L'homme aux phoques : Un vrai et faux manuscrit retrouvé 2952158606, 9782952158602

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L'homme aux phoques : Un vrai et faux manuscrit retrouvé
 2952158606, 9782952158602

Table of contents :
Table des matières
Remerciements
I. INTRODUCTION
II. ÉLÉMENTS PSYCHOBIOGRAPHIQUES
1. L'histoire clinique
a. La présentation de l'homme aux phoques
b. La vie de l'homme aux phoques
2. La vie sexuelle du patient
3. Le rêve des phoques et le supplice baltique
4. Le hareng retrouvé
III. SÉANCES-CLÉS DE LA CURE
1. Le génital du primate, etc.
2. Comment j'arrivai à guérir définitivement l™homme aux phoques de son (très mauvais) humour
3. La cafetière de l'homme aux phoques
4. L'homme aux phoques et les vampires qui ne faisaient pas caca
5. L'homme aux phoques, Moïse et le Bi-monothéisme
6. Euréka ! pour l'homme aux phoques
IV. ÉPILOGUE
V. INDEX

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29/03/2004

10:30

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Zygmunt Freudski

L’homme aux phoques Texte traduit, présenté, commenté et détourné par le docteur Alberto Espinosa y Fiszbein Ce manuscrit retrouvé de Freud (?) fera date : rédigé après L’homme aux rats et L’homme aux loups, il révolutionne la théorie psychanalytique. Il est consacré à la seule cure menée en français par Sigmund Freud (ou son cousin Zygmunt ?) auprès d’un patient vénézuélien (d’origine judéo-polonocanadienne à vrai dire). Il s’agit d’un texte dont Freud, probablement, n’aurait jamais accepté de son vivant qu’il fût publié tel quel, d’un brouillon quasiment terminé mais auquel manque visiblement le masquage de l’identité réelle du patient. Nous nous y trouvons donc au plus près du travail freudien, pas à pas et mot à mot, et ce dans la plus totale des indiscrétions. C’est un réel reportage de paparazzi de la psychanalyse qui s’offre à nous. On est prié de se rincer l’œil ! Ce manuscrit a voyagé de Vienne à Buenos Aires, avant de revenir à Paris dans les malles de son traducteur, le docteur Alberto Espinosa y Fiszbein. De nombreux concepts y apparaissent : le complexe de la belle-mère morte, le lien de Moïse au Bi-monothéisme, l’objet digestif-transitoire, de même que l’ébauche d’une troisième topique (incluant le Moi-Moi, instance centrale chez les narcissiques). De nombreux Witz y figurent (dont aucun ne recule devant la médiocrité). Enfin, the last but the least, ce texte montre toute l’importance du hareng pour l’histoire de la psychanalyse, une information souvent occultée, ce qui constitue un déni qui en dit long.

Zygmunt Freudski – L’homme aux phoques

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Extraits de la psychanalyse d'un patient souffrant de névrose baltique

AP

A zo i P r ess

L’homme aux phoques

ZYGMUNT FREUDSKI

Pr e m ie r s c o m m e ntair e s :

« L’homme aux phoques, j’Oedip’pas non. » (Freud lui-même, par télépathie) / « Merci à mon éditeur d’avoir accepté de publier ce texte alors que tous les autres m’avaient renvoyé son manuscrit couvert d’injures. C’est très courageux. » (Alberto E. y F.) / « Je peux recommander ce texte à tous. » (S. Freud lui-même à nouveau) / « En ce nexus, le hareng nous harangue ; c’est le parlharangue. » (Jacques Lacan – idem : par télépathie)

20 € ISBN : 2-9521586-0-6

http://perso.wanadoo.fr/azoipress/start.htm

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L’HOMME AUX PHOQUES

Un vrai et faux manuscrit retrouvé, de

Zygmunt Freudski (le cousin caché et polonais de Sigmund)

L’homme aux phoques Extraits de la psychanalyse d’un patient souffrant de névrose baltique

Texte traduit, présenté, commenté et détourné par le docteur Alberto Espinosa y Fiszbein

Azoi Press

Du même auteur : TRAVAUX PSYCHANALYTIQUES

L’homme aux vaches. Une névrose rurale L’homme aux bœufs. La névrose du cousin de l’homme aux vaches La femme aux singes. Extraits de l’histoire clinique d’une boulimique (de bananes) L’homme aux chèvres. Un pervers zoophile sur le divan

ŒUVRES ROMANESQUES

Madame Bove a ri (Gustave s’amuse) Le frauduleux festin d’Amélie Boudin (Prion pour elle) Liliane est au lycée (Une fable homérique) À Venise, elle a l’fou rire (La tragédie d’un Yid fourreur et maso)

http://perso.wanadoo.fr/azoipress/start.htm ISBN : 2-9521586-0-6 © Azoi Press, 2004 Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

La déformation d’un texte se rapproche, à un certain point de vue, d’un meurtre. La difficulté ne réside pas dans la perpétration du crime mais dans la dissimulation de ses traces. Sigmund Freud. Moïse et le monothéisme

Dans toutes ces acquisitions morales, il semble que ce soit le sexe masculin qui soit allé de l’avant. Sigmund Freud. Le Moi et le Ça

Quand un hareng ne sort pas de son baril, c’est qu’un mauvais sort lui interdit de fumer. Pierre Dac. Essais, maximes et conférences

Et hop ! Achille Talon

Remerciements Je n’ai vraiment personne à remercier pour la préparation de ce texte. J’ai tout pensé et j’ai tout fait tout seul. Je ne pouvais décemment pas faire confiance à un autre traducteur que Moi : il eût vraisemblablement trop déformé le texte original. Je n’ai aucune secrétaire à remercier car j’ai tout tapé Moi-même. J’aurais aimé pouvoir remercier ma femme comme il est coutumier de le faire (A Grisédilis, pour toutes ces heures volées et pour sa patience)… mais je suis célibataire !

Alberto E. y F.

I. INTRODUCTION Le mot du traducteur Se mettre au service d’un inédit de Freud : quel honneur ! Je tiens, avant toute chose, à remercier les directeurs de cette collection d’avoir bien voulu m’accorder la responsabilité de ranimer ce manuscrit, cet incunable de l’analyse dirai-je même, dont seul un miracle a permis d’éviter la destruction. Je vais tenter de m’acquitter de cette noble tâche du mieux que je le pourrai. Essayer de traduire, c’est surtout essayer de faire ressentir, par delà le texte même, la profonde originalité de cet exposé clinique. Il constitue une exploration nouvelle, et même une bascule dans l’abord du corpus freudien. On avait cru celui-ci clos par la borne de L’Esquisse (1895), déjà sauvée de justesse de l’annihilation à laquelle le Maître de Vienne la destinait lui-même, et par celle, à l’autre extrémité chronologique de son œuvre, de Construction en analyse (1937). En somme, on aurait eu là le pré carré des analystes, leur Gaffiot et leur Grevisse, ou tout ce que l’on voudra prendre comme comparaison pour désigner un territoire balisé une fois pour toutes. Ils y trouvaient ainsi, du moins jusqu’à aujourd’hui, leurs points cardinaux. Les dés sont maintenant jetés d’une tout autre manière. Le texte que vous avez en main ouvre des champs nouveaux et inattendus, obligeant à remettre sur le travail la conception étriquée de la pensée freudienne que, il faut bien le reconnaître, nous nous étions jusqu’à ce jour (pré)fabriquée.

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L’homme aux phoques

* Rocambole aurait certainement lui-même perdu son latin au récit du trajet de ce manuscrit. Qu’on en juge. Tout commence avec mon grand-père, un homme qui aurait pu devenir un derniers patient de Sigmund Freud lorsqu’il se rendit, depuis la grande cité du textile qu’est Lodz, en Pologne, jusqu’à Vienne, pour faire une psychanalyse. Mais l’Histoire en avait décidé autrement. Résumons. Nous sommes en 1938. La première rencontre entre Freud et mon grand père est fixée dans un restaurant à spécialité de poissons dans lequel Freud a ses habitudes (détail qui semble avoir échappé à tous et même à son biographe Peter Gay). Ce restaurant est à deux rues de distance à peine de la Bergasse, la rue où Freud a vécu pendant si longtemps. Or, voici que le repas s’éternise un peu. Les deux hommes sympathisent et la conversation se prolonge. Et vas-y que je te paye un coup de vodka, et un autre digestif, et un cognac pour fêter l’analyse qui doit commencer le lendemain même. Et vas-y que les tournées se succèdent. Mais Freud, dont la force du surmoi est bien connue, finit tout de même par conclure : « Bon allez, ce n’est pas tout mon cher Yankel (prénom de mon grand-père) ; on commence demain, mais là, il faut que j’y aille. Sinon, je ne te dis pas comment je vais me faire accueillir par Martha ! Tout le monde n’a pas la chance d’avoir laissé sa femme en Pologne ! ». Et Freud de se lever et de repartir chez lui, un peu titubant. Mon grand-père, lui, reste là à siroter un café pendant un moment encore, songeur, pensif, heureux même car le rêve de sa vie, être analysé par Freud, Freud qui lui a dit : « Appelez-moi Sigmund », ce rêve donc va enfin se réaliser. Les yeux au ciel, il rêvasse, tout en croquant un bout de sucre trempé dans un dernier glazele1 de rhum. Mais que voit1. Ndt. Un petit verre.

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Introduction

il au moment de se lever ? Une serviette de cuir sur la chaise de Freud ! Un oubli peut-être ? Et, pourquoi pas ? peut-être carrément un acte manqué de la vie quotidienne de Freud non encore répertorié ! Vite, il lui faut la ramener à Freud, cette serviette. C’est peut-être un texte en préparation qu’elle contient, peut-être celui-là même dont Sigmund, poussé à l’indiscrétion par l’alcool, lui a parlé en baissant la voix, un cas clinique fabuleux et rapporté in extenso, un cas qui, selon ses propres paroles, va « révolutionner la clinique psychanalytique ». Le cas d’un Brésilien, ou d’un Mexicain, enfin quelque chose comme ça. Mon grand-père paie donc, il se lève, et il part du côté de chez Freud. Or, une fois dans la rue, qu’entend-il ? Puis que voit-il en se retournant ? Deux officiers de la Gestapo qui arrivent en marchant à grands pas derrière lui. Ouh ! Il sera toujours temps de rapporter le manuscrit le lendemain. Et mon grand père de prendre la première transversale qui s’offre à lui pour s’éloigner. Ces deux officiers sont en fait, de toute évidence, ceux qui se sont ensuite rendus chez Freud pour lui faire signer un document mentionnant qu’il avait été très bien traité par la Gestapo (on se rappellera que c’est moyennant cette signature qu’on le laissera ensuite fuir l’Autriche ; et l’on voit également ici qu’il a donc véritablement dû hésiter à partir de Vienne jusqu’au dernier moment puisque, justement, il s’apprêtait en fait à y rester pour pouvoir analyser mon grand-père). Le soir même ce dernier téléphone chez Freud pour dire qu’il a la serviette. Il tombe sur la bonne qui lui dit que Freud a décidé de partir. Elle ajoute : « Et Monsieur Freud qui ne s’est pas laissé démonter. Il a rajouté qu’il pouvait même recommander la Gestapo à tous ! L’officier principal a pris ça pour argent comptant et, pour le coup, il lui a même demandé d’interpréter un petit bout de rêve qu’avait fait sa femme il y avait quelques jours, Vous vous rendez compte Monsieur Yankel ! ».

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L’homme aux phoques

En tout cas mon grand-père n’est pas long à réagir. Zou ! À la gare. Et là je fais bref : à Paris, au Havre, et en bateau pour Buenos Aires en tant que passager clandestin (bateau sur lequel mon grand-père est vite reconverti en aidecuisinier pour la durée de la traversée, une fois découvert par l’équipage sur le tas de charbon de la chaufferie). Il arrive ainsi sur un quai du port de la capitale de l’Argentine, avec toujours la fameuse serviette de Freud sous le bras. Que faire ? Eh bien, il s’installe en tant que restaurateur. Et, ma foi, les affaires marchent plutôt bien. Le manuscrit est désormais posé sur une étagère sur laquelle on l’oublie au profit du Bortch à la langouste, devenu depuis la spécialité de l’établissement. Et, quelques années plus tard, voici mon père né. Il fera sa médecine à la Faculté. Pendant ce temps le restaurant prospère, il va s’agrandir et Freud est bien loin, bien loin, et bien oublié dans tout ça. Mais, au moment de faire agrandir l’établissement, les travaux font retrouver le manuscrit à mon grand-père, manuscrit qui dormait donc sur cette étagère depuis des années. Mon père le veut-il ? lui demande Yankel, déjà vieux ; « C’est d’un viennois dont ont parle beaucoup ». Oui, il le prend, mon père, ce vieux texte. Et il l’amène dans sa chambre… où à son tour il le laisse dormir sur une autre étagère. Pensez ! Mon père ne s’intéresse qu’à la chirurgie et aux voitures de sport : qu’aurait-il à faire d’un manuscrit de « psychologie » ? Et c’est comme ça que, comme je fais ma médecine à mon tour, mon père me fait le même coup que son père lui a déjà fait : « Ça t’intéresse, ce vieux machin ? C’est un truc que ton grand-père traîne depuis son exil. Tu le prends ou je le mets à la poubelle ? ». Bon, va pour « le vieux machin ». Et voici que je m’installe un jour en France pour m’y spécialiser en psychiatrie, à Paris précisément. J’y ai, bien entendu, traîné la vieille serviette de cuir, que je n’avais pas ouverte jusqu’à lors. Le « truc » : un manuscrit de Freud ! Une bombe !

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Introduction

Et c’est ainsi que, des décennies plus tard, et depuis des milliers de kilomètres de distance, j’ai donc fait revenir ce texte dans son berceau, l’Europe. C’est la France qui doit en bénéficier en premier, cette seconde patrie de Freud, pays qu’il n’oublia jamais après son stage chez Charcot. Et je contacte donc mon éditeur, qui n’a qu’un souhait dès qu’il apprend la nouvelle : publier en forçant la vapeur ! Le monde scientifique doit connaître ce joyau à son tour. Il me faut le traduire toutes affaires cessantes. L’éditeur paie mes frais pour que je m’isole dans une ferme isolée du Limousin, qu’il tient de sa famille, près de Saint-Yrieix la Perche2. Il m’y installe un ordinateur dernier cri et me fait seconder par une secrétaire spécialisée (et sophistiquée). Me voici à mon travail ; le résultat, c’est ce volume. Vous allez en être surpris, croyez moi. * Mais, à propos, pouvons nous parler ici d’une traduction au sens usuel de ce terme ? Oui et non. Car vous verrez bientôt que l’analyse de L’homme aux phoques s’est déroulée… en français. Freud, et seulement ensuite, l’a retranscrite en allemand. Et c’est ce texte traduit en allemand que mon grand-père a trouvé sur sa chaise. Donc il s’agit bien d’une traduction de l’allemand vers le français. Mais cependant d’une traduction facilitée par Freud lui-même. En effet, comme de nombreuses expressions utilisées par ce dernier et par son patient sont à l’origine en français, des expressions d’ailleurs intraduisibles en allemand sans de lourdes périphrases, Freud a consigné dans ses notes de bas de page les termes français originaux qui avaient été employées initialement au cours de la cure par les deux protagonistes, lui-même et son patient. Ainsi, pour les jeux de mots en particulier, je n’ai eu qu’à suivre les indications de Freud. Facile, définitif, incontestable : enfin 2. Ndt. Code postal : 87500.

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L’homme aux phoques

une traduction absolue, c’est à dire sur laquelle on n’aura ni à ergoter ni à revenir. * Manuscrit authentique ? Apocryphe ? Ou carrément pseudoépigraphe ? Jusqu’ici j’ai écrit « Freud » comme s’il coulait de source que c’était de Sigmund qu’il s’agissait. Écartons la question de l’authenticité du manuscrit – nous allons en traiter plus bas – pour nous consacrer, pour l’instant, à la suivante : Sigmund ou Zygmuntele3 ? Je préfère le dire tout de suite : c’est là une question impossible à trancher. En effet, il se peut que ce texte soit de Sigmund ; mais il se peut aussi qu’il soit de Zygmunt, son cousin de Lodz (Eh oui, la même ville que celle de mon grand-père !). Or, et je suis formel à ce propos, on ne pourra rien dire de définitif tant que l’on n’ira pas déterrer Freud à Londres pour faire une analyse comparative de son ADN et de celui que l’on trouve, à l’état de traces, sur ce manuscrit. Et, pour le temps présent, donc, on ne peut que spéculer. Laissez moi tout de même vous livrer mon idée là dessus. Elle est assez simple en fait : Lodz était ville du textile, Manchester, où émigra le demi-frère de Sigmund Freud, l’était aussi, le père de Freud a vendu des lainages. Vous ne trouvez pas que ça sent sa shmatess4 connection tout ça ? Que ça hume son fil rouge à plein nez ? Moi si. Et j’en conclue donc la chose suivante, qui s’impose maintenant d’elle-même : Sigmund et Zygmunt, ça ne fait qu’un ! Sigmund est lié à Zygmunt par le fil rouge du textile. Par ce biais, ils se ressemblent comme deux frères. Pour ne pas dire comme si ●





3. Ndt. Zygmunt est la traduction polonaise de Sigmund. Zymuntele est son diminutif en yiddish et signifie « Petit Zygmunt », tout comme, prenons un exemple, l’on dirait Hansele pour signifier « Petit Hans ». 4. Ndt. Chiffons en yiddish.

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Introduction

S était le père de Z ! Pour ne pas dire – osons le dire justement ; ne nous dégonflons pas – que S = Z ! L’affaire est faite. De la sorte probablement, lorsqu’il avait un manuscrit sous le coude, Sigmund le laissait-il mûrir pendant quelque temps. Ce devait même être une habitude chez lui car, ce faisant, et pour le cas où il serait mort avant le remaniement définitif de son travail et où quelqu’un aurait trouvé ce dernier en cet état encore inachevé, il devait lui donner un faux nom d’auteur, en se disant : « si on retrouve ce travail, eh bien, on pourra m’en attribuer les idées de génie tout en mettant sur le dos de mon « cousin », les fautes d’orthographe et les incohérences ! ». En somme, Zygmuntele, diminutif affectueux que Freud devait certainement se donner à lui-même de temps en temps, ne devait être qu’ un de ses hétéronymes. * Ce point résolu, la question la plus souvent posée à propos de L’homme aux phoques est : s’agit-il d’un vrai manuscrit retrouvé de Freud, ou bien d’un faux grossier ? De nombreux arguments plaident pour l’authenticité du texte. Le style, la calligraphie, le titre (il s’agirait d’une dernière conférence que Freud se serait tenu prêt à ajouter à ses fameuses Nouvelles Conférences), les renvois à d’autres parties du corpus Freudien, enfin un je-ne-sais-quoi qui respire son Freud à plein nez, tous ces éléments vont bien dans le sens de l’authenticité la plus stricte. Et en même temps, en même temps pourtant, il faut en convenir, il y a des éléments étranges et rien n’est prouvé. Peut-il s’agir ici d’une totale imposture ? À vrai dire, cela ne m’étonnerait pas tout à fait non plus en connaissant la personnalité de mon grand-père, un sacré roublard quand il s’y mettait. Peut-être s’est-il vraiment rendu à Vienne et peut-être a-t-il voulu réellement entreprendre une analyse avec Freud, oui… De plus, mon 15

L’homme aux phoques

grand-père était vraiment francophone comme L’homme aux phoques l’était lui-même, on va le voir plus loin. Alors, peutêtre encore, est-ce lui qui, devant fuir, a, une fois devenu Sud-Américain, composé ce texte comme s’il avait réellement fait une analyse avec Freud. Sa nostalgique rêverie d’analyse (et ce texte qui en découlerait directement) aurait alors remplacé la vraie cure que la guerre lui avait rendue impossible à effectuer. Et peut-être encore, par manque de modestie, a-t-il eu à un moment l’idée de publier ce récit non pas sous son vrai nom mais comme s’il se fût agi d’un écrit de Freud lui-même. Voilà, il se serait mis par la plume la place de Freud. Qui n’a pas rêvé d’en faire autant à un moment ou à un autre de son existence (à part Sylvester Stallone ou Éric Cantona) ? D’où, peut-on penser, l’apparence donnée par mon grand-père à ce texte pour qu’il ait plausiblement l’air d’être de Freud. Si l’on suit cette piste, on peut se dire encore que, peut-être aussi, impressionné dans un second temps par son culot, mon grand-père a ensuite renoncé à cette publication, en particulier pour ne pas ruiner la réputation de son restaurant, un établissement qui commençait à être fameux à Buenos Aires et qui aurait pu pâtir de ce que l’on sache qu’un énergumène le dirigeait, un énergumène digne de fréquenter le salace Freud ! En sachant cela, bientôt les gens se seraient dit, par exemple, que c’était le genre d’endroit où l’on pouvait vous servir des queues de rat dans la saucisse ! La question serait-elle donc : ce texte est-il vrai ou faux ? Arrêtez un instant le souffle de votre pensée et remarquez en la tournure : elle est fallacieuse car elle induit par elle-même une réponse simpliste (il est vrai/il est faux). Moi je dis qu’il vaut mieux, et de loin, considérer que ce texte est vrai et faux à la fois. À ce titre, quelques mentions étonnantes (voir celle qui est faite par Freud du cinéaste Roman Polanski, p. 145) méritent un commentaire. Étonnante en une première lecture, cette mention de Polanski – tenons nous en à cet 16

Introduction

exemple – pourrait en effet faire penser qu’il ne s’agit ici ni plus ni moins que d’un texte contemporain (« Eh, eh, Espinosa, c’est toi qui a tout machiné ! Retire ta barbe postiche, on t’a reconnu ! »). Pourtant je ne le crois pas un seul instant. Freud était très proche de la télépathie, comme les frères Jones l’ont amplement démontré5. Pourquoi, dès lors, ne s’agirait-il pas ici d’un texte télépathique bien que, il est vrai, d’un genre un peu spécial ? Freud, parlant de Polanski, par exemple, n’aurait eu ainsi en fait qu’eu une « intuition télépathique à deux psychismes », une « télépathie dyschronique » qui, passant par le canal polonais de mon grand-père, lui aurait permis de prévoir l’œuvre du cinéaste, polonais lui aussi, et ce avant même qu’elle ne soit projetée sur les écrans. Pour prévoir l’avenir, en somme Freud serait ainsi passé par le cerveau de mon grand-père. Quoi de plus plausible ? Et il y a plus. Me fait encore pencher pour l’authenticité de ce texte ce que j’appellerai pour les besoins de la cause, un « effet d’avant-après coup ». C’est à dire que, lorsqu’on lit ce texte, au début, c’est vrai, on n’y croît pas (« Il nous bluffe ce type là !). Mais plus on le lit, et même plus on le relit, et plus on y croît (« Et si c’était vrai ? »). De sorte que s’opère ici l’effet fort élégamment nommé « effet d’avant-après coup ». Ce texte, manifestement faux au début (« avant »), devient de plus en plus (« après ») vrai au fur et à mesure qu’on le regarde de près. Pour désigner ce genre de phénomènes, je crois que le plus simple est de reprendre l’expression de Jean Laplanche, créée dans un autre contexte mais qui s’applique à merveille, dans sa clarté cristalline, à la question de ce manuscrit. Je le cite : « Il y a donc un « d’abord » de « l’avant-après » ; il y a un « coup d’emblée » mettant en marche « l’avant/après-coup »6. 5. Jones, Ernest and Tom (1957), Puf, La vie et l’œuvre de Freud, Tome 3, Paris (1969), p. 425. Et What’s new Pussycat ? 6. Laplanche J. (1999). Article « Introduction », in Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, Puf, p. 4.

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L’homme aux phoques

Clarté, quand tu nous tiens, tu nous aveugles ! Mais en tout cas, pour en revenir à nos moutons, donc, maintenant, je suis en mesure de l’établir : ce texte, est bien un vrai et faux manuscrit retrouvé de Freud. * En tout, cas, vrai et/ou faux texte retrouvé de Freud, il me fallait trouver un moyen d’y faire figurer ses nécessaires notes de bas de page. Voici la manière dont je m’y suis pris : lorsque la note vient de Freud lui-même, elle n’est précédée d’aucune mention (le lecteur gardera en fait à l’esprit que l’on ne sait pas s’il s’agit vraiment de Freud ou de celui qui s’est glissé dans sa peau, mais ceci je ne le mentionnerai désormais plus pour ne pas alourdir le texte). lorsque la note appelle un autre texte de Freud, je citerai simplement cet autre travail et ses références. lorsqu’une note vient de moi-même, je la fais précéder de la mention Ndt (Note Du Traducteur). ●





* Et, vrai et/ou faux, en tout cas, ce manuscrit est révolutionnaire. Il apporte une moisson de notions nouvelles qu’il appartient désormais aux présentes générations d’analystes d’approfondir. Je mentionne en vrac : le complexe de la belle-mère morte, le sous-moi, l’en-moi et le Moi-Moi narcissique, la troisième topique, le lien de l’Œdipe et du bi-monothéisme mosaïque, etc. Bien. Mais ceci rappelé, il n’existe pas de pensée révolutionnaire qui ne s’inscrive dans une généalogie : même Galilée a eu un papa et une maman ! Tout esprit innovateur a des pères, ou du moins des frères, spirituels. Ainsi, en ce qui me concerne, je m’en réfère avant tout pour me fonder

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Introduction

une famille intellectuelle à Glenn C. Ellenbogen et à Peter Schickele. Au premier revient d’avoir montré que même les morts sont analysables7, ceci bien entendu toutefois à condition de posséder la technique interprétative appropriée. Il a montré aussi que, réciproquement, le fait qu’un analyste soit mort (ou presque) n’est pas une raison de ne pas faire sa cure avec lui8. Bien au contraire, il s’agit là d’une situation banale et que rencontrent de nombreux patients, se refusant à voir que leur analyste n’est pas vivant, ou pas vraiment : ils n’en continuent pas moins leur cure avec de très bons résultats. Ces faits relativisent encore la question du vrai ou du faux de ce manuscrit. Quand ils se présentent à notre connaissance, ils en relativisent – et comment ! – la portée. Quand on sait ça, nom d’une pipe, on prend du recul, on arrête de chipoter ! Zut alors ! Quant à Peter Schickele, il est, on le sait le seul musicologue à avoir montré que Jean-Sébastien Bach avait eu un fils caché, lui-même compositeur de premier ordre. La nombreuse discographie consacrée à ce prodige (P.D.Q.Bach) montre à quelle réputation justifiée peut prétendre un génie méconnu lorsqu’on veut bien, enfin, le laisser sortir de l’ombre où il moisissait jusqu’à lors. Pour cette raison il est bien rare que je ne relise en fait L’homme aux phoques sans un arrière plan musical de P.D.Q. Bach qui, tout naturellement, guide ma pensée vers les sommets de l’élaboration. Et je conseille en particulier aux lecteurs de cette monographie, 7. Ellenbogen G.C. Psychotherapy of the Dead, by Samuel E. Menahem. In New York, Brunner & Mazel (1986) : Oral Sadism and the Vegetarian Personality. Readings from the Journal of Polymorphous Personality, pp. 13 à 17. Est aussi très instructive à ce propos la lecture de l’article suivant, issu du même recueil (pp. 18 et 19) : Psychotherapy of the Dead Revisited : Biological Approaches to the Treatment of a Difficult Population, by Terrel L. Templeman 8. Ellenbogen G. C. New Horizons in Psychonalysis : Treatment of Necrosistic Personality Disorders, by Don R. Swanson. In : New York (1996). Brunner & Mazel : More Oral Sadism and the Vegetarian Personality. Readings from the Journal of Polymorphous Personality, pp. 82 à 86.

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comme accompagnement musical de leur découverte zygmuntelienne, de laisser à leur tour bercer leurs pensées soit par la cantate Yphigenia in Brooklyn 9, soit par les pièces Hansel & Gretel and Ted and Alice (an opera in one unnatural act) et The O.K. Chorale from the Toot Suite (For calliope four hands)10. * Enfin un dernier argument pour penser que ce texte est vraiment de Freud tient à l’utilisation intensive qui y est faite des thèmes portant sur le poisson comme on pourra le voir au fil des pages qui suivent, et dans lesquelles vous frétillez maintenant de vous plonger, je le sens. L’homme aux phoques complète, en effet, la grande fresque aquacole du trajet freudien, résumée par la figure connue sous l’appellation du « triangle des poissons de Freud » .

Légende : Le triangle des poissons (de Freud)

9. In An evening with P.D.Q. Bach (1807-1732) ? Vanguard Records. VDB 79195 10. Toutes deux extraites de The intimate P.D.Q. Bach (1807-1732) ? Vanguard Records VMD 79335.

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Introduction

1. 1877. Tout commence par la carrière biologique de Freud. Il montre alors que les anguilles mâles ont des testicules11. Une question qui l’angoissait fort et qui, déjà, laissait augurer de ses futurs écrits sur le complexe de castration. Avant lui, en effet, on n’avait pu prouver que les anguilles mâles avaient des testicules. Était-ce à dire pour autant que l’anguille n’était que femelle ? Un comble lorsqu’on considère sa forme phallique, si phallique même que l’on peut dire que l’anguille n’est en elle-même « qu’une queue de poisson ». Et si l’anguille n’avait été que femelle, cela aurait-il voulu dire que sa reproduction ne nécessitait aucun mâle ? Quelle angoisse pour l’Homme Freud devant ce lesbianisme fécond excluant toute présence d’une quelconque virilité !12 Il ne put l’admettre et il immola des centaines d’animaux innocents jusqu’à pouvoir, enfin, trouver ces testicules, si peu apparents à première vue. Ouf ! le phallus était sauvé. 2. 1895. L’esquisse d’une psychologie scientifique n’aborde pas directement la question du poisson mais l’on ne peut pas ne pas y remarquer le vocabulaire utilisé : il y est sans cesse question de voies de « frayage »13 pour l’excitation nerveuse. On ne peut considérer ce choix lexical comme innocent alors qu’il désigne également, et tout à fait explicitement, la reproduction des poissons. 3. 1905. Parution du livre Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient 14. Un texte qui reste injustement à l’ombre de L’interprétation des rêves. À propos de ce dernier, on souligne souvent qu’il fut écrit à la suite de la mort de Jakob Freud (1815-1896), le père de Sigmund. Or, comme il fut élaboré relativement peu de temps après, il faut considérer que Le mot d’esprit tient du même déterminisme que L’interprétation et, pour tout dire, il faut accepter d’y voir une tentative maniaque de la part de Freud, celle de dépasser le deuil de son père par un rire convoqué à chacune de ses pages. On y trouve ainsi à fleur de texte des allusions, 11. Freud fit son rapport à ce sujet à l’Académie des Sciences de Vienne le 15 mars 1877. 12. Ndt : on se reportera ici au texte de Jean Cournut qui montre bien comment l’homosexualité féminine qui exclue totalement l’homme inquiète celui-ci au plus haut point. Voir Pourquoi les hommes ont peur des femmes, Cournut. J., Puf, Paris, 2001. 13. Freud S. Esquisse d’une psychologie scientifique, Paris, Puf, 1979, In La naissance de la psychanalyse, pp. 309 à 396 . 14. Freud S. (1905), Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Folio Gallimard, 1988.

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discrètes mais tenaces, au thème du poisson-totem de Freud, un animal qui remplace symboliquement le père à ses yeux. Ainsi, par exemple, si l’on n’est pas averti de cette importance du « poisson patriarcal », l’on est en droit de s’étonner de ce qu’une plaisanterie innocente, et même un peu simplette en apparence pour tout dire, (celle du « saumon à la mayonnaise ») soit commentée par Freud à quatre reprises différentes dans Le mot d’esprit 15. Dans cette plaisanterie un homme appauvri emprunte la somme de 25 florins à un autre. Ce dernier retrouve le premier attablé devant un saumon à la mayonnaise. Il s’étonne fort logiquement de l’usage qui est fait de son argent. Et le premier de répondre : « Quand je n’ai pas d’argent, je ne peux pas manger de saumon à la mayonnaise, et quand j’ai de l’argent, je ne dois pas manger de saumon à la mayonnaise. Mais quand Diable voulez-vous que je mange du saumon à la mayonnaise ? » Ce n’est pas ici, à l’évidence, la plaisanterie, quelconque, qui compte, mais son thème, celui du poisson. De plus, le signifiant mayonnaise revient encore une fois dans le texte du mot d’esprit lorsqu’il y est question de la « plaisanterie des épinards », plaisanterie dans la quelle un homme a commandé au restaurant un poisson à la mayonnaise16. Or, voici que cet homme plonge ses mains dans cette sauce et qu’il s’en barbouille les cheveux. Un voisin le regarde étonné. De ce fait, le premier semble remarquer son erreur. Il s’en excuse en disant alors : « Pardon, je croyais que c’était des épinards ! » À mon humble avis, le signifiant mayonnaise, dans ce contexte, bien sûr, ramène à la semence paternelle, celle qui provient des testicules (d’anguilles). Ainsi donc, en un mot, notre Freud, ayant perdu son père peu de temps auparavant, essaie de s’en imprégner tout autant oralement (cf. la plaisanterie du saumon à la mayonnaise) que par la tête et par les cheveux (blague des épinards), cheveux qui, ici, figurent les pensées. Autrement dit, nous ne trouvons ici rien d’autre qu’une tentative explicite de la part de Freud de dépasser le deuil de son père. Nous faudra-t-il enfin mentionner pour convaincre notre lectorat que ce n’est pas à moins de 25 reprises que Freud cite le saumon dans son œuvre17 ? Le poisson, vous dis-je ! tout en me 15. Ibid, pp. 112-113, 115, 208-211 et 360. 16. Le mot d’esprit, p. 256. 17. The concordance to The Standart Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud. Volume V. Edited by Samuel A. Guttman, Randall L. Jones & Stephen M. Parrish. (Boston, 1980). Hall G.K. voir le mot Salmon p. 316. Le même ouvrage montre que le mot Baleine (Whale) n’apparaît que deux fois dans l’œuvre de Freud et le mot Sardine jamais.

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contentant de rappeler à grandes enjambées les occurrences freudiennes de ce thème. 4. 1905 : publication également du célèbre Cas Dorade 18. Bien qu’il s’en soit toujours défendu (voir par exemple plus loin, p ), c’est sous ce titre que Freud voulait tout d’abord livrer ce texte clinique, resté si fameux. Une opération inconsciente le mena à un compromis : il coupa le « de » de Dorade et publia la célèbre Dora, tout court. Ici l’on peut entendre qu’il a « coupé les deux » de Dorade. CQFD : Dora(de) n’est donc qu’une réminiscence de l’anguille, le poisson femelle à châtrer en tant que femme, et ce pour (re)donner ses testicules au mâle rétabli dans son honneur… tout se tient, tout est clair. 5. 1909 : … et à ce titre, L’homme aux rats 19 (« L’homme Dora ? ») n’est que le « pendant » de Dora. Les « deux » pris à Dora sont réattribués à L’homme aux rats en un véritable festival du hareng 20. Freud en gave son patient à plusieurs occasions. Dans ce texte, les femmes sont reliées entre elles par des harengs au niveau de l’anus (des harengs dont on finit par les débarrasser, c’est à dire par les châtrer). On voit d’ailleurs ici comment Freud a progressé : la femme ne risque plus de faire preuve d’un lesbianisme total. Lorsque celui-ci se produit, le pénis masculin est désormais présent, fût-ce sous la forme d’un hareng fécal reliant deux femmes. Et en somme, que ce soit dans L’homme aux rats, ou bien dans L’homme aux phoques, le hareng trouve dans le texte freudien une telle importance que l’on peut se demander s’il ne conviendrait pas de hisser ce poisson au rang d’un véritable archétype mythologique, au sens junguien de ce terme. 6 et 7. Remarquable, très remarquable silence ensuite dans l’œuvre de Freud. Il n’y est plus question (à ma connaissance du moins) d’un quelconque poisson ! N’est-ce pas là un silence qui sent clairement son pesant de refoulement, voire de déni ? Et ce jusqu’à ce que résonne enfin, bien plus tard, une phrase que l’on peut entendre comme un 18. Fragments d’une analyse d’hystérie (Dora). In Cinq Psychanalyses, Puf, Paris, 1981, pp. 1 à 91. 19. Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats). Cinq Psychanalyses, Puf, Paris, 1981, pp. 199 à 226. 20. Ndt : voir en particulier dans L’homme aux rats. Journal d’une analyse, Puf, Paris, 1974. Les harengs sont mentionnés aux pp. 211, 221, 223, 227, 229, 231, 239… N’en jetez plus ou j’appelle les mouettes !

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aveu final, dans L’analyse avec fin et l’analyse sans fin (1937)21. En effet, Freud ne peut s’y empêcher de revenir à son fil (à pêche) rouge, à sa monomanie, lorsqu’il établit que vouloir faire renoncer les femmes à leur envie du pénis est aussi illusoire que de « prêcher aux poissons »22. Tout est dit en un mot ; on sait l’importance qu’a ce texte, qui préfigure la réflexion ultérieure de tant d’analystes sur la bisexualité, une voie ouverte ici même par Freud. S’ils réalisaient, ces pauvres analystes postfreudiens, que ces poissons ont, pour ainsi dire, avalé les testicules des anguilles pour, ensuite, refuser de les leur redonner ! C’est qu’en effet, inconsciemment, le risque n’est donc rien de moins que celui que la femelle (le poisson ici, qui, dans son polysémisme, peut aussi bien figurer le père que la mère) ne reprenne au père ce qu’il avait conquis de haute lutte – et absolument l’inverse). C’est limpide, hein ?

Au total, d’un bout à l’autre de son œuvre, une unité des sources freudiennes remonte ainsi des abysses vers le grand jour, permettant de comprendre pourquoi, de par leur technique, les analystes cherchent souvent à parler le moins possible. C’est que, comme les poissons qui, eux aussi, évoluent dans les grandes profondeurs, ils cultivent la phrase sibylline, le grognement si concis, « le mot qui tue » (qui tue le complexe inconscient). C’est qu’ils désirent être silencieux comme la carpe (farcie). Ce texte, L’homme aux phoques, n’est donc, on le comprendra au fur et à mesure de sa lecture, qu’une confirmation de plus du véritable rôle de charpente qu’ont eu les poissons dans l’œuvre freudienne23. Comme eux, en effet, les analystes évoluent avant tout, à l’instar du commandant Cousteau, dans le monde du silence. 21. Freud S. (1937). « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, Idées, Problèmes, Puf, Paris, 1985, pp. 231-268. 22. Ibid, p. 267. 23. Ndt. Rappelons avec Marie Balmary le doute qui persiste sur la vraie date de naissance de Freud : 6 mai ou 6 mars 1856 ? (L’homme aux statues. Freud et la faute cachée du père. Éditions Grasset et Fasquelle, 1979 et 1994. Reprise dans la collection « Le Livre de Poche ». Collection « Biblio-Esssais » 4201. p. 59). Le « triangle des poissons de Freud » indique désormais que le doute n’est plus possible et que c’est le 6 mars que Freud est né. En effet, il est manifestement du signe du zodiaque du poisson ! D’où son insistance, tout au long de son œuvre, sur ce thème, véritable fil rouge de son œuvre.

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II. ÉLÉMENTS PSYCHOBIOGRAPHIQUES 1. L’histoire clinique Mesdames, Messieurs, lors de ma dernière conférence je n’ai pas hésité à aborder un sujet extrêmement aride et dans lequel je poussais jusqu’à ses conséquences extrêmes une question que l’on nous pose souvent : la psychanalyse crée-telle une Weltanschaung définitivement différente et nouvelle ? Cette question philosophique n’est pas évitable et le psychanalyste se doit de l’affronter de temps à autres. Mais il ne s’agit pas pour autant du chemin qui, jour après jour, est le sien. Car, s’il regarde de temps en temps le ciel (des idées), l’analyste passe surtout du temps à examiner le chemin qui se déroule sous ses pas, ses aspérités, ses dénivelés, ses accidents, sa consistance, etc. Vous l’aurez compris, ce chemin, c’est celui de l’expérience clinique, source permanente d’une modestie qu’inspirent la pratique et ses difficultés. Le psycho-analyste, assurément, ne passe pas son temps à tirer des plans sur la moquette. Nous sommes avant tout des artisans qui remettons sans cesse nos efforts sur le travail. Notre goût de la belle ouvrage s’ancre autant dans ce que nous brassons de nos « mains psychiques » que dans les concepts abstraits d’une philosophie éthérée. C’est donc de la clinique que je voudrais vous exposer ici et pour, ce faire, je vous présenterai le cas d’un patient. Je vais à cet effet reprendre devant vous les grandes étapes d’un traitement tel que nous en connaissons tous du fond de nos cabinets de consultation. Vous pourrez le suivre comme si 25

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vous étiez une petite souris au fond de mon bureau, une souris qui voit tout, qui entend tout, qui sent tout, mais qui ne dit rien. C’est ainsi que vous assisterez aux mutations d’un esprit en souffrance auquel la voie de la guérison s’ouvre enfin. Vous pourrez de la sorte vous forger des certitudes quant à la force thérapeutique de notre discipline, une force encore trop souvent contestée par des esprits obscurs (dont le temps aura raison, c’est évident). La méthode selon laquelle je vais procéder est cependant particulière et vous voudrez bien m’en excuser. Elle consiste à exposer non pas tous les moments de la cure du patient, ce qui aurait constitué un volume long et fastidieux, mais à en reprendre au fur et à mesure quelques uns de très significatifs. Si je vous racontais une randonnée dans le Tyrol – et toute psychanalyse est un voyage ; simplement il est intérieur – je ne vous ferais pas perdre votre temps en vous montrant chaque pierre de chaque route empruntée. Je préférerais (et indubitablement vous aussi) ne m’arrêter à ne détailler, mais cette fois-ci avec minutie, que les passages significatifs de cette escapade : sommets alpestres célèbres, points panoramiques grandioses, rencontres avec des paysans typiques, proverbes racistes locaux, édifices intéressants tels que synagogues, centres régionaux du Bund, caves à cigares, etc. Je ferai donc de même pour ce cas et j’en mettrai donc avant tout en évidence les nouures, les embranchements, les points où la route de l’inconscient prend sa direction définitive. Puis, après un exposé initial des conditions de vie matérielles, géographiques et sexuelles du patient, duquel ressortira le pourquoi de sa névrose et de sa demande de traitement, je rapporterai quelques moments clés de sa cure. Enfin, un dernier chapitre clora son histoire en montrant comment la guérison a été définitivement scellée en une seule et énergique séance résolutive de ses problèmes.

