », car aujourd’hui l’art, tout en ayant disparu ne sait pas qu’il a disparu, et ça c’est le pire, il poursuit sa trajectoire en coma dépassé65. » Baudrillard s’inspire de la conception hégélienne de l’esthétique qui stipule que « l’art creuse un abîme entre l’apparence et l’illusion de ce monde mauvais et SDC, p. 159. CA, p. 159. 63 CA, p. 130. 64 CA, p. 93. 65 PTN, p. 21-22. 61 62

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périssable, d’une part, et le contenu vrai des événements et phénomènes d’une réalité plus haute née de l’esprit. C’est ainsi encore une fois, que loin d’être, par rapport à la réalité courante, de simples apparences et illusions, les manifestations de l’art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie66. » Selon Hegel, la fonction est donc de discerner le réel de l’illusion. Mais, selon Baudrillard, l’art ne possède plus cette fonction, vu qu’il n’y a plus de réel. Comme il ne peut plus représenter l’illusion par rapport au réel disparu, il disparaît en lui-même et il n’a plus de valeur. La valeur esthétique que possède l’art s’est transformée en une nullité : « Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire : c’est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul : « Je suis nul ! Je suis nul ! » - et c’est vraiment nul. Toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu’on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu’on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels67. » L’art devient donc porteur de non-sens, miroir de la nullité, et d’une nullité double puisqu’il représente un monde nul et il est lui-même nul. L’art vise la nullité alors que le monde est dans la nullité et le non-sens. « Toute la banalité du monde passe dans l’esthétique et, inversement, toute l’esthétique devient banale : entre ces deux champs de la banalité et de l’esthétique, s’opère une communication qui met véritablement fin à l’esthétique au sens traditionnel du terme ». 68 L’art est traversé par l’idée, les signes vides ; il a donc disparu pour devenir le « métalangage de la banalité »69. L’homme ne doit plus être dupe de la continuité de l’art et de son histoire. L’art est dépassé. Mais cet art disparu ne laisse-t-il pas de traces ? L’art disparaît en laissant les traces de sa disparition dans la répétition et le modèle répété : « On a l’impression qu’une partie de l’art actuel concourt à un travail de dissuasion, à un travail de deuil de l’image et de l’imaginaire, à un travail de deuil esthétique, la plupart du temps raté, ce qui entraîne une mélancolie générale de la sphère artistique, dont il semble qu’elle se survive dans le recyclage de son histoire et de ses vestiges F. Hegel, Introduction à l’esthétique, textes choisis, Paris, PUF, 1998, p. 11. CA, p. 87. 68 CA, p. 147. 69 CA, p. 47. 66 67

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(mais ni l’art ni l’esthétique ne sont les seuls voués à ce destin mélancolique de vivre non pas au-dessus de ses moyens, mais audelà de ses propres fins)70. » L’art ne va nulle part, il fait du sur place, il n’avance plus, il est un mort vivant.71 L’art a disparu du réel, il est en coma dépassé, et c’est là son secret. Il est un disparu vivant. C’est pourquoi, il n’a pas totalement disparu : « Il faut que chaque image ôte à la réalité du monde, il faut que dans chaque image quelque chose disparaisse, mais il ne faut pas céder à la tentation de l’anéantissement de l’entropie définitive, il faut que la disparition reste vivante – ça, c’est le secret de l’art et de la séduction72. » L’art disparu n’est pas absent. Il est toujours présent car il a disparu. La disparition de l’art est une mutation et non un anéantissement. Quel est donc cet art moderne qui n’existe qu’en disparaissant ? L’art moderne se révolte contre l’utilitarisme, le matérialisme, et toute forme de réalisme. L’art contemporain s’exprime comme un anti-art et renforce son caractère esthétique d’anti-art en transgressant toute formulation artistique. L’art contemporain s’immerge dans la réalité au lieu d’être l’agent du meurtre symbolique de cette même réalité, au lieu d’être l’opérateur magique de sa disparition. Il est trop superficiel pour être nul, il n’existe que par sa disparition et il fait disparaître la réalité tout en se cachant en elle. Cet art disparaît car il y en a trop et non pas parce qu’il n’y en a plus. C’est le surplus de l’art qui tue l’art : « Je ne voudrais pas qu’on me fasse dire que l’art, c’est fini, mort. Ce n’est pas vrai. Ça ne meurt pas parce qu’il n’y en a plus, ça meurt parce qu’il y en a trop. C’est l’excès de réalité qui me désespère, et l’excès d’art lorsqu’il s’impose comme réalité73. » Et c’est l’objet d’art qui en est le responsable, le sujet ou l’homme ne fait que subir l’attraction étrange, voire magique de l’objet. C’est pour cela que Baudrillard utilise l’expression complot de l’art. Le responsable de cette disparition est méconnu, et tout le monde en est responsable et victime à la fois : « Quand je parle de ‘complot de l’art’, j’emploie CA, p. 35. « Désormais, il flotte dans une sorte d’euphorie fade et délétère, traversée de douloureux éclairs de lucidité, somnambule en son sommeil, pas tout à fait mort mais guère vivant, à tout jamais florissant. » (CA, p. 56). 72 CA, p. 50-51. 73 CA, p. 123. 70 71

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une métaphore comme lorsque je parle du ‘crime parfait’. On ne peut davantage désigner les instigateurs du complot qu’on ne peut repérer les victimes. Car le complot n’a pas d’auteur et tout le monde est à la fois victime et complice74. » Les responsables de la disparition de l’art ne sont pas conscients de leur acte. Qu’ils soient artistes ou amateurs, c’est eux qui tuent l’art. Ils préfèrent l’art actuel, celui de la répétition, au vrai art, celui de la singularité. Ces responsables sont donc emportés par cette disparition, sans savoir qu’ils en sont les vrais responsables et aussi les victimes. Cet art est indifférent et ironique « qui se rit de lui-même et de sa propre disparition sous sa forme la plus artificielle : l’ironie. »75 Quant à l’artiste, il frôle le crime parfait76 puisqu’il ne réagit pas face à cette disparition : « L’artiste lui-même est toujours proche du crime parfait, qui est de ne rien dire. Mais il s’en détache, et son œuvre est la trace de cette imperfection criminelle. » 77 Heureusement que ce crime est imparfait et que l’art laisse une empreinte de lui. 2.2. La transesthétique L’art en coma dépassé ou l’esthétique de notre monde est celle de cet objet fétiche ou celui de la fétichisation. Ces objets fétiches, « ces objets banals, ces objets techniques, ces objets virtuels, ce seraient donc eux les nouveaux objets d’au-delà de l’esthétique, transesthétiques, ces objets-fétiches, sans signification, sans illusion, sans aura, sans valeur et qui seraient le miroir de notre désillusion radicale du monde78. » La transesthétique est l’art qui dépasse l’art, c’est l’art qui a perdu son désir de l’illusion, son désir de représenter un objet unique et cela au profit d’une élévation de tout objet banal, de toutes les choses qui n’ont rien de Beau et d’inédit. La transesthétique cache le fait que la société est devenue transesthetitsée c’est-à-dire une vitrine ou une façade qui cache la société réelle. Le monde entier devenu un fétiche transesthétique devient un ready-made79, une répétition de modèles, de séries,

CA, p. 127. CA, p. 84. 76 Le crime parfait est le crime qui ne laisse aucune trace. Il est différent du crime commis contre l’art car ce dernier laisse des traces de l’art. 77 CP, p. 15. 78 CA, p. 61. 79 Le ready-made est l’art moderne qui n’est guère unique et singulier. 74 75

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d’objets80. L’art n’est plus subjectif, il est corrompu par l’objectivité de la science qui dirige la société moderne. L’esprit scientifique est objectif, éloigné de toute subjectivité et de toute affectivité. Cet esprit a corrompu l’art en le transformant en un objet. La transesthétique ou l’anti-art représenté par l’art contemporain connu aussi sous le nom du pop art est un art qui ne contient pas de réel : « De même qu’il n’y a pas d’ordre de réalité dans le pop art, mais des niveaux de signification, il n’y a pas d’espace réel – le seul espace est celui de la toile, celui de la juxtaposition des différents éléments-signes et de leur relation81. » Le pop art crée aussi un monde qui n’est même plus illusoire 82 puisqu’il n’est qu’une répétition insensée de plusieurs objets : « Le règne de l’art est celui d’une gestion conventionnelle de l’illusion, d’une convention qui circonscrit les effets délirants de l’illusion, qui conjure l’illusion comme phénomène extrême. L’esthétique restitue une maîtrise du sujet sur l’ordre du monde, une forme de sublimation de l’illusion totale du monde, qui sinon nous anéantirait83. » L’art est la perception du monde réel. Il crée alors un monde illusoire. L’illusion est donc utile dans l’art. Mais lorsque le monde réel disparaît, quelle serait la fonction de l’art ? Pourquoi donc la création artistique change-t-elle de rôle ? Au lieu de créer un monde illusoire, pourquoi le détruit-elle ? L’art84 perd de sa puissance d’illusion en voulant être parfait : « Nous allons de plus en plus vers la haute définition, c’est-à-dire vers la perfection inutile de l’image. Qui du coup n’est plus une image, à force de se produire en temps réel. Plus on approche de la définition absolue, de la perfection réaliste de l’image, plus se perd sa puissance d’illusion85. » Au lieu d’être l’illusion de ce monde, l’art en devient « L’art n’est alors plus qu’une opération presque magique : l’objet dans sa banalité est transféré dans une esthétique qui fait du monde entier un readymade. » (CA, p. 147). 81 SDC, p. 183. 82 L’illusion possède deux sens. Le premier est relié à l’art et désigne le monde que l’art doit représenter. Le second est le monde différent du monde réel. C’est le premier sens qui est l’objet d’étude de cette partie, le second sera analysé ultérieurement. 83 CP, p. 119. 84 « C’est à l’aune de ce glorieux passé, qu’on peut à juste titre qualifier de révolution, que Baudrillard assassine ce qu’il a sous les yeux en parlant de ‘désillusion esthétique. » (L. Leonelli, La Séduction Baudrillard, éd. de l'École Nationale des Beaux-Arts, France, 2007, p. 81). 85 CA, p. 39-40. 80

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l’illusion exagérée, exacerbée, un miroir hyperbolique qui tue la vraie illusion que devrait représenter l’art : « Pornographie de l’image à trois ou quatre dimensions, de la musique à trois ou quarante-huit pistes et plus – c’est toujours en ajoutant au réel, en ajoutant le réel au réel en vue d’une illusion parfaite (celle de la ressemblance, celle du stéréotype réaliste) qu’on tue l’illusion en profondeur86. » L’art est ainsi le témoin de l’illusion dans laquelle nous vivons, l’expression de l’hyperréalité, du monde de la simulation dans laquelle nous sommes ; et il masque correctement le réel pour nous faire vivre dans un monde virtuel. Il a comme fonction de créer un monde parfait dans lequel l’homme pourrait vivre heureux, tout comme Disneyland : « Ce qui se passe, c’est plutôt que l’art s’est substitué à la vie sous cette forme d’esthétique généralisée qui donne finalement une ‘disneyfication’ du monde : une forme de Disney, capable de tout racheter pour le transformer en Disneyland, se substitue au monde87. » L’art classique laisse sa place à l’art actuel. Ce dernier n’exprime plus les sentiments et la perception qu’a l’artiste du monde réel, mais il peint un monde parfait qui se détache du réel. L’art moderne donc survit par sa destruction. Il cherche sa rédemption dans ses détruits, il est omniprésent de par sa disparition puisque « la fin du principe esthétique a marqué non sa disparition mais sa diffusion dans tout le corps social. »88 Il contient une double pulsion antagoniste « une pulsion d’anéantissement, d’effacer toutes les traces du monde et de la réalité, et une résistance à cette pulsion. »89 L’art est partout, il est libre de « métastaser partout, dans l’économie, dans les media, dans la politique. »90 Il est partout et nulle part, il a disparu du monde réel, mais il est toujours présent dans notre monde hyperréel pour le représenter et le continuer. 3. Le langage : une dissémination de sens 3.1. Un langage univoque La communication est un échange entre deux personnes ou plusieurs. Échange qui doit être basé sur un feed-back ou une CA, p. 40. CA, p. 150. 88 CA, p. 15. 89 CA, p. 51. 90 CA, p. 15-16. 86 87

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réponse donnée par le récepteur du message. Mais dans notre monde moderne ravagé par les media, le message est reçu en masse par un public passif qui ne réagit pas aux déclarations publicitaires : « Le discours contemporain (médiatique, publicitaire) se fait l’avocat (l’apologiste) de lui-même, s’auto-référençant au fur et à mesure qu’il s’énonce : la publicité devient la parole qui se réalise de par sa profération même91. » La communication perd son sens, le dialogue entre les individus est absent et est substitué par une promiscuité sans distance : « Dans un tel monde, il y a pas une communication mais une contamination de type viral, tout passe de l’un à l’autre, de façon immédiate. Le mot promiscuité dit la même chose : c’est là immédiatement, sans distance, sans charme. Et sans véritable plaisir92. » Le langage n’a-t-il pas perdu sa valeur ? Quelle serait alors la fonction des mots et des signes ? Le langage n’est plus un échange entre les personnes. Il possède désormais une direction unique, des media vers la masse. Il porte un sens qui est reçu communément par les personnes personnalisées. « Car les mots sont porteurs, générateurs d’idées, plus encore peut-être, que l’inverse… C’est ainsi qu’ils sont passeurs d’idées93. » Les mots sont porteurs de plusieurs sens, ils permettent à l’objet d’être libre et de ne pas être cristallisé par un seul mot. Ce dernier se transforme en portant de nouvelles idées, en changeant sans cesse la fonction de l’objet qui ne peut jamais être saisi par la pensée humaine. Baudrillard est contre le fait de chosifier et de nommer les objets par un mot qui les cantonne : « On croit avancer à coups d’idées – c’est sans doute le phantasme de tout théoricien, de tout philosophe – mais ce sont les mots eux-mêmes qui génèrent ou régénèrent les idées94. » Les mots font que l’idée soit plus et autre chose que ce qu’elle est, qu’elle change inlassablement. Mais les mots n’ont pas une valeur péjorative : « Je ne crois pas du tout à la valeur subversive des mots. En revanche, j’ai un espoir indestructible dans cette opération irréversible de la forme. Les idées ou les concepts sont tous réversibles95. » Le mot possède plusieurs sens. Il n’est pas cantonné en un seul comme le veulent les media actuels. La pluralité de sens que possède un mot A. Gauthier, op. cit, p. 197. MDP, p. 35. 93 MDP, p. 9. 94 MDP, p. 10. 95 MDP, p. 23. 91 92

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ôte-t-elle au langage son sens ? Quelle est la langue d’échange mondiale de la société du XXe siècle ? Les langues ont disparu pour être remplacées par le langage virtuel de l’Internet et des moyens de communication actuels qui ont donné naissance à une pluralité de langues : « Car la dispersion des langues n’est pas un désastre que du point de vue du sens et de la communication. Du point de vue du langage lui-même, de la richesse et de la singularité du langage, c’est une bénédiction du ciel96. » Mais cette diversité linguistique tue l’altérité des langues car la langue universelle est omniprésente : « Avec les langages virtuels, nous sommes en train d’inventer l’anti-Babel, la langue universelle, la véritable Babylone, où toutes les langues sont confondues et prostituées les unes aux autres. Véritable proxénétisme de la communication, qui s’oppose à l’illusion magique de l’altérité97. » Le langage est désormais univoque et il présente un même sens adressé à tout citoyen du monde, il ne connote plus le réel mais ce que les media veulent que le réel soit. Ce langage saisi et compris, ne perd-t-il pas toute sa valeur ? Un objet connu reste-il un véritable objet ? Ne perd-t-il pas son mystère et son sens ? L’altérité connue, révélée et comprise est-elle toujours autre ? Le langage est un échange symbolique entre les mots et les idées. C’est lui qui nous pense et nous pensons à travers lui. Gadamer croit en la précédence absolue du langage comme tradition. Il entend saisir le langage dans la vérité de son être. Ainsi ne le réduit-il pas à un simple instrument de travail qui a comme unique fonction la description d’un objet98. 3.2. La double fonction du langage Selon Baudrillard, le langage n’a plus une forme unique et singulière puisqu’il devient un échange contre lui-même et non pas contre un objet spécifique. Il perd son sens et possède alors

CP, p. 133. CP, p. 134. 98 « Le langage a une dimension ontologique. Il est le lieu par excellence où l'Être se manifeste mieux, le lieu où l'Être se rend présent. C'est la conception grecque du Logos. Le langage est le médiateur par excellence de notre expérience au monde. Le dasein comme être-jeté-dans-le-monde grandit au sein du langage. Le langage nous a précédés. Il nous constitue et c'est à partir de lui que toute compréhension est possible. C'est grâce au langage que l'entente de la société est possible. » (H. Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Broché, 1996, p. 11). 96 97

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plusieurs nouveaux sens à déterminer99. Il a perdu sa fonction de tout dire : « Le langage est fait pour qu’on ne puisse pas tout dire en même temps. Le computer, le logiciel total, par contre, c’est la possibilité de tout dire en même temps, de faire simultanément toutes les opérations100. » La réelle fonction du langage est d’être mystérieux, de ne pas dévoiler la totalité du sens d’un objet. Cela s’oppose à la fonction actuelle du langage qui devient connu, commun et similaire à toutes les personnes via le langage mondial qui est un langage théorique éloigné du langage conceptuel. La forme du mot ou le langage théorique ne donne aucune signification objective de l’objet. Le langage doit être libre car « il ne faut pas fatiguer le langage, il ne faut pas le forcer à dire ce qu’il n’a pas envie de dire. Même si l’on a sa propre idée, il faut éviter que le langage souffre »101. Le langage a-t-il donc un sens ? D’ailleurs doit-il avoir un sens ? Le sens ne lui arrache-t-il pas sa quiddité ? Le mot doit posséder plusieurs sens. Il doit en avoir un, puis un autre différent, et ce, d’une façon perpétuelle. « Rien ne fonctionne plus dans une relation équivalente ou dialectique, mais, par une sorte de montée en puissance, le langage devient une stratégie fatale. Non plus un instrument de production de sens, mais d’apparition et de disparition, qui impose ses propres surprises, ses événements, ses catastrophes102. » Le sens d’un mot apparaît puis disparaît pour laisser sa place à un autre sens que pourrait posséder ce même mot. L’apparition et la disparition sont un des principes antagonistes sur lesquels est basée la pensée de Baudrillard103. L’objet pense le sujet, le langage pense l’homme, l’homme n’est pas le maître de ces mots et de ce monde104. En cela se dévoile un autre aspect de la disparition de l’humain. Mais le langage possède encore sa fonction de dévoiler le sens des objets. « Ce rapport avec le langage comme forme, comme séduction, ce punctum, comme aurait dit Barthes, devient de plus en plus difficile à trouver. » (CA, p. 140). 100 ED, p. 132. 101 ED, p. 19. 102 ED, p. 19. 103 « De là toutes ces formules sont inversées : c’est l’objet qui nous pense, c’est le langage qui nous pense, c’est le monde qui nous pense – formules qui sont celles de la dualité et de la réversibilité. » (ED, p. 22). 104 Heidegger interprète le retrait de l’être dans le langage sous la double forme du voilement et du dévoilement: « La parole trouve à être parlée depuis l’imparlé (Im Gesprochenen des Ungesprochenen). » (Heidegger, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 237). 99

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Il ne l’a pas perdue, mais il possède aussi une autre opposée : « Quoique le langage pourrait avoir aussi bien la puissance de nommer que celle de dénommer105. » Comment le langage peut-il assurer cette double fonction antagoniste ? Comment peut-il ne rien dire et tout dire ? Le langage travaille en s’éclipsant puisqu’il « serait dans la retraite, dans ce qu’il laisse en se retirant, comme cette belle phrase de Hölderlin : ‘Dieu créa le monde en se retirant’106. » Il possède une puissance supérieure à l’homme puisqu’il ne peut être saisi par lui, il est extrahumain : « Je vois bien comment le langage est extrahumain même s’il prend ponctuellement une forme humaine. L’homme serait ainsi une forme creuse à travers laquelle soufflerait le langage lui-même et toute la tâche consisterait donc à moduler ce vide pour donner forme à ce son107. » Comment connaître le réel s’il n’existe pas de mots pour le montrer ? Aurait-il disparu faute de mots pour l’exprimer ? La fonction du langage est de décrire le réel. Mais aussi, le mot qui possède plusieurs sens, n’est plus fidèle au réel car il est incapable de l’exprimer. D’où la double fonction antagoniste du langage : « La réalité existe de par le langage, puis, tout doucement, à l’ombre du langage, elle cesse d’exister108. » Le langage serait-il responsable de la disparition du réel ? « Quand le langage advient, ce qu’il nomme a déjà disparu109. » Il est le miroir de la disparition puisque « le langage luimême pourrait, outre une forme primordiale du monde, n’être que le miroir de ce qui a disparu110. » Le langage a une double fonction : il peut soit donner un seul sens à l’objet, soit lui donner une multitude de sens incertain. Sa première fonction le fait disparaître, car elle lui ôte sa vraie fonction qui n’est autre que la deuxième, celle de ne pas posséder un sens unique. Le langage, en nommant l’objet, le fait disparaître ; en voulant dévoiler le réel, il le fait disparaître. Il nomme donc l’objet mais en le nommant il le fait disparaître. C’est la double fonction antagoniste qu’il possède. Le mot a perdu donc le sens infligé par l’homme pour en avoir plusieurs autres exigés par l’objet. Il n’a ED, p. 126. ED, p. 23. 107 ED, p. 122. 108 ED, p. 126. 109 ED, p. 129. 110 ED, p. 130. 105 106

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plus donc un sens mais il en détient plusieurs. Cependant, une telle polysémie traduit dans le langage un malaise structurel qui affecte la réalité, car elle concourt à sa mutation. 4. Dieu est mort 4.1. Dieu : un principe métaphysique dénué de morale « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement - ne fût-ce que pour paraître dignes d'eux ?111 » Nietzsche pense que l’homme a tué Dieu pour prendre sa place. Son Dieu représente la morale chrétienne qui n’est plus respectée par les hommes. L’homme invente sa propre morale en se détachant de la morale chrétienne qui le rabaisse et rend sa vie difficile voire invivable. La mort de Dieu aboutit au nihilisme. Ce dernier se dévoile dans la perte de sens et des valeurs. Et aussi par l’absence d’un ordre divin et par la présence d’un amoralisme voire d’un immoralisme. Cette mort pousse les hommes à être anxieux puisqu’ils vivent en une instabilité morale. Ils se sentent insécurisés puisque leur vie n’a plus d’assise morale. Selon Nietzsche, le christianisme et tout système philosophique idéaliste mènent au nihilisme. Dieu est mort et c’est l’homme qui l’a tué pour se retrouver seul, dans le néant. Dans la pensée de Baudrillard, Dieu est aussi mort. Il conçoit le monde comme un monde artificiel dans lequel Dieu n’existe plus. Dieu laisse sa place au hasard dans notre monde régi par le jeu112. Dieu nous accorde le hasard : « Il n’est pas étonnant que ce Dieu soit mort, laissant derrière lui un monde parfaitement libre et aléatoire, et à une divinité aveugle nommée Hasard le soin de régler les choses113. » Le hasard et la fortune se jouent de nous. Dieu ne reconnaît plus les siens. Il est un principe métaphysique F. Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Garnier Flammarion, 1989, p. 125. Le jeu dans la pensée de Baudrillard signifie la dialectique des opposés, la séduction des antagonismes. 113 SF, p. 166.

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puisqu’il est le Créateur des hommes. Il les a jetés entre les mains du hasard puis il a disparu. La cause de la mort de Dieu est son omniprésence. Il est partout et nulle part. Il n’existe donc plus dans ce monde. Il est mort : « Quand on parle tant du pouvoir, c’est qu’il n’est plus nulle part. Ainsi de Dieu : la place où il était partout a précédé de peu celle où il était mort114. » Son existence en tous lieux l’a mené à disparaître. C’est parce que Dieu se trouvait partout, d’une façon exagérée peut-être, qu’il est mort. Son omniprésence excessive l’a fait disparaître. La mort de Dieu est une mort métaphysique qui porte sur son existence dans notre monde actuel et qui ne supprime ni son existence antérieure ni la croyance en lui. La croyance est basée soit, sur la croyance rationnelle soit sur la foi naïve115. La première se base sur le doute, elle est propre aux philosophes et aux penseurs. La deuxième est propre au sens commun. Selon Baudrillard, tout homme est donc croyant, quel que soit le type de sa croyance. Baudrillard peint-il l’image du bon Dieu chrétien ? Son Dieu est une puissance métaphysique dénuée de morale. Ce Dieu est malin ou bienfaisant. Son image est loin d’être celle d’un Dieu qui prône le Bien et maudit le Mal. Il est le créateur de l’homme. Il l’a créé ex nihilo116 et il lui a donné l’intelligence117 et la liberté118. Dieu est représenté comme étant le Créateur, l’Intelligence Suprême, le Moteur Premier. Dans la tradition philosophique il représente la Raison. D’un point de vue ontologique, il est le principe unique et suprême de l’existence universelle. Aristote puis Saint Thomas d’Aquin le nomment le moteur premier119. Le Dieu J. Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1997, p. 83 (OF). « C’est quand on n’est plus sûr de l’existence de Dieu, ou quand on a perdu la foi naïve en une réalité qui allait de soi, qu’il devient de toute nécessité d’y croire. » J. Baudrillard, Le paroxyste indifférent, entretiens avec Philippe Petit, Paris, Grasset, 1997, p. 13 (PI). 116 « Car, paradoxalement, la seule assurance contre la mort est d’avoir créé ex nihilo, ce qui préserve les chances d’une résurrection tout aussi miraculeuse, alors que si vous êtes le fruit d’une évolution, vous ne pouvez que disparaître en fin de parcours. » (CP, p. 45). 117 « Tout notre passé est bien en train de glisser dans le simulacre fossile, mais c’est l’homme qui a hérité du malin génie de Dieu. » (CP, p. 43). 118 « Si Dieu a permis que l’homme puisse se poser la question de sa propre liberté, nous n’envisageons pas que des êtres que nous avons engendrés puissent se poser la même question. » (CP, p. 67). 119 « Si l'univers est compréhensible, alors tout a une cause, la cause a elle-même une cause et ainsi de suite. Si la suite est infinie, alors l'univers n'est pas 114 115

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de Baudrillard crée l’homme, le monde et l’Intelligence, puis il cède sa place au hasard et au jeu. Baudrillard se crée son propre Dieu. Il rompt avec la tradition grecque du Premier Moteur et il conçoit Dieu comme Hasard et Jeu : « Avec cette pensée du Jeu et de la Loterie, de la Singularité et de l’Arbitraire, prend fin l’obsession d’un Dieu rationaliste englobant dans sa vision tous les détails de l’univers en réglant tous les mouvements. Nous sommes libérés de cette obsession avec la Loterie et la turbulence aléatoire. Quel soulagement de savoir que d’innombrables processus ont lieu non seulement sans nous, mais sans Dieu, sans personne !120 » Le monde n’est plus dirigé par un Dieu rationnel et omniprésent. Il est livré donc au hasard. Le Dieu rationnel et traditionnel disparaît laissant sa place au Dieu du Jeu. C’est ce premier Dieu qui, selon Baudrillard, est mort. Ce Dieu mort est la seule réalité : « Dieu est seul réel, le monde n’est qu’un ensemble de manifestations ou d’émanations n’ayant ni réalité permanente, ni substance distincte121. » L’homme a détruit le seul Être réel qui est Dieu. La mort de Dieu est donc la conséquence d’un acte humain. Ce faisant, l’homme a aussi détruit le monde en voulant le remplacer par un autre monde hyperréel. Dieu n’existe plus dans le monde hyperréel. Pour Baudrillard, c’est ce Dieu rationnel et omniprésent qui est mort. Il est remplacé par un Dieu qui livre le monde au hasard, au jeu et qui n’est pas nécessairement rattaché au Bien : « Il y avait alors, entre Dieu et l’homme, une rivalité, une violence mimétique. Le grand jeu, quoi ! Jouer à Dieu ! Avec le monde pour enjeu122. » L’homme veut imiter son Créateur en voulant créer un autre monde, un monde qui n’est pas réel. Dieu a mis l’homme face au réel et lui a donné la capacité de le faire disparaître et de créer un autre monde123. Ce mimétisme est violent car l’homme chasse Dieu du monde. Il détruit aussi le réel. Dieu a disparu suite à ce jeu qui existe entre lui et l’homme : « Dieu lui-même qui a disparu, nous a laissé son jugement, qui plane encore sur nous comme le sourire compréhensible, dans le cas contraire, il existe une cause ultime qui n'est causée par rien et que l'on peut appeler Dieu. » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1902, p. 230). 120 CP, p. 137. 121 VTC, p. 782. 122 ED, p. 43. 123 « L’évanouissement de Dieu nous a laissés face à la réalité et à la perspective de transformer ce monde réel. » (PL, p.11).

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du fameux Chat du Cheshire dans Alice au pays des merveilles124. » Dieu laisse sa place au jugement interne, à la conscience morale de l’homme. Il le laisse libre dans ce monde. Pourquoi Dieu rit-il ? Le rire n’a-t-il pas une connotation diabolique ? Dieu est complice de cette disparition. Il pactise avec le principe du Mal : « Nous explorons les signes multiples du malheur pour faire la preuve de Dieu par le Mal, comme nous explorons la misère des autres pour faire la preuve, négative, de notre existence125. » Paradoxalement, l’existence de Dieu est prouvée par le Mal126. Le bon Dieu disparaît pour céder sa place à un Dieu antagoniste, un Dieu allié du Mal. C’est ce premier Dieu qui est mort : « Ainsi Dieu trompe-t-il sa propre présence au monde avec le principe – féminin – du Mal ! Il trahit l’intégralité, la complétude du monde pour une alliance (adultère) avec la dualité, qu’il prend pour maîtresse. (…) Eh bien, Dieu pactise avec tout cela, il complote contre sa propre présence et contre la reproduction de l’espèce en s’alliant contre nature à l’emblème du Mal127. » Dieu trahit l’achèvement de la perfection qu’il veut mettre dans le monde par son alliance avec le Mal. Cette union est le fruit de l’intelligence suprême de Dieu qui veut mener l’homme à la recherche de la perfection sans la lui offrir. 4.2. Dieu créateur du Mal Le Mal est souvent relié à la morale. Il s’oppose au Bien : « Dans la rigueur du terme, le Mal moral – le péché en langage religieux – désigne ce qui fait de l’action humaine un objet d’imputation, d’accusation et de blâme128 ». Ricœur le rattache à la morale. Il est synonyme de blâme, de remords et de lamentation. Mais le Mal possède aussi d’autres formes : « On peut prendre le Mal métaphysiquement, physiquement et moralement. Le Mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le Mal physique dans la souffrance, et le Mal moral dans le péché129 ». Leibniz distingue donc trois formes de Mal qui semblent englober le sens de ce terme. ED, p. 16. CP, p. 191. 126 Nous élaborerons cette idée ultérieurement. 127 PL, p. 133. 128 P. Ricœur, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Besançon, Labor et Fides, 1996, p. 15. 129 G. Leibniz, Œuvres philosophiques de Leibniz, Paris, Alcan, 2012, p. 11. 124 125

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Le principe du Mal est rattaché à la quiddité de Dieu dans la pensée de Baudrillard. Le Mal prouve l’existence de Dieu. Le Mal est basé sur le principe de l’antagonisme130. Il n’est pas relié à la négativité et à la mort. Il est une force qui fait fonctionner le monde : « Le principe du Mal est avant tout un principe de déliaison. Il ne vise pas à évaluer l’état actuel de la société mais à retenir le Mal comme puissance au cœur de toute société131. » Il n’est pas un principe moral. Il n’est pas tributaire du jugement moral et ne possède pas une connotation religieuse ou morale. Le Mal n’est pas représenté par des forces négatives et maléfiques ou par un diable, un démon ou un ange déchu. Le Mal est uniquement une force qui pousse la société à fonctionner. Il a une fonction vitale au sein de la société. Il introduit du désordre dans l’ordre idéal des choses : « On peut évoquer ici ce que disait Mandeville quand il affirmait qu’une société fonctionne à partir de ses vices, ou du moins à partir de ses déséquilibres. Non pas sur ses qualités positives, mais sur ses qualités négatives132. » Baudrillard remplace le terme « vice » utilisé par Mandeville par celui de « déséquilibre » pour montrer que le Mal n’est pas nécessairement péjoratif et immoral133. Il donne au Mal une fonction métaphysique dépourvue de morale. Le Mal a la capacité de modifier le cours des choses et d’introduire un principe antagoniste à une situation déterminée. C’est lui qui crée l’antagonisme, l’altérité, l’opposé et le différent. Il procure au monde un enchaînement logique que le Bien seul ne peut lui fournir134. De par son existence il impose l’existence de son antagoniste, le Bien : « Dire le Mal, c’est-à-dire cette situation fatale et paradoxale qu’est l’enchaînement réversible du Bien et du Mal135. » Le Bien et le Mal semblent être les deux forces qui donnent un équilibre à tout. Elles sont d’ordre métaphysique et « La stratégie de Dieu est telle qu’il maintient l’homme en suspens, hostile à son image, élevant le Mal à la puissance d’un principe et merveilleusement sensible à toute séduction qui le détourne de sa fin. » (SF, p. 80). 131 A. Gauthier, op. cit., p. 129. 132 MDP, p. 43. 133 « Quoi qu’il en soit, la dualité et le Mal ne se confondent pas avec la violence. » (PL, p. 137). 134 « Ainsi procède naturellement le monde, par enchaînement logique du Mal qui semble beaucoup plus capable d’en rendre compte que l’enchaînement inverse du Bien. » (CP, p. 45). 135 PL, p. 137. 130

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non pas moral. L’équilibre des contraires est présent dans la philosophie depuis les présocratiques. Démocrite fonde sa pensée sur l’équilibre qui existe entre les opposés comme le froid et le chaud, le vide et l’atome. Si le Mal n’est pas ce qui est mauvais, nuisible et négatif, où est donc passé ce Mal tel que la tradition philosophique l’a défini ? Baudrillard distingue le Mal du malheur. La Mal est un principe d’action, une réalité présente dans le monde alors que le malheur est un accident qui nuit à l’homme : « Tout vient de cette confusion entre Mal et malheur. Le Mal, c’est le monde tel qu’il est et tel qu’il a été, et on peut en avoir la considération lucide. Le malheur, c’est le monde tel qu’il n’aurait jamais dû être – mais au nom de quoi ? Au nom de Dieu, ou d’un idéal transcendant, d’un Bien qu’on serait bien en mal de définir136. » Le malheur est le Mal dans son sens traditionnel et moral tandis que le Mal est un principe vrai intrinsèque à l’homme et au monde. Il est une réalité objective fondamentale à la vie137. Il représente l’imperfection qui existe dans notre monde et en nous. Le malheur est négatif: « Car si le malheur est un accident et, à la limite, comme la maladie et la misère, un accident réparable – dans la perspective technique du bonheur intégral, même la mort n’est plus irréparable -, le Mal, lui, n’est pas un accident. Si le malheur est accidentel, le Mal, lui est fatal. C’est une puissance originelle et pas du tout une dysfonction, un résidu ou un simple obstacle sur le parcours du Bien138. » Le malheur est accidentel et pessimiste. C’est un événement imprévu, un risque qui pourrait intervenir à tout moment de notre vie et qui nous cause de la peine. Quant au Mal, il est lié à la nature de l’homme et du monde. C’est lui qui nous pense puisqu’il est impliqué automatiquement dans chacun de nos actes. Il introduit la mesure au sein de nos vies. Selon Baudrillard, Dieu a donc créé le Mal en nous créant. Il est ancré en nous. Il donne sens à notre vie en y introduisant l’équilibre et la stabilité. En somme, le Dieu du Bien est mort selon Baudrillard. Ce Dieu du Bien est remplacé par un dieu hyperréel qui est le Créateur de l’homme, du Bien et du Mal : « Mais devant la transparence simulée de toutes choses, devant le simulacre d’accomplissement PL, p. 122. « Si on supprimait le Mal en l’homme, dit Montaigne, on détruirait les conditions fondamentales de la vie. » (PL, p. 121). 138 PL, p. 117. 136 137

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matérialiste ou idéaliste du monde dans l’hyperréalité (Dieu n’est pas mort, il est devenu hyperréel), il n’y a plus de Dieu théorique et critique pour reconnaître les siens139. » L’homme qui vit dans un monde réel imparfait imite le travail divin de création. Il crée alors un monde illusoire duquel Dieu disparaît. Mais dans ce monde simulé, l’homme exagère par ses simulations. Il crée le monde hyperréel dans lequel nous vivons. Dieu existait dans le monde réel. L’homme le tue dans le monde illusoire. Dieu est hyperréel dans notre monde, il se trouve en excès dans toutes les religions. Il est représenté par le fanatisme religieux qui régit notre monde actuel. Il devient même source de violence. Le Dieu réel rattaché à la morale est donc mort laissant sa place au dieu hyperréel lié à une métaphysique dénuée de morale. Baudrillard élimine la dimension morale du concept métaphysique de Dieu. Il semble vouloir peindre Dieu comme principe métaphysique, créateur de l’homme, de l’intelligence et surtout du Mal. En accordant à l’homme l’intelligence, ce dieu permet alors à l’homme de le supprimer et de le remplacer par un dieu hyperréel et cela dans un moment similaire à la création d’un monde hyperréel. 5. La culture mondialisée 5.1. De la disparition des cultures à la naissance de la culture mondialisée Dans son sens sociologique, la culture est l’ensemble des points communs qui caractérisent les membres d’une société déterminée dans une époque précise. Elle contient les valeurs, le mode de vie, les lois, les traditions, les coutumes, la langue et la religion qui unissent entre elles des personnes qui vivent dans un même lieu. Elle créé, au sein d’un même groupe, un dénominateur commun ou des points identiques que partagent ces individus. Tylor définit la culture comme étant « un tout complexe qui comprend le savoir, la croyance, l'art, le droit, la morale, la coutume et toutes les autres aptitudes acquises par un homme en tant que membre d'une société140. » Dans notre société actuelle, Baudrillard pense que la culture singulière disparaît. La culture que possède un pays ou une société n’existe plus. Elle est remplacée par une culture mondialisée : « Le fossé entre notre culture de l’universel et ce qui reste de 139 140

SS, p. 227. E. Tylor, La civilisation primitive, Paris, Reinwald, 2012, p. 12.

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singularités se durcit et se creuse141. » Les cultures particulières sont envahies par la culture mondiale, universelle. La mondialisation et les moyens de communication donnent naissance à une même culture. Un même modèle mondial émerge. Il se manifeste par l’uniformisation des modes de vie et de consommation, par les produits standardisés diffusés massivement et les grandes marques. Aussi, les formes et les valeurs culturelles deviennent uniformes: les valeurs occidentales, jugées universelles, s’étendent (droits de l’homme, démocratie, environnement). De plus, l’uniformisation des modes de communication montre que le même modèle culturel est établi dans le monde avec l'anglais devenant la langue internationale. La culture propre à une société, en son sens sociologique, disparaît pour laisser la place à une culture mondialisée. La culture mondiale est formée de deux subcultures qui s’opposent et se complètent : « Ainsi notre société actuelle peutelle se définir par l’opposition formelle d’une culture dominante, celle de la consommation effrénée, rituelle et conforme, culture violente et concurrentielle et d’une subculture laxiste et euphorique des hippies/Pueblos. Et les deux modèles au fond se développent en aires concentriques autour du même axe de l’ordre social. John Stuart Mill a exprimé ceci cruellement : ‘De nos jours, le seul fait de donner l’exemple du non-conformisme, le simple refus de plier le genou devant les usages est en soi-même un service’142. » L’ordre social actuel se base sur deux cultures antagonistes. La culture dominante est celle qui est partagée et appliquée par la majorité des hommes. Ces derniers sont conformes à la culture, ils l’acceptent telle qu’elle est. Par contre, la subculture ou sous-culture est celle du non-conformisme. Elle s’oppose à la culture dominante. Un groupe restreint de la société refuse la culture dominante et créé sa propre subculture. La subculture s’oppose à quelques aspects ou à tous les aspects de la culture dominante. Elle est une contreculture. Les non-conformistes offrent un service à la culture car c’est de par leur refus de la culture dominante que la culture continue à exister. Les deux antidotes, culture dominante et subculture, préservent l’équilibre social et l’ordre culturel du monde puisque la culture n’est plus singulière mais commune à toutes les sociétés du monde. La culture non-conformiste s’inspire 141 142

CP, p. 204. SDC, p. 290-291.

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des cultures particulières pour pouvoir se démarquer de la culture dominante. La culture mondiale n’est pas unique et spécifique à une société particulière. Elle est partagée par les hommes du monde entier, par exemple par un groupe de lecteurs qui sont reliés virtuellement143. Les moyens de communication moderne la mènent à se répandre partout. Elle crée ainsi une société virtuelle. L’Internet, les masses media, et tout autre moyen de communication mènent les hommes à échanger entre eux des informations et des marchandises. Elle va même à transformer tous les hommes en un même modèle : « Dès aujourd’hui, la seule vraie pratique culturelle, celle des masses, la nôtre, est une pratique manipulatoire, aléatoire, labyrinthique de signes, et qui n’a plus de sens144. » La culture manipule les masses et omet le sens de l’échange. Les personnes ne s’échangent plus des informations mais se les envoient. Un message peut ne pas être reçu ou compris. Le sens de la communication est donc perdu. Cet échange n’est pas réel car il n’est pas direct. Il se passe via des moyens de communication modernes qui donnent naissance à une société mondiale virtuelle. Les moyens de communication sont donc responsables de la disparition des cultures particulières et de la naissance de la culture mondialisée. La culture mondiale ne possède plus les caractéristiques intrinsèques à chaque culture. Elle a perdu donc sa valeur et elle est réduite à un objet : « La culture n’est plus produite pour durer. Elle se maintient bien sûr comme instance universelle, comme référence idéale, et ce d’autant plus qu’elle perd sa subsistance de sens (de même que la Nature n’est jamais exaltée que depuis qu’elle est partout détruite), mais, dans sa réalité, de par son mode de production, elle est soumise à la même vocation d’’actualité’ que les biens matériels145. » La société de consommation transforme la culture en un objet consommé. La consommation détruit la culture. Cette dernière qui se trouve partout disparaît suite à son excès. La culture mondialisée n’est donc pas une culture au vrai sens du terme. Elle est réduite à un objet qui se transforme sans 143 « Acte témoin d’ordre mythologique : le lecteur de Science et Vie rêve d’un groupe dont il consomme in abstracto la présence à travers sa lecture : relation irréelle, massive, qui est proprement l’effet de communication de masse. » (SDC, p. 162). 144 J. Baudrillard, L’effet Beaubourg, Paris, Galilée, 1997, p. 22 (EB). 145 SDC, p. 151-152.

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cesse selon les besoins sociaux. Cet objet est soumis aux lois de l’offre et de la demande. La culture est donc absente de la société de consommation146. 5.2. La culture recyclée La culture mondiale actuelle est celle qui remplace les cultures singulières de chaque pays ou chaque société : « La modernité n’est plus la transmutation de toutes les valeurs, c’est la commutation de toutes les valeurs, c’est leur combinatoire et leur ambiguïté. La modernité est un code, et la mode est son emblème147. » La culture moderne est le mélange de plusieurs valeurs et cultures. Elle est la synthèse de cultures qui peuvent s’opposer. C’est elle qui fait la mode. Tous les citadins du monde doivent se référer à cette mode pour faire partie de cette culture : « La mode est ce qu’il y a de plus inexplicable : cette contrainte d’innovation de signes, cette production continuelle de sens apparemment arbitraire, cette pulsion de sens et le mystère logique de son cycle sont en fait l’essence du sociologique148. » La mode est le moteur de la société actuelle. Elle ne peut être ni comprise ni expliquée car elle est rapide. Elle produit incessamment de nouveaux objets qui peuvent se contredire entre eux. Elle n’est pas fondée sur une succession logique. Elle est arbitraire et irrationnelle. Elle use de l’irrationnel et s’éloigne du rationnel149. La mode vestimentaire de nos jours est un exemple qui illustre cette idée. Baudrillard pense que la mode est mouvante et qu’elle n’ajoute rien aux qualités intrinsèques de l’individu. Le recyclage culturel est une des dimensions caractéristiques de la culture de notre société. Il oblige les personnes à être up-to-date : « En fait, le terme de « recyclage » peut inspirer quelques réflexions : il évoque irrésistiblement le « cycle » de la mode : là aussi chacun se doit d’être « au courant », et de se recycler annuellement, mensuellement, saisonnièrement, dans ses vêtements, ses objets, sa voiture. S’il ne le fait pas, il n’est pas un

« Si tout cela se vend, et donc se consomme ensemble, c’est que la culture est soumise à la même demande concurrentielle de signes que n’importe quelle autre catégorie d’objets, et qu’elle est produite en fonction de cette demande. » (SDC, p. 163). 147 ESM, p. 135. 148 PCE, p. 89. 149 « C’est là où la mode triomphe – imposant et légitimant l’irrationnel selon une logique plus profonde que celle de la rationalité. » (PCE, p. 83). 146

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vrai citoyen de la société de consommation150. » Le recyclage culturel ou le fait de suivre la mode est un impératif catégorique. Un bon citoyen du monde doit se recycler perpétuellement pour préserver sa place dans notre monde. La culture spécifique à chaque société a perdu sa place. L’individu est envahi par la culture moderne ou mondiale. Il est enchanté par la mode : « Même si la mode est féerique, elle reste le féerique de la marchandise, et, plus loin encore, le féerique de la simulation, du code et de la loi151. » La mode fait disparaître le réel d’une manière féerique. Elle remplace toute singularité, toute spécificité et tout ce qui est unique par des modèles en séries qui doivent être imités. Le réel n’existe plus puisque l’objet unique cède sa place à l’objet en série. La mode emporte l’homme dans un monde de simulation : « La mode est le désespoir que rien ne dure, et la jouissance inverse de savoir qu’audelà de cette mort, toute forme a toujours la chance d’une existence seconde, jamais innocente, car la mode vient dévorer d’avance le monde et le réel152. » Le réel est le monde tel qu’il est, qui ne change pas. Il est ce qui est vrai et authentique. La mode le fait disparaître en voulant le chosifier et le transformer. Elle change les objets vrais, et donc ce qui est réel, en des objets similaires. La simulation remplace ainsi le réel153. La culture mondialisée est le fruit de la mondialisation. Cette dernière est un fait aléatoire et incontrôlable : « Le phénomène de la mondialisation en lui-même est aléatoire et chaotique, au point que personne ne peut le contrôler ni prétendre le soumettre à une stratégie154. » La mondialisation fait soumettre à elle toutes les cultures du monde. Elle ne peut être contrôlée vu qu’elle fonctionne par hasard, sans suivre une logique déterminée. Elle soumet les individus à son ordre. Et puisque le monde entier est soumis à elle, elle s’oppose aux singularités et crée des similitudes. La culture est ce qui constitue une société. La mondialisation SDC, p. 149. ESM, p. 144. 152 ESM, p. 132. 153 « On peut définir la Simulation négativement : elle n’est pas une imitation, un redoublement ou une parodie – l’âge de l’imitation ou de la contrefaçon, qui était encore un regard passé vers une nature donnée, est révolu ; elle n’est pas le signe ou la représentation du réel, comme on le croit trop souvent ; ni même une fausse représentation du réel ; elle cache et ne dissimule rien. » (L. Leonelli, op. cit., p. 67). 154 MDP, p. 52. 150 151

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culturelle entraîne l’émergence d’une nouvelle vision de la culture « l’hyperculture globalisante » qui affecte toutes les cultures. Les cultures nationales ne peuvent gérer les effets de ces processus transfrontaliers. Elles s’effacent laissant leur place à la culture mondialisée. 6. La fin de l’histoire 6.1. Une fin illusoire Le terme histoire dérivé du grec historia ou ἱστορία signifie une enquête sur les événements passés. L’histoire ne peut cesser d’exister tant que les hommes et les événements existent dans le monde. Mais, dans la pensée de Baudrillard, l’histoire ne préserve plus son sens car elle n’est plus une enquête sur des événements qui ont réellement eu lieu. Ainsi, l’histoire est finie : « L’histoire prend fin là, non pas faute d’acteurs, ni faute de violence (de la violence, il y en aura toujours davantage), ni faute d’événements (des événements, il y en aura toujours plus, grâces soient rendues aux media et à l’information !), mais par ralentissement, indifférence et stupéfaction155. » La fin de l’histoire n’est pas due à la disparition des événements, de la guerre, des personnages et des dates. Elle est causée par l’indifférence que porte l’homme actuel aux événements qui l’entourent. L’homme ne s’intéresse pas à l’analyse authentique d’un événement historique réel. Il est emporté par ce que les media lui offrent. Il ne possède pas un esprit critique, il ne fait aucun effort d’analyse scientifique basée sur une étude des événements passés et réels. Il reçoit en bloc tout ce que l’information lui donne. L’histoire est finie à cause de l’accélération de la modernité, des media et des échanges politiques et économiques. Tous ces phénomènes ont mis fin à l’étude de l’événement historique réel. L’histoire est devenue un mythe, elle n’existe plus : « Il n’y a plus d’histoire ni de temps à proprement parler dès lors qu’il s’inscrit dans une comptabilité à rebours. Quand on compte les secondes qui vous séparent de la fin, c’est que tout est déjà fini. Peut-être est-ce l’ombre de l’an 2000 qui plane sur cette comptabilité dégressive et sur la jouissance, délicieuse ou terrifiante, du laps de temps qui nous est laissé156. » Le fait de croire que la fin existe et qu’elle approche, prouve que tout est déjà fini. 155 156

J. Baudrillard, L’illusion de la fin, Paris, Galilée, 1992, p. 15 (IF). CP, p. 79.

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L’an 2000 symbolise la fin de l’histoire. Le temps n’existe plus. Le seul fait de croire que le temps sera terminé ou que l’histoire va finir prouve à Baudrillard que les hommes croient que le temps et l’histoire sont déjà finis. C’est une fin qui est illusoire puisque rien n’est fini en l’an 2000. Le temps continue d’exister tout comme l’histoire. Cette fin hante l’esprit des hommes : « On vit toujours dans l’illusion que quelque chose aura un terme, prendra alors un sens, permettra rétrospectivement de restituer l’origine et, avec ce commencement et cette fin, autorisera le jeu des causes et des effets157. » Le réel n’a pas de fin, c’est l’illusion qui en a. La fin de l’histoire n’a pas eu lieu et n’est donc pas réelle. Mais, dans l’esprit des hommes, cette fin a eu lieu. Elle est donc illusoire. Dans la pensée de Baudrillard, la fin n’est pas une fin apocalyptique comme elle est conçue par les media et l’homme actuel. Elle est une curiosité obsessionnelle, une curiosité intellectuelle qui pousse à comprendre la disparition du monde et du réel158. Baudrillard cherche cette fin dans le but de la comprendre. La fin de l’histoire, dans sa pensée, est différente de la fin de l’histoire dans la pensée de Fukuyama. Pour ce dernier, l’histoire a pris fin avec l’effondrement des régimes totalitaires et dictatoriaux dans les années 1980. Cette fin donne lieu à la naissance de la suprématie des régimes démocratiques et libéraux159. La fin réelle de l’histoire est une catastrophe : « La fin de l’histoire étant elle-même une catastrophe, on ne peut l’alimenter qu’avec de la catastrophe. La gestion de la fin se confond donc avec la gestion des catastrophes. Et tout particulièrement de cette catastrophe qu’est l’extermination lente du reste du monde160. » La fin de l’histoire, selon Baudrillard, n’est pas l’extermination d’un empire, d’une race, d’un régime. Cette fin est illusoire. Elle est

MDP, p. 60. « Il est vrai que cette échéance finale est un peu mon obsession, mais c’est par curiosité, et non par esprit apocalyptique, que je tends à placer les choses dans l’optique d’une fin pour voir ce qu’il en advient. » (CA, p. 145). 159 « Il se peut bien que ce à quoi nous assistons, ce ne soit pas seulement la fin de la Guerre Froide ou d'une phase particulière de l'après-guerre, mais à la fin de l'Histoire en tant que telle: le point final de l'évolution idéologique de l'Humanité et l'universalisation de la Démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain. » (F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 103). 160 IF, p. 99. 157 158

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spécifique à un événement précis ou à un empire déterminé161. La vraie fin est celle de l’histoire réelle, celle des événements vrais qui ont eu lieu. C’est une catastrophe car l’histoire réelle laissera sa place à l’histoire illusoire. La vraie fin a déjà eu lieu, mais elle a laissé ses traces. Elle est représentée par la mort des événements réels et la création d’événements illusoires, simulés et irréels. Ces derniers événements font désormais l’histoire illusoire et ils sont le fruit des media et de l’information. 6.2. La grève des événements L’événement historique est un événement imprévu et inattendu. Il surprend : « Avant l’événement, c’est trop tôt pour le possible. Après l’événement, c’est trop tard pour le possible162. » L’événement réel n’est pas fidèle à un mode déterminé. Il n’est pas basé sur un déterminisme quelconque. Il engendre parfois l’inverse de ce à quoi on s’attend. Il est donc unique et imprévisible. Mais Baudrillard remarque que cet événement réel est en grève car il n’existe plus. Il est remplacé par un événement médiatisé, irréel et illusoire : « L’événement prodigieux, celui qui ne se mesure ni à ses causes ni à ses conséquences, celui qui crée sa propre scène et sa propre dramaturgie, n’existe plus163. » L’accident en histoire n’existe plus. L’événement subjectif et indépendant n’existe plus. Il est désormais planifié et mesuré à l’avance par l’information. Cette dernière crée l’événement, le prépare, le propage et le fait exister : « L’information rend tout crédible (c’est-à-dire incertain), même les faits antérieurs, même les événements futurs. Le principe de crédibilité (qui est aussi celui des statistiques et des sondages) s’est substitué aux critères de vérité, et c’est lui le véritable principe de l’information. Cette incertitude est comme un virus qui affecte, ou infecte, toute l’histoire, toute actualité, toute image, et même si elle est démentie, elle ne peut l’être que virtuellement, car la virtualité fait partie de la réalité même – réalité désormais incertaine, paradoxale, aléatoire, hyperréelle, filtrée par le medium, disjonctée « L’illusion est d’ailleurs de penser que l’effondrement des grands empires ouvre sur un renouveau de l’histoire, alors que c’est tout simplement la voie ouverte aux métastases de l’empire. L’hypothèse la plus probable, c’est que nous avons affaire non pas à une disparition, mais a une dissémination de l’empire dans tous les micro-empires locaux, provinciaux, territoriaux. » (IF, p. 77). 162 PL, p. 113. 163 IF, p. 39. 161

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par sa propre image164. » La crédibilité de l’information est le seul critère pour mesurer le réel. Elle remplace le réel. La fiabilité d’un événement, qu’il soit passé ou à venir, est connu suite à l’information et aux media. L’événement réel est remplacé par un événement irréel, faux, incertain et même hyperréel. Ce travail est le résultat des media qui mettent fin aux événements réels et les remplacent par des événements irréels voire hyperréels comme l’effondrement de l’URSS ou la guerre du Golfe ou les attentats du 11 septembre et tout autre événement historique illusoire prévu, comploté et préparé à l’avance par les media165. La grève des événements mène l’histoire à sa fin : « Seule cette grève des événements constitue une véritable manifestation historique, ce refus de signifier quoi que ce soit, ou cette capacité de signifier n’importe quoi. C’est là la véritable fin de l’histoire166. » L’histoire est finie car l’événement singulier a laissé sa place à l’événement prévu et diffusé par les media. Les media font qu’un événement qui n’a pas lieu, puisse avoir lieu. Et cet événement a l’air d’un événement historique alors qu’il n’est qu’un simple fait médiatique167. L’événement n’est représenté que comme un événement positif, alors que l’histoire est aussi faite de crime, de guerre, de renversement et de misère : « S’il y a un trait distinctif de l’événement, de ce qui fait événement et donc a valeur d’histoire, c’est qu’il est irréversible, et que quelque chose en lui excède toujours le sens de l’interprétation. Or c’est justement l’inverse que nous voyons aujourd’hui : tout ce qui est arrivé en ce siècle, en termes de progrès, de libération, de révolution, de violence, est sur le point d’être révisé dans le bon sens168. » Les media relisent l’histoire dans le bon sens, en camouflant ses atrocités et ses crimes. Ils ne diffusent que ce qui est positif. Qui plus est, ils ne IF, p. 84. « Ainsi la guerre du Golfe et les événements de l’Est sont ces événements quasi irréels qui ont moins de sens en eux-mêmes que le fait qu’ils mettent fin à des choses qui n’avaient plus de sens depuis longtemps (le communisme dans les pays de l’Est, la guerre froide pour le Golfe. » (IF, p. 83). 166 IF, p. 40. 167 « Ce qui s’est perdu, c’est la gloire de l’événement, son aura, comme disait Benjamin. Pendant des siècles, l’histoire s’est vécue sous le signe de la gloire, sous le signe d’une illusion très forte qui joue sur la pérennité du temps, en ce qu’elle est héritée des aïeux et rejaillisse sur les descendants. » (IF, p. 39). 168 IF, p. 26-27. 164 165

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créent que des événements heureux qui prétendent faire progresser l’humanité. Baudrillard pense que l’histoire ne doit pas être chosifiée mais elle doit être vue telle qu’elle est. En voulant créer un monde illusoire et parfait, l’homme a enlevé les événements réels mauvais pour réécrire l’histoire comme il la veut. L’événement imprévisible est devenu prévisible : « Il faut garder à l’événement sa définition radicale et son impact dans l’imagination. Il se caractérise, d’une façon paradoxale, tout ensemble par son inquiétante étrangeté : c’est l’irruption de quelque chose d’improbable et d’impossible – et par son inquiétante familiarité : il apparaît d’emblée avec une évidence totale, comme s’il était prédestiné, comme s’il ne pouvait pas ne pas avoir lieu169. » L’événement historique authentique doit être étrange, nouveau et soudain. Or l’événement historique connu est le produit des media. Ses causes et ses effets sont connus avant qu’il n’ait lieu. Il est conçu et organisé avant de naître. Il a lieu avant d’avoir lieu. Il peut même ne pas avoir eu lieu réellement puisqu’en tout cas, il a eu lieu virtuellement170. 6.3. Les media, producteurs des déchets de l’histoire Les media tuent l’histoire : « Finalement, l’histoire se décompose, elle ‘est ruinée par la spéculation médiatique’171. » Les media et l’information règlent l’existence de l’histoire. Ils faussent un événement qui a eu lieu et même ils créent un événement qui n’a pas eu lieu. Ils le préparent et préparent ses causes et ses effets. Tout cela en se détachant du réel. L’information tue le réel pour le remplacer par l’illusion : « Rien n’est de l’information si ça ne passe pas par cet horizon du virtuel, par cette hystérie du virtuel – non pas au sens psychologique, mais par la compulsion de ce qui est donné, en toute mauvaise foi, comme réel pour être consommé comme irréel172. » L’information donne naissance à des événements qui n’ont pas eu lieu et les fait passer pour des événements réels. Elle cache ou transforme le fait réel. Elle tue la réalité historique : « L’excès même engendre la parodie qui annule PL, p. 110. « Tel est le cas de la guerre d’Irak, tellement prévue, programmée, anticipée et modélisée, qu’elle a épuisé toutes ses possibilités avant même d’avoir lieu. Elle aura été tellement possible qu’elle n’a plus besoin d’avoir lieu. Il n’y a plus rien en elle d’un événement. » (PL, p. 111). 171 A. Gauthier, op. cit. , p. 67. 172 IF, p. 85. 169 170

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les faits. Et tout comme le principe de l’économie est ruiné par la spéculation financière, ainsi le principe du politique et de l’histoire est ruiné par la spéculation médiatique173. » L’exagération des media tue l’histoire. L’événement historique réel n’existe plus. Les media peuvent cacher un événement et donc l’effacer de la réalité historique comme s’il n’avait jamais existé. La réalité n’est plus dévoilée telle qu’elle est mais telle qu’un groupe de personnes veut qu’elle soit. Les grandes puissances de la planète dirigent les media174. Par conséquent, elles écrivent subjectivement et arbitrairement l’histoire. Baudrillard pense que la guerre du Golfe n’a pas existé réellement dans l’histoire mais qu’elle a uniquement existé à travers les media. Ces derniers créent une histoire irréelle et poussent l’histoire réelle à sa fin. L’histoire réelle n’existe donc plus, elle est remplacée par une histoire virtuelle, politisée et médiatisée. L’information empêche la réalité historique de se dévoiler : « Nous ne saurons plus jamais ce qu’était l’histoire avant de s’exaspérer dans la perfection technique de l’information – nous ne saurons plus jamais ce qu’étaient toutes choses avant de s’évanouir dans l’accomplissement de leur modèle175. » L’information donne naissance à une histoire « parfaite », c’est-à-dire à une histoire modélisée selon la vision médiatique des événements. Cette vision est subjective, partielle, partiale et surtout irréelle. L’information transforme la communauté humaine en masse et lui ôte son esprit critique. Dès lors, la masse ne fait plus partie de l’histoire : « Neutralisées, mithridatisées par l’information, les masses neutralisent l’histoire en retour et jouent comme écran d’absorption. Elles-mêmes n’ont pas d’histoire, pas de sens, pas de conscience, pas de désir. Elles sont le résidu potentiel de toute histoire, de tout sens, de tout désir176. » La masse du peuple est passive. Elle ne fait plus partie de l’histoire. Elle est spectatrice des événements. Elle applaudit, s’angoisse, panique et se met en colère. On dirait que les media ont la fonction de catharsis que possède le théâtre grec : la foule ne fait qu’épurer ses sentiments en regardant IF, p. 88. « On a l’impression que les événements précipitent tout seuls, dérivent imprévisiblement vers leur point de fuite – le vide périphérique des media. » (IF, p. 35). 175 IF, p. 18-19. 176 IF, p. 14. 173 174

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l’histoire défiler dans l’information. La masse est présente uniquement pour voir le déroulement des faits sans y prendre part. L’histoire actuelle se base-elle uniquement sur les politiciens et les media ? Désormais, les media et l’information font avancer l’histoire et non plus un leader déterminé, une idéologie quelconque ou un peuple précis. La publicité peint les déchets de l’histoire et non pas sa réalité. Les déchets de l’histoire sont les événements illusoires produits par les media. Ils ne sont pas le reflet de la réalité historique. De plus, ils sont uniquement porteurs des événements heureux. Les media idéalisent l’événement médiatisé qui n’est autre que le déchet de l’histoire réelle : « La production des déchets en tant que tels s’accompagne de leur idéalisation et de leur promotion publicitaire. Ainsi en est-il de la production de l’homme en tant que déchet, laquelle s’accompagne de son idéalisation et de sa promotion sous la forme des Droits de l’homme. L’idéalisation va toujours de pair avec l’objection, comme la charité avec la misère177. » L’histoire réelle contient parfois des événements négatifs comme la guerre, la misère, la pauvreté, la discrimination, l’inégalité, le racisme, la violence et le fanatisme. Au lieu de les représenter tels qu’ils sont, la publicité les représente autrement. La discrimination, l’inégalité et le racisme sont alors camouflés par les Droits de l’homme. À force de faire l’éloge de ces Droits, on finit par omettre l’effet négatif de ces réalités secondaires. La guerre est remplacée par les pactes de paix et par l’ONU. L’information et la publicité engendrent les déchets de l’histoire puisqu’elles cachent la réalité et ne montrent que l’opposé de ce qui existe réellement178. Les déchets sont le fruit des media qui créent un événement illusoire. Les déchets de l’histoire doivent être dévoilés tels qu’ils sont. Mais, les media les transforment en un événement opposé et créé ainsi l’histoire illusoire. 6.4. L’histoire paradoxale Dans la pensée de Baudrillard, l’histoire n’a pas de direction ou de sens. Elle n’est pas linéaire et n’a pas de fin : « Chaque mouvement apparent de l’histoire nous rapproche imperceptiblement de son point antipodique, voire de son point de IF, p. 117. « L’information, c’est la production excrémentielle de l’événement comme déchet, c’est la poubelle actuelle de l’histoire. » (IF, p. 116).

