Un personnage clé de la fin de l’Empire ottoman, originaire d’une grande famille d’Istanbul, exilé pendant vingt ans à P
475 62 74MB
French Pages 1034 [520] Year 2021
Table of contents :
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
1. UNE FAMILLE OTTOMANE AU COURS DU XIXe SIÈCLE
2. DE L'ENFANCE DES TANZIMAT À L'ADOLESCENCE DE «93 » : LE TEMPS DE GRANDIR
3. LES ANNÉES 1880 :DE L’'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION
4. INVENTER SA VIE : NAISSANCE D'UN INTELLECTUEL OTTOMAN À PARIS
5. LA GRAMMAIRE DE LA PENSÉE MODERNISTE
6. LE PROGRÈS ET LA NATION : VERS LA DÉFINITION D’'UNE PENSÉE JEUNE-TURQUE
7. UN MODERNISME CONSERVATEUR : L'ÉDUCATION, LE PEUPLE, L'ÉLITE
8.VERS UNE POLITIQUE JEUNE-TURQUE
9. ANATOMIE D'UN JEUNE-TURQUISME
10. LE JEUNE TURC ET LA DÉMOCRATIE EN EUROPE : LA CULTURE POLITIQUE PARTAGÉE DE LA FIN DE SIÈCLE
11. LA CRITIQUE DE L'OCCIDENT ET LA NAISSANCE D'UN NOUVEAU JEUNE-TURQUISME
12. VERS LA RÉVOLUTION : LA RÉORGANISATION DU MOUVEMENT JEUNE-TURC
13. LE POSITIVISME PATRIOTIQUE : DÉFINIR LA CITOYENNETÉ JEUNE-TURQUE
14. CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE : LA CIVILISATION UNIVERSELLE, LE DEVOIR ET L'ÉMANCIPATION HUMAINE
15. LES VÉRITÉS DE L’EMPIRE : ENTRE L’IDÉAL OTTOMANISTE ET LA PERCEPTION TURQUISTE
16. DES MARGES DE LA POLITIQUE À SON CENTRE : UN JEUNE TURC SOUS LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL
17. AVENTURES ET MÉSAVENTURES CONSTITUTIONNELLES : LE CUP, LE PARLEMENT, LA RUE
18. RÉORIENTATIONS CONSTITUTIONNELLES
19. DE LA FIN DE LA GUERRE À LA FIN DE L’EMPIRE
LE VIEUX JEUNE TURC ET LA RÉPUBLIQUE DE TURQUIE : ÉPILOGUE
L'HÉROÏSME DE LA VIE MODERNE
Illustration de couverture: 4 mars 1909
Dessin
signé [Cemil]
Cem,
no. 27,
19 Subat
1324 -
La
COLLECTION
COLLECTION
TURCICA
est publiée sous l’égide de la revue Turcica et de l’équipe de recherche
TURCICA
XXVI
VoL.
‘
« Centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAaC) — UMR 8032 » (CNRS, École des hautes études en sciences sociales, Collège de France).
Direction Nathalie CLAYER et François GEORGEON Comité éditorial
Olivier BouQuET, Université Paris Diderot Edhem ELDEM, Université de Boÿaziçi ({stanbul}
L’
héroïsme
de
la
vie
Ahmed Riza (1858-1930) en son temps
Christoph HERZOG, Université de Bamberg Elias KoLovos, Université de Crète
Benjamin LELLOUCH, Université Paris 8 Nicolas MICHEL, Aix-Marseille Université Alexandre PAPAS, CNRS Leslie PEIRCE, Université de New York Aksin SOMEL, Université Sabanc1 (Istanbul)
moderne
Erdal KAYNAR
Nicolas VATIN, EPHE/CNRS
PEETERS PARIS - LOUVAIN - BRISTOL, CT 2021
In memoriam Anahide Ter Minassian
À catalogue record for this book is available from the Library of Congress.
ISBN 978-90-429-4099-4 eISBN 978-90-429-4100-7 D/2021/0602/21
© PEETERS,
Bondgenotenlaan
153, B-3000 Leuven
Tous droits de reproduction, d'adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation écrite de l’éditeur ou de ses ayants droits.
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS...
ssscsssscscsccssceesescssssreneseessséreessseseseene
XIIT
INTRODUCTION es nrnrerrnreerne ne D PA OA dr 1. UNE FAMILLE OTTOMANE
AU COURS
DU XIX*° SIÈCLE...
De l’époque de Selim I aux Tanzimat : Sirkâtib Ahmed Efendi et Des Tanzimat au régime hamidien : Ingiliz Ali Bey...
Apogée et chute d’Ingiliz Ali Bey... Un homme des Tanzimat dans la province ottomane... 2. DE L'ENFANCE DES TANZIMAT À L'ADOLESCENCE DE «93 » : LE TEMPS DE GRANDIR issus
Une enfance de grand bourgeois à Vaniküy La formation initiale : l’éducation d’un enfant de l’élite moderDU CO
TN
« Quel bonheur d’être un savant.
TE
» L’autodidactisme,
le savoir, la
SCIENCE sn srrrrerememennnemnne meme neen ent enenenenennnsnénenensnen esters
L'héroïsme de la vie moderne : la modernité et la nation au quotidien nine indie eee
3. LES ANNÉES — Je vous la confie. C’est une enfant terrible. F 8 : Depuis sa naissance il n’y a que des tracas dans a maison. Corrigez-la moi, comme vous savez le qe
à T di Ls Le de | Lg, 27 #59 CE Ds ES 3 di DES
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— Son nom? — Elle s'appelle La Liberté
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— Olmuyordu. Allah nasilsa verdi. Fakat, ele avuca siÿar sey degil ; siz alin yola getirin, eti sizin kemigi benim.
— Afacan, adin ne — Hürriyet ! Cem, no. 1°, 28 Tesrin-i sâni 1326 — 10 novembre
La
—
dus
1880 : DE L’'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION...
Entre Istanbul, Antalya et Paris...
La fin de l’adolescence et de la passion agronomique : de retour dans l'EMPIre ss
ir
enT rase
Sauver l’Empire : l'éducation dans une ville de province 4, INVENTER SA VIE : NAISSANCE D'UN INTELLECTUEL OTTOMAN À PARIS sisnmensenenenrennrreenesss La fin d’un parcours : rupture avec la tradition du service de l’État
1910.
Dans la capitale de la civilisation...
125
LS X
TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES
XI
La révélation de la doctrine comtienne.….............................. Le positivisme au service de la cause jeune-turque......…............…
210 226
10. LE JEUNE TURC ET LA DÉMOCRATIE EN EUROPE : LA CULTURE POLITIQUE PARTAGÉE DE LA FIN DE SIÈCLE.
493
5. LA GRAMMAIRE
237
Les Jeunes Turcs et l’opinion publique française : un combat européen pour la liberté... sen
493
DE LA PENSÉE MODERNISTE...................
La rupture avec la tradition ottomane et l’émergence d’une nouvelle ÉpistémMolOgie sn La mythologie blanche uses À la recherche de la gloire perdue : la découverte du passé et de la nation … . RSR NN EEREEREEERERSEEREEES Établir un pnon
à son pays: 1
conditions de la nation...
6. LE PROGRÈS ET LA NATION: VERS LA DÉFINITION D’'UNE PENSÉE JEUNE-TURQUE siennes
Une volonté de comprendre : le progrès et les temps hamidiens … Le progrès, l’Empire et les lois naturelles Le sultan, l’État, la nation : l’appel au constitutionalisme Sujet ou objet de la politique ? Les ambivalences de la conception
264 282
293 294 299 309
CONSERVATEUR : L'ÉDUCATION, LE
PEUPLE, L'ÉLITE .ecreerrrreeeerrrrreneneeenerenenenensnse Entre l’élan pédagogique et ons moderne et l’éducation.… Le peuple et l’élite — La ETSiOn 8. VERS
238 250
332
du peuple scene
7. UN MODERNISME
L’irrésistible ascension du Jeune Turc : le sultan, le Jeune Turc et la
eee
2
UNE POLITIQUE JEUNE-TURQUE...
Paris, capitale de l’opposition ottomane
sn
ses
Des opposants à l’opposition : émergence d'u un Icader jJeune-turc.. 1895 : « La Patrie en danger »
Sarre
524 537
11. LA CRITIQUE DE L'OCCIDENT ET LA NAISSANCE D'UN NOUVEAU JEUNE-TURQUISME sssesseeennnnnees
557
Le début d’une nouvelle vision du monde... L'Occident et la Croisade nes eernssresssescerrrrresesssns Autour du Congrès des Libéraux ottomans de 1902...
558 566 585
12. VERS LA RÉVOLUTION : LA RÉORGANISATION DU MOU-
VEMENT JEUNE-TUR Crisiesiengnieesandetrade ee desset
601
Les bouleversements de l’ordre mondial et national... L’intellectuel et le temps des militaires... La veille de la révolution... iii eeeeeseereeeeereeneree
601 623 638
13. LE POSITIVISME PATRIOTIQUE : DÉFINIR LA CITOYENNETÉ JEUNE-TURQUE ananas
647
347
d’encadrement : la société
ï: one et e la end ane
rumeur...
La gloire : le zénith de rereconnaissance ENTRE etLe facteur jeune-turc de la lutte pour la démocratie en Europe
349 371
Vatan : l'amour sacré de la patrie.
650 659
14. CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE : LA CIVILISATION UNIVERSELLE, LE DEVOIR ET L'ÉMANCIPATION HUMAINE
673
La réforme de la société au-delà de la déposition du sultan
395 395 415 423
L'importance de la « question de la femme
» dans l’Empire otto-
MAN srsssrserennennennennennneneenreennenenneneeenennenecepeeneeennnneneeennnnsnene een 9, ANATOMIE
D'UN JEUNE-TURQUISME sisi
Une culture politique en évolution... La presse comme moyen de politique : l’âge du papier global ….. Le mouvement et son leader
437
437 449 462
La femme ottomane et la civilisation universelle...
De la Mère-Patrie aux mères de la patrie : la fonction sociale des
Le privé féminin et le public masculin : naturaliser un ordre social.
717
XII
TABLE DES MATIÈRES
15. LES VÉRITÉS DE L’EMPIRE : ENTRE L’IDÉAL OTTOMANISTE ET LA PERCEPTION TURQUISTE..................,.,...
731
Portée et limite de l’abstraction politique Genèse et évolution de l’idée turquiste
732 746
ss
Les Turcs et les non-Turcs : retour sur l’union ottomaniste jeuneTUIQUE sr AE RD D SALE SCA Teese
769
PRÉFACE
ET REMERCIEMENTS
Après avoir passé des années avec une même personne, une confession s’impose : je n’ai jamais aimé Ahmed Riza. Régulièrement, on m’a répété
16. DES MARGES DE LA POLITIQUE À SON CENTRE : UN JEUNE TURC SOUS LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL...
781
Une existence en transition... Éviter 1792 : la révolution ottomane et les eaux troublées de la
diplomatie européenne sus
793 808
La désillusion d’une diplomatie peu révolutionnaire... 17. AVENTURES ET MÉSAVENTURES CONSTITUTIONNELLES LE CUP, LE PARLEMENT, LA RUE NN
783
:
821
Au service du CUP... ie Quand le peuple ne comprend pas : l'insurrection du 31 mars... Après le 31 Mart : leçons et non-leçons d’une insurrection Du début de la consolidation au début de la fin...
823 837 855 865
18. RÉORIENTATIONS
875
CONSTITUTIONNELLES
ses
Quand l’ancien Jeune Turc retrouve l’opposition…......
875 891
19. DE LA FIN DE LA GUERRE À
913
Le CUP et l'impossibilité de la réforme ottomane...
LA FIN DE L’EMPIRE..........
La politique ottomane dans l'après-guerre... La désillusion de l’après-guerre ss Le dernier combat en Europe...
913 924 934
LE VIEUX JEUNE TURC ET LA RÉPUBLIQUE DE TURQUIE : ÉPILOGUE errreereerenererenrennenecnenenenerneeneeneninenesnenenenes
949
SOURCES
975
ET BIBLIOGRAPHIE
ssssssrssscssscensencannesnsesnassesnscsnnesnesannenssesnses
qu’il faut une certaine affection pour s’attarder aussi longtemps sur un sujet et pour mener à bien une étude sur la vie d’un personnage. Mais une telle affection n’a pas existé au début et elle ne s’est pas développée au cours de mes recherches. J’espère que ce manque d’attache sentimentale n'a permis de garder la distance nécessaire vis-à-vis de l’objet d’étude et de son temps, et a contribué à proposer un regard nouveau sur la modernité et les tensions qui la traversent depuis le XIX® siècle. Ce livre est issu d’une thèse de doctorat préparée entre 2005 et 2012
à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Le soutien d'innombrables ami-e-s, collègues et proches a été indispensable pour son aboutissement. Mes premiers remerciements vont à mes parents Arife et Ümit Kaynar. Sans leur effort de m’apprendre l’art de questionner et
de douter, je n’aurais jamais développé le même sens d’analyse qui me guide depuis dans mon parcours d’historien. C’est en toute logique que je remercie ensuite François Georgeon. Le seul fait qu’il m’est impossible de dire combien de fois il a relu le présent travail, d’abord sous forme de brouillon de thèse, ensuite comme
manuscrit de livre, montre à quel point
il m'est difficile d'exprimer toute ma gratitude envers lui. Mais il a fait bien plus que de diriger une thèse et de m’assister dans la préparation de cet ouvrage. Depuis notre première rencontre, il m’a apporté son soutien et ses encouragements avec une largeur d’esprit, une bienveillance, une patience et une modestie qui lui sont propres, et m’a ainsi permis de débuter ma carrière d’historien. De même, il m’a ouvert le domaine des
études ottomanes : sans lui, je ne me serais probablement pas consacré à l’histoire ottomane et je n’aurais certainement pas développé les mêmes approches dans mes analyses. Plusieurs autres personnes ont joué un rôle majeur dans la mise en place de ce travail. En premier, j'aimerais citer Sükrü Hanioëlu dont les travaux sur les Jeunes Turcs m’ont servi de repère incontournable jour et nuit. Je m’estime chanceux d’avoir eu des conversations régulières avec lui à l’égard d’Ahmed Riza et à propos de projets communs pendant
_ XIV
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
lesquelles il a partagé son savoir encyclopédique. Je dois aussi beaucoup à Nader Sohrabi et aux échanges que nous avons eus lors des déjeuners et des cafés durant mes séjours aux États-Unis. Ses commentaires m'ont
XV
Yves Déloye, Clément Denis, Vincent Duclert, Melahat Findik, Lily Frier-
son, Fatma Müge
Güçek,
Muammer
Güçmen,
Rebecca E. Karl, Sinan
Kuneralp, Benjamin Lellouch, Christophe Prochasson,
Donald Quataert,
ouvert des perspectives sur la fin de l’Empire ottoman que je n'aurais sans doute pas développées autrement. Du début à la fin, Wajda Sendesni m’a rappelé le principe de la rigueur dans mes analÿses sur les Jeunes Turcs et à fait figure d’instance d’autorité au moment où mes interpréta-
Ara Sanjian, Anahide Ter Minassian, Zafer Toprak, Renée Worringer, et sans doute d’autres que j'oublie de mentionner. Je remercie également les organisateurs et les participants de différents séminaires, conférences et ateliers de travail où j’ai pu présenter des éléments de mes recherches.
tions devenaient trop poussées. Je ne peux ici exprimer toute mon estime
Je suis également reconnaissant au personnel d’innombrables bibliothèques et archives qui m'ont aidé dans mes recherches du début à la fin. J'aimerais citer en particulier Aurélia Giusti, ancienne documentariste de la Maison d’Auguste Comte à Paris, et Kenan Y1ldizoëlu de l’ISAM à Istanbul. Un grand merci va aussi à Faruk Ihkan qui m’a montré une partie des archives privées d’Ahmed Riza se trouvant dans ses collections et qui à ainsi contribué à donner à l’étude une orientation plus pointue.
à l'égard d’Anne-Laure Dupont. Ses conseils clairs et bien réfléchis ainsi que sa gentillesse m’ont plusieurs fois permis de me réconcilier avec mon sujet. Dorothée Guillemarre a su comprendre les soucis que je pouvais avoir dans les débuts de mes recherches et a su apporter les encouragements nécessaires. Enes Kabakç1 a généreusement partagé avec moi ses
savoirs et ses expériences concernant l’étude du positiviste Ahmed Riza. Ozgeür Türesay a été un bon compagnon pour discuter de mon travail et de bien d’autres questions, et continue de l'être. Claire Mouradian a toujours eu de bons conseils et des encouragements
à donner, et mes conver-
Je remercie aussi Feride Akovali Aydin et Nihat Tuna de la maison d’édi-
tion iletisim qui ont servi d’intermédiaires. Pendant mes recherches, j’ai bénéficié de plusieurs séjours et finance-
sations avec elle ont été une grande source d’inspiration et surtout un véritable plaisir. Un salut va aussi aux membres de l’atelier de travail à l'EHESS sur l’altérité et la micro-histoire qui m’ont permis de peaufiner
ments qui ont rendu possible ce travail. J'aimerais citer surtout une allocation de recherche de l'EHESS et une bourse de la Hans-BücklerStiftung, cette fondation m’ayant en outre permis de réaliser les nom-
mes méthodes d’analyse historique, en particulier Maurizio Gribaudi
breux voyages qui ont été nécessaires pour la préparation de cette étude.
qui est parmi ceux qui m'ont le plus encouragé dans mon approche bio-
Mes recherches ont été beaucoup nourries par des séjours que j'ai effec-
graphique. Ce livre doit beaucoup à l’ensemble de l’équipe du Centre d’études
Fellowship à la Columbia University à New York en 2009 où j'ai trouvé
tués auprès de différentes institutions ; notamment un Visiting Research
turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatique (CETOBAaC, ancien CHDT), qui m’a donné un « chez-moi » dès mes premiers pas à Paris.
des conditions
Sans le soutien de cette équipe cette étude n’aurait pas vu le jour, et j'aurais probablement tenté ma chance ailleurs qu’en France. Je remercie en premier lieu Claude Vouillemet qui de son vivant ne m'a jamais refusé une faveur, ni un sourire ; mais aussi Nathalie Clayer qui a toujours su régler les problèmes les plus compliqués, Marc Aymes qui m'a tenu compagnie dans les temps de brouillard et d’éclaircissement, et Nicolas
centre de recherche exceptionnel. La Maison d’Auguste Comte à Paris a été un repère précieux pendant mes recherches « positivistes » et a jugé mon travail digne d’un prix de thèse en 2012. Après le doctorat, j’ai bénéficié de différents postes de chercheur qui m’ont permis de finaliser le
Vatin qui a su m’encourager dans des moments inattendus. Le CETOBaC
Institute. C’est le soutien de l’ensemble de ces institutions qui a rendu ce
m'a également permis de publier ce travail dans la collection TURCICA, et je suis évidemment reconnaissant à la maison d’édition Peeters d’avoir accepté un manuscrit aussi long. J'aimerais aussi exprimer ma reconnaissance envers d’autres collègues qui m'ont aidé à différentes étapes de mes recherches, parmi eux Toktamis
livre possible sous sa présente forme.
qui m'ont soutenu moralement et intellectuellement durant toute cette épreuve. Évidemment, tout d’abord, Ekin Akalin qui a su être à mes côtés
Ates, Cemil Aydin, Olivier Bouquet, Hamit Bozarslan, Sebastian Conrad,
même à distance et m’a donné l’assurance nécessaire pour réaliser cette
de travail excellentes,
et un autre au Zentrum
Moderner
Orient à Berlin en 2010 qui m’a permis de faire connaissance avec ce
manuscrit, notamment à l’Institut français d’études anatoliennes (Istanbul)
et à la Polonsky Academy for Advanced Study au Van Leer Jerusalem
Enfin, j'aimerais remercier tous les non-historiens ou non-oftomanistes
XVI
PRÉFACE ET REMERCIEMENTS
étude. Je remercie particulièrement aussi Patrick von Massow, Emmanuelle Poitiers, Bernard Schmid et Thiago Teixeira pour leur soutien précieux
dans les périodes les plus difficiles ; mais également Myriam Bennouna,
INTRODUCTION
Grégory Bochner, Daniel ClauB, Muhammed Kaf, Ugur et Zekiye Kaynar, Malte Ludwig, Igor Martinache, Zülâl Muslu, Ramazan Soytetir, Annabela Tournan,
« in der Analyse des kleinen Einzelmomentes den Kristall des Totalgeschehens zu entdecken. »
Olaf Zander, Gerit Ziegler, ainsi que tous ceux qui ne trouvent
pas leur place ici. Plusieurs ont eu la patience de corriger des parties de
Walter Benjamin, Passagen-Werk.
ce travail ; toutes et tous ont su supporter les moments où le biographe et le biographé se sont rapprochés dans leurs comportements. Je leur en suis reconnaissant.
Le 28 février 1930, le romancier Yakup Kadri (Karaosmanoëlu) écrivit
la nécrologie d’un homme
Pour finir, j'aimerais revenir à une autre question que l’on m’a posée régulièrement depuis ma première rencontre avec Ahmed Riza : celle de
savoir pourquoi je travaillais sur lui si je n’avais pas d’attaches particulières avec sa personne, son parcours, sa pensée ou sa politique. Au lieu de m'aventurer dans une tentative de réponse, j'espère que la présente étude, après le concours d’innombrables ami-e-s et un temps de murissement
politique de l’Empire ottoman, décédé deux
jours auparavant : « Les funérailles d’Ahmed Riza !.. N’était-il pas déjà mort depuis longtemps ? N’était-il pas un malheureux qui a assisté à sa propre procession funèbre, la suivant dans une stupeur douloureuse et amère ? »! Ahmed Riza est mort dans les premières années de la République de Turquie, mais sa vie n’aurait-elle pas été moins intéressante s’il n'avait connu qu’une seule mort et donc une seule vie ?
exagéré, est suffisamment claire pour permettre aux lecteurs d’en trouver
une eux-mêmes.
Né sur les collines du Bosphore d’une grande famille stambouliote en
septembre 1858, Ahmed Riza grandit dans la culture geoisie qui se développait au croisement de la réforme et de l’impact économique et culturel de l’Occident. quenté les meilleures écoles ottomanes, il se rendit en suivre des études supérieures. Il retourna dans l’Empire directeur de l'instruction publique à Bursa. C’est au
de la haute bourde l’État ottoman Après avoir fré1883 à Paris pour en 1886 et devint cours des années
suivantes qu’il prit des décisions radicales qui allaient marquer l’histoire politique de l’Empire ottoman et de la Turquie — tout en changeant sa
propre vie. En 1889, il se rendit de nouveau à Paris à l’occasion de l'Exposition universelle. Lors de ce séjour, le positivisme lui apparut
comme une révélation qui devint le guide de sa pensée et de ses actions ct qui lui permit de se considérer membre
d’une famille internationale
s’engageant pour le progrès de l'Humanité. À travers ses réseaux positivistes, il put aussi intégrer les milieux intellectuels et politiques parisiens de la fin de siècle en tant que représentant du courant libéral d’un pays !«O çoktan 6lmüs deëil miydi ? O çoktan 6lmüs ve kendisi bizzat kendi cenaze alayinu gôrmüs ve bu alay arkasinda elîm, ac1 bir hayret içinde yürümüs bir bed-baht degil miydi ? » Yakup Kadri: « Bir Cenaze Alayi», Milliyet, 28 février 1930. L'article est repris dans Ahmet Riza: Bat Politikasinin Ahläksizhgr. Istanbul : Seha Nesriyat, 1993, p. 23-24,
2
INTRODUCTION
INTRODUCTION
non-occidental. À Paris, il commença à rédiger des traités qui affichent une conception totalisante du monde et démontrent son enracinement dans une vision de progrès universel impliquant une réforme de l’Empire
ottoman nécessaire à sa survie. Enfin, en 1895, il prit la décision d’entrer en opposition au régime du sultan Abdülhamid Il et commença une vie d’opposant « jeune-turc ». Il proposa lui-même le nom de la principale organisation jeune-turque : Osmank Îttihad ve Terakki Cemiyeti — le Comité ottoman Union et Progrès (CUP) — et occupa à plusieurs reprises sa présidence. D’une façon essentielle, il contribua à définir les modes de fonctionnement de l’opposition
jeune-turque et eut un impact crucial sur la définition de ses orientations politiques et intellectuelles. Il inscrivit pleinement la lutte jeune-turque dans la culture politique européenne de son époque qui était alors marquée par l’émergence de nouvelles conceptions de la politique, centrées sur l’enga-
gement pour la démocratie, la bataille pour l’opinion publique et l’existence d’une élite éclairée censée guider le peuple à travers un combat continuel
pour les idées — et qui allait prendre la désignation d’« intellectuels ». Après la révolution constitutionnelle ottomane de 1908, Ahmed
Riza
3
l’histoire des Balkans et du Moyen-Orient. L’élite kémaliste de la République de Turquie en était issue. Par son engagement il commença à incarner les changements des conceptions de devint une figure-clé du politique. Ayant établi son parcours
fondatrice jeune-turc, l’Empire et dès sa jeu-
nesse sur sa relation avec l’Occident et ayant passé sa vie entre Paris et Istanbul, il cristallise en sa personne les problématiques liées au proces-
sus d’occidentalisation et aux rapports entre l’Empire ottoman et les pays européens. Le genre biographique et les études ottomanes
Le fait que Riza n’ait jamais fait objet d’une étude monographique peut étonner. Après tout, il eut une importance pour l’histoire politique et intellectuelle de la fin de l’Empire ottoman et de la République de Turquie, et faisait également preuve d’un enracinement dans la culture
politique et intellectuelle française de la fin de siècle. Il n’a évidemment pas été entièrement délaissé par l’historiographie. Son nom figure dans la plupart des études d’histoire politique et intellectuelle de la fin de
revint à Istanbul où il débuta encore une fois une nouvelle vie mouvementée. Grâce à son renom de combattant pour la liberté, il devint président
l’Empire ottoman. En revanche, il a entièrement disparu des études his-
de la Chambre des députés sans pour autant cesser d’être un personnage contesté tant au Parlement que dans la rue. En 1912, il dut renoncer à son poste et fut nommé au Sénat ottoman. Après un nouveau séjour à Paris
présence ottomane au tournant du siècle à Paris, la ville que l’on considérait alors la capitale de la civilisation et que Walter Benjamin a nommé
de la fin de l’année 1912 à l’été 1914, il entra dans l’opposition, cette fois-ci contre l’organisation qu’il avait cofondée, le Comité Union et Progrès. Durant la Première Guerre mondiale, il s’imposa comme le
L'étude la plus importante sur Ahmed Riza date déjà d’un demi-siècle et figure dans le livre de Serif Mardin sur les idées politiques des Jeunes Turcs”. Mardin a consacré un chapitre aux conceptions politiques d’Ahmed
principal opposant parlementaire au gouvernement ottoman. La guerre
Riza, principalement à partir des deux journaux qu’il publia en Europe
terminée, il fut élu président du Sénat ottoman pour une période de huit mois. À la suite de l’occupation de l’Anatolie, il se rendit en France pour
entre 1895 et 1908 et qui représentent les premiers périodiques du mouvement jeune-turc: Mesveret et Mechveret, Supplément français. Les analyses de ce chapitre, et plus généralement de l’ouvrage, sont d’une grande finesse et continuent à marquer, de nos jours encore, l’ensemble des études sur les Jeunes Turcs, voire sur l’histoire intellectuelle de la fin
influer sur l’opinion publique des pays européens en soutenant ponctuel-
lement le mouvement nationaliste dirigé par Mustafa Kemal (Atatürk). La dernière décennie de sa vie, partagée entre Paris et Istanbul, fut également celle qui vit la disparition de l’Empire ottoman et l’émergence de la République de Turquie. Il mourut le 26 février 1930 à Istanbul à l’âge de 71 ans, malade et éclipsé de la vie publique. Autrement dit, Ahmed R1za fut une figure aux vies multiples, nourries des évolutions culturelles, politiques et intellectuelles de son temps. Il fut
l’un des idéologues et acteurs-clé du mouvement jeune-turc qui se mit à la tête de l’Empire ottoman en 1908 et qui marqua profondément
toriques
en France,
qui
semblent
avoir oublié
l’existence
même
d’une
la capitale du XIX® siècle?.
de l’Empire ottoman. C’est aussi pour cette qualité remarquable que le chapitre sur Ahmed
Riza sert de point de départ pour l’ensemble des
? Une exception à ce constat peut être faite pour quelques études sur le positivisme où le nom d’Ahmed Riza est parfois brièvement cité pour souligner le caractère international du positivisme français. 3 Serif Mardin : Jôn Türklerin Siyasf Fikirleri 1895-1908. Istanbul : Îletisim, 2002 (1964),
P. 173-220,
INTRODUCTION
INTRODUCTION
analyses de sa pensée et de sa personne. Nous nous sommes bien souvent inspirés de cette étude ainsi que de quelques autres travaux qui figurent parmi les plus réussis®. Cependant, Ahmed Riza a principalement attiré l’attention des chercheurs par son importance sur certaines problématiques précises, portant
Un autre volet d’études porte sur Le positivismeë. Plusieurs études ont établi l’image d’un Ahmed Riza ayant introduit le positivisme en Turquie, et ont insisté sur l’influence de ses idées dans le développement des études sociologiques, mettant sa vie politique au second rang”. L'étude la plus approfondie sur ce sujet a été réalisée par Enes Kabakçr. Celui-ci a
principalement sur certains aspects de sa pensée’. Contrairement à beau-
consacré plusieurs chapitres de sa thèse de doctorat sur la modernisation
4
5
coup de ses contemporains, il fit preuve d’une continuité intellectuelle relative tout au long de sa vie et changea peu de cap idéologique. IH offre
de la culture politique ottomane à l’impact du positivisme, et a étudié le
ainsi un objet d’étude cohérent. Pour autant, on n’a pas tenté de reconstruire sa pensée dans sa totalité, préférant privilégier certaines dimensions au détriment d’autres. Les différentes facettes de sa pensée ne semblent
ter la doctrine comtienne aux conditions de l’Empire ottoman afin de le
pas se retrouver au sein d’une image globale du personnage. Plusieurs thématiques se détachent parmi les travaux sur sa vie intellectuelle. Parmi
sociales de R1za ainsi qu’à sa vie parisienne pour comprendre son attachement à la doctrine positiviste. Cette étude a été pour nous une aide importante par sa méthode et ses interprétations, même si notre intérêt de
celles-ci, il faut noter en premier lieu le prisme de l’Occident. Ce prisme représente une constante des études sur Ahmed Riza, laquelle a gagné en popularité surtout dans les années 2000 à la suite des reconfigurations
cas d’Ahmed Riza en tant qu’interprète du positivisme cherchant à adap-
sauver de sa disparition annoncée!?. Kabakç1 a été le premier à s’intéres-
ser d’une façon systématique au parcours et aux origines familiales et
départ et nos analyses divergent. Inévitablement,
l’historiographie sur le mouvement jeune-ture
s’est
géopolitiques et économiques mondiales qui ont renforcé l’intérêt pour la problématique de la perception de l’Occident par des intellectuels non-
intéressée à Ahmed R1za. En tant qu’instigateur du mouvement et de ses premières méthodes d’action politique, chef de file et idéologue principal
occidentaux. Plusieurs articles analysent cet aspect de la pensée de Riza
des Jeunes Turcs parisiens, il ne peut y avoir d’étude sur les Jeunes Turcs qui ne mentionne son nom, depuis les premiers travaux dus à Ahmed
et le présentent comme un penseur animé par une animosité à l’égard de l'Occident et de la politique occidentale vis-à-vis de l’Empire. Les écrits les plus aboutis insistent sur la tension qui existait entre cette attitude critique et la fascination qu’il éprouvait pour l'Occident’.
+ Deux études de qualité sont à noter. Premièrement, un long article d’'Eminalp Malkoç: « Doëu-Bati Ekseninde Bir Osmanh Aydmi: Ahmet Riza Yasami ve Düstüince Dünyasi», Yakin Dônem Türkiye Arasthirmalarr, 11 (2007), p. 93-162. II s’agit de l’étude la plus circonstanciée sur la vie de Riza qui donne une reconstitution factuelle adéquate de son parcours et de plusieurs aspects de sa pensée, montrant souvent une grande attention aux détails, comparant et vérifiant des informations opposées. Moins attentif aux détails, mais réussi dans son récit général est le court livre d’Erdem Sônmez : Ahmed Riza.
Bir Jôn Türk Liderinin Sivasi-Entelektiel Portresi. Istanbul : Tarih Vakfi, 2012. $ Ce constat se vérifie tout autant dans le livre d’Erdem Sônmez qui, en dépit d’un titre général, situe la pensée d’Ahmed Riza principalement au sein d’une tradition de contrôle du pouvoir et de constitutionnalisme. Un constat similaire est vrai pour l’article de Malkog, comme l’indique son litre. 6 Voir aussi infra et notre article «Les Jeunes Turcs et l'Occident : Histoire d’une déception programmée », François Georgeon (dir.): L’ivresse de la liberté. La révolution de 1908 dans l’Empire ottoman. Louvain:
Peeters, 2012, p. 27-64.
Bedevi Kuran!! jusqu’à l’œuvre de Sükrü Hanioëlu!?. D’autant plus que and Formation of the Young Turks’ Siege Mentality », Middle East Critique, 23/2 (avril
2014), p. 127-145. Il faut noter aussi l’ensemble des introductions aux éditions en turc du livre français d’Ahmed Riza La Faillite morale de la politique occidentale en Orient (cf. infra). 8 R. Çavhi: « Ahmet Riza’nin Hayati ve Pozitivizmle Alâkasi », et « Ahmet Riza’nin Hayati ve Pozitivizmle Alâkasi Il», Îs Felsefe, Ahiak ve ictimaiyet Mecmuast (Îs ve Düsünce), 13/69 (1° mai 1947), p. 8-10 et 13/70 (1° juin 1947), p. 12-14; Z. Fahri Findikoëlu : Auguste Comte ve
Ahmed
Riza. Istanbul : Fakülteler Matbaasi,
1962 ; Murtaza Korlaelçi :
« Ahmed Riza », Felsefe Dünyasi, 4 (1992), p. 47-59. % L'idée était établie dès les années 1930. Cf. Niyazi Berkes. « Sociology in Turkey », American Journal of Sociology, 42/2 (septembre 1936), p. 238-246; Ayse Durakbaga : «Türkiye’de Sosyolojinin Kurulusu ve Comte-Durkheim Geleneëi », Defter/Toplum ve Bilim : Sosyal Bilimleri Yeniden Düsünmek. Yeni Bir Kavrayisa Dogru. Sempozyum Bildirileri, Istanbul : Metis,
10 Enes Kabakçi:
1998, p. 98-115.
Sauver l'Empire. Modernisation, positivisme et formation de la
culture politique des Jeunes-Turcs (1895-1908). Thèse de doctorat, Université de Paris-I,
2006. Kabakç1 se réfère aux concepts de Melville Herskovits, en particulier celui de la , Aksam, 14 janvier 1950. % Meclis-i Mebusan Istanbul: Arba, 1988.
Reisi Ahmed
Riva Bey'in Antlarr
[19501], éd. Bülent Demirbas.
%# Signalons que le même constat s'applique à la publication première de ses mémoires. Nous n'avons pu retrouver le manuscrit original malgré de nombreuses démarches, notamment auprès des archives du quotidien Cumhuriyer, du palais de Topkapi
(dont Schsuvaroëlu
fut directeur), et du T'ürk Tarih Kurumn.
Par ailleurs, nous
ne pouvons exclure que les versions publiées soient fragmentaires. D’après Ziyad EbüzZiya (« Ahmed
Riza Bey », DVIA,
vol. 2, p. 127) Riza aurait préparé à la fin des années
1920 ses mémoires et une étude sur le CUP, mais nous ignorons s’il s’agit du même manuscril. 4
Tolérance musulmane,
Paris : Clamaron-Gralf,
1897.
# Échos de Turquie. Paris : Imprimerie Bullard & Baillard, 1920, 4 La Faïllite morale de la politique occidentale en Orient. Paris : Picart, 1922.
% BOA, Y.EE 9/38 : lâyiha sur la rélorme de la langue, 6 août 1893.
occidentale et la Revue positiviste internationale. Ceux-ci s'inscrivent dans la volonté de réfuter les idées dominantes sur l’Empire ottoman et l'Islam, idées qui font l’objet de ses livres français, mais développent
aussi d’une façon plus explicite certains aspects de son positivisme. Nous avons également concentré nos recherches sur les archives privées d'Ahmed Riza. À l'instar de la plupart des philosophes des Lumières du SU ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya. De toute apparence, les textes français se réfèrent à deux conférences similaires, la première donnée le 5 mars 1899 à la Société positiviste d'enseignement populaire, la seconde au Collège libre des sciences sociales au cours de la même année. Voir respectivement le prospectus de la Société positiviste d’enseignement populaire : «Les Institutions sociales en Turquie. Conférence par Ahmed-Riza Bey, 5 mars 1899 » et J, Bergeron: Le Collège libre des sciences sociales, Ses origines — son fonctionnement. Paris: V. Giard & B. Brière, 1910, p. 49.
*? Le seul journal jeune-ture majeur pour lequel Riza écrivait en 1900-1901 et que nous n'avons pas pu consuller est le Suncak, publié au Caire.
22
INTRODUCTION
INTRODUCTION
XVIIE siècle et de leurs successeurs ottomans du XIX®, Riza avait une méthode de travail systématique et régulière. Il préparait des brouillons et des coupures de journaux, notait des réflexions et des impressions, prenait des notes de ses lectures, gardait des archives, classait ses papiers et ses correspondances, en langues ottomane et française, le tout représentant une
documentation considérable. Cependant, nous n’avons pu consulter qu’une petite partie de ces archives et nous ne pouvons nous prononcer sur leur degré de conservation. Les fonds de Riza n’ont pas été transmis d’une façon dans a pas fonds
regroupée, et ceux que nous avons pu repérer se trouvent dispersés trois pays®. Le caractère disparate de ces archives privées ne nous permis de préparer une recherche approfondie reposant sur ces et ils ont donc plutôt servi d’appoint à nos autres sources.
