l'homme de la nature une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs: Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs (French Edition) 9782140305979, 2140305973

Pendant des millénaires les hommes ont vécu en harmonie avec la Nature. Une relation largement oubliée depuis, au point

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l'homme de la nature une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs: Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs (French Edition)
 9782140305979, 2140305973

Table of contents :
Avant-propos
Prologue : la métaphore du bout de bois
Introduction
Chapitre I – Un univers ambivalent
Chapitre II – À la croisée des mondes
Chapitre III – Le rapport à la Nature
Chapitre IV – Quelques fondamentaux de la pensée humaine
Epilogue : l’Unité de la pensée humaine
Remerciements
Bibliographie
Table des matières

Citation preview

Cet essai est un périple au cœur de la pensée d’Homo sapiens. Un voyage qui nous dévoilera la richesse insoupçonnée de nos modes de pensée. Des clés de compréhension pour mettre à profit un allié indéfectible, et découvrir qu’ils sont nos meilleurs amis.

Après un parcours qui l’aura amené à côtoyer de nombreuses cultures, Régis Benoit du Rey est devenu anthropologue en 2016. Il porte ici un regard rafraichi sur l’être humain en quête de savoir qui il est vraiment, hier et peut-être plus encore aujourd’hui.

Collection dirigée par Bruno Péquignot

Illustration de couverture : © 1971yes - 123rf.com

ISBN : 978-2-14-030597-9

20 €

Régis Benoit du Rey

POUR COMPRENDRE OUR COMPRENDR

POUR COMPRENDRE

Pendant des millénaires, les hommes ont vécu en harmonie avec la Nature. Une relation largement oubliée, au point qu’un véritable fossé s’est créé entre eux et nous. Et pourtant, comment comprendre l’Homme du XXIe siècle si nous ignorons l’Ancêtre qui nous a ouvert la voie de la Culture ?

Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs

Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs

L’Homme de la nature

L’Homme de la nature

Régis Benoit du Rey

L’Homme de la nature Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs

L’HOMME DE LA NATURE

Pour Comprendre Collection dirigée par Bruno Péquignot L’objectif de cette collection Pour Comprendre est de présenter en un nombre restreint de pages une question contemporaine qui relève des différents domaines de la vie sociale. L’idée étant de donner une synthèse du sujet tout en offrant au lecteur les moyens d’aller plus loin, notamment par une bibliographie sélectionnée. Cette collection est dirigée par un comité éditorial composé de professeurs d’université de différentes disciplines. Ils ont pour tâche de choisir les thèmes qui feront l’objet de ces publications et de solliciter les spécialistes susceptibles, dans un langage simple et clair, de faire des synthèses. Le comité éditorial est composé de : Maguy Albet, Jean-Paul Chagnollaud, Dominique Château, Jacques Fontanel, Gérard Marcou, Pierre Muller, Bruno Péquignot, Denis Rolland.

Dernières parutions Bilina Iba BALLONG, Philosophie, éducation et développement en Afrique, 2022. Jean-François de VULPILLIÈRES, La prise de pouvoir par le Général de Gaulle, 1940-1944. Étude historique, 2022. Zachary DE SAINT-MEDE, Dominique de Villepin au Quai d'Orsay (2002-2004), 2022. Kevin REBECCHI, La neurodiversité, 2022. Alain BENAZET, Lorsque l’Europe paraît, 2022. Yves BERTHIER, La naissance des États-Unis d’Amérique, de Christophe Colomb à George Washington, 2022. Jean D’ALANÇON, L’amour de la vérité. Itinéraire philosophique, 2022. Georges BILLAND, Épargne, placements, investissements : la fin de l’âge d’or de l’assurance vie. Comprendre et agir, 2022. Ingrid WESTERCAMP, L’éducation ou l’art du levain, À l’attention des parents et des éducateurs, 2021. Olivier NKULU KABAMBA, La relation médecin-patient. Approche kantienne de la pratique médicale, 2021. Bernard VERDIER, L’art désenchanté, Essai sur les origines de l’esthétique contemporaine, 2021.

Régis Benoit du Rey

L’Homme de la nature Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-030597-9 EAN : 9782140305979

Avant-propos À l’heure où sonne le moment de se re-traiter1 je me suis approprié le temps qui m’était nouvellement imparti comme celui d’un refuge, un temps-lieu imaginé à la fois comme un retour sur soi et une projection vers l’inconnu. Le premier acte de cette nouvelle tranche de vie fut la découverte de l’univers anthropologique universitaire, un microcosme qui a rapidement pris le visage d’une ‘’fête de l’esprit’’ tant l’écart d’avec le monde formaté-mondialisé des affaires s’est avéré patent. Précisons que j’avais eu préalablement l’opportunité d’occuper plusieurs postes sur l’international, ce qui m’avait conduit avec un certain bonheur à devoir m’adapter à des cultures autres que celle qui m’avait vu grandir. Des circonstances qui avaient alors aiguisé ma curiosité sur le thème de l’altérité, même si des motivations plus profondes étaient en réalité à la source du passage de l’utilitaire au souvent-jugé superfétatoire. La réponse au pourquoi de ce changement de paradigme est probablement à aller chercher du côté de désirs enfouis qui ne cherchaient peut-être que l’occasion favorable pour remonter à la surface de ma conscience. Résultat possible d’une suite d’analogies et de raisonnements philosophico-moraux visant à considérer que dans l’être humain, ce qui ré-unit est plus puissant que ce qui dés-unit. En d’autres termes le pressentiment que derrière la diversité des peuples et des cultures, derrière un décor d’apparences et de conventions se cache une commune-nature-humaine pour celui qui peut – et veut bien – se donner les moyens d’aller par-delà le marigot auquel conduisent les sempiternels a priori. Une filiation proprement humaine, qui autorise par exemple à se sentir plusen-résonnance avec un culturellement-plus-étranger versus un familialement-plus-proche. Constat qui a forgé ma conviction qu’il y avait là une source d’inspiration à laquelle j’aurai grand

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Le verbe traiter vient du latin tractare – fréquentatif de trahere : tirer, attirer, solliciter –, le préfixe ‘’re’’ donnant une notion d’un retour en arrière.

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plaisir à venir m’abreuver, et une corne d’abondance dont j’aurais eu grand tort de me priver. La curiosité ne faisant cependant ni l’habit ni le moine, il m’a fallu aussi l’intervention de circonstances favorables pour susciter l’envie d’aller découvrir l’envers du décor de la pensée humaine. Le fait déclenchant fut la lecture improbable d’un reportage sur l’existence et la vie de peuples semblant tout droit sortis de la préhistoire, découverte qui me laissa à l’époque comme électro-choqué. J’ai alors pris conscience que des êtres humains vivaient une réalité qui m’apparaissait difficilement concevable, sinon même inimaginable. C’est ainsi qu’un constat s’imposa à mon esprit : la Civilisation n’avait pas – ou pas encore – tout emporté sur son passage. Des peuples vivant en symbiose avec leur environnement de nature avaient échappé à la vague postnéolithisationnelle du tsunami qui, ailleurs, avait embarqué les chasseurs-cueilleurs dans une aventure radicalement différente. À la lecture de cet article brossant un mode de vie de purenature, il m’est apparu que remonter le temps devait être un bon moyen pour appréhender les modes de pensée de nos lointains aïeux. Et de comprendre les raisons pour lesquelles Homo sapiens avait décidé de changer de mode de vie : se sédentariser, élever du bétail, cultiver la terre et bâtir des cités. Et aussi, peut-être malgré lui, inventer un nouvel équilibre de la relation à autrui, celui d’un attendu de toujours-plus de pouvoir et de richesses matérielles et, corrélativement, d’un toujoursmoins de richesses immatérielles. Après avoir étanché ma soif de connaissances anthropologiques par deux années d’études copieusement remplies, le deuxième acte de ma quête s’est alors présenté sous forme de questionnement : que faire maintenant ? Quelle direction prendre désormais ? En réalité mon envie d’aller explorer les profondeurs de la pensée humaine ainsi que le processus mental ayant amené nos aïeux à se néolithiser demeurait vivace. Il me restait heureusement une pile d’ouvrages à digérer pour maintenir allumé le feu de ma

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flamme, jusqu’au moment où le passage à l’écriture s’est imposé comme une évidence, comme le moyen le plus approprié pour organiser et jalonner mon parcours de recherche. C’est ainsi qu’arrivé à ce stade de maturation anthropologico-mentale, après avoir humé le nectar et goûté l’ambroisie des ethnographies et des ethnologies de ma bibliothèque, il me restait désormais tout le plaisir de faire émerger-théoriser la trame de ma quête d’esprit. À Ker-Eden, le 25 septembre 2022

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Dédicace

Aux Ancêtres que je n’ai pas connus, à tous ceux que je n’ai pas assez connus et qui ont fait de moi ce que je suis devenu.

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In the beginning the people were in water. They opened their eyes but they could see nothing. From that we get the child name in the Hon’ga gens Nia’di inshtagabtha, ‘’eyes open in the water.’’ As the people came out of the water they beheld the day, so we gave the child name Ke’tha gaxe, ‘’to make (or behold) the clear sky1.’’ The Omaha Tribe par Alice C. Fletcher & Francis La Flesche – An Omaha Sacred Legend (1992, p. 70)

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Traduction par l’auteur : « Dans les Premiers Temps (les Temps Mythiques) les êtres humains vivaient dans l’eau. Ils avaient les yeux ouverts mais ils ne pouvaient rien voir. C’est en souvenir de ce Temps que dans le groupe (familial) Hon’ga nous donnons le prénom Nia’di inshtagabtha, qui signifie ‘’ouvrir les yeux dans l’eau.’’ Quand les humains sortirent de l’eau ils découvrirent la lumière, raison pour laquelle nous donnons le prénom Ke’tha gaxe, qui signifie ‘’rendre le ciel lumineux.’’ »

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Prologue : la métaphore du bout de bois Quoi de plus commun, de plus banal et de plus insignifiant qu’un bout de bois ! Petit, grand, fin, large, droit, tordu, lisse ou rêche un bout de bois ne ressemble pas vraiment à grand-chose. Et pourtant, l’imagination humaine l’a adopté, modifié, transformé et ouvragé en une multitude d’objets que nous ne voyons plus à force de nous y être accoutumés. Et notre bout de bois a fini par prendre une forme, un nom, une identité et une réalité aux mille visages grâce à la magie et au génie qui caractérisent la famille humaine. En effet, une flèche, une lance, un javelot, ou encore un bâton, une canne ou un crayon ne sontils pas façonnés par la main de l’homme à partir d’un simple bout de bois ? Cependant, comment caractériser cette chose qui n’est pas grand-chose mais qui, tout à la fois, est une chose bien formée ? Ainsi, la seule chose que l’on puisse dire n’est-elle pas de penser que malgré les apparences, ce qui spécifie un bout de bois est seulement de posséder deux bouts ? Un ‘’un’’ pour un ‘’deux’’ donc, l’un et l’autre ‘’un’’ et ‘’deux’’ indubitablement intriqués mais tout aussi certainement différenciés. Connectés et interdépendants, chacun d’eux ne pouvant exister que par rapport à l’autre, qu’à travers l’autre, que grâce à l’autre. Comme si un simple bout de bois représentait l’agrégation en un ‘’un’’ de ses deux extrémités, lui permettant d’être ainsi définitivement quelque chose. Simple rhétorique sur un objet banal ? Peut-être, mais pas seulement. Et à y bien réfléchir, pas vraiment. Cette métaphore du bout de bois ne veut-elle pas signifier en effet que derrière la banalité du quotidien, se cachent l’unité et l’individualité de l’être humain ? sa dualité et sa complexité ? Tout ne dépend-il pas ainsi du regard que l’on veut bien porter sur le quotidien auquel nous nous sommes habitués, parce que nous le considérons comme habitus sans nous poser la question du pourquoi et du comment ? En somme, les choses seraient ainsi parce qu’elles auraient toujours été ainsi. Ce livre veut se situer au cœur d’une réflexion visant à questionner les "apparemment" contraires – dualités, 15

dichotomies et oppositions –, tels les couples de mots qui viennent à l’esprit sans même qu’on y prenne garde : le jour et la nuit, l’homme et la femme, le conscient et l’inconscient, le bien et le mal et cætera. Ne sont-elles pas nombreuses ces dualités avec lesquelles nous avons appris à vivre ‘’tout naturellement" ? Mais s’il est parfaitement compréhensible de définir ainsi des réalités tangibles, n’est-il pas tout aussi légitime de se poser la question du bien-fondé de telle ou telle a priori évidente opposition ? Par exemple, le blanc n’est-il pas un conglomérat de couleurs caractérisé par une luminosité absolue, là où le noir se présente comme l’absence apparente de ces mêmes couleurs ? L’aube et le crépuscule ne sont-ils pas au croisement du jour et de la nuit d’une même journée, ces moments fugitifs de passage et de transition, ce stade magique de chrysalide et de l’entre-deux ? Hier comme aujourd’hui nous postulons qu’Homo sapiens est cet homme dual habité par des désirs mêlant ambivalence et contradiction, cet être-hybride poursuivi par des interrogations sur ses origines, et tourmenté par le désir de savoir qui il est vraiment. Et ne pourrait-on pas considérer que ce questionnement itératif proprement humain est la source de ce que l’on appelle pudiquement la Culture ? De cette dynamique interne qui nourrit sans cesse notre pensée et notre agir ? Mais qui aussi, cependant et pourtant, ne nous autorise jamais vraiment à nous satisfaire pleinement de notre état d’incomplétude et d’inachèvement.

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Introduction L’Homme de la nature. Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs va nous permettre d’appréhender les modes de pensée de nos lointains aïeux, des peuples qui ont parcouru et peuplé la planète avant le néolithique et le processus civilisationnel. Par une approche à la fois mythique et ethnographique, cet essai va nous entraîner loin de nos repères habituels, à la rencontre de peuples-de-la-nature dont les coutumes et les cultures se trouvent passablement éloignées des nôtres. Dans le but de percer des logiques mentales pouvant nous paraître irrémédiablement décalées, nous mènerons notre enquête prioritairement sur base de constats plutôt que sur celle d’idées a priori. Car en effet, comment s’assurer de ne pas nous laisser influencer au-delà du raisonnable par notre propre culture, si la démarche retenue ne consiste pas à tout faire pour nous en détacher, autant que faire se peut ? C’est en réalité lors de l’écriture des premiers chapitres que ces modes de pensée ont commencé à prendre corps, diverses ethnologies venant conforter nos premières supputations. Ainsi les premiers constats ont-ils progressivement pris la forme d’une thèsehypothèse, celle d’imaginer le nombre et de définir la consistance de chacun des modes de pensée de l’Homme chasseur-cueilleur – et très probablement aussi de l’Homme chasseur-cueilleur-nomade. Si cet ouvrage est une invitation au voyage, le parcours que nous allons suivre présente un caractère à la fois cosmopolite et inédit. Il va nous faire remonter le cours du temps en effet, pour aller croiser un Homo sapiens dont les plus anciens fossiles connus à ce jour1 sont datés d’environ 300 000 ans. Ainsi, si nous situons le début du néolithique une petite dizaine de millénaires avant le temps présent, l’humanité aura quasi-

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Fossiles découverts sur le site marocain de Djebel Irhoud

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exclusivement1 vécu en dehors de toute idée de Civilisation – c’est-à-dire dans un environnement largement constitué de pure Nature. Notre démarche a consisté à analyser un nombre restreint d’études de terrain, avec l’avantage de mieux mettre en exergue les informations que les ethnologues nous ont fournies. Aussi ce livre veut-il s’approprier d’abord les constats et les conclusions de deux ethnologues faisant référence dans la discipline. Le premier nous mènera en Nouvelle Guinée, terre d’asile de peuples îliens que la mer a mythiquement séparés, matérialisant autant l’idée de séparation physique que d’union mythique – deux pôles apparemment antithétiques, mais qui se nourrissent l’un de l’autre. Le second nous fera découvrir une culture dans laquelle la forêt-nature s’est imposée comme l’élément référentiel de dualités aussi complexes que sophistiquées. Une culture omniprésente pourtant, émanant d’un univers paradigmique constitué de quatre mondes qui se répondent et qui font sens collectivement. Une des sources privilégiées que nous retiendrons pour questionner les modes de pensée des chasseurs-cueilleurs sera le mythe. À cet effet, nous formulons une triple hypothèse quant au lien à envisager entre mythe et société : primo, le mythe se veut un marqueur culturel spécifique et pertinent pour toute société ; secundo, le mythe révèle per se une pensée holistique, car englobant ses différents aspects culturels, en particulier sociaux et religieux ; et tertio, les mythes révèlent la nature des relations existant entre les membres d’un groupe ou d’un clan, ainsi que celles vis-à-vis des tiers – que ceux-ci soient considérés comme amis ou ennemis. Aussi la représentation que les peuples-de-la-nature se font du monde servira-t-elle de substrat à notre analyse. Cette exigence des faits avait d’ailleurs 1

Si nous faisons remonter l’échelle du temps à la naissance d’Homo sapiens, la période de civilisation représente 3% du temps écoulé jusqu’à aujourd’hui ; si nous faisons remonter cette même échelle aux premiers Homo (rudolfensis et habilis) il y a deux millions d’années, la période dite civilisationnelle ne représente plus alors que 0,5% du temps écoulé.

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été précisée en son temps par l’anthropologue français Marcel Mauss (1950, p. 124) : L’état de l’individu est, pour nous, toujours conditionné par l’état de la société. […] C’est dans les sociétés primitives chez lesquelles les phénomènes sont plus complexes et plus riches, qu’il faut rechercher les faits qui expliquent les origines et qui sont collectifs.

Un premier constat transparaît dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, celui d’une conception a priori binaire de leur pensée. À savoir celle consistant à positionner toute chose par rapport à son exact contraire. Aussi le passage de la séparation – marquant rupture – à la ré-union va-t-il se présenter comme une constante au carrefour des chemins que nous allons emprunter. Une des idées sous-jacentes de ce livre est en effet que la dichotomie – que l’on peut observer tant dans la nature que dans les relations sociales de ces peuples – ne peut satisfaire totalement l’esprit humain. C’est pourquoi nous irons prioritairement chercher ce qui relie plutôt que ce qui sépare, dans le but de démêler l’apparent du caché. C’est aussi la raison pour laquelle la métaphore du ‘’bout de bois’’ va magiquement nous servir de guide pour tenter de découvrir l’éventuelle union dans ce qui peut paraître comme une dés-union. De débusquer et de décortiquer une pensée considérée par certains auteurs comme magique ou magicoreligieuse, parmi des peuples souvent qualifiés de ‘’primitifs’’, de ‘’premiers’’ ou encore de ‘’racine’’ par opposition avec ceux devenus ‘’civilisés’’. Par opposition également avec une pensée civilisatrice fortement soumise à la primauté de la Raison, un mode connoté positivement dans la culture scientiste ambiante que l’on attribue volontiers aux peuples de culture occidentale. Pour aller au-delà de ces deux formes de pensée habituellement présentées comme antithétiques et exclusives – la magique et la rationnelle –, nous analyserons un possible lien entre ambiguïté et dualité. En effet, pourquoi ne pas imaginer que l’on puisse posséder en même temps l’une et l’autre de ces deux polarités, et non-pas l’une des deux seulement ? Et constater alors que souligner la prééminence de l’une – la rationnelle – ne fait que discréditer et rejeter l’existence de 19

l’autre – la magique – de manière inconsciente le plus souvent. Et créer ainsi clivage et ambiguïté, alors même que le pôle dévalorisé peut être encore potentiellement actif. C’est bien cet état intérieur d’un toujours-présent, entraînant toutes sortes de dits et de non-dits tel un ressac se nourrissant de nos ressemblances comme de nos différences, que nous allons aborder dans les différents chapitres. Celui, notamment, de la prééminence de la Nature qu’aucune Culture n’a réussi à éradiquer totalement – l’emblématique « Tout est culture ». Une Nature dont les chasseurs-cueilleurs savent parfaitement que sa qualité première est d’être « don », car elle leur offre tout à la fois prodigalité et vitalité. Cependant, il va nous falloir pour un temps rompre avec un certain nombre de nos références culturelles ‘’naturalisées’’ avant d’entamer notre pérégrination. Une exploration qui nous mènera inévitablement à la notion de marge et de frontière, toujours à appréhender et toujours à dépasser. Par exemple, le trait d’union qui relie les humains aux non-humains avec qui nos lointains ancêtres vivaient en ‘’parfaite’’ communion d’esprit. Des êtres-de-la-nature avec qui nous partageons cependant, et peut-être encore beaucoup plus que ce que nous imaginons. Aussi ce livre n’a-t-il d’autre objectif que de servir de support de réflexion pour aider tout un chacun à dégager sa propre relation avec une Nature envisagée comme Source. Notre souhait est que L’Homme de la nature permette au lecteur soucieux de mesurer l’importance qu’il accorde à chacun de ses modes de pensée, d’élaborer ses propres représentations d’une telle Nature-Source, une fois celles-ci dégagées des scories d’un imaginaire culturalisé fort éloigné de nos origines précivilisationnelles. Car la pensée humaine analysée ici sous un triple-mode n’est ni une hypothèse ni un postulat, mais une induction-conclusion qui s’est progressivement imposée au fil de notre exploration en terra incognita. Pensée ternaire ou tripoïdie que nous considérons être le propre mental d’Homo sapiens… depuis la nuit des temps.

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Chapitre I – Un univers ambivalent Si le titre de son ouvrage Les Argonautes du Pacifique occidental fait explicitement référence à la mythologie grecque1, l’anthropologue polonais2 Bronislaw Malinowski interroge une culture – celle des Trobriandais et d’autres peuples vivant à l’est de la Nouvelle-Guinée3 – qui s’organise autour de la distance et du lien entre l’océan-nature et la pirogue-culture. Dans ce premier chapitre, nous irons principalement à la recherche du rôle symbolique de la pirogue de haute mer. En effet, c’est à la lumière des incroyables expéditions Kula que nous mènerons notre enquête sur les relations tribales de ces peuplades insulaires. Des îliens vivant une relation ambigüe avec un océan mythifié de tous les dangers, une relation faite d’angoisse et de volonté de vaincre leurs peurs. Un lien construit aussi autour du rôle signifiant de l’ainé4, vis à vis du cadet tout autant que des autres membres du clan. Une ambiguïté enfin entre mythe et réalité, dont nous rechercherons les clés de lecture dans Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri.

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Jason et ses compagnons, les légendaires Argonautes, seraient partis par la mer pour le pays de Colchide considéré par les Grecs comme le bout du monde, à la recherche de la mythique Toison d'Or. 2 Devenu sujet britannique en 1910. 3 (1989, p. 57) : « Les peuplades côtières des îles du Pacifique sont, à de rares exceptions près, ou étaient avant de s’éteindre, composés de marins et de commerçants avisés. Plusieurs d’entre elles ont conçu d’excellents types de pirogues de haute mer, dont elles se servaient pour entreprendre de lointaines expéditions mercantiles, des razzias ou des guerres de conquête. » 4 À savoir celui qui endosse le rôle de l’aîné dans une fratrie.

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Sous-chapitre 1 – Les expéditions Kula S’il est un élément incontournable de leur culture, le canoë est aux yeux des Trobriandais beaucoup plus qu’un simple moyen de transport en mer (Ibid., p. 165) : […] pour l’indigène, son canoë peu maniable, informe, est une réalisation magnifique, presque miraculeuse, une vraie merveille […]. C’est le moyen puissant qu’il détient pour maîtriser la Nature, puisqu’il lui permet d’entreprendre de périlleuses expéditions vers des régions lointaines.

Cette pirogue doit permettre à ses occupants d’affronter les dangers de la mer lors des expéditions outre-mer Kula, et de maîtriser leurs peurs grâce à l’apport de la magie. Mais que fautil entendre par le terme de Kula ? Malinowski le définit comme suit (Id., p. 581 et 227-228) : Vaste organisation de rapports intertribaux qui, à l’intérieur d’un immense périmètre, lie un grand nombre d’individus par des obligations sociales réciproques bien déterminées, minutieusement réglementées selon un plan concerté – la Kula représente un système sociologique d’une complexité et d’une ampleur sans précédent, si l’on tient compte du niveau de culture des peuplades qui la pratiquent.

À savoir, des expéditions maritimes de grande ampleur en provenance de toutes les îles de la région, qui se sont imposées comme un mode d’échange complexe et cérémoniel entre les peuples qui la composent. En réalité la Kula est au cœur des relations intertribales des Trobriandais : […] à savoir que l’ensemble de la vie sociale est dominé par le jeu perpétuel du donnant-donnant; que toute cérémonie, tout acte légal ou coutumier, s’accompagne du don d’un objet suivi d’un don réciproque; que la richesse, qui passe de main en main dans un mouvement de va-et-vient, constitue l’un des ressorts essentiels de l’organisation sociale, de l’autorité du chef, des liens de parenté directe et par alliance.

Ainsi peut-on dire déjà que la Kula est une forme d’échange de biens à grande échelle, entre des archipels dont la route maritime décrit un large cercle fermé. Deux sortes de biens – et seulement deux – empruntent cette route formant boucle, avec la particularité a priori étrange que ces deux catégories de 22

produits circulent dans des directions opposées l’une vis-à-vis de l’autre. La première catégorie de biens, à savoir de longs colliers de coquillages rouges appelés soulava, fait le trajet dans le sens des aiguilles d’une montre, alors que la seconde, constituée de bracelets de coquillage blancs appelés mwali, suit une route inverse. Ainsi, chacune de ces deux catégories de biens matériels rencontre l’autre suivant sa propre voie maritime dans ce circuit fermé, et s’échange constamment sur sa route. Cependant, rien ne relève du hasard dans cette organisation intertribale à grande échelle. Bien au contraire la Kula résulte d’un ensemble précis de règles, de rites et de tabous unanimement partagés (Ibid., p. 139) : Tous les mouvements de ces articles Kula, les détails des transactions, sont fixés et réglés par un ensemble de conventions et de principes traditionnels, et certaines phases de la Kula s’accompagnent de cérémonies rituelles et publiques très compliquées.

En effet, toute transaction Kula s’effectue selon le même processus, sur la base d’une temporalité d’échanges et d’un rythme ternaire immuable : « Sur chaque île et dans chaque village, un nombre plus ou moins restreint d’individus participent à la Kula – c’est-à-dire qu’ils reçoivent les objets en question, les détiennent pendant un temps assez court, puis les transmettent. » Ainsi, tout homme entrant dans la chaîne Kula reçoit de façon périodique mwali ou soulava. À charge pour lui de les faire circuler au bénéfice d’un de ses propres partenaires Kula qui, en échange, lui donnera le bien opposé. Il s’agit d’un processus parfaitement continu dans lequel la relation entre coéchangistes est pérenne, et dont la possession de longs colliers de coquillages rouges ou de bracelets de coquillages blancs se veut temporaire ; la règle étant : « une fois dans la Kula, toujours dans la Kula. » De façon parallèle et sous son couvert, interviennent d’autres actes qualifiés de secondaires par Malinowski (Ibid., pp. 141 et 143) : « […] en marge de l’échange rituel des brassards et des colliers, les indigènes s’adonnent au commerce normal, 23

troquant d’une île à l’autre de multiples marchandises utiles, qui sont indispensables du fait qu’on ne peut se les procurer dans le district où on les importe. » Ainsi la Kula est-elle une institution sociale de vaste envergure, tant par son étendue géographique et le nombre de personnes impliquées, que par la multiplicité des démarches qu’elle implique. Échange sans cesse répété de biens d’apparat et de marchandises utilitaires, la Kula est « […] enracinée dans le mythe, soutenue par la loi traditionnelle, et entourée de rites magiques. » Les deux sortes de vaygu’a concernés sont des biens qui ne sont pas destinés à être gardés, mais qui au contraire sont voués à tourner (Ibid., pp. 146 et 147) : « le privilège de s’en parer n’est pas le but réel de leur possession. » Aussi leur possession temporaire est-elle donnée à comprendre comme représentant « […] un signe manifeste de l’importance et de l’excellente renommée du village. » C’est au travers de règles et de prescriptions rigoureuses que s’organise ce vaste échange cérémoniel. Par exemple, les transactions ne peuvent s’effectuer qu’entre partenaires parfaitement identifiés, et en nombre limité suivant le rang et la position des personnes impliquées. Ainsi, un homme du peuple n’aura que quelques coéchangistes là où un chef en comptera des centaines. Une autre règle est que l’association de partenaires Kula ne peut se penser qu’entre deux partenaires nommément reconnus comme coéchangistes Kula. La création de ces associations suit un formalisme rigoureux ayant pour conséquence de nouer des rapports à vie entre partenaires Kula (Ibid., p. 150) : « Deux partenaires Kula doivent pratiquer la Kula entre eux et, accessoirement, échanger d’autres présents; ils se comportent en amis, ont de multiples obligations et devoirs mutuels, qui varient avec la distance qui sépare leurs villages et avec leur statut réciproque. » Ainsi, pour un Trobriandais n’ayant pas une position particulièrement reconnue, ses partenaires Kula seront « […] tout proches, en général ses parents par alliance ou ses camarades avec qui il entretient le plus souvent d’excellents rapports. » Le partenaire

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Kula d’outre-mer sera vu comme un hôte, un protecteur et un allié dans des régions considérées comme « hostiles (et) étrangères. » Si les rapports entre coéchangistes Kula sont personnels, les bracelets de coquillages blancs (mwali) et les colliers de coquillages rouges (soulava) échangés ne proviennent jamais de la même personne, parce que circulant dans des directions opposées. En effet, ce sont les positions relatives des deux coéchangistes qui déterminent la nature de l’opération. Ainsi, un participant Kula reçoit-il toujours un ou des mwali en provenance du nord et de l’est, et des soulava en provenance du sud et de l’ouest. Et s’il reçoit bien toujours des mwali de la part de son coéchangiste proche géographiquement et dont la demeure se situe au nord ou à l’est de la sienne, il le fournira toujours en soulava. Ainsi donc, quel que soit le point du cercle Kula sur lequel un participant se trouve (Ibid., p. 152), « […] si nous l’imaginons tourné vers le centre de ce cercle, il reçoit les brassards dans sa main gauche et les colliers dans sa main droite, pour ensuite les transmettre tous les deux. En d’autres termes, il fait sans cesse passer les brassards de gauche à droite, et les colliers de droite à gauche. » Selon l’auteur des Argonautes du Pacifique occidental, il se crée dans le cercle de la Kula un ensemble de rapports qui fait sens (Ibid., pp. 150-151) : « Des hommes, séparés les uns des autres par des centaines de milles d’Océan, sont unis par une association directe ou indirecte, procèdent à des échanges, se connaissent, et, en certaines circonstances, se rencontrent en de vastes rassemblements intertribaux. […] Il est aisé de voir que non seulement des objets de culture matérielle, mais encore des coutumes, des chansons, des motifs artistiques et des influences culturelles générales voyagent en suivant la route de la Kula. » Cette rapide présentation serait cependant incomplète si nous ne précisions pas aussi le rôle central joué par la magie lors d’une expédition Kula. En effet (Ibid., p. 153) « Le succès dans la Kula est imputé à un pouvoir personnel spécial, dû surtout à la

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magie, et les hommes en tirent beaucoup de fierté. » La croyance en l’efficacité de la magie domine en réalité de bout en bout le déroulement de la Kula, en particulier lors des rites pratiqués à chacun des moments importants d’une expédition. Ainsi en est-il par exemple (Ibid., p. 161) du « […] mwasila ou magie Kula proprement dite. Ce système consiste en un grand nombre d’incantations et de rites, tous destinés à agir directement sur l’esprit (nanola) du partenaire, en vue de le rendre affable, peu ferme dans ses résolutions, et vivement désireux de faire des présents Kula. » Ainsi, les rapports sociaux élargis à une large communauté d’îliens sont-ils le fruit d’une organisation complexe mêlant l’économique, le symbolique, le pouvoir et la croyance magique. Une complexité qui rime avec ambivalence, car pourquoi avoir créé cette incroyable organisation si ce n’est pour se sentir partie prenante d’un même peuple ? Une unité perdue, mais qui peut être re-trouvée grâce à la magie que procurent les rites, les incantations et les expéditions Kula outre-mer.

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Sous-chapitre 2 – Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri Selon l’auteur des Argonautes du Pacifique occidental, le mythe de la pirogue volante1 est (Ibid., p. 374) « […] localisé à Kitava, sur lequel repose toute la magie de la pirogue. » Il raconte une histoire censée s’être déroulée sur une petite île située à environ dix milles nautiques de Boyowa, la plus grande île de l’archipel des Trobriand. Malinowski apporte une précision d’ordre topographique, à savoir que l’atoll de Kitava s’est formé à la surface des eaux et que les terres s’élèvent à environ trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Derrière une plage, se dresse un mur de corail abrupt d’où les terres descendent doucement vers la dépression centrale où s’égrènent les villages. Ce niveau de détail peut sembler secondaire, mais la question du lieu de fabrication, d’ajustage et d’assemblage du canot est en réalité au cœur du mythe de la pirogue volante. Il raconte en effet que contrairement aux autres villages de l’île de Kitava, seuls les habitants de Kudayuri décidèrent de mener l’intégralité des étapes de la fabrication de leur waga sur la place du village éloignée de la grève. D’où la question de l’impossible transport de la pirogue depuis le village Kudayuri jusqu’à la côte pour pouvoir participer aux expéditions Kula avec les canots des autres habitants de l’île. À cette question cruciale au regard de l’aspect logistique, le mythe répond par l’existence d’une qualité magique intrinsèque au canot fabriqué par les habitants du village Kudayuri : sa capacité à voler. Et d’ailleurs, non seulement la pirogue s’est envolée seule avec son équipage le premier jour de l’expédition depuis la place du village de Kudayuri, mais également les jours suivants pour rejoindre les différents lieux d’étapes du cercle Kula. Le fait que la pirogue des habitants de Kudayuri arrive systématiquement avant celles des habitants des autres 1

Voir infra Annexe 1 – Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri (Ibid., pp. 375-379)

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villages, va être à l’origine de leur hostilité farouche (Ibid., pp. 377-378) : « Tous entrèrent dans une grande colère, parce que sa pirogue volait. » La suite du récit se passe sur l’île de Kitava, un an après le déroulement de l’expédition Kula magique. Le mythe nous apprend que la nouvelle année avait été une année sans pluie, de sorte que les jardins ne produisirent plus ni légumes ni fruits sur l’intégralité de l’île. À une exception près toutefois : le jardin de Mokaduboda1, le dirigeant de Kudayuri ayant procédé « au bulubwalata (magie du mal) de la pluie. » Il avait en effet lui seul bénéficié d’une pluie très localisée, et son jardin seulement s’était retrouvé « […] baigné d’humidité : ignames, taitu, taros, tout était magnifique. » Constatant que le soleil avait brûlé leurs propres jardins, alors même que celui de l’ainé était si splendide, ses frères et ses neveux en ligne maternelle décidèrent de le tuer2 par vengeance parce qu’il avait gardé la magie pour lui seul : « La véritable magie, la magie efficace, l’homme de Kudayuri (c’està-dire Mokatuboda) ne leur avait pas donnée; il ne leur donna pas non plus la magie du ligogu (erminette); il ne leur donna pas non plus la magie du kunisalili (magie de la pluie); il ne leur donna pas non plus la magie du wayugo (filin d’assemblage), de l’huile de noix de coco et du bâton. Toweyre’i, son frère cadet, pensait avoir déjà reçu la magie, mais il avait été trompé. Son frère ainé ne lui avait donné qu’une partie seulement de la magie, la vraie, il ne l’avait pas révélée.

Il est intéressant de positionner ici les principaux acteurs de ce drame fratricide. Le rôle central tout d’abord est tenu par le frère ainé, Mokaduboda. C’est lui qui dirige le clan Lukudu de Kudayuri, et incarne le rôle du père à savoir la position de

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Mokaduboda, le frère aîné du clan Lubuka, habite avec son frère cadet Toweyre’i et leurs trois sœurs, Kayguremwo, Na’ukuwakula et Murumweyri’a dans le village de Kudayuri. 2 Malinowski précise que si plusieurs versions de cet assassinat existent, toutes indiquent cependant (Ibid., p. 383) qu’il fut « accompli par les proches de Mokatuboda, avec l’assentiment des autres hommes du village […]. »

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détenteur de tous les secrets et pouvoirs censés devoir être transmis de génération en génération. Fier du privilège de sa position d’ainé de fratrie, la faute qui lui est reprochée est d’avoir gardé pour lui tout seul la connaissance magique, permettant notamment la survenance de la pluie – symbolisant les bienfaits de la Nature. Et ainsi, de ne pas avoir partagé avec son frère cadet – a minima – tout le rituel dont il était le seul détenteur. À ce titre, il a failli dans sa position d’ainé et de chef de clan. C’est en quelque sorte un abus de pouvoir de sa part, faute jugée gravissime ayant entraîné la jalousie et le rejet des siens, puis in fine sa propre déchéance. Le second personnage de cette histoire est le frère cadet Toweyre’i. Lui non plus ne sort pas indemne de ce drame car sa jalousie l’a mené au parricide, le frère ainé pouvant incarner le rôle du père. Le cadet symbolise le bras armé du drame ayant entraîné le malheur sur terre – la perte définitive de la connaissance des lois de la nature. Telle est l’analyse peu flatteuse du mythe du côté des hommes. Mais celle du côté des femmes et des autres membres de la famille – à savoir les neveux en ligne maternelle dans une société de type matriarcal – ne vaut guère mieux. En effet, les trois sœurs sont présentées comme incarnant un état interne de grande rébellion, car dévorées par des ressentiments de jalousie vis à vis du frère ainé qui a fait preuve d’un parfait égoïsme. Et furieuses contre le frère cadet, non pour avoir manigancé avec elles l’assassinat de l’ainé, mais pour ne pas avoir obtenu préalablement à l’acte homicide toute la magie dont l’ainé était le seul détenteur. Ainsi, Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri peut être envisagé comme une grille de lecture de la manière dont ce peuple-de-la-nature perçoit et appréhende la zizanie installée magiquement à l’origine parmi les êtres humains. À savoir la survenance de trois sentiments jugés collectivement condamnables pour avoir engendré le malheur sur terre : l’avarice, la jalousie et la fourberie. Péché des origines explicatif

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de l’état de non-perfection de la nature humaine que symbolise la perte de la connaissance magique.

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Sous-chapitre 3 – Le rôle ambigu de l’ainé Le récit de la pirogue volante de Kudayuri peut faire écho à une autre histoire mythique : celle du meurtre symbolique d’Abel par son frère ainé Caïn que relate la Bible (2001, pp. 4143, Gn 4, 1-161). Il s’agit, là aussi, d’une explication imagée des débuts de l’humanité, avec toutefois quelques différences significatives entre les deux textes : 1) Si le meurtre primordial trobriandais représente l’acte ayant entraîné la chute des hommes – symbolisée par la perte partielle de la magie dans le mythe de la pirogue volante –, le péché originel biblique, au-delà des deux frères Caïn et Abel, concerne indirectement leurs parents Adam et Eve chassés du paradis terrestre. 2) Si dans le récit génésiaque le cadet Abel est tué par l’ainé Caïn, les protagonistes du meurtre du dirigeant clanique sont plus nombreux. Ceci peut signifier que pour les Trobriandais l’humanité est envisagée comme multiple, alors qu’il s’agit d’un acte personnalisé – et donc à interpréter comme universel – dans le récit biblique. 3) Dernière différence notable entre ces deux histoires fratricides : dans le mythe de la pirogue volante c’est le cadet jaloux qui perpétue l’assassinat de l’ainé, alors que les rôles sont inversés dans le récit biblique, à savoir que c’est l’ainé jaloux qui est l’homicide. Cependant, ces différences sont-elles vraiment signifiantes ? Nous avons noté dans ces deux exemples que le frère ainé personnalise l’origine du drame : dans le mythe trobriandais pour avoir voulu garder la connaissance de la magie pour lui seul ; dans le récit biblique pour avoir jalousé son frère plus jeune dont l’offrande avait plu à Yahvé. Par ailleurs, si nous considérons que les protagonistes symbolisent l’humanité tout entière – à savoir chacun d’entre nous –, alors ces deux histoires n’explicitent-elles pas chacune à sa façon l’ambivalence d’Homo sapiens ? Et c’est là qu’apparaît la différence de portée morale : 1

Voir infra Annexe 2 – Récit biblique de Caïn et Abel.