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départ. C’est la fin de la linéarité. Dans cette perspective, le futur n’existe plus. Mais s’il n’y a plus de futur, il n’y a plus de fin non plus179. » Les événements historiques sont antagonistes et non continus. La linéarité n’existe pas et l’histoire est basée sur le jeu des contraires. Les opposés font marcher l’histoire. Tout comme dans la dialectique hégélienne, les événements historiques paradoxaux font évoluer l’histoire vers la Raison : « La Raison gouverne le monde et par conséquent gouverne et a gouverné l'histoire universelle180. » Selon Hegel, l’histoire est un processus d’autoréalisation de l’Esprit. Elle est en marche vers la réalisation de l’Esprit absolu. La fin de l’histoire serait alors la réalisation de cet Esprit. À la différence de l’approche hégélienne l’histoire est, selon Baudrillard, paradoxale dans la mesure où elle n’aura pas de fin réelle. En effet, le réel disparu a laissé ses traces dans l’histoire virtuelle. Donc l’histoire n’a pas de fin : « Nous avons affaire à un processus paradoxal de réversion, à un effet réversif de la modernité qui, ayant atteint sa limite spéculative et extrapolé tous ses développements virtuels, se désintègre en ses événements simples selon un processus catastrophiques de récurrence et de turbulence181. » L’histoire n’aura pas le temps de rejoindre sa propre fin. Ses effets s’accélèrent et son sens ralentit. Elle finira par s’arrêter et s’éteindre. Son ordre est celui du chaos dans lequel l’évolution n’existe pas. Le hasard dirige l’histoire réelle et les media dirigent l’histoire illusoire : « Il n’y a plus de linéarité, de fin ou d’irréversibilité qu’il n’y a de fonction linéaire indéfinie. Dans l’ordre du chaos, tous les systèmes et toutes les fonctions se convulsent, se recourbent selon une logique qui exclut toute théorie évolutionniste (or, celle de la flèche du temps tout comme celle de l’entropie sont des théories évolutionnistes)182. » L’histoire réelle est chaotique et elle n’évolue pas. Elle régresse. L’histoire réelle, qui est remplacée par une histoire camouflée et complotée, ne progresse donc pas. Elle n’a pas de fin puisque le réel a des traces dans l’histoire virtuelle. La mémoire, qui est la base du souvenir des événements passés, est absente de l’histoire : « Paradoxalement, nous vivons à la fois IF, p. 24. F. Hegel, La philosophie de l’histoire, Paris, Broché, 2009, p. 137. 181 IF, p. 24. 182 PL, p. 173. 179 180

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dans un monde sans mémoire et dans un monde sans oubli, par l’acharnement à réactualiser de force ce dont nous ne souvenons même plus183. » D’une part, notre monde oublie, car les événements réels n’ont jamais existé pour qu’ils soient reconnus. D’autre part, notre monde n’oublie pas les événements irréels, car les media ancrent dans la mémoire collective ce qui n’a pas eu lieu. L’histoire illusoire de nos sociétés annule le passé au lieu de le ressusciter. Elle détruit le réel qui a existé dans le passé. Une telle stratégie d’anéantissement du réel affecte l’événement passé et l’analyse indépendamment de son existence réelle. Elle lui ôte sa crédibilité et ainsi elle infirme l’authenticité de l’histoire. Ce travail diabolique est celui de l’information et des media184. L’histoire est jetée dans l’hyperespace: « Chaque fait, politique, historique, culturel, est doté d’une énergie cinétique qui l’arrache à son propre espace et le propulse dans un hyperespace où il perd tout son sens, puisqu’il n’en reviendra jamais185. » L’histoire dans laquelle tous les événements sont préparés à l’avance par les media est exagérée. Cette exagération fait qu’elle existe dans un monde hyperréel et dans un hyperespace duquel elle ne pourra jamais se libérer. Son chemin est irréversible. Les vestiges historiques prouvent que l’histoire est perdue, qu’elle n’est plus réelle : « C’est parce que nous nous éloignons de plus en plus de notre histoire que nous sommes friands des signes du passé, pas du tout pour les ressusciter, mais pour remplir l’espace vide de notre mémoire. Tous ces vestiges que nous assignons comme témoins de notre origine deviennent alors les signes involontaires de sa perte 186. » L’histoire n’existe plus. C’est pour combler ce vide qui existe dans notre mémoire que se fait l’étude sur les vestiges et les recherches archéologiques. Ces restes de l’histoire deviennent les seuls

IF, p. 108. « L’empire de la dissuasion s’étend même sur le passé. Elle peut annuler toute certitude quant aux faits et aux témoignages. Elle peut déstabiliser la mémoire comme elle déstabilise toute prévision. C’est une force diabolique qui anéantit le passage à l’acte réel de l’événement, ou s’il a pourtant lieu, s’il a eu lieu, sa crédibilité. » (IF, p. 33). 185 IF, p. 12. 186 IF, p. 110. 183 184

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témoins de son existence antérieure. Ils prouvent donc sa disparition187. Ces événements négatifs, que les media ont si bien cachés, rejaillissent. Ils sont présents dans les vestiges. La seule trace de l’histoire réelle est la présence de ces vestiges. L’histoire s’autodétruit. Elle est sa propre poubelle. À telle enseigne que l’histoire illusoire a détruit l’histoire réelle. Les media ont caché l’histoire réelle et donc ils l’ont anéantie. En guise de consolation, les vestiges demeurent les seuls témoins du réel : « Hélas ! La fin de l’histoire est aussi la fin des poubelles de l’histoire. Mais plus de poubelles pour inhumer les vieilles idéologies, les vieux régimes, les vieilles valeurs. Conclusion : s’il n’y a plus de poubelles de l’histoire, c’est que l’histoire elle-même est devenue une poubelle. Elle est devenue sa propre poubelle. Comme la planète elle-même est en train de le devenir188. » Les déchets historiques qui ont été jusqu’à présent cachés, refont surface car l’histoire réelle, qui a disparu, laisse ses traces dans les vestiges. Elle contient tous les événements réels heureux ou mauvais comme les dégâts atomiques, les idéologies défuntes et les utopies révolues. Mais une fois dissimulés, ses déchets rejaillissent pour prouver que l’histoire réelle a disparu189. Ses déchets prouvent que l’histoire n’a pas de fin car elle laisse des brins de son existence. Elle est recyclée. Le recyclage de l’histoire prouve qu’elle n’aura jamais de fin. Et cela à cause de l’existence des événements réels au sein de l’histoire illusoire. Les vestiges ou les restes de l’histoire réelle ne vont jamais s’évanouir. Ils sont la preuve de l’existence antérieure d’une histoire réelle, quoique cette histoire soit finie et remplacée par l’illusion. Dans la mesure où ces vestiges se dévoilent, ils prouvent le recyclage de l’histoire : « Nous n’échapperons pas au pire, à savoir que l’histoire n’aura pas de fin, puisque les restes – l’Église, le communisme, la démocratie, les ethnies, les conflits, les idéologies – sont indéfiniment recyclables. Ce qui est fantastique, c’est que rien de ce qu’on croyait dépassé par l’histoire n’a vraiment disparu, « L’alimentation de la fin de l’histoire, qui se fait par le recyclage des déchets en tous genres, se fait aussi par la réinjection de tous les vestiges d’un monde sans histoire. » (IF, p. 107). 188 IF, p. 45. 189 « Lorsque la glace gèle, tous les excréments font surface. Ainsi lorsque la dialectique fut gelée, on a vu remonter tous les excréments sacrés de la dialectique. Quand le futur est congelé, et même déjà le présent, on voit remonter tous les excréments du passé. » (IF, p. 45). 187

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tout est là, prêt à ressurgir, toutes les formes archaïques, anachroniques, intactes et intemporelles comme les virus au fond du corps. L’histoire ne s’est arrachée au temps cyclique que pour tomber dans l’ordre du recyclage190. » L’histoire n’est donc pas cyclique puisqu’elle se base sur les antagonismes. Elle est recyclable car elle porte en elle tous ses événements passés qui n’ont pas été dévoilés et qui ont été classés dans l’ordre de l’irréel. Elle est aussi simulée, c’est une copie du réel qui n’a pas existé. Toutefois, ce réel, elle le porte en elle en tant que vestige évanescent. L’histoire réelle a disparu. Elle est remplacée par l’histoire simulée qui est renflouée par les media et l’information. Mais, l’histoire réelle est recyclée car les événements réels passés ne peuvent être camouflés à jamais. Ils surgiront un jour. Leur apparition montre que la disparition de l’histoire n’est pas parfaite car ses vestiges sont la preuve de son existence. Le monde hyperréel contient dès lors une histoire illusoire et irréelle. Il contient aussi son opposé, à savoir les traces de l’histoire réelle ou l’étude des événements qui ont réellement existé. Le réel disparaît pour céder sa place à son simulacre. Le monde actuel est un monde irréel, simulé. Il porte en lui des brins de réalité. Les domaines de la disparition du réel sont nombreux. Tout d’abord, l’humain est remplacé par le subhumain. Ce dernier est le mélange des deux antagonistes qui sont l’humain et l’inhumain. Le subhumain est l’homme de nos sociétés actuelles. Ensuite, l’art qui a pour objectif de représenter un objet singulier et unique n’existe plus. C’est la transesthétique qui prend la relève. Elle représente un objet fétiche, un objet chosifié et multiple. De plus, le langage n’a plus de sens. Il est univoque et se résume aux informations diffusées par les media. La morale a aussi disparu puisque son Dieu créateur est mort. Un autre Dieu existe. Celui du Hasard et du Jeu. Il est aussi le créateur du Mal et il ne s’intéresse pas aux comportements moraux des humains qu’il a jetés dans ce monde simulé. De même, la culture locale est envahie par la mondialisation. Phénomène d’irrésistible attraction qui donne naissance à une culture recyclée et mondiale imposée à toutes les sociétés du monde. Enfin, l’histoire n’est plus l’étude des événements passés qui ont réellement eu lieu. Elle devient créatrice d’événements irréels, complotés et préparés par les media. Tous ces effets du réel qui ont disparu, créent un monde illusoire qui 190

IF, p. 47.

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n’est autre que l’opposé du monde réel. Les media et la société de consommation collaborent avec l’homme actuel pour engendrer ce nouveau monde illusoire. L’homme imite son Créateur en essayant de créer un objet parfait : l’illusion. Le monde réel est en mutation. Il a presque disparu puisque toutes ses composantes n’existent plus. Baudrillard constate que le réel est un stade dépassé puisqu’il est envahi par la simulation créée par l’homme. Il dénie alors le réel vu qu’il n’existe pas dans le monde post-moderne. Ensuite, il remet en question ce réel disparu du monde et de tout ce qui existe : de l’homme, de l’art, du langage, de Dieu, de la culture et de l’histoire. Cette étape critique le pousse alors à décrire le monde simulé. Enfin, il entreprend de créer un monde hyperréel : notre monde actuel. Sa dernière méthode est une méthode générique et prospective à travers laquelle il décrit l’hyperréel qui est au centre de sa pensée.

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DEUXIÈME PARTIE DE L’ANTIDOTE À L’EXAGÉRATION Le réel a disparu. Sa disparition donnera naissance à un nouveau monde. Ce dernier est créé par l’homme. Il porte aussi en lui les traces du réel disparu. Par le crime parfait, l’homme engendre un monde postmoderne « parfait ». Il n’est autre que le monde virtuel ou le clonage du réel. Ce travail humain est dirigé par les media puisqu’ils ont une force de simulation et c’est à eux que nous devons le mérite de la création du monde simulé. Au sein de ce monde, la société de consommation dirige l’homme. Elle l’enivre et lui ôte toutes traces du réel. Ce faisant, elle produit un consommateur virtuellement malade. Sous ce jour, la violence semble devenir tributaire du monde simulé. Le monde actuel est alors un monde hyperréel ou une simulation exagérée du réel. Il est caractérisé par l’hyperréalité qui n’est autre que le trop de réel. Le réel disparu cède ainsi sa place à l’hyperréel naissant. Ce monde hyperréel contient une hypermorale dans laquelle le Bien est malfaiteur. Il s’actualise dans des lieux qui sont l’hypercorps, l’hyperespace et l’hypermarché. La notion d’hyperréel est la clef de voûte de la pensée de Baudrillard. Nous tenterons alors de l’expliciter dans ce chapitre afin de comprendre le fonctionnement de sa pensée et sa vision critique du monde actuel.

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Chapitre Premier

Illusion séductrice et symptômes Le réel a disparu du monde. Baudrillard conçoit le monde postmoderne comme un monde où l’illusion séduit l’homme. Ce faisant, elle le pousse à croire que le monde dans lequel il se trouve est un monde parfait. Quel est ce nouveau monde créé par l’homme ? La perfection désirée par l’homme trouvera-t-elle sa place dans le monde postmoderne ? L’homme effectue un passage d’un monde à un autre tout en accomplissant des mutations avec l’aide des media. Ce phénomène se réalise par le crime parfait à travers lequel l’homme assassine le réel et donne naissance au monde virtuel. Notre société est une société de consommation qui aliène le consommateur et le rend malade de ce monde virtuel et violent où l’homme se noie dans la mondialisation et le terrorisme. 1. Le crime parfait créateur d’un monde postmoderne « parfait » 1.1. Le meurtre du réel Freud conçoit le crime comme un parricide primitif. Les fils jaloux de leur père, le tuent191. Ils commémorent ce meurtre par un banquet rituel durant lequel ils se réconcilient avec le père offensé. En effet, en consommant la chair de l’animal-totem, symbole du père, ils renforcent leur identité avec celui-ci. Ils accomplissent rituellement l’inceste, ce qui est tabou en temps ordinaire. Le crime accompli, les fils extériorisent leur sentiment de culpabilité en s’unissant avec le père à partir de la chair de l’animal qui n’est autre que le totem du père192. De la sorte, le père est présent avec eux à «Une bande de jeunes frères, vivant ensemble sous un régime de célibat forcé ou, tout au plus, de relations polyandriques avec une seule femelle captive. Une horde encore faible, à cause de l’immaturité de ses membres, mais qui, lorsqu’elle aura acquis avec le temps une force suffisante, et la chose est inévitable, finira, grâce à des attaques combinées et sans cesse renouvelées, par arracher au tyran paternel à la fois sa femme et sa vie. » (S. Freud, Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, Paris, Payot, 1912, p. 220-221). 192 Le père dans le crime de Freud est comparé au réel dans la pensée de Baudrillard. Et le totem porte en lui la mémoire du père, tout comme les traces du réel qui sont présentes dans le monde actuel. 191

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chaque repas rituel. Ce crime laisse des traces puisque le père est incessamment présent avec ses fils à chaque repas. Dans la pensée de Baudrillard, le crime est le meurtre du réel. L’homme veut vivre dans un monde parfait. Ce faisant, il veut créer un autre monde. Il tue ainsi le monde réel pour le remplacer par un autre monde illusoire. Il tue aussi l’illusion vitale et la remplace par l’illusion de vivre dans un monde parfait. Nietzsche pense que « la vie a besoin d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités tenues pour vérités »193. L’illusion vitale fait partie du monde réel car l’homme a besoin de l’illusion pour cacher la vérité et le réel. Au lieu de cacher le réel, Baudrillard pense que l’homme le tue et tue l’illusion vitale. Le crime parfait mène à l’anéantissement du réel et de l’illusion vitale nécessaire pour camoufler le réel. Ce n’est autre que l’extermination du réel par son double antagoniste, la simulation : « Ceci est l’histoire d’un crime – du meurtre de la réalité. Et de l’extermination d’une illusion – l’illusion vitale, l’illusion radicale du monde. Le réel ne disparaît pas dans l’illusion, c’est l’illusion qui disparaît dans la réalité intégrale194. » En d’autres termes, le crime est le meurtre du réel et de l’illusion vitale. L’aboutissement du crime est en définitive la disparition du réel et de l’illusion. Le réel est pressé de disparaître, il veut s’anéantir entièrement laissant ses traces qui survivent dans le monde virtuel195. Cela est dû au fait que l’homme veut créer un autre monde plus parfait que le monde réel. Ce dernier est un cadavre qui ne cesse de grandir car les vestiges du réel sont présents partout. Sans compter que les hommes veulent que le monde soit de plus en plus réel et du coup tout devient réel à tel point que le réel n’existe plus. Il devient partout et nulle part. C’est l’hypothèse de son existence qui rassure les hommes : « La réalité du monde est une hypothèse rassurante, et à ce titre, elle domine encore aujourd’hui notre système de valeurs196. » Le monde réel n’existe plus, c’est son idée qui hante l’esprit des hommes. Le fait de croire que le réel existe est ainsi un soulagement qui assure la continuité des systèmes de valeurs. F. Nietzsche, Le livre du philosophe, Paris, Garnier Flammarion, 1993, p. 125. CP, p. 13. 195 « Nous sommes dans la phase accélérée de ce mouvement où toutes choses ‘réelles’ sont pressées de vivre et de mourir. Nous sommes dans la phase, peutêtre interminable, d’hystérie du réel, de rémanence des lambeaux du réel dans l’immense virtualité qui les entoure. » (CP, p. 75). 196 CP, p. 74. 193 194

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L’existence du monde réel est tributaire du temps. Il existait dans un laps de temps éloigné puis, suite à cette existence, il a disparu. L’existence du monde est antérieure à l’existence de l’homme. L’homme est responsable du meurtre du réel: « La réalité, le monde réel n’aura donc duré qu’un certain temps, le temps que notre espèce le fasse passer par le filtre de l’abstraction matérielle du code et du calcul. Réel depuis un certain temps, le monde n’était pas destiné à le rester longtemps. Il aura traversé l’orbite du réel en quelques siècles, et se sera très vite perdu audelà197. » Le monde réel a disparu en existant. Il est né mort puisque l’homme a voulu le comprendre et le parfaire198. Le monde réel n’a pas eu le temps d’exister puisque l’homme a voulu tout de suite le saisir et le transformer, voire le tuer. Il l’a anéanti : « Donc on peut dire que, paradoxalement, le monde réel commence de disparaître dans le temps même où il commence d’exister199. » Comment le réel peut-il avoir pris naissance et duré si peu, quelque part dans une infime localisation de l’univers ? L’homme a tué le monde réel pour créer un autre monde meilleur. L’écrivain argentin Jorge Luis Borges pense que « nous n’acceptons si facilement le réel que parce que nous pressentons que la réalité n’existe pas »200. Le réel n’a pas eu le temps d’exister, il est un mystère201, il est perdu : « Car le corps réel n’a jamais été retrouvé. Dans le linceul du virtuel, le cadavre du réel est à jamais introuvable202. » Le réel est exterminé et son cadavre est introuvable. Même dans le virtuel, aucune trace du réel ne persiste. Il n’existe plus dans notre conscience et dans notre quotidien. Baudrillard pense que le réel n’est pas présent dans la conscience humaine, il se trouve alors dans l’inconscient, le sommeil ou la mort : « Il n’est pas vrai que pour vivre il faille croire à sa propre existence. Il n’y a pas de nécessité à cela. Notre conscience n’est d’ailleurs jamais l’écho de notre propre réalité, d’une existence en ‘temps réel’, mais l’écho en temps différé, l’écran de dispersion du CP, p. 73. Baudrillard s’inspire de Heidegger qui critique la pensée calculatrice postsocratique désireuse de mettre la main sur le réel et de le vider de sa substance en le soumettant à ses propres catégories d’abstraction (M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, 449 p., passim). 199 PTN, p. 13. 200 PL, p. 9. 201 « Oui, le mystère serait celui du réel, de la réalité. » (ED, p. 70). 202 CP, p. 75. 197 198

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sujet et de son identité – il n’y a que dans le sommeil, l’inconscience et la mort que nous sommes identiques à nousmêmes203. » L’homme conscient ne possède donc aucune connaissance du réel. Il ne peut le connaître. Aussi le détruit-il. Il paraît que Baudrillard n’est pas à la recherche du réel puisqu’il pense que son absence est normale. De surcroît, il considère que l’existence humaine est tributaire d’une existence détachée du réel. Ce n’est que lorsque la conscience humaine est éteinte que le réel existe comme durant le sommeil, dans l’inconscient ou à la mort. Quel est ce réel qui n’est pas en rapport avec l’existence humaine ? Baudrillard répond en affirmant que le réel ne fait pas partie des soucis des hommes et qu’il ne les a jamais intéressés204. Sauf peutêtre dans le cas de quelques philosophes comme lui, ou aussi de quelques fervents croyants: « La croyance à la réalité fait partie des formes élémentaires de la vie religieuse. C’est une faiblesse de l’entendement, une faiblesse du sens commun, en même temps que le dernier retranchement des zélateurs de la morale et des apôtres du rationnel. Heureusement, personne, pas même ceux qui le professent, ne vit selon ce principe, et pour cause, personne ne croit foncièrement au réel, ni à l’évidence de sa vie réelle. Ce serait trop triste205. » Le réel est le propre de la croyance. Il est donc éloigné du rationnel. Son existence est une affaire de foi et non de logique. Sans compter que son existence rendrait les hommes malheureux. L’écrivain polonais de science-fiction Stanislaw Lem confirme aussi que l’absence du réel rend heureux : « La nuit dernière, j’ai rêvé de la réalité. Quel soulagement, quand je me suis réveillé !206. » Si le réel n’est pas important et même s’il n’existait pas, pourquoi le terme figure-t-il si fréquemment dans les écrits de Baudrillard ? Baudrillard dit qu’il ne s’intéresse pas à ce sujet, mais la réalité est toute autre. Le réel le hante. Il pense que c’est une affaire de croyance éloignée de tout entendement humain, mais cela n’est pas vrai. Toute sa pensée tourne autour du réel et de sa disparition.

J. Baudrillard, La pensée radicale, Paris, Sens et Tonka, p. 7-8 (PR). « D’ailleurs, le réel n’a jamais intéressé personne. Il est par excellence le lieu de désenchantement, le lieu d’un simulacre d’accumulation contre la mort. » (OF, p. 63). 205 CP, p. 140. 206 Cité dans PL, p. 9. 203 204

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Le réel a disparu. Il est dépassé et est devenu un vestige. Les vestiges sont l’unique preuve de sa présence antérieure qui existent dans le monde actuel : « On ne se débarrassera pas plus facilement du cadavre de la réalité. En désespoir de cause, on sera forcé d’en faire une attraction spéciale, une mise en scène rétrospective, une réserve naturelle: ’En direct de la réalité ! Visitez ce monde étrange ! Donnez-vous le frisson du monde réel !207. » Le cadavre représente le réel mort. Quoique décédé, le cadavre est toujours dans ce monde. Il n’a pas pourri et n’a donc pas totalement disparu. Cette comparaison montre que le réel est toujours présent dans notre monde, même si sa présence est restreinte. Il est en chômage, car il est remplacé par le monde virtuel, voire hyperréel208. Même si le réel a disparu du monde, sa disparition n’est pas pourtant physique, elle est métaphysique. Le principe de réalité n’existe plus, alors que le réel existe. C’est le monde matériel dans lequel nous vivons, mais qui est dépourvu du principe du réel. En d’autres termes, nous vivons dans un monde qui est apparemment réel, mais qui n’a aucun lien avec le réel : « Quand on dit que la réalité a disparu, ce n’est pas qu’elle a disparu physiquement, c’est qu’elle a disparu métaphysiquement. La réalité continue d’exister – c’est son principe qui est mort209. » Le réel contient dès lors deux niveaux : le premier existe dans ce monde, il est donc réel, quant au second, il n’existe pas dans ce monde et n’est qu’un principe métaphysique. C’est ce second sens qui intrigue Baudrillard. Tout comme dans l’allégorie de la caverne où Platon distingue le monde des Idées du monde sensible. Les Idées ou le réel ne sont présents que dans le monde métaphysique, tandis que le monde sensible n’est autre que celui des apparences et de l’illusion où les hommes simulent une vie qui n’est pas réelle. Le philosophe, comme Baudrillard, est le seul à pouvoir discerner le réel de l’illusion : « Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus CP, p. 71. « La triste conséquence de tout cela, c’est qu’on ne sait plus quoi faire du monde réel. On ne voit plus du tout la nécessité de ce résidu, devenu encombrant. Problème philosophique crucial : celui du réel en chômage. » (CP, p. 70-71). 209 PL, p. 12. 207 208

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juste?210. » Baudrillard n’est-il pas un imitateur de Platon ? Il est évident que Baudrillard a modernisé l’allégorie de la caverne : il n’a fait que reprendre la théorie platonicienne, mais en lui donnant une forme actuelle. Le monde sensible est devenu notre monde postmoderne dirigé par la société de consommation. Quant au monde des Idées, il n’est autre que le réel disparu laissant ses ombres sur le mur de la caverne ou ses traces dans le monde actuel. Baudrillard pense que le monde des apparences est le produit du crime humain. L’homme a remplacé le monde réel par un monde qu’il a voulu meilleur. Il a donc voulu le remplacer par un autre monde qui l’a séduit, celui des apparences : « Telle est la vision mythique du crime originel, celle de l’altération du monde dans le jeu de la séduction et des apparences, et de son illusion définitive211. » Le monde réel est tué par l’homme. Ce dernier crée un monde illusoire, un monde des apparences sensibles : notre monde. C’est la recherche de la perfection qui pousse l’homme à massacrer le monde. L’aboutissement du crime parfait serait l’anéantissement du réel : « Le crime parfait serait l’élimination du monde réel212. » Baudrillard trouve que le meurtre du monde ne s’accomplit qu’en exterminant la trace du réel. De surcroît, le crime ne serait parfait que si le réel disparaissait totalement, ne laissant aucune trace de son existence antérieure fugace. Le crime parfait est le crime qui ne laisse pas de traces. Tout comme dans le film d’Alfred Hitchcock Le crime était presque parfait dans lequel un homme envoie une personne pour tuer sa femme. Or, dans la scène du meurtre, la situation se renverse, et c’est la femme qui tue son agresseur : le crime parfait n’existe pas puisqu’il ne s’est pas réalisé comme prévu et qu’il a laissé des traces de son exécution. Baudrillard aussi pense que le crime n’est jamais parfait, car les apparences existent dans le monde et elles sont la preuve que le réel a disparu. Les apparences montrent que le rien existe, qu’il a remplacé le réel. Le rien cache le réel, il est ainsi la preuve de son existence passée : « Mais il n’y a pas de volonté. Il n’y a pas de réel. Il n’y a pas quelque chose. Il y a rien. C’est-à-dire l’illusion perpétuelle d’un objet insaisissable, et du sujet qui croit le saisir213. » Platon, La République, livre VII, op. cit., p. 51. CP, p. 16. 212 MDP, p. 63. 213 CP, p. 33. 210 211

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Le rien remplace le réel. Il est une illusion continue, celle de saisir le néant. La saisie du réel est ainsi remplacée par le rien puisqu’elle ne peut avoir lieu vu que le réel n’existe plus. Le réel est un objet insaisissable car il n’est plus présent. Le rien est dévoilé par les apparences puisqu’elles prouvent la continuité de la disparition du réel et notamment la continuité de l’inexistence du rien : « Mais, justement, le crime n’est jamais parfait, car le monde se trahit par les apparences, qui sont les traces de son inexistence, les traces de la continuité du rien214. » Le rien lui-même laisse des traces dans la continuité du rien. Et c’est là que le monde réel trahit son secret. C’est là qu’il laisse pressentir son existence, derrière les apparences. Si les apparences n’existaient pas, le crime serait parfait, c’est-à-dire sans criminel, sans victime et sans mobile. Le réel se serait à jamais retiré et son secret ne serait jamais levé, faute de traces. Mais, « heureusement que le crime n’est jamais parfait »215. Heureusement que le réel n’a pas totalement disparu. Heureusement que le crime laisse ses traces. Heureusement que le rien contient des brins de réel. Le crime n’est donc pas parfait. S’il l’avait été, le réel aurait disparu : « Le crime parfait, c’est celui d’une réalisation inconditionnelle du monde par actualisation de toutes les données, par transformation de tous nos actes, de tous les événements en information pure - bref : la solution finale, la résolution anticipée du monde par clonage de la réalité et extermination du réel par son double216. » Le crime parfait est le fait de vouloir éradiquer le réel, l’exterminer sans laisser aucune trace. En effet, l’objectif des hommes est de remplacer le monde réel par un autre monde illusoire, par son simulacre. Néanmoins, le clonage du réel n’a pas totalement anéanti le réel. L’avatar du monde réel contient des restes du réel. Au point que le crime du réel n’est pas parfait. Le monde qui remplace le monde réel est-il parfait ? En imitant son Créateur l’homme a voulu créer un monde parfait. Mais Baudrillard voit que le monde postmoderne contient plusieurs signes d’imperfections. 1.2. La création du monde postmoderne « parfait » Le monde postmoderne est notre monde actuel. La postmodernité se veut une vision philosophique de notre monde CP, p. 15. CP, p. 23. 216 CP, p. 57. 214 215

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qui est loin du monde moderne. Le monde moderne est basé sur la rationalité. Il fut déterminé par des philosophes tels Kant, Spinoza et Leibniz. Quant au monde postmoderne, il est défini par des philosophes qui critiquent l’universalisme et la rationalité du monde moderne. Ce monde rompt avec le règne du sujet et de la raison hérité du siècle des Lumières. C’est un monde dans lequel le sujet ne peut saisir l’objet, car l’objet est unique, changeant et différent. De plus, la raison n’est plus la seule maîtresse du monde. Elle est déchue de son rôle sacré. Baudrillard est inscrit dans la lignée des philosophes postmodernes puisqu’il conçoit le monde comme un objet qui ne peut être saisi par la raison humaine. L’homme moderne essaye de comprendre le monde en voulant le parfaire. Mais, il le remplace par un autre monde qu’il croit « parfait ». Descartes attribue la perfection à Dieu, il ne parle jamais de la valeur infinie de Dieu, mais de sa souveraine perfection : « Je conçois Dieu actuellement infini en un si haut degré qu’il ne se peut rien ajouter à la souveraine perfection qu’il possède217. » Ce terme de perfection ne s’applique d’ailleurs pas qu’à Dieu, mais aussi à d’autres choses, à partir du moment où elles ont une valeur. Dieu est donc pour Descartes la valeur suprême218. Or le concept de perfection peut avoir aussi une tout autre signification : une chose est parfaite lorsqu’elle atteint la plus grande des valeurs dont elle est capable, c’est-à-dire lorsqu’elle se dépasse pour s’achever. Un cercle parfait est une figure dont les rayons sont tous réellement à égale distance du centre. En fait la perfection est une valeur relative et limitée. Tout en étant donc le propre de Dieu, le concept de perfection demeure, en dernière instance, relatif aux objets et aux personnes. Si on admet que la perfection appartient à la définition même de Dieu, le monde qu’il a créé doit être parfait. Si bien que l’homme aussi est parfait. Toutefois, selon Baudrillard, Dieu a créé le monde et il l’a laissé au hasard et au jeu. Il s’est retiré, laissant l’homme libre et seul. Voulant imiter l’œuvre de son créateur, l’homme a voulu créer un monde parfait. Pour cela, il a assassiné le R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 2009, p. 448. « La substance que nous entendons être souverainement parfaite, et dans laquelle nous ne concevons rien qui enferme quelque défaut, ou limitation de perfection s’appelle Dieu. » (R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 501). 217 218

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monde réel et l’a remplacé par un monde, soi-disant parfait. L’homme peut-il créer un monde meilleur que celui qui est créé par Dieu ? Quel est donc ce monde « parfait » ? Baudrillard pense que la perfection est criminelle. C’est elle qui a poussé les hommes à tuer le réel : « Si le crime n’est jamais parfait, la perfection, elle, est toujours criminelle, comme son nom l’indique. Dans le crime parfait, c’est la perfection elle-même qui est le crime, comme dans la transparence du Mal, c’est la transparence elle-même qui est le Mal. Mais la perfection est toujours punie : la punition de la perfection, c’est la reproduction219. » La perfection est le crime. À cause de sa croyance en un monde parfait, l’homme a détruit le réel. Or, la perfection n’est jamais réalisée pleinement, sa punition serait sa reproduction ou la recherche perpétuelle de la perfection. Le monde ne sera jamais parfait et l’homme est dans une quête continue. Quête qui le pousse à vouloir parfaire ce monde sans jamais arriver à le faire. Qui plus est, l’homme se croit parfait puisqu’il est le génie créateur de son monde. Quel est donc ce monde dans lequel l’homme vit parfaitement ? Ce nouveau monde dépourvu du réel est un monde artificiel : « Le monde tel qu’il est qui n’est pas du tout le monde ‘réel’ – se dérobe perpétuellement à l’investigation du sens, provoquant l’actuelle catastrophe de l’appareil de production du monde ‘réel’220. » L’homme produit un monde irréel, mais il le fait en vain car le réel est absent. L’invention du monde parfait est l’objectif de l’accomplissement du crime parfait : « Le crime parfait eût été d’inventer un monde sans failles et s’en retirer sans laisser de traces. Mais nous n’y réussissons pas. Nous laissons quand même partout des traces – virus, lapsus, germes et catastrophes – des signes d’imperfection qui sont comme la signature de l’homme au cœur du monde artificiel221. » L’homme qui a commis le crime parfait n’a pas pu arriver à son but. Il aurait dû ne pas laisser des traces de son meurtre. Alors que ses marques sont omniprésentes dans notre monde. Elles se révèlent dans les signes péjoratifs qui dévoilent l’imperfection de notre monde artificiel tels que les problèmes sociaux, les crises économiques, les maladies et toute autre forme de malheur.

CP, p. 13-14. CP, p. 28. 221 CP, p. 68. 219 220

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En l’absence du crime parfait, le monde serait un monde parfait. C’est lorsque l’homme a voulu comprendre le monde réel, puis le perfectionner, que le monde n’est plus parfait : « Le monde est parfait si on le prend tel qu’il est, comme une évidence absolue. Puis cette évidence est troublée, et il faut commencer à l’expliquer, à lui donner un sens – et c’est le commencement de la fin222. » Ce n’est que lorsque l’homme est intervenu dans le monde et qu’il a voulu le comprendre et l’expliquer qu’il a compromis sa perfection. Ce faisant, il a créé un monde artificiel. Le monde qu’il a créé est ainsi artificiel et le monde qu’il a tué était parfait. Serait-ce le hasard qui joue un tour aux hommes ? Le problème est que les hommes sont désormais dans ce monde artificiel. Ils sont devenus euxmêmes artificiels et des clones de l’humain223. En outre, ils croient que ce monde est parfait : « Vu du côté du sens, le monde est bien décevant. Vu du côté de l’apparence et du détail, il est d’une évidence parfaite224. » La perfection est, selon Baudrillard, subjective. C’est la vision que possède l’homme du monde. Cette vision se limite au monde des apparences sensibles, des détails matériels et n’est pas en rapport avec la signification réelle du monde. C’est la société de consommation qui dirige la vie des hommes. Elle les pousse à vouloir user et abuser de tous les moyens techniques. Cet usage excessif donne naissance à un monde des apparences, puisque le sens intérieur des objets cède sa place à son aspect extérieur. Et cela, c’est le monde parfait de l’homme du XXe siècle. Mais Baudrillard critique cette vision que l’homme a du monde en montrant qu’elle est erronée puisqu’elle est vide de sens. Bien qu’il dise que son objectif ne consiste pas à critiquer le monde, il le fait quand même : « Je ne porte pas de jugements de valeur car je suis complètement incapable d’entrer dans ce monde-là et de le voir de l’intérieur. Je ne sais même pas me servir d’un ordinateur225. » Baudrillard n’a-t-il pas peur de l’inconnu ? Il admet lui-même qu’il est incapable de comprendre le monde et il semble que sa peur le pousse à se retirer de ce monde, à le juger puis à le fuir. Baudrillard critique le monde actuel par ED, p. 37. « Mais le vrai problème est dans le fait que ce monde artificiel, nous y sommes déjà. Pas besoin de clones génétiques – nous sommes d’ores et déjà, hic et nunc, devenus des clones. » (ED, p. 49). 224 CP, p. 125. 225 CA, p. 152. 222 223

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pure peur de ce monde qui lui échappe. Notre monde est si rapide et si compliqué que Baudrillard ne parvient plus à le saisir. Les critiques que Baudrillard adressent à notre monde sont nombreuses. Le monde était parfait, puis il s’est transformé. La chute du monde est la conséquence du travail humain : « Si le monde est parti jadis vers la transcendance, s’il est tombé dans d’autres arrière-mondes, aujourd’hui, il a chu dans la réalité. S’il y avait jadis une transcendance vers le haut, il y a aujourd’hui une transcendance vers le bas. C’est en quelque sorte la deuxième chute de l’homme, dont parle Heidegger : la chute dans la banalité – mais, cette fois, sans rédemption possible226. » Avant que l’homme n’intervienne, le monde était mené par une ascendance. Mais l’homme l’a fait chuter et son mouvement est devenu transcendant vers le bas. Le monde et l’homme chutent ensemble. L’homme emporte avec lui le monde dans son mouvement descendant vers la banalité. Heidegger pense que la chute est la conséquence de l’oubli de l’être, au double sens du génitif objectif et subjectif227. La chute ne doit pas être considérée comme une chose péjorative ou comme un péché. Sa signification existentielle est que l’homme ne possède pas une conscience authentique de sa conscience de soi. Selon Baudrillard, l’homme a chuté dans la banalité et il a fait basculer le monde avec lui. Le monde ne veut plus exister : « Car le monde ne cherche pas à exister plus, ni à persévérer dans l’existence. Il cherche au contraire le moyen le plus spirituel d’échapper à la réalité. Il cherche, à travers la pensée, ce qui peut le mener à sa perte228. » Le monde n’est ni vrai ni réel et il ne veut pas l’être. De peur d’être mal compris ou peu compris par l’homme qui veut à tout prix le comprendre et le changer, le monde préfère disparaître. Tout compte fait, le monde veut préserver le mystère de sa quiddité et ne veut pas être métamorphosé par l’homme : « La règle absolue de la pensée, c’est de rendre le monde tel qu’il nous a été donné – inintelligible - et si possible un peu plus inintelligible. Un peu plus énigmatique229. » Le monde ne peut être saisi par l’entendement humain. Baudrillard pense que l’homme ne doit pas le comprendre. Au contraire, il doit même le rendre plus PL, p. 19. « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli. » (M. Heidegger, Être et temps, trad. par Fr. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 25). 228 PR, p. 41. 229 PR, p. 42. 226 227

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mystérieux qu’il ne l’a reçu. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle Dieu a disparu. L’homme ne peut saisir ni le monde ni Dieu. Alors ces deux derniers, plus intelligents que l’homme, disparaissent laissant l’homme seul dans son monde artificiel. En voulant comprendre et analyser le monde, l’homme le fait disparaître : « Par sa faculté exceptionnelle de connaissance, l’homme, en même temps qu’il donne sens, valeur et réalité au monde, amorce, parallèlement, un processus de dissolution (‘analyser’ signifie littéralement ‘dissoudre’)230. » Le monde ne peut être compris par l’homme. Il ne peut se révéler qu’à lui-même et ne peut être saisi que par luimême231. S’il se révèle comme illusion, c’est parce qu’il sait que l’homme ne peut le comprendre. Ainsi, l’absence de la compréhension du monde par l’homme serait le travail du monde : « Car c’est l’objet qui nous voit, c’est l’objet qui nous rêve. C’est le monde qui nous réfléchit, c’est le monde qui nous pense232. » Le monde n’est pas un objet chosifié mais c’est un concept ou un objet pur qui ne ressemble à rien et qui ne peut être totalement connu par l’homme. Il est une illusion233 non identifiable, il n’est ni vrai ni réel. Nietzsche pense que le monde n’est pas vrai : « À bas toutes les hypothèses qui ont permis la croyance en un monde vrai’ disait Nietzsche234. » Le monde est une illusion. Il n’est pas réel et c’est ce qui fait son charme et son mystère. L’homme ne peut supporter l’absence du réel, il crée alors un monde des apparences ou un monde illusoire duquel le réel se retire. À cet égard, l’on doit s’interroger sur la dette de Baudrillard vis-à-vis d’une philosophie nihiliste aussi virulente que celle de Nietzsche. D’ailleurs Baudrillard l’admet dans une entrevue faite par Les Humains Associés235. Le réel est semblable au monde vrai. Les deux disparaissent suite à l’intervention de l’homme pour laisser la place PTN, p. 13. « Car c’est le monde qui doit s’analyser lui-même. C’est le monde lui-même qui doit se révéler non comme vérité, mais comme illusion. La déréalisation du monde sera l’œuvre du monde lui-même. » (CP, p. 146). 232 J. Baudrillard, Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité, Paris, Descartes et Cie, 1998, p. 24 (CIN). 233 « Donc, le monde est une illusion radicale. » (CP, p. 35). 234 ESM, p. 95. 235 « Et il y a, comme le disait Nietzsche, un nihilisme actif. C'est même une sorte d'existence plus prenante. » J. Baudrillard, « Entre le cristal et la fumée », Les Humains Associés, n°7, Paris, 1995. 230 231

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à l’illusion. Qui plus est, les deux philosophes pensent que le monde des apparences est plus vivable que le monde réel. L’homme serait plus heureux loin du vrai monde ou du monde réel. Mais Baudrillard critique, sans l’admettre, notre monde illusoire tandis que Nietzsche en fait l’éloge. Par conséquent le monde parfait n’existe pas, il est remplacé par un monde des apparences. Le monde réel est assassiné par l’homme, il devient le fruit d’une disparition certaine : « Le monde n’est pas fixe, il offre plusieurs visages, renforçant l’incertitude, jusqu’à nous conduire au ‘Rien’236. » Possédant une multitude de significations, le monde s’éloigne de l’homme. L’homme se croit capable de comprendre le monde et de créer un monde parfait. Toutefois, Baudrillard a une vision complétement opposée. Il pense que l’homme ne peut connaître le monde que dans son absence : « L’identification du monde est inutile. Il faut saisir les choses dans leur sommeil, ou dans toute autre conjoncture où elles s’absentent d’elles-mêmes. Comme dans les ‘Belles Endormies’, où les vieillards passent la nuit auprès de ces femmes, fous de désir, mais sans y toucher, et s’éclipsent avant leur réveil. Eux aussi sont allongés auprès d’un objet qui n’en est pas un, et dont l’indifférence totale aiguise le sens érotique. Mais le plus énigmatique, c’est que rien ne permet de savoir si elles dorment vraiment ou si elles ne jouissent malicieusement, du fond de leur sommeil, de leur séduction et de leur propre désir en suspens237. » Le monde ne peut être compris que dans son absence. Il jouit de sa disparition. Sa disparition n’est peut-être pas complète comme les Belles Endormies qui ne sont peut-être pas réellement endormies. Le monde n’a pas totalement disparu, car il laisse ses traces. Il est alors plus intelligent que nous. Il joue de la séduction pour attirer l’homme et le pousser à le penser. C’est le monde qui se joue de l’homme. Il le manipule238. En guise de conclusion, l’on peut dire que le crime parfait est le crime du réel. Il n’est pas parfait puisque ce meurtre a laissé ses traces. L’homme a commis ce crime sous prétexte de vouloir mener le monde à sa perfection. Dès lors, il crée un monde qu’il croit parfait, mais qui ne l’est pas en réalité. C’est notre monde A. Gauthier, op. cit., p. 14. CP, p. 21. 238 « À travers la technique, c’est peut-être le monde qui se joue de nous, l’objet qui nous séduit par l’illusion du pouvoir que nous avons sur lui. » (CP, p. 19) 236 237

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postmoderne qui est le résultat de la création humaine. Ce monde est envahi par l’imperfection, mais l’homme n’en est pas conscient. Il se croit vivre dans un monde « parfait » qu’il maîtrise. Mais la réalité est tout autre. C’est le monde qui est à l’origine de cette gigantesque œuvre de manipulation. 2. Le virtuel : clonage du réel 2.1. L’illusion du réel Dans la pensée de Baudrillard, le réel est intrinsèquement lié à la disparition. Le réel a disparu de notre monde. C’est l’illusion qui le remplace. L’illusion ne s’oppose pas au réel. Elle est une deuxième réalité qui porte en elle une première réalité qui a disparu : le réel. Ce faisant, l’illusion contient en elle des brins du réel disparu : « L’illusion ne s’oppose pas au réel, elle joue avec lui239. » L’illusion est le résultat du crime parfait qui a anéanti le réel en sauvegardant quelques traces de lui. L’illusion ne s’oppose pas non plus à la vérité : « L’illusion n’est pas le contraire de la réalité, ni le contraire de la vérité, c’est un jeu qui ne se pose absolument pas la question de la vérité ou de la réalité très héraclitéenne, en effet : il se joue, un point c’est tout240. » L’illusion n’est ni l’antidote du réel ni celui de la vérité. Dans la tradition philosophique, les concepts de réalité et de vérité sont deux concepts complémentaires quoique distincts. La réalité est une catégorie ontologique alors que la vérité est une catégorie logique : les objets sont réels ou non, le jugement est vrai ou faux. Le lien entre la réalité et la vérité s’explique comme suit : ce que l’on dit de la réalité est vrai ou faux en fonction de ce qui existe ou n’existe pas. Autrement dit, la réalité est un critère de vérité. On tiendrait pour vraie la pensée ou la proposition dans laquelle les choses et leurs relations sont représentées telles qu'elles sont dans la réalité. La réalité est alors un critère de vérité. Héritée d’Aristote, la célèbre phrase de Saint Thomas d’Aquin veritas est adæquatio intellectus et rei affirme cette idée puisqu’elle signifie que la vérité est l’adéquation de la pensée aux objets réels qui existent. Dans la même lignée, Kant pense qu’ « une connaissance est fausse quand elle ne concorde pas avec l’objet auquel on la rapporte »241. La vérité est alors reliée à la réalité, tandis que l’illusion est reliée à l’erreur. A. Gauthier, op. cit., p. 93. ED, p. 63. 241 E. Kant, op. cit., p. 88-89. 239 240

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Baudrillard se détache de cette pensée classique puisqu’il pense que la réalité et l’illusion ne s’opposent pas. L’illusion n’est pas source d’erreur, car elle contient le réel. L’illusion est un jeu dans lequel l’homme se lance. Bien plus, elle est la seule vérité restante dans un univers douteux et dépourvu du réel. Elle n’est pas une erreur et donc sa valeur est aussi importante que celle du réel242. L’illusion englobe le réel. Elle est née suite au crime originel qui contient aussi le meurtre du réel : « L’illusion radicale est celle du crime originel, par lequel le monde est altéré dès le départ, jamais identique à lui-même243. » Le réel est remplacé par l’illusion. Pourquoi l’illusion dirige-t-elle notre monde ? Baudrillard pense que le monde réel a disparu car Dieu l’a anéanti en s’anéantissant. Voulant comprendre Dieu et le réel, l’homme les a faits disparaître car son intelligence est incapable de les saisir : « C’est Dieu qui préside à cette dissolution du monde comme illusion, et à sa résurrection comme simulacre, comme réalité virtuelle, au terme d’un processus d’extermination par le réel de toutes ses possibilités244. » Le monde réel ne peut être compris, alors il disparaît245. Il réapparaît comme son simulacre dans un monde illusoire. Ce dernier est alors un monde imparfait puisque le monde parfait est un monde qui n’existe pas : « Ce qui nous assure de l’existence du monde, c’est donc son caractère accidentel, criminel, imparfait. Du coup, il ne peut nous être donné que comme illusion246. » L’illusion est vitale car elle est le seul souvenir que l’homme possède du monde réel. Elle est « l’effet-monde luimême »247. Le monde ne peut contenir à la fois le réel et l’illusion et puisque le réel n’est plus alors, c’est l’illusion qui fait partie de notre monde. Cette coexistence ne peut avoir lieu non pas à cause « Aussi longtemps qu’une illusion n’est pas reconnue comme une erreur, sa valeur est exactement équivalente à celle d’une réalité. Mais une fois reconnue l’illusion comme telle, elle n’en est plus une. C’est donc le concept même d’illusion, et lui seul, qui est une illusion. » (CP, p. 81). 243 CP, p. 25. 244 CP, p. 25-26. 245 Il est intéressant de se rappeler que la pensée antimoderne de Heidegger est à l’origine de cette critique virulente adressée à la raison calculatrice. Cependant, Heidegger semble vouloir préserver à l’être une dignité d’existence qui contredit le destin d’anéantissement que lui réserve la pensée postmoderne déconstructionniste de Baudrillard. 246 CP, p. 26. 247 CP, p. 90. 242

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de la réalité qui s’oppose à l’illusion mais parce que le réel a cédé sa place à l’illusion. L’homme a détruit le monde réel et l’a remplacé par un monde illusoire. C’est la raison pour laquelle l’illusion et le réel ne peuvent se rencontrer. Bien plus, le réel n’a pas totalement disparu et donc l’illusion a en elle quelques traces du réel. Cette destruction faite par l’homme n’est-elle pas vitale ? L’illusion rend le réel supportable comme le fait le rêve. De par son étymologie ce terme signifie « se moquer de », « se jouer de ». L’homme peut alors se jouer du réel et le réel peut se jouer de l’homme. Dans son ouvrage L’illusion, Roland Quillot dit : « Au premier niveau, l’illusion peut se définir, soit comme une erreur particulière due à des apparences qui nous trompent et nous font voir la réalité (intérieure et/ou extérieure) autrement qu’elle n’est, soit, en sens inverse, de nous donner des raisons de penser que ce que nous croyons comprendre d’elle, n’est pas illusoire »248. L’illusion ne doit pas être condamnée comme l’a fait Baudrillard. Il est vrai qu’elle peut nous induire en erreur mais, cette erreur est parfois nécessaire à l’homme pour survivre. La cause de la disparition du réel est l’œuvre de l’homme. Mais cette raison est reliée à une cause antérieure. La disparition de Dieu est la cause indirecte de la création du monde illusoire par l’homme : « Le monde nous est donné. Or ce qui est donné, il faut pouvoir le rendre. Jadis, on pouvait rendre grâce, ou répondre au don par le sacrifice. Désormais nous n’avons plus personne à qui rendre grâce. Et si nous ne pouvons plus rien donner en échange du monde, celui-ci est inacceptable. Il va donc falloir liquider le monde donné. Le détruire en lui substituant un monde artificiel, construit de toutes pièces, pour lequel nous n’aurons de comptes à rendre à personne249. » Dieu est mort et l’homme ne croit plus en lui. Dieu a légué à l’homme le monde puis il a disparu. L’homme est seul face au monde et au réel. Ainsi, l’homme n’a plus de comptes à rendre à Dieu et surtout il ne doit plus lui rendre le monde réel tel qu’il l’a reçu. Voulant créer un monde meilleur, voire parfait, l’homme fait disparaître ce monde réel et il le remplace par l’illusion. L’illusion est alors la manière qu’ont les choses et les objets de se donner à l’esprit humain. R. Quillot, « Peut-on vivre sans illusion ? », Café-philo de Chevilly-Larue et de l’Haÿ-les-Roses, numéro spécial, l’Haÿ-les-Roses, 9 octobre 2013. 249 EI, p. 23-24. 248