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Vous pourrez ainsi constater au fil de ces différentes étapes comment nous résolvons les énigmes d’un psychisme souvent mieux fermé que le mécanisme d’un coffre de banque helvète. Ces moments forts, de plus, illustrent de nouvelles avancées dans ma réflexion et éclairent certains de mes concepts plus anciens d’une manière qui ne m’était pas prévisible à moi-même lorsque j’entrepris de travailler avec ce patient. Car, à mon avis, et même si je dois paraître original en le disant, le chemin de la pensée n’existe pas à l’avance, tout balisé qu’il serait : « Promeneur, c’est en cheminant que se fait le chemin », dirais-je en somme, si j’étais poète. Véritablement, sans ce patient, je n’aurais par exemple jamais découvert le lien étroit qui lie Œdipe et Moïse. Et cette seule découverte mérite déjà d’être portée à la connaissance (et à la reconnaissance) de l’humanité. Donc, je vais m’appliquer maintenant, Mesdames et Messieurs, à vous renseigner sur la vie de ce patient. a. La présentation de l’homme aux phoques Dans la psychanalyse, c’est indubitablement la parole qui guide le médecin. Le patient s’allonge confortablement sur le divan et le médecin lui ordonne de dire, tout, absolument tout ce qui lui vient à l’esprit, et en particulier les choses gênantes qui ont trait au sexe. À partir des enchaînements des thèmes racontés se dégage ainsi petit à petit un fil conducteur (rouge, par exemple). Ce dernier prend forme dans la séance comme si, tout à coup, la fumée qui sort de mon cigare, se déroulant en volutes sous mes yeux, se mettait à dessiner les personnages et paysages qui hantent la mémoire du patient (pour bien suivre mon exposé, Mesdames et Messieurs, à partir de maintenant, imaginez vous dotés les uns et les autres d’un tel « cigare psychique »). Puis, une fois prononcées, l’analyste interprète les paroles du patient en lui en jetant au visage le sens inconscient, ce qui lui fait le plus grand bien en lui montrant sa vérité intérieure. Néanmoins nous procédons aussi à la façon de 27

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Shylock24 Holmes, le fameux détective créé par l’esprit fécond du docteur Conan Doyle, c’est à dire intuitivement. Sans y penser avec toute notre attention, nous laissons celle-ci flotter de manière à être touchée par chaque mot du patient, certes, mais aussi par tout ce qu’il « dégage ». Il en résulte une impression globale qui guide, pour ainsi dire, instinctivement, le psychisme de l’analyste. Ainsi les détails vestimentaires, l’élocution, le timbre de la voix, l’odeur même, etc., toutes choses que l’on perçoit auprès du patient, doivent être enregistrées et conservés comme autant d’indices précieux qui, à un moment ou à un autre, viendront se concaténer pour nous donner la clé de l’énigme qu’est tout symptôme. Il est donc très important que je relate comment se présenta à moi ce patient à l’époque de nos premières rencontres. Il s’agissait d’un homme de petite taille, à l’élocution vive. Il semblait même n’être jamais vraiment en repos. Il avait un nez pointu et deux gros yeux ronds, vifs, noirs, humides et luisants, sans cesse animés par à la fois une grande lueur de sympathie et comme par une recherche introspective. Ses cheveux surtout étaient très particuliers. Poivre et sel (alors que le patient semblait tout juste avoir atteint la trentaine), ils étaient très rapprochés et formaient comme une fourrure, si drue qu’elle donnait véritablement l’impression que l’eau n’aurait pu la traverser. Leur découpe sur le front et sur la nuque en était très nette, s’arrêtant en une ligne bien dessinée, comme si un trait y avait été tracé au crayon. Le patient parlait un très mauvais allemand empreint, de plus, d’un accent espagnol aux accents chantants. Ceci ne m’étonna pas car je savais qu’il venait d’Amérique du Sud, et plus précisément de Caracas, au Venezuela25. J’avais en effet reçu quelques mois auparavant un courrier de sa part dans lequel il sollicitait auprès de moi une psychanalyse. Il m’y 24. Ndt. Lapsus calami d’un Freud, visiblement influencé en permanence par Shakespeare. 25. C’est le seul patient de ce pays que je n’aie jamais été amené à traiter.

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disait que le plus tôt serait le mieux, tant il souffrait. Il pouvait, écrivait-il aussi, se déplacer et élire domicile dans notre ville de Vienne pour les mois qui seraient nécessaires à cette entreprise. Il me priait enfin de bien vouloir lui faire connaître mes disponibilités et tarifs, qui seraient les siens. Donc, intéressé avant tout par qu’il laissait présager de ses traits psychologiques, je lui fixais six séances hebdomadaires et lui indiquais que nous pourrions commencer à nous voir quelques semaines plus tard. Je lui mentionnai également que, en ce qui concernait les tarifs, nous en parlerions sur place (et que je préférais être réglé en espèces26). Lors de notre première rencontre nous établîmes que l’analyse se déroulerait en français. C’était en effet la langue de Voltaire qui nous rapprochait le plus. Le patient parlait yiddish27 parfaitement mais pas moi ; son allemand était imparfait et mon espagnol plus littéraire que fluide ; enfin, son anglais était rudimentaire. Il avait par contre longuement séjourné en France et en avait étudié la langue par le détail. Quant à moi, mes stages chez Charcot m’avaient définitivement aguerri à cette langue. Allons pour le français ! établîmes nous pour notre travail28. 26. Ndt. Quelle intuition ! Dès cet échange de courrier Freud devine l’importance que l’élément « liquide » a pour ce patient, comme la suite va le confirmer. S’il n’avait pas réglé « en liquide », ce signifiant, artificiellement forclos, aurait certainement considérablement entravé le déroulement de cette cure par son remisage dans l’ombre. 27. Ndt. (Très belle) langue des Juifs d’Europe Centrale et de l’Est, dont dérive, quoiqu’appauvri, l’allemand. Personnellement, je suis très confiant pour l’avenir du yiddish et ne serais pas étonné qu’il vienne remplacer l’anglais, mettons d’ici quinze à vingt-cinq ans maximum, en tant que langue des échanges internationaux, tant scientifiques qu’économiques. Pourquoi ? Franchement parce que George W. Bush n’est pas très élégant dans sa façon de s’exprimer et que Tony Blair est un menteur. Ces choses-là se paient un jour. Et ce pourrait bien être par le déclin de l’usage de l’anglais sur la planète. Que restera-t-il à la population mondiale en quête d’un nouveau latin ? Le yiddish. Ou peut être le chinois. Ou un mélange des deux, du genre « yiddishois » Une affaire à suivre en tout cas. 28. Ndt. La seule analyse menée par Freud en français, à ma connaissance du moins.

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Le rencontrant donc quelques petits mois après ce courrier, je pus l’inviter à s’allonger sur mon divan et à commencer à me raconter son histoire. Mais, quelle surprise ! pour commencer, il me demanda si je l’autorisais à pouvoir manger un hareng. Ce détail ne manqua pas de m’intriguer. Je n’ai rien contre les harengs et, si un patient en a vraiment besoin, je lui en tends un29. Comme il m’est coutumier de faire en telles circonstances, je m’apprêtais même à aller lui en chercher un dans ma cuisine. Mais il sortit lui-même de son manteau un sac caoutchouté (dont il m’apprit ensuite qu’il ne pouvait jamais se départir sans connaître de très grandes angoisses ; c’était en effet un véritable objet contraphobique). Il en tira alors un poisson fumé. Je lui proposai un oignon pour l’accompagner mais il refusa tout net en me remerciant avec une gratitude empressée, une gratitude qui sentait à vrai dire d’emblée sa bonne dose de résistance (le message implicite en étant quelque chose comme : « nous n’avons pas élevés les saumons ensemble, que je sache » Ou bien encore : « ne faites pas aux truites ce que vous ne voudriez pas qu’elles vous fouissent »). Que la consommation de hareng soit commune dans la société en général, qu’elle soit banale dans les cabinets d’analyse, cela personne ne le niera30. Par contre, et ce trait me sembla plus spécifique de ce patient, sa façon de faire était bien plus originale. Qu’on en juge : à peine le poisson sorti de la dite poche, il en coinça la queue dans sa bouche et, d’une vive flexion du cou, il le fit voler au dessus du divan en desserrant ses dents pour que le poisson puisse s’élever en l’air. J’eus un moment peur pour une statuette égyptienne que j’ai à proximité de mon fauteuil. Mais je fus 29. Ndt. Cf. Le « triangle des Poissons » supra. 30. Lorsqu’un patient a envie de manger en séance, il ne faut pas le lui refuser. Ceci est particulièrement vrai en début de semaine, lorsque les patients reviennent, affamés, d’un long week-end sans séances. J’ai créé à cet effet une expression spécifique. Il s’agit dans ces moments-là, ai-je établi, de casser la croûte le lundi.

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rassuré immédiatement lorsque je vis l’habileté du patient pour rattraper le poisson dans sa bouche… et pour l’avaler d’un seul coup sans même le mâcher ! Quelle discipline du pharynx il semblait avoir acquis pour pouvoir ainsi dilater sa gorge sans s’étouffer ! Une comparaison me vint à l’esprit devant la disproportion du poisson et du passage anatomique de la gorge du patient : on aurait dit un accouchement à l’envers ! Puis il se tourna vers moi et m’expliqua que, lorsqu’il était vivement ému, il ne pouvait s’empêcher de faire ainsi. Comme la première rencontre avec moi était pour lui chargée d’affects puissants, et en particulier d’espoir, il lui avait donc fallu manger un hareng pour s’apaiser31. Je précise que (de poisson), lorsqu’un patient a besoin d’un symptôme, je ne l’en prive pas par des injonctions artificielles. Il y a bien longtemps déjà que la psychanalyse a séparé son destin de celui de la suggestion. Au contraire, je fais comme si le symptôme n’existait pas et je ne m’intéresse qu’à sa signification symbolique et, à la fin, il disparaît de luimême. Je ne lui dis donc rien quant à sa façon de faire sauter les harengs mais je me contentais de lui demander : A32 : « Et ces harengs qui volent, ça vous fait penser à quoi ? » (et je rangeais ma statuette dans un tiroir). Il ne répondit pas mais il renouvela sa consommation de poisson plusieurs fois pendant la séance. Il manifestait sa satisfaction après chaque ingestion vorace par de petits couinements aigus. Après une série de ces petits cris, fidèle à ma façon de ne pas intervenir, je lui posai tout au plus une toute petite question, telle qu’elle me vint à l’esprit à ce moment-là : 31. Situation que je résume par : Wo der Fisch war, soll das Essen werden. 32. Ndt. Les prises de parole de Freud et du patient sont notées A (Analyste) et P (Patient) ; elles apparaissent en italiques.

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A : « Et ces petits cris aigus, ça vous fait penser à quoi ? » Il me répondit que, justement, c’était bien là son problème. Ces cris étaient ceux des phoques, des phoques comme il en avait vus au cirque lorsque sa gouvernante l’y avait amené une fois alors qu’il avait 5 ans. Il avait alors été vivement impressionné par ces animaux et, tout comme sa gouvernante, Maria-Rosa (une jeune femme belle, brune, sensuelle, tendre et désirable quoiqu’un peu trop velue à son gré, ce en quoi je l’approuvai car il ne sied pas à une femme d’avoir un système pileux négligé), il avait aussi aimé au plus haut point leur numéro de cirque. Maria-Rosa, une femme du peuple, dévouée et aux appétits physiques non négligeables, était peu intelligente et avant tout instinctive. Mais il y avait quelque chose de fondamentalement sain et de tellurique en elle – on pouvait même dire qu’elle était à sa façon une « saine primitive ». Elle avait su apporter à celui qui allait un jour devenir mon patient une affection qui le marqua de telle sorte que les phoques, il me le disait d’emblée, avaient pris pour lui une importance toute particulière dont la suite de son existence et les circonstances fortuites qui la marquèrent surdétermina le sens. Il s’était identifié à eux et, quoiqu’en même temps il vît l’ineptie de ses conduites, il ne pouvait s’empêcher de les reproduire. En famille, cela ne lui posait pas de problème, car on s’y était habitué. Mais sa vie sociale, par contre, avait été singulièrement handicapée par sa nécessité de sans cesse couiner et de manger des harengs. Héritier d’un riche industriel, il ne pouvait même pas succéder à ce dernier comme cela eût été désirable (en effet, son père vieillissait) car il se ridiculisait sans cesse dans les conseils d’administration en y mangeant comme un phoque. Il m’expliqua que, de plus, se procurer du hareng était pour lui un réel tourment car il ne pouvait pas manger n’importe lequel mais seulement celui qui venait de Riga, sur la Baltique. Une exigence qu’il ne

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comprenait d’ailleurs pas lui-même mais qu’il souhaitait élucider au cours de notre travail. De plus, il fondait de bons espoirs en ma fréquentation puisque, me disait-il, j’avais publié le célèbre « Cas Dorade », ce qui montrait bien que, moi aussi, j’étais assez « porté sur le poisson ». A : Je rectifiai : « Le cas Dora… ». P : Il répondit : « Ah !… Dora… » (il semblait incrédule et déçu). Quoiqu’il en soit tout ceci constitue la raison pour laquelle j’ai choisi de nommer ce patient L’homme aux phoques et sa névrose baltique. Je lui confirmais que nous allions travailler ensemble et lui annonçai mes honoraires. Il ne les discuta pas, se contentant alors de lancer un hareng en l’air et de le happer. Lors des séances qui suivirent, je précise aussi qu’il n’était pas rare aussi qu’il prit une petite balle dans sa poche de veston et qu’il la fit tourner sur le bout de son nez. Après un moment, il la reprenait et la remettait dans son vêtement. Selon lui, ce procédé lui permettait de mieux réfléchir. b. La vie de l’homme aux phoques Carlos, puisque c’était son prénom, était né au tournant du siècle à Lachine33, une bourgade située près de Montréal, au Canada. Son père se dénommait Moisharn Leder et était un industriel israélite d’extraction polonaise34 qui avait quitté 33. Ndt. Nous tenons un argument de plus pour penser que ce cas est véritablement de Freud et non d’un imposteur : il tient à la non volonté de dissimuler des détails (noms, localités) qui permettent de retrouver qui le patient fut dans la réalité, à l’opposé de ce que l’on observe pour d’autres cas publiés par Freud. On a donc ici, selon toute probabilité, un cas clinique en cours de préparation pour publication et que Freud n’a pas encore eu le temps de travestir, comme nous l’avons déjà mentionné. 34. Ndt : un « pays » de mon grand-père, cet Homme aux phoques. Que le monde est petit !

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Varsovie une quinzaine d’années plus tôt et qui avait décidé de tenter sa chance en tant que fourreur au Canada. Ses affaires s’étaient bien développées et, rapidement, son entreprise était devenue prospère. Les fourrures et cuirs Leder (« Ours, Phoques, ragondins et autres sur demande », vantait son catalogue) avaient même fini par occuper une position assez enviable dans le monde du commerce des peaux au Canada. Moisharn avait émigré avec sa femme Zelda et ses deux premiers enfants : Isaac et Abraham. Karl naquit ensuite, lui, au Québec. Son prénom lui avait été donné en hommage à Karl Marx. Puis, ensuite, il devint Carlos lorsqu’il alla vivre au Venezuela. À l’âge de trois ans et demi, il connut un événement tragique : il perdit sa mère. Celle-ci mourut à l’occasion de l’ingestion d’une arête de poisson qui se ficha dans sa gorge et qui se surinfecta35. Le jeune Karl-Carlos n’était pas même pas encore sevré. Comment s’étonner que, devant ces circonstances orales, survenant elles-mêmes lors de sa phase orale (un peu prolongée il est vrai), ce soit un symptôme – l’ingestion massive de harengs – dont la composante orale était manifeste, qui ait préférentiellement éclos ensuite ? Dans son grand malheur Carlos connut cependant deux circonstances relativement heureuses et qui assurèrent le relais, pourrait-on dire, de la présence maternelle, en atténuant relativement le traumatisme de sa perte. En effet, un des frères de Moisharn, Saul, était parti s’installer, lui, au Brésil. Il écrivait régulièrement à son frère canadien et lui disait en substance dans ses courriers : « Je suis brésilien, j’ai de l’or et, frère, je voudrais que tu en profites toi aussi ». C’est Saul qui, ainsi, d’une part, favorisa l’émigration ultérieure de Moisharn vers Caracas, capitale voisine du Brésil, en le mettant alors « sur la piste du pétrole » et qui, d’autre part, comme son frère cherchait une gouvernante pour suppléer 35. Comme cela est arrivé à mon ami Carlos Abraham. Ndt : voir à ce sujet : Abraham C., Œuvres complètes, tome I, Payot, Paris, 1965, p. 12.

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au vide que le départ de Zelda laissait auprès du petit Karl, lui adressa la jeune Maria-Rosa (aux formes plantureuses et lascives quoique, semble-t-il, un peu trop épaisses) pour s’occuper des enfants. La venue de Maria-Rosa, dont la chambre était placée à côté de celle de Carlos pour qu’elle put être à ses petits soins en permanence, constitua donc pour lui un appui indéniable. Elle était venue avec son propre enfant, alors un nourrisson en bas âge, le petit Ernesto, à qui elle donnait encore le sein. On imagine donc avec émotion ces scènes canadiennes pendant lesquelles Maria-Rosa avait à l’une de ses mamelles le jeune Carlos, et, à l’autre, le petit Ernesto, tandis qu’au dehors tombait une neige abondante donnant au paysage une ambiance feutrée et silencieuse. Véritablement, elle permit à Carlos de dépasser un deuil qui, sinon, s’annonçait comme tout à fait inabordable. Enfin, Moisharn, après une période endolorie, reprit goût à la vie et il convola en secondes noces. Sa nouvelle élue, Maximilienne, était d’origine française et issue d’une famille qui importait des parfums vers le Québec. Elle était née à Grasse, ville du parfum, et avait suivi ses père et mère lorsque ceux-ci avaient été dépêchés à Montréal pour y établir une succursale d’une grande maison française d’essences odorantes. Maximilienne était une belle veuve qui venait elle-même de perdre son mari quelques années auparavant à l’occasion d’un accident de pêche sportive au thon, activité que celui-ci pratiquait avec passion durant tous les étés sur les côtes du NouveauBrunswick. De cette union lui restait son unique fille, Louise, qu’elle élevait seule. Fût-ce lié à ce veuvage précoce ou à une constitution innée ? Toujours est-il qu’à Maximilienne avait échu une tendance neurasthénique qui, par moment, la faisait même verser dans une morosité quasi mélancolique. Elle semblait alors absorbée dans la tristesse et se mettait parfois à pleurer de façon incompréhensible. Carlos avait été marqué par ce trait de caractère, se demandant souvent,

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surtout lorsqu’il était petit enfant, s’il pourrait trouver un moyen de la consoler. Le monde du parfum et celui de la fourrure, capiteux et corporels tous deux, sont proches. Il ne fut donc pas étonnant que Moisharn rencontrât bientôt la belle veuve, qu’il désirât la rendre plus joyeuse (et lui même par la même occasion), et qu’il nouassent ensemble leurs destins, bien qu’ils fussent issus de religions au départ différentes (mais il est vrai que tout ceci se passait dans le Nouveau Monde, où tout est possible). Les fourrures tinrent une place importante dans la vie du jeune enfant. De nombreux souvenirs étaient liés pour lui à ces moments où il avait pu s’enfoncer dans les plis des manteaux somptueux offerts par Moisharn à Zelda, puis à Maximilienne ou à Louise, ou même à Maria-Rosa. Ce fut lorsqu’il avait 5 ans qu’il assista au spectacle de cirque déjà mentionné en compagnie de Maria-Rosa. Ce jour là Ernesto, grippé, ne les accompagna pas. Ce fut une circonstance marquante pour Carlos car, en somme, il s’était alors trouvé auprès de Maria-Rosa comme s’il avait été son enfant mâle préféré, pour ne pas dire unique, et il connut à la fois l’ivresse (inconsciente) de cette proximité privilégiée et la culpabilité (inconsciente elle aussi) d’avoir, petit Cain, évincé son petit « Abel de lait ». C’est d’ailleurs à cette occasion, de retour du cirque, qu’il présenta une forte fièvre et qu’il fit le « rêve des phoques » dont le détail est donné plus bas. Des années passèrent ainsi, l’enfant Carlos se développant bien. Il trouvait en fait une affection renouvelée au sein du triptyque féminin mère/Maria-Rosa/Maximilienne. En effet, sa mère n’était plus présente à proprement parler mais son père avait eu la bonne idée d’en mettre un portrait photographique dans chaque pièce de sa maison (ce que, on ne sait pourquoi, Maximilienne, n’appréciait pas beaucoup en 36

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vérité). Sur cette photo (la même redupliquée en différents exemplaires), elle avait un regard scrutateur qui semblait poursuivre la personne qui était dans la pièce, et ce où que cette personne allât, un peu comme le fait le regard de la Joconde. De ce fait, on peut dire que l’enfant ne perdit jamais complètement sa mère de vue, ni réciproquement. Maria-Rosa (dans la chambre de laquelle un portrait de Zelda trônait aussi) était pour Carlos un appui physique et, après le lait, elle lui procura la chaleur nécessaire à sa croissance morale. Il allait souvent dormir avec elle la nuit, lorsqu’il avait peur. Mais cela resta dans les limites du raisonnable puisque ce fut à l’âge de 12 ans qu’il interrompit cette habitude – que la période de latence (ici un peu prolongée il est vrai) rendait innocente – et ce à l’occasion de son départ pour le Venezuela. Enfin, Maximilienne semblait réunir pour Carlos les qualités d’autorité morale et de tendresse qu’une mère doit apporter à son enfant. Elle s’était immédiatement enthousiasmée pour lui et elle l’avait véritablement traité comme s’il avait été son propre fils. À l’époque des dix ans de Carlos, les appels de Saul à son frère se firent plus pressants et il lui décrivait souvent dans ses courriers comment il avait découvert au Venezuela le moyen de faire fortune grâce au pétrole qu’on y exploitait de plus en plus. Il fallait, disait-il à Moisharn, « qu’il lâche la fourrure et qu’il vienne mettre les mains dedans (le pétrole) ». Ainsi « tout ce qu’il toucherait se transformerait bientôt en or ». De la sorte qu’effectivement, après un premier voyage exploratoire, Moisharn se décida. Il émigra donc sur les collines d’un Caracas en pleine expansion et sa fortune crût là en grandes proportions. Carlos, Maria-Rosa, Ernesto, Maximilienne et Louise le rejoignirent deux ans plus tard et s’installèrent donc à sa suite dans la « cité de l’éternel printemps », surnom de cette ville au climat en permanence si doux. Les frères de Carlos, eux, devenus, adultes, déci37

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dèrent de rester au Canada. D’une certaine manière Carlos était donc à nouveau un fils unique. Ceci se renforça encore lorsque, pour une raison qui resta méconnue de lui, Ernesto fut envoyé vivre en Bolivie, pays où il avait de la famille. Cette transition vers le Sud fut certainement un grand choc pour le petit Karl qui, du jour au lendemain, devint Carlos. De même que son prénom d’origine, il quittait nombre de choses qui lui étaient familières et en particulier la chambre de Maria-Rosa, transposée à un autre étage de la maison et non plus située à côté de la sienne. Plus question d’une porte communiquante entre les deux et, d’ailleurs, son père avait décidé que les choses devaient changer. « Un garçon de ton âge, à douze ans, ça dort tout seul ! », avait-il établi en interdisant à l’enfant de se rendre désormais dans la chambre de Maria-Rosa (que le hasard du déménagement avait placée près du bureau de Moisharn). Son regard, lorsqu’il avait énoncé cet ordre, avait fortement impressionné le jeune Carlos, qui me le décrivit longuement ; courroucé le père avait eu alors une attitude figée, semblait-il à Carlos, mais en même temps une attitude, narines respirant large, bouche et lèvres frémissantes, comment dire ? une attitude ou il semblait « prêt à bondir » sur le jeune libidineux. Détail important, la scolarité de Carlos avait aussi subi un infléchissement marqué lors de ce changement géographique. Auparavant brillant élève, il devint, disons, « spécial » et ses capacités à apprendre se développèrent d’une façon que le plus simple est de décrire comme « bigarrée ». En effet, s’il se montrait prodige dans l’apprentissage des langues et de la littérature, il n’en ratait pas moins examen sur examen et il ne pouvait s’inscrire dans aucun cursus scolaire usuel. À la fois surentreprenant et psychasthène, il mêlait ces deux dimensions opposées de façon étonnante. Et c’est pour la langue française que son polyglottisme avait spécifiquement développé un talent extrême.

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Ainsi, dés ses 16 ans, il traduisit en yiddish, par seul intérêt personnel, les volumes déjà parus de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Il parvint d’ailleurs presque à compléter et à faire publier sa traduction lorsque, pris d’un mouvement d’auto-dénigrement, il la jugea en définitive insuffisante et il la remisa dans un tiroir sans plus y jeter un œil. Combien de nuits blanches n’avait-il pourtant pas consacré à ce travail dans une obscurité seulement percée par le chant des oiseaux tropicaux jusqu’au moment où progressivement le matin venait découper un liseré lumineux doré et rose au bord des rideaux lourds et soyeux qui fermaient sa chambre comme les valves nacrées d’un coquillage ? À l’âge de 18 ans, il partit faire une expédition que les jeunes Vénézuéliens aiment à pratiquer et qui, pour eux a une fonction initiatique. Il s’agissait de gravir les pentes du Mont Bolivar, un mont qui, culminant dans la cordillère des Andes à plus de 5000 mètres, est le sommet le plus élevé du pays. Simon Bolivar est, on le sait, le héros de l’indépendance du Venezuela et, en somme, le père de la Nation, comme l’est chez nous l’Empereur François-Joseph. C’est donc, comme je le disais, pour les garçons de ce pays, un rite véritablement initiatique que celui qui consiste à s’élancer vers le pic-père (symboliquement son pénis érigé, on l’aura compris) et à le fouler du pied dans l’espoir de le dépasser36. Ce voyage, il le fit avec Louise, devenue entre temps une belle jeune femme sportive dont il était très proche. Elle était sa cadette de seulement trois mois en fait. La sensualité de leurs jeunes corps, l’élation liée à l’escalade du « Mont-père-pénis » firent le reste. Au premier campement ils s’aimèrent. Puis ils continuèrent à grimper. Au dernier, ils se jurèrent fidélité. À leur retour à Caracas, ils se marièrent. Mais, à l’écouter, une puce me grattait l’oreille : il me parlait en fait bien moins souvent de Louise que de Maximilienne. Il 36. Ndt. On évoque irrésistiblement ici certains passages d’Envie et Altitude, de Mélanie Klein.

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me disait par exemple des phrases comme : « Rendez-vous compte, Professeur. Marié, ma belle-mère devint… ma belle mère !!! J’ai alors eu… une « belle-mère au carré » ! ». Et il me rappelait souvent son attachement à Maximilienne « qui avait été si bonne et si douce pour lui tout au long de sa vie d’enfant ». Mais, en disant ces paroles, il était pris d’un effroi épouvantable. Et je peux affirmer que, plus d’une fois, en abordant ce sujet, il mangea des harengs pour quatre ! Sur le coup, je ne pus comprendre à quoi était liée cette peur si massive37. Mais le mariage de Carlos et de Louise tourna en fait rapidement mal. Carlos souffrait de maux de tête tous les soirs. Il refusa rapidement toute relation sexuelle à sa jeune femme et ce d’autant plus qu’elle lui demandait des bébés. C’était clair : il était devenu impuissant et tous les efforts de sa femme pour lui plaire n’y purent rien38. Et c’est alors que survint le divorce, inévitable, et même préférable au vu de la tournure que les événements avaient pris. Les symptôme des harengs débuta alors. En quelques semaines Carlos se constitua par leur biais une véritable carapace comportementale. Il se fit confectionner la poche de caoutchouc dont il était apparu doté lors de notre rencontre et il ne la quitta plus, que ce fut pour dormir ou pour déambuler dans les rues de Caracas. On l’y voyait aller de café en café, toujours un dictionnaire bilingue en main, se préparant en somme véritablement toujours à l’assaut de nouveaux idiomes (car sa passion pour la traduction avait repris de plus belle et cet assaut linguistique, à l’évidence, avait remplacé celui d’une place forte féminine qui, elle, lui était devenue 37. Seule la fin de l’analyse m’apporta la clé de cette énigme. Voir p. 151 et sq. 38. Il ne les tolérait guère même et il eût souhaité qu’elle fut plus sobre dans l’expression de sa sensualité. Il me disait qu’elle faisait, de par sa surenchère érotique même, des « efforts pour rendre l’autre mou », une expression étrange, mais que je trouvais intéressante néanmoins et que je conservais gravée en mon esprit. Peut-être me servira-t-elle un jour futur à introduire un nouveau concept, qui sait ?

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soudain impénétrable). Souvent, un crayon dans la main droite, il laissait sa main gauche fouiller la sacoche et y caresser le prochain hareng qu’il allait engloutir. À voix basse, il lui chantonnait : « Ha-ha-reng, gentil petit’ ha-hahareng, je te mangerai la queue, je te mangerai la queue, et la queue, et la queue, et la queue, et la queue, et la queue, et la queue, et la queue, et la queueeeeeeeeeeeeu… Haaaaaaareng, etc. » Il s’inspirait ce faisant d’une petite comptine française que Maximilienne lui avait apprise pendant son enfance. Puis il lançait le hareng en l’air et l’avalait avec soulagement. En un mot comme en mille : c’était comme si la queue du hareng était venue remplacer celle de ses propres érections. Dans ces conditions, évidemment, il ne put reprendre en main les affaires de son père, comme je l’ai déjà signalé plus haut. C’est alors que ce dernier eut l’idée de l’envoyer faire le tour de l’Europe, espérant que les voyages allaient distraire l’esprit de son fils de ses soucis morbides. Et, justement, un troisième frère de Moisharn, Micha, avait, lui, émigré à Paris. C’est que la CitéLumière faisait à cette époque briller aux yeux des Juifs de grandes promesses. N’y était-on pas « Heureux », selon le dicton, « comme Dieu en France » ? Ce point d’ancrage parisien de la famille Leder allait se révéler être de la toute première importance pour Moisharn et pour Carlos. Micha était l’aîné de Moisharn et, à ce titre, un peu aussi comme un père pour lui. C’est certainement pour cela que, au sein d’une culture véritablement universelle, Carlos, guidé son père, avait en particulier eu à cœur de posséder la française. Ce fut donc par Paris que commença son périple sur le Vieux Continent. Qu’y fit-il ? On ne peut retracer son itinéraire exactement mais il y a fort à parier que son trajet quotidien, le menant de la rue de Turenne (dans le Marais, où était l’appartement-atelier de confection de son oncle) au Quartier Latin, l’y amena à fréquenter tout ce que Paris comptait de beaux esprits à ce moment-là. Et il n’en manquait point. J’ai pu moi-même m’en assurer lorsque, jeune homme, j’ai eu le grand honneur de venir étudier 41

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auprès du grand Charcot, à l’hôpital de la Salpétrière. D’ailleurs, la princesse Bonaparte, qui veille sur le destin de la Société Psychanalytique de Paris, me fait régulièrement savoir que tout ce qui concerne le débat intellectuel coule à Paris comme si la source même y naissait. Parmi les évènements qui marquèrent la villégiature européenne de Carlos, trois méritent certainement tout spécialement d’être mentionnés. Il y revenait souvent lui-même : Le premier se déroula dans ce même Paris. Carlos y avait amené le manuscrit de sa traduction en yiddish d’À la recherche du temps perdu. Un jour, il se renseigna sur les dates et horaires des tenues du comité de rédaction d’une revue fondée, entre autres, par Marcel Proust lui-même, et il se rendit à une de ces réunions afin de rencontrer ce dernier pour pouvoir lui soumettre sa traduction. Il était fort nerveux dans l’antichambre où il attendait. Enfin, Proust finit par l’accueillir. Carlos me raconta cette entrevue en disant qu’elle avait été brève. Proust, l’œil rêveur, la paupière plombée et tombante, la moustache alanguie, le reçut donc enfin. Carlos ne trouva alors pas ses mots. Il bredouilla : « … La Recherche… votre excellence… Monsieur… signore… Marcel… Caramba !… le thé… la madéléna y tout ça… yé tout traduit en Yiddishé… à Caracas ! ». Proust le prit assurément pour un fou mais il accepta tout de même de jeter un œil sur les feuillets noircis qu’il lui tendait à examiner. Puis il se leva et lui donna sa main à serrer en lui répondant : « Cher Monsieur, je vous remercie de l’attention que vous avez bien voulu porter à mes écrits. Au revoir ». Et, lui tournant le dos, il appela : « Françoise ! ». Une vieille femme voûtée vint alors et cette domestique sans âge, sortie d’un recoin du bâtiment comme si elle en avait été une émanation minérale, sculptée par quelque maître mérovingien d’une époque révolue et oubliée, le reconduisit à la sortie d’un immeuble à propos duquel il ressentit instanta42

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nément, en un broiement du cœur, qu’il lui était désormais fermé à tout jamais. Tout au plus, pensa-t-il, il pourrait – maigre consolation – en cultiver le souvenir douloureux. Mais, une fois dehors, il eut pourtant la surprise d’entendre, par une fenêtre restée ouverte au premier étage, Marcel Proust dire à ses amis : « Non, mais c’est incroyable ! Vous savez ce qui m’arrive : voici un Polak débarqué de Caracas qui a traduit mes ouvrages en yiddish. Il était bien aimable et son travail avait l’air très sérieux mais, le gredin, il cocottait le hareng à plein nez ! Il fallait voir comme ! Je ne suis pas resté avec lui un instant de plus ! » Et c’est ainsi que, non seulement l’humanité ne possède encore à ce jour aucune traduction en yiddish d’À la recherche du temps perdu – ce qui en soi constitue déjà une catastrophe sans pareille – mais encore que celle-ci aurait pu être – et qu’elle n’a donc pas été – la première des traductions disponibles de la même Recherche. Quant à Carlos, indubitablement, il était marqué par la malédiction du hareng, une malédiction, qui semblait vouer ses chances de réussite de par le vaste monde à être ruinées de façon répétitive. Le second événement : notre patient avait été aussi très marqué par une aventure anglaise, lorsque ses voyages l’avaient, en effet, mené vers Albion. Il avait rencontré à Londres, visitant la Tate Gallery comme lui, une riche et jeune Suédoise qui était venue voir tout ce que le Royaume-Uni a engrangé de trésors artistiques. Entre eux une amitié profonde, quoique platonique, était née spontanément et il tint à l’inviter à passer un week-end à Brighton. Prenant un train qui les emporta dans un panache de vitesse, de pluie et de vapeur, aux travers de paysages aux contours estompés, ils s’y rendirent donc. Mais, une fois sur place, il connut le malheur d’être attaqué par quelques uns de ces voyous dont les bandes font la sinistre réputation des rues anglaises. Sans la vivacité de son athlétique jeunesse, sa foulée n’aurait peut-être pas pu le placer hors de leur portée. Quoiqu’il en soit, il leur échappa 43

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donc des mains (comme une anguille) en courant plus vite qu’eux. Mais il eut grand peur, en particulier de l’un d’entre eux, un géant roux, qui, le faciès grimaçant et couvert de sang, hurlait des insultes et des menaces en courant derrière lui. Il faut dire que Carlos lui avait envoyé un hareng dans les pattes, hareng sur lequel – c’était l’effet escompté – ce roux, sot, avait dérapé, se blessant au front sur le sol. À son retour à l’hôtel, après sa fuite devant l’ennemi, hélas, Ingrid la belle Suédoise, avait disparu. Il n’y trouva qu’un mot d’elle : « Carlos, Vous m’avez beaucoup déçu. Je vous quitte et regagne Londres par le premier train, puis Stockholm. Au lieu de vous battre contre ces voyous et de me défendre, vous vous débinâtes, vous fuîtes. Vous êtes un couard. Et, au retour à l’hôtel – croyez bien que je n’ai pas fouillé vos affaires mais elles étaient déjà en désordre lors de mon retour dans notre chambre – votre valise s’était déversée sur le sol et un parterre de filets de harengs jonchaient le tapis. J’en ai été plus que surprise, croyez-moi ! Je pense que vous êtes un pervers ou quelque chose comme ça. Donc : Adieu ! Ingrid. P.S. : Ne cherchez jamais à me revoir. Allez plutôt vous faire soigner chez cet horrible barbichu vicieux de Vienne, le professeur Freund, ou Dreumpft, ou quelque chose comme ça. Je crois qu’il est fait pour des détraqués comme vous ». Ce deuxième coup de canon lui indiquait la route. Abandonner les harengs et venir me consulter, c’était ce que le doigt du destin lui ordonnait de faire. C’est également ainsi qu’il entendit parler de moi pour la première fois. Dès lors, il lut tous mes ouvrages et commença sérieusement à se dire qu’une psychanalyse pourrait être ce qui, un jour, serait à même de le sauver de son tourment.

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Le troisième événement : enfin, il y eut pour lui une rencontre moins douloureuse et plus spirituelle, celle du Moïse d’Oslo. Oui : du-Mo-ï-se-d’Os-lo-de-Mi-chel-An-ge ! Mesdames et Messieurs, vous avez bien lu. On a tort de ne citer que celui de Rome qui, fort injustement, estompe son jumeau nordique. Sait-on que cette autre statue, en tout point pareille à la romaine, accueille les visiteurs du musée de la Galerie Nationale à Oslo39 ? En bien non, on ne le sait pas, le fait est scandaleusement ignoré. Et je l’ignorais moi-même avant de connaître Carlos ! Et ceci bien que cette statue ait eu pour moi une grande importance à un moment de ma vie40. Sans Carlos, je n’aurais jamais su que MichelAnge avait sculpté deux « Moïse » identiques et qu’il avait tenu à ce que l’un se tienne au Nord tandis que l’autre devait connaître un séjour latin. … Pourquoi cet antagonisme géographique des deux Moïses, jumeaux et en même temps si éloignés, me demandais-je, intrigué au plus au plus haut point lorsque Carlos me parla de ces deux frères de marbre ? Aussitôt quelques unes de 39. Ndt. Une statue du Moïse de Michel-Ange trône, effectivement, dans ce musée. Mais la conspiration du silence y règne aussi. J’ai personnellement essayé de faire avouer au personnel de ce musée que la statue était bien de Michel-Ange mais, visiblement, consigne a été donnée d’en travestir l’origine réelle. Invariablement l’on m’ y a répondu qu’il s’agissait d’une copie. Mon œil ! J’ai essayé de faire rendre gorge à un employé en l’étranglant à moitié mais, même sous cette menace, il n’a pas voulu convenir qu’il s’agissait d’un original. Droleptan et Largactil en intra-musculaire ont été mes seules récompenses à l’hôpital psychiatrique de la ville, où l’on m’a traîné de façon honteuse. Mais je ne me décourage pas car la compacte majorité obscure ne m’effraie pas. Dés lors que ma mission est de rétablir La Vérité Scientifique, je continue ma quête (et qui quête finit par trouver chaussette à son pied, c’est connu). Pour ceux d’entre vous qui voudraient se convaincre de visu de la présence de ce second Moïse, je donne les coordonnées de ce musée : Nasjonalgalleriet. (Galerie Nationale). Adresse : Universitetsgaten 13. Tél. : 22 20 04 04 ; fax : 22 36 11 32 (métro et bus : arrêt Nationaltheatret. Tramways : 10, 11, 17, 18 : arrêt Tullinløkka ; 13, 5 et 19 : arrêt Nationaltheatret). 40. Ndt. Cf. Freud S. Le Moïse de Michel-Ange. Voir aussi plus loin le chapitre sur le Bi-monothéisme (p. 133)

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mes innervations se mirent en branle dans mon psychisme et commencèrent une investigation sur ce fait. Ma théorie41 s’en est trouvée depuis assez largement bouleversée. Mais revenons en pour le moment à Carlos. Lui, en tout cas, trouva en ce Moïse de pierre un père. La longue barbe du prophète, son air grave, son regard sévère lui donnèrent le sentiment d’être surveillé et guidé, comme si un Surmoi avait éclos en lui au moment où il l’aperçut. Oui, un père surmoïque, c’est ce qu’avait été cette statue à ses yeux. Souvent d’ailleurs, au fil de l’analyse qu’il menait avec moi, lorsqu’un sentiment de faute lui venait, il se disait : « Et là je me sens coupable. Qu’aurait dit Moïse ? ». Indéniablement l’influence de la statue était encore profondément gravée en lui. Ce qui d’ailleurs se faisait sous le sceau d’une culpabilité redoublée car, aussitôt Moïse entr’aperçu lors de la visite au musée, il avait éprouvé le besoin de se moquer de lui et il avait, dès qu’il l’avait contemplée, créé un refrain des plus stupides, refrain qui lui était alors venu à l’esprit et qui disait : « Moïsette, femmelette, barbichette, Moïsette, femmelette, barbichette, etc. ». En tout, quatre années de pérégrinations européennes permirent à Carlos d’acquérir des connaissances artistiques et littéraires des plus profondes. Au fil de son voyage, son esprit s’était un peu calmé et, quoiqu’il n’eût jamais pu se départir de ses harengs, il avait l’impression « d’avoir fait la paix avec eux » et de les accepter. Ce n’était cependant pas une véritable guérison qui s’était opérée mais une simple cicatrisation. Son mieux-être lui redonna néanmoins un peu de confiance en lui-même et, dès lors, il décida de retourner vivre au Venezuela. Mais à son retour à Caracas l’angoisse revint, le broyant chaque jour un peu plus. L’éloignement avait apaisé son drame intérieur mais celui-ci était prêt à flamber à nouveau s’il ne le fuyait 41. Ndt. Freud fait ici référence à son livre Moïse et le monothéisme (1938), Gallimard, Paris, 1948.

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plus par une course vers le lointain, une course toujours renouvelée par delà les océans et de capitale en capitale mais qui, en définitive, s’avérait aussi inutile qu’interminable. C’est alors que, désespéré, il m’envoya le courrier que j’ai déjà mentionné. J’étais, m’y écrivait-il, « son dernier espoir ». Il en parla à son père. Celui-ci respecta la volonté de Carlos de reprendre un bateau pour l’Europe. Un jour vint ainsi où, sur le quai où il était venu l’embrasser pour son embarquement, Moisharn lui dit : « Que ce que tu fixes comme but à ta vie, ce soit désormais ton bonheur ». Fort de cette bénédiction paternelle, quelques semaines plus tard, Carlos entrait dans mon bureau pour la première fois. 2. La vie sexuelle du patient Elle tient, bien entendu, une place essentielle dans la genèse de ses troubles. Après avoir lu ce qui précède on aura de la difficulté à le croire mais, pourtant, il semble bien que la vie sexuelle de notre patient ait connu une intensité certaine et une précocité réelle avant de quasiment s’éteindre lors de son mariage malheureux. Je n’entrerai pas dans le détail des récits que me fit Carlos, préférant ici rapporter les principales étapes qui concoururent à former ses goûts et ses difficultés en matière de sexualité. Scène (très) primitive. Sa sexualité débuta donc très tôt. Il se souvint pendant une séance d’une scène qui avait eu lieu alors qu’il avait 3 ans, 2 mois et 8 jours. Autrement dit, en pleine transition de la phase orale vers la phase anale, si l’on veut bien suivre le rythme de développement de ce patient, un peu plus lent que la normale, il est vrai. Ceci nous place

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donc juste avant la disparition de sa mère, emportée lorsqu’il avait trois ans et demi comme l’on s’en souvient. On notera ici la dissociation entre le vu et l’entendu. Le vu : il est ici réduit à néant car la scène se déroula en pleine nuit, le patient étant alors dans sa chambre, qui jouxtait celle de ses parents. Il « n’y vit que du noir » mais cela ne l’empêcha pas de « tout entendre ». Je soutiens que l’entendu tient une place plus importante dans le psychisme que le vu. En effet, l’entendu est la voie qui mène à la représentation de mots. Or, ce sont les mots qui bâtissent la conscience. Tout ceci créa une situation de court-circuit : les mots entendus lors de cette nuit allaient rester gravés au fer rouge dans la mémoire de Carlos, et ce d’autant plus qu’il « n’y vit que goutte ». La scène en question : la porte entre sa chambre et celle de ses parents a été laissée entr’ouverte. Mais l’enfant ne dort pas car il fait chaud. L’entendu est constitué par le dialogue qui suit et qui se tient entre ses parents. Le patient, en effet, alors tout juste un bambin, entend les phrases suivantes : Père : Ah, ah, c’est l’heure d’aller à la pêche aux moules ! Mère : Chuttt, mon gros alligator poilu ! Le petit ne dort peut-être pas. Père : Tu parles ! Il roupille comme un crabe sous le sable ! Mère : Je vais vérifier (la mère s’en va voir mais le petit Carlos fait semblant de dormir, intrigué par ce qui va se passer et voulant en savoir plus)… (La mère, une fois revenue et à voix basse) : c’est bon, le brave petit ange dort à poings fermés ! Père : Je te l’avais dit, hein. Oh, comme elle est bien chaude, cette petite crevette ! Mère : Et, tiens, voilà une petite sardine…Oh, mais c’est que le plancton lui profite bien… elle grossit bien vite… Père : Je crois que la grosse baleine42 pourrait la dévorer pourtant. Ah, ah, ah ! 42. Pour cet esprit enfantin la sardine était devenu instantanément l’équivalent du pénis (masculin) et la baleine celui du vagin (féminin).