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dans le mythe de la pirogue volante en effet, les défauts sont clairement identifiés entre les rôles tenus par l’ainé, le cadet et les autres membres du clan – correspondant à une vision clivante de la nature humaine, selon nous. Alors que dans le récit de la Genèse, chaque être humain est à la fois l’ainé et le cadet, à savoir qu’il possède en lui-même les deux visages du dieu Janus : l’un sombre et l’autre clair. L’on peut aussi se poser une autre question, celle de savoir pourquoi la responsabilité initiale de ces deux histoires incombe au fils ainé, et non pas au cadet. Dans la lignée de ce que nous avons dit, nous pourrions postuler que chaque être humain possède per se un côté animalité – représentée par la face sombre1 – et un côté culturalité – représentée par la face claire. Postulat entraînant deux conséquences majeures selon nous. D’une part, ce serait la partie animalité – symbolisée par le rôle tenu par l’ainé – qui agirait instinctivement en premier dans le comportement humain, la partie culturalité – symbolisée par le rôle tenu par le cadet – restant seconde. Et d’autre part, ce serait par la Culture que l’être humain arriverait à dominer et à dépasser une nature dont la propension est d’accaparer pour lui seul toute la connaissance et tous les biens – absence de mesure pouvant faire penser à l’hubris des Grecs. Enfin, il nous est possible également d’aborder rapidement la notion de connaissance en recoupant chacune de ces deux histoires. Pour les Trobriandais, la connaissance à laquelle le mythe de la pirogue volante fait référence est proprement magique, car censée permettre aux êtres humains de se retrouver dans leur état imaginé initial. À savoir au Temps mythique au cours duquel toute la connaissance était supposée connue des Ancêtres. Ainsi l’approche est-elle parfaitement

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Fondateur de la psychologie analytique, Carl Jung précise cette notion in Psychologie de l’inconscient (1993, p. 63) : « Le fait en soi est proprement effrayant, que l’homme ait ainsi un côté d’ombre, d’ombre psychologique, qui ne comporte pas seulement – comme on se plairait à le penser – de petites faiblesses […], mais qui préside aussi à des dynamiques franchement démoniaques. »

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duale : il y a un avant le meurtre mythique – celui d’une vie dépourvue des contraintes auxquelles les êtres humains ont eu à faire face depuis –, et un après – celui de la perte de la connaissance magique et de la vie mythique qui lui était attachée. Dans le texte génésiaque, la situation est bien différente dans la mesure où deux arbres à caractère très symbolique prospèrent au milieu du Jardin d’Éden. Tout d’abord l’arbre de la connaissance du bien et du mal, connaissance désirée par Ève puis Adam et symbolisée par le fruit défendu. Et c’est bien parce que ce tabou – que le récit de la Genèse qualifie de ‘’péché originel’’ – a été violé par nos lointains parents, qu’ils se sont retrouvés chassés du paradis. À savoir qu’ils ont perdu la possibilité de goûter des fruits du deuxième arbre, l’arbre de vie. Que symbolise cet arbre de vie auquel les êtres humains n’auraient désormais plus accès ? Dans la mesure où la Vie – et donc la Nature – a été créée par Yahvé, l’arbre de vie symbolise selon nous la vie humano-divine et la relation sacrée qui existaient à l’origine, entre le premier couple humain du récit génésiaque et le Dieu-Créateur. Ainsi, ne pourrait-on pas dire que la dualité à laquelle nous sommes habitués interroge l’idée de binarité, à savoir que le rôle-ainé porterait sui generis le rôle-cadet ? Et aussi que l’existence d’une polarité troisième que symbolise le puiné, représente l’idée d’ouverture qui manque si crûment au tandem ainé-cadet ?

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Sous-chapitre 4 – Une Nature source de tous les dangers Pour ce qui concerne Le mythe de la pirogue volante, l’histoire ne s’arrête pas à la perte de la connaissance magique consécutive au meurtre du frère ainé par son cadet. L’année suivant cet acte fratricide en effet, les Ancêtres mythiques trobriandais décidèrent une nouvelle grande expédition Kula et construisirent une nouvelle pirogue, le vieux waga taillé et assemblé par Mokaduboda n’étant plus utilisable. Et tout comme pour l’expédition précédente, seuls les habitants de Kudayuri procédèrent au montage et à l’assemblage de la pirogue sur la place du village – et non pas sur la grève. Mais le jour du départ le nouveau waga ne s’envola pas, bien que les rites d’usage eussent été effectués par Toweyre’i, le frère cadet du défunt Mokaduboda. Aussi les marins de Kudayuri restèrent-ils bloqués sans possibilité de rejoindre la grève, contrairement à ceux des autres villages qui participèrent à la Kula d’outre-mer. Ce manquement rendit les trois sœurs furieuses contre Toweyre’i, car ce dernier avait tué l’ainé « sans avoir appris (toute) sa magie. » Comme elles avaient appris certaines magies, elles décidèrent de quitter l’île où le mythe est censé avoir eu lieu, et après plusieurs péripéties se métamorphosèrent en pierre. Si le mythe de la pirogue volante prend la forme d’une histoire villageoise assez compréhensible quant à la succession des évènements, son décryptage par Malinowski souligne quelques aspects permettant de mieux appréhender une pensée indigène qui peut nous apparaître de prime abord comme étant simplement ‘’magique’’. Selon lui en effet (Ibid., p. 379) : « […] les conditions sociologiques et culturelles du temps présent1 se voient transposées telles quelles dans les légendes. La seule chose qui diffère, c’est l’efficience de la magie qui, dans l’univers du mythe, se trouve décuplée. » Ainsi les nombreux détails du mythe informant sur la division de la société trobriandaise en clans, leur origine et leur 1

Les années 1916-1918.

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caractère local ou les rapports entretenus avec le groupe totémique. Ainsi les deux premières phrases du mythe (Ibid., p. 375) à la fois précises et symboliques : « Mokaduboda du clan Lukuba1 et son frère cadet Toweyre’i vivaient au village de Kudayuri. Leurs trois sœurs, Kayguremwo, Na’ukuwakula et Murumweyri’a, habitaient avec eux. Tous étaient sortis de terre en un endroit appelé Labikewo, à Kitava. » Autrement dit, cette fratrie constitue les premiers représentants de leur sous-clan totémique à la surface de la terre. Par ailleurs, il est également à considérer que dans l’archipel des Trobriand (Ibid., p. 120) le « […] pouvoir du chef résulte de la fusion de deux institutions : tout d’abord, celle de la prééminence absolue d’un individu dans chaque village; ensuite, celle du système totémique des clans, c’est-à-dire la division de la communauté en classes ou castes, chacune d’elles occupant un rang plus ou moins bien défini. » Qu’en est-il maintenant de l’idée de personnages sortis de terre à l’origine, comme s’il existait chez ce peuple-de-la-nature une vision duale de deux mondes parfaitement spécifiés : celui « du Dessous » et celui « du Dessus » ? On peut penser que cette dichotomie entre deux mondes physiques trouve son origine dans le fait que la nature fait terriblement peur aux Trobriandais. Une peur dont il est difficile pour nous, peupleshors-de-la-nature, d’en mesurer toute l’épaisseur. Une peur en réalité incroyablement oppressante pour les voyageurs Kula, car sinon (Ibid., p. 285) pourquoi se sentiraient-ils « […] environnés de toutes parts de dangers très réels et de pays qu’ils imaginent remplis d’horreurs. » ? Au titre des dangers en provenance « du Dessous » – à savoir du monde marin – le texte mentionne la présence de requins et de certains poissons2 ainsi que l’existence du « gouffre béant ». Également celle de pierres vivantes de grande taille reposant au fond de l’océan et guettant les pirogues (Ibid., pp. 296 et 297) : 1

Dont l’animal associé est un chien qui apparaît à plusieurs reprises dans le mythe. 2 Le poisson venimeux et le poisson à piquants.

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« elles les poursuivent, se jettent sur elles et les fracassent. Chaque fois que les indigènes s’en croient menacés, les équipages observent le silence, car les rires et les éclats de voix les attirent. » Cependant, ce qui terrifie le plus les « hardis marins de la Kula » vient « du Dessus » : De toutes les créatures dangereuses et terrifiantes qu’une expédition maritime est susceptible de rencontrer sur son chemin, les plus déplaisantes, les mieux connues et les plus redoutées sont les sorcières volantes, les yoyova, les mulukwausi. Le premier terme désigne une femme dotée desdits pouvoirs néfastes, tandis que le second correspond au double d’une femme qui parcourt les airs, affranchie de son enveloppe corporelle.

Ainsi les mulukwausi sont-elles vues comme des créatures ayant le pouvoir de se rendre invisibles (Ibid., p. 134) : « Invisibles, elles se déplacent en volant, se perchent sur les arbres, le faîte des maisons ou autres lieux élevés. De là, elles se jettent sur un homme ou une femme, enlèvent et dérobent « l’intérieur », à savoir les poumons, cœur et entrailles, ou la cervelle et la langue. » Selon l’auteur des Argonautes du Pacifique Occidental (Ibid., p. 300) : « La croyance classique veut qu’une femme yoyova soit capable d’émettre un double qui peut, tantôt être invisible quand elle le désire, tantôt prendre la forme d’une roussette, d’un oiseau de nuit ou d’une luciole. » Pour faire face à tous ces dangers lors d’une expédition Kula, les Trobriandais s’adonnent à des rites et à des incantations qui sont de deux types, selon la nature des dangers dont on cherche à se protéger : le giyotanawa ou le kayga’u du Dessous et le giyorokaywa ou le kayga’u du Dessus. Concernant le premier rite, les incantations proférées sont dirigées vers les animaux aquatiques qui attendent ceux qui pourraient se noyer. Ces incantations visent à boucher le « gouffre béant », ainsi qu’à soustraire le naufrage à la vue des requins. Les incantations destinées au monde du Dessus sont quant à elles exclusivement destinées à combattre les mulukwausi, ces sorcières tant redoutées. (Ibid., p. 309) : « […] l’idée dominante est qu’il (le kayga’u) permet de produire une sorte de brume. » Brouillard magique qui s’élève conformément aux injonctions des paroles 36

magiques, et qui permet d’aveugler « Les mulukwausi qui suivent le canot, les requins et les pierres vivantes qui le guettent, le gouffre avec toutes ses horreurs […]. » Si nous admettons que les Trobriandais peuvent à ce point être terrifiés par des forces qu’ils ne comprennent ni ne maîtrisent, pourquoi ne pas accepter l’idée que la magie et ses rites associés puissent se présenter pour eux comme une ligne Maginot derrière laquelle il leur faut trouver refuge, coûte que coûte ? De plus, une telle réalité d’effroi ne montre-t-elle pas combien les voyageurs Kula pouvaient se retrouver dans une situation de véritable survie psychologique, incapables de dépasser leurs peurs internes sans le secours ‘’bienfaisant’’ de la magie ? Et ne pourrait-on pas dire aussi, que le constat d’un tel processus de défense ‘’magique’’ présente des points de similarité avec celui de certains adultes atteints de troubles psychiques, psychiatriques ou mentaux ?

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Sous-chapitre 5 – Lien entre mythe et réalité Au-delà de la faculté que possèdent les Trobriandais (Ibid., p. 361) « […] de modifier par l’imagination les éléments de la nature […] », l’existence de nombreux mythes et de plusieurs versions d’un même mythe interroge le lien à considérer entre mythe et réalité. En d’autres termes, l’existence même de ces mythes pose la question de la limite à envisager entre ces deux notions. Une marge qui va particulièrement nous intéresser, car le tandem mythe-réalité est au cœur du questionnement sousjacent au présent ouvrage. À savoir ce que représente plus précisément cette forme de pensée que l’on qualifie parfois de ‘’magique’’. L’auteur des Argonautes du Pacifique occidental nous donne tout d’abord à considérer la réponse qu’il a pu obtenir auprès des intéressés lors de son étude de terrain (Ibid., p. 363) : « Nous savons tous que ces histoires sur Tudava, sur Tokosikuna, sur la pirogue volante de Kudayuri, sont des lili’u; nos pères, nos kadada (nos oncles maternels) nous l’ont dit; et nous avons toujours entendu ces contes; nous les connaissons bien; nous savons qu’à part eux, il n’y a pas d’autres récits qui soient des lili’u. C’est pourquoi, chaque fois qu’on nous raconte une histoire, nous savons s’il s’agit d’un lili’u ou non. »

Ainsi, la véracité de toute histoire entendue reposerait sur une référence unique – la tradition orale – pour pouvoir la catégoriser entre faire partie ou ne pas faire partie des lili’u de sa tribu. Car la tradition est bien le véhicule de tous ces récits, celui qui les transmet de génération en génération en tant que lili’u, et non pas en tant que fait historique. En effet, les Trobriandais ne se représentent pas le passé comme un temps d’une durée infinie, composé de périodes synchroniques qui se succéderaient dans une chronologie temporelle. La notion de perspective historique n’existe pas pour eux : l’histoire est devenue ancienne à un moment donné, englobée dans un fond de légendes et de mythes. Ainsi (Ibid., p. 363) : Cette vue qui, chez nous, caractérise si bien la pensée historique naïve, leur est absolument étrangère. Chaque fois qu’ils évoquent un fait du passé, ils signalent s’il s’est produit de mémoire

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d’homme (tout au plus du vivant de leurs pères). Mais au-delà de cette limite, tous les événements anciens sont placés sur le même plan et la nuance entre « il y a longtemps » et « il y a très longtemps » leur échappe tout à fait. Le concept du temps fractionné en périodes leur demeure inconnu; le passé se présente comme une vaste accumulation d’événements et la démarcation entre le mythe et l’histoire ne correspond pas à une division en époques bien précises et distinctes.

À considérer qu’au-delà de cette mémoire à temporalité humaine accessible, tout se retrouve sur un même temps indifférencié. Nous avons déjà mentionné dans le paragraphe traitant du mythe de la pirogue volante que la tradition trobriandaise prête aux personnages mythiques le genre de vie et les conditions sociales et culturelles du temps présent. Cependant, les évènements relatés dans les mythes n’appartiennent pas au temps présent, et les pouvoirs magiques qui sont attribués aux Ancêtres mythiques n’ont pas leur équivalent dans le monde d’aujourd’hui (Ibid., p. 365) : Aux temps mythiques, les êtres humains émergeaient du sol, ils se métamorphosaient en animaux et devenaient hommes à volonté; les individus des deux sexes rajeunissaient et muaient; des pirogues volantes fendaient l’air et certains objets se voyaient convertir en pierre. Cette démarcation entre le monde du mythe et le monde présent réel – la simple différence que dans le premier des choses arrivent qui ne se produisent jamais dans le second – on peut avancer sans se tromper que les indigènes en ont pris une nette conscience, même s’ils demeurent incapables de la formuler d’eux-mêmes. Ils savent fort bien que de nos jours nul ne surgit de terre, que les gens ne se changent pas en animaux et vice versa; qu’ils n’en engendrent pas; que les canots ne volent pas.

Ainsi l’univers mythique ne peut être confondu avec le réel, car un clivage les sépare en deux mondes idéels distincts (Ibid., p. 366) : « A première vue, elle (la distinction entre le lili’u et la réalité présente ou historique) se base sur le fait que tout mythe est catalogué et connu comme tel de tous les indigènes. » Le caractère étonnant et surnaturel de certains faits qui y sont relatés sont en réalité à considérer comme une marque

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distinctive supplémentaire de cet univers du lili’u. C’est en effet par les signes et les traces laissés dans le paysage – faisant référence aux évènements relatés dans les mythes – que ces prodiges sont tenus pour vrais, et que leur authenticité se voit consacrée par la tradition orale. Cet héritage magique constitue pour les autochtones le lien le plus palpable entre le présent réel et le passé mythique : « Il s’agit plutôt d’un passé très proche du réel, très vivant et très vrai aux yeux des indigènes. » Cet espace entre ces deux notions du temps – le Temps présent réel et le Temps mythique passé imaginé – ou entre les deux mondes que représentent la réalité et le mythe, pour profond qu’il soit, « […] se trouve comblé dans l’esprit des indigènes. » En effet, Malinowski nous donne à voir que c’est par la connaissance de la magie que certains personnages mythiques disposent de pouvoirs extraordinaires. Mais « Cette science, dans la majorité des cas, a été perdue et c’est la raison pour laquelle la faculté d’accomplir ces prodiges merveilleux a soit totalement disparu, soit diminué dans des proportions considérables. » Et cette logique liant connaissance de la magie et capacité à disposer de pouvoirs extraordinaires, fonctionne aussi en sens inverse. À savoir que : « S’ils parvenaient à recouvrer cette magie, les hommes recommenceraient à voler dans leurs pirogues, il leur serait loisible de rajeunir, de braver les ogres et de renouveler les nombreux exploits héroïques de jadis. » Ainsi peut-on avancer que pour les Trobriandais le mythe est la référence primordiale de leur pensée, et la magie le moyen d’accéder à un monde merveilleux conçu comme ayant réellement existé (Ibid., pp. 366-367) : Dès lors, la magie et la puissance qu’elle confère constituent véritablement le trait d’union entre la tradition mythique et le monde actuel. Le mythe s’est cristallisé en formules magiques et, à son tour, la magie atteste l’authenticité du mythe. Souvent, la principale fonction de ce dernier est de servir de fondement à un système magique, et, partout où la magie forme le pivot d’une institution, il y a toujours un mythe à la base. C’est peut-être en cela que réside l’importance sociologique majeure du mythe, c’est-

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à-dire dans son action sur les institutions par le truchement de la magie qui leur est associée.

Aussi la croyance en l’efficacité de la magie doit-elle être périodiquement entretenue pour que les règles sociales puissent continuer à faire sens. Dans le sens où la magie représente le moyen permettant de revenir mentalement à la situation d’origine. Et ainsi, de re-trouver la ‘’sécurité psychique’’ de ce Temps qui voyait les êtres humains émerger du sol et se métamorphoser en animaux, les pirogues voler et certains objets se convertir en pierres. Un Temps ancestral appartenant à un passé désormais inaccessible pour cause de perte de la connaissance magique complète – celle qui avait cours au temps du lili’u. Ce Temps révolu des terres non disjointes, censé avoir historiquement précédé celui au cours duquel les trois sœurs en colère ont métaphoriquement percé trois passages1. Un Temps imaginé merveilleux enfin, par simple comparaison avec la relative platitude du Temps présent. Temps parfaitement mythifié des origines donc, que l’on peut interpréter comme étant celui de l’unité. Une unité à la fois sociale et géographique qui fait collectivement et individuellement sens. Mais une unité désormais perdue par effet de dualité temporelle – le temps d’avant le meurtre originel et le temps d’après –, ne laissant plus d’autre choix à ce peuple dés-unifié que de devoir vivre disséminé sur plusieurs îles. Une unité oubliée, mais qui peut cependant être magiquement re-trouvée en renouant les liens supposés avoir existé à l’origine. Un fol espoir pouvant se voir cependant métamorphosé en réalité par la magie de la Kula. Des expéditions à haut risque obligeant ces peuples insulaires à devoir affronter leurs terribles angoisses face aux multiples dangers en provenance de leurs deux mondes imaginés : celui « du Dessous » et celui « du Dessus ». Périples et rites Kula leur permettant d’affronter aussi deux mondes bien réels selon nous : le monde extérieur de la Nature 1

Dont celui séparant l’île principale de Boyowa de celle de Vakuta, plus au sud.

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et le monde intérieur de leur psychisme, l’un et l’autre aussi complexes et qu’ambivalents.

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Chapitre II – À la croisée des mondes Dans ce second chapitre, nous irons nourrir notre réflexion sur la pensée humaine auprès d’un peuple sud amérindien : les Achuar. Un peuple auprès de qui Philippe Descola a passé trois années dans la forêt amazonienne aux confins de l’Équateur et du Pérou, à la fin des années soixante-dix. Un environnement dans lequel la forêt s’érige en référence ambivalente au jardin et à la maison domestique en tant que lieu de sociabilité. Un cadre dans lequel la rivière constitue le lien mythique autour duquel s’inscrit l’écologie des Achuar. À dessein d’appréhender comment ce peuple fait bon usage des bienfaits de la nature et comment les non-humains autorisent le lien Homme-Nature, nous allons passer en revue quatre mondes qui font sens pour les Achuar : la forêt, la rivière, les jardins et la maison. Et c’est au travers de ces différents mondes traversés par un univers mental sans cesse en interaction et proprement mythique, que nous irons questionner les liens qui les unissent pour tenter de découvrir les modes de pensée qui les sous-tendent.

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Sous-chapitre 6 – Le monde de la forêt Le monde de la forêt est tout d’abord à différencier de celui de la rivière dans le cadre de la dichotomie nature-culture habituelle en anthropologie. À différencier, non pas tant au titre de sa spécificité environnementale naturelle mais au regard des êtres-hôtes qui les habitent. Une autre logique donc, mais qu’il est cependant possible d’appréhender par la symbolique du mode de relation que les Achuar entretiennent avec la nature et les animaux, relation qui va donner sens à leur culture. Cependant, si nous sommes habitués à envisager la nature dans son ensemble comme une réalité qui nous est extérieure, l’auteur de La Nature domestique Symbolisme et praxis dans l'écologie des Achuar fait référence (1986, pp. 119-120) à un « […] continuum postulé par les Achuar entre les êtres humains et les êtres de la nature ». Que faut-il ainsi comprendre par cette idée d’un continuum entre des univers qui peuvent a priori nous sembler juxtaposés ? Précisons tout d’abord la difficulté bien compréhensible pour un néophyte de devoir entrer dans une mentalité si différente de la nôtre, en ce qui concerne notre rapport à la nature. Selon l’anthropologue français Philippe Descola : « […] les concepts que nous a légués la tradition sont marqués d’un naturalisme implicite qui incite toujours à voir dans la nature une réalité extérieure à l’homme que celui-ci ordonne, transforme et transfigure. Habitués à penser avec les catégories reçues en héritage, il nous est particulièrement difficile d’échapper à un dualisme aussi profondément enraciné. » Ainsi les tandems nature-surnature, humains-animaux, natureculture etc., que Descola développe en insistant sur la primauté de la Nature : La surnature n’existe pas pour les Achuar comme un niveau de réalité distinct de la nature, car tous les êtres de la nature possèdent quelques attributs de notre humanité, et les lois qui les régissent sont à peu près identiques à celles de la société civile. Les hommes et la plupart des plantes, des animaux et des météores sont des personnes (aents) dotées d’une âme (wakan) et d’une vie autonome.

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S’il n’existe donc pas de nette distinction entre nature et surnature, d’une part. Et si d’autre part « […] le peuple des êtres de la nature forme conceptuellement un tout dont les parties sont homologues par leurs propriétés. » Alors « […] seuls les humains sont des « personnes complètes » (penke aents), en ce sens que leur apparence est pleinement conforme à leur essence », des humains qui pourraient être qualifiés d’êtres-plus. D’où l’idée qu’il existe pour les Achuar une certaine similarité entre les « personnes complètes » et les êtres-de-la-nature, une zone d’échange autorisant porosité et osmose entre ce que nous considérons être deux mondes. Un distinguo qui n’existait pas dans un temps que l’on peut considérer comme mythique. Le Mythe de la guerre entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques1 est tout à fait explicite sur ce point, en commençant par l’affirmation anthropomorphique suivante : « Autrefois les animaux étaient des gens comme nous ; les animaux de la forêt […] étaient tous des personnes et ils occupaient toute la surface de la terre. » D’où la croyance mythique d’une commune « humanité » chez ce peuple-de-lanature, concept qui pourrait interroger les écologistes les plus convaincus : […] dans les temps mythiques, les êtres de la nature avaient aussi une apparence humaine et seul leur nom contenait l’idée de ce en quoi ils allaient plus tard se transformer. Si les animaux d’apparence humaine possédaient déjà en puissance dans leur nom le destin de leur animalité future, c’est parce que le référentiel commun à tous les êtres de la nature n’est pas l’homme en tant qu’espèce, mais l’humanité en tant que condition.

La perte de l’apparence humaine a eu comme conséquence concomitante immédiate celle du langage articulé. Cependant, Descola précise que certains attributs antérieurs proprement humains ont été conservés chez les non-humains en tant qu’attributs de leur état antérieur, à savoir :

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Voir infra Annexe 3.

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[…] la vie de conscience – dont le rêve est la manifestation la plus directe – et, pour certains, une sociabilité ordonnée selon les règles du monde des personnes « complètes ».

Croyance mythique au partage d’une humanité originelle commune avant que ne s’opère la rupture des êtres humains d’avec les êtres-de-la-nature ; et anthropocentrisme en tant qu’ordonnançant certains animaux suivant les catégories de la société des hommes. Telles sont deux idées-forces pouvant caractériser la pensée ‘’mythique’’ des Achuar. Un premier questionnement soulevé ici est celui de la classification des animaux, ainsi que celui des règles visant à les catégoriser. D’une part, les Achuar possèdent un savoir taxinomique tout à fait remarquable capable de décrire dans les moindres détails la morphologie, le comportement, l’habitat et le cri de chacune des espèces identifiées. Le fait de noter que ce peuple-de-la-nature utilise quarante-deux noms pour désigner les fourmis, ou encore qu’ils distinguent douze espèces de félins peut donner une idée de l’intérêt qu’ils portent aux êtres-de-lanature à qui ils s’adressent. D’autre part, les Achuar possèdent une nomenclature générique animalière très différente de celle à laquelle nous sommes habitués. En effet, en complément de critères identitaires tels que l’habitat ou les traits morphologiques, ce peuple prend en compte le principe d’unité de comportement dans une logique analogique. Si nous ne retenons ici qu’un seul exemple pour illustrer cette idée, l’auteur de La Nature domestique précise que le nom qui dénote la catégorie des araignées (tsere) est également celui vernaculaire du singecapucin. Et la raison est à aller chercher du côté d’une homologie de comportement. En effet, lorsqu’ils se sentent menacés les araignées comme les capucins se mettent en boule pour faire le mort, puis passent à l’attaque dès que l’occasion se présente, soit en piquant (araignées) soit en mordant (singes). Une des activités importantes des Achuar est celle de la chasse, une activité nécessitant la mise en place de règles et de tabous spécifiques liés au fait qu’il y a mise à mort. Ce peuplede-la-nature porte sur les animaux sylvestres en effet, un regard 46

qui a pu étonner Philippe Descola lors de son étude ethnographique. À cette fin, les mots choisis pour décrire la relation entre les êtres humains et les hôtes de la forêt sont particulièrement signifiants (Id., pp. 274-275) : Cajolés et séduits comme des femmes, traqués et abattus comme des ennemis, les animaux exigent dans leur commerce toute la gamme des facultés conciliatrices et belliqueuses dont les hommes sont capables.

Ainsi, comment ne pas accepter l’idée que nous sommes au carrefour de deux populations d’êtres qui se respectent, et dont la survie de l’une – les humains – dépend au moins pour partie de l’existence de l’autre – les animaux ? Pour pouvoir chasser, les Achuar font appel à la collaboration de chiens dressés à poursuivre et à tuer. Mais si le chien est le symbole même de l’animal domestique, il bénéficie d’un statut à part par opposition aux animaux de basse-cour, car il n’est pas élevé pour être mangé. Par ailleurs, sa socialisation est pensée comme le résultat d’une volonté parfaitement humaine. Aussi pour les Achuar, le chien se situe (Ibid., p. 284) « A l’intersection de la nature et de la culture ». Une ambiguïté bien opportune leur permettant de lui ‘’déléguer’’ les aspects sauvagerie et mise à mort inhérents à l’activité cynégétique. La justification d’un tel ‘’droit de tuer’’ est liée au fait que le chien est classé taxinomiquement avec les félins – et quelques autres mammifères – comme avides de viande crue. Mais l’ambiguïté ne s’arrête pas à ce seul aspect du transfert de l’homme au chien de l’acte de suivre, forcer et tuer l’animal. Si la fonction première du chien est d’être l’auxiliaire privilégié du chasseur pour la capture du gibier, il est intéressant aussi de noter qu’il est placé sous la dépendance des femmes, et nonpas sous celle des hommes. De plus, au-delà des relations de séduction, de conciliation, mais aussi de férocité qu’ils ont à entretenir avec les animaux sylvestres, les hommes doivent obtenir l’accord de leurs épouses pour toute transaction canine – les chiens se trouvant sous la dépendance de ces dernières. Ainsi peut-on dire qu’il y a ici une double transaction dans l’acte de chasser : l’une symbolique vis-à-vis des animaux de la 47

forêt que l’on va chasser pour se nourrir ; et l’autre relationnelle vis-à-vis des épouses maîtresses de leurs chiens. Il s’agit d’un commerce qui échoue aux femmes, la transmission des chiens s’effectuant en ligne utérine exclusivement. Elles peuvent en effet posséder plusieurs chiens et les échanger lors de la venue de portées. Quant à la valorisation des chiens, la règle peut surprendre. En effet, le critère de la valeur d’un chien retenu chez les Achuar – et plus généralement chez les Jivaro – n’est pas celui de ses qualités physiques, mais celui de la distance géographique par rapport à son lieu d’origine. Exemple typique de la primauté de la valeur symbolique qui confirme l’importance et la force du symbolique chez ce peuple-de-lanature. Si le monde de la forêt est un espace situé à la lisière du jardin, sa caractéristique première est de ne pas avoir été façonné par les êtres humains. Ainsi cette impossibilité pour les Achuar de contrôler cet univers est révélatrice de sens, dans la mesure où cette vision de la relation de l’homme à son environnement est clairement anthropomorphisée. En effet, la forêt est vue comme « un grand jardin sauvage » dans lequel on ne s’aventure que pour des raisons précises. Pour les Achuar, le monde de la forêt est habité par des êtres sylvestres avec qui il va falloir composer. Il ne s’agit pas ici d’une possibilité ou d’une simple alternative qui s’offrirait à eux, mais de la conséquence immédiate des obligations liées à la communication que les êtres humains se doivent d’établir avec les êtres-de-la-nature. Et c’est la possibilité d’instaurer – ou non – (Ibid., p. 125) « une relation d’échange de messages » avec eux qui va venir qualifier ces catégories. Ainsi les relations entre humains et habitants de la forêt sont-elles éminemment complexes, et varient-elles selon les circonstances et les situations. À chacun son langage en fonction de ce qui lui a été imparti lors de la transformation d’apparence finale, humaine ou animale. Cependant, une partie du langage animal peut être directement accessible aux êtres humains – tel

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un sentiment de peur, de douleur ou encore de joie –, car jugée similaire. Les Achuar considèrent que chaque catégorie d’êtres-de-lanature possède un langage qui lui est propre. S’ils vont pouvoir les imiter par l’intermédiaire d’un appeau dans le cadre de la chasse notamment, ils ne seront cependant pas capables de leur transmettre directement des informations par ce biais. Pour ce faire, ils utilisent ce que l’on peut appeler « le discours de l’âme ». Un mode de communication qui va au-delà du seul mode linguistique, permettant à chaque animal et à chaque plante de devenir « un sujet producteur de sens ». Mais que devons-nous entendre précisément (Ibid., p. 127) « […] par le discours de l’âme, qui transcende toutes les barrières linguistiques et convertit chaque plante et chaque animal en un sujet producteur de sens » ? Et quelles en sont les formes ? Sont tout d’abord concernées les incantations (anent), des chants magiques pouvant être dirigés vers les êtres humains, certaines catégories d’animaux comme le gibier, les plantes cultivées du jardin ou encore les esprits tutélaires gouvernant les sphères stratégiques de la praxis1. Pour ce peuple-de-lanature ces incantations représentent (Ibid., p. 246) « des discours du cœur, des suppliques intimes destinées à influencer le cours des choses », le cœur étant ici donné à comprendre comme le siège de la pensée, de la mémoire et des émotions. On peut ainsi considérer que chanter ces anent c’est un peu comme parler un langage de cœur à cœur avec les êtres et les esprits auxquels ils sont adressés. Cette magie est également censée opérer par la notion du secret qui entoure la connaissance même de ces anent. Ces derniers sont en réalité considérés comme de véritables trésors personnels, car transmis uniquement par les proches parents du même sexe dans le cadre d’une relation père-fils, mère-fille ou encore beau-père-gendre. Cette connaissance magique est considérée donner le pouvoir de mieux maîtriser la nature en

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Que sont la chasse, la guerre, le jardinage et le chamanisme.

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demandant l’intercession des puissances pensées être à l’œuvre dans la nature. Concernant la croyance en l’action de ces incantations, Philippe Descola précise l’attractivité de ces chants magiques (Ibid., p. 247) : « Il est absolument hors de doute que les Achuar se représentent les anent comme des instruments magiques puissants et efficaces dont la possession est un atout dans l’existence. » S’agissant de communiquer avec un être humain non physiquement présent ou avec un être-de-la-nature possédant certains attributs de l’humanité, pour être efficaces il est indispensable que les chants magiques soient chantés exactement tels qu’ils ont été appris, sans ajout ni improvisation personnelle d’aucune sorte – ce qui leur enlèverait tout pouvoir de facto sinon. Aussi ces prières sont-elles généralement murmurées, les paroles pouvant même être seulement chantées mentalement pour pouvoir atteindre leurs destinataires. Selon l’auteur de La Nature domestique, ces chants magiques représentent la première forme des discours de l’âme habituellement utilisés par les Achuar. Si ces derniers envoient en toute conscience des messages aux êtres-de-la-nature au moyen de cette « espèce de métalangue chantée », ils sont cependant dans l’incapacité de recevoir les messages censés leur être envoyés en retour. La réponse passe alors par deux autres moyens que sont les rêves lors des voyages de l’âme, et les transes consécutives à l’absorption de certaines décoctions hallucinogènes. Il s’agit dans l’un et dans l’autre cas d’un dédoublement du conscient, état que le chaman est semble-t-il le mieux à même de pouvoir contrôler. Cette question du statut de différents niveaux de conscience est à comprendre ici (Ibid., p. 128) comme « […] deux niveaux distincts de réalité instaurés par des modes distincts d’expression ». Une réalité est celle de l’état de rêve au cours duquel une personne peut converser avec un animal ou une plante ; une autre est celle de l’éveil et du champ de perceptions sensibles qui l’accompagnent. En d’autres

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termes, l’autre – un être humain, une plante, un animal ou un esprit surnaturel – n’existe que dans la mesure où il est capable d’établir un dialogue avec soi. Pour éclairer l’idée consistant à interpréter le rêve comme « discours de l’âme », Descola insiste sur l’importance des rêves prémonitoires, notamment dans l’exercice de la chasse. Considérant que le rêve est un voyage de l’âme – permettant en particulier d’entrer en communication avec les êtres-de-lanature et les esprits –, l’interprétation des songes avant toute action cynégétique occupe une place essentielle dans la vie de ce peuple-de-la-nature. En effet, c’est leur interprétation qui va fournir les informations indispensables pour juger de l’opportunité de mener – ou non – tel ou tel projet, la catégorie des rêves concernés ici étant appelée « rêves-présage » (kuntuknar). Le principe de ces rêves-présage est de signifier un ordre inversé de ce que le rêve donne à lire directement (chiasme). Par exemple, lorsqu’un homme rêve qu’il pêche (à la ligne ou au harpon), cela signifie un présage favorable, non pas pour la pêche mais pour la chasse au petit gibier considérée comme l’antithèse de la pêche. Une autre catégorie de rêves-présage porte sur l’inversion entre deux mondes – les humains et les animaux. À savoir un système bipolaire et antithétique dans lequel les comportements des humains sont animalisés, et ceux des animaux anthropomorphisés. Par exemple, si un homme rêve de rencontrer une troupe de guerriers alors qu’il est lui-même sur le chemin de la guerre, cela signifie un présage favorable, non pas pour la guerre mais pour la chasse aux pécaris (cochons sauvages d’Amérique). Interprétation à comprendre comme fondée sur l’homologie de comportements ainsi que sur le danger létal existant pour l’un comme pour l’autre groupe. À l’inverse, rêver de pécaris menaçants sera le signe d’un danger en provenance d’un groupe de guerriers ennemis. S’agissant d’un système augural d’une activité purement onirique ne concernant que le domaine cynégétique, l’auteur de La Nature domestique insiste sur le fait que les acteurs sont

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variés : hommes, femmes, chiens et animaux jugés prédateurs comme les félins, les aigles ou encore les anacondas. Par ailleurs, les Achuar affirment que (Ibid., p. 326) « […] tout comme les humains, ces rêves (à savoir les kuntuknar d’un anaconda) sont la condition nécessaire et préalable pour que les animaux prédateurs réussissent à capturer leur proie. » Et ce qui est vrai pour un serpent l’est tout autant pour un chien, ces rêves-présage étant considérés par les Achuar comme de la plus haute importance pour le bon déroulement de la chasse. Ainsi, l’agitation et le gargouillement visible d’un chien endormi indiquent qu’il serait en train de rêver qu’il mange le gibier qu’il va contribuer à tuer. De telles associations symboliques peuvent légitimement paraître étranges, sinon même totalement farfelues à un esprit imbibé de rationalité. Cependant, qu’est-ce qui peut nous permettre de penser que ces croyances sont infondées, au motif qu’elles résulteraient d’une logique issue d’une approche anthropocentrée ? Alors même que nous savons que ce peuplede-la-nature vit en osmose avec son environnement de nature, et en harmonie avec les êtres qui l’habitent ?