Les fonds les plus riches sur lesquels nous avons pu travailler sont déposés aux Archives nationales, à l’époque à Paris, sous la rubrique Archives positivistes — Fonds Émile Corra. Ceux-ci avaient été initialement conservés à la Maison d’Auguste Comte à Paris et proviennent sans doute des affaires que Riza avait laissées en France. Les documents sont ainsi relatifs à ses différents séjours parisiens, à l'exception du premier (1883-1886), et concernent en particulier son long séjour entre 1889 et 1908, c’est-à-dire sa période jeune-turque. Les fonds comportent plusieurs dizaines de lettres (brouillons et lettres reçues) et notifications. D'un intérêt particulier sont les documents qui donnent un aperçu de la façon dont travaillait Ahmed Riza et permettent de suivre ses réflexions intellectuelles. Se trouvent ainsi dans les fonds deux cahiers dans lesquels il a pris des notes sur différentes lectures et a consigné des commentaires. On y trouve aussi plus d’un millier de petites feuilles dans des enveloppes, littéralement à l’état de miettes. Il s’agit de coupures de journaux, de citations de divers auteurs, hommes politiques, philosophes et figures historiques, et de centaines de petites notes comportant des réflexions en français et en ottoman. Ces documents lui servaient visiblement d’appui
23
Ont également été déposées dans ce fonds des lettres d’Ahmed Riza destinées à ses amis positivistes. Parmi celles-ci, il faut surtout noter les
50 lettres adressées à son proche ami et dirigeant du positivisme à partir
de
1906,
Émile
Corra,
écrites
entre
La fin des
années
1890
et sa mort,
c’est-à-dire pendant près de la moitié de sa vie. Cette correspondance nous à été particulièrement précieuse pour la période d’après 1908 : elle représente la seule preuve d’une pratique d’écriture continue de la part de Riza que nous ayons pu trouver. Ainsi, les lettres écrites depuis Istanbul nous ont servi de fil conducteur dans notre analyse sur le parcours d'Ahmed Riza pendant la Seconde Période constitutionnelle et après 1918. Nous pouvons ajouter des documents classés dans d’autres dossiers
du même fonds : essentiellement quelques dizaines de lettres écrites par Riza à différents confrères positivistes"t. Les archives d’Ahmed Riza à [Istanbul ont connu un destin plus aléatoire. Faute de descendance directe, et suite à sa disparition de la vie
publique à sa mort en 1930, ce sont des membres de sa famille qui ont pris en charge la succession d’Ahmed Riza. Sa sœur Fahire semble avoir donné une partie de ces papiers à Ziyad Ebüzziya, publiciste et petit-fils de l’intellectuel ottoman Ebüzziya Tevfik, de peur que l’on brûle ses archives par ignorance alors que son frère avait été un personnage histo-
rique”. Ces documents sont désormais conservés parmi les fonds légués par Ziyad Ebüzziya à la bibliothèque de l’ISAM à Istanbul, Ceux-ci comportent principalement des documents des années 1880 et des années 1920, autrement dit des années durant lesquelles Ahmed Riza
n’était pas à l’apogée de sa célébrité. C’est pour cela aussi qu’ils donnent une bonne image de sa personnalité, des aspects de sa vie familiale et
privée, ainsi que de la nature politiquement chargée de cette vie-là. Parmi les documents, signalons les écrits non publiés que nous avons mentionnés et quelques poèmes datant surtout de la fin des années 1880. Ce sont pratiquement les seules œuvres lyriques de Riza qui soient conservées.
à la rédaction des articles. Ils donnent des indications sur sa façon de travailler et aussi sur la construction de ses pensées. Cependant, il faut
Le fonds comprend plus de vingt lettres adressées d’une part à Ahmed
noter que ces documents ne sont pas cohérents et ne permettent pas de deviner leurs liens sans avoir consulté son œuvre d’une façon générale.
1879 et 1885, et d’autre part par Ahmed Riza à sa sœur Fahire surtout
# D’après Resad Ekrem Kogçu et Ziyad Ebüzziya (« Ahmed Riza », Éstanbul Ansiklope-
%# Notons que quelques-unes de ces lettres sont toujours conservées aux archives de la Maison d’Auguste Comte. $ ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya: Note de Fahire, 27 juin 1940. % L'ensemble des références aux lettres d’Ali Riza Bey dans les notes se font à ces fonds.
disi, Istanbul,
1958,
vol.
1, p. 462;
« Ahmed
Riza Bey », TDVIA,
vol. 2, p.
127), les
archives d’Ahmed Riza auraient été déposées au Türk Tarih Kurumu à Ankara, mais en dépit des démarches repétées auprès de cette institution, nous n’avons pu vérifier l’exactitude de cette information.
Riza par son père Ali Riza depuis son exil de Konya et d’Antalya entre
24
INTRODUCTION
INTRODUCTION,
dans les années 1880°7. Celles-ci nous ont été particulièrement utiles pour étudier la jeunesse d’Ahmed Riza ainsi que les rapports au sein de sa famille, marqués parfois par des discussions intellectuelles surprenantes.
Ces archives d’Ahmed Riza conservées à la bibliothèque de l’ISAM sont les seules déposées dans une institution turque accessible au public. Après la mort de R1iza, la majeure partie de ses archives semble avoir échu
à Osman
Hâmi,
fils
de
Fahire
et donc
neveu
d’Ahmed
Il semble avoir aussi récupéré une partie des archives de Selma,
Riza8.
autre
sœur d’Ahmed Riza””. Après la mort d’Osman Hâmi en 1982, sa collection a été dispersée. Une première partie se trouve aujourd’hui en possession d’un collectionneur privé qui s’en est servi pour quelques articles anecdotiques®. Nous avons pu utiliser quelques documents de cette collectionf!. Sükrü Hanioëlu et Faruk Ilkan se sont partagé la plus grande
25
À côté de l’œuvre et des archives privées d’Ahmed Riza, la consultation d’une multitude d’archives a été un volet majeur de notre travail. Nous pouvons d’abord citer les procès-verbaux du Parlement, ceux de la
Chambre des députés de 1908 à 1912, et surtout ceux du Sénat de 1912 à 1919 —plus particulièrement à partir de l’année 1915. Ces derniers regorgent d'informations sur Riza qui était le parlementaire qui — de Join — parlait le plus”*. Cette documentation est très riche et nous n’en avons pu prendre en compte qu’une petite partie pour nos recherches. Nous avons passé plusieurs étés dans les archives ottomanes à Istanbul. Les documents que nous avons recueillis se réfèrent principalement à quelques épisodes de la vie d’'Ahmed Riza en tant que Jeune Turc et ne aucunement de suivre son parcours d’une façon continue.
permettent
Il faut noter que malgré le temps investi, les conclusions de nos recherches
partie des archives d’Ahmed Riza provenant de la collection d’Osman Hâmi.
restent
Tous deux, et particulièrement Faruk Ilhkan, ont eu la gentillesse de nous fournir des copies des documents de leurs collections privées. La période couverte va des années 1870 jusqu’à la fin des années 1910. II s’agit de correspondances diverses, de documents administratifs, de notes et de
toujours en Cours de classement et ne sont pas encore consultables. C’est
brouillons qui nous ont été d’une grande utilité pour nos recherches(?.
provisoires
dans
la mesure
où
plusieurs
fonds
pertinents
sont
notamment le cas des archives de l’ambassade ottomane de Paris qui avaient été accessibles sur place à Paris jusqu'aux années 1990 mais qui ont été transférées aux archives ottomanes à Istanbul. Elles sont, depuis, en classement. Il est évident que ces fonds doivent être importants pour
étudier quelqu'un comme Ahmed Riza et les activités parisiennes des Jeunes Turcs‘. $T Nous exprimons nos vifs remerciements à Kenan Yildizoëlu qui nous à rendu possible la consullation de ces fonds avant leur classement. % Osman Hâmi (1890-1982) épousa la petite-fille du sultan Murad V, Emine Atiye, en septembre 1914, et reçut le titre Damad. Il connut une carrière de diplomate sous la République de Turquie. Il est enterré dans le jardin du mausolée de Mahmud IT où reposent aussi Abdülaziz
et Abdülhamid
IL. Voir Afmanach
de Gotha.
Annuaire
généalogique,
diplomatique et statistique, Vol. 177, Gotha: Justus Perthes, 1940, p. 167; Sehzade Ali Vasib Efendi : Bir Sehzadenin Hatirati, Vatan ve Menfada Gürdüklerim ve isitiiklerim, éd. Osman Selaheddin Osmanoÿlu. Istanbul: Yapi Kredi Yay., 2004, p. 52.
% Plusieurs dizaines de lettres de Selma Riza ont été découvertes par hasard dans un grenier à la fin des années 1990. Un projet de publication semble avoir été abandonné, CF. Abdullah Ugman : « Selma Riza’nin Mektuplar: », Tarih ve Toplum, 235 (juillet 2003),
p. 39-42; Ô. Türesay : Æbüzziya Tevfik, p. 456. Voir Burak Çetintas : « Ahmet Riza Bey’in Îki Avrupa Seyahali », Loplumsal Tarih, 165 (septembre 2007), p. 70-72 ; idem:
« Osmanli”nin Son Düneminde Ressam-Politikaer
Dostlugu », Antikdekor, 97 (novembre-décembre 2006), p. 86-93. Une partie des fonds d’Osman Hâmi a été rachetée par la bibliothèque du quotidien Tercüiman.
Après
la fermeture
du journal, ces fonds semblent
D'une façon générale, nos recherches archivistiques visant à éclaircir la vie d’Ahmed Riza à Paris ont été décevantes. Les Archives de la
Préfecture de Police de Paris comprennent peu de documents sur ses activités.
Quant
aux
Archives
nationales,
les
archives
positivistes
exceptées, nous n'avons pas été en mesure d’y trouver des documents relatifs à Riza et aux Jeunes Turcs en général. Cette absence étonne étant donné que les fonds sont connus pour leur richesse sur les activités des étrangers à Paris, comme par exemple les émigrés russes. Des rapports transmis au Quai d'Orsay par la Sûreté générale du ministère de l'Intérieur, nous savons qu’Ahmed Riza a fait l’objet de filatures, mais même avec l’aide experte des archivistes, il ne nous à pas été possible de localiser des dossiers pertinents dans les fonds de l’Intérieur ou de la Justice.
avoir disparu, tandis que
d’autres fonds plus anciens ont été transferés à la bibliothèque de Süleymaniye. CF. Autila Cetin: « La bibliothèque du journal Tercüman », Anatolica Moderna — Yeni Anadoln, | (1991), p. 303-314. Je remercie Zafer Toprak pour les informations sur le devenir des
collections de cette bibliothèque. 2 Faruk Ilikan nous a confié qu’il est encore en possession d’une documentalion riche sur le projet du lycée des filles entrepris par Ahmed Riza et Selma après 1908.
% Meclisi Mebusan Zabit Ceridesi, 4 Kanunuevvel 1324-18 Mart 1336. Ankara: TBMM, 1982-1093, 26 vos. [MMZC]; Meclisi Àyan Zabit Ceridesi. 1 Tesrinisani 1325 (1909)-19 Kaninuevvel 1334 (1918), Ankara : TBMM, 1988-1990, 17 vos. [MAZC.
% Les fonds de l'ambassade parisienne ont récemment été ouverts et répertoriés sous la cote HR.SFR4,
mais les années
1880 restent encore inaccessibles.
26
INTRODUCTION.
INTRODUCTION
Nos recherches archivistiques se sont ainsi principalement concentrées sur des aspects diplomatiques et se sont donc naturellement orientées vers les archives de différents ministères des Affaires étrangères. Nous avons eu recours à une large documentation, qui ne se réfère pas toujours direc-
Cette démarche
27
à considérablement élargi l’objet de cette étude, mais
force est de constater que nous n'avons pas toujours pu garder une approche cohérente, de sorte que différentes parties peuvent paraître disparates. La biographie présentée est une étude sur l’ensemble de la vie
tement à Ahmed Riza ; elle nous a permis de reconstituer des éléments
d'Ahmed
des rapports entre l’Empire ottoman et les grandes puissances qui revêé-
périodes de sa vie n’est pas homogène, et ne correspond pas toujours au
taient une place centrale dans sa pensée et dans ses actions. Différents recueils officiels de documents diplomatiques nous ont guidé dans nos recherches. Mais nous avons surtout mené des recherches extensives aux
Archives du ministère des Affaires étrangères à Paris, en particulier pour la période allant jusqu’à 1908 et pour celle de l’après-guerre. Nous avons également consulté les archives des ministères des Affaires étrangères de l'Allemagne et des États-Unis. Pour finir, évoquons nos lectures de toutes sortes d’imprimés, revues, quotidiens ou livres. Notons que nous avons énormément profité au cours
des dernières années de notre étude de différentes plateformes en ligne donnant accès à des fonds d’imprimés numérisés. Cela nous a permis
Riza.
Toutefois,
on verra que
notre
traitement
des différentes
degré d'importance que l’on peut accorder à celles-ci. La plupart du temps, cela est le résultat du hasard des sources conservées. Cependant,
nous avons, dès le début de nos recherches, fait le choix de mettre surtout en lumière sa vie et ses idées jusqu’en
1908. Les chapitres sur son par-
cours pendant la Seconde Période constitutionnelle et après la Première Guerre mondiale s’appuient sur un ensemble de sources beaucoup plus
réduit que celles des chapitres précédents. Une étude sur ces années menée à partir d’une base de sources élargie pourrait réserver quelques surprises, en permettant de mieux intégrer son personnage dans la vie politique ottomane afin d’obtenir une meilleure compréhension des dernières années de l’Empire.
d'élargir considérablement nos lectures de la presse et des livres anciens que nous avions entamées les années précédentes et qui seraient restées
vants, ce choix à aussi sa pertinence à l’égard du parcours d’Ahmed
moins étendues sans ces outils. La lecture la plus systématique que nous
1908 représente en effet une rupture cruciale dans sa vie. Figure de l’op-
Comme nous allons en rendre compte en détail dans les chapitres suiRiza.
avons effectuée est celle de la presse et des livres et brochures des Jeunes
position auparavant, il devient alors un homme de la politique officielle.
Turcs et plus généralement de l’opposition ottomane, que nous avons
Tandis qu'il avait pris la tête de différentes évolutions historiques ou les
scrutés en détail. Nous avons aussi beaucoup utilisé des récits et mémoires rédigés par des contemporains d’Ahmed Riza, européens ou ottomans. Nos autres lectures sont beaucoup plus ponctuelles. Nous nous sommes appuyé sur la presse européenne, française en particulier, pour élucider divers aspects du parcours d’Ahmed Riza et reconstruire quelques traits généraux de son temps. Pour certaines dates, nous avons entrepris des lectures approfondies des quotidiens français. Nous avons aussi consulté
avaient même initiées à partir de 1889, il commence après 1908 (voire 1906) à courir derrière les développements de son temps. De même, sa
la presse
ottomane
de
la Seconde
Période
constitutionnelle,
mais
nos
production intellectuelle se situe presque entièrement dans la période précédant 1908. D’après nous, son parcours postérieur est moins intéressant. Dans l’ensemble de notre étude, nous avons poursuivi différentes approches comparatistes, sans pour autant chercher à établir des comparaisons systématiques. Cette approche d’ensemble s’inspire d’une part de notre conception de l’histoire qui fait référence aux réflexions associées
lectures sont restées relativement plus réduites et ont surtout suivi des
à la global history, décrivant moins une école méthodologique qu’une
références que nous avions repérées dans la littérature secondaire
tendance académique dont l’objet d'étude dépasse des phénomènes proprement transfrontaliers® ; d’autre part, elle correspond aux positions qui présentent la modernité comme un projet, une expérience et une condition unique mais disparate, partagée dans ses catastrophes, ses promesses
Questions de méthode et présentation de l'étude
Avant de présenter notre étude, quelques précisions d’approche analytique s'imposent.
La nature du sujet nous
à permis de multiplier les
méthodes et les interrogations, bien davantage que ne l’aurait permis une problématique à première vue plus générale que celle d’une biographie.
65
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A
Pour un aperçu voir Dominic Sachsenmaier : Global Perspectives on Global History.
nraries and Approaches in a Connected World. New York : Cambridge University Press,
28
INTRODUCTION
INTRODUCTION,
et son incapacité de tenir celles-ci. Nos
comparaisons
ont ainsi étayé
notre démarche consistant à faire ressortir le personnage d’Ahmed Riza comme étant inscrit dans un temps global partagé. Cependant, l’approche comparatiste ne relève pas uniquement d’un choix de méthode et de théorie, mais elle s’est aussi imposée par le sujet lui-même ainsi que par la nature des sources que nous avons utilisées. Nous pouvons distinguer quatre volets de comparaisons qui ont guidé nos recherches. Premièrement, Ahmed R1za avait une vision globale qui prenait le monde entier comme
cadre de référence, et situait la condition de l’Empire otto-
man ainsi que son propre rôle dans un contexte global. Deuxièmement, faire référence aux hommes politiques et penseurs européens, français en particulier, s’est imposé à nous par le fait que l’activité d’Ahmed Riza se situait pour une majeure partie dans les contextes français et européen. La conviction de Riza d’appartenir à une commur-
nauté internationale et transhistorique de gens éclairés, désirant le progrès de leur pays et de l'Humanité en général, a également contribué à cette approche. Troisièmement, des références à des pays non-occidentaux nous ont permis de comparer les façons dont les élites de ces pays se sont posi-
tionnées vis-à-vis de questions similaires à celles qui se posaient à Ahmed Riza et à l’élite ottomane. Ces comparaisons répondent aussi au fait que Riza avait une certaine conscience, en particulier après 1900, du fait que l’Empire ottoman partageait un destin commun avec d’autres pays de la périphérie face à la suprématie et l’agressivité de l'Occident et face à
l'impératif de réforme‘, Quatrièmement, nous avons aussi évolutions dans l’Empire ottoman ment jeune-turc —. et l’histoire de autour de la Révolution de 1789.
établi des parallèles entre différentes — en particulier au sein du mouvela France au siècle des Lumières et Par cela, nous ne cherchons pas en
29
en quoi l'histoire d’Ahmed Riza s’inscrit dans l’histoire des Lumières et de la Révolution française. Dans notre analyse de sa pensée, nous poussons parfois les limites de j'herméneutique historique en voyant chez lui des débats qui n’existent pas en tant que tels, mais qu'il nous à paru nécessaire de souligner pour
faire ressortir des idées politiques et sociales souvent disparates et peu cohérentes. Riza ne situait que rarement d’une façon explicite ses idées
dans les courants de la philosophie politique. Conformément à son idenité positiviste, il poursuivait une approche déductive et développait ses idées par rapport à l’urgence de la situation ottomane. De ce fait, notre
étude s’apparente parfois plus à une investigation des mentalités qu’à une analyse des idées politiques. Ce constat est d’autant plus valable que nous ne voyons pas de véritables ruptures dans sa pensée politique, et que son incapacité à développer de nouvelles formes de pensée a entraîné, selon nous, sa mise à l’écart de la vie politique. Concernant
le positivisme d’Ahmed
Riza, nous nous situons à contre-
courant de la plupart des études qui s’arrêtent sur l’influence du positivisme
dans
l’Empire
ottoman
et en Turquie,
et nous
argumentons
que
l'impact que cette philosophie a eu sur Riza ne permet pas de déduire un
impact général sur le mouvement jeune-turc et, a fortiori, la République de Turquie. De même, nous relativisons l’idée de l’influence de Ia doctrine d’Auguste Comte sur Ahmed Riza. Au lieu de présenter la philosophie positiviste comme l’origine de sa pensée politique et sociétale, nous la décrivons comme un catalyseur qui a permis le développement
de dispositions intellectuelles déjà présentes dans sa pensée. Cependant, nous n’avons pas mené à son terme l’étude sur le positivisme d’Ahmed Rizaÿ’. Une histoire élargie du positiviste Ahmed Riza reste encore à écrire. Il y aurait certainement un travail philologique à effectuer, appuyé sur une lecture systématique des références positivistes de Riza, pour
contribuer à écrire l’histoire du positivisme à la fin du XIX' siècle, et aussi
premier lieu à établir des lois propres à une mécanique révolutionnaire,
celle d’un transfert culturel et intellectuel entre la France et l'Empire
mais essayons de rendre compte du fait que les Lumières et la Révolution
ottoman.
française constituaient une référence fondamentale de la pensée de l’élite
Notre
ottomane et d’Ahmed Riza en particulier, le guidant dans ses activités et ses réflexions. Cette comparaison a pour objectif principal de souligner
approche
de l’histoire intellectuelle est inspirée de différents
Courants historiographiques et multiplie les approches pour parvenir à 7 Sur la pensée de Comte, nous nous sommes servis principalement de deux études : la synthèse écrite avec une grande patience et bienveillance par le philosophe Pierre
6° Cf. le premier chapitre introductif dans Rebecca E, Karl: Staging the World. Chinese
Nationalism at the Turn of the Twentieth Century. Press, 2002, p. 3-25.
Durham/London:
Duke University
Macherey
(Come. La philosophie et les sciences. Paris : PUF, 1989) ainsi que la biograpréparée en trois volumes par l’historienne Mary Pickering : Auguste
phie monumentale
Comte. An Intellectual Biography. Cambridge : Cambridge University Press, 1993 et 2009.
30
INTRODUCTION
INTRODUCTION
31
une analyse en profondeur de la pensée d’Ahmed Riza, capable de tenir compte de ses antinomies intrinsèques. D’une façon générale, nous avons
Riza Et VOYONS
privilégié la critique de l’idéologie sur l’analyse du discours dans la
en recourant aussi à la comparaison entre Ahmed Riza et son père Ali. Le troisième chapitre est consacré aux années 1880, où Riza se rendit à
lecture de ses textes. Sans vouloir opposer les deux méthodes, nous estimons nécessaire d'éviter la tendance poststructuraliste qui confond les interrogations épistémologiques et les questionnements ontologiques. Au lieu de comprendre sa pensée d’une façon discursive comme une pratique opérant à travers des signes, nous soulignons que sa pensée fut
proprement idéologique en ce qu’elle se nourrissait des savoirs garantissant la production et reproduction La critique de l’idéologie nous caractère politique de sa pensée et générale décrivant Ahmed Riza
de différents rapports de dominationf®, a paru plus propice pour souligner le plus adaptée aussi dans notre démarche comme un «homme moderne ». Elle
nous permet de voir que la pensée de Riza résidait dans un enchaînement
comment
l’occidentalisalion
de
la société
ottomane
se
manifestait à l’échelle d’une famille et plus précisément d’une personne, Paris pour ses études, puis fut confronté à la réalité de l’administration ottomane et de la vie en province en qualité de directeur de l’instruction publique à Bursa. Le quatrième chapitre traite des raisons structurelles qui l'ont poussé à rompre avec la tradition familiale consistant à servir J'État au sein de la bureaucratie ottomane, et s'arrête sur ses premières années à Paris où il réinventa entièrement sa vie. Nous étudions aussi les raisons de sa conversion au positivisme et analysons l’impact que celle-ci eut sur sa sociabilité. Les trois chapitres
suivants
portent
sur sa pensée.
Dans
le chapitre
de choix et de non-choix, et qu’elle était dans son contenu à la fois « vraie », en ce qu'elle se référait à des enjeux réels, et « fausse », en ce qu’elle en donnait une interprétation biaisée des conditions de son temps‘?. Cette approche nous à également paru plus adaptée à notre objectif de
cinq, nous tentons une étude sur l’épistémologie de sa pensée. Nous essayons d’élucider non pas le contenu de sa pensée, mais sa forme, en étudiant Le système de valeurs inhérent à ses réflexions sociétales et politiques, sa façon d’argumenter et ses modes de raisonnement et de jugement. Dans les chapitres six et sept, nous analysons sa pensée politique
faire ressortir Ahmed Riza comme un être vivant et non pas comme un être pensant, et d’étudier les rapports entre ses idées et les conditions de
pensée, insistant sur le potentiel de l’humain,
son existence, ainsi que celles de l’Empire ottoman et plus généralement de la modernité globale partagée du XIX® siècle.
Dans le premier chapitre, nous nous arrêtons sur les origines familiales
à proprement parler. Nous nous arrêtons sur les éléments libéraux de sa et sur sa conception
de la
société et de la nation. C’est de cette conception que Riza conclut qu’il fallait lancer un appel au constitutionalisme et à la souveraineté populaire, présentant l'Empire ottoman comme une entité politique sujette à
négociation. Nous analysons aussi comment il considérait l'éducation
d’Ahmed Riza en remontant jusqu’au XVIII siècle, et en démontrant que le parcours de cette famille était lié pendant des générations à la réforme de l’Empire ottoman et à la modernisation des structures de l’administra-
comme
tion de l’État. Le deuxième chapitre porte sur sa vie jusqu’à la fin de son
la portée émancipatrice inhérente à sa conception libérale du potentiel du
adolescence.
peuple.
Nous
insistons sur les origines
sociales et culturelles de
une nécessité du progrès et du maintien de l’ordre social, et l'élite
comme une catégorie sociale dont l’existence était obligatoire pour limiter
Les cinq chapitres suivants portent sur son parcours de Jeune Turc à Paris. Le chapitre huit insiste sur l’année 1895 comme un moment décisif % Cf. Louis Althusser:
« Idéologie et appareils idéologiques d’État », (1970) annexe
à idem: Sur la reproduction. Paris : PUF, 1995 ; Stuart Hall: «The Problem of Ideology : Marxism Without Guarantees », [1983] David Morley/Kuan-Hsing Che (dir): Srart Hall. Critical Dialogues in Cultural Studies. Londres : Rouiledge, 1996, p. 25-46. Pour des
exemples de la définition de l'idéologie à travers un concept flou de vérité, voir Michel Foucault: Surveiller et punir, Naissance de la prison. Paris: Gallimard, 1993 (1975), p. 23-40; Pierre Bourdieu : « Doxa and Common Life», New Left Review, 191 (janvier-
février 1992), p. 111-121. ® Pour la dialectique vrai-faux voir Rahel Jaeggi : « Was ist Ideologiekritik ? », idem : Was ist Kritik, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 2009, p. 266-298 ; Stuart Hall:
« Signifi-
cation, Representation, Idcology. Althusser and the Post-Structuralist Debates », Critical Studies in Mass Communication,
2/2 (juin 1985), p. 91-114.
de l’histoire politique ottomane et de la vie d’Ahmed Riza, et s’arrête sur les conditions qui l’ont poussé à se mettre à la tête d’un mouvement d'opposition dirigé contre le régime
hamidien,
en dépit de toutes
les
contradictions idéologiques et sociales. Le chapitre neuf présente une analyse du jeune-turquisme et de ses conceptions de pratiques politiques, et étudie la dialectique entre le leader Ahmed
Riza et son mouvement.
Dans le chapitre dix, nous poursuivons nos interrogations sur le jeunelurquisme et nous nous arrêtons en particulier sur les échos de l’engagement d’Ahmed Riza auprès de l'opinion publique de différents pays européens,
32
INTRODUCTION
INTRODUCTION
en le situant au sein de la culture politique du tournant du siècle marquée par le développement de nouvelles conceptions de l’action politique, celle-ci analysée dans sa dimension globale. Dans le onzième chapitre, nous nous arrêtons sur le développement d’une nouvelle pensée jeuneturque en réaction aux événements géopolitiques, marquée par une méfiance croissante vis-à-vis des grandes puissances et de leur apport à
la réforme
ottomane.
Nous
étudions
comment
a
ce développement
entraîné une radicalisation de la pensée d’Ahmed R1za. Le chapitre douze
traite des évolutions prises par le mouvement jeune-turc à partir de 1906 qui ont engendré la définition d’une nouvelle conception de la politique, fondée sur l’organisation et l’action. Cette conception n’a pas supplanté celle d’Ahmed Riza centrée sur la diffusion d’idées mais l’a marginalisée, causant aussi une perte d'influence de Riza au sein du mouvement. Dans les trois chapitres suivants, nous continuons de nous intéresser à la pensée politique d’Ahmed Riza et suivons ses conceptions sociétales de citoyenneté au-delà des questions de système politique. Le chapitre treize étudie la façon dont l’appel libéral de la pensée moderniste de Riza est limité par sa conception de la patrie comme instance politique détenant
l'autorité absolue et ce en quoi cette pensée se situe dans une inclinaison militariste. Dans le chapitre quatorze, nous nous intéressons à la pensée
parlementaire sous la Seconde contestation dont
33
Période constitutionnelle, ainsi que de la
il fit objet aussi
bien au sein du Parlement
que dans
la
rue. Dans le chapitre dix-huit, nous suivons l’évolution du régime consti-
tutionnel en lien avec la succession des guerres et analysons la rupture
ue Riza réalisa avec la force principale de la Seconde Période constitutionnelle, le CUP. Nous évoquons aussi l'opposition au gouvernement unioniste qu’il afficha durant les années de la Première Guerre mondiale au sein du Sénat, el nous nous arrêtons en particulier sur son positionnement face aux politiques génocidaires mises en place par le gouvernement unioniste. Le chapitre dix-neuf porte sur ses ambitions politiques à Ja fin de la guerre et sur les rapports
qu’il voulait établir avec
les alliés.
Nous étudions aussi son séjour en Europe, et ses rapports avec le gouvernement ottoman d'Istanbul et celui d’Ankara, formé par le mouvement de
résistance nationaliste anatolienne sous Mustafa Kemal. Dans l’épilogue, nous revenons sur SON parcours el sa pensée, en les analysant à la lumière
de sa disparition de la vie publique dans les premières années de la république de Turquie. Dans
la transcription des textes ottomans,
graphe moderne
nous
avons
adopté l’ortho-
du turc. Une exception est faite pour certaines lettres
sociale de R1za, en suivant en particulier ses idées concernant la question
dans
de la femme qui nous servent à étudier le caractère ambigu de sa pensée
Ahmed et Ahmet). Nous avons repris l'orthographe turque pour plusieurs termes récurrents, comme par exemple «ulema » (et non pas « oulémas »). Les ayn sont généralement marqués par une apostrophe s’ils ne se trouvent pas au début du mot, ou s’ils ne font pas partie d’un nom propre. Pour faciliter la lecture, des virgules sont ajoutées entre crochets d’une façon non-systématique. L’orthographe initiale des textes européens est maintenue. Toute manipulation dans les textes sera mise entre crochets.
moderniste. Nous analysons ainsi sa conception de la nature humaine, le fonctionnement de son concept positiviste de « devoir et responsabilité »,
enfin, sa conception des rapports entre hommes et femmes au sein d’une famille nucléaire. Dans le quinzième chapitre, nous étudions les rapports entre l’ottomanisme, le panislamisme et le turquisme. Nous analysons la tension
entre
la conception
intégrative
de
l’ottomanisme,
centrée
sur
l'idéal de l’union de tous les peuples ottomans, et la perception turquiste qui donnait une interprétation de la réalité ottomane en accord avec l’idée
que les Turcs représentaient le seul pilier de l'Empire. Les autres chapitres sont consacrés à la vie d’Ahmed Riza de la révolution jeune-turque jusqu’à l’écroulement de l’Empire ottoman et la fondation de la République de Turquie. Dans le chapitre seize, nous nous
des
mots
comme
iffihad,
au
lieu
de
ittihat en
turc
moderne
(ou
Toutes les dates mâlf ou hicrf données par les sources sont converties en ques grégoriennes (ou bien efrencf en ottoman), y compris le calendrier positiviste utilisé dans le Mesveret turc". Souvent, il n°y a pas de correspondance exacte entre la date hicrf et la date grégorienne indiquée sur la même source. Nous avons toujours pris la dernière comme date de base.
arrêtons sur les mois qui ont suivi la révolution constitutionnelle de 1908 et suivons les démarches diplomatiques que Riza effectuait pour donner au régime constitutionnel un nouveau statut sur la scène internationale et sous la pression des grandes puissances. Le chapitre dix-sept traite de son
rôle en qualité de président de la Chambre des députés dans la politique
7 Il est utilisé dans une forme adaptée aux mois
1896.
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CHAPITRE PREMIER
UNE FAMILLE OTTOMANE AU COURS DU XIX° SIÈCLE Ahmed Riza ne parlait pas beaucoup de sa famille. Nous allons nous attarder quelque peu sur celle-ci, et ce pour deux raisons. La première est proprement biographique : il est capital de mieux comprendre dans quelle culture Ahmed Riza a grandi. Nous pourrons alors, fort de la connaissance de son histoire familiale, dresser l’image des sociabilités durant son enfance
et suivre les attentes et les ambitions qu’il a pu nourrir. La deuxième raison s’inscrit dans une perspective plus sociopolitique. Elle consiste à tracer, à travers le cas de la famille de Riza, l’évolution d’une famille ottomane
durant le XIX® siècle, tout en analysant les dynamiques d’une époque riche en bouleversements. Tenant compte de ses origines familiales, Ahmed Riza avait toutes les raisons d’aspirer à faire partie un jour des plus hauts rangs de la société ottomane. Sa famille était au service de l’État depuis au moins trois générations. Dès la fin du XVIIF siècle, elle était étroitement liée à la politique de réformes de l’État ottoman et occupait des positions parmi
les plus élevées de l’administration de l’Empire. Toutefois, malgré ses origines familiales et son statut social prometteur, les chemins qui l’ont mené vers la gloire n'étaient pas ceux qu’il aurait pu escompter. Après avoir reçu une éducation dans les meilleures écoles de l’Empire, Ahmed Riza entama sa carrière en intégrant le Bureau de Traduction de la Sublime Porte. Mais quelques années plus tard, nous le retrouvons directeur d’une école dans une ville de province, puis à Paris, où il est
obligé d’accepter des missions de traduction et d’enseignement pour gagner sa vie. Ce fut dans ces conditions qu’il prit la décision de lancer
un mouvement et de se construire en homme politique. Comment se faitil que le descendant d’une famille stambouliote de tradition ait pu se retrouver pendant une vingtaine d’années en exil à Paris à la tête d’un 8roupe de rêveurs, d’au moins une génération ses cadets, et aux origines
Sociales beaucoup plus modestes ? Au-delà des raisons idéologiques que
Nous pouvons avancer en premier lieu, une explication plus structurelle
est nécessaire. Pour répondre à cette question, il importe de regarder de Plus près les origines familiales d’Ahmed Riza.
36
CHAPITRE I
De l’époque de Selim III aux Tanzimat: Ali Riza
UNE FAMILLE OTTOMANE AU COURS DU XIX: SIÈCLE
Sirkâtib Ahmed Efendi et
Ne faisant que rarement état de sa prestigieuse généalogie, Ahmed Riza était néanmoins fier de son ascendance. L’ancêtre paternel le plus lointain qu’il évoquait lui-même était Okçubasi Mustafa, son arrière-arrière-grandpère, qui fut, comme l’indique son titre, un maitre archer à Istanbul! Nous ignorons tout de la vie de ce personnage. C’est son fils, Ahmed Efendi, qui a laissé des traces dans l’histoire. Cet arrière-grand-père d’Ahmed Riza fut secrétaire privé (swkâtib) du sultan Selim IT (1789-1808).
Le parcours d’Ahmed Efendi fut un exemple de la mobilité sociale effective à Istanbul au XVIII siècle et, plus généralement, de la méritocratie ottomane qu’admirait tant Voltaire?. D’après différents récits, il fut un archer renommé portant le surnom de Kemankes. Il gagnait son pain au jour le jour par ses prestations sur le Okmeydani, la place centrale des
Jeux et d’entraînement à l’arc qui était aussi un des hauts lieux de la sociabilité stambouliote avant le XIX® siècle. Selim IN, lui-même passionné de tir à l'arc, apprécia hautement ses compétences en la matière, et le promut à l’École impériale du palais (Enderñn) où Ahmed Efendi monta
vite les échelons de l’administration*. Après avoir fait ses preuves à la Chancellerie impériale (Mabeyn) pendant quelques années”, il fut nommé
sirkâtib de Selim II le 14 mars 1791°. Les szrkâtib étaient les scribes privés du sultan qui partageaient ses secrets,
comme
l’indique
leur titre (sir voulant
dire secret),
et se trou-
Effectivement,
Ahmed
Efendi
exerçait une influence importante
37
dans
J'Empire et faisait partie des plus puissants personnages du règne de Selim HI. Différents récits soulignent l'influence qu’il avait sur le sultan réformateur. Le moins complaisant d’entre eux parlait de diablerie par Jaquelle il aurait ensorcelé le sultan’, tandis que l’historiographe Ahmed Cevdet Pasa soulignait son intelligence et son esprit hors du commun. Son arrière-petit-fils n’a jamais manqué de mettre en avant ce jugement quand il le fallaité. Grâce à ces qualités, Ahmed Efendi avait non seulement l’écoute du sultan, mais aussi celle des plus hauts serviteurs du sultan, y compris les vizirs”.