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Mère : Oh ! T’as ri ! Mais ne ris pas si fort, tu vas réveiller le petit ! Père : Allez, t’en fait pas pour le petit. Tiens, j’ai une idée : retournetoi. … comme ça… et retourne toi dans l’autre sens aussi 43… Ah, ah, voilà qui est bien et qui me met en appétit. Mère : Hi hi, tu me chatouilles, mon gros éléphant de mer. Oh, mais c’est gros, c’est très gros44. Père : Oh, voilà la baleine qui mange la sardine. Ooooooooh Aaaaaaah Ooooooh Aaaaaaah Ah, Oh, Ah, Oh, AH ! OH ! AH ! OH ! 45 Mère : Ce n’est plus une sardine que je tiens là, c’est gros comme un hargeng. Et quel hareng, non mais quel hareng, quel hareng ! Et voilà sa crème qui arrive. Ah ! quel bonheur, qu’elle est bonne cette crème ! Père : Avale-là toute, elle est pour toi, elle est toute pour touaaaaaaaaaaaa ! Mère : Ah oui, ah oui, gloumoupouskougloups ! Aaaaaaaaah ! Je suis mooooorte ma parole… Mais que c’est bon ! Suivit un silence. Mère : « Je suis tellement bien, tellement relâchée ». Père : C’est normal : c’est l’effet d’après-coup46. C’est ça qu’est bon, tiens. Mère : Comme tu parles bien ! Oh, mais ça revient déjà, ma parole ! 43. Ndt. Serait-ce ici l’origine du concept freudien du « double retournement » ? 44. Ndt : de là doit venir certainement l’expression : un « coït à très gros ». 45. Ce même patient me raconta qu’ultérieurement il avait inventé un jeu. Il avait attaché une boîte de sardines vide avec une ficelle et il la lançait derrière un meuble. Fasciné, il disait alors : « Oooooh », une onomatopée déçue, ce qui voulait dire que la boîte avait disparu de sa vue. Puis, grâce à la ficelle, il la faisait revenir, commentant son retour par un « Aaaaaah » satisfait et sonore qui exprimait sa joie à pouvoir constater son retour. On comprend que par ce jeu, si simple en apparence, il mettait en scène de façon répétitive le traumatisme où la « sardine » avait failli disparaître dans la « baleine ». Simplement, arrivé à un âge plus avancé où il avait désormais pu acquérir une meilleure maîtrise de la motricité, c’était lui qui désormais menait activement le jeu à sa guise au lieu, par une identification au père, de redouter une castration exercée par la mère et subie passivement. Je donne pour nom à cette manœuvre celui de jeu de la sardine. 46. Ndt. Encore un concept freudien saisi dans ce texte in statu nascendi.

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Père : Je te t’en refous ? Mère : Oh, oui, refous-le-m’en… refous-le-m’en… profond ! Etc. La même scène se répéta à trois ou quatre reprises encore pendant la nuit, intriguant l’enfant Carlos à chaque fois. L’inconscient de l’enfant fut fortement marqué par cette scène. On peut en déduire les conséquences suivantes, qui nous aident d’ores et déjà pour comprendre comment son mental se façonna à partir de là pour mener au symptôme des harengs de façon surdéterminée : – Le vu est dissocié de l’entendu : ce n’est pas pour rien que le patient se choisit ensuite pour fétiche un animal silencieux : le hareng. – L’oralité est au premier plan : la baleine mange la sardine à la crème. Le petit patient resta intrigué jusqu’à ses 12 ans par ce qu’il avait entendu. Il crut jusqu’à cet âge que ses parents n’avaient pas assez mangé à table et qu’ils complétaient ensuite leur repas, dans leur lit, par une collation à base de protides animaux. – L’oralité se conjugue à la mort. Au cours de cette scène, en effet, la mère semble manger le père (ou son pénis, c’est la même chose) et elle en « meurt » si l’on s’en tient à ses paroles mêmes (cf. le « je suis moooooorte »). Et, de plus, elle semble s’en réjouir ! Là aussi, tous ces nonsenses47 intriguent le petit patient jusqu’à un âge très avancé. La vie était est-elle donc faite de la sorte ? Le fait de manger du poisson était-il synonyme d’un risque mortel pour la femme ? Et dans ce cas, pourquoi ses parents ne s’étaient ils pas résolus, par exemple, à manger un peu de charcuterie à la place du poisson (surtout qu’il avait une autre fois entendu sa mère 47. Ndt. En anglais dans le texte original.

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traiter son père de « Peticochonveututarété » ? Étaient-ils en carence iodée ? « C’est ainsi que tout a commencé » dans la sexualité de ce patient, suis-je donc maintenant tenté d’écrire. En effet, ce premier traumatisme détermina la façon dont il vécut les suivants, que je résume désormais : Sensualité diffuse et cutanée. En parallèle de cette sexualité relativement précisément centrée sur la zone orale, le patient avait connu des « bains » diffus de sensualité touchant tout son corps et non sa seule bouche. Il s’agissait des longs moments pendant lesquels, enfant, il s’enivrait de capiteux parfums en se lovant dans les manteaux de fourrure des femmes de sa famille, fourrures qui lui procuraient des caresses sur tout le corps. Ce facteur fut renforcé par une habitude de Maria-Rosa. Souvent, en effet, elle avait massé le jeune Carlos avec un carré de fourrure de phoque, résidu d’un manteau en cours de réalisation, ce qu’en confection on nomme une « chute ». Ce bout de fourrure avait été cousu en forme de manchon. Elle lui chantait des comptines sudaméricaines pour qu’il s’endorme tout en le caressant (dans le sens du poil toutefois exclusivement, car dans l’autre sens, le phoque chatouille, piquouille et gratouille). De ce fait lorsque, lui-même devenu pré-adolescent, Maria-Rosa s’en fut dormir à un autre bout de la maison familiale, il lui vola ce petit bout de fourrure qu’elle avait remisé dans une armoire de sa chambre, ce petit carré de phoque qu’il ne quitta plus dès lors. Il constitua des habitudes onanistes avec ce manchon et, bien que de temps en temps des poils s’en coinçassent dans son urètre, ce qui était fort douloureux, il ne pouvait pas plus s’en passer. D’ailleurs, une fois, il me montra le dit manchon, qu’il gardait précieusement dans une petite poche caoutchoutée qu’il glissait dans la poche, plus grande, des harengs. Il était fort usé et par grandes plaques on voyait le cuir à nu. Il était clair que le choix de cet objet 51

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de fourrure était motivé par sa proximité fantasmatique avec les personnages importants de sa famille. De plus, peau morte, il lui semblait qu’elle pouvait apporter la vie (ici confondue avec la libido), comme si elle était la preuve que la mort n’était qu’un phénomène réversible (et donc que sa mère, un jour, espoir insensé ! pourrait lui revenir). On verra plus loin (cf. p. 96) comment il put, assez tardivement, dans sa vie, se résoudre à ne plus avoir, enfin, recours au carré de fourrure.

Pulchram matrem nudam48. Constitution d’un rituel. À l’âge de 11 ans, l’enfant Karl-Carlos voyagea en train avec sa belle-mère. Il s’agissait pour eux deux de se rendre de Montréal à Boston et une partie du voyage se déroulait en train de nuit. Maximilienne l’avait emmené avec elle car elle devait se rendre dans cette ville américaine pour y traiter des affaires – en l’absence de Moisharn déjà installé à Caracas – et aussi, par la même occasion, pour y visiter des membres de sa famille qui y avaient installé une autre succursale de parfums. Karl, avait-elle en effet pensé, pourrait tirer du plaisir de ces vacances auprès de ses cousins bostonniens qui étaient du même âge que lui. On réserva un compartimentcouchettes et l’enfant y occupait celle du bas, pouvant voir de ce fait tout ce qui était plus haut que lui. Sa belle-mère l’avait mis au lit et, dans un mouvement que je qualifierais de contre œdipien, elle séduisit l’enfant (tout à fait inconsciemment, bien entendu). C’est à dire que, déniant que ce petit Œdipe qu’elle amenait avec elle en villégiature pût avoir des émois érotiques et, sans penser à mal, elle se déshabilla devant lui avant d’enfiler sa chemise de nuit. L’enfant, on s’en doute, ne perdit pas une miette de ce spectacle qui se déroulait juste au dessus de ses yeux (et s’il avait un moment regretté de se voir refuser la couchette du haut, ce que font souvent les enfants, voilà bien qu’il ne regrettait plus rien du tout !) Un instant en particulier lui resta en mémoire, celui où 48. Ndt. Littéralement : « La belle-mère nue ».

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sa belle-mère se retourna et chercha des affaires dans son sac, lui montrant ainsi… la lune. Je retranscris maintenant ce qu’il me raconta : P : Et alors, Professeur, elle se pencha en avant et je pus voir ses fesses, comment dire ? « En gros plan », oui, voilà, c’est l’expression qui convient. A : Et ça vous évoque quoi ? P : ça m’évoque… des fesses49… c’est un bon souvenir…Et je me souviens en particulier que je vis, dans la vallée profonde sise entre les globes laiteux et rebondis, que courraient de longs poils d’un noir de jais. Je fus fortement intrigué et excité par la vision de cette toison, semblable à celle que je croyais jusque là réservée à nos manteaux de fourrure. A : Il est vrai que, de nos jours, les femmes ne prennent pas assez soin ce cette « petite fourrure » qui leur croît entre les fesses. Je le déplore car, vraiment, c’est un « tue l’amour ». P : Oui, d’homme à homme, Professeur, je ne peux que vous donner raison. Là où une toison abondante enjolive l’homme et montre sa virile efflorescence, chez une femme le détail est incongru. Quoique… A : Quoique… ? P : Ne trouvez-vous pas Professeur que, certaines fois, si ces poils sont réunis avec régularité, ils constituent aussi un attrait de la femme, ou du moins de certaines femmes ? A : … Euh, oui… maintenant que j’y réfléchis, je trouve que vous avez raison. Ne parlons pas de ces ignobles jeunes homosexuelles qui veulent se croire les égales des hommes, exhibant ainsi une ridicule envie du pénis, ni à ces suffragettes et autres sportwomen animées par l’envie du tennis… Mais si l’on pense à certaines dames bien brunes, des brunes dont la toison se réunit en un fin ruban qui est comme une petite queue de loup placée là entre leurs fesses, bien blanches comme vous le disiez, eh, eh, l’appétit, disons, n’en est point contrarié, mais au contraire décuplé. 49. Ndt. On voit ici l’intensité du traumatisme : devant la vue de ce postérieur, Carlos est totalement incapable d’associer sur autre chose. Ses moyens psychiques sont « grillés » et, opératoire, la vision traumatique revient telle quelle. Il ne peut se décoller de ces fesses.

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P : Oui, surtout lorsque la lumière vient à être voilée. Il se produit alors là un chatoiement qui mêle les reflets bleus de la toison et le noir de la nuit, une nuit sombre et que la toison semble générer elle-même. Tout ceci attire avec une force implosive le regard, comme un trou noir le ferait pour les particules. Qu’en pensez-vous, Professeur ? A : Je ne peux pas vous le dire car je dois rester neutre pendant l’analyse. Donc, après vous avoir communiqué des choses impersonnelles et qui ne relèvent que de la culture et du bon goût, je ne veux pas surimposer mon avis au vôtre. Disons simplement que, à l’évidence, les reflets et le noir, ce sont ici les expressions de la libido et des pulsions de mort. C’est pourquoi lorsque vous vîtes ainsi votre belle-mère, vous ressentîtes à son égard une excitation libidineuse mais aussi une violente envie de l’agresser. P : Ça oui, comment dire ? J’avais envie d’y faire des trous, d’y enfoncer des choses, de mettre le méchant piquant dans le trou noir. A : Plus que cela, petit hypocrite, une véritable envie de meurtre ! Vous séduisant, elle annulait votre dimension infantile et vous promouvait en lieu et place de votre père. D’un seul coup, d’un seul, elle assassinait et votre âme d’enfant et votre père. En rétorsion vous avez donc souhaité sa mort, d’où votre vision de ses poils, marquée pour vous par ce noir profond, celui là même du deuil et que je qualifierais de : « Noir de profundis ». P : Ah ! Vous croyez ? En tout cas, je me souviens de ce que je pensais le lendemain lorsque, au wagon restaurant, on nous servit du poisson au repas de midi. Je me dis très exactement : « J’aime les poissons car, avec eux, pas de risques : les écailles empêcheront toujours les poils de pousser ». Donc, si j’ai pensé ceci, c’est que je voulais oublier, refouler le souvenir de cette toison contemplée la veille même. Outre la régression phylogénétique ici observée (de la viande des mammifères vers la chair des poissons) telle que l’œuvre de Darwin a pu nous permettre de la conceptualiser, on note comment le spectacle impudique donné par cette femme lors de cette nuit ferroviaire, contribua à fixer chez notre jeune Karl-Carlos le symptôme du hareng que, fortui-

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tement, le menu du lendemain, à base de poisson donc, accentua chez lui. Enfin, à son arrivée à Boston, Karl-Carlos développa un rituel étonnant. Il y avait chez l’un de ses oncles, dans l’entrée, un carrelage constitué de carreaux rouges et blancs alternés. Karl eut alors immédiatement l’idée qu’il ne devait pas marcher sur les carreaux rouges mais seulement sur les blancs. Et si, par malheur, il en venait à tout de même à marcher sur les rouges, cela voulait dire qu’il arriverait un « malheur sanglant » à sa belle mère, belle-mère qu’il se faisait pourtant un devoir de protéger en l’absence de son père. En fait, on le comprend aisément, les carreaux rouges – la couleur du sang – étaient le support et l’expression symbolique de la pulsion de mort se déchaînant à l’égard de la séductrice. Ainsi naissent les rituels obsessionnels, qui témoignent de la lutte entre ces titans que sont les pulsions de vie et de mort. Adolescence et séduction. À l’âge de 17 ans il fut violé par une jeune fille obèse qui avait 10 ans et 50 kilos de plus que lui et qui se trouvait être la fille d’amis en visite chez eux. Pendant que ses parents et ceux de la jeune fille prenaient café et gâteaux, il lui avait proposé de venir visiter sa chambre pour lui montrer son petit train et elle avait accepté. Mais, une fois à l’étage, elle sauta sauvagement sur lui et lui imposa l’acte sexuel. Paradoxalement il ne s’en plaignit point. Sans qu’il ne se rendît compte de la portée inconsciente de ses paroles, il me dit : « J’ai bien aimé « faire ça » avec cette baleine ! » Il s’était en effet, pour le dire en un mot, niché entre ses seins, qu’il avait abondamment sucés, palpés, malaxés, toutouillés, pincés, mordus et lapés ; et il avait aussi, de ses courtes mains musculeuses aux doigts boudinés, tourné et retourné les replis de graisse dodus, soyeux, grassouillets, appétissants et glissants de cette dévergondée dévergondante. Tant et si bien qu’il avait fini par connaître 55

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auprès d’elle une sorte d’extase nirvanesque, « comme si, disait-il, il était alors retourné dans le ventre maternel » (et c’est même là ce que j’appelerais le principe de Nirvanana). On trouve ici, on l’aura compris, un mélange des réminiscences de ce qu’il avait entendu lors de la scène entre ses parents et qui concernait « la baleine » (la mère) et, d’autre part, encore une fois, une raison pour expliquer chez lui la prédominance de l’oralité (cf. la tétée des seins de cette jeune personne). D’ailleurs l’oralité fut encore renforcée par le fait qu’il contracta au cours de cette rencontre une maladie vénérienne dont les soins passèrent par une cautérisation de lésions muqueuses apparues ensuite sur son gland pénien. Que la régression orale en ait encore été augmentée par peur des conséquences de la sexualité génitale – qui pouvait donc entraîner des maladies si redoutables ! – personne ne s’en étonnera non plus. Mieux valait désormais définitivement, aux yeux de son inconscient, engloutir un hareng froid que d’affronter le feu du chirurgien comme punition pour ses frasques. L’oncle vicieux et la vision-déni de la castration féminine. Il faut citer également au rang des éléments qui participèrent à la genèse de ses troubles sexuels la fréquentation d’Avro, le frère cadet de Moïsharn, un simplet que ce dernier avait à charge et qui vécut sous son toit jusqu’à sa mort. Avro était doté d’une libido à l’image de sa pilosité, une pilosité qui impressionnait le petit Karl lorsqu’il le voyait sortir du bain tant elle était surabondante. Or, Avro était un dépravé si profond que même Krafft-Ebing se serait probablement refusé à l’inclure dans sa Psychopathia Sexualis. Cet oncle avait ainsi percé un petit trou dans la paroi de la salle de bain de la maison afin de pouvoir voir toutes les femmes de la famille y faire leur toilette intime. Toute son énergie psychique semblait concentrée sur ce genre d’exercices et il entraîna dans ses séances de voyeurisme à plus d’une occasion le petit Karl (cependant, dès ses 17 ans 56

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révolus, Karl, qui n’était pas pervers pour un sou, souhaita interrompre de lui-même ses stations oculaires auprès d’Avro ; et, pour tout dire, il commençait même à les trouver malsaines). En tout cas, Karl constata ainsi plus d’une fois des choses étonnantes, et en particulier le fait qu’environ une fois par mois sa belle-mère se mettait à cheval sur une bassine pour effectuer sa toilette périnéale. Elle en retirait une grande quantité d’eau rougie. Puis, le mois d’après, elle recommençait. Pour le petit Karl – puisqu’il pouvait voir après ces sanglantes toilettes que sa vulve était sans appendice qui en dépassât mais au contraire que celle-ci était marquée par un orifice – cela voulait donc dire qu’entre temps, entre chaque toilette, il lui poussait un petit pénis qu’elle devait régulièrement recouper, ce qui entraînait ces saignements mensuels. Il avait généralisé cette conclusion à toutes les femmes et il pensait donc qu’elles se coupaient la verge une fois par mois afin de rester femmes, un peu comme les hommes se taillaient la barbe avec régularité. Mais cette théorie devint caduque à l’âge de ses dix-sept ans lorsqu’il put en parler avec un de ses amis. Il apprit à ce moment-là que les femmes n’ont pas (pour la plupart) de pénis et que ce sont les règles qui expliquent leurs saignements. Dès lors, trouvant cela dégoûtant, il cessa ses observations. Vision d’une scène primitive entre animaux et constitution d’une phobie. Une fois qu’enfant il était allé se promener dans les forêts avec son père et sa belle-mère, il vit comment les bêtes font l’amour entre elles. Il avait alors 10 ans. Confortablement installés dans un chariot doté de skis et traîné par quatre puissants chevaux, ils faisaient une promenade près de la cabane qu’ils avaient au Canada. Soudain, à leur droite, il vit un couple d’orignaux qui pratiquaient un coït. Le mâle était très grand et se tenait dressé sur ses pattes de derrière. Il chevauchait une puissante femelle, des naseaux de laquelle s’élevaient des colonnes de 57

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vapeur d’eau liés à la condensation de sa chaude respiration au contact de l’air glacial du Québec. Le mâle accéléra enfin ses coups de reins de telle sorte que la femelle tomba par terre (et elle fit un grand charivari dans la neige avec ses jambes). Le mâle se trouvait soudain l’« arme au clair » et Karl, qui aperçut cette dernière, s’en trouva fort impressionné. Il cria alors à la femelle : « Profite-en, sauve toi ! ». Et il demanda à son père de tuer au fusil le méchant orignal mâle. Mais la femelle, au lieu de fuir, se réinstalla devant le mâle et celui-ci recommença ses coups de reins comme s’il avait été mu par un automatisme mécanique. Karl était très étonné de tout ceci et surtout de l’attitude de son père, ce héros au visage si doux, qu’il voyait soudain laisser la cruauté d’un orignal mâle se déchaîner sur une pauvre femelle, victime sans défense. De tout ceci découlèrent plusieurs conséquences psychopathologiques pour Karl : a) Il débuta une phobie des hot-dogs qui ne céda ni à la moutarde ni au ketchup. C’était pourtant un mets qu’il aimait beaucoup auparavant. Mais pour lui, le hot-dog représentait désormais l’acte sexuel et le mal(e) que l’on pouvait faire à une femelle, je veux dire une femme, en le pratiquant. La saucisse était comme le sexe érigé de l’orignal et le pain de mie blanc comme la pureté virginale de la femme abusée. La moutarde était devenue à ses yeux pus, et le ketchup sang. Quelle tragédie personnelle ! Il préféra donc dés lors se cantonner au riz et aux harengs ; b) Une formule obsessionnelle typique naquit en lui, qu’il se répétait silencieusement pour insulter son père : « Mon père, ce zéro au visage si mou… mon père, ce zéro au visage

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si mou, etc. ». Puis il s’en voulait beaucoup de l’insulter ainsi50 ; c) Il se demanda pendant longtemps si son père avait un pénis aussi grand que celui de l’orignal vu ce jour-là, ce qui le complexait ; d) il se demanda aussi si sa belle-mère portait des culottes jaunes. Mais la vue de la nature n’avait pas empêché le refoulement car il aurait pu alors deviner que ses parents, toutes proportions gardées, pratiquaient aussi le « jeu de l’orignal ». Mais visiblement il n’en voulut rien savoir et il continua à cliver le règne animal et les aventures de ses parents Aux parents l’entendu, aux orignaux le vu.

En synthèse de ces épisodes marquants, se dégagea pour lui un complexe sexuel inconscient que l’on peut résumer ainsi : Inhibition de la sexualité génitale par conditionnement (coït = cautérisation). Fixation compensatoire au niveau oral de la libido ne pouvant s’écouler par le sexe. Niveau oral encore renforcé par ce qu’il avait entendu lors de la fameuse nuit dont il a été question plus haut et par le menu du repas servi au wagon restaurant. Surinvestissement oral des harengs avec constitution, en formation réactionnelle, de la phobie, orale elle aussi, des hot-dogs, du ketchup et de la moutarde (avec surinvestissement de la crème). ●

Agressivité marquée contre le père, considéré comme cruel envers les femelles, je veux dire les femmes. Amour ●

50. Ndt. Le parallèle avec les insultes à « Moïsette » n’est-il pas évident ? (cf. p. 46).

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violent pour la belle-mère, amour en partie excité par l’impudique séductrice elle-même (épisode du train-couchettes ). Peur du père, ressenti comme cruel et indifférent, et désireux de se venger de l’agressivité de son fils. Complexe d’infériorité vis à vis de lui, un homme pouvant être considéré comme aussi poilu qu’un orignal (ou que son frère Avro), et aussi puissant que ce sylvestre équidé. ●

Croyance enracinée que les femmes aimaient souffrir dans l’acte sexuel (sa mère n’avait-elle pas dit à la fois qu’elle était moooooorte et aux anges ?) Conviction qu’elles ont des pénis qui, régulièrement, tombent et repoussent. ●

Tout ceci, je l’avais compris au fur et à mesure que le patient m’en parlait. Il disait un mot et moi je voyais le sens inconscient de ce dernier apparaître immédiatement à mon entendement. J’aurais même pu dire que je tenais son psychisme dans ma main comme une boule de cristal parfaitement transparente. L’entraînement qu’a tout analyste aguerri lui permet en effet de travailler de la sorte « en temps réel » (sauf lorsqu’il Sandor en séance). Néanmoins je ne pipais mot lors de cette séance et je choisis à l’inverse de ne pas encore interpréter tout ceci au patient. On croît souvent qu’il suffit de dire à nos malades à quoi correspondent leurs symptômes pour que ces derniers disparaissent. C’est faux ! Cela a à peu près autant d’effet que de faire de la traduction simultanée de poèmes : toute la saveur en serait perdue pour qui entendrait cette traduction mécaniquement opérée. Il faut au contraire laisser le patient mariner assez longtemps dans son jus conflictuel pour que, lui-même, petit à petit, puisse, tel le saumon, remonter à la source de ses complexes pour pouvoir y pondre les œufs de sa compréhension. Savoir perdre du temps pour en gagner (et pour gagner sa vie), telle est la devise de l’analyste, qui ne doit pas céder aux sirènes de la vitesse. On le verra, la suite de cette analyse me donna 60

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(bien entendu) raison, les éléments que nous venons d’y découvrir s’y éclairant au fur et à mesure. Soyez patients, Mesdames et Messieurs, et vous serez bientôt en mesure de le constater par vous-mêmes. 3. Le rêve des phoques et le supplice baltique Une analyse sans rêves est comme une soupe sans moustache. J’ai beaucoup avancé dans la théorie du rêve depuis que, il y a plusieurs dizaines d’années maintenant, j’ai découvert comment celui-ci nous ouvrait la voie royale de l’inconscient. Je pense désormais qu’il y a une hiérarchie dans les rêves et qu’il est très important d’y repérer Le rêve qui, parmi les autres, tient une place centrale. C’est celui que j’appelle le rêve principal. Il condense en effet de nombreux points des conflits inconscients du patient et les autres rêves, pour ainsi dire, en découlent. Ainsi, un beau jour, Carlos m’apporta donc son « rêve principal », rêve qu’il avait fait à l’âge de cinq ans. Le voici : P : J’ai rêvé que je rêvais que je rêvais que je rêvais51 qu’il faisait nuit et que je faisais une croisière vers le Pôle Nord. Soudain le hublot de ma cabine s’ouvrit alors que moi-même je restais couché dans le silence. Il faisait froid mais je ne le ressentais pas désagréablement. Je voyais dans le rond du hublot une rangée de pics de glace se détacher sur un iceberg qui venait à notre rencontre et, aux pied de ces monticules, un groupe de phoques52 était assis. De phoques ? Pas tout à fait d’ailleurs, mais plutôt en fait des animaux dont l’apparence se situait à mi chemin entre celle du phoque et celle du morse. Ils étaient 4 ou 5, se tenant 51. On reconnaît ici le genre de rêve qu’il convient de nommer « Rêves à la vache qui rit », du nom de cette beauté qui porte des boucles d’oreille sur lesquelles figure sa tête portant des boucles d’oreilles sur lesquelles figure sa tête portant des boucles d’oreilles sur lesquelles, etc. 52. Raison de plus qui explique que j’ai choisi, de façon surdéterminée, de nommer le récit de cette cure L’homme aux phoques.

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parfaitement immobiles et me fixant de leurs petits yeux noirs et vifs, si noirs sur leur belle fourrure blanche. Car il s’agissait de phoques blancs. Le plus grand surtout, de par son apparence, tirait vers le morse. Grand, noble, il était placé sur une petite élévation par rapport aux autres. Ses deux lobes de l’oreille (des lobes de l’oreille pour un phoque, ça n’a pas de sens ! Et pourtant dans le rêve, il en était ainsi, il avait des lobes) découpaient au dessus de sa tête comme la forme de deux petites cornes fièrement campées là et témoignant d’un caractère batailleur et volontaire. Elles étaient même, dirais-je, dressées comme les oreilles d’un analyste (lorsqu’il écoute ce qu’on lui dit). De sa bouche sortaient deux énormes canines tombantes jusqu’à l’origine de son tronc. Le patient me tendit un schéma de son rêve, schéma qu’il avait luimême réalisé 53 :

*

* Tâches de graisse (l’analyse du DNA a confirmé qu’il s’agissait là d’huile où avait trempé du hareng)

53. Ndt : Par certains aspects ce cas est si proche de L’homme aux loups que, si Freud ne l’avait pas déjà baptisé L’homme aux phoques, je me serais moi-même permis de le nommer L’homme aux loups-phoques. Mais, quoi qu'il en soit, notons ici les talents de dessinateur de Carlos.

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À un moment un de ces phoques bondit dans la mer mais ensuite il remonta. Il était si gros qu’il ressemblait à un lion de mer. Il se tint alors quiet auprès des autres et ne tenta pas de ressauter, ce qui ne m’étonna pas car, à mon esprit, revint alors le mot célèbre : « Le lion – de mer – ne bondit qu’une fois – dans la mer ». Petit à petit je prenais peur et je leur criai : « faites attention : mon oncle m’a offert un canif. Et si vous me faites du mal, je vous coupe un doigt de pied à chacun. Comme ça il ne vous en restera que cinq ». Les phoques-morses me regardèrent alors sournoisement et se mirent à rire. L’un d’entre eux, espiègle, me dit même alors : « essaie toujours, ça ne nous fera même pas saigner ! ». À ce moment là je m’éveillais en nage, terrorisé. Il me fallut une bonne heure pour réaliser que la réalité n’était pas que j’étais en train de rêver que je rêvais que je rêvais, puis une autre pour être convaincu que je n’étais pas en train de rêver que je rêvais. La troisième heure me permit de voir que j’avais simplement fait un rêve et je pus alors me rendormir. Mais alors le rêve se poursuivit, et même fort étrangement. A : Comment cela ? P : Les phoques étaient toujours sur la banquise mais ils s’étaient endormis profondément et, pour tout dire, ils semblaient être en train de rêver (qu’ils rêvaient). Je me rapprochais (dans mon rêve) de mon hublot et je regardais sur la droite. Je vis un bateau de pêche qui s’approchait du nôtre. Bientôt il n’était plus qu’à quelques pieds de nous et le capitaine me hélait : « Eh, Karl, tu viens prendre un verre de schnaps ? ». Que le grand Green me croque ! Je n’en revenais pas. Mais, pour aussi étrange que cela pût paraître encore, je répondis positivement et, d’un saut, tel Szpiderman 54, je me jetais par dessus notre bastingage pour atterrir sur le pont de son chalutier, situé à quelques mètres de notre bateau (je pouvais distinctement lire son nom sur sa coque : c’était le 54. Ndt. Il est ici fait référence à Nathan Szpiderman (Varsovie 1901New York 1978). Ce célèbre athlète juif d’avant guerre était très célèbre car il était le seul à concourir à la fois dans des compétitions de saut en longueur et en hauteur. Ayant dû s’exiler aux Etats-Unis pendant la guerre, il y monta un numéro de voltige dans lequel, grâce à système complexe de cables et de chaussures à ventouses, il sautait d’un gratte-ciel à un autre et les escaladait, apparemment, sans peine. Ses exploits étaient très populaires et beaucoup s’en souviennent encore.

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Sirius). Il m’embrassa chaleureusement (Pouarc ! il était sympathique, mais qu’est-ce qu’il pouvait puer la morue !) et il m’invita à venir m’asseoir auprès de lui dans la pièce de quart pour que prenions « le verre de l’amitié ». Puis il me laissa seul en me disant simplement « qu’il se rendait au fond de la cale pour aller chercher une autre bouteille, celle-là vraiment digne d’un invité de ma qualité ». Dans les minutes qui suivirent, un marin vint me voir et me demanda : « Êtesvous au courant ? ». Je répondis : « De quoi ? ». Le marin m’expliqua alors que son capitaine était connu pour être un homme cruel et en particulier pour pratiquer sur les hommes de son équipage qui ne lui obéissaient pas comme il l’aurait souhaité un supplice qu’il avait découvert lorsqu’il avait, jeune mousse, navigué sur les mers d’ExtrêmeOrient. Lors de ce supplice, on attachait la personne le ventre contre un banc, et l’on approchait de lui un entonnoir communiquant avec un bocal plein de harengs vivants et affamés. Et alors, on mettait l’entonnoir… Il fit silence. A : On mettait l’entonnoir… P : (claquant des dents) Dans son… dans son… on le mettait dans son a… dans son a… A : Dans son « a » quoi ? P : dans son a, son a, son anana, son a… A : Dans son anus ! (Je complétais en effet la phrase de mon patient car, sinon, avec ses hésitations, on allait y passer la nuit. De plus, sa séance arrivant à sa fin, il fallait bien que je le fasse décamper si je voulais avoir le temps de fumer un petit cigare, bien tranquillement, avant le patient suivant, un type obsédé, bizarrement, par les singes et dont j’hésitais, pour tout dire, à rapporter la cure sous forme d’une monographie clinique que j’aurais pu appeler, par exemple au hasard, « L’homme aux macaques ».) P : Hé bien professeur, justement. C’est là que le supplice était encore pire que cela… A : Pire que de lui mettre des harengs dans l’anus !?

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P : Justement, on le menaçait de le lui faire et… j’hésite à vous le dire… A : Allons, parlez, je ne suis pas cruel ! P : Très bien mon capitaine ! Eh bien voilà, on menaçait de lui introduire force harengs dans le derrière. Lui se tortillait, rougissait, gloussait, hurlait… et au dernier moment on redoublait de cruauté, on… on… A : « On quoi » à la fin ? ! P : On approchait de son anus le récipient contenant les harengs et on lui disait bien fort : « Eh bien, on va t’en mettre des harengs pas marrants dans le derrière mon beau marin. Tu vas voir comme c’est am’Uzan ! ». A : C’est ce que vous m’avez déjà fait présentir ! Il n’y a rien de nouveau là-dedans ! Vous vous moquez de moi, enfin ! P : Non, non, car ce qu’on lui faisait vivre de pire… (il prit une grande respiration)… était qu’au dernier moment… on lui refusait l’introduction des harengs dans le derrière... et, sous ses yeux, on les rejetait à la mer ! A : Ah ! Inimaginable ! Quelle horreur ! Après l’avoir fait tant espérer tout à coup, on le frustrait donc tellement. Homo homini lupus55 ! La cruauté humaine n’a donc pas de bornes… Cette séance, quelque peu étrange, se termina sur ces derniers mots. En tout cas, on peut y mesurer toute l’importance des harengs pour ce patient. « Gardon bien en mémoire tous ces éléments. Sûrement que plus d’un parmi eux aura son importance pour la suite de cette analyse », me disais-je.

55. Ndt : en latin dans le texte (« L’homme est l’homme aux loups », ma traduction).

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4. Le hareng retrouvé L’analyse de Carlos avait débuté depuis quelques mois déjà lorsque se produisit une séance très importante. Elle fut le véritable starter de ma compréhension de son inconscient. Une des bases principales de la thérapie psychanalytique consiste à permettre au patient de retrouver ses souvenirs d’enfance, et tout particulièrement ceux de l’enfance les plus précoces, c’est à dire si possible de la période d’avant l’âge de cinq ans. En effet, au cours de cette première partie de l’existence, l’enfant connaît toute une gamme d’expériences qui le marquent comme s’il était une cire vierge sur laquelle s’imprimaient des traces indélébiles. Cette séance se déroulait un jour d’hiver où, rentrant dans ma maison, visiblement Carlos avait froid. Après s’être allongé sur le divan il avait, selon son habitude, déballé un bel hareng bien frais dont les reflets d’argent brillaient dans la pénombre de mon cabinet, lui apportant comme un surcroît de vie. Mais au lieu de le glisser comme à l’accoutumé dans sa bouche pour le lancer en l’air et le gober, il le soupesa dans sa main, puis il fit passer le poisson plusieurs fois devant ses yeux, silencieux. Il semblait intrigué. Je l’étais aussi. A : Que se passe-t-il ? Vous n’avez pas faim aujourd’hui ? (j’étais visiblement mu envers Carlos par un contre-transfert maternel, pour ne pas dire mamellaire, contre-transfert qui me poussait à vouloir le nourrir). P : Je ne sais pas ce qui se passe justement. Normalement j’aurais dû avaler ce poisson sans me poser de questions et voici que je suis tout songeur... A : Je lui proposai, car je voyais qu’il avait froid et qu’il nécessitait un petit remontant : « avec un peu de crème, ce hareng passerait-il mieux ? » P : Sans que je ne sache vraiment pourquoi, effectivement Professeur, j’en ai l’intuition moi aussi (entre nous la crème faisait donc lien).

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Je sonnais donc pour qu’on lui apporte un bol de crème, bien blanche et bien grasse. Il me tint alors ce discours : P : Je me sens accablé par cette morne journée où tant d’éléments de mon passé révolu, qui ne reviendront jamais, me sont revenus à la mémoire. L’analyse elle aussi contribue à cette valse des moments d’autrefois, il faut bien le dire. Ah, mais je vais me consoler avec un morceau de ce hareng ramolli dans la crème fraîche. Il l’engloutit et aussitôt s’écria : « Mais que noté-je, Professeur ?! » Au moment où je vous parle et où le hareng touche mon palais, je tressaille. Un plaisir délicieux survient dont je ne puis distinguer la cause, un plaisir raffiné et isolé de cette dernière. Mais tant mieux en un sens car cette ivresse gustative pure, grâce à elle, voici que les vicissitudes de la vie me semblent indifférentes, ses désastres inoffensifs et sa brièveté illusoire. Je vous livre tout ça comme ça me vient, hein, Professeur. Je continue : ce hareng m’emplit d’une essence précieuse que je ressens s’infiltrer en moi avec lui. Ou plutôt : que je sens être moi. Le hareng est en moi, sa force est en moi. Je cesse aussitôt de me sentir contingent, médiocre, mortel. Mais d’où me vient cette joie ? D’une bouchée de hareng ramolli dans de la crème (extra-riche visiblement) ? Vraiment ? Comment y croire ? Ce n’est pas possible. Il faut que ce hareng se dépasse lui-même de quelque manière pour m’apporter cette extase. D’où vient cette félicité ? Que signifie-t-elle ? Comment l’appréhender ? Professeur, il me faut goûter une nouvelle bouchée pour comprendre ce qui se passe en moi. Et, joignant le geste à la parole, il enfouit son bras jusqu’au coude dans la poche caoutchoutée et se saisit d’un nouvel hareng, qu’il plongea derechef dans la crème, puis qu’il goba. L’intrigue se prolongea cependant et il lui fallut, interrogatif, répéter la manœuvre sur une douzaine de harengs, visiblement à la recherche du hareng perdu, du premier hareng, de celui au contact duquel tout était advenu pour lui la première fois, du premier hareng du monde à ses yeux. Enfin, il put en arriver à me dire :

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A : Burp... haaaaa... voici que le bien être et le mal de mer se mêlent en moi. Le hareng à la crème, c’est fameux, mais... c’est un peu lourd... euh... vos toilettes, c’est par où ? Je suis un peu barbouillé... Je lui montrai le chemin et le laissais faire ce qu’il avait à faire. Le pauvre homme, je l’entendis en effet, vomir ses harengs, comme s’il ne pouvait garder en lui les objets de son amour, comme s’ils eussent été ses propres tripes. La problématique orale-identificatoire était ici sollicitée à l’extrême en un mouvement de : Je t’aime / Je te trouve bon : donc je t’introduis en moi / Je te hais : t’exclus et je te vomis. Bientôt, le teint vert, il revint et, péniblement, se rallongea sur le divan. Il défit sa ceinture pour être plus à l’aise. Visiblement il était ballonné. P : Professeur, il me faut savoir d’où ça vient. Reste-t-il de la crème ? A : Oui, bien sûr. Mais est-ce bien sage, Carlos ? P : Je veux en avoir le cœur net (et il sortit un nouvel hareng de sa poche-réservoir. Il le fit tremper dans la crème et il l’avala tout net). Quelle est cette vérité qui, du hareng, sort ? Mais il est clair qu’elle n’est pas en lui mais en moi. Il l’a éveillée mais lui ne la connaît pas et il ne peut que la répéter indéfiniment, aveugle qu’il est à sa source première, aussi désorienté qu’un poisson hors de l’eau. Je m’oriente donc vers moi-même. Je repose ce hareng que j’ai en main et je me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité mais... Burp !... comment ? Quel est cet état d’évidente félicité, de réalité, qui efface tout à coup tous les autres comme par miracle ? Buuuuuurp (il rota horriblement, témoignant de la force du mouvement psychosomatique qui l’animait). Je rétrograde par ma pensée vers le moment où j’ai pris ma première gorgée de hareng. Buuuuurp. Excusez moi. Buuuuuurp… A : Ce n’est rien… P : … Je demande à mon esprit (et à mon estomac) un effort de plus, et de bien vouloir ramener encore la sensation qui s’enfuit. Je remets en face de lui la saveur, encore récente de cette première gorgée de hareng à

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la crème de ce jour 56, et je sens tressaillir en moi quelque chose qu’on aurait désancré à une plus grande profondeur, comme venu du fond de la mer. Je ne sais ce que c’est mais ça monte lentement, comme un poisson qui verrait un beau ver accroché à un hameçon, comme un souvenir qui, percevant dans le présent une lueur identique à celle à laquelle il correspond dans le passé, serait attiré par cette mémoire ancienne comme la vie l’est par la lumière. Arrivera-t-il à ma conscience ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir et soulever tout au fond de moi, comme une vase remuée par une tempête ? Soulever, c’est le mot : excusez-moi... Et il courut de nouveau à mes toilettes. Il déversait à l’évidence des flots de bile en mon intérieur, cherchant par quelque manœuvre motrice concrète à emplir mon sein de ce qui le faisait souffrir, comme s’il espérait de ma présence à son côté, lorsqu’il souffrait, qu’elle soit un baume apaisant. Je me contentais, succintement, de suggérer lorsqu’il revint : A : Vomir, l’enfance... P : Mais oui : c’est cela même que je cherchais après dix fois m’être penché vers les harengs ! À vos mots, Professeur, voici que le souvenir 56. Il existe donc trois « trucs » dont le psychanalyste peut s’aider pour tenter de faire retrouver ses souvenirs anciens au patient. En France, on peut essayer le coup de la madeleine et du thé, recommandé par Proust (le problème étant que l’on risque alors de partir avec le patient pour une analyse d’environ 30 ans si l’on en juge par le nombre de pages écrites par cet auteur après avoir bu ce fameux thé). L’homme aux phoques nous montre l’intérêt de la recette : harengs + crème = souvenirs. Enfin on a pu observer, aux Etats-Unis cette fois-ci, que des souvenirs pouvaient remonter à la surface de la conscience si le patient consentait à tremper un Doughnut dans du Coca-Cola puis à le porter à sa bouche (voir « A study of screen sensations », Anthony J., 1961, Psychoanalytic Study of the Child, n° 16, p 211245). Il est trop tôt pour se prononcer à l’heure actuelle sur la méthode à favoriser ; des recherches systématiques en double aveugle devront être menées pour savoir, dans le cadre d’une analyse, quel aliment est à même de stimuler au mieux le retour des souvenirs.