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L’illusion est le monde tel que l’homme veut le voir et donc tel que l’homme l’a créé. Mais ces choses créées par l’intelligence humaine existent-elles ? Sont-elles réelles ? Baudrillard répond en disant que les choses ne sont pas réelles et que la règle du jeu consiste en ce qu’elles soient vues par l’homme comme réelles : « Le miracle du jeu, c’est de nous faire vivre non plus comme réalité, mais comme illusion – illusion supérieure, défi aristocratique à la réalité. Car la réalité est démocratique, et l’illusion est aristocratique250. » L’homme veut vivre dans l’illusion. La réalité est dure et imparfaite. Il a voulu l’anéantir pour vivre dans ce monde illusoire et, selon l’homme, ce monde devient parfait. La réalité est absente de ce monde illusoire mais l’homme prend le monde illusoire pour une réalité : la réalité virtuelle et différente du monde réel a disparu. L’homme croit que son monde est réel. Il doit cette croyance aux media et à la société de consommation qui le persuadent que cette illusion dans laquelle il vit est réelle : « En quelque sorte, l’histoire du monde s’accomplit en temps réel, par l’opération du virtuel. Malheureusement, c’est aussi la disparition du monde en temps réel251. » Le réel est remplacé par le virtuel, il est absent du monde vu par les media et la publicité. L’homme ne réalise pas cette mutation du monde. Il croit, miraculeusement, qu’il vit dans le monde réel. Baudrillard pense que c’est un miracle car le réel a disparu mais l’homme continue à croire que le monde dans lequel il vit est réel. Ce monde de l’illusion est conçu par l’homme comme le monde réel. C’est l’illusion du réel ou aussi la réalité virtuelle. Le réel est ainsi remplacé par l’illusion du réel. Étant incapable de comprendre le réel, l’homme s’en est détaché : « À vrai dire, le monde réel, entre tous les autres possibles, est inimaginable. Impensable sinon comme superstition dangereuse. Nous devons nous en détacher comme la pensée critique s’est détachée jadis (au nom du réel !) de la superstition religieuse. Penseurs, encore un effort252 ! » Selon Baudrillard, l’intelligence humaine ne peut comprendre le réel, tout comme la pensée critique qui ne peut comprendre les superstitions religieuses. Il appelle alors les penseurs à ne plus essayer de comprendre le réel puisqu’il est EI, p. 88. CP, p. 47. 252 PR, p. 16. 250 251

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incompréhensible. Baudrillard ne fonde-t-il pas ainsi une nouvelle philosophie agnostique ayant pour objet le réel ? Ce réel qui le hante est incompréhensible. Par conséquent, il le laisse et essaye de blâmer les hommes contemporains en les nommant responsables de cet anéantissement du réel. Baudrillard ne fait-il pas partie de ces hommes qui ont tué le réel ? Dans la mesure où il ne parvient pas à saisir le réel, il entend se débarrasser de lui en le liquidant. Ne pouvant comprendre le réel, Baudrillard le tue puis rend les hommes responsables de ce crime parfait. Il pense aussi que les hommes ont peut-être compris que le monde réel est inaccessible à leur intelligence. Par conséquent, ils l’ont laissé de côté et l’ont remplacé par un monde illusoire : « Derrière la réalité virtuelle, sous toutes ses formes, le réel a disparu – et c’est cela qui fascine tout le monde253. » Baudrillard n’est-il pas le premier et peut-être même le seul à être fasciné par cette disparition ? Il semble que Baudrillard est en train de généraliser ses idées personnelles et subjectives à propos de la disparition du réel. Il pense alors que le réel disparaît du monde suite au monde virtuel créé par l’homme254. Le réel est devenu une illusion : « Expulsé en quelque sorte de son propre cadre, de son propre principe, le réel est devenu lui-même un phénomène extrême. C’est-à-dire qu’on ne peut plus le penser comme réel, mais comme exorbité, comme vu d’un autre monde – comme illusion255. » Pour comprendre le réel, il faut le voir de l’extérieur, c’est-à-dire là où il a laissé quelques traces de son existence antérieure. Ce lieu n’est autre que le monde illusoire dans lequel nous vivons. L’illusion ne s’oppose pas au réel et elle contient la seule empreinte laissée par le réel. Ainsi, l’illusion permet à l’homme de comprendre le monde réel et elle remplace ce monde : « La réalité qui s’est inventée au cours des siècles derniers et dont nous avons fait un principe, celle-là est en voie de disparition. Vouloir la ressusciter à tout prix comme référence ou comme valeur morale est un contresens, car le principe en est mort. Ce à quoi nous assistons derrière l’effacement du réel ‘objectif’, c’est à la montée en puissance de la Réalité Intégrale, d’une Réalité Virtuelle qui repose sur la dérégulation du principe

PTN, p. 28-29. « Entraîné dans le processus de simulation, de virtualisation, de transparence, le réel disparaît. » (A. Gauthier, op. cit., p. 141). 255 PR, p. 15. 253 254

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même de réalité256. » La réalité objective est la réalité relative au sens réel de l’objet, au monde réel qui a disparu. Elle laisse sa place à la réalité intégrale ou à la réalité matérialisée qui est représentée par la technique257. Par conséquent, l’illusion du réel a remplacé le réel et elle a donné naissance à une réalité virtuelle. Cette dernière est différente de la réalité objective ou du monde réel. 2.2. La réalité virtuelle La réalité virtuelle est le monde virtuel actuel dans lequel nous vivons. Il est le produit de l’illusion du réel. Il est présidé par la technologie qui est apte à donner naissance à plusieurs objets irréels : « Pour l’instant, nous sommes dans ce casque, cette combinaison digitale de la réalité virtuelle : on espère qu’il y aura autre chose et que même cette virtualité est virtuelle, c’est-à-dire que nous n’aurons pas affaire qu’à elle, mais elle est effectivement en passe d’annexer toutes les possibilités pour l’instant, y compris dans l’art, parce que la multiplicité d’artistes qui travaillent aujourd’hui, même s’ils ne sont pas sur des ordinateurs, des images de synthèse, etc… s’ils refont ce qui a été fait, s’ils remixent les formes passées, c’est la même chose258. » Le digital ou le numérique est omniprésent dans tous les domaines de nos vies, tels l’économie, l’art, la science et la religion. Il mélange les images données ensemble et crée ensuite une réalité virtuelle. Il transforme le monde en données numériques. Même l’art n’est plus une représentation du réel puisque les artistes reproduisent ce qui existe déjà sans aucun effort de création. Ils mélangent des images virtuelles du monde et reproduisent leurs œuvres. L’imagination créatrice n’a plus ainsi de place dans l’art259. Mais Nietzsche pense que l’illusion est nécessaire dans l’art : « En tant PL, p. 11. À cet égard, Baudrillard s’inspire de Heidegger qui conçoit la technique moderne comme l’achèvement d’une métaphysique accidentale oublieuse de la dignité de l’être (cf., Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 9-48). Voir aussi H. Marcuse, « Les formes nouvelles de contrôle », dans L’homme unidimensionnel France, Les Éditions de Minuit, 1964, p. 27-44. 258 CA, p. 161. 259 « C’en est fini de l’imagination même de l’image, de son ‘illusion’ fondamentale puisque, dans l’opération de synthèse, la référence n’existe plus et que le réel n’a plus lieu d’avoir lieu, étant immédiatement produit comme Réalité Virtuelle. » (PTN, p. 38). 256 257

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que phénomène esthétique, l’existence nous reste supportable, et l’art nous donne les yeux, les mains, surtout la bonne conscience qu’il faut pour pouvoir faire d’elle ce phénomène au moyen de nos propres ressources. Il faut de temps en temps que nous nous reposions de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire ou pour pleurer sur nous il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou qui se dissimulent dans notre passion de connaître ; il faut que nous soyons heureux, de temps en temps, de notre folie, pour pouvoir demeurer heureux de notre sagesse260. » L’art est alors un brin de folie ajouté à la vie. Il aide la raison à perdurer dans son travail méthodique. La sagesse est de même le mélange de la raison et de la folie. Il semble que Baudrillard n’a pris de la pensée de Nietzsche que son côté rationnel. Tout comme la philosophie traditionnelle, il a préféré Apollon à Dionysos. Le monde virtuel est la conséquence de la société de consommation. Il est le monde produit par la publicité. Cette dernière fait basculer le monde dans la simulation261 du monde réel et donc dans le virtuel. Ce monde virtuel est basé sur l’interactivité qui le lie à l’homme : « Vidéo, écran interactif, multimédia, Internet, Réalité Virtuelle : l’interactivité nous menace de partout262. » L’homme est en relation avec des images virtuelles. Il n’est plus en contact avec le réel. Bien plus, il est en extase dans ce monde virtuel : « Derrière l’immatérialité des technologies du Virtuel, du numérique et de l’écran, se cachent une injonction, un impératif que Mc Luhan avait déjà fort bien repéré dans l’image télévisuelle et médiatique : celui d’une participation renforcée, d’un investissement interactif qui peut tourner au vertige, à l’implication ‘extatique’ qu’on peut constater partout dans le cyber-monde263. » Baudrillard pense que la technologie et surtout l’écran264 donnent F. Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1972, p. 151. « La thèse de Baudrillard est que la réalité en soi n’existe pas, il y a seulement un effet de réalité, qui n’est qu’une forme de simulation. » (F. L'Yvonnet, op. cit., p. 69). 262 PL, p. 63. 263 PL, p. 24. 264 « Sur l’écran, siège du virtuel, se déplacent nombre d’insignifiances imputables à la transparence, à l’interactivité, au caractère viral des réseaux. Les capter subrepticement par des images théoriques qui s’élèvent à la puissance de l’illusion. Duel symbolique entre deux formes d’insignifiance. » (A. Gauthier, op. cit., p. 147). 260 261

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naissance à une société virtuelle représentée par le cyber-monde. Elle pousse les hommes à être en extase dans un monde envahi par l’image virtuelle. Il s’appuie alors sur Mc Luhan qui pense que les media bouleversent tous les aspects de la vie de l’homme et de son environnement265. Ce monde illusoire et médiatisé met fin au réel : « Dans son acceptation courante, le virtuel s’oppose au réel, mais sa soudaine émergence par le biais des nouvelles technologies, donne le sentiment que, désormais, il en marque l’évanouissement, la fin266. » Le virtuel n’a pas le sens philosophique ancien qui signifie ce qui est destiné à devenir réel et donc ce qui s’oppose à ce qui existe. Selon Pierre Lévy, « le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s'actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. L'arbre est virtuellement présent dans la graine. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s'oppose pas au réel mais à l'actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d'être différentes »267. Baudrillard s’oppose à cette tradition et pense que l’illusion est ce qui existe et non pas ce qui n’existe pas. Elle est ce qui remplace le réel et le contient. La réalité virtuelle est désormais la réalité du monde actuel qui annule le réel en l’englobant. Elle est ce qui reste après la disparition de tout268. Le monde réel perd son sens lorsqu’il est remplacé par le monde virtuel. Le virtuel rend le réel inutile : « Quand le monde, « Le médium, ou processus, de notre temps —la technologie électrique — remodèle et restructure les modes d’interdépendance sociale et tous les aspects de notre vie personnelle. Il nous force à reconsidérer et réévaluer pratiquement chaque pensée et chaque action, chaque institution antérieurement prise pour acquise. Tout change : vous, votre famille, votre voisin, votre éducation, votre emploi, votre gouvernement, votre relation « aux autres ». Et ils changent radicalement. » G. Tremblay, « De Marshall Mc Luhan à Harold Innis ou du village global à l’empire mondial », dans tic&société, n°1, Montréal, 2007. 266 MDP, p. 45. 267 P. Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1998, p. 6-7. 268 « What remains behind us after we disappear? Baudrillard’s inviting question deserves one answer and a very easy answer indeed: virtualities. […] We only leave behind us virtual archetypes that define ourselves cryptically and retroactively. » (W. Mansour, Being and hyper-imaginal disappearance, Doctorate in Philosophy, supervised by Howard Caygill and Peg Rawes, The London consortium - Birkbeck College - University of London, London, 2009, p. 144). 265

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ou la réalité, trouvent dans le virtuel leur équivalent artificiel, ils deviennent inutiles. Quand le clonage suffit à la reproduction de l’espèce, le sexe devient une fonction inutile269. » Le virtuel est comparé au clonage. Ce dernier peut ainsi reproduire des espèces. Par conséquent, la sexualité n’est plus utile. C’est que le virtuel peut reproduire le monde en ôtant à la réalité sa fonction de production d’objets réels. Baudrillard s’inspire de la conception que R. Barthes formule à propos de l’objet: « Voilà donc un véritable transfert de l'objet, qui n'a plus d'essence, et se réfugie entièrement dans ses attributs. On ne peut imaginer asservissement plus complet des choses270. » L’objet perd toute sa quiddité. Il est chosifié par l’homme qui veut absolument le comprendre. Dans la même lignée, Baudrillard trouve que les objets sont produits par le monde virtuel et ils ne sont pas uniques. Ils sont absents du monde virtuel et ne répondent pas aux désirs et passions des hommes : « De là naissent toutes nos passions contemporaines, passions sans objet, passions négatives, toutes nées de l’indifférence, toutes construites sur un autre virtuel, en l’absence d’objet réel, et donc vouées à cristalliser de préférence sur n’importe quoi271. » L’objet réel et inédit cède sa place à l’objet virtuel. La société de consommation produit une multitude d’objets similaires qui ne sont pas désirés par l’homme. De plus, l’être humain n’est plus unique dans cette société272. Il est un avatar tout comme tous les autres êtres humains qui vivent avec lui : « Dans la pluralité, la multiplicité, l’être ne fait que s’échanger contre lui-même, ou contre ses multiples avatars. Il se métastase, il ne se métamorphose pas273. » L’être n’évolue plus. Il est identique aux autres êtres et il sauvegarde ses spécificités sans faire aucun progrès ou ajout. L’être n’est plus unique ; il disparaît laissant sa place à son avatar. En disparaissant, il oblige l’autre aussi à disparaître : « Avec le Virtuel, nous entrons non seulement dans l’ère de la liquidation du Réel et du Référentiel, mais dans celle de l’extermination de l’Autre274. » Le J. Baudrillard, L’échange symbolique, Paris, Galilée, 1999, p. 57 (EI). R. Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1991, p. 12. 271 CP, p. 198. 272 H. Marcuse, « La conquête de la conscience malheureuse », dans L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 81-109. 273 EI, p. 100. 274 CP, p. 157. Il n’est pas anodin de constater les effets destructeurs d’une course effrénée à l’armement nucléaire. Opération on ne peut plus inhumaine qui aboutira à l’anéantissement de l’altérité humaine. 269 270

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virtuel extermine le réel et tous ses composants comme autrui et même soi-même. Tout objet unique, et tout être singulier sont alors exterminés du monde illusoire. Le virtuel a tué le réel. Voulant se projeter dans un monde meilleur, l’homme assassine le réel : « Alors que la pensée travaille à l’inachèvement de la réalité, le Virtuel travaille à l’achèvement du réel et à sa solution finale. Le déni de réalité, qui était dans la dimension philosophique une opération mentale, devient avec les technologies du Virtuel une opération chirurgicale275. » La tradition philosophique a essayé de comprendre le réel en essayant de le détacher du monde virtuel. Ce travail sera facilement réalisé par la technologie qui a pu séparer le réel du virtuel. Les media ont effacé le réel du monde en le remplaçant par le virtuel. La technologie est fortement critiquée par Baudrillard mais ses avantages sont multiples : « Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable276. » La technologie utilisée à bon escient est utile, mais l’exagération risque d’être nocive à l’homme et au monde. Le monde virtuel est désormais plus important que le monde réel : « Le Virtuel me pense. Mon double erre au fil des réseaux, où je ne le rencontrerai jamais. Car cet univers parallèle est sans rapport avec celui-ci. Il en est la transpiration artificielle, la réverbération totale, mais il ne le réfléchit pas. Le Virtuel n’est plus réel en puissance, comme ce fut le cas jadis277. » Le monde virtuel se détache du monde réel, il est différent de lui. C’est un univers parallèle au monde réel qui met fin au réel278. Il est le clone du réel279. Le virtuel crée un monde plus que réel, un monde hyperréel280 qui est parfait car il est le fruit du travail de l’homme EI, p. 59. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Flammarion, 1996, p. 334. 277 EI, p. 25. 278 « Ce qui était l’enjeu de cette modernité a trouvé sa fin, qui est la plupart du temps assez monstrueuse et aberrante, mais où toutes les possibilités ont été épuisées ou sont en passe de l’être, le tout s’achevant dans cette espèce d’éventail de la réalité virtuelle dont en fait personne, malgré l’amoncellement d’écrits là-dessus, ne sait ce que c’est vraiment. » (CA, p. 160). 279 « Le virtuel n’est d’ailleurs que la dilation du corps mort du réel – prolifération d’un univers achevé, auquel il ne reste plus qu’à s’hyperréaliser à n’en plus finir. » (CP, p. 75). 280 « Baudrillard théorise ici l’existence d’une hyperréalité où le territoire ne précède plus la carte, mais c’est la carte qui engendre le territoire d’un réel qui tombe en lambeaux, un réel ‘désertifié’ qui finit par se confondre avec ses 275 276

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qui veut créer un monde parfait : « Il y a aujourd’hui une véritable fascination pour le virtuel et toutes ses technologies. S’il est véritablement un mode de disparition, ce serait un choix – obscur, mais délibéré – de l’espèce elle-même : celui de se cloner corps et biens dans un autre univers, de disparaître en tant qu’espèce humaine à proprement parler pour se perpétuer dans une espèce artificielle qui aurait des attributs beaucoup plus performants, beaucoup plus opérationnels281. » L’homme a volontairement mis fin au monde réel pour se projeter dans un monde virtuel. Avec l’aide de la technologie, il est le créateur de ce monde qu’il croit parfait. Il a créé son clone et le clone du monde réel : le monde virtuel. Il a produit ce monde car il n’a pas pu comprendre le monde réel : « Se projeter dans un monde fictif et aléatoire, qui n’a d’autre mobile que cette abréaction violente à nous-mêmes. Se construire un monde virtuel parfait pour faire l’impasse du monde réel282. » Nous vivons dans un monde virtuel puisque la technologie numérique nous envahit. Les jeux télévisés, le cinéma en 3D et 4D, le Facebook et toutes les autres formes de technologie le prouvent. Cette société virtuelle est l’objet d’études critiques qui s’appliquent à en mesurer la portée et l’impact. Dans cet article du Monde intitulé Que reste-t-il des mondes virtuels ?283, l’on représente la société virtuelle comme une société réelle à part entière. Le monde virtuel dépasse les impasses du monde réel. Il est parfait car l’homme l’a créé selon ses désirs et ses besoins. Tout ce qui dans le monde réel déplaît à l’homme est remplacé par la perfection virtuelle du monde illusoire284. Le virtuel est le clone du

innombrables simulacres. » (V. Guillaume, Jean Baudrillard et le Centre Pompidou, Europe, éd. Le Bord de l'Eau, 2013, p. 184). 281 MDP, p. 48. 282 CP, p. 62. 283 « Depuis le milieu des années 2000, les mondes virtuels résistent aussi plutôt bien à la concurrence des réseaux sociaux comme Facebook, qui revendique 750 millions d'inscrits. ‘Les réseaux sociaux sont plus gros, parce que les barrières à l'entrée sont très basses. Mais on peut aussi concevoir les univers virtuels comme des réseaux sociaux en trois dimensions’, poursuit M. Mitham. » (Le Monde, le 3 août 2011). 284 « La virtualité au contraire, en nous faisant entrer dans l’image, en recréant une image réaliste en trois dimensions (en ajoutant même une sorte de quatrième dimension au réel, pour en faire un hyperréel), détruit cette illusion (l’équivalent de cette opération dans le temps, c’est le ‘temps réel’, qui fait se refermer la boucle du temps sur elle-même, dans l’instantanéité, donc abolit

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réel. L’homme a donc transformé le monde réel en un monde illusoire puis en un monde hyperréel. 3. Les media : force de simulation 3.1. Les media, promoteurs d’un échange virtuel Les media ont pour fonction de propager un message et d’assurer un échange entre les personnes. Ils sont un moyen impersonnel de communication qui permet de diffuser une information à un nombre large de personnes d’où le nom de mass media. Du latin medium, les media sont alors un moyen d’échange qui assure un lien entre les individus. Les media modernes sont multiples, tels l’Internet, la presse, la télévision, la publicité, le cinéma et bien d’autres. Leur objectif ultime serait donc la communication. Dans nos sociétés actuelles, le message ne peut être transmis que par les media. Mc Luhan affirme que « le message c’est le medium »285. Les moyens techniques ont pris la place du contact humain qui est direct et continu. Ce faisant, ils deviennent la façon la plus courante pour que les hommes s’échangent des idées et des informations. La relation entre la philosophie et les media est une relation de méfiance. En diffusant un langage de masse, les media risquent de faire dissoudre la réflexion dans un espace inintelligible. D’ailleurs, Baudrillard pense que les media fabriquent la non-communication. Bien plus, ils empêchent l’échange car le message qu’ils diffusent est univoque puisqu’il va de l’émetteur vers une multitude de personnes. Il est aussi neutre vu qu’il n’assure pas un dialogue ou un échange entre l’émetteur et le récepteur : « Ce qui caractérise les media de masse, c’est qu’ils sont anti-médiateurs, intransitifs, qu’ils fabriquent de la non-communication – si on accepte de définir la communication comme un échange, comme l’espace réciproque d’une parole et d’une réponse, donc d’une responsabilité, - et non pas une responsabilité psychologique et morale, mais une corrélation personnelle de l’un à l’autre dans l’échange286. » En définissant la communication comme un échange de paroles, Baudrillard lui donne la charge d’assurer un dialogue et une discussion entre les personnes. toute illusion du passé comme du futur). La virtualité tend à l’illusion parfaite. » (CA, p. 41). 285 M. Mc Luhan, Pour comprendre les médias, Paris, Poche, 1964, p. 12. 286 PCE, p. 208.

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C’est le devoir des media d’assurer un échange entre les gens. En d’autres termes, ils ne doivent pas uniquement envoyer un message, mais ils doivent surtout attendre une réponse. C’est cette deuxième étape qui manque dans cet échange. Les media ont la responsabilité d’assurer un va-et-vient entre deux personnes ou plus. Or, la réponse n’est pas attendue par l’émetteur. Ainsi, les media n’assurent aucune relation entre les individus et ils créent la non-communication. Ils sont censés assurer un contact entre les personnes, mais ils ne le font pas : « La médiatisation ne définit pas un axe de conduite, une manière d’être, mais renvoie à une nécessité de contact287. » Le contact direct et immédiat n’existe plus, il est lui aussi médiatisé. La relation qui existe entre les personnes et même avec soi est, elle aussi, médiatisée288. L’échange qui doit exister entre les personnes est interrompu par les media. Les signes médiatiques violent le dialogue. Dès lors, l’échange devient une illusion : « À mon avis, l’échange est un leurre, une illusion, mais tout nous porte à faire en sorte que puissent s’échanger les idées, les mots, les marchandises, les biens, les individus289. » L’échange, qui est désormais impossible à cause des media, est partout, omniprésent. L’économie, la morale, la politique290 et tout ce qui se base sur un commerce d’idées est perdu. L’échange n’est plus réel, il est devenu illusoire. Baudrillard ôte ainsi aux media leur fonction ultime d’échange. Or, nos sociétés actuelles se basent sur les media. Ces derniers ne sont-ils pas l’assise de tout régime démocratique ? Baudrillard exagère en leur attribuant la fonction de non-communication. Il est vrai que nous devons porter un esprit critique à l’égard des media, mais sans pour autant entamer un doute sceptique, à la manière de Baudrillard. Malgré leur exagération parfois, les media restent utiles. Il faut alors les promouvoir, tout en se méfiant de leurs effets négatifs. C’est que les media ont joué un rôle important dans

A. Gauthier, op. cit., p. 51. « La consommation se définit toujours par la substitution à cette relation spontanée d’une relation médiatisée par un système de signes, y compris dans la relation avec soi-même. » (Ibid., p. 39). 289 MDP, p. 74. 290 « Si l’histoire, et notamment l’histoire en politique, regorge de mensonges, on le sait bien, comment le mensonge lui-même pourrait-il avoir une histoire ? » (J. Derrida, Histoire du mensonge, Paris, Galilée, 2012, p. 33). 287 288

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plusieurs domaines surtout au niveau de la défense des droits de l’homme291. Baudrillard pense que les media ont perdu leur fonction. Ils ne permettent plus une communication réelle entre les personnes. Ils assurent alors la non-communication. Ils possèdent dès lors une double fonction antagoniste. Ils doivent permettre la communication, mais ils mènent à une non-communication : « De façon paradoxale, les media ne servent pas à transmettre quelque chose car, dans ce cas-là, il faudrait s’attendre à un minimum de distorsion dans la réponse. Leur caractéristique majeure est d’être ‘intransitifs, anti-médiateurs’, ils s’affichent précisément comme dans la non-communication292 . » Le rôle des media est effacé. Les media transmettent le message de la consommation et non pas un message qui possède un sens en dehors de la consommation. Les moyens technologiques transforment les media en une marchandise qui doit être consommée293. Qui plus est, les media sont dirigés par la classe dominante294. Lorsque l’on définit les media comme étant le « quatrième pouvoir » c’est pour les différencier des trois autres : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Ainsi, dans le Débat (« Penser la société des médias »), Marcel Gauchet définit ce « quatrième pouvoir » et ce qu’il représente : « Le quatrième pouvoir est celui qui empêche le peuple de tomber dans l’esclavage en maintenant quelque chose de sa puissance dans les intervalles de sa manifestation295. » Les media permettent le bon fonctionnement des sociétés démocratiques puisqu’ils assurent le débat et la liberté d’expression. Ils sont la force que possède le peuple. Ils représentent la voix de la nation. La liberté d’expression est une condition sine qua non pour le bon fonctionnement de la politique. L’article de Zola (« J’accuse ») publié dans l’Aurore en est un exemple édifiant. A. Gauthier, op. cit., p. 62. 293 « Ce procès technologique des communications de masse délivre une certaine sorte de message très impératif : message de consommation du message, de découpage et de spectacularisation, de méconnaissance du monde et de mise en valeur de l‘information comme marchandise, d’exaltation du contenu en tant que signe. » (SDC, p. 188). 294 « Les media sont actuellement sous le monopole des classes dominantes, qui les détournent à leur profit. » (PCE, p. 205). 295 M. Gauchet, « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », Le Débat n° 138, Paris, Gallimard, 2006, p.19. 291 292

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Mais Baudrillard a une approche différente. Les media qui doivent être au service de la masse et qui doivent représenter son opinion sont entre les mains de l’élite au pouvoir. Ils manipulent les esprits au lieu de représenter les avis controversés du peuple. Ce faisant, une seule classe dirigent les media. Que cette classe soit économique ou politique, c’est elle qui contrôle alors la société de consommation et les relations internationales. Par conséquent, les media sont au service d’une élite dirigeante et non plus du peuple. Ils manipulent ainsi tout : « Les media font disparaître l’événement, l’objet, le référentiel296. » L’événement unique et réel est neutralisé. Dans La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Baudrillard pense que le simulacre de la guerre a précédé le conflit réel. Les événements étaient préparés, médiatisés avant d’avoir lieu : « La vérité des media de masse est donc celle-ci : ils ont pour fonction de neutraliser le caractère vécu, unique, événementiel du monde, pour substituer un univers multiple de media homogènes les uns aux autres en tant que tels, se signifiant l’un l’autre et renvoyant les uns aux autres. À la limite, ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres – et c’est là le ‘message’ totalitaire d’une société de consommation297. » Les media créent un événement qui n’est pas réel et ils le diffusent. Ils mentent, exagèrent, inventent : « L’événement est là d’abord. L’événement et l’image sont là d’abord, simultanément, inextricablement. Événement – image. Image – événement. Habituellement, dans notre univers médiatique, l’image est là à la place de l’événement298. » Les media et l’image créent l’événement donc, ils le précèdent. Ils créent une tout autre réalité qui n’est en aucun rapport avec la réalité. De même, le message des media est totalitaire puisqu’il est unique et n’accepte aucune opposition. Il est total dans la mesure où il est complet et ne contient aucune partie qui diffère de l’unique message. Les media globalisent alors le message totalitaire. Ils sont les créateurs de la propagande. Cette dernière est au service d’une idéologie politique et d’un leader spécifique. De nos jours, elle se met au service de l’économie, de la religion, de la politique, de la culture, de l’art, de la mode et des valeurs. Cet art du mensonge par excellence intervient dans le monde réel pour l’anéantir et le

SF, p. 95. SDC, p. 189. 298 J. Baudrillard, E. Morin, La violence du monde, Paris, Félin, 2003, p. 21 (VM). 296 297

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remplacer par un monde illusoire qui n’est autre que le fruit des media. Les media tuent le réel puisqu’ils créent une tout autre réalité qu’ils diffusent. Ils laissent l’homme à l’écart des événements. Ils créent un monde de simulation bien loin du monde réel : « Le medium ne cesse de recourir au simulacre événementiel tant et si bien qu’il ne nous surprend plus, qu’il ne nous implique plus299. » Le réel est modifié par le medium, bien plus il est anéanti par lui. Baudrillard ne confond-t-il pas la propagande des régimes totalitaires avec les media des régimes démocratiques ? Il est vrai que l’histoire de l’humanité a montré plusieurs fois le rôle péjoratif que peut jouer la propagande en politique. Mais Baudrillard a oublié que l’histoire est aussi témoin du rôle positif et indispensable que jouent les media. Il pense que les media font disparaître le réel et cachent cette disparition : « Et il y a comme une loi d’inertie technologique qui fait que plus on se rapproche du document-vérité, du ‘en direct avec’, plus on traque le réel avec la couleur, le relief, etc., plus se creuse, de perfectionnement en perfectionnement technique, l’absence réelle au monde300. » Le réel est méticuleusement préparé par les media, dans tous ses détails et ses particularités. Lorsque les media s’approchent du réel, ils le connaissent à l’avance puisqu’ils l’ont préparé. Par conséquent, ils le saisissent mieux pour savoir comment l’anéantir. Ce réel n’est plus réel puisqu’il n’est ni unique ni imprévisible. Les media remplacent le réel par le virtuel : « Ce que nous consommons alors, ce n’est pas tel spectacle ou telle image en soi : c’est la virtualité de la succession de tous les spectacles possibles – et la certitude que la loi de succession et de découpage des programmes fera que rien ne risque d’y émerger autrement que comme spectacle et signe parmi d’autres301. » Les media propagent l’image d’un monde virtuel qui est une simulation du monde réel. Ils engagent l’homme dans un monde qui n’est que virtuel302. L’image n’est plus le reflet du réel, mais elle est utilisée par les media pour être utilisée et usée par

A. Gauthier, op. cit., p. 66. SDC, p. 188. 301 SDC, p. 187. 302 « Les media ne nous renvoient pas au monde, ils nous donnent à consommer les signes en tant que signes, attestés cependant par la caution du réel. » (SDC, p. 32). 299 300

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eux303. La médiatisation est une instance active qui crée un nouvel ordre gouverné par la simulation. Elle crée un monde hyperréel : « La médiatisation décompose le message, le désintègre, pour faire surgir un monde hyperréel où toutes les explications circulent, où tous les référents se mêlent304. » La médiatisation change le message, le modifie et l’amplifie. Elle est une force de simulation qui détruit le réel. Elle remplace le réel par un monde illusoire : « Au lieu d’être absentes d’elles-mêmes dans l’illusion, les choses sont forcées de s’inscrire sur les milliers d’écrans à l’horizon desquels non seulement le réel, mais l’image a disparu. La réalité a été chassée de la réalité305. » Le monde créé par les media est plus qu’illusoire, il est hyperréel puisqu’il est en excès par rapport au réel qu’il remplace. Les media ont pour fonction d’assurer un échange entre les personnes. Mais ils ont perdu ce rôle. L’échange qu’ils assurent est un échange qui ne contient aucune communication. Ce n’est donc pas un échange réel. Il est virtuel car les media poussent les hommes à croire qu’ils communiquent alors qu’en réalité aucun échange réel n’a lieu. 3.2. La publicité, medium de la société virtuelle La publicité est le medium le plus utilisé et le plus utile dans la société de consommation : « En ce sens, la publicité est peut-être le mass medium le plus remarquable de notre époque306. » Parmi tous les media, la publicité est le media le plus en vogue actuellement. Présente sur les affiches, sur les autoroutes, à la télévision, à la radio, sur la toile et partout ailleurs, la publicité est une instance importante de la société de consommation. Elle possède des fonctions commerciales, informatives, artistiques et morales qu’elle diffuse dans le monde entier. Elle crée un modèle unique et le propage, obligeant alors toutes les personnes à se conformer à lui : « Toutefois la publicité ne cesse d’invoquer le modèle, son originalité propre, mais pour mieux indexer chacun à un « Dans les festivals, les galeries, les musées, les expositions, les images ruissellent de messages, de témoignages, de sentimentalité esthétique, de stéréotypes de reconnaissance. C’est une prostitution de l’image à ce qu’elle signifie, à ce qu’elle veut communiquer – une prise d’otage, soit par l’opérateur, soit par l’actualité médiatique. » (A. Gauthier, op. cit., p. 19). 304 Ibid., p. 70-71. 305 CP, p. 19. 306 SDC, p. 192. 303

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comportement conformiste. L’exemple fourni alors est celui de la coupe de cheveux de B. Bardot, retenue comme modèle. Chaque fille est originale par rapport à la coiffure archétypale de la vedette, même si toutes sont identiques. On conçoit que chacun se sente original alors que tous se ressemblent : il suffit pour cela d’un schème de projection collectif et mythologique – d’un modèle307. » Les singularités sont éliminées et remplacées par le modèle. Ce dernier est le produit de la publicité qui propage un même modèle que toutes les personnes doivent imiter. L’originalité disparaît pour être remplacée par le prototype de la société de consommation. Les schèmes remplacent les singularités. Ils chassent l’unique du réel et le remplacent par le modèle. De plus, la publicité devient l’expression de l’inessentiel puisque tout se répète et rien n’est plus inédit : « La publicité constitue en bloc un monde inutile, inessentiel308. » Le monde créé par la publicité est inessentiel car il n’ajoute rien de nouveau et de spécial. Tout est semblable. La publicité est insouciante du réel et elle possède une connotation pure du monde virtuel inutile. Ainsi, le réel disparaît laissant sa place aux objets semblables qui forment la simulation. La fonction ultime de la publicité est d’informer la masse sur un objet. En voulant présenter un objet, la publicité le chosifie et le transforme en un objet consommé tout en lui ôtant sa spécificité : « La publicité se donne comme tâche d’informer des caractéristiques de tel ou tel produit et d’en promouvoir la vente. Cette fonction ‘objective’ reste en principe sa fonction primordiale309. » La publicité persuade les hommes et dirige la consommation310. L’objet ne possède plus une quiddité, il n’est plus demandé pour ce qu’il est mais pour ce que la société de consommation veut qu’il soit. L’objectif ultime de la publicité est la vente aux dépens de la subjectivité et de l’utilité de l’objet : « La logique de l’efficacité de la pub n’est plus une logique de l’énoncé et de la preuve, mais une logique de la fable et de l’adhésion. On A. Gauthier, op. cit., p. 30-31. p. 229. 309 SDO, p. 230. 310 « La publicité apparaît alors comme le principal vecteur d’une logique inhérente au système capitaliste qui consiste à persuader les individus et susciter en eux des désirs que la consommation ne peut satisfaire. On ne consomme donc pas le produit en soi mais on consomme sa signification telle qu’elle est construite et projetée dans le discours publicitaire. » (V. Guillaume, op. cit., p. 208). 307

308SDO,

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n’y croit pas, et pourtant on y tient. Pourtant sans ‘croire’ à ce produit, je crois à la publicité qui veut m’y faire croire. C’est toute l’histoire du Père Noël311. » La publicité se base sur la croyance pour capter les hommes. Ces derniers savent que l’objet leur est inutile, mais ils sont attirés par lui. Même si la personne n’a pas besoin d’un objet, elle est attirée par lui et elle le veut. L’entendement humain cède sa place à l’imagination312. Les objets dont parlent les publicités sont parfois inutiles à l’homme, voire irréels et absents. Malgré cela, l’homme tend vers eux et les désire : « Les signes publicitaires nous parlent des objets, mais sans les expliquer en vue d’une praxis : en fait, ils renvoient aux objets réels comme à un monde absent 313. » Les objets existent dans la réalité en tant que sujet et non pas en tant qu’objet chosifié par la publicité. Alors qu’ils existent, en tant qu’objet chosifié par la publicité, dans l’inconscient collectif des hommes. L’objet réel n’existe pas alors dans le réel. Le marketing manipule l’inconscient de l’homme : « Le neuromarketing utilise des recherches sur le cerveau pour lire l’inconscient du consommateur. Le but de cette science nouvelle : améliorer l’impact des stratégies de marketing314. » Le neuromarketing est l’étude de l’influence que produit la publicité sur l’inconscient. C’est l’observation des réactions du cerveau et des zones concernées lors de l’exposition à des messages publicitaires. Cette science récente ne prouve-t-elle pas la théorie de Baudrillard ? Il est évident que les objets ne sont plus présents dans le monde réel mais plutôt dans le monde virtuel créé par la publicité. Le neuromarketing est alors l’outil qui permet de détruire le réel par l’intermédiaire des media. De surcroît, les objets sont virtuellement glorifiés par la publicité315. Quant aux désirs individuels, ils deviennent universels grâce à la publicité. Cette dernière transforme le désir intime en un désir collectif : « Cette promotion du désir par la seule détermination de groupe capte un besoin fondamental, celui de la communication, mais pour l’orienter non du tout vers une collectivité réelle : vers un SDO, p. 232. « Comme les rêves, la publicité fixe et détourne un potentiel imaginaire. » (SDO, p. 242). 313 SDO, p. 246. 314 A. Ménard, « L'inconscient: cible de marketing », dans Agence science presse, Québec, Juillet 2010. 315 « De même, parlant de tel objet, la publicité les glorifie virtuellement tous. » (SDC, p. 192). 311 312

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fantôme collectif316. » Dans la société de consommation, la publicité a un rôle primordial. Elle omet les désirs réels et individuels, elle les passe sous silence et les remplace par des désirs fictifs et collectifs. Elle est le règne du pseudo-événement et elle engendre le virtuel : « Ce que nous vivons, c’est l’absorption de tous les modes d’expressions virtuels dans celui de la publicité317. » En voulant représenter les besoins du monde réel, la publicité crée un monde illusoire qui contient des besoins inutiles. Elle exagère de par sa représentation et donne naissance à une simulation de la réalité. Baudrillard pense que la vraie fonction de la publicité a disparu : « L’aspect le plus intéressant actuellement de la publicité est sa disparition, sa dilution comme forme spécifique, ou comme medium tout simplement. Elle n’est plus (l’a-t-elle jamais été ?) un moyen de communication ou d’information318. » La publicité n’est plus un moyen de communication. Avec la publicité et la propagande, liées à l'émergence des media et des supports modernes (presse, cinéma, radio, télévision...), s'installe une régulation collective des signes à sens unique, sans véritable réponse possible. Le langage de la publicité est totalitaire et unilatéral. Qui plus est, la publicité transforme les objets en événements. Mais elle les construit comme tels sur la base de l'élimination de leurs caractéristiques objectives. Elle les construit comme fait divers spectaculaire, comme mythe, comme modèle. Les media font de même avec tous les événements : ils les construisent comme modèles. Cependant, le rôle que joue la publicité en économie n’est pas à négliger : « Et la publicité moderne, qui avait pris son envol vers 1875, fut alors perçue comme une technique prometteuse, voire salvatrice, pour stimuler la demande. Voici comment on définissait déjà la publicité à cette époque : une communication de masse payée et clairement identifiée par un commanditaire. Ainsi donc en faisant pression pour écouler ses lots de marchandises au moyen d'un système amélioré de commercialisation, le producteur faisait entrer la philosophie du marketing dans l'entreprise319 ». Il est vrai que la publicité est l’assise de la société de consommation. SDO, p. 251. SS, p. 131. 318 SS, p. 135. 319 C. Cossette et R. Déry, La publicité en action, Québec, Les Éditions Riguil Internationales, 1995, p. 23. 316 317

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Cependant, elle demeure un des facteurs qui ont conduit le monde au progrès économique qu’il connaît. Sous ce rapport, les media ne sont pas à incriminer en eux-mêmes. C’est l’usage déloyal qui les détourne de leurs objectifs communicationnels. La nuance est de taille. C’est pourquoi la critique de Baudrillard doit être repensée à la lumière de cette ambigüité qui affecte la manipulation du moyen, et non sa nature objective et neutre. Somme toute, Baudrillard trouve que les media et surtout la publicité construisent des objets comme modèles de simulation. Et la propagande en fait de même avec les idées et les concepts de la pratique sociale et politique. La publicité fabrique alors un monde illusoire : « La publicité moderne vit le jour lorsqu'une réclame ne fut plus une annonce spontanée, mais devint une nouvelle fabriquée320», déclare le juriste et bibliothécaire Boorstin. Ces modèles ne sont pas faux : ils ont leur logique et leur cohérence. Ces deux propriétés ne leur viennent plus du monde réel, mais de leur propre code, inventé par les media et devenu dès lors principe de réalité. Très en vogue de nos jours, les publicitaires et les propagandistes sont ainsi des opérateurs mythiques, mais non pas des menteurs. Ce qui est plus grave en quelque sorte, car s'ils ne faisaient que mentir, ils seraient faciles à démasquer. Alors que tout leur art consiste en l'invention d'exposés persuasifs qui ne soient ni vrais ni faux et surtout qui ne soient pas réels. La publicité et les media cachent alors le réel. Ils créent surtout un monde illusoire. L’homme est un créateur, à l’image de son Créateur. Ce faisant, il veut parfaire le monde dans lequel il se trouve. Par conséquent, il tue le réel et remplace alors le monde réel par un monde postmoderne. L’homme croit que son œuvre est parfaite, il se croit alors vivre dans un monde parfait. Mais ce monde est un monde illusoire. Le crime parfait commis par l’homme est celui du meurtre du réel. Ce crime est parfait car le réel n’a laissé aucune trace dans notre monde actuel, ce qui est mauvais selon Baudrillard. Les media sont au service de l’homme puisque c’est grâce à eux que la disparition du réel a eu lieu. Les media mènent à un échange virtuel et c’est la publicité qui est le medium de la société virtuelle.

320

G. Débord, La société du spectacle, Paris, Folio, 1996, p. 6.

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Chapitre Deuxième La postmodernité Avènement et séquelles

La société postmoderne est représentée principalement par la société de consommation. C’est une société virtuelle dans laquelle le consommateur est un malade virtuel. Les séquelles de cette maladie qu’est la postmodernité se répercutent d’une part sur l’homme et d’autre part sur le monde. Ils sont repérables dans la terreur et dans la violence omniprésentes dans notre monde. 1. La société de consommation, vertige du réel 1.1. La société de consommation, insouciante du réel La société de consommation est la société propre au XXe siècle. Elle découle de la société de production du XIXe siècle. C’est un processus de rationalisation des forces productives qui trouve son aboutissement dans le secteur de la consommation des sociétés actuelles. Baudrillard trouve que notre société paraît différente de celle de l’Âge industriel. Ce dernier a asservi l’homme alors que la société de consommation fait semblant de le libérer. Il existe donc une continuation entre ces deux époques puisque l’homme continue à être aliéné à la société: « Toute l’idéologie de la consommation veut nous faire croire que nous sommes entrés dans une ère nouvelle, et qu’une ‘Révolution’ humaine décisive sépare l’Âge douloureux et héroïque de la Production de l’Âge euphorique de la consommation, où il est enfin rendu droit à l’Homme et à ses désirs. Il n’en est rien. Production et Consommation – il s’agit là d’un seul et même grand processus logique de reproduction élargie des forces productives et de leur contrôle321. » L’homme vit dans une société qui le surexploite en ne lui offrant rien en retour. Dans la même lignée, Marcuse pense que l’individu est supprimé de sa société : « Le confort, l’efficacité, la raison, le manque de liberté dans un cadre démocratique, voilà ce qui caractérise la civilisation industrielle avancée et témoigne pour le progrès technique322. » L’individu est anéanti par les travaux socialement nécessaires mais pénibles. Étant des facteurs essentiels aux premiers stades de la société industrielle, les droits et les 321 322

SDC, p. 115-116. H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 27.

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libertés ont désormais perdu leur vitalité et leur sens. Par conséquent, l’homme est aliéné à la société de consommation. Baudrillard conçoit la société de consommation comme un lieu qui asservit l’homme et qui aussi tue le réel. Cette société est le lieu du crime parfait. Les hommes sont des victimes consentantes d’un monde postmoderne dominé par des expériences et des sentiments simulés. Ils ont complètement perdu la capacité d’appréhender et de comprendre la réalité suite à la simulation créée par les media : « L’univers ‘hyperréel’ de Baudrillard est conditionné par les besoins de la consommation et dominé par les campagnes de publicité et les offensives de propagande d’hommes d’affaires et d’entreprises qui cherchent à vendre leurs produits et services323. » Le gain, la marchandise, le profit et l’intérêt sont les maîtres-mots de notre monde. Ils tuent le réel et placent l’homme dans un monde hyperréel324 dirigé par la publicité et la politique : « Toute la publicité et l’information, toute la classe politique dans son ensemble sont là pour nous dire ce que nous voulons, pour dire aux masses ce qu’elles veulent et nous assumons en fait ce transfert massif de responsabilité avec joie, car il n’est tout simplement ni évident ni de grand intérêt de savoir, de vouloir, d’avoir des facultés ou des désirs325. » Les media et la politique sont donc responsables de la disparition du réel. Un réel qui n’a plus sa place dans un monde construit par des personnes qui le refusent puis le détruisent pour enfin construire un autre monde hyperréel. Ce faisant, le monde hyperréel semble être le vrai monde par rapport aux hommes contemporains, le monde dans lequel les hommes sont heureux de vivre. Mais ce monde postmoderne et sa société de consommation sont le simulacre du monde réel. Heidegger a aussi montré que le monde est une image que les hommes se représentent: « Le Monde en tant qu’image conçue ne devient pas médiéval, moderne ; mais que le Monde comme tel devienne image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des Temps Modernes326. » Le monde n’est plus perçu tel qu’il est mais tel que

S. Steinberg, « Le philosophe français Jean Baudrillard s’éteint à Paris », Le Comité International de la Quatrième internationale, p. 12, 17 mars 2007. 324 Nous développerons ultérieurement la notion d’hyperréalité. 325 SF, p. 92. 326 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 118. 323

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l’homme le conçoit327. Le monde réel cède ainsi sa place à son simulacre ou à l’image du monde réel. La consommation persuade l’homme qu’il s’est libéré de l’emprise de la production alors qu’elle ne fait que l’asservir de plus en plus. La société de consommation contient ainsi le passé de la production tout entier et aussi les formes actuelles de consommation. Elle est une concentration de la production des différences328. La consommation tue l’objet unique pour le remplacer par le modèle. Dès lors, le modèle est machinalement adopté par les consommateurs. Par conséquent, l’objectif ultime de la consommation est l’unanimité de la production : « La fin dernière d’une société de consommation est la fonctionnalisation du consommateur lui-même, la monopolisation psychologique de tous les besoins, une unanimité de la consommation qui corresponde enfin harmonieusement à la concentration et au dirigisme absolu de la production329. » L’homme ne reconnait plus ses propres besoins, la consommation lui inculque de nouveaux besoins qui sont partagés par l’ensemble de la société. Il est tiraillé entre ses besoins et ceux que la consommation lui offre. L’objet réel cède sa place à l’objet produit. Le besoin réel cède sa place à ce qui doit être consommé330. La société industrielle est définie comme une société de satisfaction des besoins. Mais, selon Baudrillard, notre société est en concurrence avec les libertés individuelles car elle se débarrasse des besoins de l’homme pour les remplacer par des tendances communes331. Baudrillard partage le même avis que Marcuse : « Cette productivité mobilise la société comme un bloc, elle passe avant tout intérêt particulier, qu’il s’agisse d’individus ou de « Il n’y a pas de faits. Il n’y a que des interprétations. » (F. Nietzsche, Fragments posthumes, Paris, Gallimard, 1976, p. 323). 328 « C’est ainsi que tout le processus de consommation est commandé par la production de modèles artificiellement démultipliés (comme les marques de lessive), où la tendance monopolistique est la même que dans les autres secteurs de production. » (SDC, p. 126). 329 SDC, p. 258. 330 « La vérité de la consommation, c’est qu’elle est non une fonction de jouissance, mais une fonction de production. » (SDC, p. 109). 331 « On peut concevoir en effet la consommation comme une modalité caractéristique de notre civilisation industrielle – à condition de la dégager une fois pour toutes de son acceptation courante : celle d’un processus de satisfaction des besoins. » (SDO, p. 275). 327

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groupes332. » La consommation est un mode passif d’absorption et d’appropriation des produits. Voilà pourquoi l’objet est chosifié. Il doit être personnalisé pour être consommé : « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe, c’est-à-dire extérieur de quelque façon à une relation qu’il ne fait plus que signifier. C’est alors qu’il se ‘personnalise’, qu’il entre dans la série, il est consommé - non jamais dans sa matérialité mais dans sa différence333. » Baudrillard n’est donc pas contre la consommation en tant que telle, mais il est contre la transformation de l’objet en un signe. Le signe est ce qui perd tout sens particulier pour avoir un sens commun. La consommation remplace le phénomène par le signe. Nous ne vivons plus dans le monde réel mais dans le signe du réel334. L’objet consommé appartient à une série d’objets. L’objet réel est alors remplacé par son simulacre : l’objet en série. La consommation est totale, idéaliste, systématique et elle dépasse la relation interindividuelle entre le sujet et l’objet. Elle est irréelle et surpasse toute relation réelle qui lie l’objet unique à un sujet particulier. La société de consommation ne se soucie donc pas du réel. Elle est en manque du réel, et c’est ce qui fait sa continuité : « C’est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu’elle est irrépressible335. » La soif du réel pousse les hommes à vouloir toujours plus. La consommation définit la société contemporaine comme une société prise par le mythe de l’abondance. Elle est envahie par la possession ultime de l’objet. En effet, c’est une vision naïve de l’homme que peint Baudrillard, celle d’un univers manipulatoire où le consommateur s’installe dans une passivité totale. L’homme devient lui aussi un objet de série : « Plus encore, la consommation est un modèle, autrement dit un schème qui concerne aussi bien les choses que les individus336. » La consommation est un code qui permet à chaque H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 29. SDO, p. 277. 334 « La société de consommation oblige en quelque sorte à faire précéder chaque phénomène de la notion de signe. Nous ne sommes pas dans l’innovation mais dans les signes de nouveauté, nous ne sommes pas dans la culture mais dans les signes de la culture, nous ne sommes pas dans le désir, mais dans les signes de la sexualité, nous ne vivons pas dans la profusion, mais dans les signes de l’abondance, nous n’évoluons pas dans le cycle, mais dans les signes alternatifs du temps (travail/loisir). » (A. Gauthier, op. cit., p. 35). 335 SDO, p. 283. 336 SDO, p. 277. 332 333

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individu de s’identifier au groupe, de se repérer et de se classer par rapport aux autres. Elle assure l’intégration de la personne au sein du groupe : « La consommation est un système qui assure l’ordonnance des signes et l’intégration du groupe : elle est donc à la fois une morale (un système de valeurs idéologiques) et un système de communication, une structure d’échange337. » La consommation a donc une double fonction : elle permet l’identification sociale et l’échange entre les personnes. Elle n’a pas comme fonction la satisfaction individuelle des besoins puisqu’elle devient une activité sociale illimitée. Le lieu de la consommation est la vie quotidienne, les hommes sont ainsi des interminables consommateurs qui ne possèdent plus de vie privée vu que tout se joue dans la sphère du social338. De surcroît, la société de consommation produit des biens et également des relations humaines. Nous vivons dans une société marchande dépourvue d’humanisme. Baudrillard critique cette société dépourvue des besoins authentiques et personnifiés339. À cet égard, il serait intéressant d’évoquer Claude Lévi-Strauss. Selon ce dernier, ce qui confère à la société de consommation son caractère social, ce n’est pas ce qu’elle conserve de la nature, mais c’est la démarche par laquelle elle s’en sépare. La société de consommation nous permet de passer de la nature à la culture. La circulation, l’achat, la vente, l’appropriation de biens et d’objets différenciés constituent le langage actuel des humains. Cela mène l’homme à une triste vie : «Ce qui empêche l'homme d'accéder au bonheur ne relève pas de sa nature, mais des artifices de la civilisation340. » Lévi-Strauss dénonce cette société d’abondance et appelle l’homme à vivre en équilibre avec la nature pour être heureux. Il croit que l’homme a commencé à être malheureux

SDC, p. 109. « Par la même occasion, nous pouvons définir le lieu de la consommation : c’est la vie quotidienne. La quotidienneté, c’est la dissociation d’une praxis totale en une sphère transcendante, autonome et abstraite (du politique, du social, du culturel) et en la sphère immanente, close et abstraite, du ‘privé’. » (SDC, p. 33). 339 « Jean Baudrillard montre, en réinterprétant Lacan, que la consommation n’est pas possible sans un certain excès de désir sur l’objet. Car si le désir est satisfait par l’objet, il y a toujours un désir supplémentaire produit par ce dernier. En ce sens la consommation est toujours incomplète et induit toujours une forme d’absence et de perte. » (V. Guillaume, op. cit., p. 198). 340 C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Poche, 2001, p. 122. 337 338

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lorsqu’il a quitté l’environnement naturel pour le remplacer par l’environnement social. Dans la même lignée, nous pouvons également évoquer deux figures de l’école de Francfort, à savoir Theodor Adorno et Max Horkheimer. Ils critiquent l’industrie culturelle puisqu’ils regrettent la superficialité des productions actuelles. L’industrie culturelle est la culture de masse c’est-à-dire le système culturel imposé aux hommes par les moyens de communication. C’est un pouvoir autoritaire qui uniformise les hommes. La culture est devenue alors synonyme de standardisation, d’homogénéisation et de prévisibilité : « Plus encore […] ces produits culturels manquent d’authenticité et engendrent de ‘faux-besoins’341. » La consommation remplace les besoins nécessaires au bien-être de l’homme par des besoins qui ne sont pas en réalité des besoins comme le téléphone portable et d’autres biens de luxe. Qui plus est, ces besoins sont transformés par les media en besoins collectifs. 1.2. La méta-consommation La société que nous présente Baudrillard est une société de méta-consommation. Cela signifie que les hommes, en croyant se détacher de la consommation, ne font que l’amplifier. En voulant la dépasser, ils passent à un stade plus avancé de la consommation où ils consomment plus : « Il y a aussi tout un syndrome très ‘moderne’ de l’anti-consommation, qui est au fond métaconsommation, et qui joue comme exposant culturel de classe342. » Les hommes actuels sont passés à un degré élevé de consommation, c’est la méta-consommation. Elle est une société hyperréelle dans laquelle existe une exagération du réel. Cette idée est présente aussi dans la pensée de Marcuse, mais la notion d’hyperréalité n’est pas utilisée : « La société industrielle a atteint le stade où on ne pourra plus définir la société véritablement libre dans les termes traditionnels de liberté économique, politique, et intellectuelle ; non que ces libertés aient perdu leur signification, mais elles ont, au contraire, trop de signification pour être enfermées dans le cadre traditionnel343. » Le ‘trop de signification’ P. Steams, « La consommation : penseurs et courants », Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 22, Paris, mars 2011. 342 SDC, p. 130. 343 H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 29. 341

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désigne l’exagération dans laquelle l’homme actuel se trouve puisque cette société éduque l’homme à vouloir toujours plus. Cette outrance est le propre de la méta-consommation. Par conséquent, le réel est perdu dans cet engrenage ; il se trouve ainsi remplacé par l’hyperréel. Les aspects propres à la société de consommation et critiqués par Baudrillard sont toutefois des aspects humains : « La société de consommation est, dans un même mouvement, une société de sollicitude et une société de répression, une société pacifiée et une société de violence344. » Cette société humaine est refusée par Baudrillard car tout ce qui est propre à l’homme n’existe plus. La société ôte à l’homme ses caractéristiques pour les remplacer par des caractéristiques inhumaines. Les dimensions sociales, métaphysiques, psychiques et morales de l’homme disparaissent de la sorte. L’homme a donc perdu sa quiddité. Il est alors remplacé par un être inhumain : le consommateur. Ce problème est mondial dans la mesure où la consommation contamine tous les hommes de notre époque : « Aujourd’hui, l’universel prend l’évidence absolue du concret : ce sont les besoins humains, et les besoins matériels et culturels. C’est l’universel de la consommation345. » Devant un tel constat, l’on peut se demander : la généralisation n’est-elle pas de trop ? L’antagonisme n’est-il pas le propre de l’homme ? Pouvons-nous nous concevoir en dehors de cette société ? Il est évident que la consommation est inhérente à nos vies. Il est vrai aussi que l’exagération est à éviter. Pour autant, nous ne pouvons pas nous détacher de ce monde, qu’il soit réel ou hyperréel. Comme nous le verrons plus loin, la juste mesure serait la meilleure solution possible. C’est que Baudrillard possède des ailes icariennes qui le poussent à l’hybris. Étant emporté par sa démesure, Baudrillard peint un nihilisme qu’il oppose au progrès technique et à la société de consommation346. Par conséquent, il risque de basculer dans l’autre extrême. SDC, p. 278. PCE, p. 51. 346 « Et, comme un malheur ne vient jamais seul, la technique est accusée par Ellul d’être la grande responsable de cet épuisement du sens à l’ère de la consommation des signes, dénoncée à la même époque par Jean Baudrillard. » (Vial Stéphane, La structure de la révolution numérique : philosophie de la technologie, thèse de doctorat en philosophie, sous la direction de Marzano Michela, Université René Descartes - Paris V, 2012, p. 33, file:///C:/Users/Toshibapc/Downloads/va_vial_stephane.pdf). 344 345