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Sous-chapitre 7– Le monde de la rivière Autre environnement d’un univers de nature, pour les Achuar la rivière se donne à voir sous plusieurs aspects. Celui d’abord d’un continuum idéel nature-culture, le réseau hydraulique étant vu comme un axe topographique et cosmologique (Ibid., p. 332) qui « structure l’espace dans une orientation d’amont en aval et rythme le temps par le périple aquatique des Pléiades1 qui, tous les ans, viennent y trouver mort et renaissance. » L’auteur de La Nature domestique postule que la maison achuar est idéellement traversée par un cours d’eau créant équivalence entre deux mondes, celui de la rivière et celui de la maison. Correspondance que l’on peut qualifier de proprement magique entre l’univers fluvial qui structure l’espace, et l’univers domestique de la maisonnée. En effet, prise isolément la maison peut être vue comme faisant partie d’un ensemble relié par un flux invisible que symbolise la rivière. La question est alors celle de savoir comment comprendre un tel système de représentations entre deux univers n’ayant apparemment pas de liens directs entre eux ? Si l’on veut bien considérer qu’elle incarne le lieu de la sociabilité, la maison achuar est séparée entre deux ensembles : l’espace de sociabilité des hommes appelé tankamash, et celui des femmes appelé ekent. Pour ce qui concerne la représentation symbolique de la maison, deux axes traversant l’habitation sont à considérer selon Descola. D’une part, un axe tankamash-amont / ekent-aval, à savoir une maison située (Ibid., p. 154) « […] sur l’axe inverse et imaginaire du trajet solaire2 […] » compte tenu de l’orientation approximative 1

Descola fait ici référence au mythe grec des sept filles du Titan Atlas et de l’Océanide Pléioné. Censées avoir été poursuivies par Orion, elles furent transformées par Zeus en colombes, puis placées dans le ciel pour former l’astérisme des Pléiades. Cette métaphore trouve probablement sa justification dans le fait que leur nom signifie naviguer, la navigation débutant chaque année avec l’apparition dans le ciel de cette constellation. 2 Précision : « même si, en réalité, cela n’est souvent pas le cas à cause du caprice des méandres. »

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d’ouest en est du réseau hydrographique local. Orientation laissant penser que le sens du cours de la rivière – et de toute la symbolique attachée – est plus important que celui de la course du soleil. Et d’autre part, un axe longitudinal parallèle à la rivière constituant « […] plutôt une image-matrice inconsciente dont l’existence et la fécondité opératoire peuvent se vérifier en ce qu’elle regroupe dans un ensemble cohérent une multiplicité d’associations symboliques atomisées, lesquelles, prises isolément, ne font pas sens, même dans le contexte de la glose indigène. ». Ainsi, pour ce peuple-de-la-nature la représentation symbolique de la maison comme « segment de rivière » fait sens, tant du point d’entrée du flux aquatique imaginaire dans la maison que de son point de sortie. Par ailleurs, tout comme l’aptitude à la veille, la frugalité est considérée comme une vertu très prisée, la condamnation de la gloutonnerie étant enseignée aux enfants (Ibid., p. 166) « […] comme le principe de base d’où découle toute capacité de contrôler ses instincts. » La logique indigène sous-jacente est de combattre diverses formes d’excès ou de léthargie, comme celle de manger le juste nécessaire ou de tarder à se baigner le matin dans l’eau de la rivière après s’être purgé les entrailles. Ce dernier aspect peut venir en imitation de certaines pratiques animales, mais pas uniquement selon Descola : « Ce n’est sans doute pas céder au mirage d’une conception dualiste et cartésienne de l’homme que de voir dans ce procès permanent de contrôle le produit d’une tendance des Achuar à introduire toujours plus de culturel et de social dans les manifestations animales de l’humanité. » Cet anthropologue poursuit l’idée de l’expulsion des substances corporelles en précisant l’exception culturelle de la salive, la liberté à son sujet restant de mise dans l’enceinte de la maison (Ibid., p. 167) : « Principe de transformation alimentaire et lubrifiant phonique, la salive est une substance corporelle à la fois instrumentale et hautement socialisée, puisque adjuvant de la parole. » Ainsi, pour accréditer cette notion du rôle signifiant de la salive dans l’enceinte de la maison, Descola nous

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invite à considérer que les analogies relatives à la salive masculine sont à différencier de celles ayant trait à celle féminine. En effet, seul l’espace de sociabilité des hommes tankamash est associé à la salive masculine, la bouche évoquant la faculté énonciatrice. En revanche, l’espace des femmes est « le lieu proprement dit d’un phénomène digestif culturel artificiellement provoqué – fermentation du manioc et cuisson des aliments – qui précède et permet la digestion organique et naturelle. » De plus, l’ekent étant associé à la salive féminine et orienté vers l’aval de la rivière, il existe une association mentale entre l’espace de sociabilité des femmes, l’idée d’évacuation des détritus de la maison – opérée par les femmes –, et l’acte de déféquer des hommes en aval du lieu de baignade matinal. Ainsi, l’imagematrice de la maison comme « segment de rivière » tend à montrer que tout se passe comme si le cours d’eau se convertissait métaphoriquement en bol alimentaire dans un trajet imaginaire traversant la maison. Une autre série de métaphores relative aux esprits du monde de la rivière est décrite par l’auteur de La Nature domestique. C’est notamment le cas d’une catégorie d’esprits sexués d’apparence humaine vivant dans les lagunes et les rivières, et censés être à l’origine de pouvoirs chamaniques. Menant une existence jugée semblable à celle des êtres humains, les Tsunki font en effet office de modèle de sociabilité intra-maisonnée, l’association maisonnée humaine / maisonnée – aquatique – des Tsunki étant rappelée dans de nombreux éléments de la culture matérielle de la maison. À titre d’exemples, le tabouret chimpui du maître de maison est la représentation de la tortue d’eau charap. Les petits bancs kutank destinés aux convives ainsi qu’aux autres membres de la maisonnée sont celle du caïman noir yantana – sachant que les charap et les yantana constituent ordinairement le siège des Tsunki dans leur maison aquatique. De plus, Descola relate (Ibid., p. 155) la notion de « double vie » des personnes mariées, entre leur famille terrestre légitime d’un côté, et celle aquatique

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adultérine d’esprits Tsunki de l’autre, des vies parallèles suivant un même principe de continuité. Enfin, précisons que si le monde de la forêt nous a montré une proximité de vie imaginée entre les humains et les nonhumains hôtes de la forêt, celui de la rivière veut plutôt suggérer la part symbolique du rapport de ce peuple à la Nature. Un symbolisme qui transcende ordinairement leur imaginaire, pour transformer leur lieu d’habitation en une maison irriguée par l’idée de rivière-eau de vie.

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Sous-chapitre 8 – Le monde des jardins Le monde des jardins ceinture la maison et forme un espace considéré comme temporairement soustrait à la forêt environnante. À savoir que l’idée de vouloir maîtriser ou domestiquer la Nature est une des clés permettant de comprendre (Ibid., p. 238) comment « […] la théorie indigène de la causalité magique vient informer la représentation des travaux du jardin. » Si les Achuar – et les Jivaro en général – sont l’une des rares sociétés indigènes du bassin amazonien à pratiquer une magie des jardins, ils ne sont cependant pas les seuls peuples à croire en l’efficacité d’une telle magie. Cette croyance est en effet partagée par d’autres peuples, tels par exemple les Trobriandais de Papouasie-Nouvelle Guinée1 – Voir supra Chapitre I. La croyance en l’efficacité de la magie des jardins est en réalité inséparable de la relation de proximité vécue par les femmes achuars avec Nunkui, l’esprit tutélaire des jardins. Nunkui est en effet jugée « créatrice et mère des plantes cultivées », garantissant par sa présence invisible la bonne harmonie des plantes cultivées. Selon Philippe Descola (Ibid., p. 239), « Si l’on devait juger de l’importance sociale d’un mythe dans une culture au nombre de gens qui sont capables de le conter, il est hors de doute que le mythe de Nunkui2 serait le credo fondamental des Jivaro. » S’il existe plusieurs versions du mythe des plantes cultivées, celle retenue dans La Nature domestique met l’accent sur le fait que ces plantes sont toujours à considérer comme étant sous la menace de Nunkui, destinées à régresser ou à disparaître. Aussi convient-il d’entretenir avec l’esprit tutélaire des jardins un commerce harmonieux pour qu’il accepte de redonner aux humains quelques plants ou boutures. Mais un tel ‘’don’’ n’est possible que si les humains en font la demande expresse par le biais d’incantations appropriées. Il est 1

Descola fait également référence aux Tikopia (Raymond Firth) et aux Baruya (Maurice Godelier) qui croient aussi en l’efficacité de la magie des jardins, contrairement aux Kapauku (Leopold Pospisil) qui n’y croient pas. 2 Voir infra Annexe 4 – Mythe de Nunkui (Ibid., pp. 239-241).

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considéré comme acte de bonté de la part de Nunkui, assorti d’une condition avec laquelle on ne peut transiger. Il faudra désormais jardiner sans relâche pour maintenir en vie cet héritage végétal transmis de génération en génération. Ci-après (Ibid., p. 250), un anent chanté par une femme achuar : Petite femme Nunkui, ici même, ici même, dans mon propre petit jardin, ici même, je vais récoltant plant par plant Comme la femme Nunkui je vais déterrant le comestible (bis) Je vais déterrant, déterrant chacun d’entre eux, les faisant débouler du sol Dans mon propre petit jardin, je trie les plus gros plants Récoltant les plants, ils se sont amoncelés sur le sol (ter) Femme Nunkui expérimentée, c’est toi-même qui parles (bis) « Tu es expérimentée comme une wea1 », ainsi me dis-tu Dans ta propre terre, appelant le comestible à l’existence (bis) Ici même (ter).

Adressé directement à Nunkui, ce chant postule une certaine égalité entre les deux protagonistes, celle d’aptitudes équivalentes entre la chanteuse et la créatrice des plantes cultivées. En effet, Nunkui est censée avoir été installée dans le jardin – espace féminin par destination – après que celui-ci a appartenu aux hommes, lors de la courte période de socialisation par essartage2. Les travaux préalables d’abattage des arbres sont censés avoir été alors guidés par un esprit masculin nommé Shakaim et avoir bénéficié d’anent de la part des hommes. Ainsi, cet ancien lopin arraché à la forêt et aux êtres qui la composaient est-il désormais soumis à la protection bienveillante de Nunkui. Si la forêt est généralement vue comme l’antithèse du jardin, elle est aussi parfois conçue comme une immense plantation, une sorte de brouillon utilisé par Shakaim pour y exercer ses talents (Ibid., p. 251) : « Shakaim visite les hommes pendant 1

« Wea est le terme générique qui désigne certains hommes et certaines femmes arrivés au seuil de la vieillesse et particulièrement réputés tout à la fois pour leur grande expérience pratique et pour leur connaissance théorique et expérimentale du monde surnaturel. » 2 Brûlis de broussailles après déboisement.

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leurs rêves et leur indique les meilleurs emplacements pour ouvrir de nouveaux jardins. […] Il est donc le mieux placé pour connaître les terrains les plus fertiles, là où ses enfants sauvages s’épanouissent avec exubérance. » Un statut quelque peu ambigu qui expliquerait sa marginalité, car bien qu’esprit tutélaire de la forêt et maître des plantes sauvages, Shakaim ne gouverne ni la chasse – considérée comme l’activité paradigmatique des hommes – ni le jardinage – considérée comme celle des femmes. D’où l’idée que malgré le grand nombre des sujets végétaux qu’il gouverne, cet esprit tutélaire « est le maître d’un univers presque vide, car parallèle à celui des hommes ». Selon nous, cette vision contrastée visant à sous-évaluer le rôle de Shakaim jusqu’à le rendre presque évidé de son pouvoir magique au bénéfice de Nunkui, est une manière d’affirmer la position valorisée donnée au monde du jardin – par rapport au monde de la forêt. En outre, la référence explicite au rôle joué par Shakaim pour avoir ouvert un abattis dans la forêt appelée métaphoriquement « plantations de Shakaim », apparaît clairement dans cet autre anent (Ibid., p. 252) : Mon petit père tu es comme Shakaim (bis) Ici même (ter), frère de la femme Nunkui, comment pourrais-tu devenir malade ? Ici même (bis), mon petit frère s’en est allé, ayant débroussaillé les plantations de Shakaim (bis).

La femme établit ici une double équivalence : entre Shakaim et son mari d’une part, entre elle-même et Nunkui d’autre part. Un parallélisme métaphorique et une substitution du lien d’affinité entre les deux époux par un lien de germanité postulé entre les deux esprits « selon la logique du protocole de translation. » Cette volonté d’identification de l’incantatrice à l’esprit féminin du jardin est clairement signifiée dans l’anent ciaprès (Ibid., p. 252) : Etant une femme Nunkui, allant seulement dans mon propre petit jardin Allant par le grand fleuve (bis) Je vais remplissant à ras bord (bis)

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Qu’est-ce que tu pourrais être ? Là où est la femme Nunkui que n’y aurait-il pas ? Venez tous, mes comestibles, dans mon propre petit jardin ! (bis) L’homme Shakaim (bis), la petite femme de Nunkui, celle qui dit « je suis la femme des comestibles », « Là tu vas planter » disent-ils (bis) Etant une femme Nunkui, je vais par le grand fleuve (bis).

À cette identification s’ajoute un dédoublement. En effet, outre d’être un esprit autonome Nunkui est en conjonction avec Shakaim pour indiquer à la femme achuar les endroits du jardin les plus appropriés aux plantations. Descola précise que lorsqu’une femme joue le personnage de Nunkui dans un anent, elle opère une mise en scène visant au captage à son profit des attributs de l’esprit tutélaire. Ceci indépendamment du fait qu’il n’y a pas d’amalgame entre leurs différents rôles, et que Nunkui ne vient pas s’incarner en elle. Ainsi (Ibid., pp. 252-253) : « En s’identifiant à Nunkui et en détournant une partie de l’autorité maternelle que celle-ci exerce sur les plantes cultivées, les femmes se représentent le jardin comme un univers où règne la connivence de la consanguinité. […] De même que le cœur est le centre de l’activité intellectuelle et émotive, le sang est le medium par lequel la vie et les pensées sont transportées dans les différentes régions du corps. » Selon Descola, c’est au peuple du manioc que la femme achuar dédie l’essentiel de ses incantations. En effet, le manioc possédant la réputation de sucer le sang des humains et les Achuar estimant que chaque personne ne dispose que d’une quantité finie de sang, pour ce peuple-de-la-nature la perte de sang constitue une menace et une crainte forte d’aller vers l’anémie. Ainsi, la découverte de racines de manioc striées de trainées rougeâtres – assimilées à des résidus de sang humain – est un présage annonçant la mort prochaine d’un parent – un parent suffisamment proche pour être régulièrement passé dans le jardin incriminé. Les plants de manioc sont considérés comme « des enfants dénaturés et imprévisibles qui menacent son existence ». Aussi 60

la femme prudente cherchera-t-elle à maintenir avec le peuple du manioc un contact permanent. Et la femme particulièrement anentin s’efforcera-t-elle de détourner l’agressivité présumée du manioc vers un autre objectif. Afin que, une fois rassasiées, ces plantes ne s’attaquent plus à ses propres enfants en bas âge – car censés être plus particulièrement vulnérables. En guise d’illustration, la référence au sang chez l’enfant dans la première phrase de l’anent ci-après, installe par analogie les enfants-humains dans une position identique à celle des enfants-végétaux, postulant qu’ils s’approprieraient les capacités vampiriques attribuées aux enfants-végétaux (Ibid., pp. 253-254) : Mon enfant a le sang à la bouche, il est le fils de Shakaim Maintenant transperce-le pour moi (bis) Ainsi parlant, je les ai entendus se multiplier (ter) J’ai eu la vision du petit éboulis rocheux Nous autres, nous autres mêmes, venant pour récolter Je les ai entendus se multiplier, j’en ai la vision (bis) J’ai entendu se multiplier l’éboulis rocheux Je l’ai fait débouler (bis) Mon petit jardin se multipliant, j’en ai eu la vision (bis) L’éboulement rocheux, j’en ai eu la vision.

Cette incantation indique que le jardin de la femme achuar est à considérer comme aussi menaçant que la forêt. Aussi, élever des enfants ainsi métaphoriquement installés « dans une position identique à celle des enfants végétaux », nécessite l’usage de charmes horticoles pour son parfait accomplissement. Étant à considérer que ces charmes appelés nantar sont des pierres, parfois des bézoards1, le plus souvent de petits cailloux rougeâtres trouvés par les femmes dans leur jardin, en des lieux indiqués par Nunkui par voie de communication onirique. Les charmes de jardinage sont des multiplicateurs de vitalité des plantes auxquelles ils correspondent. En réponse à leur sollicitation, ils émettraient (Ibid., p. 255) « une luminosité 1

Le bézoard est un amas de débris résidant dans l'estomac humain et dans celui de certains mammifères ruminants.

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intense, tout en vibrant sur une fréquence suraiguë. » Cependant les charmes de jardinage sont eux-mêmes source de danger, car censés avoir la propriété de se déplacer et de sucer le sang à courte distance. La propriétaire de nantar veillera donc à les enterrer dans son jardin et à camoufler le mieux possible leur emplacement. Toutefois, même après avoir été ainsi neutralisés, les charmes de jardinage représentent encore un danger pour les jeunes enfants accompagnant leur mère au jardin, danger qui sera magiquement écarté par des anent destinés à implorer les nantar d’épargner les enfants. Ainsi donc, l’efficacité et la puissance supposées des charmes de jardinage recouvrent un aspect particulièrement ambigu. En effet, il s’agit d’un côté de biens exclusifs et très secrets – caractéristiques communes avec les incantations. Et de l’autre, l’efficacité des nantar est jugée entre femmes à l’aune des résultats visibles de leurs plantations, à savoir l’apparence et la bonne ou moins bonne forme des plantes cultivées. Selon l’auteur de La Nature domestique, la finalité de ces spéculations n’est pas innocente (Ibid., p. 255) : Pour être vraiment efficaces, ces nantar doivent être activés par des anent appropriés ; […] Les nantar sont des biens absolument exclusifs et très secrets ; […] La finalité de ces spéculations (entre femmes, sur la puissance supputée des pierres et des charmes) n’est pas complètement gratuite, puisque les nantar les plus puissants sont aussi les plus nocifs et qu’un jardin particulièrement beau menace ipso facto d’être un lieu redoutable pour tous, sauf pour la femme qui le régit.

Dans une telle vision, les charmes de jardinage sont donnés à comprendre comme particulièrement ambivalents, car à la fois nécessaires pour obtenir de beaux produits et source de danger permanent. Mais ils sont aussi un bien particulièrement précieux pour celle qui en a hérité (Ibid., p. 256) : Les nantar sont en effet bénéfiques qu’à la seule femme qui les contrôle effectivement, c’est-à-dire qui a reçu de Nunkui, soit directement, soit par l’intermédiaire de sa propre mère, la capacité de se servir des pouvoirs magiques d’un nantar particulier. Cette capacité se traduit essentiellement par la connaissance des anent qui permettent d’influer sur le nantar et l’activer à des fins

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bénéfiques. Sans ce mode d’emploi, l’activité du nantar est à peu près incontrôlable et sa manipulation devient très dangereuse.

En complément du bon usage des anent et des charmes associés permettant d’agir efficacement sur les plantes cultivées, Descola souligne aussi l’importance de l’aspect ritualiste (Ibid., p. 257) : « La pratique du jardinage requiert en effet obligatoirement l’exécution de certains rituels et l’observation de nombreux tabous alimentaires […] ». Des rituels horticoles présentées comme « bien dérisoires » cependant, car ne requérant aucun aspect collectif : « […] comme pour tous les autres types de rapport à la surnature établis par les Achuar, les rituels de plantation sont privés et domestiques, réalisés discrètement dans l’intimité du jardin. » Si les rites de plantation consistent à rechercher une influence positive sur le bon développement des plantes cultivées, les prohibitions alimentaires obéissent à une logique symétrique mais inverse de celle des anent. En effet, il ne s’agit plus alors d’augmenter les qualités jugées positives des plantes cultivées mais, par le jeûne et l’abstinence, d’empêcher la transmission accidentelle aux plantes de qualités jugées négatives1 – cette idée faisant référence aux lois de la magie telles que décrites par Marcel Mauss2. Selon Philippe Descola (Ibid., p. 260) : « Les prohibitions alimentaires que les Achuar s’imposent lors des plantations semblent devoir s’articuler sur une logique des qualités sensibles hypostasiées3 dans des processus physiologiques et des espèces animales emblématiques. » Ainsi, chacun des tabous alimentaires fonctionne comme un signe désignant une des trois catégories d’attributs jugés néfastes à la vie 1

(Ibid., p. 259) : « Ces tabous alimentaires sont ainsi fondés sur l’idée extrêmement classique que la consommation d’un animal caractérisé par certains attributs originaux provoquera la transmission de ces attributs à la plante qui est semée de façon concomitante. » 2 (Id., p. 57) : « Ce sont les lois de contiguïté, de similarité, de contraste : les choses en contact sont ou restent unies, le semblable produit le semblable, le contraire agit sur le contraire. » 3 Considérer à tort une idée ou un concept comme une réalité en soi.

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harmonieuse des plantes, à savoir le pourri, le brûlant et le gracile. À entendre que le pourri est signifié par exemple par le poisson kanka et la fonction digestive en général ; le brûlant par la viande directement exposée au feu ; et le gracile par le balancement des singes sur des branches flexibles. Il s’agit donc selon Descola d’établir « une sorte de convention » avec l’animal signifié, lui garantissant temporairement la vie sauve pour qu’il épargne les plantations. De plus, les interdits alimentaires ne s’appliquent pas qu’aux seules femmes effectivement concernées par les plantations dans leurs jardins, mais aussi à l’ensemble de la cellule domestique incluant les hommes et les enfants. D’où la grande dépendance entre la réussite des semis et des plantations, et le strict respect de l’autodiscipline familiale concernant les tabous alimentaires. Si le jardinage représente l’activité paradigmatique des femmes achuars, le résultat rendu visible par l’obtention de beaux jardins est un aspect essentiel de la reconnaissance envers Nunkui, tant de la part des hommes que des femmes. Pour la femme en effet, savoir faire pousser un grand nombre de plantes à usage alimentaire, médicinal et narcotique est le signe d’une compétence horticole à laquelle les hommes n’ont pas accès. Cette spécificité lui permet d’assumer pleinement son rôle social en témoignant d’une grande habileté agronomique. Cet aspect est souligné par le fait que (Ibid., p. 217) « […] s’il est exact que les opérations à effectuer sur les plantes cultivées1 sont simples et peu nombreuses (principalement plantation, désherbage, entretien et récolte), en revanche la gestion planifiée de la croissance et de la récolte de plus d’une centaine d’espèces différentes réparties en plusieurs milliers de plants représente une entreprise d’une grande complexité. » Ainsi (Ibid., p. 264) : « En présentant le jardinage comme une activité éminemment périlleuse et aléatoire, tout se passe 1

Autres que celles - plantation et récolte – concernant en particulier les plantes piscicides et les plantes hallucinogènes, tâches dévolues aux hommes.

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comme si la pensée achuar cherchait à poser comme équivalents sur le plan du risque le champ paradigmatique des pratiques féminines et celui des pratiques masculines. » Une réflexion de nature à relativiser toute idée préconçue sur la manière dont certains peuples-de-la-nature envisagent le rôle respectif des représentants des deux sexes au sein de la maisonnée. Celle, par exemple, consistant à considérer ces peuples comme vivant sous la seule emprise mentale d’un dualisme désuet, une conception du commerce affectif qui ne pourrait être qu’antinomique et conflictuelle. En d’autres termes, une pensée moderne qui ferait l’impasse sur la complexité des peuples-de-la-nature quant à l’ambiguïté de leurs relations intra-familiales, autant qu’à l’ambivalence de leur rapport avec les êtres-de-la-nature.

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Sous-chapitre 9 – Le monde de la maison D’un point de vue externe, la maison achuar est conçue comme incarnant le lieu à partir duquel l’espace va être balisé en trois cercles concentriques (Ibid., p. 139) : La maison, jea, est entourée par une grande aire, aa (le « dehorsautour »), soigneusement désherbée et orné çà et là de petits buissons de plantes médicinales et narcotiques, d’arbres fruitiers et de palmiers chonta. Cette aire est elle-même ceinturée par le ou les jardins, aja, bordés par des rangées de bananiers, avant-postes de la culture qui semblent contenir à grand-peine l’avancée de la forêt, ikiam.

Ainsi, l’auteur de La Nature domestique nous donne à comprendre comment la maison et son organisation spatiale – articulées autour des notions de tankamash et d’ekent d’une part, des dualités de conjonction et de disjonction d’autre part – sont pensées comme personnifiant la socialisation des humains. En opposition de pôle avec une nature considérée elle, comme intrinsèquement désordre parce que non directement contrôlable. Descola précise également le rôle symbolique de la maison du point de vue interne (Ibid., p. 166) : « La maison achuar, seul espace matériellement enclos de cette société, appelle […] la clôture du corps ou, plus exactement, la manifestation explicite des limites claires à la corporéité, par le contrôle des attitudes, des expressions et des substances physiologiques. » Nous avons vu dans le sous-chapitre consacré au monde de la rivière1 que la condamnation de la gloutonnerie est à la base de l’éducation des enfants. Une éducation conçue comme « le principe de base d’où découle toute capacité de contrôler ses instincts. » D’où cette idée de rétention très présente dans le comportemental de ce peuple-de-la-nature, notamment en présence d’étrangers. Ainsi le contrôle du corps – et ses fonctions – est-il donné à comprendre comme le premier moment « du contrôle de la nature », aux fins de ne rien rappeler du « désordre de la nature ». 1

Voir supra Sous-chapitre 7.

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Une des spécificités soulignées par l’auteur de La Nature domestique, est que la maison est pensée comme une métaphore de la vie organique prise à son plus grand niveau de généralité. À savoir que (Ibid., p. 151) : « Les connotations organicistes de la maison sont […] d’une grande plasticité et l’idée que celle-ci jouit d’une vie autonome ne se traduit pas par un modèle indigène explicite qui rendrait compte de son fonctionnement physiologique. » Un autre aspect de la manière dont les Achuar pensent la maison est celle relative à l’idée de placenta-maison : Il y a […] une continuité patente entre la vie embryonnaire dans le placenta-maison, la vie post partum1 dans la maison-placenta et la vie de l’âme « vraie » après la mort dans le placenta-maison. Dans cette analogie organique, la maison n’est pas conçue comme une matrice, c’est-à-dire comme la partie d’un tout physique autonome, mais comme une enveloppe, elle-même douée d’une vie organique autonome, puisque persistant dans une existence souterraine après son expulsion de l’utérus.

Précisons que selon Descola, « La correspondance entre la maison et le placenta est bi-univoque : le placenta est au fœtus ce que la maison est à l’homme et réciproquement. » Sachant que cette analogie organique formulant une équivalence métaphorique entre la maison jea et la « maison de l’enfant » uchi (placenta), tient son origine au fait qu’après la naissance, le placenta est enterré, devenant une forme vide d’occupant tout comme la maison est abandonnée au décès du chef de famille. Après la mort en effet, l’âme du défunt – l’âme « vraie » – peut faire le choix de ré-occuper le placenta, et y mener une deuxième existence in utero mais sous terre, une existence décrite comme « absolument semblable à celle d’un homme dans sa maison ». Selon l’auteur de La Nature domestique, la maison achuar est également donnée à penser comme un lieu de médiation et de passage entre deux mondes, le monde céleste et le monde

1

Période qui débute après l'accouchement et qui se termine au retour de couches avec l'apparition des règles.

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souterrain. Ainsi, les deux éléments paeni – piliers porteurs – et kenku – chevrons – constitutifs de la maison sont mis en scène dans les deux fragments ci-après, eux-mêmes en provenance de deux mythes distincts (Ibid., p. 152) : Etsa (« soleil »), au cours de son existence terrestre, tue Ajaimp (« glouton » : cannibale) et brûle sa maison. En réalité, Ajaimp n’est pas mort et, apparemment sans rancune, il demande à Etsa de l’aider à reconstruire sa maison ; Etsa accepte et, alors qu’il est penché sur le trou qu’il creusait pour planter les piliers paeni, Ajaimp le transperce avec l’un de ces piliers et le cloue ainsi au sol. Etsa demande alors au paeni de s’évider et il grimpe à l’intérieur du pilier devenu creux, atteint son extrémité supérieure et de là gagne le ciel où il se transforme en soleil. […] Sollicitée par les gens de bien vouloir partager avec eux l’usage des plantes cultivées dont elle dispose exclusivement, Nunkui leur donne sa petite fille Uyush (« paresseux ») ; ramenée dans la maison de ces gens, Uyush fait apparaître successivement toutes les plantes cultivées, par le seul fait de les nommer ; Uyush est maltraitée par les gens de la maison ; Uyush se réfugie sur le toit de la maison, laquelle est environnée de bosquets de bambous kenku. Uyush appelle un kenku en chantonnant : « Kenku, kenku vient me chercher, allons manger des arachides » ; poussé par un coup de vent soudain, un kenku s’abat sur le toit de la maison et Uyush y pénètre ; elle descend sous terre à l’intérieur du kenku en déféquant régulièrement au fur et à mesure de sa progression (les nœuds du bambou sont appelés excréments de Nunkui1).

Ces fragments nous éclairent sur l’idée que la maison achuar est beaucoup plus qu’un simple microcosme. Elle est aussi considérée comme une voie de passage et un entre-deuxmondes – le monde céleste et le monde souterrain. Deux univers à comprendre comme coextensifs et séparés, car leur accès est devenu impossible aux hommes. Ainsi peut-on considérer que pour ce peuple-de-la-nature, la maison porte témoignage d’une continuité matérielle – symbolisant une

1 Nunkui et sa fille Uyush-paresseux sont à considérer comme métaphoriquement équivalents.

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continuité sur-matérielle, à savoir une filiation immatérielle – entre trois mondes : le Céleste, le Terrestre et le Tellurien. Une continuité sous-tendant ainsi l’existence de trois axes : un axe vertical faisant de la maison achuar un symbole de verticalité médiatrice terre-ciel, et deux axes horizontaux. Le premier matérialise l’orientation physique de la maison, à savoir son positionnement parallèle ou plus épisodiquement perpendiculaire à la rivière – le tankamash faisant alors face à cette dernière. Le second axe horizontal se place quant à lui sous le registre du symbolique, à savoir que la maison achuar est pensée comme étant traversée par une ligne imaginaire délimitant deux aires de sociabilité bien différenciées : celle des hommes, située du côté du ponant – le tankamash – et celle des femmes, située du côté du levant – l’ekent. Comme nous avons également noté plus haut, le tankamash est par excellence le lieu de la parole masculine – publique et parfois agonistique1 – d’interminables dialogues ritualisés. Mais il est aussi un lieu de « non-contact physique », celui du repos des adolescents non mariés et des visiteurs occasionnels. C’est en définitive un espace fortement connoté masculin, dans lequel les femmes sont autorisées à effectuer de brèves apparitions dans le cadre de leurs obligations à l’égard des hommes. L’ekent quant à lui se présente dans la maisonnée comme le foyer de la sociabilité féminine. Toutefois, les interdits codifiant la présence des femmes dans l’aire de sociabilité des hommes ne s’appliquent pas de façon identique à celle des hommes dans l’aire de sociabilité des femmes. En effet, l’ekent est un espace dont l’accès est ouvert aux femmes comme aux hommes, un lieu pensé comme relevant du domaine privé. Un espace de vie où

1

En ethnologie, un comportement agonistique désigne l’ensemble des conduites liées aux confrontations entre individus.

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l’on cuisine et où l’on dort, un lieu dépouillé du formalisme qui prévaut dans le tankamash. Enfin, précisons que la maison et l’espace qui lui est immédiatement contigu – un lieu ‘’arraché’’ au monde de la forêt pour naître culturellement-transformé au monde des jardins – représentent un espace maison-jardin associé à une personne – chef-de-la-famille et chef-de-la-maisonnée –, plutôt qu’à une entité géographique. En effet, même s’il incarne le lieu de la vie domestique, une telle maison élargie est considérée comme vide tant que le maître n’a pas accordé son imprimatur de lieu habité – agissant symboliquement en tant que « principe actif ».

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Sous-chapitre 10 – L’univers ambigu des Achuar Une analyse succincte des dualités développées dans les sous-chapitres précédents pourrait se limiter à deux positions antagonistes, celle d’une simple dichotomie homme-femme. Une opposition de pôles que l’on retrouverait dans le tandem forêt-jardin et plus largement dans celui de nature-culture. Ce serait cependant réduire une réalité passablement complexe à une approche dans laquelle les rapports sociaux ne seraient envisagés que sous un seul prisme. De l’étude menée par Philippe Descola, il apparaît par exemple que la dualité de la maison ne peut effectivement être considérée comme la seule transposition spatiale d’un ordre masculin-tankamash et d’un ordre féminin-ekent. D’où les notions de conjonction et de disjonction, dont les rapports sont une des clés de compréhension de l’organisation spatiale de ce peuple-de-lanature selon Descola. Ainsi par exemple au sein du groupe domestique la conjonction homme-femme est à analyser dans deux environnements distincts : la forêt (ikiam) espace masculinféminin à dominance masculine, et l’ekent espace fémininmasculin à dominance féminine. En revanche, la disjonction homme-femme est à interpréter entre deux espaces duaux, l’un masculin – le tankamash – et l’autre féminin – l’ekent. Tout en sachant que les aires de sociabilité masculine et féminine ne sont pas topographiquement connexes, mais spatialement intercalées selon l’ordre fourni par ces principes de conjonction et de disjonction : l’ekent espace de conjonction étant au tankamash espace de disjonction ce que la forêt est aux jardins. Par ailleurs, qu’en est-il de l’organisation spatiale de ce peuple entre le groupe domestique et les personnes extérieures à la maisonnée ? Pour l’auteur de La Nature domestique deux notions sont à considérer. D’une part la conjonction maisonnéeétrangers comme un espace masculin dans l’ikiam – lieu de conjonction accidentelle avec les étrangers à dominance ennemie (cas de guerre) – et dans le tankamash – lieu de conjonction protocolaire avec les étrangers à dominance alliée

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(cas de visites). Et d’autre part la disjonction maisonnéeétrangers comme un espace féminin dans l’ekent – lieu interdit aux hommes étrangers1 mais autorisé aux femmes étrangères (cas de visites) – ainsi que dans le jardin aja – espace autorisé aux femmes étrangères à condition qu’elles y travaillent (cas de visites) mais interdit aux hommes étrangers. Ainsi dans le rapport avec l’univers social extérieur à la maisonnée, avonsnous les analogies suivantes : l’ekent espace de disjonction est au tankamash espace de conjonction, ce que le jardin est à la forêt. D’où le constat d’une polarité inversée dans l’organisation spatiale au sein du groupe domestique (disjonction forêt-ekent) par rapport à celle du groupe domestique (conjonction forêtekent). Ainsi, la comparaison de l’organisation spatiale des rapports de conjonction et de disjonction au sein du groupe domestique d’une part, entre le groupe domestique et les étrangers d’autre part, dénote la constance du couple conjonction-disjonction (Ibid., p. 165) : Le couple conjonction-disjonction est ainsi une constante de l’espace interne à la maison, en dépit de l’inversion des pôles produite par le passage d’un modèle (comparaison au sein du groupe domestique) à l’autre (comparaison entre le groupe domestique et les étrangers).

Cependant et si riche qu’elle puisse nous paraître, une telle approche ne fournit pas selon nous tous les éléments de réponse à la compréhension des modes de pensée de ce peuple. D’ailleurs, le modèle analogique que nous propose Descola accepte tout à fait selon nous, un complément de théorisation pour envisager une vision dynamique des thèmes sous-jacents à ces couples de conjonctions-disjonctions. En effet si nous mettons en correspondance les quatre mondes détaillés plus haut2, un regroupement par paires permet de poser un regard analytique à partir des deux dyades forêt-jardin et rivière-maison, chacune d’elle possédant sa 1 2

Hors cadre d’une alliance de mariage. La forêt, la rivière, les jardins et la maison.

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propre dynamique interne. Tout d’abord, nous avons relevé le caractère intrinsèquement disjonctif du tandem forêt-jardin, par le fait que le jardin est pensé avoir été extrait de la forêt. Mais cela ne revient-il pas en réalité à postuler une unité d’origine, celle d’une nature commune forêt-jardin ? Et de considérer alors que l’être humain aurait procédé à partir de cette même nature commune, à un clivage mental entre forêt et jardin. Unité d’origine et clivage permettant l’instauration d’une dualité entre ces deux derniers mondes et, par analogie, celle entre la nature et la culture ? Considérons maintenant l’attelage rivière-maison, un tandem dont la dynamique interne est celle de la conjonction – contrairement à celle présidant à la dyade forêt-jardin. La maison étant envisagée par les Achuar comme un « segment de rivière », nous pouvons considérer que ces deux positions – la rivière et la maison – se retrouvent symboliquement sous la référence commune de l’eau en tant que vecteur irriguant chacun de ces deux mondes pré-supposés. Aussi ne pourrions-nous pas postuler que la rivière-maison symboliserait métaphoriquement la notion d’union entre les êtres humains et les êtres-de-la-nature ? tout comme entre les êtres vivants (êtres humains et êtres-de-la-nature) et la nature sous l’aspect lieu de vie ? Dans cette optique, le tandem rivièremaison en tant que support symbolique de l’eau ne serait-il pas alors à envisager comme passage et lien privilégié entre les êtres humains et les animaux ? et par extension, entre les êtres vivants et la nature elle-même ? Et ne pourrions-nous pas aussi considérer que cette idée de « segment de rivière » serait simplement-et-totalement relation, une conjonction que l’on pourrait plus largement envisager comme ré-union des deux polarités analogiquement reconstituées, que sont le pôle nature-forêt-masculin-tankamesh d’une part, et le pôle culturejardin-féminin-ekent d’autre part ? Un attelage rivière-maison qui se présenterait comme relation-et-réunion entre des positions pouvant être jugées a priori antagonistes ? Un trait-d’union rivière-maison,

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permettant le passage symbolique de la dualité forêt-jardin à la ternarité de la maisonnée (la maison et l’espace qui lui est immédiatement contigu) forêt-rivière-jardin. Une triade pouvant faire écho à la métaphore du bout de bois via le symbolisme de l’eau-rivière se retrouvant transposé ici dans la maison-rivière. Enfin, nous pouvons également préciser que cette double dynamique disjonction-conjonction de l’univers des Achuar n’avait pas totalement échappé à l’auteur de La Nature domestique. En effet, l’adjonction qui pourrait éventuellement être considérée comme omise dans la dyade maison-jardin ne serait-elle pas la grande aire aa entourant la maison, ce « dehors-autour » espace de relation pensé comme son prolongement immédiat (Ibid., p. 139) ? Se distinguant clairement de la forêt environnante, le domaine habité se déploie selon trois cercles concentriques qui forment autant de paliers décroissants dans l’entreprise de façonnement de l’espace.

Une grande aire aa matérialisant selon nous la complétude de la maisonnée – le « domaine habité » maison-aa-jardin, ou encore le regroupement analogique des trois mondes forêtrivière-jardin –, un espace triadique formant unité grâce au rôle symbolique et unificateur de l’eau-rivière.

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Chapitre III – Le rapport à la Nature La démarche retenue dans ce chapitre consistera à interroger les premiers constats développés par quelques ethnologues quant au rapport à la Nature des peuples-de-lanature. Des constats qui s’articulent autour de deux grandes thématiques. Primo comment expliquer les phénomènes naturels aussi habituels que le lever ou la tombée du jour, l’apparition de la pluie ou encore le déclenchement des orages et de la foudre ? Phénomènes non-compréhensibles directement pour eux, malgré un sens de l’observation pourtant déjà très aiguisé comme nous l’avons déjà relevé. Secundo quelles règles, interdits et tabous adopter collectivement pour survivre dans un environnement se présentant comme ambigu et contradictoire ? À savoir une nature tout à la fois terre nourricière et lieu dangereux – voire hostile. Un rapport à la Nature qui sera envisagé selon cinq axes d’analyse1, des thématiques qui ont dû s’imposer à nos ancêtres ayant vécu avant la ‘’transition’’ néolithique. Des problématiques qui questionnent cependant, encore et toujours. Nous qui vivons dans un environnement tellement civilisationnalisé que nous pourrions presque en oublier – sinon même parfois gommer – nos origines de Nature.

1

À savoir le rôle symbolique de l’eau, le monde des dualités, les diverses notions du temps, le besoin d’ordonner, ainsi que l’univers du mythe et de la magie.