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m’est enfin apparu ! Vous avez mis le feu à la mèche de la mémoire et maintenant je me souviens parfaitement que ce goût de poisson et de crème était celui du petit bout de hareng que, le dimanche matin à Lachine, mon vieil oncle Léonid (il était d’origine russe) me faisait goûter lorsque nous lui rendions visite. Il se couchait tôt et se levait tard, si bien que, lorsque nous arrivions chez lui vers 11 heures et demi, il était encore au lit. On discutait dans la cuisine mais moi, fayot, j’allais le saluer et parler un peu avec lui, pour lui montrer l’intérêt que je nourrissais à son égard. En contre partie, il m’invitait toujours à partager un peu du petit-déjeuner qu’il était en train de consommer : un peu de schnaps, du pain cuit dans de l’huile et, bien sûr, un hareng. Il m’en tendait alors un bout en me répétant une vieille devise éculée qu’il avait inventée lui-même : « Un hareng ne fait pas le printemps mais quiconque en mange vit pendant longtemps ». Puis il m’invitait à « faire passer ça » avec un petit verre de schnaps. Son proverbe semblait peu fondé car il mourut lui-même peu de temps après mes quatre ans. Tout ceci veut dire que ces souvenirs remontent à ma petite enfance, et même à avant ce quatrième anniversaire. Ce temps s’est depuis longtemps désagrégé déjà et seul le hareng, petit être si grassement sensuel, peut en ramener la saveur à ma bouche. Rien ne subsiste de cette époque, les choses ont été détruites par le temps et la Parque a cassé le fil des jours de ces amis du passé. Seule l’odeur, la saveur, comme des âmes en peine, peuvent m’en rappeler la teneur et porter sur elles, gouttelettes salées presque impalpables, l’édifice immense comme l’océan du souvenir. Je crus déceler chez mon patient un réel talent d’expression mais je ne lui en soufflais mot : nous étions là pour essayer d’avancer et non point pour nous congratuler. Plutôt que d’ouvrir un salon littéraire, je préfère m’employer ici à résumer la situation avec sobriété et ce grâce à la simple et légère formule suivante : dans l’écrin de cette consommation de poissons à la crème, quelle perle du passé, agrégée autour de quel souvenir, grain de sable irritatif d’une mémoire qu’elle mettait en mots, se cachait-elle exactement ? Hein ? C’était pas clair. En tout cas des points de compréhension 70

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essentiels se dessinaient déjà, rassemblés autour d’une piste majeure : celle du deuil, voire même du deuil impossible, infaisable. Car, en effet, mon patient me semblait par certains côtés plus vivre dans le passé que dans le présent, comme si de ce passé, précisément, il n’eût pu faire le deuil. À peine une sensation forte se présentait-elle à lui (comme celle du mouvement transférentiel à mon égard), qu’il devait se claquemurer derrière un rempart de sensations soutenues grâce au hareng : sensations motrices (jet du hareng), olfactives (son odeur) et gustatives (son goût), et surtout sensations de remplissage-vidage corporel (avaler/vomir). C’était comme s’il disait : « Non, objet du présent, je ne veux pas te faire de place dans mon esprit. Tu menaces de remplacer mes chers objets du passé, maintenant disparus à jamais. Vite, hareng, hareng qui me fus si cher, reviens vite, Ô Hareng goûteux, faire barrage de ton corps à ces nouvelles sensations inutilement distrayantes, à ces nouveaux objets si attractifs et qui risquent de me priver de mes chers amours parties si loin dans le temps passé ». Ainsi une conjoncture inconsciente éloquente m’était-elle démontrée par Carlos. Je la résume : a) Une nouvelle sensation, un nouvel objet d’amour se présente à Carlos. b) Ce nouvel objet pourrait être investi par lui. c) Mais il s’y refuse et il retourne dans son passé. Donc : c’est que le passé est en lui, pour ainsi dire, fragile. Il faut le préserver et ne pas lui laisser courir le risque d’être effacé par les amours du présent. Et pourquoi ceci ? J’ai à de nombreuses reprises développé dans mes différents travaux le concept d’ambivalence. Cette dernière consiste en un mouvement par lequel un objet est à la fois investi par l’amour et par la haine. La haine menace 71

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donc de destruction cet objet, c’est à dire de l’effacer de la mémoire (pour l’inconscient, oubli et destruction sont synonymes). Alors, si cet objet est menacé d’être détruit (= oublié), il faut que, sans cesse, le sujet le réinvestisse et injecte en lui des quantités d’amour qui visent à le préserver de la haine (et de l’oubli). Nous comprenons ainsi d), à savoir : d) Si Carlos, lorsqu’il était exposé à un stimulus nouveau, avait besoin de préserver le souvenir du passé, matérialisé par le hareng, c’est précisément que ce souvenir du passé était investi par lui d’une façon massivement ambivalente. L’objet d’amour vénéré qu’il y retrouvait était aussi un objet haï. De ce fait le souvenir du hareng menaçait sans cesse de disparaître. C’était de ce risque que l’incorporation monomaniaque de harengs tentait de prémunir Carlos. Deuil, ambivalence, symbolisme du hareng : j’étais le Shylock Holmes 57 qui, grâce à ces maigres indices, allait devoir dénouer l’intrigue du symptôme halieutique. Intérieurement, je remontais mes manches…

57. Ndt. Freud refait ici le même lapsus que celui signalé plus haut (note p. 28). C’est dingue ! Il faut le lire pour le croire.

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III. SÉANCES-CLÉS DE LA CURE 1. Le génital du primate, etc. L’humour a été le compagnon de l’homme d’aussi longue date que le chien et, tout comme ce dernier, une consolation majeure à ses peines et contre l’adversité. Il existe deux sortes d’humour : le bon et le corrosif, le second étant principalement au service de l’agressivité et même, d’une certaine façon, l’expression la plus directe de la pulsion de mort, tandis que le premier reste du registre de l’amusement innocent, de la surprise vivifiante, en bref d’un plaisir qui ressortit d’une pulsion de vie bon enfant. Mon patient – et il m’en parla assez rapidement au cours son analyse – était atteint, pour ne pas dire contaminé, par la deuxième forme d’humour. Il existait en particulier en lui en permanence un certain mécanisme qui le poussait à tenter de déformer tous les mots ou phrases qui arrivaient à sa pensée. Il disait bien l’aspect pénible que ses plaisanteries finissaient par prendre pour lui-même, et il les décrivait comme une espèce de « concassage » permanent qui, s’il lui apportait un semblant de rire intérieur, ne le laissait pas en paix pour autant. Or, je crois avoir montré assez clairement dans mon article « L’humour » 58 et dans mon livre Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient que l’humour n’est pas autre chose que l’une des défenses que l’être humain possède pour lutter contre une angoisse dont il se rend ainsi maître. De ceci découle que : 58. In L’inquiétante étranglée et autres essais, Gallimard, Paris, 1985, pp. 209-263.

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Là où il y a humour, il y angoisse inconsciente et là où il n’y a pas angoisse, l’humour devient inutile (et à proscrire). Sans être à proprement parler l’ennemi de l’humour, je ne suis pas son ami non plus. Mieux l’on se porte et moins l’on fait d’humour. Et, réciproquement, moins on fait d’humour et mieux l’on se porte. Une bonne analyse est à mon sens celle qui se termine en ayant pulvérisé toute volonté de faire de l’humour chez le patient. En ce qui concerne Carlos, il était certain qu’il consacrait une partie importante de son énergie à forger des jeux de mots plus ou moins heureux, unions verbales qui constituaient des alliages de plaisir et d’attaque, un mélange des deux types d’humour déjà cités, le bon et le corrosif. De plus, une partie importante des canulars de Carlos concernait mes œuvres. En voici des exemples : il me disait avoir décrit le rêve « de la photographie britannique »59, ●

59. Ndt. Dans L’interprétation des rêves, Freud parle de celui, célèbre, dit « de la monographie botanique ». L’humour de Carlos est, décidément, très mauvais. Il faut néanmoins le rapporter intégralement ici et lui reconnaître un mérite. Connaît-on, en effet, l’effort constant de l’humoriste et son abnégation narcissique permanente ? En effet, pour qui veut faire de l’humour, s’impose la règle de ne négliger aucune astuce, aucun jeu de mots, fût-il le plus mauvais. C’est le temps et la prononciation à voix haute qui, ultérieurement, comme on dit, « sépareront la bonne graisse de l’ivresse » au sein du minerai brut, et qui permettront de ne conserver qu’un florilège, celui des jeux mots les plus raffinés, les plus choisis. Entre-temps l’humoriste, soutier de la blague, n’aura pas, lui, ménagé sa peine pour « aller au charbon » et pour affronter les pires des platitudes, même celles dignes de L’Almanach Vermot. Donc, soyons lui reconnaissant de ce travail de pisteur que, modeste, il effectue pour nous. Un bon jeu de mots de retenu pour quatre-vingt dixneuf, humiliants de crétinisme, à rejeter, c’est là sa croix. Mais, ivre de calembours, aux avant-postes de la civilisation, il continue la recherche sans fin, dans le filon humoristique, de la perle rare.

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ou encore avoir écrit le texte dénommé Résultats, idées, problèmes, problèmes, gros problèmes, très gros problèmes 60. il prétendait que je n’analysais probablement que des obèses, ce qui m’avait conduit à postuler l’existence d’un « complexe d’adipeux »61, que, sur l’Acropole, j’avais eu un « trou de mémoire »62, que j’étais un vicieux, ce qui m’avait amené à écrire une nouvelle dont le titre était : « Des types libidineux »63, que je ne citais jamais Otto Rank sans le nommer « Otto Krank », c’est à dire « malade », que ma théorie du « double retournement »64 était en fait une technique sexuelle pornographique, que j’avais prétendu que « Là où était le Chat, le Miaou doit advenir65 », que l’exemple de mon oncle Léonid mourant m’avait amené à écrire Tonton est à bout 66. que j’avais une phobie des mouches ce qui m’avait amené à dire qu’il existait un « tabou de l’insecte »67, que tout avait une fin, contrairement à ce que j’avais écrit dans L’analyse minée et l’analyse minable 68, tout sauf, disait-il : « le saucisson qui, lui, en a deux », ●



















60. Ndt. Titre supposé tiré du texte de Freud : Résultats, Idées, Problèmes. Humour (si l’on peut même l’appeler ainsi) désolant. 61. Ndt. On peut parfois soupçonner l’ombre d’un chouïa d’hypomanie chez Carlos. 62. Ndt. Freud a en réalité parlé d’un « trouble de mémoire » ressenti par luimême sur l’Acropole. Nul ! 63. Ndt. Détournement par Carlos de l’article de Freud : Des types libidinaux . NAC. (Nul À C… !). 64. Ndt. Le double retournement (ou renversement) est un destin possible des pulsions décrit par Freud dans Pulsions et destins des pulsions. Super-NAC ! 65. Ndt. Cf. en fait la phrase célèbre de Freud : « Là où était le Ça, le Moi doit advenir ». Approximation douteuse. 66. Ndt. Au lieu de Totem et Tabou. 67. Ndt. C’est évidemment le célèbre « tabou de l’inceste » qui est ici visé. Tant de bêtise irrite les gencives. 68. Ndt. Le titre L’analyse avec fin et l’analyse sans fin est parfois traduit en français par L’analyse terminée et l’analyse interminable. Jeu de mots vraiment pourri.

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que les déprimés, voyant écrasées toutes leurs possibilités de prendre du plaisir, avaient un « moi plaisir puréfié »69, que l’évolution de la psychosexualité, telle que je la décrivais selon lui, était très choquante puisqu’elle devait aboutir au « génital du primate »70, Ses blagues, se faisait-il enfin fort de pouvoir me prouver, concernaient tous les domaines de mon œuvre. Dans le registre de l’analité, il avait établi que j’avais écrit « L’inquiétant étron jeté »71. Pour le narcissisme, c’était le tour de « Pour s’introduire le narcissisme 72 », etc. etc., etc. ●







On aurait dit qu’il collectionnait les miettes de mots pour en faire des concrétions convulsées, plus tordues que des ceps de vignes, ridicules et dérisoires mais auxquelles il semblait visiblement pourtant très attaché. Inutile de dire que, moi, plus d’une fois, j’avais les nerfs bien agacés à l’écouter me débiter ses âneries. Pourquoi pas, tant qu’on y est, des balivernes telles le père-sévère, le père siffleur, etc. Carlos avait en fait deux façons d’utiliser son humour. Soit il gardait ses blagues pour lui-même et, même lors de circonstances tragiques, il était pris d’un rire intérieur, intérieur mais qu’il ne pouvait pas toujours contenir. Soit, plutôt que d’être lui-même la victime de son humour, il choisissait, s’il était dans un groupe, un voisin (ou de préférence une 69. Ndt. Cf. la notion freudienne de « Moi plaisir purifié ». Merci encore une fois à notre éditeur d’avoir accepté de publier ce texte malgré tant de plate bouffonnerie. Loué soit-il. 70. Ndt. Freud a en fait simplement dit que, après l’évolution qui passait par l’investissement de zones érogènes partielles, celles-ci, dans la relation mature, étaient réunies sous « le primat du génital ». Humour de Carlos, oui,… vous nous déprimates ! 71. Ndt. Cf. supra : L’inquiétante étrangeté. Pauvre garçon ! 72. Ndt. Cf. le célèbre essai de Freud : Pour introduire le narcissisme. No comment.

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voisine) à qui il faisait part de sa dernière trouvaille à voix basse. La dite voisine était alors déstabilisée et elle même saisie par l’envie de rire. Que cherchait-il ce faisant ? À l’évidence à séduire la femme concernée mais aussi, non sans un certain plaisir sadique, à la mettre en position délicate, comme par exemple celle d’éclater de rire dans une réunion sérieuse. De plus, ses blagues avaient souvent une tonalité anale (ce qui n’est pas bien). À titre d’exemple, je rappellerai ici l’une d’entre elles, qu’il semblait affectionner tout spécialement. Une dame et un monsieur de la meilleure société britannique y sont supposés se rendre à une réception mondaine. Lorsqu’ils y arrivent, alors qu’un valet claironne leur nom : « Monsieur le Duc de Haing et Madame la Baronne de Oakless », le monsieur laisse échapper un pet sonore. Puis il se penche vers la dame et lui dit, soit disant discrètement et à l’oreille mais en fait assez fort pour pouvoir être entendu de tous : « Ne vous inquiétez pas Madame : faites comme si cela venait de moi ! »73. La tonalité de ces plaisanteries, indéniablement infantiles, montrait assez clairement comment Carlos avait fait une fixation sur la période de l’analité, pendant laquelle il avait subi les plus graves traumatismes psychiques de sa vie. C’est à dire celle de la quatrième année de sa vie pendant laquelle il n’avait plus eu l’auvent protecteur de sa mère ni n’avait pu encore se constituer de nouveaux liens auprès de Maximillienne. Et, on le voit, cet élément indiquait à son tour le lien qui, à l’évidence, existait entre son humour et un sentiment de deuil dépressif mal dépassé, un deuil dont « le hareng retrouvé » nous avait déjà indiqué la dimension primordiale au sein de sa psychologie. Pour lui la blague, le trait d’hu73. J’en profite pour souligner l’injustice de la mémoire collective inconsciente qui, bien souvent, prête à la victime le méfait dont elle a en fait, elle, souffert à l’origine. Ainsi plus personne de nos jours ne se souvient de l’humour piquant de Sir Haing . Par contre cet épisode est resté célèbre dans toutes les mémoires sous le nom de : Les pets de Dame Oakless.

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mour, avaient à voir avec la dimension anale et il considérait chacune de ses plaisanteries comme un objet qu’il expulsait hors de lui et qui, comme une selle, risquait d’être perdu. D’où, justement, cette tonalité présente dans nombre de ses plaisanteries. Tout se jouait ensuite pour lui dans le devenir de sa « blague-selle ». Son souhait inconscient, lorsqu’il la proposait à une voisine, était en fait que celle-ci n’en rît pas. En effet, si elle riait, Carlos considérait qu’il lui avait envoyé une blague mais que cette dernière avait été immédiatement reexpulsée par les éclats de rire, qui sont comme une expression (une sortie dehors) du corps . Au contraire, si elle ne riait pas, c’est qu’elle l’avait adoptée comme un petit bébé, qu’elle gardait en elle. Or, à force d’entraînement, les plaisanteries de Carlos étaient devenues assez performantes et il était rare qu’elles n’entraînassent pas le rire. De ce fait, la libido personnelle qu’il avait essayé de ficher dans sa partenaire, via sa plaisanterie, était comme avortée et il perdait à la fois sa blague-selle et son adoptante. Il voyait alors sous ses yeux consternés se renouveler la perte de celle qui aurait pu devenir une nouvelle mère pour lui. D’où un cercle vicieux qui le poussait à renouveler ses tentatives dans l’espoir qu’il arrive, au moins une fois, qu’une de ses blagues ne fasse pas rire. Étonnant – n’est-ce pas ? – ces blagues produites dans l’espoir de ne pas faire rire. Mais ainsi va le psychisme, qui n’est pas à un paradoxe près. Quoiqu’il en soit, de tout ceci découlait la dimension quelque peu grinçante de ses plaisanteries, qu’il testait parfois sur moi comme on l’a vu, pour essayer à la fois de me dérider, de m’irriter, et donc pour tenter de se faire adopter par moi comme par une mère si je ne riais pas à leur énonciation. Ceci n’était pas très difficile car, en fait, je ne ris presque jamais en séance : je pense en effet que l’humour doit être banni des analyses, qui sont, elles, des choses vraiment sérieuses. Enfin, bon, j’aime bien étudier les blagues tout de même, mais c’est alors afin 78

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d’en comprendre le mécanisme et non d’ en rire bêtement. À propos de blagues, tiens, si j’avais le temps, je vous expliquerais bien celle du type qui va voir Rothschild et qui s’adresse à lui de façon « famillionnaire »74. Elle est fameuse mais je n’ai pas le temps de la développer ici plus longtemps. Je continue donc. C’est un rêve qui nous éclaira sur le sens inconscient de la poursuite effrénée des jeux de mots par Carlos. Je retranscris maintenant intégralement la portion de la séance qui le concerne : P : Dans le rêve, je me trouve avec une très grande femme. Et moi je suis tout petit. Son hémi-corps gauche est très gros, et le droit minuscule. Moi j’ai l’asymétrie inverse ; et, de plus, mon testicule droit est énorme et le gauche atrophié. Nous sommes, pour ainsi dire, symétriques et, à un moment, nous nous complétons comme les pièces d’un puzzle. J’ai un testicule gros comme une pomme de terre et un autre comme un petit pois. A : Qu’est-ce que cela vous évoque ? P : Ah oui ! Justement, ça me fait penser qu’il ne manque, avec la pomme de terre et les petits pois, que les poireaux pour faire une certaine soupe que me préparait Anna-Maria lorsque j’étais petit. C’était de la « Julienne », on l’appelait ainsi, je m’en souviens. Les poireaux, les carottes et les navets : c’était ce qu’elle aimait employer pour faire sa soupe. A : Une « Julienne » ? P : Oui… un jour j’en ai pu en déguster à nouveau. C’était très longtemps après mon enfance. Je m’étais rendu en voyage dans la région du Médoc, près de Bordeaux, lors de mon voyage en France. J’avais en effet voulu voir de mes propres yeux les collines où croît la vigne qui donne ce vin fameux et dont je ne manquais jamais d’acquérir quelques bouteilles lorsqu’il en arrivait à Caracas. J’avais loué un cheval pour faire ma route mais je fus surpris par la nuit. Au loin brillait une lumière. Je poussais l’allure de ma monture (ce cheval avait été baptisé 74. Ndt. cf. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient. Freud y revient longuement et plusieurs fois sur ce calembour, tiré d’une œuvre de Heine.

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« Fernandel » par le propriétaire qui me l’avait loué). J’arrivais donc ainsi à la ferme où brillait cette lumière lorsque les derniers rayons de soleil disparaissaient à l’horizon. Et, l’instant d’après, c’était l’obscurité complète. Le paysan qui vivait là m’offrit, avec son hospitalité, une telle soupe, une « Julienne », je m’en rappelle. Je la bus, puis je la finis avec lui en faisant Chabrot. A : En faisant Charcot ? P : Non, « Chabrot », Professeur. C’est une coutume de la campagne française qui consiste à accompagner les derniers restes d’une soupe d’un peu de vin. Puis je m’en fus dormir auprès de Fernandel, couché auprès de lui sur la paille de l’étable et enroulé dans une couverture que le bonhomme m’avait fournie. A : Alors, je vois ce que votre rêve signifie. Dites moi : lorsque vous avez eu 4 ans, n’est-il pas exact de dire qu’un deuxième enfant, plus jeune que vous n’est pas né ? P : Tout à fait exact. Pas plus à 3 qu’à 4 ou qu’à 5 ans. Je n’ai jamais eu la moindre sœur ou le moindre frère qui naisse après moi, Professeur, comme vous le savez. A : Alors, c’est à cette occasion que vous n’avez pas connu de rivalité fraternelle vis à vis de votre mère (écartons Ernesto et Louise de cette compétition ; fils et fille d’Anna Maria et de Maximilienne, ils ne vous concernent pas directement). Vous vous considériez donc comme le possesseur absolu de votre mère (puis de votre belle-mère) puisque seuls des frères plus âgés que vous vous avaient été donnés par le destin. Quant à « Julienne » et « Fernandel », ils m’évoquent un couple mythique et j’ai l’intuition qu’on peut les entendre symboliquement dans votre discours comme un écho, par exemple, de « Jupiter et Aphrodite ». Bien que je ne connaisse pas le prénom de « Fernandel », j’imagine qu’il doit s’agir là d’un dérivé, d’un diminutif de Fernand, un prénom qui a du succès dans le sud de la France, si je ne me trompe pas. Il gratta sa gorge et rota, comme s’il avait avalé un hareng trop vite. Avais-je touché un point sensible pour qu’ainsi, quelque part sollicité, le corps parlât ?

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P : Vous êtes clairvoyant, Professeur : en vous écoutant je me convainc aisément que je n’ai pas été jaloux des frères et sœurs que je n’ai pas eus en étant tout petit. C’est exact, c’est même on ne peut plus exact. A : Donc, vous avez pensé, lorsque vous n’avez pas eu de puîné, avoir dépassé votre père puisque votre mère vous était réservée à vous tout seul. Des frères ou sœurs, que vous n’avez jamais eus, seraient par contre venus vous montrer clairement que la rivalité existait en ce monde et que vous ne pouviez toujours avoir le beau rôle. On néglige trop souvent ce facteur mais il est clair que, souvent, le complexe d’Œdipe n’a tant de force que parce qu’il n’a pas été contredit par la rivalité fraternelle. P : Professeur, mais ma mère était morte depuis longtemps lorsqu’il ne me naquit ni frère ni sœur. Comment, du fait même de son absence, pouvais-je donc prétendre l’avoir possédée à moi tout seul ? A : Justement, c’est la chose même, mais seulement ici déplacée sur votre belle-mère. C’est elle que vous avez crû posséder, ce personnage maternel qui ne vous a pas donné de puîné. Et cette trop grande proximité entre vous et elle apparaît dans les asymétries complémentaires des corps masculin et féminin du rêve, prêts à s’interpénétrer comme, exactement selon votre expression, des pièces de puzzle. Jupiter entre en Vénus comme Fernandel en Julienne ou comme vous avez souhaité inconsciemment le faire en votre belle-mère. La très grande femme, c’est elle. Le tout petit homme, c’est vous. Elle est la mère et vous, littéralement, « son tout petit ». P : Génial ! Ce que vous pouvez être inventif, Professeur ! Vous me direz ce que vous fumez comme moquette, ça doit être de l’extra ! Le patient était abasourdi, tant de vérité inconsciente éclatant soudain devant ses yeux75.

75. Mais que voulait-il dire exactement avec cette histoire de « moquette » ? Peut-être encore une subtilité de la langue française ? Je ne voulus pas l’interrompre en lui en posant la question, souhaitant plutôt favoriser le déroulement spontané de la séance et le flux de ses paroles, telles qu’elles lui venaient tout à trac.

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A : Eh oui, mon interprétation est La bonne. Mais elle était facile à deviner car votre rencontre avec ce paysan, avec la « Julienne » et le « Fernandel », éléments féminin et masculin, a lieu dans le Médoc, c’est à dire près de la mer – de la mère ! Vous entendez !!! DE LA MÈR(E) ! P : Eh, je ne suis pas sourd, arrêtez de crier. Je l’entends votre galéjade, la mer – la mère, ça va, ça va ! A : Je continue. Vous avez refoulé le poireau, la carotte et le navet. Petits pois ? Oui. Patates ? Ou encore. mais où sont le poireau, le navet et la carotte ? dîtes le moi ! Dans un premier temps, comme vous l’avez noté immédiatement, vous les avez mis de côté, refoulés. P : Bon sang, mais c’est bien sûr, sans poireau, carotte ou navet, il n’est point de Julienne qui mérite son nom. Où avais-je la tête ? A : Je continue. Vous êtes petit, la femme est grande, vous disais-je à l’instant. Fernandel et la Julienne nous montrent qu’il y a de la scène primitive dans l’air : donc vous imaginez vos parents en train de faire l’amour, vous m’entendez ! Nombreux sont parmi les enfants de la campagne ceux qui ont vu des chevaux faire l’amour. Je pourrais vous parler d’un certain petit Hans à l’occasion si vous en doutez. Mais pour l’instant je préfère continuer. Alors, ces enfants de la campagne, ils voient aussi le gros fait-pipi du cheval et ils imaginent que leur père est lui-même doté d’un tel appendice, et un tel appendice, « très gros », ça doit faire du mal à la maman, d’où l’expression, « faire l’amour à très gros » que j’ai citée ailleurs 76 pour décrire les pensées inconscientes de l’enfant qui voit ses parents faire l’amour, imagine-t-il, « comme des bêtes ». P : Néanmoins, puis-je me permettre une remarque, Professeur ? A : Bien sûr. Ici il faut que vous sentiez libre de dire tout ce qui vous vient à l’esprit car c’est le secret même de la réussite de votre analyse. Et soyez convaincu que ma bienveillante neutralité vous est acquise. P : Eh bien, mon capitaine, je suis bien entendu entièrement d’accord avec tout ce que vous dites, sauf que je n’ai jamais vu mes parents faire l’amour. 76. Ndt. Freud se réfère ici à la p. 350 de sa monographie Extraits de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) (1918), in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1981, p. 325-420.

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A : Quoi ! Mais tous les humains ont vu ça. Et même les aveugles ! Et même les singes ! Et s’ils ne l’ont pas vu, c’est inscrit dans l’espèce : un jour les frères de la horde primitive virent leur père… disons… se détendre avec l’unique femme de la horde, qu’il s’était attribué à lui seul… P : Nom d’une pipe ! Une seule femme pour toute une tribu !… A : … D’où le fait que tous les hommes savent que ça existe. Sinon, comment devineraient-ils un jour comment on fait les enfants ? Par où ils rentrent et par où ils sortent ? P : Mais, Professeur, je vous jure que moi je n’ai rien vu. On dormait toujours dans le noir à la maison. A : C’est dans le noir que l’on voit le mieux ! Vous n’avez qu’à penser à Tirésias, le visionnaire aveugle pour vous en convaincre… Bon écoutez, on va faire une chose vous et moi… J’ai besoin d’un cas pour confirmer mes petites théories… Alors on ferait comme ça : vous, vous me diriez que vous avez vu vos parents faire l’amour, et moi je vous ferais six… non, mettons quatre séances de gratuites 77… Et cela reste 77. Ndt. Cette pratique reste encore largement usitée de nos jours : souvent une petite incitation matérielle montre au patient l’intérêt que l’on porte à ses paroles et fait avancer sa cure. Une autre méthode consiste d’ailleurs à offrir une année de psychanalyse gratuite au patient à chaque fois où ce dernier a complété une série de douze années de divan. Pour pratiquer ce « treize à la douzaine », il est recommandé d’avertir le patient qu’il en ira ainsi dès le moment où il commence son analyse. Il est aussi recommandé de lui donner une vignette autocollante avec le numéro correspondant à chaque fois qu’il termine une année. Sinon, au bout d’un temps, on ne sait plus à combien d’années on en arrive, ce qui en soi n’est pas très grave car le temps, à l’inverse de ce qui se passe pour notre porte-monnaie, n’existe pas pour l’inconscient, et donc ne compte pas pour l’analyse. Mais, néanmoins, ceci peut poser problème car il existe des patients qui essaient de tricher et de se faire payer une année gratuite dès qu’ils ont passé le cap de la onzième année de traitement en faisant croire à leur analyste qu’il s’agit, déjà, de la douzième. Souvent, comme l’analyste a oublié « quand tout ça a commencé exactement », il ne peut le leur discuter véritablement et il se voit donc obligé d’accorder l’année promise avant la date convenue (Ndt. Ce système est dit « méthode des Über-U ». Les Über-U étaient en effet des magasins alimentaires qui favorisaient, du temps de Freud, la fidélité de leur clientèle par un système de points de fidélité. Par exemple, si vous achetiez un kilo de harengs, vous aviez un point. Au bout de cent kilos, vous gagniez un kilo gratuit. Il y avait justement un Über-U au bout de la Bergasse. On peut gager que ce système de cartes à points a inspiré cette pratique freudienne de la

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entre nous. Motus.. Vous me promettez que vous ne publierez jamais ça, par exemple si un jour il vous prend d’écrire vos mémoires de cette analyse. P : Cinq séances ! A : Bon, va pour cinq ! P : Ah, c’est ça, je sens que ça me revient… mais attendez juste un peu, je me force… : mais oui ! Où avais-je la tête ? Bien sûr que j’ai vu mes parents faire l’amour ! Oh, Oh ! Il faut voir ce que ma mère avait l’air de dérouiller ! Et mon père, il était rouge comme un homard ! Fallait voir comme il poussait, le vieux bouc ! À s’en faire péter une hernie, le pauvre… Ça vous va comme ça, Professeur ? A : C’est très bien, je prends note de ceci immédiatement. Attendez, je finis d’écrire : « … com-me… un… ho-mard… » Voilà ; vous aurez donc vos quatre séances gratuites. P : Cinq ! A : Ah oui, cinq. Enfin, c’est ça, on verra. Donc vous avez vu tout ça et vous avez pensé que plus tard vous feriez, un jour, comme votre père, souffrir une femme. Et donc cela vous a effrayé, vous avez eu peur de faire à votre tour du mal à une femme. Et c’est pour cette raison que vous régressez à une vision orale de la conception car… vous aimez les jeux de mots, n’est-ce pas ? P : Oui, bien sûr. A : Bon, alors, savez-vous, alors, comment on appelait les habitants de la Macédoine antique ? P : Non. Les Macédoniques ? A : Pas du tout. C’était… les ingrédients ! Eh bien, les légumes de votre rêve sont les ingrédients d’une scène amoureuse dont le refoulement du poireau, de la carotte et du navet nous montre que vous l’avez fait régresser figurativement au rang d’un repas : l’oralité vous a sauvé de la culpabilité génitale en lui servant de masque. Et ce que font les légumes dans la casserole, c’est quoi ? Je vais vous répondre : dans la casserole… ils « se font passer à la casserole » les uns les autres ! D’où une omniprésence de la scène primitive et une surconfirmation, pour ma treizième année gratuite. En France aussi elle reste très pratiquée, bien qu’elle ne reçoive pas de nom particulier, la traduction littérale de Über-U (Super-U), étant réservée, chez nous, au domaine commercial).

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théorie, de son universalité. Vous prétendiez ne pas avoir vu vos parents mais les légumes vous ont trahi… coït végétal intégral 78, mon gaillard ! Inutile de contester ! P : Mince, et moi qui ne me doutais de rien ! Chapeau professeur !… C’est comme si un déclic libératoire s’opérait en moi. Ah… encore des idées qui me reviennent : ça me fait penser au rêve que je fis ce soir là sur la paille, couché auprès de Fernandel. A : Parlez-moi de ce rêve, je vous prie, mon tout petit. Il réfléchit un moment et, songeur, se passa longuement une arête de hareng entre les dents de devant. Puis il reprit. P : Je m’étais mis à dormir profondément. Le vin du Chabrot y était certainement pour quelque chose. Je rêvais alors que je rêvais que des « choses » incompréhensibles se promenaient dans la campagne environnante. C’était – c’est incroyable quand j’y pense ! – des anus seuls ! Je veux dire par là qu’il s’agissait de … enfin.. oui… de « trous de balle » qui étaient isolés, des anus sans fesses en un mot. Ils étaient gros comme une pièce de trois bolivars 79 et ils avaient des dents en leur centre, qu’ils faisaient claquer. Ils divaguaient dans la campagne et étaient très menaçants. Bientôt ils se glissèrent sous mes vêtements. J’étais immobilisé et ne pouvais rien faire malgré ma peur… sans vous parler des chatouilles ! L’un d’entre eux se transforma soudain en un serpent si fin qu’il s’introduisit dans mon nombril et, à partir de là, à l’intérieur de mon ventre. C’était des sortes de Gremlins, vous voyez professeur. A : Oui, bien sûr ; L’homme aux loups, qui était russe, m’en parlait aussi souvent, du Kremlin. Continuez, je vous prie. P : Dans mon ventre ils pondaient des œufs minuscules qui s’y développaient et de nouveaux « anus seuls » en naissaient. Je pétais, je pétais sans cesse et je répandais les « anus seuls » nouveaux-nés sur toute la campagne environnante. Ils mangeaient tous les raisins et le paysan était très mécontent. 78. Ndt. À propos de pathologie orale et de consommation de végétaux, je renvoie à nouveau aux deux tomes de G.C. Ellenbogen : Oral Sadism and the Vegetarian Personality, déjà mentionnés page 19. 79. Ndt. Le bolivar est la monnaie venezuelienne.

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L’agressivité contre le père nourricier était ici, on le voit, portée à son comble. A : Vous avez rêvé que vous rêviez… P : C’est cela-même… d’où, vous voudriez me faire dire, professeur, que… que… mais oui, c’est comme les poupées russes. Si je rêve que je rêve, c’est en fait que j’attribue ce rêve à la personne en qui je suis. Or, je n’ai jamais été dans le ventre que d’une seule personne. Donc en fait ce rêve veut dire que j’ai désiré en mon songe que ma mère rêvât… que j’agressais mon père avec mes pets toxiques ! Autrement dit, j’ai souhaité qu’elle me soutienne dans mon combat contre mon rival, mon père. J’ai ensuite pensé, oniriquement parlant, que, par l’entremise de ces serpents, il a voulu se venger. Et moi, à mon tour, par mesure de rétorsion contre la figure paternelle du vieux paysan, j’ai à mon tour épandu ces anus terribles sur tous ses champs ! A : Je ne vous le fais pas dire. C’est pourquoi il faut aussi que nous replacions ces rêves dans le transfert. Certes, comme vous l’avez remarqué vous-même, on trouve ici de la rivalité dangereuse avec le père. Mais l’on y trouve aussi ces serpents et ces bébé-anus dangereux. Ils servent en fait deux maîtres : celui de l’Œdipe direct (vous aimez votre mère et voulez la mort de votre père) et celui de l’Œdipe inversé (vous aimez votre père et souhaitez vous débarrasser de votre mère). Donc, ici, ces bébés dangereux, ce sont ceux que nous nous sommes faits l’un à l’autre, vous et moi, par amour transférentiel inversé. Comme, sauf erreur de ma part, ni vous ni moi n’avons de vagin, nous avons procédé, si j’ose dire, « par glissement » et nous avons, d’une certaine manière « loué l’anus au vagin ». Par là, par le seul orifice érogène de l’homme (si l’on excepte la bouche, les narines, le nombril et les oreilles), l’analyse a progressé et s’est développée comme ces petits œufs. Je le vis avoir un soubresaut sur le divan : j’avais donc touché juste. A : Mais pour cela il fallait vous laisser aller à imaginer une scène de passivité à mon égard, une passivité qui vous a semblé épouvantable. Et 86

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c’est pourquoi vous avez préféré rêver que mon serpent vous passe par le nombril plutôt que par l’anus : c’était quand même moins grave et moins humiliant à vos yeux. Mais la nature des bébés qui en a résulté ne laisse cependant aucun doute sur ce qu’est la réalité de ce « nombril ». Puis, comme vous vous sentiez humilié par moi, ces bébés ont attaqué, pour venger votre honneur, « vieux le père », c’est à dire le paysan qui, dans le transfert, me représente, moi. P : Certainement Professeur, certainement. Pourtant, comme tout ceci est étonnant de ma part, moi qui ne suis que respect et admiration pour vous. Mais, si vous le dites, c’est que c’est vrai 80, au moins dans mon inconscient. On le voit, le patient avait ici beaucoup avancé dans son analyse. Il avait reconnu qu’un fort lien s’était établi entre nous et que celui-ci comportait autant de tendresse que d’hostilité. Ambivalence suprême : c’est de son affection pour moi que naissait son hostilité à mon encontre. En effet, vouloir affectueusement se rapprocher de moi, désirer que nous nous interfécondassions, soulevait en lui de profondes objections et le sentiment qu’il devait alors en passer par une soumission totale à ma volonté et à mes désirs. D’où cette hostilité. Comme mon patient était inquiet, je décidais d’intervenir de façon sympathique à son égard. Il est nécessaire en effet d’agir de la sorte à certains moments de l’analyse. Il faut que le patient se sente à la fois accompagné et rassuré. Et même, je ne sais pourquoi mais, si j’étais anglais, j’appellerais volontiers ces dimensions de la technique analytique, par exemple, quelque chose comme le accompanying, le reassuring… Pour cette fois ci, je tentais une manœuvre dans le sens du feeding, ce qui à mon avis est toujours bienvenu : 80. Ndt : Notons cette tournure d’esprit qui a marqué la méthodologie de recherche de nombreux analystes post-freudiens et qui a favorisé chez eux ainsi à la fois la plus grande des libertés de pensée et un esprit dénué de toute connotation d’obédience religieuse. Elle se résume ainsi : « Si un aîné prestigieux a dit quelque chose, séksévré ! »

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A : Voulez-vous un petit hareng pour vous délasser ? J’en ai acheté de très bons pour vous. Et qui viennent de Riga, du premier choix, du vraiment « top », comme disent les djeun’s. Vous m’en direz des nouvelles. P : Non, je n’ai pas faim. J’ai plutôt envie de continuer à parler. A : Même un petit, avec un oignon ? P : Bon, allez, mais un tout petit. Et avec un cornichon plutôt (on voit que le patient, en définitive, acceptait ma discrète influence, que cela lui faisait du bien). Ah, cette méchanceté que je porte toujours en moi ! continua-t-il alors. C’est terrible. Mais je crois que… (il fit une pause pour lancer le hareng en l’air et l’avaler d’un coup, selon son impayable manière, puis il se mit le cornichon dans la narine droite)… P : … Je crois que je commence à comprendre pourquoi je suis méchant, mais alors méchant comme un « anus seul » qui voudrait toujours mordre en faisant des blagues acides. Mais je… Pause à nouveau : il avalait le cornichon par la narine… P : … je commence à deviner par où chercher d’où me vient cette agressivité, si stupide et si désordonnée. A : Allez-y, dites comme ça vous vient. Inspirez ! Poussez ! Et je vous donnerai un nouvel hareng pour vous récompenser si cela va bien dans le sens de mes théories. P : Je me souviens, c’était un soir à la maison… j’y étais seul avec ma belle mère et la nuit était tombée déjà, la longue nuit de l’hiver canadien où tous les bruits sont étouffés par la lourde neige. Seuls les loups, les grizzlys et les caribous sortent par de tels temps. Je regardais par la fenêtre et ne voyais rien, si ce n’était tout au plus les habituels cinq ou six loups qui, immobiles, tous les soirs, se perchaient sur l’arbre du jardin du voisin afin, silencieux, de me regarder fixement. Mon père, pour une raison inconnue, tardait à rentrer et nous commencions à nous inquiéter. J’étais seul avec ma jeune et jolie belle-mère et je me souviens de l’avoir trouvée particulièrement charmante ce soir là. Comme j’étais 88

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très inquiet, je lui avais demandé de pouvoir m’asseoir sur ses genoux, ce qu’elle avait accepté. J’avais ensuite eu besoin qu’elle me caresse le dos lentement, lentement, en appuyant bien fort, juste pour bien me rassurer. Son visage était blanchi à la poudre de riz et sa bouche marquée d’un rouge à lèvres foncé. Tiens ! Un rouge de la couleur du vin de Bordeaux ! Je viens de m’en rendre compte en le disant. C’est que nous allions fêter l’anniversaire de mon père, qu’un bon repas avait été préparé et que ma belle-mère avait fait toilette à cette occasion. Comme elle était belle ! Surtout son nez, rouge, pointu, brillant et que je trouvais si beau. A : Et comme votre père tardait, vous avez pensé- et souhaité : « Il est mort ». P : (se mettant à sangloter) Atal, con 81 ! Vous y allez fort. A : Non, simplement, j’appelle un poisson-chat un poisson-chat, moi. P : Un poisson chamois ? A : Non, un pois-son-chat-Moi. P : Ah oui, un poisson chamois… A : En tout cas, voici, au moins en votre inconsciencialité, que vous êtes fort sollicité. Quelle coulpe est la vôtre ! P : Je ne vous le fais pas dire, Professeur. Quelle désaide lorsque je conçus désirance que mon père soit atteint ! Je continue à vous raconter ce que j’ai alors ressenti. Eh bien, c’est que mon imagination a même connu à cette occasion, comment dire ? une sorte d’hyperclarté peu coutumière. Je voyais mon père, mon cher père, non je le visualisais carrément, couché dans la neige, sa tempe ayant heurté la glace au sol et ayant répandu une tâche de sang rouge… Il hésita avant de continuer. P : Et il était mort… Alors, à l’occasion de cette imagination, je me mis à espérer souffrir immédiatement moi aussi. Et je me rappelle même que j’ai demandé à Dieu « de m’envoyer une bonne petite souffrance ». 81. Ndt. Expression étonnante qui, en patois toulousain, signifie ce que veut dire Abrock en Yiddish. Voir : Grand dictionnaire Occitan-Yiddish et YiddishOccitan, Puechsky M., 1 vol. 603 pages, Gaston Estangarol éditeur, Toulouse, 1877. Carlos connaissait-il donc cet ouvrage ? Apparemment oui, on le voit.