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En exaltant les signes, la société de consommation refuse le réel et les vrais objets347. Voilà pourquoi elle prône une société de laquelle le réel est absent et où les objets sont modelés et semblables. Elle uniformise les modèles par le biais des moyens de communication : « À l’instar de la publicité, la société de consommation produit son propre langage, comme aspirée par son propre code, insouciante de toute confrontation au réel, au désir, à la représentation348. » L’objectif de cette société n’est en aucun cas la représentation du réel, c’est le profit et le gain qui en sont les buts. Elle détruit le vrai, l’unique et le réel pour en vanter l’objet chosifié. Ce que la consommation donne à l’homme, ce n’est pas le réel, mais le vertige du réel. L’homme est emporté par ce tourbillon. Ce faisant, il vit dans une société virtuelle. Il est ivre de la société de consommation : « La société de consommation constitue autant un prolongement du système des objets que l’anticipation de la société virtuelle349. » Elle est alors le lieu du crime parfait contre l’altérité et contre le réel. Étant la représentation de ce qui existe, le réel est supprimé de ce monde puisque le jeu représentation/réel ne peut plus intervenir dans un monde piloté par les signes de la consommation. Ces derniers sont alors manipulés par la consommation350. Le sens que possède un objet ou son signe est au service de la méta- consommation, voire il est donné par la consommation. Un même objet réel peut avoir différents sens pour différentes personnes. Mais le sens des objets consommés est désormais connoté par la consommation. D’où la disparition de la quiddité de l’objet et du réel que porte en lui chaque objet. Plus l’objet se modélise pour ressembler au prototype, plus il s’intègre dans la société de consommation. Plus il s’y intègre, plus il s’éloigne du réel. La société de consommation est totalitaire car elle ne tolère rien en dehors d’elle. Marcuse utilise le même terme pour définir cette société : « Le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation « C’est la définition historique et structurelle de la consommation que d’exalter les signes sur la base d’une dénégation des choses et du réel. » (SDC, p. 148). 348 A. Gauthier, op cit., p. 43-44. 349 Ibid., p. 44-45. 350 « Mais cela veut dire que s’y enchevêtre un ordre de la consommation, qui est un ordre de manipulation de signes. » (SDC, p. 29-30). 347

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économico-technique non terroriste qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général351. » Le totalitarisme n’est pas alors une forme spécifique de gouvernement ou de parti politique. Il découle plutôt d’un système spécifique de production et de distribution parfaitement compatible avec une doctrine économique. Rien d’autre n’existe hors de la consommation, tout objet singulier est rejeté. Baudrillard critique la société de méta-consommation. Il pense qu’elle est son propre mythe et qu’elle s’auto-valorise : « Si la société de consommation ne produit plus de mythe, c’est qu’elle est à elle-même son propre mythe352. » Elle ne peut porter de jugement sur elle-même, elle ne peut se penser pour s’évaluer353. Elle est une société de socialisation à la consommation où se produit un véritable dressage social. L’apprentissage de l’individu est celui d’un apprentissage à la consommation et à un mode spécifique en lien avec la production et le gaspillage économique. Elle éduque l’homme à tendre vers l’inessentiel puisqu’elle élimine le caractère réel et personnalisé de l’objet. Somme toute, l’individu est entièrement pris par la production et la consommation. Dans la même lignée, Heidegger pense que le subjectivisme et l’individualisme ont disparu avec l’avènement des Temps Modernes et que l’être est oublié : « Il est tout aussi certain qu’aucune époque avant les Temps Modernes n’a produit un objectivisme comparable, et qu’en aucune époque précédente le non-individualisme n’a eu tant d’importance, sous la forme du collectif354. » L’objectivité ou les intérêts du groupe priment sur le besoin personnel. Au lieu que l’homme ne domine le monde par la technologie, c’est le monde qui le domine. L’homme vit donc dans une société de méta-consommation qui a tué le réel. 1.3. Le malaise de la société de consommation La société de consommation est supposée assouvir les besoins de l’homme. Elle se doit de les satisfaire : « Tout le discours, profane ou savant, sur la consommation, est articulé sur cette séquence qui est celle, mythologique, d’un conte : un Homme H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 29. SDC, p. 310. 353 « Ce qui caractérise cette société, c’est l’absence de ‘réflexion’, de perspective sur elle-même. » (SDC, p. 309). 354 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 115. 351 352

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‘doué’ de besoins qui le ‘portent’ vers des objets qui lui ‘donnent’ satisfaction355. » Le jeu de séduction entre l’homme et l’objet doit nécessairement exister pour que la consommation ait lieu. Les instincts de l’homme, ses désirs et ses tendances le poussent vers un objet qu’il va consommer. Cependant, tel n’est pas le cas puisque Baudrillard pense que d’une part, les besoins sont uniformisés et que d’autre part, les objets sont tous semblables, et cela est dû à la société de consommation. L’homme est devant un nombre illimité d’objets qu’il ne désire pas. De plus, il ne peut posséder l’objet qu’il désire. Cela le conduit à un malaise : « Sous tant de contraintes adverses, l’individu se désunit. La distorsion sociale des inégalités s’ajoute à la distorsion interne entre besoins et aspirations pour faire de cette société une société de plus en plus irréconciliée, désintégrée, en ‘état de malaise’356. » L’homme est tiraillé entre ses besoins internes. Il est aussi dans le même état de tiraillement devant la quantité d’objets à consommer qui l’entourent et qu’il ne désire pas. Au lieu d’être heureux et d’utiliser les objets pour faciliter sa vie, l’homme vit dans un état de malaise. D’une part, il ne possède pas de besoins propres à lui ; d’autre part, il est un instrument utile à la consommation. Marcuse aussi pense que « la ‘fin’ de la rationalité technologique est un objectif que pourrait réaliser la société industrielle avancée. C’est la tendance contraire qui s’affirme actuellement : l’appareil fait peser ses exigences économiques, sa politique de défense et d’expansion sur le temps de travail et sur le temps libre dans le domaine de la culture matérielle et intellectuelle »357. Il ajoute que l’homme est semblable à une machine vu que le monde du travail est conçu comme une machine qui mécanise l’homme et sa liberté. L’homme s’est lassé de chercher en vain à assouvir ses besoins, il n’a plus envie d’avoir envie : « Certes cette fatigue signifie une chose : cette société, qui se donne et se voit toujours en progrès continu vers l’abolition de l’effort, est en fait une société de stress, de tension, de doping, où l’équilibre individuel et collectif est de plus en plus compromis à mesure même que se multiplient les conditions techniques de sa réalisation358. » L’homme de nos sociétés actuelles ne fournit aucun SDC, p. 93. SDC, p. 293. 357 H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 28-29. 358 SDC, p. 292. 355 356

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effort pour avoir ce dont il a besoin. Tout lui est procuré sans qu’il ne dépense aucune énergie. Ainsi il est continuellement sous tension puisqu’il a tout et rien. Son équilibre personnel et l’équilibre social sont rompus. Il est alors stressé. La consommation épuise l’homme car il n’existe aucun échange qui lui fournisse une satisfaction. Au contraire, tout échange, si minime soit-il, provoque en lui une déception, voire un dégoût. Le sentiment de malaise est individuel, mais il se répercute aussi sur l’ensemble de la société. En effet les hommes sont inégaux face à la consommation, ce qui éveille en eux un sentiment d’injustice et d’inégalité : « La consommation est une institution de classe comme l’école : non seulement il y a inégalité devant les objets économiques – tous n’ont pas les mêmes objets, comme tous n’ont pas les mêmes chances scolaires – mais plus profondément il y a discrimination radicale au sens où seuls certains accèdent à une logique autonome, rationnelle des éléments de l’environnement. Cette logique fétichiste est proprement l’idéologie de la consommation359. » Il existe des objets qui sont injustement consommés : certaines personnes les possèdent en excès et d’autres ne les ont pas. Il serait intéressant d’évoquer aussi le niveau mondial de cette iniquité qui existe entre le Nord et le Sud. La société de consommation ne cesse de priver l’homme du confort qu’il cherche puisqu’elle crée inlassablement des biens de luxe qui se transforment en une nécessité vitale. Qui plus est, ces biens appartenaient à tout homme avant la Révolution industrielle : « L’emprise du milieu urbain et industriel fait apparaître de nouvelles raretés : l’espace et le temps, l’air pur, la verdure, l’eau, le silence… Certains biens, jadis gratuits et disponibles à profusion, deviennent des biens de luxe accessibles seulement aux privilégiés360. » La consommation a mal exploité la nature en la transformant en un besoin de luxe qu’elle offre à certains. C’est une forme de gaspillage productif qui prend place puisque tout est transformé en produit. Tout, même ce qui ne peut être vendu : « Dans cette perspective, se profile une définition de la ‘consommation’ comme consumation, c’est-à-dire comme gaspillage productif361. » Ce profil de société pousse Baudrillard à aller plus loin encore et à nommer notre société actuelle « la SDC, p. 77. SDC, p. 73. 361 SDC, p. 50. 359 360

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civilisation de la poubelle » : « On sait combien l’abondance des sociétés riches est liée au gaspillage, puisqu’on a pu parler de ‘civilisation de la poubelle’, et même envisager une ‘sociologie de la poubelle’ : Dis-moi ce que tu jettes, je te dirai qui tu es362. » La poubelle est devenue le symbole de la société de consommation. Les ordures font allusion à la classe sociale à laquelle appartient la personne. Les ordures en tant que telles et le fait d’en avoir en grande quantité connotent l’abondance et le gaspillage. D’ailleurs la poubelle fut inventée durant le XIXe siècle suite à l’industrialisation et à la consommation. La consommation contient des méfaits dus au progrès et aux structures socio-économiques363. Mis à part les inconvénients en rapport avec la pollution et les problèmes sociaux, la consommation nuit à l’homme puisqu’elle éveille en lui des sentiments péjoratifs. De plus, elle saisit toute la vie et les activités humaines. En mettant l’accent sur le surplus, la consommation anéantit la rareté. Elle mène alors à la méconnaissance du monde et non à sa connaissance puisque l’homme ne se reconnait plus et il ne reconnait plus ses besoins364. Marcuse définit le faux-besoin comme étant le besoin qui n’est pas propre à l’homme, mais qui est utile à la consommation : « Nous pouvons distinguer de vrais et de faux-besoins. Sont ‘faux’ ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice365. » La satisfaction des faux-besoins est une source d’aise pour la société de consommation puisqu’elle rapporte des biens économiques, mais elle est une source de malaise pour l’individu366. Qui plus est, cela peut se transformer en un malaise général. Les hommes se SDC, p. 48. Les progrès de l’abondance, c’est-à-dire de la disposition de biens et d’équipements individuels et collectifs toujours plus nombreux, ont pour contrepartie des ‘nuisances’ toujours plus graves – conséquences du développement industriel et du progrès technique, d’une part, des structures mêmes de la consommation d’autre part. » (SDC, p. 41). 364« La dimension de la consommation telle que nous l’avons définie ici, ce n’est pas celle de la connaissance du monde, mais non plus celle de l’ignorance totale : c’est celle de la méconnaissance. » (SDC, p. 32). 365 H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 30. 366« En somme, dans tous les cas, le vide au cœur du monde est interprété moins comme un espace du subconscient propre au monde qu’un espace de projection de nos désirs et de nos pulsions inconscientes, y compris de nos inclinaisons ‘nihilistes’ ». (V. Guillaume, op. cit., p. 163). 362

363«

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détendent, s’amusent et consomment conformément à la publicité. C’est une euphorie dans le malheur qui remplace le bien-être général. L’homme vit dans un cercle vicieux qui le transforme en une machine : « Revenu, achat de prestige et surtravail forment un cercle vicieux et affolé, la ronde infernale de la consommation367. » Cette logique sociale nie la jouissance car le système de la consommation s’inscrit sur la base d’une dénégation du plaisir au profit du gain. La consommation se démarque alors de la nature humaine puisqu’elle n’est plus à son service. Ce faisant, elle invente son propre langage : « La circulation, l’achat, la vente, l’appropriation de biens et d’objets/signes différenciés constituent aujourd’hui notre langage, notre code, celui par où la société entière communique et se parle. Telle est la structure de la consommation, sa langue en regard de laquelle les besoins et les jouissances individuels ne sont que des effets de parole368. » C’est la caractéristique de la société de consommation d’étouffer les vrais besoins. Elle soutient et justifie la puissance de destruction des besoins. À force d’insister sur la portée et sur l’efficacité des besoins, les hommes ont glorifié ces besoins. L’endoctrinement dû aux communications de masses a transformé ces faux-besoins en un vrai désir. Par conséquent, la consommation est devenue un devoir : « Une des meilleures preuves que le principe et la finalité de la consommation n’est pas la jouissance est que celle-ci est aujourd’hui contrainte et institutionnalisée non pas comme droit ou comme plaisir mais comme le devoir du citoyen369. » Le devoir ne porte en lui aucun plaisir puisqu’il est une contrainte, une obligation imposée par la consommation. Le plaisir ne fait plus partie de cette société : « Ce n’est plus le désir, ni même le ‘goût’ ou l’inclination spécifique qui sont en jeu, c’est une curiosité généralisée mue par une hantise diffuse – c’est la ‘fun-morality’, où l’impératif de s’amuser, d’exploiter à fond toutes les possibilités de se faire vibrer, jouir, ou gratifier370. » Baudrillard dénonce la funmorality qui oblige l’homme à consommer pour être heureux. Cet impératif artificiel est nécessaire pour quiconque cherche le bonheur dans ce monde hyperréel. SDC, p. 99. SDC, p. 112. 369 SDC, p. 112. 370 SDC, p.113. 367 368

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Aron pense que la croissance nécessite une évolution des structures économiques. La production conduit à la saturation des besoins et mène la société à la recherche illimitée du progrès : « Une économie à croissance rapide est une économie en perpétuelle révolution371. » L’organisation de la production doit permettre de répondre à la demande des consommateurs, sinon le consommateur serait en guerre contre lui-même. Le psychologue Abraham Maslow propose en 1943 une théorie de la hiérarchisation des besoins qui deviendra la bible de générations d’experts en marketing. Le premier niveau, celui que tout individu se doit de satisfaire en premier lieu, est celui des besoins physiologiques comme la nourriture, l’eau, le sommeil. Viennent ensuite les besoins de sécurité du corps, de son emploi et de ses ressources, de sa santé et de sa famille. Puis se classent l’amour et l’estime. Le dernier niveau est celui de l’accomplissement de soi. Ce besoin n’étant pas une marchandise ou un kitsch à vendre ou à acheter, il cesse alors d’exister dans la société de consommation. La société de consommation est une société farfelue qui ne garde plus de place au réel. Elle laisse entendre à l’homme qu’il est heureux, alors qu’en réalité elle le rend malheureux. 2. Le consommateur, un malade virtuel 2.1. Le consommateur et son monde illusoire La société de consommation a remplacé le monde réel par un monde hyperréel. L’homme est affecté par cette mutation. Il est le créateur inconscient de cet état dans lequel il se trouve puisqu’il est le destructeur du monde réel et le créateur du monde hyperréel. Mais il est aussi sa propre victime vu qu’il devient un outil nécessaire à la consommation. Le consommateur tend vers des objets qui lui sont inutiles. Il s’éloigne des objets spécifiques qui le rendent heureux : « La relation du consommateur à l’objet en est changée : il ne se réfère plus à tel objet dans son utilité spécifique, mais à un ensemble d’objets dans sa signification globale372. » L’objet qui assouvit les besoins de l’homme est alors remplacé par un objet qui est voulu par tous les hommes. L’homme possède ce qu’il ne désire pas. Par conséquent, il vit dans l’illusion du bonheur. « Le désir n’est pas. Les philosophes le savent depuis 371 372

R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Folio, 1986, p. 121. SDC, p. 20.

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longtemps373. » Lefebvre confirme l’idée de Baudrillard en prouvant que les hommes n’ont pas de désir propre et aussi qu’ils ne savent pas qu’ils sont en état de manque et de malaise. Et Freud d’ajouter que « la joie de satisfaire un instinct resté sauvage est incomparablement plus intense que celle d’assouvir un instinct dompté »374. Cela montre que l’instinct personnel procure du plaisir tandis que celui qui est commun à tous les membres de la société est éloigné du désir. La publicité est responsable de la situation actuelle du consommateur car elle lui offre des objets inutiles qu’elle transforme en objets nécessaires. Dans la même lignée, M. Serres pense que la publicité porte en elle-même le mensonge : « Elle a une qualité, la publicité, une seule. C’est la seule émission aujourd’hui qui ne ment pas. Essayons d’expliquer ça. La publicité est toujours accompagnée d’une annonce que c’est de la publicité. À la télé on vous dit PUB ! Et puis on dit quelque chose. Ou dans les journaux il y a un encadré PUB. Par conséquent quand vous lisez la pub, vous savez que c’est de la pub, donc vous n’y croyez pas375 . » La seule vérité de la publicité est qu’elle est un mensonge. Son rôle est d’hypnotiser le consommateur et de le pousser à acheter aveuglément. L’homme doit se méfier du message publicitaire car il doit savoir, à l’avance, que c’est un message erroné et non vrai. L’objet n’est plus au service de l’homme et de ses besoins. Ce faisant, Baudrillard pense que le consommateur n’est jamais satisfait. Il est démuni de sa liberté et de sa souveraineté dans un monde qui le cantonne : « En fait, le consommateur est souverain dans une jungle de laideur, où on lui a imposé la liberté de choix376. » L’homme se croit libre, mais il ne l’est pas. Il possède une liberté conditionnée par la consommation. Il est asservi à la société qu’il a lui-même créée. La société de consommation anesthésie l’homme et le rend passif. Elle l’aliène au travail, à la culture de masse et aux loisirs. Le consommateur est soumis au rythme infernal de la production et de la consommation. La consommation est alors un opium qui fait oublier au H. Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968, p. 37. 374 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Broché, 1989, p. 81. 375 O. Pourriol, « Entretien avec Michel Serres », Studio philo, Paris, 16 avril 2008. 376 SDC, p. 99. 373

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consommateur sa misère. Lefebvre dénonce la colonisation de la vie quotidienne par l’hégémonie des objets qui occultent les rapports des hommes entre eux : « Les femmes sont acheteuses et consommatrices et marchandises et symboles de marchandises377. » Les femmes représentent tout consommateur. Ce dernier est à la fois un acheteur, un consommateur et un objet de consommation. Le consommateur n’est plus un être humain, il devient un objet. La société de consommation tente de faire croire à l’homme qu'elle lui offre plus de liberté : liberté de choisir ses produits, liberté de jouir de la vie, liberté d’assouvir ses besoins. Mais liée à la consommation, cette liberté est en fait une complète illusion, car la société de consommation impose à l’homme un ensemble de comportements contraignants. Elle limite ses choix et donc elle restreint sa liberté. Quant au psychisme humain, il est lui aussi aliéné à la consommation. La publicité le contrôle et le soumet inconsciemment à ses ordres : « Il n’y a de besoin que de tel ou tel objet, et la psychè du consommateur n’est au fond qu’une vitrine ou un catalogue378. » Le psychisme est une vitrine qui symbolise l’échange présent dans la société de consommation. L’offre et la demande se sont ancrées dans l’inconscient collectif des consommateurs à tel point que le consommateur en est devenu malade de cette société. Il vit dans l’illusion de la satisfaction : « L’homme-consommateur se considère jouir, comme une entreprise de jouissance et de satisfaction. Comme devant êtreheureux, amoureux, adulant/adulé, séduisant/séduit, participant, euphorique et dynamique. C’est le principe de maximisation de l’existence par multiplication des contacts, des relations, par usage intensif de signes, d’objets, par l’exploitation systématique de toutes les virtualités de jouissance379. » Le consommateur crée des besoins virtuels qui aboutissent à une jouissance virtuelle. Il doit tout essayer380, tout consommer, de peur de rater une quelconque jouissance. Ces essais répétitifs ne sont-ils pas la preuve que le consommateur est malheureux ? G. Lipovetsky pense que l’hyperconsommateur est toujours frustré car il décortique les H. Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, op. cit., p. 123. SDC, p. 102. 379 SDC, p. 112. 380 « Il faut tout essayer : car l’homme de la consommation est hanté par la peur de ‘rater’ quelque chose, une jouissance quelle qu’elle soit. » (SDC, p. 113) 377 378

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ambiguïtés de son hyperindividualisme : « Dans un temps marqué par l’affaiblissement des encadrements collectifs et par l’exigence partout martelée partout de devenir soi, acteur de sa vie, responsable de ses compétences, la tâche d’être sujet devient harassante, dépressive, de plus en plus difficile à assumer [...] Atomisé, réduit à ses seules forces, porté à étendre indéfiniment le cercle de ses désirs, l’individu n’est plus préparé à L’ère supporter les misères de l’existence381 ». de l’hyperconsommation dans laquelle nous sommes entrés est dangereuse et génère le malheur. La consommation promet des plaisirs, de l’évasion et surtout des bonheurs. Mais en réalité, c’est une société qui stimule une marche au bonheur dans ses référentiels. Le bonheur est dégénéré en anxiété, morosité, inquiétude, stress et insatisfaction quotidienne. C’est l’idée de bonheur paradoxal de G. Lipovetsky. Le malheur et l’insatisfaction des hommes augmentent à chaque fois qu’ils croient s’approcher du bonheur. Ce dernier est un faux bonheur offert par la société de consommation. La société a besoin de l’homme pour fonctionner. Il est irremplaçable en tant que consommateur382 et indispensable en tant que travailleur. Cet être incarne une nouvelle espèce humaine qui se réduit à un être social, à une force productive et consommatrice. Cet être, qu’est le consommateur, est inconscient de sa condition comme l’ont été les ouvriers du début du XIXe siècle. Baudrillard pense que le consommateur est un malade virtuel qui est fatigué de son état : « L’idéologie d’une société qui prend continuellement soin de vous culmine dans l’idéologie d’une société qui vous soigne, et très précisément comme malade virtuel383. » La société transforme l’homme en un malade qu’elle se doit de guérir. Elle le transforme en un malade virtuel. La maladie de l’homme est la consommation. De plus, le remède de la consommation n’est autre que la consommation. Par conséquent, la société aliène le malade pour l’obliger à se traiter en consommant. L’homme est alors un malade impuissant face à cette pandémie qui ravage le monde.

G. Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal : essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, p. 263. 382 « Le public, l’opinion publique, ce sont les consommateurs pourvu qu’ils se contentent de consommer. » (SDC, p. 123). 383 SDC, p. 266. 381

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Le consommateur ne satisfait pas ses propres besoins, mais il croit les satisfaire. Baudrillard pense qu’il faut abandonner l’idée reçue que nous avons de la société d’abondance comme étant une société dans laquelle tous les besoins matériels et culturels sont aisément satisfaits. Cette idée fait abstraction de toute la logique sociale de la consommation. L’abondance n’est ni un paradis pour l’homme ni un progrès. Elle est une nouvelle forme de morale de la profusion : « Dans l’ordre de la croissance selon cette logique, il n’y a pas, il ne peut y avoir de besoins autonomes, il n’y a que les besoins de la croissance. Il n’y a plus de place pour les finalités individuelles dans le système, il n’y a place que pour les finalités du système384. » Le système social exclut les nécessités subjectives aux dépens de la croissance du déséquilibre qui existe entre les besoins et les biens. Tout en augmentant, la productivité s’éloigne du consommateur et de ses désirs385. Le déséquilibre se creuse de plus en plus entre l’homme et la société. Ce faisant, l’homme n’est pas à l’aise dans le monde qu’il a lui-même créé : « D’où la ‘paupérisation psychologique’ et l’état de crise latente, chronique, en soi, fonctionnellement liée à la croissance, mais qui peut mener à un seuil de rupture, à une contradiction explosive386. » L’état psychique de l’homme se détériore. Il vit dans un état de fatigue permanente tout en camouflant sa propre crise. Cela est dû à la société qui l’a poussé à refouler ses besoins fondamentaux en lui faisant désirer d’autres besoins qui lui sont inutiles. Outre le psychisme humain, le corps est aussi affecté par la consommation. Le corps est devenu le plus bel objet de consommation. Il est la panoplie de la consommation. C’est l’objet le plus beau, le plus précieux et le plus éclatant de la consommation. « Le corps tel que l’institue la mythologie moderne n’est pas plus matériel que l’âme. Il est, comme elle, une idée, ou plutôt, car le terme d’idée ne veut pas dire grand-chose : un objet partiel hypostasié, un double privilégié et investi comme tel. Il est devenu, ce qu’était l’âme en son temps, le support privilégié de l’objectivation, - le mythe directeur d’une éthique de la SDC, p. 88. « La société de croissance résulte dans son ensemble d’un compromis entre des principes démocratiques égalitaires, qui peuvent s’y soutenir du mythe de l’Abondance et du Bien-Être, et l’impératif fondamental de maintien d’un ordre de privilège et de domination. » (SDC, p. 67). 386 SDC, p. 85. 384 385

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consommation »387. Le corps et l’âme sont des instruments au service de la consommation. Ils sont des objets que l’homme se doit de consommer. Le corps est alors déchiqueté et chacune de ses pièces est un objet à consommer. Il devient le symbole unique de la sexualité : « C’est en ce sens que le corps est, sous le signe de la sexualité dans son acceptation actuelle, c’est-à-dire sous le signe de sa ‘libération’, pris dans un procès dont le fonctionnement et la stratégie sont ceux mêmes de l’économie politique388. » Le corps est désormais un outil de plaisir médiatisé. Il n’a plus d’autres vertus. Sa place est privilégiée car elle est liée à la consommation. Le corps définit désormais les formes de relations humaines. Par conséquent, la consommation a touché l’âme et le corps du consommateur. Que reste-t-il donc de cet être humain ? Marcuse pense que « le culte de la personnalité, de l’autonomie, de l’humanisme, de l’amour tragique et romantique, c’est l’idéal d’une époque révolue »389. Les qualités qui spécifient l’humain n’appartiennent plus au consommateur. Les instincts et les désirs peuvent être assouvis sans que l’homme ne soit démuni de sa liberté. 2.2. Le consommateur dépourvu d’humanisme L’humanisme philosophique regroupe toutes les visions du monde qui sont centrées sur l’homme et ses intérêts. Il met l’accent sur les capacités que possède l’homme en tant qu’être libre et créateur. Ce dernier s’attache exclusivement à ce qui est d’ordre humain. La définition d’un tel concept ne va pas de soi: « L’humanisme est un mouvement complexe dans ses motivations mais très solidaire dans sa vision polémique390. » Tout au long de l’histoire de la philosophie, ce concept a pris plusieurs formes : l’humanisme de la Renaissance, l’humanisme religieux, l’humanisme laïc et l’humanisme moderne. P. Manent pense que la définition de l’humanisme est inhérente à l’homme : « Au commencement le monde était informe et vide, sans loi ni art ni science, et l'esprit de l'homme flottait au-dessus des ténèbres. Telles sont, en somme, les premières paroles que l'homme se dit à lui-même lorsque, rejetant la loi chrétienne comme la nature SDC, p. 213. ESM, p. 155. 389 H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 81. 390 P. Ricœur, Réflexion faite : autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p. 33. 387 388

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païenne, il décide de ne recevoir son humanité que de lui-même, qu'il entreprend d'être l'auteur de sa propre genèse. De celle-ci, Hobbes, Locke et Rousseau nous donnent trois versions que nous pouvons considérer synoptiquement : elles annoncent la même nouvelle, que l'homme se donne à lui-même sa propre définition391. » L’homme a la capacité de créer, il a une liberté qui le pousse à agir, à inventer et à détruire. L’entendement humain le pousse à devenir le maître et le possesseur du monde392. Dès lors, Baudrillard pense que l’homme actuel a inventé le monde dans lequel il vit. Remplaçant le monde réel par la société de consommation, il a ainsi donné naissance à une société virtuelle. De plus, il a créé des objets qui lui sont inutiles. L’homme vit alors dans une société simulée où il est entouré par des objets dont il n’a pas besoin. Il est semblable à un robot qui vit machinalement et ayant comme seul souci le travail. Il renie ses sentiments, rompt avec la morale, se défait de sa conscience et de son humanisme. Par conséquent, l’homme donne naissance à une autre nature humaine : le consommateur. La société de consommation crée un être qui est le parangon de l’humanité. Cet être est l’Homme Universel sur lequel se base la consommation : « Tout le discours sur la consommation vise à faire du consommateur l’Homme Universel, l’incarnation générale, idéale et définitive de l’Espèce Humaine, de la consommation les prémisses d’une ‘libération humaine’ qui s’accomplit au lieu et malgré l’échec de la libération politique et sociale393. » La consommation s’établit dans un monde où la politique et la société sont déchues. Ce faisant, l’économie paraît être la seule qui échappe aux failles de notre monde actuel. Elle est l’unique vainqueur et l’homme en est l’arme et la victime. La responsabilité et la liberté différencient l’homme et le spécifient des autres espèces. Désormais, ces deux qualités ne sont plus disponibles puisque même en choisissant, l’homme est conditionné. Il est obligé de faire des choix entre une série d’objets qui, à la base, le désintéressent : « Nul objet n’est offert à la consommation en un type unique. Ce qui peut vous être refusé, c’est la possibilité matérielle de l’acheter. Mais ce qui vous est donné a priori dans notre société industrielle comme une grâce P. Manent, La cité de l’homme, Paris, Flammarion, 1998, p. 46. « Grâce à la science, l'homme pourra devenir comme maître et possesseur de la nature. » (R. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2000, p. 21). 393 A. Gauthier, op. cit., p. 37. 391 392

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collective et comme le signe d’une liberté formelle, c’est le choix394. » Baudrillard croit que l’homme est obligé alors de faire un choix. Ce faisant, il n’est plus libre. La consommation ne noie pas l’individu dans le confort et les satisfactions. Au contraire, la société dresse l’homme à la discipline inconsciente d’un code de consommation et elle le fait entrer involontairement dans les règles du jeu de la consommation. Baudrillard partage le même avis que Jonas. Ce dernier pense que la technologie à transformer l’essence de l’agir humain : « On serait tenté de croire que la vocation de l’homme consiste dans la progression, en perpétuel dépassement de soi, vers des choses toujours plus grandes et la réussite d’une domination maximale sur les choses et sur l’homme lui-même semblerait être l’accomplissement de sa vocation395. » En s’acharnant contre le monde, l’homme croit pouvoir le maîtriser. En réalité, il n’en est rien. C’est pourquoi la technique occupe aujourd’hui une place dans la vie subjective des hommes. Elle est devenue une fin humaine vu que l’homme lui donne une signification éthique. L’éthique humaniste perd alors toute son ampleur. L’homme est occupé par la valorisation qu’il fait du monde. Il s’éclipse alors laissant sa place au monde. De Tocqueville pense que l’unité du genre humain peut bien avoir été solennellement proclamée par les Apôtres du Christ et par les premiers philosophes. Mais dans une société régie par le principe hiérarchique, c’est à peine si les hommes croient faire partie de la même humanité. Là où les différences reposent sur un fondement naturel ou divin, on ne voit de semblable que dans les membres de sa caste : « Au temps de leur plus grande lumière, les Romains égorgeaient les généraux ennemis après les avoir traînés en triomphe derrière un char, et livraient les prisonniers aux bêtes pour l’amusement du peuple396. » L’humain se trouve alors englouti dans l’inhumain bien avant l’ère de la consommation. C’est l’homme qui détruit toute autre personne qui ne lui ressemble pas. « Que s’est-il donc passé pour que la notion d’humanité universelle soit tombée dans un oubli aussi massif et aussi radical au cœur même de la civilisation où elle avait atteint son développement le SDO, p. 196. H. Jonas, Du principe de responsabilité, une éthique pour une civilisation technologique, Paris, Champs essais, 1979, p. 36. 396 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, France, Bouquins, 1986, p. 542. 394 395

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plus spectaculaire ?397. » Il faut croire que l’Europe, qui a donné naissance à l’humanisme, l’a fait aussi disparaître398. L’homme actuel est plus que démuni, il est robotisé et aussi transformé par la consommation399. Nous assistons à la mutation de l’espèce humaine. D’où la question qui se pose : quelle est alors cette nouvelle espèce créée par la consommation ? Baudrillard pense que la société de consommation se moque de l’homme, elle lui anesthésie l’entendement et l’esprit critique comme lors du shopping : « Le drugstore (ou les nouveaux centres commerciaux) réalise la synthèse des activités consommatrices, dont la moindre n’est pas le shopping, le flirt avec les objets, l’errance ludique et les possibilités combinatoires400. » L’homme n’a plus la possibilité de toucher de loin à l’objet désiré. De plus, les produits de la consommation ne privent pas uniquement l’homme de ses besoins fondamentaux, mais aussi ils portent préjudice à son être le plus profond. Le mythe de l’abondance transforme l’homme en un héros imaginaire qui vit dans un monde illusoire et qui est entouré de valeurs illusoires comme la Technique et le Progrès : « Car même si l’abondance se fait quotidienne et banale, elle reste vécue comme miracle quotidien, dans la mesure où elle apparaît non comme produite et arrachée, conquise au terme d’un effort historique et social, mais comme dispensée par une instance mythologique bénéfique dont nous sommes les héritiers légitimes : la Technique, le Progrès, la Croissance etc.401. » Ces nouvelles valeurs remplacent les valeurs humaines de Liberté, de Justice et d’Égalité. Il est vrai que de nombreuses valeurs existent actuellement, mais aucune ne doit empiéter sur les droits de l’homme et le considérer comme un objet. H. Jonas pense que « l’homme lui-même a commencé à faire partie des objets de la technique »402. Quelles que soient les valeurs qui dirigent le monde, l’homme ne doit pas être remplacé par le A. Finkielkraut, L’humanité perdue, France, Seuil, 1996, p. 39. « L’Europe reste la détermination particulière qui sépare l’homme de son humanité. » (A. Finkielkraut, L’humanité perdue, op. cit., p. 142). 399 « Il y a aujourd’hui tout autour de nous une espèce d’évidence fantastique de la consommation et de l’abondance, constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels, et qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine. » (SDC, p. 17). 400 SDC, p. 21. 401 SDC, p. 29. 402 H. Jonas, Le principe responsabilité, op. cit., p. 51. 397 398

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consommateur. Les valeurs économiques recouvrent des valeurs matérielles incarnées par l’argent. Les valeurs vitales incluent la santé, ce qui est lié au corps, à ses besoins, à son plaisir et plus généralement ce qui favorise la vie et s’oppose à la mort ou à ce qui s’en rapproche. Le respect de la nature, de l’environnement est fondamentalement lié aux valeurs vitales car nous savons que notre existence est conditionnée par l’existence de notre planète. À l’opposé des valeurs économiques, les valeurs morales sont mises en pratique dans un esprit matériellement désintéressé. On citera également les valeurs esthétiques, les valeurs affectives, et enfin, les valeurs intellectuelles caractéristiques de notre époque. Même s’il inscrit son approche dans un registre diffèrent, Lévinas pense que l’éthique n’est ni un souverain bien ni une donnée immédiate de la conscience, ni la loi imposée par Dieu aux hommes ni la manifestation en chaque homme de son autonomie. L’éthique, c’est d’abord un événement. Il faut que quelque chose arrive au moi pour que celui-ci cesse d’être une force qui va et s’éveille au scrupule. Ce coup de théâtre, c’est la rencontre de l’autre homme ou, plus précisément, la révélation du visage : « Le regard moral mesure, dans le visage, l’infini infranchissable où s’aventure et sobre l’intention meurtrière403. » L’autre doit être considéré comme un être humain, c’est son visage qui est le miroir de cette humanité. Quelles que soient les différences qui séparent les hommes, l’humanité doit les regrouper404. Lévi-Strauss pense que « le barbare c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie »405. Cet humanisme est assez éloigné de l’homme du XXIe siècle. Les valeurs sont faites pour régulariser la vie de l’homme. Mais Baudrillard pense que l’homme est aliéné et qu’il est possédé par la consommation : « L’aliénation va beaucoup plus loin. La part de nous qui nous échappe, nous ne lui échappons pas. L’objet (l’âme, l’ombre, le produit de notre travail devenues objet) se venge. Tout ce dont nous sommes dépossédés reste lié à nous, mais négativement, c’est-à-dire qu’il nous hante. Cette part de nous, vendue et oubliée, c’est encore nous, ou plutôt c’en est la caricature, le fantôme, le E. Lévinas, Difficile liberté, Paris, Biblio essais, 1976, p. 24. « Le monothéisme n’est pas une arithmétique du Divin, il est le don, peutêtre sur-naturel, de voir l’homme semblable à l’homme sous la diversité des traditions historiques que chacun continue. » (E. Lévinas, Difficile liberté, op. cit., p. 232). 405 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1973, p. 348. 403 404

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spectre qui nous suit, nous prolonge et se venge406. » L’homme a perdu ce qu’il possède de plus humain. Sa moitié perdue le hante, elle le rend malheureux puisqu’elle le pousse à la chercher. L’aliénation de l’homme est la structure même de la société marchande407. L’homme est dirigé par la société : « Le système des besoins individuels est en quelque sorte répertorié, classé, découpé par les objets et les produits (les produits culturels aussi bien). Il peut donc (et ceci est la finalité réelle du système sur le plan socioéconomique) être dirigé408. » Le consommateur est manipulé par l’objet. C’est le summum de l’inhumanisme. Tous les besoins sont dirigés, même les besoins les plus humains comme l’instruction, la culture, la santé et les loisirs. Les besoins rationnels ou propres à l’homme sont alors coupés du réel. Pour les psychologues, le besoin est une nécessité relative à une motivation, chose absente de nos sociétés, vu que le besoin est le fruit de la production409. Sans le système productif, un grand nombre de besoins n’existeraient pas et « nulle part l’homme n’est en face de ses propres besoins »410. Le besoin est alors celui du système et non celui de la personne. La technique et le progrès ont comme objectif d’assouvir tous les besoins411. La technologie est au service de la société, et elle n’est sans aucun doute au service de l’homme. Dans la même lignée, Sartre dénonce les laideurs de l’existence humaine aliénée : « Notre humanisme le voici tout nu, pas beau. […] On trouvait dans le genre humain une abstraite postulation d’universalité qui servait à couvrir des pratiques plus réalistes412. » C’est un asservissement de l’homme au nom de l’humanisme. Dès lors, l’homme actuel dépourvu de son humanisme est un être malheureux. Cela est dû à la société de consommation qui a comme but de le persuader qu’il possède le bonheur alors que la SDC, p. 305. « L’aliénation ne peut être dépassée : elle est la structure même du marché avec le Diable. Elle est la structure même de la société marchande. » (SDC, p. 307). 408 J. Baudrillard, Le ludique et le policier, Paris, Sens et Tonka, 2001, p. 21 (LP). 409 « Ce qui est vrai, c’est non pas que ‘les besoins sont le fruit de la production’, mais que le système des besoins est le produit du système de production. » (SDC, p. 103). 410 PCE, p. 92. 411 « Notre société s’emploie à faire que tout aille bien, qu’à chaque besoin réponde une technologie. » (MDP, p. 40). 412 J.-P. Sartre, « Préface à Frantz Fanon », Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991, p. 55. 406 407

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réalité est toute autre : « Le bonheur c’est la référence absolue de la société de consommation : c’est proprement l’équivalent du salut413». Baudrillard critique ce bonheur qui est collectif, il n’est donc pas propre à chaque homme. C’est le mythe du bonheur car l’homme n’est pas concerné par ce bonheur commun aux consommateurs. Le bonheur s’apprend par les réflexes de bonheur : « Le lexique des néo-philosophes du désir est significatif à cet égard. Il n’est question que d’apprendre aux hommes à être heureux, de leur apprendre à se consacrer au bonheur, d’aménager chez eux les réflexes du bonheur414. » Le bonheur s’apprend, il devient un réflexe commun, un instinct partagé par tous les consommateurs. Cet homme peint par Baudrillard n’est en aucun cas proche de l’humanisme. Le bonheur pour les humanistes se fait dans la réalisation des désirs propres à l’homme. L’homme est l’esclave de ses faux-désirs. Et Marcuse d’ajouter que l’homme doit se libérer de ses désirs collectifs : « Pour que cette libération devienne possible, il faut dévaloriser, refouler les satisfactions et les besoins hétéronomes qui conditionnent la vie de cette société415. » Pour se libérer et devenir heureux, le consommateur doit redéfinir ses besoins. Il doit chercher ses satisfactions personnelles en les dépossédant de l’unanimité. Ce faisant, le consommateur redevient homme et l’humanisme reprend place dans nos sociétés. Cependant, une telle issue d’optimisme idéaliste ne figure pas explicitement dans l’inventaire critique établi par Baudrillard. Car le monde, ainsi inhumanisé, se lève à l’absurdité de la violence. 3. La violence de la mondialisation et le terrorisme actuel 3.1. Les trois stades de la violence de la mondialisation La violence est une des caractéristiques de la société actuelle. Selon Baudrillard, elle fait partie inhérente de la vie politique, de la vie sociale, de l’économie et de la morale : « On pourrait dire aussi que la violence de nos jours est inoculée dans la vie quotidienne à doses homéopathiques – un vaccin contre la fatalité – pour conjurer le spectre de la fragilité réel de cette vie pacifiée416. » La violence prolifère dans la vie des hommes sans qu’ils ne se rendent compte de sa présence. Elle a pour rôle de chasser le réel et de SDC, p. 55. SDC, p. 280-281. 415 H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p. 269. 416 SDC, p. 278. 413 414

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remplacer le monde pacifique par un monde violent. Ce faisant, la violence s’applique à l’aide des media qui ont comme fonction de renforcer la simulation et de tuer le réel. Les Occidentaux dirigent les media et donc ils dirigent le monde. Par leur hégémonie politique et économique, ils se croient les maîtres du monde : « Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l’impression qu’elles répondaient au suicide. On a dit : ‘Dieu même ne peut se déclarer la guerre.’ Eh bien si. L’Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et légitimité morale absolue) devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même417. » La violence est donc le fait, pour les Occidentaux, de se croire les meilleurs et de vouloir anéantir toute différence. C’est l’ethnocentrisme occidental qui pousse les Occidentaux à des ethnocides. Ces derniers dirigent la mondialisation et refusent alors toute culture particulière : « Il s’agit bien d’un antagonisme fondamental, mais qui désigne, à travers le spectre de l’Amérique (qui est peut-être l’épicentre, mais pas du tout l’incarnation de la mondialisation à elle seule) et à travers le spectre de l’islam (qui, lui non plus, n’est pas l’incarnation du terrorisme), la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même418. » La mondialisation s’avère violente. Le cosmopolitisme n’est plus comme l’a dit Arendt « la disposition à partager le monde avec d’autres hommes »419, mais c’est « la mondialisation du moi, ce n’est plus cette mentalité élargie, admirablement définie par Kant comme l’aptitude à se transporter en pensée vers d’autres points de vue, c’est une dilatation de la subjectivité et la qualité inhérente à l’homme planétaire enfin sorti des limbes »420. La mondialisation est alors une violence qui s’abat sur des particularités, elle détruit les singularités pour propager un modèle unique : « Pour l’homme planétaire, en effet, la violence naît de l’appartenance, la purification ethnique procède directement et naturellement de l’engluement impur dans une réalité particulière421 ». Cet emprisonnement des particularités dans la mondialisation est une violence.

J. Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002, p. 13 (EDT). EDT, p. 18. 419 H. Arendt, « De l’humanité dans de sombres temps », Vies politiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 35. 420 A. Finkielkraut, L’humanité perdue, op. cit., p. 156. 421 Ibid., p. 154. 417 418

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Par l’un de ses aspects les plus médiatisés, la mondialisation est représentée aujourd’hui par cette opposition qui existe entre les États-Unis et les islamistes terroristes. Mais Baudrillard critique cette vision. Il s’inscrit en faux contre ce dualisme antagoniste qui déchire le monde actuel. Il croit que les Américains se considèrent comme les maîtres du monde et que les musulmans représentent les mauvais qui doivent être chassées de ce monde. C’est là que s’exaspère la violence de la mondialisation. En voulant anéantir l’autre, les Américains veulent diriger le monde. Les media sont aussi à leur service puisqu’ils les aident à diffuser des images proaméricaines à travers le monde entier : « La plate indifférence de masse ne conduit pas à rien, à une apathie endémique, elle prépare à la violence dès lors que le medium braque l’événement422. » Les media créent une pandémie qui touche tous les hommes de la terre. De plus, ils sont dirigés par les Américains. Ce faisant, ils sont l’outil de la violence américaine puisqu’ils leur permettent de diriger le monde. Les guerres commises au XXe siècle ne représentent-elles pas cette violence américaine ? Dans le but d’anéantir les minorités, les Américains ont fait des guerres multiples, d’où le second stade de la violence423. La liberté prônée par les Américains, les poussent à créer la terreur : « Au point que l’idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s’effacer des mœurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en passe de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d’une mondialisation policière, d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire424. » Les Américains ont un système totalitaire qui répand la terreur au nom du progrès et de la justice. Ils effacent ainsi tout opposant à leur projet de mondialisation qui n’est autre que leur domination du monde au nom de l’échange planétaire pacifique. Dans la même lignée, S. Huntington pense que le monde de l’après-guerre froide contient plusieurs civilisations, mais elles sont toutes anéanties par les Occidentaux : « L’expansion de l’Occident a été facilitée par la A. Gauthier, op. cit., p. 51. « La violence sociale s’exprime moins aujourd’hui dans le refoulement direct des pulsions, dans la contrainte physique des individus ou, dans l’oppression ouverte de telle classe ou catégorie que dans le quadrillage des rapports sociaux, dans la ségrégation toujours plus complexe et systématique, géographique, professionnelle, culturelle, dans la division irréversible, technique et sociale, du travail, dans la démultiplication illimitée des besoins. » (LP, p. 18). 424 EDT, p. 42-43. 422 423

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supériorité de son organisation, de sa discipline, de l’entraînement de ses troupes, de ses armes, de ses moyens de transport, de sa logistique, de ses soins médicaux, tout cela étant la résultante de son leadership dans la révolution industrielle. L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures, mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les nonOccidentaux jamais425 ». Ayant compris le projet américain, Baudrillard pense qu’une quatrième guerre mondiale se prépare : « Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique – si l’islam dominait le monde, le terrorisme se lèverait contre l’islam. Car c’est le monde lui-même qui résiste à la mondialisation426. » La mondialisation ou la domination du monde par une seule puissance est refusée par les hommes. Et Habermas d’ajouter que : « La communauté internationale à l'ère contemporaine devra préparer lentement une nouvelle politique interne du monde sans un gouvernement mondial427. » L’hégémonie américaine et européenne est alors refusée. Par conséquent, les hommes font la guerre contre la mondialisation. En cela se vérifie le troisième stade de la mondialisation. La quatrième guerre mondiale est la guerre contre la mondialisation. Il est à noter que Baudrillard pense que la troisième guerre mondiale a eu lieu, c’est la Guerre froide. Les acteurs de ce quatrième conflit mondial sont toutes les personnes qui s’opposent à la mondialisation. Le moyen utilisé est le terrorisme, seule arme qui puisse anéantir la violence de la mondialisation. Par conséquent, nous passons à un troisième stade de la violence qui n’est autre que la réponse à la violence de la mondialisation par une autre forme de violence : le terrorisme. Somme toute, le monde éprouve trois stades de violence. Le premier est celui de la domination américaine qui anéantit les autres pays ou les autres particularités. Le second est celui des guerres faites au nom de la liberté par les Américains mêmes pour prouver leur hégémonie comme celles du Golfe et de l’Afghanistan. Le troisième stade est celui de la réponse à la violence américaine par les minorités, c’est le terrorisme. S. Huntington, Le choc des civilisations, France, Odile Jacob, 1997, p. 50. EDT, p. 19-20. 427 J. Habermas, « Quelle mondialisation pour demain ? », Le Monde, Paris, 6 mars 2009. 425 426

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3.2. Le terrorisme, arme contre la violence de la mondialisation Le terrorisme est une violence simulée qui surgit pour éradiquer une violence réelle, celle de l’hégémonie américaine : « Plus près de nous, c’est ce à quoi s’emploie aussi le terrorisme : à faire surgir une violence réelle, palpable, contre la violence invisible de la sécurité428. » Le monde vit dans une sécurité illusoire assurée par les Américains. Au nom de l’ordre mondial, les Américains créent une violence contre tout opposant à leur système. Le terrorisme suicidaire serait alors une réponse à cette violence. Ce faisant, il s’oppose au capitalisme, au libéralisme, à la société de consommation, aux droits défendus par les Américains. Ces derniers sont ainsi les créateurs du terrorisme : « Car c’est elle (la superpuissance américaine) qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous429. » Pour faire face aux Américains, certaines personnes ont trouvé que la voie du terrorisme est la seule voie possible. La mondialisation est utilisée par les Américains pour diriger le monde. À travers les media et la publicité, ils dominent l’esprit des hommes. Face à cette hégémonie, les islamistes et les fanatiques trouvent que le seul moyen pour faire face à cette mondialisation forcée est le terrorisme. Le monde bascule ainsi dans une nouvelle ère, celle de la terreur : « Terreur contre terreur – il n’y a plus d’idéologie derrière tout cela430. » La terreur américaine est contrebalancée par la terreur islamiste. La mondialisation devient une terreur en soi. En infligeant au monde des produits uniques, les économistes créent une mondialisation totalitaire. Le terrorisme est alors omniprésent : « Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l’ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller comme un agent double431. » Il n’y a plus de ligne de démarcation qui permette de cerner le terrorisme, il est au cœur même de cette culture qui le combat, au cœur même de la mondialisation. Le terrorisme de la mondialisation symbolise la perte ou la mort des cultures particulières. Tandis que le terrorisme suicidaire est la SS, p. 87 EDT, p. 11. 430 EDT, p. 16. 431 EDT, p. 17. 428 429

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mort de personnes innocentes et d’autres qui ont comme intérêt d’être des martyres en échangeant leur vie contre une vie éternelle432. Ce qui donne un caractère encore plus cruel au terrorisme, c’est la mort des innocents. La mort hante les esprits : « Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l’irruption brutale de la mort en direct, en temps réel, mais par l’irruption d’une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle – c’est-à-dire l’événement absolu sans appel. Tel est l’esprit du terrorisme433. » En d’autres termes, nous nous trouvons en présence de deux expériences de la mort. La première, de facteur symbolique, est la mort pour une cause absolue qui est le martyre ou bien elle est une mort suite à une cause absolue qui est le terrorisme. C’est la mort réelle de personnes et c’est aussi une mort qui symbolise le terrorisme. La seconde, d’obédience réelle, est la mort naturelle de tout un chacun. La mort symbolique est plus que réelle, car elle est omniprésente et elle est plus présente que la mort réelle d’une personne spécifique. La mort symbolique n’a pas de fin Pour défier le terrorisme, une mort supérieure doit être provoquée que ce soit par les guerres ou par des attaques terroristes. Qui plus est, le terrorisme ne cesse jamais puisque c’est un sacrifice qui ne s’éteint point. C’est un cycle vertigineux de la mort dans lequel nous vivons. Le terrorisme crée un excès de réalité, un excès de peur de la mort : « La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s’effondrer le système sous cet excès de réalité434. » Ce faisant, il fait vivre l’homme dans l’illusion de la peur et de la mort. Le terrorisme possède deux faces : celui des riches contre les pauvres et celui des pauvres contre les riches. En d’autres termes, au terrorisme américain de la mondialisation s’oppose le terrorisme suicidaire des islamistes. Par conséquent, le terrorisme est un problème mondial, il n’omet aucun lieu et aucune personne. La violence exagérée qui est représentée par le terrorisme n’est pas le réel. Les media intensifient un événement qu’ils créent et qui est illusoire : « L’effondrement des tours du World Trade Center « Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes échangent leur mort contre une place au paradis. Leur acte n’est pas gratuit, donc il n’est pas authentique. » (EDT, p. 33). 433 EDT, p. 25. 434 EDT, p. 26. 432

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est inimaginable, mais cela ne suffit pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit pas à ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe, et c’est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables, et la fascination de l’attentat est d’abord celle de l’image435. » Le réel n’existe plus car au lieu que la vraie violence, celle de la puissance américaine, ne soit dévoilée par les media, une autre violence est simulée : celle des terroristes. Par conséquent, le réel s’éclipse laissant sa place au virtuel. Ce dernier est le fruit des media. Ainsi, le réel est réinventé par les media et par le terrorisme : « Ballard parlait ainsi de réinventer le réel comme l’ultime, et la plus redoutable fiction436. » Le terrorisme ne serait rien sans les media. Ils créent l’événement et la terreur. Ce faisant, ils créent le monde illusoire dans lequel nous vivons. Les attentats du 11 septembre 2001 ont été vécus par le monde entier. Tout homme s’est senti lésé et attaqué par le groupe djihadiste. C’est donc aux media que nous devons ce fort sentiment de compassion. Nous avons tous vécu cet événement comme si nous en faisions partie. Habermas pense que si ce qui s’est passé le 11 septembre pouvait être appelé un événement, un événement majeur, ce n’était pas uniquement suite à l’effroi provoqué, mais devant la menace que ces attentats font peser sur nous tous : « C’est la peur du lendemain et pas du tout l’horreur devant ce qui venait de se passer qui constitue ce que l’on a appelé l’événement. Quant à la majoration de cet événement, nous la devons à son exploitation médiatique. Attention, je ne nie pas la gravité des faits, je ne me démets pas de ma compassion pour ce qu’ont subi les victimes et leurs familles, mais j’estime que cela ne doit pas nous empêcher de comprendre, d’analyser, de déconstruire.437 » Le terrorisme est un événement médiatisé et propagé par les grandes puissances. Il devient aussi une peur mondiale puisqu’il peut atteindre toute personne438.

EDT, p. 38. EDT, p. 39. Ballard est un écrivain de sciences fictions qui peint la violence sociale de notre monde. 437 J. Derrida, J. Habermas, Le « concept » 11 septembre, Paris, Galilée, 2014, p. 121. 438 « C’est ça le terrorisme, il n’est pas original, et insoluble, que parce qu’il frappe n’importe où, n’importe quand, n’importe qui, sinon il ne serait que rançonnage ou acte de commando militaire. » J. Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Paris, Sens et Tonka, 1978, p. 60 (AOM). 435 436

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C’est là que gît, selon Baudrillard, l’illusion créée par les media et qui n’est pas réelle. Elle est de loin hyperréelle : « Sociabilité hyperréelle, insaisissable, opérant non plus par la loi et la répression, mais l’infiltration des modèles, non plus par la violence, mais par la persuasion/dissuasion – à cela le terrorisme répond par un acte lui-même hyperréel, d’emblée voué aux ondes concentriques des media et de la fascination439. » Le terrorisme porte la violence à son summum. Nous vivons ainsi dans un monde violent créé par certains hommes. Ce monde est alors un monde violent dans lequel le terrorisme est partout présent. Qui plus est, c’est le résultat du travail humain. La mondialisation et la violence remplace le monde réel dans lequel l’homme doit vivre. Ce faisant, ce monde est illusoire. Le crime parfait aboutit à la création du monde actuel qui est représenté par la société de consommation. Cette dernière est insouciante du réel et elle crée en l’homme un sentiment de malaise dans le monde qu’il a lui-même créé. Le consommateur est alors un malade virtuel, aliéné au monde de l’illusion qui le séduit et l’asservit. Sa responsabilité est évidente dans l’avènement du monde virtuel. Il est aussi dépourvu de son humanisme puisqu’il est réduit à un objet de consommation ; il est une machine qui produit et un objet qui consomme de plus en plus ; d’où l’hyperconsommation. Enfin, la mondialisation caractérise notre monde actuel et illusoire. Elle est péjorative puisqu’elle anéantit les particularités et donne naissance au terrorisme qui s’avère être une arme pour faire face à la mondialisation et à l’hégémonie occidentale. Nous vivons alors dans un monde violent et illusoire qui n’est autre que le fruit du travail humain. L’homme est privé de sa liberté et de son humanisme. Il est malheureux dans un monde qu’il veut parfait.

439

AOM, p. 55.