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Sous-chapitre 11 – Le rôle symbolique de l’eau À côté du rôle central joué par la forêt – représentant un monde entraînant peur et angoisse chez les peuples-de-lanature, car non mentalement maîtrisé –, il est un autre élément tout aussi incontournable que nous donnent à réfléchir les ethnographies prises en référence dans les deux premiers chapitres : l’élément eau en tant que symbole de vie par excellence. Pour les Trobriandais, peuple vivant dans un monde d’îles et de mer, la pierre d’achoppement va être l’océan en tant que lieu de séparation physique des différents clans habitant dans l’archipel des Trobriand et des alentours – clans considérés a priori comme hostiles. Nous avons vu toute l’importance que représente pour eux la traversée Kula, tant en termes de prestige et de renommée entre coéchangistes, qu’au regard de la nature des relations interpersonnelles entretenues selon un jeu d’équilibre ritualisé permettant aux partenaires de devenir amis pour la vie. Nous avons vu que l’océan est à considérer comme un lieu porteur de grands dangers – l’idée du « gouffre béant », de pierres imaginées vivantes et de grandes tailles reposant au fond de la mer, et prêtes à se jeter sur les pirogues. Un lieu chargé d’ambiguïtés également, car il peut être compris à la fois comme lieu de disjonction et de conjonction. Lieu de disjonction, en tant que marqueur de l’éloignement géographique des différents clans. Et lieu de conjonction, suivant l’idée selon laquelle les Ancêtres mythiques sont censés avoir vécu à l’origine sur une seule et même terre. D’où l’importance que représente Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri pour ces personnes-de-la-nature, leur mode de vie ne pouvant se concevoir sans l’utilisation de pirogues. Des canots leur permettant d’affronter l’océan et de tenir la vague avec la qualité intrinsèque majeure d’aller vite, à savoir de magiquement voler au-dessus des flots. Pour les Achuar, la rivière est associée à la maison domestique, lieu d’une continuité matérielle et symbole de

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verticalité médiatrice entre les mondes céleste et tellurique. Comme nous l’avons noté, la maison est aussi pensée comme traversée par un axe imaginaire dans le sens amont/aval. Une telle représentation symbolique de la maison comme « segment de rivière » fait sens pour ce peuple, tant au regard du point d’entrée du flux aquatique dans la maison, que de son point de sortie. Logique d’une organisation spatiale de la maison autour de la notion métaphorique de l’eau, qui irrigue et devient source de vie pour tous les membres de la maisonnée. Ces deux approches du rôle respectif de l’eau, pour différentes qu’elles puissent nous apparaître a priori, n’en soulignent pas moins la place primordiale que ces deux peuples lui accordent. En effet, si l’eau est à considérer comme un élément éminemment vital pour la culture des jardins, son rôle symbolique et mythifié apparaît déterminant dans la construction des identités culturelles de ces peuples, soulignant toute l’importance qu’ils lui accordent. Une importance que l’on retrouve par ailleurs relayée dans bien d’autres cultures. Dans le monde grec par exemple, le philosophe JeanFrançois Mattéi considère dans La pensée antique (2015, p. 13) que : « Pour Thalès, le principe primordial de l’univers était l’eau. Il ne s’agit pas de l’eau au sens habituel et empirique du terme, mais, au sens de principe fondamental qui régirait l’ensemble de l’énergie de l’univers. » Sur un tout autre registre, on peut mentionner le fondateur de la psychologie analytique Carl Jung qui, dans L’Homme à la découverte de son âme, utilise à plusieurs reprises la métaphore des flots pour parler de l’inconscient humain (1987, pp. 73 et 103) : « La conscience individuelle est entourée par les abîmes de l’inconscient comme par une mer menaçante. » Ou encore : « La conscience est, par nature, une sorte de couche superficielle, d’épiderme flottant sur l’inconscient qui s’étend dans les profondeurs, tel un vaste océan d’une parfaite continuité. » Le thème de l’eau sera notre premier fil conducteur de la relation entretenue par Homo sapiens avec la Nature. Il est d’ailleurs un lieu commun que de constater que les premières

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civilisations se sont développées le long de grands fleuves. Dans sa Grammaire des Civilisations, l’historien français Fernand Braudel y voit « la primauté de la circulation » (1993, pp. 5051) : Sous le signe d’avantages donnés, chaque civilisation serait fille de privilèges immédiats, tôt saisis par l’homme. Ainsi à l’origine des temps, les civilisations fluviales du Vieux Monde ont fleuri le long du Fleuve Jaune (civilisation chinoise) ; de l’Indus (civilisation préindienne) ; de l’Euphrate et du Tigre (Sumer, Babylone, Assyrie) ; du Nil (civilisation égyptienne). De même, ont fleuri des civilisations thalassocratiques, filles de la mer : la Phénicie, la Grèce, Rome (si l’Égypte est un don du Nil, elles sont aussi un don de la Méditerranée) ; ou cet assemblage des vigoureuses civilisations de l’Europe nordique, centrées sur la Baltique et la mer du Nord ; sans oublier l’océan Atlantique lui-même et ses civilisations périphériques : l’essentiel de l’Occident actuel et de ses dépendances n’est-il pas groupé autour de l’Océan, comme le monde romain, jadis, autour de la Méditerranée ?

Enfin, l’on peut préciser aussi que dans de nombreuses mythologies l’eau est symbolisée-incarnée par des divinités protectrices1. Son manque – « l’eau douce, indispensable aux animaux et aux plantes » – a dû interroger les peuples-de-lanature, et les tablettes sumériennes nous en donnent d’ailleurs confirmation. Ainsi en est-il du « paradis des dieux » que l’assyriologue américain Samuel Noah Kramer nous fait découvrir dans L’histoire commence à Sumer (1994, pp. 193194) : Il existe, dit le poème, une contrée nommée Dilmun. C’est un pays « pur », « propre » et « brillant », un « pays des vivants », où ne règne ni la maladie ni la mort : À Dilmun, le corbeau ne pousse pas son cri, L’oiseau-ittidu ne pousse pas le cri d’oiseau-ittidu, Le lion ne tue pas, Le loup ne s’empare pas de l’agneau. 1

A titre d’illustration, notons que Suijin est au Japon le dieu shinto de l’eau, Téthys la déesse grecque de la mer, Sobek le dieu égyptien de l’eau et de la fertilité, Varuna le dieu indou de l’océan, Njörd le dieu nordique de la mer et des vents, Chac le dieu de la pluie des Mayas et des Aztèques etc.

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Inconnu est le chien sauvage, dévoreur de chevreaux, Inconnu est le…, dévoreur de grain. […] Il manque toutefois quelque chose à Dilmun : l’eau douce, indispensable aux animaux et aux plantes. Enki, le grand dieu sumérien de l’eau, ordonne donc à Utu, le dieu du soleil, de faire sortir l’eau douce de la terre et d’en arroser abondamment le sol. Dilmun devient ainsi un jardin luxuriant, où les vergers alternent avec les prairies. Ninhursag, la grande déesse-mère des Sumériens, qui était peut-être à l’origine la Terre-Mère, a fait pousser huit plantes dans ce paradis des dieux, après avoir donné naissance à trois générations de déesses, engendrées par le dieu de l’eau. […] La déesse Ninmu (Note bas de page : Fille de Ninhursag. (N.D.J.B.)) est sortie sur la berge, Enki, parmi les marécages, regarde autour de lui, regarde autour de lui.

Ajoutons pour clore ce rapide aperçu consacré au rôle symbolique de l’eau, qu’il n’est pas douteux que l’apparition de la Vie – la vie moléculaire et biologique, mais aussi celle au cœur de toute relation humaine – est liée à celle de l’eau. Aux nuées « Voûte au milieu des eaux » que le récit de la Genèse positionne au deuxième jour de la Création1, la Lumière ayant, elle, la primeur de paraître dès le premier jour.

1

(Gn, 1, 3-5) : Dieu dit Lumière et lumière il y a Dieu voit la lumière comme c’est bon Dieu sépare la lumière et le noir Dieu appelle la lumière jour et nuit le noir Soir et matin un jour Dieu dit Voûte au milieu des eaux pour séparer les eaux des eaux Dieu fait la voûte et sépare les eaux sous la voûte des eaux sur la voûte C’est fait Dieu appelle la voûte ciel Soir et matin deuxième jour »

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Sous-chapitre 12 – Le monde des dualités Dans les deux premiers chapitres en particulier, nous avons remarqué à plusieurs reprises l’existence de couples de contraires. Dans la chaîne Kula par exemple, deux courants d’échanges se poursuivent sans cesse, les colliers dans le sens des aiguilles d’une montre et les brassards dans le sens opposé. Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’une option qui serait laissée au bon vouloir des embarcations en fonction des conditions météorologiques, ou encore selon les lieux d’habitation des coéchangistes à visiter. Il s’agit d’une règle absolue, celle instituant un sens et son contraire pour qu’il puisse y avoir voyage et transaction Kula. Un autre exemple est celui du rôle spécifique joué par le rêve prémonitoire dans la culture achuar. Il s’agit là aussi d’une polarité inversée, à savoir que l’interprétation doit en passer automatiquement par le renversement des polarités (petit gibier / gros gibier, humains / animaux, etc.). Ainsi, chacun prend la place de l’autre comme si sa propre polarité devait n’être que provisoire, comme si la position prise devait ne pas pouvoir – ou ne pas devoir – se poursuivre. Un peu comme si l’ordre social établi ne pouvait se maintenir dans le temps, que si une certaine dose d’inversion de l’ordre se devait de lui être sur-ajoutée. Dans l’idée peut-être aussi que se pérennise un équilibre dichotomique, à la fois ordonné et instable. Ces polarités peuvent aussi prendre une tournure plus ambiguë, et la femme yoyova décrite par Malinowski fait partie de ces ambivalences. En effet, si les sorcières volantes sont vues par les marins Kula comme un danger absolu – dont il faut pouvoir se prémunir par tous les moyens que procurent les incantations et les rites magiques –, elles sont aussi considérées (Ibid., p. 300) « jusqu’à un certain point comme des étrangères. » En effet, dans l’esprit des Trobriandais le terme de yoyova s’applique autant à la femme vivante et bien réelle qui peut être rencontrée dans le village, qu’à son double invisible – double en tant que son élément immatériel, pouvant apparaître sous plusieurs états. Ainsi, une femme considérée comme

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sorcière sera perçue sous deux polarités : l’une diurne qui est celle du monde réel de tout un chacun, et l’autre nocturne possédant un pouvoir de destruction et de maîtrise imaginée des airs. Cette croyance particulièrement clivée – consistant à imaginer que le corps d’une femme reste sagement dans son lit, alors que son âme s’échappe pour s’adonner à d’abominables pratiques – est partagée par toute une communauté de personnes sous l’effet de la répétition. Celle d’entendre et de redire les mêmes incantations de génération en génération, croyance mythique devenant parole d’Évangile. Ainsi, ces couples de contraires peuvent être bien souvent, sinon peut-être même toujours porteurs d’ambiguïté. Ambiguïté par exemple, quant au rôle dévolu au chien achuar, à la fois auxiliaire privilégié du chasseur à la place des hommes, et en même temps maintenu sous l’autorité et la dépendance des femmes. Ambiguïté aussi dans l’idée qu’au sein du groupe domestique, la forêt est pensée comme un espace masculinféminin à dominance masculine ; et l’aire de sociabilité des femmes comme un espace féminin-masculin à dominance féminine. Que faut-il alors penser de cette idée de binaritéambiguïté constatée dans les exemples ci-dessus ? Si l’on considère que pour ces peuples-de-la-nature binarité rythme avec ambiguïté, pourquoi ne pas accepter l’idée que la réponse donnée à un constat ambivalent – celui de peuples immergés dans un environnement dont les lois échappent en grande partie à leur entendement, les contraignant à mythifier une histoire magiquement crédible – puisse être à aller chercher du côté de la relation entretenue par les humains avec les êtresde-la-nature ? Un échange avec des êtres le plus souvent anthropomorphisés, dont il devient nécessaire de s’assurer la protection – car pouvant idéellement se révéler protecteurs et dispensateurs de grandes largesses. Une relation et un échange qui supposent toutefois une véritable connaissance magique des choses1, une connaissance qui se révèle être par ailleurs 1

Terme faisant référence à l’ouvrage de Sylvie Fainzang « L’intérieur des choses » Maladie, divination et reproduction sociale chez les Bisa du Burkina.

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aussi une source inestimable de pouvoir pour les devins et les chefs de village. Cependant, la logique de cet échange entre humains et animaux sous-entend le suivi scrupuleux de rites, de règles et d’interdits. Des tabous qu’il ne convient d’enfreindre sous aucun prétexte, au risque sinon de voir se déclencher des désordres dans la nature. Ainsi la relation entretenue entre la femme achuar et l’esprit tutélaire du jardin, à la fois source de dangers et dispensatrice des bienfaits du jardin. Ainsi celle entre les hommes et les hôtes de la forêt, des êtres-de-la-nature avec qui il va falloir composer et vis-à-vis de qui il va falloir mettre en place une stratégie de relation, de séduction et de conciliation. Ainsi, il ressort que dualité rythme avec ambiguïté, fantasme et croyance mythique. D’où la question de savoir si la logique de telles polarités ne serait pas donnée à comprendre comme le moyen magique entretenu au fil des générations, pour permettre aux peuples-de-la-nature de vivre en harmonie avec la nature et ses forces terrifiantes mythifiées, des phénomènes physiques naturels non directement compréhensibles selon une logique de cause à effet ? Vivre en symbiose magique avec la nature et ses hôtes fantasmés, des êtres censés savoir, ou peutêtre savoir mieux maîtriser la nature que les humains ? De façon générale, précisons que l’approche consistant à raisonner en couples de contraires n’est en aucune façon une spécificité des peuples-de-la-nature. Elle correspond plus largement à la fois à la coexistence de deux éléments de nature différente et à la notion du double, à savoir que le deux-binaire s'oppose généralement au un-unité. Par exemple, le binôme nature-culture ne fait-il pas penser à d’autres oppositions paradigmatiques qui structurent nos représentations mentales, comme inné-acquis, instinct-apprentissage, animalitéhumanité, corps-âme, matière-esprit, déterminisme-liberté, biologique-social ? Des couples faisant apparaître des analogies entre le premier terme de chacun d’eux et la nature, et entre le second terme et la culture ? Oppositions que l’on retrouve dans de nombreuses cultures, et dont l’un des objectifs de cet

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ouvrage est d’en montrer les limites en allant chercher des messages qui ne demandent peut-être qu’à être mis en perspective. Dans la mythologie indienne par exemple, l’union des contraires est souvent envisagée comme une tentative de dépasser – ou peut-être seulement d’accepter – les oppositions clivantes. Pour l’orientaliste français Jean Herbert dans La Mythologie hindoue par exemple, le rôle de Vishnou-Vâmana face au roi des démons Bali est de rétablir les polarités qui peuvent avoir été compromises, et d’en assurer leur pérennité (1980, pp. 309-310 et 311) : « […] il (Vishnou) est celui qui assure la protection, la conservation, la continuité du cosmos, de l’univers des multiplicités. » Ce rôle résulte de deux forces que ce dieu symbolise et qui s’affrontent inéluctablement : Les deux forces qui, par leur jeu, maintiennent ce monde dans lequel nous vivons (depuis les systèmes solaires jusqu’au noyau des atomes), et par lesquelles agit par conséquent Vishnou, peuvent être décrites comme l’attraction et la répulsion, la force centripète et la force centrifuge (Note 1 bas de page : « Vishnou met en œuvre la jonction et la dissociation de tout » […]). Quels meilleurs symboles pourrait-on donner de l’une et de l’autre que Skanda, le recours à la lutte violente, la force de séparation et d’opposition, et les Ashvins, les deux jumeaux tellement unis que […] on ne peut jamais les distinguer l’un de l’autre, et que leur action doit toujours être décrite comme collective […]. Les rôles respectifs de l’un et des autres sont soulignés par ce qu’ils tiennent en mains, Skanda la lance de bataille, les Ashvins des plantes (des simples) qui guérissent, mais sans rendre invulnérable, c’est-à-dire sans faire sortir du monde des dualités celui qui en est soigné.

En mentionnant à la fois ce qui donne la mort – la lance comme objet de culture – et ce qui guérit – les plantes comme dons de la nature –, ne pourrait-on pas dire qu’il est fait référence ici de façon implicite à l’ambivalence interne de tout être humain ? À savoir une opposition immanente qui, hier comme aujourd’hui, le contraint à devoir trouver un équilibre mental – et par-delà comportemental – ‘’acceptable’’ avec luimême, et plus largement au sein de la société dans laquelle il 83

évolue ? Au risque sinon de sombrer sous la coupe de l’hubris et de la démesure ? De nos jours, les anthropologues ont tendance à rejeter cette vision des dualités. Citons par exemple le sociologue et philosophe français Edgar Morin dans Le paradigme perdu : la nature humaine (1973, p. 211) sur la dualité nature-culture, paradigme au cœur de notre sujet : L’anthropologie fondamentale […] doit reconnaître l’homme comme être vivant pour le distinguer des autres vivants, elle doit dépasser l’alternative ontologique nature/culture. Ni panbiologisme, ni pan-culturalisme, mais une vérité plus riche, qui donne à la biologie humaine et à la culture humaine un rôle plus grand, puisque c’est un rôle réciproque de l’une sur l’autre.

Pour l’anthropologue français Marc Augé dans L’Anthropologie et le monde global, « l’ordre humain » – tout comme « l’ordre de la nature » – relève « d’une logique symbolique » (2014, p. 53) : Remarquons […] que la création de l’ordre humain relève de la même double démarche (ordre symbolique lié à l’apparition du langage, et observation empirique du monde extérieur), arbitraire mais logique. Il y a partout des règles de filiation, des règles d’alliance matrimoniale, des règles de résidence, mais elles varient avec chaque culture. […] L’ordre humain, comme l’ordre de la nature, relève donc d’une logique symbolique qui trouve son expression pure et première dans le langage.

D’où la question de savoir si le monde de dualités que nous construisons mentalement si facilement, ne masquerait pas une vérité sous-jacente dont la logique interne relèverait du symbolisme par l’entremise du mode analogique de la pensée ? Rappelons que la traditionnelle opposition des dualités reste largement répandue dans toutes les cultures. La culture occidentale par exemple, ne cultive-t-elle pas une approche binaire consistant à cliver idées et opinions entre des polarités antithétiques – celle des ‘’pour’’ et celle des ‘’contre’’ – à la recherche d’un équilibre chimérique positivement qualifié de ‘’juste milieu’’ ? Une telle approche, pour partie issue de la philosophie grecque, comporte selon nous une sorte de ‘’péché originel’’. Celui consistant à systématiquement instaurer des 84

polarités binaires sans se soucier de savoir si l’approche dichotomique offre toujours les réponses les plus satisfaisantes à toute problématique posée. Admettons toutefois qu’elle présente malgré tout l’immense avantage d’encourager à la réflexion sans tomber automatiquement dans le piège des a priori. Cependant, force est aussi de constater que dans les pays occidentaux où la rationalité est érigée en dogme, la donne a changé depuis le début des années quatre-vingt. Ce qui prédomine désormais n’est plus une équivalence présumée entre deux pôles dont il faudrait trouver le meilleur équilibre à un moment donné. Mais bien plutôt une pensée qui se voudrait unique et que l’on a souvent affublée du terme de ‘’bienpensance’’. À savoir une pensée allant se rigidifiant – et s’appauvrissant par voie de conséquence selon nous –, consistant à considérer les deux pôles de toute problématique comme n’étant plus équivalents. D’où l’idée qu’une seule des deux polarités serait désormais devenue digne de bénéficier de l’assentiment et d’une adhésion quasi-consensuelle, ‘’comme par magie’’. Un tel déséquilibre mental peut s’expliquer par la généralisation des nouvelles technologies menant à un toujours-plus d’instantanéité, et corrélativement à un toujoursmoins de réflexion. Cependant, le constat de la baisse généralisée du niveau culturel de la population, y compris de celle de ses élites, ainsi que son manque d’appétence pour questionner ce qui est annoncé comme devant s’inscrire dans la droite ligne du ‘’sens de l’histoire’’ – ou du parti –, d’une part ; la force de frappe des porte-voix politiques et des media mainstream, qui bien souvent ne font que tolérer toute position qui viendrait contrecarrer la pensée devenue magiquement ‘’une’’, d’autre part ; cette prise de pouvoir – le déséquilibre volontaire des polarités – sur la laborieuse et incessante recherche des pourquoi et des comment – propre à une quête d’ajustement et sous-entendant la multiplicité des approches –

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explique vraisemblablement une telle entremise de manipulation de l’opinion publique. Mais cette dérive politico-médiatico-financière d’un processus aux accents tout à la fois liberticides – dans le domaine politique et social – et libertaires – dans le domaine moral – ne serait-il pas en réalité le résultat d’un état de nonchoix ? Une situation subie plutôt que désirée par l’immense majorité des citoyens, laissant le pôle antithétique gênant isolé, décrédibilisé et ringardisé, quand ce n’est pas essoré et vidé de toute forme de légitimité ? Au motif qu’il ne répondrait désormais plus aux derniers critères en vogue du progressisme ambiant ? Un pôle bien souvent transformé en pauvre hère raillé pour continuer à s’accrocher à des concepts présentés comme dépassés ? Face à son challenger sur-valorisé et surmédiatisé, car assimilé lui à une pensée à la remorque du dogme ambiant d’un progrès imaginé comme perpétuel ? Selon nous, il s’agit d’une authentique dérive, une démarche que l’on peut qualifier de proprement idéologique. Dévoiement pouvant aller jusqu’à devenir un tantinet tyrannique si la société civile n’a pas le courage d’allumer les contre-feux qui s’imposent, pour que les aspects positifs d’une pensée duale ne sombrent pas dans la fausseté de l’apparente unicité. Une telle pensée déviante n’est cependant pas vraiment nouvelle au regard de l’histoire. En réalité elle fait florès depuis le début du XXe siècle a minima, en référence à tous les ‘’ismes’’ et à toutes les ‘’folies de l’esprit’’ qui se donnent pour véritable objectif de « réduire les têtes1 ». Des hors-limites qui tètent aux mamelles d’un progressisme que certains affectionnent tout particulièrement dans le monde occidental. Des formes d’hubris que l’on justifie le plus souvent par l’ère du temps, ou par l’imaginaire et bien-pratique sens de l’histoire. Dans les Histoires d’Hérodote par exemple, l’historien de la littérature Paul Demont fait le commentaire suivant sur le soi-disant « sens de l’histoire » (1987, pp. 192-193) : 1

Voir infra Annexe 3 – Mythe de la guerre entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques.

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L’« historien » raconte tout ce qu’il y a d’humain, parce que l’humain est fragile. Le souci d’exhaustivité, l’intérêt égal porté aux petits et aux grands États, se fondent sur une conception religieuse de l’incertitude des choses humaines et de l’impuissance des hommes à maîtriser leur destin. L’historiè ne sert donc pas à orienter les événements humains dans une évolution nécessaire de l’humanité, vers une fin de l’histoire. Il n’y a pas de sens de l’histoire. L’homme cherche seulement à préserver de l’oubli ce qu’il y a d’humain.

Ainsi, quand il est question de tel ou tel folisme de l’esprit, ne s’agit-il pas bien souvent de la création d’histoires mythifiées, d’inventions relevant plus de la croyance en des dogmes supposés immuables et intangibles qu’en des constats quantifiés et objectivement argumentés ? Selon nous, est concernée par cette forme d’aveuglement collectif toute une panoplie d’ ‘’ismes’’1 au nombre desquels : le révolutionnarisme et le terrorisme – historiquement le communisme, le nazisme et le nationalisme – pour le politique ; le libéralisme, l’affairisme et l’efficacisme pour l’économique ; l’islamisme2 – souvent considéré comme une forme d’intégrisme ou de fondamentalisme –, le racisme et le sectarisme pour le religieux ; le mondialisme, le technologisme et l’instantanéisme pour le technique ; le légalisme, le progressisme, le bienpensisme, l’eugénisme, l’individualisme et l’hédonisme pour le sociétal. À tous ces jusqu’aux-boutismes qui constituent en réalité notre pain quotidien, il convient de désormais rajouter les deux perdreaux de l’année 2020 : le covidisme et le complotisme. Reconnaissons cependant que dans le cadre de stratégies parfois habilement orchestrées, ces folismes ont une certaine

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Tous les ‘’ismes’’ ont une propension au prosélytisme indépendamment du regard porté sur chacun d’eux selon les critères éthiques personnels ou collectifs retenus, qu’ils soient jugés positivement ou négativement. 2 L’islamisme qui a donné le terme ‘’islamiste’’ est un courant de pensée à caractère essentiellement politique apparu au XXe siècle dans le monde arabomusulman, qu’il convient de ne pas confondre avec l'islam dont l'adjectif est ‘’islamique’’.

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propension à tendre vers l’hégémonie mondiale à mesure que nous ‘’progressons’’ au rythme soutenu du développement de la technologie et de ses applications dans les domaines les plus variés – la robotique, le militaire, la santé, les médias, etc. Cependant, il n’est jamais interdit de prendre le recul nécessaire face à un tourbillon qui, parfois, peut donner l’impression de ne pouvoir être maîtrisé, et aussi de se plonger dans les mythes annonciateurs de démesure. Dès le début du premier millénaire avant Jésus-Christ par exemple, Hésiode n’avait-il pas déjà concentré tous les maux de l’humanité dans le personnage de Pandore – « elle qui fut donnée par le panthéon de l’Olympe, adorable malheur, aux hommes mangeurs de farine » – dans La Théogonie Les Travaux et les Jours et autres poèmes ? Si l’histoire de la Pandore hésiodique se veut annonciatrice du malheur des pauvres humains – à savoir que tout semblerait tragiquement joué d’avance –, rien n’est cependant jamais vraiment perdu pour celui qui sait nourrir l’« Espérance » (1999, p. 100, vers 81-82 et 90-98) : Or, la race des hommes vivait jadis sur la terre à l’écart et loin de tout mal, à l’écart des souffrances, des maladies douloureuses qui portent les Kères à l’homme [Dans le malheur, de fait, les mortels vieillissent si vite !] Mais la femme prit la jarre, et, ôtant le couvercle, les répandit, préparant pour les hommes des peines funestes. Seule Espérance resta dans son infrangible demeure, au-dedans, sous les lèvres, sans franchir l’ouverture ni s’envoler ! […]

Aussi pouvons-nous dire que la propension de l’Homme occidental du XXIème siècle en particulier, à s’adonner à toutes les extravagances selon un point de vue non-progressiste, n’est que variation de l’hubris des Grecs. Raison pour laquelle la métaphore du ‘’bout de bois’’ en préambule peut permettre de symboliquement s’approprier l’idée initiale des contraires comme faisant partie intégrante d’un tout de la pensée humaine. Et non-pas de se laisser entraîner dans une simple opposition frontale en mettant dos-à-dos les ‘’deux bouts’’ de

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toute dichotomie. Ou encore en hégémoniant et en idolâtrant une seule des deux polarités constitutives du monde des dualités. Mais un tel penchant peut aussi se montrer salutaire pour rechercher avec bienveillance, courage et persévérance ce qui unit plutôt que ce qui divise, dans le but de lever les incompréhensions inhérentes à toute relation humaine. Selon nous, c’est alors seulement que l’on peut espérer pouvoir cheminer vers un certain dépassement du monde tyrannique des dualités. Enfin, nous savons que les princes de ce monde ne sont pas les derniers à posséder l’art d’altérer des réalités gênantes sous l’habillage d’une communication laissant une part généreuse à un apparat d’illusionnisme. Aussi ne renieraient-ils peut-être pas – même si l’intention est tout autre s’agissant de « significations profondes » – le clivage souligné par l’orientaliste Jean Herbert en parlant de « déguisement » dans son interprétation du mythe de Saranyû1 par lequel débute La Mythologie hindoue (Id., p. 81) : Les aspects les plus importants de ces dieux sont sans aucun doute ceux dans lesquels ils représentent des forces spirituelles, soit au sein même de l’âme humaine, soit dans l’ensemble du cosmos. Et l’on peut sans risque affirmer que c’est sous cette forme qu’ils intéressaient et intéressent encore le plus tous les sages hindous, en particulier ceux qui ont rédigé les textes sacrés parvenus jusqu’à nous. Le reste est surtout un déguisement destiné à cacher ces significations profondes aux yeux de ceux jugés indignes de les comprendre, en offrant la possibilité d’autres explications plus ou moins plausibles.

S’il est juste de considérer que le voilé reste toujours à découvrir au-delà des discours entendus, que penser de la 1

Mythe hindou dont les deux personnages sont (Id., p. 40) : « […] d’une part le Soleil, symbole de l’illumination divine sur tous les plans et dans tous les mondes, source de lumière et de vie pour le cosmos, étincelle divine dans l’âme humaine, et d’autre part une femme, appelée de divers noms, Saranyû, Sanjnâ, etc., qui symbolise la puissance divine de création, ou plutôt de formation, de construction, de manifestation dans des formes. »

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dualité affichée entre une population qui n’aurait pas accès aux « significations (mythiques) profondes », et « tous les sages hindous » qui, eux, en bénéficieraient ? Nous pensons qu’une telle dichotomie a ‘’naturellement’’ vocation à être dépassée. Et que la futilité, l’inconscience ou encore l’inconsistance humaine, réelle ou supposée, peuvent se transformer en un toujours-plus de sagesse pour la chrysalide en gésine qui sommeille en chacun de nous. À la recherche d’une issue salvatrice qui adoptera peut-être, l’un des multiples visages du mot Espérance.

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Sous-chapitre 13 – La notion du temps Précisons tout d’abord que la notion du temps peut être reliée autant à la thématique de l’eau qu’à celle du monde des dualités. Ainsi le lien entre l’eau et le temps est-il souligné par exemple par le philosophe français Merleau-Ponty dans son ouvrage Phénoménologie de la perception (1945, pp. 472 et 484), comme étant d’une nature métaphoriquement équivalente bien que « très confuse » : On dit que le temps passe ou s’écoule. On parle du cours du temps. L’eau que je vois passer s’est préparée, il y a quelques jours, dans les montagnes, lorsque le glacier a fondu ; elle est devant moi, à présent, elle va vers la mer où elle se jettera. Si le temps est semblable à une rivière, il coule du passé vers le présent et l’avenir. Le présent est la conséquence du passé et l’avenir la conséquence du présent. Cette célèbre métaphore est en réalité très confuse. […] […] depuis la source jusqu’au jet, les ondes ne sont pas séparées : il n’y a qu’une seule poussée, une seule lacune dans le flux suffirait à rompre le jet. C’est ici que se justifie la métaphore de la rivière, non pas en tant que la rivière s’écoule, mais en tant qu’elle ne fait qu’un avec elle-même.

La double connotation de bipolarité et d’ambiguïté inhérente au monde des dualités peut également s’appliquer à la notion de temporalité. Un temps présent qui englobe par exemple tout un passé connu directement, comme nous l’avons remarqué chez les Trobriandais. Mais aussi un temps passé relégué à une époque considérée comme inaccessible – car Temps mythique censé avoir existé il y a très longtemps et considéré comme irrémédiablement figé. Un Temps présent et un Temps passé qui ne sont cependant pas équivalents en importance relative, comme le précise l’auteur des Argonautes du Pacifique occidental (Ibid., p. 390) : « le passé importe plus que le présent. » D’où cette contradiction entre une origine et une tradition orale vécues l’une et l’autre comme ne pouvant avoir subi un quelconque changement. Mais aussi une histoire qui s’est adaptée et qui a évolué au cours du temps comme certains ethnologues l’ont noté. C’est notamment le cas de

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l’anthropologue française Sylvie Fainzang dans ‘’L’intérieur des choses’’ Maladie, divination et reproduction sociale chez les Bisa du Burkina (1986, p. 38) : Soumise à l’influence de l’islam, la population de cette région a intégré le discours musulman de la création du monde, au point qu’il est impossible d’y recueillir aucun mythe bisa relatif à l’origine de l’humanité. Ce mythe semble irrémédiablement oublié (ou tu ?). Interrogés sur cette question, même les plus vieux « animistes » du village font référence à la création du couple Hawa et Adama (équivalents musulmans d’Adam et Eve) pour signifier l’irruption des hommes sur terre.

Un passé ainsi porteur d’une double spécificité contradictoire : celle de la fixité et celle du changement, ce qui peut surprendre a priori. Mais ne raisonnons-nous pas nousmêmes aussi habituellement selon une dichotomie temporelle passé-futur, le présent ayant de la peine à survivre au-delà de l’instant ? Car seulement même envisagé, il est déjà considéré comme appartenant à un passé révolu. Pour ceux qui se nourrissent de projets, la dichotomie temporelle n’est-elle pas celle d’un présent-futur, le passé semblant magiquement définitivement oublié ? Et pour ceux chérissant vivre dans le souvenir d’un autrefois revisité et souvent mythifié, la dichotomie temporelle n’est-elle pas alors, celle d’un passéprésent présentant une inversion des polarités d’un passé-futur dans lequel l’avenir ne semble plus avoir droit de cité ? Cette ambivalence temporelle n’est en réalité pas un phénomène nouveau. À la fin du quatrième siècle après JésusChrist par exemple, Saint Augustin proposait déjà dans ses Confessions une découpe du temps originale, fondée sur la notion de mémorisation (1964, pp. 211 et 261) : Du même dépôt (la mémoire) je tire des analogies formées d’après mes expériences personnelles ou d’après les croyances qui m’ont fait admettre ces expériences ; je rattache les unes et les autres au passé et, à la lumière de ces connaissances, je médite l’avenir, actions, événements, espoirs ; et tout cela m’est présent […]. Elle (la Sagesse de Dieu, lumière des intelligences) verrait que la longueur du temps n’est faite que de la succession d’une multitude d’instants, qui ne peuvent se dérouler simultanément; qu’au

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contraire, dans l’éternité, rien n’est successif, tout est présent, alors que le temps ne saurait être présent tout à la fois.

Cette subjectivité du Temps présent – ou cette divination d’un Éternel présent – est reprise à sa manière seize siècles plus tard par Merleau-Ponty, dans un parallèle entre perspectives spatiale et temporelle en utilisant la métaphore de la maison (Id., pp. 95, 96 et 97) : Il nous faut comprendre comment la vision peut se faire de quelque part sans être enfermée dans sa perspective. […] Voir, c’est entrer dans un univers d’êtres qui se montrent, et ils ne se montreraient pas s’ils ne pouvaient être cachés les uns derrière les autres ou derrière moi. En d’autres termes : regarder un objet, c’est venir l’habiter et de là saisir toutes choses selon la face qu’elles tournent vers lui. […] la maison elle-même n’est pas la maison de nulle part, mais la maison vue de toutes parts.

Partant de cette perspective spatiale, la relation au temps possède selon lui « un air d’éternité » semblant traverser le temps : Sans doute, elle (la maison) a elle-même son âge et ses changements ; mais, même si elle s’effondre demain, il restera vrai pour toujours qu’elle a été aujourd’hui, chaque moment du temps se donne pour témoins tous les autres, […] chaque présent fonde définitivement un point du temps qui sollicite la reconnaissance de tous les autres, l’objet est donc vu de tous temps comme il est vu de toutes parts […]. Le présent tient encore dans sa main le passé immédiat, […] le temps écoulé est tout entier repris et saisi dans le présent.

D’où l’analyse selon laquelle le temps entretien une relation analogique avec la subjectivité et, d’une certaine façon, avec l’atemporalité divine (Id., p. 483) : Ceci revient à dire que chaque présent réaffirme la présence de tout le passé qu’il chasse et anticipe celle de tout l’à-venir, et que par définition le présent n’est pas enfermé en lui-même et se transcende vers un avenir et un passé. Ce qu’il y a, ce n’est pas un présent, puis un autre présent qui succède dans l’être au premier […] : il y a un seul temps qui se confirme lui-même, qui ne peut rien amener à l’existence sans l’avoir déjà fondé comme présent et comme passé à venir, et qui s’établit d’un seul coup.

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Le passé n’est donc pas passé, ni le futur futur. Il n’existe que lorsqu’une subjectivité vient briser la plénitude de l’être en soi, y dessiner une perspective, y introduire le non-être. […] et mon présent, c’est, si l’on veut, cet instant, mais c’est aussi bien ce jour, cette année, ma vie tout entière. […] Le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur, je l’effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà à son but, je suis moi-même le temps, un temps qui « demeure » et ne « s’écoule » ni ne « change », comme Kant l’a dit dans quelques textes.

Ainsi, de toutes ces variations sur des temps qui n’en finissent pas de prendre leur temps, ne pourrions-nous pas nous poser la question de l’ordonnancement initial de la temporalité ? À savoir l’idée d’une création concomitante du Temps et de la Nature ? Une telle co-existence ne serait-elle pas en réalité propre à accréditer l’idée que le temps se présente comme une valse à trois temps ? Une trilogie dans laquelle le passé fait écho au futur, l’un et l’autre entrelacés dans un présent qui, alors, prendrait toute la place ? Une temporalité qui ferait fi d’un passé et d’un futur qui n’existaient pas – tout comme la Nature –, car s’inscrivant naturellement hors du temps ? Et si la résolution de notre tridature temporelle ne consistait pas en réalité, à redonner toutes ses lettres de noblesse à un présent qui engloberait une parcelle d’éternité ? Un présent qui, tel le pélican cherchant à prendre son envol, étendrait ses ailes jusqu’aux bornes d’un passé et d’un futur qui seraient réduits à la portion congrue ? Comme si, finalement, notre passé et notre futur se limitaient aux deux extrémités d’un présent qui deviendrait alors magiquement et divinement éternellement présent ?

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Sous-chapitre 14 – Le besoin d’ordonner Chez l’être humain, l’idée d’ordonnancement et de classement peut être considérée comme concomitante à l’observation de la nature en général et des êtres-de-la-nature en particulier. Dans La Pensée sauvage par exemple, Claude Lévi-Strauss considère qu’il s’agit pour les peuples-de-la-nature de créer des associations mentales, leur permettant de répondre, non pas d’abord à une quelconque efficacité d’ordre pratique, mais à un besoin d’ordre intellectuel dans la perspective d’une « exigence d’ordre » (1962, pp. 21-22) : La vraie question n’est pas de savoir si le contact d’un bec de pic guérit les maux de dents, mais s’il est possible, d’un certain point de vue, de faire « aller ensemble » le bec de pic et la dent de l’homme (congruence dont la formule thérapeutique ne constitue qu’une application hypothétique, parmi d’autres) et, par le moyen de ces groupements de choses et d’êtres, d’introduire un début d’ordre dans l’univers ; le classement, quel qu’il soit, possédant une vertu propre par rapport à l’absence de classement.

Cependant, cet anthropologue ne limite pas ce processus analogique aux seuls peuples-de-la-nature. Bien au contraire, il considère que ce besoin d’ordonnancement et de classement par le biais des analogies est un trait constitutif de la pensée humaine, hier comme aujourd’hui : Or, cette exigence est à la base de la pensée que nous appelons primitive, mais seulement pour autant qu’elle est à la base de toute pensée : car c’est sous l’angle des propriétés communes que nous accédons plus facilement aux formes de pensée qui nous semblent très étrangères.

Dans le chapitre consacré à la logique des classements totémiques, Lévi-Strauss développe l’idée de l’existence d’une logique concrète chez les peuples-de-la-nature, une logique qui serait à la source de cette volonté de classement en vue de créer de l’ordre – un ordre rendu nécessaire pour éviter idéellement tout risque de désordre. Les caractères de cette logique ainsi que la manière dont ils se manifestent sont à mettre en relation avec l’idée que la pensée indigène charge de significations des non-humains

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« perçus comme offrant avec l’homme une certaine parenté. » La raison de cette identification entre êtres humains et êtres-dela-nature – êtres pensés tous appartenir à l’ordre naturel de l’univers – résiderait dans le fait que ces derniers seraient tout comme nous, dotés d’émotion et d’intelligence. Anthropomorphisation des animaux donc, comme nous l’avons déjà relevé dans les ethnographies retenues dans les deux premiers chapitres. Cependant, l’auteur de La Pensée sauvage en précise les limites (Id., p. 58) : Jamais et nulle part, le « sauvage » n’a sans doute été cet être à peine sorti de la condition animale, encore livré à l’empire de ses besoins et de ses instincts, qu’on s’est trop plu à imaginer1, et, pas davantage, cette conscience dominée par l’affectivité et noyée dans la confusion et la participation.

De façon assez comparable, l’anthropologue américain Franz Boas était arrivé à des conclusions assez similaires dans son Anthropologie amérindienne (2017, p. 548) : Forts de ces expériences (de terrain), nous en sommes venus à penser, pour la plupart, qu’il n’existait pas, comme on pouvait le croire, de fossé entre la mentalité de l’homme primitif et celle de l’homme civilisé. Il nous est apparu que la différence entre la pensée et les sentiments du primitif et les nôtres était le produit de la diversité des cultures, qui fournissent le matériau des opérations mentales, plutôt que le résultat d’une divergence fondamentale dans l’organisation mentale des peuples.

Il est par ailleurs intéressant de mettre en perspective cette universalité de la pensée d’Homo sapiens hors impact culturel, avec les conclusions du paléontologue français Jean-Jacques Hublin – directeur du département d’Évolution humaine à l’Institut Max Planck de Leipzig. Des conclusions faisant suite aux 1

Que penser par exemple de la manière dont l’historien israélien Yuval Noah Harari in Sapiens Une brève histoire de l’humanité présente les humains ayant vécu avant la période historique, lorsqu’il affirme (2015, p.14) : « Ce qu’il faut savoir avant tout des hommes préhistoriques, c’est qu’ils étaient des animaux insignifiants, sans plus d’impact sur leur milieu que des gorilles, des lucioles ou des méduses. » ?

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fouilles réalisées à partir de 2004 au Maroc sur le site de Jebel Irhoud1. À savoir que non seulement Homo sapiens serait vieux de 300.000 ans2, mais aussi – et peut-être surtout – que la face des premiers Homo sapiens était tout à fait comparable à celle des hommes d’aujourd’hui, la seule différence notable étant la forme de la boite crânienne. Ce préalable étant posé, quel message nous donne à réfléchir l’auteur de La Pensée sauvage quant aux logiques mentales suivies par les peuples-de-la-nature (Ibid., pp. 95-96) ? Comme on vient de le voir, les logiques pratico-théoriques qui régissent la vie et la pensée des sociétés appelées primitives sont mues par l’exigence d’écarts différentiels. […] Or, ce qui importe aussi bien sur le plan spéculatif que sur le plan pratique, c’est l’évidence de ces écarts, beaucoup plus que leur contenu ; ils forment, dès qu’ils existent, un système utilisable à la manière d’une grille qu’on applique, pour le déchiffrer, sur un texte auquel son inintelligibilité première donne l’apparence d’un flux indistinct, et dans lequel la grille permet d’introduire des coupures et des contrastes, c’est-à-dire les conditions formelles d’un message signifiant.