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Mais en fait je n’arrivais pas à souffrir et cela me culpabilisait d’autant plus. Au contraire, plus j’essayais de souffrir et plus je me réjouissais intérieurement du malheur, pensais-je, arrivé à mon père. J’essayais de trouver diverses raison de pleurer mais je n’y arrivais vraiment pas ; je pensais que j’étais vraiment un sacré diable. À présent il pleurnichait à gros sanglots. Ma belle-mère, à ce moment là, enfila le dernier et splendide manteau de fourrure de phoque que mon père lui avait fait confectionner et elle se dirigea vers la porte. Je revois encore le brillant de sa fourrure, comme si mille éclats d’argent avaient parsemé son vêtement. Il rivalisait avec celui de son nez. « Ah mais quel beau nez de femme, bien brillant et bien rouge, elle avait alors ! » 2. Comment j’arrivai à guérir définitivement l’homme aux phoques de son (très mauvais) humour Un moment de silence se fit. Discrètement j’écartai le rideau qui est près de mon fauteuil pour jeter un œil sur la rue. Le soir tombait, un chat courait, les passants se hâtaient, visiblement pressés de rentrer chez eux. Je suivis du regard pendant un moment une femme qui passait, grande et discrètement élégante dans son manteau de cuir noir et qui moulait sa forte poitrine et ses hanches puissantes. Pointus, les talons de ses hautes cuissardes rouges et luisantes faisaient sonner le pavé. Je la perdis de vue lorsqu’elle tourna à l’angle d’une rue. Puis j’encourageais mon patient à continuer : A : Alors, à quoi pensez-vous ? Il me confessa alors le faible qu’il avait pour les femmes au nez brillant et, sûrement, cette soirée d’attente du père avaitelle contribué à mettre en place une fixation sur leur ap90

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pendice nasal. On va le découvrir, l’analyse de cette dernière fixation allait d’ailleurs nous être fort utile pour comprendre ses complexes inconscients et pour franchir le cap de l’humour désespéré qui l’habitait. Cette fixation était poussée au point que, pendant les quelques années de ses villégiatures européennes, il lui arrivait souvent de fréquenter des prostituées, qu’il choisissait justement pour présenter un tel nez rouge et brillant. Il avait recours à un scénario répétitif auprès d’elles. Lorsqu’il en avait trouvé une dotée d’un tel nez, il allait avec elle puis il lui demandait de se dévêtir et de se caresser le nombril avec le carré de fourrure de phoque qu’il gardait toujours sur lui et auquel il accordait, on l’a vu, une si grande valeur. C’était ce qui l’excitait le plus. Avoir ce qu’il est convenu d’appeler une relation sexuelle « complète » avec ces femmes était exclu pour lui et, pour tout dire, ne lui venait même pas à l’esprit. Le frotti-frotta sur le nombril de ces femmes était pour lui lié inconsciemment à Maria Rosa et au cordon ombilical œdipien, ce cordon qui l’avait relié à feu sa mère lorsqu’il était dans l’utérus de cette dernière, une situation qu’il essayait de retrouver à l’âge adulte. La fourrure de sa bellemère, qui avait remplacé sa mère, avait contribué à son tour à la constitution de sa personnalité érotique et à sa fixation ombilico-fourrée. De tout ceci résultait ce scénario répétitif auprès des prostituées. Mais, quoiqu’il en soit, et pour en revenir à l’épisode où son père se faisait attendre, sa belle-mère, n’y tenant plus, finit donc par se décider à sortir. Elle se tenait prête à affronter la neige qui s’était mise à tomber pour aller à la recherche du père de Karl en suivant à rebours le trajet usuel que ce dernier empruntait pour revenir de son bureau à son domicile. Mais, à peine eut-elle mis le pied dehors, que l’on entendit un bruit sourd et un juron étouffé à la porte du jardin : le père de Karl venait de… se casser la jambe en chutant sur une plaque de verglas à l’entrée de sa propriété. Il se tenait là, couché dans la neige, hurlant de douleur 91

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et proférant des jurons sonores (dont la tonalité vulgaire choqua l’enfant Karl, peu habitué à entendre son père s’exprimer en de tels termes). Sa tête avait heurté le sol et une tâche de sang apparaissait sur la neige. Ce qu’il avait redouté en pensée qu’il advint à son père était advenu dans la réalité, une réalité qui, de ce fait même semblait attester de la toute puissance de sa pensée, une pensée susceptible apparemment donc, de pouvoir, à elle seule, précipiter des calamités. Terrorisé, il courut s’enfouir au fond de son lit, n’osant réapparaître dans le salon. Puis il put enfin se raisonner et, à pas feutrés, après un temps qui lui avait semblé interminable, il revint. Son père, grimaçant de douleur, était couché sur un divan et un médecin appelé en urgence lui prodiguait les premiers soins. Ensuite un traîneau vint le chercher pour l’amener à l’hôpital où il fut opéré et soigné, excellemment d’ailleurs (il porta un plâtre pendant quelques mois ; la blessure à la tête, elle, se révéla être dépourvue de toute gravité). Mais, dès le lendemain de cet accident, Karl fut pris d’un nouveau besoin ritualisé qui s’imposa à lui : il devait tous les soirs, au moment du coucher, se répéter très vite les prénoms de tous les membres de sa famille. Il inspirait profondément car il devait se les dire très vite de sorte qu’un seul souffle les porte hors de sa bouche. En effet, s’il lui fallait, au milieu de sa manœuvre, reprendre une inspiration, les membres de sa famille non cités dans la première vocalise pouvaient, pensait-il, en mourir. Et, pour donner des chances équivalentes aux différentes personnes « de mourir » (il se reprit ; il venait de faire un lapsus, il voulait dire : « de survivre » !), il avait écrit sur une petite feuille leurs noms, rangés en un ordre tournant. Une fois il devait les dire dans tel ordre et, la fois suivante, dans tel autre. S’il échouait à les dire assez vite, il avait cependant conçu un système qu’il appelait « de compensation » : pour « sauver les perdus », il devait se tenir debout sur une jambe pendant un quart 92

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d’heure. Tout ceci lui était fort coûteux en temps comme en énergie et, de plus, lui semblait aberrant à lui-même. On n’en demandera pas plus pour pouvoir affirmer qu’il était alors entré dans un cycle de névrose obsessionnelle, une névrose clairement reliée à l’agressivité œdipienne contre le père. Cet état obsessionnel eut d’ailleurs son évolution autonome et il perdura pendant longtemps. Il n’était plus relié à l’épisode initial et évoluait pour lui-même, comme l’iceberg qui s’est détaché de sa banquise mais qui continue à lui devoir son existence même. Donc, pendant des années, et en secret de tous, il se trouva obligé de se livrer à ce rituel par le quel « se décidaient » la vie ou la mort des membres de sa famille. Mais voici cependant comment et à quelle occasion ce dernier trouva une fin et, par là même, comment les tendances humoristiques de Carlos purent commencer à se dissiper. C’est, comme bien souvent, une rencontre qui le sauva. La rencontre, le transfert, l’amour, il n’y a rien d’autre qui compte vraiment dans la vie. Ah, la pulsion grégaire ! Alors qu’il était à Paris, inconsolable comme nous l’avons vu de n’avoir pu rencontrer Marcel Proust plus longtemps et de n’avoir pu vraiment lui soumettre sa traduction de La recherche, il s’en alla une fois de plus rencontrer une prostituée. Il s’en vint une qui lui plut, grande, hautaine, rousse et hélant les hommes qui passaient. Mais, au moment même, où il se dirigeait vers elle, venant il ne sut d’où, arriva un petit homme bossu, un nain à la démarche hésitante, au haut de forme penché de côté et qui le doubla de sa déambulation chaloupée vers la grande rousse. Le petit barbu regarda la fille au travers de son lorgnon et il la salua par son prénom : « Ça va Madeleine ? ». Puis il entrèrent tous deux dans l’immeuble peu ragoûtant devant laquelle elle se tenait. Afin d’être son client suivant, Carlos attendit donc dans la rue « pour ne pas la rater encore une fois82 », se dit-il. Il se sentit, l’attendant, fasciné par elle et, dans sa main, déjà, il serrait 82. Une expression étrange : « encore une fois » ? Quelle était donc la première fois ? (réponse p. 97).

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compulsivement son carré de fourrure de phoque élimé. Il imaginait le nombril de la fille, s’amusant à faire des paris sur sa forme : serait-il concave ? (et sa belle-mère pourrait en mourir, se disait-il). Ou bien serait-il convexe ? (et dans ce cas son père pourrait se trouver en grave danger de présenter une tuberculose). Tout en roulant dans sa tête ces pensées, il s’étonnait : cette fille le fascinait… et pourtant elle n’avait ni nez rouge, ni nez brillant ! Quelque chose se passait en lui, quelque chose… mais quoi ? Elle revint enfin et il alla vers elle tandis que le petit homme s’éloignait, claudiquant. Ils gravirent les marches d’un escalier sordide, puant et très escarpé. Dans la mansarde qu’occupait la fille régnait bizarrement une odeur de peinture et d’absinthe, perception qui le troubla et alors, et…alors… alors… chose impensable, non seulement pour la première fois il n’utilisa pas son carré de fourrure (qu’il oublia même dans la poche de sa redingote), mais encore il eut un rapport « complet » avec la fille, qu’il trouva experte en amour et même, l’expression lui vint spontanément, qu’il sentit « goulue ». Puis Cupidon fit son œuvre et Carlos s’attacha à elle. Il la revit régulièrement. Régulièrement aussi, auprès d’elle, le souvenir du nain lui revenait à l’esprit et il se disait alors : « Eh-eh, il n’avait pas mauvais goût ce papa rétréci ; elle est bien bonne cette goulue » (terme par lequel, on le voit, un reste d’attachement à l’oralité persistait). En même temps qu’il la voyait avec assiduité, son rituel disparut. Puis un jour il ne la revit plus. Elle lui avait fixé un rendezvous mais elle ne s’y présenta pas. Il en fut très angoissé. Que s’était-il passé ? Elle l’aimait, lui répétait-elle pourtant bien souvent. Et il faut voir comme elle était heureuse lorsqu’il lui offrait un présent. Il avait d’ailleurs mis en place entre eux une petite habitude : à chaque rencontre, il lui offrait une peluche. Elle en avait ainsi constitué une belle collection, fièrement exposée sur une étagère (il n’échappe à personne que ces peluches était un reliquat sublimé du penchant de Carlos pour la fourrure). La der94

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nière qu’il lui offrit représentait un petit rat, tout mignon. S’en offusqua-t-elle ?83 On ne le saura jamais mais toujours est-il qu’elle ne se représenta plus jamais aux rendez-vous fixés par Carlos. Évidemment, lorsqu’ elle disparut, il la chercha dans tous les lieux qu’elle fréquentait, et même dans des estaminets peu recommandables du fond desquels des voyous se moquaient de lui ou lui donnaient de faux renseignements, non sans lui avoir soutiré tout d’abord de fortes sommes d’argent pour daigner lui répondre. Alors il conçut une chanson qu’il se répéta souvent par la suite. Il la trouvait d’ailleurs assez mauvaise cette chanson, mais cela ne l’empêchait pas de sans cesse y revenir. La voici telle qu’il me la chanta de sa petite voix de fausset, à la fois monocorde, rauque et aiguë : Ma belle amie à moi m’a posé un lapin C’est pourquoi, je la revois devant la verte mer Oh oui, je croyais notre liaison très durable Oh, oh comme elle était belle, si belle Etc. Il insista sur le jeu de mot rimé : du-rable / (de) lapin, ce qui est effectivement une composante importante de ce chant un peu niais et par laquelle on voyait donc qu’il tentait d’avoir encore recours à son piètre humour pour se consoler. Et, même si elle avait disparu comme l’eau dans le sable, cette fille avait emporté avec elle à la fois ses obsessions coupables et son fétichisme du carré de phoque frotté sur le nombril des prostituées (pratique à laquelle il ne revint plus du tout ensuite). Quant à son petit chant il devait lui aussi disparaître ultérieurement. Ne plus revoir Suzy (c’était en fait le prénom de la fille, même si elle se faisait appeler Madeleine) l’avait plongé dans une neurasthénie profonde. Ce qui n’est pas étonnant car, 83. Comme quoi les cadeaux-rats posent toujours problème.

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comme le dit la Martine : « Un seul hêtre vous manque et tout des peupliers ». Un médecin lui conseilla donc d’aller « se refaire une santé » sur la Côte d’Azur. Il obtempéra. Là, il loua un petit bateau à voile avec lequel il s’exerçait durant la journée. Mais, une fois, il chuta à l’eau en se prenant les pieds dans la petite voile d’avant. Quelle ne fut pas sa chance ! Un autre bateau passait à proximité et on put le repêcher (s’identifia-t-il alors à un poisson ? À un hareng ?) et le sauver, quoique de justesse. Être passé si près de la mort eut, paradoxalement, une action bénéfique sur lui. Il se dit : « Adieu Suzy ! » et il décida de ne plus penser ni à elle ni à la petite chanson. Il regagna Paris par le premier train. Il ne tenta jamais de revoir sa rousse. Le refrain, les regrets et les obsessions avaient disparu d’un coup. Ainsi, bien souvent, se tournent les pages de la vie d’un homme. Il reprend la route et ne regarde plus en arrière. Il est nouveau à lui-même. Ses illusions et ses rêves il les oublie pour s’en créer d’autres. On the road again, quoi. Et voilà donc son histoire racontée. C’en était assez pour ma compréhension. La nasse de mon intelligence était pleine et j’y voyais briller les éléments nécessaires à la compréhension de cet enchaînement comme autant de poissons pris dans un filet de pêcheur au clair d’une pleine lune sur les côtes de l’Est de l’Afrique (par exemple). Voici comment, à l’évidence, ces éléments s’assemblaient : a) Obsessionnalité et humour sont deux moyens, proches, de dénier la perte affective. L’humour peut même la transformer instantanément en une histoire plaisante. Ainsi, chez Carlos, la compulsion humoristique jouxtait-elle les traits de caractère obsessionnels en en redoublait-elle l’objectif, celui d’annuler tout deuil, toute perte.

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b) Comment la compulsion à faire des calembours disparut-elle lors de la rencontre avec « Suzy la rousse » ? Les circonstances nous guident pour répondre à cette question. Rappelons tout d’abord que Carlos se fit doubler par un « papa rétréci », le petit barbu âgé, qui lui « prit son tour ». Il y a donc ici « père sous mousse ». c) Et, pour continuer, qu’est-ce qui retint l’attention de Carlos en Suzy ? On s’en souvient également : sa grande taille. Et pourquoi certains hommes sont-ils attirés par les femmes de grande taille ? Pour connaître auprès d’elles l’impression d’être avec des géantes. Or, quand l’homme a-til cru avoir les faveurs d’une géante ? Lorsqu’il était enfant et que cette géante n’était autre que sa propre mère, si grande alors à ses yeux (et, au passage, nous comprenons donc du même coup pourquoi Carlos n’avait pas protesté lorsque la jeune femme obèse l’avait séduit au cours de sa dix-septième année). Vous l’avez compris, Mesdames et Messieurs : a + b + c = lors de la rencontre avec Suzy, Carlos trouve une satisfaction directement œdipienne sans pour autant évincer le père qui, lui, conserve la préséance. Donc, il y a ici satisfaction œdipienne sans culpabilité (le père n’étant pas évincé). Les défenses psychiques inconscientes deviennent tout à coup parfaitement inutiles. D’où leur abandon, c’est à dire l’évanouissement de toute obsessionnalité et de tout humour. D’où le fait également que Carlos ait pu faire l’amour complètement à Suzy sans plus avoir à s’en tenir à des pratiques fétichiques à l’aide du bout de fourrure de phoque. d) Enfant encore, Carlos avait souhaité la mort de son père et avait vu celui-ci se rompre la jambe et sa tête saigner. 97

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Retrouver un « papa » rétréci à Paris, c’était avoir devant lui la preuve vivante que, décidément non, il n’avait pas fait tant de mal que cela à son père, comme il l’avait craint, puisque celui-ci avait une jambe (un pénis symbolique), certes boîteux, mais Ô combien fonctionnel (sa relation avec Suzy étant la preuve de sa verdeur, de sa puissance sexuelle conservée). Mais cette ligne de défense restait tout de même fragile. Il fallait, en effet, pour être rassuré, que Carlos visualise dans la réalité le petit barbichu. Celui-ci était donc comme un objet contraphobique qui tentait d’ériger une digue contre le flot des fantasmes agressifs vis à vis du père, fantasmes qui, eux, persistaient dans le psychisme de Carlos. Il me fallait donc permettre à mon patient d’ériger une défense intra-psychique pour compléter ses avancées et pour pouvoir remplacer l’objet contraphobique concret. J’intervins donc : A : Oui… vous affectionnez l’humour… mais pas n’importe lequel… il ne vous pas échappé que celui que vous pratiquez est volontiers corrosif. Et que mes œuvres sont pour vous une cible privilégiée. Prenons cet exemple que vous aimez tant, celui d’Analyse minée, analyse minable. Vous me dites que vous risquez de connaître à la fois avec moi les deux inconvénients que peut présenter une analyse, à savoir celle d’être minable, et celle d’être interminable. Et, de plus, vous rajoutez souvent qu’elle ne risque pas d’être « sans faim » au vu du nombre de harengs que vous y ingurgitez. C’est ainsi de l’acide sulfurique que vous versez sur mon œuvre. Et, par son intermédiaire, sur moi. P : Oh, il ne faut pas exagérer tout de même ! Par exemple, je n’ai jamais dit que je voulais vous chier sur la tête ! J’en connais d’autres qui ne se gêneraient pas pour le faire, hein ! A : Je vous en remercie effectivement, c’est très délicat de votre part. Mais je continue : vous m’agressez… P : … Un tout petit peu…

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A : Vous m’agressez, dis-je ! Fermez la et laissez moi finir mes phrases ! C’est moi l’analyste ici. Vous m’agressez, donc, en cherchant à me diminuer en donnant à mes œuvres des titres ridicules. Autrement dit, vous voulez faire de moi un « papa rétréci ». Et, pourtant, vous continuez votre analyse avec moi. C’est donc que vous me faites confiance. P : (comme un seul homme) C’est que je vous admire Sigmund ! A : Vous m’admirez et vous me « concassez ». Vous me concassez puis vous m’admirez. Vous m’admirez puis vous me concassez. Etc. En un cycle qui n’en finit jamais. Je regardais à nouveau par la fenêtre. Une pluie fine et drue s’était mise à tomber. La même femme que tout à l’heure repassait, mais en sens inverse. Sous le bras elle tenait désormais un beau thon, d’une vingtaine de kilos au moins. Elle portait toujours son manteau de cuir noir mais, par contre, elle avait remplacé ses cuissardes rouges par des bottes de caoutchouc jaune. Je la perdis de vue lorsqu’elle monta dans un taxi. P : Alors… serais-je en train de… comment dire ? De ne vous attaquer que pour mieux me prouver que les plus rudes de mes coups ne vous font pas de tort, que, comme le barbichu, vous survivez à mes rudes attaques fantasmatiques. A : Je ne vous le fait pas dire. Moïse était barbu, je suis barbu, votre père est barbu, le barbichu était barbu. P : Et j’aime manger de la barbue ! A : Donc, ce que vous cherchez à faire, c’est de vous prouver à vous même, me voyant survivre, que tous les autres barbus peuvent aussi survivre. En un mot que vous n’êtes pas réellement un meurtrier, mais seulement dans vos fantasmes, fantasmes que jusqu’à maintenant vous avez confondus avec la réalité. Mais c’est fini, libérez vous de vos craintes, de votre culpabilité. Soyez gai, il le faut, je le veux ! P : Et ça marche ! Je me sens déjà mieux. Je me sens… bien… léger… très bien… gai ! Comment dire ? C’est comme si j’avais remplacé le beurre par la margarine. C’est la première fois de ma vie 99

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que je peux vivre dans l’éther d’un bonheur si simple et si fort, si voluptueux, si capiteux… Je suis bien et pourtant je sais que ce n’est au détriment de personne, et surtout ni de vous ni de mon père. Et mon bien être ne lèse, ne blesse, n’agresse aucun barbu. Aaaaaaah ! Ça déstresse vachement. C’est comme un plongeon dans la baie d’Acapulco ! Je positive, mon cher Sigmund ! A : Je ne vous le fais pas dire. P : Et donc, toutes ces bêtises… c’étaient seulement des fantasmes ! Des idées ! Du vent ! En réalité, il n’y a rien à craindre. Et dire que j’y ai cru dur comme du fer à ces conneries, Professeur ! A : Des fantasmes, oui, mais de la pire sorte, de ceux que j’appelle justement, puisque vous me parlez de fer, les « fantasmes inoxydables », ceux qui peuvent durer toute une vie à partir du moment de l’enfance pendant lequel ils se sont établis. Mais maintenant tout vient de changer pour vous et donc vous pouvez être tranquille. Pour vous la vie va commencer. P : Oh yeah ! Je vis à travers mon rideau qu’après la pluie le soleil revenait. Dans le ciel, ce n’étaient plus que, esseulés, quelques nuages épars qui persistaient. L’un d’entre eux, remarquais-je en moi-même, c’était amusant, avait une forme de poisson, et un autre la morphologie d’un gros sein. Je dis à Carlos : A : Pour le coup, je vous en prie, cessez aussi d’avoir recours au « concassage », de vous moquer de moi et de faire des blagues idiotes, je vous l’ordonne. Compris ? ! P : Oooooh oui, poil au zizi ! A : Plus de blagues pendant les séances ! P : C’est cela même, poil à la panse ! Comptez sur moi pour apporter de l’os à votre boudin, Professeur. A : Et fini de déformer le nom de mes œuvres. A : Certes, poil au hors d’œuvre ! C’est acquis, mais ne le répétez à personne.

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P : Pourquoi ? Vous imaginez que je vais publier votre cas, ou quoi ? A : Non, ce n’est pas ça. C’est qu’il ne faut pas en parler, sauf à voix basse, car « les mûres ont des groseilles ! » On ne s’alarmera pas des traces d’humour qui se font jour dans ces dernières phrases. Elles ne signent pas un échec du traitement de l’humour mais sont plutôt à l’évidence un chant du cygne et les dernière bulles de gaz hilarant à remonter à la surface de la mare psychique avant extinction complète de leur espèce. Ce sursaut symptomatique de la dernière heure nous est familier, à nous psychanalystes : par une brève surenchère ponctuelle de défenses devenues inutiles, il montre que celles-ci sont sur le point d’être définitivement abandonnées par le patient. Je vous le dis en vérité : ce « bouquet final », véritable purge du bout terminal des boyaux de l’inconscient, n’est en fait que le dernier borborygme d’un humour finissant. Et hop ! Après cette séance, tant les défenses obsessionnelles qu’humoristiques, c’était évident, étaient désormais enterrées pour Carlos. Autrement dit, je savais dès lors au plus profond de moi que mon patient, une bonne fois pour toutes, avait fini de raconter des âneries, ce qui n’était pas trop tôt. Nous allions pouvoir voguer vers de nouveaux continents enfouis dans l’inconscient, faits de rêves, de symboles, de titanesques conflits refoulés que l’humour ne viendrait plus cacher derrière son écran de fumée. 3. La cafetière de l’homme aux phoques Nous avions déjà effectué quelques mois de traitement et l’analyse allait bon train. Un jour, comme je venais d’allumer un bon feu dans la cheminée et que le bois y craquait joyeusement, Carlos, sans même avaler un hareng, entreprit de me raconter un rêve en ces termes : 101

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P : Professeur, si vous m’y autorisez, c’est volontiers que je vous rapporterais maintenant un rêve qui n’a pas été sans me marquer. A : Mais bien volontiers mon brave… P : Je lui ai donné pour nom « le rêve de la cafetière ». A : Ah, ah, la cafetière... P : Oui, car il y est question d’une cafetière et de son nettoyage. C’est une cafetière en trois parties et construite en aluminium. Au Venezuela, comme nous produisons beaucoup de café, nous en buvons également beaucoup. Et pour pouvoir toujours nous en faire facilement nous utilisons des cafetières à bon marché qui, à l’origine, s’utilisaient en Espagne ou en Italie. D’ailleurs... (il fouillait dans la poche intérieure de son veston)... j’ en ai amené un croquis pour vous montrer à quoi elles ressemblent. (Il me le tendit ; je le regardais, puis j’en fis une boulette que je jetais dans ma corbeille à papiers. Il me prenait vraiment pour un imbécile. Comme si je n’avais jamais vu de cafetière !) Elles sont donc faites en trois parties... Il y a un étage du bas (c’était à l’évidence celui du ventre, du ça, je m’en rendis compte immédiatement) et un étage du haut (c’était celui de la pensée réfléchie, plus froide et plus élaborée, celle du Surmoi situé à la position la plus élevée). Entre les deux il y a un compartiment où l’on tasse une couche de café, plus ou moins serrée selon la force du breuvage que l’on veut obtenir (ici le ça, tamisé par le filtre, c’est à dire par le pare-excitation, devenait breuvage délicieux, autrement dit, libido raffinée).

Le schéma de la cafetière apporté par mon patient

P : Donc l’eau, portée à ébullition, s’évapore, traverse la couche de café, et s’y imprègne de ce dernier. Elle fait transsuder au dessus un 102

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liquide chargé de goût... Ah, le café, le café !... quoi de meilleur qu’un petit jus qu’on lape à petites gorgées brûlantes, tandis que l’on déguste un bout de hareng dont la chair s’écrase sous vos molaires et forme avec le café un suc au goût inimitable ! (sans nullement vouloir surinterpréter, il était clair que le hareng formait le principe masculin, solide, et le café le principe féminin, liquide : sans le savoir il confirmait encore une fois l’importance de ma théorie de la scène primitive, ici simplement déplacée sur des éléments gustatifs et subissant encore une fixation orale). A : (pour l’encourager à continuer) : Et oui, quoi de meilleur qu’un « petit jus » pour vous faire oublier les difficultés de la vie ! P : Mais attention, il faut que le café soit juste à point. Alors il est dé-li-cieux. Mais si on le laisse trop brûler, on a tôt fait de passer de cette qualité exquise à un dégradé brûlé qui se révèle exécrable (lorsque le pare-excitation se révèle insuffisant, la libido en excès quantitatif fait effraction dans le Moi et c’est là la définition même du traumatisme). Il était clair que le patient donnait ici une éclatante démonstration du fonctionnement psychique universel, qui oscille entre deux principes, le masculin et le féminin, le bon et le mauvais, le tout dans une ambivalence qui le fait aller de l’un à l’autre en un continuel mouvement de balancier. En effet, si rien n’est meilleur qu’un bon café, rien n’est plus mauvais qu’un café bouillu : le bon peut virer au mauvais en un clin d’œil et nous trouvons ici une illustration de plus de ma théorie de l’ambivalence. L’on aime et l’on hait souvent en une confondante proximité de sentiments qu’a priori tout devrait séparer. Le Ça et le Surmoi (parties inférieure et supérieure de la cafetière) pouvaient donc fonctionner dans la plus grandes des harmonies et néanmoins risquer à chaque instant de verser dans un désaccord profond, trahissant alors le Moi (le café) et la libido (l’énergie que le café est censé répandre dans l’organisme). Et, si le patient avait éprouvé le besoin de décrire cette cafetière par le menu (et, de plus, de m’en apporter un dessin), c’est que derrière ce récit en apparence anodin, se cachait en fait un conflit de la plus

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grande importance. Un grand principe du thermos dynamique du psychisme est en effet le suivant : Dans l’inconscient, rien ne se perd, tout se transforme Et j’aime à rajouter qu’il a lui-même son principe d’Archimède, que j’énonce ainsi : Tout conflit plongé dans l’inconscient reçoit de bas en haut, c’est à dire de l’inconscient vers le conscient, une poussée dont la force est égale à la masse du volume de libido déplacée dans l’inconscient. L’analyste doit donc garder à l’esprit que tout mot prononcé par le patient a un sens latent. Carlos continua : P : Et le café bu, il faut laver la cafetière. C’est à ceci que j’en viens, car tel est le propos de mon rêve. A : Mmmm ? (j’émis simplement un subtil grognement à tonalité interrogative 84) P : Dans le rêve, j’avais donc bu mon café et, devant moi, s’ouvrait une perspective, un choix... (il fit une pause pendant laquelle il respira 84. J’encourage régulièrement les Instituts de Psychanalyse de par le monde à inclure dans leurs cursus de formation des futurs praticiens des cours de grognements. Le plus simple est de les conduire comme des cours de chant, sous la forme de vocalises effectuées en groupe : les Mmmmm ? Hum-Hum… Ah-Ah… Mmmouiii ! etc. peuvent ainsi y être acquis de la façon la plus efficace et la plus concentrée. Le grognement « Hem ! » est aussi très important et ce au point où, en 1975, René Held écrivait à son propos : « Nous laisserons de côté, faute de place, la clinique de la manipulation du hem ! et ses riches significations. » (1975). « Pour que ce changement soit appréciable il faut qu'elle [l'interprétation] soit courte et la plus courte possible. » In Problèmes de la cure psychanalytique aujourd'hui, Payot, Paris. Quant au borborygme de l’analyste, il reste irremplaçable, quoique difficile à manier, et parfois même tellement spontané qu’il interroge un contre-transfert plus rapide que son ombre.

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bruyamment, comme s’il tirait ses pensées d’une forge vulcanique)... un choix presque métaphysique. Le mot peut paraître fort et pourtant c’est celui qui convient. Il y s’agissait de choisir entre les forces du Bien et celles du Mal. A : Diable ! Diantre ! Sapristi ! Saperlipopette ! Putain, con ! P : Oui. Et voici comment. J’y avais le choix entre, d’un côté, nettoyer la cafetière à fond, mais ce faisant commettre une sorte de meurtre, ou bien, de l’autre, la récurer plus approximativement, ce qui était très peu satisfaisant en soi mais qui avait l’avantage de préserver la vie. Je fais ici référence à une manière de faire de ma belle-mère, à propos de laquelle mon père m’a fait savoir qu’elle avait été aussi celle que ma mère avait pratiquée de son vivant. L’une comme l’autre, ces deux femmes avaient en effet pour principe, après leur utilisation, de nettoyer leur cafetière et de ne jamais manquer une occasion de se féliciter à voix haute de cette propreté. Et ce n’était là qu’un exemple de leur façon de faire parmi de multiples autres. Sans cesse elles devaient nettoyer, briquer et vérifier la propreté de leur maison, en visant ce faisant une perfection qu’elles n’avaient pourtant jamais le sentiment de pouvoir atteindre. Mais dans le rêve, qui me ramène donc à cette ambiance familiale, il y avait, comment dire ? Comme une connotation… oui… d’assassinat. Je m’explique. En effet, si la cafetière se trouvait parfaitement nettoyée, tous les germes qui étaient en elle avaient disparu au passage. Vous me suivez ? Ils étaient morts. Le nettoyage était donc une œuvre de mort, la cafetière était, comme l’on dit, « stérilisée ». A : Stérilisée... P : Oui : la vie n’était plus là… Ça doit donc vouloir dire que, dans mon inconscient, les hommes et les femmes ne pouvaient pas avoir d’enfants ensemble (puisqu’ils étaient stérilisés). Avec ce rêve, la mort était en moi, tout comme ma mère est morte. Donc, si dans le rêve je nettoyais la cafetière à fond, je faisais œuvre de mort. Voyez, Mesdames et Messieurs, comme le psychisme est doté d’une mécanique de la plus haute précision. Le riche symbolisme de la cafetière le démontre encore une fois. Nous avons vu qu’elle est la figuration la plus précise dont on puisse rêver pour figurer le Moi, le Surmoi, le Ça et la libido. Et voici maintenant que Carlos lui-même nous 105

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indiquait, par ces dernières paroles, comment, de plus, la cafetière trop nettoyée pouvait figurer la mort du Ça85. Pourtant, le psychisme admet en lui tellement de surdéterminations qu’il faut encore rajouter un sens inconscient à cette symbolisation par la cafetière : elle désigne aussi – et la folie des ménagères86 de la mère et la belle-mère de Carlos l’illustraient bien – le sexe féminin. La cafetière à trois étages figure en effet en son niveau bas le conduit vaginal du sexe ; au milieu il s’agit du col de l’utérus ; et au dessus enfin de la chambre nidatoire de ce dernier (voir schéma)

La cafetière symbolise les organes génitaux féminins

La vie que sa mère avait porté en elle (la vie de Carlos) avait ainsi signifié sa propre mort. Du moins était-ce là le raccourci que Carlos s’était inconsciemment formulé en luimême, pensant, par contiguité, comme elle était décédée alors qu’il était tout petit encore, que sa mère était trépassée à cause de sa venue au monde à lui et des efforts qu’il lui avait de ce simple fait coûtés. Et c’est ainsi que s’était créé ce dilemme en son inconscient : par sa vie même, il était celui qui pouvait apporter la mort. 85. Situation souvent décrite par la phrase : « Le petit ça est mort ». 86. Ndt. Ce que Carlos nous raconte explicite d’ailleurs on ne peut plus clairement la psychopathologie sous-jacente à ce symptôme.

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Cette folie des ménagères a plusieurs significations. D’une part le nettoyage et le récurage sont une forme de geste compulsif, c’est à dire un équivalent masturbatoire. Donc, le fait de nettoyer y représente un rapport sexuel. D’autre part le nettoyage représente la mort par stérilisation. La conjonction de ces deux significations fait que, en particulier chez l’obsessionnel, le plaisir, par une sorte d’automatisme infernal, débouche sur l’idée de mort. La femme et la mort étaient donc synonymes pour Carlos car ses mouvements œdipiens, fixation à la mère obligeant, le guidaient vers de telles « ménagères folles », autrement dit dotées d’une libido meurtrière. C’est pourquoi il ne pouvait se résoudre à connaître en elles une « petite mort » qui pouvait rapidement le mener vers « la mort tout court ». Et c’est pourquoi aussi il avait préféré pendant une longue période de sa vie se réfugier auprès des harengs. On a appris comment ce patient avait dû faire marche arrière dans sa vie amoureuse lorsqu’il s’était agi de « mettre en route un bébé » avec Louise, ce qui aurait pourtant constitué la suite logique de leur mariage. Nettoyer la cafetière équivalait au total pour lui de façon condensée à pratiquer sexuellement la femme (« ramonage »), donc à la féconder (germination « sale ») et donc à devoir la nettoyer (stérilisation, avortement). Donner la vie, user de la « cafetière génitale », c’était donc en même temps risquer de la perdre. Prisonnier de ce conflit en boucle, il ne pouvait pas plus en sortir que d’un labyrinthe, sa mère et sa belle-mère, cruelles Arianes de son inconscient, l’y ayant enfermé. Mais à ce moment de l’analyse, son rêve, de par la problématisation même de ce conflit intérieur (To clean or not to clean ?), ouvrait une perspective nouvelle pour lui, celle de la vie. Il continua : P : Mais dans ce rêve un autre choix s’offrait à moi. Je n’étais pas obligé, cette cafetière, de « la nettoyer à mort ». Car, si je le voulais, je pouvais aussi faire le Bien en nettoyant Mal la cafetière. Quel 107

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paradoxe, ce Bien et ce Mal ainsi inextricablement mêlés. Ce Bien qui est mortel et ce Mal qui nous fait du bien ! Vous allez le comprendre en écoutant ce qui suit. En effet, en ne nettoyant pas ma cafetière aussi bien que je l’aurais pu le faire, donc en « faisant mal », je n’entraînais la mort de personne ; c’était donc un mal tout à fait relatif. J’étais tout au plus « un petit cochon », mais un petit cochon innocent. Je pouvais en effet choisir, dans le rêve, de nettoyer ma cafetière à la va-vite, je dirais même « à la six-quatre-deux ». Hop, un coup d’eau ! Hop, un coup de chiffon ! Et que ça t’irait bien comme ça ! Je n’étais dans cette perspective guère regardant à ce qu’il restât sur mon instrument quelques grains de café moulu ou quelques traînées brunâtres au fond du récipient. Oui, c’était sale , j’en convenais… mais pas mortel. Car, au cours de mon rêve, lorsque je décidais de ne pas viser la propreté absolue, que voyais-je s’agiter dans les restes de café ? Eh bien Professeur, j’y voyais des petits vers en train d’éclore. Autrement dit, de la saleté naissait, grouillante, la vie ! Elle germait. A : Eh oui. On peut donc dire que là, décidemment, il n’y avait guère de stérilité puisque la vie germait. P : Eh oui, je ne vous le fais pas dire ! C’était la vie, la vie, la VIE ! A : Et votre mère là dedans ? P : Je pense que tout ceci est en relation avec l’idée que je me suis fait de la manière dont elle aurait réagi si je lui avais amené une fiancée. Ma mère était morte depuis de nombreuses années déjà lorsque je fus en âge de m’intéresser aux filles et pourtant, bizarrement, dans ma Ford intérieure, je ne pouvais m’empêcher, à propos de chaque jeune femme qui me plaisait, de me demander : « Maman l’accepterait-elle ? ». Je voulais donc à tout prix me choisir une fiancée bien propre. Car, sinon, ma mère ne pourrait l’accepter. Elle aurait dit qu’elle était une souillon. Ces raisonnements étaient stupides puisque, de toutes façons, ma mère était morte. Néanmoins, ils acquéraient une force rare et qui me faisait plier à cette volonté imaginée par moi seul. Et donc j’avais toujours à cœur que la fiancée que je me trouverais soit toujours plus propre : son intérieur se devait d’être propre, c’est à dire « stérilisé », pour rendre hommage à la supposée volonté de feue ma mère. Et c’est pour ça que, lorsque j’ai craint de faire des enfants à Louise, je suis devenu

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impuissant, craignant de rompre la promesse semi-folle faite à ma mère, celle de lui apporter une bru parfaitement « clean ». A : Votre mère que vous redoutiez d’avoir tuée. P : Précisément, que je redoutais d’avoir tuée ! D’avoir usée prématurément ! Comment, dès lors, aurais-je pu oser seulement penser à « retuer la morte » en ayant moi-même un enfant ! ? J’ai donc préféré renoncer à la paternité. Oh, mais nous avançons Professeur, nous avançons ! Je peux vous le dire à la simple sensation de vie que je sens s’écouler en moi et à l’envie soudaine que j’ai de faire des bébés ! (et il avala trois harengs de rang). Des bébés, des bébés, des BÉBÉS ! Un point cependant restait à élucider chez mon patient : celui de la régression de la génitalité à l’analité. Celle-ci était notable au travers du thème même du café (sombre et marron) et de celui du nettoyage. Pour connaître la femme fallait-il donc la salir et la nettoyer ? Ce « ramonage » fécalisé (celui de la femme considérée comme potentiellement sale, donc anale) était à l’évidence, régressivement déplacé, celui d’un autre « tuyau », le génital. Louons encore une fois le génie de la cafetière, figure universelle qui condense en elle la représentation de la saleté (le café et son marc) et celle des organes génitaux féminins, comme nous l’avons déjà établi. Les bébés devenaient ici des selles, grâce à cette cafetièreicône, et ceci selon l’équivalence bien connue : pénis = bébé = selles = café = pointe Bic = cadeau = hareng Je tentais d’orienter Carlos vers cette piste en disant simplement : A : Des bébés-café ? P : Des bébés... le cacafait…le bébé qu’a fait caca... le bébé est sale ? Quelle drôle d’idée me vient là Professeur ! Et en voici une autre qui se présente. Je me souviens de mes tardives années de lycée. La puberté avait fait son œuvre en moi et j’avais autant d’idées érotiques que de 109

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boutons d’acné, ce qui n’était pas peu dire. Or, je me plaçais régulièrement en classe derrière une certaine jeune fille de bonne famille qui m’attirait… sexuellement, pour le dire tout net. A : Carlos, il n’y a pas que le sexe dans la vie ! P : Ah, bon !…bon… Enfin, en tout cas, j’avais remarqué qu’elle avait... A : ... Qu’elle avait ? P : C’est que j’ai honte de vous le confesser. Mais la règle du jeu, n’est-ce pas, veut que je vous dise absolument tout. A : Dites tout ! P : Elle avait une peau un peu ingrate au niveau du cou, avec des petits comédons. Comme si elle gardait là quelques traces d’une propreté approximative. J’étais fasciné par ces comédons qui étaient à mes yeux comme des granules d’une texture rêche et grenue, comme un cuir aux sillons marqués. En les voyant, je me répétais : « Là, tu pourrais t’accrocher ». A : Tiens, tiens : vous accrocher... P : ... Il me vient à l’esprit ce roman fameux qui a eu tant de succès. Cet incroyable Jules Verne, avec son imagination débridée a un écrit un Voyage au centre de la mère qui a eu un succès mondial, et ce non sans raison. A : Le Voyage au centre de la mère, vraiment ? P : Non ! Mais quel lapsus, quel lapsus Professeur ! Le Voyage au centre de la Terre, bien entendu ! Où avais-je l’esprit ? A : Alors, où aviez-vous l’esprit ? Le patient fît ici un long silence interrogatif qui indiquait assez clairement que nous étions en train d’aborder un sujet important. On aurait entendu un hareng voler. P : ... alors... cela voudrait dire que ce roman m’a fasciné car j’ai... j’ai pensé que l’auteur y décrivait ce que l’on voyait… dans le corps d’une mère ! C’est fou ! Dans le roman on voit qu’il y a sous la terre des galeries, des cavernes, des grottes qui contiennent des champignons géants, des forêts du tertiaire, des champs d’ossements préhistoriques humains et animaux, des geysers, des mers intérieures, des géants 110

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hirsutes… Tout ceci, me suis-je dit, est-ce ce que les mères l’ont dans le ventre ? A : Et vous pensiez « vous accrocher »... P : Oui... Mais je ne sais qu’en dire de plus... m’accrocher ?… À moins que, que... voici que je me mets à penser tout à coup à un passage du début de ce même roman. Le héros y tombe dans une grotte et, là, il sombre dans un quasi-délire et dans une terreur liés à son état d’assoiffement. Il n’est pas mort mais on ne sait pas par quel miracle ce n’est pas le cas... Qu’est-ce que tout cela peut vouloir dire ? Où est-ce que je veux en venir ? Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?... A : Mmm… Dites tout ce qui vous vient à l’esprit… P : ... Que l’on tombe dans le ventre de la mère... Qu’il faut s’accrocher pour ne pas tomber... A : S’accrocher aux boutons et au cuir grenu de la peau d’une jeune fille à la propreté approximative... P : ... Là je ne vois pas... à moins que... alors... alors, ça pourrait être quelque chose comme... je m’accroche aux boutons de la fille pour ne pas tomber en elle.. et dans ses cavernes... qui me mèneraient au centre de la terre... c’est à dire en fait au centre de la mère... donc il faut que je ne m’enfonce pas au centre de la mère... Je sens que ça vient… Attendez, Professeur, je crois que nous tenons le bon bout pour y voir un peu plus clair dans ces grottes-là. Tout ceci ne fait pas l’ombre d’un doute et est, de plus, en plein accord avec vos théories car, bon sang, si je ne peux aller au centre de ma mère, c’est que, conformément à vos écrits, mon complexe d’Œdipe me l’interdit. Ce n’est pas plus compliqué que ça. A : Certes, certes, mais je n’ai jamais dit qu’Œdipe avait des problèmes d’acné, ou des obsessions cutanées... que peut vouloir dire cet intérêt pour les boutons du cou ? P : Les boutons du cul ? A : J’ai dit du cou. P : Ah... j’ai fait un « lapsus auditif », je dois l’admettre ! Mais pourquoi ? Songeur, il fit un silence qui dura. De mon côté je me laissais aller à rêvasser : qui pouvait donc être cette femme au manteau de cuir ? Une voisine ? Si c’était le cas, il faudrait 111

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que je fasse sa connaissance et que je l’invite à venir prendre le thé avec Martha. Elle l’avait l’air intelligente, dotée d’une éducation raffinée et, qui sait ? elle pourrait peut-être même faire une bonne recrue pour ce groupe de travail du mercredi dans lequel nous nous réunissons avec des collègues pour approfondir la psychanalyse. Une présence féminine en son sein pourrait, comment dire ? nous donner à tous un bon coup de fouet. Carlos, reprenant la parole, me tira cependant de ces pensées : P : … Mais ça y est, je comprends. La raison d’être du lapsus est que les petits boutons, avec leur pertuis, sont comme des petits anus... alors, si je m’accroche à ces anus… A : Ces anus… P : … Alors, tout ceci serait la suite… A : … du rêve… P : Oui, du rêve des anus dévorants, avec la Julienne… et Fernandel… vous vous rappelez… A : Eh oui, eh oui… P : Donc je comprends : l’anus, on peut s’y accrocher. C’est comme, comme un rempart. On peut le définir, on est défini par lui lorsque, par erreur, on fait, on fait… l’acte d’amour par là… tandis que… par devant… comment dire ? On peut tomber dans le trou ! Et si l’on tombe dans le trou de façon incontrôlée, on peut y rester… c’est ce qui arrive lorsqu’on laisse là son sperme et que celui-ci engendre un enfant. Alors, d’une certaine façon, cet enfant est bien la preuve que l’on « risque d’y rester », dans le ventre de la mère… je veux dire de celle qui, de femme que l’on a pénétrée, se transforme ainsi tout d’un coup en mère, sans qu’ensuite l’on n’y puisse plus rien. Le bébé est là, il grandit et vous, pauvre homme, vous n’avez plus rien à faire, si ce n’est à attendre qu’il vous naisse. A : C’est pour cela que Victor Hugo a écrit Oceano nox : « O combien de marins, combien de capitaines… »