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Chapitre Troisième

L’hyperréel, simulation exagérée du réel L’homme est responsable de la disparition du réel. En anéantissant le réel du monde, l’homme crée un monde simulé. Suite à l’empreinte de la société de consommation et de ses exigences, le monde simulé est en proie à l’exagération. Qu’est-ce que l’hyperréel ? Ce terme qui est au cœur de la pensée de Baudrillard n’est-il pas aussi au cœur de la société actuelle ? L’hyperréel est le trop de réel qui se substitue au réel et qui hante nos sociétés et nos vies. Dans ce chapitre, nous nous appliquerons à relever les étapes de la naissance de l’hyperréel, puis nous exposerons la morale actuelle ou l’hypermorale. Enfin, nous chercherons à repérer les lieux dans lesquels cet hyperréel se réalise. 1. L’hyperréalité ou le trop de réel 1.1. Le réel disparu Par opposition au fictif et à l’illusoire, le réel est ce qui existe effectivement. En d’autres termes, c’est ce qui est authentique et ce qui requiert le jugement d’un esprit méthodique et critique. Il peut aussi ne pas être réductible à la matière. Il existe ainsi le réel abstrait et le réel concret. Dans la tradition philosophique, c’est l’allégorie de la caverne qui illustre cette ligne de démarcation qui existe entre le réel idéel et le réel matériel : « L'âme ne raisonne jamais mieux que quand elle s'isole le plus complètement en ellemême, en envoyant promener le corps et qu'elle rompt, autant qu'elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel440. » En effet, Platon prouve que pour que l’âme saisisse le réel et les vérités intelligibles, elle doit s’éloigner le plus possible du monde sensible qui la pousse à avoir une connaissance erronée du monde réel. Le réel441 n’a cessé d’intriguer l’esprit de Baudrillard. Il est au centre de sa pensée. Et comme nous l’avons précédemment montré, le monde réel a disparu. Quel est donc ce réel ? Est-il lié uniquement à l’existence ? Est-il un concept abstrait ? Avant d’essayer de définir le réel, il serait intéressant de signaler que Platon, Phédon, Paris, Flammarion, p. 186. Il est à signaler que dans la pensée de Baudrillard, le terme « réel » est synonyme de terme « réalité ».

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l’origine du terme réel est ambiguë dans la pensée même de notre philosophe. En effet, il se contredit en disant d’une part que le réel n’a jamais existé et d’autre part qu’il a existé puis il a disparu : « Bien sûr, et c’est en cela que je ne suis pas conservateur : je ne désire pas régresser vers un objet réel. Ce serait là entretenir une nostalgie de droite. Je sais que cet objet n’existe pas, pas plus que la vérité, mais j’en garde le désir à travers un regard qui est une sorte d’absolu, de jugement de Dieu, par rapport à quoi les autres objets apparaissent dans leur insignifiance442. » Baudrillard affirme que le réel a existé dans une étape précédente443 et qu’il ne désire en aucun cas retourner voire régresser vers ce stade antérieur. Mais il se contredit en ajoutant que le réel n’a jamais existé puisque le monde, dès sa création, ne fut jamais identique à lui-même et donc il ne fut jamais réel : « L’illusion radicale est celle du crime originel, par lequel le monde est altéré dès le départ, jamais identique à luimême, jamais réel444. » Le réel est donc ce qui n’existe pas ou ce qui n’existe plus dans notre monde445. Étant en manque de réel, l’homme veut l’inventer sans pour autant vouloir le saisir tel qu’il est c’est-à-dire sans le changer. Les deux thèses présentées par Baudrillard prouvent que, pour l’instant présent et dans notre monde, le réel n’existe plus. Qu’il ait existé ou pas, le résultat est le même. Baudrillard ne comprend pas le réel : « Je trouve qu’il y a là une interception des choses, un court-circuit du réel par le temps réel qui me gêne. Peut-être parce que je suis incapable de le gérer446. » Il considère que ce monde est insaisissable par son entendement et donc il se retire du monde : « Sans être spectateur passif, je suis acteur réel en tant que spectateur distant de la scène447. » Le réel est distant du monde qui CA, p. 142. « Ayons pourtant un souvenir ému pour l’incroyable naïveté de la pensée sociale et socialiste, d’avoir pu hypostasier ainsi dans l’universel et ériger comme idéal de transparence une ‘réalité’ si totalement ambiguë et contradictoire, pire : résiduelle ou imaginaire, pire : d’ores et déjà dans sa simulation même : le social. » (AOM, p. 89). 444 CP, p. 25. 445 « L’incertitude d’exister et, du coup, l’obsession de faire la preuve de notre existence, l’emportent sans doute aujourd’hui sur le désir de connaitre le réel. » J. Baudrillard, L’autre par lui-même, Paris, Galilée, 1987, p. 27 (APL). 446« Ce qui nous importe d’abord, c’est de faire la preuve de notre existence, même si elle n’a pas d’autre sens que celui-là. » (J. Baudrillard, L. Merzeau, Au jour le jour, Paris, Descartes et Cie, 2003, p. 12 ; AJL). 447 AJL, p. 13. 442 443

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existe. Baudrillard ne peut faire part du monde simulé et créé par l’homme. Par conséquent, il est un spectateur de ce monde mais aussi il est un acteur réel du monde réel qu’il ne cesse de chercher. La quête de la vérité n’est-elle pas le leitmotiv de tout philosophe ? Baudrillard tranche en disant que la vérité n’existe pas dans le monde actuel car ce dernier est dépourvu du réel. C’est donc un monde imaginé par l’homme duquel Baudrillard se retire puisque sa raison ne peut comprendre ce monde448. Cet isolement est-il propre à un esprit qui cherche la vérité ? Et Baudrillard d’ajouter que la croyance en un monde réel est médiocre449 puisque le réel tel qu’il est n’est plus l’objet de la pensée humaine ; pire encore, c’est l’homme qui l’a inventé : « Dans notre volonté d’inventer le monde réel, tel qu’il soit transparent à notre science et à notre conscience, tel qu’il ne nous échappe plus, nous n’échappons pas à cette transparence même, devenu la transparence du mal, par où le destin s’effectue de toute façon, diffusant à travers les interstices mêmes de cette transparence que nous voulons lui opposer450. » L’homme veut en vain saisir le monde réel451. Ce faisant, l’homme tue le réel à chaque fois qu’il croit le comprendre car il invente un autre monde illusoire. Ni l’homme ni le monde ne sont réels : « Nous sommes tous des disparus452. » Ne pouvant comprendre le monde réel puisqu’il n’existe pas, l’homme veut inventer ce monde. Mieux encore, il veut le diriger. Ce faisant, il fait disparaître le monde réel et du coup il disparaît avec lui en tant qu’homme réel. Il crée l’image du subhumain qui ne se reconnait plus et s’invente continuellement : « Toute notre réalité est devenue expérimentale. En l’absence de destin. L’homme moderne est livré à une expérimentation sans limites sur lui-même453. » L’homme est

« On définit la vérité par la conformité de l'intellect et du réel. Connaître cette conformité, c'est donc connaître la vérité. » (Saint Thomas, Somme théologique, Paris, Broché, 2001, p. 130). 449 « La croyance en la réalité est, de toutes les formes imaginaires, la plus basse, la plus triviale. » (CP, p. 29). 450 CP, p. 70. 451« La réalité est devenue interminable. Elle n’en finit pas de mourir parce qu’elle n’a plus d’énergie à dépenser. » (J. Baudrillard, S. Lotringer, Oublier Artaud, Paris, Sens & Tonka, 2005, p. 25 ; OA). 452 J. Baudrillard, Écran total, Paris, Galilée, 1997, p. 128 (ET). 453 J. Baudrillard, Télémorphose, Paris, Sens et Tonka, 2001, p. 7 (T). 448

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semblable à des machines car il est fabriqué par la société de consommation. Il est consommé et consommateur. Ce nouveau monde inventé par l’homme n’est autre que le simulacre du monde réel qui n’existe pas. Ce travail effectué par l’esprit humain est refusé par Baudrillard car il pense que ce monde simulé n’est pas réel : « Le réel est ce à quoi il ne faut pas consentir. Il nous a été donné comme simulacre, et le pire est d’y croire à défaut d’autre chose. Il n’y a que la règle à laquelle il faut consentir. Mais alors ce n’est pas la règle du sujet, c’est la règle du jeu du monde454. » La règle du jeu du monde est celle de sa disparition, tandis que celle de l’homme c’est celle de la création d’un nouveau monde simulé. Le réel ne contient donc pas l’homme qui l’a anéanti et qui l’a remplacé par son simulacre. Croyant qu’il a inventé un monde parfait, l’homme pense que rien ne lui manque dans ce monde simulé vu que la société de consommation lui comble tous ses faux-besoins : « Jusqu’ici nous avons pensé une réalité inachevée, travaillée par le négatif, nous avons pensé ce qui manquait à la réalité à laquelle il ne manque rien, des individus auxquels il ne manque potentiellement rien, et qui ne peuvent donc plus rêver d’une élévation dialectique455. » L’homme se sent satisfait, il croit avoir atteint la plénitude, il se croit gratifier par la société de consommation qui lui assouvit ses besoins. Mais Baudrillard pense que cet homme n’est jamais satisfait, qu’il est en manque et qu’il ne pourra jamais être heureux. La société de consommation le laisse sentir qu’il a tout alors qu’il n’a rien. L’objet désiré devient un objet parfait car l’homme le voit tel qu’il veut qu’il soit et non pas tel qu’il est réellement. L’objet est un miroir parfait des désirs de l’homme456, mais il n’est en aucun cas le miroir de ses réels besoins ou du réel. L’objet n’est alors ni crédible ni authentique au réel. La pensée humaine est incapable de saisir le réel : « Le territoire symbolique présente l’avantage d’éviter la chute de la pensée dans le réel, dans un processus de dégradation qui la rendrait méconnaissable457. » La chute ne signifie pas que le monde réel est un monde déchu inférieur à l’homme, CP, p. 29. CP, p. 98. 456 « Dans l’illusion générique de l’image, le problème du réel ne se passe plus. Il est effacé par son mouvement même, qui passe d’emblée et spontanément audelà du vrai et du faux, au-delà du réel et de l’irréel, au-delà du Bien et du Mal. » (A. Gauthier, op. cit., p. 23). 457 A. Gauthier, op. cit., p. 120. 454 455

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mais c’est la pensée humaine qui régresse lorsqu’elle essaye de comprendre le réel car il n’est pas accessible à l’entendement humain. Voulant comprendre le réel, l’homme l’a effacé de son vécu. L’esprit humain se dégrade car il a créé un monde imparfait, un simulacre du monde réel. S’il avait su se conserver dans un lieu où le réel n’est pas compris, il aurait pu peut-être préserver le monde réel et aussi sa pensée : « La pensée et la réalité s’éloignent l’une de l’autre à une vitesse grand V, selon un mouvement strabique divergent. La pensée louche sur sa perplexité abyssale, et la réalité devient de plus en plus louche458. » Le monde éloigne la pensée humaine du réel. Qui plus est, ce qui aide l’homme à démolir le réel est le media : « L’objet réel est anéanti par l’information – pas seulement aliène : aboli. Il n’en reste que des traces sur un écran de contrôle459. » La technologie et les moyens de communication460 créent le monde simulé démuni du réel461. Les media donnent une image superficielle et donc non réelle de ce qui existe : « Dans l’écran, le problème de la profondeur ne se pose pas, il n’y a pas d’autre côté de l’écran, alors qu’il a un au-delà du miroir462. » Les media éloignent l’homme de la réalité. Ils le poussent à avoir une connaissance superficielle et vaste mais non approfondie et donc infidèle à l’objet réel puisque ce dernier n’est pas son objet d’étude. Il est à signaler que ce qui importe Baudrillard ce n’est pas l’existence du réel qui n’existe pas d’ailleurs, mais plutôt sa disparition et ses causes qu’il rattache à l’homme : « Or si on regarde de près, on voit que le monde réel commence, à l’époque moderne, avec la décision de le transformer, et ceci à travers la science, la connaissance analytique du monde et la mise en œuvre technologique – c’est-à-dire, selon Hannah Arendt, c’est

J. Baudrillard, Cool memories 4, Paris, Galilée, 2000, p. 14 (CM4). IF, p. 85. 460 « Curiosité et méconnaissance désignent un seul et même comportement d’ensemble vis-à-vis du réel, comportement généralisée et systématisée par la pratique des communications de masse et donc caractéristique de notre ‘société de consommation’ : c’est la dénégation du réel sur la base d’une appréhension avide et multipliée de ses signes. » (SDC, p. 33). 461 « Par le biais de la modélisation, le medium modifie la définition du réel. » (A. Gauthier, op. cit., p. 66). 462 J. Baudrillard, D'un fragment à l'autre, entretiens avec François L'Yvonnet, Paris, Biblio essais, 2001, p. 96 (DFA). 458 459

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l’invention d’un point d’Archimède463. » Lorsqu’il parle du monde réel transformé, Baudrillard signifie le monde réel disparu464. Il pense que c’est la société moderne qui l’a assassiné : « C’est le moment où l’homme, tout en entreprenant d’analyser le monde et de le transformer, prend congé du monde tout en lui donnant force de réalité465. » Le principe du monde réel ou le fait de vouloir comprendre le monde réel hante l’esprit de l’homme car il le mène à une totalisation du réel qui arrache le réel du monde. Voulant saisir le monde, l’homme aboutit à une confusion qui masque le monde tel qu’il est c’est-à-dire le monde réel et sa singularité. Sous la pression de la technique, la pensée humaine s’est défaite de la précision du modèle réel et unique au profit d’une autonomie virtuelle et simulée qui se libère du réel. Ce faisant, il n’existe pas de conjoncture entre l’idée et le réel : « Lorsqu’ils firent passer la vérité et la réalité au détecteur de mensonge, elles avouèrent ellesmêmes qu’elles n’y croyaient pas466. » Ce qui prouve que le réel n’existe pas dans nos sociétés est le fait qu’il hante les discours et les esprits des hommes : « Le réel est le leitmotiv et l’obsession de tous les discours467. » Le réel est une utopie perdue qui ne peut être retrouvée468. Le réel est censé se ressembler et être uniquement égal à lui-même. Mais il ne l’est pas puisque les objets de notre monde sont similaires. Alors, le réel ne peut pas contenir ces objets. L’homme vit donc dans une hallucination réaliste469 sans issue car les objets sont semblables et cette similitude les éloigne de leur identité réelle, du monde réel, du réel. Vu par l’homme, le réel est synonyme de la copie d’un objet470. Or, selon Baudrillard, cela n’est pas le réel : « Le réel effacé par son double est un fantôme PTN, p. 12-13. « J’ai rêvé d’une tempête conceptuelle de force cinq qui soufflait sur le réel dévasté. » (J. Baudrillard, Fragments, cool memories 3, Paris, Galilée, 1995, p. 52 ; CM3). 465 PTN, p. 13. 466 PL, p. 73. 467 PTN, p. 53-55. 468 « Et c’est paradoxalement le réel qui est devenu notre véritable utopie – mais une utopie qui n’est plus de l’ordre du possible, celle dont on ne peut plus que rêver comme d’un objet perdu. » (SS, p. 179). 469 « Selon la version officielle, nous vouons un culte au réel et au principe de réalité, mais – et c’est là tout le suspense actuel – est-ce bien au réel que nous vouons un culte, ou à sa disparition ? » (PTN, p. 29). 470 « La définition même du réel est : ce dont il est possible de donner une reproduction équivalente. » (ESM, p. 114). 463 464

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potentiellement dangereux471. » Le double du réel est son simulacre et le monde ironique créé par l’homme472. L’homme, et surtout le consommateur, ne s’est pas contenté de créer un monde simulé différent du monde réel disparu, il a mis dans ce monde trop de réel, il a exagéré dans sa création d’où l’hyperréel. 1.2. L’hyperréel naissant Le réel n’existe plus dans notre monde et l’homme croit que le réel a atteint son paroxysme. Cela est dû à l’excès de tout ce qui existe dans la société actuelle : « Nous vivons dans l’illusion que c’est le réel qui manque le plus, mais au contraire : la réalité est à son comble. À force de performance technique, nous sommes arrivés à un tel degré de réalité et d’objectivité qu’on peut même parler d’un excès de réalité qui nous laisse bien plus anxieux et déconcertés que le défaut de réalité, que nous pouvions du moins compenser par l’utopie et l’imaginaire473. » Le monde est expurgé du réel car l’homme l’a remplacé par la simulation. Aux yeux des hommes, la simulation est le réel. Qui plus est, le réel s’évanouit dans la simulation, il se transforme en « plus que réel » ; il devient hyperréel. Aux yeux de l’homme, le réel n’existe donc plus car il est trop évident : « L’ironie des faits, dans leur misérable réalité, c’est justement qu’ils ne sont que ce qu’ils sont, c’est du moins ce qu’on veut leur faire dire : ‘le réel, c’est le réel’, mais que, par ce fait même ils sont forcément au-delà, car l’existence est impossible : rien n’est une évidence totale sans devenir énigmatique. La réalité, en général, est trop évidente pour être vraie474. » Le réel trop évident est nommé hyperréel. Ce dernier est une forme extatique du réel, une sorte d’exagération du monde réel qui n’existe plus. Daniel Boorstin est le sociologue américain qui a inspiré Baudrillard dans son étude sur l’hyperréalité. En effet, il montre l’influence qu’ont les media sur la société américaine dans l’image qu’ils donnent d’un objet : « The hero reveals the possibilities of human nature; the celebrity reveals the possibilities of the EI, p. 61. « La réalité elle-même est devenue simulatrice, et nous renvoie à son inintelligibilité fondamentale, qui n’a rien de mystique, mais serait plutôt d’ordre ironique. » (EI, p. 35). 473 CP, p. 97. 474 PR, p. 20. 471 472

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media475. » Boorstin décrit la dérive de la société américaine dans laquelle la simulation d’un événement est plus réelle que le réel. Il parle alors de pseudo-événement ou de l’événement exagéré, terme que Baudrillard remplacera par l’hyperréalité. Baudrillard pense qu’il existe trois étapes dans lesquelles le réel est passé. La première est celle du réel disparu. La seconde est le simulacre du réel disparu que l’homme a imaginé476; pour Baudrillard c’est la simulation du réel tandis que l’homme le nomme le réel. La dernière étape est l’hyperréel ou l’exagération de la première étape, le réel disparu. Dans la même lignée, le journaliste et économiste Mathieu Alemany s’inspire de Baudrillard et ajoute : «L’hyperréalité. Besoin irrépressible de parfaire l’objet de culte, sans jamais s’arrêter, jusqu’à en oublier les raisons premières qui avaient amené à créer l’objet. Voici la réalité de notre monde. Le roi est mort. Le peuple consommé, consumé mais toujours consommateur devient roi. Le marketing, le Créateur lui-même. Multiplicité des mondes et des identités, des vies477. » Il met le point sur la consommation qui représente « le plus », i. e. l’hyperréalité. L’économie et l’exagération sont représentées par la société de surconsommation qui est la nôtre. Étant le trop de réalité qui existe dans le monde, l’hyperréel est le produit de l’esprit humain de la société contemporaine et des media : « L’influence du système est loin d’être négligeable, elle conduit même à figurer un monde hyperréel via le temps réel478. » Le système de nos sociétés est la façon de penser stéréotypée qui est ancrée dans l’inconscient de tous les hommes. Elle est aussi le fruit des moyens de communication présente dans l’économie, les valeurs, la politique: « C’est cela qu’on vient apprendre dans un hypermarché : l’hyperréalité de la marchandise – c’est cela qu’on vient apprendre à Beaubourg479 : l’hyperréalité de la culture480. » La société de consommation fait un bourrage de crâne aux hommes. D. Boorstin, The image: a guide to pseudo-event in America, Paris, Broché, 1992, p. 220. 476 « Imaginer, c'est hausser le réel d'un ton. » (G. Bachelard, L'Air et les Songes, 1943). 477 M. Alemany, « Le phénomène de réenchantement dans la société de consommation postmoderne », Brandaka, septembre 2014. 478 A. Gauthier, op. cit., p. 149-150. 479 Beaubourg est un centre culturel d’art et de culture se situant à GeorgesPompidou, à Paris. 480 SS, p. 103. 475

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Elle leur inculque la culture de masse, de l’excès, de l’hyperréel. Désormais l’hyperréel est présent dans l’inconscient collectif de l’homme actuel. L’hyperréel est présent partout, dans le corps, dans la marchandise, dans la nature… À titre d’exemple, l’obésité est un excès de réel : « L’obèse lui aussi est en plein délire. Car il n’est pas seulement gros, de la grosseur qui s’oppose à la morphologie normale : il est plus gros que le gros. Il n’a plus de sens dans une opposition distinctive, mais dans son excès, dans sa redondance, dans son hyperréalité481. » La pornographie est aussi un autre exemple qui montre l’hyperréalité : « Car le porno est justement ce qui, par un surcroît de ‘réalité’, de réalisme sexuel, qui est en même temps une surreprésentation, une surallégorie du sexuel, une sursignification organique, une extraordinaire mise en scène – c’est plus réel que réel482. » L’hyperréalité affecte toute chose dans notre culture, c’est le virtuel qui ne cesse de s’agrandir : « Nous réglons la distance à la ‘réalité’ à l’hyperréalité de notre monde comme celle d’un objectif photographique, ouvert sur le zoom maximal et sur une stéréoscopie des effets dont nousmêmes ne sommes pas dupes. Mais l’effet de grossissement et le vertige de la simulation nous plaisent et, justement parce que nous n’y croyons pas, nous sommes capables d’aller bien plus loin dans le scénario opérationnel que si nous y croyions483. » Ce virtuel amplifié est omniprésent dans la société de consommation. Il la dirige et manipule ses consommateurs. Cela est visible surtout dans la société américaine qui représente le plus la société virtuelle484. La réalité augmentée ou l’hyperréel est une création humaine. Le réel engendre l’hyperréel car l’homme crée l’hyperréel à travers les media. C’est aussi l’effondrement de la réalité dans l’hyperréalisme, dans la réduplication minutieuse du réel, et cela à partir d’un autre medium reproductif comme la publicité et la photo : « De medium en medium le réel se volatilise, il devient allégorie de la mort, mais il se renforce aussi de par sa destruction même, il devient le réel par le réel, fétichisme de l’objet perdu – non plus objet de représentation, mais extase de dénégation et de

SF, p. 38. LP, p. 353-354. 483 EI, p. 94. 484« Les États-Unis, c’est l’utopie réalisée. » (J. Baudrillard, Amérique, Paris, Biblio essais, 1986, p. 76 ; A). 481 482

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sa propre extermination rituelle : hyperréel485. » Les media tuent le réel car ils exagèrent en le représentant. Suite à cette exagération naît l’hyperréel qui sauve le réel. L’hyperréel consiste à réaliser concrètement ce qui est imaginé par l’homme. Ce faisant, le réel disparaît : « Aujourd’hui, tout le système bascule dans l’indétermination, toute réalité est absorbée par l’hyperréalité du code et de la simulation486. » L’hyperréel est l’application du virtuel, produit de l’esprit humain, d’une façon exagérée487. Voltaire l’avait bien affirmé : « C'est le propre de l'esprit humain d'exagérer. Les premiers écrivains agrandirent la taille des premiers hommes, leur donnèrent une vie dix fois plus longue que la nôtre, supposèrent que les corneilles vivaient trois cents ans, les cerfs neuf cents, et les nymphes trois mille années. Si Xerxès passe en Grèce, il traîne quatre millions d'hommes à sa suite. Si une nation gagne une bataille, elle a presque toujours perdu peu de guerriers, et tué une quantité prodigieuse d'ennemis488. » Notre société contient plusieurs genres d’exagération du réel. Disneyland489 est un autre exemple qui représente l’hyperréel dans la société du spectacle. Les personnages de mode sont modifiés numériquement, ils sont hyperréels. Mais pour la société, ils forment la seule réalité possible quoiqu’ils n’existent pas réellement. Les hommes veulent ressembler à ces personnages, ce qui engendrera chez eux une illusion ou une erreur qui est profondément désirée. En fabriquant l’hyperréel, l’homme produit une illusion fausse et il désoriente sa pensée en l’éloignant donc du réel. Ce dernier est asphyxié par sa propre accumulation. L’excès de réel fait que l’homme ne croit plus à ce monde, quoiqu’il en soit partie prenante490. Le réel se fond alors dans ESM, p. 112. ESM, p. 8. 487 « L’hyperréalisme fait partie intégrante d’une réalité codée qu’il perpétue et à laquelle il ne change rien. C’est la réalité elle-même aujourd’hui qui est hyperréalisée. » (ESM, p. 114). 488 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Folio, 1994, p. 54. 489 « Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel, alors que tout Los Angeles et l’Amérique qui l’entoure ne sont déjà plus réels, mais de l’ordre de l’hyperréel et de la simulation. Il ne s’agit plus d’une représentation fausse de la réalité, il s’agit de cacher que le réel n’est plus réel, et donc de sauver le principe de réalité. » (SS, p. 26). 490 « C’est le trop de réalité qui fait qu’on n’y croit plus. Saturation du monde, saturation technique de la vie, excès de possibilités, d’actualisation des besoins et des désirs. » (PL, p. 13). 485 486

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l’hyperréel : « En fait, ce n’est plus du réel, puisqu’aucun imaginaire ne l’enveloppe plus. C’est un hyperréel, produit de synthèse irradiant de modèles combinatoires dans un hyperespace sans atmosphère491. » La simulation vécue par l’homme créé l’hyperréel. La cause de cette création est une pandémie : la soif qu’a l’homme du réel. L’homme492 a perdu le monde réel et cela le tourmente : « La souffrance, c’est toujours celle de l’indifférence pathétique du monde à notre égard493. » Ce monde qui n’est ni réel ni vrai devient une source de douleurs à l’homme. Par conséquent, il veut créer un monde parfait dans lequel il serait heureux. Alors il le fait ressusciter à travers l’hyperréel : « Ce que toute société cherche en continuant de produire, et de surproduire, c’est à ressusciter le réel qui lui échappe. C’est pourquoi cette production ‘matérielle’ est aujourd’hui elle-même hyperréelle494. » Nous vivons dans un troisième ordre, celui de l’hyperréel. Le premier étant celui du réel et le second celui de la simulation495. L’hyperréel est un univers de simulation, il n’est ni réel ni irréel : « Il ne s’agit pas d’un univers double, ou même d’un univers possible – ni possible ni impossible, ni réel ni irréel : hyperréel – c’est un univers de simulation, ce qui est tout autre chose496. » Pour l’homme contemporain, l’hyperréel est plus réel que le réel : « Hyperréalité de la communication et du sens. Plus réel que le réel, c’est ainsi qu’on abolit le réel497. » Nos sociétés portent en elles l’hyperréel. Dans tous les domaines il est présent et son summum qui montre la destruction du réel est représenté par le nucléaire : « L’apothéose de la simulation : le nucléaire. Mais la véritable équation est ailleurs, et l’inconnue est justement cette variable de simulation qui fait de l’arsenal atomique lui-même une SS, p. 11. Quelque idée baignant dans la gélatine bleue du cerveau reptilien, cherchant la différence arachnéenne entre l’illusion et le réel492. » (CM3, p. 74). 493 J. Baudrillard, Cool memories 2, Paris, Galilée, 1990, p. 28 (CM2). 494 SS, p. 41. 495 « Une révolution sépare chaque ordre de l’ordre ultérieur : ce sont mêmes les seules véritables révolutions. Le troisième ordre est le nôtre, il n’est plus l’ordre du réel, mais de l’hyperréel, et c’est là seul que des théories ou des pratiques elles-mêmes flottantes et indéterminantes, peuvent l’atteindre et le frapper à mort. » (ESM, p. 9). 496 SS, p. 182-183. 497 SS, p. 122. 491

492«

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forme hyperréelle, un simulacre qui nous domine tous et réduit tous les événements ‘au sol’ à n’être que des scénarios éphémères498. » L’hyperréel détruit tout. Les valeurs et la pensée sont exterminées de ce monde : « La pensée n’a que de temps en temps un coup de foudre pour le monde réel, et celui-ci, de temps en temps, le lui rend bien. La plupart du temps, elle se détache du réel pour exister, et se distance pour être belle. Elle concède volontiers tout pouvoir à l’analyse objective du monde réel, elle ne prétend régner que sur un monde artificiel499. » La conscience humaine n’a pas la capacité de distinguer le réel de l’imaginaire. Ce dernier est le fruit de la pensée, alors, il est plus évident que la conscience s’engage plus dans le monde virtuel qui la mènera à vivre dans le monde hyperréel où tout est en excès. L’homme est en quête du réel. Ne pouvant le trouver, puisqu’il échappe à son entendement et à celui de Baudrillard aussi, il l’invente. De cette création naît le monde simulé. Emprisonné dans le monde de la consommation, l’homme vit dans un monde hyperréel où tout est en excès par rapport au monde réel. Baudrillard critique ce processus tout en affirmant qu’il est incapable de saisir le réel. 2. L’hypermorale ou la morale actuelle 2.1. Une morale redéfinie Dans son acceptation traditionnelle, la morale a comme objectif de régulariser la vie des hommes. Elle leur permet de vivre conformément au Bien et de s’éloigner du Mal. C’est donc la science du Bien et du Mal qui régit les rapports humains500. Théoriquement, la morale et les lois qui en découlent régissent les relations entre les hommes afin de permettre à chaque homme de vivre dignement. C’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui est le premier texte à avoir rassemblé tous les droits. Mais l’histoire n’a cessé de montrer que, pratiquement, les hommes s’éloignent de plus en plus de l’éthique et des droits. La morale limite peut-être les dégâts causés par l’homme, mais elle n’est en aucun cas salvatrice du Bien. Qui plus est, au nom de la loi SS, p. 56-57. CM2, p. 102-103. 500 Il serait bon de rappeler qu’il existe différentes perceptions du Bien et du Mal. L’approche nihiliste de Nietzsche laisse entendre toute la portée problématique de la morale ancienne (voir Nietzsche, Par-delà le bien et le mal). 498 499

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et de l’éthique, des crimes sont parfois commis. Au nom de Dieu, des guerres saintes ravagent le monde. Au nom de l’égalité et de la justice, des révolutions tuent des innocents. Dans le monde actuel, il paraît que tout ce que qui reste de la philosophie est rattachée à la morale. C’est la philosophie morale qui est la plus visible, voire la plus nécessaire. Elle offre une vision supérieure à celle que possède la plupart des personnes, sur les questions qui touchent au Bien et au Mal. Le philosophe et moraliste australien Peter Singer conçoit dans les termes suivants le regain d’intérêt pour une telle morale : « L’entrée des philosophes dans des domaines d’intérêt éthique dont ils s’étaient auparavant exclus est, des développements récents de la philosophie, le plus stimulant et le plus potentiellement fructueux501. » Les philosophes sont, semble-t-il, les seuls responsables de l’éthique et du bon fonctionnement de la morale dans nos sociétés puisqu’ils sont les seuls qui ont la capacité de cogiter sur les questions morales. Apparemment, la morale n’a plus de place qu’en philosophie. C’est que, selon Baudrillard, l’économie, la politique, les valeurs et même la religion sont exempts de morale. Le fanatisme religieux actuel n’est en aucun cas lié à la morale universelle. Au nom d’un dieu, les crimes les plus atroces sont commis. Les valeurs sont elles aussi inversées, le système normatif est de plus en plus personnalisé et il n’a plus comme objectif de régler la vie des hommes. Par conséquent, la morale est déchue. L’immoralisme est roi. Il remplace la morale. L’amoralisme serait meilleur que l’immoralisme, l’absence de morale est meilleure que l’opposition à la morale. Notre monde est, semble-t-il, immoral. Baudrillard trouve que l’application de la morale dans notre monde actuel est, elle aussi, loin d’être une morale qui prône le Bien : « Pour paradoxal que ce soit, n’est-ce pas au travers des droits de l’homme que passe aujourd’hui, et au niveau planétaire, la pire des discriminations ? Donc, la recherche du Bien a des effets pervers et ces effets sont toujours du côté du Mal502. » Au nom du Bien et des droits, des crimes abominables sont en train de se perpétrer. La morale actuelle est celle du Mal et non plus celle du Bien. Les droits sont au service du Mal. Dans notre monde actuel, il paraît alors que le Mal remplace le Bien et que les droits sont à R. Rorty, « Entre Kant et Dewey : la situation actuelle de la philosophie morale », Revue internationale de philosophie n° 245, Paris, mars 2003, p. 235-256. 502 MDP, p. 36-37. 501

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son service. C’est la raison pour laquelle les règles sont désormais inversées. Le fait que le Bien ne soit pas partagé par certains hommes n’est plus immoral. Et même, s’il n’est pas partagé par tous les hommes, c’est une chose normale : c’est la morale actuelle. Quant à l’immoralisme, il est l’inverse de la morale : tous les hommes peuvent ne pas faire le Bien : « Selon la règle du jeu, il n’y a rien d’immoral à ce que certains perdent et que d’autres gagnent, ni même à ce que tous perdent. Ce qui serait immoral, c’est que tous gagnent – c’est là l’idéal contemporain de notre démocratie : que tous soient sauvés503. » La morale de nos jours est l’immoralisme. Faire le Mal et s’éloigner du Bien, devient la devise de l’homme contemporain. Le nouvel ordre moral est l’immoralisme : « Nouvel ordre moral, nouvelle convivialité fondée sur cette merveilleuse légitimité de la différence fût-elle celle du négatif et du manque à vivre504. » La morale est fondée sur le négatif, sur l’immoralisme. Le Mal remplace le Bien. Quelle donc est la cause de cet inversement de rôle entre le Bien et le Mal ? De nos jours, le sens ancien de la morale est absent. L’homme vit selon la nouvelle morale, celle qui défend le Mal. Par conséquent, il vit dans l’illusion de la morale. En disparaissant du monde, le réel a emporté avec lui le Bien. L’homme se croit vivre conformément au Bien mais, ayant disparu du monde, il ne le connait pas : « Nous vivons dans l’illusion morale de la finalité consciente de toutes choses505. » La morale est une illusion dans la société de consommation. Ne discernant plus le vrai du faux, l’homme pense qu’il agit conformément aux normes. Il se croit guidé par ses désirs réels et ses vrais besoins. Il croit avoir une vie digne. Une fois encore, c’est la société de consommation qui contrôle l’homme. C’est elle qui lui impose sa propre morale : « Mais ce monde systématique, homogène et fonctionnel, de couleurs, de matières et de formes, où est partout non pas niée, mais désavouée, démentie, omise la pulsion, le désir, la force explosive de l’instinct – n’est-il pas lui aussi un monde moral et hypermoral ?506 » L’hypermorale est la morale de la société de consommation. La morale du monde réel disparu est remplacée par l’illusion de la morale. L’illusion fait croire à l’homme qu’il vit PL, p. 125. CP, p. 194. 505 SDC, p. 279. 506 SDO, p. 88. 503 504

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selon les normes. Or, c’est l’opposé qui se passe puisque c’est l’immoralisme qui devient la loi. De surcroît, cet immoralisme est présent à doses élevées. Il régit les relations sociales et économiques du consommateur. Ces liens sont tissés autour de l’intérêt, de la compétitivité et du profit personnel aux dépens d’autrui et de ses droits. L’exagération de l’immoralisme est maîtresse dans ces relations, d’où l’hypermorale. Georges Bataille inspire Baudrillard dans sa vision de la morale contemporaine : « Cette conception du Mal comme valeur souveraine ne commande pas l'absence de morale, elle exige une ‘hypermorale’507. » La littérature est un moyen de communication qui exprime le Mal. Elle représente alors l’intensité du Mal dans nos sociétés. Par conséquent, elle exige une hypermorale. S’inspirant aussi de Bataille, Andreas Papanikolaou508 définit l'hypermorale ainsi : « C’est la quête de la liberté du Mal dans la débauche, la frénésie érotique, la transgression des interdits, la violation des règles morales, la tremblante intimité au voisinage de la mort509. » L’hypermorale est donc la morale traditionnelle inversée. Elle a comme objectif de rechercher le Mal, voire de le pratiquer dans nos sociétés. Le monde actuel est démuni de toute morale. Qu’elle soit chrétienne ou autre, la morale et toutes ses manifestations sont dépassées : « C’est la fin du pathétique de la loi. Il n’y aura pas de Jugement dernier. Nous sommes passés au-delà sans nous en rendre compte510. » Le Jugement dernier est au centre des religions monothéistes. Il dirige la vie de tout croyant puisqu’il lui montre le vrai chemin d’exigence propre à la vie éternelle. Les actions terrestres sont évaluées dans ce jugement. Baudrillard pense que le Jugement dernier est absent de notre monde. Par conséquent, les hommes n’ont plus rien à craindre puisqu’ils ne seront pas jugés. La morale est ainsi dépassée511.

G. Bataille, La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 9 Penseur et analyste de la pensée de Bataille. 509 A. Papanikolaou, Georges Bataille, érotisme, imaginaire politique et hétérologie, Paris, Praelego, 2009, p. 160. 510 SF, p. 79. 511 Il nous semble que l’approche que Baudrillard privilégie s’inspire massivement de la conception chrétienne de la morale. Ainsi doit-on reconnaître chez lui une certaine forme de subordination indirecte à l’influence de la pensée religieuse chrétienne. 507 508

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Le garant de la morale est lui aussi absent. Dieu est mort : « Il n’est pas étonnant que ce Dieu soit mort, laissant derrière lui un monde parfaitement libre et aléatoire512. » Cette mort est causée par l’homme moderne qui, en anéantissant le réel, crée le monde simulé. Ce faisant, il a pris la place du Créateur, de son créateur, de Dieu. L’homme a ainsi fait disparaître Dieu du monde simulé et aussi du monde hyperréel : « Et pourtant, cette réalité, il n’y a, et il n’y aura jamais de preuves de son existence – pas plus que celle de Dieu. C’est un objet de croyance, comme Dieu. Et quand on commence à y croire, c’est qu’elle est en voie de disparition513. » Tout comme le réel qui a disparu, Dieu aussi a disparu. Il n’est qu’une nécessité à la foi et à la croyance. La fonction essentielle de Dieu est confisquée par l’homme. Tout comme Dostoïevski, Baudrillard ne veut pas nier l’existence de Dieu, mais celle du monde : « Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, je n’accepte pas le monde qu’Il a créé514 ». Dieu est le garant de la morale. En le tuant, l’homme croit qu’il serait heureux car il est libre. Mais la liberté s’avère être une souffrance car une conscience morale et une morale sans Dieu ne peuvent mener qu’au désarroi et à l’immoralisme. L’homme actuel s’attribue les fonctions divines en créant le monde hyperréel et son hypermorale. Dieu existait-t-il alors dans le monde réel ? Baudrillard répond en disant qu’il se peut que Dieu ait existé, mais actuellement il a disparu. Soit que Dieu s’est retiré pour laisser l’homme libre dans le monde, soit que l’homme l’a tué. Dans les deux cas, Dieu n’existe plus. Quelle serait alors la valeur du Bien dans un monde sans Dieu ni morale ? En l’absence de Dieu, du Bien, du Jugement dernier et de la morale, l’homme est libre de créer la morale qu’il veut. Il crée son propre système de valeurs et sa morale. Ne pouvant vivre dans un monde sans lois, l’homme a inventé sa propre morale. En réinventant la morale, il donne naissance à l’hypermorale. Cette dernière ne peut être accomplie que par l’existence d’un dieu : « Mais devant la transparence simulée de toutes choses, devant le simulacre d’accomplissement matérialiste ou idéaliste du monde dans l’hyperréalité (Dieu n’est pas mort, il est devenu hyperréel), il n’y a plus de Dieu théorique et critique SF, p. 166. PL, p. 12. 514 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Paris, Broché, 1994, p. 451. 512 513

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pour reconnaître les siens515. » Dieu est hyperréel. Il est créé par l’homme et il dirige l’hypermorale. Ce nouveau dieu n’est pas celui des religions connues, il est une œuvre humaine. Baudrillard s’abstient de le décrire, il ne fait que le nommer. Par ailleurs, il décrit les qualités du Dieu mort, peut-être pour montrer la différence entre lui et le dieu hyperréel. La création est d’essence divine. Plus encore, Baudrillard estime que c’est l’œuvre du Père : « Or, la recherche de la trace créatrice, depuis l’empreinte réelle jusqu’à la signature, est aussi celle de la filiation et de la transcendance paternelle. L’authenticité vient toujours du Père : c’est lui la source de la valeur. Et c’est cette filiation sublime que l’objet ancien suscite à l’imagination en même temps que l’involution dans le sein de la mère516. » Le fait que Baudrillard n’ait pas décrit le dieu hyperréel ne montre-t-il pas le sentiment de révérence à l’égard de son Dieu ? Baudrillard est nostalgique de la phase pendant laquelle le Dieu chrétien517 dirigeait le monde. Il prouve que, durant cette étape, la morale fonctionnait à merveille. Cette étape est propre aussi à l’existence du monde réel. La nôtre est démunie du réel, de Dieu et aussi de la morale. L’homme a construit un nouveau monde virtuel, voire hyperréel : « La reconstruction virtuelle de la genèse de l’espèce est aujourd’hui l’œuvre de l’homme lui-même, et elle est en passe de devenir la réalité virtuelle de notre passé comme notre futur518. » L’évolution de l’espèce humaine est désormais entre les mains de l’homme et surtout de la société de consommation. Ni Dieu ni le hasard ne rentrent en jeu dans le monde hyperréel. Le hasard519 n’a donc plus de place dans nos vies : « Il n’y a donc pas de hasard520. » La société de consommation, les media, l’économie, la politique et le consommateur dirigent notre monde tout en expulsant de lui la morale pour la remplacer par l’hypermorale.

SS, p. 227. SDO, p. 108. 517 « Le christianisme est donc la charnière d’une rupture des échanges symboliques. C’est en lui que se dessine la forme idéologique la plus propre à soutenir l’exploitation rationnelle et intensive de la nature. » (MP, p. 68-69). 518 CP, p. 43. 519 « Au fond, l’existence brute est d’une improbabilité supérieure à celle des dés, et c’est là que passe la diagonale du destin, sans qu’il y aille de notre volonté supérieure. » (EI, p. 83). 520 SF, p. 175. 515 516

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Dans la question de la morale, Baudrillard se montre sociologue plutôt que philosophe. Il expose et analyse un phénomène sans pour autant proposer une solution éthique à l’immoralisme actuel. La morale doit être innée à la nature humaine, elle ne doit pas être un principe kantien qui ne s’adapte pas à la vie quotidienne. Dans son œuvre Moral Knowledge and Moral Principles le philosophe américain Schneewind met l’accent sur le caractère contingent d’une morale appliquée : « Le fait qu’un principe donné joue un rôle suprême dans la résolution de certains conflits n’implique en rien que le même rôle puisse lui être attribué dans tous les contextes. Si l’on devait lui attribuer ce caractère, cela reviendrait à supposer que chaque décision et chaque règle sur lesquelles s’accorde un couple marié dépend de l’autorité du tribunal de grande instance, sous prétexte que ce tribunal a le dernier mot lorsqu’il s’agit de régler les affaires qu’ils ne peuvent régler par d’autres moyens […] Tout principe établi au moyen d’un argument peut simplement ne jouer le rôle que d’une ambulance morale : il n’est pas là pour un usage quotidien; il a n’a de priorité que dans les cas d’urgences, et non pas dans le cours ordinaire des choses521. » La morale ambulante permet à l’homme d’appliquer les impératifs catégoriques kantiens dans les situations nouvelles auxquelles l’homme fait face. C’est un juge interne inhérent à l’homme qui lui permet d’avoir une vie décente. La conscience morale doit être commune et partagée par tous les hommes pour arriver à un bon fonctionnement moral. Mais l’homme moderne at-il l’intention de bien agir ? 2.2. Un Mal bienfaiteur Le Mal est inhérent à la nature humaine. Selon Baudrillard, il est la base de l’hypermorale : « L’intelligence du Mal commence par l’hypothèse que nos malheurs nous viennent d’un malin génie qui nous est propre. Soyons dignes de notre ‘perversité’, de notre malin génie, soyons à la hauteur de notre implication tragique dans ce qui nous arrive (y compris le bonheur). En un mot, ne soyons pas des imbéciles. Car l’imbécilité au sens littéral est dans la référence superficielle au malheur et dans l’exemption au Mal522. » Le Mal est originel à l’homme. Il est une force métaphysique R. Rorty, « Entre Kant et Dewey : la situation actuelle de la philosophie morale », in Revue internationale de philosophie n° 245, Paris, mars 2003, p. 235-256. 522 PL, p. 128. 521

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nécessaire pour le fonctionnement de toute morale. Sa place est prépondérante dans l’immoralisme actuel et aussi dans l’hypermorale. Par conséquent, Baudrillard résout, d’une façon « hyper simple », une des questions fondamentales de la philosophie, celle de l’origine du Mal. C’est l’homme qui serait le responsable et le créateur du Mal. L’homme se croit parfait et c’est ce qui fait que le Mal est en lui. Baudrillard ne fait-il pas allusion au péché originel ? En voulant défier Dieu, l’homme n’a-t-il pas engendré le péché ? L’hypothèse souveraine, l’hypothèse du Mal, est que l’homme n’est pas bon par nature, mais qu’il veut l’être. Tendant vers la perfection, il a le Mal ancré en lui. Mais cette perfection est une perfection aux yeux de l’homme, elle est subjective : « L’homme est parfait au sens où le fruit est parfait, mais pas plus que la fleur, qui est parfaite en soi, et qui n’est pas la phase inachevée d’un état définitif523. » La perfection de l’homme est subjective à l’homme. En d’autres termes, elle est relative à sa nature et elle est en un stade très éloigné de la perfection divine. Le Mal est omniprésent dans nos sociétés. Il se trouve dans les familles, les pays, l’économie, la politique, l’éducation, les media… C’est à travers les moyens techniques qu’il se propage : « Notre Mal à nous est sans imagination et sans visage. Il est présent partout, à doses homéopathiques, dans les figures abstraites de la technique, mais il n’a plus de présence mythique524. » Le Mal du monde hyperréel n’est pas défini comme le Mal au sens moral et traditionnel. Il a perdu son sens mythique. Il se trouve alors dans toute chose à différents niveaux. Le Mal en tant qu’instance métaphysique est intrinsèquement lié à son antagonisme : le Bien. Le Mal est corrélatif du Bien : « Dire le Mal, c’est décrire l’hégémonie grandissante des puissances du Bien et, en même temps, leur défaillance interne, leur désagrégation suicidaire, leur réversion, leur excroissance, leur disjonction vers des univers parallèles, une fois franchie la ligne de partage universel525. » C’est en s’opposant au Bien que le Mal naît. Le Bien cède sa place au Mal dans notre société régie par l’hypermorale. Baudrillard pense que le Mal doit être libéré du système de valeurs des sociétés actuelles : « Tout notre système de PL, p. 118. PL, p. 149. 525 PL, p. 17. 523 524

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valeurs exclut cette prédestination du Mal. Tout ce qu’il a inventé cependant, c’est au terme de son acharnement thérapeutique sur l’espèce humaine, une autre façon de le faire disparaître, c’est-àdire de porter ironiquement l’éventualité du bonheur jusqu’à son échéance inverse, celle du crime parfait, celle du malheur intégral, qui l’attendait en quelque sorte au détour de la fin. Car on ne peut libérer le Bien sans libérer le Mal, et cette libération-là va plus vite encore que celle du Bien526. » Ayant libéré le Bien de son monde, l’homme a nécessairement éliminé le Mal car ces deux forces sont interdépendantes et interliées. Ainsi, le Mal au sens moral et traditionnel n’existe pas. Selon Baudrillard, le Mal est l’appellation de la morale perdue. Tandis que le malheur, c’est le sens moral que possède le Mal. L’homme actuel appelle Mal ce que Baudrillard nomme malheur. Par conséquent, le Mal est remplacé par le malheur. Le malheur se gère plus facilement que le bonheur : « Contrairement à l’opinion reçue, le malheur est plus facile à gérer que le bonheur – c’est pourquoi il est la solution idéale au problème du Mal. C’est le malheur qui s’oppose le plus distinctement au Mal et au principe du Mal, dont il est la dénégation527. » Le Mal métaphysique est remplacé par le malheur dans notre monde. C’est ainsi que le Bien et le Mal disparaissent laissant leur place au bonheur et au malheur : « L’opposition idéale du Bien et du Mal s’est réduite à celle idéologique, du bonheur et du malheur528. » L’hypermorale est donc régie par deux forces opposées : le bonheur et le malheur. Baudrillard pense que ce monde dirigé par l’hypermorale est un monde dans lequel c’est le Mal (ou le malheur) qui l’emporte sur le Bien (ou le bonheur). Dans ses écrits, Baudrillard utilise le mot Mal en parlant de l’hypermorale ou de l’immoralisme pour désigner le malheur et non pas pour parler du Mal au sens métaphysique et moral. Le Mal existe suite à la disparition du Bien, tout comme le monde hyperréel qui remplace le réel : « Quand les signes du Bien s’accumulent, c’est l’ère du Mal et de la transparence du Mal qui commence. Ainsi, le passage du vrai au faux (ou plutôt à l’indécidable), du réel au simulacre, du Bien au Mal, est-il comme un effet de masse critique, une logique non dialectique, une logique

PL, p. 119. PL, p. 122. 528 PL, p. 164. 526 527

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fatale de l’excès529. » La source du Mal est celle du Bien. Ces deux principes antagonistes partagent la même origine : « S’il y avait une force du Mal, une réalité du Mal, une source et une origine du Mal, on pourrait s’y confronter stratégiquement avec toutes les forces du Bien530. » C’est la disparition du Bien qui engendre le Mal et c’est l’homme voire le consommateur qui est le responsable de cette disparition. Le Mal hante le monde. Il dirige l’hypermorale : « Toutes nos protestations morales sont à la mesure de la fascination immorale qu’exerce sur nous la réversibilité automatique du Mal531. » Le Mal n’est plus uniquement en rapport avec la morale. Il est un principe qui dirige le monde : « Il reste que l’hypothèse du Mal, de l’indistinction du Bien et du Mal, et de notre complicité profonde avec le pire, est toujours présente, rendant insolubles toutes nos actions. Mais elle est, elle-même, un principe d’action, et l’un des plus puissants sans doute532. » Le principe du Mal dirige le monde, mais il n’est en aucun cas responsable de la disparition du réel. C’est l’homme qui a détruit le réel et la morale. Quant au Mal, il n’est plus d’ordre moral. Il est l’assise des relations humaines et du monde postmoderne. Il est diffèrent de la corruption. Cette dernière est l’effet pervers de la lutte contre la corruption : « Un exemple d’effet pervers se voit dans la lutte contre la corruption qui règne dans les affaires ou dans le financement des partis politiques. Il est évident qu’elle doit être dénoncée. Et les juges le font. Mais la purification a elle aussi nécessairement des effets seconds533. » La corruption régit les relations sociales et économiques actuelles. Quant au Mal, il n’est plus un vice. Il est une réalité nécessaire pour le bon fonctionnement de la société de consommation et de surconsommation : « Par ailleurs, ce serait la transparence elle-même qui serait le Mal – la perte de tout secret. Tout comme dans le ‘crime parfait’, c’est la perfection elle-même qui est criminelle534. » Le Mal, qu’il soit métaphysique ou moral, est omniprésent. Il empêche la société actuelle d’avancer vers le Bien

PL, p. 164 PL, p. 137. 531 PL, p.114. 532 PL, p. 130-131. 533 MDP, p. 41. 534 MDP, p. 43-44. 529 530

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car il lui ôte ses bases morales. Par contre, le Mal fait progresser la société de consommation, la politique et l’économie. L’économie est un échange de marchandises qui doit être normalisé. Dans un État capitaliste, la logique économique est celle de l’État et non pas des personnes. À la base, l’économie est dépourvue de toute humanité et de morale. L’économiste B. Lemennicier le prouve : « Les économistes considèrent que, en tant que scientifiques, ils n’ont rien à dire sur ces thèmes. Ils estiment devoir se contenter de faire des prédictions sur les résultats qui émergeront du marché ou de l’interaction sociale en général. Un économiste peut convaincre qu’il est inutile, voire trop coûteux, de lutter contre le trafic de drogue, mais il doit laisser à d’autres le soin de dire si consommer de la drogue est bon ou mauvais. Il peut convaincre qu’empêcher un commerce libre des organes à la transplantation revient à condamner à mort un grand nombre de patients ou qu’établir un salaire minimum a pour conséquence un chômage plus élevé, mais il doit laisser aux philosophes, aux sociologues, aux politologues, voire aux citoyens et à leurs représentants, le soin de porter un jugement de valeur sur ceuxci535 . » Ainsi, le problème est de savoir si la morale est habituée à régir les relations économiques. Vu que ces dernières sont des relations humaines, la morale doit nécessairement les diriger. Mais actuellement, c’est la morale de la consommation, du profit, de l’intérêt qui gère les relations économiques. La lutte ouvrière, le licenciement, le chômage, le fordisme, les crises économiques, les faillites sont tous des mots qui portent en eux un immoralisme. Baudrillard trouve que l’hypermorale actuelle est dirigée par le Mal surtout en politique. Ne serait-il pas, des siècles après, en train de reprendre la pensée politique de Machiavel ? Le but de la politique pour Machiavel n’est pas la morale mais l’obtention et la conservation du pouvoir. L’accord avec les grands principes moraux en rapport avec la religion, comme l’acceptation de la souffrance, le mépris des choses de ce monde, le pardon des offenses, etc., conduit certainement à l’échec politique. Au temps de Machiavel, la religion, était garante des principes moraux. C’est pour cette raison que dans sa pensée, la morale est reliée aux principes et aux valeurs chrétiennes bien que la morale et la religion puissent être séparées puisque la morale peut exister indépendamment de toute religion. Pour conquérir et conserver 535

B. Lemennicier, La morale face à l'économie, Paris, Broché, 2005, p. 103.

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une principauté, il fallait avoir et exercer la force, ce qui est le contraire de la douceur évangélique. Machiavel n’est pas pour autant antireligieux ou désireux de détruire l’Église. Il pense même que la religion peut favoriser le bon fonctionnement de l’État, à condition que le prince utilise la religion et non pas qu’il soit contrôlé par elle. Le prince n’a pas à être juste ; il suffit qu’il paraisse juste, c’est-à-dire qu’il fasse semblant, devant son peuple et ses sujets, d’être bon. La finalité de la politique est d’instaurer de bonnes lois pour le bien du peuple. Le prince n’a pas un comportement immoral c’est-à-dire qu’il n’est pas contre la morale, mais il est plutôt amoral, c’est-à-dire qu’il met la morale en épochè : « Il faut qu’un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité536. » La seule morale est donc celle de l’efficacité du pouvoir politique et de l’intérêt particulier en vue d’assurer la paix et de garantir la sécurité du peuple. Par conséquent, la politique est indépendante des valeurs morales. Le réalisme politique de Machiavel est toujours d’actualité. C’est la réussite du politicien qui devient un impératif moral. Mais le professeur de philosophie politique, Patrick Savidan, rétorque que la morale et la politique sont deux concepts que nous ne devons pas confondre malgré le fait qu’ils soient attachés l’un à l’autre : « La démocratie offre un soutien déterminant à l’éthique. En théorie et en pratique, la politique démocratique a précisément pour objectif de faire aboutir certaines discussions dont les implications sont clairement d’ordre moral. C’est le cas dans de très nombreux domaines, de la lutte contre la pauvreté, à l’usage des biotechnologies ou au droit de la famille, tous domaines où se trouvent engagées des questions relatives à des valeurs morales. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la démocratie puisse exiger le respect de contraintes de type éthique, qui elles-mêmes soustendent la contrainte qu’entendent exercer les lois civiles537. » La démocratie est basée sur des valeurs morales comme l’égalité et la justice. Même si l’homme actuel tente de les séparer, la politique et la morale doivent demeurer intrinsèquement liées. Somme toute, la démarche de Baudrillard se veut explicitement critique. Malgré le fait que l’hypermorale retire la morale et le Bien N. Machiavel, Le Prince, Paris, Poche, 2000, p .4. P. Savidan, « Politique et morale sont inséparables en démocratie », Le Monde, Paris, 23 mars 2014. 536 537

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du monde actuel, Baudrillard n’aura de cesse de critiquer une telle incarnation. En effet, selon lui, le monde doit impérativement être régi par la morale. Toutefois, il y a lieu de noter à cet égard que cette démarcation critique n’entend aboutir à aucune assignation ou édification positive. Nulle solution concrète n’est suggérée en vue de reconstruire un nouveau monde ou même un nouveau réel imprégné d’une « nouvelle morale » postmoderne. 3. Les lieux de l’avènement de l’hyperréalité 3.1. Corps et hypercorps L’homme qui vit dans le monde hyperréel appartient à un espace illusoire. Il existe dans un lieu hyperréel qu’il a lui-même inventé : « L’homme n’est même plus face à son environnement : il fait virtuellement partie lui-même de l’environnement à protéger538. » L’homme est devenu une espèce en voie de disparition qui vit dans un espace disparu. Cela est le fruit du travail humain, de la création faite par l’homme. C’est lui qui a engendré le monde hyperréel. Ce dernier est régi par la société de consommation. Dans cette dernière, l’homme est lui aussi réduit à une marchandise, à un objet : « La vérité est toute autre : environné de marchandise et de valeur d’échange, l’homme n’est plus luimême que valeur d’échange et marchandise539. » L’homme est ainsi semblable à une valeur d’échange. Il a perdu sa quiddité aux dépens de la société de consommation. Il devient une petite particule interactive d’échange et de communication. C’est ainsi qu’il perd son identité humaine. Mais cela n’est que le fruit de son propre travail puisqu’il est le seul responsable de sa propre disparition. Dans cet espace illusoire, l’homme est réduit au corps, symbole de son appartenance à l’univers hyperréel. Son corps se transforme alors en un hypercorps540. Ni son âme ni son psychisme ni ses sentiments ne sont pris en charge par cette société. Le corps est le plus bel objet de consommation. Il est redécouvert après une ère millénaire de puritanisme. C’est la publicité, la mode, le culte hygiénique, la diététique, l’éducation physique et le culte de la jeunesse qui le mettent en valeur : « Tout témoigne aujourd’hui que le corps est devenu objet de salut. Il s’est littéralement substitué à PCE, p. 255. PCE, p. 163. 540 Notion définie dans la première partie. 538 539