Et c’est bien ce processus mental qui sous-tend l’existence préalable de polarités, et dont l’opposition apparaît comme une conséquence qui s’impose à l’entendement : Le principe logique est de toujours pouvoir opposer des termes, qu’un appauvrissement préalable de la totalité empirique permet de concevoir comme distincts. Comment opposer est, par rapport à cette exigence première, une question importante, mais dont la considération vient après. Autrement dit, les systèmes de dénomination et de classement, communément appelés totémiques, tirent leur valeur opératoire de leur caractère formel : ce sont des codes, aptes à véhiculer des messages transposables dans les termes d’autres codes, et à exprimer dans leur système propre les messages reçus par le canal de codes différents.

1

Découverte de seize ossements fossiles entre 2007 et 2016 en provenance d’au moins trois adultes, d’un adolescent et d’un enfant. 2 Et non pas ‘’seulement’’ de 200.000 ans, comme les scientifiques l’ont cru pendant longtemps.

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D’où peut-être cette notion d’ « intention classificatrice » qui amène le père du structuralisme à l’existence d’un processus mental qu’il qualifie de « système total », une propension à regarder toute situation exclusivement selon la focale de la binarité (Ibid., p. 260) : Comme l’ont montré nos exemples, dans tous les cas, un axe (qu’il est commode d’imaginer vertical) supporte la structure. Il unit le général au spécial, l’abstrait au concret ; mais, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, l’intention classificatrice peut toujours aller jusqu’à son terme. Celui-ci se définit en fonction d’une axiomatique implicite pour qui tout classement procède par paires de contrastes : on s’arrête seulement de classer quand vient le moment où il n’est plus possible d’opposer.

Que peut-on alors retenir de ce besoin d’ordonnancement et de classement propre à Homo sapiens, ainsi que de cette logique sous-jacente proposée par Lévi-Strauss ? Une première piste consiste à préciser l’idée que pour les peuples-de-la-nature, éviter le désordre est un impératif absolu corroborant un processus mental explicatif de leur volonté de classement, mais aussi de la manière de penser ‘’l’univers ordonné’’. Autrement dit, il s’est très tôt imposé à nos lointains ancêtres la nécessité de concevoir un ordre dans lequel chacun tiendrait une place censée demeurer immuable. Ainsi, dans une pensée dont nous avons analysé le caractère dichotomique, s’oppose très logiquement à cette notion de classement ordonné son pôle antithétique : celui du non-ordre ou du dés-ordre. À savoir que le tandem ordre-désordre pose question per se, tant parmi les anthropologues que les philosophes. Dans La production des Grands Hommes par exemple, l’anthropologue français Maurice Godelier nous donne à comprendre que chez les Baruya, tribu des hautes montagnes de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée, le rôle respectif de l’homme et de la femme suit un ordre imaginé successif de l’avènement des conditions initiales de la culture, diachronie explicative de leur représentation du couple ordre-désordre (1982, pp. 117 et 120) :

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Ce n’est pas par manque de logique, mais par la présence active de tensions et d’oppositions, qui naissent de la manière dont ils (les Baruya) ont organisé et légitimé leurs rapports sociaux. Il existe un ensemble de mythes au sein desquels la pensée procède par une démarche inverse de la précédente, mais pour aboutir au même résultat. Au lieu de s’efforcer d’abaisser ou de nier l’importance des pouvoirs féminins, ces mythes commencent par affirmer que, dans le passé, les femmes possédaient des pouvoirs bien supérieurs à ceux des hommes, mais que ceux-ci, pour des motifs légitimes, s’en sont emparés et les ont retournés contre les femmes qui en sont aujourd’hui encore pleinement dépossédées.

Cependant, si les mythes baruya affirment « l’existence d’une créativité féminine première dans le temps, et première par les choses inventées », Godelier précise également que ces mythes soulignent combien cette créativité féminine aurait été « source de désordre » : Pour eux, c’est la femme qui a inventé les conditions de la culture, les moyens matériels de la chasse, de l’échange, de l’initiation, etc. L’homme ne fait qu’achever, perfectionner ce que la femme a commencé, il agit comme le Soleil qui avait autrefois percé les sexes.

Selon un des mythes rapportés par cet auteur, ce sont les premières femmes qui inventèrent l’arc et les flèches et s’en servirent pour chasser. Mais faute de les utiliser dans le bon sens (Ibid., p. 119), « elles tuaient à tort et à travers. ». Ainsi, ce serait la créativité féminine imaginée « désordonnée, démesurée, dangereuse » qui aurait mythiquement contraint les hommes à intervenir « pour remettre les choses en place (et mettre fin au désordre supposé). Cette intervention, et la violence qu’elle implique, sont donc justifiées parce qu’elles apparaissent comme le seul moyen d’établir l’ordre et la mesure dans la société et dans l’univers. » Dans la culture baruya, la supériorité supposée de l’homme sur la femme viendrait de leur appartenance au monde de la forêt et de la chasse, la femme demeurant confinée dans l’espace « civilisé » que représentent les jardins et le village (Ibid., pp. 121-122) : 99

En fait, pour les Baruya, ce qui fait la supériorité de l’homme sur la femme, c’est qu’il trouve dans la forêt, dans la partie sauvage de la nature, des pouvoirs auxquels la femme n’a pas accès et n’a jamais eu accès.

Le clivage hommes-femmes tel qu’il ressort de l’ouvrage de Godelier – bien qu’il soit de nature à couvrir d’opprobre la gent masculine baruya pour tout ‘’civilisé’’ imbibé de culture grécojudéo-chrétienne – interroge cependant le traditionnel paradigme nature-culture. Il montre en effet qu’il ne peut être compris à l’aune de la seule dichotomie hommes-femmes. Ainsi, la dualité hommes-femmes, à savoir le pôle créativité-jardins – jardins en tant qu’espaces « cultivés » – pour les femmes, et son opposé forêt-nature sauvage pour les hommes, ne se présente pas comme parfaitement antithétique, l’homme étant luimême aussi envisagé du côté de la culture (Ibid., p. 120) : Si l’on voulait à tout prix employer métaphoriquement la distinction nature/culture, je dirais que pour les Baruya l’homme et la femme sont tous les deux du côté de la culture, mais contribuent de manière distincte au passage de la nature à la culture.

Ainsi, les dichotomies hommes-femmes et nature-culture ne peuvent ici se faire totalement écho, car les hypothétiques analogies hommes-nature et femmes-culture ne trouvent pas de justification dans leurs mythes d’origine. Pour les Baruya en effet, il n’y a pas plus d’opposition entre nature et culture qu’entre nature et nature sauvage. Et si le passage de la nature à la culture est différencié entre l’homme et la femme, n’est-ce pas parce que la culture humaine existe depuis les origines ? Car sinon, comment comprendre qu’un hypothétique passage de la nature à la culture soit explicatif de la culture baruya ? Un passage dans lequel la notion de dé-mesure ne semble trouver sa véritable justification que dans le seul dés-équilibre de la relation hommes-femmes. Par ailleurs, si nous nous positionnons dans le contexte d’aventures extraordinaires mêlant mythologie et histoire, comment poursuivre le thème de la relation ordre-désordre sans faire référence au combat mythique titanesque entre des

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forces supposées symboliser le Bien – faisant écho au bienfondé de la Civilisation grecque en train d’émerger –, et celles supposées personnifier son exact contraire ? Dans La Grèce ancienne, les historiens français Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet situent la théogonie hésiodique dans le cadre d’un conflit de pouvoir entre les représentants de l’ordre et ceux du désordre, Zeus étant censé incarner l’aboutissement du modèle grec d’un monde parfaitement ordonné (2011, pp. 25 et 92) : En face d’une souveraineté de l’ordre, représentée par Zeus et par les Olympiens, les Titans incarnent la souveraineté de désordre et de l’hubris.

C’est ainsi que ces deux spécialistes de l’histoire de la Grèce ancienne posent la question du risque de tomber sous le pouvoir néfaste de l’hubris, en attribuant à Hésiode l’idée que l’ensemble des mythes « […] dans la Théogonie, racontent la naissance des différents dieux, l’émergence progressive d’un monde divin organisé jusqu’au moment où la victoire de Zeus rétablit l’ordre qui doit y régner à jamais et que rien ni personne n’aura plus pouvoir de modifier […] ». Et c’est probablement pour combattre la notion de dé-sordre, de dé-mesure et du sentiment de toute-puissance qui lui est attaché, que plus tard Aristote a développé la notion de « juste équilibre » en référence aux origines milésiennes de la civilisation grecque – une notion relative à la problématique ordre-désordre selon nous (Id., p. 233) : Pour être intelligible, l’ordre doit être pensé comme une loi immanente à la nature et présidant, dès l’origine, à son aménagement. Le mythe disait la genèse du monde en chantant la gloire du prince dont le règne fonde et maintient, entre puissances sacrées, un ordre hiérarchique. Les Milésiens recherchent, derrière le flux apparent des choses, les principes permanents sur lesquels repose le juste équilibre des divers éléments dont l’univers est composé.

Il s’agit d’une construction au sens où ce « juste équilibre » n’est pas inné (donc de nature), mais représente une notion que l’habitude – l’habitus des latins – permet d’acquérir. Selon JeanFrançois Mattéi en effet (Id., pp. 103-104) :

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La vertu s’apprend, elle est fondée sur une « raison droite » (orthos logos) dans les mœurs et ce qu’Aristote appelle, comme tous les autres Grecs, l’êthos, qui signifie « comportement » et d’où nous avons formé « éthique », de même que le terme mores a donné notre mot « mœurs ». Qu’est-ce que l’éthique ? C’est l’étude des mœurs, des comportements, à condition que ces façons de vivre soient commandées par une raison droite qui permet à l’homme de choisir le milieu entre tous les choix qui lui sont offerts, en tenant à distance les excès. […] Les Grecs, et Aristote en particulier, ont toujours choisi la « juste mesure », par opposition à la démesure, qui se dit en grec hubris […] l’hubris s’opposant à la dikê (la justice). L’éthique occidentale a toujours été traversée par ce combat entre la mesure et la démesure, entre la juste mesure et l’injuste démesure, entre dikê et hubris.

Terminons le survol anthropologique de cette idée de démesure liée au besoin d’ordonner par deux approches s’inscrivant dans des registres différents. Dans son ouvrage Le paradigme perdu : la nature humaine tout d’abord, Edgard Morin rapproche la notion d’hubris à quelques traits constitutifs de la nature humaine qui nous seraient innés : le sourire, le rire et les larmes. Non pas que nous serions les seuls êtres dans la nature à posséder ces attributs. L’utilisation de termes tels que « jouissance », « extase », « éruption psychoaffective » ou encore « surgissement de l’ubris », souligne cette idée que comparativement aux animaux, l’être humain bénéficierait d’un spectre émotionnel remarquablement étendu. Une réalité humaine qui place ainsi définitivement le sensible et l’affectif devant la raison (Id., pp. 120 et 121-122) : L’enfant sapiens exprime ce que l’enfant de nulle espèce vivante n’a exprimé avec une telle intensité : une faiblesse, une détresse inouïe dans ses braillements, et un contentement incroyable dans le gigotement heureux de tous ses membres. Il passe brutalement du désespoir hurleur au rire béat. Sapiens adulte peut être capable de refouler ses larmes, de contenir son rire, mais en lui l’intensité du rire et des larmes demeure, et il faut mettre ce trait en relation avec d’autres traits psycho-affectifs de caractère éruptif singulièrement oubliés dans l’anthropologie rationalistique de

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l’homo sapiens ; son aptitude d’une part à la jouissance, l’ivresse, l’extase, d’autre part à la rage, la fureur, la haine. […] Quand on rassemble tous ces traits, […] on voit bien que ce qui caractérise sapiens, ce n’est pas une réduction de l’affectivité au profit de l’intelligence, mais au contraire une véritable éruption psychoaffective, et même le surgissement de l’ubris, c’est-à-dire la démesure.

Pour l’anthropologue britannique Mary Douglas, la notion de désordre est à entendre comme caractérisée par deux attributs antagonistes (2001, p. 111) : la notion de limite – « Qui dit ordre dit restriction », et celle de non-limite – « le désordre est, par implication, illimité ». D’où la question de la frontière à poser au couple limité-illimité, ou encore au tandem ordre-désordre. Selon l’autrice de l’ouvrage De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, le désordre ne serait pas en soi sans posséder certaines « potentialités » : C’est pourquoi, tout en aspirant à créer l’ordre, nous ne condamnons pas purement et simplement le désordre. Nous admettons que celui-ci détruit les agencements existants ; mais qu’il est doué aussi de potentialités. Le désordre est donc symbole tout à la fois de danger et de pouvoir.

Tout se passerait donc comme si l’assentiment à la notion d’ordre pris dans un sens le plus étroit, possèderait une dose d’antidote sui generis au motif que l’excès d’ordre génèrerait ‘’naturellement’’ sa dose de dés-ordre. Ainsi, si l’on accepte cette idée du désordre « symbole tout à la fois de danger et de pouvoir », ne faut-il pas s’étonner que durant la période post-néolithique l’histoire des hommes soit jalonnée d’odyssées chantées et glorifiées par les poètes ? D’exploits guerriers magnifiés par les grands de ce monde ? Et d’épopées mythifiées reposant sur la croyance en l’orientation inconditionnellement bienfaitrice de la Civilisation ? Toutes formes d’idéologies laissant penser qu’un tel état de ‘’démesure ordonnée’’ aurait perduré depuis la nuit des temps. Alors que nous avons constaté que les peuples-de-la-nature se sont culturellement dotés de tabous et d’interdits pour éviter

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autant que faire se peut, de tomber dans la séduisante abîme de la démesure.

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Sous-chapitre 15 – Croyance mythique et magie Nous avons souligné l’importance que représentent les mythes fondateurs pour les peuples-de-la-nature, en particulier celui de la guerre entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques, et celui de la pirogue volante de Kudayuri. Pour différents qu’ils soient, ces deux mythes n’en sont pas moins cependant centrés sur la question de la relation entre les êtres humains et leur environnement de vie. Question cruciale en réalité pour ces peuples, car c’est bien la résolution de cette relation qui leur permet de vivre, et leur procure le moyen mythique de résoudre leur incapacité à trouver une réponse objective aux phénomènes naturels auxquels ils se trouvent confrontés. Cela, malgré une capacité d’observation tout à fait pertinente comme nous l’avons noté, avec un point d’orgue que Claude Lévi-Strauss situe au néolithique. D’où l’idée que cet immense travail n’aurait pas pu être effectué sans la mise en place préalable d’un certain nombre de pré-requis. Conditions au nombre desquelles les récits étiologiques et les mythes d’origine occupent une place de choix, permettant à ces peuples de se forger leurs propres identités. Selon nous, c’est donc bien au nom d’une croyance en une histoire imaginée très ancienne – une histoire authentifiée par la tradition orale et remontant magiquement l’échelle des générations jusqu’aux Ancêtres mythiques – que tout doit rester idéellement figé. Et c’est aussi la raison pour laquelle ceux en charge de faire revivre périodiquement les mythes sont dans l’obligation de procéder régulièrement à des rites qui se doivent de demeurer immuables. Marcel Mauss appelle ces acteurs des magiciens, qu’ils soient par ailleurs désignés sous les termes de devins, de chamans ou de sorciers. Pour lui en effet (Ibid., p. 69) : Le magicien est l’homme qui, par don, expérience ou révélation, connaît la nature et les natures ; sa pratique est déterminée par ses connaissances. […] Une bonne partie des connaissances, dont nous parlons ici, est acquise, et vérifiée expérimentalement. Les sorciers ont été les premiers empoisonneurs, les premiers chirurgiens, et

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on sait que la chirurgie des peuples primitifs est fort développée. On sait aussi que les magiciens ont fait en métallurgie de vraies découvertes.

Concernant les paroles et les actes accompagnant les rituels exécutés par les magiciens, celui qui est considéré comme le père de l’anthropologie française souligne le caractère à la fois formaliste et sacré de la magie (Ibid., p. 50) : Le fait que toute incantation soit une formule et que tout rite manuel ait virtuellement une formule, démontre déjà le caractère formaliste de toute la magie. […] Mais, en réalité, les deux séries de rites (manuels et oraux) ont bien les mêmes caractères et prêtent aux mêmes observations. Toutes deux se passent dans un monde anormal. Les incantations sont faites dans un langage spécial qui est le langage des dieux, des esprits, de la magie.

Voulant ainsi se situer dans le domaine du sacré, les rites oraux ont le rôle spécifique de venir interpeller le monde de la sur-nature dans un souci de plus grande efficacité de la magie (Ibid., p. 49) : Si tous ces rites oraux tendent vers les mêmes formes, c’est qu’ils ont tous les mêmes fonctions. Ils ont tout au moins pour effet d’évoquer une puissance (mention d’un nom divin ou démoniaque) et de spécifier un rite. On invoque, on appelle, on rend présente la force spirituelle qui doit faire le rite efficace, ou tout au moins, on éprouve le besoin de dire sur quelle puissance on compte ;

De plus, les incantations dites mythiques consistent à décrire une opération semblable à celle qu’on veut voir se produire. Selon Marcel Mauss, en effet : On assimile le cas présent au cas décrit comme à un prototype, et le raisonnement prend la forme suivante : Si un tel (dieu, saint ou héros) a pu faire telle ou telle chose (souvent très difficile), dans telle circonstance, de même, ou à plus forte raison, peut-il faire la même chose dans le cas présent, qui est analogue.

D’où l’importance accordée au fait que le rite soit pratiqué sous une forme en tout point identique avec ce qu’enseigne la tradition orale. C’est en réalité le mode analogique de la pensée qui est fortement sollicité par les magiciens, dans le but de faire adhérer les auditeurs à une croyance qui se veut communément

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partagée. Ainsi peut-on dire que le mode analogique1 de la pensée, couplé au mode filial2, correspond in fine à une forme d’immuabilité apparente inhérente au mythe, et permettant l’efficacité de la magie. Concernant le rite comme élément de la magie et objet d’une prédétermination collective, Lévi-Strauss développe dans son Anthropologie structurale les mécanismes psychophysiologiques sur lesquels se fondent les cas avérés de mort par conjuration ou par envoûtement (1958 et 1974, pp. 191192) : […] un individu conscient d’être l’objet d’un maléfice est intimement persuadé, par les plus solennelles traditions de son groupe, qu’il est condamné ; parents et amis partagent cette certitude. Dès lors, la communauté se rétracte : on s’éloigne du maudit, on se conduit à son égard comme s’il était, non seulement déjà mort, mais source de danger pour tout son entourage ; à chaque occasion et par toutes ses conduites, le corps social suggère la mort à la malheureuse victime, qui ne prétend plus échapper à ce qu’elle considère comme son inéluctable destin. […] D’abord brutalement sevré de tous ses liens familiaux et sociaux, et exclu de toutes les fonctions et activités par quoi l’individu prenait conscience de lui-même, puis retrouvant ces forces si impérieuses à nouveau conjurées mais seulement pour le bannir du monde des vivants, l’envoûté cède à l’action combinée de l’intense terreur qu’il ressent, du retrait subit et total des multiples systèmes de référence fournis par la connivence du groupe, enfin à leur inversion décisive qui, de vivant, sujet de droits et d’obligations, le proclame mort, objet de craintes, de rites et d’interdits. L’intégrité physique ne résiste pas à la dissolution de la personnalité sociale.

Comment dans une telle description de rejet, ignorer l’impact omniprésent du deux-dichotomie tel développé plus haut3 ? Une dualité particulièrement clivante que l’on retrouve à l’œuvre ici pour la personne incriminée, autant que pour tous les membres de la tribu en réalité. À savoir pour l’exclu d’avoir 1

Voir infra Sous-chapitre 19. Voir infra Sous-chapitre 18. 3 Voir supra Sous-chapitre 12. 2

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fait partie et de ne plus faire partie de la collectivité sans qui il ne peut survivre. Et pour son entourage de « […] le bannir du monde des vivants […] », à considérer qu’il existe ainsi deux mondes exclusifs l’un de l’autre, celui des morts et celui des vivants. Et que c’est bien la collectivité par son attitude sans équivoque, qui décide le passage d’un monde à l’autre : « […] leur inversion décisive qui, de vivant, sujet de droits et d’obligations, le proclame mort, objet de craintes, de rites et d’interdits. » Inversion des attitudes, inversion des polarités, l’une entraînant l’autre irrémédiablement. De plus, une telle cascade de dualités possède la triste qualité d’être irrémé-diablement enfermante. En effet, le rejeté se retrouve rapidement pris au piège de l’exclusion dont, pour lui, la seule issue est de passer d’une polarité perdue, le mondedes-vivants, à son opposé redoutable, le monde-des-morts. Mais cet enfermement mental ne touche-t-il pas aussi les autres membres de la tribu ? Car en effet, nulle part dans le texte lévistraussien il n’est fait mention d’un choix ou d’une ouverture possible vers une situation autre, une potentielle sortie de la dualité qui démentirait un enfermement qui sonne le glas d’une terrifiante binarité. D’où la question du mécanisme à l’œuvre dans de tels cas de mort par conjuration ou par envoûtement ; dans ce processus proprement infernal qui possède un verrouillage à double tour, l’un psychique-interne et l’autre social-externe ; dans cet enchaînement de comportements entraînant une angoisse extrême chez le banni. Une peur psychique tragiquement proactive en réalité, car le condamné se retrouve irréversiblement piégé, sans possibilité aucune de pouvoir s’en sortir1 ; une peur panique qui ne trouve plus la boussole de son pôle antithétique ; une peur hubrisique mettant en lumière les limites de la croyance de ces peuples en l’efficacité de leur magie. Car cette peur paralysante du proscrit lui ferme définitivement tout accès à la croyance aux vertus 1

Etant à considérer que dans ces cultures, personne ne peut survivre isolément en dehors du clan.

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réconfortantes et thérapeutiques de la magie. Une obturation mentale du mode filial de sa pensée le laissant orphelin, et dans la complète impossibilité de trouver le chemin du pôle opposé à celui de son angoisse. Un trait d’union entre peur et croyance magique que prennent bien souvent les atours aussi discrets que charmants dont sait si avantageusement se parer dame Confiance.

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Chapitre IV – Quelques fondamentaux de la pensée humaine Vouloir circonscrire les éléments constitutifs de la pensée des peuples-de-la-nature à quelques ethnographies est un exercice ambitieux, des informations limitées ne pouvant prétendre à une véritable universalité. Et pourtant, le choix des auteurs retenus offre un premier corpus de textes d’une grande richesse au regard de l’objectif recherché. Il aurait d’ailleurs été bien étonnant de ne pas découvrir ici et là quelques pépites permettant d’appréhender les fondamentaux du processus mental de l’être humain, compte tenu de la qualité des informations fournies par des auteurs reconnus pour leur sagacité. Nous les aborderons dans ce dernier chapitre en suivant le cheminement de nos premières constatations. Le dualisme peur-croyance d’abord, celui qui nous est apparu déterminant dans le processus mental d’Homo sapiens. Puis ce que nous avons appelé la tripoïdie de la pensée humaine, à savoir cet équilibre toujours à trouver entre nos trois modes mentaux1. En effet, si nous considérons que l’être humain d’hier est foncièrement le même que celui d’aujourd’hui, alors le dualisme peur-croyance et les trois modes de pensée peuvent nous interroger avec une certaine pertinence.

1

Filial, analogique et causal.

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Sous-chapitre 16 – Le dualisme peur-croyance Si l’on veut bien retenir ici la traditionnelle dualité du paradigme nature-culture, la question que l’on peut se poser est celle de la nature du lien pouvant exister entre ces deux polarités. Ainsi la problématique soulevée devient celle de savoir ce qui pourrait expliquer l’évolution mentale autorisant le passage à la civilisation. Faut-il se focaliser sur l’évolution supposée des éléments culturels des sociétés en voie de néolithisation ? Ou bien ne faut-il pas plutôt interroger la nature de la relation que ces sociétés avaient alors toujours entretenue avec la Nature bienfaitrice-dangereuse ? Précisons que le terme culture sera envisagé ici au sens que lui en a donné l’anthropologue américain Melville Herskovits dans son ouvrage Les bases de l’anthropologie culturelle (1967, pp. 5-6) : « Ce qui distingue des autres l’homme, cet animal social qui nous occupe, c’est la culture. […] Une définition aussi brève qu’utile de ce concept est la suivante : la culture est ce qui dans le milieu est dû à l’homme. » Dans Nature, culture et société, Claude Lévi-Strauss interroge le rapport entretenu entre les termes nature et culture : s’agitil d’un rapport d’opposition, de continuité, ou de complémentarité ? En d’autres termes, comment penser la frontière entre ces deux univers et le passage de l’un à l’autre ? Pour y répondre, il fait tout d’abord le constat de l’absence de règles universelles dans le monde animal (2008, pp. 62 et 63). Une absence aboutissant à une impasse historique du paradigme nature-culture : Cette absence de règles semble apporter le critère le plus sûr qui permette de distinguer un processus naturel d’un processus culturel. […] C’est, en effet, qu’il y a un cercle vicieux à chercher dans la nature l’origine de règles institutionnelles qui supposent – bien plus, qui sont déjà – la culture, et dont l’instauration au sein d’un groupe peut difficilement se concevoir sans l’intervention du langage. […] Aucune analyse réelle (Précision en note bas de page : L’échec de l’analyse réelle vient de l’impossibilité d’observer dans l’expérience d’une part des comportements humains dont les origines seraient

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purement naturelles, d’autre part des comportements animaux dont on pourrait dire avec certitude qu’ils relèvent déjà de la culture.) ne permet donc de saisir le point de passage entre les faits de nature et les faits de culture, et le mécanisme de leur articulation.

Compte tenu de cette difficulté inhérente au tandem natureculture, posons-nous la question de savoir s’il n’existerait pas une autre dualité qui serait suffisamment pertinente pour être posée en alternative crédible à ce paradigme. Selon nous, cette question trouve sa source dans les faits sociaux mis en exergue tout au long de cet ouvrage. À savoir que la justification de la dualité entre nature et culture proviendrait de ce que les peuples-de-la-nature posséderaient un modus operandi dichotomique dans lequel un pôle ferait systématiquement référence à son pôle opposé. Et c’est bien la pérennité, apparente à tout le moins, de ce constat quelque peu ambivalent qui interroge. Un autre aspect relevé au chapitre précédent est celui de la notion de peur et d’angoisse de l’être humain, état difficilement contrôlable en cas d’apparition de grand stress. Il pourrait s’agir d’un état latent de peur psychique, et prêt à surgir dès que se produit ce qui est vécu comme un désordre par les peuples-dela-nature : soit une manifestation jugée insolite de la nature, soit l’apparition de la figure de l’étranger – ou la survenance de l’altérité en général. Si nous admettons que cette notion d’angoisse est centrale au vu des comportements observés in situ par de nombreux ethnologues, alors se pose inévitablement la question de son pôle antithétique. Considérant l’idée qu’il s’agit d’un levier mis en œuvre par ces peuples pour combattre leur état habituel ou sous-jacent de peur d’une part. Que l’efficacité de la magie reconnue collectivement comme telle est consécutive à la croyance, individuelle et collective, en l’efficacité des rites et du magicien d’autre part. Nous postulons que le pôle antithétique de l’angoisse et de la peur humaine est cette notion très prégnante de croyance, formant selon nous la dualité paradigmatique

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angoisse-croyance – ou peur-croyance – comme premier dualisme fondamental d’Homo sapiens. Cet axiome une fois admis, se pose inévitablement la question du rapport pouvant exister entre chacun des deux termes du binôme angoisse-croyance. Celle ensuite de la nature du lien qui les relie, à savoir un rapport d’opposition, de continuité, ou de complémentarité. Et enfin la question de la frontière entre ces deux polarités, ainsi que celle du passage de la peur à la croyance. Contrairement aux difficultés d’appréhension du binôme nature-culture telles qu’évoquées plus haut, le dualisme peurcroyance que nous posons comme premier dans la psyché humaine peut s’avérer plus simple à concevoir. En effet, le premier terme – à savoir la peur ou l’angoisse – n’implique-t-il pas obligatoirement de devoir trouver une réponse rapide, efficace et si possible durable pour y faire face ? Le second terme quant à lui – la croyance dans les mythes ainsi qu’en l’efficacité du magicien et des rites associés – apparaît comme devant être la réponse qui s’impose ‘’naturellement’’, au motif que l’être humain n’a pas vraiment d’autres alternatives pour résoudre cette problématique. Une réponse devant comporter au moins un aspect sous-jacent de croyance selon nous, que celui-ci soit d’ordre magique, religieux ou idéologique. Par exemple, croire que la science expliquera un jour tous les phénomènes observables dans la nature. Ou encore, croire qu’elle arrivera à vaincre définitivement la mort physiologique – la mort corporelle pouvant représenter l’échec de la vie, d’un point de vue matérialiste. Car en effet, même une réponse qui se présenterait comme une négation de croyance de type filial ne reviendrait-elle pas, au bout du compte, à aboutir à une forme de croyance ? Par exemple, la profession de foi ‘’Je ne crois ni à Dieu ni à diable’’ de celui qui ne voudrait se soumettre à aucune autorité dont il jugerait a priori la transcendantalité contraignante et insupportable, ne signifie-telle pas en réalité la croyance en son pôle antithétique – à savoir

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au non-être –, ce qui représente une croyance par défaut, et donc une croyance malgré tout ? Par ailleurs, il n’est pas non plus sans intérêt de rapprocher les termes de ces deux couples peur-croyance et nature-culture. Si nous positionnons a priori la peur du côté de la nature, de façon parallèle la croyance va se retrouver du côté de la culture. D’ailleurs, qui peut prétendre que les peurs que les cultures essaient de juguler, ne sont pas profondément inscrites au cœur de l’Homme ? Ou que la croyance n'est pas un processus culturellement entretenu ? Nous pensons que les péripéties de la vie humaine sont l’occasion – même si pas toujours désirée, évidemment – d’aider l’être humain à vaincre ses peurs et ses démons internes, ce que les psychologues qualifient parfois de névroses et de psychoses. Aussi, nous postulons que si elle s’inscrit très tôt au creuset de la relation mère-enfant, l’attitude de l’être humain face au fait de croyance doit être soutenue individuellement et collectivement pour pouvoir s’incarner dans une foi mature. Par exemple avoir foi en la vie, sinon quel sens lui donner ? Avoir foi en ses capacités personnelles, sinon comment développer ses talents ? Avoir foi en la finitude humaine, sinon pourquoi ne pas se laisser happer par l’hubris et la démesure ? Avoir foi en un dieu-Créateur, sinon quel sens donner à sa propre destinée ? Etc. En somme pour les peuplesde-la-nature, la croyance en la véracité et en l’efficacité des mythes, des magiciens et des rites associés. De plus, croire en la véracité de mythes pensés comme ayant toujours existé comporte une contrepartie positive. Celle de bénéficier – collectivement par le concours d’un sorcier ou d’un chaman, ou individuellement dans les prières et les incantations, par exemple aux esprits du jardin – du ‘’baume mental’’ que provoque l’écoute ou l’incantation. Baume consubstantiel à l’oralité du récit mythique en tant que facteur permettant l’apaisement de la peur et de l’angoisse. Autrement dit de bénéficier de la magie, ou plus précisément de l’effet magique qui en est le résultat attendu, là aussi individuellement

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et collectivement ; ceci dans un processus que l’on peut qualifier de proprement magique. Car si ce n’est pas la magie qui est directement interpellée par les humains, c’est bien la croyance en la véracité de ce qui est mythiquement pensé s’être ‘’réellement’’ passé il y a très longtemps, qui permet à la magie du verbe et de l’imagination de pouvoir opérer. Ainsi, si la source de désordre intérieur – personnel et collectif – est l’angoisse ou la peur, la réponse à cet état de tension se situe dans le champ de la croyance, avec pour objet un récit mythifié et pour effet la magie. Une magie qui s’opère comme ‘’naturellement’’ en tant qu’elle est pensée devoir être efficace. Un processus rendu possible grâce au phénomène de clivage mental que nous postulons être une exclusivité homosapientale. Une spécificité consistant au dédoublement de la pensée, pour permettre une projection mentale dans des histoires relevant du domaine mythique – comme celles d’Ancêtres supposés avoir été à la source de la filiation clanique. Ainsi le mental de ces peuples va-t-il inconsciemment opérer une scission entre le monde tel que vécu dans la banalité de sa réalité quotidienne de nature, et le monde mythique de surnature véhiculé culturellement par la tradition. Un univers régulièrement réactivé par les cérémonies rituelles et les incantations, et quotidiennement entretenu par les codes attachés à la ligne rouge que sont les tabous et les interdits sociaux. Cependant, une telle analyse serait incomplète si nous ne cherchions pas à préciser le lien permettant l’existence du phénomène de croyance, et les ressorts lui permettant de prendre racine dans la psyché humaine. Selon nous, la cheville ouvrière sous-jacente à l’opérabilité de la magie telle que développée dans les paragraphes précédents, porte le nom de confiance. Car en effet, qu’en serait-il si ces peuples n’avaient pas une confiance sans faille en leurs magiciens ? S’ils n’avaient pas une confiance absolue en leurs capacités à faire revivre aujourd’hui, une histoire sensée s’être déroulée dans un passé

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très lointain et qui, à l’époque, avait été couronnée du succès que ces peuples veulent bien lui accorder idéellement ? Ainsi, c’est bien la confiance qui permet à ces peuples-de-lanature de s’extirper de la dyade antithétique peur-croyance, et d’en être le trait d’union en la transformant en une triade peurconfiance-croyance. Une trilogie permettant à ces peuples de sortir au moins provisoirement, du pôle de la peur dans lequel ils se trouvent parfois acculés, pour se réfugier dans celui beaucoup plus apaisant de la croyance. Aussi peut-on dire que le passage du deux-dualité au trois-trialité est nécessaire pour (re) trouver le un-unité. À savoir un état ré-équilibré émotionnellement, dans lequel peur et angoisse ont pu être dépassées1, au moins pour un temps. Cette recherche incessante de re-positionnement entre deux états présumés antagonistes – celui de peur trouvant son apaisement-antidote dans celui de croyance – peut aussi faire penser au cycle naissance-renaissance si habituellement souligné par les ethnologues. Un cycle de reproduction de la nature dont on peut analogiquement faire le lien avec le binôme peur-croyance. À savoir que pour sortir de l’angoisse, il convient de re-naître à la vie, le trait d’union s’appelant dans les deux cas confiance-espérance. Cette idée de re-naissance à la vie a été reprise par l’ethnologue français Arnold Van Gennep en conclusion de son ouvrage Les rites de passage, permettant d’éclairer le lien que nous avons posé entre peur et croyance. Un lien – cette idée de confiance en l’efficacité de la magie, et d’espérance en la vie renaissante – représenté par la notion de « seuils à franchir » qui inscrivent les jalonnements personnel et collectif dans une forme de renouvellement de nature d’un côté, et de transcendance de sur-nature de l’autre (1981, p. 272) : A côté de ce monde complexe des vivants, il y a le monde d’avant la vie et celui d’après la mort. Ce sont là les constantes, auxquelles on a ajouté les événements particuliers et temporaires : grossesse, maladies, dangers, voyages, etc. Et toujours un même but a 1

Voir infra Annexe 5 – Cure chamanique chez les Cuna.

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conditionné une même forme d’activité. Pour les groupes, comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître. C’est agir puis s’arrêter, attendre et se reposer, pour recommencer ensuite à agir, mais autrement. Et toujours ce sont de nouveaux seuils à franchir, seuils de l’été et de l’hiver, de la saison ou de l’année, du mois ou de la nuit ; seuil de la naissance, de l’adolescence ou de l’âge mûr ; seuil de la vieillesse ; seuil de la mort ; et seuil de l’autre vie – pour ceux qui y croient.

Van Gennep n’invite-t-il pas ici le lecteur à passer du deuxdual – celui du monde banal des vivants – au trois-triade que représentent les situations d’avant, de pendant et d’après ? Et ainsi, de penser l’existence sous le prisme de trois mondes par référence à la vie ? Trois mondes, mais une seule vie envisagée comme un temps présent qui s’intercale dans une succession de temps1, mais aussi dans une notion de filiation ? Soulignant par cela même l’importance et la primauté du mode filial de la pensée2 ? Toutes approches venant éclairer le rôle fondamental de la croyance chez Homo sapiens, sésame inestimable pour l’aider à vaincre ses peurs et, peut-être aussi à entrer dans le monde de la Confiance.

1 2

Voir supra Sous-chapitre 13. Voir infra Sous-chapitre 18.

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Sous-chapitre 17 – La tripoïdie de la pensée humaine Une fois admise l’existence du dualisme fondamental peurcroyance et de ses nombreuses implications chez Homo sapiens, que pouvons-nous en déduire au regard des modes de pensée des peuples-de-la-nature ? Précisons en avant-propos que la question des modes de pensée se veut tellement large qu’il serait bien présomptueux de prétendre pouvoir apporter ici, autre chose qu’un début de réponse. Nous nous limiterons donc à l’analyse des modes de pensée des seuls peuples-de-la-nature. Analyse circonscrite, mais ces peuples ne nous interrogent-ils pas aussi sur une humanité que l’on peut postuler être commune ? En effet ces personnes ne sont-elles pas des êtres humains, tout comme nous ? N’ont-elles pas inventé des cultures complexes et sophistiquées, même si apparemment bien différentes des nôtres ? Ne partagent-elles pas avec nous cette notion de filiation, colonne vertébrale de ce que l’on appelle à juste titre la famille humaine ? Par ailleurs, si la pensée de ces peuples-de-la-nature n’était que ‘’magique’’ ou ‘’magico-religieuse’’ comme certains anthropologues l’ont pensé, ces qualificatifs seraient-ils propres à qualifier la totalité de leurs modes de pensée ? Car si l’on adjoint le terme « magique » à une pensée comme étant un tout explicatif – « la pensée magique » –, comment comprendre cet attribut sinon en l’opposant à un autre attribut qui serait par construction, en opposition de sens ? Et par quel adjectif faudrait-il alors envisager de qualifier cette autre polarité ? Faudrait-il parler d’une pensée philosophique ? D’une pensée rationnelle ? Ou encore d’une pensée cartésienne ? Finalement, on peut se demander quel terme conviendrait vraiment, quel terme exprimerait un concept qui serait le parfait contraire de la magie. Et l’on pourrait aussi se demander si cet attribut antithétique ne devrait pas être son frère jumeau tout à la fois, comme pour y introduire presque ’’naturellement’’ une certaine dose d’ambiguïté ? Pour tenter de répondre à la question de ce qui pourrait être l’antithèse d’une pensée considérée comme magique,

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commençons par envisager le constat que Melville Herskovits soumet à notre réflexion. Selon cet anthropologue culturaliste en effet (Id., pp. 165-166) : Nous savons qu’il existe des universaux1 dans la culture humaine, et que certains d’entre eux – mais pas tous – se rapportent aux besoins de l’organisme humain. En vertu de la diversité des manifestations de ces universaux de la culture, la division de la culture aux fins d’études ne nous donne qu’une charpente pour organiser le comportement des peuples, quand nous concrétisons ce comportement dans les institutions et les aspects que nous, savants, reconnaissons. Le concept de l’unité psychique de l’homme, pris dans ce dernier sens, est certainement valable.