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P : … Oui, mon capitaine… A : « Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, dans ce morne horizon se sont évanouis ! Combien ont disparu… » P : … tombés dans le trou… A : … De la mer… P : De la mère déprimée ! La mère déprimée ! Ma mère déprimée ! La peur de tomber en elle et de devenir comme elle, mort, de devenir déprimé, oublié. Et la crainte d’avoir des enfants, c’est la même chose. C’est celle de les mettre en un giron qui, un jour pourrait les rappeler vers lui en leur disant : « Reviens mourir là où tu es né, reviens par ici et je t’engloutirai, moi en qui autrefois tu baignas. J’ai besoin de te reprendre car je suis triste et sombre et j’ai besoin de ta consolante présence auprès de moi, en moi ». Alors tout ça… c’est pour ça que j’ai eu peur d’avoir des bébés avec Louise. Professeur, au delà de la mère, ce sont de nouveaux horizons que vous m’ouvrez. Il y a donc une vie après la mère, et même après ma belle-mère ! Je vais connaître une femme, je le sens désormais dans mes entrailles, qui aura la vie en elle et qui me la donnera par le truchement d’un bel enfant que j’implanterai en elle. J’en ai l’intuition. Que dis-je ? La certitude ! Quel espoir s’ouvre pour moi, les nuages se séparent, le firmament resplendit ! Un long silence. Carlos suçotait tranquillement un hareng. Puis il reprit la parole : P : C’est bizarre professeur mais… j’ai… j’ai … je dois tout vous dire, n’est-ce pas… A : Bien sûr, je vous l’ai déjà dit : continuez ! P : J’ai un sentiment bizarre. À la fois j’ai une érection, là, sur votre divan, et j’ai également l’impression que, tout à coup, le goût du hareng me plaît moins. Y penser me donne même un sentiment d’étrangeté. Je me sens à la fois heureux et angoissé. Quelle drôle de sensation… et quelle érection ! Quelle charge affective ne se cachait-elle pas sous l’apparence innocente de ce petit poisson, habitant si banal des mers du Nord ? Comme j’aime à le dire et à le répéter, le 113

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fantasme est comme le congre qui cherche sa pierre et se tapit sous elle pour ne plus être vu, sauf par l’œil entraîné de l’analyste qui, en somme, est l’homme-grenouille de l’étang de l’inconscient. De quelle démonstration plus éclatante de mes théories aurais-je pu rêver ? Plus éclatante que celle que mon patient m’apportait comme un hareng sur un plateau ? Je l’énonce donc : Là où le hareng s’effaçait l’érection apparaissait ; et là où était le hareng, le Moi-érection devait advenir. Ceci démontrait parfaitement que le poisson était pour Carlos l’équivalent symbolique d’un pénis puissant. Nous étions sur la bonne voie et mon patient avançait à grandes brasses. Je lui signifiais par un « Bon ! » que la séance était finie. Sans même avaler un hareng, il se leva, paya, et partit. 4. L’homme aux phoques et les vampires qui ne faisaient pas caca Le lendemain un beau soleil brillait et c’est de fort bonne humeur que je retrouvais mon patient pour une séance qui aller s’avérer être dans la continuité directe de la précédente. P : Professeur, je vous ai déjà parlé de mon intérêt pour les vampires… Il avait passé plusieurs séances, effectivement, à me dire combien leur mythologie avait retenu son attention. Et, bien qu’homme rationnel en tout, mon patient prêtait foi à ces histoires, comme si une province de son esprit s’était séparée du continent de sa raison et avait depuis, devenue autonome, comme l’iceberg séparé de sa banquise d’origine, dérivé vers les flots d’une atmosphère magico-religieuse. Il avait même élaboré une étrange théorie selon laquelle près de 12% des 114

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vampires étaient d’origine juive mais, selon lui, l’antisémitisme étant la règle même chez eux, c’était là une vérité que l’on s’acharnait à cacher. Pour moi, je n’en croyais pas un mot. Il m’aurait dit 5% encore, je l’aurais cru. Mais 12% ! Non, mais c’était pure folie ! Et il eût fallu l’esprit félé d’un Herzl pour croire à de telles balivernes. Pourquoi pas 12% de dinosaures juifs dans la Préhistoire à ce compte-là ! (Ceci dit, il n’est pas inexact qu’en de telles circonstances il vaut mieux ne pas révéler ces vérités à tout le monde et rester discret.) Mais l’analyste doit rester silencieux et je ne cherchais nullement à le détromper. De toutes façons, le jour viendrait bien où il se rendrait à la vérité. Alors je lui enverrai ses vampires juifs à la tronche et il devrait bien se résoudre à plus de réalisme ! (Non mais vraiment, 12% : n’importe quoi !). C’est donc d’un thon très sobre que je répondis : A : Assurément ; vous m’en avez parlé. Et alors ? P : Eh bien, je me suis trouvé hier au soir plongé dans une étrange rêverie. J’ai déambulé dans votre ville et mes pas m’ont mené vers un café… Je me suis assis là et j’ai pris une consommation. Il y avait beaucoup de monde et la salle était très animée (j’ai l’impression que les brasseries de centre ville doivent faire un sacré chiffre d’affaire à Vienne). J’écoutais les uns et les autres. Les conversations allaient bon train tandis que, des cigares, montait d’épaisses volutes de fumée. Au bout d’un moment, j’en ai eu marre d’écouter Karl Kraus beugler ses insanités tandis qu’au fond de la salle Kokoschka discutait avec Schiele et Klimt autour d’un verre et qu’Otto Weininger 87 emplissait 87. Ndt. L’incohérence chronologique est ici manifeste si l’on évoque les dates de vie de ces personnages (Kraus : 1874-1936 ; Klimt : 1862-1918 ; Weininger : 1880-1903 ; Kokoshka : 1886-1980 ; Schiele : 1980-1915). On aurait cependant tort de vouloir en tirer un argument pour affirmer que L’homme aux phoques est un faux et non un original de Freud. Plus sobrement il faut en conclure que Carlos, au moment où il fait son analyse, voit son onirisme renforcé. Ceci suffit amplement à expliquer pourquoi il croît voir réunis tout à coup sous ses yeux tant de personnages célèbres de la scène viennoise, pris qu’il est dans un tourbillon oniro-analytique qui, par

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nerveusement des feuillets et des feuillets d’écriture (il ne m’a pas semblé bien dans ses bottines, ce type là : à mon avis, c’est un cas pour vous !) Donc, je me suis évadé mentalement et, encore une fois, je me suis trouvé penser aux vampires, sans ne plus prêter attention à ce qui se disait autour de moi. Et leur asymétrie alimentaire m’a sauté aux yeux pour la première fois. A : L’« asymétrie alimentaire » des vampires ? P : Oui, je crois que c’est l’expression qui s’impose même si, j’en conviens, elle peut sembler particulière au premier abord. Avez-vous en tête, Professeur, le roman de Bram Stoker ? 88 A : Plus ou moins, bien sûr. Tout le monde le connaît peu ou prou. Mais enfin, où voulez-vous en venir exactement ? Précisez ! P : Et bien voilà ; dans le roman, il y a nettement deux camps. Dans l’un on a les vampires. Dans l’autre, on trouve « les bons », des Anglicans convaincus, de bons chrétiens qui partent à la chasse aux vampires avec l’esprit de Croisés. Réunis autour du héros principal, Jonathan Harker, ils bataillent ferme contre les morts-vivants. Or, au fil de ce roman, il n’est pas une étape un peu rude de leurs aventures à l’occasion de laquelle ils n’éprouvent le besoin de se restaurer et d’engouffrer des victuailles pour se ravigorer. Bon sang, me suis-je dit ! Ils doivent en bouffer du poulet, du saucisson, du cochon, du pain, des bagels, des harengs ! Et juste après je me suis dit : « Mais alors, qu’estce qu’ils doivent faire caca pour éliminer tout ça ! ». A : (je restais discret devant tant de subtilité) : Mmm ?

moments, le fait confondre ses fantasmes et la réalité. Que Carlos n’ait pu réellement voir ces personnages réunis, c’est évident ; mais cela ne contredit donc en rien l’authenticité des origines de ce manuscrit. Bien au contraire. 88. Ndt : Le roman Dracula, de Bram Stoker, parut en 1897, donc au même moment ou presque que les Études sur l’hystérie de Freud et Breuer (1895). Certains ont même prétendu que Mina, un des personnages du roman, pouvait être une apparition masquée du cas de Lucy R., la patiente de Freud, et ceci sous prétexte qu’en prononçant un peu vite son nom, on pouvait le confondre avec celui de Lucifer qui était, on le sait, un grand copain de Dracula. Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à rejeter cette explication quelque peu tarabiscotée pour valoriser un autre rapprochement, plus évident : l’inconscient serait-il le vampire de la raison consciente ? Je laisse la question ouverte.

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P : Et oui ! Et ce tandis que, donc, d’un côté, on trouve ces valeureux croisés qui bouffent comme des cancres, de l’autre on a les vampires qui, eux, ne mangent jamais, mais jamais de chez jamais, Professeur. Ils boivent le sang comme les personnages de Bruegel le vin au cul de la barrique, mais question boustifaille, zéro de chez zéro ! Toujours prêts pour une lampée de rouge qui tâche, toujours sur la réserve s’il s’agit de manger un bout ! Donc, en restant logique avec moi-même, j’ai bien été obligé de voir les choses comme elles étaient : rien ne rentre, donc rien ne doit sortir. En un mot, les vampires ne font pas caca ! Les-vampires-nefont-pas-caca, vous m’entendez, Professeur ! 89 Je crois qu’avec le sang qu’ils ingurgitent, de temps en temps il doivent bien émettre un petit pet aux senteurs ferrugineuses. Mais pas plus, voilà ce que je pense. Ceci dit, professeur, que puis-je faire de cette association ? Notez, Mesdames et Messieurs, que si le patient m’en posait la question, s’il s’en posait la question à lui-même devant moi, c’est qu’il devait déjà connaître en lui-même une ébauche inconsciente de réponse. Il était « mûr ». Parfois, en effet, lors d’une séance, on le sent bien, un patient est « mûr », c’est à dire qu’à ce moment-là une chiquenaude interprétative va suffire à le faire basculer du côté de la vérité révélée de son inconscient. Je formulais donc la chiquenaude qui, telle le battement d’ailes de papillon à Vienne peut déclencher une tempête au Cap Canaveral ou au Novossibirsk de l’inconscient de l’analysant. D’une voix couverte – penché vers son oreille et dans un soupir à peine audible, comme si ma voix s’était transformée 89. Ndt : audacieuse intuition. Partout ailleurs que dans ce texte, les plus grands spécialistes semblent s’être cassé les dents sur cette question. Ainsi Pérel Wilgowicz n’en parle pas du tout dans son Le vampirisme (Césura Lyon Éditions, 1991). Michel Sanchez-Cardenas, dans son article Dracula sur mon divan (revue Abstract Neuro-Psy (1999), n° 208/209, p 21-28), semble luimême plus avoir à cœur de se faire mousser que d’aborder cette question devant laquelle, visiblement, il recule. Finalement, c’est l’auteur romantique Michel Chevron, et lui seul, qui aborde ce problème de front dans son J’irai faire Kafka sur vos tombes (Baleine, Paris, 1996, voir les pp. 70-71 précisément).

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en ce frou-frou bien connu des hommes et qui est celui de la soie qui glisse sur la peau blanche, laiteuse, luisante et finement semée de tâches de rousseurs à en damner un (bon) saint, la peau, disais-je, d’une belle strip-teaseuse aux dimensions parfaites (110-50-110 90), strip-teaseuse qui, hélas ! ne risque pas de venir se faire analyser chez moi car elle a d’autres harengs à fouetter – je lui susurrai : A : La cafetière… les vampires…hein, hein ? P : Non d’un dibbuk syphilitique ! (Et mon patient s’était relevé d’un coup et même mis debout sur le divan). A : Couché ! P : (recouché), Oui Maître ! Respectons le cadre, coucouche moi, coucouche moi… J’ai compris. Nom de Dieu de nom de Dieu d’un empaleur rom ! Je vois comment les choses s’enchaînent. Je vais vous les énoncer mais il ne fait pour moi aucun mystère que vous les connaissez déjà toutes, que vous les avez déjà devinées, vous dont le génie est si clairvoyant. A : Dites… P : Je commence par la cafetière. Jusqu’à maintenant, nous avons pu voir qu’elle symbolise, entre autres, l’appareil génital de la femme. Or, dans la confusion des orifices que j’ai pratiquée et dans laquelle nous avons vu que je confondais le tube digestif en son extrémité et l’appareil génital féminin en son entrée, il apparaît que la cafetière symbolise aussi le dit appareil digestif. Or encore, dans le dit tube digestif, tout n’est que transit et absorption. Nous y rencontrons donc deux cas de figure extrêmes. Soit les aliments sont totalement absorbés par la paroi intestinale, comme de l’eau par un buvard et – vous voudrez bien excuser l’expression, Professeur, mais c’est l’inconscient qui parle – c’est « zéro caca », car il ne reste rien à évacuer. Soit ils sont complètement évacués – et c’est « maxi-caca » – et, dans ce cas, le corps se meurt car il n’a aucun apport énergétique (car rien n’est resté en lui). Entre les

90. Ndt : nous sommes à Vienne au début du XXe siècle !

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deux, il y a toutes les situations intermédiaires où l’on peut trouver à la fois une part évacuée et une part assimilée, absorbée. En va-t-il autrement pour les relations humaines ? A : Allez, dites, dites. Allez Louya, dirais-je même. P : Non. Il y a celles, extrêmes, qui ne laissent aucune trace, lorsqu’il n’y aucun amour et lorsque l’objet est totalement rejeté par le sujet. Il y a celles, intermédiaires, lors desquelles celui qui aime veut reprendre certains des traits de la personne chérie (autrement dit les absorber) et en rejeter certains autres, autrement dit les évacuer. Et il y a enfin celles, à l’autre extrême, où la personne qui aime voudrait tout avaler de la personne aimée (tout en absorber). On dit à juste titre de ces relations-ci qu’elles sont « vampiriques » : tout y est avalé, rien n’y est recraché. Or, qu’arrive-t-il en ce cas ? C’est évident : l’amour s’y transforme en haine car, à être trop habité par un autre totalement absorbé en soi, on finit automatiquement par en vouloir à cet autre de tant vous envahir. Il fit une pause-hareng. J’en déduisis que son émotion était à son comble. Puis il reprit : P : Le rêve de la cafetière, dans sa première version, va assez clairement dans ce sens, mais simplement de façon inversée. Il dit en somme : « Non, je ne me laisserai pas envahir par l’autre, je le nettoierai totalement, il ne laissera aucune trace en moi » (l’amour passionné y a été transformé en haine et en folie éliminatrices). Mais, dans l’alternative qui s’offrait à moi dans le même rêve, celle de la propreté plus relative, il y avait aussi la possibilité d’un amour intermédiaire. J’appellerai cette possibilité celle du « déchet fertile » : quelque chose y restait en effet en moi de mon objet d’amour, une trace, dont j’allais faire l’humus de mes identifications. A : Humm-humm… P : Alors, avec le déchet, il y a l’anti-déchet, l’anti-matière au sens propre, si vous préférez le dire comme ça, la partie non rejetée et absorbée. L’intestin dit à l’objet : « Toi, l ‘objet, je t’aime, je t’absorbe. Je garde une partie de toi en moi, et je survis car tu m’alimentes ». C’est comme ça que fonctionne le transit ! A : Vous diriez donc qu’il s’agit ici d’un objet transitionnel ? 119

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P : Oui. Et je l’opposerais à l’objet transitoire, celui qui ne fait que passer et qui ne laisse pas de trace, rien. A : Comme le hareng n° 2118350187234057318735817834 par rapport au n° 356646786679875698877589 : pour vous ce ne sont que des numéros, vous en avez mangé mille e tre sans même vous en rendre compte et ils n’ont laissé aucune trace dans votre mémoire. P : Ex-act-e-ment ! Et que se passe-t-il lorsque j’engloutis de la sorte des harengs anonymes ? Eh bien, je m’aperçois que je mange sans goût et comme pour annuler mon ingestion, comme si chaque hareng valait chaque hareng et qu’aucun n’avait d’individualité. Oh ! Ça n’est pas étonnant. Avec ce que j’ai dit tout à l’heure, on comprend que ma mère – incarnée par les harengs – soit dure à avaler, et que je veuille masquer son omniprésence gustative derrière la fadeur du poisson soit disant inconnu… mais je sens déjà, qu’à me mieux comprendre moimême, mon goût pour le hareng continue à changer, comme je vous l’ai dit lors de notre dernière séance. Déjà, ayant tant évolué au cours de cette analyse, je ne suis plus le même hareng goûtant qu’avant. Ce goût, il persiste mais je ne veux plus le manger gloutonnement comme avant… désormais je mangerai chaque hareng comme s’il était une femme différente de toutes les autres femmes. Une femme dont je respecterais pleinement la personnalité, et non comme s’il s’agissait simplement pour moi du plaisir de la mettre sur la liste. A : L’objet du transit a un avantage de plus pour vous. C’est comme si pouviez lui dire : « et en plus, toi, l’objet, tu m’obéis ; c’est moi qui décide de la part de toi que je vais absorber et garder en moi ». Donc il en résulte un avantage narcissique évident pour vous : vous êtes le maître chez vous. Avec l’objet vampirique, pas question de ça : c’est lui qui décide de tout. P : Avec l’objet vampirique, nous avons une pure culture de surmoi archaïque qui s’impose au Moi. Là, avec l’objet absorbé en partie seulement, nous assistons à sa fine décomposition en un objet-surmoi (l’objet s’impose mais sans plus), en un objet-en-moi (la partie absorbée) et en un objet-sous-moi (la partie rejetée) 91. 91. Ndt : Si ce texte avait paru du vivant de Freud, il aurait sans aucun doute apporté une révolution. Ne trouve-t-on pas ici en gestation tout bonnement une troisième topique ?

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A : Eh, pas mal votre truc ! Mais, si vous me le permettez, j’ajouterais tout de même que, pour les patients très narcissiques, il faut ajouter un quatrième élément topique : celui du Moi-Moi. Il se gratta longuement la gorge… P : Tout à fait. Et je continue en établissant encore une fois que pour ce qui concerne l’amour, les choses ne vont pas autrement que pour l’intestin. Roméo et Juliette, Bourvil et Jacqueline Maillan, César et Cléopâtre, Aziz et Loana : mais, bordel ! la mythologie classique n’a rien inventé avec tous ces héros. Leur liste pourrait être allongée à l’infini ! À quoi passent-ils leur temps ? À s’engager et à se désengager, à se rapprocher et à s’éloigner, à se garder dans leur cœur et à s’en rejeter. L’homme pénètre la femme ; c’est à la fois, pour elle, sa défaite et sa victoire ; mais elle le chasse de sa couche ensuite pour reprendre la main. Jupiter aime Vénus. Vénus loves Jupiter… Et alors ? Dans le sketch suivant, ils sont comme chien et chat. Elle crie : « Prends moi ! Je te donne un philtre pour que tu m’infiltres » (= la cafetière chauffe). Puis elle hurle : « Pars ! » (= le café déborde). Et enfin : « Reste un peu » (= le filtre agit). Ah, c’est pas mieux sur l’Olympe que sur terre, Professeur. Considérez un instant, si vous le voulez bien, l’exemple de ce pauvre Roméo, qui veut aimer Juliette bien qu’elle lui envoie un message bêta 92 : « Roméo, pourquoi es-tu Roméo ? » Autrement dit – j’interprète ses paroles : « Qu’est-ce que tu es chouette Roméo ; c’est juste dommage que tu sortes de cette famille de chiens puants ; et ta mère, elle a pas inventé le fil à couper le sucre en poudre, hein ? ; et ton père, la Mafia ça va ? Mais à part ces détails, qu’est-ce que je t’aime, mon Roméo sorti des égouts ». Et Roméo, lui, il réagit doucement, il essaie de mettre en route sa fonction alpha, pour adoucir le conflit transgénérationnel et le bêta message. Hélas, mille fois hélas, rien n’y fera et les amants de Vérone finiront dans la vérole ! Je veux dire par là dans la cata. Remarquez qu’ils auraient pu aller aussi en vacances 92. Ndt. On doit à Bion d’avoir montré comment ces messages pouvaient déboucher sur une inhibition intellectuelle très conséquente ; pour les cas extrêmes, Bion a même introduit le concept dit de l’élément gros Bêta.

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dans l’Aveyron en Alpha-Roméo ! Bon, maintenant je me permets de reprendre tout ce qui précède dans le transfert… A : Je ne demande pas mieux, nom d’un Roquefort ! À ce moment précis, mon téléphone sonna. A : (au patient) : Excusez-moi. (à mon interlocuteur) : Allo… Allo, ici Freud, Vienne, Autriche… Qui c’est ? Parlez plus fort… Allo… Merde, j’entends rien… y’a de la friture… Allo ? Ah, ça y est… quoi ? Vous voulez une analyse ? Vous appelez de New York ? Je vois… oui… oui… Et combien êtes vous prêt à mettre ?… Euh… je n’ai pas de place en ce moment. Au revoir Mister. Et je raccrochai, convaincu d’avoir impressionné mon patient en refusant sous ses yeux un nouveau cas qui s’offrait à moi. Il avait ainsi pu comprendre que je courais pas après les clients et que, pour moi, c’était « un de perdu, dix de retrouvés » Autrement dit, s’il tenait à sa place sur mon divan, il devait la mériter en faisant bien ses gammes inconscientes. Sinon, une meute d’analysants pantelants et bavant à ma porte ne demandaient pas mieux que de le remplacer. Pour tout dire, en réalité, c’était l’ex-fiancée de Ferenczi que je venais d’avoir au bout du fil. Elle m’appelait régulièrement pour me menacer d’une demande de dommages et intérêts au vu de tout ce que, selon elle, j’aurais fait subir à son pauvre amant, désormais décédé. Comme, de surcroît, cette paranoïaque était sourde, je lui répondais en général n’importe quoi, ou bien ce qui me chantait sur le moment. A : Continuez. P : Je disais que tout ceci ne pouvait être intéressant qu’à l’expresse condition de penser que ça se passe dans le transfert. Ou, en pratique : accepterai-je, Professeur, d’être ensemencé par vous ? De porter en moi un bébé analytique, bébé requin-bébé hareng d’amour ? D’un côté, je le souhaite ardemment et me dis parfois qu’il serait beau d’être une femme 122

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subissant de votre part l’accouplement, et je me ramollis alors comme un camembert au mois d’août, Oh oui, Sigigismumund à moimoi ! Ah ! Ah ! A : Allons, reprenez vous, pensez à un fromage à pâte ferme ! P : OK, OK. Mais, d’un autre côté, tout en souhaitant être engrossé par vous pour progresser sans engraisser (ce qui définit l’introjection par opposition à l’incorporation qui, elle, vous tombe dans les fesses), mon mâle orgueil s’y refuse et je ferme les écoutilles. Pas un poisson volant ne rentrera par là ! Pourquoi ? C’est car, outre l’outrage anatomique ainsi subi au niveau de mon trou d’anguille, je dois reconnaître que, si je me faisais aider par vous, je devais renoncer à ma mégalomanie. Être aidé, cela veut dire que je ne peux pas tout tout seul et que l’aide d’un père, vous en l’occurrence, m’est nécessaire. C’est intolérable. Et pourtant c’est ce que je veux. Quel dilemme ! Adieu l’orgueil de « His majesty the baby » en moi ! A : Durex sed lex ! Il n’y a point d’être humain qui échappe à cette blessure narcissique. L’autre, mon prochain, je dois l’aimer et le prendre en moi, même si cela rabaisse mon orgueil. Regardez, même « His majesty Hamlet » dut s’y plier, cherchant sans cesse à se rapprocher de son grand Autre, je veux dire son père, et ce bien que ce dernier fût déjà mort. P : Hamlet, le fils du roi de Norvège ? A : Non, vous brûlez, mais, permettez moi de vous le rappeler, ça n’est pas de Norvège que son père était roi, mais du Danemark. P : Non, de Norvège. La version de Shakespeare fait certes référence à un roi du Danemark, vous ne me l’apprenez pas, Cher Môsieur. Mais en réalité, dans les premières versions médiévales de son épopée, il était norvégien A : N’essayez pas de vous hausser du col avec votre pseudo-culture sudaméricaine, mon petit gars : du Danemark ! C’est moi qui ai une culture colossale ici ! Je dirais même que je suis « balèze dans la culture », moi ! Alors, je vous le dis : du Danemark, du Danemark, du Danemark ! P : De Norvège !!! A : Du Danemark !!! Petit con ! P : DE NORVÈGE !!! Vieux tas de poils, cigare mouillé, petite sardine, ablette, pue-du-bec, petite cuillère, soucoupe, soupière, table, serviette ! 123

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A : Mais pourquoi de Norvège, nom d’un saumon ? P : parce qu’on dit : « Hamlet’Norvégienne ! ». A : Ah… Bon… Un point pour vous… Et celle du familionnaire, vous la connaissez 93 ? P : Oui mais, pour l’amour de Dieu, veuillez m’en dispenser : elle est nulle, archi-nulle. A : Ah mais j’ai une version améliorée ; vous ne voulez vraiment pas l’entendre ? P : Non, merci bien. A : Bon… bon… alors présentez moi vos excuses et continuez. P : D’accord. Je vous présente mes humbles excuses. Il n’entrait pas dans mon propos de vous blesser… surtout en vous traitant de petite, petite, mais vraiment toute petite sardine… Vous n’auriez pas préféré, je suppose, que je vous traite de gros porc, hein ? Peut-être que je continue maintenant en vous rappelant ce qui se passe dans le roman Dracula ? A : Oui, c’est ça ; soyez assez aimable pour me rafraîchir la mémoire à son propos. Carlos me résuma alors comment les choses se passent du côté de chez Dracula. Il y est donc question de la vie d’un humble et jeune clerc de notaire, Jonathan Harker, déjà mentionné. Son patron, un certain Hawkins, l’envoie traiter une affaire dans les Carpates car Dracula, un comte mystérieux de là-bas, veut acheter une propriété à Londres. Jonathan quitte sa fiancée et s’élance vers l’Est de l’Europe. Là, donc, il rencontre Dracula qui, malotru, l’emprisonne dans son château, ce qui est une façon bien peu courtoise de traiter les affaires immobilières. Et le comte, usurpant alors l’identité de Jonathan, file vers Londres, pour y répandre le 93. Ndt. On a vu plus haut (p. 74) que Freud affiche un mépris prononcé pour l’humour. Pourtant, il semble que cela ne le gêne en rien pour régulièrement proposer ses propres blagues à l’homme aux phoques. Mais, à mon avis, elles sont si mauvaises (du famillionnaire à l’autodidasker) qu’en réalité on voit bien qu’il préfère prétendre qu’il n’aime pas l’humour plutôt que de devoir avouer qu’il ne sait pas le manier correctement. En tout cas, voici qui se discute, j’en conviens, mais moi c’est ce que je pense.

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Mal. Or, que se passe-t-il peu de temps après ? Hawkins, le patron, c’est à dire le père symbolique du jeune clerc, meurt. Et il lègue toute sa fortune ainsi que sa charge notariale à Jonathan. Point de mystère ici pour qui connaît son Œdipe sur le bout de ses doigts : ce récit n’est autre que celui du meurtre du père. Car si Hawkins, le patron-père, meurt de sa belle mort, ceci ne peut en aucun cas suffire à empêcher que, pour l’inconscient de Jonathan, cet événement ne se traduise immédiatement par un jugement auto-culpabilisant, qui se formule ainsi : « tu as tué ton père pour t’attribuer son héritage ». Et l’on comprend dès lors que le comte Dracula n’est qu’une figure inversée du bon père Hawkins. Il représente la face cachée de ce dernier, le masque qui, sous ses nouveaux traits, est désireux de se venger d’avoir été assassiné et dépouillé. C’est pourquoi, dès qu’il le peut, Dracula-Hawkins commence à jouer des mauvais tours à Jonathan, comme celui par exemple de l’emprisonner, comme nous l’avons vu. L’histoire est transparente à qui possède quelques rudiments de science psychanalytique, je le répète. Son résumé du roman effectué de la sorte, j’engageais Carlos à associer en lui disant : A : Eh bien, vous voilà bien savant. Vous avez, me semble-t-il analysé ce roman comme si vous étiez vous même devenu analyste ! P : Disons que ça rentre. A : Comme vous en comprenez déjà un bout, je vais vous en montrer plus long. Alors sachez que, à vrai dire, et pour le cas où, un jour, vous voudriez devenir analyste vous même… P : (rosisant comme s’il avait été pris la main dans le sac, en train de vouloir me dérober le feu de l’analyse)… mais je n’y pensais pas le moins du monde ! A : … cependant, vous avez la fibre, si vous me permettez de vous le dire. Donc, je vous éclaire car il ne faut pas que je vous le cèle plus longtemps : sachez ainsi qu’entre les psychanalystes et Dracula, il y a plus qu’une affinité, il y carrément un air de famille ! P : Ah !? Ca, par contre, je ne l’aurais pas soupçonné. 125

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P : Oui, réfléchissez-y un instant. Lorsque vous êtes psychanalyste, bon, vous ne passez pas votre vie dans l’obscurité complète de la nuit mais, tout de même, vous êtes dans l’ombre, dans l’ombre d’un patient, qui, en effet, lui, ne vous voit pas. Vous fréquentez sa vie intime, nocturne et onirique, alors que les autres mortels ne voient que sa face diurne et officielle. Et l’analyste se nourrit de l’existence de son patient, comme s’il était une chauve-souris à qui ce dernier venait donner tout le suc de sa vie. A : Et celui de son porte-monnaie. P : Exact, celui de son porte-monnaie aussi. Puis-je maintenant continuer mon récit et formuler les hypothèses qui en découlent ? A : Faisez, faisez. Il me raconta donc d’autres éléments du roman. Les voici. Jonathan ne reste pas prisonnier longtemps du comte et, au risque de se casser le cou, il réussit à se libérer de ses chaînes. Évadé, il rentre en Angleterre. Là, il réunit un groupe de valeureux qui se jurent de venir à bout de la peste des vampires, eux-mêmes prêts à émigrer de façon clandestine vers l’Europe occidentale (pensez que pour cela tous les moyens leur sont bons ; ils sont même prêts à se cacher dans des cercueils transportés aux fonds de cales de bateaux ! Pourquoi pas dans des charrettes frigorifiques tant qu’on y est ?) Le comte est, lui, déjà à Londres, comme on l’a vu, à Londres où la bande de justiciers réussit presque… à lui régler son compte94. Mais il prend la poudre d’escampette. Direction : sa Roumanie natale. Qu’à cela ne tienne, la troupe le poursuit. Et, finalement, elle réussira à le tuer alors qu’il arrivera sur les pentes mêmes qui mènent à son château, sa tanière maudite, à deux doigts qu’il sera à ce moment précis de réintégrer sa forteresse.

94. Elle est bonne, hein !? On se bidonne ; « régler son compte au comte ». Ah, je suis plié en deux ! Non en quatre même ! Et encore, heureusement que Dracula était roumain et pas tchèque ; sinon il lui auraient réglé son comte-tchèque !!! (son compte-chèque)

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A : Pour notre compréhension, nous nous en arrêterons à ce rappel plus que succint. Mon cher Carlos, il suffit en effet à mettre en évidence deux points nodaux de ma théorie métapsychologique : celui du double retournement et celui de l’identification. P : Ah bon ? A : Le double retournement est cette surprenante illustration de la souplesse de l’inconscient par laquelle un être peut inverser ce qu’il ressent et ce sur quoi porte son ressenti. Par exemple, le sadisme peut se transformer en masochisme et, réciproquement, le sadique peut se chercher un complice qui le fasse souffrir : ainsi le sujet sadique devient, masochiste, son propre sadique par l’entremise de ce complice. Vous me suivez Carlos ? P : Je vous suis, mon capitaine. A : Or, avec ce manège, vous le voyez, il y a finalement du vrai dans votre piètre calembour qui voulait établir que ma théorie du « double renversement » avait à voir avec l’érotisme. Car, que se passe-t-il dans l’amour (bien fait tout du moins) ? L’homme donne des caresses à la femme en se mettant à sa place, c’est à dire en imaginant l’effet sur elle de ses caresses. Et elle fait de même vis à vis de lui. Chacun jouit ainsi de sa bisexualité et de celle de l’autre en train d’agir sur lui, chacun s’identifiant à l’autre, « se mettant à sa place », comme je vous le disais. Outre le fait que l’on a ainsi le plaisir de faire une « partie carrée » sans déroger pour autant aux bonnes mœurs, il faut donc noter que ce double retournement (ou renversement, c’est synonyme), suppose, vous en conviendrez zézément, que l’on ait une vision réfléchie de soi même, que l’on soit un autre à soi-même, un autre qui se mire en soi même. Et être un autre à soi-même tout en étant soi-même, voilà qui suppose de se savoir réfléchi dans le psychisme de l’autre et de s’identifier à cet autre pour qui l’on est un autre95. Vous me suivez Carlos.

95. Cet Autre, c’est l’objet A (mais, si l’objet A est vraiment laid, il devient objet petit tas). Objets A et a constituent les assises narcissiques d’une personnalité qui, s’identifiant à eux, prend appui sur eux (étayage). Ils constituent donc ses objets d’arrière plan. À l’inverse il est donc logique de nomme objet Z l’objet qui, à l’autre extrême, est celui d’avant plan (parfois désigné aussi par le vocable de : Z’objet).

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P : Oui, mais attendez, là c’est un peu rapide. Je vais juste prendre un petit hareng sur le pouce pour me stimuler les méninges… gloooups… burp… Aaaah, fameux, super. Alors, allez-y, Professeur, elle est extra votre histoire. Je vous écoute. A : Bon, je vous donne un indice : ce mot, « réfléchi »… Vous voyez où je veux en venir ? P : Non. A : « Vampire… réfléchi… ». Eh oui, vous avez trouvé ! Justement le vampire ne « se réfléchit » pas dans le miroir ! Même arrivé au stade du miroir, le vampire n’y voit pas sa bobine. Lorsqu’il s’y veut voir, il ne s’y retrouve point. Que veut donc dire cette métaphore du miroir du vampire ? Eh bien, à l’évidence que les vampires sont à la fois des objets présents et absents, et que c’est là le sens même de leurs diverses appellations : morts-vivants, non morts. Mais il y a plus… J’expliquais alors à Carlos que les vampires et leurs victimes se courent sans cesse les uns après les autres car, à la fois, ils se font peur, et ils s’attirent mutuellement. Tant est si bien que, sans cesse, ils dansent la gigue de « Je te fuis, tu me suis – je te suis, tu me fuis96. J’interrogeais Carlos : A : Que dites vous de tout ceci ? P : Vous croyez que ça se passe vraiment comme ça chez Dracula ? A : Oui, j’en suis sûr. Et, quoiqu’il en soit, là encore, ces traits rapprochent les psychanalystes des vampires. Êtres de l’absence, avons nous déjà dit, qui nous cachons à la vue du patient comme le vampire s’isole du jour dans sa tombe, désirant capter l’attention de nos analysants tout en nous estompant à leurs 96. Tout vampire, on le sait, a dû subir lui-même une vampirisation. Il est donc troué (par les canines). Mais il est aussi, par définition, mort, crevé quoi. Je propose de créer à son effet un nouveau concept : celui de l’objet troué-crevé. Et je mettrais volontiers cette problématique hémorragique en relation avec celle du père de l’aorte primitive.

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regards, cherchant en eux le miroir qui nous rendrait notre reflet et refusant le nôtre à leurs yeux, nous ne pouvons les aimer que si nous avons auparavant souffert de la même manière qu’eux de déréliction. Tout comme le vampirisant veut que le vampirisé lui ressemble, nous voulons mirer nos propres tourments psychiques en ceux de nos analysants. Qui n’a point souffert de déréliction soi-même ne pourra pas un jour devenir un bon analyste ! Mais : « Attention ! », dis-je aux jeunes générations ! « Sachez insuffler de la vie en vos patients, et pas de la mort (ou pas trop du moins). Ne dévorez pas leur vie comme notre patient les harengs ! ». Immobiles, quasi-cois, nous gobons leurs paroles avec avidité et les inspectons comme des entomologistes classificateurs qui tuent leurs papillons au formol pour les piquer sur le feutre d’une boîte étanche à l’air afin de mieux pouvoir, ensuite, tout à leur aise, les contempler. Ne faisons-nous pas de même lorsque nous disséquons le discours de nos patients, que nous écrivons sur eux des livres plus inutiles les uns que les autres, épinglant alors nous aussi des tourbillons de mots qui iront mourir, desséchés, dans les milliers de pages refermées et rangées sur les étagères sans fin des bibliothèques ? Ce n’est pas pour rien que les vampires aiment les bibliothèques97 ! Mais, quoiqu’il en soit et trèfle de balivernes, il faut le reconnaître : même si les vampires sont nous cousins germains, toutefois une différence persiste entre eux et nous : eux (pour la plupart), n’ont pas fait d’analyse. Donc, nous ne devons pas commettre les mêmes erreurs qu’eux car, sinon, nous n’aurons plus le droit de dire : « je ne savais pas » (que je suçais l’autre). Et voici maintenant les derniers mots de cette mémorable séance : 97. Ndt. Freud ne croît pas si bien dire. Il y a peu, un auteur contemporain a écrit une suite au roman de Bram Stoker : Le retour de Dracula. On y voit son héros prêt à damner son âme pour pouvoir jouir de la bibliothèque de la mystérieuse Scholomance ou « école des vampires » (Le retour de Dracula Warrington F, « Le livre de poche », Calmann-Lévy, Paris, 1997).

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P : Donc, professeur, au point où nous en sommes arrivés, tout se tient par la barbichette : la cafetière, les vampires, les harengs, tout ça, c’est comme les cinq ou six doigts de la main. La cafetière et le hareng : j’ai presque envie de dire que, de la cafetière, tout naturellement, le hareng sort ! A : Ah, je l’attendais celle-là ; eh bien, elle est médiocre. P : Médiocre ? Peut-être, mais il ne sera pas dit que je suis un médiocre malléable, moi. Lorsque je dis des sottises, je m’y accroche. Et je redis donc : de la cafetière, le hareng sort. Na ! A : Bon d’accord, vous me fatiguez… Continuez. P : Je résume : a) si j’absorbe et si je garde, je suis sali, mais je vis ; b) si je n’absorbe rien, je suis propre, mais mort ; c) si je suis mort et glacé, je suis comme le vampire ; d) et, dès lors, il faut que je vampirise quelqu’autre à mon tour pour me réchauffer les sangs ; e) par déplacement, c’est ce que je fais sur les harengs, innocents animaux dont nous avons découvert, grâce à vous Professeur, qu’ils symbolisent tantôt mon père et tantôt ma mère. A : Nettoyer la cafetière… (insinuai-je). P : Nettoyer la cafetière… je ne vois pas… A : hummm… mmm… mmm (en général trois grognements suffisent à faire cracher leur morceau aux plus rebelles). P : Ah, mais oui. Nettoyer la cafetière : c’est ce que je fais ici ! Nettoyer la cafetière, c’est faire son analyse ; la cafetière, c’est la tête. Récurer la cafetière, c’est la cure de parole, le grand nettoyage, le grand déballage. L’analyste, je lui dis tout. En tout cas nous sommes en plein dans le transfert, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Et donc, si « j’utilise la cafetière dans mes séances », c’est en fait que j’y ai un rapport intime avec vous. Je m’y prête, par ce raccourci vagino-cérébral, à me féminiser devant vous pour que vous déposiez en moi la graine de compréhension qui viendra me délivrer de mes complexes inconscients et qui fera naître le « bébé » de notre travail analytique. Bon, bien qu’on ait déjà commencé à brasser tout ça depuis un moment, c’est un peu dur d’accepter ce courant homosexuel… mais c’est aussi tout bénéfice pour moi. C’est ainsi que je découvre qu’en tout homme sommeille un Moi – féminin grâce auquel il est prêt à faire des bébés à qui le voudra. Et 130

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notre bébé, ici, ce serait cette analyse réussie, comme je vous le disais à l’instant. A : Eh oui, c’est ça ! P : Mais pour être fécondé par vous, il fallait que je renonce tout d’abord à vous vivre comme un vampire. Sinon, je vous aurais rejeté depuis longtemps déjà. A : Pas de problème. N’ayez pas peur. Je vous l’ai déjà dit : je ne suis pas cruel. P : Oui, ça je le sais et je vous accorde toute ma confiance. Ceci dit, si vous avez un couteau dans votre poche, veuillez le poser à terre et ne plus y penser, hein ? Et après ma séance, promettez que vous le remettrez dans son tiroir, bien sagement, à la cuisine. Ça marche comme ça ? A : Bon, d’accord, puisque vous y tenez… Je ne peux pas le garder encore un tout petit peu tout de même ? Juste pour me nettoyer le dessous des ongles, avec la pointe, pendant les séances. J’ai un peu de chair de hareng qui s’est coincée là. P : Non. Ne vous vexez pas mais « Dit, c’est dit ». A : Non, non, je ne vexe pas. Pensez donc ! Ce n’est pas mon genre ; et heureusement. Avec toutes les saloperies que les patients me disent, j’ai intérêt à avoir le cuir des oreilles bien tanné ! Je remisai donc mon Opinel dans un tiroir. Bah ! J’aurais toujours le temps de me curer les ongles en soirée. Pour m’occuper les mains, j’allumais un petit Havane. P : Donc, je synthétise tout ça : j’accepte votre influence. Mon moi y gagne et s’élargit… même si ma mégalomanie doit un peu en souffrir. A : Je ne vous le fais pas dire. Votre Moi n’est plus maître en sa demeure mais c’est pour votre plus grand bien. P : La vie coule en moi car j’ai accepté votre influence… mais j’ai dû au passage reconnaître ma part de féminité, je le répète. A : Qui vous était difficilement accessible du fait de la mort de votre mère ; de ce fait elle vous effrayait, votre féminité, accolée qu’elle était à la mort.

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P : Eh bien, avec tout ça, je me sens infiniment mieux. Un petit hareng et je vous laisse, je file, je ne suis déjà plus là. Et hop ! (il en avala un gros comme tout). A : Au revoir donc et à demain pour la prochaine séance, même heure, même endroit, si vous le voulez bien ! P : L’analyse, c’est une éternelle jeunesse ! A et P : Banco ! Banco ! Banco ! 98 L’analyse avait bien avancé. Les fixations oro-ano-génitales avaient progressé quant à leur élaboration. Les mécanismes de leur engendrement par les processus de deuil étaient venus au grand jour. La suite logique du « rêve principal » du patient, le rêve aux phoques, se déroulait avec la régularité d’un programme informatique. Et, dans un premier temps, nous avions donc résolu le problème de l’humour. Puis l’analité était venue au premier plan avec le rêve de la cafetière et avec la fantasmagorie vampirique. Elle était désormais laminée. En tout état de cause, je m’attendais donc à ce que ce soit le résidu du complexe paternel qui vienne désormais au premier plan de l’analyse, mais cette fois-ci détaché de ses fixations infantiles. Et de préférence dans un contexte qui inclurait un peu plus de spiritualité. Nous allons voir que la suite, bien entendu, je le dis en toute modestie, ne me détrompa pas.