Le règne de Selim III est reconnu comme une période charnière de l'histoire ottomane. Il était marqué par des tentatives de réforme dans les
structures de l'État qui pouvaient viser à les rapprocher des modèles d'organisations européennes, comme ce fut le cas du nouveau corps militaire formé à l’occidentale, le Nizâäm-1 Cedfd. Si nous ne disposons pas
d'informations sur le rôle concret d’Ahmed Efendi dans la mise en place de cette nouvelle politique, ce sont les événements
mettant fin à cette
période de réformes qui ne laissent aucun doute sur le fait qu’il faisait
partie de l'élite associée à l’ère nouvelle!. L'introduction de nouvelles institutions avait profondément divisé la société ottomane. Les impôts levés au cours du règne de Selim IIT pour financer le programme de réformes pesaient lourdement sur la population ottomane et attisaient le mécontentement populaire. Ahmed Efendi devint particulièrement méprisé par le fait qu’il sut profiter des tendances et des
vaient en théorie à une position charnière de l’administration impérialef.
confusions créées par la transition de l’économie ottomane qui avait ouvert un éventail de possibilités d’enrichissement personnel!!. Ahmed
! Voir notamment son curriculum vitae (ferciime-i hal) présenté à Yusuf Matran/Mou-
Cevdet nous dit qu’il succomba à l’esprit de cupidité de l’époque en amassant des richesses à son propre profit. Les maisons et les ya/i (maisons de
tran, Paris, 1° juillet 1892. BOA, Y.EE 15/217. 2 Serif Mardin parle de « l’effet de la lampe d’Aladin » pour désigner la méritocratie ottomane. « Power, Civil Society and Culture in the Ottoman Empire », Comparative Studies
vol. 8, p. 177; Ubeydullah Kusmânf Ebubekir Efendi : Asiler ve Gaziler. Kabakçr Mustafa
7 Ubeydullah Kugmânt: Kabakçr Mustafa Risalesi, p. 58. 8 Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 143. Le passage est repris par Ahmed Riza dans sa lettre à Yusuf Matran, dans laquelle il fait également référence aux mots de l’abbé Giambattista Toderini ayant rencontré Ahmed Efendi dans les années 1780. BOA, V.EE 15/217. «Strkâtibi zekà ve rui’yet sahibi olup ve nezd-i padisahda fevkalade itibar: bulunub
Risalesi, éd. Aysel Danaci Y1ldiz. Istanbul : Kitabevi, 2007, p. 58. * Mehmed Süreyya: Sicill-i Osmanf, éd. Nuri Akbayar. Istanbul : Kültür Bakanliÿ1/
sadrazam olanlar bile kendine müdara ve müdahane ederlerdi.» Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 177; cf. Câbi Târihi, p. 985, introduction de Sema Arikan à Rûznâme, p. IV-XV.
in Society and History, 11/3 (juin 1969), p. 272-273. La thèse est également avancée par Shirine Hamadeh dans son livre The City's Pleasures. Istanbul in the Eighteenth Century. Seattle : University of Washington Press, 2007. * Ahmed
Cevdet Pasa : Tarih-i Cevdet. Dersaadet : Matbaa’i Osmaniye,
1309 (1892),
Tarih Vakfi, 1996, vol. I, p. 168 (1.278) $ Voir {11 Selim'in Sirkâtibi Ahmed Efendi Tarafindan Tutulan Râznâme, éd. Sema Arikan. Ankara: TTK, 1993, p. I; [Câbi Ômer Efendi :] Câbi Târihi : Târih-i Sultân Selfm-1 Sâlis ve Mahmñd-i Sânt. Tahlil ve Tenkidli Metin, éd. Mehmet Ali Beyhan. Ankara : TTK, 2003, P. 36.
$ Osmanlti Tarih Deyimleri ve Terimleri Sôzlügü, éd. Mehmet Zeki Pakalin. Ankara : MEB, 1983, vol. IE, p. 266. Ne pas confondre le « sirkâtip » avec « serkâtip » qui siginifie premier sécretaire.
10 Sirkâtip Ahmed Efendi a laissé une chronique rédigée par lui-même en forme d’agenda impérial (Rñznâme, op. cit.), mais celle-ci n’est pas très éclairante à l’égard des affaires politiques et de la mise en place des vastes réformes entreprises à l’époque. 1 Yavuz Cezar: Osmanli Maliyesinde Bunalim ve Degisim Dünemi. 18. Yüzyildan Tanzimat’a Malf Tarih. Istanbul: Alan Yay., 1986; Bruce McGowan: «The Age of the Ayans », Halil Inalcik/Donald Quataert (dir.): An Economic and Social History of the Ottoman
Empire, 1300-1914. Cambridge, MA : Cambridge University Press, 1994, p. 660-661.
CHAPITRE 1
UNE FAMILLE OTTOMANE AU COURS DU XIX: SIÈCLE
plaisance) pompeux qu’il faisait construire étaient d’une nature inconnue dans la capitale!?, IL s'était aussi approprié la gestion des fermes (#1ali-
Les insur oés réclamèrent de Selim II la tête de douze dignitaires impé-
38
kâne) du vilayet d’Aydin, l’une des régions agricoles les plus fertiles de l’Empire, dont le tribut faisait de lui l’un des hommes les plus riches d'Istanbul”. Le szrkâtib entra ainsi rapidement dans la ligne de mire de
la colère du peuple qui commençait à mettre en cause les nouvelles mesures du règne de Selim [T4 C’est au début du XIX° siècle que nous voyons pour la première fois ce mécontentement populaire se mêler au refus d’un processus pro-occidental. Pour la population d'Istanbul, les réformes étaient trop complaisantes avec les pays européens et favorisaient les non-musulmans, portant
ainsi atteinte à l’ordre juste islamique dans lequel la supériorité de l'Islam était une évidence. Le mécontentement ciblant en particulier l’entourage
39
associés aux projets de réformes et tenus responsables du déclin LE d'Einptre, parmi lesquels Ahmed Efendi!$, Celui-ci essaya d’abord d'échapper à son sort en intégrant la classe des ulemal”, mais estima aussitôt plus sage de s'échapper du palais avec l’aide du sultan pour chercher refuge dans la maison de son cuisinier’. Peu après, il remarqua des soldats en train de patrouiller autour de la maison. Pris de panique à j’idée d’avoir été découvert dans sa cachette, il monta sur le toit et tomba.
Pour certains, il avait voulu fuir en sautant du toit et avait mal calculé son saut?!. Pour d’autres, il avait cru que, grâce à un porte-bonheur qu’on Jui avait donné, des anges le porteraient s’il frappait ses mains trois fois en poussant le cri: Ya Allah !?? Blessé et agonisant, un jeune janissaire lui coupa la tête et l’envoya à Etmeydani, place centrale des janissaires??,
de Selim IIL, le peuple estima que la vie luxueuse à laquelle Ahmed Efendi et ses amis s'étaient adonnés les rendait corrompus et indifférents aux affaires de l’État.!*, Les rebellions qui s'étaient multipliées dans les
Ainsi, l’arrière-grand-père d’Ahmed Riza mourut le troisième jour du sou-
provinces de l’Empire préparèrent le soulèvement de Kabakç1.
richesses démesurées qu’il avait amassées, lesquelles, outre d’innombrables
En mai 1808, des soldats stationnés au Bosphore refusèrent de porter des uniformes occidentaux et se rebellèrent contre les officiers du Nizäni-1
biens, auraient comporté une trésorerie d’une valeur de 8 500 000 kurus?#,
Cedid, la nouvelle troupe à l’entraînement occidental qui était devenu le Efendi essaya de supprimer la mutinerie!?, mais sa tentative ne fit
généralement favorables aux insurgés, se montraient particulièrement peu complaisants avec Ahmed Efendi qu’ils décrivaient comme un personnage cupide et égoïste. Même les récits postérieurs, plus neutres,
qu’exciter la colère des insurgés qui commencèrent alors Istanbul guidé par Kabakç1 Mustafa. La mutinerie tourna soulèvement populaire quand l’ancien corps d'élite et la diants de religion, les janissaires et les #lema, se joignirent
tenaient compte de la colère populaire contre Ahmed Efendi et faisaient état d’un poème que l’on récitait pour célébrer sa chute mortelle du toit d’une maison, Pour conclure, il n’est pas surprenant qu’Ahmed Riza ait peu mentionné la mémoire de son arrière-grand-père.
symbole des tentatives de réformes!®.
2
«Lakin
Dans
un premier temps, Ahmed à marcher sur en un véritable classe des étuaux émeutiers.
onlar dahi vükelâ-{i asir ile birlikte celb ve cem’-i emvâle hasr-1 efkâr eyle-
diler ve Îstanbulca gürülmedik tarz ve surette büyük ve müzeyyen hâncler ve sahilhâneler insasiyla ziyade sifahat ve ihtisamata düstüler|.|»> Taril-i Cevdet, vol. 8, p. 143. Cevdet se réfère dans ce passage à un groupe du palais au sein duquel il souligne Sirkâtip Ahmed Efendi. C’est l'interprétation de Mehmet Ali Beyhan. Saray Günlügi (25 Aralk 1802 - 24 Ocak 1809). Istanbul : Doëu Kütüphanesi, 2007, p. 7. Voir aussi la réorganisation des malikâne BOA, C.ML, 537/22070, 29 Cemaziülahir 1215 (19 octobre 1800). Tarih-i Cevdet, vol. 8, p. 146. 5 «ûté aux plaisirs de la vie parisienne. Veliyüddin oi
fique parus dans le journal Nilüfer, portant régulièrement sur des sujets
19101,
165
LES ANNÉES 1880 : DE L'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION
CHAPITRE IN
« Bursa
Erkek
Lisesi ». Bursa Ansiklopedisi, éd. Yilmaz
Bursa Küllür Sanat ve Turizm Vakfi, 2002, IL, p. 106-107.
Akkiliç.
Bursa :
2 « Fenni Risâleye Mukaddeme. »
% Les articles étant non-signés, il est difficile de les attribuer. Cf. Ahmet Bedevi Kuran : Osmant imparatortugunda inkilp Hareketleri ve Milli Mücadele, Ystanbul : Celtüt Matbaasi, 1959, p. 155.
PU mr " w M. Kaoahan Ozgül: Ondokuzunen Asrin Benzersiz Bir Si Rom ux dedeux des des ins chemins les Ali, Ali, "ingiliz À qu’Ingi âge même 2005. De » même Kitap, Elips Kitap, ara: | Elips dehés
M
s
fois croisés au sein de la bureaucratie ottomane jusqu'à l’intrônisation
ren dote à ect ordre, dans le document portant sur la D 21 octobre seu Lo Sefer 17 104/74, 047 d MEMKT BOA, BOA, dans dans Maärif, Ma'ärif), si (Meclis-i lon: d'éducation à on aprés mois TAG huit RU promu au été avoir 9) i p cit, P . p o ( ires (op. It, 888). Riza diti dans sesSES mémoires de lanction au lycée pus ce qui indiquerait le mois de janvier comme date de prise
k us M
li
A
Veiiitn
Efendi fut nommé
de
»
.
# 31 directeur de l’instruetion publique de ke province de .
a
fonctions sr Le Konya. Confronté à des accusations de corruption, il fut relevé de ses uha tard
BOA
MEMKT
103/5, 2 Rebi-ül Evvel
1308 (7 septembre 1890).
1306 (7 novembre
1888) et 120/57
166
CHAPITRE lil
LES ANNÉES
La pensée moderniste à l’œuvre
Ainsi, Ahmed Riza se trouvait à la tête de l’instruction publique d’une province ottomane. Il touchait vraisemblablement un salaire de 2 400 kurug?, une somme très élevée qui suppose qu’elle comportait au moins aussi les revenus du poste de professeur de chimie qu’il conservait”?. Riza assuma ses fonctions avec la volonté d’engager une « réforme véritable » (cidden islâh} de l’éducation”/!. Aussitôt se manifesta dans son activité cet enchevêtrement caractéristique entre attentes personnelles et attentes nationales. Sa vocation nationale déclarée se conjuguait avec une demande de pouvoir personnel. Ses propositions de réforme suggéraient l’élargissement
des compétences du conseil d'éducation présidé par lui-même, ce qu’il réclama dès sa prise de fonction et qui causa des problèmes au niveau de l’administration locale??. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer l’importance qu’il accordait à son travail de directeur de l’instruction publique. Ses activités ne répondaient pas uniquement à une volonté de pouvoir, mais témoignaient d’un véritable engagement dans son domaine, soulignant la centralité de l’éducation dans son imaginaire politique. D’une certaine façon, le séjour à Bursa représenta, malgré sa courte durée, la période la plus fructueuse de sa vie, où ses propositions et ses activités furent les plus concrètes, en contraste avec l'itinéraire général de sa vie. Son engagement visait, pour une fois, des buts précis et ne se perdait pas dans des propositions
généralistes et des abstractions. C’est peut-être la confrontation à la réalité de la vie dans une ville de province qui l’amena à prendre des mesures concrètes et à faire des propositions précises.
Une circulaire du ministère de l’Instruction lui donna l’occasion de dresser un état des conditions accablantes de l’éducation à Bursa et de faire des
propositions assez précises visant à les améliorer”*. Celles-ci portaient sur la 6 pour 70 BOA, 7
Ahmed Riza avance ce chiffre sans doute exagéré dans ses mémoires (op. cit., p. 8) son poste de professeur et de directeur du lycée public. La rémunération des professeurs de la province Hüdavendigâr était fixée à 550 kurusg. MFMKT 99/33, 29 Cemazi-ülahir 1305 (13 mars 1888). BOA,
ME.MKT
104/74, 9 Tesrin-i Evvel
1304 (21 octobre 1888).
72 Jbid. 7 «Bursa Mekteblerinin Lüzum-u Islâähma Dair Mâa’rif Müdüriyetinden Nezaret-i Celiliye Meb’us 24 Nisan 305 Tarihli Mutalaa” », 6 mai 1889. Le rapport est publié en version turquifiée par Kâmil Su: « Osmanh Imparatorlugu Devrinde Bursa Okullari ve Ahmet Riza Bey Il», Egitim Hareketleri, 22/266-267 (septembre-octobre
1977), p. 4-5 ; « Ahmet
Riza Beyin Ma'’ârif Layihalan », Egitim Hareketleri, 22/268-269 (novembre-décembre 1977), p. 10-16; «Osmanli imparatorlugu Devrinde Bursa Okullar: ve Ahmet Riza Bey [III] »,
1880: DE L'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION
167
réforme de l’enseignement, le financement local de son fonctionnement, la nécessité d’ouvrir de nouveaux établissements, à savoir une école normale
d’instituteurs (dariilmuallim-i sibyan) et une école de charité (darüssafaka). Elles s’occupaient aussi du règlement des écoles primaires, le tout assai-
sonné de propos d’ordre général sur l’importance de l’éducation. Il serait fastidieux d’entrer dans les détails. Ce que nous voyons dans ce rapport, c’est surtout la pensée moderniste à l’œuvre, confrontée à ce problème de fond de devoir négocier entre la vocation de réformer radicalement l’Empire et la réalité de la société ottomane. Dans son rapport, et plus généralement dans ses activités à Bursa, Ahmed Riza fut confronté
à la nécessité de traduire un projet universel en une politique particulière, c’est-à-dire de trouver une façon d’appliquer un projet de réforme sur une
société dont les structures étaient considérées comme étant opposées à cette réforme. Sa pulsion d’agir ressentie à partir d’un sentiment de décalage vis-à-vis de son entourage s’était jusque-là surtout manifestée dans des confrontations avec les membres de sa famille. De par ses fonctions de directeur de l’instruction publique, Riza eut l’occasion de mener une politique concrète et de donner ainsi à son identité d’homme moderne une connotation sociétale réelle, qui ne se limitait pas aux confins de la province mais portait une dimension nationale. Derrières des mesures
à première vue surtout quantitatives, visant à
accroître les possibilités d’éducation dans la province, se dévoile une conviction profondément moderniste, ciblant le changement radical des
pratiques d’éducation. Riza soulignait qu’il était inacceptable de laisser la population d’une ville aussi proche de la capitale dans un état « primitif» (bedevf), marqué par la superstition et l’ignorance, par manque de moyens
pour l’éducation”*.
Dans
l’ensemble
du texte, le discours
sur la
santé et la civilisation étaye son projet de réforme. C’est dans ce contexte que sa description extrêmement sombre de l’état des choses dans la ville prend son sens. Ainsi, d’après lui, les locaux des écoles primaires étaient tellement insalubres que l’on hésiterait à y attacher un cheval. Sans douter des conditions misérables de l’éducation à Bursa, de tels propos servaient surtout à délégitimer entièrement l’état actuel pour mettre en valeur la nécessité de changement”, Egitim Hareketleri, Ankara, 23/270-271 (janvier-février 1978), p. 18-20. Nous n’avons pu localiser ce document dans les fonds répertoriés du ministère de l’Instruction aux Archives ottomanes. #4 «Osmanli imparatorluëgu Devrinde Bursa Okullan ve Ahmet Riza Bey Il», p. 6. T° {bid., p. 8.
168
CHAPITRE Il
L'opposition d'Ahmeéd Riza ne portail pas uniquement sur le Manque de réformes
mais aussi sur la façon dont celles-ci avaient été menées
LES ANNÉES
1880: DE L'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION
169
rofesseurs. Il ne mâchait pas ses mots quand il s’agissait de décrire les , rofesseurs en charge. Composés
majoritairement d’imams de quartiers
jusque-là, se réduisant trop souvent à des tentatives vaines d’'implanter
ét d'ulema, ces professeurs étaient des vauriens sans aucune notion
quelques nouvelles méthodes sur les structures d'éducation existantes ce qui, pour lui, avait apporté plus de mal que de bien. Les méthodes d'édy. cation occidentales, «établies à partir des siècles d'analyses et d'expérimentalions par dé grands penseurs », représentaient le modèle incontesté
d'éducation et opposés à tout enseignement moderne dans les règles de l'art. Moderniser les écoles primaires impliquait ainsi de marginaliser ce Corps enseignant traditionaliste. | D'ailleurs dès sa prise de fonction, la première mesure qu’il proposa
Par contre, il notait que leur application complète et totale au niveau de
pour remédier à ce problème fut la réouverture de l’école normale de
l’Empire ne serait pas possible et il présentait ses propositions comme à « mi-chemin » entre ce modèle occidental et la réalité de la Société ottomane”. Cependant, il ressort de son argumentation que le but de
maîtres, le darülmuallim$. Cette école visant à former des professeurs en recrutant des étudiants à la sortie des collèges avait été ouverte à Bursa, mais elle avait dû fermer faute d’un enseignement de qualité et à
cette médiation n’était pas une synthèse entre le modèle occidental et Ja tradition ottomane. Conforme à sa pensée totalisante centrée sur des
cause de l'opposition des professeurs imams. Pour Riza, il s’agissait de Ja rétablir d’après le modèle d’une «école normale », avec une meilleure
conceptions abstraites, il s’agissait de trouver l'application locale d’une
organisation, dotée d’un financement adéquat pour inciter les élèves à
vérité normative. Le « mi-chemin » proposé penchait ainsi nettement vers
S'inscrire, et disposant d’une autorité qui lui permettrait d’agir comme un
la mise en place d’un système éducatif d’après le modèle occidental au détriment de la tradition ottomane, même si ce système devait se faire avec les moyens du bord et se baser sur des structures existantes. Mais d’une façon générale, peu fidèle à ce principe, le rapport de Riza est le plus souvent assez loin de prendre en compte les conditions locales de
organe de contrôle sur les écoles existantes””. Dans l’état existant, un contrôle des écoles éparpillées était impossible et les tentatives de réforme étaient vouées à l’échec. Pour préparer le terrain, Riza proposa de regrouper les écoles en deux établissements par quartier, un pour garçons et l’autre pour filles. Le regroupement des élèves devait ainsi créer des liens de camaraderie et permettre une orga-
Bursa. par une opposition farouche aux
nisation plus efficace. Cette mesure visait à la fois à établir des structures
structures existantes et visent la mise en place d’une éducation plus systématique, plus réglementée, et aussi, sous contrôle de l’État. À ce
Ses propositions
sont ainsi marquées
centralisées sous contrôle de l'État et en même temps, dans une perspective rationaliste, à exclure les enseignants traditionalistes du système
titre, il est logique que ses propositions les plus concrètes aient concerné
éducatif. Une fois le nombre d’enseignants réduit à deux par établissements,
la réforme de l’éducation primaire en tant que domaine le moins touché par des programmes définis depuis les Tanzimat. Ce n’est que sous Abdülhamid que le besoin d’encadrer l’élève dès son plus jeune âge était perçu comme la pièce maîtresse de l’éducation moderne et comme la première étape de l’instruction patriotique”?. Les premières lentatives structurées se réalisaient pendant les années de Riza à Bursa, donnant à
les écoles ne dépendraient plus des wlema et pourraient se permettre de payer des maîtres ayant une formation moderne. Tel était le raisonnement de Rizaï°. Comme on le voit, la question des finances représente un aspect important de son rapport. Ses idées sur le sujet en constituent la dimension la plus moderniste. Elles allaient nettement vers une centralisation de l’édu-
celui-ci davantage de possibilité d'intervention que dans d’autres domaines:
cation et s’accordaient avec l'objectif défini par le ministère de chercher
Les propositions étaient effectivement radicales et visaient purement et
des fonds locaux pour financer l’établissement d’un système d’éducation
simplement
centralisé dans les provinces®!. D’une
la suppression du fonctionnement des écoles primaires en
façon générale, ces propositions
place. En premier lieu, Riza devait faire face à ce problème de fond qui affectait l'établissement d’une éducation moderne : le manque dé 76 «Osmanh Împaratorluëu Devrinde Bursa Okullart ve Ahmet Riza Bey IL», p: 6:
h BOA, MEMKT 104/74, 9 Tegrin-i Evvel 1304 (21 octobre 1888). «Osmanti Imparatorlugu Devrinde Bursa Okullar: ve Ahmet Rixa Bey Il», p. 6. 0 Ibid. p. ÿ.
77 B. Fortna: /mperial Classroom,
FA, Somel : The Modernisation
p. 57.
of Public Education
in the Ottoman
Empire, p. 105.
170
CHAPITRE III
LES ANNÉES 1880 : DE L’'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION
171
de
pes idées plus concrètes sur l’éducation moderne souhaitée par Riza
renforcer l'autorité de l'Etat au détriment des factions traditionalistes qui
paraissent dans les cursus qu’il proposa pour l’école de professeurs et
se verraient coupées
5
visaient
à modifier
les pratiques
habituelles
de
financement
afin
fonctionnement des écoles primaires, jusque-là gérées d’une façon assez autonome à partir des legs et des vakf, à celui des écoles moyennes el
e façon détaillée pour le lycée public. Pour ce dernier, il nota que Kon fonctionnement était satisfaisant et que les seuls changements qui N'imposaient étaient sa transformation en internat pour permettre aux
des collèges, autrement dit de les mettre sous le contrôle plus direct de
enfants brillants des villages d’être scolarisés, et l’adoption d’un nouveau
l'Etat.
Cependant,
de
Riza
leurs ressources.
était conscient
des
Il demandait
conditions
d'assimiler
financières
le
pré-
caires de l'éducation. Certes, le recours à la trésorerie de l’État ou du sultan s’imposait, mais il disait lui-même qu’il pouvait uniquement s’agir
des cursus Cursus. SUT le plan général, les propositions de Riza à propos Mont d’une orientation très technique, en particulier dans le lycée, avec otamment des cours de chimie, de physique, de zootechnie, de cosmo-
de cas d’exception pour donner un coup de pouce à des projets précis®2:
graphie — orientation sans doute inspirée par son expérience de l’Institut
Il proposait une série de mesures nouvelles pour donner une base matérielle
agronomique de Paris. Notons aussi le poids inhabituel de l’histoire. Mais
à son ambition, en tenant compte des conditions locales pour pouvoir
dans les normes de l’époque, ces cursus se distinguent substantiellement en trois points. D'abord, il n’y a pas d'instruction en arabe et persan. L'enseignement linguistique se résume à l’ottoman qui se voit accompa-
réaliser un projet de modernisation. Le cas le plus emblématique est sans doute la proposition de canaliser
les petites sommes que les parents donnaient aux professeurs. Riza notait
gné au niveau lycée par le français. Deuxièmement,
que, bien qu’attendant tout de l’État, le peuple était habitué à donner
grandes lignes de la réforme des écoles dans l’Empire qui intégrait l'islam dans l'instruction moderne, l’éducation religieuse est entièrement absente, soulignant encore l’importance des réformes françaises tendant à la laïcisation®. Enfin, l’histoire naturelle (tarih-i tabi’i) et, dans le cas du
chaque semaine un peu d’argent aux maîtres des écoles primaires au nom
de l’obligation islamique de respecter l’éducation. Il proposait que cet argent soit simplement récolté auprès de la population, divisée en quatre catégories
selon les revenus,
sur une base hebdomadaire,
chaque jeudi,
contre reçu, au profit de la caisse d’instruction. Cela permettrait de financer deux professeurs salariés. Dans les faits, cette mesure revenait à l'introduction de frais de scolarité. Cependant, dans la pensée d’Ahmed Riza,
il s’agissait autant de la continuation
d’une
tradition, modernisée
au gré des besoins du temps, que d’une manœuvre tactique conforme à la philosophie positiviste, comme nous allons le voir.
L'autre mesure phare de financement s’inscrivait un peu plus nette-
en opposition aux
lycée, un enseignement des lois naturelles (kavanfn-i tabi'i) sont proposés comme nouvelles matières, toujours en conformité avec l’expérience parisienne de Riza. D’après ce que nous savons, il s’agit d’un cas unique dans l’Empire que l’on aurait peine à retrouver dans d’autres situations,
y compris dans les écoles communautaires destinées principalement aux non musulmans.
Le dernier aspect du rapport, c’est la longue présentation qui est faite
ment dans la tradition ottomane. Il s’agissait d’affecter les biens des vakf
d’un règlement très détaillé des écoles et de l’enseignementsf, Là encore, l’approche de Riza s’oppose aux habitudes d'enseignement existantes.
abandonnés à la caisse de l’instruction, en faisant valoir le pouvoir éta-
Il s’agit surtout de mettre un terme à l’arbitraire du professeur, en établis-
tique dans un cas finalement juridique. La réquisition de ces biens était surtout censée financer l’établissement d’une école caritative (darüssafaka) pour garçons, et une deuxième pour filles s’il restait des moyens, afin de
sant un code de règles générales auquel les professeurs aussi bien que les
permettre aux orphelins et aux enfants musulmans d’avoir une scolarité®t,
les plus démunis
élèves seraient liés. Ainsi, Riza s'exprime catégoriquement contre le châtiment corporel, et surtout il propose un système élaboré de récompenses
pour inciter l’élève à apprendre’. # C’est la thèse avancée par les deux livres de référence sur l'éducation hamidienne de Benjamin Fortna et d’Aksin Somel, exprimée dans les sous-titres £slam, the State, and
8 «Osmanli Imparatorlugu Devrinde Bursa Okullari ve Ahmet Riza Bey Il», p. 11; « Ahmet Riza Beyin Ma’ârif Layihalart », p. 13.
#3 «Osmanli imparatorluëu Devrinde Bursa Okullari ve Ahmet Riza Bey Il», p. 8-2. 8 «Ahmet Riza Beyin Ma’ârif Layihalari», p. 13-14.
Education in the Late Ottoman Empire et Islamization, Autocracy and Discipline.
#6 «Osmanli Imparatorlugu Devrinde Bursa Okullari ve Ahmet Riza Bey [III] » et < Osmanli Imparatorluëu Devrinde Bursa Okullari ve Ahmet Riza Bey IL», p. 8-10. 1bid., p. 10.
CHAPITRE II!
LES ANNÉES 1880 : DE L'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION
Or, il ne s’agissait pas d’établir un système d’éducation libertaire, loin de là. Au fond, Ahmed Riza n’avait guère retenu de ses discussions avec son père sur l’éducation et de la position de celui-ci d’après laquelle il
jaquelle ses structures existantes montraient déjà une disposition au chan-
172
fallait garder le côté naturel dans l’instruction d’un enfant. Les récompenses qu’il proposait étaient censées compléter les punitions. Ses propositions visaient non pas l’épanouissement de l’enfant, mais à la mise en place d’un système disciplinaire rigide pour encadrer l’élève et le mettre sur la voie de l’éducation moderne. Dans ce contexte, l’opposition aux formes traditionnelles d’autorité arbitraire servait à corroborer de nouvelles
conceptions de discipline au sein d’une structure centralisée. Au nom de la civilisation, de la santé et de l’hygiène, le pouvoir ne se définissait plus
173
gement. Îl s’agirait alors pour lui d’appliquer des vérités normatives aux dispositions existantes. Cependant, et malgré cette différence, sa conviction n’allait pas évoJuer : le manque de réformes revenait à la déchéance, agir efficacement sur la réalité de la société ottomane devenait une nécessité pour éviter le mauvais sort. De plus, il considérait que cette tâche revenait à l’élite
moderniste, et plus particulièrement à lui-même. Évoquons trois aspects qui se manifestent dans ses fonctions à Bursa et qui allaient représenter des leitmotive dans son activité de Jeune Turc. D'abord, la référence aux
ordre au moment de l’appel à la prière du muezzin.
écoles communautaires s’adressant aux non-musulmans, ou plus généralement au progrès réalisé par les populations non-musulmanes de l’Empire qui confrontaient les musulmans à la nécessité de réforme. Il proposait la réforme des écoles primaires et la fondation d’une école caritative en référence explicite aux écoles communautaires de Bursa. D’après lui, les écoles de missionnaires permettaient aux chrétiens d’éduquer leurs
Si nous nous sommes attardé longuement sur ce rapport d’Ahmed Riza, c’est parce qu’il s’agit d’un cas unique. On trouve ici une concré-
enfants, y compris les filles, ainsi que les enfants orphelins et pauvres, et de prendre ainsi un avantage constant sur les musulmans®. Dans ce rap-
tisation de ses propos et un rapport à la réalité que l’on chercherait en
port, cette problématique n’est pas encore élaborée et s'exprime plutôt
vain dans ses écrits postérieurs. Il s’agissait en effet d’une période singulière pour Riza où, en théorie, il était amené à prendre en compte les conditions locales et provinciales pour donner un sens à sa vocation de
comme une ambition. Par exemple, il proposa de taxer les manifestations
sauver l’Empire. Cependant, force est de constater que ses propositions
Ensuite, il y a cette attention à l’instruction des filles ou à la condition féminine qui allait représenter l’un des sujets principaux de la pensée politique d’Ahmed Riza. Déjà visible dans son comportement vis-à-vis
par l’arbitraire mais par le systémiquef$. Sur ce point se manifeste une fois encore l’adaptation à la tradition voulue par Riza, par exemple lorsqu'il
insiste sur la tenue des élèves au nom de l’obligation religieuse de propreté, ou qu’il préconise de procéder à l’appel et de faire aligner les étudiants en
restaient utopistes, loin d’être adaptées aux conditions d’une ville de province et nécessitant des efforts énormes de changements. Par la suite, Riza ne sera plus en mesure de développer des mesures plus réalistes. C’est uniquement plus de 20 ans plus tard qu’il se lancera à nouveau dans un projet concret, toujours dans le domaine de l’éducation, toujours visant à inaugurer un établissement moderne, cette fois-ci le premier lycée public pour filles de l’Empire ottoman. Dans
son exposé,
l’adaptation
aux
conditions
locales
se présente
encore comme une nécessité, peut-être même comme un malheur néces-
festives tenues dans les écoles communautaires à Bursa pour financer
l’école caritative?,
de ses sœurs,
il œuvrait
activement
à l’amélioration
des conditions
d’éducation des filles dès que la possibilité se présentait. Il est à ce titre notable que l'instruction comme une sa poche le
dans son rapport, tout en se concentrant principalement sur des garçons, une certaine conception de la parité se présente idée fixe de ses propositions. Ainsi, il raconta avoir payé de loyer d’un bâtiment pour permettre à l’école moyenne des
filles de disposer d’un local adéquat”!.
années plus tard depuis Paris, loin de la réalité
Enfin, à un niveau plus conceptuel, il ressort que, pour Ahmed Riza,
ottomane et essentiellement à partir de réflexions abstraites, qu’il allait être convaincu de ce principe d’adaptation. Assimilant les principes positivistes, il allait développer une perception de la société ottomane selon
la réforme de la société ottomane passait par l’État. L'ensemble de ses
saire. C’est quelques
#
La référence à l’essor des écoles
communautaires
était courante
au ministère de
l’Instruction. A. Somel: Modernization of Public Education, p. 97 sqq. 9% « Ahmet Riza Beyin Ma’ârif Layihalari», p. 12. 88 On pense évidemment aux travaux de Michel Foucault, en particulier son Surveiller
et punir (op. cit). Voir aussi l’introduction de Benjamin Fortna. /mperial Classroom.
1 Ahmed Riza Bey’in Anilar, p. 10. Un document d’archives semble confirmer cette présentation. BOA, ME.MKT 108/11, 7 Saban 1306 (8 avril 1889).
174
CHAPITRE ll
LES ANNÉES
propositions impliquait l'élargissement des compétences de celui-ci au détriment des autorités traditionnelles et ciblait la mise en place d’un système de pouvoir avec l’État à sa tête. Plus qu’un but politique et
au-delà d’une idéologie, il faut y voir une forme de pensée qui marquait sa perception de la réalité ottomane et se manifestait ainsi nécessairement dans ses projets politiques. Sa définition de la réforme était organiquement liée à la question de l’État. Même quand il s’agissait de mettre en avant des projets normalement portés par des institutions privées et gérés indépendamment de l’État, comme le darüssafaka d'Istanbul, sa pensée évoluait dans un prisme étatique. Cette coïncidence entre réforme de l'Empire et État représentait la matrice de sa pensée politique. Ahmed Riza présenta avec son rapport les bases d’une modification profonde des structures de l'instruction publique à Bursa. Ce rapport faisait suite à plusieurs mesures qu’il avait déjà entamées. Comme il l’exprimait à sa prise de fonction, il s’agissait pour lui de réaliser une « véritable réforme ». Pourtant, force est de constater que ses proposi-
1880: DE L'AGRONOMIE À L'ÉDUCATION
175
Le rapport de Riza fut traité au ministère et reconnu comme une proposition approfondie pour réformer l’instruction publique à Bursa°?. Furent essentiellement retenus comme principes valables l’idée de regrouper les écoles primaires pour avoir des établissements plus grands, le projet de canaliser les sommes données aux maîtres par les parents au profit de la caisse
d’éducation
et celui
de réquisitionner
les biens
des
vakif abandonnés. Nous ignorons si ces mesures ont été appliquées, et si
oui à quel degré. En tout cas, le traitement du rapport se fit deux ans et
demi après qu’Ahmed Riza l’eut envoyé au ministère”. Avec une assurance qui ne pouvait qu’émaner de la conviction de l’homme moderne de faire partie de l’élite de la société, il avait demandé
dans l'introduction de son rapport la mise en propositions. [l avait également annoncé que, ne verrait plus d’utilité à continuer d’assurer l'instruction publique. Lorsque son rapport reçut passé à l’acte.
œuvre immédiate de ses dans le cas contraire, il le poste de directeur de enfin un écho, il était déjà
tions étaient souvent peu réalistes, à peine applicables dans l’immédiat et nécessitant des efforts considérables. Mais ses propositions ne deviendront pas plus réalistes au cours des années suivantes. Tenant compte
de l’engagement qu’il apportait à son domaine en tant que directeur de l'instruction publique, il aurait pu continuer à exercer ses fonctions dans la province ottomane, pour mettre petit à petit ses propositions en place. Cependant, Ahmed Riza attendait des effets immédiats. Dans ses lettres à sa famille, il s’emportait déjà avant la préparation du rapport sur le fait que ses différentes propositions n'étaient pas retenues et que le vali (ismail Hakki1 Pasa) lui avait répondu sur un ton paternaliste : « Ne vous occupez pas de telles idées. J’aimais bien votre père, vous êtes aussi mon fils. »°2 Il n’y a pas de doute que Riza s’attendait à la réalisation de ses propositions dès sa prise de fonction et que, au moment de la préparation
de son rapport, il avait déjà largement perdu espoir. Il y a peu de doute aussi qu’il s’aftendait à être reconnu pour ses compétences
et pour ses
brillantes idées, pour être promu au sein du ministère de l’Instruction et quitter son poste dans une ville de province. Mais il se retrouvait confronté à l’inertie de l’administration et ne pouvait avoir ni l'impact escompté, ni la promotion désirée. %2 «Bu gibi fikirlere rahib olmayan, ben pederinizi severdim siz de evlâdimsmiz. » Cité par Ahmed Riza dans sa lettre à Osman Bey, 21 Kanûn-i Evvel 304 (2 janvier 1889). ISAM, Fonds Ziyad Ebüzziya.
n
Kâmil Su: « Ahmet Riza Bey’in Raporu Hakkinda Ma’ârif Nezareti’nin Gôrüsü »
Egitim Hareketleri, 24/284-285 (mars-avril 1979), p. 2-6. Le
rapport d'évaluation est daté octobre 1891. Zbid., p. 6.
|
CHAPITRE IV
INVENTER SA VIE: NAISSANCE D'UN INTELLECTUEL OTTOMAN À PARIS Ahmed Riza quitta Bursa à peine deux mois après avoir complété son rapport sur l'éducation pour passer un certain lemps auprès de sa famille à Istanbul, avant d’arriver à Paris autour de juin 1889!. Son départ pour Paris est parfois présenté comme une fuite, certainement pour glorifier sa vie d’opposant au sultan Abdülhamid?, Lui-même n’a
pas réfuté cette interprétation et l’a souvent Corroborées. Toutefois, les
circonstances exactes de cet épisode ne sont pas très claires. D'après
certaines sources, il faisait partie d'une délégation ottomane à Paris et il décida de démissionner après avoir visité longuement l'Exposition
universelle de
1889,
Dans ses mémoires,
il dit avoir démissionné de
son poste après s'être vu refuser l’autorisation de se rendre à l'Exposition*. Une lettre écrite à un ami peu après son arrivée à Paris dônne un
récit quelque peu différent : Münif Pasa assura Riza que le palais ne
donnerait jamais son accord pour un séjour à Paris, 1] lui conseilla alors de partir sans prévenir personne. Ahmed Riza aurait ainsi embarqué sur ! Les premiers documents qui attéstent du séjour d'Ahmed Riza Pari 5 ñ “ie : É à L LEA à de juillet 1889. en ressort qu'il se trouvait déjà à Paris depuis au ne me ini cb Poëme « Acem Sâäh'ina Kaside», 30 juillet 1889. SAM, Fonds Zivad Ébteziya- “ote de
la Banque impériale ottomane à Ahmed Riza du 2 août 1889 faisant ré féonos à nie letrré adressée de sa part le 29 juillet 1889. AN, 17/AS 10. ‘ 2 «Birader Ahmed
Riza Bey'in Hal Tercümesi », Collection Faruk Ilkan.
de Korlaclçi qui évoque la possibilité d’une fuite avec l'assistance
Pozitivismin Türkiye’ye Girisi, p. 247.
d”
Cf. le récit
Fe
Se d’un certain Arif Bey.