En postulant ainsi l’unité psychique de l’être humain, la question qui se pose alors peut être formulée dans les termes suivants : à défaut de réponse à la dualité postulée d’une pensée considérée par certains comme magique, ne convient-il pas de centrer notre analyse sur les processus psychiques à la source même de la pensée humaine ? Posons l’hypothèse qu’ils existent bien, et que l’approche ethnologique que nous avons suivie nous en donne quelques clés d’accès. Postulons que ces processus agissent et interagissent selon trois modes formant système, et que chacun d’eux poursuit une logique qui lui est spécifique. Le mode filial une logique de relation aux êtres humains, aux êtres-de-la-nature ou aux êtres surnaturels. Le mode analogique une logique de mise en résonnance de domaines ou de phénomènes a priori sans relation immédiate les uns avec les autres. Et le mode causal une logique de causalité qui peut être inductive ou déductive. Ainsi, nous pouvons avancer l’idée de l’existence concomitante de ces trois modes de pensée dans la psyché humaine. Trois modes autonomes bénéficiant chacun de son 1

(Ibid., p. 68) : « […] les universaux sont des dénominateurs communs qu’il faut extraire, par induction, de l’ampleur des variations qui se manifestent dans tous les phénomènes du monde naturel ou culturel. » À différencier des absolus qui « […] sont fixes et, tant qu’il s’agit de conventions, ne peuvent varier, différer de culture à culture, d’époque à époque. »

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fonctionnement propre, et préférentiellement bien souvent.

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agissant

de

concert,

Sous-chapitre 18 – Le mode filial Indépendamment des principaux thèmes abordés dans les sous-chapitres précédents – dualité et ambiguïté des comportements humains, prégnance de l’intention classificatrice etc. –, l’analyse ethnologique souligne toute l’importance donnée par les peuples-de-la-nature à la notion de filiation. Derrière ce besoin de se sentir rattaché et (re) lié à une origine commune – l’Ancêtre mythique –, à la fratrie et au clan, nous postulons que c’est la question des origines qui est première en tant qu’exprimant un besoin vital d’être connecté à ses origines, réelles ou imaginées. Cette notion de communauté des origines se concrétise tout d’abord par l’idée d’une humanité commune avec le monde animal. Chez les Achuar par exemple, nous avons retenu l’idée que les animaux sont pensés n’être distincts des humains qu’accidentellement. Et qu’entre ces deux catégories d’êtres il n’y a pas de différence de nature, car tous les êtres vivants sont mythiquement pensés comme étant des êtres humains. Unité originelle avec la nature chez les Trobriandais également, les premiers êtres humains une fois sortis du sol étant censés s’être métamorphosés à leur convenance soit en animaux soit en humains, puis avoir rajeuni et mué indéfiniment. Une origine commune qui s’inscrit également dans un lieu géographique auquel les membres d’un même clan se référent1. Pour ce qui concerne le paradigme des Ancêtres, les auteurs du Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie donnent la précision suivante (Id., pp. 65 et 66) : Pour le groupe et pour l’individu à l’intérieur du groupe, l’ancêtre est un être auquel on se réfère et qu’on honore au moyen de rituels appropriés, autant pour le tenir à l’écart des affaires des vivants que pour solliciter son intervention. La position d’un ancêtre peut être définie soit par une relation généalogique réelle à ses descendants, soit par une généalogie plus ou moins fictive.

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Voir infra Annexe 2 – Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri.

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Ainsi, à côté des ancêtres que l’on pourrait qualifier de proches, les auteurs considèrent une deuxième catégorie d’ancêtres, ceux auxquels les mythes font référence : « […] il s’agit d’ancêtres mythiques, fondateurs de clan, de tribu, de groupe ethnique. Les Ancêtres mythiques sont dans la plupart des cas des figures transcendantes, qu’on les identifie à des animaux « totémiques » (tribus australiennes, Indiens d’Amérique du Nord) ou à des héros humains auxquels leur caractère d’ancêtres éminents et lointains confère une nature proche de celle des dieux. »

Ainsi peut-on poser en hypothèse que c’est bien la qualité de la relation réelle ou imaginée – selon la catégorie d’ancêtres à laquelle on fait référence, ceux vus comme étant du temps présent ou ceux appartenant à un passé très lointain – entretenue avec les ancêtres, et la croyance en la réalité de cette relation qui constituent la force du lien filial : Un ancêtre transmet toujours quelque chose à ses descendants qui, en retour, l’honorent : ce sont les descendants qui font l’ancêtre, de sorte qu’à la mort, c’est pratiquement l’existence d’une descendance qui, en situation normale, permet la transformation du défunt en ancêtre. Cet accès au statut d’ancêtre peut dépendre de la place du défunt dans l’unité de descendance et, comme dans la Chine classique, il peut ne pas concerner les femmes. Les sociétés d’Afrique noire, la Chine, le Japon ont érigé l’ancestralité et le système de filiation et de transmission qui lui est lié en fondement de l’ordre social et de sa reproduction. En Chine, un autel familial peut abriter les tablettes d’ancêtres patrilinéaires s’étageant sur un nombre important de générations […].

Dans son Anthropologie amérindienne, Franz Boas a décrit l’institution complexe des tribus indiennes Kwakiutl de la Colombie-Britannique – province la plus à l'ouest du Canada – connue sous le nom de potlatch. Il s’agissait de grandes fêtes tribales au cours desquelles s’opérait la distribution rituelle de biens matériels, à savoir principalement de couvertures – des centaines, voire plusieurs milliers. Pour ces tribus le potlatch revêtait une importance toute particulière, car il s’agissait du

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moyen privilégié d’acquérir son rang dans la tribu en lien avec les ancêtres (Id., pp. 191 et 192) : Étant donné qu’on considère que ces fréquentes distributions de biens confèrent un rang plus élevé à celui qui donne, ces cérémonies sont aussi l’occasion de mettre en avant les fêtes données par les ancêtres dont l’Indien tire son rang et sa position. […] Ce n’étaient donc pas seulement des hommes qui se livraient bataille avec leur monnaie de tissu, c’étaient aussi et surtout les ancêtres qui appelaient leurs représentants à leur faire honneur en récitant, en public, leurs hauts faits.

Lors d’un potlatch le rôle des ancêtres était en réalité central, car constituant la base de l’organisation sociale de ces tribus amérindiennes (Ibid., pp. 204 et 206-207) : […] Les Kwakiutl sont divisés en un grand nombre de tribus, qui sont elles-mêmes subdivisées en clans. Chaque clan kwakiutl tire ses origines d’un ancêtre mythique venu du ciel, surgi du monde souterrain ou bien sorti de l’océan. Les emblèmes et privilèges […] sont basés sur les aventures des ancêtres dont ils sont censés être les descendants. […] Les traditions des clans indiquent clairement quelle est l’unité sociale d’origine à prendre en compte chez les Kwakiutl. Chaque clan tire son origine d’un ancêtre mythique qui construisit sa maison dans un endroit particulier ; ses descendants s’y établirent par la suite.

L’auteur de l’Anthropologie amérindienne précise également l’existence (Ibid., pp. 302 et 305) « […] de légendes relatives à des esprits qui sont encore en contact permanent avec les Indiens et dotent ces derniers de pouvoirs surnaturels » : Dans ces légendes, les principaux pouvoirs sont le harpon magique qui garantit une bonne chasse à la loutre de mer ; l’instrument de mort qui tue les ennemis vers lesquels il est dirigé ; l’eau de vie qui ressuscite les morts ; le feu brûlant qui consume tout objet vers lequel il est pointé ; et une danse, un chant et des cris qui sont propres à l’esprit. Le pouvoir de cette danse signifie que le protégé de l’esprit va exécuter lui aussi les danses qui ont été exécutées devant lui. Dans ces danses, il personnifie l’esprit. Il porte son masque et ses ornements. La danse doit ainsi être regardée comme une interprétation dramatique du mythe rapportant l’acquisition

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de l’esprit ; elle montre aux gens que le danseur, en rendant visite à l’esprit, a acquis les pouvoirs et les désirs de ce dernier. Quand, de nos jours, un esprit apparaît à un jeune Indien, il lui donne la même danse et le jeune homme revient de son initiation avec tous les pouvoirs et les désirs de l’esprit. Il authentifie son initiation avec sa danse, comme le fit son ancêtre mythique.

Ainsi pouvons-nous affirmer que lors de ces cérémonies rituelles, une certaine osmose se crée entre les hommes d’aujourd’hui et leurs Ancêtres mythiques. Et que c’est grâce à la croyance en la puissance magique des Ancêtres que les hommes se structurent mentalement dans une orientation verticale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on peut penser que c’est l’activation du mode filial de leur pensée lors de ces cérémonies, qui leur permet de raviver le sentiment d’appartenance à une communauté clanique. Par ailleurs, si la filiation humaine est communément envisagée comme le lien de parenté unissant l'enfant à chacun de ses deux parents dans la culture occidentale, qu’en est-il pour les peuples-de-la-nature ? Chez les Trobriandais, la règle juridique et sociale est celle du matriarcat, à savoir une structure matrilinéaire stipulant que, sauf exceptions, les filiations et les héritages suivent la voie utérine. Malinowski précise la nature de cette parenté (Ibid., pp. 128, 129 et 240) : En ce qui concerne la parenté, il faut surtout se rappeler que chez les indigènes, elle est matrilinéaire, et que la transmission du rang, la qualité de membre dans tous les groupes sociaux, ainsi que l’héritage de biens, suivent la filiation maternelle. Le frère de la mère est regardé comme le véritable tuteur d’un jeune garçon, et il existe une série de devoirs et d’obligations mutuels qui créent entre oncle et neveu des rapports très étroits et importants. La véritable parenté, la véritable identité de substance n’existent, estime-t-on, qu’entre un homme et sa famille maternelle. […] La paternité physiologique est inconnue, et aucun lien de parenté ou de sang n’est supposé exister entre le père et son enfant, à l’exception de celui qui s’établit entre le mari de la mère et l’enfant de l’épouse. […] Selon les concepts matriarcaux de parenté, mère et fils ne font qu’un, le père n’étant qu’un étranger (tomakava) pour son fils […].

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Dualité et ambiguïté donc, avec d’un côté une conception matrilinéaire portant la logique interne idéelle d’une filiation passant par un canal unique – celui de la famille utérine via la mère dont la maternité physiologique est patente, alors que ce n’est pas aussi clairement le cas pour la paternité physiologique. Et de l’autre, l’existence parfois bien différente de relations personnelles au sein de la cellule nucléaire entre parents et enfants. De plus, ajoutons que cette unicité de filiation mère-enfant se retrouve à plusieurs niveaux culturels chez les Trobriandais. Unicité d’une pensée symbiotique entre les êtres-de-la-nature et la Nature, les Ancêtres mythiques étant censés avoir jailli du sol à l’origine – et donc avoir été mythiquement enfantés par la mère-nature. Unicité de filiation avec les non-humains, car envisagés avoir pu à l’origine se métamorphoser à leur gré en animaux ou en humains. Unité originelle géographique enfin, car les Ancêtres mythiques sont pensés avoir vécu dans un même lieu, sans mer séparatrice. Un autre modèle de filiation est celui du système de parenté existant chez les Baruya. Une organisation originale de la parentèle que Maurice Godelier décrit comme bi-patrilinéaire, un enfant appartenant au clan et au lignage du père sous deux dimensions, l’une naturelle et l’autre sur-naturelle (Ibid., p. 91) : L’homme n’est pas seul à fabriquer l’enfant dans le ventre des mères. Tout enfant a deux pères, son père humain et le père surnaturel de tous les humains, le Soleil. L’homme ne fabrique en fait que le corps de l’enfant. C’est le Soleil qui en fabrique les yeux, le nez, la bouche, les doigts et les orteils.

Le rôle central du Soleil est notamment rappelé lors des rites de construction de la tsimia – à entendre (Ibid., pp. 65-66) « […] comme la maison des hommes de tous les villages, de tous les lignages à la fois, […] le « corps » (symbolique) de leur tribu, la matérialisation de leur unité contre les ennemis et de leur solidarité contre les femmes » – comme ci-après le soir du dernier jour de sa construction : En allumant ce feu avec des silex, ces hommes reproduisent le geste de leur père surnaturel, le Soleil, source de chaleur et de vie.

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Un mythe baruya, en effet, explique qu’il y a très longtemps, les sexes des hommes et des femmes n’étaient pas percés, qu’ils étaient comme murés. Le Soleil mit fin à cet état de choses en jetant une pierre de silex dans un feu. La pierre chauffa, explosa et ses éclats percèrent le pénis de l’homme, le vagin de la femme, ainsi que leur anus. Depuis, les hommes et les femmes peuvent copuler et se reproduire.

Dans cette culture, c’est l’homme qui détient le rôle valorisé dans le procès de la reproduction humaine, avec l’aide mythique et symbolique du Soleil « père des Baruya ». L’auteur de La production des Grands Hommes fait en particulier référence à l’existence de deux secrets permettant d’appréhender les ressorts du processus de cette pensée (Id., p. 91) : Le premier de ces secrets, c’est […] que le sperme est la vie, la force, la nourriture qui donne la force à la vie. […] Mais le sperme, c’est aussi ce qui fait le lait des femmes, ce qui développe leurs seins et fait d’elles des mères nourricières. […] Le second secret, plus sacré encore puisque, celui-là, aucune femme ne doit le connaître, c’est que le sperme donne aux hommes le pouvoir de faire re-naître les garçons hors du ventre de leur mère, hors du monde féminin, dans le monde des hommes et par eux seuls.

Selon Maurice Godelier, la ritualisation de la re-naissance des garçons est sans commune mesure avec celle destinée aux filles. Si quelques jours suffisent en effet à l’initiation de ces dernières, il faudra une dizaine d’années de ségrégation sexuelle et quatre grandes cérémonies pour séparer un garçon de sa mère ; et le disjoindre ainsi du monde féminin. Il s’agit en réalité d’une véritable rupture, consistant à plonger les garçons pendant toutes ces années dans un monde exclusivement masculin d’où ils sont censés re-naître1. Une renaissance 1

Selon Maurice Godelier (Ibid., p. 240), cette re-naissance a pour conséquence psychologique de créer une « […] formidable ambivalence du rapport (de l’enfant) à la mère. Elle est la première femme sur le chemin de la vie, et cette première femme est protection, douceur, affection ; c’est pourtant sans elle et contre elle qu’il a fallu que le garçon apprenne à vivre pour devenir un homme. »

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symbolique destinée à faire adhérer psychiquement les hommes avant leur mariage au principe d’une dualité hommefemme particulièrement clivante. Cela revient à dire que si une fille naît (biologiquement) du côté des femmes, un garçon se doit de naître à nouveau (symboliquement) du côté des hommes. Comme s’il était insupportable aux yeux des hommes de cette tribu des hautes montagnes de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée, que les femmes puissent donner naissance indifféremment à une fille et à un garçon. Et comme s’il leur fallait symboliquement construire une filiation masculine réservée exclusivement aux hommes. Filiation culturellement créée et ritualisée au fil des premières années de la vie des garçons, venant se substituer à celle biologique féminine. Une filiation visant à supprimer autant que faire se peut la conjonction mère-fils, dans le but d’accentuer la disjonction entre les hommes et les femmes dans une symbolique rituelle de mort-renaissance. Le paradigme d’une nouvelle naissance de l’être humain est un thème récurrent dans la littérature ethnologique. Cette idée de naître ou de re-naître à la vie est étroitement associée à l’observation de rites dédiés, ainsi que le précise Mary Douglas concernant le mythe d’Osiris (Id., p. 113) : « […] tout ce répertoire de notions relatives à la pollution et à la purification est destiné à souligner la gravité de l’événement (la mort) et à faire admettre que le rite a le pouvoir de refaire un homme. » Van Gennep quant à lui, mentionne le rituel osirien en tant que rite de passage en vue d’une agrégation au monde des morts, lors des funérailles pratiquées dans l’Égypte ancienne (Id., pp. 224-225 et 226) : L’idée fondamentale, c’est l’identité d’Osiris et du mort d’une part, du soleil et du mort de l’autre ; il devait, je crois, y avoir d’abord deux rituels distincts qui se sont unis sur le thème de la mort et de la renaissance. En tant qu’Osiris, le mort est démembré, puis reconstitué ; il est mort et renaît au monde des morts, d’où une série de rites de résurrection. En tant que Ra-Soleil, le mort meurt chaque soir : arrivée à la limite de l’Hadès, sa momie est jetée dans un coin et abandonnée ; mais la série de rites par lesquels elle

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passe, dans la barque du soleil, pendant la nuit, le ressuscite et peu à peu, au matin, le voici de nouveau vivant, prêt à reprendre son voyage quotidien dans la lumière, au-dessus du monde des vivants. Ces renaissances multiples du rituel solaire se sont combinées avec la reconstitution unique, à la première arrivée du mort dans l’Hadès, du rituel osirien, de sorte que cette reconstitution en est venue à s’opérer quotidiennement. Ce phénomène de convergence répondait d’ailleurs à l’idée générale que le sacré, le divin, le magique, le pur se perdent s’ils ne sont renouvelés par des rites périodiques.

Ainsi, ces quelques exemples nous donnent à penser la place pivot chez nos lointains ancêtres du mode de pensée que nous avons qualifié de filial, au travers du thème de la renaissance notamment. Un mode éminemment central dans la mesure où de nombreux mythes nous en assignent le rôle référent, une position autour de laquelle va s’organiser la vie sociale avec ses rites, ses obligations et ses interdits. En d’autres termes, nous postulons que le mode filial de la pensée humaine est le creuset dans lequel le ‘’code’’ moral et social de ces peuples va s’incarner, pour définir ce qu’il convient de faire et de ne surtout pas faire. Ce mode mental nous invite en réalité à porter notre regard dans une double direction : du côté amont vers l’existence imaginée de puissances surnaturelles et d’Ancêtres mythiques. Et du côté aval vers les règles gérant le procès de la reproduction humaine pour assurer la pérennité du groupe. Une vision à comprendre selon nous dans un sens à la fois temporel et spirituel. À savoir l’idée pour les ascendants de ‘’fabriquer’’ des descendants qui, en retour, les honoreront afin de ne pas idéellement tomber dans l’oubli. Et c’est probablement là une limite que ces peuples ont touchée de manière intuitive, l’idée que l’âme humaine perdure au-delà de la mort physiologique. Comme si l’âme d’Homo sapiens possédait de façon implicite une ‘’connaissance’’ qui lui serait transcendantale. Un voilement qui relèverait du domaine du sacré, à savoir la croyance en une sur-vie de sur-nature, en

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un au-delà-de-la-nature afin que, peut-être, la vie puisse faire sens tout simplement.

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Sous-chapitre 19 – Le mode analogique Bien que se présentant comme englobant, le mode filial de la pensée humaine tel que développé ci-dessus ne permet pas selon nous, d’appréhender la totalité des relations interpersonnelles et inter-tribales des peuples-de-la-nature. En effet, pour prégnante qu’elle soit apparue à tant d’ethnographes, la notion de pensée ‘’magico-religieuse’’ ne peut être considérée comme un mode mental exclusif au titre qu’il enchâsserait l’idée de magie. Idée que nous avons analysée sous l’aspect d’un processus en lien avec les puissances surnaturelles, ainsi qu’avec les Ancêtres mythiques. De plus, nous avons constaté que le mode analogique de la pensée était lui aussi en étroite relation avec les mythes, les rituels et les tabous jalonnant la vie de ces peuples. En effet, une analogie n’est-elle pas conçue comme un processus mental mettant en lumière une similitude de forme entre des éléments ou des personnes de nature différente ? Ne s’agit-il pas pour l’esprit d’établir entre des données a priori disjointes des rapports de ressemblance ? Que ce soit de façon implicite – la métaphore – ou explicite – la comparaison ? Nous retiendrons ici trois exemples ethnographiques pour illustrer ces correspondances mentales. Sur la notion de pureté et d’impureté dans le système de castes sévissant en Inde du Sud. Puis sur cette même notion par rapport à la représentation de la femme en Europe de l’Ouest. Et enfin, nous analyserons une cure chamanique dans le contexte culturel sud amérindien. Dans son analyse sur la thématique de la notion de pureté et d’impureté symbolisée par la métaphore du corps humain, Mary Douglas prend l’exemple des Coorg pour appréhender le rôle social du système des castes. Il s’agit d’un peuple issu d’un ancien petit royaume du sud-ouest de l'Inde, dont le mythe ciaprès illustre « parfaitement leur comportement et leur mode de pensée » (Ibid., pp. 138-139 et 140) : C’est l’histoire d’une certaine déesse qui se montre toujours plus forte et plus astucieuse que ses deux frères. Elle sort gagnante de tous les matches. Mais comme l’enjeu est l’établissement d’une préséance future, les deux frères décident de vaincre leur sœur par

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la ruse. Ils lui font cracher le bétel qu’elle mâchonne pour voir s’il est plus rouge que le leur. Hélas, elle le remet dans sa bouche, bien qu’il ait déjà été souillé par sa salive. Quand elle eut compris ce qu’elle avait fait, la déesse sanglota et se lamenta, mais accepta sa défaite, qu’elle considéra juste. Cette erreur annulait toutes les victoires précédentes, et désormais, ses frères exercèrent sur elle légitimement une domination éternelle.

Ce mythe pourrait ne pas être du goût de tout le monde quant au vieil antagonisme hommes-femmes. Cependant, si audelà de la dualité fraternelle relatée par le mythe nous suivons une autre grille de lecture, la pierre d’achoppement n’est ni la force ni la ruse, mais selon nous la notion de souillure qui fait écho à la peur et à l’angoisse de l’être humain. En effet, concernant la mise en avant initiale des qualités première et seconde que sont respectivement la force et la ruse, nous pouvons constater une inversion des polarités par rapport à l’idée consistant à attribuer a priori la force au masculin et la ruse au féminin. La « domination éternelle » du masculin sur le féminin telle qu’elle ressort de ce mythe est symbolisée par le tandem ruse-masculin – qualité et position initialement secondes devenant premières – prenant le pas sur son pôle antithétique force-féminin – qualité et position initialement premières devenant secondes. De plus, l’inversion temporelle – la « préséance future » prenant le pas sur un passé et un présent ne convenant pas aux deux frères – peut symboliquement s’expliquer comme la justification de la primauté ‘’éternelle’’ donnée à la culture-ruse portée ici par le masculin, sur la nature-force portée par le féminin. Masculin et féminin pouvant faire implicitement référence à l’homme et à la femme respectivement, mais aussi aux polarités masculine et féminine constitutives de tout être humain. Comment alors comprendre la notion de souillure au cœur du mythe de la déesse Coorg, et plus globalement celle de caste dans le monde indien ? Les Coorg ont leur place dans le système hindou des castes. En Inde, ils ne sont ni des exceptions ni des aberrations […]. Aussi conçoivent-ils le statut social en termes de pureté et d’impureté,

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comme on le conçoit dans tout le régime des castes. Les castes inférieures sont les plus impures. […] Le système entier peut être représenté par un corps qui fonctionne grâce à la division du travail, la tête se chargeant de penser et de prier pendant que les parties les plus méprisables emportent les déchets.

Aussi les personnes réputées plus pures sont-elles hiérarchiquement structurées vers le haut de l’échelle sociale. À l’inverse, celles qui se situent en dessous, quelles que soient les distinctions subtiles établies entre les castes dites inférieures, sont toutes des agents de pollution. Selon Mary Douglas, la pollution symbolise la descente dans la structure des castes par le contact avec les excréments, le sang et les cadavres : Tout comme les autres castes, les Coorg craignent ce qui est extérieur et au-dessous d’eux. Mais, vivant dans les montagnes, ils forment une communauté isolée, et n’ont que des contacts occasionnels et aisément contrôlables avec le mode extérieur. Leur modèle des entrées et des sorties du corps humain est doublement apte à symboliser leur peur, celle d’une minorité au sein d’une société plus vaste. […] Le système hindou des castes embrasse, certes, toutes les minorités, mais il suppose que chacune d’elles est une sous-unité culturelle distincte. A l’échelon local, les sous-castes sont le plus souvent minoritaires. Les castes les plus pures, qui se situent en haut de l’échelle sociale, sont les plus minoritaires. Aussi la répulsion que leur inspirent les excréments et les cadavres n’estelle pas l’expression du statut de la caste au sein du système global ; l’anxiété qu’inspirent à la caste les marges du corps est l’expression du danger qui menace la survie du groupe. […] La pollution de caste n’exprime donc que ce qu’elle prétend exprimer, et non pas un quelconque érotisme, oral ou anal. C’est un système symbolique qui repose sur la représentation du corps et dont le but essentiel est d’ordonner une hiérarchie sociale.

En d’autres termes, on peut dire que la pensée analogique utilise ici la symbolique corporelle qui fait référence socialement, et que ce système offre les clés de compréhension de toute l’organisation sociale opérant parmi les castes indiennes. À savoir vaincre – ou tenter de vaincre – une situation initiale de peur, face à laquelle l’accès au mode causal selon une logique de cause à effet demeure inopérant pour apporter une 133

réponse satisfaisante : insatisfaction à la fois dans le domaine matériel – à savoir la peur humaine en tant qu’ « expression du danger qui menace la survie du groupe » – et dans le domaine spirituel – à savoir la conscientisation de l’angoisse devant l’existence terrestre mortelle que symbolisent les cadavres et les marges corporelles. Ainsi, pour vaincre ou mentalement tenter de mettre à l’écart la peur existentielle de la finitude humaine, il faut à ce peuple indien « ordonner une hiérarchie sociale ». Un ordonnancement par la mise en place d’un système de castes comme réponse à ce qui est pensé comme un désordre de la nature humaine. Désordre dont les effets attendus sont de ‘’magiquement’’ calmer la peur existentielle de l’Homme, et, subsidiairement aussi, d’assurer la survie du groupe. Un second exemple concernant la représentation de la femme et certains aspects de son environnement de vie est proposé par l’anthropologue français Alain Testart. L’auteur de L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail souligne tout d’abord lui aussi, le caractère symbolique propres aux analogies (2014, pp. 54-55 et 57) : […] les croyances s’attachent aux symboles, aux métaphores, aux analogies multiples qu’elles perçoivent entre les choses, et pas du tout à la réalité telle que la définissent nos sciences physiques ou biologiques. Cette réalité-là, elles l’ignorent.

Ainsi en est-il de l’exemple du vin, le « sang de la vigne ». Selon Testart, une telle métaphore fait explicitement référence aux paroles que le Christ adresse à ses apôtres lors de la Cène (dernier repas avant sa condamnation et sa mise à mort) : « ceci est mon corps, ceci est mon sang1 ». Et cette métaphore 1

Matthieu (26, versets 26:29) : « Ils mangeaient. Jésus prit du pain. Il prononça des paroles de louange. Il en fit des parts qu’il distribua à ses disciples en leur disant : Voici pour vous. Mangez, car ce pain est mon corps. Il prit une coupe. Il prononça des paroles de gratitude, et la leur tendit : Que tous boivent, car ce vin est mon sang, le sang de l’Alliance, qui est versé pour beaucoup, en vue du pardon de leurs égarements. Je vous le dis, désormais je ne boirai plus du produit de la vigne, jusqu’au moment de le boire avec vous, dans le règne de mon Père. »

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– tout au moins à un premier niveau de lecture – particulièrement forte expliquerait le fait que le vin est « une affaire d’hommes, autant que l’est la chasse. » Affaire d’hommes et non de femmes, l’analogie entre le vin et la femme s’expliquant par celle entre la femme et le sang : L’analogie entre le vin et le sang suffit à expliquer tous ces faits. Et tout autant le parallèle entre la vigne et la chasse. De même que la femme en menstruation risque de faire fuir le gibier, de même elle risque de gâter le vin. De même que la femme, qui risque de saigner, ne peut attaquer les animaux avec des armes tranchantes, de même elle ne peut tailler la vigne au moyen d’instruments tranchants.

Avec la différence notable toutefois que dans le cas des animaux il s’agit de sang réel, alors que dans celui de la vigne il s’agit de sang symbolique. Dans le même ordre d’idées, Alain Testart questionne d’autres analogies touchant les femmes, les coutumes s’attachant de façon similaire au sang et au sel : Non seulement pour des raisons physiologiques, parce que le sang est salé, mais surtout parce que les croyances et les coutumes s’attachent pareillement aux deux substances. […] Si, donc, les femmes ne pouvaient descendre au saloir sans susciter la grogne de leur père ou mari, c’est parce que le sel évoquait le sang. C’est parce que le saloir (appelé à l’occasion « mère ») est comme une femme – on ne peut cumuler les deux.

Selon l’auteur de L’amazone et la cuisinière, la structure symbolique de toutes ces croyances est toujours la même et se matérialise par des tabous à l’encontre des femmes. Tabous totalement incompréhensibles d’un point de vue rationnel si l’on fait abstraction de la croyance suivante : « le versement de vin, de sang ou de sel, se rachète par un versement de vin, de sang ou de sel. » Une telle grille de lecture vient illustrer la loi dite de similarité1, loi dont Marcel Mauss précise qu’on en connaît deux formules principales (Ibid., p. 61) : « le semblable évoque le semblable, similia similibus evocantur ; le semblable 1

Seconde loi faisant suite à une première dite loi de contiguïté (magique) et suivie d’une troisième dite de contrariété, selon Marcel Mauss (Ibid., pp. 5960 et 63-64).

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agit sur le semblable et spécialement guérit le semblable, similia similibus curantur. » Dernier exemple venant illustrer toute l’importance du mode analogique chez les peuples-de-la-nature, celui d’un rituel pratiqué lors d’un accouchement difficile chez les Cuna, peuple du Panama et du nord de la Colombie. Il s’agit d’une cure chamanique s’appliquant à un ‘’trouble organique’’ : la nondescente de l’enfant pendant la phase de travail d’un l’accouchement. Dans son Anthropologie structurale, Claude Lévi-Strauss analyse certains aspects de cette cure au travers d’un rite qu’il présente (Ibid., p. 213) comme « Le premier grand texte magico-religieux connu relevant des cultures sudaméricaines […] ». Il s’agit d’une longue incantation découpée en cinq-cent-trente-cinq versets1, déclamée par un chaman dont le rôle est de magiquement venir en aide lors d’un accouchement qui se présente mal. Selon cet anthropologue, une telle intervention est rare et fait suite à une demande de la sage-femme appelée à assister l’accouchée. Un rite n’entraînant ni contact physique entre le chaman et la parturiente, ni administration de quelconques remèdes. Dans cet exemple, l’auteur de l’Anthropologie structurale nous invite à penser l’accouchement comme « un voyage dans le monde surnaturel » pour assurer la guérison – à savoir ici la délivrance. Le rôle du chaman va consister à mentalement faire migrer la malade entre deux réalités et entre deux mondes : « de la réalité la plus banale au mythe, de l’univers physique à l’univers physiologique, du monde extérieur au corps intérieur. » Un tel voyage mental nécessite d’évoquer et de dévoiler une ‘’réalité’’ cachée, en empruntant un chemin qui ne sera accessible que par la croyance et l’adhésion de l’accouchée à l’histoire des différents personnages du mythe (Id., pp. 221 et 226) : Tout se passe comme si l’officiant essayait d’amener une malade […] à revivre de façon très précise et très intense une situation 1 Versets partiellement reportés. Voir infra Annexe 5 – Cure chamanique chez les Cuna.

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initiale, et à en apercevoir mentalement les moindres détails. En effet, cette situation introduit une série d’événements dont le corps, et les organes internes de la malade, constitueront le théâtre supposé. […] La cure consisterait donc à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs […] et acceptables pour l’esprit des douleurs que le corps se refuse à tolérer. Que la mythologie du chaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit, et elle est membre d’une société qui y croit. Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques, font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers.

Concernant les esprits en présence, il est à considérer que Muu est une puissance responsable de la formation du fœtus et que les muugan – Muu et ses filles – sont (Ibid., p. 217) : « […] les forces qui président au développement du fœtus et qui lui confèrent ses kurngin, ou capacités. » Cependant, Muu en tant que « force dévoyée » est censée être aussi – et en même temps – le lieu de la maladie – à savoir les organes de la future maman (Ibid., p. 218) : L’obscur « chemin de Muu », tout ensanglanté par l’accouchement difficile, et que les nuchu doivent reconnaître à la lueur de leurs vêtements et chapeaux magiques, est donc, incontestablement, le vagin de la malade. Et le « séjour de Muu », la « source trouble » où elle a sa maison, correspond bien à l’utérus […].

Quant au « principe spirituel » appelé purba – que l’on peut traduire par « double » ou « âme » – partagé avec les animaux, Lévi-Strauss précise que chaque partie du corps possède son purba, chacun d’eux présidant au fonctionnement d’un organe particulier. Il précise également (Ibid., p. 217) : « […] le purba de l’utérus n’est pas considéré comme victime, mais comme responsable du désordre pathologique. » Un désordre – ou une démesure – auquel le rôle du chaman est d’y mettre fin. Pour y arriver efficacement et restituer à la malade « son double spirituel » perdu – « ou plus précisément un des doubles

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particuliers dont l’ensemble constitue sa force vitale1 » –, le chaman est aidé par les esprits protecteurs (les nuchu), des figurines sacrées qu’il a préalablement confectionnées et dont l’efficacité provient de ce qu’elles sont « sculptées dans des essences prescrites ». Accompagné par la puissance efficace de ces derniers et aidé par la force de son intention, de son savoir et de ses dons, le chaman va s’introduire par la pensée dans le vagin puis dans l’utérus de la ‘’malade’’. Une fois installé dans les lieux (Ibid., pp. 219, 220, 214 et 215), un « combat simulé » s’engage, une lutte « entre esprits secourables et esprits malfaisants » : Le combat n’est pas engagé contre Muu elle-même, indispensable à la procréation, mais seulement contre ses abus ; […] le chaman, assisté de ses esprits protecteurs, entreprend un voyage dans le monde surnaturel pour arracher le double à l’esprit malin qui l’a capturé et, en le restituant à son propriétaire, assure la guérison.

Selon l’auteur de l’Anthropologie structurale, un accouchement dans lequel l’enfant à naître ne suit pas le rôle ‘’ordonné’’ qui lui est culturellement assigné, se résume à une question d’ordre et de désordre. Lévi-Strauss insiste sur cette problématique de désordre interne qu’il convient de juguler par une remise en ordre, l’explication de la cure chamanique et de son efficacité ne pouvant en réalité se comprendre hors du binôme ordre-désordre (Ibid., pp. 225-226) : Ce n’est pas seulement contre les velléités élusives de Muu que la cure doit être, par des procédés minutieux, « verrouillée » : son efficacité serait compromise, si, avant même qu’on puisse attendre ses résultats, elle ne présentait pas à la malade un dénouement, c’est-à-dire une situation où les protagonistes ont retrouvé leur place, et sont rentrés dans un ordre sur lequel ne plane plus de menace.

Posons-nous maintenant la question de la compréhension du processus de guérison shamanique, au regard du couple peur1

(Ibid., p. 216) : « […] le niga semble être, sur le plan spirituel, l’équivalent de la notion d’organisme : de même que la vie résulte de l’accord des organes, la « force vitale » ne serait pas autre chose que le concours harmonieux de tous les purba, dont chacun préside au fonctionnement d’un organe particulier. »

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croyance et du mode analogique de la pensée ? Précisons tout d’abord que le point de départ justifiant l’intervention du chaman est une peur parfaitement appréhendable, un accouchement pouvant rapidement se transformer en tragédie. N’oublions pas que nous sommes plongés ici dans un environnement de pure nature, dans lequel toute forme d’assistance médicale propre à « la civilisation mécanique » est exclue. Aussi l’enjeu est-il de taille : la vie de l’enfant et celle de sa mère. Nous avons vu que la réponse à cette angoisse s’appelle croyance, une croyance – personnelle et collective – dans les pouvoirs du chaman à assister efficacement l’accouchée, pour que la situation se débloque et que la délivrance puisse survenir sans dommage : La malade les accepte (les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques), ou, plus exactement, elle ne les met jamais en doute. Ce qu’elle n’accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le chaman va replacer dans un ensemble où tout se tient.

C’est en réalité lors de la phase thérapeutique de la cure proprement dite que le chaman va agir par toute une série d’analogies et de correspondances mentales (Ibid., pp. 221222) : A des images de la femme gisante dans son hamac ou dans la position obstétricale indigène, genoux encartés et tournée vers l’est, gémissante, perdant son sang, […] succèdent les appels nominaux aux esprits : ceux des boissons alcooliques, ceux du vent, des eaux, et des bois […]. Les thèmes se rejoignent et se répondent : comme la malade, les nuchu (les esprits protecteurs des figurines sacrées) dégouttent, ruissellent de sang ; et les douleurs de la malade prennent ici des proportions cosmiques : « Son blanc tissu interne s’étend jusqu’au sein de la terre… jusqu’au sein de la terre, ses exsudations forment une flaque, tout comme du sang tout rouge » […].

Ainsi sommes-nous dans ce récit chamanique face à de multiples associations d’images. Certaines en provenance du monde physique vécues par les protagonistes, d’autres fournies 139

par le récit mythique de sur-nature. Une telle mise en correspondance mentale permet aux acteurs de participer symboliquement au combat contre ce qui est vécu comme un désordre de la nature. Désordre en tant que représentant une situation de douleur non comprise selon le mode causal – à savoir suivant une logique de cause à effet à laquelle nous sommes très habitués. Il est intéressant de noter que la cause de ce désordre tel que le donne à comprendre le récit rapporté par Lévi-Strauss, n’incombe pas à un esprit en particulier qui devrait être considéré comme un ennemi à combattre. L’intention du chaman est plutôt de contrecarrer une tentative de démesure, une situation jugée proprement contre-nature – une situation pensée en antithèse d’une nature qu’il convient de re-ordonner. Car si Muu est considérée comme un esprit bienfaiteur, sa nature ambivalente peut cependant aussi se présenter comme son pôle opposé. Et cette ambiguïté-là, celle d’un ordre qui deviendrait désordre sans possibilité de contrôle, comment l’appréhender en dehors du récit mythique ? Comment la comprendre dans un monde où tout se présente a priori comme basiquement binaire – les forces du bien contre les forces du mal –, si ce n’est en recherchant un lien entre deux mondes disjoints : le monde naturel pensé ordonné, et le monde sur-naturel accessible par la magie ? Une relation permettant à l’accouchée de retrouver le chemin de la guérison, grâce à la croyance en l’efficacité du pouvoir ‘’magique’’ du chaman. En effet, son récit ne consiste-t-il pas à ré-ordonner, ou plus précisément à re-naturaliser une situation considérée comme devenue contre-nature ? Un travail de ré-ajustement de la nature rendu efficient grâce à la puissance évocatrice de son récit1. Car c’est bien l’intervention supposée de Muu et de ses 1

Notons que de nombreux termes utilisés dans l’incantation chamanique – tels les verbes dégoutter et ruisseler, ou encore les noms sang, boissons, eaux et flaque – font partie du registre de ce qui est liquide et appartiennent au monde aquatique. Tout un ensemble d’analogies qui résonnent

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filles dans le corps de la parturiente qui va agir comme un baume bienfaiteur sur sa psyché, et lui permettre de retrouver un climat de confiance pour vaincre ‘’naturellement’’ son angoisse paralysante – et permettre finalement le bon déroulement de l’accouchement. Ainsi selon nous, la clé de compréhension de la fin du désordre se situe dans la résolution du dualisme fondamental peur-croyance dans lequel l’accouchée se trouve enfermée. Car en effet, n’est-ce pas grâce à sa croyance dans les pouvoirs de guérison du chaman que la magie va pouvoir opérer ? Une magie consistant à passer d’une situation d’opposition – une réalité vécue par l’accouchée comme ambigüe et non compréhensible, car incarnant en même temps les notions opposées de bien et de mal – à un état de confiance dans les pouvoirs salvateurs du shaman. Puis, progressivement au rythme du déroulement de la cure, à la croyance que ‘’l’ordre naturel des choses’’ va enfin pouvoir reprendre ses droits. Pour ce faire, l’instauration de la trilogie peur-confiancecroyance n’aurait jamais pu intervenir sans la mise en place des analogies mentales que permet la cure shamanique. Des analogies foisonnantes en réalité, dénotant la présence très active du mode analogique de la pensée pour les deux protagonistes de la cure. Ainsi les nombreux « appels nominaux aux esprits » vont-ils générer chez celle qui vit une situation de contre-nature de multiples associations de personnages et de situations qui vont entraîner la sortie de l’état de peur, et finalement permettre le déclenchement du processus de guérison. Le mode analogique de la pensée humaine est donc un mode mental particulièrement puissant, comme ces différents exemples nous le montrent. Un mode qui agit généralement de concert avec le mode filial – d’où probablement le qualificatif de « magico-religieux » employé par certains pour définir une telle pensée – mais, en réalité, chacun suivant sa propre logique. particulièrement avec le corps humain majoritairement constitué de molécules d’eau.