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l’âme dans cette fonction morale et idéologique541. » Le corps occupe la place que possédait l’âme dans la philosophie ancienne et classique. La propagande du corps pousse l’homme postmoderne à vénérer le corps. Les hommes pensent qu’ils n’ont qu’un seul corps, c’est la raison pour laquelle ils veulent le préserver : « Le secret de BB ? C’est qu’elle habite réellement son corps. Elle est comme un petit animal qui remplit exactement sa robe. Habite-telle son corps ou sa robe ? Quelle est, de la robe ou du corps, la résidence secondaire ? Exactement : elle porte son corps comme une robe […] Si jadis c’était ‘l’âme qui enveloppait le corps’, aujourd’hui c’est la peau qui l’enveloppe542. » La peau n’est pas signe de nudité mais de vêtement de prestige. La peau fait alors référence à la mode et au modèle infligé par la société de consommation. Le corps est ainsi signe de bonheur, de santé, de beauté. Il est un objet fétiche : « Le corps n’est que le plus beau de ces objets psychiquement possédés, manipulés, consommés543. » Cette image donne naissance à une nouvelle éthique de la relation au corps. La beauté et la préservation du corps deviennent un impératif absolu à tout homme et surtout aux femmes. Être beau est la qualité fondamentale de l’homme contemporain. La beauté est même reliée à la réussite sociale. Le corps est un processus économique de rentabilité. Il devient, tout comme l’âme dans une époque précédente, un concept privilégié : « Le corps est devenu ce qu’était l’âme en son temps, le support privilégié de l’objectivation, le mythe directeur d’une éthique de la consommation544. » Le corps est étroitement lié aux finalités de la production. Il est un support économique à la consommation et il est aussi un principe psychologique car il intègre l’individu dans la stratégie de la société de consommation. Le dualisme de l’âme et du corps est présent dans la pensée de Descartes. En tant que philosophe et homme de sciences, il montre la soumission du corps au monde empirique en ajoutant que l’âme échappe aux déterminations du corps. Ce faisant, le corps et l’âme sont contradictoires de par leurs caractères. Cette contradiction résulte de leur union : « L’âme est unie à toutes les

SDC, p. 200. SDC, p. 201. 543 SDC, p. 204. 544 SDC, p. 213. 541 542

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parties du corps conjointement545. » Le corps est un médiateur entre l’âme et le corps. C’est le corps qui permet à l’âme de recevoir des informations sur le monde. Par conséquent, le dualisme défendu par Descartes est un dualisme ontologique des substances. L’âme et le corps sont deux entités distinctes, de nature différente. Quant aux passions, elles résultent de l’interaction de l’âme et du corps. Le corps est le lieu des passions et l’âme perçoit les passions qui donnent alors vie au corps. Baudrillard trouve que ce dualisme n’est plus de rigueur dans la société moderne puisque c’est le corps qui l’emporte sur l’âme et que les passions n’émanent plus de la subjectivité mais de la collectivité. Réduit à un objet, le corps représente les besoins de la société de consommation. L’objet culte qu’il représente est le désir sexuel : « Toute la mécanique érotique change de sens, car l’attraction érotique qui émanait jadis de l’étrangeté et de l’altérité passe désormais du côté du semblable et de la ressemblance546. » Autrui n’est plus considéré comme un être humain, mais il est réduit à un objet de désir sexuel. À titre d’exemple, la femme est devenue un objet de série : « Désintégrée en série selon son corps, la femme devenue objet pur est alors reprise par la série de toutes les femmes-objets dont elle n’est qu’un terme parmi d’autres547. » Le plus bel objet consommé est alors la femme. Elle perd donc toute son essence et tout son caractère féminin. Elle n’est plus uniquement démunie de ses droits, plus encore elle est démunie de son humanité. Désormais le corps est réduit à un objet de rentabilité économique : « Il faut que l’individu se prenne lui-même comme objet, comme le plus beau des objets, comme le plus précieux matériel d’échange, pour que puisse s’instituer au niveau du corps déconstruit, de la sexualité déconstruite, un processus économique de rentabilité548. » Le corps est déchiqueté, transformé en des particules, et ultimement réduit à un objet sexuel. L’individu devient un concept qui représente un produit du système d’échange. L’homme devient esclave de ce système, il est alors réduit à un robot. C’est la femme qui représente de la manière la plus significative cet asservissement. Simone de Beauvoir critique la discrimination sexuelle tout comme Baudrillard. Ne serait-il pas R. Descartes, Les Passions de l’âme, Paris, Vrin, 1994, p 88. CP, p. 165. 547 SDO, p. 142. 548 SDC, p. 211. 545 546

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lui aussi féministe ? Dans le second tome du Deuxième Sexe, De Beauvoir commence par sa célèbre phrase : « On ne naît pas femme, on le devient549. » Elle cherche à détruire l’essentialisme qui prétend que les femmes sont nées femmes et donc qu’elles sont l’objet de l’endoctrinement social qui insiste sur l’inégalité sexuelle. En tant qu’existentialiste, elle refuse le rôle passif et aliéné attribué à la femme. Elle étudie aussi les rôles d’épouse, de mère, et de prostituée pour montrer comment les femmes, au lieu de se transcender par le travail et la créativité, sont réduites à des existences monotones, au rôle de mère et de maîtresse domestique et celui de réceptacle sexuel de la libido masculine. De Beauvoir, tout comme Baudrillard, critique alors cette vision unilatérale que la société attribue à la femme. La sexualité actuelle est une hypersexualité car le sexe réel agonise : « Barthes disait du Japon :’Là-bas, la sexualité est dans le sexe, et nulle part ailleurs. Aux États-Unis, la sexualité est partout sauf dans le sexe.’ Et si le sexe n’est plus le sexe ? Sans doute, nous assistons, avec la libération sexuelle, avec le porno, à cette agonie de la raison sexuelle550. » Dans cette description de la sexualité, l’autre est anéanti puisqu’il n’a plus de valeur. L’hypersexualité est donc le sexe qui valorise le désir individuel et dans lequel l’autre est absent : « Madonna se bat ‘désespérément’ dans un univers sans réponse – celui même de l’indifférence sexuelle. D’où l’urgence du sexe hypersexuel, dont les signes s’exacerbent justement parce qu’ils ne s’adressent plus à personne. C’est pourquoi elle est condamnée à incarner successivement, ou simultanément, tous les rôles, toutes les versions du sexe, parce qu’il n’y a plus exactement pour elle d’altérité sexuelle, quelque chose qui mette en jeu le sexe au-delà de la différence sexuelle, et non seulement en la parodiant à outrance, mais toujours de l’intérieur551. » Le sexe devient une façon pour que la personne se mette en valeur ou pour qu’elle assouvisse ses désirs indépendamment d’autrui. Qu’il soit présent ou absent, qu’il soit unique ou commun, autrui n’est plus désiré. Cela est le fruit de l’hypermorale qui dirige nos sociétés. L’hypersexualité est représentée par le porno dans lequel l’hypermorale est à son apogée : « La sexualité ne s’évanouit pas dans la sublimation, la répression et la morale, elle s’évanouit bien S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, Tome 2, Paris, Gallimard, 1986, p. 3. OF, p. 19-20. 551 CP, p. 177. 549 550

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plus sûrement dans le plus sexuel que le sexe : le porno. L’hypersexuel contemporain de l’hyperréel552. » Le porno représente la société de spectacle. Cette dernière nous éloigne des choses réelles. Elle aliène l’homme en le poussant à se rattacher à l’hyperréel et à la surreprésentation de tout, même de l’homme. Le porno553 réduit le désir au lieu de l’exalter : « Le trompe-œil ôte une dimension à l’espace réel, et c’est ce qui fait sa séduction. Le porno au contraire ajoute une dimension à l’espace du sexe, il le fait plus réel que le réel – c’est ce qui fait son absence de séduction554. » Le trompe-œil déjoue le regard et il créé un espace optique dans lequel l’œil cherche la séduction. Il suscite le désir autrement dit la séduction. Dans le porno, l’œil voit de très près, plus près que le près. Alors l’homme n’a plus le temps de désirer, il va uniquement jouir. La séduction est donc absente et l’objet n’est pas désiré. Le corps est consommé comme une marchandise. La pornographie existe sous forme littéraire depuis l’Antiquité, mais elle est restée durant des siècles un phénomène réservé à une élite ou à une marge contestataire. Elle connaît par contre une forte expansion au XXe siècle où elle devient un produit de consommation de masse propagé par les media. 3.2. L’hyperespace et l’hypermarché L’hyperespace est l’espace dans lequel se trouve le consommateur, les objets modélisés, l’homme subhumanisé et l’hypermorale. C’est le lieu de l’avènement de l’hyperréel : « Car l’hyperespace dit l’absence d’espace, l’absence de l’Autre et de l’événement ; il dit aussi combien l’espèce vacille dans le vide, que son aventure n’a pas de fin et que c’est catastrophique puisqu’elle se voue à ‘l’immortalité du mort’ par clonage interpensé555. » C’est un lieu dépourvu du réel et de tout ce qui en découle : l’homme, la morale, Dieu et autrui. Par conséquent, l’hyperespace est le lieu dans lequel nous vivons ; l’espace de l’avènement et de la réalisation de l’hyperréel. L’hypermarché est l’hyperespace de la marchandise où s’élabore la sociabilité du consommateur. Les objets trouvés dans les hypermarchés ne sont plus des réponses aux besoins des hommes. SF, p. 11. À ce sujet, voir JL Marion dans le Phénomène érotique. 554 J. Baudrillard, De la séduction, Paris, Galilée, 1997, p. 46-47 (DLS). 555 A. Gauthier, op. cit., p. 136-137. 552 553

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Ce sont les hommes qui sont transformés en réponse aux questions posées par les objets. Ces derniers testent les hommes qui sont obligés de leur répondre. Ainsi fonctionnent semblablement tous les messages des media et aussi tous les hommes qui répondent automatiquement et simultanément à ces messages. L’hypermarché symbolise la société de consommation et de surconsommation : « À trente kilomètres à la ronde, les flèches vous aiguillent vers ces grands centres de triage que sont les hypermarchés, vers cet hyperespace de la marchandise où s’élabore à bien des égards une socialité nouvelle556. » L’hypermarché est un univers virtuel qui régit l’économie du marché actuel. Il est le lieu de la réalisation de l’hyper-productivité. L’hypermarché centralise une région et une population. Il attire l’homme actuel. Ce dernier y vient pour choisir les objets imposés par la société de consommation. L’homme téléguidé par cette consommation n’estil pas lui-même réduit à un objet ? Dans l’hypermarché, le consommateur a comme fonction d’acheter. Il est alors lui-même un objet au service de la consommation. L’objet n’est plus une marchandise, il devient un message transmis par la publicité. L’homme devient la victime de l’objet, il est asservi par la consommation. Mais ce qui pousse l’homme à se sentir libre, c’est l’idée ingénieuse créée par les maîtres du marketing : le self-service. Il donne l’impression à l’homme qu’il a l’embarras du choix et la liberté de choisir seul. Mais le self-service n’est qu’une forme de manipulation indirecte. Les panneaux publicitaires affichent à l’homme les faux-besoins qu’il doit avoir. Ils reflètent alors l’asservissement de l’homme à la marchandise : « Ces panneaux, en fait, vous guettent et vous surveillent aussi bien, ou aussi peu, que la télévision ‘policière’. Celle-ci vous regarde, vous vous y regardez, mêlé aux autres, c’est le miroir sans tain de l’activité consommatrice, jeu de dédoublement et de redoublement qui renferme ce monde sur luimême557. » Les panneaux publicitaires offrent à l’homme des désirs qu’il ne possède pas. Ils sont alors le miroir du consommateur puisqu’ils connotent ses besoins. Mais ce miroir n’est pas fiable puisqu’il représente les faux-désirs que la société de consommation inflige au consommateur. En réalité, ce dernier ne possède pas ces 556 557

SS, p. 113. SS, p. 114-115.

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besoins mais à force de les voir autour de lui-même, il se les initie puis il se voit dans l’obligation de les désirer pour se sentir intégré dans cette société en faisant comme les autres consommateurs. Qui plus est, l’hypermarché est au centre de la vie des hommes, au cœur de la société. Il est inséparable des autoroutes et de tous les moyens de transport. Il attire les personnes de toutes les classes sociales. Il est aussi un lieu de travail pour un nombre élevé de personnes : « L’hypermarché est déjà, au-delà de l’usine et des institutions traditionnelles du capital, le modèle de toute forme future de socialisation contrôlée : retotalisation en un espace-temps homogène de toutes les fonctions dispersées du corps et de la vie sociale (travail, loisir, nourriture, hygiène, transports, media, culture)558. » Il est un centre où se réalise tout ce qui est en rapport avec la vie sociale, voire la vie de l’homme. Bien plus, l’hypermarché préexiste à l’agglomération. C’est autour de lui que se construit désormais la ville. Il est l’expression du mode de vie de la société de consommation. Les nouvelles villes sont satellisées autour de l’hypermarché ou du shopping center. C’est comme si ces villes avaient perdu leur anciennes fonctions de ville (lieux de travail, de vie…) pour les concentrer en un même lieu. Ce n’est plus la ville qui absorbe le marché, mais c’est l’hypermarché qui devient le noyau de la ville : « Étranges objets nouveaux dont la centrale nucléaire est sans doute le modèle absolu et d’où rayonnent une sorte de neutralisation du territoire, une puissance de dissuasion qui, derrière la fonction apparente de ces objets, constituent sans doute leur fonction profonde : l’hyperréalité de noyaux fonctionnels qui ne le sont plus du tout. Ces objets nouveaux sont les pôles de la simulation autour desquels s’élabore, à la différence des anciennes gares, usines ou réseaux de transport traditionnels, autre chose qu’une ‘modernité’ : une hyperréalité, une simultanéité de toutes les fonctions, sans passé, sans avenir, une opérationnalité tous azimuts559. » Les objets vendus dans les hypermarchés ont comme fonction de dissuader et de tromper le consommateur. Ils ont perdu leurs anciennes fonctions car ils ne sont pas réels. Ils n’assouvissent pas le besoin réel de l’acheteur. Les objets sont une simulation des objets réels. Ils appartiennent au monde hyperréel. Ignorant ses vrais besoins, l’homme est triste. Dans ce monde hyperréel, il est un homme malheureux qui ne 558 559

SS, p. 115. SS, p. 117-118

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possède pas le temps pour les loisirs. Il ne peut donc se divertir. De plus, il est toujours fatigué. Dans cette société de surconsommation, le loisir n’a plus de place. Il est lié à la perte de temps : « L’aliénation du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à l’impossibilité même de perdre son temps 560. » La définition même du loisir change : « Le loisir n’est donc pas tellement une fonction de jouissance du temps libre, de satisfaction et de repos fonctionnel. Sa définition est celle d’une consommation de temps improductive561. » Il n’a plus donc comme fonction d’amuser et de divertir puisqu’il devient source de stress vu que la personne qui se divertit est en train de produire une non-production. Par conséquent, le loisir est un crime que le consommateur commet puisqu’il l’empêche d’être productif. Durant son temps de loisir l’homme est uniquement un consommateur. Cette absence de loisir va nécessairement mener l’homme à une fatigue. Cette dernière est le mal du siècle. Elle n’est pas physique mais morale. Par ailleurs, elle affecte le physique : « Comme la violence nouvelle est ‘sans objet’, cette fatigue aussi est ‘sans cause’. Elle n’a rien à voir avec la fatigue musculaire et énergétique. Elle ne vient pas de la dépense physique562. » Cette fatigue est une pandémie qui est innée à la culture mondiale actuelle. Elle devient une nécessité transmise d’une génération à une autre. C’est l’absence du désir qui engendre un sentiment de malaise. La fatigue est le fruit de l’absence de vraies relations humaines et de l’annihilation d’autrui puis de soi. Elle crée la crise de perte de l’identité, de l’absence d’assises morales. Bref, la fatigue est le résultat de tous ces maux vécus par l’homme. C’est la raison pour laquelle elle n’a pas de cause unique. Ces différentes causes sont inconnues à l’homme car il se croit heureux dans son monde hyperréel. Ce faisant, la cause de la fatigue est donc inconsciente à l’homme. De ce fait, elle est psychique : « La fatigue ne vient pas de la dépense physique. On parle bien sûr spontanément de ‘dépense nerveuse’, de ‘dégressivité’ et de conversion psychosomatique. Ce type d’explication fait maintenant partie de la culture de masse : elle est dans tous les journaux et dans tous les SDC, p. 244. SDC, p. 249. 562 SDC, p. 291. 560 561

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congrès563. » C’est comme si la fatigue était un mal inévitable que doit avoir tout homme. La société de consommation dissimule tous les besoins communs sous le couvert du désir. Elle fait croire à l’homme que ces besoins sont bons par nature et qu’il doit les désirer. Cette ignorance dont l’homme pâtit au sujet de ses vrais désirs le pousse alors à la fatigue. Baudrillard va plus loin en comparant la fatigue aux grandes pandémies : « Il y a désormais un problème mondial de la fatigue comme il y a un problème mondial de la faim564. » C’est le mal du siècle qui engendre des troubles personnels et sociaux de tout genre : « La fatigue, comme syndrome collectif des sociétés post-industrielles, rentre ainsi dans le champ des anomalies profondes, de ‘dysfonctions’ du bien-être. ‘Nouveau mal du siècle’, elle est à analyser en conjonction avec les autres phénomènes anomiques, dont la recrudescence marque notre époque, alors que tout devrait contribuer à les résoudre565. » La fatigue fait partie de la culture de masse de la société de consommation. Elle montre aussi que l’homme est passif puisqu’il est un simple spectateur du monde hyperréel dans lequel il vit. C’est la consommation qui le dirige : « La fatigue ou asthénie sera alors interprétée comme réponse, sous forme de refus passif, de l’homme moderne à ces conditions d’existence. Mais, il faut bien voir que ce ‘refus passif’ est en fait une violence latente, et qu’à ce titre, elle n’est qu’une des réponses possibles dont les autres formes sont celles de la violence ouverte566. » L’homme contemporain est passif. C’est l’homme-masse qui le représente : un même modèle infligé par la société qui donne naissance à des hommes similaires. La fatigue est alors la cause de tous les troubles psychiques vécus par le consommateur : « Fatigue, dégressivité, névrose sont toujours convertibles en violence ouverte et réciproquement. La fatigue du citoyen de la société postindustrielle n'est pas loin de la grève larvée, du freinage, du ‘slowing down’ des ouvriers en usine ou de l’’ennui’ scolaire. Toutes sont des formes de résistance passive, ‘incarnée’ au sens où l’on parle d’un ‘ongle incarné’, qui se développe dans la chair vers

SDC, p. 291-292. SDC, p. 291. 565 SDC, p. 291. 566 SDC, p. 293. 563 564

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l’intérieur567. » L’ennui et l’oisiveté sont les maîtres-mots de l’homme contemporain. Ne se connaissant pas, il ignore alors ses capacités ; ce qui le pousse à refuser d’agir puisqu’il n’est pas motivé. La cause de cette fatigue est la passivité : « La fatigue n’est pas la passivité opposée à la suractivité sociale- c’est au contraire la seule forme d’activité opposable dans certaines conditions à la contrainte de passivité générale qui est celle des rapports sociaux actuels. L’élève fatigué, c’est celui qui subit passivement le discours du professeur. L’ouvrier, le bureaucrate fatigué, c’est celui à qui on a ôté toute responsabilité dans son travail568. » La fatigue est un signe d’une révolte camouflée et intérieure puisque l’homme est dérangé, voire troublé : « La fatigue, elle, est une activité, une révolte blanche, endémique, inconsciente d’elle-même… Et c’est parce qu’elle est une activité (latente) qu’elle peut soudainement se reconvertir en révolte ouverte, comme le mois de mai l’a partout montré569. » Cette fatigue est consommée et elle rentre dans le rituel social. Elle devient comme une pathologie que les hommes ne font que propager. C’est une contagion qui doit nécessairement affecter tous les membres des sociétés actuelles. L’homme qui vit dans cet hyperespace est donc fatigué de son corps qu’il ne possède pas et de son espace dans lequel il ne vit pas. L’hyperréel est le trop de réel. Il est omniprésent dans notre monde. Il remplace le réel, mais il contient aussi quelques brins du réel disparu. C’est en s’opposant au réel et en passant à l’exagération que se forge l’hyperréel. Il est présent en morale. Il donne naissance ainsi à l’hypermorale. Cette dernière n’est autre que l’immoralisme exagéré. Défendu dans nos sociétés, le Mal dirige la vie des consommateurs. La vie sociale est elle aussi représentative de l’hyperréel. Le corps humain devient un lieu qui connote l’exagération, il réduit ainsi l’être humain à un objet de culte désiré par la consommation. L’hyperespace et l’hypermarché sont des lieux représentatifs de l’hyperréel puisqu’ils montrent l’espace dans lequel existe et se développe l’hyperréel.

SDC, p. 293. SDC, p. 293. 569 SDC, p. 294. 567 568

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Le réel a disparu du monde. C’est une œuvre humaine. En voulant créer un monde parfait, l’homme donne naissance au monde virtuel qu’il croit parfait. Ce dernier est l’antidote du réel. L’homme tue le réel, son crime est parfait car il ne laisse aucune trace de ce réel. Le monde postmoderne n’est autre que le monde virtuel et parfait créé par l’homme. Le rôle des media est primordial dans ce meurtre vu qu’ils sont les moyens par lesquels ce crime s’est accompli. La société nouvelle est la société de consommation dans laquelle la production est reine. L’homme est aliéné à la surconsommation ; c’est la société qui le dirige en lui offrant des besoins qu’il ne possède pas. La société de consommation est un vertige du réel qui contient un consommateur malade virtuellement et aliéné. Le monde actuel contient la violence qui le dirige. Violence qui est représentée par le terrorisme qui n’est autre qu’une forme de la violence de la mondialisation. En disparaissant du monde, le réel est remplacé par le monde simulé. Mais ce dernier existe à doses élevées : c’est l’hyperréel. L’exagération existe dans tous les domaines de la vie et aussi dans tous les lieux. C’est ce monde que Baudrillard critique.

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TROISIÈME PARTIE VERS UN NOUVEAU MODÈLE DU RÉEL Après avoir longuement présenté la pensée de Baudrillard, nous tenterons dans cette dernière partie, de voir la valeur d’une telle pensée. C’est la raison pour laquelle, nous essayerons de critiquer les défaillances intimes de sa pensée en remettant en question ses concepts clés et son système philosophique pour enfin essayer de relever la pertinence universelle de l’approche faite par Baudrillard. À cet effet, nous nous attarderons sur les deux notions essentielles qui, selon notre analyse, ont dirigé sa pensée ; à savoir le nihilisme et l’hyperréel. Le nihilisme est ancré dans la pensée de Baudrillard. C’est le concept de pataphysique qui le prouve. En effet, la pataphysique est la science du vide et de l’insignifiance. C’est une science qui traite du monde réel disparu. La philosophie de Baudrillard semble être obsédée par la disparition et par le vide virtuel. À l’encontre de la vision hyperréelle de Baudrillard, une hypercritique semble nécessaire pour tenter de redonner un sens au monde. L’hyperréalité est une issue créée par Baudrillard afin de remplacer le réel et non pas une fatalité destructrice comme il l’a peinte. Elle est alors une déréalité consolatrice. Cette dernière engendre un nouveau réalisme qui n’est autre que le réel renouvelé. Enfin, nous essayerons de voir si le monde a irrémédiablement perdu le sens qui lui est propre. À cet égard, nous nous efforcerons d'émanciper la pensée de l'impasse dans laquelle elle s'est enfermée en dégageant une ouverture de sens susceptible d'inscrire l'ambiguïté de la condition humaine dans un registre d'assainissement positif et édifiant.

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Chapitre Premier Le jeu du nihilisme

Quoiqu’il ne l’avoue pas explicitement, Baudrillard a une pensée nihiliste. Son objectif est de rechercher le réel et son moyen est la destruction de tout ce qui forme notre monde. Il est vrai qu’il a montré les failles de notre monde en portant sur lui un regard critique. Mais tout cela a abouti à une philosophie destructive. En inventant le terme pataphysique, il avoue que la science du vide est celle de notre monde. Quelle est donc la portée d’une telle approche ? Il s’est avéré que la philosophie de Baudrillard mène à un monde dénué de sens. Quelle est l’originalité de la philosophie nihiliste de Baudrillard dans un monde postmoderne où la perte de sens fut longuement méditée par des philosophes tels Nietzsche, Lyotard, Derrida, Mattéi et bien d’autres ? Nous tenterons de voir alors la valeur de la pataphysique et le sens du monde tout en critiquant et dépassant la pensée de Baudrillard. 1. La pataphysique : science du vide et de l’insignifiance 1.1. La pataphysique : une science non existante La pataphysique est selon Baudrillard la science de l’excès. En d’autres termes, elle est la science qui étudie le monde hyperréel. Voulant connaître l’hyperréalité, Baudrillard invente une science capable de l’aider à comprendre ce monde : la pataphysique570. Cette dernière est donc l’étude de l’exagération et de ses manifestations qui comblent notre monde. Mais quelle est l’utilité de cette nouvelle science au sein de la pensée de Baudrillard? Aucune. Baudrillard se contente de définir la pataphysique sans pour autant l’utiliser comme méthode pour arriver à des fins philosophiques ou à l’édification d’un nouveau système philosophique. C’est une « science imaginaire de l’excès, des effets parodiques, paroxystiques, en particulier de l’excès, du vide et de l’insignifiance »571, dit-il. Il est communément connu que la science s’éloigne de l’imaginaire en adoptant une méthode logique et rationnelle afin d’étudier les objets réels. Tel ne fut pas le cas de Baudrillard. En effet, il fait l’étude d’un monde qu’il qualifie de « La pataphysique pousse les choses à bout. Elle nous confronte au néant, à la nullité du monde. » (F. L'Yvonnet, op. cit., p. 54). 571 CP, p. 104. 570

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virtuel. Il effectue ainsi un retour à la métaphysique, à telle enseigne qu’il en arrive à dépasser cette dernière en analysant un monde qui n’est que le fruit de son imagination : « En fait, on est en pleine Pataphysique – la Pataphysique étant d’une part la science des solutions imaginaires, d’autre part la seule tentative connue de passage à la Métaphysique Intégrale – celle d’un illusionnisme définitif du monde phénoménal572. » La réalité objective ou le réel est l’objet d’étude de la métaphysique. Tandis que la réalité intégrale ou virtuelle, elle est le fruit d’étude de la pataphysique. Quelle est alors la différence entre ce qui existe audelà de la matière et ce qui n’est pas réel ? La métaphysique étudie tout ce qui pourrait exister en dehors du monde sensible. Tandis que la pataphysique étudie tout ce qui n’existe pas dans le monde réel. Il est bon de rappeler que ce qui n’est pas réel, pour Baudrillard, est le monde dans lequel nous vivons. La pataphysique est donc la seule science capable de nous permettre d’étudier un tel monde. Le monde virtuel et dénué de sens est le monde du rien. Baudrillard est donc doublement nihiliste. D’une part, il pense que le monde réel n’existe pas et que notre monde est l’équivalent du rien. D’autre part, il a créé une science du vide qui ne l’a mené nulle part. Nous détaillerons ultérieurement les notions de nihilisme et de l’absence de sens. La pataphysique est une science qui accorde symboliquement aux objets des propriétés virtuelles qu’ils ne possèdent pas. Ce faisant, Baudrillard la conçoit comme une science qui s’élève audessus de la physique et de la métaphysique. Elle dépasse les normes de la gravité, de la densité et de la raison pour proposer des solutions imaginaires : « Contre un système hyperréaliste, la seule stratégie est pataphysique, en quelque sorte, ‘une science des solutions imaginaires’, c’est-à-dire une science-fiction du retournement du système contre lui-même, à l’extrême limite de la simulation réversible dans une hyperlogique de la destruction et de la mort573. » Baudrillard confesse que cette science est la seule qui puisse l’aider à comprendre le monde. Mais sa tentative a échoué vu qu’il n’a ni explicité clairement la nature du monde hyperréel ni proposer des solutions pour mettre fin à cette hyperréalité qui l’agace. Il a voulu comprendre le monde virtuel par une science virtuelle. En réalité, il a décrit le virtuel en faisant appel à sa 572 573

PL, p. 36. ESM, p. 12.

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formation philosophique et sociologique. Il n’a donc pas usé de sa science virtuelle (pataphysique), bien au contraire, il a utilisé des méthodes rationnelles pour saisir le monde. Or ces méthodes sont aux antipodes de la méthode imaginaire de la pataphysique. D’où l’échec de sa tentative de vouloir comprendre le monde hyperréel par la pataphysique. On dirait qu’il essaye de se mettre à la place de l’homme actuel pour essayer de comprendre l’hyperréel. Toutefois cette démarche demeure infertile. D’ailleurs il avoue lui-même son incapacité à saisir ce monde, ce qui va le pousser à se retirer de ce monde. Pourquoi a-t-il alors proposé cette science qu’il n’a pas utilisée ? Se trouvant dans une impasse, Baudrillard a élaboré une méthode qui pourrait l’aider à saisir le monde : la pataphysique. Néanmoins, elle ne lui a pas été utile. Son livre Pataphysique est un essai timide de 41 pages qu’il rédige vers la fin de sa vie et dans lequel il prouve que cette science n’existe pas : « Pataphysique : philosophie de l’état gazeux. Elle ne peut se définir que dans une nouvelle langue introuvée, parce que trop évidente : la tautologie. Mieux : elle ne peut s’exprimer que par son propre terme, donc : elle n’existe pas574. » Il est à signaler que la pataphysique est une science créée en 1897 par Alfred Jarry575. Ce dernier la définit comme étant « la science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité »576. Affecté par Jarry, Boris Vian présente la pataphysique comme étant une science des solutions imaginaires : « Je m'applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas577. » La pataphysique est une science des exceptions, des choses inédites auxquelles on ne peut accéder par les sciences ordinaires. Elle incite donc à concevoir des solutions imaginaires en mettant sur le même plan le réel et l’imaginaire ; ce qui serait une grave erreur pour un esprit philosophique. Elle observe autrement le monde en ayant une vision surréaliste. De nombreuses personnalités, parmi lesquelles bon nombre de surréalistes, s’en réclament : Raymond Queneau, François Le J. Baudrillard, Pataphysique, Paris, Sens et Tonka, 2002, p. 19 (P). Alfred Jarry (1873-1907) est un poète français qui s’inscrit dans le courant du romantisme et du surréalisme. 576 A. Jarry, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, Paris, Gallimard, 1980, p. 23. 577 B. Vian, émission radiophonique, mai 1959, http://www.ina.fr/audio/P11298994. 574 575

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Lionnais, Max Ernst, Jacques Prévert, Michel Leiris, Raymond Roussel, Boris Vian, Henri Jeanson, Eugène Ionesco et René Clair. Il est évident qu’aucun philosophe n’est cité parmi ces personnes, ce qui prouve que cette méthode est subjective et non philosophique. Jarry, le fondateur de la pataphysique, illustre sa vision par l’exemple de la montre qu’on dit ronde. De profil, elle a une figure rectangulaire étroite ; vue de trois quarts, elle est elliptique. La réalité paraît être la représentation linéaire de d’un des aspects de la montre. C’est notre imagination qui nous permet de saisir la réalité totale. La figure ronde de la montre prouve que l’imagination est pauvre. Par conséquent, la pataphysique permet à l’homme d’avoir une vue globale sur la totalité de la réalité. Il semble que Baudrillard a mal compris cette notion. En effet, il ne l’utilise pas pour essayer de comprendre le réel puisque, selon lui, le réel n’existe plus dans notre monde. Il l’utilise plutôt pour essayer de comprendre le monde hyperréel. Son cheminement serait parfait s’il l’avait couronné par plusieurs visions du monde réel comme les différentes figures que possède la montre. Mais il s’est contenté de décrire ce que nous pouvons tous percevoir par notre raison, c’està-dire l’aspect circulaire de la montre. La philosophie ne se base pas sur la pataphysique pour comprendre le monde. C’est plutôt des poètes et des hommes de lettres qui le font. Par conséquent, Baudrillard a utilisé à mauvais escient la pataphysique, ce qui montre la faiblesse interne de son système philosophique. Nous avons tenté de critiquer sa philosophie et son fonctionnement interne en nous attaquant à la science du vide qu’il a instituée. Nous passerons à la critique de sa pensée en la plaçant au sein de l’histoire de la philosophie afin de voir quelle est son originalité et quels sont ses apports. 1.2. Une philosophie obsédée par la disparition L’homme a disparu, Dieu a disparu, les valeurs ont disparu et donc le réel a disparu. Baudrillard a tout fait disparaître. À travers ses écrits, il dévoile les différentes facettes du rien et met le lecteur face au néant. Puis il le laisse errer dans le labyrinthe hyperréel du nihilisme : « Le rien procède du mythe, du crime originel, alors que le quelque chose procède de ce qu’il est convenu d’appeler la réalité578. » Baudrillard avoue que le monde réel, c’est le monde qui 578

CP, p.32.

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contient le sens de tout objet tandis que notre monde est celui du néant. Il ne fait qu’anéantir le monde et il achève sa quête en annonçant : « Pourquoi y a-t-il rien plutôt que quelque chose ? »579. En inversant la fameuse question de Leibniz « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien580 », Baudrillard s’enfonce profondément dans la pensée nihiliste. Son objectif semble être de critiquer le monde et de créer des lecteurs-penseurs qui cogiteront seuls pour essayer de répondre à sa question. Ce qui est évident, c’est que sa philosophie est obsédée par la disparition : « Si c’est être nihiliste que d’être obsédé par le mode disparition, et non plus par le mode de production, alors je suis nihiliste581. » Son système est véritablement négationniste puisqu’il est dénégation du rien et dénégation de toute illusion et tout ce qui existe. C’est une extermination du tout. Il est alors un philosophe nihiliste. Qu’a-t-il alors ajouté à ce courant ? Il a fait une reconfiguration nuancée du nihilisme en faisant une observation sociologique. C’est vrai qu’il n’a pas refondé le nihilisme mais c’est une reconfiguration différente qu’il nous offre. Il lui a ainsi introduit de nouveaux mots qu’il a inventés pour nommer les aspects du monde hyperréel. Aspects qui ont déjà été critiqués bien avant lui par les penseurs postmodernes comme Derrida, Deleuze et Lyotard. En effet, la postmodernité est un mouvement introduit en philosophie par François Lyotard. Ce dernier a affecté Derrida et Baudrillard par ses idées sur la déconstruction et la disparition du monde et les simulacres qui régissent le monde postmoderne. Il présente la modernité comme étant une époque de progrès durant laquelle la politique, les arts et la science ont contribué ensemble à l’émancipation de l’esprit humain. Tandis que la postmodernité est l’éclatement de ce récit puisque chacun de ces domaines est séparé des autres et possède désormais ses propres critères : le vrai pour les sciences, le beau pour l’art et le juste pour la politique. Par conséquent, Lyotard conçoit la société postmoderne comme étant fragmentée puisque les codes sociaux et moraux sont relatifs. Il représente cette relativité par le langage qui limite la communication au lieu de la faciliter : « Je définis le postmoderne comme incrédulité envers le métarécit et j’utiliserai le terme CR, p. 16. G. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison : Principes de la philosophie, ou, Monadologie, Paris, Broché, 2001, p.10. 581 SS, p. 231. 579 580

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moderne pour désigner toute science qui se légitime elle-même en référence à un métadiscours faisant explicitement référence à une grande narration, telle que la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du signifiant, l’émancipation du sujet rationnel582. » Le métarécit est alors la tentative qui consiste à transgresser les limites sémantiques des différentes cultures soumises à l’emprise de la postmodernité afin de contribuer au développement humain qui s’est freiné de nos jours. Derrida et Foucault mettent en relief aussi la pluralité du discours. Cela aboutit à une pluralité d’usages et à des règles propres à chaque culture. Les règles rigoureuses d’une langue sont incommensurables avec les autres langues. D’où la difficulté des échanges mondiaux qui risquent d’aboutir à des conflits. Derrida élabore une théorie de la déconstruction du monde dans laquelle il propose une absence de sens univoque : « Si j’avais à risquer une seule définition de la déconstruction, je dirais sans phrase : ‘plus d’une langue’583. » Le démantèlement du monde a comme origine les différentes langues qui empêchent le dialogue. La relation entre le signifiant et le signifié est controversée puisqu’il existe des glissements de sens infinis entre un signifiant et un autre. L’objet n’est donc plus connu car il ne possède plus un sens unique. Par conséquent, le sens a disparu du monde postmoderne faisant disparaître avec lui tout objet réel. Tout comme le sens de l’objet qui a disparu du monde postmoderne, la science a elle aussi disparu. Lyotard présente la science comme étant la motrice du progrès économique. La science postmoderne est fragmentaire et indéterministe. L’homme postmoderne est incapable de vivre dans un monde cohérent et harmonieux. D’où « l’accroissement de l’être et la jubilation qui résulte de l’invention de nouvelles règles du jeu, qu’elles soient picturales, artistiques ou autres »584. Baudrillard n’a-t-il pas repris ces idées ? L’accroissement est l’exagération du monde que Baudrillard nomme hyperréel. Quant au monde postmoderne, il a disparu pour Lyotard et aussi pour Baudrillard puisque rien n’a plus de sens. Cette disparition s’inscrit bel et bien dans une mouvance nihiliste. Il convient, dès lors, de vérifier si la pensée de Baudrillard est elle-même résolument nihiliste. Après avoir placé la J.-F. Lyotard, op. cit., p. 53. J. Derrida, Mémoire, Paris, Broché, 2012, p. 12. 584 J.-F. Lyotard, op. cit., p. 42. 582 583

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pensée de Baudrillard au sein de la pensée postmoderne, nous allons tenter alors de montrer sa relation avec le nihilisme. Le nihilisme est un courant philosophique qui supprime l’existence de l’homme de ce monde pour différentes raisons. Il prend alors plusieurs formes : la morale est privée de sanction, l’homme la laisse tomber. La religion tue Dieu, l’homme n’y succombe plus. Les sciences naturelles ne croient plus au déterminisme et aux lois, elles ne sont plus vraies. La politique est dirigée par l’anarchie, elle n’existe plus. L’histoire peut être interprétée dans un sens raisonnable, elle n’est plus fidèle au cours naturel des événements585. Selon Nietzsche, le nihilisme est un état pathologique qui n’aboutit à aucun sens car les choses en soi n’ont point de vérité. Aucune réalité ne correspond à une vérité et à un sens réel. Une telle conception a fort inspiré Baudrillard. Nietzsche définit ainsi le nihilisme : « Imaginons cette idée sous la forme la plus terrible : l’existence telle qu’elle est, sans signification et sans but, mais revenant sans cesse d’une façon inévitable, sans un dénouement dans le néant : ‘L’Éternel Retour’. C’est là la forme extrême du nihilisme : le néant (le ‘non-sens’) éternel !586» En définissant le nihilisme, Nietzsche s’éloigne de la morale et de la religion car ces dernières sont l’antidote du nihilisme. Il pense que le monde n’a plus de sens et que l’homme est condamné à vivre éternellement dans ce cercle vicieux. Il est un symptôme qui indique que les hommes n’ont plus de consolation. Ce qui les pousse à détruire pour détruire, tout comme l’homme postmoderne de Baudrillard. Détaché de la morale, l’homme n’a plus de raison de se résigner à quoi que ce soit. C’est ainsi que sa vie tout entière perd son sens. Le nihilisme peut être ramené à deux causes. La première est que l’espèce humaine supérieure, celle de la puissance inépuisable qui croit en l’homme et en ses capacités, fait défaut. La deuxième est l’espèce inférieure, celle du troupeau et de la masse qui enfle ses besoins jusqu’à en faire des valeurs cosmiques ; elle vulgarise ainsi l’existence humaine et tyrannise les hommes d’exception. L’absence de la première espèce et l’hégémonie de la seconde poussent au nihilisme. Plus rien n’a de sens aux yeux de l’homme actuel : « Le monde réprouvé en présence d’un monde édifié 585

Voir F. Nietzsche, Le nihilisme européen, France, Mille et une nuits, 2013, p. 7-

8. 586

F. Nietzsche, Ibid., p. 25.

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artificiellement, d’un ‘monde-vérité’ qui est seul à avoir prix. – Mais enfin l’on découvre de quels matériaux est fait le ‘mondevérité’, l’on s’aperçoit qu’il ne reste plus que le monde réprouvé et l’on porte au compte de celui-ci cette suprême désillusion. Alors on est en face du nihilisme587. » La vérité a disparu du monde transformant par son absence le réel en virtuel. Nietzsche analyse les trois causes qui conduisent au nihilisme. En premier lieu, l’homme prend conscience que le monde est dénué de sens et donc il conçoit que son existence est inutile puisqu’elle n’a aucun but. Dans un second temps, l’homme perd la foi en son essence et en sa valeur. Se trouvant dans un monde dénué de sens, l’homme cesse de croire en sa quiddité et sa destinée : « Notre monde est imparfait, le Mal et la faute sont réels, sont déterminés, absolus, inhérents à leur être ; alors il ne peut pas être le monde-vérité : alors la connaissance n’est que le chemin pour arriver à la négation de celui-ci, alors il est une erreur que l’on peut reconnaître comme telle588. » Notre monde est celui de l’illusion, l’homme se retire de ce monde virtuel. Enfin, se produit la compréhension que ce que l’homme prenait pour la vérité, ce qu’il considérait comme le monde vrai, n’était que fiction. Il est bien évident que Baudrillard a revisité les idées nietzschéennes en leur ajoutant un brin d’hyperréel. La philosophie nihiliste prouve que tout ce qui arrive est dépourvu de sens et qu’il se fait en vain. Dans son étude fondamentale du nihilisme, Nietzsche semble opérer l’assimilation du nihilisme au pessimisme. Ce dernier est une doctrine qui affirme que rien n’a plus de valeur, ce qui pousse l’homme à plonger dans un sentiment de tristesse et de désarroi. N’est-ce pas le cas de tout homme du XXIe siècle ? Par pessimisme, nous entendons la doctrine axiologique qui affirme que rien de ce qui est considéré comme ayant une valeur est dépourvu de toute valeur, ce qui crée chez l’homme le sentiment de tristesse, de mal-être, et peut-être du suicide. Nietzsche fait du pessimisme un moment essentiel du nihilisme : « La logique du pessimisme poussée jusqu’aux extrêmes limites du nihilisme : qu’est-ce qui est le principe agissant ? Notion du manque de valeur, du manque du sens : comment les évaluations morales se trouvent derrière toutes les autres valeurs supérieures. Résultat : les évaluations morales sont 587 588

Ibid., p. 39. Ibid., p. 37.

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des condamnations, des négations, la morale éloigne de la volonté de vivre589. » Le pessimisme est une première forme du nihilisme. En effet, en anéantissant le sens et les valeurs de son monde, l’homme se rend malheureux. En tuant Dieu, la religion et la morale, il devient triste. Par cet acte de destruction, le nihilisme prend forme. Il provoque ainsi des sentiments qui émanent du pessimisme comme la lassitude et la fatigue ressenties continuellement par l’homme. Baudrillard a bien repris ces idées en qualifiant la fatigue comme « le mal du siècle ». Nietzsche pense que l’homme est fatigué de l’homme : « Qu'il ait pu gagner en puissance jusqu'à dominer l'homme, comme nous l’enseigne l’histoire, notamment partout où la civilisation et la domestication de l'homme se sont accomplies, cela révèle un fait important, l'état morbide du type d'homme existant jusqu'ici, en tout cas de l'homme domestique ; la lutte physiologique de l'homme contre la mort, plus exactement : contre le dégoût de la vie, contre la fatigue, contre le désir de la fin590. » La nature de l’homme est malheureuse. L’homme est condamné à être triste dans une vie sans sens ni fin. En l’absence du réel, le nihilisme prend le dessus en rabaissant l’homme et en le rendant à jamais malade de vérité et du sens. Appartient-il à la nature humaine d’être triste ou bien est-ce l’homme qui a introduit ce sentiment en lui? La disparition du sens est un fait. Qu’elle soit le fruit de l’homme comme l’affirme Baudrillard ou qu’elle soit rattachée à une autre cause, la disparition est un fait accompli. Le nihilisme doit-il alors rester rattaché au pessimisme ? N’y-a-t-il pas un nihilisme heureux ? Ne devons-nous pas considérer Sisyphe heureux malgré son destin fatal ? Au lieu de considérer le monde comme étant la cause du malheur de l’homme, nous pouvons avoir un autre point de vue. En effet, l’homme fait face au chaos et au mal. Étant incapable de vivre dans un monde sans lois, il ressent le besoin de créer un certain ordre. Voulant donner sens à sa vie, l’homme s’attache à la religion, à la théologie, à la philosophie, à la morale, aux sciences et à l’art qui tous donnent un sens à la vie. Il est vrai que le monde contient aussi des aspects négatifs qui le rendent hyperréel et dépourvu de sens. Mais il ne faut pas oublier que face à cette négativité se dressent une vie qui a un sens et des hommes qui vivent selon une morale et des impératifs catégoriques. Modèle 589 590

Ibid., p. 21. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Tunis, Cérès, 1995, p. 35.

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d’existence qui s’épanouit indépendamment de toute forme de dévalorisation du réel. Au sein du nihilisme actuel, le bonheur existe. Cette conception du bonheur n’est pas compatible avec le nihilisme pessimiste de Baudrillard. Pour que le monde soit voué au bonheur, la condition est la croyance ferme qu’il est doué de sens. Or, le nihilisme est bien la croyance en un monde qui n’a pas de sens. Il importe donc de redonner un sens au monde qui n’a plus de sens, et ce, malgré la présence du nihilisme. État de choses qui, comme l’affirme Nietzsche, ne peut être ignoré : « Le nihilisme est devant la porte, il n’est plus possible de l’ignorer ou de le chasser lui qui est le plus inquiétant de tous les hôtes591. » Le nihilisme est omniprésent et c’est à nous de choisir de trouver un sens à nos vies. Certains le trouvent dans le monde hyperréel et la société de surconsommation qui sont vides de sens réel et virtuel. D’autres donnent sens à ce même monde en essayant de le comprendre par les voies de la religion, de la philosophie, de la morale et des sciences. Dans les deux cas, la condition humaine est difficile à assumer. Dans tous les cas, l’homme est condamné à vivre dans ce monde. Il pourrait être un nihiliste passif et se laisser emporter par le néant jusqu’au désespoir. Comme il pourrait être, à l’image de Sisyphe, un nihiliste actif qui accepte son destin en le surmontant chaque jour avec espoir : « Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile sans espoir592. » Nous pouvons comparer le rocher au monde et les dieux aux objets de consommation qui nous asservissent. En acceptant son rocher sans tristesse, Sisyphe se l’approprie. Tout comme le monde qui nous a été donné, nous sommes condamnés à l’accepter avec tous ses maux mais aussi avec ses splendeurs. Pourquoi donc ne vivons-nous pas heureux ? De son côté, Baudrillard considère Sisyphe malheureux. Camus et Nietzsche s’imaginent Sisyphe et Zarathoustra heureux car « l’homme est quelque chose qui doit être dépassé »593, dira Nietzsche. Zarathoustra représente le surhomme qui est capable de surmonter sa condition humaine misérable. Nous ne devons pas F. Nietzsche, Fragments posthumes, Paris, Gallimard, 1977, p. 123. A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1985, p. 121. 593 F. Nietzsche, Humain, trop humain, Paris, Hachette, 2001, p. 342. 591 592

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nous pencher vers les besoins présentés par nos sociétés pour être heureux car ils nous conduisent au nihilisme vu qu’ils sont exempts de sens. Au contraire, nous devons les surmonter et essayer de trouver notre bonheur par-delà le nihilisme mondain. Baudrillard semble alors être un nihiliste passif et malheureux dont la vision s’identifie massivement à la pensée nietzschéenne. Après avoir classé la philosophie de Baudrillard comme appartenant à la pensée postmoderne et à la pensée nihiliste, nous nous efforcerons pour le moment de voir son utilité en essayant de dégager sa valeur philosophique, quitte à critiquer d’une manière plus radicale et plus globale toute la tentative de Baudrillard. 1.3. Un vide virtuel ? Le vide est le rien ou l’illusion matérielle. En d’autres termes c’est l’absence de la matière. La continuation du rien594 aboutit au vide. Baudrillard est nihiliste car d’une part il assume la destruction du sens au profit des apparences, et d’autre part, la destruction du réel au profit de l’hyperréel. Il est difficile de définir le vide puisqu’il ne peut être défini par ses effets. Le vide est le fait de ne pas être, et c’est Parménide qui apporte la première définition : « Le non-être n’est pas, l’être est. Si l’être changeait, explique-t-il, il deviendrait ce qu’il n’est pas. Il participerait donc au non-être, ce qui est impossible, puisque le non-être n’est pas. Parménide en conclut que l’être est unique et immuable, donc intemporel. Le monde changeant que nous observons n’est que l’apparence fugace d’un monde réel qui, lui, ne connaît pas le moindre changement595. » Il prouve ainsi que le vide est l’absence de l’être. Le monde réel est l’être, et notre monde est le vide. Le simulacre, les apparences et le monde dans lequel nous vivons sont le vide. Qui plus est, ce vide paraît être aussi un vide virtuel vu que ses représentations relèvent du monde virtuel. On ne pourra s’installer à l’intérieur du vide pour le comprendre. C’est donc son extériorisation dans les objets qui nous entourent qui nous permettra de l’assimiler. Le vide n’est ni le néant ni le rien, il est l’absence du réel.

« Le système est ‘véritablement négationniste’, selon l’expression de Jean Baudrillard, puisqu’il est dénégation du rien, dénégation de toute illusion. » (F. L'Yvonnet, op. cit., p. 80). 595 http://iphilo.fr/2014/05/07/lhistoire-du-vide-est-elle-vide/. 594

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F. Nef596 propose une métaphysique du vide. Il fait une différence entre le vide et le néant. Il conçoit le vide comme étant une négation partielle qui nie le plein. Tandis que le néant est la négation totale qui nie l’objet dans son entité. Il essaie ensuite de faire une géographie du vide afin de repérer les domaines dans lesquels le vide surgit. Il trouve alors que la vacuité envahit notre monde, rien n’a plus d’essence. La vacuité n’est autre que l’absence de l’être ou du réel. Elle est, dans ce cas, synonyme du vide : « Il y a du vide qui se déploie et une partie de ce déploiement est notre univers, tout aussi pétri, tissé de vide que le reste597. » Il redonne au vide son sens traditionnel dévolu à la substance. Le monde est dépourvu d’essence et du réel. Il ne contient que des particules concrètes. Par conséquent, le vide est l’absence d’essence ultime du monde. Notre monde est alors celui du vide. Quelle est alors la nature de ce monde vide de sens ? Selon certains philosophes postmodernes, comme Baudrillard et Mattéi, notre monde est virtuel. En fait, les images et les écrans nous entourent598. L’Internet et l’ordinateur rendent tous les contenus imaginables disponibles, les jeux vidéo créent des mondes parallèles complexes, les films en 3D saisissent les esprits par leur hyperréalisme. Avec les avancées de la technologie, de l’informatique et du numérique, nous sommes en plein dans l’ère du virtuel tout-puissant. Les illusions tiennent-elles lieu, désormais, de vérité ? Cette question nous ramène inévitablement à Platon, qui a décrypté et dénoncé le pouvoir de séduction des images. Cependant, comme nous l’explique JeanFrançois Mattéi, auteur d’un essai intitulé La Puissance du simulacre599, l’actualité du philosophe grec ne consiste pas seulement à dire que nous vivons dans une grande matrice ou une caverne car Platon est celui qui permet de comprendre comment les images de synthèse actuelles sont produites. Et loin de nous éloigner de la vérité, le virtuel nous rapproche même de la structure réelle du Fréderic Nef est un philosophe français contemporain spécialiste en métaphysique et en logique. 597 F. Nef, La force du vide, Paris, Seuil, 2011, p. 42. 598 « Le virtuel, ce sont les images numériques, le digital, le cyberespace de la finance, les multimédias, l’Internet, le clonage et les manipulations génétiques, bref toutes les techniques qui permettent de rendre le monde numérisable, comptable, codable. » (L. Leonelli, op. cit., p. 71). 599 J.-F. Mattéi, La puissance du virtuel, dans les pas de Platon, Paris, Broché, 2013, p. 210. 596

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monde. Selon Mattéi, la caverne platonicienne n’est autre que notre monde actuel envahi par les simulacres. Le mythe de la caverne serait la première salle de cinéma de l’histoire. Il en peint les illusions ou les simulacres. Ces derniers sont représentés par les téléphones portables, le cyberespace, les jeux vidéo et le cinéma. Ils constituent alors des cavernes personnelles puisque l’homme est dirigé par ces images virtuelles. Censées initialement représenter le réel, les images ne font que le dupliquer et l’anéantir pour enfin le remplacer. Nous vivons dans une époque où règne le virtuel : « Le virtuel a triomphé. Notre monde est celui des simulacres, ces contenus qui ont l’apparence de la réalité. Les images produites par des procédés numériques, filmées par des caméras électroniques, calculées par des logiciels et digitalisées par des scanneurs, règnent partout600. » Le virtuel est omniprésent dans nos sociétés. En outre, il est le miroir d’une réalité qui n’existe plus. Il représente alors le vide. Les simulacres n’ont alors aucun rapport avec le réel, ils portent en eux le rien. Guy Debord critique la société virtuelle dans La Société du spectacle en affirmant que « tout ce qui était réellement vécu s’est éloigné dans une représentation601. » La société de spectacle est la nôtre, elle contient des rapports sociaux et humains qui sont médiatisés par l’image et les media. Dans son étude, Baudrillard s’est efforcé de prouver ces idées en y introduisant une série d’exemples tirés de notre vécu. Il confirme alors sa filiation dans cette lignée. L’utilité de son travail est qu’il a concrétisé cette pensée postmoderne en l’appliquant à tous les domaines actuels de la vie. Il a ainsi vulgarisé par des preuves palpables et vécues par tout homme des idées philosophiques postmodernes. Pourtant, il faut signaler que nombre de ces idées ne sont qu’une reprise d’idées déjà élaborées par des philosophes qui, avant lui, traçaient les lignes directrices de la postmodernité.

600 J.-F. Mattéi, « Le sacre du virtuel », Philosophie Magazine, n° 66, Paris, 17 janvier 2013. 601 G. Debord, La Société du spectacle, Paris, Folio, 1996, p. 4.

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Chapitre Deuxième

L’hypercritique de l’hyperréel redonne-t-elle sens au monde ? Le réel a disparu, l’hyperréel le remplace. Devant ce constat, Baudrillard fait une critique du monde actuel. Il critique alors l’exagération ou l’hyperréel, tout en exagérant lui-même. Il pense que ce monde est dénué du réel et du sens. Dans cette dernière partie, nous tenterons de conduire une analyse critique de la pensée de Baudrillard en remettant en cause les deux concepts clés de sa pensée, à savoir l’hyperréel et le sens. Nous mènerons cette réflexion ultime car il s’agit d’une question qui est sous-jacente à l’ensemble de notre démarche, notre ultime intention étant de répondre à la problématique générale qui suscite notre recherche. À l’hyperréalité il convient une hypercritique. Ses ressorts s’inscrivent dans les exigences de la postmodernité, sans pour autant céder la place à la vacuité thématique qui caractérise le rationalisme contemporain. 1. De la déréalité à la néo-réalité 1.1. L’hyperréalité, une déréalité consolatrice Baudrillard conçoit notre monde comme un monde hyperréel, idée que nous avons déjà longuement exploitée. Afin de garantir sa continuité, le réel a laissé ses traces dans le monde hyperréel. Baudrillard nomme ces traces du réel la déréalité. La déréalité serait donc le peu de réalité qui existe dans notre monde. Ce dernier porte alors en lui un souffle de réel. Ces brins de réel présents dans le monde garantissent la continuité du réel. Ils consistent alors une des solutions que Baudrillard propose à l’épuisement du réel. C’est un chemin possible que le monde réel pourrait prendre afin de se préserver de l’emprise de l’hyperréalité : « Le seul suspense qui reste, c’est de savoir jusqu’où le monde peut se déréaliser avant de succomber à son trop de réalité, ou inversement jusqu’où peut-il s’hyperréaliser avant de succomber sous le trop de réalité (c’est-àdire lorsque, devenu parfaitement réel, devenu plus vrai que le vrai, il tombera sous le coup de la simulation totale)602. » L’hyperréalité devient une réalité pour les hommes vu qu’elle remplace le réel. Baudrillard est intrigué : il veut savoir jusqu’à quelle limite la 602

CP, p. 19.