* Voir nolumment le début de son discours d'investiture dans sa foncti 3 : E ans sa lo Ê i la Chambre des députés. MMZC (Meclis-i Mebusan Zabr C ‘ridesi ee en ° 18 Mart 1336. Ankara: TBMM, 1982-1993) Session 13 Känun-; Evvel 1324 (26 désire 1908). : % Voir l'introduction au reportage avec Ahmed Riza dans Le ecd'après E. Kabakgr: > . ie Journal, V2 avril. : Cité Sauver l'Empire, p. 41. D'après Aoier ae : lié. à po sous prétexte d'exposer la production séricicole de Bursa et démissionna Sistite Abdilhamid'in Hañra Defteri, éd. Îsmet Bozdaÿ. Istanbul : Pinar, LORG ( 1945), p. 62 | S Alined Riza Bey'in Andart, p. V0. x BG
178
CHAPITRE IV
INVENTER SA VIE
un paquebot à destination de Marseille sans même faire ses adieux à sa famillef.
encore relativement marginal, en 1889 la nervosité du palais fut accrue
La fin d’un parcours : rupture avec la tradition du service de l’État «Si j'avais
voulu agir contre l’État, je n'aurais pas quitté ma position. »7
Nous ne disposons pas de beaucoup de détails sur les circonstances exactes de son arrivée à Paris. Mais une chose reste certaine : il s'agissait d’une rupture dans l'itinéraire de ce jeune Ottoman issu d’une famille
renommée de l’Empire. Un événement qui se produisit tout au début de son séjour à Paris permet de mieux comprendre la détermination de Riza à réinventer sa vie et mérite que l’on s’y arrête. Peu après son arrivée, Riza demanda une bourse d’études pour pouvoir se consacrer à des lectures et à sa formation générale. Quelques semaines plus tard, il reçut une notification de la Banque impériale ottomane qu’une somme d’argent était à sa disposition. Il s’agissait d’un montant de pas moins de 27 200 francs — une petite fortune. Sur demande de clarification, il reçut
la réponse qu’il s’agissait d’une gratification du sultan”.
179
par le centenaire de la Révolution française, Pour autant, est-ce suffisant pour expliquer la proposition d’une somme de 27 200 francs ? Ce montant apparaît d’autant plus aberrant que nous ne pouvons pas affirmer que Riza, malgré une certaine opposition affichée, soit, dès l’été 1889, entré dans une confrontation farouche avec le régime hamidien. Il est effectivement difficile de croire que la gratifica-
tion du sultan se limitât à cette époque déjà à une simple tentative d’acheter le silence d’un fonctionnaire
ayant décidé
de démissionner
et d’aller
vivre à Paris. Est-ce que Riza avait rendu un service au sultan ? Ceci n’est pas attentes et sion. Dans Peut-être impliquant
à exclure. Mais il est plus probable que le sultan avait des qu’il essaya d’acheter sa loyauté en le chargeant d’une misce contexte, on peut aussi penser à une affaire commerciale. demanda-t-il à Ahmed Riza d’être en charge d’un dossier des entreprises françaises, une pratique courante en son temps.
Toutefois, un autre scénario semble plus probable, plus directement lié à la spécificité du régime hamidien. La politique de contrôle d’Abdülhamid était plus vaste et plus sophistiquée que ne laisserait soupçonner son attitude vis-à-vis des opposants
qui s’inscrivait principalement dans une volonté de répression directe.
Premières tentatives du palais
Il s’agissait d’un véritable système qui visait non seulement à sanctionner
Comment expliquer ce geste du sultan et cette somme énorme ? Comme nous allons le voir en détail, la politique du sultan, qui consistait
les voix discordantes mais aussi à exercer un contrôle plus général sur la représentation du pouvoir'!. Le sultan était soucieux de contrôler son
à acheter la loyauté des personnes ayant fui l’Empire ottoman et présentant un danger potentiel pour son image de souverain, est bien connue pour la période de l’opposition jeune-turque!°, mais elle était déjà en place
Europe, où, sous le poids de la montée de l'impérialisme, son image et
à la fin des années $ Ahmed
1880. Si, à cette date, le fait de s’enfuir en Europe était
Riza à Nâzim,
Paris, s.d. [juillet 1889]. Haluk Sehsuvaroëlu:
« Bir Jôntürk
plus généralement celle de l’Empire n’arrêtait pas de se dégrader. Abdülhamid partait d’une réflexion que l’on ne peut réduire à son autocratisme. Comme ses prédécesseurs, il estimait que l’existence d’une image positive de l’Empire dans l’opinion publique des pays européens était la
condition pour obtenir une politique officielle de bienveillance des puis-
1889 Paris Sergisini Anlatiyor », Aksam, 29 octobre 1950. 7 Note non-datée. AN, 17/AS 10. 8 C’est Hanioëlu qui relate celte demande, en référence à une lettre de Riza datée du
8 juillet 1889 dans les archives de l'ambassade ottomane de Paris. fttihad ve Terakki, p. 180. Avant de s’installer à Paris, Riza avait passé quelques jours à Genève. Ahmed Riza
à Nâzum, Paris, s.d. [juillet 1889]. Haluk Sehsuvaroëlu : « Bir Jôntürk 1889 Paris Sergisini Anlatiyor », Aksam, 29 octobre 1950. 9 Note de la Banque impériale ottomane, Paris 2 août 1889. AN,
image non seulement à l’intérieur, dans l’Empire ottoman, mais aussi en
sances vis-à-vis d'Istanbul. Ainsi, le palais était très attentif aux critiques
exprimées dans la presse européenne à l’égard du sultan ou à des positions favorables à l’opposition politique, qui à cette époque venaient majoritairement des groupes bulgares et arméniens. Si le gouvernement
17AS/I0.
19 À la fuite de son beau-frère Damad Mahmud Celaleddin Pasa à la fin de 1899, le sultan proposa jusqu’à cinq millions de francs pour le convaincre de rentrer dans l’Empire ottoman. PAAA, Türkei 198, Bd. 1, À 15242: Télégramme de l’ambassade d'Istanbul au Auswärtiges Amt, 25 décembre 1899; PAAA, Türkei 198, Bd. 2, À 5649 : Rapport de
l’ambassade de Bern au Auswärtiges Amt, 5 mai 1900. Cf. Erdal Kaynar: Les rapports entre
les Jeunes Tures et l'Allemagne avant 1908. Mémoire de maîtrise, Université de Paris VIIL
2004, p. 115-121. M Voir à ce sujet Selim Deringil: {ktidarim Sembolleri ve ideoloji. H, Abdülhamid Dônemi (1876-1909). Istanbul: Yap: Kredi Yay., 2002 (1998).
INVENTER SA VIE
CHAPITRE IV
130
ottoman n’arriva jamais à définir une politique de propagande systématique pour contrecarrer les positionnements défavorables à son égard, il essayait néanmoins d’influer sur son image dans la presse en finançant
des journalistes chargés de réfuter les critiques et de défendre des positions officielles afin de créer l’image d’un régime moderne présidé par un souverain responsable'?. Pendant l’été 1889, le palais était particulièrement attentif. Au cours des célébrations républicaines du Centenaire, le régime ottoman apparaissait comme un anachronisme tandis que l'Exposition universelle ne pouvait qu’inciter le racisme européen et son appréciation de la condition ottomane comme preuve de l’infériorité naturelle des peuples d'Orient. Peu après l’arrivée d’Ahmed Riza, Ebüzziya Tevfik vint lui aussi à Paris,
envoyé directement par le sultan en mission secrète. Il était chargé de contacter des journalistes susceptibles d'obtenir des informations sur une vague d’articles anonymes, particulièrement critiques de la politique hamidienne, qui avaient été diffusés dans différents journaux européens? Le palais pensait pouvoir faire basculer des journalistes moyennant de l'argent, et en conséquence,
les moyens
financiers pour cette mission
étaient importants. Dans ce contexte, il est probable que le sultan estimait pouvoir gagner un point d’appui en la personne d’Ahmed Riza en lui
181
et déçu Ahmed Riza était déçu du fonctionnement de l'administration
ue ses idées ne trouvent pas d'écho. Il avait estimé que son savoir et sa
volonté réformiste suffiraient pour lui permettre d’avoir un impact et d'avancer dans l'administration étatique. Or cela n'avait pas été le cas. Désormais, il s'agissait pour lui d’une « voie barrée » (kat”-1 tarik), et
»!* Refuser «dans ces conditions, [son| poste n'avait plus de pertinence.
L'offre du sultan, en dépit de l'importance de la somme
proposée et des
lui besoins économiques liés à sa situation à Paris, représenta pour J'occasion de souligner sa décision de tourner le dos à un système qu’il jugeait imparfait, bien avant de donner un sens proprement politique à ce geste. Ici réside sans doute l'aspect structurel le plus important de son départ à Paris : il sortait, de son plein gré, du circuit du service de l’Etat, seule référence professionnelle pour lui et ses ancêtres depuis trois générations. Les Jeunes Ottomans n’avaient jamais pris une telle décision. Quand ils quittaient leur poste au sein de la bureaucratie ottomane, c'était parce qu'ils se retrouvaient démis de leurs fonctions par l'autorité éta-
tique. Ils se rendaient à Paris non pas pour visiter des expositions, mais parce qu'ils étaient exilés ou parce qu’ils devaient prendre la fuite. Que signifiait ce pas radical franchi par Ahmed Riza ? Il faut préciser d’abord qu’il ne représentait pas une rupture absolue, visant à se réinet à prendre
ses distances
avec ses convictions.
proposant une somme importante d'argent.
venter complètement
garanti une ter une vie. Il refusa non seulement une somme qui lui aurait
à son propre statut, ni, enfin, sur son attachement à l’État ottoman. C’est pour cela que sa démarche paraît contradictoire : elle revenait à une rupture, non pas dans ses convictions, mais dans ses conditions de vie.
Or, Ahmed Riza dit avoir refusé cette bourse d'étude généreuse, et nous n’avons pas de raison d’en douter. Ainsi, eut-il, peu de temps après son arrivée à Paris, l’occasion de prouver sa détermination de se réinvenau vie facile à Paris pour plusieurs années, mais il renonça aussi à entrer fondal’acte fut qui refus ce service du sultan ottoman. Et c’est peut-être teur de son nouveau parcours. qui, Ce refus annonçait cette opposition d’Ahmed Riza à Abdülhamid des Ottoquelques années plus tard, allait être gravée dans la mémoire tenir tête savait qui courageux homme d’un mans pour sceller son image au sultan. Cependant,
il serait erroné de ne voir dans ce refus que la
chercher les manifestation d’une attitude d’hostilité. Bien plutôt, il faut Riza raisons de ce refus dans la véritable déception qu’éprouvait Ahmed et au vis-à-vis de l’expérience qu’il avait faite dans l'Empire ottoman sein du service de l’État. 12 ER Georgeon:
Abdülhamid I, p. 82.
5 Ô. Türesay : Ebüzziya Tevfik, p. 238-242.
Ahmed Riza ne revenait pas sur l’idée d’homme moderne, ni sur l’importance accordée à l’éducation, ni sur la dimension nationale qu’il attribuait
En se rendant à Paris, il rompait avec la tradition familiale et ses origines
sociales, mais ne renonçait pas à son projet de sauver l’Empire ni à sa propre place au sein de cet Empire. Il y avait donc un écart entre les convictions d’Ahmed Riza et les conditions matérielles de son existence. De fait, cet écart ainsi que son passage à Paris dénotent un changement structurel dans l’histoire politique de l’Empire ottoman et ne saurait
être compris sans être étudié comme
la manifestation d’un problème
d’ordre général, On voit surtout dans la décision d’Ahmed Riza que la
réalité étatique ne satisfaisait plus l'imaginaire de l’homme d’État moderniste. Au fond, le décalage entre les attentes et les expériences, loin de 3 «Bana bu halde o mevki’inin lüzumu kalmamistr. » Lâyiha, p. 4.
” $. Mardin. Jôn Türklerin Siyasf Fikirleri, p. 37.
182
INVENTER SA VIE
CHAPITRE IV :
se limiter à un cas spécifique, représentait le symptôme de toute une génération sous le sultan Abdülhamid, avec des conséquences imprévues pour l’histoire politique de l’Empire. Ce décalage jetait les bases de l'émancipation
de la pensée moderniste
vis-à-vis de l'État, sans pour
183
mière explication que l’on peut avancer pour comprendre ce est politique Il est possible que la disgrâce politique d’Ali Bey décalage ait poursuivi Ahmed ai pesé sur la famille et que la colère d a
La pre
prestigieux Riza même aprés la mort de son père, l'éloignant des postes
autant sortir du prisme étatique, et devenait le fondement de l'opposition
au sein de l'Etat ottoman. Cependant, cette explication ne semble pas
jeune-turque. Mais pour comprendre la manifestation de ce décalage, ;]
et Suffisante. D'ailleurs, au vu de sa future opposition farouche au sien
faut remonter dans la biographie d’Ahmed Riza et revenir à son Parcours
dans l’Empire au moment de son retour de Paris en 1886 et de ses fonctions à Bursa.
au régime hamidien, il paraît peu probable que Riza ait manqué à citer
cette expérience
pour affirmer
son hostilité au sultan.
débuts nécessaire de chercher des explications plus structurelles pour les du fils de sénateur exilé dans la province ottomane
La « voie barrée » : errances face aux changements dans la structure de l’administration ottomane
Il paraît donc
et y voir un change-
ment dans l’organisation de l’administration ottomane. Il nous faut remonter dans le temps pour nous arrêter sur la carrière du père à la fin des années 1870. Comme nous l’avons dit, ces années repré-
tait à plusieurs égards un fleuron de l'éducation moderne dans la pro-
sentaient la période où le père, de par son parcours impressionnant, devait monter aux plus hautes positions de l’Etat ottoman. Consacrée par un
vince ottomane. Poussé par un élan d’optimisme juvénile, R1za ne devait
siège au sénat ottoman, sa carrière prit cependant un tour brutal avec son
Lorsqu’Ahmed Riza avait pris ses fonctions à Bursa, la ville représen-
pas considérer cette nomination avec défaitisme. Du reste, le salaire qu’il
touchait — probablement plus de 2000 kurus — montrait que le poste de directeur du lycée public et encore moins celui de l’instruction publique,
ne se situaient pas en bas de l’échelle de l’administration ottomane. Le poste de directeur de l’instruction publique pouvait d’ailleurs par-
envoi en exil. Certes, l'exil du père représentait surtout une mesure politique, censée éloigner un homme d’État devenu encombrant pour le régime. Mais, au-delà des interprétations politiques, il faut y voir la manifestation des changements dans les structures de l'administration ottomane qui allaient affecter également le parcours du fils. L’exil du
faitement représenter le point de départ d’une bonne carrière. C’est ce
père n’était qu’un signe tragique de l’évolution prise par l’administration
que montre le cas d’Emrullah Efendi, un autre futur unioniste et ministre
sous le nouveau
de l’éducation après 1908, qui se trouva en exil à Paris pendant une courte période en 1892-93. Du même âge que Riza, Emrullah Efendi
volonté politique du sultan de restaurer l’autorité impériale et le processus de modernisation et de rationalisation de la bureaucratie ottomane.
était, avant son passage à Paris, directeur de l'instruction publique, d’abord dans la province de Jannina, ensuite à Salonique et à Izmir (Aydin). Mais les similitudes s’arrêtent là. En tant que fils d’un commerçant de
Loin de se limiter au cas d’Ahmed Riza, ces changements redéfinissaient
Lüleburgaz, Emrullah avait des origines plus modestes et n’avait pas un
sultan, une évolution qui se réalisa au croisement
de la
les structures générales de la promotion au sein de l’administration ottomane et avaient un impact social direct sur les carrières de jeunes bureaucrates. Contre les effets de cet impact se développa un mécontentement
Bey à celui d’Emrullah, nous constatons l’écart entre, d’un côté, les for-
général dans lequel l’exemple de Riza prend son sens. Sur le plan structurel, père et fils furent donc confrontés à un même dilemme. Le projet d’établissement d’une administration capable de
mations ainsi que les origines sociales et, de l’autre côté, la nomination
moderniser l’Empire par la mise en place d’une autorité étatique forte
au premier poste.
et centralisée nécessitait la diffusion des compétences sur lesquelles, depuis le règne de Mahmud II, la classe moderniste avait établi sa posi-
parcours scolaire aussi impressionnant que celui de Riza, ni l’expérience des études supérieures à Paris!$, Si nous comparons le cas d’Ahmed Riza
16 Mustafa Ergün: « Emrullah Efendi, Hayat, Gôrüsleri, Çahigmalan», Ankara Universitesi Dil ve Tairh-Cografva
Fakültesi Dergist, 30/1-2
(1979-1982),
p. 7-36.
Il existe
une documentation abondante sur sa fuite dans les archives ottomanes. Voir BOA, BEO 334/25030 ; 338/2523 ; 379/28352.
tion dirigeante au sein de la société ottomane en transformation. Ainsi, la réalisation des réformes engagées par les modernisateurs provoquait
inévitablement l’érosion de leur propre base de légitimité. Ali Bey avait activement œuvré à la modernisation de l’Empire et il avait engagé son
CHAPITRE IV
INVENTER SA VIE
fils sur ce même chemin. Cependant les forces de la transformation € ommencèrent à se retourner contre la famille Riza et à mettre en dout € son rôle au sein de la politique ottomane. | Les critères, qui avaient permis à Ali Riza de construire sa carriè jusqu’à la fin des années 1870, n'étaient plus suffisants pour re
ce mécontentement général était aggravé, et il reçut une connota_ Or,politique, par la confluence de deux facteurs. D’abord, la tendance
au fils d’avoir un parcours similaire, La maîtrise de la langue françai u
de représenter des phéour LES fonctionnaires et les sinécures étaient loin jomènes marginaux au sein de la bureaucratie ottomane. Le nouveau sul-
184
la connaissance de l'Occident et la familiarité avec « la» science n'étael plus l’apanage ni le privilège de l’ancienne classe moderniste. Celle-a n'était plus la seule à jouir de ces qualités qui l'avaient fait accéder ae rang d’une certaine élite au cours de la première phase des réformbs ottomanes. Cette même évolution, qui provoquait un déclassement de la famille Riza, représentait pour des couches plus modestes une expérience d’ascension sociale. L'établissement d’un système d'éducation moderne
généralisé sous le règne d’Abdülhamid permettait à des milliers de jeunes musulmans d’acquérir des compétences modernes demandées dans une société ottomane en pleine transformation et de dépasser ainsi leur existence sociale initiale. Grâce aux institutions étatiques instaurées pour impulser la modernisation de l’Empire et qui se révélaient être un véritable véhicule de mobilité sociale, une nouvelle couche pouvait s'élever
dans la hiérarchie sociale de l’Empire. Ce fut de ce dynamisme que naquit le mouvement jeune-ture. Les Jeunes Turcs et leur leader Riza étaient liés par une même évolution sociale aux effets opposés. Pour Ahmed Riza, elle revenait à un déclassement, pour la plupart des Jeunes Turcs à une ascension. Pourtant, tandis que la vulgarisation des compétences modernes était suffisamment forte
pour provoquer un déclassement social de la famille Riza, elle ne permettait toutefois pas aux jeunes diplômés des écoles publiques de décrocher
rationalisation de la bureaucratie ottomane, A nes nés
185
visant à résoudre des
de la transition des structures de l'administration depuis
\jes réformes sous Mahmud IT'S, Le suremploi, les privilèges multiples la mise en tan était conscient du fait que cet état des choses empéchait eux-mêmes attiraient place de structures plus efficaces, et les Jeunes Turcs
attention sur ce problème structurel des institutions étatiques”. Mais
se faimalgré l'objectif général de réforme, les modifications entreprises politiques choix de fonction qu’en d'efficacité, saient moins dans un souci
visant à conforter la souveraineté du sultan. L'administration restant dépourvue d’une rationalisation cohérente, les anciens problèmes conti-
hamidien : nuaient à exister et prenaient un nouveau sens sous le régime ils devenaient des moyens politiques d'exercice du pouvoir impérial. D'une façon générale, les problèmes
structurels de la bureaucratie
ottomane en transformation étaient surdéterminés par l’autocratie du règne hamidien et commençaient à être liés dans l'imaginaire politique à ja figure du monarque. Le bannissement d’ingiliz Ali Bey faisait partie
de premières mesures prises par le nouveau sultan visant à établir un
régime dans lequel le pouvoir serait organiquement lié au sultan, En effet, l'administration allait vers un changement qui garantissait la centralité de la figure du sultan, et par conséquent, le régime hamidien est souvent considéré comme une monarchie néo-patrimoniale ou néo-patriarcale”?, L'idée de la loyauté qui s’était exprimée à l’époque des Tanzimat en rela-
fondation de la première cellule jeune-turque à l’École militaire de méde-
tion à l’État ottoman était redéfinie comme un rapport direct des fonctionnaires au sultan. Pour Abdülhamid, la loyauté stipulait l’allégeance au monarque. L'administration fut ainsi très vite marquée par des pratiques de récompense à travers lesquelles le sultan essayait d'exercer un maximum de contrôle sur le corps des bureaucrates en établissant un lien de reconnais-
cine d’Istanbul. Elle se constitua, avant de devenir un groupe politique à
sance direct vis-à-vis de sa personne?!. Le payement des arriérés des
les postes au sein de l’administration qu’ils convoitaient. C’est sur ce
point que les Jeunes Turcs et leur leader se retrouvaient, réunis en une même expérience de méconnaissance de leurs compétences. À ce titre, ce n’est pas un hasard si le départ de Riza pour Paris coïncida avec la
portée nationale, comme un mouvement étudiant. Celui-ci représentait ce que le critique russe Nikolaï Shelgunov a caractérisé pour la Russie comme le « baromètre de l’opinion publique »!?, reflétant le mécontentement général ayant saisi la bureaucratie ottomane. Cité d’après d’anrè F. Venturi ie : Histoire Hictoi du populisme ; | IT Cité russe, p. 428. Venturi lui-même parle à propos du mouvement étudiant de « symptôme ».
BR. Davison: Reform in the Ottoman Empire, p. 34-36.
Voir Läyiha, p. 53-54. 2 Voir notamment les livres de Carter Findley : Bureaucratie Reform et Ottoman Civil M
don
P.
147-160.
Cf. le chapitre
« Un régime autocratique », F. Georgeon : Abdiülhamid I,
Êl Zbid., p. 152-155. Cf. Sultan Abdülhamid. Tahsin Pasa’nin Yildiz Hatralarr. Istanbul :
Boëaziçi Yay., 1990 (1931), p. 5-7.
INVENTER SA VIE
CHAPITRE IV
186 salaires, les rémunérations
supplémentaires,
les sinécures mais
aussi les
nominations aux postes se faisaient dans la logique d’une structure de pouvoir avec le sultan en tête. La tentative du sultan de gagner Ahmedg Riza à Paris par une «gratification » s’inscrivait finalement dans cette même logique. Cette évolution renforça la rupture avec la tradition méri-
tocratique de l’Empire ottoman qui s’était encore maintenue au cours des Tanzimat malgré l'importance croissante du patronage et du clientélisme.
187
l'opposition au sultan et la promesse politique d’un avenir meilleur pour
J'Empire devenaient compréhensibles sur fond de leur propre expérience de frustration professionnelle. Mais la tension entre l'impératif de moderniser l’administration et les au-delà de effets sociaux réels relevait d’une problématique qui allait 'autocratie hamidienne, même si dans imaginaire politique des Jeunes un pays Turcs elle représentait, dans l’immédiat, sa seule raison. Dans
Il est notable que ce système de favoritisme dans lequel la promotion des
où la modernisation se réalisait fortement sous la tutelle de l’État, le
bureaucrates se faisait non pas en fonction de leurs mérites mais en fonction de leur loyauté vis-à-vis du sultan, réussit à établir un corps de fidèles et aussi à intégrer un nombre d’opposants potentiels. Cependant,
question politique cruciale, et, indépendamment de la question de loyauté vis-à-vis d'un sultan autocratique, le décalage entre les attentes profes-
il menait forcement à une sclérose de l’administration qui se trouvait dépassée par le développement de la société. Cette évolution créait une frustration auprès de milliers de bureau-
crates. La politique d’intégration du sultan avait nécessairement ses limites, mais surtout elle empêchait la transformation de l’administration
ottomane en une structure plus efficace par crainte de voir le pouvoir du palais impérial s’éroder. L'administration manquait ainsi d’une organisation capable, d’une part, d’absorber le nombre
grandissant de jeunes
bureaucrates, issus des écoles modernes et formés à l’occidentale, et, d'autre part, de satisfaire les ambitions des hauts fonctionnaires. Le sentiment de n'être pas reconnus dans leurs compétences se développait en particulier chez les jeunes diplômés. Il y avait ainsi une tension auprès d'une génération de jeunes entre la volonté d'engagement et l'expérience d'inertie. Il en résultait une frustration généralisée au sein de la bureaucratie ottomane qui se présente comme
un leitmotiv dans les mémoires
des témoins de l’époque??.
Cette expérience de manque de reconnaissance se juxtaposait avec des considérations d'ordre plus général pour devenir une affaire politique de par cetles première importance. C’est précisément la génération marquée re: jeune-tu ent expérience qui représentait la base d’adhérents du mouvem moder= e Celui-ci se formait non seulement par une conviction politiqu strationn niste mais aussi par l'expérience d'inertie au sein de l’admini
t dus résultant d’une préférence institutionnalisée de la loyauté au détrimen
en pluss principe du mérite. Sans devenir nécessairement militant, de plus dont, Tures Jeunes de bureaucrates développaient des sympathies pour les Syracuse, 2 Serif Mardin: Religion, Society, and Modernity in Turkey. Syracuse, NY : University Press, 2006, p. 196.
t une contrôle sur les promotions au sein de l'administration représentai
sionnelles et l’expérience réelle était à la base des recherches de nouvelles articulations politiques.
Déjà le mouvement jeune-ottoman s’était constitué sur la base d’un sentiment similaire à l’époque des Tanzimat où les pratiques de reproduction de l'élite, mises en place par les nouveaux dirigeants, empêchaient la circulation du pouvoir et la percée des jeunes qui estimaient pourtant
détenir des compétences supérieures”. C’est à travers l’opposition au
système en vigueur que des idées constitutionalistes et démocratiques de
contrôle du pouvoir avaient fait leur chemin dans l’Empire. Formulées comme des valeurs universelles, l'articulation politique de celles-ci restait cependant organiquement liée aux intérêts particuliers de leurs défenseurs, qui étaient aussi ignorants que leurs idoles de l’époque des Lumières en ce qui concerne le contexte matériel de leur existence ou tout autant
désintéressés. Ainsi, le libéralisme des penseurs modernistes ottomans se
fondait moins sur une conviction universaliste qui les aurait amenés
à
porter un intérêt aux problèmes sociaux de l’Empire, et les aurait par la suite motivés à s'interroger également sur leurs propres conditions d’existence, que sur un intérêt personnel visant à permettre fa réalisation
de leur rôle social au sein de la société ottomane. Ce qu’il faut retenir est le point suivant : de la liaison entre la pensée moderniste, le mécontentement général appuyé par l’expérience de frus{ration et la volonté de s’imposer dans la société ottomane naquit la base idéologique d’une action politique commune entre Ahmed Riza et ses Partenaires jeunes-turcs d'origines différentes, avec qui il partageait peu de choses et pour qui il n’avait pas nécessairement une grande estime. n ? Cf.S. Mardin: Genesis, p. 124-127 ; Carter V. Findley : « The Advent of Ideology Ithe Islamic Middle East. Part IL», Studia Islamica, 56 (1982), p. 167.
CHAPITRE IV
INVENTER SA VIE
Ahmed Riza n’était pas seul dans son «calvaire » au sein de l’adminis. tration ottomane. Il y avait dans son parcours des éléments d’identifica.
Il existe une littérature abondante sur le statut que tenait Paris dans j'imaginaire ottoman, ét on pourrait remplir de nombreuses pages en citant des mémoires, des poèmes, des récits de voyages, qui font état de Ja fascination qu'éprouvaient les Ottomans pour Paris. Paris était non
188
tion pour des milliers de déçus de l’époque hamidienne, qui, à l'instar du directeur de l'instruction publique de Bursa, nourrissaient des projets
pour l’Empire et estimaient que leurs compétences n'étaient pars reconnues.
professionnelles
L'expérience décevante faite dans l'administration hamidienne créa
des affinités électives improbables. Ahmed Riza se retrouvait avec des gens plus jeunes que lui, d’origines bien plus modestes, de cultures différentes et issus des provinces reculées de l’Empire, sur la base commune d’un souci professionnel qui s’élargit rapidement à une dimension politique libérale et au postulat de représenter l’élite de la société ottomane
en transformation.
Cette expérience
partagée
représenta le
point de départ qui permit à Ahmed Riza de se placer à la tête d’un mécontentement populaire qui, au cours des années 1890, se développa en un mouvement politique prenant la forme d’une opposition au sultan Abdülhamid.
189
seulement une ville de rêve mais une réalité, en ce qu'elle représentait une référence fixe dans le discours moderniste ottoman. Il y a dans la presse et la littérature de l’époque des Tanzimat et d’Abdülhamid une familiarité avec Paris qui étonne aujourd’hui. On n’avait pas besoin de se rendre à Paris à l'instar d’Ahmed Riza pour recourir à des références parisiennes. À titre d'exemple, il suffit d'évoquer le roman Un Turc à Paris d'Ahmed
Midhat, considéré comme
un livre clé de la littérature
turque. Décrivant parfois minutieusement et avec une érudition époustouflante certains lieux de Paris, ce roman
fut rédigé en 1876 —
des
années avant que son auteur ne se rendît dans cette ville — ce n’est qu’à l’occasion de l'Exposition universelle de 1889 qu’Ahmed Midhat se rendit à Paris, la ville qu’il appelait la « capitale du monde universel de la
civilisation » (umum âlem-i medeniyetin payitahn)®. C’est l'accumulation de petits exemples, similaires à celui-ci, mis en avant par des élites intel-
Dans la capitale de la civilisation À son arrivée à Paris, le sentiment de déception ne se traduisit pas chez
Ahmed Riza immédiatement dans un engagement politique. Ce n’est que six ans après son arrivée que Riza se mit au jeune-turquisme. Considérant que son deuxième séjour à Paris dura 19 ans, un tiers de ce temps se passa en dehors des préoccupations du militant jeune-turc. Pour un séjour qui est généralement décrit comme exil politique, cela est plutôt étonnant. Ahmed Riza prit son temps, et une confluence de plusieurs facteurs fut
nécessaire pour l’éclatement au grand jour de sa veine jeune-turque. Pour
comprendre ce parcours, revenons d’abord à son arrivée à Paris. Quand il décida de laisser en arrière sa vie de bureaucrate dans une
ville de province ottomane pour réinventer sa vie, le choix de Paris ne fut pas le fruit du hasard. Peu importe que dans le dernier quart du siècle d’autres villes européennes aient surpassé la capitale française dans les domaines de l'écriture littéraire, la production scientifique, la théorie révolutionnaire, ou encore l’essor économique”. Paris était la capitale du monde moderne, et de ce fait, la capitale ottomane du XIX° siècle. 4 Cette problématique est traitée dans Christophe Charle/Daniel Roche (dir.) : Capitales
siècle. culturelles, capitales symboliques : Paris et les expériences européennes, XVUHI--XX°
Jectuelles de partout dans le monde qui faisait de Paris ce qu’elle fut : la capitale du XIX® siècle, une ville de rêve, une référence autant culturelle
que politique dans les débats intellectuels. Tenant compte de l’importance de Paris dans l’imaginaire et particulièrement dans le débat intellectuel ottoman, nous poser la question de savoir si Ahmed Riza avait le décida d’aller à Paris. Il avait dû quitter la ville trois ans
du XIX* siècle, nous pouvons choix quand il auparavant, et
il n’est pas difficile d'imaginer qu’il l’avait fait avec beaucoup d’amertume. Après un retour dans l’Empire vécu comme étouffant et décevant, Paris s’imposa comme une évidence. Se rendre à Paris revenait à une libération, conforme à l’image de la ville, celle des libertés#. L'arrivée à
Paris représentait un événement à elle seule. Cependant, la période précise de l’arrivée d’Ahmed Riza renforça la portée que ce changement eut dans sa vie.
Paris: Publications de la Sorbonne, 2002. Voir aussi Christophe Charle: Paris fin de ièvlé, Culture er politique. Paris: Seuil, 1998. 2 qu % È £ x x FA Cité d'après Klaus 1 Kreiser : « Le Paris des Ottomans à la Belle Epoque », Revie élu Monde Musulman et de la Méditerranée, nos. 91-94, p. 338. Après avoir visité Paris, Midhat
bien décrit la ville. NOK 2 avec fierté qu'il avait finalement ë à Mes
Ralph Schor : « Le Paris des libertés », André Kaspi/Antoine Marès (dir.}: Le Paris
Hans 5 É : . : LS étrangersse depuis un siècle, Paris : Imprimerie nationale, 1989, p. 13-33,
190
CHAPITRE IV
INVENTER SA VIE
L’'Exposition universelle, le Centenaire et le républicanisme français
Cependant, l’exposition de 1889 prit une place particulière au sein de
En effet, Ahmed Riza se rendit à Paris à une occasion qui fut considérée, à son époque déjà, comme un événement majeur du siècle, une façon de célébrer les résultats du progrès, la suprématie de l’Europe et les cer.
titudes de la vie bourgeoise : l'Exposition universelle de 188927. Dès leur inauguration en 1851, les expositions universelles étaient considérées comme la grande fête du monde moderne, où les pays occidentaux, «en guise de septième jour »#, mettait en scène le progrès que
leur société avait réalisé et qui avait, de loin, dépassé l’imagination des hommes les plus visionnaires du XVIIF siècle. Pour Walter Benjamin, les expositions
universelles
furent
des
« fantasmagories
capitaliste », des « monades » de la société moderne,
de la culture
où la célébration
grandiose et solennelle de l’avancement technique confrontait l’incapacité politique,
d’abord,
de reconnaître le rôle du travail humain
dans la
réalisation de cet avancement, et surtout de répondre au progrès matériel
soigneusement mis en scène par un nouvel ordre social?. Or, pour les millions de visiteurs des expositions, la mise en scène du niveau d’avan-
cement industriel et scientifique ne se traduisait pas en une compréhension de la nécessité
de changement
socio-économique,
mais
en une
contemplation passive de nouvelles techniques et de nouvelles possibilités dans des festivités immenses, rassemblant le plus grand nombre de personnes, venues
des quatre coins du monde,
que l’histoire ait connues
jusque-là. Dans ces festivités, les merveilles exposées apparurent comme des artefacts d’une utopie, désormais dépourvue de tout sens révolution-
naire, et de laquelle toute trace de passé violent et de coût social de production était effacée, au profit de leur apparition comme fantasmagories du monde moderne.
21 Il existe désormais une documentation abondante sur les expositions universelles. Les premières études ayant été centrées sur leurs liens avec la société industrielle du XIX®
siècle et la culture bourgeoise,
l’attention
s’est orientée depuis
les années
ces festivités. Non seulement pour la mise en scène spectaculaire des ossibilités techniques qui atteignit des niveaux inégalés, symbolisés par
la Tour Eiffel, monument phare de l’exposition. Mais aussi parce que cette exposition, qualifiée de «tricolorée », fut une fête républicaine, associée au républicanisme depuis l’instauration du 14 juillet comme fête
nationale en 1880*°. Le centenaire de la Révolution représenta une occasion particulière pour mettre en scène la République. Après avoir passé deux décennies de guerre, de crise économique, de chambardements politiques, et avoir évité de justesse la débâcle annoncée d’une nouvelle dictature républicaine avec le général Boulanger au début de l’année, Paris avait de quoi fêter. Et par une concordance des hasards et des conjonctures, le moment de fête tomba sur une Exposition universelle, l’apogée des
plaisirs festifs de ce qui allait être appelé la Belle Époque. Le caractère fantasmagorique de l'Exposition universelle servait parfaitement à la redéfinition de l’idéologie étatique française dont le Centenaire fut une étape importante“. Jusque-là, les républicains avaient
scrupuleusement évité la référence à la Révolution, par crainte des échos révolutionnaires qu’elle aurait pu avoir dans la France de l’aprèsCommune. Pour beaucoup, le spectre de la révolution populaire pesait en effet comme l’épée de Damoclès sur l'Exposition universelle, de sorte que le gouvernement ottoman donna l’ordre à son ambassadeur à Paris de quitter la ville le jour de l’inauguration de l'Exposition", Pourtant, il se matérialisa à cette occasion un nouveau discours dans la commémoration de la Révolution. Celui-ci extrapolait le caractère subversif de l'évocation de 1789 pour la soumettre à l’écriture de la Nation et à un principe que l’on peut décrire comme la réalisation de la maxime d’Auguste Comte que Riza allait faire sienne quelques mois plus tard : Ordre et Progrès". Nous pouvons présumer que Riza se trouva à Paris le grand
jour du 14 juillet 1889 lorsque le régime républicain faisait la démonsration de l'écriture de l'Histoire et exprimait une orientation politique
1980
vers leur fonction dans la mise en scène d'une perception euracentriste du monde. Voir
l’article très influent de Timothy Mitchell «The World as Exhibition » de 1988, repris dans idem: Colonizing Egypt. Berkeley/Los Angeles/Oxford : University of Californi Press,
191
1991.
# Pascal Ory: Les expositions universelles de Paris. Paris: Ramsay, 1982, p. 8.
2 «Paris, Capitale du XIXS siècle », Das Passagen-Werk, p. 76-77. Benjamin présente
les expositions universelles comme des anticipations des spectacles de masse, caractéristiques, du fascisme. Pour son concept de Fantasmagorie inspiré du concept de fétiche de Marx voir ibid., vol. IL p. 806 sqq.
4 Charles Rearick: Pleasures of the Belle Epoque. Entertainement and Festivity in Tiürn-ofthe-Century France. New Haven/Londres : Yale University Press, 1986, p. 3-7.