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Sous-chapitre 20 – Le mode causal Dans les deux sous-chapitres précédents, nous avons analysé deux modes de pensée que nous avons qualifiés de filial et d’analogique, faisant appel à un processus relationnel et référentiel pour le premier, à un rapport de similitude et d’association d'idées, de situations ou de personnes pour le second. Il nous reste maintenant à considérer le troisième mode de la pensée humaine. Un mode1 mettant en œuvre l’observation et le raisonnement, dans le but de trouver dans un rapport de cause à effet des éléments de réponse objectivés aux situations non-compréhensibles et posant question aux peuples-de-la-nature. Le contexte étant ainsi posé, qu’en est-il de ce mode de pensée ? Peut-on affirmer que le mode causal a toujours été à l’œuvre parmi les peuples-de-la-nature ? Ou ne s’agirait-il pas plutôt d’un simple avatar du processus civilisationnel dont nous serions devenus les bien-heureux bénéficiaires ? Si nous nous considérons désormais, à tort ou à raison, comme des personnes-hors-de-la-nature – parce que de moins en moins habituées à vivre dans sa grande proximité au quotidien ; si nous nous estimons immergés dans une culture technologique aiguillonnée par la recherche scientifique – sachant que selon l’anthropologue tunisien Mondher Kilali dans son Introduction à l’anthropologie (1992, p. 20) : « […] la rationalité et le progrès, (sont) ces valeurs cardinales du monde industriel […] » ; et enfin si nous nous imaginons vivre désormais dans un monde connecté et globalisé. Alors combien pertinente la question du mode causal de la pensée humaine l’est-elle a priori, spécialement lorsqu’elle s’applique aux peuples-de-lanature. Pour apporter quelques éléments de réponse à ce mode mental porté au pinacle dans un Occident dominé par la Raison, les deux exemples proposés ci-après mettent en œuvre les 1

Le mode causal peut prendre deux formes : inductive – partir de l’observation pour induire une conclusion de portée générale – et déductive – partir d’une affirmation générale pour en déduire une conclusion particulière.

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modes causal et analogique de la pensée humaine. Le second venant en appui du premier, l’un et l’autre allant dans une même direction : celle de la recherche d’une toujours-plusgrande efficacité. Selon l’auteur de La Nature domestique, les Achuar choisissent l’emplacement d’un site d’habitation sur base de critères qui ne peuvent en aucune manière être qualifiés de purement arbitraires ou de simplement subjectifs (Ibid., pp. 174 et 181) : Les critères indigènes permettant d’évaluer les potentialités agronomiques d’un site sont généralement triples : nature de la situation et du relief, nature des sols et nature de la couverture végétale. […] Les caractéristiques agronomiques d’un sol fertile sont très clairement définies par les Achuar : le manioc y vient plus longtemps qu’ailleurs, ses racines y sont plus grosses et plus abondantes, la culture du maïs, de l’igname et des arachides y est plus facile et les bananiers s’y reproduisent automatiquement par rejet sur le stipe du plant-mère (ce qui n’est pas le cas dans les sols pauvres).

Cependant, l’observation des éléments favorables à la culture des jardins n’empêche nullement que le paradigme d’un sol fertile soit le domaine de shuwin nunka, un être anthropomorphisé « barbu », la barbe et les cheveux étant perçus comme « directement associés à l’idée de fécondité et de puissance sexuelle ». Cette double approche analogicocausale montre qu’il y a chez ce peuple, la manifestation ici concomitante de deux modes de pensée : une pensée causale basée sur l’observation méthodique de la nature d’un côté. Et une pensée analogique venant en quelque sorte combler leurs lacunes biologiques par l’adjonction d’un esprit tutélaire des jardins, de l’autre. Autre exemple celui des Trobriandais qui, pour répondre à leurs divers besoins de navigation, fabriquent trois types de pirogues en fonction de leur utilisation future. Le premier concerne le transport côtier, ce qui implique des canoës petits, légers et maniables. Le second est conçu pour la pêche,

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nécessitant des canots plus grands et mieux à même de tenir la mer. Enfin, le troisième type de pirogue est destiné à la navigation en pleine mer, en particulier aux expéditions Kula (Ibid., pp. 172 et 196) : Du point de vue technique, les canots de haute mer […] sont de loin les plus étudiés, les mieux construits et les plus capables de tenir la mer. Ils constituent indiscutablement les chefs d’œuvre de l’ingéniosité indigène. […] […] du point de vue technologique (lors de la phase consistant à placer les falques sur les côtés de la pirogue, l’indigène) se trouve devant tout un jeu d’éléments constitutifs qu’il importe d’ajuster avec un degré infini de précision, et ceci, sans le secours du moindre instrument de mesure.

De plus, connaissance technique et strict respect de la magie vont de pair dans le cadre d’une pensée équilibrée entre plusieurs modes de pensée. L’un faisant appel à la « dextérité manuelle » – à savoir relevant selon nous du mode causal de la pensée. Et l’autre qualifié de magique, entrelacs des modes mentaux analogique et filial comme développé plus haut (Ibid., pp. 175-176) : Il importe aussi de bien saisir comment les indigènes comprennent les rapports entre l’efficacité magique et la dextérité manuelle du constructeur. Toutes deux sont tenues pour indispensables, mais on s’imagine que chacune d’elles joue indépendamment. Ceci revient à dire qu’aux yeux des aborigènes, la magie, pour efficace qu’elle soit, ne remédiera pas aux inconvénients d’un mauvais travail. Magie1 et compétence professionnelle ont chacune leur domaine propre : le constructeur, grâce à sa science et à son talent, fabrique une pirogue stable et rapide, tandis que la magie lui assure une stabilité et une vitesse supplémentaire. Si une embarcation est, de toute évidence, mal faite, les indigènes sauront pourquoi elle avance lentement et pourquoi elle est difficile à manier. Mais s’il arrive que, de deux canots identiques,

1

« Loin d’être un accessoire inutile, ou même une gêne pour le travail, la magie tient lieu d’autorité psychologique qui insuffle de la confiance aux indigènes quant à la réussite de leur ouvrage et leur procure une sorte de guide tutélaire naturel. »

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en apparence bien fabriqués, l’un surpasse l’autre sous certains rapports, la raison sera imputée à la magie.

Ainsi, ces deux exemples nous amènent-ils à l’idée de l’existence d’une authentique connaissance empirique parmi les peuples-de-la-nature. De plus, la mise en œuvre simultanée des deux modes de pensée analogique et causal fait écho à ce que Descola appelle (Ibid., p. 238) la « théorie indigène de la causalité magique ». Pour tenter d’en cerner les contours, examinons l’idée d’une « science du concret » que Claude LéviStrauss développe dans La Pensée sauvage (Ibid., pp. 27-28 et 30) : Pour transformer une herbe folle en plante cultivée, une bête sauvage en animal domestique, faire apparaître chez l’un ou chez l’autre des propriétés alimentaires ou technologiques qui, à l’origine, étaient complètement absentes ou pouvaient à peine être soupçonnées ; pour faire d’une argile instable, prompte à s’effriter, à se pulvériser ou à se fendre, une poterie solide et étanche (mais seulement à la condition d’avoir déterminé, entre une multitude de matières organiques et inorganiques, la plus propre à servir de dégraissant, ainsi que le combustible convenable, la température et le temps de cuisson, le degré d’oxydation efficace) ; pour élaborer les techniques, souvent longues et complexes, permettant de cultiver sans terre ou bien sans eau, de changer des graines ou racines toxiques en aliments, ou bien encore d’utiliser cette toxicité pour la chasse, la guerre, le rituel, il a fallu, n’en doutons pas, une attitude d’esprit véritablement scientifique, une curiosité assidue et toujours en éveil, un appétit de connaître pour le plaisir de connaître, car une petite fraction seulement des observations et des expériences (dont il faut bien supposer qu’elles étaient inspirées, d’abord et surtout, par le goût du savoir) pouvaient donner des résultats pratiques, et immédiatement utilisables. […] Cette science du concret devait être, par essence, limitée à d’autres résultats que ceux promis aux sciences exactes et naturelles, mais elle ne fut pas moins scientifique, et ses résultats ne furent pas moins réels. Assurés dix mille ans avant les autres, ils sont toujours le substrat de notre civilisation.

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Approche qui a cependant l’inconvénient de devoir répondre à une difficulté de théorisation difficilement soluble en termes de synchronie (Ibid., p. 28) : L’homme du néolithique ou de la proto-histoire est donc l’héritier d’une longue tradition scientifique ; pourtant, si l’esprit qui l’inspirait, ainsi que tous ses devanciers, avait été exactement le même que celui des modernes, comment pourrions-nous comprendre qu’il se soit arrêté, et que plusieurs millénaires de stagnation s’intercalent, comme un palier, entre la révolution néolithique et la science contemporaine ?

Une telle discontinuité serait intervenue dans le long sillage du processus de néolithisation, paradoxe que Lévi-Strauss propose de résoudre par la dichotomie d’une soi-disant « pensée scientifique » : Le paradoxe n’admet qu’une solution : c’est qu’il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’un et l’autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l’esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ; comme si les rapports nécessaires qui font l’objet de toute science – qu’elle soit néolithique ou moderne – pouvaient être atteints par deux voies différentes : l’une très proche de l’intuition sensible, l’autre plus éloignée.

Partant de cette hypothèse, le fondateur de l’anthropologie structurale précise le rôle qu’il attribue aux mythes et aux rites (Ibid., pp. 29-30) : Loin d’être, comme on l’a souvent prétendu, l’œuvre d’une « fonction fabulatrice » tournant le dos à la réalité, les mythes et les rites offrent pour valeur principale de préserver jusqu’à notre époque, sous une forme résiduelle, des modes d’observation et de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des découvertes d’un certain type : celles qu’autorisait la nature, à partir de l’organisation et de l’exploitation spéculative du monde sensible en termes de sensible.

Au regard de notre thèse concernant les trois modes de pensée chez Homo sapiens, que pouvons-nous retenir de ce double mode de la « pensée scientifique » lévi-straussienne ? Constatons tout d’abord qu’il s’agit d’une approche clivante et 147

quelque peu ambigüe, entre deux modes de pensée jugés l’un et l’autre scientifiques. Mais aussi des modes considérés comme différents – « distincts » – selon que l’on questionne nos lointains ancêtres par le biais des mythes ou des rites, ou que l’on porte un regard réflexif sur la pensée de l’homme occidentalisé. Approche articulée autour de la notion du « sensible », notion qui n’est cependant pas sans poser son lot de questions. La première relève de la logique pure : comment justifier en effet qu’un mode de pensée, que le père de l’anthropologie structurale qualifie de scientifique, puisse être double ? Comment l’un-unité pourrait-il devenir ‘’magiquement’’ un deux-double sous l’effet du processus de néolithisation ou de ses conséquences ? Cette hypothèse ne revient-elle pas en réalité à stigmatiser une dualité idéelle, car présentée par son concepteur comme seule réponse – « Le paradoxe n’admet qu’une solution » – à l’ambiguïté qu’il souligne à bon escient ? Comme si l’approche duale se devait de demeurer une norme et une systémique, envers et contre tout ? Par ailleurs, si dans une pensée qualifiée de scientifique le facteur discriminant à retenir devait être une notion de proximité ou de non-proximité entre l’intuition et les sens, cela ne sous-entendrait-il pas que l’homme de science d’aujourd’hui devrait ne plus faire appel à ses sens dans une démarche intuitive ? Cela serait-il alors seulement possible d’avoir des intuitions qui ne soient pas partiellement subjectives ? Peut-on imaginer l’être humain, même dans une posture d’homme de science, à ce point détaché de ses sens, au point que son intuition serait comme par magie devenue étrangère à ses propres sens pour demeurer totalement objectivée ? Une telle vision, celle d’une pensée humaine qui serait devenue ‘’scientifique’’ du seul fait de son éloignement d’avec l’intuition sensible, ne serait-elle pas en réalité une parfaite

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illustration d’une critique1 formulée par l’anthropologue américain Edward T. Hall dans La dimension cachée, au sujet de l’homme moderne (1971, p. 106) : « Le reproche le plus sérieux que l’on puisse adresser aux nombreuses tentatives d’interprétation du passé de l’homme est qu’elles projettent sur le monde visuel du passé la structure du monde visuel contemporain » ? Concernant la difficulté lévi-straussienne à concevoir un continuum du mode causal de la pensée humaine, ne pourraiton pas envisager que le couple subjectivité-objectivité soit conséquence – et non pas cause – d’une pensée qui serait par nature subjective, et peut-être même un peu magique ? Car sinon, une pensée qualifiée de scientifique ne se réduirait-elle pas à une seule de ses trois composantes – à savoir le mode que nous avons qualifié de causal –, excluant de ce fait l’existence en dehors d’elle-même de tout autre mode de pensée ? Une vision qui serait alors envisagée sous un prisme unique et techno-anthropocentré ? Une vision qui ferait l’impasse de la subjectivité que nous impose pourtant notre perception, comme nous le donne à réfléchir l’auteur de la Phénoménologie de la perception (Ibid., pp. 61 et 62) : Or ici les données du problème (la structure de la perception) ne sont pas antérieures à sa solution, et la perception est justement cet acte qui crée d’un seul coup, avec la constellation des données, le sens qui les relie, – qui non seulement découvre le sens qu’elles ont mais encore fait qu’elles aient un sens. […] La perception une fois comprise comme interprétation, la sensation, qui a servi de point de départ, est définitivement dépassée, toute conscience perceptive étant déjà au-delà. […] La pure sensation, définie par l’action des stimuli sur notre corps, est l’ « effet dernier » de la connaissance, en particulier de la connaissance scientifique, et c’est par une illusion, d’ailleurs naturelle, que nous la mettons au début et la croyons antérieure à la connaissance. Elle est la manière nécessaire et nécessairement 1

Critique à laquelle l’auteur du présent essai ne se soustrait pas non plus pour autant, tant il est difficile de concevoir la juste proximité entre nos modes de pensée et ceux de nos lointains aïeux.

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trompeuse dont un esprit se représente sa propre histoire. Elle appartient au domaine du constitué et non pas à l’esprit constituant. C’est selon le monde ou selon l’opinion que la perception peut apparaître comme une interprétation.

Ainsi, toute perception nécessiterait un travail préalable d’interprétation de la psyché humaine à partir des informations captées par nos sens. Autrement dit, la perception serait déjà un résultat du travail de la psyché humaine, travail présentant les deux caractéristiques que sont la subjectivité et la nonconscience par le sujet. C’est aussi un résultat de l’instantanéité qui ne peut, de ce fait, classer l’approche perceptive sous le registre de l’objectivité suivant le principe de causalité. De plus et toujours selon Merleau-Ponty, il manque à la Gestalttheorie1 un renouvellement des catégories marquant les limites de la pensée. Aussi ce philosophe nous invite-t-il à revisiter et à remettre en cause « la pensée objective de la logique et de la philosophie classiques », à savoir une pensée habituellement et culturellement envisagée sous le prisme de la dualité et du clivage (Ibid., pp. 75-76) : Mais, pour exprimer suffisamment ces relations perceptives, il manque à la Gestalttheorie un renouvellement des catégories : elle en a admis le principe, elle l’a appliqué à quelques cas particuliers, elle ne s’aperçoit pas que toute une réforme de l’entendement est nécessaire si l’on veut traduire exactement les phénomènes et qu’il faut pour y parvenir remettre en question la pensée objective de la logique et de la philosophie classiques, mettre en suspens les catégories du monde, mettre en doute, au sens cartésien, les prétendues évidences du réalisme, et procéder à une véritable « réduction phénoménologique ».

S’il eut été bien présomptueux dans le cadre de cet ouvrage de développer la pensée merleau-pontienne, pour autant il n’aurait pas été raisonnable d’en faire l’impasse. Dans le cadre de cette « réduction phénoménologique », Merleau-Ponty propose un ensemble de tandems qui sont censés s’exclure – à 1

Théorie de la psychologie qui définit que chaque élément doit être considéré comme élément d’un ensemble et en fonction de sa relation avec cet ensemble, et non pas séparément.

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savoir les notions de « l’étendue » et « de la pensée », « du signe vocal » et de « la signification », et enfin de « la cause » et de « la raison ». Des dualités participant de ce processus mental consistant à mettre dos à dos des concepts qu’il n’est peut-être pas forcément approprié d’opposer. Ou sinon, à considérer que la « pensée objective » est un avatar de la pensée cartésienne possédant ses propres limites ? Une pensée qui serait objective dans le cadre de la physique, et ne le serait pas dans celui des « phénomènes » – ceux qui touchent l’insondable Homo sapiens ? La pensée objective, celle qui s’applique à l’univers et non pas aux phénomènes, ne connaît que des notions alternatives ; à partir de l’expérience effective, elle définit des concepts purs qui s’excluent : la notion de l’étendue, qui est celle d’une extériorité absolue des parties, et la notion de la pensée, qui est celle d’un être recueilli en lui-même, la notion du signe vocal comme phénomène physique arbitrairement lié à certaines pensées et celle de la signification comme pensée entièrement claire pour soi, la notion de la cause comme déterminant extérieur de son effet, et celle de la raison comme loi de constitution intrinsèque du phénomène.

Une réduction – de la trinarité à la binarité ? – aboutissant, selon l’auteur de la Phénoménologie de la perception à un choix binaire particulièrement réducteur « entre la raison et la cause ». Une approche clivante qui s’imposerait à l’être humain inéluctablement, et rendrait caduque toute velléité de ‘’pure’’ objectivité ? Or la perception du corps propre et la perception extérieure […] nous offrent l’exemple d’une conscience non-thétique, c’est-à-dire d’une conscience qui ne possède pas la pleine détermination de ses objets, celle d’une logique vécue qui ne rend pas compte d’ellemême, et celle d’une signification immanente qui n’est pas claire pour soi et ne se connaît pas par l’expérience de certains signes naturels. Ces phénomènes sont inassimilables pour la pensée objective et voilà pourquoi la Gestalttheorie qui, comme toute psychologie, est prisonnière des « évidences » de la science et du monde, ne peut choisir qu’entre la raison et la cause, voilà pourquoi toute critique de l’intellectualisme aboutit entre ses mains à une restauration du réalisme et de la pensée causale.

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Si derrière « la pensée objective » merleau-pontienne nous comprenons ce que nous avons défini comme étant le mode causal de la pensée ; alors on ne peut s’interdire de considérer que ce que ce philosophe situe en dehors du périmètre du mode causal des phénomènes jugés « inassimilables » – la conscience d’une « logique vécue » et celle d’une signification immanente » – qui recoupent au moins pour partie l’un ou l’autre des deux autres modes de pensée – les modes analogique et filial. Par ailleurs, dans le cadre de cette remise en cause de la notion d’objectivité, comment l’auteur de la Phénoménologie de la perception précise-t-il le rôle de la perception dans la démarche scientifique du principe de causalité ? Un phénomène en déclenche un autre, non par une efficacité objective, comme celle qui relie les événements de la nature, mais par le sens qu’il offre, – il y a une raison d’être qui oriente le flux des phénomènes sans être explicitement posée en aucun d’eux, une sorte de raison opérante.

Rôle central de la perception donc, pouvant faire écho à celui de la magie telle que nous avons pu l’appréhender. Rôle venant interroger le sens que l’on veut bien attacher à la notion d’objectivité, car pouvant se positionner à la source même de la « pensée créatrice ». Une pensée telle que décrite par exemple par les physiciens allemand et polonais Albert Einstein et Léopold Infeld, dans L’évolution des idées en physique (1983, p. 9) : Pour obtenir même une solution partielle l’homme de science doit rassembler les faits chaotiques qui lui sont accessibles et les rendre cohérents et intelligibles par la pensée créatrice.

Ainsi, les peuples-de-la-nature ne se sont-ils pas mis à l’école de l’observation de la nature dans l’idée constamment poursuivie au long des âges, de découvrir des logiques à des phénomènes leur apparaissant incroyablement magiques, incommensurablement prodigues et effroyablement redoutables ? Des observations ‘’quasi-scientifiques’’ faisant intervenir raison et principe de causalité, dans le but de percer les mystères du ‘’livre de la vie’’ et d’assouvir leur soif de 152

connaissance ; d’endiguer leurs angoisses les plus profondes face à des phénomènes non directement explicables ; et enfin, de donner du sens aux phénomènes de la Nature par le biais des mythes et du classement ordonné – et donc raisonné – des ‘’choses’’ de la Nature.

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Epilogue : l’Unité de la pensée humaine Dans l’analyse du couple mesure-démesure apparaissant en filigrane tout au long de cet essai, nous avons constaté que l’idée de mesure fait écho à un besoin de classement et d’ordonnancement1 qui s’avère vital pour les peuples-de-lanature. Quant à son pôle antithétique, nous avons souligné à quel point l’hubris a représenté pour nos lointains aïeux la voie de tous les dangers, celle d’une non-mesure à éviter absolument – en particulier, par l’instauration de toute une série de tabous et d’interdits sociaux. Une dérive tristement humaine en provenance du monde des dualités, que seule une croyance mythique collective2 est en mesure de combattre efficacement. Concernant le dualisme peur-croyance3 niché au creux de la psyché humaine, nous avons considéré que le passage du deuxdualité au trois-trialité était un préalable pour qu’Homo sapiens puisse accéder à une certaine unité mentale. À savoir retrouver l’état d’unification présumé avoir existé à l’origine – le un-Unité ou temps de l’unité4, celui mythifié des Ancêtres mythiques. Un ‘’état modifié de conscience’’ nécessitant d’abord que la confiance vienne s’établir5, une confiance – dans la ‘’véracité’’ des mythes, dans l’efficacité des pouvoirs magiques du chaman etc. – agissant comme un sésame permettant à l’être humain de sortir provisoirement de son monde des dualités. Et de dépasser ses peurs et ses angoisses, même si cette confiance est sans cesse à réactiver, individuellement et collectivement. Par ailleurs, nous avons constaté une propension des peuples-de-la-nature à fabuler une origine commune avec les êtres-de-la-nature. Ce que nous pouvons interpréter comme l’expression d’un puissant besoin de mythifier une certaine forme d’altérité. Des constructions mentales souvent 1

Voir supra Sous-chapitre 14. Voir supra Sous-chapitre 15. 3 Voir supra Sous-chapitre 16. 4 Voir supra Sous-chapitre 5. 5 Formant ainsi le triptyque peur-confiance-croyance. 2

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complexes, mais présentant l’avantage de laisser entrevoir la manière dont ces peuples ont réussi à accéder à une certaine unité mentale. Une unité pourvoyeuse de sens collectivement, car enracinée dans une relation de proximité avec les nonhumains ; et plus largement avec la Nature en tant que SourceDon. Une relation ambigüe de leur rapport à la Nature, traitd’union entre les thématiques liées au deux-binaire – ou encore au monde des dualités1 – et ce que nous avons appelé la tripoïdie de la pensée humaine2. Dans le sous-chapitre consacré au monde de la forêt3, nous avons relevé de nombreuses interférences entre les Achuar et les non-humains, envisagées sous le prisme du tandem disjonctions-conjonctions. Au point que Philippe Descola parle d’un continuum entre « les êtres humains et les êtres de la nature. » Comment être plus explicite pour exprimer l’idée d’une unité originelle perdue, en considérant qu’au départ il n’y avait pas de différence de nature entre différentes catégories d’êtres peuplant l’univers ? De plus, nous avons observé un phénomène comparable chez les Trobriandais4 au temps mythique qui voyait les humains émerger du sol et se métamorphoser en animaux. Des mondes qui proviendraient de la ‘’notion du même’’, à savoir que le deux-binaire aurait été procédé du un-Unité ; un ‘’un’’ qui se serait scindé en un ‘’deux’’ dans les Temps mythiques. Autrement dit, dans l’esprit de ces peuples-de-la-nature il n’existerait pas de nette dichotomie entre les deux catégories d’êtres que sont les humains et les animaux, constat qui ne peut que questionner un esprit occidental cartésien. Le Mythe de la guerre entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques5 peut cependant nous aider à porter un regard bienveillant sur la

1

Voir supra Sous-chapitre 12. Voir supra Sous-chapitre 17. 3 Voir supra Sous-chapitre 6. 4 Voir supra Sous-chapitre 2. 5 Voir infra Annexe 3. 2

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manière dont ces peuples envisagent le passage de l’état initial d’unité présumée, à la situation vécue de dualité. L’histoire racontée par Descola est celle d’animauxpersonnes séparées en deux camps qui se font la guerre : d’un côté les animaux de la forêt1 et de l’autre les créatures aquatiques2. Nous postulons que ce mythe veut en réalité nous raconter une histoire humaine, dont notre interprétation nécessite de poser deux préalables. Celui d’abord de retenir trois catégories d’êtres ou de personnes – les humains, les animaux sylvestres et les créatures aquatiques – et non pas deux seulement, l’ensemble formant l’Unité initiale mythique. Celui ensuite de considérer que le critère de différenciation entre ces trois catégories de ‘’personnes’’ est symboliquement leur habitat. Un habitat culturalisé pour les êtres humains et de nature pour les animaux-personnes – ceux habitant la rivière tout comme les hôtes de la forêt. En effet, si le critère retenu pour différencier ces animauxpersonnes avait été leur environnement naturel, nous aurions eu affaire à trois catégories de non-humains, à savoir les animaux du ciel, ceux de la forêt et ceux aquatiques. Et in fine, nous aurions eu à envisager quatre catégories de ‘’personnes’’ : celles ‘’complètes’’ que sont les êtres humains, et les trois catégories d’animaux-personnes ci-dessus. Par ailleurs, il est précisé en note bas de page du mythe qu’il ne s’agit pas d’une histoire spécifique au peuple achuar, car deux autres versions ont été relevées auprès des Shuar. Le fait qu’un même mythe existe de façon similaire au sein de plusieurs peuples sud amérindiens accrédite l’intérêt que l’on peut lui porter. La guerre mythique entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques – guerre que l’on peut qualifier de ‘’fratricide’’ entre ces deux catégories d’animaux-personnes – se déroule en une séquence de trois étapes. Le constat initial pour les animaux de la forêt de ne plus pouvoir aller puiser de l’eau 1 2

Des mammifères comme le tatou, le sanglier barbu ou des oiseaux. Anacondas, crabes et poissons.

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sans risquer de se faire dévorés per loca periculosa. Cette situation a fini par représenter un casus belli qui les a motivés pour passer à l’offensive. Le texte retrace ensuite le déroulement de combats qui n’ont pu aboutir à la victoire des assaillants. C’est alors que la succession des défaites finit par motiver le « petit chef des shiik » à prendre le commandement des opérations, en procédant à une répartition des rôles entre les différents protagonistes de son camp. D’où la victoire des animaux sylvestres autant par surcroît de ruses que par méthode, le moment décisif revenant au perroquet tseap-tseap lorsqu’il « fit s’écrouler le petit mur de terre qui séparait encore le lac du canal et le peuple aquatique commença à refluer sur la terre. » Ainsi les animaux de la forêt eurent-ils le loisir de revenir de la pêche en toute sécurité, chargés de crabes et de poissons. Une inversion du sens de la domination entre animaux sylvestres et aquatiques, rendue paradoxalement possible par voie d’amputation. À savoir que les animaux sylvestres ont symboliquement décidé d’abandonner une partie de leur espace vital aux animaux aquatiques, pour pouvoir imposer leur domination. Compte tenu de la ruse victorieuse employée par les hôtes des bois sur leurs congénères aquatiques, quel sens caché déceler dans cette histoire belliqueuse entre deux catégories d’animaux-personnes ? À l’analyse, deux lectures nous semblent possibles, l’une duale et l’autre triale. La première consiste à retenir une simple transposition analogique entre l’histoire mythique et la réalité vécue par les peuples concernés. À savoir celle de conflits intertribaux amenant les vainqueurs à « réduire les têtes », sachant que les tsantza (têtes réduites) sont des objets rituels réalisés à partir de têtes humaines conquises sur l’ennemi. Dans la mesure où la victoire revient aux animaux sylvestres, on pourrait imaginer une première analogie entre les humains et les vainqueurs, ce qui aurait comme conséquence immédiate de rejeter de facto les créatures aquatiques dans le camp des ennemis.

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Or dans le sous-chapitre traitant du monde de la rivière1, nous avons observé une association très forte entre la maisonnée achuar et celle aquatique des Tsunki. Rappelons aussi que l’auteur de La Nature domestique considère la notion de « double vie » des personnes mariées, celle de leur famille terrestre légitime et celle aquatique adultérine d’esprits Tsunki. Il y aurait donc une certaine incohérence à considérer les créatures aquatiques comme relevant d’une vie similaire aux humains, et les positionner dans le camp des vaincus à l’issue d’une guerre mythique fratricide avec les animaux de la forêt. Par ailleurs l’hypothèse inverse, à savoir une analogie entre les humains et les animaux sylvestres, aurait aussi de quoi surprendre. En effet, pourquoi les êtres humains auraient-ils à entretenir une relation nécessitant de développer toute une gamme de facultés contraires – « conciliatrices et belliqueuses » – avec les « hôtes de la forêt », des êtres qu’il est par ailleurs nécessaire de chasser ainsi que nous l’avons précisé2 ? Ici aussi, nous arrivons à une certaine incohérence qu’une approche dualiste de l’analyse du mythe ne permet pas de résoudre. En note bas de page du mythe, Philippe Descola précise que « les Achuar ne pratiquent pas ordinairement la réduction des têtes et ignorent donc le rituel réalisé par les Shuar à cette occasion. » Cette précision nous semble d’importance, car elle nous amène à penser que le dévoilement du mythe n’est pas à rechercher du côté de l’issue du combat. D’où la question de savoir s’il ne conviendrait pas d’envisager une lecture plus métaphorique du mythe. Considérant l’existence de trois catégories de ‘’personnes’’, le paradigme de la tripoïdie de la pensée – les modes filial, analogique et causal – va nous permettre de d’établir des corrélations par affectation de chacune des trois catégories de ‘’personnes’’ à un mode de pensée. Si nous considérons tout d’abord les êtres humains comme les seules « personnes complètes » et que le mode filial est celui 1 2

Voir supra Sous-chapitre 7. Voir supra Sous-chapitre 6.

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qui structure les liens entre les vivants, les ancêtres et les esprits – tel que développé dans le sous-chapitre consacré au mode filial1 ; alors la première corrélation est à opérer entre les humains et le mode filial de la pensée. Cette première analogie présente en outre l’avantage d’accréditer le rôle secondaire laissé aux humains dans le mythe. Ainsi, de même que les « personnes complètes » laissent aux deux autres catégories de ‘’personnes’’ le soin de s’affronter et de se départager ; de même le mode filial possède un rôle structurant, laissant aux deux autres modes de la pensée humaine le loisir de s’exprimer librement. Par ailleurs rappelons que La Nature domestique nous a signifié les liens particulièrement solides unissant les Achuar au monde aquatique. Ainsi, le fait que l’avantage initial ait été donné au monde aquatique dans le mythe, peut accréditer une deuxième corrélation. Celle liant cette seconde catégorie de ‘’personnes’’ au mode analogique de la pensée humaine. En effet, de même que les créatures aquatiques repoussent toutes les attaques perpétrées par les animaux sylvestres – jusqu’à la réorganisation opérée par ces derniers ; de même toutes sortes de pensées viennent traverser l’esprit humain de façon quasiinstinctive – jusqu’à la clarification que rend possible son objectivation par la raison. Ceci permet de poser la troisième analogie que nous considérons interagir entre les animaux sylvestres « hôtes de la forêt » et le mode causal de la pensée. Celle d’une pensée organisée et volontariste faisant écho à la Culture, et son ‘’absence’’ à la Nature. Car si le mode analogique ne demande pas d’effort particulier pour sa mise en œuvre, le développement du mode causal est quant à lui volontariste et plus laborieux. Ce mode demande en effet une forte dose d’observation, de réflexion et d’expérience pour être en mesure de bousculer les réactions primaires instinctives ; à l’image des animaux sylvestres qui ont dû refréner leur comportement

1

Voir supra Sous-chapitre 18.

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initial de peur et de manque de courage1 pour repenser leur organisation. Au-delà de ces corrélations entre les trois catégories de ‘’personnes’’ ci-dessus et les trois modes de la pensée humaine, le Mythe de la guerre entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques peut aussi nous donner à comprendre qu’il peut exister chez Homo sapiens une rivalité entre nos deux modes de pensée, analogique et causal. Opposition d’approche qui peut se concrétiser par la volonté de rationaliser toute situation sans tenir compte du contexte, ou l’inverse. Car si le mode analogique est issu d’un processus proprement instinctif et ‘’naturel’’, le mode causal pourrait être abusivement considéré comme étant autant la source que le résultat de la sphère culturelle. Ajoutons que d’autres corrélations avec les trois modes de la pensée humaine viennent compléter notre propos, des exemples mêlant le deux-dualité au trois-trialité permettant d’aboutir à une certaine unité de la pensée d’Homo sapiens. C’est le cas du trio axial relevé dans le monde de la maison2, un axe vertical faisant de la maison achuar un symbole de verticalité médiatrice terre-ciel, et deux axes horizontaux : l’un physique – son orientation parallèle à la rivière –, et l’autre symbolique – la rivière pensée être traversée par une ligne imaginaire délimitant deux aires de sociabilité3. Trois axes correspondant à trois représentations que les Achuar se font du monde de la maison-macrocosme. Un rapprochement avec les trois modes de pensée permet de poser les analogies suivantes : l’axe vertical est au mode filial – la verticalité terre-ciel pouvant faire écho à la succession des générations –, ce que les deux axes horizontaux – le physique et le symbolique – sont respectivement au mode causal et au mode analogique. De plus, ne peut-on pas considérer que ces 1 Attitude symbolisée par le barbacou noir lors des premières offensives : « Alors piakrur dit : ‘’J’ai mal au ventre, je suis malade.’’ » 2 Voir supra Sous-chapitre 9. 3 Celle des hommes, le tankamash, et celle des femmes, l’ekent.

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trois axes sont trois manières d’envisager l’unité mythique de la maison, faisant ainsi écho à l’unité de la pensée humaine ? Maison-continuum entre les mondes tellurique et céleste, formant une filiation immatérielle permettant d’accréditer l’unité mentale des êtres humains ? Des correspondances avec les trois modes de la pensée humaine peuvent également être trouvées dans la fratrie des Ancêtres mythiques trobriandais, en particulier quant aux rôles respectifs de chacun des deux frères et des trois sœurs du mythe de la pirogue volante de Kudayuri1. En effet, si nous regroupons sous le vocable de puiné les trois sœurs qui ont encouragé le cadet à mettre à exécution son acte homicide, le clan des Ancêtres mythiques se résume alors à trois personnages symboliques – l’ainé, le cadet et le puiné. Un trio familial autorisant les analogies suivantes : l’ainé-dirigeant est au mode filial, ce que le cadet-meurtrier est au mode causal, et ce que le trio sororal-puiné est au mode analogique. Ainsi ne pourrait-on pas considérer que ces personnages mythiques symbolisent une fratrie à l’origine unifiée, faisant écho à une unité mentale humaine idéelle ? L’histoire des trois sœurs qui « partirent à travers les airs » – parce que « furieuses2 contre l’ainé » – constitue un second champ d’investigation analogique dans cette même histoire mythifiée. Dans le « conte indigène » retraçant l’odyssée de ce trio en effet, la destinée de la première sœur – que l’on peut considérer avoir endossé le rôle de l’ainée – est différenciée de celle des deux autres sœurs. Car parties toutes les trois vers l’ouest, l’ainée s’est rapidement arrêtée en chemin alors que ses deux sœurs ont poursuivi leur périple vers l’ouest, avant de mettre le cap sur le sud. Un périple jalonné d’obstacles3 pouvant

1

Voir supra Sous-chapitre 2, et infra Annexe 1. Rappelant la colère des habitants des autres villages furieux de constater que la pirogue du village de Kudayuri volait. 3 Comme de devoir contourner certains promontoires ou de pratiquer une trouée, ou encore de devoir rebrousser chemin. 2

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faire référence au monde des dualités1. Avant de se retrouver métamorphosées en pierres dressées au milieu de la mer, comme ce fut le cas pour l’ainée. Avec cependant une précision d’importance selon nous : leurs regards sont tournés dans deux directions. Aussi pouvons-nous poser les associations mentales suivantes : l’ainée est au mode filial, ce que les deux autres sœurs sont aux modes analogique et causal. Deux sœurs au périple aléatoire soulignant que ces deux derniers modes de pensée fonctionnent de pair, bien que de nature fort différente. De plus, si nous acceptons l’idée que l’homicide du cadet soit cause de la perte de l’unité originelle et de l’errance des trois sœurs complices ; ne pourrait-on pas postuler que leur chevauchée chaotique est en résonnance avec une humanité qui ne respecterait plus sa condition de nature, telle qu’initialement voulue par le dieu-Créateur ? Et que le figement des trois sœurs en pierres marque une rupture mentale et une difficulté profondément ancrée chez Homo sapiens de devoir accepter sa situation de dés-union, s’il veut sereinement poursuivre sa route ? Des êtres humains en situation de déshérence, forcés de devoir rechercher la voie de l’Unité originelle perdue. Celle des modes analogique et causal, décrit comme un parcours rempli d’embûches – la chevauchée des deux sœurs cadette et puinée. Mais aussi et peut-être d’abord celle du mode filial, dont l’arrêt prématuré de l’ainée symbolise une forme de troncature mentale, un chemin de filiation obstrué ne permettant plus à ce peuple-de-la-nature d’accéder au monde dont il est issu, en particulier au dieu-Créateur ostensiblement absent dans toute cette histoire d’Ancêtres mythiques. Ainsi pouvons-nous postuler que l’Unité mentale d’Homo sapiens a été perdue2 au bénéfice de multiples confrontations mentales que symbolise le deux-dualités. Et considérer que cette perte accrédite l’existence de ce que nous avons appelé la 1

Voir supra Sous-chapitre 12. Perte de la connaissance de toute la magie pour les Trobriandais, perte de l’apparence humaine des animaux pour les Achuar. 2

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tripoïdie de la pensée d’Homo sapiens autour de ses trois modes. Des modes permettant une ‘’relative’’ Unité mentale des peuples-de-la-nature, notamment grâce au puissant gardefou que sont les tabous et les interdits sociaux. Une barrière morale à ne franchir sous aucun prétexte, au risque sinon de voir s’envoler les bénéfices de la mesure – la dikè opposée à l’hubris dans la culture grecque. Et de voir progressivement s’installer une forme de rupture qui se généralisera cependant et insidieusement, dans tous les foyers de civilisation connus à travers le monde. Une dé-mesure généralement attribuée à l’existence d’un phénomène qui était totalement inconnu des chasseurscueilleurs : la notion de surplus. Une authentique novation et un profond bouleversement dans leur rapport à la Nature, ayant accouché des effets incommensurables du triptyque comparaison-envie-jalousie, ainsi que de toutes sortes d’épopées belliqueuses. En un mot, la plaie qu’a pu représenter pour l’humanité l’avènement de l’hubris. Ainsi, ces exemples d’analogies ternaires peuvent apporter un éclairage différencié quant à l’évolution ultérieure prise par les modes de pensée d’Homo sapiens, le mode causal en particulier. Un développement directement lié au processus civilisationnel qui a progressivement modifié le poids relatif de chacun de ses modes. Une ré-orientation – ou une dérive ? – de nos modes de pensée, ayant permis – ou entraîné ? – l’avènement d’une organisation sociale et politique parfaitement inédite, ainsi que celui d’un processus qui a pris naissance dans le sillage néolithisationnel émergeant. Enfin, et pour succincte qu’elle soit, l’analyse menée tout au long des chapitres de cet essai se veut invitation. Invitation à éveiller notre curiosité sur les conditions ayant permis l’éclosion du processus civilisationnel un peu partout dans le monde. Un phénomène qui peut encore étonnamment nous toucher, car il n’a cessé en réalité d’aller crescendo depuis la nuit des temps. Invitation et interrogation aussi, sur l’interprétation que nous pouvons nous faire des textes ‘’savants’’ que nous ont

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laissé les aèdes Homère et Hésiode, et plus tard les disciples de Socrate – pour ne parler que de la civilisation grecque en gésine. Car ces textes ne portent-ils pas en leur sein les deux bouts de l’histoire d’Homo sapiens ? Le substrat mythique qui a formaté sa pensée, tout autant que les germes de l’apparent ‘’miracle’’ qui allait se produire dans différents foyers de civilisation ? Invitation enfin à porter un regard élargi et plus ajusté peutêtre aussi, sur le lent développement de la pensée humaine dont nous sommes les héritiers – même si la conscience de cette incommensurable filiation peut nous échapper en tout ou partie. Car en effet, les quelques mythes relatés dans le présent ouvrage ne sont-ils pas authentiquement source de culture, inscrivant l’Homme dans une filiation formant continuum de ses modes de pensée, une filiation remontant au plus profond des âges, indubitablement et inexorablement ?