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déréalité subsistera avant d’être complètement anéantie par l’hyperréel. Hélas ! Il n’a pas apporté de réponse à cette question cruciale. Il se contentera de dire que la déréalité est une consolation car elle est la seule garantie de la préservation du réel, et ce, malgré l’emprise de l’hyperréel. C’est la raison pour laquelle la déréalité se présente pour lui comme une solution pour garantir l’existence du réel. Afin de préserver le réel, Baudrillard donne aussi une importance au rôle de la simulation, quoiqu’il critique le monde simulé. La simulation s’active et plonge le monde dans l’illusion : « Cette gigantesque entreprise de désillusion – littéralement : de mise à mort de l’illusion du monde au profit d’un monde absolument réel – c’est cela qui est proprement la simulation603. » La simulation est une copie du monde réel. Par l’intermédiaire des media, le monde simulé passe au monde hyperréel et cela suite à l’exagération. Le rôle de l’illusion est donc de générer l’hyperréel. Si l’illusion donne sa place à la désillusion, on aura alors un monde réel. Mais Baudrillard veut préserver le réel, alors il prône implicitement l’illusion tout en la critiquant explicitement. Ayant comme fonction de sauvegarder le réel, la critique de l’illusion faite par Baudrillard est joyeuse, d’où « la désillusion joyeuse604». La fonction de l’illusion est donc nécessaire. Elle procure à l’homme une vision erronée et simulée du réel. Ce faisant, elle sauvegarde les composantes du monde réel : la morale, l’économie, la politique, l’histoire, l’art et la culture. Elle possède aussi une fonction ultime : cacher le réel. Nous avons présenté précédemment les composantes restantes du réel disparu mais sans nous attarder à cette fonction secrète que leur attribue Baudrillard : elles sont les garde-fous du réel. Elles représentent la déréalité qui dès lors devient consolatrice. Présente dans le monde hyperréel, l’illusion est alors vitale. Par conséquent, Baudrillard pense que l’existence de la vérité n’est pas supportée par l’homme. Ce dernier prétend connaître la vérité : « Nous prétendons réduire l’illusion par la vérité – ce qui est la plus fantastique des illusions. Mais cette vérité ultime, cette solution finale équivaut à l’extermination605. » Si l’homme connaît la vérité, cela le mènera à la détruire et donc à détruire aussi le monde réel. CP, p. 35. CP, p. 50 605 MDP, p. 64. 603 604

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C’est la raison pour laquelle Baudrillard éclipse le réel. L’hyperréel est alors une consolation voire une solution à la perte du réel et du sens. L’homme croit qu’il maîtrise la vérité, mais en réalité elle est exclue du monde hyperréel : « Là où est la vérité, nous n’y sommes pas. Là où nous sommes, elle n’y est pas606. » L’illusion, qui remplace la vérité, console l’homme. Il vit dans l’illusion de la vérité sans pour autant connaître qu’il ignore la vérité : « Ce qui dans la vérité n’est que vérité tombe sous le coup de l’illusion. Ce qui dans la vérité excède la vérité relève d’une illusion supérieure607. » Le monde hyperréel est celui de l’illusion supérieure ou exagérée, fruit des media. Il est créé par Baudrillard et non pas par l’homme. Mais Baudrillard responsabilise l’homme. Selon lui, l’homme a comme objectif de donner naissance à un monde parfait ; d’où sa création du monde hyperréel. Il défigure alors la vérité et le réel pour être heureux : « Nous avons tous transgressé, y compris les limites de la scène et celles de la vérité 608. » Son utilisation de la première personne du pluriel n’est-elle pas révélatrice ? Baudrillard accuse les hommes d’avoir engendré un monde hyperréel, mais il s’infiltre avec eux en utilisant le pronom ‘nous’. Par conséquent, il est légitime de croire que c’est Baudrillard qui a créé ce monde hyperréel et non pas les hommes. Ce qui prouve cette critique c’est qu’il a aussi présupposé l’existence de la déréalité afin de sauvegarder le réel. C’est la raison pour laquelle la déréalité s’avère être une consolation. Baudrillard remplace l’amertume du monde réel par la perfection du monde hyperréel. Il ne s’est pas prononcé sur ce sujet puisqu’il prétend que son ultime objectif est la recherche du réel. Il n’a pas vu en ce monde hyperréel une sorte d’échappatoire, une fuite vers l’utopie. C’est pourquoi il conçoit le monde hyperréel comme un univers déchu dans lequel nous assistons tous à la fin du monde réel. C’est un monde plus que fini, un monde transfini, c’est-à-dire un monde qui a dépassé de loin les limites de ED, p. 141-142. Étrange similitude avec le statut de la mort dans la réflexion stoïcienne : « Quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n'est point, et que les autres ne sont plus », http://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Epicure_PlaisirsMort Amitie.htm. 607 CP, p. 39. 608 SF, p. 79. 606

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la fin : « Nous sommes déjà au-delà de la fin. Tout ce qui était métaphore s’est déjà matérialisé, effondré dans la réalité. Notre destin est là : c’est la fin de la fin. Nous sommes dans un univers transfini609. » L’univers hyperréel est transfini. Il est voué à l’exagération de la finitude et au dépassement de la fin. Le monde transfini n’est-il pas alors le monde réel pour l’homme? Il est évident que Baudrillard établi les règles de ce jeu : l’homme fait disparaître le réel puis il crée l’hyperréel. Enfin il vit dans la déréalité où il cache bien le réel. Cet homme n’est-il pas Baudrillard lui-même et non pas l’homme actuel? Tout concourt à nous convaincre que ses règles sont posées par lui. Il fait ensuite rentrer l’homme dans son jeu ou dans sa stratégie fatale prétendant qu’il veut le libérer du monde hyperréel: « Tout cela peut donner l’impression, ou l’illusion, d’une stratégie fatale, d’une évolution au terme de laquelle nous aurions franchi ce point, ce vanishing point dont parle Canetti, où, sans s’en rendre compte, le genre humain serait sorti de la réalité et de l’histoire, où toute distinction du vrai et du faux aurait disparu610. » Ce n’est pas l’homme qui s’est exclu du monde réel, c’est Baudrillard qui l’a chassé de ce monde. Pourtant le dépassement du monde réel est une solution aux problèmes vécus par l’homme. En vivant dans un monde hyperréel, l’homme fuit le réel. Qu’il soit créé par Baudrillard ou par l’homme, l’hyperréel est un dépassement du réel. Représenté par Baudrillard comme le centre de tous les maux, l’hyperréel peut dès lors être perçu différemment. Il est la consolation du consommateur, le lieu où l’homme trouve son bonheur, le lieu dans lequel se rencontrent les perfections de ce monde. C’est la raison pour laquelle Baudrillard donne deux attributs à notre monde. Lorsqu’il le critique il le nomme hyperréel. Et lorsqu’il fait implicitement son éloge, car il sauvegarde le réel, il le nomme déréalité. On dirait que Baudrillard a vu l’aspect positif que porte en lui le monde hyperréel. Il est une consolation à l’homme. Que ce monde soit réel, hyperréel ou déréel, aux yeux de l’homme il demeure réel. Contrairement à Baudrillard, le philosophe italien M. Ferraris affirme l’existence du réel : « Imaginez une île, et sur cette île, un grand caillou noir. Imaginez qu’à grand renfort d’expériences alambiquées et de persuasion, 609 610

SF, p. 75. PTN, p. 19.

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tous les habitants se soient convaincus que le caillou est blanc. Hé bien, le caillou reste noir, et les habitants de l’île sont, tous autant qu’ils sont, des crétins611. » La couleur du caillou peut être assimilée au réel : il existe indépendamment des hommes. Le réel est alors le réel, il ne change pas. M. Ferraris propose ainsi une relecture du réel. Il cherche le réel et veut le saisir. Il considère qu’au XXe siècle la pensée naviguait vers l’antiréalisme et que dans le siècle présent il est temps de remettre le cap sur le réel : « Selon moi, le retour au réalisme ne signifie pas du tout aspirer à un risible monopole philosophique du réel, ce serait peu comme prétendre privatiser l’eau ! Il s’agit plutôt de soutenir que l’eau n’est pas construite socialement, que la sacro-sainte vocation déconstructive – au cœur de toute philosophie digne de ce nom – doit se mesurer avec la réalité. Dans le cas contraire elle risque de ne devenir qu’un jeu futile, car toute déconstruction sans reconstruction est irresponsabilité612. » C’est comme si M. Ferraris répondait à l’hyperréalisme de Baudrillard. On dirait qu’il critique Baudrillard sans le savoir. En effet, il montre que le fait de détruire le réel, pour le remplacer par n’importe quelle autre réalité, est un acte irresponsable et indigne de tout travail philosophique. C’est la raison pour laquelle il propose de reconstruire le réel afin de chercher à le comprendre. Le monde vrai est devenu une fable, un monde hyperréel. Les journaux télévisés et tous les media ont imprégné dans nos esprits la phrase nietzschéenne suivante : « Il n’y a plus de faits, seulement des interprétations613. » Il semble que, tout comme Baudrillard, M. Ferraris pense que les media sont responsables de la disparition du réel. Mais, à la différence de Baudrillard, il ne se lasse pas de vouloir comprendre le réel. Il pense alors que la réalité est la croyance en la réalité. Il reflète son idée dans la déclaration d’un consultant de Bush à un journaliste : « Nous sommes un empire, et lorsque nous agissons nous créons notre réalité. Une réalité que vous, observateurs, étudiez et sur laquelle ensuite nous en créerons d’autres que vous étudierez encore614. » Le réel précède l’événement diffusé par les media et non pas l’inverse, comme l’a si bien défendu Baudrillard. Le livre qui illustre cette idée est La M. Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme, France, Hermann, 2014, p. 5. Ibid., p. 7. 613 Ibid., p. 12. 614 Ibid., p. 28. 611 612

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Guerre du Golfe n’a pas eu lieu. D’ailleurs M. Ferraris critique cette intervention du journaliste américain en affirmant que cette idée est « une absurdité arrogante, certes ; mais huit ans plus tôt, le philosophe et sociologue Jean Baudrillard avait soutenu que la guerre du Golfe n’était autre qu’une fiction télévisée.615» L’hyperréalité de Baudrillard devient pour M. Ferraris la nouvelle réalité. Et pour comprendre le monde, le philosophe doit assimiler le monde tel qu’il est. Baudrillard n’est pas parvenu à ce stade puisqu’il s’est contenté de critiquer l’hyperréel. Mais en créant le concept de déréalité, il a alors compris que le réel est toujours présent. Au lieu de centrer sa pensée sur l’hyperréel, Baudrillard aurait dû la centrer sur la déréalité afin de nous proposer une nouvelle perspective du monde. Ce faisant, il nous aurait aidés à mieux comprendre notre monde au lieu de se contenter de le détruire et de le critiquer Ajoutons à cela que M. Ferraris nomme realitysme ce que Baudrillard nomme hyperréel. Tout comme Baudrillard, il pense que le monde est l’aboutissement du travail des media : « Le résultat final de l’action conjointe de l’ironie, la désublimation et la dé-objectivation peut s’appeler ‘realitysme’. Un nom tout à fait contingent (car lié au format télévisé des realities), mais qui capture la substance de ce ‘monde bien perdu’ dans lequel les postmodernes voyaient le trait positif de l’époque. À sa place, on prépare une quasi-réalité, à grand renfort d’éléments chimériques616. » La quasi-réalité renforcée par l’illusion n’est autre que l’hyperréalité. Notre monde est un monde chimérique, simulé, virtuel. Il se base sur l’imagination pour exister. La place des moyens de communication est cruciale, ils assurent la création du realitysme ou de l’hyperréel : « Thucydide, déjà, faisait prononcer aux personnages historiques des discours en bonne partie imaginés par lui. Dans notre société de la communication et de l’enregistrement, un changement de statut semble se vérifier, et ce justement par la quantité de matériels sur le réseau. L’effet de cet ensemble est de faire sauter la frontière entre réalité et fiction617. » En tant que tel, le realitysme n’est donc pas un simple produit postmoderne. Il est aussi vieux que le désir d’illusion propre à l’être humain, à son goût de la mystification et du fantastique. Il Ibid., p. 7. Ibid., p. 29. 617 Ibid., p. 29-30. 615 616

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s’est développé à travers l’histoire dans la mythologie, dans les religions et aussi dans les contes de fées. C’est un sentiment vital pour l’homme : « Si le monde externe n’existe pas, s’il n’y a pas de différence entre la réalité et la représentation, alors l’état d’esprit prédominant devient la mélancolie : ou mieux, ce que nous pourrions définir comme un syndrome bipolaire qui oscille entre l’impression d’omnipotence et le sentiment de la vanité de tout618. » M. Ferraris conçoit le réel comme un monde dur qui doit être adouci par le realitysme ou l’hyperréel. Ce dernier a comme objectif d’apaiser la lourdeur du réel. Il est donc nécessaire aux hommes d’où son rôle consolateur. À la différence de Baudrillard, M. Ferraris pense que notre monde est réel et que son rôle en tant que philosophe est de le comprendre. De plus, il le conçoit comme un monde dans lequel le bonheur existe : « Au lieu de reconnaître le réel et d’imaginer un autre monde à bâtir, le postmoderne pose le réel comme fable et assure que cela est l’unique libération possible : ainsi, il n’y a rien à réaliser, et finalement, il n’y a même rien à imaginer. Bien au contraire, il faut croire que la réalité est comme un rêve qui ne nuit pas et qui satisfait toujours619. » Le réel est donc salvateur. Il possède les mêmes qualités que Baudrillard lui a attribuées. Cependant, M. Ferraris a dit ce que Baudrillard n’a pas osé dire et a voulu camoufler : le réel est nécessaire à la survie de l’homme, il est l’unique source de bonheur pour l’humanité. Nous comprenons dès lors la cause qui a poussé Baudrillard à vouloir sauvegarder le réel. Il est un trésor que Baudrillard veut cacher de peur que les hommes ne le détruisent. Mais, ironie du sort, c’est lui-même qui a détruit le réel. Le fait de vouloir cacher le réel est une tentative non réussie et M. Ferraris l’a bien relevé : « À bien y regarder, et malgré son insistance sur l’ironie et le désenchantement, le postmodernisme s’est ainsi révélé un antiréalisme magique, une doctrine qui attribue à l’esprit une domination sans partage sur le cours du monde. C’est contre cet esprit que le réalisme s’est érigé au tournant du siècle. Il cherchait à restituer – en philosophie, en politique et dans la vie quotidienne – la légitimité d’une notion considérée, au sommet du postmoderne, comme une naïveté philosophique et une manifestation du conservatisme en politique. L’exhortation à la réalité, dans une 618 619

Ibid., p. 30. Ibid., p. 29.

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époque encore liée au slogan mortel ‘L’imagination du pouvoir’, apparaissait comme la manifestation du désir que rien ne change, comme une forme d’acceptation du monde tel qu’il est. Trente ans d’histoire nous ont enseigné l’exact contraire620. » Le fait de vouloir s’opposer à l’existence du réel est un échec car le réel est ce qui existe. L’antiréalisme, défendu par les postmodernes y compris Baudrillard, n’a pas pu reconstruire le monde. Bien au contraire, il n’a fait qu’accentuer sa destruction. La croyance en l’existence du réel ou en la déréalité qui, selon Baudrillard, porte en elle le réel, est salvatrice. D’autres philosophes de la postmodernité semblent aussi vouloir détruire le réel. M. Onfray, par exemple, croit que le monde n’est pas réel et que c’est l’homme qui lui a substitué un monde différent : « Le monde tel qu’il est ne lui convient pas, il lui substitue le monde tel qu’il devrait être – autrement dit : obéissant à ses caprices, à l’heure de ses fantaisies… Dans cette opération de substitution du devoir être à l’être réside le mécanisme de la dénégation – une passion universelle et grandement partagée621. » C’est comme si M. Onfray décrivait l’hyperréalité de Baudrillard. Il croit que le réel n’a jamais existé et qu’il n’existe certainement pas dans notre monde. L’homme nomme réel tout ce qui lui convient : « Si le réel lui donne tort, c’est le réel qui a tort : le dénégateur change plus volontiers de réel que de jugement622. » M. Onfray est nihiliste, tout comme Baudrillard. Il dénonce le réel en blâmant l’homme qu’il qualifie de dénégateur. Une telle idée nous semble insoutenable puisque, même chez Baudrillard, l’hyperréel contient le réel : c’est la déréalité. Baudrillard critique l’hyperréel et n’a aucune intention de décrire le réel : « Dans sa critique de la réalité, Baudrillard ne dit pas autre chose. La réalité, dont l’événement apparaît comme l’une des manifestations les plus perceptibles, n’est jamais observable directement ; elle est vue au travers d’instruments (par exemple : les médias qu’il convient d’analyser car par un effet feedback, un effet retour, ils influencent et déterminent l’événement lui-même623. » Baudrillard nie l’existence du réel. Pour autant, nous avons démontré que cette négation n’est

Ibid., p. 32. M. Onfray, Le réel n’a pas eu lieu, Paris, Autrement, 2014, p. 39. 622 Ibid., p. 47. 623 L. Leonelli, op. cit., p. 16. 620 621

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pas totale puisqu’il crée la déréalité qui porte en elle le réel. Elle sauvegarde le réel et assure à l’homme son bonheur. 1.2. Un nouveau réalisme ou un réel renouvelé Baudrillard pense que le néo-réel donne naissance à la nouvelle forme de réel : « C’est dans la forme que tout a changé : il y a partout substitution, en lieu et place du réel, d’un « néo-réel » tout entier produit à partir de la combinaison des éléments de code. C’est, sur toute l’étendue de la vie quotidienne, un immense processus de simulation qui a lieu, à l’image des ‘modèles de simulation’ sur lesquels travaillent les sciences opérationnelles et cybernétiques624. » Le medium fabrique un nouveau modèle en combinant des traits ou des éléments du réel. Il fait jouer un événement, il invente une structure ou une situation à venir. Il tire des conclusions tactiques à partir desquelles il opère sur la réalité. Dans les communications de masse, cette procédure a force de réalité : celle-ci est abolie, volatilisée, au profit de cette néo-réalité du modèle matérialisé par le medium lui-même. À l’aide des media, le nouveau monde est en équilibre entre le monde hyperréel et les traces du réel qui persistent encore. C’est la déréalité qui crée alors la néo-réalité : « Partout où se recrée une synthèse ou une relation en miroir (du monde et de son double, du sujet et de l’objet), c’est au prix de la liquidation de cette dualité fondamentale. C’est le prix à payer en vue d’une solution finale, celle d’une réalité unifiée, d’une synthèse universelle à l’ombre d’un principe unique625. » La dualité semble être le principe fondamental de tout, la règle de tout ce qui existe. Le néo-réel est alors le résultat de la synthèse des deux antagonistes : l’hyperréel et le réel. Ces deux sont aussi nommés déréalité. Dans sa conception de la néo-réalité, Baudrillard s’abstient de décrire et d’expliquer ce réel renouvelé. C’est pour cette raison que nous tenterons de chercher des explications chez d’autres penseurs. M. Ferraris conçoit le nouveau réalisme comme étant une accommodation que fait l’esprit humain au monde actuel. Pour comprendre le monde, la pensée doit s’habituer à ce nouveau monde. Cela aboutit à la naissance de la néo-réalité qui est donc la nouvelle forme du réel perçu par l’entendement humain: « Ce que j’appelle ‘nouveau réalisme’, c’est d’abord la reconnaissance d’un 624 625

SDC, p. 195. ES, p. 129.

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revirement. L’expérience historique des populismes médiatiques, des guerres post 11 septembre et de la récente crise économique, a entraîné un très lourd démenti aux deux dogmes du postmoderne : que toute réalité est socialement construite et infiniment manipulable626. » M. Ferraris pense que le réel ne tolère pas d’être réduit à une interprétation comme le pense Baudrillard. L’homme doit ainsi saisir le réel sans l’interpréter à travers les media. Il doit conformer sa pensée au réel et à l’événement. Il propose ainsi une nouvelle forme de réel : « Comme je l’ai mentionné dans le prologue, ce que j’appelle ‘nouveau réalisme’ est donc avant tout le nom commun d’une transformation qui a investi la culture philosophique contemporaine et qui s’est déclinée dans plusieurs sens627. » Le nouveau réalisme est alors l’acceptation de l’état existant des choses « comme dire que l’ontologie accepte la réalité et l’oncologie accepte les tumeurs628». La pensée humaine doit assimiler le monde tel qu’il est sans lui infliger ses préjugés. Baudrillard a fait le chemin inverse. Il a voulu conformer le monde à sa pensée et non sa pensée au monde. Par conséquent, il semble ne rien avoir compris au réel. Pour prouver que le réel existe indépendamment de la pensée humaine et que l’homme doit conformer sa pensée au réel, M. Ferraris donne l’exemple de l’expérience mentale du cerveau dans la baignoire. Il ajoute à l’existence du réel l’existence de la morale. Cette dernière idée ne nous intéresse pas, mais nous ne pouvons pas expliquer cette expérience sans la présenter par souci de fidélité à la pensée de M. Ferraris. L’idée est la suivante : imaginons qu’un scientifique fou ait placé des cerveaux dans une baignoire et qu’il les alimente artificiellement. Grâce à des stimuli électriques, les cerveaux ont l’impression de vivre dans un monde réel, mais en fait, ce qu’ils éprouvent est la conséquence de simples stimuli électriques. Imaginons que dans ces stimuli on représente des situations qui exigent des prises de position morale : il y en a un qui fait l’espion, un autre qui se sacrifie pour la liberté ; l’un commet des malversations, l’autre accomplit des actes de sainteté. Peut-on vraiment soutenir que de véritables actes moraux se réalisent dans ces circonstances ? Non. Il s’agit dans la meilleure des hypothèses de représentations réelles douées d’un contenu M. Ferraris, op. cit., p. 7-8. Ibid., p. 32. 628 Ibid., p. 65 626 627

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moral. La pensée doit donc s’accommoder au monde réel pour exister réellement : « Le dicton selon lequel on ne peut pas faire de procès aux intentions est ici validé : communier une peine de détention à un cerveau qui a pensé – plus exactement auquel on a fait penser – voler, n’est pas moins injuste (ou, plus exactement, insensé) que sacrifier un cerveau qui a cru accomplir des actions saintes. Cette expérience démontre que la simple pensée n’est pas suffisante pour avoir une morale, qui commence là où il y a un monde externe qui nous provoque et nous permet d’accomplir des actions (et pas seulement de les imaginer)629. » Cet exemple prouve que le réel existe à l’extérieur de la pensée humaine et que les stimuli ou les messages envoyés au cerveau peuvent l’emporter dans un monde simulé. C’est une grave erreur que de vouloir critiquer un tel monde car il est difficile d’accès. Par conséquent, l’homme doit porter un nouveau regard sur le réel et un nouveau jugement. Il doit se conformer et au réel et à ses composantes, qu’elles soient d’ordre moral ou autre. Afin d’avoir une vision objective du monde, M. Ferraris pense que l’homme doit faire la distinction entre les objets naturels et les objets sociaux. Le monde naturel est l’objet d’étude des sciences expérimentales. Quant au monde social, il est celui qui est créé par l’homme. Il est l’objet d’étude des philosophes. M. Ferraris veut faire de la réalité sociale un terrain concret d’analyse et de transformation. Il veut faire une étude du néo-réalisme car l’étude du réel faite par les postmodernes fut un échec : « D’une part, en effet, cela nous permet de reconnaître le monde naturel comme indépendant de la construction humaine, d’éviter le résultat nihiliste et sceptique auquel on arrive quand on cherche à dialectiser la distinction entre nature et culture. D’autre part, cela nous permet de voir dans le monde social l’œuvre de la construction humaine, qui pourtant ne constitue pas une production purement subjective – justement parce qu’il s’agit d’une interaction sociale630. » Par-là, il montre que l’étude du monde doit être objective et qu’elle doit porter sur le néo-réel pour ne pas dégénérer en une étude nihiliste. M. Ferraris pense donc que le néo-réel doit être objectif. Mais cela n’est-il pas difficile ? Si chaque homme doit conformer sa pensée au réel afin de créer le néo-réel, ce travail n’est-il pas 629 630

Ibid., p. 68. Ibid., p. 82.

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subjectif ? Cette concertation pourrait résoudre le problème soulevé par Baudrillard. P. Berger et T. Luckmann font appel au retour à la réalité subjective : « L’importance accordée à la légitimation des significations partagées à la fin de la partie consacrée à la société comme réalité objective permet de comprendre le mouvement déployé dans la partie consacrée à la société comme réalité subjective631. » Puisque la vie sociale repose sur des significations communes et objectives du monde, il est donc nécessaire de comprendre comment le sens des objets est acquis à travers le processus de socialisation. C’est ainsi que la conscience subjective est le point de départ de toute connaissance sociale et objective. Ce faisant, le réel est donc subjectif puisque la vie sociale est interprétée différemment selon chaque homme : « La vie quotidienne se présente elle-même comme une réalité interprétée par les hommes et possédant pour ces derniers un sens de manière subjective, en tant que monde cohérent632. » La vie quotidienne est une réalité pour les membres d’une société. La conduite subjective de chaque personne donne sens à la vie. La néo-réalité est donc le monde qui trouve son origine dans les pensées et les actions de tout un chacun. Elle est alors considérée comme une réalité subjectivement reconnue et vécue par chaque personne : « La réalité de la vie quotidienne s’organise autour du ‘ici’ de mon corps et du ‘maintenant’ de mon présent. Cet ‘ici et maintenant’ constitue l’objet principal de mon attention à la réalité de la vie quotidienne. Il se présente à moi dans la vie quotidienne comme le realissimum de ma conscience633. » Le hic et nunc assurent alors la connaissance du néo-réel ou du réel subjectif. Ils sont la base de toute conscience sociale puisqu’ils offrent à la personne une vision subjective du monde réel. Toute personne est susceptible de partager ainsi la réalité de sa vie quotidienne avec d’autres. L’échange continu doit se poursuivre pour assurer l’interaction et la communication sociale avec autrui. C’est ainsi que la subjectivité de l’autre est accessible à travers des symptômes de subjectivité qui doivent être interprétés comme le sourire. Par conséquent, dans la situation du face-à-face, l’autre est tout à fait réel. Le réel subjectif peut donc être compris par autrui mais non P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Arnaud Colin, 2012, p. 19. 632 Ibid., p. 66. 633 Ibid., p. 69. 631

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pas vécu par lui. Le réel est donc subjectif et le fait de vouloir le transformer en un réel objectif le tue. Baudrillard semble avoir succombé à la tentative d’objectivation du réel. Une des erreurs faites par Baudrillard est qu’il n’a pas accepté de comprendre le réel tel qu’il est. Il s’est acharné à le transformer en hyperréel en en dénonçant l’inconsistance. L. Leonelli le prouve dans les termes suivants : « Baudrillard ne va pas à l’événement, mais il le ramène, il le plie à ses concepts. L’étrange sortilège de sa pensée réside dans le fait qu’il tient sa théorie pour première et les événements pour seconds. Désormais Baudrillard entend que la pensée s’émancipe du commentaire et fasse elle-même événement634. » Baudrillard conforme sa pensée au réel alors qu’il critique cette idée en affirmant que l’homme contemporain chosifie l’objet. N’est-il pas en train de faire exactement la même chose ? Qui plus est, la critique nihiliste élaborée par Baudrillard éloigne la pensée du réel car elle empêche l’homme de saisir le réel tel qu’il est. C’est pourquoi Baudrillard perd tout contrôle avec le réel : « Alors que Baudrillard décrit l’implacable processus de déréalisation du monde, on lui reproche d’avoir perdu tout contact avec le réel635. » Comment peut-on classer un penseur qui a fait de notre destin, du réel, ou plutôt de son absence le point nodal de sa réflexion ? Est-ce encore un sociologue ? Est-ce un philosophe ? Nous pouvons le présenter comme un gnostique, c’est-à-dire l’affilier à une pensée, née il y a près de dix-huit siècles en Égypte et en Grèce, qui voyait notre univers comme la fabrication seconde et déformée d’un monde harmonieux perdu à jamais. Nous pouvons également dire qu’il est un pataphysicien, un assassin du réel : « Car Baudrillard, ‘philosophe destroy’ comme l’a qualifié naguère le magazine Globe ou serial-killer conceptuel tel qu’il s’est lui-même défini, ne s’est jamais départi d’une même volonté : combattre ce qui s’oppose aux singularités et ce qui érode la beauté de l’illusion et la féérie des apparences636. » Baudrillard s’oppose aux particularités, c’est-à-dire aussi à la néo-réalité. Il est considéré comme étant un destructeur de la philosophie et un tueur en séries. Nous ne pouvons qu’approuver cette lecture évaluative de sa

L. Leonelli, op. cit., p. 13. Ibid., p. 14. 636 Ibid., p. 18. 634 635

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pensée puisque lui-même abolit tout ce qui existe étant le prélude de l’hyperréel. Mais Clément Rosset voit les choses différemment. Il pense que le déni du réel offre à la pensée philosophique un sujet de discussion puisque l’illusion existe : « L’illusion élémentaire, qui fait la fortune des charlatans, fait aussi parfois celle des philosophes qui s’y laissent prendre637. » C. Rosset a peut-être raison de croire que la pensée humaine est incapable de s’accommoder au réel. Baudrillard dans son ‘autocritique délirante’ ne dit pas autre chose : « J’assume : - D’avoir subrepticement mêlé mes phantasmes à la réalité. - D’avoir pris le contrepied systématique des notions les plus évidentes et les mieux fondées, espérant qu’elles se prendraient au piège de cette radicalité, ce qui n’a pas eu lieu. Amen. De m’être retiré peu à peu des choses jusqu’à ne plus porter sur tout cela qu’un jugement fantomatique. Amen638. » Dans cette annonce solennelle, Baudrillard ne confesse-t-il pas qu’il a délibérément tué le réel ? On dirait qu’à la fin de ses écrits Baudrillard confirme ce que nous avons découvert tout au long de notre cheminement. Ne pouvant comprendre le monde réel, Baudrillard le détruit puis le cache. Bien plus, il complique la vision que nous avons du monde : « Le monde nous a été donné comme énigmatique et inintelligible, et la tâche de la pensée est de le rendre, si possible encore plus énigmatique et encore plus inintelligible639. » Comment, dès lors, accéder à une quelconque inintelligibilité du monde si tout est délibérément enfoui sous les décombres de l’énigmatique ? Nous avons tenté de comprendre la déréalité et la néo-réalité en ajoutant des clarifications apportées par d’autres philosophes car Baudrillard s’est contenté de nommer la déréalité et la néo-réalité, de critiquer l’hyperréel et de cacher le réel. Nous avons alors levé le voile sur les autres aspects que peuvent posséder le réel et l’hyperréel. Le réel est subjectif et il est présent dans notre monde C. Rosset, Le Philosophe et les sortilèges, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 35. 638 J. Baudrillard, Cool memories 5, Paris, Galilée, 2005, p. 54-55 (CM5). 639 EI, p. 121. 637

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actuel d’où la néo-réalité. Quant à l’hyperréel, il est salvateur du réel d’où la déréalité. Et il est enfin une source du bonheur de l’homme. 2. Le monde peut-il être dénué de sens ? 2.1. L’absence du sens À la fin de cette dernière partie nous tenterons de répondre à notre problématique afin de trouver le sens réel du monde. C’est la raison pour laquelle, nous présenterons la réponse apportée par Baudrillard puis nous proposerons notre propre remédiation à ce problème de sens. Baudrillard a longuement défendu la thèse suivante : notre monde est un monde hyperréel, il est menacé d’un excès de signification. Cet excès nous éloigne de l’authentique ; du réel. Par conséquent, nous vivons dans un monde où le sens n’existe plus : « Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’informations et de moins en moins de sens640. » Les media qui relatent voire créent les événements, envoient des messages erronés et incomplets aux hommes. Ces derniers reçoivent des informations dénuées de sens puisque la signification réelle des objets n’est ni saisie ni représentée par les media. C’est la raison pour laquelle l’homme ne capte plus le sens réel du monde mais plutôt sa forme hyperréelle : « Puisque nous ne pouvons pas saisir à la fois la genèse et la singularité de l’événement, l’apparence des choses et leur sens, de deux choses l’une : ou nous maîtrisons le sens, et les apparences nous échappent - ou le sens nous échappe, et les apparences sont sauvées. Comme le sens nous échappe la plupart du temps, c’est la certitude que le secret, l’illusion qui nous lie sous le sceau du secret, ne sera jamais levée. Ceci n’est pas mystique, mais relève d’une stratégie active du monde à notre égard – stratégie d’absence et de dessaisissement qui fait que, par le jeu même des apparences, les choses s’éloignent de plus en plus de leur sens, et sans doute même les unes des autres, le monde accentuant sa fuite dans l’étrangeté et le vide641. » Notre monde est celui de l’apparence et du spectacle. Il est régi par les media, par l’Internet et par tout autre moyen idéalisé par la société de consommation. Il semble que sa disparition soit le produit d’une stratégie. 640 641

SS, p. 119. CP, p. 87-88.

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À force d’avoir des informations, le monde en est dépourvu. Nous savons tous que la multiplicité et la diversité des moyens de communication nous précipitent dans l’illusion et dans l’erreur. Est-ce alors un « secret » que nous dévoile Baudrillard ? Quelle est l’utilité de ce constat ? Le monde postmoderne est celui de l’apparence et du non-sens. L’homme s’intéresse de plus en plus à la forme de l’objet qu’à sa signification. Cette dernière plutôt n’est pas personnelle puisqu’elle n’émane pas de la raison humaine mais de la production industrielle et de la force du système de consommation. C’est la raison pour laquelle les objets qui nous entourent sont des pseudo-objets, des kitschs : « Le kitsch se définirait de préférence comme pseudo-objet, c’est-à-dire comme simulation, copie, objet factice, stéréotype, comme pauvreté de signification réelle et surabondance de signes, de références allégoriques, de connotations disparates comme exaltation du détail et saturation pour les détails642. » Tous les objets ne sont plus utiles aux yeux de Baudrillard. Étant des pseudo-objets, ils n’assouvissent pas les vrais besoins du consommateur. C’est la raison pour laquelle il réduit tout à un kitsch, c’est-à-dire il démunit de l’objet son sens réel pour ne voir en lui que les faux-sens infligés par le marché. Nous remarquons une fois encore que, dans sa critique, Baudrillard n’a pas innové vu qu’il ne fait que reprendre, dans une vision postmoderne, des idées relatives à la philosophie antique. Platon a critiqué le monde des apparences sensibles et trompeuses, et Baudrillard semble lui emboiter le pas. On dirait qu’il a modernisé le mythe de la caverne. Baudrillard croit que les faux-besoins aboutissent à la création d’une hystérie généralisée. Il conçoit alors la société actuelle comme une société psychiquement malade. Selon lui, la conséquence de cette hystérie est la perte de l’identité humaine : « Madonna peut jouer tous les rôles. Mais le peut-elle parce qu’elle jouit d’une identité solide, d’une puissance d’identification fantastique, ou parce qu’elle n’en a pas du tout ? Certainement parce qu’elle n’en a pas – mais le tout est de savoir, comme elle le fait, exploiter cette fantastique absence d’identité643. » Madonna représente l’homme actuel avide de consommation. Elle est l’archétype du consommateur qui vit dans le monde hyperréel : c’est l’homme qui a perdu le sens de tout. Ayant perdu son 642 643

SDC, p. 165-166. CP, p. 178.

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identité, l’homme est capable de vivre sans souci. C’est comme s’il jouissait de cette absence d’identité et de cette insouciance. Mais Baudrillard lui-même a longuement décrit l’homme actuel comme étant un homme malheureux et fatigué. Quel est donc le profil de cet homme ? Est-il inconscient de son état et heureux de sa condition ou bien est-il las de cet état ? Baudrillard n’a pas été clair à ce sujet. Plus encore, sommes-nous tous réduits à la figure de Madonna ? L’homme hyperréel est représenté par Baudrillard comme étant un homme qui est dénué de sens, un subhomme. Mais ce dernier ne saurait représenter tout homme actuel. Voulant peindre le monde hyperréel, Baudrillard a lui-même exagéré en généralisant. Il place l’homme au rang de victime puisqu’il a perdu son identité : « L’identité nouvelle est celle de la victime644. » Tantôt Baudrillard blâme le consommateur et le responsabilise en faisant de lui le créateur d’un monde sans sens. Tantôt il fait de lui une victime malade et passive qui ne peut que subir les conséquences néfastes du monde hyperréel et vivre malheureuse dans ce monde. Quel est alors le rôle de l’homme ? Cette faille dans la pensée de Baudrillard montre qu’il n’est pas lui-même convaincu de la nature de l’homme actuel. Qui plus est, c’est Baudrillard lui-même qui ôte à notre monde son sens et sa valeur. Il est vrai qu’il responsabilise l’homme, mais il se contredit en affirmant que la seule solution pour récupérer le réel consiste à anéantir notre monde hyperréel : « L’existence, l’être, le réel sont à proprement parler impossible. La seule solution à cette situation, au moins du recours métaphysique à une volonté supérieure (celle de Dieu, mais qui n’a plus cours), c’est le crime645. » C’est Baudrillard alors qui a créé un monde sans sens. D’ailleurs le sens du monde n’est-il pas en rapport avec la pensée subjective et la vision que porte chaque homme sur le monde ? Baudrillard se montre ainsi coupable de ce crime. En retirant du monde et la métaphysique et la religion, il exclut nécessairement le sens du monde. Par conséquent, la finalité de la condition humaine serait l’échec puisqu’il pense que l’existence n’est pas réelle. De par son existence, Baudrillard place l’homme dans une situation anthropologique impossible. Nulle part l’homme ne saurait prouver son existence et son authenticité. Baudrillard est alors 644 645

CP, p. 191. CP, p. 42.

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responsable de cette vision existentielle et nihiliste qu’il donne de l’homme et du monde. L’homme n’a rien fait pour détruire le réel. On dirait que, tout au long de ses écrits, Baudrillard a voulu blâmer quelqu’un, que ce soit l’homme, le consommateur ou les media. Nous remarquons que c’est lui qui est à blâmer puisqu’il ampute l’existence humaine et donc le sens de sa vie : « L’existence est ce à quoi il ne faut pas consentir646. » C’est un appel solennel que fait Baudrillard au non-sens, en prouvant que l’homme est condamné à vivre sans identité dans un monde dénué de sens. Quelle est la cause de cet anéantissement ? Baudrillard pense que l’identification du monde est inutile et impossible, car une telle procédure poussera l’homme à connaître le secret du monde ou le réel. Le fait de dévoiler le réel est pour Baudrillard la preuve de son anéantissement car si le réel est maîtrisé, le réel n’est plus. Tout nous pousse à penser que Baudrillard a fait exprès de cacher le réel car il pense que la disparition est le propre du monde réel puisque de par sa disparition, le réel est préservé. C’est comme s’il nous faisait lire toute son œuvre et suivre tout son parcours pour nous ramener au point de départ : le réel a disparu. Baudrillard n’a donc pas comme objectif de chercher le réel en donnant sens au monde. Bien au contraire, il veut que le réel ne se dévoile pas et que le monde reste sans sens. En effet, si le réel et le sens du monde pouvaient être connus par l’homme, cela aurait comme conséquence l’anéantissement de l’homme et du monde : « Voir le monde tel qu’il est serait une folie, puisque nous n’aurions plus de secret pour nous-mêmes et serions anéantis par la transparence647. » Pourquoi a-t-il alors tout exterminé ? Quelle est l’utilité de toute cette critique du monde hyperréel ? Il semble que Baudrillard soit arrivé à une impasse. C’est la raison pour laquelle il a voulu préserver cet état d’absence de sens dans lequel se trouve l’homme. Ou bien que Baudrillard sait, dès le départ, que le réel ne peut être préservé que par son absence. Auquel cas il camoufle implicitement son absence. Ce qui rend Baudrillard encore plus responsable de la destruction du sens est le fait qu’il pense que l’imaginaire est la preuve du réel. Il fait de l’imagination la seule faculté qui permet à l’homme de comprendre le monde réel : « Il s’agit toujours de faire

646 647

CP, p. 29. CP, p. 22.

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la preuve du réel par l’imaginaire648. » Ce faisant, il écarte toute pensée discursive et tout sens critique de l’esprit humain. On dirait qu’il veut transformer l’homme en un objet ou en une machine ou, selon ses propres termes, en un consommateur. Tout concourt à faire de l’homme un être sans identité qui est incapable de comprendre le vrai sens du monde. Tout compte fait, ce travail n’est que l’œuvre de Baudrillard. Pour s’innocenter, ce dernier accuse le monde et l’homme. En transformant le monde en un monde hyperréel, Baudrillard élimine le sens réel. En donnant à l’imagination une importance décisive, il exclut le sens du monde : « Le rôle dévolu à l’imagination est loin d’être négligeable. C’est un temps d’élaboration indispensable pour se faire une image de l’Autre et une image des choses649. » L’imagination serait donc elle aussi responsable de la disparition du réel. L’homme s’imagine heureux et imagine qu’il a saisi le sens du monde réel. Alors que, selon Baudrillard, il ne vit que dans l’illusion, dans le simulacre du réel. Ajoutons à cela que c’est Baudrillard qui veut que le réel disparaisse. Il pense que la disparition n’est pas totale car rien ne s’efface purement et simplement. Tout ce qui disparaît laisse des traces. Le réel disparu laisse ses traces dans l’hyperréel restant. De par sa disparition, l’objet reste fidèle à lui-même : « Les objets sont tels qu’en eux-mêmes leur disparition les change (…). Mais c’est en ce sens aussi qu’ils sont fidèles : dans leur détail minutieux, dans leur figuration exacte, dans l’illusion sensuelle de leur apparence et de leur enchaînement. Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité, elle en est une autre plus subtile, qui enveloppe la première du signe de sa disparition650. » Il semble que A. Gauthier a lui aussi relevé cette faille dans la pensée de Baudrillard puisqu’il pense que la disparition est la seule garantie de la préservation du réel. D’ailleurs, Baudrillard lui-même parle de l’art de la disparition. Cet art n’est-il pas inventé par lui ? « C’est que l’espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n’a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition651. » Différemment de la nature et des animaux, l’homme n’est pas en voie d’extinction. Cette SS, p. 35. A. Gauthier, op. cit., p. 132. 650 Ibid., p. 5. 651 PTN, p. 11-12. 648 649

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dernière est fatale, c’est un déterminisme cosmique ou scientifique imposé à l’espèce animale et à l’environnement. Or l’homme est, selon Baudrillard, en voie de disparition. La disparition est un choix et elle est l’œuvre de l’homme. La pensée de Baudrillard anéantit le réel et le sens. Il utilise la destruction du réel et du sens comme un moyen pour les préserver et les défendre. Mais pourquoi donc a-t-il fait tout ce cheminement ? Ne pouvait-il pas dire que la disparition du réel est bénéfique ? Pourquoi n’a-t-il pas cessé de chercher le réel et de critiquer l’hyperréel ? Dans ses écrits, il fait allusion à l’aspect positif qu’il conçoit de l’absence de sens sans pour autant le révéler explicitement : « Mais la disparition peut être conçue autrement, comme un événement singulier et l’objet d’un désir spécifique, le désir de n’être plus là, qui n’est pas du tout négatif, bien au contraire : ce peut être le désir de voir à quoi ressemble le monde en notre absence, ou de voir au-delà de la fin, au-delà du sujet, au-delà de toute signification, au-delà de l’horizon de la disparition, s’il y a encore un événement du monde, une apparition non programmée des choses652. » Baudrillard déclare que le monde est dénué de sens, et c’est lui qui l’a enlevé du monde. Il conçoit et applique cette méthode afin d’essayer de comprendre le sens du réel. Sa méthode est proche du doute méthodique cartésien. Mais Descartes a démoli pour reconstruire et pour arriver à la vérité. Quel est alors l’objectif de Baudrillard ? Il se peut que l’absence de sens soit son objectif car le monde commence à disparaître une fois qu’il est saisi par l’homme. Baudrillard nous a bien fait rentrer dans son jeu en nous convainquant que le monde a disparu. Or il n’a fait que cacher le sens du monde en nous distrayant avec le monde hyperréel. Fine stratégie qui a pour but de détourner notre entendement du monde réel de peur de le saisir et alors de le détruire réellement. Par conséquent, l’absence du sens fait partie d’une stratégie fatale pour sauvegarder le sens. Après avoir critiqué les failles intimes qui affectent le statut du sens dans la pensée de Baudrillard, nous essayerons de voir comment cette crise de sens s’inscrit dans un registre plus large qui est celui de la postmodernité. À cet égard, il importe de voir comment des philosophes postmodernes osent nommer le sens absent ou évanoui, et ce, contrairement à la discrétion quasi généralisée qui affecte les propos de Baudrillard. Là où ce dernier se contente d’avouer 652

PTN, p. 20-21.

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l’absence de sens, les autres ont le courage de nommer cette absence. Démarche qui montre indirectement l’insuffisance de l’analyse purement négative de Baudrillard. 2.2. Les formes de la crise du sens La crise du sens se trouve au centre de la pensée postmoderne. Elle est l’objet d’étude de nombreux philosophes postmodernes : « À bien des égards, la crise du sens que nous vivons à l’ère actuelle, qualifiée de postmodernité, affecte l’existence morale et spirituelle de l’Europe et, à travers la culture européenne qui a pris une dimension planétaire, le monde des œuvres et des actions humaines en sa totalité653. » C’est une crise mondiale qui accable la morale et la religion. Le sens du monde paraît être un des sujets qui tourmente le plus la philosophie postmoderne dans laquelle nous pouvons classer Baudrillard. La culture mondiale tout entière se meut depuis des décennies dans la tourmente de cette épreuve qu’est la perte du sens. Georges Steiner pense que dans toute rencontre humaine cette crise se dévoile : « Le pari sur le sens, sur le potentiel de compréhension et de réponse qui se manifeste lorsque la voix d’un être humain s’adresse à un autre, lorsque nous sommes mis en face du texte, de l’œuvre picturale ou de la composition musicale, c’est-à-dire lorsque nous rencontrons l’autre dans sa condition de liberté, ce pari porte de fait sur la transcendance654. » La rencontre entre les hommes est empreinte de la crise de sens puisqu’elle n’aboutit pas à une compréhension et à un dialogue. La voix représente cette incapacité à communiquer avec autrui. Elle devient le symbole de la perte de sens. Il en est de même pour toute œuvre littéraire ou artistique puisque leur sens n’est pas capté par l’homme. Il est donc incapable de saisir le sens de n’importe quelle idée transmise par autrui. Que ce dernier soit un autre homme ou un objet, le dialogue est absent, faute de non-sens. Serait-ce le résultat du mauvais rôle que jouent les media comme l’a bien démontré Baudrillard ? Ou est-ce simplement une caractéristique naturelle de notre monde vu la multitude d’informations qui s’offrent à nous ? Dans les deux cas, le sens tend à s’évanouir. Jean-Luc Nancy constate aussi qu’ « il n’y a plus d’Esprit du monde, ni d’histoire pour nous conduire devant son tribunal. 653 654

J.-F. Mattéi, La crise du sens, Paris, Éditions Cécile Défaut, 2008, p. 9. G. Steiner, Réelles présences, Paris, Gallimard, 1991, p. 22.

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Autrement dit, il n’y a plus de sens du monde »655, et il ajoute qu’il faut renoncer au sens et aussi à la demande de sens. Il fait appel à un renoncement qui garderait la nostalgie du sens tout comme le pari de Pascal et tout comme le crime parfait de Baudrillard. En l’absence du sens, le monde n’a plus ni d’esprit ni de morale. C’est comme si l’homme errait dans un monde sans fin ni lois. Le sentiment de crise semble bien être le sentiment le plus commun de notre époque. Cette crise est omniprésente dans tous les domaines. Possédant plusieurs formes, elle hante l’homme puisqu’elle l’accompagne quotidiennement. Nous tenterons de voir les formes de la crise du sens chez d’autres philosophes contemporains puisque Baudrillard n’a pas été clair à cet égard. Il s’est juste contenté de dire que la crise est présente sans pour autant la décrire. La crise des sciences s’est manifestée au XXe siècle par la crise des fondements des mathématiques. Karl Popper n’a pas hésité à soutenir qu’il n’existe aucune source ultime de la connaissance : « La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis656. » La science n’a plus de fondement stable, elle est alors vouée à la disparition. Cela est visible dans notre monde actuel, dans le domaine de la médecine par exemple. Les hommes oscillent entre les traitements de la médecine traditionnelle qui s’opposent aux médecines alternatives comme l’homéopathie, la chiropraxie et l’acupuncture. La crise de la philosophie a elle aussi atteint son paroxysme : « La philosophie s’est morcelée au point de disparaître sur le terrain de l’analytique wittgensteinienne, de se disséminer dans le champ de la déconstruction derridienne, ou de se perdre dans les chemins heideggériens qui ne mènent nulle part657. » À force de vouloir expliquer et justifier que le monde n’a plus de sens, la philosophie est à bout. On oserait peut-être dire que l’histoire de la philosophie s’achève là, avec la crise du sens et avec l’avènement tant espéré d’une autre pensée qui mettra fin à la crise du sens. De même, la crise des religions est la plus évidente et la plus médiatisée actuellement. Elle est attestée par l’indifférence des J.-L. Nancy, Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 35. K. Popper, Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973, p. 111. 657 J.-F. Mattéi, La crise du sens, op. cit., p. 17. 655 656

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pratiquants, la montée de l’athéisme et de l’agnosticisme, la dévalorisation des lieux saints, les guerres religieuses, la férocité des fondamentalistes et la violence des terroristes. La perte du sens du religieux est aussi présente chez les croyants et les pratiquants, et c’est ce qui est encore plus dangereux. À titre d’exemple, il s’avère que les lieux saints sont devenus des lieux de commerce à tel point que nous pouvons parler de pèlerinage touristique. Or la métaphysique et la religion demeurent les assises du sens. Elles doivent avoir pour fonction de protéger les valeurs et la morale, et assurer ainsi la sauvegarde du sens. Si tout cet édifice en vient à s’écrouler, l’humanité risque d’errer sur les chemins de l’absurde. N’est-ce pas là une des formes de la crise de sens les plus violentes ? La destruction de la religion témoigne, entre autres, du repliement du sens. Baudrillard s’est contenté de dire que Dieu est mort et que c’est l’homme qui l’a tué. Il n’a pas montré les séquelles de cette mort qui se trouvent dans notre monde. En outre, le sort de l’art n’est pas loin de cette abolition du sens. La négation de l’art représente l’absence de la création. En effet, l’imagination et la création sont quasi-absentes de notre monde. Nous ne cessons de remarquer cela surtout auprès des nouvelles générations. N’ayant plus de place, l’art authentique a perdu son sens. Baudrillard n’a pas tardé à remplacer l’art par un nouvel art naissant : la transesthétique sans pour autant présenter ses formes mondaines. C’est ainsi que la négation de l’art anéantit le sens de l’art : « Le mot ‘art’ pourrait bien devenir un mot vide de sens658. » Le goût pour l’art et la création artistique ne font plus partie de ce monde. Nous ne cessons d’être confrontés à des mélodies, des pièces de théâtre, des tableaux et des œuvres littéraires qui sont bien loin d’être appelés des œuvres d’art. Ajoutons à cette forme de la crise du sens une autre forme : la crise de l’économie. Le communisme a connu son effondrement mondial en 1991, même s’il est toujours présent dans un nombre restreint de pays, il est un système économique et politique en crise. Quant au capitalisme, il connait toujours un essor mondial. Mais cela ne prouve pas pour autant son succès planétaire puisque certains pays privilégiés ne cessent de s’enrichir tandis que la majeure partie de l’humanité continue à s’appauvrir. Cet antagonisme prouve les failles du capitalisme et l’absence du sens 658 A. Kaprow, L’art et la vie confondus, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 114.

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même au sein du régime économique puisque le bien-être social et le développement qu’il doit assurer sont bien loin d’exister dans notre monde. La crise économique du sens est visible dans la mondialisation : « La perte du sens commun est telle que les adversaires de la globalisation, des alter-mondialistes militants aux terroristes effectifs, se servent des outils et des finances du monde capitaliste pour mieux le contester, ce qui ne fait que le renforcer659. » En critiquant la mondialisation, les alter-mondialistes usent de l’arme de la mondialisation : l’argent. C’est comme s’ils étaient convaincus que le capitalisme est, jusqu’à nos jours, le meilleur des systèmes économiques. N’est-ce pas une preuve de la crise ? Afin de prendre soin des pays pauvres et des personnes démunies, les alter-mondialistes ne semblent pas proposer un nouveau système mondial mais ce contentent de défendre le capitalisme puisqu’ils pensent que les capitaux sont le seul moyen pour réduire les inégalités économiques. Ils doivent juste être répartis autrement. La critique économique de la mondialisation n’a plus de sens car elle use des moyens qu’elle critique. L’altermondialisation est donc une autre vision de la mondialisation qui veut prendre en charge les victimes des crises économiques et du capitalisme par le biais du capitalisme. Le sens de l’économie est en crise puisque la contradiction est de rigueur. À cette première crise économique s’ajoute une deuxième plus simple et plus visible, celle des crises financières mondiales. Tous les krachs boursiers des deux derniers siècles et aussi la crise des subprimes prouvent que la crise économique devient de plus en plus dangereuse et de plus en plus mondiale. Elle atteint tout consommateur actuel. Baudrillard a fort critiqué la société de consommation sans pour autant montrer qu’elle est vide de sens. De cette crise économique mondiale découle une autre, la crise de la culture. La culture voit le relativisme sévir partout. Le relativisme place au même plan les œuvres classiques et les productions simples comme une chanson de Léo Ferré à côté d’une chanson de Beyoncé. Hannah Arendt pense que la culture de masse n’a pas comme objectif la diffusion de la culture dans la société mais plutôt sa destruction programmée afin d’engendrer le loisir. La destruction de la culture est un processus vital de la société de consommation qui débouche sur ce qu’Arendt nomme 659

J.-F. Mattéi, La crise du sens, op. cit., p. 19.

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non pas « une désintégration, mais une pourriture660». La culture partagée entre les membres d’une société laisse sa place à l’individualisme. C’est la raison pour laquelle elle n’est plus une culture de qualité puisque chacun veut imposer ses convictions et ses goûts aux autres. Cela aboutit nécessairement à la destruction de la culture particulière et commune à une société. Tout comme l’identité humaine, l’identité culturelle n’a plus sa place dans ce monde. Les philosophes modernes et postmodernes sont unanimes : la crise actuelle est celle de l’absence de sens dans le monde. Cette crise interdit au monde d’avancer vers une fin déterminée et éloigne l’homme de la connaissance du monde réel, ce qu’a bien expliqué Baudrillard. La crise affecte ainsi tous les fondements de la vie de l’homme. Après avoir placé la pensée de Baudrillard au sein de l’histoire de la philosophie contemporaine en la confrontant à d'autres penseurs qui partagent les mêmes avis, nous tenterons de voir sa portée universelle. Pour cela nous essayerons de voir l’aboutissement de toutes ces formes actuelles de la crise de sens, à savoir la crise de la science, la crise de la philosophie, la crise des religions, la crise de l’art, la crise de l’économie et la crise de la culture. La crise de sens ne conduit-elle pas l’homme vers un vide moral ? 2.3. Vers un vide moral ? On pourrait discerner chez nombre de penseurs modernes, comme Rousseau, Baudelaire et Nietzsche, ou chez des auteurs postmodernes comme Léo Strauss, Albert Camus et Hannah Arendt, ce sentiment de vivre au sein d’une époque de crise permanente. Et cela à la différence du monde antique et du monde chrétien qui en dépit des guerres, des destructions ou des pillages, n’avaient jamais douté des principes sur lesquels était fondée l’existence commune des hommes. Même dans les luttes qui déchiraient Athènes, même dans le combat contre les sophistes, même dans le traumatisme de la mort de Socrate, Platon n’a jamais perdu l’espoir de retrouver « le chemin qui conduit chez nous661 ». Tout cela nous montre que la crise de sens a abouti à une perte de la morale. Pour mieux ressentir cette crise du monde actuel arraché de ses racines morale, grecque ou chrétienne, Nietzsche dit aux 660 661

H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 266. Platon, Philèbe, Paris, Flammarion, 2002, p. 30.