”
po
Pascal Ory: « Le Centenaire de la Révolution française. La preuve par 89 », Pierre (dir.): Les lieux de mémoire, Vol. 1: La république, Paris : Gallimard, 1984, p. 465-
% Charles Sowerwine : « The Origins of Republican
Discourse,
1885-1914», French
History and Civilization : Papers from the George Rudé Seminar, 2 (2009), p. 214. 3 BOA, Y.PRK.HUS 224/96, 27 Saban 1306 (28 avril 1889). Cf. J, Rancière: Les noms de l’histoire, p. 92-94,
192
INVENTER SA VIE
CHAPITRE IV
inscrite dans le progrès sans pour autant mettre en cause l’ordre Social] existant, le jour même où des hommes et des femmes en désaccord avec «la façon dont la bourgeoisie commémorlait] sa révolution » fondèrent
la Deuxième Internationale. L’internationalisme révolutionnaire revendiqué des socialistes fut pourtant une exception lors de l’événement de 1889 qui se réalisa sous les poids grandissants de l'impérialisme et de la concurrence entre les États nations occidentaux. Les premières expositions universelles s'étaient encore déroulées sous l’égide du libéralisme et avaient surtout
servi à faire la démonstration des capacités techniques atteintes par les différentes compagnies industrielles. En 1889, cette orientation libérale avait laissé place à une démonstration de force non pas des entreprises, mais des nations. C’est pourquoi la mise en scène des capacités industrielles ne se limitait plus à la simple célébration des avancements tech-
193
occidentale. La représentation des pays non-occidentaux prit ainsi la forme d’une exposition des merveilles qui par leur authenticité et leur
exotisme amusaient le spectateur occidental et démontraient l’avancement de sa propre société,
L'universalisme
était ainsi la base d’une
fragmentation du monde en régions inégales, mais réunies dans la perception parta gée des valeurs de civilisation et de progrès. Pour le visiteur
ottoman, l'exposition se présentait ainsi comme « la mire sociale darwiniste propre à mesurer le progrès de l’Europe et la position des Ottomans vis-à-vis de celui-ci. »% Pour résumer, Ahmed Riza fit à son arrivée à Paris l'expérience d’un événement qui mêlait la célébration des avancées scientifiques et techniques que la révolution industrielle avait rendues
niques et scientifiques, mais s’inscrivait en même temps dans une straté-
possibles, la commémoration sous le signe d’une idéologie politique adoucie d’un événement considéré comme ayant inauguré une nouvelle époque de l'humanité, et la mise en scène impérialiste, produit de la domination mondiale incontestée de l’Occident au XIX® siècle.
gie nationale qui faisait apparaître les régimes des différents pays comme les vrais acteurs du progrès et servait ainsi à glorifier la force de la nation dans un contexte où l’agitation nationaliste prouvait de plus en plus sa
Nous ne disposons que de quelques bribes pour décrire ses impressions. Cependant, il n’est pas difficile d'imaginer l’impact que l’exposition produisit sur lui au moment de son arrivée à Paris. Certainement, il
valeur dans la mobilisation politique*.
ne faisait pas partie de ces porteurs de fez qui s’intéressaient, d’après Ebüzziya Tevfik, davantage aux danses du ventre qu’aux présentations
Si les expositions universelles étaient devenues l’arène d’une compétition entre les nations, il était clair que la place des États non-occiden-
magnifiques des produits industriels. Il visita longuement et à plusieurs
taux devait nécessairement être au-dessous des nations occidentales. Mil huit cent quatre-vingt-neuf ne servait pas seulement à faire la com-
reprises l'Exposition, restant jusqu’à tard dans la nuit*!. Il fut également
paraison des capacités industrielles des États occidentaux, mais en même
temps à établir le caractère incontestable d’une hiérarchie universelle d’après laquelle le niveau d'avancement technique était l’expression d’une supériorité naturelle de l’Occident sur le reste du monde”. Ce fut au centenaire de la Révolution que l'Exposition universelle se présenta comme une cristallisation de la nouvelle vision du monde qui s'était développée avec l’émergence de l’impérialisme et n’était encore qu’à ses débuts à l’exposition précédente de 1878. Conforme à cette façon de percevoir les choses, la représentation des pays non-occidentaux se réalisait dans la logique d’un universalisme fin de siècle qui classait les peuples du monde d’après une hiérarchie présupposant la suprématie 5 Georgi Piekhanov: « Wie die Bourgevisie ihrer Revolution gedenkt», Neue Zeit, 1891. Cité d’après Walter Benjamin : Passagen-Werk, vol. L p. 244.
% Cf, les notes recueillies par Walter Benjamin. /bid., p. 246-249.
37 Voir Michael Adas: Machines as the Méasures of Men. Science, Technology, and
Ideologies of Western Dominance. Hhaca/Londres : Cornell University Press, 1989.
un observateur très attentif, dans
la lignée d’innombrables
autres voya-
geurs ottomans s'étant rendus dans les villes européennes“. Il est facile d'imaginer un Ahmed Riza encore jeune complètement «électrisé »{* devant le spectacle des illuminations nocturnes de la Tour Eiffel qui scellait l’image de la ville lumière. Une visite de sept heures à la Galerie
des Machines, l’autre édifice majeur de l'Exposition, lui donna le vertige : # Zeynep Çelik: Displaying the Orient, Architecture of Islam in Nineteenth-Century rs
p.
Fairs. Berkeley/Los
Angeles/Oxford : University
of California Press,
1992,
18-32.
C’est
le constat de Carter Findley sur Ahmed Midhat, « An Ottoman Occidentalist
in Europe », p. 38. x K. Kreiser: «Le Paris des Ottomans à la Belle Époque », p. 338. Letire d’Ahmed Riza, Paris, 8 septembre 1889. Haluk Sehsuvaroëlu : « Bir Jôntürk [Pe9 Paris Sergisini Anlauyor », Akgamr, 29 octobre 1950: Ahmed Riza Bey'in Antlarr, p. 10. * CE. C, Findley : « An Ottoman Occidentalist in Europe», p. 26; Christoph Herzog/ Raoul Motika: « Orientalism “alla turca” : Late 191h/Early 20th Century Ottoman Voyages pre
Muslim “Outback” », Welt des 1slams, 40/2 (juillet 2000), p. 139-195. Nous faisons allusion aux jeux d'électricité sur la Tour (« la fée électricité ») que les
Spectateurs retenaient souvent comme le souvenir majeur de l’exposition.
CHAPITRE IV
INVENTER SA VIE
ion et le monde qui il se demanda à la sortie si c'était sa tête ou l'exposit une série de imaginer peut L’homme « écrivit: il tournaient#, À sa sœur,
comme capitale du XIX® siècle ne saurait être dissociée de cette image de ville de la révolution sur laquelle elle se fondait. Au cours du xIX* siècle, Paris fournit la terminologie d’un récit révolutionnaire pour
194
jolis petits exploits et distractions. Mais, un spectacle a”
formidable,
des milliers d'hommes
ble. »T parfait et fascinant que cette Exposition est inimagina Car au
vu de la différence de niveau
de développement
C’est dans ce
sens qu'à la suite de sa visite à l'Exposition universelle Ahmed Riza écrivit dans un poème : «Que la Tour Eiffel devienne la nouvelle réfé-
Cette phrase, impressionniste, comportait aussi, forcément, une valeur
politique.
de lettres partout dans le monde“.
195
et
rence de l'esprit. »*° Grâce à la liaison entre Paris et la révolution, la Tour
d’inégalité prononcée entre l’Europe et l'Empire ottoman, la seule des-
connotation politique. cription des avancées matérielles impliquait une Pour le marxiste russe Georgi Plekhanov, la façon done à 1 Exposition
Eiffel pouvait représenter plus qu’un assemblage de métaux : symbole du progrès, elle était le signifiant des bouleversements de la modernité, une promesse des révolutions à venir — ou comme l’a dit Roland Barthes
révolution sociale le progrès technique était le signe annonciateur de la souligna la ation mondiale à venir6, Pour Ahmed Riza, cette démonstr
« face aux grands itinéraires du rêve, elle est le signe inévitable »5!, Dans l’expérience d’Ahmed Riza, l’image de la ville des libertés se conjuguait avec celle de la révolution, et son parcours s’inscrit ainsi dans cette longue histoire de Paris ville révolution, qui marquait l’imaginaire poli-
universelle de 1889, 1a bourgeoisie commémorait Sa révolution et exaltait nécessité de la réforme de l’Empire ottoman.
tique du XIX® siècle. Paris,
la révolution
et le progrès
Que faut-il entendre par ville-révolution ? D'abord, il faut préciser que
ainsi à l'héritage La portée politique attribuée à l'exposition s’ajouta du centenaire de
ment politique.
a Révolution pour faire de l’arrivée à RSR
événe-
Nous n'avons pas besoin d’anticiper sur l'émergence
tard, ni de remonter du mouvement jeune-turc quelques années plus choisirent la res ns Ottoma Jeunes jusqu'aux années 1860 quand les Paris était la ville ns, Ottoma les pour d’exil: ville que Riza Comme lieu | | de la révolution.
des Comme le nota Victor Hugo en 1867, ce que distinguait Paris
posait un véritable proautres villes, C’était la Révolutiont’. Cette idée polis son Sn blème à la République française, soucieuse dans de détacher le potentiel subversif de l'héritage révolutionnaire au ps
du siècle, le nom re de la stabilité de l’ordre existant. De même, à la fin Paris n était de révolutionnaires restait en somme assez modeste, et la tionnaire, comme € ‘était le cas dans plus la ville de
première moiti&
l'impact de cette image ne suivait pas une forme stéréotypée. Comme les perceptions de Paris en général, la définition donnée à cette image se construisait chaque fois à partir de lunettes mentales différentes®2. L'impact
de la ville-révolution pour Ahmed Riza fut ainsi bien différent que pour nombre de révolutionnaires qui allaient laisser leur empreinte sur l’histoire de leur pays. Le reflet de cette image se manifestait chez lui dans le fait
que son expérience de Paris portait une connotation politique.
En premier lieu, ce ne furent pas des aspects de la vie politique française contemporaine qui affectèrent l’imaginaire d'Ahmed Riza. Ce fut
Surlout une perception générale de progrès qui l’impressionna, ce qui ne se distinguait pas essentiellement de l'impression d’autres Ottomans, fasLinés eux aussi par les possibilités techniques déployées dans la texture urbaine et plus particulièrement par l'Exposition universelle, à travers
la théorie révolu
du XIX° siècle. Cependant, l’image globale de Paris
ürk Haluk Sehsuvaroëlu : « Bir Jônt #4 Lettre d'Ahmed Riza, Paris, 8 septembre 1889.
1889 Paris Sergisini Anlatyor », Akgam, 29 octobre 1950. % Ahmed RiZza à Selma (7), Paris, sd. Hbid.
|
% « Wie die Bourgeoisie ihrer Revolution gedenkt », art. cit.
re reenwich de la linératu « Paris, méridien de G nntialse ci liées, Pi 2200
41 Cité d'après Pascale Casanova: Christophe Charle/L5aniel Roche (dir.): Capitales culturelles. a # CE. Ralph Sehor: «Le Paris des libertés», André Kaspi
ïè iail : se ainsi { es nombre de rélérences-phares du mouvement ouveriement DIs à 1 e ce dés Dane Garhberlar et pouvait, F p.ex. p. ex., se se réfé référer positivement Siti au livre de Reinl Y: Essai sur l'histoire de l'Islamisme. CE. Crise de l'Orient, .p.p. 45: 45: Faillite mor ale, de li |: { P: LIT, LaLs traduction de scéa ce livre en 1910 par Abdullah Cevdet déclencha l'une des plus tes controverses importantes contr ‘histoi de l'histoire de l'édition ottomane, $. Hanioglu : « Garberlar » fbrahim Hatiboëlu: Hat : « Osmant Aydinlarmea Dozy'nin Tärih-i Ésiämiyyet"ine ÀP: 147-139; ; Ibrahim
‘éneltilen vla Gneltilen Tenki Tenkitler», Éstänr
Aragtirmälarr Dergisi, 3 (1999), p. 197-213
264
CHAPITRE V
LA GRAMMAIRE DE LA PENSÉE MODERNISTE
consistait à inverser les éléments essentialistes de l’orientalisme en
connotation locale à partir de l’épistémologie de cette même pensée occi-
recourant à la mise en valeur théorique opérée par des courants de la
pensée occidentale. Ainsi, Ahmed Riza contribua à ce mouvement d’inversion que des intellectuels des pays non-occidentaux opéraient au sein
de l’orientalisme, faisant que l’orientalisme n’apparaissait plus comme un moyen de domination occidentale, mais comme une incitation à
développer leur propre pays/!. Mais au fond, Ahmed Riza faisait preuve de ce que Spivak a nommé la « répétition dans la rupture » (repetition in rupture), où une position et sa contraposition se légitiment mutuellement pour reproduire une même forme de pensée”?. L’orientalisme inversé ne pouvait finalement que renforcer des formes d’argumentation que son auteur essayait de dépasser. La revendication de la différence vis-à-vis de l'Occident résidait dans la reprise des mêmes structures de pensée qui présupposaient la supériorité occidentale, et qui simultanément fournissaient la base à l'expression de la différence.
À la recherche de la gloire perdue : la découverte du passé et de la nation
Si l’assimilation de la dimension hiérarchisante de la pensée occiden-
265
dentale qui avait l’eurocenirisme inscrit dans son fonctionnement. En vérité, nous touchons à une problématique plus globale, car le cas de Riza est parfaitement représentatif du dilemme dans lequel se trou-
vaient la plupart des élites des pays non-occidentaux. Dans le contexte de la domination économique et géopolitique des puissances européennes, la nécessité de d’adapter à une situation locale des concepts conçus comme des valeurs universelles en dépit de leur caractère particulariste
représentait, de fait, une réalité mondiale. Mais sous l’hégémonie de la référence occidentale, les structures de la pensée occidentale figuraient nécessairement comme
la seule base pour rendre compte de cette réalité.
Autrement dit, la domination de l'Occident et le contenu eurocentriste de la pensée universalisée d’Ahmed Riza se manifestaient même lorsque des
membres d’élites non-occidentales comme lui essayaient de la problématiser. Et en effet, paradoxalement, la réponse donnée à ce problème a tout
particulièrement contribué à l’établissement d’un monde régi par des standards internationaux définis par l’Occident’*, Ici, nous touchons à un phénomène crucial de l’histoire mondiale du XIX® siècle : l'émergence du nationalisme dans le monde non-occidental comme une base idéologique d’élaboration politique, en d’autres mots «la transplantation » de
tale ressort comme une base épistémologique de la vie d’Ahmed Riza, il
la nation en tant que « forme modulaire »”4,
lisse, dans un simple processus de diffusion linéaire des idées. Au contraire, comme nous allons le voir plus en détail, la normativité assumée du modèle européen et sa définition essentialiste engendraient une tension profonde qui marqua fondamentalement la pensée de Riza. Sa pensée
La nation, une perception avant d’être une idée
serait erroné de considérer que cette assimilation se réalisait d’une façon
consistait largement dans la volonté de transgresser le contenu essentia-
liste des concepts occidentaux qu’il avait assimilés. Mais en cela, Riza se trouvait confronté à un problème de fond: il essayait de transgresser la connotation spécifique de la pensée occidentale en lui donnant une
l 31 Cf, Partha Chatterjee: The Nation and Its Fragments. Colonial and Postcolonia Ottomaft Histories. Princeton : Princeton University Press, 1993, p. 6-10; C. Findley : « An inversé» de Occidentalist in Europe», p. 44. Voir aussi le concept d’«eurocentrisme Samir Amin. L'eurocentrisme, p.8.
2 Voir Gayatri Chakravorty Spivak: {x Other Worlds. Essays in Cultural Politics.
par ce concept d'autres Londres/New York : Routledge, 1988, p. 250. Spivak critique aussi
théoriciens des postcolonial studies comme Homi Bhabha. Dans le même esprit, Ahmad Aija# sme. « Orienavance une critique de la pensée d'Edward Saïd et de son concept d'orientali talism and After », p. 195 sqq.
Contrairement
au développement
des
nationalismes
en Europe,
et
jusqu’à un certain point sur le continent américain, l’idée de la nation émergea dans les pays non-occidentaux dans un contexte mondial défini par la domination occidentale qui avait alors un rôle essentiel sur sa formation. Sous les conditions de l’impérialisme, la nation se définit en rapport direct avec l'Occident. Cependant, malgré la forme modulaire de AST Dirlik: Dit: «Globalization «CG saut L B Cr.CC Ari Now and - Then. Some Thoughts on Contemporary Rerdnes of Late 19/Early 20 Century Responses to Modernity », Journal of Modern LL hs l fé 4/2 (2006), p. 139-142, Voir aussi le recueil d'articles du même auteur 10Bal“ Modernity.j Modernityà in the Age ge of 0 Global Capitalisnr, NYIR Boulder, der, CO: CO : Para i Publishers, 2007. ! racer | “ + “ À B. Anderson : Imagined C omumunities, p.4. Pour une critique du concept d'Anderson, Ë il Manu Goswami : « Rethinking the Modular Nation Form: Toward a Sociohistorical D flen of Nationalism», Comparative Studies in Society and History, 44/4 (octobre 5 2), p. 770-799 ; Harry Harootunian : « Ghostly Comparisons : Anderson’s Telescope », Macrities, 29/4 (hiver 1999), p. 135-149.
266
CHAPITRE V
la nation,
son adoption
dans
les pays
LA GRAMMAIRE DE LA PENSÉE MODERNISTE
non-occidentaux
ne se faisait
pas par une identification avec l’Europe. Il est à ce titre significatif que l’homogénéisation effective du monde engendrée par l’occidentalisation et l’implantation du capitalisme au niveau mondial ne se réalisait pas sous des appels d'identité avec l’Europe. En dépit de la normativité incontestée du modèle européen, son imitation se réalisait sous une revendication de différence”. L’occidentalisation ressort ainsi comme un
processus contradictoire, définissant une homogénéisation du monde en termes culturels, économiques,
sociaux, administratifs ou intellectuels,
mais posant en même temps l’appel à la différence comme la marge de manœuvre des élites non-occidentales et, cette homogénéisation réelle. Au fond, revendication à la différence et l’insistance se réalisa l’universalisation des normes et le monde.
donc, comme la condition de c'est paradoxalement par la sur des caractères locaux que des valeurs occidentales dans
Cette revendication de différence s’empara de l’idée de la nation et jeta ainsi les bases d’une évolution historique cruciale du XIX® siècle. Comme l'avait dit Ernest Renan en présentant la nation comme «la loi du siècle où nous vivons » 6, la nation émergea au cours du XIX° siècle comme un
standard international qui était construit comme l’environnement « nor-
mal » de l’existence sociétale et la base nécessaire des élaborations poli-
tiques’7. Dans le même temps, l'État-nation apparaissait comme la seule Structure administrative légitime d’un État, adaptée dans le monde entier. L’imitation des structures administratives à l'échelle mondiale, l’uniformisation des élaborations politiques, et enfin, la violence exercée au sein
des États vis-à-vis des identités qui ne se pliaient pas à l’idée de la nation, jetèrent les bases du processus d’homogénéisation le plus influent dans l’histoire, En Europe déjà, la revendication de différence à travers le nationalisme figurait comme la base de l’établissement d’un ordre
75 P. Chatterjee: Nation and lts Fragments, P. 5. 76 Qu'est-ce qu’une nation ?, p. 28.
:
|
7 CE la présentation de nation comme «the most universally legitimate value in the
political life of our time ». B, Anderson: {magined Communities, p. 12.
CT.
u
Arif Dirlik: «nation building, representing the demands of those who view
themselves to be the most modernized elements in society, has served as the most thoroughgoing instrument of the colonization of the world in the name of modernity that is both extensive and intensive : the colonization of physical space as well as the spaces of a
ryday life and the interior spaces of individuals. » «The End of Colonialism? The nn.
Modern in the Making of the Global Modernity », boundary 2, 32/1 (printemps 2005), p. 22.
267
universel, dans lequel le monde serait un «mon de de nations »”, Toutefois, dans les régions non-occidentales, la nation représentait d'autant plus un moyen de s’universaliser en ce qu’elle revendiquait la différence vis-à-vis de l'Occident, et ressortait ainsi comm e un moyen de se posi-
tionner vis-à-vis de la domination occidentale. Mais qu'est-ce qu’une nation ? En dépit du désir inhérent au nationa-
lisme de décrire la nation en termes tautologiques et de la présenter comme une forme naturelle, la définition de ce qu’est la nation reste le point aveugle de toute idéologie nationaliste. Elle est essentiellement
l'expression de rêves, d'intérêts, de négoc iations et de viole
nces#0, Ce problème de fond de tout nationalisme devient encore plus compliqué dans le contexte de son adaptation dans un pays où la politique était fortement ethnicisée. De ce point de vue, la pensée d’Ahmed Riza peut être entièrement décrite comme une pensée aux prises avec les contradictions et les tensions que les élaborations différ entes concernant Ja nation
comportaient inévitablement. Et avec Ja normativité de la nation venait aussi une série d’interrogations politiques, fermement associées avec le nationalisme
et traduites dans le contexte d’un pays non-occidental®! : l’idée de la souveraineté, le rapport entre l’État et le peuple, l’idée hautément complexe d'une identité ethnique, ou encore le concept de l’histoire. De cette façon, les élaboratio ns politiques de Riza doivent être lues comme une tentative de défini r la nation dans une situation nationale et internationale surdéterminée et d’amener par cela la nation
ottomane vers la modernité, Mais avant d'analyser le nationalisme d’Ahmed Riza comme un projet politique, soulignons d’abord quelques fondements épistémologiques à travers lesquels le projet nationaliste pouva it s’exprimer,
Commençons par un point crucial : le Concept de nation chez Ahmed Riza ne fut pas seulement un idéal mais aussi, et, d’abord, une façon de Percevoir son temps. Il ressort de ses écrits qu’il percevait le monde Comme un ensemble divisé en nation s. D'une part, cette perception se F L'expression est empruntée à Chist opher L. Hill, Narioner History and Nations, Voir aussi Eric Hobsbawm the World of : Nations and Nätionalism since 1780. Cambridge : Cambridge University Press, 1990. 2 CE Manu Goswami : Producin g India. From Colonial Economy Chicago/Londres : University of to National Space. Chicago Press, 2004, p. 1-2; Étien ne Balibar: « Die NationForm : Geschichte und licologie» , [1988] idem/Immanuel Wall erstein : Rasse, Klasse. Nation. Ambivalente fdentitéiten . Berlin: Argument, 1992, P. 107-130, CE. Partha Chatterjec : Nationalis e Thought and the Colonial World . À Derivative Discourse. Londres: Zed Book s, 1993 (1986),
CHAPITRE V
LA GRAMMAIRE DE LA PENSÉE MODERNISTE
fait basait sur la réalité du XIX! siècle, où l’État-nation était devenu un ordre. et où le nationalisme se révélait une force politique de premier
d'homme «éclairé » et le peuple ottoman «ignorant », avait créé un mépris pour la société ottomane. C’est par rapport à ce mépris né de
268
D'autre part, cette perception se réalisant en des termes idéologiques, l'État-nation n'apparaissait pas comme une entité politique négociée et le nationalisme non pas comme une idéologie, mais comme l'expression naturelle de la nation, entrant ainsi dans la tautologie classique du nationalisme. Ceci dit, cette naturalité n’impliquait pas que la nation fut une entité qui pouvait exister d’elle-même. Au contraire, l'important était de soigner « la force vitale » (kuvva-i hayatiye)®? de la nation. Et en cela l’idée de la nation était à la fois un impératif et un projet, ouvert à des élaborations politiques définies par l'élite nationaliste. Ainsi, la perception du monde comme un monde de nations impliquait nécessairement une incitation politique. C’est pourquoi il n’est pas étonnant de retrouver chez Riza une attention systématique
aux politiques
nationalistes. Ses écrits sont truffés de références à celles-ci dans les pays européens : le patriotisme français, le rôle unificateur de l’armée allemande,
les efforts de la définition d’une langue officielle, le système
scolaire, les évolutions intellectuelles ayant préparé l'émergence de la nation, le panslavisme, le pangermanisme.. Ces références ne comportent cependant pas de connotations ethnicistes. Effectivement, Ahmed Riza promouvait une définition «civique » du nationalisme, centrée davantage sur des interrogations sur le rapport entre l'État et le peuple
269
l'idée de différence vis-à-vis de l’Occident que se manifestait l’importance cruciale de la forme modulaire de la nation pour la définition d’une politique ottomane. L’idée de la nation entra dans un champ d’imagination politique laissé vide depuis l’ébranlement des certitudes politiques des temps prémodernes. Elle faisait figure de base pour une réinterprétation de l’idée de
différence. L'importance de la forme modulaire de la nation résidait précisément en ce qu’elle établissait une nouvelle
forme
d’identification
avec l’Empire qui combinait le sentiment d’infériorité et une mise en valeur du pays centrée sur sa capacité potentielle de dépasser cette infé-
riorité. Une fois encore, une conséquence possible du décalage ressenti aurait pu être pour Ahmed Riza la réclusion hors de la vie publique et le renfermement dans une tour d'ivoire. Si Riza prit la décision de s’engager pour cette société au fond méprisée, c’est en raison de ses origines familiales, de son appartenance à l'élite étatique qui pesaient sur son parcours et du fait que l’Empire ottoman se présentait pour lui comme un champ de possibilités. Le concept de la nation donna une forme à son engagement politique. Il Jui permit de se réconcilier avec son pays et sa condition d’infériorité qu’il épinglait tant. De ce fait, la différence vis-à-vis de l'Occident se
Les nationalismes se présentent dans ses
posant au début comme un problème finit par devenir le maillon d’un
textes, au moins à première vue, comme des politiques collectives de redressement aboutissant à l'émergence d'États puissants. Ces références
projet politique®?. Le concept de nation fut ainsi élaboré en point de départ d’un système de valeurs à travers lequel Ahmed Riza pouvait
que sur des critères ethniques.
confirment ainsi l’idée que la nation était pour lui à la fois un projet politique et le résultat d’efforts ayant préparé l’émergence de la nation. de Elles corroboraient ainsi la normativité de la nation pour la réforme e nécessair forme que tant en l’Empire ottoman, en tant qu’idéal et aussi de son développement. Comme nous l’avons déjà vu dans le sentiment de décalage ressenti par Ahmed Riza entre la société ottomane et l’Europe, la différence vis-àvis de l'Occident n’était pas, en premier lieu, le résultat d’une revendication nationaliste, mais ressortait comme un problème de structure par
rapport au degré de développement réalisé dans les pays européens,
nécessitant le changement des bases de la société ottomane. Cette conception de la différence, renforcée par l’écart ressenti entre son propre statut 8 Lâyiha sur la langue, p. 12.
établir un rapport à « Son » pays qui prenait la forme d’une patrie et d’une « nation ”, définie comme un champ de possibilités. Le nationalisme se présentait ainsi chez Riza comme la matrice de son engagement politique
pour l’Empire ottoman. Riza présentait la nation
ottomane
non pas comme
la nation
d’un
peuple spécifique de l’Empire, mais comme la nation de tous les Otto-
mans”. Sa conception s’articulait au nationalisme civique de « l’ottoma-
nisme » qui avait été formulé sous les Tanzimat par l'élite politique comme le principe du nouveau rapport entre l’État et le peuple, reposant
» Nous reprenons ici la position de Partha Chatterjiee qui s'est opposé à un modèle réducteur du nationalisme comme un discours « dérivatif » qui aurait découlé d’une forme is développée en Europe. - Nati originale fe p. 18-22, 22 Wor an the Thirdird World, Nationalistis Thought : M Cf. Crise de l'Orient, p. 7.
270
CHAPITRE V
LA GRAMMAIRE DE LA PENSÉE MODERNISTE
sur l'égalité des Ottomans, par contraste avec les principes hiérarchiques imposés par l’islam en tant que système socio-juridique de la société
par le fait que Riza ne s’est jamais consacré explicitement à la question
prémoderne®. Pour illustrer le changement de mentalité concernant la discrimination traditionnelle entre fidèles et infidèles, on a attribué au
de la nation. C’est pour cela aussi que son élaboration de la nation ottomane manquait des éléments cruciaux du nationalisme et permettait une
sultan Mahmud II cette fameuse phrase : « Je ne veux reconnaître désormais les musulmans qu’à la mosquée, les chrétiens qu’à l’église et les juifs qu’à la synagogue.» Et Ahmed Riza était prêt à reprendre cette formule dans ses propres écrits pour illustrer sa conception de la nation
271
litique oltomaniste et d’une perception turquiste était en outre aggravée
élaboration contraire à l’idéal ottomaniste affiché. Nous allons revenir sur cette tension profonde entre l’appel universaliste de l’idée de la nation et son élaboration en termes particularistes, tension qui fut centrale dans Ja pensée politique d’Ahmed Riza.
ottomane, La nation se présentait chez lui ainsi comme un idéal séculier et moderne, adapté aux exigences du XIX® siècle, et elle se référait à une entité politique abstraite universelle, détachée des identifications
particularistes. Dans le monde de nations du XIX® siècle, la place d’une nation composée de différentes nationalités restait à inventer,
et force est de constater
que sur ce point l’imaginaire d’Ahmed Riza, et des Jeunes Turcs en général, fut bien étroit. En effet, nous constatons que Riza était pris dans une
contradiction essentielle du concept de nation, marqué par des références à la fois universalistes et particularistes. Si l’idéal de la nation ottomane se présentait comme
une abstraction politique, la façon dont cet idéal
était mis en valeur dévoile une perception particulariste qui contredisait la définition de la nation en termes universalistes. De fait, l’ottomanisme
d’Ahmed Riza présentant un projet politique civique et global se trouvait contrebalancé par une perception turquiste, c’est-à-dire ethnicisée et particulariste, de la politique ottomane et de la réforme de l’Empire qui colorait l’ensemble de sa pensée. Dans l’ensemble de ses écrits, les non-
Turcs apparaissaient essentiellement en termes de difficultés. Cependant, Ahmed Riza n’avait pas conscience de la nature contradictoire de ses conceptions et l'idéal ottomaniste qui était à la base de son idée de nation se juxtaposait avec une perception turquiste qui empê-
L'histoire comme un moyen de se retrouver dans les temps modernes
L'élaboration d’une nation ottomane pouvait prendre des formes diverses : politique, culturelle, religieuse, linguistique tout autant qu’ethnique et raciale. Mais le fait que Riza n’abordait pas sa définition avait pour effet que sa référence à la nation ottomane ne se fondait finalement
pas sur une réflexion de philosophie politique, ni sur une recherche d’une culture folklorique ou de théories raciales, ni même
sur une mise en
valeur théorique et systématique d’une ethnie, en dépit de la perception profondément turquiste qui marquait l’ensemble de sa pensée politique. De fait, le principal véhicule de l’élaboration de la nation ottomane, le plus récurrent, le plus systématique, et sous-jacent à pratiquement tous les autres aspects de la pensée d’Ahmed Riza, — ce fut l’histoire. Pour comprendre l’importance de l’histoire dans l’idée de nation chez Ahmed Riza, il faut d’abord étudier d’une façon plus générale la place
qu'elle occupait dans sa pensée. Commençons par un constat qui, à notre connaissance, n’a jamais été fait à propos d’un penseur ottoman ne se
revendiquant pas historien : les références au passé et l'évocation d’exemples
historiques occupent clairement la plus grande partie de ses écrits.
| Comment expliquer cette présence centrale de l’histoire dans la pensée
chait l’élaboration de cet idéal en termes universalistes. Ainsi, la mise en
d Ahmed
valeur de la nation ottomane donnait à cette nation conçue comme abstraction politique une coloration distincte. La confusion dans les propos et les interprétations qui résultaient de cette juxtaposition d’un idéal
grand intérêt pour le passé#?. Quand il demanda en 1883 à son beau-frère
85 S. Hanioëlu: «Turkism and the Young Turks », p. 4-5; K. Karpat: Politicization of Islam, p. 313-315 ; Mümtaz’er Türkône : Türk Modernlesmesi. Ankara : Lotus, 2003, p. 253 sqq. 86 EE, Engclhardt: La Turquie et les Tanzimat, vol. 1, p. 33. La reprise par Ahmed Riza est légèrement modifiée, Crise de l'Orient, p. 62. Cf. C. V. Findley : Orftoman Civil Officialdom, p. 22-24.
Riza ? Déjà dans son adolescence, Riza faisait preuve d’un
de ne pas négliger sa propre éducation et de se mettre à la lecture de QUES,
il l’invita,
lui et sa sœur,
à consulter
tout
d’abord
des
livres
d’histoire, à la fois pour « l’amusement » et pour en tirer un «très grand profit »%, En l’occurrence, et certainement pas par hasard, il s’agissait ® Voir Mukaddeme, p. 1, 6 et 23,
n. soulignaient ainsi la normativité du concept de la nation et ressortaient, de ce fait, comme une revendication
de patriotisme, dont l’objet et les critères dépendaient de la définition donnée par celui qui établissait la référence au passé.
La référence historique rejoignait ainsi la mise en valeur de l’islam pour étayer l’idée de la nation ottomane. À ce titre, il n'est pas contra-
dictoire qu’Ahmed Riza se soit surtout référer au passé islamique, le pe souvent pré-ottoman, même si, à première vue, cela semble être OPPOSÉ à l’idée que l’histoire conforte la nation. Comme nous allons IS
encore en détail, le renvoi au passé islamique signifiait une liberté qui permettait d’aller au-delà de l’histoire strictement ottomane dans le contexte de la revendication à la différence vis-à-vis de l'Occident. Cette simultanéité de la mise en valeur de la nation ottomane à travers l’histoire et de la référence au passé pré-ottoman n’altérait toutefois en rien la normativité du modèle européen qui se présentait avec ses institutions et son organisation comme la seule option de réforme. C’est conformément à ce schéma que nous constatons une bifurcation de la 136 Asker, p. 41.
291
référence au passé. Par une différence majeu re avec le déploiement d’une
histoire nationale dans les pays occidentaux, qui établi ssait une évolution
linéaire dans le passé ayant abouti naturellement à la nation contemporaine, l'état de crise de l'Empire ne permettait pas un histo ricisme aussi
schématique dans la référence au passé.
Ainsi, la référence au passé ottoman et islamique servait à exalter la
nation ottomane et à montrer, le passé serva nt de preuve, sa capacité de progrè
s. Mais la maxime selon laquelle l’Empire ottoman pourrait, grâce à sa disposition historique et théorique, sauter l'étap e métaphysique pour accéder directement au stade positif restait hypothétique, et n'interférait pas, paradoxalement, avec l’exemplarité de l’évolution historique européenne qui se présentait dans ses grandes lignes comme le modèle nature] et normatif. Par conséquent, lorsqu’il s'agissait de proposer des réformes, la référence au passé ne concernait pas les institutions islamiques, sauf parfois dans une forme idéalisée, mais les évén ements de l’histoire
européenne, les décisions prises, les batailles gagné es, les politiques inaugurées. Comme nous l’avons dit, parmi l’hist oire des nations, les Ottomans montraient le plus d’affinités avec celle de a France qui avait abouti à cet événement universel que fut la Révol ution française, Riza déclara à plusieurs reprises s'être inspiré de l’histoire pour savoir comment des pays étaient sortis de situations de crise compa
rables à celle qu’éprouvait l’Empire. Cependant, il ne se référait Jamais à l’histoire des Pays musulmans, mais à l’histoire de la France. Quand il disait que le passé contient beaucoup d'exemples similaires à celui de l’Empire, il s’assimilait cetle maxime de Michelet selon laque lle l’histoire de France revenait à l’histoire universelle, et il donnait d’abo rd et surtout des exemples tirés de l'histoire de France!*. Pour lui, il n’y avait pas de doute que la Révolution française avait marqué le début d’une nouvelle ère et que toute politique devait s'orienter dans la lignée de cet événement de portée historique. Si le passé glorieux de l'isla m et de l’Empire lui permettait de féconnaître le potentiel de progrès de son pays, le passé révolutionnaire de l’Europe lui fournissait le Prog ramme pour réaliser ce potentiel et amener son pays à
la modernité38.
At ; A3 ne
: . P. 31. Cf. Christ opher L. Hill : National History and the World of Nations, NUE % ., à 4 24 , [A Sebast ian Conrad à étudié Comment au , : Lust Japon l'Occident était la seule entité ltner l'évolution naturelle des phéno pouvant mènes sociaux. « What Time is Japan? Problems of Comparative ( Intercultural) Histo riography », History and Theory, 38 (1999), p. 74-76.
292
CHAPITRE V
Dans ces renvois au passé, Riza contribuait ainsi à cette « mythologie blanche » qui présupposait l’Europe comme le centre naturel et concepCHAPITRE VI
tuel de l’histoire!*. De cette façon, la référence historique fut, plus qu’un renvoi aux temps passés, la manifestation de la reprise de l’épistémologie occidentale, ayant l’eurocentrisme inscrit dans ses structures et s’imposant comme la base de toute pensée politique. Ce sont des concepts et
des formes de pensées assimilés de l'Occident dans un contexte mondial d’inégalités géopolitiques et économiques qui permirent à Ahmed Riza d’établir un rapport à «son » pays comme un champ d’élaborations poli-
tiques et de faire preuve d’une identification avec l’Empire. Ce fut à travers la grammaire de la pensée moderniste que l’Empire ottoman pou-
LE PROGRÈS ET LA NATION : VERS LA DÉFINITION D'UNE PENSÉE JEUNE-TURQUE En 1892, Ahmed Riza débuta une série de six /âyiha qu’il envoya au sultan Abdülhamid. Fidèle à la tradition de ce type de document, ces écrits donnaient une évaluation de l’état des choses de l’Empire ottoman
vait se présenter comme une nation dans l'imaginaire politique. Et cette
et proposaient des réformes jugées nécessaires pour l'améliorer. Des pro-
nation ottomane se présentait non pas comme un ordre divin ou des «domaines bien gardés (Memalik-i Mahruse) », comme était appelé le
positions de réformes avaient existé en grand nombre depuis le début de
territoire ottoman
nation
quelque peu standardisée du /âyiha!. Cependant, on associe ces documents
moderne, telle qu’elle était définie depuis la Révolution française : une
surtout à l’époque d’ouverture sur l’Europe et aux temps de grandes réformes étatiques. C’est au cours du XIX® siècle que la production de
dans
la tradition
impériale,
mais
comme
une
nation fondée sur la souveraineté, le rapport entre l'État et le peuple, la
définition d’une citoyenneté, le patriotisme, l’existence de l’espace public, une armée de conscription, une constitution, une langue nationale, un système d’éducation généralisé, et enfin le concept de l’histoire.
l'État ottoman
et au
lâyiha explosa?.