98. Ndt : Une analyse durant laquelle l’analyste et son patient ne terminent pas au moins une fois de temps en temps une séance en criant de joie ensemble, en dansant l’un dans les bras de l’autre ou en chantant une petite chanson n’est actuellement plus considérée comme une analyse réussie. C’est indubitablement au courant intersubjectiviste que l’on doit cette grande avancée théorico-clinique.

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5. L’homme aux phoques, Moïse et le Bi-monothéisme Il n’est pas rare que l’analyse d’un patient particulier ne débouche sur la mise au jour d’un pan général du fonctionnement psychique humain. Et ce passage de l’individuel à la règle universelle rend tout particulièrement palpitant le monde de la découverte psychanalytique. Cette surprise étincelante, je la connus lors d’une séance de Carlos. Je me permettrai à cette occasion, Mesdames et Messieurs, de faire un développement théorique assez large. Mais commençons par le matériel clinique, qui doit rester, je l’ai déjà dit, notre compas et notre boussole. Les élucidations théoriques ne peuvent se fonder que sur lui car sinon elles se transforment en élucubrations et nous rendent semblables, lorsque nous embrassons du regard de larges paysages philosophiques, à ce fameux colosse du rein qui avait les pieds à Gilles. Voici ce que me dit Carlos : P : Professeur, je me promenais hier sur le Prater 99 et alors je me suis souvenu que j’avais en réalité fait deux fois dans ma vie le rêve aux phoques, et non pas une seule, comme je l’ai tout d’abord cru. A : Mmm… P : Oui, une première fois à l’âge de 6 ans, ce dont je me souvenais fidèlement et que je vous ai déjà rapporté, mais il y avait eu aussi une autre fois, que j’avais oubliée celle-là. C’était en Norvège que ce rêve s’était reproduit, et ce alors que je venais d’y aller contempler la statue de « Moïse le nordique ». Hier, tout d’un coup, je m’en suis souvenu. A : Sur le Prater… P : Oui, sur le Prater… je marchais tranquillement lorsque je me souvenu de mon rêve et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me suis retrouvé par terre. Je regardais en l’air et j’ai malencontrueusement trébuché. Heureusement que je ne me suis pas fait mal. Tout au plus avais-je un peu de poussière sur mes vêtements. 99. Ndt. Promenade viennoise.

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Je prêtais l’oreille car, en analyse, il n’y pas d’anguille sans fumée. Si le patient avait oublié qu’il avait rêvé de Moïse une seconde fois, alors qu’il ne s’agissait ici de rien de moins que du Prophète, c’est que l’oubli, surface manifeste, devait masquer de très importants phénomènes inconscients se déroulant, eux, en profondeur. Il poursuivit : P : … Je m’étais rendu durant cette journée à la Galerie Nationale d’Oslo et j’avais pu y contempler quelques chefs d’œuvres scandinaves. La douceur de certains d’entre eux – Ah, les bouleaux sous la neige et sous un ciel aux bleus gustaviens ! – m’évoquaient irrésistiblement les paysages hivernaux de mon Canada natal. Une véritable nostalgie s’était emparée de moi lorsque je finis ma visite par une longue station devant la statue de Moïse. Quelle stature magnifique ! Et quelle autorité ! Et pour tout vous avouer, Professeur, je trouve que parfois vous n’êtes pas vous même sans présenter quelque chose de ce port altier, sans – comment dire ? – sans dégager une telle impression de force tranquille ; oui, de force tranquille. A : !!! Vous trouvez vraiment ??? P : Oui, oui, c’est ce que je ressens. Vous savez, sinon, je ne le dirais pas, j’ai horreur de la flatterie. A : Que… que j’ai quelque chose… de Moïse lui-même ?… Vous ne confondez pas ? P : De Moïse lui-même, Professeur. Ou peut-être même l’inverse ; peut-être est-ce lui qui tient de vous… parfois je ne sais plus quoi en penser… A : … Continuez mon bon enfant, continuez… À propos, cette séance sera gratuite ; je vous l’offre. P : Je voyais donc le regard courroucé du prophète, son ire contenue, mais aussi sa bonté, sa majesté et son intelligence, toutes qualités qui en imposent tellement qu’on s’en sent tout petit à côté de lui. A : Comme un enfant devant son père ! P : Exactement en effet, comme un enfant devant son père.

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P : Ce Moïse, quel Mensh100 ! A : C’est Supermensh101, même je dirais ! P : Fallait voir comment il parlait aux lépreux dans le désert ! A : Pas aux lépreux, Carlos, aux zèbres. P : Ah, oui, c’est vrai. En tout cas, au musée, je me suis mis à blasphémer dès que je l’ai vu et je lui ai lancé (en ne prononçant toutefois ces mots que dans ma tête) : « Moïsette, Femmelette, barbichette, Moïsette… » ! Ainsi je lui donnais un surnom de fille. Quelle mouche m’avait-elle donc piqué pour que le traite de la sorte ? A : Mmm ? P : … Ah oui… je me souviens maintenant… devant la statue, j’ai été intrigué par certains des plis de sa robe de marbre. Celle-ci, régulièrement s’ouvrait… comment dire… comme des bouches verticales, un peu mystérieuses… qui ont dû me faire penser sur le coup, sans d’ailleurs que je ne m’en rende alors compte moi-même, à des bouches vaginales, oui, à des vagins… j’en comptais plusieurs, ainsi pris dans le marbre (voir détail 1, page suivante). Moïse, le surhomme, avait donc été sculpté en même temps comme une femme par MichelAnge 102 ! Mais un autre détail retint mon attention : celui de ses cornes.

100. Ndt. Quel type ! en yiddish. 101. Ndt. Superman, en yiddish. 102. Ceci est-il vraiment étonnant ? On sait bien que Michel-Ange fut un inverti célèbre. Dès lors, chez lui, l’élément féminin, plus que chez tout autre, devait transparaître assez largement. Il n’est donc pas surprenant que sa statue exprime cette facette de sa personnalité.

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1. Les cornes de Moïse / 2. Les replis vaginaux de sa robe / 3. La queue du pingouin / 4. Traces de Hareng à l’huile (authentifiées par analyse ADN)

A : De ses cornes ? Que dites vous-là ? Quelles cornes ? Moïse n’a jamais eu de cornes. Sans cela, j’en aurais parlé moi-même. Je les aurais commentées ces cornes, j’en aurais fait quelques bonnes pages, de ces cornes, enfin ! P : J’ai cependant bien dit : « ses cornes » ! Vous avez bien entendu, Professeur. Et permettez-moi de vous dire que ma surprise n’a pas été mince lorsque j’ai lu votre texte sur la statue de Moïse : à aucun endroit 136

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vous ne parlez de ces cornes ! Permettez que l’élève dépasse ici un instant le maître et que le patient analyse son analyste : c’est une o-mission-si-gni-fi-ca-ti-ve de votre part, Professeur ! Et même, si vous me l’accordez, une véritable hallucination négative que vous avez alors présentée ! Vous n’avez pas vu les cornes de Moïse ! Dans votre texte, vous vous approchez cependant de la vérité mais vous n’en omettez pas moins de la voir en son entier. Vous dites ainsi qu’un détail des Tables qui sont sous le bras droit de Moïse fait comme une corne : une corne ! 103 Je pense que vous ne citez celle-ci que pour ne mieux en omettre celles qui sont au front de Moïse. Vous voyez ce que je veux dire, Professeur ? En un mot comme en cent, vous refoulez et vous faites un déplacement : processus primaire, contexte onirique, déformation de la perception s’emparent de vous. Diable ! Il faut qu’à ce moment-là un solide motif vous ait ébranlé pour que vous ayez dû alors avoir recours à ces mécanismes qu’une hystérique de base n’aurait pas dédaignés. Je perçus alors que, dans le transfert, à mon tour et après celui du grand Moïse, il s’amusait à me transformer en hystérique, en femmelette, c’est à dire à me châtrer. A : Ainsi selon vous, je n’aurais pas voulu voir que Moïse avait des cornes de … P : De cocu ! Ne tournez pas autour du pot de la vérité : de COCU ! (il cria ce dernier mot avec une voix acide et de fausset qui trahissait toute sa colère vis à vis du Prophète , une colère inexplicable encore à ce moment de la séance. Je ressentis cependant que le patient éprouvait un malin sentiment de triomphe sur moi, son père dans le transfert, c’est à dire le Moïse de ses premières années de vie… J’espérais aussi que les voisins n’aient pas entendu ses vociférations). Et tous vos développements dans votre texte sur Moïse – taisez-vous car toutes vos protestations n’y pourront rien ! – tous vos développements disais-je donc, ne sont que des diversions, des résistances, parfaitement des résistances, resistenciae vulgariae ! Et vas-y que je te commente le bras droit, et 103. Freud S., « Le Moïse de Michel-Ange ». Revue Française de Psychanalyse, Première année, n° 1, 1er juillet 1926, pp. 120-148. Voir en particulier page suivante pour la corne figurant sur la table de la Loi de la statue.

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la position des pieds de Moïse 104. Ah, ah, ah ! Ah, ah ! Ah, ah, ah ! 105 : vous n’avez pas voulu voir ce que vous aviez sous les yeux : ses cornes… et sa main gauche ! A : Sa main gauche ? P : Oui… J’ai toujours près de mon fauteuil d’analyste un volume artistique consacré à Michel-Ange. Je m’en saisis alors discrètement et je l’ouvris aux pages consacrées au Moïse. Et qu’y constatai-je ? Eh bien simplement ce que le patient m’avait signalé : que les cornes de Moïse étaient visibles sur son front comme le nez au milieu de la figure et que sa main gauche… qu’elle… eh oui, qu’elle protégeait ses organes génitaux. Sûrement d’un mauvais coup qui menaçait de lui être alors porté à ce niveau, le plus précieux de l’homme ! (voir figure ci-dessous) Instantanément, je me glissais dans l’état du d’esprit du prophète et, comme je m’identifiais totalement à lui, une phrase me vint à l’esprit : « Oh, quel est le fils de… qui veut me faire cocu ! S’il cherche à me briser le phallus, je vais te les lui casser sur le crâne moi, mes tablettes ! Mais en attendant, protégeonsnous tout de même, on ne sait jamais ; il ne faut pas réveiller les veaux d’or qui dorment ! Mettons là notre main gauche en paravent tout en gardant un air rassuré pour conserver une belle prestance. »

Moïse protège ses attributs 104. Ndt. En effet, dans son texte, Freud commente longuement la position de ces éléments dans la statue de Michel-Ange. 105. Rire sardonique du patient.

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On excusera ici un vieil homme dont les moyens de créativité ne sont plus ce qu’ils ont été et dont l’inconscient s’exprime plus directement que la courtoisie ne l’exigerait. Mais pourquoi faire des détours ? Une expression franche est parfois la voie la plus directe pour comprendre l’inconscient, un inconscient dont une longue expérience nous a montré qu’il n’utilisait pas toujours le vocabulaire des membres d’un club de bridge, ni la périphrase ourlée. Et quel pas dans la connaissance n’avais-je pas effectué d’un coup, du fait de mon interjection outrée et vulgaire (« fils de… ») alors que j’étais en train de m’identifier à Moïse ? Car c’était bien là ce que redoutait Moïse de la part de celui qui venait à le contempler : qu’il ne le fît cocu et que, de la sorte, effectivement, il ne blessât symboliquement sa virilité marmoréenne, son phallus ! Mon patient avait vu juste. Et moi, Ô rage, Ô désespoir, n’avais-je donc noirci tant de pages sur la statue de Moïse que pour me masquer cette vérité ? Ce que j’avais alors ressenti devant Moïse lorsque je le vis à Rome, je peux désormais le résumer d’une manière renouvelée par rapport au texte que j’avais dans un premier temps rédigé à son propos. Voici donc ce que, en vérité, j’avais pensé inconsciemment à Rome : a) Je vois la colère de Moïse et ses cornes ; b) Je négative cette vision, alors insoutenable pour ma conscience, et me replie sur la « corne » de la Table ; c) Mais en mon inconscient chemine l’idée : Moïse, cornu, est cocu. d) Donc Madame Moïse ne lui est pas absolument fidèle ; e) Si Moïse est mon père (et il l’est pour toute personne qui contemple sa statue, emblème même du père surmoïque), alors Mme Moïse est ma mère ; f) Si elle trompe mon père, alors elle pourrait aussi – pourquoi pas puisque la faille existe en elle – lui faire une infidélité en ma faveur. g) Ce qui est insoutenable en soi et qui renforce le mouvement de refoulement de la vision des cornes tout 139

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comme celui des plis féminins de sa robe. En effet, si ceuxci m’avaient été perceptibles, du même coup, ils auraient immédiatement signifié pour moi que Moïse, me regardant, me disait : « Tu m’as transformé en femme, châtré, en me faisant cocu ». Merci, mille fois merci, humble patient, Ô toi qui m’a permis ainsi, sans t’en douter, de relier ma théorisation sur l’Œdipe et mon intérêt pour Moïse ! Ce n’était rien, qu’un peu de théorie, mais dans mon cœur elle brûle encore à la manière d’un feu de buisson ardent. Mais soudain, écoutant mon patient, encore une autre réaction en chaîne s’effectua en moi. Et je vais m’accorder ici la liberté de faire un développement qui pourra à nouveau vous paraître un peu long, mais qui reste indispensable pour que je puisse vous faire comprendre l’Histoire des religions telle que je la conçois. Quelles questions nous posait en effet notre patient ? Il y avait tout d’abord celle de « Moïse et son double » : un Moïse à Rome, un Moïse à Oslo. Pourquoi Michel-Ange avait-il fait surgir du marbre deux statues ? Et pourquoi se trouvaientelles séparées par un espace géographique si important ? Pourquoi, en bref, un Moïse du Sud et un Moïse du Nord106 ? Pourquoi l’un était-il célèbre et l’autre, son frère jumeau, inconnu, voire caché ? Ces nouvelles questions éclairent en fait un essai que je suis en train d’élaborer107 depuis plusieurs années à propos de ce personnage biblique, essai que je n’ai pu publier à l’heure actuelle pour des raisons que la prudence politico-religieuse m’impose. Quoi qu’il en soit, ces notions

106. Ndt. Dans lesquels on est tout à fait autorisé à voir les pères des tribus respectivement dites des Sépharades et des Ashkénazes. À propos de ces derniers, savez-vous comment on dit « la vache folle » en yiddish ? On dit : « La vache qu’est nase » ! Tordant, non ? 107. Ndt. Moïse et le monothéisme, selon toute vraisemblance.

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nouvelles concernant Moïse, je les résume par une expression :

Moïse était Bi ! Bi, c’est à dire : a) Homme et femme : les « replis vaginaux » de la robe de Moïse extériorisent ce trait psychique du héros hébraïque à qui veut bien les regarder avec un œil vraiment psychanalytique. « À barbe mousseuse, jupon voluptueux », semble bien nous dire Michel-Ange à propos de la vraie personnalité de Moïse. Il faut savoir regarder une œuvre classique avec un œil qui la considère comme un rébus psychologique. Sa partie consciente nous montre le héros surmoïque et paternel par excellence ; quant à sa partie inconsciente, elle nous montre qu’il y a de la mère aussi en Moïse-Moïsette108. De plus, si l’on veut bien regarder attentivement la robe de Moïse, on voit que le marbre dessine aussi à un certain niveau le contour de la queue d’un pingouin (voir photo plus haut) : c’est là véritablement un doigt pointé vers le Nord à partir de Rome ! Et la queue du pingouin montre en même temps assez clairement que la statue de Moïse est tout entière sous-tendue par une thématique castratoire. J’abats à cette occasion une carte de plus pour démontrer que nous nageons ici en plein complexe de rivalité avec le père, en plein complexe de castration. Mon patient n’était-il pas, avant sa séance, tombé par terre ? Sur le Prater ? Par 108. Ndt. Je n’hésite pas à l’affirmer : Moïse est d’une certaine façon le prototype de la Yiddishe Momme comme l’on n’en fait plus. Je rappelle un vers de cette chanson populaire : In Vasser und Fier, vult sie geloffen fur eer kint… Une mère si dévouée qu’elle n’hésite pas à se jeter à l’eau pour ses enfants ; In vasser : dans l’eau ; celle de la Batique ? In : Régine. A Yiddishe Momme, (Paroles originales et musique de Jack Yellen et Lew Pollack. Partition éditée par les Publications Francis Day. 5 avenue de l’Opéra. Paris Ier).

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terre/Prater : quels mots ont-ils plus de consonance avec celui de Pater ? Je vous le demande. Le Père vous dis-je ! b) J’explore dans mon essai global sur Moïse comment celui-ci est un personnage mythologique qui regroupe en fait les traits de deux Moïse 109, l’un venu d’Égypte, égyptien luimême, et l’autre trouvé sur place, en terre d’Israël. Les deux furent ensuite confondus par la légende biblique. Deux Moïse ! À bon entendeur… : Bi, Moïse était Bi ! c) Moïse est ombre et lumière. D’une part, il a donné aux Hébreux une religion monothéiste qui découle directement du culte égyptien d’On110, la divinité solaire111. Cet aspect ne se remarque pas directement dans le culte de Moïse. Mais il n’a pu disparaître totalement et c’est pourquoi Michel-Ange a placé sa statue la plus connue à Rome, lieu où On, le DieuSoleil, brille si souvent. Et en tout cas plus qu’à Oslo où la longue nuit nordique impose son ombre durant toute une partie de l’année. On comprend où je veux en venir : d’un côté le Moïse romain illustre l’héritage égyptien-solaire ; de l’autre, le Moïse norvégien est sa face d’ombre. Or, par ailleurs, le culte hébraïque a réservé un sort funeste à Osiris et à tous les cultes des morts issus de l’Egypte antique : elle les a carrément exclus de sa doctrine. Mais dans le psychisme, tant individuel que groupal, rien ne se perd, tout se conserve : il fallait donc bien qu’Osiris et les siens se retrouvassent quelque part. Où ? me direz-vous. Dans l’ombre bien 109. Ndt. Freud S. (1939), Moïse et le monothéisme, Gallimard, Paris, 1948, p. 55. 110. Je plaide pour la reconnaissance d’une nouvelle instance inconsciente, le On. A côté du Moi, du Surmoi et du Ça, il faut désormais faire sa place au On. Inspiré du nom de la divinité solaire, le On, serait, placé au niveau du plexus de même nom, l’instance la plus primaire (primaire ou solaire, c’est à dire qui donne vie à toute chose). Instance fondamentale située au plus profond du psychisme, et même du corps, c’est celle qui véritablement préside aux phénomènes psychosomatiques. C’est d’ailleurs pourquoi les psychosomaticiens ont pu dire : « Dans le corps niche On ». 111. Ndt. Ibid. p. 30.

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entendu. C’est à dire en Norvège. D’où cette autre constatation : le Moïse norvégien est pour les Juifs l’héritier d’Osiris. Nom d’un Golem débile112 ! d) La colonie militaire juive isolée qui avait survécu dans l’île Éléphantine113, proche de la première cataracte du Nil, adorait à côté du dieu principal Jahu, deux déités femelles dont l’une s’appelait Anat-Jahu. Il est clair que toute l’Histoire juive religieuse doit désormais se recentrer sur cet épisode, voué à devenir son nouveau pivot car il éclaire à la fois la bisexualité de Moïse (et celle de Dieu par son entremise) et le thème de la gémellité divine : « un Dieu, oui, d’accord, mais coupé en deux d’abord ! », semble donc nous indiquer l’Histoire Sacrée au travers de cet épisode. e) Enfin, je dois dire que j’ai souvent rêvé moi-même de deux Moïse et non pas d’un seul. Dans mes rêves, ils étaient ensemble et nullement éloignés encore comme les deux statues de Rome et d’Oslo. Mon rêve, témoignant d’un héritage phylogénétique, devait illustrer en quelque sorte une étape antérieure de l’Histoire des religions et plus particulièrement de celle durant la quelle les deux parties de Dieu, si j’ose dire, étaient encore proches. Mes deux Moïse, ceux de mes rêves, parcouraient souvent le monde en marchant, un pendule à la main. Dans l’un de ces rêves, ils erraient dans le désert du Sinaï et l’un (appelons le Moïse N° 1) disait à l’autre : « Mon cher Moïse, ça ne doit pas être trop loin ! Nous brûlons ». Dans l’autre de mes rêves, ils étaient sur la banquise du cercle polaire et le N° 1 disait à l’autre : « Il fait froid, très froid ». À chaque fois le N° 2 répondait : « Je dirais même plus, mon cher Moïse. Papyrus et phoque bouchu114 ! Et si 112. Ndt. La tradition kabbalistique juive oppose classiquement le Golem débile (ou Gogolem) au personnage mythique et surdoué de Frank Einstein. 113. Ndt. Ibid. p. 86. 114. Une expression un peu mystérieuse mais qui, en tout cas, allie le Nord (phoque) et le sud (papyrus).

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nous faisions une petite pause et prenions une chicorée ? ». Ces rêves, que je n’ai pas encore bien compris, m’ont indiqué cependant dans quelle direction je devais chercher : celle des deux Dieux jumeaux. Au total, ces éléments convergent de telle manière que l’on ne puisse plus remettre en cause ma théorie. Elle prouve que : Sur la voie de l’établissement de ce progrès de l’humanité qu’a constitué le monothéïsme, il y a eu une étape intermédiaire entre le polythéisme et lui : celle du Bi-monothéisme. Par Bi-monothéisme, j’entends comment un seul Dieu (ou son représentant) avant d’être un, est deux. C’est ici que les propos de mon patient ont constitué la clé de voûte qui manquait à mon édifice. La question principale qui se pose est en effet la suivante : pourquoi le bi-monothéisme est-il un passage d’une nécessité impérative pour l’humanité ? La réponse à cette question est : car ceci permet d’en venir au monothéisme de façon adoucie. Le Dieu unique, si menaçant, n’apparaît en effet ainsi que petit à petit, et non de façon soudaine. Mes rêves des Moïse N° 1 & 2 doivent avoir ce sens ; ils sont le surmoi certes, mais un surmoi encore clément avec qui l’on espère que l’on pourra toujours marchander quelque chose. Le Dieu bipartite, en effet, inclue en lui une richesse de facettes (notamment de par ses côtés féminins) qu’un Dieu seulement masculin, vengeur et d’un monolithisme granitique ne saurait présenter. Au niveau de mon patient différents éléments apparaissaient désormais, grâce à ces développements. Ils ont la clarté de l’énigme policière résolue (un lieu, un espace, un coupable) :

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a) Le rêve du phoque-morse aux grandes oreilles… C’est bien sûr ! Vous l’avez reconnu… le grand phoque, c’est Moïse115 ! Le même appendice (cornes de Moïse et oreilles en forme de corne du grand phoque) les réunit. b) Cet élément était surdéterminé pour Carlos par le fait que son père s’appelait Moïsharn, c’est à dire un diminutif en yiddish de Moshe-Aron (Moïse-Aron). D’où l’équivalence : Grand phoque = Moïse = père ! c) Le Moïse du Nord nous permet de comprendre pourquoi Carlos s’était tellement intéressé aux vampires. C’est parce qu’ils sont eux aussi des êtres remisés dans l’ombre. Ils représentent donc non seulement comment Osiris et les siens ont été évacués de la religion juive par la porte mais comment ils y sont ensuite re-rentrés par la fenêtre116. Les vampires, me semble-t-il, étaient ainsi aux yeux de Carlos les divinités exclues du judaïsme officiel. On comprend dés lors qu’il ait tellement insisté sur ses 12% de vampires juifs. Et il est vrai que, vu sous cet angle, lorsqu’on y réfléchit… on voit qu’il y a peut-être du vrai là dedans. C’est à mon avis Roman Polanski qui a le mieux compris cet aspect des choses lorsqu’il a créé le personnage de l’aubergiste juif de son fameux Bal des vampires. Oui, c'est bien Polanski qui interroge le plus en profondeur la religion juive dans sa relation aux vampires. d) Le rêve de la cafetière reçoit de plus ici une surinterprétation historico-culturelle. Sans tomber dans le mys115. L’aspect vengeur de la statue, cette violence meurtrière contenue mais que l’on sent prête à être débridée, dès lors, il est clair que l’on peut l’attribuer à la pulsion de morse de Moïse. 116. À ce sujet, noter le thème du hublot dans le rêve des phoques de Carlos (cf. p. 61).

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ticisme éprouvant dont Jung (puisse-t-il se casser une jambe celui-là !) m’a éclaboussé, on ne s’en étonnera pas. Chaque être humain n’est en effet qu’un maillon germinatif de la grande famille dont il fait partie et, à ce titre, ses rêves et ses complexes inconscients ne font que répéter les schémas phylogénétiques de l’espèce (ce Jung, quelle tomate farcie, quel crétin, quelle bouse !). Or, il se trouve que, parmi les dieux égyptiens, le dieu principal de Thèbes, était Amon-Rê 117. Or encore, on sait que l’on ne peut parler d’Amon-Rê sans évoquer son cousin Amon-Hyaké, le dieu qui présidait à la propreté. CQFD ! : le thème onirique de la propreté de la cafetière n’est que l’illustration individuelle, chez Carlos, d’un grand thème mythologique et religieux universel : chaque civilisation a en effet son messager de la propreté (en Grèce ce fut au héros Ajax que ce rôle échut). Fort de ces notions nouvelles, je pus proposer une interprétation à Carlos. Avant de la formuler, je réfléchis et j’optais pour le type de formulation dit en mode laconique 118, c’est à dire donnée en peu de mots. Dans ce type d’interprétation, on respecte la loi de pénétrance de l’interprétation, qui s’énonce ainsi : La profondeur de pénétration d’une interprétation dans l’inconscient du patient est inversement proportionnelle à la surface verbale appliqué sur sa conscience par l’interprétation de son analyste. Je retournais donc sept fois ma langue dans ma tête, puis je proposais un bref : A : Moïse, les cornes, Moisharn, les oreilles… P : Ah mais oui, nom d’un chien ! Et vous, dans le transfert, dont je me moquais tout à l’heure car vous n’aviez pas su voir les cornes de 117. Ndt. p 26. 118. Ndt. Que certains depuis ont voulu appeler lacanique.

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Moïse… alors, en me moquant de vous, hic et nunc119 comme qui dirait l’autre, je ne faisais que répéter ce que j’ai ressenti devant mon père. Mon père, dont les cornes… Mais que dis-je ?… Les cornes ?… Ah ! Le phoque a des cornes, l’orignal a des cornes, Moïse a des cornes… c’est ça, c’est ça, c’est ça ! J’en veux à tous ces cornus qui sont plus forts que moi et qui veulent m’empêcher d’aimer ma mère, et je les ridiculise en rendant synonymes cornes et cocufiage. J’orne en particulier mon père de ces cornes fatidiques, ce qui signifierait que j’aurais le dessus sur lui si j’arrivais à avoir les faveurs de ma (belle) mère. A : Ces cornus qui veulent, croyez-vous, vous empêcher d’y avoir accès, à votre mère, alors qu’en fait, c’est vous-même qui avez généré cet interdit. P : Incroyable ! Je suis entièrement d’accord avec vous. A : Et tout ceci pourquoi ? Tout ceci pour garder l’amour de Moïse – c’est à dire de moi dans le transfert-comme s’il y avait risque de le perdre, son amour. C’est ça la grande affaire, la grande angoisse qu’il a derrière tout ça ! La peur de me perdre ! A : Mais alors, ça veut dire que je peux … que je peux aimer une femme… sans perdre votre amour ! Génial ! Je me sens pousser des ailes… et pas que des ailes d’ailleurs ! Il fit un silence durant lequel il mit sa balle à tourner sur son nez. Puis il la remit dans sa poche. P : Alors d’accord, j’identifie mon père à l’orignal, donc au phoque cornu, donc à Moïse. Très bien, ça coule de source. Mais les harengs là dedans ? P : Les harengs… humm… qu’est-ce qui vous vient spontanément, dites la première idée qui vous vient… A : Alors voyons… le phoque mange le hareng… le hareng nourrit le phoque… ça y est ! en mangeant des harengs, je m’intéresse certes à eux, mais aussi à l’acte de les manger. En les mangeant, je deviens comme mon père, c’est dire comme un gros phoque-morse qui mange des harengs. D’un côté je m’oppose à lui et je crains son rejet, et, de l’autre, 119. Et non pas Là et Quand.

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je veux faire comme lui, et je mange donc la même chose que lui pour avoir plein de force comme lui, pour devenir comme lui, pour être lui. En plus, comme le hareng est longiligne, c’est à l’évidence son pénis que je veux m’approprier. Mais j’ai peur de voler le pénis – longiligne – de mon père en lui retirant le hareng de la bouche. A : Et vous en chutez par terre au Prater pour vous faire pardonner du Pater. Ventre à terre, vous adoptez une attitude d’humiliation pour servir sa grandeur. Voilà, ce n’est pas plus compliqué que ça l’analyse ! P : Et ça marche drôlement bien ! A : Je dirais même : ça baigne ! P : Ah oui, je comprends : pour rester dans l’élément maritime ! Sacré Sigmund, on ne s’ennuie pas avec vous ! A + P : Ah, Ah, Ah ! A : Et celle du « familionnaire » vous la connaissez ? P : Oui, mais je ne l’apprécie pas. A : Et celle de l’« Autodidasker », je vous la raconte ? P : Je la connais aussi, je vous l’ai déjà dit. Vous essayez de me les recasez à chaque occasion qui se présente. Elle est nulle, nulle, je vous assure… Tiens, elle est digne de Jung ! A : de Jung ?! P : de Jung ! J’ai bien dit. A : Foutez le camp ! Attendez ! Payez moi d’abord la séance… À demain Monsieur. Cette séance était finie. Dans l’analyse il y a des bons et des mauvais moments. Ce brave garçon m’avait comparé à Jung mais, d’un autre côté, n’avait-il pas confirmé que c’était plutôt à Moïse lui-même que je ressemblais dans la réalité ? Et vous comprenez maintenant pourquoi j’ai pu affirmer que cette séance nous permettait de comprendre les mécanismes de base du psychisme universel. En particulier nous y avons vu comment le fils, en un premier passage obligatoire, doit vouloir ressembler à son père pour ensuite trouver sa voie spécifique. Ainsi, pour devenir lui-même, l’individu doit

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en passer par une identification à un autre, à Moïse en particulier. Je peux maintenant établir que : Pour se moi-iser 120, le sujet doit d’abord se Moïser De plus cette séance avait marqué un tournant dans sa cure : le patient, quittant les sphères anales et orales régressives, était parvenu à un degré d’élaboration névrotique ou il avait centrés ses intérêts sur la zone génitale (les cornes) et ce dans le cadre d’un conflit œdipien assez raffiné l’opposant à la haute figure paternelle de Moïse. Nous progressions beaucoup. Enfin, vous avez noté, Mesdames et Messieurs qu’un élément concernant les rapports de Carlos et de Moïse, un élément n’a pas encore été tout à faire élucidé : c’est celui de ce fameux « Moïse-Moïsette », qui féminise outrageusement le Prophète. Cherchez la femme, cherchez la mère… Comment pouvais-je lui faire comprendre l’importance à ses yeux (inconscients) du lien à la mère, et non seulement au père ? C’est ce que nous découvrirons, si vous le voulez bien, dans notre prochain épisode, je veux dire dans notre prochain chapitre. 6. Euréka ! pour l’homme aux phoques Nous abordions une phase cruciale de l’analyse. J’en éprouvais la sensation comme le conducteur d’une locomotive éprouve les vibrations de sa machine et sait d’instinct qu’elle va encore rouler pendant longtemps ou bien, au contraire, marquer une avarie. C’est également ceci, le métier d’analyste : entendre le vrombissement d’une cure, savoir 120. Synonyme : s’individuer.

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qu’elle mijote à feu doux ou qu’elle risque de déborder au moindre écart ; sentir la bête en somme. Lors de cures antérieures à celle de Carlos, j’ai certainement été plus soucieux de me construire un canevas logique qui me permettait de déduire le « tracé » de l’inconscient de mes patients, procédant à la manière d’un détective qui cherche à accumuler des indices, ou à celle d’un ingénieur qui veut coucher les forces naturelles sur du papier millimétré pour mieux les contrôler. Mais je considère désormais que, à côté de cette façon de procéder, l’analyste doit « se laisser aller à rêver son patient » et à imaginer librement ce que ce dernier pense et ressent. Par exemple, si un analysant ne vient pas à sa séance, je n’hésite plus à m’allonger moi-même sur le divan et à parler à sa place, sans idée préconçue, sans essayer même de tout comprendre de ce qui me vient alors à l’esprit. « J’ouvre les vannes », comme on dit et, souvent, que ce soit immédiatement ou après un délai variable, cette séance, que j’ai effectuée à la place du patient, me rend les plus grands services pour comprendre à quel point nous nous trouvons de notre cheminement vers la lumière. D’instinct, j’y ai en effet de la sorte « flairé » les mouvements inconscients de plus d’un analysant. Or, cette fois-là, Carlos commença sa séance comme bien souvent, c’est à dire en exprimant une certaine lassitude. Mais il m’apparut immédiatement que c’était plus là une manifestation hystérique, et plus l’expression d’une tristesse quelque peu outrée, que celle d’un authentique désespoir. Comme s’il voulait me faire croire que rien ne valait la peine d’être vécu et, en particulier, le travail que nous effectuions ensemble, cherchant, dans le mouvement transférentiel, à me décourager d’essayer de le comprendre plus avant. Bref, il résistait, le bougre. D’un côté j’étais affecté par ses propos et commençais intérieurement à me lamenter : « À quoi bon en effet essayer d’aider ce patient ? Il résiste tellement. Et régulièrement l’ennui et la lassitude viennent recouvrir les zones de son 150

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inconscient dégagées par notre travail. « Autant essayer de prêcher au poissons », pensais-je encore une fois ! « Je vais renoncer », me disais-je même. Cependant, derrière ces propos tristes comme la pluie de novembre aux carreaux, surtout depuis que je n’y voyais plus passer la belle dame, un ostinato différent se laissait deviner, qui me murmurait à l’oreille (interne) : « Tout est prêt pour la mise à feu, Sigmund. Tu as les éléments principaux entre tes mains. Le but est proche. » Les effets conjugués de la lassitude qui me faisait redouter que jamais la pie de son inconscient ne se laisse prendre au sel de mon interprétation et, par ailleurs, de cette voix sourde en moi se conjuguèrent alors de telle sorte que, soudain, je lui énonçai – à ma propre surprise – la phrase suivante : A : Eh bien, si vous souhaitez vraiment que cessent vos soucis, si vous voulez être un homme libre, cessez de coucher avec votre belle-mère ! Comme un cachalot piqué par un narval, le patient se dressa sur le divan : P : Mais Professeur… comment… comment… (silence de quelques minutes)… comment avez-vous deviné ? Ma flèche avait donc atteint le cœur du problème. Un moment de laisser-aller analytique vaut parfois plus que vingt-quatre volumes de pesante théorie. Les dés en étant jetés, je décidai de continuer à jouer le tout pour le tout et de dire au patient ce qui me viendrait à l’esprit, même si cela semblait incongru, voire fou a priori. J’associais librement en disant tout et n’importe quoi, comme si le torrent de l’analyse nous avait roulés ensemble mon patient et moi, pris dans la même transe que nous étions. Et voici comment, quelque part, « ça parla » en moi :

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A : Ne m’avez-vous pas dit que, plus que tout autre, vous appréciez cet écrivain français mort il y a peu, ce Manfred Proust… P : Marcel, Professeur. A : Ah, oui, Manuel Proust. On dit de lui le plus grand bien, et en particulier qu’il a su montrer que le vrai et grand romancier ne se consacrait pas à des aventures extérieures mais à la seule qui mérite d’être décrite, celle de la vie intérieure, celle des états d’âme. P : MARCEL Proust Professeur ! MAR-CEL ! A : Eh bien, je ne me trompe pas. Lorsque vous m’avez parlé de cette promenade que vous avez autrefois effectuée au bord de la Baltique, vous avez beaucoup insisté sur la façon dont la rive et la mer se confondaient parfois à votre regard, d’une façon subtile et presque immatérielle, n’est-ce pas ? P : Oui, oui. A : Alors vous ne pouviez qu'avoir en tête ces lignes de Proust : La mer elle-même ne montait pas régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la perspective déchiquetait encore d’avantage, si bien qu’un navire en pleine mer, à demi caché par les ouvrages avancés de l’arsenal, semblait voguer auprès de la ville ; des femmes qui ramassaient des crevettes dans les rochers, avaient l’air, parce qu’elles étaient entourées d’eau et à cause de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la plage… au niveau de la mer, d’être dans une grotte marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeusement… Si tout le tableau donnait cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre est déjà marine et la population amphibie… ?121

P : Ça alors ! Vous aussi vous êtes proustophile, Professeur ? A : Sans plus. Je ne connais, disons, que ce qu’un honnête homme doit savoir de l’œuvre de Proust, quelques passages essentiels, quoi.

121. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio Gallimard, Paris, 1988, p. 401.

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P : En tout cas, mais oui, c’est exactement à ces lignes que j’ai pensé alors ! C’est un miracle de l’analyse qui s’opère ici. Car non seulement j’ai, lors de cette promenade, bel et bien évoqué ces lignes, mais encore, à l’instant même qui précédait celui où vous venez de mes les rappeler, elles étaient précisément en train de me revenir à l’esprit, comme remontant en moi de je ne sais quelle profondeur de mon âme où elles étaient restés enfouies depuis que je les lus et que je les traduisis. A : Tout est simple pour qui n’a pas les oreilles de l’inconscient emplies de persil ! Je synthétise maintenant ma pensée, c’est à dire en fait la vôtre. Accrochez vous, mon petit : a) La mer pénètre la terre, la terre pousse sa corne dans la mer. Élémentaire, mon cher Carlosson : scène primitive bisexuée. Et ceci car : la terre est l’élément masculin, solide et cornu et la mer, elle, est l’élément féminin, car liquide. Mais il y a pénétration réciproque de la part de l’un et de l’autre. Autrement dit, la mer est dotée d’une fonction masculine et, réciproquement la terre se laisse aller à une passivité féminine en se faisant pénétrer par la mer. b) Qui dit scène primitive dit sentiment de violence qui se concentre pour le petit garçon sur le risque fantasmatique pour l’homme, qui fait mal à la femme – du moins est-ce ainsi qu’il se le figure – sur le risque donc de voir son pénis englouti et détruit en elle. Dans ce passage de Proust, le pénis qui risque gros, c’est le bateau. c) Proust est un auteur français. La langue française confond presque la mer et la mère : quelque part cette consonance me sollicite. P : Quelque part mais pouvez-vous me dire où professeur ? A : Quel shmock 122 vous faites Carlos, quel shmock ! Je continue. C’est donc de votre mer(e) qu’il s’agit, ou du moins d’une mère. d) Dans ce passage, vous avez bien noté deux particularités : les femmes ont l’air d’être dans une grotte marine et elles ramassent des crevettes. P : Professeur, ce n’est plus de l’analyse, c’est de la dissection ! Vous me faites mal au moment même où vous libérez mes adhérences inconscientes en vous arrêtant sur le moindre détail ; vous êtes réellement un micro-chirurgien de l’âme. 122. Ndt. En yiddish : quéquette et, par extension, andouille.

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A : Peu m’importe que vous soufriez, l’analyse est en marche et rien ne l’arrêtera désormais ! Je continuerai tout de même à vous disséquer, pour votre bien et pour celui de la science ! Alors, taisez-vous et écoutez. La femme pénètre la grotte marine, disais-je. Et nous savons que vous avez peur d’être séduit par une femme, par les femmes, n’est-ce pas ? P : Oh, ça oui alors. A : Vous avez peur, donc, qu’une femme vous séduise… en tant que femme vous-même ! Comme si elle voulait, pénétrant en vous, pénétrer à nouveau votre giron maternel, votre grotte marine à vous, votre vagin psychique en somme. Vous n’avez pas eu de frère ou de sœur de bas âge, avons nous vu… P : … Effectivement… A : … Donc vous avez pensé que vos souhaits de ne pas en avoir avaient entraîné leur avortement, que votre mère avait avorté des fœtus qui risquaient de vous faire de la concurrence. Et comment désigne-t-on un tout petit bébé dans le langage populaire français ? Par le terme de « crevette » précisément. Les crevettes des pêcheuses, nous les retrouvons ici et elles ne sont pas autre chose que les frères et sœurs que vous n’avez pas eus. Donc : vous êtes la mère de la mer (ce que symbolise la grotte marine de la mer) et votre mère (la pêcheuse) vous retire à son tour, en rétorsion pour les avortements que vous l’avez – dans votre monde fantasmatique – contrainte à effectuer, les frères et sœurs que vous n’avez pas eus. Elle vous retire les crevettes-bébés que vous portez en vous, les enfants que vous avez envie d’avoir et que, croyez-vous, elle pense que vous lui avez dérobés. P : C’est dingue ! A : Est-il nécessaire d’ajouter que vous avez répété tout ceci dans le transfert et ce pas plus tard qu’aujourd’hui en me disant que vous vous demandiez si notre travail servait réellement à quelque chose ? Que cherchiez-vous alors à faire ? À me décourager, pardine ! Autrement dit à ce que je ne m’intéresse plus à nos avancées communes. Autrement dit encore, à ce que je rejette notre bébé à vous et moi, celui de cette analyse, dont vous voulez que j’avorte ! On se sent mieux, n’est-ce pas, lorsque les choses sont enfin énoncées si simplement. P : (d’une voix soudain flûtée et liquide). Que dire, que répondre à tout ceci ? Vous avez raison, c’est évident, Professeur, je me rends à 154

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tant de science. Simplement je n’y avais pas pensé. En tout cas, ça soulage, c’est vrai. C’est comme si on m’avait retiré les dents de sagesse. Mais je pense soudain à un autre passage de Proust : La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et l’attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un pressentiment de l’insuffisance de la réalité à les satisfaire123.

Et je me sens mieux. Mais alors… A : … Alors : une crevette = un bébé = un pénis = une selle = un cadeau = un petit poisson = un cornichon = une pointe Bic = un hareng Et rien ne pourra briser cette équation magique qui, depuis l’origine de l’espèce humaine, constitue l’un des rouages fondamentaux du fonctionnement du psychisme. Ceci est vrai depuis le moment précis lors du quel, le Père de la horde primitive une fois tué, ses fils se partagèrent ses harengs dans l’espoir de porter en eux les bébés du père en mangeant ce que mangeait lui-même le père (vous me direz que le Père ne devait pas manger que du hareng car, sinon, il aurait présenté une avitaminose. C’est vrai. Mais, pourtant, rien ne prouve qu’il n’en mangeait pas : nous sommes donc totalement autorisés à considérer que cet aliment a eu autant d’importance pour lui que n’importe quel autre. Donc mon raisonnement est incontestable). Mon cher patient, je n’ai plus besoin de vous le dire : lorsque vous mangez des harengs, c’est pour vous remplir de ces bébés que votre mère vide de votre ventre, image en miroir de ceux que vous lui arrachez vous-même… A : Boudu, con ! J’aurais jamais cru ça. P : … et aussi dans l’espoir secret et inconscient d’avoir des bébés de moi, votre père dans le transfert et c’est pour cela que vous m’avez demandé autant de harengs durant cette analyse. Les harengs de la mère 123. Marcel Proust, La Mer, in Les plaisirs et les jours, suivi de L’indifférent, Paris, Folio Gallimard, pp. 209-210.