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Annexe 1 – Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri1 « Mokaduboda du clan Lukuba, et son frère cadet Toweyre’i vivaient au village de Kudayuri. Leurs trois sœurs, Kayguremwo, Na’ukuwakula et Murumweyri’a, habitaient avec eux. Tous étaient sortis de terre en un endroit appelé Labikewo, à Kitava. Ces personnes furent les u’ula (fondement, base, ici : premiers détenteurs) des magies du ligogu et du wayugo. « Tous les hommes de Kitava décidèrent d’entreprendre une grande expédition Kula au Koya. Les hommes de Kumwageya, Kaybutu, Kabululo et de Laleta construisirent leurs pirogues. Ils creusèrent l’intérieur du waga, sculptèrent le tabuyo et le lagim (panneaux de proie décorés) et façonnèrent les budaka (falques latérales). Puis ils apportèrent ces divers éléments sur la plage pour procéder au yowaga (ajustage et assemblage). « Les habitants de Kudayuri fabriquèrent leur canot dans le village. Ainsi le leur ordonna Kokatuboda, le dirigeant du village de Kudayuri. Ils en furent très mécontents : « Le canot sera trop lourd. Qui le transportera jusqu’à la plage? » Il dit : « Non, pas comme cela ; tout ira bien. Je ferai le montage de mon waga au village. » Il interdit que l’on transfère le canot ; celui-ci resta au village. Les gens des autres localités ajustèrent les diverses pièces de leurs pirogues sur la grève ; lui, les ajusta au village. Ils firent l’assemblage au moyen du filin wayugo sur la plage ; lui le fit au village. Ils calfatèrent leurs canots sur le rivage ; il calfata le sien au village. Ils peignirent leurs canots en noir sur la plage ; il passa le sien au noir dans le village. Ils firent le youlala (peinture en rouge et en blanc) sur la plage ; il fit le youlala au village. Ils cousirent leurs voiles sur la plage ; il le fit au village. Ils fixèrent le mât et les agrès sur la plage ; lui, au village. Après cela, les hommes de Kitava procédèrent au tasasoria (course d’essai) et au kabigidoya (visite de présentation cérémonielle), mais le canot Kudayuri ne fit ni l’un ni l’autre. 1

Bronisław Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental (Ibid., pp. 375379)

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« Bientôt, tous les hommes de Kitava commandèrent à leurs femmes de préparer les vivres. Pendant toute une journée, les femmes rangèrent la nourriture, les gugu’a (objets personnels), les pari (présents et marchandises), dans les pirogues. Ceux de Kudayuri avaient chargé toutes ces choses dans leur canot au village. Le dirigeant de Kudayuri, Mokatuboda, demanda à tous ses plus jeunes frères, à tous les membres de son équipage, d’apporter quelques-uns de leurs pari sur lesquels il accomplit la magie avant de les prendre pour en faire un lilava (paquet magique). « Les hommes des autres villages se rendirent à la plage ; les usagelu (membres de l’équipage) montèrent dans leurs canots respectifs. L’homme de Kudayuri ordonna à son équipage de s’installer dans son canot au village. Ceux des autres localités mâtèrent leurs pirogues au bord de la mer ; lui dressa le mât au village. Ils préparèrent le gréement sur le rivage ; lui le prépara au village. Une fois en mer, ils hissèrent la voile ; lui dit : « Hissez notre voile », et ses compagnons hissèrent la voile. Il dit : « Que chaque homme prenne sa place ! » Il entra dans la maison, il prit son ligogu (erminette), il prit un peu d’huile de noix de coco, il prit un bâton. Il prononça ses formules magiques sur l’erminette, sur l’huile de noix de coco. Il sortit de la maison et s’approcha du canot. Un chiot qui lui appartenait, appelé Tokulubweydoga, sauta dans le canot. Il cria à son équipage : « Placez la voile plus haut. » Ils tirèrent sur la drisse. Il frotta le bâton avec de l’huile de noix de coco. Avec son bâton, il cogna sur la cale de construction de la pirogue. Ensuite, avec son ligogu il frappa le u’ula et le dobwana (c’est-à-dire les deux extrémités du canot). Il sauta dans le canot, s’assit, et la pirogue s’envola ! « Un rocher se dressait devant elle. Elle fendit le roc en deux et vola au travers. Il se pencha et regarda ; ses compagnons (c’est-à-dire, les autres embarcations de Kitava) avançaient sur la mer. Il s’adressa à ses frères cadets (c’est-à-dire, à ses parents faisant partie de l’équipage) : « Écopez l’eau, jetez-la par-dessus bord! » Ceux qui naviguaient en dessous prirent pour de la pluie cette eau qu’on déversait depuis les nues.

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« Eux (les autres canaux) firent route sur Giribwa, ils aperçurent une pirogue qui y était ancrée. Ils dirent : « Est-ce le canot de Dobu? » Ils pensèrent que oui, ils désiraient lebu (prendre de force, sans qu’il s’agisse nécessairement d’un acte hostile) les coquilles de buna (grands cauris) des gens de Dobu. Ils virent alors le chien qui se promenait sur la plage. Ils s’écrièrent : « Wi-i-i! Voilà Tokulubweydoga, le chien de Lukuba! Cette pirogue, ils l’ont construite dans le village, au village de Kudayuri. Par quel chemin est-elle venue? Ils l’ont ancrée dans la jungle! » Ils approchèrent des gens de Kudayuri et leur parlèrent : « Par où êtes-vous venus? – Oh, je suis arrivé avec vous (par le même chemin. – Il a plu. A-t-il plu sur toi? – Oh oui, j’ai reçu de la pluie. » « Le lendemain, ils (les hommes des autres villages de Kitava) partirent pour Vakuta et y débarquèrent. Ils pratiquèrent leur Kula. Le jour suivant ils s’en allèrent, tandis que lui (Mokatuboda) resta à Vakuta. Dès qu’ils eurent disparu sur la mer, sa pirogue s’envola. Il s’envola de Vakuta. Lorsqu’ils (les autres équipages) arrivèrent à Gumasila, il se trouvait là sur le promontoire de Lububuyama. Ils dirent : « Ce canot ressemble au canot de nos compagnons », et le chien en sortit. « C’est le chien du clan Lukuba de Kudayuri. » Ils lui demandèrent à nouveau par quel chemin il était venu; il répondit avoir pris la même route qu’eux. Ils se livrèrent à la Kula à Gumasila. Il dit : « Vous partez les premiers, moi je partirai un peu plus tard. » Ils se montrèrent étonnés : « Quelle route prend-il? » Ils couchèrent à Gumasila. « Le jour d’après, ils firent voile jusqu’à Tewara, ils abordèrent à la plage de Kadimwatu. Ils y aperçurent son canot ancré, le chien sortit et courut le long du rivage. Ils s’adressèrent aux hommes Kudayuri : « Comment êtes-vous venus ici? – Nous sommes arrivés comme vous, par le même chemin. » Ils pratiquèrent la Kula à Tewara. Le lendemain, ils mirent le cap sur Bwayowa (village du district Dobu). Il s’envola et mouilla devant la plage de Sarubwoyna. Ils y arrivèrent, ils regardèrent : « Oh, voyez ce canot, seraient-ce des pêcheurs de Dobu? » Le

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chien sortit. Ils reconnurent le chien. Ils lui demandèrent (à Mokatuboda) par quel chemin il était venu : « Je suis venu avec vous, j’ai jeté l’ancre ici. » Ils se rendirent au village de Bwayowa, ils y pratiquèrent la Kula, ils chargèrent leurs pirogues. Au départ, ils reçurent des présents des gens de Dobu et les hommes de Kitava se mirent en route pour le voyage de retour. Ils appareillèrent les premiers, et lui s’envola à travers les airs. » Lors du voyage du retour, à chaque étape, ils commencent par voir qu’il est là, ils lui demandent quel itinéraire il a suivi, et il leur donne le même type de réponse que les fois précédentes. « De Giribwa, ils partirent pour Kitava ; lui resta à Giribwa ; il s’envola de Giribwa ; il gagna Kitava où il s’arrêta devant la plage. On était en train de porter ses gugu’a (objets personnels) au village, lorsque ses compagnons arrivèrent en pagayant et aperçurent son canot ancré et le chien courant sur le rivage. Tous entrèrent dans une grande colère, parce que sa pirogue volait. « Ils restèrent à Kitava. L’année suivante, ils firent leurs jardins, tous les hommes de Kitava. Le soleil tapait dur et il ne pleuvait pas du tout. Le soleil grillait leurs jardins. Cet homme (le dirigeant de Kudayuri, Mokatuboda) se rendit au jardin. Il s’y attarda, il procéda au bulubwalata (magie du mal) de la pluie. Un petit nuage se montra et creva tout juste au-dessus de son jardin, et le soleil brûlait leurs jardins. Ils (les autres hommes de Kitava) vinrent voir leurs jardins. Sur place ils se rendirent compte que tout était mort, déjà le soleil avait tout consumé. Ils allèrent jusqu’à son jardin et il était baigné d’humidité : ignames, taitu, taros, tout était magnifique. Ils dirent : « Frappons-le jusqu’à ce qu’il meure. Nous réciterons alors les formules magiques sur les nuages et il pleuvra sur nos jardins. » « La véritable magie, la magie efficace, l’homme de Kudayuri (c’est-à-dire Mokatuboda) ne leur avait pas donnée; il ne leur donna pas non plus la magie du ligogu (erminette); il ne leur donna pas non plus la magie du kunisalili (magie de la pluie); il ne leur donna pas non plus la magie du wayugo (filin

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d’assemblage), de l’huile de noix de coco et du bâton. Toweyre’i, son frère cadet, pensait avoir déjà reçu la magie, mais il avait été trompé. Son frère aîné ne lui avait donné qu’une partie seulement de la magie, la vraie, il ne l’avait pas révélée. « Ils arrivèrent (chez Mokatuboda, le dirigeant de Kudayuri), il s’assit dans son village. Ses frères et ses neveux en ligne maternelle affilèrent la lance, ils le frappèrent, il mourut. « L’année suivante, ils décidèrent de faire une grande expédition Kula à Dobu. Le vieux waga, taillé et assemblé par Mokatuboda, n’était plus bon, les cordages s’étaient détériorés. Alors Toweyre’i, le frère cadet, creusa un nouveau tronc pour remplacer l’ancien. Les habitants de Kumwageya et de Lalela (les autres villages de Kitava) entendirent que Toweyre’i taillait son waga, et ils taillèrent alors les leurs. Ils ajustèrent les pièces de leurs canots et les assemblèrent sur la plage. Toweyre’i, lui, le fit au village. Ici le conte indigène énumère les uns après les autres tous les détails de la fabrication, en faisant bien ressortir, pour chacune des opérations, que Toweyre’i travaille sur place dans le village de Kudayuri, tandis que tous les autres habitants de Kitava effectuent la besogne sur la plage. Comme c’est, en fait, l’exacte répétition de début, alors que Mokatuboda construisait son embarcation, je ne reproduirai pas ce passage. Le récit en arrive au moment crucial où tous les membres de l’équipage sont assis dans la pirogue, prêts à s’envoler. « Toweyre’i pénétra dans la maison et accomplit sa magie sur l’erminette et l’huile de noix de coco. Il sortit, enduisit un bâton avec de l’huile et cogna sur la cale de construction du canot. Il fit alors ce que l’aîné avait fait. Il frappa les deux extrémités de l’embarcation avec l’erminette. Il sauta dans le canot et s’assit ; mais le waga ne s’envola pas. Toweyre’i rentra dans la maison et invoqua son frère aîné qu’il avait mis à mort; il l’avait tué sans connaître sa magie. Les gens de Kumwageya et de Lalela partirent pour Dobu et pratiquèrent leur Kula. Ceux de Kudayuri restèrent au village.

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« Les trois sœurs étaient furieuses contre Toweyre’i, car il avait tué l’aîné sans avoir appris la magie. Elles-mêmes avaient appris la magie ligogu, la magie wayugo ; elles les avaient déjà dans leur lopoula (ventre). Elles pouvaient voler dans les airs, elles étaient yoyova. A Kitava, elles vivaient au sommet de la montagne Botigale’a. Elles dirent : « Quittons Kitava et envolons-nous. » Elles partirent à travers les airs. L’une d’elles, Na’ukuwakula, vola dans la direction de l’Ouest, perça la passe de Dikuwa’i (quelque part dans la partie occidentale des Trobriands) ; elle arriva à Simsim (une des Lousançays). Là, elle se métamorphosa en pierre, elle se dresse en pleine mer. « Les deux autres volèrent d’abord (droit vers l’Ouest) jusqu’à la plage de Yalumugwa (sur le littoral est de Boyowa). Là, elles essayèrent de percer le rocher corallien dénommé Yakayba – mais il était trop dur. Elles partirent (plus au Sud sur le littoral est) par la passe de Vilasara et tentèrent de percer le rocher Kuyaluya – elles n’y parvinrent pas. Elles partirent (toujours plus au Sud) et tâchèrent de pratiquer une ouverture dans le rocher de Kawakari – il était trop dur. Elles se dirigèrent encore plus vers le Sud. Elles essayèrent de percer les rochers à Giribwa. Elles y réussirent. C’est la raison pour laquelle il existe maintenant une passe à Giribwa (le détroit sépare l’île principale de Borowa de l’île de Vakuta). « Elles volèrent (plus au Sud) vers Dobu. Elles arrivèrent à l’île de Tewara. Elles aboutirent à la plage de Kadimwatu et la percèrent. Il y a aujourd’hui à cet endroit le détroit de Kadimwatu entre les îles de Tewara et d’Uwama. Elles partirent pour Dobu ; elles se dirigèrent toujours plus au Sud, vers le promontoire de Saramwa (à côté de l’île Dobu). Elles dirent : « Allons-nous contourner la pointe ou passer droit au travers? » Elles contournèrent la pointe. Elles rencontrèrent encore un obstacle et y pratiquèrent une trouée, créant ainsi la passe de Loma (à l’extrémité occidentale du détroit Dawson). Elles rebroussèrent chemin, s’en retournèrent et s’établirent près de Tewara. Elles se métamorphosèrent en pierres; elles se dressent dans la mer. L’une d’elles porte ses regards sur Dobu; c’est

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Murumweyri’a; elle mange les hommes et les Dobu sont cannibales. L’autre, Kayguremwo, ne mange pas les hommes et son visage est tourné vers Boyowa. Le peuple de Boyowa ne mange pas de chair humaine. »

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Annexe 2 – Récit biblique de Caïn et Abel L’adam prend Ève sa femme elle conçoit, accouche de Caïn et dit J’ai gagné un homme avec Yhwh Elle accouche aussi de son frère Abel Abel garde le petit bétail Cain travaille le sol Aux temps enfin Caïn apporte des fruits du sol une offrande pour Yhwh Abel à son tour apporte ses bêtes des premières-nées et leur graisse Yhwh tourne son regard vers Abel et son offrande mais pas un regard pour Caïn et son offrande Brûlure de Caïn son visage défait Yhwh lui dit Pourquoi cette brûlure Pourquoi ce visage défait Si tu fais bien ne vas-tu pas supporter Si tu ne fais pas bien à la porte la faute est couchée Vers toi son désir à toi ! deviens son maître Caïn dit à son frère Abel Ils sont au champ et soudain Caïn se jette sur Abel son frère et le tue

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Yhwh dit à Caïn Où est Abel ton frère ? Réponse Je ne sais pas est-ce que je suis responsable de mon frère ? Yhwh dit Tu as fait quoi ? La voix des sangs de ton frère crie du sol jusqu’à moi Sois maudit coupé du sol dont les lèvres ont bu dans tes mains le sang de ton frère Tu auras beau travailler le sol tu n’auras rien de sa force tu iras dans le monde divaguer et trembler Caïn dit à Yhwh Impossible de porter ma faute De la surface du sol tu viens de me chasser loin de ton visage caché j’irai dans le monde divaguer et trembler à la merci du premier venu qui me tuera Et Yhwh lui dit Si Caïn devait être tué Caïn serait vengé sept fois Yhwh fait un signe sur Caïn que le premier venu ne le frappe pas Caïn part loin du visage de Yhwh Il séjourne au pays de Nod à l’est d’Éden

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Annexe 3 – Mythe de la guerre entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques1 Autrefois les animaux étaient des gens comme nous ; les animaux de la forêt, comme le tsukanka (toucan de Cuvier), le kerua (Ramphastos culminatus), le kuyu (Pipile pipile), le mashu (Mitu tomentosa), le shiik (barbu) étaient tous des personnes et ils occupaient toute la surface de la terre. Dans l’eau il y avait de nombreux anacondas qui mangeaient les gens ; étant carnivores, leur haleine était fétide. Avec les anacondas, il y avait aussi beaucoup de crabes chunka (Potamon edulis), des poissons wampi (Plagioscion squamosissimus) et des poissons tunkau (pimélolidés). Ces créatures aquatiques étaient des personnes. Les animaux de la forêt ne pouvaient plus aller puiser de l’eau ni se baigner, car ils étaient sous la menace constante d’être dévorés ; ils décidèrent donc de prendre les armes pour faire la guerre au peuple aquatique. Les kuyu entreprirent de creuser un canal d’écoulement pour évacuer toute l’eau du lac où vivaient leurs ennemis et les combattre plus aisément. Mais l’anaconda leur envoya d'innombrables fourmis katsaip qui se répandirent dans l’excavation et ils furent presque tous exterminés. Voyant cela, les mashu se réunirent en brandissant leurs lances pour les remplacer, mais comme ils n’étaient pas vaillants, eux aussi furent décimés. Ensuite vinrent les chiwia (agamis), nombreux et brandissant leurs lances ; mais en dépit de cela l’anaconda les tuait presque tous. C’est alors que tsukanka, le véritablement « transperceur », vint à la rescousse avec de nombreux kerua pour creuser le canal avec des pieux. Ils creusaient tant et plus, et l’excavation s’agrandissait ; ils se disaient les uns aux autres, « nous allons nous mesurer avec l’anaconda ». Mais les fourmis katsaip envahissaient le canal et petit à petit les terrassiers étaient exterminés. Certains animaux de la forêt étaient restés dans 1

Philippe Descola, La Nature domestique (Ibid., pp. 120-122)

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l’expectative, ainsi le momot jurukman (Momotu momota), l’oiseau piakrur (Monasa atra), le shiik (barbu), le tatou tuich, le tatou shushui et l’armadillo géant yankunt. A ceux-là qui étaient restés sans rien faire, la veuve de tsukanka fit honte. « Bien, dit alors shiik, moi je vais maintenant me mesurer à eux. » Shiik convoqua ses congénères ainsi que les yankunt, ceux qui fouissent le sol, pour faire l’anemartin (affrontement cérémoniel qui précède le départ en guerre). La veuve de tsukanka servait la bière de manioc fermentée aux guerriers et leur disait : « Vous êtes de petits imbéciles, vous jouez les fiersà-bras dans l’anemartin, mais vous allez tous vous faire exterminer ; mon mari qui était un ‘’transperceur’’ réputé a pourtant été tué et qu’allez-vous faire ? » Alors piakrur dit : « J’ai mal au ventre, je suis malade. » Les autres l’exhortaient : « Ne fais pas semblant d’être malade, sois vaillant, vas-y piakrur ! » Le petit chef des shiik prit le commandement et dit au piakrur de rester sur place, puis il distribua les rôles : « Toi le yankunt tu vas étriper, toi le jurukman tu vas étriper, toi le shushui tu vas étriper, toi le tuich tu vas étriper, toi le chuwi (cassique huppé) tu vas transpercer. » Puis ils partirent vers le lac ; mais comme ils n’étaient pas en force, ils frappaient le sol lourdement en marchant afin de donner l’illusion d’une troupe nombreuse. Entendant cela, les gens du lac se mirent dans une grande excitation ; une multitude de poissons virevoltaient en battant bruyamment de la queue et l’anaconda faisait trembler la terre ; tous disaient : « Affrontons-nous sur-le-champ ! » ; ils faisaient un affreux tintamarre. Alors le perroquet tseap-tseap (Pyrrhura melanura) fit s’écrouler le petit mur de terre qui séparait encore le lac du canal et le peuple aquatique commença à refluer sur la terre. Les animaux de la forêt firent un grand massacre de poissons avec leurs lances et leurs machettes. Ils transpercèrent les ennemis tunkau qui se débattaient, sautant dans tous les sens, puis ils les enfilaient sur des perches. Les poissons wampi aussi ils les transperçaient. Les poissons kusum (anostomidés) et les poissons tsenku, qu’on ramasse en grand nombre dans les pêches à la nivrée, ceux-là

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aussi ils les transpercèrent avec leurs lances. L’anaconda aussi ils les transpercèrent. Toute l’eau s’étant écoulée, on vit grouiller une multitude de crabes chunka, mais chuwi était là avec sa lance fourchue et il les clouait au sol, puis il les démembrait. Unkum (céphaloptère) « le coupeur », coupait la tête des poissons et ses cheveux devenaient bleus. Puis il emportait les têtes suspendues autour de son cou pour les fumer sur le feu et en faire de petites tzantza (tête réduite). Ainsi m’a conté ma mère Chinkias lorsque j’étais enfant1.

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Note bas de page : “Il existe deux versions shuar publiées de ce mythe (Pellizzaro 1980a : 167-215 et Karsten 1935 : 527-32) qui diffèrent des versions achuar en ce qu’elles accordent une place prépondérante à la cérémonie de la tzantza (tête réduite) organisée par les animaux sylvestres pour célébrer le massacre des animaux aquatiques. A part l’allusion aux tzantza de têtes de poissons réalisées par unkum, notre version du mythe est muette à ce sujet. Ceci est fort compréhensible, dans la mesure où les Achuar ne pratiquent pas ordinairement la réduction des têtes et ignorent donc le rituel réalisé par les Shuar à cette occasion. La version recueillie par le R.P. Pellizzaro est particulièrement riche, car elle mentionne très précisément les circonstances à la suite desquelles une vingtaine d’espèces différentes d’animaux sylvestres adoptèrent leur apparence présente lors de la fête tzantza. »

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Annexe 4 – Mythe de Nunkui1 Autrefois, les femmes ne connaissaient pas l’usage des jardins et elles étaient très malheureuses ; elles survivaient en récoltant les produits du jardin d’Uyush (le paresseux), celle-ci étant la seule femme qui possédât des plants de manioc. Un jour qu’elles l’avaient surprise dans un jardin, elles lui dirent : « Petite grand-mère, par pitié, donne-nous un peu de manioc. » « Bien, répondit Uyush en désignant ses griffes, son pelage et ses dents, dites-moi donc ce que c’est que ça ? » Les femmes répondent, « tes griffes sont des wampushik, ton pelage est la queue de kuyu (l’oiseau Pénélope) et tes ongles sont des tsapikiuch (peut-être le poisson tsapakush) ». « C’est bien, dit Uyush, à présent récoltez le manioc ! » Les femmes remplissent leurs paniers-hottes chankin à ras-bord. Un autre jour, ces mêmes femmes s’apprêtaient à partir pour le jardin d’Uyush, lorsqu’une femme folâtre leur demanda d’aller avec elles ; elles lui répondirent : « Non, reste ici car tu ris trop de la petite grandmère. » Sans tenir compte de l’injonction, la femme folâtre les suivit à quelque distance. Lorsque les femmes arrivèrent dans le jardin d’Uyush, celle-ci les soumet à nouveau aux énigmes ; ayant passé l’épreuve avec succès, les femmes sont autorisées à remplir leur chankin de manioc. Sur ces entrefaites, arrive la femme folâtre, à qui Uyush demande : « Qu’est-ce ceci ? » La femme folâtre répond dédaigneusement : « Ceci est une griffe de paresseux. » Extrêmement courroucée, Uyush lui déclare : « Et c’est pour me dire cela que tu es venue ! Est-ce que c’est là une façon convenable de parler ? » Uyush en colère va se suspendre sur le patach (perche repose-pied) de son lit ; sur le patach Uyush dispose également en équilibre toutes les racines du manioc. Uyush déclare alors à la femme folâtre : « Si tu es venue seulement pour me dire cela, tu ne pourras pas obtenir de manioc. » La femme folâtre décide malgré tout de ramasser le manioc et elle en ramène un plein shankin chez elle. Elle met le manioc à cuire dans une marmite ; mais, en sortant les racines 1

Philippe Descola, La Nature domestique (Ibid., pp. 239-241)

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du manioc, elle s’aperçoit qu’elles se sont transformées en morceaux de bois de balsa, trop durs pour être mangés. Cette femme folâtre souffrait constamment de la faim. Un jour, elle décide d’aller ramasser des marunch (crevettes d’eau douce) dans une petite rivière ; étant au bord de la rivière, elle voit passer au fil de l’eau des pelures de racine de manioc ; elle remonte la rivière et aperçoit une femme, chargée d’un nourrisson, qui lavait et pelait du manioc. Cette femme on l’appelait Uyush. Uyush avait aussi avec elle beaucoup de bière de manioc et elle en servit en abondance à la femme folâtre ; cette dernière lui dit : « Petite grand-mère allons récolter ton manioc. » Mais l’autre refuse et lui dit : « Prends plutôt avec toi cette enfant ; mais je te recommande de bien la traiter et de ne pas la contrarier ; quand tu rentreras chez toi, tu diras à l’enfant : ‘’bois la bière de manioc’’, et tes muits (vases à bière de manioc) seront remplis de bière de manioc et tu lui donneras à boire en abondance. » La femme fait comme Uyush lui avait recommandé et l’enfant devient de plus en plus grasse en suivant ce régime ; mais comme elle s’occupait exclusivement de nourrir l’enfant Uyush, la femme ne servait pas de bière de manioc à son époux, mais seulement les rinçures des muits ; le malheureux passait ses journées avec le ventre vide et lorsqu’il rentrait, son épouse ne lui donnait à boire que des rinçures de muits. Un jour, ayant constaté que tous les muits étaient remplis, les uns de bière de manioc, les autres de bière de plantain, les autres encore de bière de patate douce, le mari commande à sa femme de lui servir de la vraie bière de manioc ; celle-ci lui explique alors que les muits se remplissent lorsqu’elle dit à l’enfant Uyush de boire. Le mari exige que son épouse se fasse nommer par l’enfant toutes les plantes cultivées ; l’enfant nomme alors le manioc, le plantain, la patate douce et toutes les plantes cultivées, et c’est ainsi que les plantes cultivées existèrent de façon authentique (tarimiat) dans les jardins. Ils vivaient tous ainsi dans l’abondance, lorsque le mari décide de prendre une seconde épouse ; la première épouse devient fort jalouse et prend la résolution d’abandonner son mari et l’enfant

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Uyush ; elle quitte donc la maison en recommandant de prendre bien soin des jardins. La deuxième épouse, voulant imiter la première, fait nommer toutes les plantes cultivées par l’enfant Uyush, et chaque fois qu’elle nomme une plante, celle-ci apparaît en abondance ; puis, par jeu, elle lui demande de nommer les iwianch (esprits maléfiques), et les iwianch d’aspect terrible envahissent la maison. Pour se venger, la seconde épouse envoie une poignée de cendre chaude dans les yeux de l’enfant Uyush ; furieuse, l’enfant se réfugie sur le toit de la maison, laquelle est environnée de bosquets de bambous kenku ; l’enfant Uyush appelle un kenku en chantonnant : « Kenku, kenku, viens me chercher, allons manger des arachides ; Kenku, kenku, viens me chercher, allons manger des arachides. » Sur ces entrefaites arrive le mari, qui déclare : « L’enfant dit cela, car on l’a maltraitée », et il essaye de la rattraper sans y parvenir. Poussé par un coup de vent soudain, un kenku s’abat sur le toit de la maison et Uyush s’y agrippe ; le kenku se redresse et l’enfant Uyush, accrochée à son extrémité, se divertit en se balançant, tout en chantonnant derechef : « Kenku, kenku, viens me chercher, allons manger des arachides ; kenku, Kenku, viens me chercher, allons manger des arachides. » L’enfant descend à l’intérieur du kenku en déféquant régulièrement au fur et à mesure de sa progression, constituant ainsi les nœuds du bambou ; déjà presque passée sous terre, l’enfant Uyush s’arrête pour s’arranger les cheveux ; les gens de la maisonnée arrivent alors à s’en emparer avant qu’elle n’ait totalement disparu dans le sol. Ils lui enjoignent d’appeler vivement la bière de manioc, mais l’enfant refuse ; au lieu de faire ce qui lui est demandé, l’enfant Uyush prononce une malédiction sur chacune des plantes cultivées et celles-ci commencent alors à diminuer de volume jusqu’à devenir minuscules. Voyant cela, un homme présent marque son dépit en donnant un coup de pied dans une de ces minuscules racines de manioc ; mais la racine esquive son coup de pied et elle vient pénétrer dans son anus ; à l’intérieur de son ventre la racine pourrit et donne naissance aux flatulences fétides. L’enfant

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Uyush rentre alors dans la terre, où elle demeure à présent sous le nom de Nunkui. Ainsi m’a-t-on raconté autrefois.

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Annexe 5 – Cure chamanique chez les Cuna1 La malade dit à la sage-femme : « En vérité, je suis vêtue du chaud vêtement de la maladie » ; La sage-femme répond à la malade : « tu es, en vérité, vêtue du chaud vêtement de la maladie, ainsi t’ai-je aussi entendue. » (1-2) La sage-femme fait un tour dans la hutte ; la sage-femme cherche des perles ; la sage-femme fait un tour ; la sage-femme met un pied devant l’autre ; la sage-femme touche le sol de son pied ; la sage-femme met l’autre pied en avant ; la sage-femme ouvre la porte de sa hutte ; la porte de sa hutte craque ; la sage-femme sort… (7-14) La malade gît dans son hamac, devant vous ; son blanc tissu est allongé, son blanc tissu remue doucement. Le faible corps de la malade est étendu ; quand ils éclairent le chemin de Muu, celui-ci ruisselle, comme de sang ; le ruissellement s’écoule sous le hamac, comme du sang, tout rouge ; le blanc tissu interne descend jusqu’au fond de la terre ; au milieu du tissu blanc de la femme, un être humain descend (84-90). Ma vue s’est égarée, elle s’est endormie sur le chemin de Muu Puklip ; c’est Muu Puklip qui est venue à moi. Elle eut prendre mon nigapurbalele ; Muu Nauryaiti est venue à moi. Elle veut s’emparer de mon nigapurbalele pour toujours ; 1

Claude Lévi-Strauss Anthropologie structurale (Ibid., pp. 218-228)

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etc. (97-101). Les chapeaux des nelegan brillent, les chapeaux des nelegan blanchissent ; les nelegan deviennent plats et bas (?), tout comme des bouts, tout droits ; les nelegan commencent à être terrifiants (?), les nelegan deviennent tous terrifiants (?) ; pour le salut du nigapurbalele de la malade (230-233). Les nelegan placent une bonne vision dans la malade, les nelegan ouvrent des yeux lumineux dans la malade… (238) Les nelegan vont se balançant vers le haut du hamac, ils vont vers le haut, comme nusupane (239). Les nelegan se mettent en route, les nelegan marchent en file le long du sentier de Muu, aussi loin que la Basse Montagne ; les n., etc., aussi loin que la Courte Montagne ; les n., etc., aussi loin que la Longue Montagne ; les n., aussi loin que Yala Pokuna Yala (non traduit) ; les n., etc., aussi loin que Yala Akkawatallekun Yala (id.) ; les n., etc., aussi loin que Yala Ilamisuikun Yala (id.) ; les n., etc., jusqu’au centre de la Plate Montagne ; les nelegan se mettent en route, les nelegan marchent en file le long du sentier de Muu (241-248). Ami nele (chaman), quand reviendras-tu me voir ? (412) Ton corps gît devant toi, dans le hamac ; son blanc tissu est étendu ; son blanc tissu interne se meut doucement ; ta malade gît devant toi, croyant qu’elle a perdu la vue. Dans ton corps, ils replacent son nigapurbalele… (430-435).

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Remerciements Mes remerciements vont d’abord à mon père, un homme de lettres qui a eu l’intelligence de m’ouvrir l’esprit très jeune à l’ambiguïté de ce qui se présente comme caché, et à cette habitude d’aller quérir ce que peut recéler l’envers du décor. Ils s’adressent ensuite à la personne qui a accepté de me voir passer le plus clair de mon temps la tête dans les livres. Et de constater que ma soif de connaissance s’était magiquement métamorphosée en désir de transcrire par des mots, ce que nos lointains aïeux m’avaient inspiré dans leurs mythes. Ils s’adressent également dans le cadre familial à notre garçon Arnaud, qui s’est chargé de la relecture d’un texte à l’écriture parfois un peu compliquée. Si l’on poursuit l’idée de la dualité apparente du binôme caché-dévoilé, il y aurait ingratitude de ma part à ne pas mentionner deux puissances célestes qui m’ont été d’un grand secours. Mon ange gardien tout d’abord, qui a si souvent été source d’inspiration alors que je me prélassais langoureusement dans les bras de Morphée. Et le divin Créateur ensuite, qui a eu l’extrême bonté de déposer quelques dons dans ma corbeille de nouveau-né. En particulier, celui de désirer soulever le voile quelque peu enténébré de la vie mentale d’Homo sapiens. Je ne voudrais pas oublier de remercier collectivement toutes les personnes qui m’ont permis de mesurer l’intérêt qu’un public a priori non averti, pouvait porter sur une thématique émanant d’histoires apparemment d’un autre âge. Je suis conscient que l’intérêt qu’elles m’ont manifesté, l’écoute bienveillante et le temps qu’elles m’ont accordés, ont positivement influencé la version définitive de ce livre. Mes remerciements s’adressent à ma directrice de mémoire Serena Bindi qui, alors que j’arpentais la rue des Saints Pères à Paris, a su allumer la petite flamme de ma ‘’quête de l’esprit’’. Ils se portent enfin vers Bruno Péquignot, pour m’avoir permis d’intégrer le cercle circonscrit des « auteurs Harmattan ». La promptitude des membres de son comité de lecture à accepter mon manuscrit a été le signe que mon travail scriptural pouvait 187

donner matière à réveiller nos origines profondes et, finalement peut-être, l’Homme de la nature qui sommeille en chacun de nous.

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Bibliographie Augé, Marc. L’Anthropologie et le monde global. Collection La fabrique du sens, Paris, Armand Colin, 2014. Augustin, Saint. Les Confessions. Traduction et présentation de Joseph Trabucco. Collection GF no 021. Éditions Flammarion, 1993. Boas, Franz. Anthropologie amérindienne. Textes traduits, présentés et annotés par Isabelle Kalinowski et Camille Joseph, avec la collaboration de Chloé Laplantine, Gildas Salmon et Céline Trautmann-Waller. Série Champs classiques. Éditions Flammarion, 2017. Bonte, Pierre et Izard Michel (ouvrage collectif). Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. Collection Quadrige Dicos Poche. Presses Universitaires de France, 1991. Braudel, Fernand. Grammaire des civilisations. Série Champs histoire, no 795. Éditions Flammarion, 1993. Descola, Philippe. La Nature domestique Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris. Fondation Singer-Polignac, 1986. Douglas, Mary. De la souillure Essais sur les notions de pollution et de tabou. Préface de Luc de Heusch. Postface de l’auteur. Traduit de l’anglais par Anne Guérin. Éditions La Découverte/Poche no 104, Paris, 2001. Einstein, Albert et Infeld, Leopold L’évolution des idées en physique des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta. Série Champs sciences, N° 907. Éditions Flammarion, 1983, Paris. Fainzang, Sylvie. « L’intérieur des choses » Maladie, divination et reproduction sociale chez les Bisa du Burkina. Collection Connaissance des Hommes. Éditions L’Harmattan, 1986. Fletcher, Alice Cunningham, et Francis La Flesche. The Omaha Tribe Volume I. Introduction by Robin Ridington. University of Nebraska Press, 1992.

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Vernant, Jean-Pierre et Vidal-Naquet, Pierre. La Grèce ancienne, tome 1. Du mythe à la raison. Collection Points – Essais No 215. Éditions Points, 2011. La bible. Nouvelle traduction. La Commission doctrinale des Évêques de France. Bayard, Médiaspaul, Service biblique catholique Évangile et Vie, 2001.

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Table des matières Avant-propos ............................................................................. 7 Prologue : la métaphore du bout de bois ................................ 15 Introduction ............................................................................. 17 Chapitre I – Un univers ambivalent ..................................... 21 Sous-chapitre 1 – Les expéditions Kula ........................... 22 Sous-chapitre 2 – Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri ........................................................................... 27 Sous-chapitre 3 – Le rôle ambigu de l’ainé ..................... 31 Sous-chapitre 4 – Une Nature source de tous les dangers ......................................................................................... 34 Sous-chapitre 5 – Lien entre mythe et réalité ................. 38 Chapitre II – À la croisée des mondes ................................. 43 Sous-chapitre 6 – Le monde de la forêt .......................... 44 Sous-chapitre 7– Le monde de la rivière ......................... 53 Sous-chapitre 8 – Le monde des jardins .......................... 57 Sous-chapitre 9 – Le monde de la maison ....................... 66 Sous-chapitre 10 – L’univers ambigu des Achuar ............ 71 Chapitre III – Le rapport à la Nature .................................... 75 Sous-chapitre 11 – Le rôle symbolique de l’eau .............. 76 Sous-chapitre 12 – Le monde des dualités ...................... 80 Sous-chapitre 13 – La notion du temps ........................... 91 Sous-chapitre 14 – Le besoin d’ordonner........................ 95 Sous-chapitre 15 – Croyance mythique et magie .......... 105 Chapitre IV – Quelques fondamentaux de la pensée humaine ........................................................................................... 111 193

Sous-chapitre 16 – Le dualisme peur-croyance............. 112 Sous-chapitre 17 – La tripoïdie de la pensée humaine .. 119 Sous-chapitre 18 – Le mode filial .................................. 122 Sous-chapitre 19 – Le mode analogique ....................... 131 Sous-chapitre 20 – Le mode causal ............................... 143 Epilogue : l’Unité de la pensée humaine ............................... 155 Annexe 1 – Le mythe de la pirogue volante de Kudayuri ....... 167 Annexe 3 – Mythe de la guerre entre les animaux sylvestres et les animaux aquatiques ......................................................... 177 Annexe 4 – Mythe de Nunkui ................................................. 181 Annexe 5 – Cure chamanique chez les Cuna .......................... 185 Remerciements...................................................................... 187 Bibliographie .......................................................................... 189

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Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

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Cet essai est un périple au cœur de la pensée d’Homo sapiens. Un voyage qui nous dévoilera la richesse insoupçonnée de nos modes de pensée. Des clés de compréhension pour mettre à profit un allié indéfectible, et découvrir qu’ils sont nos meilleurs amis.

Après un parcours qui l’aura amené à côtoyer de nombreuses cultures, Régis Benoit du Rey est devenu anthropologue en 2016. Il porte ici un regard rafraichi sur l’être humain en quête de savoir qui il est vraiment, hier et peut-être plus encore aujourd’hui.

Collection dirigée par Bruno Péquignot

Illustration de couverture : © 1971yes - 123rf.com

ISBN : 978-2-14-030597-9

20 €

Régis Benoit du Rey

POUR COMPRENDRE OUR COMPRENDR

POUR COMPRENDRE

Pendant des millénaires, les hommes ont vécu en harmonie avec la Nature. Une relation largement oubliée, au point qu’un véritable fossé s’est créé entre eux et nous. Et pourtant, comment comprendre l’Homme du XXIe siècle si nous ignorons l’Ancêtre qui nous a ouvert la voie de la Culture ?

Une anthropologie de la pensée des chasseurs-cueilleurs

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