Avec
cours
des
siècles,
le déclenchement
celles-ci
d’un
avaient
pris
programme
la forme
radical
de
modernisation, l’État ottoman encourageait les propositions de réformes. D'autre part, durant les Tanzimat, de plus en plus de personnes se mirent
à écrire des propositions et les adressèrent au sultan. Souvent, les /âyiha de l’époque prémoderne figurent comme des écrits politiques, indicateurs
des conflits d’intérêts, des décalages de valeurs et d’attentes, et plus généralement, de la pensée politique de leur temps*. Nous proposons une lec-
ture similaire des traités d’Ahmed R1za. Effectivement, ses écrits prennent une place importante dans l’histoire politique ottomane et peuvent être considérés comme
un symptôme
des changements
culturels et intellec-
tuels sous Abdülhamid. Cependant leur importance réside moins dans l'originalité de leur contenu que dans leur représentativité pour la pensée
d’une nouvelle génération politique, et aussi dans l’impact qu’ils ont eu comme
acte politique, dépassant très vite leur auteur. De fait, Ahmed
! Souvent les /dyiha suivaient, davantage que d’autres types de document ottoman, des normes données. Pour une présentation générale et les variations dans le genre, sur lesquelles nous ne nous arrêterons pas, voir Mübahat Kütükoëlu : «Lâyiha », TDVIA, vol. 27, p. 116-117. 2 Ibid. ; Mehmet ipsirli: «Islahat », TDVÏA, vol. 19, p. 173. 3% Bernard Lewis : « Ottoman Observers of Ottoman Decline », /slamic Studies, 1 (1962),
1# Robert Young : White Mythologies. Writing History and the West. Londres/New York: Routledge, 1996 (1990).
P. 71-87. Pour une étude monographique voir Virginia Aksan : An Ottoman Statesman in War and Peace, Ahmed Resmi Efendi, 1700-1783. Leyde:
Brill, 1995.
294.
CHAPITRE VI
LE PROGRÈS ET LA NATION
Riza n’avait certainement pas pu évaluer que ses écrits auraient des effets différents de ceux escomptés, encore moins qu’ils représenteraient une
qui forme, à côté de Läyiha et de Mektub, ses uniques écrits en ottoman
des premières références du mouvement d'opposition jeune-turque qui allait se constituer quelques années plus tard.
La dissimilitude entre les deux séries est d’abord due à une différence de forme. Les premiers textes s’adressaient à la hiérarchie politique, alors que seconds seront destinés au peuple — même ceux qui sont destinés à
Une volonté de comprendre : le progrès et les temps hamidiens
des personnes
« La société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire, » Honoré de Balzac : La Comédie humaine, 7842.
deux nous sont connus : le premier, écrit comme
une introduction, que
l’auteur prit soin de rééditer en 1895 (y ajoutant une préface)‘; et un autre daté d’août 1893, portant sur la nécessité d’une réforme de la langue, que nous avons pu repérer comme
seul exemple
de ses lâyiha
dans les archives ottomanes. Ajoutons à cette série le traité connu sous le nom de Mektub, que Riza rédigea au début de 1895 à l’adresse du grand vizir de l’époque, Cevad Pasa, quelques mois après avoir arrêté la rédaction des lâyiha. Il publia ce traité en septembre 1895, avec des ajouts mineurs et des notes. Sans être un /yiha dans le sens formel du terme, celui-ci accompagna ses memoranda adressés à la tête de l’État et relève d’un intérêt et d’une argumentation similaires. Ces textes représentent les premiers longs écrits connus d’Ahmed Riza, mis à part son livre de jeunesse sur la chasse. Par leur longueur et leur cohérence, ils permettent d’avoir un premier aperçu de l’idéologie de Riza et de celle des Jeunes Turcs en général en mettant en lumière des aspects clés de cette pensée que l’on retrouvera systématiquement dans
les articles et les livres postérieurs. Nous nous permettrons aïnsi de compléter ces traités par des références à d’autres textes de Riza. Cependant, il faut noter que ces écrits se distinguent de ses textes postérieurs sous plusieurs aspects. En effet, autour de 1900, sa pensée connut une certaine transformation, qui se révèle dans une deuxième série de textes intitulée
Vazife ve Mesuliyet (devoir et responsabilité), publiée entre 1900 et 1907, # Ahmed Riza data son premier lâyiha en utilisant l’année révolutionnaire du calendrier positiviste 4 Kanûn-i Evvel
104 (4 décembre
1892). Läyiha, p. 56. Sa publication date du
mois de mai 1895, tenant compte de son interdiction prononcée par les autorités ottomanes fin mai. BOA,
DH.MKT
386/105 : Note du ministère de l’intérieur, 23 mai
|
ayant une certaine longueur.
se trouvant en haut de la hiérarchie, les interpelleront en
tant que citoyens. En comparant les deux séries, on constate un changement qualitatif dans les idées de Riza. Sans représenter une transformation radicale, l'attention de Riza dans les années 1900 portera sur des aspects
Des six lâyiha rédigés par Ahmed Riza entre fin 1892 et fin 1894,
295
sociaux
et personnels
se rapportant
davantage
aux
individus
qu'aux structures politiques, alors que les /âyiha sont caractéristiques de la pensée politique des années 1890, des perceptions, des attentes et des rêves formulés dans une première phase du jeune-turquisme.
Les lâyiha dans la tradition ottomane et leur réinvention Comment évaluer ces lâyiha? Les traités d’Ahmed Riza ne sauraient être compris sans tenir compte de la naissance d’un concept de citoyenneté qui transforma le rapport sultan-sujet en un rapport État-citoyen. Sans doute, Riza s’inscrivait dans
la tradition ottomane
de conseiller du
monarque,
mais il faut dire que les läyiha acquirent une nouvelle connotation au cours
du XIX° siècle n'ayant plus guère à voir avec les traités de l’époque prémoderne. Au fond, en rédigeant cette série de lâyiha, plutôt que la tradition ottomane, Riza suivait l'exemple des philosophes des Lumières, voire celui du « genre littéraire »* que représentaient des projets de réformes présentés au XIX® siècle par des penseurs occidentaux à l’intention des dirigeants de l’Empire ottoman. Cette série, et d’une façon plus générale le
genre au XIX® siècle, se rapportait aux lyiha des siècles précédents
autant que les memoranda d’un Voltaire se rapportaient à la littérature de conseil aux princes du Moyen Âge. Riza les écrivit dans un système de
référence sensiblement différent des conceptions cycliques qui avaient prévalu jusqu’au XVII siècle, leur donnant un contenu et une argumenation marqués par la perception dynamique du temps du XIX* siècle et de la nécessité de réformes qui découlait de celle-ci. En réalité, ces textes ne se voulaient pas de simples «conseils », mais plutôt comme des exercices pédagogiques. Se voulant à la fois éducatifs
1895. L'écrit à
connu une réédition en juin de la même année, étant donné que la préface est datée 14 juin 1895. Läyiha, 14.
Le mot est emprunté à François Georgeon. « Un positiviste en Orient au XIX° siècle :
Charles Mismer, la Turquie et l'islam », Des Ottomans aux Turcs, p. 143.
296
CHAPITRE VI
LE PROGRÈS ET LA NATION
et didactiques, ils insistent fortement sur la nécessité de l’éducation. En
les pratiques religieuses. Et au fond, le ton de ses textes n’est pas entièrement éloigné non plus de celui qu’il avait dans son quotidien marqué
cela, ils s’inscrivent dans la littérature de conseil et de vulgarisation qui a fortement marqué l’histoire de la presse au Moyen-Orient. L’acte même d’écrire comportait une mission pédagogique. En faisant part aux lecteurs de ses connaissances, de ses observations et de ses analyses, l’auteur était
ar l’«héroïsme de la vie moderne », À tel point qu'il jugea nécessaire
de légitimer son «ton courageux » qui n'avait pas plu son père et qui risquait de ne pas plaire au sultan non plus :
censé servir le pays et contribuer à son progrès. Par ses écrits, l’auteur
«Des expressions dures et sans égards découlant de ma plume avec beaucoup de peine et de douleur peuvent paraître anormales à Votre Œil Impérial.
croyait avoir la mission de « guider la nation »$, C’est sur cette idée que se fondait une presse de vulgarisation à laquelle l’ensemble des écrivains modernistes contribuèrent. Peu dédiée à des questions politiques en tant que telles, celle-ci était définie par une diffusion d’information sèches et factuelles, de conseils pratiques pour la vie quotidienne, de présentations
de principes scientifiques ou de descriptions de la vie dans la nature. Cette démarche connut certainement un essor particulier parce qu’elle permettait d’éviter la politique et, par conséquent, d'échapper à la censure du régime
hamidien. Cependant, elle faisait partie de la définition même de la presse comme moyen d’éduquer la société en diffusant des savoirs et des sciences. Il s’agissait de la raison première de la publication des principaux journaux ottomans comme le Tercüman-1 Ahvâl d’Ahmed Midbat ou le Servet-i Fünûn d'Ahmed Îhsan. D’ailleurs, avant de s’engager dans la
politique clandestine, plusieurs leaders du mouvement jeune-turc avaient eux aussi eu l’idée de lancer un journal de vulgarisation scientifique. Ce constat est vrai pour Ahmed Riza aussi. À Bursa, il avait suivi la même démarche par ses contributions au journal Nilüfer qui comportaient
majoritairement des articles de vulgarisation des découvertes scientifiques et des conseils pour mieux organiser la vie quotidienne en adéquation avec les changements sociétaux de l’époque. Au fond, surtout descriptifs et nettement guidés par un souci de pédagogie, ses écrits politiques
s’inscrivaient dans la lignée de cette approche. En cela, Ahmed Riza perpétuait aussi une tradition philosophique assimilant le philosophe au
professeur, qu’Auguste Comte avait poussée à son point le plus extrêmes. Effectivement, ses écrits furent des interventions politiques formulées à partir d’un positionnement proche de celui d’un professeur. Il en est de même pour ses lâyiha. Mais plus qu’un professeur, Ahmed Riza se comportait en tuteur du sultan. Dans sa motivation, il n’était pas loin de son
attitude envers ses sœurs qu’il exhortait âprement à lire et à abandonner 6 Voir le chapitre d’Anne-Laure Dupont: « L'écrivain “guide de la nation” », Zaydân, p. 359-407. TS. Hanioëlu: Opposition, p. 18.
8 P. Macherey: Comte, p. 60.
297
Présenter les vérités en les habillant chaque fois différemment n’est pas chose difficile. Mais j'ai estimé que pour un Sultan ottoman, un ton courageux était plus adapté. »°
En 1892, Ahmed Riza n’en était pas à son premier /4yiha. Cependant, avec les memoranda préparés depuis Paris, il franchit un cap. En effet,
Jes lâyiha de Bursa et ceux de Paris furent rédigés dans des conditions très différentes : à Bursa, il avait donné suite à une demande officielle de l'administration formulée par le ministère ; à Paris, il rédigea de lui-même les memoranda, sans avoir été aucunement sollicité.
La pratique des /äyiha connut un développement particulier à l’époque hamidienne. Au début de son règne, Abdülhamid avait encore encouragé
les hommes d’État à lui transmettre des propositions sur la politique générale de réforme à suivre!?, Avec la mise en place d’un système autocratique, le sultan s’imposa comme l'interlocuteur des tentatives de réformes, une fonction qu’au cours des Tanzimat le trône avait abandonnée
à la Sublime Porte. Et de fait, avec le poids politique de la Sublime Porte sous les sultans précédents, ce n’était pas au palais que l’on adressait des propositions. De même, les /âyiha présentés au sultan perdirent généralement de leur caractère politique!". La plupart des /âyiha avaient toujours tourné autour d’affaires provinciales ou d’aspects techniques, mais sous Abdülhamid ce caractère s’accentua. À l'instar des rapports d’Ahmed Riza à Bursa, les /dyiha provenaient souvent de fonctionnaires qui faisaient des propositions pour l’amélioration des affaires dont ils avaient la charge.
Les lâyiha de Paris sont très différents dans leur visée et leur contenu. Comme nous l’avons soutenu, les propositions faites dans son rapport au «Elfäz-1 bârde tesrifattan âri ibareler ve elce-i hüzün ve rzdirabla kalemimden sâdir olan bazi agir Wbirler nazar hümayänunuza belki acaib pôrünecektir. Hakikaut Hibâs- nev-benevle ôrierek takdim etmek zor bir sey degildir, Lakin merdâne tarz-1 ifâdeyi bir Osmanli vis daha layik gôrdüm. Bildigimi açiktan açgrÿa sôylemeyi tercih ettim.» Léviha,
p. 55. P.
|
ED. Akarh: The Problems of External Pressures, p. 138. » ct exception notable est le Jâyiha de Mizanci Murad. Cf. B. Emil: Mizanci Murad,
84-85.
298
CHAPITRE VI
LE PROGRÈS ET LA NATION
Ministère
s'étaient inscrites dans une logique de réforme totale de l’Empire, mais elles portaient, néanmoins, sur des cas précis et régionaux ; elles revendiquaient une vision depuis la province, centrée sur des conditions locales. Par contraste, les memoranda envoyés depuis Paris
et aussi à l’histoire islamique. II s'agissait pour lui de réspecter les dispositions positives des principes de l'islam qui s’exprimaient dans leur
forme théologique. En conséquence, fidèle au Concept de la loi des trois
états, il faisait SyStématiquement des Propositions positivistes en forme de références islamiques.
prétendent à une portée plus large. Ils sont moins concrets, mais ils offrent une perspective nationale et une perception de l’Empire depuis le
Pour résumer, motivé par une conviction théorique et un souci pédagogique, Ahmed Riza ne cherchait pas à s’imposer avec des dates À
centre. Ahmed Riza faisait honneur à son identité de Stambouliote, membre de l'élite ottomane depuis des générations pour laquelle la réforme de l’Empire passait nécessairement par son centre.
réforme tirées de réflexions abstraites, mais il fournissait des descripti
du passé ottoman, de ]
Les lâyiha sont d’abord descriptifs. Ahmed Riza ne présente pas un traité philosophique. Son objectif n’était pas de développer une théorie politique qui se situerait dans le cadre d’une discussion de la philosophie politique. Sa motivation était plus immédiate et visait à chercher des solutions aux problèmes qu’il attribuait aux temps hamidiens. Ces solutions n'étaient pas censées provenir d’abstractions philosophiques appliquées à la situation de l’Empire, mais d’une étude concrète de ses conditions.
tuelles que fatigantes,
qui définissaient une bonne partie des écrits unes. turcs. De même, ses textes étai ent peu chargés d’exégèses théo ri us, Au contraire d’un intellectuel jeune-turc comme
Le positivisme avait donné une consécration à cette approche. Il professait
— en somme, la nécessité de changer le monde au lieu de l’interpréter!2. I y à ainsi une logique dans le fait que Riza ne situait pas ses idées
FCRBRQNE
contrastes qu’il établissait entre Je passé de l’Empire et son état résent et entre l'Orient et l'Occident. En cela, sa méthodologie diver _ n celle poursuivie généralement dans Ja littérature Jeune-turque C'est : être paradoxalement l’une des raisons qui ont fait la popularité d'Almed Riza en tant qu’auteur jeune-tu rc. I] ne se Perdait pas dans les co ñ plaintes et les mises en accusati on incessantes du sultan aussi =
Une méthode inductive
l’abandon de la recherche des causes au profit de la découverte des lois, la transition d’une réflexion métaphysique à une discussion positive, le remplacement de débats théoriques au profit d’un souci d'application pratique
299
Abdullah Cevdet . nc remplissait pas ses écrits de réfl exions inspirées des théories du rs
laissait de la place pour le raison nement et Pour la démonstratio n, , et c’est essentiellement pour cela que ses textes sont clairs dans leur argumentation, faciles à Suivre, Viva nts et informatifs.
dans le contexte des débats de philosophie politique occidentale. Nous ne pouvons pas dire qu’il ignorait ou négligeait ces débats, ni conclure que ses écrits ne touchaient à la politique que d’une façon éloignée par
manque d’élaboration explicite", Riza faisait plutôt un choix de méthode, privilégiant une argumentation inductive à une élaboration déductive. Ce choix était corroboré par un autre aspect de son programme positiviste : celui de répandre le positivisme dans la société ottomane. Pour cela, Riza estimait nécessaire de s’adapter aux conditions de l’Empire et de partir de ses réalités pour stimuler la veine positiviste supposée inhérente à la
con Cepis poliiti tiques concernant la façon dont l’état de l'Empire était perçu
ée de réforme s’articulait à
Le progrès, l’Empire et les lois naturelles « Medeniyet ôyle kuvverli bir atestir ki, ona bigäne olantars Yakar, mahveder. » Mustafa Kémal (A tatiürk), 1924 .
population. C’est cette même raison qui motivait ses références à l’islam
Au fonde Le 2 Cf. M. Pickering : Auguste Comte 1, p. 146 & I, p. 181. B°S. Mardin: Jôn Türklerin Siyasf Fikirleri, p. 187. Voir, dans un contexte différent, les remarques d’Anne-Laure Dupont sur Zaydân. Op. cit., p. 365.
.
3 e ce
écrits ne
d’ Ahmed
j Riza représentent une mise en forme plus
l'expérience de bouleversement
Constant
qui $’exprimait
* PreSesndrpoèmes et dans ses correspondances diverses. On ne saurait Compre e ces CS text ICxtes es et leur Fi IMP
ACT Sans lenir compte du Parcours de
‘
300
LE PROGRÈS ET LA NATION
CHAPITRE VI
s son enfance, les hautes leur auteur et des changements radicaux depui Paris qui représentent leur toile études et l'expérience de la ville de que Riza jugea nécessaire de de fond. C’est à partir de ces expériences ci passer à la rédaction de ces écrits. Ceux-
nous permettent de cerner
progrès, et aussi de voir quelle avec plus de précision sa définition du com-
ils nous permettent de suivre conclusion il en tirait, Autrement dit,
e un concept politique et ment la notion de progrès s’articulait comm prétation conservatrice de la comment Ahmed Riza procédait à une inter modernité. sous-jacente à leur caracEn effet, la base des écrits d’Ahmed Riza, ès, qui s’exprimait aussi dans ière descriptif, est la perception du progr souvent la forme de récit de ses poèmes. Les descriptions prennent voyage, très populaire dans merveilles à l'instar de la littérature de se dévoilent aussi dans l’Empire. Cependant, à côté des descriptions, ès. Par conséquent, il y a des ses lâyiha des interprétations du progr ses poèmes, où ENCOTE SES récits différences sensibles entre ses traités et de voyage. qualitative el se rapporte La description du progrès prend une valeur sociétales. Riza S’efforçait de directement à la politique et aux affaires seulement les techniques, mais montrer que le progrès a révolutionné non politique. aussi les sociétés et la Façon de faire la
ation à l'industrie ont imposé « Vu que le progrès des sciences et Son applic r et l'électricité, le mode vapeu la , presse à la société des forces comme la un État ont également changé. de vie [sociale] et la façon de gouverner eurs se sont multipliés et aggravés Les affaires intérieures et les soucis extéri s les diplomates les plus comssant impui au point de surprendre et laisser Les aspects de civilisation s'étant pétents et les plus habiles du monde. »
on du travail s’est imposé. diversifiés et multipliés, le principe de la divisi progrès comme processus uniPour Ahmed Riza, la vérité abstraite du valeur qualitative qui organise la versel se manifeste ainsi comme une bases. La perception de nouveauté société et la politique sur de nouvelles nouvelle, différente des précédentes, et la certitude de vivre dans une ère Car cette certitude corrobore la nécesreçoivent une consécration politique. passé. C’est par rapport au caractère sité d’une rupture politique avec le
l
| |
ik gibi i cemiyetie matbuat, buhar ve elektr M 4 Ulämun terakkisi ve sanayi'e tatbik iye ve dahil 1 Umuri. degist t devlé i ettigimden tarik-i maiset, usûl-i idare.
kuvvetler peyda aciz brrakacik muktédir diplomatlarm sagiriacuk , gavail-i hariciye cihanm en mahir ve i amel kude= imtaks iste her e eutikç vi” ve tekessür derecede çofaldi. Âsär-1 medeniye tenev sine riayet vacib oldu. » Mektub, p: 3.
nouveau,
voire moderne,
301
de la société que se formule
son appel à 1
réforme qui invalide des formules politiques anciennes. Dans a: ensé | j'idée de la nécessité de réforme s’articule par rapport à la perce un du progrès: Comme il ne manquait pas de le souligner, les nouvelles bases de la société avaient engendré des nouvelles demandes.
« De nouvell
idées sont nées de nouveaux désirs. »!* Le poème rédigé à la suite d ‘a visite à l'Exposition universelle de 1889 — dans lequel il avait L de l'impossibilité de s’en tenir aux « idées vétustes (kôhne efkâr) » dar . monde où « le changement, le mouvement
(tagayyür, hareket) » étaient
devenus js prasipes du temps — trouve ici une démonstration politique “4 ne 1e
€ l’ancien devient un impératif de la réforme nécessaire de
Les écrits d’Ahmed
Riza peuvent être vus comme
la traductio
niveau politique de la conception linéaire du temps qui prévo ai la rupture avec le passé et avec l’idée cyclique du temps. L’im A | de l’idée du progrès
se manifeste
d’ailleurs
dans
la forme
es
| d ‘
lâyiha. Les propositions de réforme des époques nes Juaient les conditions de l’Empire et son déclin dans un discours Aviation d’un ordre éthiquelf, et les critiques se concentraient l idée de la dégénérescence et prônaient le retour à un ordre idéal
L de s ' "
existé dans le passé. Dans les lâyiha d’Ahmed Riza, on est loin d _perception tournée vers le passé. Il y a des rétérEnces constantes au
passé ottoman et islamique mais tout en donnant une description , lorieuse du passé, et tout en prétendant à la compatibilité de ses idées ec
la tradition ottomane,
Riza ne lance pas un appel
au ES
arrière. Le concept de l’histoire exprimé dans la définition du en D pres pou par derrière »17 interdisait en effet l’appel ee inue We de veistoire | velle situation créée L ane j | permettre le développement de l’Empire A ré. sentait ainsi comme une nécessité découlant de non Il Te. engendrées par le progrès.
FETES cermanees
L 5 «Yeni fikir erden yeni arzular tevellüd etti. » Läyiha sur la langue,
Läyiha, p. 26.
|
. 5 B. Lewi s: HE re
Observers of Ottoman Decline ». Pour Virginia Aksan (op. cit.) esimi rédigé en 1772 représente le premier exemple d’une pensée
€ lâyiha d
iférente.
É pre
p. 1. Voir aussi
de l'Orient, Pp. 6.
âyiha, p. 33.
302
CHAPITRE VI
Le progrès et la nécessité de réforme
La description de l’étendue du progrès est-elle suffisante pour démontrer la nécessité de la réforme ? Cette nécessité ne saurait être expliquée sans prendre en compte la dimension globale du progrès. Celui-ci étant une valeur universelle, il s’imposait à l’échelle globale et rendait en
conséquence impossible l’isolement. Dans son lâyiha sur la langue, Riza expliquait : « Au fil du temps, les grandes guerres mélangèrent les peuples et changèrent la langue. Dans les régions qui n'étaient pas objet des assauts (...), la langue avait pu rester protégée jusqu’à un certain point. Par contre, à notre Époque, les bateaux à vapeur et les chemins de fer ont opéré un brassage du genre
humain. »!°
La juxtaposition entre les guerres et les moyens de transport n’est pas anodine. En fait, comparée à ses poèmes, la nature de la description du progrès est sensiblement différente. Le progrès se présente non seulement comme un processus rédempteur mais aussi comme une violence.
Au fond, c’est par rapport à sa perception du progrès et son implication pour la réforme nécessaire de l’Empire que se manifestait chez Ahmed Riza l’impact du social darwinisme. À côté de l’utopie libérale qui se basait sur l’impression de la grandeur du progrès et supposait que l’en-
semble des peuples se redresseraient naturellement au fil du temps pour rattraper les pays développés, sa pensée était profondément marquée par les rapports de force et le climat de conflit et de confrontation de son époque. Le dénominateur de son monde n’était pas uniquement la fraternité et l’unité de l’humanité, legs de la philosophie des Lumières, mais aussi le struggle for life de l’époque de l’impérialisme. En conséquence,
le progrès formulait des impératifs que l’on avait intérêt à respecter au risque de se faire anéantir : « Tout ce qui n’est pas nécessaire et utile à la civilisation et à la société périt sans appel. »?!
LE PROGRÈS ET LA NATION
303
Dans la conception du progrès telle que Riza l’exposait, il y avait ainsi yne tension constante, entre d'une part un mouvement vers un futur meilJeur, et d’autre part une violence qui s’abattait sur le monde. Imprégné d'un raisonnement
social
darwiniste,
le progrès
se présente
chez
lui
comme une nécessité qui oblige l’ensemble du monde à s’adapter afin de ouvoir résister à la marche inéluctable de l'Histoire. Ses descriptions émerveillées
des
avancées
matérielles,
sociales
et intellectuelles
de
l’Europe trouvent leur contrepoids dans la perception de la violence du progrès. Ensemble, ils corroborent l’idée de la nécessité de s’adapter au temps modernes, c’est-à-dire de réformer l’Empire ottoman.
L'image de l’Empire qu’Ahmed Riza dresse dans ses /âyiha concorde avec ses premières impressions lors de son arrivée à Paris en 1889 : celle d’un pays «retardé sur le boulevard du progrès ». Cette perception recou-
rait nécessairement à la comparaison entre le progrès réalisé dans les pays européens et la situation de l’Empire. Des exemples diversifiés illustraient le retard de l’Empire et son contraste par rapport à l’Europe, et confortaient par cela même l’idée de réformer la société dont la consti-
tution n’était pas adaptée aux besoins du temps. La Belgique, nous dit Riza, ne fait en superficie qu’un tiers de la province de Konya,
mais grâce à sa production agricole, elle nourrit une
population six fois supérieure??. Tandis qu’un soldat français doit endurer vingt-cinq années de carrière dans des déserts en Asie et en Afrique pour un jour peut-être se voir promu
général, le soldat turc devient colonel
sans même avoir senti l'odeur de la poudre. L’artisanat ottoman qui travaille avec des moyens vieillis n’arrive pas à soutenir la concurrence
des importations venues d'Europe”. Alors que l’Académie française fait
des efforts depuis des siècles pour développer la langue française, la langue ottomane n’est pas standardisée et n’a même pas un dictionnaire valable. De ce fait, la langue reste inadaptée pour comprendre « la pensée
étrangère et les beautés de la civilisation (bedâ’-1 güzellikler) » de sorte que l’on se trouve obligé de recourir à des langues européennes, ce qui crée
un clivage entre un Turc éduqué en Europe et les autres?’ ® «Vaktiyle büyük muharebeler akvami herc-ü-mer eder, lisâm degistirirlerdi. Muhâcemata hedef olmayan yerlerde lisân (...) bir dereceye kadar masûn kalabiliyordu. Halbuki bu asirda vapurlar, simendüferler nev’-i besiri yekdiÿerine karistirdi. » Lâyiha sur la langue,
À ce contraste entre l'Empire et l’Europe, s’ajoute celui entre les Turcs et les Ottomans non-musulmans. À Istanbul, les Grecs et les Arméniens ont
p. 7.
20 On se rapportera à ce sujet aux deux ouvrages classiques. Arno J. Mayer: The Persistence of the Old Regime. Europe to the Great War. New York/Londres : Verso, 2010 (1981);
Z. Sternhell : La droite révolutionnaire.
21 «Medeniycte, cemi’yete lüzum ve faidasi olmayan sey çaresiz mahv oluyor. » Lâyiha sur [a langue, p. 8.
7 Mektub, p. 5. 2% Asker, p. 8. # Mektub, p. 13-14.
# Läyiha sur la langue, p. 9-10, 1-2,
304
CHAPITRE Vi
LE PROGRÈS ET LA NATION
305
établi des associations scientifiques et littéraires, tandis qu'il n’y en à pas
lois naturelles La politique naturalisée : Le diktat des
le grec ou l'arménien en Anatolie, c'est désormais le ture qui y régresse?7
Les lâyiha et l'ensemble des écrits d’Ahmed Riza, font état d'une perception scientifique du monde et exigent en même temps que Geife perception serve de cadre d'interprétation à la condition de l'Empire ottoman, ainsi que de base à la Future structuration nécessaire de la société. L'idée des lois naturelles est l'expression de la façon dont Riza comrenait le monde. Elles font figure de cap théorique à travers lequel il élabore sa pensée. Elles sont ainsi le signe de l'évolution que la conception de la nature, de la société et de la politique avait prise dans la pensée ottomane au cours du XIX® siècle.
pour les Turcs. Alors qu'autrefois on trouvait à peine des gens qui parla ient
Faute d'écoles de qualité, les Turcs et plus généralement les musuÏmans sont en retard non seulement par rapport aux Européens, mais aussi ais
Grecs, Juifs et Arméniens. En outre, les écoles communautaires établies par les missionnaires sont contraires à l’idée même de l’union des Ottomans et minent le sentiment des non-musulmans d’appartenir à l’Empire ottoman, faisant ainsi le jeu des puissances étrangères”. La référence aux écoles communautaires
que nous avons déjà constatée dans ses rapports rédigés
depuis Bursa, est ici développée par Riza en un argument politique au sein d’une pensée qui distingue entre les musulmans et les non-musulmans et
présente le degré de développement des communautés non-musulmanes comme un danger qui se pose à la structure de l’État ottoman.
L'appel à la réforme que Riza lance dans la suite de son récit est donc aussi simple que clair, et se présente comme la mise au point politique de l’ensemble des aspects mentaux et intellectuels qui marquaient sa pensée : la conception linéaire du temps, la perception d’un espace-temps global unifié et la conception sociale darwiniste du monde. Il faut, nous dit Riza, que le gouvernement ottoman s’adapte à la nouvelle situation globale créée par le progrès et respecte les besoins du temps que celui-ci a engendrés. Il faut que l’Empire devienne un de ces « gouvernements
qui tiennent compte de la marche du monde, des besoins des temps, de l'esprit du peuple », parce que « tout ce qui ne s’adapte pas au développement et aux besoins du temps va évidemment régresser. »* L'objectif de cette réforme n’est cependant pas seulement le changement ou un simple redressement de l’Empire. Au vu de la violence du progrès qui nivelle «sans appel» tout ce qui n’est pas conforme aux besoins qu’il
crée, la réforme de l’Empire est une question de survie. Cependant, cet
Mais surtout Riza poursuivait un double objectif en recourant aux lois
naturelles. D'abord, il suivait l’un des grands objectifs de la doctrine de Comte : la conception du monde en termes scientifiques*!. Il voulait ainsi avancer une analyse de l’Empire et de sa condition dans le cadre du programme positiviste. Deuxièmement, Riza essayait de mettre en place
une pédagogie des lois naturelles. En décrivant le progrès, en recourant à des exemples tirés de la nature, en établissant des références au passé ottoman et islamique, il voulait convaincre le sultan, le vizir, et a fortiori, l’ensemble de la population ottomane de la validité invariable des lois naturelles pour la compréhension non seulement du domaine de la nature
mais de l’existence même de la vie sociale. C’est ce qu’il exprima dans le passage le plus fameux de son Lâyiha : «Même
si toutes les forces et les richesses du monde s’assemblaient dans
notre patrie, elles ne pourraient changer le règne des lois naturelles. Comme les montagnes et les rivières de la terre qui sont soumises à une loi, les humains dont la vie est liée à cette planète sont eux aussi obligés d’obéir et de se plier aux lois naturelles dans les affaires publiques et en toute chose. Sans le concours du temps, de la nature et de l’entraide rien n’est possible. »*2
appel de Riza à la réforme et l’ensemble de sa conception du progrès se
trouvent considérablement confortés par une autre dimension fondamentale de sa pensée : l’idée des lois naturelles.
31 E, Kabakçi: Sauver l’Empire, p. 526-527.
2 «Cihanin kudret ve serveti vatanimiza loplansa kavanîn-i tab” yenin hükmünü defistiremez. Kürre-i Arzin üzerindeki daëlar, nehirler nasil bir kanuna tâbi” iseler hayati 26
Lâäyiha, p. 39. Lâäyiha sur la langue, p. 3-4. 28 Kadin, p. 14. 2 Lâyiha sur la langue, p. 3, 5-6; « L’islamisme », Revue occidentale, 14/1 (janvier 1891), p. 117. 30 « Dünyanmn gidigine, zamammn ihtiyacina, insandarin ahvâl-i ruhiyasina vakif olan hükümetler.….” ; « Tagayyur ve ihtiyac-1 zamana gôre ilerlemeyen sey elbet geriler, tenezzül 27
eder. » Asker, p. 5 et 41.
0 kürreye merbut olan insanlar da idare-i umûrda, her seyde kavanîn-i tabfi’ yeye itaa’t ve
inkiyad etmeëe mecburdurlar. Zamanin, tabüi’atin ve mesai-yi müsterekenin yardimi olmazsa
hiçbir is gürülemez. » Lâyiha, p. 10. Ce passage, sans la dernière phrase, relevé pur Mardin Gôn Türklerin Siyast Fikirleri, p. 181) est régulièrement repris dans l’historiographie et représente, de fait, le seul passage connu du Läyiha. À strictement parler, le passage se trouve dans la préface de l'édition inprimée et non pas dans le mémorandum
lui-même,
Même si le même sujet est également abordé dans la partie centrale (ibid, p. 26, 33). Notons aussi que Märdin a omis dans sa citation les mots « idare-i umürda »,
306
CHAPITRE VI
LE PROGRÈS ET LA NATION
307
Ahmed Riza n'était pas le premier à recourir à l’idée des lois naturelles
ne cherche pas pour sa démonstration à recourir à la tradition d’interro-
dans l’élaboration d’un projet d'Empire. La référence à la loi naturelle d'inspiration européenne avait trouvé son entrée dans l’Empire ottoman déjà dans la première moitié du XIX® siècle et avait été conjuguée avec une théorie politique de gouvernement constitutionnel par les Jeunes
Ses interrogations islamique. dans la théologie gal ion sur la loi naturelle + . : Don uniquement inspirées des conceptions occidentales, sans s'appuyer en fait contre la légitimité divine*. Sous Sur | a religion, et étaient dirigées cet angle, l'insistance sur la charia s'explique en ce qu’elle avait établi un rapport à L'ordre naturel, en tant que forme théologique d’une vérité posi-
Ottomans.
Cependant, dans les textes d’Ahmed Riza, nous constatons
un changement qualitatif de l'usage et de l’importance des lois naturelles. Pour les Jeunes Ottomans, la loi naturelle était l’expression de la divinité
et se présentait ainsi comme la révélation d’un ordre divin qu’il fallait respecter pour pouvoir assurer le développement et le bien-être de la société. Pour Nâmik Kemal, à l’opposé de la situation européenne, l’Empire ottoman n’avait pas besoin de la déduction philosophique pour la reconnaissance
des
lois naturelles,
parce
que
celles-ci
se trouvaient
déjà dans le Coran. En conséquence, le retour aux principes de la charia, compromis par le déclin de l’État ottoman, s’imposait pour être en accord avec les lois naturelles. Dans le cas d’Ahmed Riza, nous trouvons aussi des références aux textes islamiques, voir l’utilisation du trope de la charia**. Mais la problématique est manifestement différente. Chez lui, la référence islamique
tive. Par conséquent, la seule légitimité était celle de l’ordre naturel.
La conclusion en était ainsi sans équivoque. R1za conceptualisait l’état actuel de l’Empire et la nécessité de réforme dans le contexte des lois naturelles. Son appel à la réforme consistait à revendiquer la compréhension des lois naturelles, et l’adaptation à celles-ci, afin de permettre l’avè-
nement de l’ordre positif et hisser l’Empire ottoman au rang d’une grande puissance. La première expression de cette approche est la naturalisation du progrès. Ainsi, son mencent de la même gresse conformément mute et se renouvelle. sa place centrale dans tion scientifique dans
lâyiha sur la réforme de la langue et Mektub comfaçon: «Toute chose au monde change et proà une loi naturelle (...). Dans l’état naturel, tout »*? Le caractère de vérité abstraite du progrès, avec la conceptualisation du monde, trouve sa légitimale fait qu’il l’interprétait comme une loi naturelle.
se situe dans un triangle : la mobilisation du passé pour établir une
C’est ici que réside l’importance des lois naturelles pour le développe-
continuité et légitimer ses propres idées ; le souci de pédagogie visant à réveiller le potentiel positiviste caché de la société ottomane, conforme à l’idée de la « valeur transitoire » de l’islam ; et enfin le désir de s’inscrire dans la tradition ottomane du constitutionalisme à laquelle son
ment du scientisme politique dans la pensée de Riza. Elle lui permettait de percevoir le progrès comme un fait naturel et de l’approcher en termes
propre père avait participé.
scientifiques. La naturalité du progrès établie, l’ensemble des interrogations politiques et sociales se présente comme des phénomènes liés aux règles de
On est ainsi loin de la préoccupation de vouloir établir une synthèse
l’ordre naturel. Ainsi, c’est de la définition du progrès comme un proces-
entre la tradition islamique et la philosophie des Lumières. La primauté de la référence occidentale se manifeste dans le fait que Riza ne tentait pas de renouer avec, ou même de se référer à la tradition de l’interroga-
temps, la structure de l’État, elle aussi, a besoin de changement, et chaque
tion sur les lois naturelles dans la tradition islamique, laquelle avait par
ailleurs influencé d’une façon essentielle la discussion des lois naturelles dans l’Europe du Moyen Âge.
sus naturel que découle la nécessité de réforme : « Par rapport à notre
époque a besoin de renouveau et de mouvement. »*# Comme nous l’avons dit, Ahmed Riza n’a pas proposé une analyse pour expliquer le déclin de l’Empire ottoman. Toutefois, il n’est pas
Bien qu’il insiste fortement sur la com-
patibilité entre les principes modernes et les principes islamiques, Riza #°S, Mardin : Genesis, 314-318 ; N. Berkes : Development of Secularism, p. 213-218 ; E. Kabakç1: Sauver l'Empire, p. 213-217. # Voir p. ex. Mektub, p. 7, 8 et 27; Lâyiha, p. 11-13, 26, 39 et 48. % Un bon résumé se trouve dans Dag Nikolaus Hasse : “Influence of Arabic and Islamic Philosophy on the Latin West — Natural Philosophy,” Stanford Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/entries/arabic-islamic-influence/#Nat.