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premières lignes de L’Antéchrist : « Je ne sais de quel côté me tourner ; je suis tout ce qui ne peut trouver d’issue662. » Ces paroles de l’homme moderne qui sont toujours d’actualité, prouvent que l’homme est malade de cette absence de repères, de ce vide moral : « Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini663 ? » Nietzsche clame que les hommes, non contents d’avoir tué Dieu, ôtent ainsi tout repère de leur monde. Ce faisant, ils se condamnent à être à jamais malheureux puisqu’ils sont sans repères éthiques. Ils n’ont plus de discipline morale pratique et normative qui leur garantit une vie décente. Dans un autre registre, Nancy pense que la déréliction ontologique aussi bien que morale est suprême dans notre monde puisque « nous savons que c’est la fin du monde »664 et que les hommes sont livrés à un présent éternel qui ne débouche sur rien et qui est vide de morale. Cette dernière a abandonné l’homme et le monde. Il reste à l’homme la lourde tâche de vivre dans ce monde désenchanté, privé de Dieu, de transcendance, de morale et de sens. L’homme ne doit pas chercher à réenchanter le monde pour ne pas succomber aux pièges d’un sens aboli. Il conviendrait dès lors, tout comme l’a bien réussi Baudrillard, de cacher le sens réel du monde afin de le préserver. De son côté Charles Taylor discerne deux traits dominants de la culture contemporaine : une perte de sens qui se présente par la disparition de la morale et une perte de liberté qui se représente par l’automatisation des hommes. Ces deux phénomènes convergent vers « un monde aplati dont les horizons de signification reculent665 ». C’est ce que l’a bien prouvé G. Steiner en disant que lorsque la société européenne a rompu son ancienne alliance avec la transcendance, notre monde est devenu dépourvu de morale, nous n’avons plus ni paradis ni enfer et l’homme se retrouve « intolérablement privé de tout, dans un monde absolument plat666 ». Nous vivons dès lors dans un monde livré à

F. Nietzsche, L’Antéchrist, op. cit., p. 3. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit , p. 125. 664 J.-L. Nancy, Le sens du monde, op. cit., p. 13. 665 C. Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Le Cerf, 1994, p. 18. 666 G. Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, Paris, Gallimard, 1991, p. 57. 662 663

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un relativisme radical qui supprime la morale et réduit l’existence humaine à une estimation subjective de soi ou d’autrui. La crise de sens affecte les valeurs « non pas les simples valeurs, comme on le dit parfois, alors que ces fameuses ‘valeurs’ renvoient à leurs ‘évaluations’ et ces ‘évaluations’ à des ‘évaluateurs’ qui, euxmêmes, prétendent se fonder sur des ‘valeurs’ pour tout évaluer à leur aune, ce qui referme le cercle sur lui-même, lorsque la crise affecte ainsi les principes sur lesquels l’existence doit faire fond, alors c’est la fin elle-même, en tant que donatrice de sens, qui disparaît »667. Il est évident que Mattéi conçoit les valeurs comme étant le sens que donne l’homme au monde. Or l’homme ne donne plus un sens au monde et c’est le centre de la crise. C’est le cercle vicieux dans lequel se trouve l’homme. Le monde n’a plus de sens, l’homme ne trouve pas alors un sens au monde, donc l’homme n’a plus comme objectif ni de donner un sens au monde ni de connaître le sens du monde. Cette analyse place l’homme face à une impasse, le monde n’a plus de sens et c’est l’homme qui en est le coupable et la victime. Ce qui distingue l’homme actuel des autres qui l’ont précédé est qu’il a dépassé la transcendance et il ne fait appel qu’à lui-même pour exister. Il se détache du transcendant qu’il soit d’ordre social, moral ou religieux pour ne plus entendre que sa personne : « En voulant coïncider avec la totalité de l’être, la rationalité a cherché à ramener le monde à la mesure qui le déployait, et a inscrit la pensée dans la tautologie pour mieux récuser ce qui se tenait en dehors de ses limites668. » C’est comme si le sujet s’était transposé au plan métaphysique et au plan éthique. Il a ainsi remplacé la morale et la religion. L’homme antique fonde le sens du monde sur la hauteur de son âme et sur le Bien. L’homme chrétien fonde le sens en la personne du Christ et en la dignité de la personne humaine. Quant à l’homme actuel, il fonde uniquement le sens en lui-même : « L’homme se détourne des vérités éternelles comme du monde des illusions sensibles pour se retirer dans sa propre intériorité669 ». Dans la suprématie actuelle que possède l’homme, Blandine Kriegel distingue les deux voies possibles qu’il peut prendre : celle de l’individu et celle du sujet. Elle nomme cela « la philosophie des

J.-F. Mattéi, La crise du sens, op. cit., p. 20. Ibid., p. 23. 669 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, p. 330. 667 668

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barbares670 ». Elle explique en montrant que la première voie risque de déboucher sur le totalitarisme et la violence. Quant à la seconde, elle risque de déboucher sur l’immanence de l’être car le sujet devient sa propre éminence et s’éloigne de tout autre être et de l’humanité entière. Pour expliquer cet état de passivité qu’a chaque homme à l’égard de l’autre, Lévinas parle de la sujétion. Cette dernière est l’état de l’homme qui n’a aucun rapport avec la subjectivité d’autrui, d’où « la passivité de l’au-delà de l’être et du Bien671 ». L’homme place son moi par-dessus les autres. Il ne donne plus ainsi ni un sens à sa personne ni un sens à autrui, la morale est alors vide de sens. À la différence de Baudrillard, Mattéi a tenté de trouver la cause de ce vide moral dans lequel baigne l’humanité. Il pense que la techno-science a poussé les contraintes techniques à remplacer les obligations morales. La science impose alors un nouveau mode de comportement fondé sur l’efficacité et non plus sur la morale : « L’univers technologique est étranger au souci d’ordre moral et ne suit que ses impératifs de transformation du monde672. » La morale est en miettes. Le sens de l’existence de l’homme est du passé. Le vide éthique actuel hante notre monde. Et Marcuse d’ajouter que le pouvoir est responsable de ce vide : « Le fait du pouvoir pur et simple devient le vrai dieu de l’époque et, au fur et à mesure que ce pouvoir s’accroît, la soumission de la pensée au fait s’accentue673. » L’exténuation de la morale est donc le fruit du pouvoir politique et du pouvoir économique qui aveuglent l’homme. Quelle que soit la cause de ce vide éthique, le résultat est le même : « En conséquence le sens, comme l’a redécouvert Lévinas, est unité de sens et, en tant qu’orientation ultime, source des significations immanentes à l’ensemble des actions humaines. L’homme est ainsi soumis à un double destin : celui de la finitude de l’existence et celui de l’infini du sens qui précède cette même existence674. » Il semble que Lévinas, en critiquant l’absence de sens, offre une solution dans la mesure où le sens unifié que peuvent donner les hommes au monde se révèle salvateur. Face à ce constat, nous nous trouvons nous aussi dans une impasse : quel est le sens du B. Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998, p. 329. E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Le Livre de poche, 1994, p. 40. 672 J.-F. Mattéi, La crise du sens, op. cit., p. 77. 673 H. Marcuse, Raison et révolution, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 451. 674 J.-F. Mattéi, La crise du sens, op. cit., p. 89. 670 671

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monde ? Comment redonner une valeur morale à notre monde ? Vivons-nous dans un vide moral ? Hélas ! Tout prouve que le monde baigne dans un vide moral. À part les essais timides de quelques penseurs, le monde devient de plus en plus amoral, voire immoral. La morale est devenue un choix singulier et subjectif qui n’est plus ni partagé ni reconnu par l’humanité. La seule garantie de la morale s’avère être la conscience morale que possède encore une minorité de personnes. Quelle soit innée ou acquise, la conscience morale prouve qu’il existe encore dans notre monde des personnes qui tendent à faire le Bien. Afin de trouver une solution à ce vide moral, Mattéi pense que même si les actions humaines changent et que même si l’homme actuel s’éloigne de la morale, cette dernière demeure stable : « Si l’on admet que les possibilités de l’action humaine ne sont pas infinies, puisqu’elles dépendent de la structure du temps, les principes de l’action et les morales possibles ne le seront pas non plus : ce sont les faits qui peuvent se disperser indéfiniment, et non les normes. Lorsque je me déplace à travers une forêt, bien que mon itinéraire emprunte différentes voies – je peux suivre tel ou tel sentier, couper à travers bois, faire une pause et revenir sur mes pas, etc. – les points cardinaux qui, invisibles, commandent mon orientation, demeurent immuables675. » Cet exemple illustre la pensée morale de Mattéi. Même si l’homme n’utilise pas la morale ou même si parfois il s’oppose au Bien, cela ne signifie pas pour autant que la morale n’existe plus. Les bases morales sont présentes dans notre monde, même si elles ne dirigent pas toujours les actions humaines. L’homme actuel vit dans un monde où le sens est perdu, mais où la morale préserve toujours sa teneur. Lévinas se veut dans cette même lignée puisqu’il pense que le sens moral est unique. C’est lui qui assure la signification immanente de l’ensemble des actions humaines. L’homme est ainsi soumis à un double destin : celui de la finitude de l’existence et celui de l’infini du sens qui précède cette existence. L’existence du sens du monde et de la morale est donc préalable à l’existence humaine. Le monde possède « un sens unique676 » qui subsiste à toute intervention humaine et à tout comportement humain. Mattéi propose alors la création d’un quadrant éthique : « Pour qu’un acte moral soit réalisé, 675 676

Ibid., p. 85. E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 40.

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il faut que la dimension de l'éternel porte sa lumière, ou son ombre, sur la temporalité. Alors l’articulation de l’axe vertical et de l’axe horizontal, déploie naturellement ce que j’appellerai le quadrant éthique677. » Ce quadrant n’est autre que les normes qui ont comme fonction d’assurer l’ordre moral. C’est ce quadrant qui a comme rôle de juger les actions humaines. Il est un carrefour entre la morale et les actions humaines. La conscience humaine peut alors soit hausser l’homme et le monde vers l’éternel, soit les abîmer et les enfoncer dans l’instant présent. Gauchet partage le même avis : « La grande mutation de l’être-au-monde, c’est dans le cadre du retournement de la structure religieuse correspondant au dépli de la transcendance qu’elle s’est accomplie678. » À la différence de Baudrillard, des auteurs comme Mattéi, Lévinas et Gauchet, proposent au moins une solution à ce monde vide et démuni de sens. Il nous semble que ce courage est digne du statut de la philosophie. Le nihilisme est présent dans la pensée de Baudrillard. Il est clair qu’il a hérité cette pensée de Nietzsche et de d’autres penseurs modernes et postmodernes. Il a bien représenté son jeu du nihilisme dans la pataphysique, sa science du vide. C’est un jeu car nous avons remarqué que Baudrillard veut décrire un monde vide de sens afin de pouvoir préserver le réel. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne se déclare pas nihiliste puisqu’il sait que le sens du monde existe encore. Malgré la représentation d’un monde dénué de sens, Baudrillard prouve que le monde possède un sens caché. Il n’a pas pour autant dévoilé ce sens de peur de le perdre. Nous pouvons estimer que le sens du monde pourrait être le réel. Ce dernier n’a jamais été bien défini par Baudrillard, et ce, par peur peut-être de l’anéantir entièrement en le présentant. Le nihilisme peint par Baudrillard n’a rien de nouveau dans la pensée philosophique à l’excepté de ses exemples inédits qu’il a présentés et qui révèlent la vision originale qu’a Baudrillard du monde. Nous pouvons ainsi le classer dans la lignée de tous les philosophes postmodernes qui critiquent le monde. Mais ce qu’il a ajouté à la pensée philosophique est peut-être la méthode qu’il a adoptée : il a préservé le sens du monde en le faisant disparaître. Méthode on ne peut plus paradoxale. Pour autant nous ne devons pas oublier qu’il s’interdit de dévoiler concrètement le sens réel du 677 678

J.-F. Mattéi, La crise du sens, op. cit., p. 94. M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Folio, 2005, p. 143.

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monde. Ce faisant, il propulse l’homme actuel dans un monde hyperréel dénué de sens et de morale. S’il avait proposé une définition claire du réel et du sens, sa quête aurait été plus intéressante et complète.

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Conclusion générale Articulé sur le sens du monde, le réel a toujours été pour Baudrillard un objet d’étude privilégié. Il a proposé alors de donner un sens au monde en retrouvant le réel disparu. C’est pour cette raison qu’il a introduit de nouveaux concepts afin de nous permettre de déceler les composantes du monde hyperréel qui portent en elles des traces évanescentes du monde réel. Il nous propose alors de chercher la quiddité de l’homme qui est sousjacente dans le consommateur actuel. Pour aider l’homme à redonner un sens à sa nature puis au monde, Baudrillard nous offre une vision morale du monde qui porte en elle les valeurs et la morale. Pour cela, il suggère à l’homme de ne plus tuer Dieu. En d’autres termes, il invite l’homme à respecter les morales singulières qui dirigent chaque société sans pour autant vouloir imiter la morale mondiale et les valeurs internationales. C’est que ces dernières sont dirigées par le profit et le gain économiques de la mondialisation et non plus par la morale. Pour compléter cette vision morale du monde, Baudrillard veut redonner sens à tout ce qui humanise l’homme comme l’art. Il estime alors que la transesthétique actuelle remplace l’art réel. Par la suite, il propose de donner la primauté à la photographie car elle capte un moment singulier et réel. Chose que nul art actuel ne saurait accomplir, car il reproduit ou imite les copies du monde hyperréel. En pointant du doigt les aspects du monde réel qui ont disparu, Baudrillard définit la réalité. Elle est alors une chose unique et pure qui appartient à l’entendement humain. C’est elle qui donne sens au monde. Afin de tenter de retrouver ce réel tant désiré, Baudrillard critique le monde hyperréel. Aussi avons-nous entrepris d’analyser longuement les aspects du monde hyperréel à la lumière de la pensée de Baudrillard. Vu qu’il conçoit l’homme comme une machine incapable de saisir le monde réel, Baudrillard nous a placés devant une impasse. Nous ne pouvons pas comprendre le réel. Ce constat pousse Baudrillard à croire que voulant fuir le réel, l’homme l’a assassiné. Il l’a remplacé par le monde hyperréel. Aidé par les media et la société de consommation, l’homme ne fait que s’éloigner du sens. Par sa notion d’hyperréel, Baudrillard s’efforce alors de mieux 231

nous expliquer sa conception de crise du sens et de crise du réel. L’hyperréel est la façon dont la conscience humaine interagit avec le monde. La conscience perd sa capacité à distinguer le réel de l’imaginaire. Elle les confond et prend alors pour réel ce qui n’est que le simulacre du réel. Elle s’engage dans ce processus et s’introduit dans le monde hyperréel. Le monde dans lequel nous vivons est, dès lors, une copie du monde réel. Sans s’en rendre compte, l’homme s’arc-boute sur la simulation. Cette dernière se veut être l’expérience du réel, mais elle n’en est que la représentation. Les sociétés se sont constituées sur la base de ces simulacres à telle enseigne qu’elles ont perdu le contact avec le réel : « Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie, mais d’une substitution au réel des signes du réel, c’està-dire d’une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire, machine signalétique métastable, programmatique, impeccable, qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties679. » L’hyperréel trompe alors la conscience humaine en la détachant de tout engagement avec le réel. La conscience opte pour des simulations artificielles et des reproductions interminables des apparences qui sont vides de sens. Baudrillard trouve cette réalité augmentée dans une boisson énergétique avec un parfum qui n’existe pas, dans la pornographie ou le plus sexe que le sexe, dans le sapin de Noël en plastique, dans la photographie d’un top model retouchée par ordinateur, dans Disney World, dans la Guerre du Golfe qui n’a pas eu lieu et dans la télé réalité. Qui plus est, les media nous offrent de plus en plus d’informations qui, pourtant, ne font circuler aucun sens et aucune connaissance. Le gaspillage des informations est énorme et désormais le sens ne fait plus partie de ce monde. Baudrillard nous a bien décrit puis critiqué le monde hyperréel. Mais il s’est abstenu de nous proposer une définition claire et pertinente du sens que devrait avoir le monde. Certes, Baudrillard n’a pas cherché à constituer une doctrine ontologique qui s’inscrive rigoureusement dans le cadre de la théorie sur le réel telle qu’elle doit être exposée par des systèmes de pensée rigoureux et globalisants. Par conséquent, le réel et le sens du monde restent méconnus. C’est là un apport essentiel de cette recherche que d’avoir mis en évidence non seulement la nature du réel mais encore la 679

SS, p. 81.

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signification du sens et du réel. La crise du sens est un sujet de plus en plus à la mode : crise financière, crise de l’art, crise des religions et crise de la culture. La crise stigmatise l’état normal des choses pour le transformer en un état dégénéré : « La notion de crise implique une structure de discontinuité qui élève un événement historique au rang de moment inquiétant qui affecte le développement d’un processus humain au point d’en altérer le sens, c’est-à-dire la direction et la signification680. » La crise est alors un moment de chaos dans lequel baigne notre monde. Or cette crise qui porte en elle la régression n’est-elle pas féconde ? Hegel nous enseigne que l’Histoire n’accouche pas sans douleur. Il serait intéressant alors de voir que ce monde hyperréel critiqué par Baudrillard, est un lieu de passage nécessaire à l’avènement du sens et à l’accomplissement du vrai progrès humain. Les différentes crises convergent vers un malaise du monde, voire vers son effondrement. Perdu dans un monde livré à la barbarie, l’homme est « un être rivé à lui-même, sans ouverture sur autre chose que sa propre impuissance »681. L’homme ne peut plus fonder sa personne sur autrui. Le monde est déserté par Dieu, par les valeurs, par la morale et par les hommes. L’étendue de la crise atteint la vérité, le monde réel et l’existence humaine. D’aucuns proposent un outil essentiel pour faire face à la crise qui n’est autre que l’éducation. Elle a comme fonction de former un homme et de modeler un citoyen qui assimile tout ce qui le menace de comprendre le sens réel du monde : « À défaut de changer le monde ou de le transformer, l’éducation nous permet, c’est là le bien commun auquel nous pouvons prétendre, de l’habiter et de le penser682. » À la lumière de cette ouverture, nous avons ainsi essayé de trouver une réponse à cette crise de sens et ce, en vue de combler les lacunes engendrées par le mutisme de Baudrillard. En analysant l’œuvre de Baudrillard il nous a semblé que, a priori, son objectif est de comprendre le monde et les questions qui gravitent autour du sens et du réel. Mais après avoir approfondi notre étude, nous avons remarqué que son objectif n’était pas de dévoiler la nature du réel vu qu’il a condamné l’entendement humain en le traitant d’impuissant. En effet, Baudrillard affirme que la raison humaine est limitée. Ce faisant, J.-F. Mattéi, La crise du sens, op. cit., p. 8. Ibid., p. 24. 682 Ibid., p. 117. 680 681

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elle ne pourra jamais atteindre la connaissance. C’est pour cette raison qu’il a démontré que la conscience humaine est subjective et qu’elle fournit à chaque homme des informations subjectives. Qui plus est, ce qui aggrave cette ignorance du réel est que les media influencent le cerveau humain et le limitent. C’est la raison pour laquelle les hommes sont automatisés par ces media et surtout par la publicité. Et aussi l’homme ne possède plus la capacité de créer et d’imaginer puisque tout lui est donné à l’avance. Baudrillard a fortement critiqué cet aspect de notre société de surconsommation. Quel est alors l’objectif de ses critiques ? Nous avons constaté que la pensée de Baudrillard est contradictoire car elle n’a apporté aucune réponse à la question initiale qui est celle de la connaissance du réel. De plus, au lieu d’avouer que c’est lui qui, en vertu de son approche radicale de l’hyperréel, a fait disparaître le réel, Baudrillard blâme l’homme. Il est à noter que Baudrillard pense que, pour atteindre la perfection, l’homme remplace le réel par l’hyperréel. Or nous remarquons que, suite à son ignorance de la réponse, Baudrillard trouve l’issue la plus simple : l’homme est censé avoir assassiné le réel. De telles failles en appellent d’autres. Baudrillard est un pataphysicien, spécialiste dans les pensées imaginaires. Il laisse advenir des événements étranges qui se dérobent derrière l’écran et qui semblent être illusoires. Il est surpris par la marche désorientée du monde qu’il critique sans chercher à la comprendre. Sa pensée évolue avec le temps et le cours des événements. Elle est emportée par ce monde au lieu de s’arrêter court afin de le comprendre. Elle n'est donc pas libre puisque sa tâche est dictée par le temps et elle n’illumine pas la vision du monde : « Loin de tout système fermé, Baudrillard construit un piège théorique mobile qui se déplace à la mesure ou à la démesure des choses et parfois les devance683. » Sa pensée est bien loin de la pensée discursive qui fonde la philosophie traditionnelle. Elle est plutôt provocatrice puisqu’elle refuse d’éliminer la négativité de ce monde et de proposer une vision nouvelle empreinte de réel et de sens. Sa pensée est aussi séduite par l’illusion puisqu’elle risque d’être annihilée dans le monde. Elle n’est donc pas une pensée philosophique mais plutôt pataphysique, antagoniste et imaginaire. Ce qui nous a semblé une grave faille dans la pensée de Baudrillard ne le fut pas pour 683

A. Gauthier, op. cit., p. 9.

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Gauthier684 et Neyraut685 qui y voient une pensée singulière. Mais au-delà de cette vision inédite du monde, la question demeure légitime, voire nécessaire, de savoir comment il faudrait évaluer la portée utilitaire de ce que nous nous sommes appliquée à démontrer. Par elle-même, l’interrogation appelle deux remarques critiques non traitées par Baudrillard et qui nous semblent nécessaires dans la clôture du présent travail. La première remarque concerne la difficulté de la pensée à saisir le réel. Le réel s’impose comme une question philosophique à part entière. Cette question dérange vu la perplexité du monde actuel et sa rapidité qui empêche l’esprit humain de saisir ce réel et surtout aussi d’y discerner ce qui relève du réel et ce qui relève de l’illusion. Le réel s’oppose à l’illusion car cette dernière est tout ce qui est empreint de l’expérience sensible et qui pourrait donner aussi une vérité incertaine. Tandis que le réel est ce qui est nouveau. Il est l’impensable ou ce dans quoi la pensée ne rentre plus. Hegel pense que le réel est un résidu absolu, un reste du monde : « Le but de la philosophie transcendantale est de retrouver dans le réel ce que l’esprit a introduit implicitement en lui, de retrouver l’esprit comme l’essence du réel686. » Le réel est alors une donnée subjective de l’esprit humain et non pas une donnée externe qui se localise dans le monde qualifié de réel. Lacan affirme que le réel est l’impossible c’est-à-dire ce qui n’est pas donné : « Le réel ne se présente jamais687. » Le réel est alors une dimension et les choses ne tiennent pas d’elles-mêmes. La question sur le réel pose problème car il n’est rien pour nous. Rien n’est réel pour l’homme. La question sur la nature du réel devient dès lors caduque. D’où l’urgence de porter notre regard sur ce qui rend le « C’est peut-être là la nouveauté profonde de Jean Baudrillard : éviter la théorisation académique, à la manière des classiques qu’il fait vieillir d’un seul coup, ne pas s’enfermer dans des propositions une fois pour toutes acquises, mais retrouver de livre en livre une labilité de pensée telle que, sans entrer en dissonance avec les productions antérieures, se déployer dans un registre inattendu lui soit toujours possible. » (Ibid., p. 99-100). 685 « J’ai retrouvé le penseur qu’il n’avait cessé d’être, l’expérimentateur, naviguant dans son émerveillement du monde, étonné toujours, méditant sur son siècle, rajoutant une louche à la bouffonnerie du temps, pataphysicien dans l’âme. » (M. Neyraut, Hard memories en hommage à Jean Baudrillard, Paris, Sens et Tonka, 2013, p. 22). 686 F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1993, p. 196. 687 J. Lacan, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 35. 684

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réel réel. Or Baudrillard s’est plutôt attardé sur ce qui ne rend pas le réel réel. Le réel est impensable, mais concrètement nous vivons dans le réel. La pensée saisit ce qui la fait penser mais elle s’accomplit aussi en se dépassant et en rentrant en contact avec un élément étranger. C’est peut-être la phénoménologie qui est la mieux placée pour nous aider à comprendre le réel puisque le phénomène ne peut se comprendre que par la conscience humaine, il est ainsi un phénomène pur688. Le réel est alors un phénomène pur qui ne peut être saisi que par une personne singulière et qui ne peut être partagé vu qu’il est intrinsèquement lié à une conscience individuelle. Par conséquent, le réel en tant que connaissance commune serait en retrait. Pour mieux le saisir il paraît être nécessaire de chercher à comprendre ce que sont le phénomène et le concret. La seconde remarque se rapporte au sens du monde réel. Le réel est rattaché au sens puisque en son absence, le sens n’a plus de signification. Pour Jean-Luc Nancy, il s’agit de penser le sens audelà de toute figure totalisatrice procurée par les sens, et au-delà même de la totalisation comme figure : « C’est alors que ressurgit, plus impérieuse que jamais, l’exigence du sens qui n’est rien d’autre que l’existence en tant qu’elle n’a pas de sens. Et cette exigence à elle seule est déjà le sens, avec toute sa force d’insurrection689. » Le sens est l’ouverture d’un rapport à soi-même. Il est un mélange de la sensibilité interne et du monde extérieur. C’est une ouverture de soi vers l’expérience externe. Tout comme le réel, le sens est aussi insaisissable par autrui. D’où l’incapacité à unifier les connaissances et les vérités dans notre monde pétri d’ambiguïté. Cependant, toute la problématique de Baudrillard sur le sens du monde réel demeure tributaire de la définition du sens et du réel. Tout au long de notre recherche nous nous sommes efforcée de montrer la nécessité de lever le voile sur le sens du réel. Mais le réel est-il réel ? La question sur le réel intéresse non seulement la philosophie mais aussi la science. La physique quantique cherche encore une réponse à cette question philosophique. L’espace, le temps et la matière sont-ils des illusions ? Les physiciens pensent que l’information liée à la conscience est une grandeur physique. E. Husserl, La phénoménologie comme science rigoureuse, Paris, Broché, 2003, 86 p., passim. 689 J.-L. Nancy, op. cit., p.29-30. 688

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Et que le temps, l’espace et la matière qui forment notre univers seraient eux aussi des dimensions inhérentes à la conscience. Le réel serait infiniment plus riche que nos perceptions, comme l’a montré Platon dans son allégorie de la caverne qui fut modernisée par le film Matrix. Ultimement la physique rejoint la phénoménologie qui postule que le réel est une donnée empirique de l’esprit. Peut-être que la science pourra un jour offrir à la philosophie de nouvelles réponses sur la question du réel. La science tentera alors de nous expliquer ce qu’est la réalité des choses que nous percevons. Elle essayera aussi de nous assister dans la démarche questionnante qui consiste à savoir si ce monde est réel indépendamment de notre existence ou s’il n’est que la création de notre esprit. Par cette dernière réflexion, nous aurons joint la science à la philosophie relativement à la question de réel. Sujet que les scientifiques et les philosophes cherchent toujours à élucider.

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INDEX ANALYTIQUE DES CONCEPTS CLÉS DE BAUDRILLARD Abondance : aisance procurée par les produits de consommation. Mythe ancré dans la société de consommation qui hante l’esprit du consommateur. Elle pousse l’homme à vouloir ce dont il n’a pas besoin et cela en une quantité énorme. Ce phénomène ne satisfait aucun besoin propre à l’homme. Aliénation : structure de la société marchande qui asservit le consommateur en le transformant en un objet de consommation. Altérité : objet singulier et inédit qui est détruit par la production de l’autre. Elle ôte à l’objet sa reconnaissance spécifique. Apparence : aspect extérieur de l’objet et absence des choses à elles-mêmes qui efface l’existence du monde. Art : reproduction du réel disparu au profit d’une autre scène, celle de l’hyperréel. L’art fait disparaître le réel et il se fait disparaître avec lui. Il est la sublimation des objets illusoires qui cachent les objets réels. Besoin : manque qui émane de l’utilité économique et de la production. C’est un faux-besoin irréel. Il relève d’une dynamique sociale et n’est pas propre à l’homme. Bonheur : état de satisfaction, mythe de la société de consommation qui s’apprend aux hommes par les réflexes de la consommation tels acheter et travailler. Civilisation de la poubelle : ensemble des caractéristiques de la société actuelle dans laquelle l’homme surconsomme. Il jete les objets achetés plus qu’il ne les consomme car soit il les as en grande quantité, soit ils ne répondent pas à ses vrais besoins. Communication : langage univoque qui ne porte pas de sens réel, il est représenté par les moyens de communication. Consommateur : homme actuel qui vit dans l’illusion de la satisfaction et qui a des besoins virtuels. Il est le modèle de l’humanité qui a comme fonction de dresser l’individu au code de coopération et de compétitivité en le transformant en un objet utile pour la consommation. Consommation : comportement social qui annule la subjectivité et élimine le caractère personnel de l’objet. Elle se vise elle-même en négligeant l’homme et ses besoins. Elle est un gaspillage productif des faux-besoins de l’homme. Elle caractérise la société 239

industrielle et elle ne doit pas être définie comme la satisfaction des besoins. Corps : objet de consommation qui représente l’être humain et qui est transformé en mythe par la société de consommation. Crime parfait : extermination du réel par la simulation qui ne doit laisser aucune trace du réel dans ce monde c’est la raison pour laquelle le crime est parfait. Son objectif est d’inventer un monde sans failles, un monde hyperréel. Croissance : augmentation des besoins de l’homme qui crée un déséquilibre entre les biens dirigés par l’abondance et les besoins humains représentés par la croissance. Elle est une crise actuelle et une paupérisation psychologique. Elle est différente de l’abondance. Culture : acquis collectif qui manipule le consommateur, objet de consommation semblable à tout objet matériel. Elle manipule les masses et n’a plus de sens. La culture spécifique et réelle n’existe pas dans la société de consommation. Déréalité : le reste de réalité qui persiste dans notre monde, elle fait partie de l’hyperréalité et garantie la continuité du réel. Dieu : principe métaphysique et moral, créateur du monde réel. Objet de croyance hyperréel. Disparition : transmutation virtuelle de la globalité du monde réel et la mise en abyme de la réalité. C’est l’anéantissement du réel. Échange : relation illusoire entre deux parties. Il est omniprésent dans nos sociétés. Écran : appareil sur lequel sont affichées les images virtuelles. Il chasse le réel et l’image réelle et représente le rien. Érotisme : attraction sexuelle qui émane du semblable et non plus de l’altérité. Esthétique : science des objets banals, des objets techniques et des objets virtuels. Événement : phénomène inventé et dirigé par les media. Il doit être imprévisible et fait d’accidents mais il est virtuel et incertain puisqu’il est le simulacre du réel. Existence : est ce à quoi il ne faut pas adhérer. Fatigue : dépense nerveuse de conversion psychosomatique qui ne vient pas de la dépense physique. C’est le mal du siècle qui provient de la passivité. Femme : objet pur de série. Elle représente la surconsommation du monde hyperréel. 240

Gaspillage : folie de l’homme, dysfonctionnement de l’instinct qui fait brûler à l’homme ses réserves. C’est le surcroit et le superflu de l’économie, signe de vie de la société actuelle. Histoire : série d’événements produits par les media. Elle ne se réfère pas aux événements réels et authentiques. Elle est antérieure à l’événement. Elle le crée au lieu de l’étudier. C’est une simulation du réel. Homme : être parfait et créateur de son monde artificiel, de l’hyperréel dans lequel il croit avoir retrouvé le bonheur. Il est un producteur social abstrait qui appartient à un environnement virtuel. Il a perdu son identité et il est responsable de sa propre disparition. Il est un objet au service de la société de consommation qui ne vit pas dans le réel. Humain : caractéristique qui spécifie l’homme réel et que ne possède plus l’homme actuel. Hypercorps : corps artificiel et inutile présent dans le monde hyperréel. Il est une copie du corps réel. Il est démuni des vrais désirs et besoins. Hyperespace : lieu de l’avènement de l’hyperréel. C’est notre monde. Hypermarché : lieu de consommation virtuelle d’objets irréels qui répondent aux faux-besoins de l’homme. Il représente la surconsommation et l’hyperréalité de notre monde. Hypermorale : morale du monde hyperréel qui est régie par le principe du mal. Hyper-productivité : production excessive des biens inutiles aux hommes. Hyperréalité : le trop de réalité qui existe dans notre monde. C’est un excès du réel, synonyme de l’hyperréel. Hyperréel : forme d’exagération du réel disparu et remplacé par le virtuel. Il dirige le monde actuel. Il est plus réel que le réel. Hypersexualité : évanouissement de la sexualité dans l’excès et dans le pornographique qui fait disparaître l’altérité. Illusion : réalité apparente et seconde à l’objet qui cache le réel et le complète car elle procure la seule vérité dans notre monde. Elle est alors une illusion vitale à l’homme. Image : médium de la publicité qui est une dénégation du réel qu’elle réinvente. Elle est représentée par l’image digitale et numérique. Elle est la représentation du monde hyperréel. 241

Imagination : faculté que possède l’homme qui affecte le plus la pensée en l’arrachant du réel. Elle permet de transformer le réel en son simulacre. Irréel : est le propre du monde hyperréel. Il est proche du néant. Kitsch : pseudo-objet, simulacre de l’objet réel. Langage : capacité de communication qui est univoque et qui se réfère au discours médiatique. Il est extrahumain car il traverse l’homme puisqu’il est le miroir de ce qui a disparu. Loisir : consommation de temps improductive. Mal : principe métaphysique qui dirige le monde hyperréel et l’hypermorale. Il est représenté par la technologie. Masse : groupe automatisé par la société de consommation qui ôte la volonté aux individus et contredit le principe de sociabilité. Media : moyen qui crée puis dirige le monde hyperréel. Il fait disparaître le réel et cache cette disparition. Il invente le monde virtuel. Il fabrique la non-communication entre les hommes. Mode : manière de vivre dans le monde hyperréel. Elle est inexplicable. Elle dévore et le réel et le monde. Modèle : matrice qui gouverne le mental postmoderne, arme de simulation qui gouverne l’homme et les objets. Monde : lieu artificiel, avènement de l’hyperréel. Il n’a pas de sens mais il a une apparence parfaite car il est produit par l’homme. Il est une illusion radicale, il n’existe pas. Mondialisation : phénomène aléatoire et chaotique qui fait entrer le monde dans un programme de soumission. Morale : équilibre entre le Bien et le Mal qui est une illusion de la société d’abondance. Mot : moyen d’expression qui a perdu sa triple fonction : porteur, générateur et passeur d’idées. Néo-réalité : nouvelle forme de la réalité, modèle matérialisé qui remplace la réalité. Nihilisme : l’oubli du rien qui renverse tout dans l’indifférence, obsession par la disparition. Objet : tout ce qui est perçu par un sujet qui le pense. Il a perdu sa fonction dans la société de consommation car il est soumis au sujet. Il est commun et relatif à tous les hommes. Pataphysique : science imaginaire de l’excès, du vide et de l’insignifiance. Elle a comme objet d’étude le monde hyperréel dénué de sens. 242

Personne : individu qui a perdu sa conscience d’exister et donc qui n’existe plus dans la société de consommation. Elle est remplacée par le modèle du consommateur. Photographie : la plus pure des images virtuelles qui rend le monde un objet et ne le prend pas comme objet car elle offre une vision du monde tel qu’il est et non pas tel que l’homme le voit. Elle révèle l’étrangeté du monde et son altérité, elle transforme alors l’objet en un sujet puisqu’il devient unique comme le sujet. Elle est la victoire de l’objet sur le sujet. Pornographie : modèle d’une société où se perdent l’altérité sexuelle et la réalité. Elle construit l’hypercorps. Publicité : médium de la société de consommation, elle informe sur l’objet virtuel et est insouciante du réel. Réalité virtuelle : mélange de la bêtise, de l’esprit de calcul, de l’illusion et de la science qui induit en erreur. Elle est le simulacre du monde réel. Réalité : synonyme du réel. Réel : vérité qui n’existe plus dans le monde actuel. C’est ce dont il est possible de donner une reproduction équivalente, un hyperréel qui remplace le réel. Rien : absence de l’objet réel de notre monde. Le rien cesse d’exister au moment où il y a quelque chose qui existe. Science : étude de l’hyperréel et destruction du réel. Sens : signification qui renvoie à la vérité qui n’est plus saisi par l’entendement humain car l’apparence est certaine. Le sens est remplacé par l’insignifiance. Simulacre : apparence qui remplace le réel et cache l’absence de vérité. Il est créé par l’homme et il est représenté par le modèle de la marchandise. Il est devenu la seule réalité car, en remplaçant le réel, il assure sa continuité. Simulation : action d’imiter le réel disparu et de le remplacer. Extase et répétition du réel qui envahit la société de consommation. Vraisemblance sociologique du monde qui développe le virtuel. Singularité : objet unique, sans origine ni fin qui s’extrait de la multiplicité et de la similitude. Elle est absente de notre monde. Singulier : inédit, unique, caractère de ce qui est absent de ce monde. Société de consommation : société actuelle qui transforme l’homme en esclave et commande l’économie. C’est une société 243

virtuelle qui manipule l’homme et tue le réel. Elle est totalitaire puisqu’elle ne tolère rien en dehors d’elle. Subhumain : homme contemporain, consommateur qui est dirigé et automatisé par la société. Il est dénué de son humanité. Sujet : objet qui possède une identité propre et singulière. Il disparaît de ce monde et cède sa place à l’objet chosifié. Surconsommation : consommation exagérée présente dans le monde hyperréel et qui ne répond pas au besoin de l’homme. Technologie : moyen qui transmet les apparences et qui a comme fonction de dessiner un univers sans étrangeté et conforme à un modèle mondial. Transesthétique : art moderne qui élève l’objet à la banalité esthétique et qui reproduit l’hyperréel. Vérité : caractère de ce qui est conforme au réel. Elle est remplacée par l’illusion et elle n’est pas liée à l’homme. La pensée de l’homme actuel s’écarte de la recherche de la vérité. Vide : illusion matérielle formée de particules virtuelles. Il est l’absence de matière réelle. Violence : utilisation de la force de la médiatisation pour commettre des dégâts et transporter l’homme dans un monde hyperréel. Virtuel : monde de la technologie qui est la simulation du monde réel. Il est la conséquence de la consommation. Il remplace la réalité du monde. Vitrine : lieu de communication, d’échange et de consommation qui montre la valeur de la société.

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Gauchet M., « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », Le Débat n° 138, Paris, Gallimard, 2006, p.19. Habermas J. « Quelle mondialisation pour demain ? », Le Monde, Paris, 6 mars 2009 Mattéi J.-F., « Le sacre du virtuel », Philosophie Magazine, n° 66, Paris, 17 janvier 2013. Pourriol O., « Entretien avec Michel Serres », Studio philo, Paris, 16 avril 2008. Rorty R., « Entre Kant et Dewey : la situation actuelle de la philosophie morale », Revue internationale de philosophie n° 245, Paris, mars 2003, p. 235-256. Savidan P., « Politique et morale sont inséparables en démocratie », Le Monde, Paris, 23 mars 2014. Steams P., « La consommation : penseurs et courants », Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 22, Paris, mars 2011. Steinberg S., « Le philosophe français Jean Baudrillard s’éteint à Paris », Le Comité International de la Quatrième internationale, p. 12, 17 mars 2007. 2.3. Banque de thèses Vial Stéphane, La structure de la révolution numérique : philosophie de la technologie, thèse de doctorat en philosophie, sous la direction de Marzano Michela, Université René Descartes - Paris V, 2012, 302 p. file:///C:/Users/Toshibapc/Downloads/va_vial_stephane.pdf W. Mansour, Being and hyper-imaginal disappearance, Doctorate in Philosophy, supervised by Howard Caygill and Peg Rawes, The London consortium - Birkbeck College - University of London, London, 2009, 272 p. 2.4. Sitographie http://www.larevuedesressources.org/baudrillard-de-quel-cotedu-miroir-narcissicisme-et-nihilisme,2492.html http://marianus.blog.lemonde.fr/2010/06/02/realite-et-art-chezjean-baudrillard/ http://coursdesthetique.blogspot.com/2005/10/hegel.html http://www.memoireonline.com/06/06/170/m_traditionrationnalite-hans-georg-gadamer20.html 251

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252

Table des Matières INTRODUCTION GÉNÉRALE……..………………… ........... 5 PREMIÈRE PARTIE : CAUSES ET SYMPTÔMES D’UN RÉEL EN MUTATION .................................................................... 15 Chapitre premier : Dynamique d’accès et notions de base............. 17 1. Constat et déni du réel ..................................................................... 17 1.1. Un réel disparu ................................................................... 18 1.2. De l’humain au subhumain ................................................. 19 1.3. Le retrait de Dieu ............................................................... 20 1.4. L’objet transformé en signe .................................................. 21 1.5. De l’art à la transesthétique.................................................. 22 1.6. Des images engendrées par les media...................................... 23 2. Remise en question et critique du monde virtuel ........................ 24 2.1. Le simulacre et la simulation ............................................... 25 2.2. Le monde virtuel .................................................................. 26 2.3. La société de consommation et la méta-consommation ............ 28 2.4. Le consommateur contemporain............................................. 29 2.5. La mondialisation et le terrorisme du monde simulé ............... 30 3. Méthode génétique et prospective de l’hyperréel ........................ 31 3.1. L’hyperréel ........................................................................... 32 3.2. L’hypermorale ...................................................................... 34 3.3. Un dieu hyperréel ................................................................. 35 3.4. L’hyperespace ....................................................................... 36 Chapitre deuxième : La quasi-disparition du monde réel ............... 39 1. De l’humain au subhumain ............................................................ 39 1.1. L’humain moderne ............................................................... 39 1.2. La disparition du sujet ......................................................... 42 1.3. La disparition de l’altérité .................................................... 44 2. L’art en coma dépassé .................................................................... 45 2.1. Le statut ambigu de l’illusion................................................ 45 2.2. La transesthétique ................................................................ 50 3. Le langage : une dissémination de sens ........................................ 52 3.1 Un langage univoque ............................................................ 52 3.2. La double fonction du langage .............................................. 54 4. Dieu est mort ................................................................................... 57 253

4.1. Dieu : un principe métaphysique dénué de morale .................. 57 4.2. Dieu, créateur du Mal .......................................................... 60 5. La culture mondialisée .................................................................... 63 5.1. De la disparition des cultures à la naissance de la culture mondialisée .................................................................................. 63 5.2. La culture recyclée................................................................. 66 6. La fin de l’histoire ........................................................................... 68 6.1. Une fin illusoire ................................................................... 68 6.2. La grève des événements ........................................................ 70 6.3. Les media, producteurs des déchets de l’histoire ...................... 72 6.4. L’histoire paradoxale ........................................................... 74 DEUXIÈME PARTIE : DE L’ANTIDOTE À L’EXAGÉRATION ........................................................................ 81 Chapitre premier : Illusion séductrice et symptômes ...................... 83 1. Le crime parfait créateur d’un monde postmoderne « parfait » ................................... 83 1.1. Le meurtre du réel ................................................................ 83 1.2. La création du monde postmoderne « parfait » ...................... 89 2. Le virtuel : clonage du réel .............................................................. 96 2.1. L’illusion du réel .................................................................. 96 2.2. La réalité virtuelle ............................................................. 101 3. Les media : force de simulation ................................................ 107 3.1. Les media, promoteurs d’un échange virtuel ......................... 107 3.2. La publicité, medium de la société virtuelle .......................... 112 Chapitre deuxième : La postmodernité. Avènement et séquelles .................. 117 1. La société de consommation, vertige du réel ............................. 117 1.1. La société de consommation, insouciante du réel .................. 117 1.2. La méta-consommation....................................................... 122 1.3. Le malaise de la société de consommation ............................ 125 2. Le consommateur, un malade virtuel ......................................... 130 2.1. Le consommateur et son monde illusoire ............................. 130 2.2. Le consommateur dépourvu d’humanisme ........................... 135 3. La violence de la mondialisation et le terrorisme actuel ........... 141 3.1. Les trois stades de la violence de la mondialisation ............... 141 3.2. Le terrorisme, arme contre la violence de la mondialisation ............................................................... 145 254

Chapitre troisième : L’hyperréel, simulation exagérée du réel ..... 149 1. L’hyperréalité ou le trop de réel ............................................. 149 1.1. Le réel disparu ................................................................... 149 1.2. L’hyperréel naissant ........................................................... 155 2. L’hypermorale ou la morale actuelle ........................................... 160 2.1. Une morale redéfinie ........................................................... 160 2.2. Un Mal bienfaiteur ............................................................ 166 3. Les lieux dHO avènement de l’hyperréalité ................................. 172 3.1. Corps et hypercorps ..................................................... 172 3.2. L’hyperespace et l’hypermarché ................................. 176 TROISIÈME PARTIE : VERS UN NOUVEAU MODÈLE DU RÉEL .............................................. 183 Chapitre premier : Le jeu du nihilisme ............................................ 185 1. La pataphysique : science du vide et de l’insignifiance ............. 185 1.1. La pataphysique : une science non existante ........................ 185 1.2. Une philosophie obsédée par la disparition........................... 188 1.3. Un vide virtuel ? .............................................................. 195 Chapitre deuxième : L’hypercritique de l’hyperréel redonne-t-elle sens au monde ? .................................................................................. 199 1. De la déréalité à la néo-réalité ...................................................... 199 1.1. L’hyperréalité, une déréalité consolatrice ............................. 199 1.2. Un nouveau réalisme ou un réel renouvelé ............................ 207 2. Le monde peut-il être dénué de sens ? ....................................... 213 2.1. L’absence du sens ............................................................... 213 2.2. Les formes de la crise du sens .............................................. 219 2.3. Vers un vide moral ?.......................................................... 223 CONCLUSION GÉNÉRALE……..………………… ............. 231 INDEX ANALYTIQUE DES CONCEPTS CLÉS DE BAUDRILLARD ............................................................................... 239 BIBLIOGRAPHIE……..………………… ................................. 245

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Philosophie aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions

LE COMBAT PHILOSOPHIQUE DE MAURICE BLONDEL CONTRE LA DOUBLE IGNORANCE DES MASSES

Diakiodi Adrien Il existe deux types d’ignorance que Maurice Blondel, philosophe, sociologue et théologien français, invite tout homme à combattre énergiquement pour éviter la disparition prématurée de l’espèce humaine, mais également celle de la planète Terre. Il y a, d’une part, l’ignorance de soi-même, de son être en perpétuel devenir et, d’autre part, celle de ses semblables, de son environnement, du monde physique et de l’Unique nécessaire. Ce livre s’assigne comme objectif de vulgariser les armes pour combattre ces deux fléaux, armes présentées dans sa thèse de doctorat qui l’a rendu célèbre : L’Action (1893). (Coll. Ouverture Philosophique, 12.50 euros, 100 p.) ISBN : 978-2-343-07377-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-39896-9 CORPS ET POP CULTURE

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Badleh Jalal La Déconstruction est le nom de la pensée de l’évènement. Mais elle est aussi l’événement, le nom de ce qui arrive, la justice ou l’impossible. Comment s’opère la coordination entre ces deux définitions ? Qu’est-ce qu’un questionnement déconstructif ? Quelle est la place du sujet postdéconstructif dans cette opération ? Cet ouvrage essaie de répondre à ces questions à travers le dialogue qui a eu lieu entre Jacques Derrida et Emmanuel Lévinas. (Coll. Ouverture Philosophique, 31.00 euros, 290 p.) ISBN : 978-2-343-07449-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39841-9 FIGURES PHILOSOPHIQUES DU CONFLIT

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purement abstrait de la notion de « conflit », l’ensemble des travaux se focalise sur la confrontation des philosophes à des problèmes historiques tels que la guerre, la dissension sociale, la tyrannie, ou encore le sport. (Coll. Ouverture Philosophique, 24.50 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-343-07356-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39796-2 FRONTIÈRES DU VISAGE (Analogique-numérique)

Boisnard Philippe À travers une histoire de la représentation, cet essai tente d’interroger la question de l’effacement du visage. Si, pendant longtemps, cet effacement était dû à des stratégies de pouvoir, politiques et économiques, il semblerait qu’avec la démocratisation des technologies, peut-être, ceux qui étaient les effacés de l’histoire de la représentation peuvent enfin apparaître. Mais, à l’ère des réseaux, est-ce aussi simple ? (Coll. Eidos série Retina, 13.00 euros, 110 p.) ISBN : 978-2-343-07979-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-39795-5 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

Balazut Joël Dès 1935 Heidegger retrouve le sens originel de la métaphysique dans la conception présocratique de l’être comme « phusis ». Sur cette base il va interpréter la métaphysique traditionnelle qui apparaît avec Platon pour culminer chez Nietzsche dans une ontologie de la vie et qui prépare le règne moderne de la technique planétaire, comme un «déni» radical de ce sens originel. L’un des intérêts de cette interprétation de la métaphysique, et non des moindres, est ainsi de rendre compte de la signification de la vogue actuelle des philosophies de la vie. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 122 p.) ISBN : 978-2-343-07296-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39840-2 L’IRONIE DE SOCRATE Essai sur l’ironie philosophique

Mestiri Samir Contrairement à l’ironie polémique et insidieuse des sophistes, celle de Socrate est plutôt interrogeante, désirante et ex-centrique, toujours en quête de connaissance vraie. Le fameux « je sais que je ne sais rien » devient chez lui un outil de défigement de la pensée prisonnière des « systèmes compacts », mais, aussi le meilleur remède contre les pseudo-vérités religieuses et idéologiques. (Coll. Ouverture Philosophique, 12.50 euros, 106 p.) ISBN : 978-2-343-07035-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39779-5 MATHÉMATIQUES ET FRONTIÈRES

Baudrand Gabriel Gabriel Baudrand, professeur agrégé de mathématiques, s’intéresse au thème de la frontière. La perception commune du mathématicien est celle d’un technicien enfermé dans son monde, qui dresse une frontière entre son activité et le reste de la vie. Le formalisme de cette science entretient cette frontière alors que paradoxalement les mathématiques sont partout et que le concept même de frontières est mathématique. Autant de pistes de réflexions que l’auteur nous invite à explorer. (Coll. Eidos série Retina, 12.50 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-343-07951-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-39764-1 MÉLANGES OFFERTS À RENÉ SCHÉRER

Sous la direction de Constantin Irodotou René Schérer, né en 1992, a été l’un des fondateurs du département de philosophie de l’université de Vincennes. Ami de Foucault, Châtelet, Deleuze, Lyotard, Bensaïd, Badiou, Rancière, Brossat, etc. Il se penche d’abord sur Husserl et Heidegger, puis s’intéresse à Charles Fourier. Militant de mai 68, il entreprend, dans son Émile perverti, une critique de la pédagogie. Il réactualise aussi,

avec Guy Hocquenghem, le concept philosophique d’âme. «Utopie», «âme» et «hospitalité» sont les trois concepts clefs pour aborder son œuvre. (Coll. Quelle drôle d’ époque !, 38.50 euros, 374 p.) ISBN : 978-2-343-07527-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39809-9 LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE JOSÉ VASCONCELOS DANS SON SENS ORIGINAIRE Le contexte historiographique de la philosophie en Amérique hispanique

Luquín Guerra Roberto La philosophie latino-américaine s’est divisée en deux orientations principales : soit dévalorisée parce que l’on considérait qu’elle ne faisait que reprendre la pensée européenne ; soit on a tenté de la sauver à partir de perspectives étrangères à la philosophie. Roberto Luquin s’interroge sur le sens que peut avoir une recherche sérieuse sur la pensée spéculative d’un philosophe latinoaméricain. Il soutient que le vasconcelisme est une authentique pensée philosophique, il s’agit d’un geste créateur qui a su faire le lien entre la pensée philosophique et la pratique politique. (Coll. La philosophie en commun, 29.00 euros, 278 p.) ISBN : 978-2-343-07624-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39864-8 LES PHILOSOPHIES ENVIRONNEMENTALES EUROPÉENNES

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Collectif

Peut-on parler d’une philosophie environnementale européenne ? Peut-on unifier, sous ce concept, un corpus hétérogène et beaucoup plus diversifié que celui que l’on peut trouver à propos de la philosophie de l’environnement dans la société nord-américaine ? Est-ce qu’une unité géographique, celle de l’Europe, peut suffire pour garantir un dénominateur commun à des conceptions philosophiques aussi diverses, voire divergentes, que celles qui existent sur le «vieux continent» ? (Coll. Kubaba, 20.00 euros, 184 p.) ISBN : 978-2-343-07680-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39785-6 LE REGARD ENPÉCHÉ Réflexion sur le regard porté sur le corps féminin

Bacha Lilia – Préface de Youssef Seddik – Avant-propos de Michel Sicard Ferme les yeux et regarde à travers les paupières. Tout au fond de nous, une voix nous suggère cela face au corps de la femme. Sans être dévêtue : la femme est toujours nue, elle est ‘awra. Ce terme arabe désigne ce qu’il faut cacher et définit la femme. Quelle est cette créature exhibée par nature, au point de devoir la cacher ? Quels sont les liens entre cette créature et la femme mais aussi l’homme ? Cette réflexion propose de s’y intéresser en naviguant entre orient et occident. (Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-05808-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39823-5 THOMAS HOBBES ET L’IDÉE DE PUISSANCE

Karray Aouichaoui Mohamed Ce travail propose l’étude de la théorie de la puissance telle qu’elle s’est développée dans la philosophie de Hobbes. L’idée directrice est que la puissance n’est plus une donnée de la nature mais que c’est à travers l’agir humain qu’elle s’acquiert. Elle est une capacité d’agir sur le monde par le biais de la science. Avec Hobbes, la science devient le moyen le plus spécifique de la puissance, et celle-ci, par le biais de la science, la capacité d’agir sur le monde, tant naturel qu’humain. (Coll. Ouverture Philosophique, 33.00 euros, 324 p.) ISBN : 978-2-343-04013-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-39810-5 AUX FRONTIÈRES DE L’HUMAIN Essai sur le transhumanisme

Koest Pierre Tels des exilés, nous nous trouvons aujourd’hui dans l’entre-deux d’une frontière, qui sépare l’Humain du Trans-humain. Les progrès vertigineux de la convergence des nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives font miroiter un futur aux accents utopiques,

qui nous promet longévité accrue et augmentation exponentielle de nos capacités biologiques. Mais apparaît conjointement la menace d’un triomphe de l’intelligence artificielle et à terme de l’extinction de ce que l’on nommait humanité. (Coll. Eidos série Retina, 19.00 euros, 186 p.) ISBN : 978-2-343-07664-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39557-9 DE TOUT CŒUR ET EN L’ESPRIT Choix de lettres d’un Maître spirituel

Schuon Frithjof - Préface de Patrick Laude Traduit de l’allemand par Chislain Chetan Tout enseignement spirituel présuppose une modalité orale et personnelle qui est le véhicule d’une transmission et d’un rapport «d’âme à âme» en l’absence desquels la voie spirituelle risquerait de demeurer trop théorique et abstraite. Schuon était un guide spirituel, et sa correspondance concerne ceux qui se trouvaient sous sa direction mais aussi ses lecteurs et tous ceux qui recherchaient ses conseils. Schuon a fait preuve d’une très grande générosité dans la dispensation de son enseignement et dans sa capacité d’écoute et de compassion. (Coll. Théôria, 24.00 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-07753-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-39602-6 FRONTIÈRES DU SUJET Une esthétique du déclin (dialogue intérieur)

Tremblay Thierry S’inscrivant dans la tradition de la théorie critique, cet ouvrage traite à la fois de philosophie, d’art, de littérature et de cinéma. Le «dialogue intérieur» qu’il met en scène entend exposer par fragmentation allégorique la trajectoire qui a mené à une certaine sensation de déclin, se manifestant par la destruction, le désenchantement et l’apparition de diverses «fins» : fin de l’histoire, fin de l’art, fin de l’homme, fin du monde. (Coll. Eidos série Retina, 18.00 euros, 174 p.) ISBN : 978-2-343-07533-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-39457-2 LES FRONTIÈRES DU CORPS ET DE L’ESPACE La métaphysique de Newton

Kalla Stéphane - Préface de Jean-Paul Delahaye En modifiant les frontières ontologiques de la pensée cartésienne, Newton parvient à construire son propre système métaphysique, propédeutique à l’intégration de la loi de la gravitation en physique. Newton trace une irréductible frontière entre l’espace et le corps : absolutisant le premier, déréalisant le second, et réhabilitant la notion de vide que Descartes avait rejetée, il neutralise ainsi deux problèmes fondamentaux qui sont, d’une part, la relativité du mouvement des corps, et, d’autre part, l’inconsistance ontologique de ces derniers. Il esquisse un nouveau Cosmos où la loi de la gravitation peut prendre sens. (Coll. Eidos série Retina, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-343-07543-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39528-9 MARGINALITÉ ET SUBJECTIVITÉ La subjectivité dans les seuils du social

Cuestas Fedra Bien que l’on puisse croire que la problématique de la marginalité soit nouvelle en philosophie, cet ouvrage analyse des auteurs comme Foucault, Butler et Agamben qui, sans s’y consacrer directement, s’y sont focalisés. Dans ce livre, nous abordons la question de la subjectivité, confinée aux marges du social. Nous tentons de réfléchir aux conditions qui produisent ce qui est appelé « marginalité », pour mieux comprendre le lien possible entre les formes de subjectivité et la marginalité. (Coll. La philosophie en commun, 29.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-343-07143-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39678-1

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L’hyperréalité du monde postmoderne selon Jean Baudrillard Essai de lecture analytique et critique La philosophie de Baudrillard est inédite puisqu’il possède une façon originale de voir le monde, ses yeux étant ceux d’un philosophecritique, d’un sociologue, d’un journaliste et d’un pataphysicien. Ce faisant, il possède une manière fort intéressante de nommer les faits. D’où toute la série de termes qu’il revisite ou invente surtout ceux formés par le préfixe hyper comme hyperconsommation, hypermarché, hyperréel, hypercorps, hyperespace et bien d’autres. Malgré sa quête du sens et du réel, Baudrillard débouche sur le non-sens et proclame moyennement l’absence du réel. C’est comme si tout l’objectif de sa quête était uniquement la description du réel disparu et non la recherche et l’instauration du réel voire d’un nouveau réel. La recherche conduite ici s’attaque à la pensée hyperréelle de Jean Baudrillard tout en présentant l’originalité de cette pensée singulière et controversée. Nadine Salamé est jeune professeur de philosophie, de sociologie et d’histoire-géographie dans différents lycées francophones au Liban. Elle entame un master en histoire conjointement avec ses recherches postdoctorales en philosophie.

ISBN : 978-2-343-09263-8 27 e