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sont aussi ici ceux du père (et les harengs de mes amis sont aussi mes harengs marinés). Dans le transfert, je vous le rappelle, vous vous adressez à moi comme pour me faire avorter de notre analyse-hareng dont, père-mère bisexué, je suis porteur, du fait de notre interfécondation psychique tout comme, pour Proust, la mer et la terre se confondent dans un mouvement dans lequel le masculin et le féminin, soudain, ne sont plus discernables l’un de l’autre124. Il s’écria alors d’une voix puissante et qui contrastait terriblement avec la timidité qui avait marqué ses paroles précédentes : P : Incroyable ! Au moment même où vous me dites ceci, je sens que le goût du hareng a disparu à tout jamais de moi, ce que je n’aurais jamais cru possible !!! Mais, poursuivit-il, il s’agit là de moi et de ma mère… pour ma belle-mère, comment avez-vous deviné que… que… ? Je le compris moi-même au moment où il m’en posait la question et, à nouveau, je m’entendis lui dire : A : Mon cher Carlos, vous avez vous-même guidé mes pas vers elle par une série d’associations que j’ai pu entendre comme autant de petites devinettes. Suivez-moi encore un instant dans mon raisonnement, voulez-vous ? Dans un premier temps, vous m’avez parlé de ce quatrain, si musical à votre oreille, et dont vous vous étiez entiché : Ma belle amie à moi m’a posé un lapin C’est pourquoi, je la revois devant la verte mer Oh oui, je croyais notre liaison très durable Oh, oh comme elle était belle, si belle. P : Effectivement, et alors ? 124. Ndt. Le hareng symbolise parfois clairement le père. À d’autres moments il représente la mère. Enfin, il lui arrive de représenter les deux parents indistinctement : on parle alors du fantasme des harengs combinés.

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A : Alors d’un côté nous avons le poème et de l’autre vous m’avez raconté cette obsession qui vous faisait, enfant, éviter un carreau sur deux chez votre oncle, à Boston. P : Ah oui, je vous l’ai racontée, effectivement. A : Eh bien reprenez maintenant ce poème et sautez-y, je vous en prie, « un carreau sur deux », c’est à dire un bout rimé sur deux. Qu’obtenez-vous ? Le « râble de lapin », certes, dont vous m’avez déjà parlé. Mais il est sans intérêt et destiné à brouiller les pistes, à noyer le poisson en somme. Mais quoi d’autre encore ? Que nous reste-t-il ? Il nous reste la rime importante, c’est à dire celle de belle et de mer : votre belle-mère ! 125 Ce poème m’a indiqué depuis longtemps que c’était pour elle que vous en pinciez (de homard) et c’est pour cela, sans même vous en rendre compte, que vous avez tellement aimé ce poème. Il n’y a pas de hareng fumé sans feu amoureux : j’ai donc pu aisément en conclure que vous et Maximilienne… Maximilienne et vous… enfin, vous voyez ce que je veux dire. De plus, il était logique que votre relation vous menât tous deux à cet aboutissement. La perte, réelle, de votre mère biologique, vous rendait nécessaire d’en trouver une nouvelle et vous vous y êtes employé des années durant. Il n’est pas étonnant que vous ayez cité le passage de Proust où il est question de ces premiers chagrins vis à vis desquels l’on éprouve « comme un pressentiment de l’insuffisance de la réalité à les satisfaire » : une mère, on n’en a qu’une et vous saviez que vous ne pourriez jamais la retrouver tout à fait. Il éclata en sanglots. Mais peu m’importait de le mettre sur le grill. Je décidais de continuer à lui jeter sa vérité à la goule.

125. Ndt. On remarquera à juste titre que belle et mer ne font en aucun cas une rime. Donc, c’est bien d’une rime qu’il s’agit là, ou du moins de mots placés en position de rimer. Simplement la position rimée est préservée mais non la consonance : le refoulement œuvre pour masquer le rapprochement des deux mots mais Freud, lui, n’est pas dupe de ce travestissement et les relie l’un à l’autre. C’est pourquoi, personnellement, je lui dis : « Bravo, mec ! »

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A : Quant à Maximilienne, de son côté, sa psychasthénie chronique lui rendait également nécessaire de se trouver un consolateur. Vivante, tout du moins physiquement parlant, elle n’en était pas moins déprimée, ce qui, dans le langage de l’inconscient, est synonyme de : morte. Au demeurant, vous êtes tombé dans un piège. La dépression terrible de votre belle-mère vous a attiré dans son lit – comment dire ? – pour la distraire. La mort de votre mère, lorsque vous n’étiez qu’un bambin, vous a placé dans la situation où se trouvent tellement d’hommes qui ont été privé du sein maternel : celle de devoir se chercher une consolatrice. Lorsque vous fîtes connaissance avec votre belle-mère (de Grasse), l’envie vous prit de trouver auprès d’elle ce réconfort. Et ellemême, de par sa dépression, n’était-elle pas un peu morte ? Un peu morte psychiquement , je vous le répète, comme si une partie de son esprit s’était définitivement desséchée 126 ? Vous vous êtes appliqué à la ranimer. Derrière cette relation quasi-incestueuse avec elle, se tenait en fait votre besoin de lui rendre la vie en la… stimulant. C’est la rencontre de vos deux souffrances vous a fait amants. P : Ah bon. J’y aurais pas pensé moi-même. Et les vampires dans tout ça ? A : Fastoche ! Le lien de la thématique des vampires avec ce qui précède tient à votre peur des femmes. Et en particulier de votre bellemère, dont vous redoutiez-désiriez la présence envahissante. Le vampire, c’est aussi elle, Sapristi ! Vous vous rapprochez d’elle et avez peur que le petit hareng dont vous vous servez pour la pénétrer – pas besoin de vous faire un dessin, n’est-ce pas ? – elle ne le capture et ne l’engloutisse, qu’elle ne le suce jusqu’à la moelle, jusqu’au sang, tous comportements 126. Je pense que ce genre de situation, fréquente, doit être désigné par un terme qui lui donne la place et le rang d’un syndrome spécifique. Je propose de l’appeler : le complexe de la belle-mère morte, complexe dans lequel, j’y insiste, il n’est pas nécessaire que la belle-mère soit morte physiquement pour que la situation pathologique apparaisse. Au contraire, sa dépression, psychologique, de par le contraste avec l’apparence de vie qui existe physiquement chez elle, trompe le psychisme d’un sujet qu’elle ne laisse pas s’engager en un deuil qui lui serait pourtant salutaire. Le pauvre homme qui subit alors ce mauvais sort se sent obligé, inconsciemment, de la « distraire », et il devient bientôt l’ombre qui, au propre comme au figuré, tombe sur l’objet, c’est à dire sur sa belle-mère.

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dignes du vampire. Vampire ou pire que vampire ?… Cherchez la femme ! C’est à dire, pour vous, Maximilienne. Vous voudriez être comme un petit hareng bien au chaud dans son ventre mais, en même temps, c’est ce qui vous fait si peur. P : Ah oui. Ah oui, maintenant le doute n’est plus possible. Mais éclairez moi encore, je vous prie : les phoques, pourquoi les phoques ? Nous avons déjà compris quelques points à leur sujet mais, je ne saurais l’exprimer correctement… voyons… comment dire ? Un doute persiste en moi… qui sont-ils vraiment ? Je compris que nous arrivions au stade final. J’allais donner l’estocade aux refoulements de Carlos. Je repris mon souffle et m’élançais : A : Oui, nous avons déjà compris comment le phoque se relie à votre père et à Moïse, mais vous avez raison de vouloir y revenir. Au fond, il suffit encore une fois de laisser courir un peu son imagination et la solution arrive toute seule, surdéterminée, bien entendu. Je veux dire par là que : « Attention ! un phoque peut en cacher un autre ». Alors… vous êtes allés à Brighton… vous êtes allés sur la jetée, la pier, pour utiliser les machines à sous 127 ? P : Oui, j’y ai même perdu quelques pennies. A : C’est la moindre des choses : il s’agit là d’une castratio simplex. Mais allons plus loin, voulez-vous. Vous y avez utilisé cette machine à sous que l’on nomme un « pingouin » ? P : Vous voulez dire un « manchot », je suppose ? On les appelle aussi « bandits manchots ». A : Oui, c’est ça, un manchot 128. Eh bien, la psychanalyse ne fonctionne pas autrement que ce manchot, et je m’en vais vous le 127. Ndt. La station balnéaire de Brighton, dans le Sussex (régression orale), était déjà depuis longtemps à cette époque un lieu de villégiature des Londoniens où ils venaient s’amuser et s’encanailler, notamment pour jouer avec des machines à sous, en particulier celles des jetées (piers) sur l’océan. 128. Ndt. Le manchot est une machine à sous qui affiche sur un cadran des motifs inscrits sur des disques parallèles et qui tournent verticalement en affichant leur tranche, sur la quelle figurent ces motifs. On l’appelle ainsi car on la manœuvre en lançant les disques à l’aide d’une manette située sur un

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prouver. Je veux dire par là que son but est de mettre en vis à vis plusieurs significations qui s’emboîtent dans le même signifiant, en particulier verbal. Alors, j’y vais pour la petite démonstration. P : Allez-y Professeur, je me concentre, je suis prêt. Ayant retiré sa chaussette gauche, il s’était mis à téter son gros orteil, visiblement très attentif. A : Vous vous vivez comme un phoque mangeur de harengs. C’est même pour vous une véritable monomanie. Phoque : que devient ce terme passé à la moulinette du polyglottisme ? À quel carrefour de langues se situe-t-il pour attirer autant votre attention ? Une fois la mienne éveillée à ce propos, j’ai été vigilant à le repérer, et j’ai compris comment le mot Phoque est devenu pour vous un symptôme à part entière. En effet, loutre le fait qu’il vous rapprochait de votre père et de Moïse, comme nous l’avons vu, loutre le fait que les manteaux de phoques aient bercé votre enfance et loutre votre rêve aux phoques, le mot « Phoque » était central pour vous à cause des circonstances linguistiques que je vais vous exposer. Premier point : durant votre enfance, vous avez subi un traumatisme qui est resté au fond de votre inconscient, prêt à attirer à lui comme un aimant la limaille des traumatismes secondaires pouvant survenir plus tard dans votre existence et lui ressemblant par un détail ou un autre. La séduction lascive exercée par votre nurse, Anna-Maria, vous massant avec de la fourrure de phoque, a été le traumatisme primaire. Les autres survenues du sémantème Phoque ont constitué les traumatismes secondaires. Les phoques, devenus votre destin, devaient par la suite guider votre route, c’était écrit. OK ? P : OK. Mais je n’ai jamais parlé des phoques en utilisant différentes langues. Où voulez-vous en venir ? A : Vous croyez ne pas l’avoir fait mais pourtant si. Écoutez la suite de ma démonstration et vous en serez bientôt convaincu. Tout d’abord, après que vous avez été lâchement abandonné par Suzy la seul de ses côtés. Lorsque les disques affichent plusieurs fois un même motif de rang en s’arrêtant, par exemple, sur une série de prunes ou de citrons, la partie est gagnée.

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rousse, vous avez failli vous noyer en faisant de la voile sur la côte d’Azur. Vous m’avez dit être tombé du pont en vous prenant les pieds dans la voile de la partie antérieure du bateau. Autrement dit : le foc ! foc/phoque : d’accord ? P : Ah, ben mince alors ! C’est le même mot… simplement avec une orthographe qui diffère un peu… le foque, le foc. Ah ! c’est bien vrai ça. A : Je poursuis : vous aimiez faire le pitre, autrement dit, vous montrer loufoque. P : Je ne peux pas contester ça, c’est sûr, j’étais tout le temps à faire des blagues avant d’être guéri par vous, poil aux roudoudous. A : Passons, voulez vous. Et à Brighton, vous avez été poursuivi par un géant roux qui vous insultait. Or, quelle est la plus basique des insultes britanniques ? P : God Save The Queen ! A : Menteur ! Ne racontez pas n’importe quoi. Vous le savez bien : c’est laquelle, allons… P : Bon, d’accord ; c’est : Fuck you ! A : D’où : fuck you : que l’on prononce foque you ! P : Ça alors ! A : Je poursuis encore : à votre départ du Venezuela, sur le port, votre père, vous accompagnant, vous a prodigué des paroles d’encouragement que vous avez gravées en votre cœur pour la vie. Vous m’avez rapporté ces paroles : « Que ce que tu fixes comme but à ta vie, ce soit désormais ton bonheur ! ». Quelle est la traduction de cette phrase en espagnol, je vous le demande… P : « Que sea desde ahora el enfoque de tu vidad tu felicidad ! ». Ce sont ses mots mêmes, prononcés en espagnol, une langue que mon père avait, effectivement apprise et appris à aimer au Venezuela. Bingo, Professeur ! Tout s’enchaîne et se relie par une grande concaténation de signifiants. Ulysse, à son retour, avait su faire passer sa flèche par les chas alignés que Pénélope lui avait proposés : vous n’en faites pas moins. Chaque Phoque, foc, fuck, enfoque a été un chas que la flèche de votre perchpicachité de chasseur chachant chacher le complexche inconchiant a perché sans che détourner ! Et moi, je suis libéré de tous mes chymptômes, enfin ! Je la sens vibrer en moi cette nouvelle liberté, je

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la sens vibrer, je suis un homme nouveau ! Pourtant, j’ai le sentiment qu’un petit quelque chose persiste… A : Bien sûr, car vous ne m’avez pas laissé terminer. Il s’agit de ceci : nous avons vu que les vampires ne font pas caca. Or, avons nous vu qu’ils n’aient pas de fesses, pas de cul ? P : Non point. Et même on pourrait dire que les « anus seuls » sont quelque part leur derrière. A : Exact, j’allais vous le dire. Alors, s’ils ont un cul mais s’ils ne font pas caca… P : Ils sont « faux-culs »… A : … faux-culs qui sonne aussi comme phoque 129 ! P : Faux culs/phoques ! Ouaouh ! Ça y est, je suis to-ta-lement libéré ! C’en était fini. Comme un accouchement130 laborieux mais qui se termine de façon heureuse, notre analyse venait d’aborder au rivage de sa fin. Mon patient se leva et, les larmes aux yeux, la voix tremblante, il me demanda : P : Professeur, permettez que je m’agenouille devant vous et prenne vos mains dans les miennes, que je les baise et les inonde des chaudes larmes de ma joie de vivre retrouvée. Je suis sauvé. Mes symptômes sont partis à tout jamais, je le sens bien. Je vous suis si reconnaissant ! Les derniers mots de cette séance étaient comme l’expulsion finale d’un placenta, complète et définitive. J’étais, comme mon patient, exténué par l’effort psychique que j’avais produit. Nous avions communiqué d’inconscient à 129. Ndt. Rajoutons qu’en espagnol foque se dit foca. Ce récit serait-il en définitive celui d’un faux-cas ? On ne peut l’affirmer complètement mais il est troublant, en tout cas, ce rapprochement, n'est-ce pas ? 130. La comparaison qui m’était venue lors de notre toute première rencontre (mon patient avalait des harengs comme s’il voulait me donner à voir une sorte d’accouchement à l’envers, cf. p. 31) trouve ici un nouvel éclairage. À la fin de l’analyse, au contraire, tout se faisait dans le bon sens, et chaque interprétation était comme une naissance, celle-ci à l’endroit, et non plus à l’envers : en fait elle était la véritable naissance de notre patient à sa propre vie. D’où le sentiment d’accoucher que j’avais ressenti lors de cette séance. Youpi !

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inconscient, comme si un bouche à bouche mental s’était opéré, une circulation sanguino-mentale à artères croisées. Les ponts verbaux à base de Phoque avait été ces « anastomoses vitales ». Sonnez cors, résonnez buccins : il était désormais temps de les défaire. Une belle aventure s’achevait.

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IV. ÉPILOGUE Mesdames et Messieurs, nous voici arrivés au terme de cet exposé, de ce voyage. Vous avez donc pu voir comment se déroule une psychanalyse et cela sans aucun artifice ou aucun estompage de la réalité. La talking cure n’agit pas autrement, vous l’avez compris, que par un dénouage des complexes inconscients, dénouage qui s’effectue grâce aux mots qui les ramènent au grand air de la conscience. Là, ils dépérissent comme bactéries anaérobies au contact de l’oxygène, ils pâlissent comme vampires au soleil ou devant une gousse d’ail. Et le Moi s’en trouve renforcé d’autant (tralalalalère !) Mais nous n’avons pas le temps ici de nous appesantir sur des considérations théoriques et j’en reviens donc à Carlos. À la fin de la séance précédente, celle des homonymes des phoques, séance qui signa véritablement la compréhension complète de ce cas passionnant, j’étais, je l’ai dit, épuisé, et mon patient de même. Ce n’étaient pas peu d’efforts qui avaient été fournis à cette occasion, mais nous nous sentions tous deux heureux, satisfaits et délivrés, somme toute, d’avoir donné naissance à un aussi beau bébé qu’était celui de notre compréhension analytique. À sa séance suivante, il commença par me redire sa gratitude, puis il énonça les pensées et les sentiments qui l’agitaient, des sentiments à la fois gais et raffermis, des pensées joyeuses et pleines d’enthousiasme devant l’avenir qui, lumineux, s’ouvrait désormais devant lui. Entre autres choses, se confirmait sa conviction que son analyse touchait, désor165

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mais, à sa fin. Il avait la sensation, en effet, d’avoir converti sa « souffrance animale » en joie de vivre et en soucis ordinaires d’honnête homme, ce qui peut être considéré comme le critère même de la réussite d’une psychanalyse. Sur mon divan il eut un petit rire et le commentaire suivant : P : Bon petit divan, que je t’aime, que je t’aime ! » (et il le tapotait affectueusement en même temps). Il rajoutait des phrases comme : « Tu m’as rendu la joie ; avec toi, fini les harengs, au diable les parents, Vade Retro Œdipas ! ». Et il m’expliqua qu’il avait le sentiment de ne plus rien avoir à me dire car, en fait, il se sentait maintenant tout à fait bien. Le souci du hareng s’était détaché de lui comme l’iceberg qui s’éloigne peu à peu de sa banquise maternelle d’origine. A : Je lui demandai : « Alors, si vous allez bien, c’est comme si vous n’aviez rien à me dire. Tiens, tiens ». P : Oui, c’est cela même. A : Donc, vous ne vous sentez justifié à me parler que pour vous présenter à moi en piteux état. Vous êtes en train de vous interdire d’afficher devant moi votre joie et votre bien-être. Quelle culpabilité vous enserre encore là !. P : (surpris puis auto-interprétatif)… Donc, je me sentirais obligé de faire triste mine pour vous faire plaisir ! Professeur, je comprends bien ce dont il s’agit. C’est que me crois encore un peu comme devant « MoïseCocu » qui me jugerait, et qui me dirait : « Cuistre, comment oses-tu paraître devant moi le front si joyeux ? Est-ce de mon cocufiage que tu te réjouis ? Te gausses-tu donc de ton triomphe sur moi ? ». Eh bien, Professeur, je vais donc le chasser de mon esprit, ce transfert fâcheux qui me contraint à faire grise mine devant vous, comme si vous étiez ce Moïse vengeur. Et je vais de ce fait vous parler plutôt ouvertement de ma joie et de mes nouveaux projets. Car je n’en manque pas ! Il les énonça alors et je crois que le plus simple est que je lui laisse la parole, ou plutôt la plume. En effet, quelque temps après que cette analyse s’était terminée, je reçus un pli en provenance de Caracas. C’était un courrier détaillé de sa part.

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Épilogue

Ce qu’il m’y disait ne faisait que confirmer la mise à exécution des projets qu’il m’avait énoncés lors de cette séance. Permettez que je donne juste une précision supplémentaire avant de retranscrire des passages de ce courrier. Je veux simplement vous faire savoir que je le vis encore pendant un mois après cette séance puis que, d’un commun accord, nous nous séparâmes. Ses billets de train et de bateau étaient pris pour rentrer dans son pays, ce dont il avait fort hâte ; son pays où il voulait désormais se rendre promptement pour s’y trouver une nouvelle fiancée et pour l’y épouser. Voici donc quelques passages de ce courrier : Cher Professeur, J’espère que ce mot vous trouve en bonne forme et que votre « cher bon vieux divan » sert désormais à éliminer la souffrance d’autres hommes qui, comme moi, ont dû passer par les affres d’affreuses névroses de la dureté du granit, un granit inébranlable en apparence mais que vous avez certainement su, encore une fois, transformer en le plus fluide des sables fins… … Moi, ça va très bien… … Quant aux harengs, qui étaient ma faiblesse, j’ai su faire d’eux l’arme de ma vie. Vous vous souvenez que j’avais cessé d’en consommer lorsque mon analyse s’était terminée et que je m’apprêtais à quitter Vienne. Quoi de plus normal puisque j’avais fini par en comprendre le sens symbolique ? De même, la fourrure de phoque ne représentait plus grand chose pour moi, si ce n’est un souvenir familial lié au premier métier de mon père et aux vêtements des femmes de ma famille. Et bien, j’en ai fait le deuil également et, au lieu de ce que l’ombre du hareng et celle du phoque ne me tombent dessus, me contraignant aux ridicules rituels dont j’étais affublé, j’ai su, dirais-je si vous permettez au profane que je suis en psychanalyse d’utiliser votre vocabulaire technique, les « sublimer ». Rentré dans mon pays, j’ai repris en main les affaires de mon cher père qui, hélas, est mort peu de temps après (Dieu ait son âme !). Il avait su construire une bien belle affaire et, me faisant une 167

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règle de l’aphorisme de Goethe, je n’ai pas voulu être un héritier passif, mais au contraire conquérir ce que mes ancêtres m’avaient légué, c’est à dire prolonger l’œuvre de mon père et y laisser ma trace. J’ai donc choisi de diversifier l’édifice de son consortium. Et c’est naturellement que j’ai développé un commerce de harengs et de peaux de phoques, qui est devenu une branche florissante de la compagnie-mère, la « LPV » (Leder Petroleum of Venezuela)… …Tenez, voici un exemple de transactions, telles que j’en opère tous les jours. Pas plus tard que ce matin, j’ai réceptionné un bateau en provenance de Riga 131, avec une pleine cargaison de harengs. J’en ai lancé la mode à Caracas et les indigènes s’y régalent souvent maintenant d’une tranche de hareng mangée entre les deux flancs d’une banane plantain frite à la poêle 132. Et même, il est devenu élégant ici, pour un jeune amoureux de bonne famille, d’aller courtiser sa promise en lui offrant une belle livre de harengs et quelques oignons bien frais. Ils les croquent ensemble sous les palmiers et c’est ainsi que naissent de beaux bébés. Ici le hareng est désormais très prisé. Qui l’eût cru il y a quelque temps à peine ?… … Le Vénézuélien est, je le crois, fondamentalement bon et il aime ce qui est bon, donc il aime le hareng. Et pour moi, désormais, « Qui dit hareng, dit argent ! », et même : « Là où était le hareng, l’argent doit advenir » (c’est un clin d’œil Professeur)… … Mais j’en reviens à ce même bateau, dont je vous parlais à l’instant : il va ensuite, sa cargaison de harengs une fois livrée, repartir 131. Ndt. Le lecteur attentif aura noté que cette psychanalyse, pourtant extrêmement approfondie, n’a pas permis de comprendre pourquoi le patient était tellement attaché au fait que ses harengs provinssent de Riga. Ce n’est pas grave et l’on se contentera ainsi. Une psychanalyse ne peut pas tout expliquer, même si elle est aussi complète que celle-ci. OK ? 132. On voit comment ce patient avait ainsi sublimé les hot-dogs, autre fois honnis. Ce n’était plus désormais un rejet définitif de toute forme de sandwich que l’on observait chez lui. Il avait même au contraire su faire de ce domaine un haut lieu de sa créativité personnelle en en inventant une nouvelle sorte (banane + H ; cf. supra). De sa phobie il avait su tirer un trésor.

168

Épilogue

vers Buenos Aires, chargé des peaux de phoques que j’ai importées du Canada (c’est un cousin à moi du Manitoba, Jeff Wajnberg, qui me les fait parvenir). En Argentine le commerce prospère et l’hiver austral est rude ; nos fourrures y sont donc très appréciées. Enfin, de là bas – mais cette fois-ci il s’agit plus d’un plaisir personnel que de ce qui pourrait d’ores et déjà être considéré comme un secteur rentable- je fais remonter une grande caisse des traductions de vos œuvres en espagnol, des traductions que vos disciples argentins s’activent à rendre aussi fidèles à leur esprit d’origine qu’il est possible de le faire dans la noble langue de Cervantes... … Enfin, souffrez Professeur, que je vous dise comment mon épouse (que j’ai rencontrée dès mon retour ici) et moi-même avons appelé le bel enfant que nous venons d’avoir. Eh bien, nous avons simplement choisi de lui donner le beau prénom de… Sigismundo ! Ce n’est que justice car seule l’action de votre travail sur mon âme en souffrance m’a permis de fonder une famille, d’aimer et de travailler avec plaisir… Je vous prie, Professeur, etc… On le voit, mon patient n’avait pas perdu son temps et nos efforts n’avaient pas été vains. Certains ennemis de la psychanalyse, qui en parlent sans la connaître réellement, prétendent que ses effets sont temporaires et qu’ils ne durent pas plus que le temps d’une suggestion. Ils disent par exemple : « S’il y a transfert, alors le patient n’aura-t-il pas à cœur de guérir seulement pour faire plaisir à son médecin ? Et, dans ce cas, quelle durée aura cette soit disant guérison après que le patient aura quitté son médecin ? ». Ils répondent eux-mêmes : « Elle durera ce que durera leur fréquentation réciproque, un point c’est tout ». Je crois que ces objections sont clairement balayées par l’exemple de Carlos, dont la vie a été changée totalement et durablement par la psychanalyse. D’autres confrères ont prétendu que la psychanalyse avait quelque chose de diabolique car elle pouvait, au contraire, 169

L’homme aux phoques

changer totalement la personnalité de celui qui lui ouvrait les secrets de son psychisme. Outre le fait que cet argument est symétriquement opposé au précédent (selon lequel l’analyse n’aurait aucune action, ni en profondeur, ni dans la durée), on voit aussi dans le cas de Carlos que mon patient n’a pas été modifié par son analyse et que cette odeur de souffre dont on cherche à charger la psychologie des profondeur est une absurdité. Simplement, la psychanalyse l’a aidé à trouver sa voie personnelle, à partir de ses propres ressources. Au lieu d’en être l’esclave, il a continué à jouir des harengs, de sa femme, et des phoques. Bref, il est devenu un Mensh. Il a continué à les investir comme auparavant mais simplement d’une façon pleinement productive et fructueuse. En un mot, il a conservé ses goûts mais en en tirant le meilleur parti possible au lieu d’être dominé par eux. Quant à son heureuse paternité, elle a, on le voit, hérité d’une partie du mouvement transférentiel à mon égard, la meilleure et la plus tendre. De ce fait, il a donné à son enfant un prénom qui, dans un lien entretenu avec moi par delà les océans, prolonge notre travail. Mais ce lien est devenu maintenant un simple souvenir heureux, gravé en lui, et non plus une nécessité absolue : Carlos peut désormais penser à moi sans pour autant avoir besoin de m’avoir en chair et en os à côté de lui. Les séances ont laissé leur trace et « la force de l’analyse est en lui », même en mon absence physique. Par une telle remarque, je m’adresse en fait à ceux qui pensent que les analyses sont interminables et que, une fois entamées, les patients ne peuvent plus s’y soustraire et qu’ils ne peuvent plus se séparer de leur analyste, dont ils sont devenus dépendants comme s’il était une espèce… par exemple, disons au hasard, de…de cocaïne (bonne comparaison, je crois). Le cas Carlos, on l’a vu, bât totalement en brèche ce préjugé stupide. Pourquoi pas, tant qu’on y est, prétendre que l’analyse devrait durer dix, quinze, ou vingt ans pour être pleinement accomplie ?

170

Épilogue

Je pense enfin, Messieurs et Mesdames, espérant ne pas avoir abusé de votre patience, avoir montré que si tout un chacun faisait une bonne petite psychanalyse, qu’ayant de la sorte accumulé plus de sagesse en lui, il en deviendrait indubitablement un facteur de progrès pour ses proches et pour son pays car il irradierait autour de lui la même sagesse qu’il a appris à cultiver dans ses instances inconscientes. Oh, que oui !

171

V. INDEX A

B

À la recherche du temps perdu, 39, 42, 43 Abraham C., 34 Acapulco, 100 accompanying, 87 acide sulfurique, 98 adipeux (complexe d’), 75 Ah-Ah…, 104 Ajax, 146 alligator, 48 Almanach Vermot (L’), 74 alpha (fonction), 121 Alpha-Roméo, 122 ambivalence, 71, 72, 87, 103 Amon-Hyaké, 146 Amon-Rê, 146 analyse minée et l’analyse minable (L’), 75, 98 Anat-Jahu, 143 aorte primitive (père de l’), 128 Aphrodite, 80 après-coup (effet d’), 49 Archimède (principe d’), 104 Argentine, 12, 169 arrière plan (objets d’), 19, 127 Atal, con !, 89 Autodidasker, 124, 148 avant plan (objets d’), 127 Aveyron, 122 Avro, 56, 57, 60 Aziz, 123

Bach J.-S., 19 Bach P.D.Q., 19, 20 Bah !, 131 baleine, 22, 48-50, 55, 56, 117 Balèze dans la culture, 123 Baltique, 32, 33, 61, 152 Banco !, 132 belle-mère morte (complexe de la), 18, 158 Bergasse, 10, 83 bi-monothéisme, 18, 45, 133, 144 Bion W.R., 121 Blair T., 29 Bonaparte M., 42 Bordeaux, 79, 89 bortch, 12 Boston, 52, 55, 157 Boudu, con !, 155 Bourvil, 121 Brant Mike (auteur non cité) Breuer J., 116 Brighton, 43, 159, 161 Bruegel, 117 Buenos Aires, 12, 16, 169 Bund, 26 Bush G. W., 29 Burp, 68 Buuuuurp, 68

173

L’homme aux phoques C

E

cafetière, 101-109, 118, 119, 121, 130, 132, 145, 146 Canada, 33, 34, 38, 57, 134, 169 Cantona É., 16 Cap Canaveral, 117 Caracas, 28, 34, 37, 39, 40, 42, 43, 46, 52, 79, 166, 168 caribous, 88 Carlos, 89, 93-98, 100, 101, 104-107, 109, 110, 112-116, 124, 125, 127, 128, 133, 135, 145, 146, 149, 150, 153, 156, 159, 165, 169, 170 César, 121 Chabrot, 80, 85 Charcot J.-M., 13, 29, 42, 80 charivari, 58 Chevron M., 117 cigare psychique, 27 Cinq Psychanalyses, 23, 82 Cléopâtre, 121 Coca-Cola, 69 cocaïne, 170 coït à très gros, 49 Construction en analyse, 9 crevette(s), 48, 152-155 Cupidon, 94

efforts pour rendre l’autre mou, 40 Einstein F., 143 éléphant de mer, 49 Éléphantine (île), 143 Ellenbogen G. C., 19, 85 enfoque, 161 en-moi, 18, 120 envie du pénis, 24, 53 envie du tennis, 53 Envie et Altitude, 39 Ernesto, 35-38, 80 Esquisse (L’), 9 Et hop !, 5, 132 Études sur l’hystérie, 116 Extraits de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups), 82 Extrême-Orient, 64 F famillionnaire, 79, 124 faux culs, 162 feeding, 87 Ferenczi S., 122 Fernandel, 80-82, 85, 112 fil rouge, 14, 24 foc, 161 Ford, 108 France, 12, 13, 29, 41, 69, 79, 80, 84 Françoise, 42 François-Joseph (Empereur), 39 Freud J., 21 Freud S., 9, 21-24, 28, 29, 31, 33, 45, 46, 62, 72, 74-76, 79, 82, 83, 87, 115, 116, 120, 122, 124, 129, 137, 138, 142, 157 Freund, 44 friture, 122 fuck you, 161

D Dac P., 5 Danemark, 123 Darwin C., 54 Diable !, 105 Diantre !, 105 Dora, 23, 33 Dorade, 23, 33 double retournement, 49, 75, 127 Doyle C., 28 Dracula, 116, 117, 124-126, 128, 129 Dreumpft, 44 174

Index G

I

Gaffiot, 9 Galerie Nationale, 45, 134 Galilée, 18 Gay P., 10 Gestapo, 11 Goethe J.W., 170 Gogolem, 143 Golem, 143 Grand dictionnaire Occitan-Yiddish et Yiddish-Occitan, 89 Grasse, 35, 158 Green A., 63 Gremlins, 85 Grevisse, 9 grizzlys, 88 gros Bêta (élément), 121

incorporation mono-maniaque, 72 indifférent (L’), 155 Ingrid, 44 inquiétant étron jeté (L’), 76 intersubjectiviste (courant), 132 Isaac, 34 J J’irai faire Kafka sur vos tombes, 117 Jahu, 143 jeu de la sardine, 49 Joconde (la), 37 Jones E., 17 Jones T., 17 Julienne, 79-82, 112 Juliette, 121 Jung C.G., 146, 148 Jupiter, 80, 81, 121

H Haing, 77 Hamlet, 123 Hamlet’Norvégienne, 124 hareng(s), 5, 23, 30-34, 40, 41, 43, 44, 46, 49-51, 54, 56, 58, 59, 62, 64-72, 77, 80, 83, 85, 88, 96, 98, 101, 103, 107, 109, 110, 113, 114, 116, 118120, 122, 128-132, 136, 147, 148, 155-160, 162, 166-170 harengs combinés (fantasme des), 156 Harker J., 116, 124 Havane, 131 Havre (Le), 12 Hawkins, 124, 125 Hem !, 104 His majesty the baby, 123 Holmes S., 28, 72 homard, 84, 157 hot-dog(s), 58, 59, 168 Hugo V., 112 Hum-Hum..., 104 humour (L’), 73

K Karl, 34, 35, 38, 52, 55-58, 63, 91, 92 Karl-Carlos, 34, 52, 54, 55 ketchup, 58, 59 Klein M., 39 Klimt G., 115 Kokoshka O., 115 Krafft-Ebing, 56 Kraus K., 115 Kremlin, 85 L Lachine, 33, 70 Laplanche J., 17 Leder M., 33 Leder Petroleum of Venezuela, 168 Léonid, 70, 75 Loana, 121 175

L’homme aux phoques Lodz, 10, 14 Londres, 14, 43, 44, 124, 126 loufoque, 161 Louise, 35-37, 39, 40, 80, 107, 108, 113 loup(s), 62, 65, 82, 85, 88 Louya (Allez), 119 Lucifer, 116 Lucy R., 116

N névrose obsessionnelle, 23, 93 New York, 19, 63, 122 Norvège, 123, 124, 133, 143 Nouveau-Brunswick, 35 Nouvelles Conférences, 15 Novossibirsk, 117 O

M

Oakless, 77 objet A, 127 objet contraphobique, 30, 98 objet petit tas, 127 objet transitionnel, 119 objet transitoire, 120 objet-en-moi, 120 objet-sous-moi, 120 objet-surmoi, 120 Oceano nox, 112 Œdipe, 18, 27, 52, 81, 86, 111, 125, 140 oignon(s), 30, 88, 168 Olympe, 121 On (dieu), 142 On the road again, 96 Opinel, 131 original(aux), 7, 13, 27, 45, 50, 115, 141 Osiris, 142, 143, 145 Oslo, 45, 134, 140, 142, 143

Macédoine, 84 Madeleine, 93, 95 Maillan J., 121 Manchester, 14 manchot(s), 159 Maria-Rosa, 32, 35-38, 51 Martha, 10, 112 Marx K., 34 Maximilienne, 35-37, 39-41, 52, 77, 80, 157-159 médiocre malléable, 130 Médoc, 79, 82 Mensh, 135, 170 Mer (La), 155 Micha, 41 Mina, 116 Mmmmm ?, 104 Mmmouiii !, 104 Moi-Moi, 18, 121 Moïse, 133-149, 159, 160, 166 Moïse (Mme), 139 Moïsette, 141 Mont Bolivar, 39 Montréal, 33, 35, 52 mooooorte, 49, 50, 60 morse, 61-63, 145, 147 mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (Le), 73 moules, 48 moutarde, 58, 59

P Paris, 12, 41, 42, 46, 93, 96, 98 pénétrance de l’interprétation (loi de), 146 Peticochonveututarété, 51 phallus, 21, 138, 139 phobie, 57-59, 75, 168 phoque(s), 13, 15, 16, 19, 20, 23, 24, 27, 32, 33, 36, 61, 62, 63, 69, 90, 101, 114, 115, 124, 132, 133, 145, 176

Index Saul, 34, 37 scène (très) primitive, 47, 57, 82, 84, 103, 153 Schickele P., 19 schnaps, 63, 70 séksévré, 87 Shakespeare, 28, 123 Schiele E., 115 shmock, 153 Sigismundo, 169 Sigmund, 5, 10, 11, 14, 15, 21, 22, 99, 100, 148, 151 Société Psychanalytique de Paris, 42 sous-moi, 18 Stallone S., 16 Stoker B., 116, 129 strip-teaseuse, 118 Superman, 135 Supermensh, 135 Sussex, 159 Suzy, 95-98, 161 Szpiderman N., 63

149, 159, 160, 162, 165, 169, 170 plaisirs et les jours (Les), 155 Polanski R., 16, 17, 145 Pôle Nord, 61 Pologne, 10 porc (gros), 124 Pour s’introduire le narcissisme, 76 Prater, 133, 141, 142, 148 Proust M., 39, 42, 43, 69, 93, 152, 153, 155-157 proustophile, 152 Psychopathia Sexualis, 56 Pulchram matrem nudam, 52 pulsion de morse, 145 Putain, con !, 105 Q-R Québec, 34, 35, 58 ramonage, 107, 109 Rank O., 75 reassuring, 87 Régine, 141 Résultats, idées, problèmes, problèmes, gros problèmes, très gros problèmes, 75 rêve principal, 61, 132 rhum, 10 Riga, 32, 88, 168 Roméo, 121 Roquefort, 122 Rothschild, 79 Roumanie, 126 Royaume-Uni, 43

T Talon A., 5 Tate Gallery, 43 télépathie dyschronique, 17 thermos dynamique du psychisme (principe du), 104 thon, 35, 99, 115 Tonton est à bout, 75 topique (troisième), 18, 120 tralalalalère !, 165 triangle des Poissons, 20, 24, 30 troué-crevé (objet), 128 truites, 30 types libidineux (Des), 75 Tyrol, 26

S Saint-Yrieix la Perche, 13 Sanchez-Cardenas M., 117 Sandor, 60 sandwich, 168 Saperlipopette !, 105 Sapristi !, 105, 158 sardine(s), 48-50, 123, 124

U-V Über-U, 83, 84 Vache qui rit, 61 177

L’homme aux phoques vampire(s), 114-118, 126, 128131, 145, 158, 159, 162, 165 Venezuela, 28, 34, 37, 39, 46, 102, 161, 168 Verne J., 110 vérole, 121 Vérone, 121 Vienne, 9-11, 15, 21, 29, 30, 44, 115, 117, 118, 122, 167 vodka, 10 Voltaire, 29 Voyage au centre de la Terre (Le), 110 W Wajnberg J., 169 Weininger O., 115

Weltanschaung, 25 Wilgowicz P., 117 Y-Z Yankel, 10-12 yiddish, 14, 29, 39, 42, 43, 89, 135, 140, 141, 145, 153 Yiddishe Momme, 141 Youpi !, 162 Z’objet, 127 Zelda, 34-37 Zou !, 12 Zygmunt, 14 Zygmuntele, 14, 15 À bientôt les amis !

TABLE DES MATIÈRES

9

I.

INTRODUCTION

II.

ÉLÉMENTS PSYCHOBIOGRAPHIQUES

25

1. L’histoire clinique a. La présentation de l’homme aux phoques b. La vie de l’homme aux phoques 2. La vie sexuelle du patient 3. Le rêve des phoques et le supplice baltique 4. Le hareng retrouvé

25 27 33 61 47 66

III. SÉANCES-CLÉS DE LA CURE

73

1. Le génital du primate, etc. 2. Comment j’arrivai à guérir définitivement l’homme aux phoques de son (très mauvais) humour 3. La cafetière de l’homme aux phoques 4. L’homme aux phoques et les vampires qui ne faisaient pas caca 5. L’homme aux phoques, Moïse et le Bi-monothéisme 6. Euréka ! pour l’homme aux phoques

73

101 133 364

IV. ÉPILOGUE

165

V.

173

INDEX

90 114

Dépôt légal : avril 2004 Mise en pages : Numilog.com

29/03/2004

10:30

Page 1

Zygmunt Freudski

L’homme aux phoques Texte traduit, présenté, commenté et détourné par le docteur Alberto Espinosa y Fiszbein Ce manuscrit retrouvé de Freud (?) fera date : rédigé après L’homme aux rats et L’homme aux loups, il révolutionne la théorie psychanalytique. Il est consacré à la seule cure menée en français par Sigmund Freud (ou son cousin Zygmunt ?) auprès d’un patient vénézuélien (d’origine judéo-polonocanadienne à vrai dire). Il s’agit d’un texte dont Freud, probablement, n’aurait jamais accepté de son vivant qu’il fût publié tel quel, d’un brouillon quasiment terminé mais auquel manque visiblement le masquage de l’identité réelle du patient. Nous nous y trouvons donc au plus près du travail freudien, pas à pas et mot à mot, et ce dans la plus totale des indiscrétions. C’est un réel reportage de paparazzi de la psychanalyse qui s’offre à nous. On est prié de se rincer l’œil ! Ce manuscrit a voyagé de Vienne à Buenos Aires, avant de revenir à Paris dans les malles de son traducteur, le docteur Alberto Espinosa y Fiszbein. De nombreux concepts y apparaissent : le complexe de la belle-mère morte, le lien de Moïse au Bi-monothéisme, l’objet digestif-transitoire, de même que l’ébauche d’une troisième topique (incluant le Moi-Moi, instance centrale chez les narcissiques). De nombreux Witz y figurent (dont aucun ne recule devant la médiocrité). Enfin, the last but the least, ce texte montre toute l’importance du hareng pour l’histoire de la psychanalyse, une information souvent occultée, ce qui constitue un déni qui en dit long.

Zygmunt Freudski – L’homme aux phoques

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Extraits de la psychanalyse d'un patient souffrant de névrose baltique

AP

A zo i P r e s s

L’homme aux phoques

ZYGMUNT FREUDSKI

Premiers commentaires :

« L’homme aux phoques, j’Oedip’pas non. » (Freud lui-même, par télépathie) / « Merci à mon éditeur d’avoir accepté de publier ce texte alors que tous les autres m’avaient renvoyé son manuscrit couvert d’injures. C’est très courageux. » (Alberto E. y F.) / « Je peux recommander ce texte à tous. » (S. Freud lui-même à nouveau) / « En ce nexus, le hareng nous harangue ; c’est le parlharangue. » (Jacques Lacan – idem : par télépathie)

ISBN : 2-9521586-0-6

http://perso.wanadoo.fr/azoipress/start.htm