# Mardin a parlé d’une «laïcisation » du concept des lois naturelles COMparé aux Jeunes Ottomans (/ôn Türklerin Siyast Fikirleri, p: 18 D. * « Dünya’da her sey bir kanûn-i tabfi° dahilinde tebeddül ve terakki léder].» Lévila Sur la langue, p. 15 « Hal tabfi'yede hersey tahavvül ve twcdid eder.» Mektub, p. 3. La Phrase du Mekrub est appuyée en note de bas de page par le verset du Coran (55: 26-27): «Tout ce qui est sur la terre passera / La face seule de Dieu restera environnée de ma jesté et de gloire. » | # «Zamanin tabiriyle{,] nizam-1 devletin de tagayyüre ve her devrin bir müceddid ve bir muharrike ihtiyact vardir. » Mektub, p. 3.
308
LE PROGRÈS ET LA NATION
CHAPITRE VI
difficile de voir que l’idée des lois naturelles et leur non-respect pour lui un moyen pour comprendre le déclin de l’Empire. Déjà Kemal avait traduit un livre du philosophe et orientaliste français qui avait présenté la chute des anciens empires comme le résultat
étaient Nâmik Volney, du non-
309
Riza, il était évident que le sultan ne représentait pas l’unique problème de l’Empire et que la question de la réforme relevait d’interrogations plus
larges. Le changement devait ainsi aller au-delà de la déposition du sultan, afin de permettre de remédier à la «crise» de l'Empire. Le mot de
respect des lois naturelles de la part de leur gouvernement”. De telles explications avaient leur popularité dans l’Empire du XIX° siècle“, et Ahmed Riza avait lui aussi lu plusieurs ouvrages de Volney. C’est dans
crise —
ce sens qu’il écrit que les réformes d'autrefois n’étaient pas exécutées en conformité avec les besoins de l’époque et les lois naturelles“!, et qu’il conclut : « Une nation dont les droits civilisationnels et naturels ne sont pas garantis ne peut jamais prétendre au développement. »12 À la lumière
l'instauration d’un régime constitutionnel allait devenir le dénominateur
buhran
—
constituait un leitmotiv de ses écrits.
Quelle forme devait, alors, prendre la réforme? La réponse paraît simple, et se résume à deux mots: constitution et éducation. L'appel à commun
du mouvement jeune-turc.
Quant
à l’éducation,
aucun
sujet ne
préoccupait davantage Riza. Ces deux termes constituaient une véritable obsession chez lui. Mais que signifiaient-ils ? En effet, la méthode induc-
de ces explications, l’état de l’Empire au tournant du siècle apparaît
tive que poursuivait Ahmed
comme résultant d’une non-adaptation de ses structures politiques et sociales aux lois naturelles et aux changements du temps. Car l’inaction est non seulement synonyme de déclin inévitable, mais c’est aussi une révolte contre la nature. En 1902, le poète Tevfik Fikret rédigea son célèbre poème Sis (brouillard), dans lequel il décrivit la ville d’Istanbul couverte d'un épais
réforme au-delà de ce qu’il exprimait explicitement et de chercher le sens
brouillard, symbole du despotisme hamidien. Dix ans auparavant, Ahmed Riza avait recouru à des tropes similaires pour décrire l’Empire ottoman comme une société asphyxiée par l'ignorance, par l’inaction qui était
Riza nous oblige à approcher l’idée de
élargi de ces concepts. C’est à travers ses descriptions du progrès, sa perception dynamique du temps, son approche scientifique et ses réquisitoires contre l’état actuel de l’Empire que se dévoilent les lignes de sa pensée politique. Le sultan, l'État, la nation : l’appel au constitutionalisme «La consultation est l’un des principes
les plus importants
de l’is-
contraire à la loi naturelle, aux exigences du temps et à la gloire d’un ancien empire : « L'ensemble du pays est couvert par une épaisse fumée
lam. » C’est ainsi qu’Ahmed Riza débuta sa série de memoranda adressée
et une brume d’ignorance. »*
rage avant de décider sa politique. À son élection, Abou Bakr pria son
Ahmed Riza visait-il la personne du sultan, à l’instar de Tevfik Fikret ? En fait, dans
ses écrits de la première
moitié
des
années
1890,
ses cti-
tiques n’avaient pas encore pour objet le pouvoir hamidien. Il serait sans doute trop simple d’y voir la marque du despotisme. Riza incriminait l’état général d’un Empire marqué par l’inaction. Cette critique devait nécessairement se superposer à une farouche opposition au sultan, opposition qui n’allait pas faiblir au cours des années. Toutefois, pour Ahmed
au sultan. De son temps, Mahomet chercha à avoir l’avis de son entouentourage de surveiller ses actions et de l’avertir s’il déviait de la voie divine, Omar demanda qu’on le corrige quand cela était nécessaire. Ali dit :
«Il n’y aura pas de vérité là où l’on ne consulte pas. »* Les savants musulmans partageaient l’avis que la consultation était un pilier de l’islam, et en effet, la consultation et le contrôle du monarque représentent des constantes de l’histoire islamique. Pour Riza, il n’y avait donc pas de doute. Le principe de la consulta-
tion était prescrit par l’islam et avait fait ses preuves dans l’histoire, Cette position s’inscrit dans #9°S, Mardin: Genesis, p. 315-318; N. Berkes: Development of Secularism, p. 52-61, 199-202. 40 Hoca Tahsin avait entrepris une traduction de Volney avant Nâmik Kemal. Ô. Tiüresay : Ebiizziya Tevfik, p. 146-147. 41 Lâyiha, p. 26. #2 «Hukuk-1 medeniye ve tabi’iyesi emniyet-i kavviye altinda bulunmayan millet hiçbir vakit kemalata raëbet eylemez. » Mektub, p. 14. #3 «Mülkün her tarafins bir buhûr ve cehalet dumanr kaplanus. » Mektub, p. 10.
la tradition du constitutionalisme
au point de
paraître peu originale. Déjà en 1866, l’instigateur du mouvement des Jeunes
Ottomans,
5
D'OIR
Fazil Pasa,
h
":
avait suivi une
44
L
«Mesveret serf’at-1 Islâmiyenin en mühim
4°
Mic 5 aus n r débarrasser du sultan Abdülhami ülhamid ne se € présentait présentai pas sous de Cependan t, son CRE colitique
itiHOn au coup d'Etat É avait aussi une dimension
5h que qui révélait l’orientation libérale d’Ahmed Riza. Elle exprimait pi di pour le constitutionalisme, c'est-à-dire pour la moderni sation p ; itique L> l'Empi fs Empire. Avant même ê le lancement du | Mesveret : ei4 Riza avait déclaré neen É L que lee rétablisse rétabli ss ment de laa Constitutio constituti r = mane était l'objectif princi rincipal du mouvement |; eune-turc. Pour cit lui, |: convocati À on Re du sspre parlen ent ottoman L constituait s ait l\e le seul moyen de er sortir ” pue Ja crise interne et de faire de lui une puissance respectée ci ; ë était fermement souligné dans le premier article du Mesveret. des péta ROLE: seu long de l’existence du mouvement Sennestute Qui ” n'était pas par hasard qu’il avait choisi de nommer soû lpote al «La Consultati neuliaion ». Loin d’un simple souci de propasg sance, il ait défini dans ses écrits théoriques le système représentatif penes le ,
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"17 Mehmed Murad : « Azizim Riza Bey », Megsverer, n° 3, 1% janvier 1896 L'inacti «L'inaction des Jeunes-Tures », Revue occidentale, 26/1 (janvier 1903), p. 91
ANATOMIE
CHAPITRE IX
478
fondement de la société moderne et Rene donc un
était
i
Î
paradigme
L progrès. Le constitu:
de sa pensée.
Conception linéaire de l’évolution politique, le ce ju es nues retour du pouvoir à la Sublime Porte ne pouvait primer nr rai _… d’un système représentatif. Par conséquent, il considé is puise es € ns positio patibles avec le sens de la politique moderne les mp ie d'Istanbul et du groupe autour de Mizanci1 Murad. Ceux-ci A transfert de poupas une transformation de la politique, mais un simple d hi PERS voir du palais à la Sublime Porte et l'instauration Dans ne . que sultan. du tutelle la responsable qui ne serait pas SOUS au premier
article
de Murad,
Ahmed
attaqua
Riza
:
er
Fe N
n a ïÉ réaffirmer les principes d’un système politique nn En ion sa ma . son projet politique, fréquemment critiqué pour ns” un € P ses d’attentisme, était plus radical que celui des partisa :
régime déjà connu u qui portait en lui comme la nostalgie d’un — t. taine d’années auparavant, à l’époque des Tanzima
ua . Ï Ainsi, dans l’opposition d’Ahmed Riza au recours à Ne ie po la nature se cachait une controverse plus profonde sur “ . i wo l’Empire ottoman. Entre la position de Riza, centrée ée p profess celle et tion, d’idées dans un long processus d'éduca par un sultan du À sser factions plus activi stes, croyant pouvoir se débarra la ée, spontan a l la révolte attentat ou en incitant |la population ottomane à AR itiale de coup d’État ï re controverse perdura, même “one an se ft
soldée
par un échec complet en
|
Mais ce n’était pas la seule ee D artie de 'hatoire REA ne fut la see existant au sein du mouvement. Plus importante pu 1e: SEr IERVET pour portait sur la question d’une intervention étrangère de l’Empire tête la à libéral e régim un Abdülhamid et instaurer des Jeunes Turcs.
étrangère L'anglophilie et la question de l'intervention
e dans crucialiale 6 ngère tenaiait une place : cruc La question de l'interventiion on étra rne à la modernisation CE le mouvement jeune-turc. Au vu de l’appui exte os erche d’une rechn ‘anziimat, laa o la société ottomane depuis l’époque des Tanz g . l iniri des he v moti mc leit un Ieit té ésen représen pé é enne allié1é e avaitit Ë repr puisi sance euro‘opé lle avait joué dans la qu’e rôle le . Par pire l'Em politiques dans 119 Mesveret, n° 3, 1“ janvier 1896, p. 2.
D'UN JEUNE-TURQUISME
479
de l’Empire et dans son soutien diplomatique contre les velléités russes, la Grande-Bretagne occupait une position particulière dans ces jeux de
pouvoir. Les motivations anglaises du soutien à l’Empire étaient évidem-
ment d'ordre économique autant que géopolitique ; néanmoins la GrandeBretagne réussit à faire perdurer son image de puissance libérale mon-
diale même dans le contexte de l’impérialisme déchaîné de la fin du siècle!, Ainsi, les élites ottomanes continuaient à prendre l’Angleterre pour le symbole du libéralisme politique et du parlementarisme, et à la considérer comme
le partenaire naturel de la modernisation ottomane.
Pourtant, les rapports entre l'Empire britannique et l'Empire ottoman s'étaient sérieusement ternis à partir des années 1870, La Grande-Bretagne qui s'était précipitée au secours de l’Empire ottoman lors de la guerre de Crimée contre la Russie, refusa de soutenir son ancien partenaire dans la crise des Balkans de 1876-77 et la guerre russo-turque de 1877-78 et elle sut même profiter de la défaite ottomane en s’appropriant notamment Chypre. Rendu méfiant vis-à-vis d’une puissance qui avait soutenu le
régime avant lui et n’avait pas aidé l’Empire contre la Russie, le sultan
Abdülhamid, opéra un tournant dans la politique étrangère ottomane: il prit ses distances vis-à-vis de Londres en essayant de se rapprocher de la nouvelle force continentale, l'Allemagne. Il n’est pas possible d'étudier le mouvement jeune-turc sans prendre en considération le poids de l’anglophilie dans la politique ottomane du XIX® siècle et la réorientation de la politique étrangère engagée par Abdülhamid IL. En dépit de l’évolution diplomatique anglaise depuis la fin des années 1870, l'opposition Jeune-turque perpétuait l’idée que l’Empire britannique représentait le meilleur allié de l'Empire ottoman et elle s’efforçait de gagner son concours à sa propre cause ou, tout au moins, ÿ songeait-elle, alors même que, à considérer la situation géopolitique et économique de l’époque de l'impérialisme, l’anglophilie jeuneturque puisse paraître quelque peu irréelle!?!. Pourtant, il faut tenir compte de la portée symbolique qu'avait la référence à la Grande-Bretagne dans le discours politique ottoman sous le règne d’Abdülhamid. Par une 70 Il existe une littérature abondante sur ce sujet. Voir p. ex. Jennifer Pitts: À Turn to
Empire. The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France. Princeton : Princeton University Press, 2006. 11° C'est un fait que plusieurs observateurs du mouvement ont souligné, L'ambass adeur allemand d'Istanbul souligna ce paradoxe que l'anglophilie existait au sein des hauts rangs de la société stambouliote en dépit de la politique britannique réelle, PAAA, Türkei 152, Bd. 19, À 6029: Rapport de Marschall à Hohenlohe, Péra, 9 mai 1900,
480
ANATOMIE D'UN JEUNE-TURQUISME
CHAPITRE IX
concordance
de différents
facteurs,
nn
avait ee
cette référence
tout à fait politique!?. Elle s’inscrivait d’abord dans un se : rs AA ei prétation social-darwiniste, L'Allemagne et les FRAIS ES s'imposer comme premières forces économ Iques Le es Ps dét HmisnL de la Grande-Bretagne, c'est l'Empire britannique qui tait la puissance dominante de la politique internationale. Pour les Jeunes lies
« pres
vitale » des Anglais était beaucoup plus visible que celle de Alleman Is qui donnait une impression moins glorieuse comparée à la tra To pe Rae riale anglaise. L'impact qu'avait l'Angleterre sur les eur
raît dans les références idéologiques de plusieurs leaders
1 mou
:
en
Abdullah Cevdet traduisit quatre livres d'Emile Boutmy sur : “peros ! | idéelle et matérielle des Anglais qu’il considérait comme « e Lo gra
le (kavim) au monde »!?#, Quant à Prens Sabahaddin, la écouverte livre d’Edmond
Eu
Demolins l’orienta vers une nouvelle ns
Science sociale créée par Frédéric Le Play et ses disciples. . ne es ds a tait pour titre À quoi tient la supériorité des NE haie . ieéret:e | note que le titre à lui seul suffisait pour attirer su ru unés Cette découverte fut à l’origine de son projet de donner fédérative à l’Empire ottoman,
ralisati
itique
fondée
sur I mia
qui trouva son expression
dan
pre Er
dati
ns
|
non (Tesebbüs-ü Sahsf ve Le Dour rie La et “ D | . -i. “keziyet L en L référence Cemiyeti) à la Grande-B retagne COMpOraNpoNL . ous
Turcs une signification anti-hamidienne. Éorent que berceau is ss du libéralisme, l'Angleterre était identifiée à la pensée mare sr despotique. Saluer l'Angleterre était donc le signe d un pe 10 __. U oi : eu libéral, Cette perception était soutenue par AREA l’anglophilie dans l'Empire. Le soutien anglais à Frppire à. me me Tanzimat était bien présent dans l'imaginaire de la faction pro k 4 des Jeunes Turcs. Se réclamer de l’Angleterre était un moyen cie : clamer héritier des hommes des Tanzimat, de Midhat Pasa en par ne et ainsi d’une tradition politique, avec toute sa dimension Lena sig laquelle le sultan Abdülhamid avait rompu. À ce titre, 1l est 298 12 C[.E, Kaynar: «Les Jeunes Tures et l'Allemagne avant 1908 », p. 296-298. ne uses 233. p: Cité d'après S, Hanioëlu: Abdullah Cevdet, 3 0 Fhbe Le Fürkler «Jün : idem aussi Voir 82. p. uni . se H à » J -L. Bacqué-Grammont/E. Eldem (dir): De la Révolution Française
Akimlari
je d'Atatürk, p. 177.
Ts
S. Mardin : Jôn Türklerin Sivasf Fikirleri, p. 291-298.
481
que le premier tract du CUP ait critiqué le sultan pour s’être aliéné Ja Grande-Bretagne, une critique qui devint aussitô t un leitmotiv de l’oppo-
sition anti-hamidienne!#, Pour les Jeunes Turcs, l’Empi re avait obliga-
toirement besoin d’un partenaire et son choix devait naturellement se porter sur la Grande-Bretagne!?7, Ils estimaient que Londres avait un
intérêt évident à apporter son soutien à l'opposition anti-h amidienne et à
aider les Jeunes Turcs dans leur lutte contre le sultan. À l’automne 1895,
il y avait en effet des signes d’une volonté europé enne d'intervenir
directement dans la politique ottomane
pour mettre une fin au règne
d’Abdülhamid en soutenant des hommes politiques hauts placés opposés
au sultan! Ainsi, dès le début du mouvement, l’idée d’une intervention
étrangère dans le but de détrôner Abdülhamid s’imposait comme un idéal
de la politique jeune-turque. La Grande-Bretagne n° était pas la seule puissance sur laquell e comptaient les Jeunes Turcs pour une intervention étrangère. Ils pouvaient s'orienter vers d’autres pays européens en foncti on des circonstances ou des événements internationaux, une attitude proche de la politique étran-
gère du CUP d'avant 1914, qui irait jusqu’à proposer une alliance avec
la Russie, considérée comme l’ennemi héréditaire de l’Empire ottoman 2°.
Toutefois,
la Préférence
l’Empire britannique Pro-interventionniste Cet état des choses La majeure partie du
des
interventionnistes
allait
décidément
vers
et il y avait une équation de fait entre les positio ns et probritannique. était loin de représenter un positionnement margin al. mouvement jeune-turc se fondait sur l’an glophilie.
Dès l’été 1895, la presse européenne se référait aux Jeunes Turcs comme
une force probritannique!*. Ce ne fut qu’un début. Pour d'innombrables publications jeunes-turques, les louanges de 1 ‘Angleterre représentaient une raison d’ être. Mais l’anglophilie jeune-turque ne restait pas unique-
ment au niveau textuel;
elle se soldait aussi, dès la fin de l’année
1895,
26 Varan Tehlikede !, p. 4:6,
17 Cette idée était souvent appuyée par la référence à l'alliance anglo-japonaise, Voir « Ingiltere Dostlubu », Osmanti, n° 111, 30 août 1902,
Voir S. Hanioëlu: Opposition, p. 62-64: F Gcorgeon: Abdülhamid 11, p. 298-299,
Voir Mustafa and'the First World les Jeunes Turcs et la Turcs et l'Allemagne,
Aksakal: The Orroman Road to War in 1914, The Ottoma n Empire War, Cambridge : Cambridge University Press, 2008, p. 57-92. Sur Question d'Orient voir aussi E. Kaynar: Les rapports entre Les Jeunes p. 109-129, 0 « Jungtürkische Bewegung », Këlner Ze “tune, 27 juin 1895; «The Situation in Turkey», Times, 12 août 1895; « The State of Feeling Among the Turks in Constantinople, Times, 12 novembre 1895,
482
CHAPITRE IX
ANATOMIE D'UN JEUNE-TURQUISME
par des tentatives de gagner l’appui britannique à la politique jeuneturque de coup d‘État. De fait, aussitôt arrivé en Europe, Mizanci Murad
Un épisode important de la politique probritannique s’ouvrit, fin 1899, avec l’arrivée en Europe de Damad Mahmud Celâleddin Pasa et ses fils,
se rendit à Londres pour des entrevues avec le gouvernement anglais pour assurer l’orientation probritannique du mouvement jeune-turc et espérer ainsi obtenir un soutien anglais aux projets de renverser le sultan!*!, Cette
les princes
orientation probritannique était aussi dans l'intérêt des conspirateurs de la Sublime Porte, étant donné que le sultan semblait vouloir se débarras-
ser des hommes politiques qui entretenaient des rapports privilégiés avec la Grande-Bretagne. Ce fut le cas du grand vizir Saïd Paça qui se réfugia à l'ambassade britannique par crainte pour sa vie quelques jours après le
lancement du Megverer!?. Murad
inaugura un grand classique en matière de manœuvres
de la
politique jeune-turque. Les Jeunes Turcs d'envergure essayèrent de se mettre en contact avec Londres pour donner une orientation à leur politique. Mais la majorité ne faisait pas plus que de professer dans des articles aussi nombreux qu’ennuyeux leur admiration pour l’Angleterre
et exprimer l’amitié avec l’Angleterre comme la condition du progrès de l'Empire ottoman. En fait, la volonté de gagner le soutien anglais se maintenait indépendamment de la politique réelle de Londres vis-à-vis de l’Empire ottoman, et aussi de son attitude réelle vis-à-vis des Jeunes
Sabahaddin
et Lôtfullah.
Beau-frère
483
du sultan Abdülhamid,
Damad Mahmud Pasa avait soutenu le consortium britannique dans les négociations sur la concession de la voie ferrée de Bagdad contre la proposition allemande, qui emporta finalement l’offre à la suite d’une
intervention directe du sultan!#, La fuite de Mahmud Pasa et de ses fils
devint une affaire diplomatique majeure et causa la panique au palais'#. Quelques semaines auparavant, une déclaration spontanée de soutien à la
Grande-Bretagne, faite par quelques douzaines d’hommes politiques et d’intellectuels, à l’occasion du début de la guerre de Transvaal avait déjà été perçue comme une manifestation de libéralisme et, donc, d’opposition au sultan, et elle avait montré que le sentiment anglophile existait bien
dans les hauts rangs de la société ottomane!#. La fuite des princes montrait que l’opposition au sultan avait gagné des membres de la famille impériale elle-même. En fait, c’est cette interprétation qui prévalait dans la presse européenne, même s’il y avait aussi une motivation matérielle
à la fuite, causée par l’échec du projet économique anglais soutenu par le beau-frère du sultan!#7, Quoi qu’il en soit, une fois arrivés en Europe,
Mahmud Pasa et ses fils tissèrent des liens avec les Jeunes Turcs et leur
Turcs. Le gouvernement de Londres restait assez fortement sourd aux sollicitations jeunes-turques. Probablement, le seul effet tangible de ce
venue fut acclamée dans les journaux de l’opposition ottomane!#8. Il faut
positionnement pro-anglais était que l’administration britannique d'Egypte
14 Voir sur cette affaire en détail E. Kaynar: Les rapports entre les Jeunes Turcs et l'Allemagne, p. 109-129. C’est dans la suite de cette affaire que l'Allemagne prêta, pratiquement pour la seule et unique fois, de l’intérêt au mouvement jeune-turc avant 1908. 5 PAAA, Türkei 198, Bd. 1, À 14807: Tevfik Pasa (ambassadeur ottoman de Berlin)
garantissait aux Jeunes Turcs la liberté d'expression et même un certain soutien, faisant du Caire une ville majeure du jeune-turquisme!*. En contraste avec la continuité du sentiment pro-anglais dans la presse jeune-turque, les tentatives de prendre contact avec le gouvernement bri-
tannique furent sporadiques, mais rythmèrent néanmoins les désaccords au sein du mouvement et l’évolution des différentes factions. Chacune des tentatives de prise de contact créa l’enthousiasme et chaque échec causa une déception et la perte d’influence conséquente de la faction pro-interventionniste.
1 Mehmed Murad: Mücahede-i Milliye, p. 97-105 (cité d’après B. Emil: Mizanct Murad, p. 138-141); idem: Tati Emeller Acr Hakikatler yahud Gelecek Nesillere Siyasi Âdab Talimi (31 Mart Vakasi Hatiralari), éd. Ahmed Nezih Galitekin. Istanbul : $ehir Yayinlari, 2005, p. 8-9.
|
82 Cf. [Halil Ganem:] « Zavall! Osmanhlar », Megveret, n° 2, 15 décembre 1895. 13 Cf, W. Sendesni: Les Jeunes Turcs en Egypte.
au Auswärtiges Amt, Berlin, 16 décembre
1899.
156$. Hanioëlu: fttihad ve Terakki, p. 335-337. Un diplomate allemand fit la même observation quelques semaines plus tard. PAAA, Türkei 198, Bd. 2, À 2241 : Rapport de Münster (ambassadeur de Paris) à Hohenlohe,
18 février 1900.
"7 Nous ignorons l'équilibre entre les motivations politiques et économiques qui incitèrent Damad Mahmud Paça à prendre la fuite. A. B. Kuran (Osmantr imparatorluigunda lnkcläp Harekerteri, p. 278-281) et Murat Ozyüksel (Osmanti-Alman Éiskilerinin Gelisimi Sürecinde Anadolu ve Bagdat Demiryollarr, Istanbul: Arba, 1988, p. 145-146) présentent les motivations politiques comme étant décisives pour la fuite, D’autres historiens sont plus réservés. Voir S. Akgin: Jôn Türkler ve ttihat ve Terakki, p.58: F. Georgcon : Abdülhamrid 1, p. 380, 15 «Damad Mahmud Pasa Hazretleri », Osmant, n° 51, 1® janvier 1900. « Lettre de Mahmoud Pacha », Mechverer, n° 89, 1* janvier 1900. La lettre fut favorablement reçue par des amis positivistes d’Ahmed Riza. Voir la lettre de A. lillisible] à Ahmed Riza,
janvier 1900. Collection Faruk Ilikan. Un article du numéro précédent du Mechveret semble préparer l’arrivée de Mahmud Pasa et ses fils, suggérant que Riza avait été contacté avant la fuite de ceux-ci.
« Les complices du sultan », n° 88,
15 décembre
1899. Damad
Mahmud Pasa s’empressa de rencontrer Ahmed Riza aussitôt arrivé à Paris. Voir sa carte
484
CHAPITRE
ANATOMIE
IX
vas
particulièrement actif.
|
|
cet événement, 6 15 lesLe mois > qui suivirent s dans Ê . es ie le note Hanioë'u, ,l’ensemble du OUNETementns jeune“ presque gagner sembla UE l ang à PE Hani
L
|
positivé, c'était l'intégrité de l’Empire. a a dééfendai a Riza | que istori que que histori i nta tion |Î | argume à traversï cette d'intégrité qu’il présentait comme
:
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1Mmposé par le passé et échappant
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là à la nécessité d’être légitimé. La Mère-Patrie
Le
D 7. principe de l'intégrité était la seule définition précise a
_ #i û
ri éri e. Selon n. te donner à l’idée de la patriei comme héritag ue. i llement ie : Ï ue, défin Es mystiq présentaiti comme une chose es ssentie
Ne % « Bunlar eslâfin semere-i say ve igtihadidr; bize vediâ'sidr. Bu miras- milliyeyi muhafaza etmek bir kaçg memléket zabt ve teshir cylemekten daha zor ve daha mühimdir. Écdadimizan bu âsâr-1 hayatinr muhafaza ile iktifa ctmek käfi degildir : tezyid ve ikmale gali$mak lâzmdir, Tagayyur ve iht IYAC-1 Zumana güre ilerlemeyen sey élbet geriler, tenezzül eder,» /hid,, p. 41. # [Nicolas de] Condorcet : Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Paris : Agasse, 1794-95, P. 368.
se É sentiment de la grandeur de l’Empire conférée par son pisse __ fai Cette définition vague de l’héritage ottoman s’accordait de # Asker, p. 39.
3% É, Corra: La Patrie, p. V2.
1
666
présentation floue de la patrie en termes essentiellement sentimentaux d’une façon affective pour expliquer la nécessité d’attachement à la patrie et, donc, du patriotisme. Montrant son attachement à la pensée de Nâmik Kemal, il lui emprunta une métaphore-clé établissant une équation entre la patrie et la mère. La figure de la mère se présentait comme la toile de
fond des concepts politiques liés à l’idée de patrie. Stylisée en mère, la patrie se présentait comme une puissance créatrice, objet d’identifications affectives et de désirs politiques collectifs, ainsi que l’incarnation de la communauté nationale à créer par l’action politique masculine. Pour
Ahmed Riza, l'amour de la patrie était un « sentiment cordial » inconditionnel, à l’instar des rapports d’affection entre mère et enfant : «Ceux
qui comparent
la patrie à la mère ont très bien réfléchi. L'homme
sait la raison pour laquelle il aime sa mère et il veut la satisfaire sans rien attendre comme récompense (...). Chacun doit quelque chose à sa mère: la mère, elle, ne doit rien à quiconque. Malheureusement. un groupe de jeunes est apparu, semblables à quelques musulmans qui ont dévié des bonnes voies islamiques, vu que ces dernières ne convenaient plus à leurs plaisirs et à leurs intérêts personnels, et qui, pour éviter de remplir leurs devoirs envers la patrie et fuir le joug des obligations lourdes, considèrent le patriotisme comme étant négligeable et se proclament d’être de leur temps en disant :
“Ma nation, c’est l'humanité, ma patrie, c’est le monde entier.” »#7
La dernière phrase de la citation peut prêter à confusion. Bien entendu,
il faut y voir une surenchère de zèle patriotique, une figure rhétorique
pour renforcer son appel au patriotisme, et surtout une critique de l’internationalisme socialiste mis en avant dans l'Empire par exemple par le Dachnaktsoutioun. Mais cette phrase n’était pas dirigée contre l’internationalisme, également préconisé par le positivisme. Ahmed Riza luimême déclara à plusieurs reprises avoir assimilé ce même principe contre lequel il semblait prendre position*#, La critique répondait au principal
souci de Riza, celui de fustiger un comportement qui cherchait à « fuir le joug des obligations lourdes ». Cette critique du manque d'engagement
7 « Vatan hissi[,] bir hiss-i kalbiyedir. (..) Vatani valideye tesbih edenler pek doÿru düsünmiüslerdir: insan validesini ne için sevdiÿini, ne için hognud etmek istédigini / bilir ve bu hidmet ve muhabbetine mukabil ondan bir sey heklemez, Valideye herkes borçludur ; valide Kimseye borclu degildir, Tenperverliÿe ve menfat- zaliyeye uÿmayan $erayit-i islämiyeyi terk eden ba Müslümantar gibi vatana karsi borcunu edâ etmemek ve zor vazilclerle mukayid olmamak için vatanpervertigi lüzumsuz gôrerek kendilerini dehr vünden ad eden ve “Milletim nev'-i beserdir, vatanin ruy-u zemin.” diyen gençler bizde de ma’teestif türedi.» Asker, p. 41:42, %
P. ex. Faillite morale, p. 136.
667
LE POSITIVISME PATRIOTIQUE
CHAPITRE XIII
. Ja po” ie
patrie se retrouve dans l’ensemble de Vazife ve Mesuliyer. Dans l'appel à l'engagement était adressé au sultan et à la tête de a
Déanemais,
il s'agissait de lui donner un sens global, En consé-
ee. sé sont les Ottomans dans leur globalité qui étaient visés pour n & sMaUÉ d’amour pour la patrie et tenus responsables de la situatio
à la patrie était un devoir naturel, ce een d'autant plus dans le contexte ottoman que | héritage patrie, € trouvait en danger. Cette idée de la patrie imposée dès le début des années 1870, nétamment Nâmik Kemal, et avait été reprise, nous l’avons vu,
devoir _ “ms oRErDANs ue ? s . en ve sos 14 P ume de dans à
sait action publique du CUP*. L'approche de Riza s’insct même
E tendance. Dans le premier Lome de Vazife ve MER
,
*: ce auteur
la négligence “or se déclare ainsi stupéfait face à « l'indifférence et ve miüsâmalh) du peuple à l'égard de la crise de 1 Erapn détresse apr Pour lui, se soucier d'une « mère » malade et en
taire » gaz
À
un
. Ne pas comportement conforme aux lois de l'humanité et de la Are TOUS QUE et tous de aimer la patrie, alors que celle-ci représente la mère , égoïsme del doivent lui être redevables, était pour lui l'expression même à l'instar du sultan Abdülhamid qui, de par son régime nd ns. que sur sa propre personne, donnait le mauvais exemple aux Ottoma t avec rompen ils qu’ pour ns Ottoma résumer, Riza adressait un appel aux ue” politiq ent devienn l'apathie régnante sous le régime hamidien et qu'ils pouvoir de ment conscients : ils doivent s'engager pour la patrie, afin surmonter la crise de l’Empire.
.
L'appel au patriotisme de Riza se présente ainsi comme un Su
les Ottomans, fortement contradictoire. En ce qu’il s’adressait L S du bon foncégal, titre à tenus responsables dans leur ensemble, presque
tionnement de la société et de la persistance de l'Empire en De de leur rôle à jouer au sein de la société, l'appel patriotique avait une pes égalitaire et émancipatrice. En effet, nous trouvons dans son Re sur les devoirs de chaque individu l'écho de l’idéal de «l'amour du travail» qui se présente comme un fil rouge de son parcours personnel et ® K, Karpat: The Poticization of Islam, p. 331-333.
30 Vazife ve Mesulyet, p. 4.
:
nn.
L
4 « on bu gün 6lüm dôgeÿinde, yaralar, bereler iginde inliyor. Büyle nes s d . iedavi ve tezähür olan bir ananm derdine, felâketine lzrm gelen devây1 gehrmemen Lenâsi derdin esbâban, tarz-1 müdâvatm bilip de süylememck insaniyete, kanûn-u tabiyyati asiyân degil midir ? » fbid,, p. 6.
668
CHAPITRE XIII
politique et qui lui servait Pour insis ter sur la capacité d’action des individus. Riza était cohérent avec sa définition de la politique comme une affaire sociétale.
En mettant lPaccent sur les devoi rs, il élargissait sa définition de la politique à l’ensemb le du peuple. En insistant sur la responsabilité qui
incombait à chaque individu par rapp ort à la
société, Ahmed Riza mettait en avant un concept de citoyenneté, qui contrastait avec la paralysie et l'indifférence cara ctéristiques du régime hamidien . Le sens de l’engagement était en outre renforcé par des appels à s'intéress er aux évén ements
de la société, aux
nouveautés scientifiques, à l’évolution du monde en général, à l’actualité politique, des appels qui dépassai ent le cadre de l’opposition directe au sultan®. Le patriotisme se prés entait donc comme une
tentative de faire de la politique une affaire sociétale et de l’introduire dans le quotidien de la vie socia Cependant en même
le. temps, le concept de patrie serva it à mettre des
limites à cette définition de La polit ique comme une affaire de l’ensemb le. Si, dans les écrits des années 1890, l'appel à l'engagement pour la patri e pour créer
l’union de encore une promesse bien circonscrit dans référence suprême de sairement se réaliser
la société et délivrer les énergies du Progrès portait d’émancipation, ce Potentiel éman cipateur paraît la série Vazife ve Mesuliyet. La patrie érigée en Ja politique, l'engagement polit ique devrait nécesdans la logique de l’amour de Ja Patrie. Avec la
présentation de la patrie comme la forme ontologique de la société, les
devoirs et responsabilités de la société, mais aussi l’ordre et le progrès. En Soumission de l'individu
se rapportaient, donc, au bon fonctionnement à l’impératif de servir la Patrie, pour garantir fait, le concept positiviste de Riza visait à la non seulement aux lois naturell es en tant que Structure de base de la socié té réformée, mais aussi aux besoins d e [a Patrie, qui se présentait comme la valeur politique suprême. C’est dans ce contexte que se situent les élaborations sur le soldat et ses devoirs. Évidemment le soldat avait, de par son métie r, le devoir de défendre la patrie : « Le soldat est le gardien de la patrie », écriv it Ahmed RizaŸ, Il lui
incombait ainsi de garantir les front ières de
l’Empire, de le défendre contre les intervention s étrangères et de le pacifier à l’intérieur. Mais l'emploi de la figure du solda t va au-delà de la fonction spéc ifique qui lui était attribuée. Car le solda t est érigé en archétype de l’Ot toma n. S’il doit être prêt à sacrifier Sa vie pour la défense de la patrie, son V Cf. Asker, P. 41; Kadin, p. 28-29 . % « Asker vatanin bekçisidir. » Asker, p. 18.
669
LE POSITIVISME PATRIOTIQUE
La présentation des
loit servir à l’ensemble des Ottomans.
ilitaires se rapportait ainsi au concept de citoyenneté OLLO-
N
sibntet po Alinéa Riza, les Ottomans devaient être ie à er els et à se sacrifier pour la patrie à l'instar M leurs désirs indivi - de ter ottoman et, donc, GE che oies Le discours militariste centré sur l’obéissance, Le Ro " ne sens du sacrifice finit ainsi par ge É re . de la a absolue réf référence par la r définie éfini énér deap la société en général, qe pont C’est dans ce sens que nous devons Pos De
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tous devenir
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à ce qu’il semble à première vue, QE formule
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Moose
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as à la militarisation de la société tout entière : [ idée de Riza chaque individu a un devoir et une responsabilité envers la patrie
a qu'il doit être prêt au sacrifice à l’instar du soldat. La communauté nationale et la souffrance Toutefois,
,
dans
isati la sacralisation
Î sue de la patrie, u
sesat trouvait
Riza |
ELU re oùoù le passé glorieux Far à ne confronté 6 à un para doxe. Dans la mesure
Ne
eat pus en raison d’être de la patrie, la référence au présent Deere rqué que Riza ne s’eng nga En Cette difficulté était d'autant plus marquée
ne
our le meilleur et pour le pire, dans la valorisation des ns ; comme
men fournissa
la race, : etc. qui les territoires, ritoi la langue, les m œurs, mleSs
énéralement les bases d’une élaboration nationaliste. Le GS ou | pp ésuni S OI de la société \ s-développement de l’Empire et de la désunion ain n donné : es celui-ci : étant : excluait en effet la référence au présent, Er futur r. Cor neo : pouvait être conçu que par rapport à son dépassement sou le verrons, c’est uniquement dans ses idées sur «la» femme ste i une référence réfé ifi résent. positive ue Riza OU Ait se permettre de faire 1è tome de Vazife ve Mesuliyiye Mais dans le premier et le deuxième émise de l'épogue des Tr reste de ses écrits, cet élément est ne en e de Sd illeur. également loin de l’optim Par ailleurs, on est égale nee ne considérée zimat, lorsque la résurgence de l’Empire était
qui avait marqué les activités et les idées
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1908.
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670
CHAPITRE XII
dans la première phase du
Jjeunc-turquisme, Sous le poid s d’un passé loin. tain glorieux et d’un Pass é immédiat marqué par une suc cession de cat as trophes, il ne
:
he de la défaite de 1870-7 1, c'est-à-dire à « la cris allemande »* . Une telle «crise e » fut encore plus violente dans l'Empire Ottoman. Elle s’imposa non seulement con 1me un sujet courant de la littérature de la fin d’Empi re, mais aussi auprès de l'élite qui considérait Son Sort Comme étant iné vitablemen t lié à celui de l'Ét at ottoman. Ahmed Riza, pour qui la Catastrop he de la guerre de «93» (18 77-78) fut autant une expérience personnelle c lue nationale, tenait un dis cours similaire dans Asker. Il avait déjà décrit l'amour de | 4 patrie comme un devoir qui doit être exécuté sans attendre de réc ompe nse en retour et qui dép ass e les besoins individuels, C’est Pourquoi, Pour l’auteur, le patriotisme ne devait pas se fonder Sur la joie, — il devait se fonder sur la douleur. À la suite du lraumatisme de la défaite de 1870-71 et de l'expérie nce de Ia Commune, Ernest Renan avait dit: « Oui, la souffrance en Com mun unit plus que la joie. En fait des Souvenirs nationaux, les deuils valen L mieux que les triomphes : car ils impose nt des devoirs, ils commandent l'effort en commun. »%7 Riza reprenait cett e argumenta tion, sans être explicite sur une éventuelle influence. D'a près lui, loute catastrophe devait être prise en Compte par le patriote. Mai s sans se livrer à un Mmasochisme pessimiste, le patriote devait partir de ces Catastrophes Pour s'engager pour la patrie. Plus on faisait l'expérience de l’échec, plus on devait aspirer au sacrifice. Jamais l'expérience négati ve ne devait éclipser l'at tente positive, C’est ainsi que, selon Ahmed Riz a, allait se former la patrie, Et il l'exprimait en des phrases hautement littérai res : < Celui qui aime sincèreme nt | à patrie doit prendre part à toutes ses douleurs et Catastrophes, Mais, jamai S il ne doit montrer cette ser 1Sation amère sous [a forme de désespoir et de gr ne ; même s’il a envie de I 1leurer à cause de son
# Claude Digeon : La crise allemande dans la pensée française, 1870-1914. Paris PUF, 1960, : #6 Aster, Pp. dd. 7 E. Renan:
Qu'est-ce qu'une hation ?, p, 27.
il
pet
pouvait y avoir d’«acte fo ndateur » dans le présent qui pourrait légitimer la référence posi tive à la Patrie. Sur ce point, Riza réalisa une Manœuvre habile qui semble avo ir été inspirée par le dis cours républicain sur la nation en Fran
ce. Au fond, Riza devait faire face au traumatis me de la situation otto mane, {out comme Jes nat ionalistes de Ia IIIe Républ ique devaient s'adapter à la catastrop
671
LE POSITIVISME PATRIOTIQUE doit verser ses larmes
‘ s ga patrie aimée comme des au sein de sa patrie sis abllionet ur
ie oir de salut. Les larmes versées avec une ;
gr
dr de a nation sont bénéfiques el Em
\ La patrie (.)
la forme d’un
croisL Eh lé arc-en-ciel qui s’est levé sur la pue sou LE her dés (OS US ress em e à un àrcs se cache pas derrrièreière le rakr ou le se cet arcarc en-ciel ne se {. Cet : ° 45à 4 sa il brille ëgrâce aux larmes versées parat volonté 5 de de f protection.» LR:
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retenir de ces PFOPOS,
c'est la faç“on
dont
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de * ir du trauma.tisme qui F 5 Gse sort Al ne l'£ tions# utop sortie ne se fait pas à travmar iste : s De ers qua des si… ae es ottomal 1e. ‘ dépassement de ‘état de =
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l’état de crise de l'Ex med Riza, le Éépassem . ‘ sultat de cet e crisise.e, lala dodouleur. | mi n sy surr le prés; ent et sur ce qui est le résultat de mn ie on HNE ÉTE E. Loh de transformer la souffr 74 ; sr] ance d'u nÔgE ne — ca d 5e na nent paféofque pe : seifiantete € de la nation, en une raison d’être de l’engag dre HttOmEN ; NT "Empiret le seu moyen de surmonter l’ét at désastreux : e en les écrits d’Ahéme ainsi que se consti
tua l’appel au pat tisme «€ rm ue de la société ue za. Pré FTEs enter la patrie comme la forrio ologiqsabibili té insp med Fee le développer un concept de devoirme iré du a ont NES lité ins et responsa terr e lui perm it de lier chaque Drevisme qui i étaiétaitt censé lier individu à la patrie à siti ce chaque
re q ai occupait au sein de la société et done + denlae patriie.e. Cette r de la
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sociétale était renforcée par la présentatio! de la Mère-Patr ie
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hmed Riza, le “+ $ ulation ottomane au projet > ÉRausE de : n sentimental d’in tégration de lalaPE ppopul: ine avoroc ‘och hee ééfoorm réf nmniist ste fondé sur le constitution nal orm itéismave ne e c el l'in eation 1 Soe spir RATES e ‘eptuelle pos tssiatSIC, de la soci été en conformité a; SE an ion nel le N introduisit une dimension émotionn “à son LE C » con cept de la patr É ie *Éc . Il tran spos ait le: FA « urs olitique et an:
permit un changement d échelle ee
me du pr dis Smi la réforme de l'Empire et l'o e pposition au reg technique de la SCZ niveau scientifique, centré sur la mise en avant ae re » té hangement, vers la sphère nécessité du cha ng ’ e evant non seul it une desaffasen ire tim seuelement rel la nécess du change devena ité
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4
672
de
CHAPITRE XII
l’intellect
et du
raisonnement
abstrait,
mais
aussi
du
cœur.
Cette
conception centrée davantage sur l’affectif que sur le rationnel était davantage susceptible de s’intégrer à un discours faisant état des menaces pesant sur l’Empire, et se prêtait donc mieux à la pensée jeune-t urque des années 1900. C’est ainsi que Riza put lancer un appel à s’engager contre le régime hamidien, mais qui, au-delà, se rapportait à l’idéal du citoyen jeune-turc : un citoyen mobilisé et prêt au sacrifice, à l’instar du soldat, pour permettre le progrès de la patrie ottomane. Le sens du service pour la patrie qui avait poussé Ahmed Riza à prendre le chemin de l’exil et de l’opposition, se trouvait transposé à une échelle nationale par l’image de la Mère-Patrie exigeant l'attachement inconditionnel à la patrie et paraissant
comme la source de la vie sociale. « Ah ! celui qui ne sacrifie pas sa vie tout entière au service de la patrie et de l'humanité ne connaît certaine-
ment pas le véritable bonheur », s’exclama-t-il4. Mais
si Riza mettait en avant la Mère-Patrie,
qu’en était-il des mères
de la patrie ? Le fait que l’armée se présentait après l’école civile comme le premier moyen d'intégration nationale de la population masculine dans un État moderne contribua fortement à la montée du militari sme vers la fin du XIX® siècle, C’est dans ce contexte qu’Ahmed Riza put ériger la figure masculine du soldat comme l’archétype du citoyen ottoman. Or, la patrie était une valeur trop importante pour être réservée aux hommes. On voit donc dans le livre suivant de sa série Vazife ve Mesuliyet, Riza
se pencher sur la « question de la femme » : il y insiste sur l'impor tance
des femmes dans le patriotisme et il y définit leurs devoirs spécifiques dans le projet de réforme de l’Empire ottoman.
CHAPITRE XIV
UE : = LA FEMME JEUNE-TURQ F CRÉER LA CIVILISATION UNIVERSELLE, LE DEVOIR L'ÉMANCIPATION HUMAINE
Le troisième volume de la série Vazife ve Mesuliyet su Kadin (La femme).
Le texte est jusqu’à un era
pale
ET
Kraest Ft
hs _.
à mis ne féminine de la définition du patriotisme jeune-turc ne — e traité le Asker. Or, bien que l’on ait présenté Asker comme Au rent de la pensée jeune-turque', Kadin donne une ee ue N : . précise el élaborée des idées politiques que les Jeunes pour l'Empire ottoman. À défier la certitude mAsennne ba Li res “ see hs entre l'homme et la raison, ce texte opère dans un ARS £ S os . é. détaill émotionnel, plus scientifique, plus positiviste et plus «la»
femme
relevant de la sphère privée, écrire as 4
nu
question
ne femme sous le prisme de la réforme générale de 1 Epie me “ deu à es difficil nt autreme ue politiq chait à des aspects de la pensée er Mais avant d'étudier ce texte en détail, il importe de présent
he En
la réflexion sur la question féminine spécifique à la FASO pe ottomane et de rappeler l'importance qu’Ahmed Riza accordait lui-mê à cette question depuis son adolescence.
L : . L'importance de la «question de la femme » dans l’Empire ottoma _ La nouvelle interrogation sur les femmes était apparue dans
du siècle des Lumières. La promesse d'égalité des temps REC n venir appelait les femmes à sortir de leur «minorité, dont € cs ‘ et L Dre dete erschul selbsrv la — » elles-mêmes responsables “no d’in n conditio leur de d’Emmanuel Kant —, et à s’émanciper ainsi te rité. Les repères traditionnels de l’ordre social er mes L cyclique du temps dépassée, les réflexions sur les possil L . tion des femmes # Crise de POrient, p. 161. % E. J. Hobsbawm : Age of Empire, p. 305; G. L. Mosse : Nationalization of the Masses.
dans
le nouveau
projet de modernité
US. Mardin: Jôn Türklerin Siyasf Fikirleri, p. 215-217.
firent
n
674
CHAPITRE XIV
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
fameuse « question de la femme ». Cependant, la promesse de l’émanci-
élever le Statut de définies : désormais, écrire sur des réformes censées
pation de l”’« Homme » s’avérera, en réalité, être une promesse d’éman-
cipation masculine. Cette réalité n’était pas Le simple résultat d’une exclusion des femmes de la modernité, qui aurait été entraînée par la persistance des formes de pensée traditionnelles survivant à l'impact de la modernité, donc d’un affrontement entre l’ancien et le nouveau’. C'était plutôt le discours
moderniste qui devenait la matrice à travers laquelle s’opéraient une
configuration et une reconfiguration constantes des structures d’inégalité entre les sexes, tout en offrant un réservoir discursif pour une politique de dépassement de cette même condition. Ce caractère contradictoire de la modernité marque l’ambiguïté de la question de la femme, ambiguïté
qui est bien visible chez Ahmed Riza. D'une part, le discours moderniste
réclamait l’intégration des femmes au projet de la modernité, avec toutes ses promesses et ses espoirs ; d’autre part, c’est dans cette intégration des
femmes que leur infériorité vis-à-vis des hommes était affirmée.
675
Pour R femmes ottomanes devint une profession de foi moderniste. ge “ crucial enjeu un comme était e première fois la condition Féminin les dans aussi mesure se n pensée olLomanc. L'importance de la questio consafurent chiffres. Entre 1875 et 1907 près de 150 livres en ottoman crés explicitement à la question de la femme. Cette question devint e à l’un des fils conducteurs des débats intellectuels de la in de l'Empir | discuté. était société la de mes problè des travers lequel tout un volet
Il importe de dire avant tout qu’il s’agissait la plupart du temps d’un discours masculin sur les femmes ; des idées conçues par Il homme sur «la » femme, au singulier; donc, d’un discours, qui, à bien des égards,
en disait davantage sur leurs auteurs que sur leur objet. C'est pourquoi nous pouvons dire que le texte d’Ahmed Riza porte moins su «la
femme », comme son titre l’indique, que sur «l’homme », C est-ä-dire sur sa façon de penser les réalités ottomanes, son imaginaire politique et social d’un point de vue masculin. C’est donc à travers une construction
idéelle de la femme, rendu possible le plus souvent par l'exclusion de la
La question féminine dans la pensée moderniste ottomane En rédigeant Kadin, Ahmed Riza n’était pas un pionnier. Au Moyen-
Orient, le discours de modernisation était accompagné d’une attention à la condition
féminine
tout à fait cruciale, sans doute plus importante
qu’en Europe. La libéralisation de la société sous l'impact du capitalisme depuis les Tanzimat créa de nouvelles conditions d’existence pour les femmes et posa de nouveaux défis quant à leur place au sein de Ja société. La fissure de l’ordre social de l’époque prémoderne provoqua des interrogations sur la nature des rapports sociaux et sur les possibilités de Jouer sur ceux-ci. C’est à travers ces interrogations que la « question de la femme » ressortit comme un dénominateur central du discours moderniste. Dans l’Empire ottoman, les Jeunes Ottomans sont souvent cités comme les premiers défenseurs de l'émancipation des femmes pour avoir rédigé
d'innombrables articles, pièces de théâtre et romans qui traitaient des défis de l'émancipation féminine*. Avec eux, les règles du jeu se trouvèrent
*_ Pour un aperçu général de l'impact négatif de l’arrivée de la modernité pour la condition féminine au Moyen-Orient, voir Nikki R. Keddie: Women in the Middle East. Past and Present. Princeton : Princeton University Press, 2006. * Voir Deniz Kandiyoti: «Some Awkward Questions on Women and Modernity in Turkey», Lila Abu-Lughod (dir): Remaking Women. Feminisn and Modernity in the Middle East. Princeton : Princeton University Press, 1998, p. 272-273.
parole féminine, que les problèmes de l’Empire pouvaient être Den
à travers la condition féminine et que «la » femme pouvait représenter | l'espoir de renouvellement. Si la question de la femme a pu prendre une telle ampleur dans l’'Em-
pire, c'est aussi en grande partie parce que les femmes occupaient une place centrale dans le discours impérialiste. La présence de la femme non-occidentale avait toujours existé dans les récits européens, mais au XIX® siècle elle prit une dimension inégalée dans le contexte de la politique d’expansion européenne. La condition féminine devint un que té
civilisation et fut systématiquement utilisée pour démontrer 1 infériorité
des sociétés étrangères et légitimer ainsi la mission civilisatrice des puissances européennes”. Ainsi, elle était prédestinée pour devenir un dE de conflit entre l'élite masculine impérialiste et l’élite masculine indigène, conflit qui ne faisait que reprendre l’idée européenne de la femme comme
indice de civilisationt,
4 jrvin Cemil
Schick:
«Print Capitalism
and Women's
Sexual
Agency
in the Late
Ottoman Empire», Comparative Studies of South Asia, Africa, and the Middle East, 31/1 janvier . 207. Ta nas and Gender in Islam. Historical Roots of a Modern Debate. ME L New Haven: Yale University Press, 1992, p. 150 sqq. $ Les postcolonial studies ont fait de ce rapport enire revendication
AD
appel nationaliste le point de départ d’importantes recherches novatrices. Voir p. ex.
Partha
676
CHAPITRE XIV
La volonté de s'opposer à la vision occidentale en mettan t en avant les
avancées dans la condition féminine imprégna toute l'histoire des femmes du XIX® siècle au Moyen-Orient et bien au-delà”, Déjà Mehmed Ali avait
lait établir les premières écoles d'instruction des filles dans les années 1830 pour montrer aux voyageurs occidentaux le progrè s de la société égyptienne sous son règnef. À l’occasion de l'inaugurati on du canal de Suez, l’un de ses successeurs, le khédive ISmail, prévoy ait l'ouverture de la première école primaire de filles. À l’époque de l'occupation britannique, le gouverneur Lord Cromer citait la position des femmes au sein de la société égyptienne pour légitimer la politique coloniale — ce même Cromer qui, au même moment, S’Opposait en Angleterre vigoureusement aux revendications des suffragettes”. La princesse Nazli Hanim, amie et soutien d'Ahmed Riza, décidait d'ouvrir au Caire le premie r salon animé par une femme, pour faire mentir Cromer et réfuter l’imag e orientaliste de la femme musulmane. L'écrivain pro-féministe Qasim Amin, qui fréquentait le salon de Nazli Hanim, citait comme premier motif l'ayant poussé à s'intéresser à la question de la femme, sa volonté de contredire l'idée de l’inertie des sociétés musulmanes!!. Ahmed Riza eut des positions similaires. Dès ses premie rs articles en français, il était animé par le désir de contrer les allégat ions occidentales sur le statut des femmes!!. Certaines de ses interventions à des conférences visaient également à combattre de telles idées, par exemple à la conférence féministe de Copenhague en 1899/2, En 1907. il était encore plus Chaterjee : The Nation and ts Fragments, Colonial and Postcolo nial Histories. Prinéeton : Princeton University Press, 1993, P. 116-157, ! Pour l'exemple du Japon voir Marnie Anderson : À Place in Public, Women's Ri glrts in Meiji Japan, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2010. * K. Fahmy: « Women, Medicine, and Power in Ninetcen th-Century Egypte, p. 38, * Il était cofondateur de l'association Men s League for Opposin g Women's Suffrage. L. Ahmed : Women and Gender in Islam, P. 152-153, 163; Mona Russel : « Competing, Overlapping, and Contradictory À gendas : Egyptian Edücatio n Under British € Jccupation, 1882-1022», Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middte East, 21/1-2 (2001), p. 55. Pour des études qui signalent l'importance de l'expansion coloniale pour le développement de la maseulinité en Europe voir Anne MeClintock : Imperial Leather : Race. Gender, and Sexualiry in the Colonial Context. New York/Lo ndon: Routledge, 1995 ; Ann Laura Stoler : Race and the Education of Desire : Foucault 's History of Sexuality and the Colonial Order of Things. Durham: Duke University Press, 1995. 1 Elizabeth Thompson: « Public and Private in Middle Eastern Women's History», Journal of Women's History 15/1 Ganvier 2003), p. 59. 1 « L'islamisme», Reve occidentale, LA/1 (1891), p. 115.
«Une
réunion féministe à Copenhague », Mechverer, n° 81, 15 août 1899. Sa sœur Selma Riza intérvint dans ce même sens au Congrès des instituti ons féminine en
1900, Halil Ganem : « La femme en Turquie», Mechvere t, n° 100,
677
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
s, tenu à Paris
1° juillet
1900,
de 2 l’instrume globale nsrrur ntalisation 80 que icite lorsqu'il formulait une critique
por a F4
question
de la femme par les impérialistes européens :
|
récla»$ Européens se montrent toujours sensibles et généreux lorsqu ils hose qui ne les touche point, ou lorsqu'ils y voient un intérêt. L'un “ ps S js Les « $ de l'installation des Anglais dans les Indes a été d’empécher lès
de brûler la femme veuve après la mort du mari; c'est aussi Sous ne we de protéger les négresses contre l'esclavage que les antiesclavagistes
Fe
et noirs ont ouvert les chemins de l’Afrique aux Puissances euro
ee . C'est encore sous prétexte de défendre les femmes contre la barbanr PÉdes Turcs que ces démolisseurs veulent saper les IDATMMONE . émanciper vouloir prétendent nécessaires à la sécurité des femmes qu'ils
Dans l’Empire, la question de la femme émergea sr Rs c non discours et à la politique des Européens ; contre eux, il S aiesait mi D En . ottomane SOCIÉLÉ la de trer la capacité de changement us re in un Kadin d'Ahmed Riza doit être compris comme ri à niste situé dans une lignée intellectuelle, Vian à s apposer à de S et existantes sur les femmes ottomanes et à réfléchir sur le rapport sr sexes dans les conditions des temps modernes.
À s'interroger sur ses sources, il est évident que Riza était ie em influencé par les débats tenus dans l’Empire depuis les Jeunes Cuomanse MECS in a En exil à Paris, il suivait attentivement les RURICRLORSE
question de la femme ; ils les lisaient parfois avec plaisir et Re mais rire ent le plus souvent avec dédain, OtArAnEnl pour le re > à ve . l nt, Cependa ”. ouvrages qui se dégageait de certains e sa et es politiqu des qui s’exerça sur lui vint sans doute > Ê n ic ses E IIIe République. Riza lui-même dit qu'il avait SENSRRD que, . femmes en travaillant à la Bibliothèque nationale *. Et il semble dans sa façon de concevoir le rôle des femmes,
il se soit inspiré on
seulement des positions pro-féministes mais aussi de la tradition ne
gyne française, en particulier de Rousseau. L APOANSS du “tal français ne se limitait pas à une influence passive : dès ses premiè années à Paris, Riza prit part aux débats sur la sHeson de la femme en | intervenant dans différentes publications et conférences. cerAura n Riza Hans, public l’espace Sans cette présence dans tainement pas autant insisté sur l’islam pour développer ses positions
3
Crise de l'Orient,
És Front tion Faruk Ilikan.
p. 74-75.
à Sema
Riza, Paris, 7 Kânun-i Evvel
IS Ahmed Riza Bey'in Amlart, p. 33.
|
|
|
106 (7 décembre
1894). Collec
678
modernistes sur les femmes ottomanes. La dimension islamisante de son discours sur le sujet devait plus aux débats républicains français qu’aux
discussions islamiques sur cette question. Les seules références au Coran que Riza partageait avec les réformistes musulmans étaient celles qui
concernaient la femme, mais ces références au texte sacré provenaie nt probablement plutôt de lectures françaises que du corpus de la philosophie islamique. Par ailleurs, nous ignorons si Riza s’inspira d’intellectuels musulmans comme Rifa’a al-Tahtawi ou al-Afghani, parmi les premiers à s'être engagés en faveur des réformes de la condition féminine en pays
d’islam!é, Le même constat est vrai pour le célèbre livre Tahrir al-mara'a (la libération de la femme) de Qasim Amin, qui provoqua à sa sortie en 1899 un intense débat autour de la question féminine!?. En dépit d’un bon nombre de parallèles, l’impact de la littérature moderniste islamique sur Riza semble incertain. À côté de cette orientation islamisante, c’est clairement le positivisme qui se détache comme l'inspiration la plus importante du contexte français. Sans représenter une pensée particulièrement originale sur la question de la femme, le positivisme joua un rôle important dans les débats sous la IT République. Une bonne partie de l’élite politique partageait les idées sur le rôle des femmes dans la société, élaborées par le positivisme'Ë, Nous constatons clairement l'influence d’Auguste Comte sur Ahmed Riza, en particulier celle du chapitre du Système de politique
positive intitulé « Influence féminine du positivisme », qui est le texte le plus cohérent de Comte sur les femmes et leur rôle à jouer dans le posi-
tivisme!”, La lecture d’Ahmed Riza révèle beaucoup de parallélismes.
À bien des égards, son texte ressemble effectivement à une adaptatio n des théories comtiennes au contexte ottoman. Néanmoins, on verra que
les différences entre lui et Comte n’en existent pas moins, ce qui offre la £ possibilité de suivre l’évoluti on du positivisme au cours du XIX* siècle.
679
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
CHAPITRE XIV
féminine» *e fém infl et d’«’« influence ti politique 1 gation d’i é6 d'interro Une continu
À regarder de près les écrits d’Ahmed Riza, nos Voyons ce si its sur l'émancipation
des femmes
valent pas tant par leur contenu
que par l'importance
sujet. Ahmed
L L
ee
qu'1
Riza Fut probablement 1 intellectuel A
ne
es.
très _—
QUES
HÉtEN
: pe
: | plus sur la question de la femme. Nous avons déjà relevé FA son a L . portait à ce sujet comme une constante de sa vie. Dans pres eur ° | affronta son père au sujet de l'éducation de ses qe j'instruction publique
L uca à
à Bursa, il s’engagea pour améliorer
si nu des filles. De même, sa première prise de position publique porta statut des femmes
dans
l'Empire
ottoman.
:
:
1894, HE
consacrer l’un des volumes de la série des lâyiha destinés au L rl ekl'éducation des filles, et la question tint une place importante dans
‘
conte tub et Lâyiha. Dès le début de son engagement jeune-ture, il
s’y intéresser, et dans ses écrits positivistes aussi bien que nes re on retrouve systématiquement des prises de positions en aveur : J'émancipation des femmes. D'ailleurs, on peut se ÉLENIES si cette en attention portée à la question de la femme n’a pas influé sur [ chentag
générale du mouvement jeune-turc. Parler de l’émancipation . femmes
de l QUE faisait partie de l’engagement jeune-turc. EE DE consacraient articles sur articles à la nécessité de l’éducation des femmes et à leur importance au sein de la société ottomane’. Sans doute les jones 1ZA, Turcs auraient-ils manifesté de l'intérêt pour ce sue sans sine
mais, sans son intervention, la question de la femme n'aurait peut-être pas y Re
: aussi systématique. rme série L'inLéreSSA à la condition féminine dans la suite d’une
d’influences
intellectuelles
issues de la tradition moderniste
ottomane,
il faut aussi relever l'influence de certaines figures féminines. Ahmed Riza avait grandi
entouré
de femmes,
auprès d’une mère
ee
Le
il exprima toujours sa vénération. Il dit lui-même que sans elle iln ai
6 A. Hourani: Arabic Thought in the Libéral Age, p. 78. Le livre fut traduit en turc en 1913 par Zeki Magamez. Kasum Emin: Hürrivet-i Nisvän. Istanbul: Kütübhâne-i islâm ve Askerf, 1329. l8 James F. McMillan : Housewife or Harlot, The Place of Women in French Society 1870-1940. New York: St, Martin’s Press, 1981, p. LI. Système de politique positive, 1, p. 204-273, Pour une synthèse des idées de Comte sur les femmes voir les parties respectives dans la biographie préparée par Pickering ainsi que Annie Petit/Bernadette Bensaude : «Le féminisme militant d'un auguste phallocrat e ; le rôle de la femme dans le positivisme d'Auguste Comte », Revue bhilosophique de la France et de l'étranger, 16673 Guillet-septembre 1976), p. 293-311. D'une façon plus essayiste Sarah KofMan: Aberrations. Le devenir-femme d'Augusté Comte. Paris : Aubier/Flammarion, 1978.
jamais eu le même parcours??. À partir des années 1890, il entretenait es . rapports avec la princesse Nazli Hanum, collaboratrice jeune-turque | en Enfin, . égyptien me féminis tuelle et personnage important du
Riza réussit à faire venir sa jeune sœur Selma à Paris. Selma Riza, que 20 Ahmed Riza à Selma Riza, Paris, 17 Haziran 106 (7 décembre 1894). Collection Faruk Ilkan.
105 (17 juin 1893) & 7 Kânun-i Evvel
21 Cf, M. Gôçmen: fsviçre’de Jëntürk Basin, p. 73. 2 Lâyiha, p. 3.
680
CHAPITRE XIV
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
l’on dit être la Première fem me turque diplômée de Ja Sorbonne, s'engagea aussitôt aux côtés de son frère, Elle prit égalem ent part aux activités féministes en France. Une amie française nota à son propos: «Si la nature l’avait faite homme, Selma Hanoum eût tenu un rôle important dans l’histoire de son pays . »24 À plusieurs égards, Selma incarnaïit l’idéa] de la femme Jeune-turque, et c’est Pour cela que Sam i Pasazâde Sezâi la qualifia de «couronnemen t » de la féminité?5. Il est difficile de trouver des renseignements sur Je Parcours de Selma
(
ep ê ndant
tome OI
Le
tre.
interrogations. Kadin se range parmi les traités les plus élaborés de l’époque hamidienne sur le sujet. Comme pour tous les écrits Jeunes-tures , il est impossible de dét erm ine r le tirage ou la circulation du texte. que nous avons
Comme
dans le cas d’Asker,
consultées, ne fournissent aucune
les différentes sources
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trace à ce sujet, De
2 T Toros: «Selma Riz», p. 17. Cf. Abdullah Ugman : « Selna Türih ve Toplun, 40/2358 Guillet 2003), p. 39-43, L'article annonce Riza’nin Mektuplart », dé Selma adressées depuis Paris la publication des lettres à sa famille et à Ebuzziya Tevl mais Ugman à eu la gentille ik, Le projet est abandonné, sse de Pariager avec nous quelques précisions. 4 M. Tinayre: Notes d'un e Voyagéeuse, p. 317. ST. Toros: « Selma Riza », p. 17. * Une analyse du roman Uhre vver de Selma, centré sur la question de la femme, permetWait sans doute d'établir une COMparaison entre les idées de la Sœur et du frère, Cf. Güls Hazer: « Selma Ra nin emin Uhuvvet Rôomanimda Kurm aca Yapi», Turkish Stud 2011), p. 875-893. ies, 6/3 (été * D’après une rumeur relat ée à Karl Süssheim par des gens hostiles à Ahmed Riza celui-ci était inapte à Proc , réer, The Diary of Karl Sissheim (1878-1947). Orie Berween Munich ane Ista ntal nbul, éd. Barbara Flem is ming/]
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programme
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avec Kadin, Ahmed Riza se situe dans une lignée, fois ottomane et française, à La de débats sur la question de la femme et dans la continuité de ses Propre s
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de
La femme
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possible de dire qui influenç ait qui, ni de préciser la nature de leurs échanges. Peut-être, la présence de sa sœur dans sa vie contrebalançait le fait qu’il ne se soit jamais mari é. Si l’on songe à l'importance qu’il aCCordait dans ses écrits à Ja figure de l'épouse, il paraît étrange qu’il soit resté céli
l’on
pas dû passer inaperçu.
P QUI
de Selma, et en particulier sur la situation des femmes ottomanes. Cependant, il ne nous est Pas
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681
Princeton
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Riza
HUECT Ge encler
remercie
étai ui ETJ'ai pu parler : en détail de la significalion deonce titre. D Tour | 3 Dans la suite, les chiffres entre parenthèses font référence à ce
1H à
l’au-
iaec. E
682
CHAPITRE XIV
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE 3
développait tout au long de son traité et que l’on peut résumer en trois points, Premièrement, elle était dirigée contre les traditionna listes qui étaient opposés à une réforme de la condition féminine et qui s’en tenaient à l'idée
ent aux femmes qui visait à présenter, ou plutôt à définir, les devoirs féminins. Effectivement, l'égalité ne pouva it représenter un principe en soi : l'équilibr e
entre les sexes était un équilibre de devoirs dans l'objectifdu progrès de la société. L'importance des femm es S’expliquait ainsi par la fonction qu'elles occupaient au sein de la SOCIÉTÉ. Et c’est dans le souci de garantir le bon fonctionnement de la socié té qu'il était indispensable d'intégrer les femmes dans le projet de réfo rme de l’Empire. L'émancipation de S femmes n’était donc Pas pre mièrement à l'idéologie
une valeur politiqu
e mais une valeur positive, conforme positiviste de Riza qui consistait à se concentrer sur l'utilité concrète des Principes politiques. Il s'agissait d’une approche instrumentaliste ce qui n'était pas, comme nous
des femmes.
le VEITOnS, Sans ambigüité pour le statut effectif
Définir les bases : l’« influenc e féminine » sur la civilisation et l'islam
Si Ahmed Riza avait montré un intérêt pour la
condition féminine depuis son adolescence et avan t d’avoir découvert la philosop hie comtienne, c’est pourtant le positivi sme qui colorait d’une façon essentielle
SOn approche de la question. L'in fluence de Comte se montre dè s le point de départ : l'importance des fem mes s’expliquait par leur spirituali té. Certes, l'identification des ferames à la spiritualité n’était pas une spéc ificité positiviste, mais comme Comte, Riza mettait cette spirituali té, et donc les femmes, en l'apport avec le progrès et la civilisation. D'ap rès lui, la raison à elle seule, ne suff isait pas à réaliser l’avancement de l'Humanité. Le progrès dépendait également des sentiments. Un prog rès
qui se passerait des sentimen ts
resterait incomplet et immoral.
sentiments étaient du domaine des femmes.
Et les
« Peu importe combien les hom mes d'une nation sont savants, si l'éducation spirituelle, c’est-à-dire le déve loppement des sentiments
nobles, ne portent pas l'empreinte des femmes, le Progrès et la civilisation ne saur aient être
ee : Pr er (...) Le bonheur des sociétés humaines ne réside pas ou
lides.
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en àar
ne raison et leur pensée, mais aussi dans leurs NET nn les femmes s éduquées. É La majorité £ jorité des É gran rands ser acquis sont leDex rés : ACl’encouragement les. La La tâche d’épurer le cœur Er e des c œurs| nobles.
de
linfériorité du genre féminin. Deuxièmement, tout en prenant position contre les discours Prévalant en Europe mais en même temps en les reflétant, elle démontrait que l’idée de l’ine rtie de Ia société ottomane était fausse et qu’il existait une consci ence de l’importance de la condition féminine. Enf in, elle représentait un discours normatif adressé directem
68 3
Semplir de sentiments nobles est entre les mains des femmes, qui s !sultanes spirituelles ii du cœur. . » 30 À
i Î première vue, ce « sentimentalisme » peut sut cprendr prendre chez un : OSi-
L Pourtant, ) il s’agit de l’un : des ivisie.
points où Riza suivait à la lettre TES
» mte qui mettait en avant le même raisonnement. La ETS L
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femmes chez le fondateur du positivisme était D à R P : x ité ité qu’il qu'i leur : attribu attribuait ibuai avec | le progrès, F ès, / à contr re-courant e-courant de de lala| misogyni 82 yn à pe ne siècle ; il les qualifiait de « prêtresses spontanées de I Human L t fondait sa Religion de l'Humanité
non pas sur la raison, mas
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S D’apr ‘sentiments. i ’aprè ès lui, i, | l’inspira ? l’inspirati ation femmes per mettrait lion parpa à les Ne
id’intéle prog L
i : fémin émini ines à la civilisation afin de e réaliser rer \ les qualités :
l'utopie positiviste*!. Cette idée que les femmes étaient plus ne ‘ . . Lou NO auto r t capables d’influer sur le cours de l’histoire était à l’origine de " \ valorisation dans la pensée de Comte. Et c’est cette conception i q ue le positiviste Ahmed Riza reprit pour l'adapter au contexte ne ho À cette conception, Riza ajouta ] des arguments ; de gs à ê on is n . rchait à démontrer i istor i sc rique et historique. ÀÀ tr raversl ceux-ci,i, il1 cherchaiï Lee 10 ns F
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an.
Dositions de la société ottomane pour améliorer la condition ue ï . . LE oche du Sur ce point, nous voyons clairement qu’il construisait son approc ; sujet j en opposition i i aux discours i i européens rOPÉ dominan {s sur la situation on desEsdes >
.
|
pas ottomanes et sur l’islam comme fondement du statut d’inféri des femmes musulmanes et,t, a fortiori,ri, de la société ottomane.rente Cette question de la femme servait à Ahmed Riza de moy us N Le ‘ ta pour revaloriser l'islam comme un système de principes . S ne
théologique en accord avec la loi i comtienne 1 des tro is états.
La condition
30 «Bir milletin ricâh ne kadar âlim olursa olsun[,] terbiye-i en rbiye-i mama’nevi hisslerin nesv-ü-nemasinda kadinlarin eli bulunmazsa terakki ve temed
s __
a’ni Un büyük jones
sa’âdet-i hakïkîyesi yalniz akil ve Fikri deil, Fa DS .! Cemi nt ei besrfyenin kâimdir. Büyük / seylerin çoëul,] büyük kalblerin ma nminue . pr K albi lbi tasfiye etmek[.]| büyük duygularla doldurmak ise kalbin sultan-1 ma yes tas ë rin elindedir.» (p. 7-8) Cf. Mektub, p. | tenait avec Re études En ces positions de Comte au sen D | a nn . ! u’il présentait comme patronne du posi EU scla Rs | , il pré i ù sitivisme, la déclara Me ». À. Petit/B. Bensaude : « Le féminisme militant d qu Na Dhalloerate a », p. 296-297. Raymond Aron va jusqu’à tenir Clotilde — ne ; por Sable mouse sentimentaliste de Comte qu’il qualifie d’« re biographique ». :
:
.
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.
18.
.
.
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.
—
étapes de la pensée sociologique. Paris : Gallimard,
€
1967, p.
.
684
CHAPITRE XIV
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
féminine représentant un indicateur de civilis ation, il avançait que l’importance accordée aux femmes était une caractéristique potentielle de
: furent à l’origine de l'ébranlement de l’ordre ancien, ce qui entraîna ” es des femmes, les condamnant à l'ignorance et au despotisme
l’Empire ottoman, à la fois théorique et historique. Ainsi, il rappelait que
les textes fondateurs de l’islam prévoyaient l'équilibre entre les sexes et
donnaient aux femmes un rôle Prépondérant dans la société à côté des hommes et à égalité avec eux. Pour Riza, l'islam se conformait ainsi au
principe positiviste de l'équilibre des devoir s et accordait aux femmes
bien davantage de droits que le christianisme?
Dès le début du traité Kadin, Riza renvoie aux glorieux temps passés
Pour corroborer ce principe islamique d'égalité. Il évoque le passé de
l'Islam où les femmes auraient joué un rôle important et contribué ainsi au progrès au même titre que les hommes. Il reprend ainsi le discours, très présent dans les débats ottomans sur la condition féminine, dans lesquels les auteurs se référaient couramment aux grandes figures fémi-
nines du temps du prophète, Riza ajoutait une connot ation positiviste à
ce récit et l’enrichissait de l’histoire ottomane. Il cite des sultanes ottomanes de la première période de l’Empire, et écrit que, à cette époque, les femmes avaient soutenu les hommes, qu’il y avait eu parmi elles des savantes, des juges, des autorités religieuses, qu’elles avaient exercé une «domination spirituelle » (hakimiyet-i ma'neviye) : autrement dit, qu’elles
avaient réellement occupé cette place centrale qui devait leur revenir dans
la société selon les principes positivistes. En suivant ce raisonnement positiviste, Ahmed Riza montrait que la dispos ition de l'Empire au progrès n'était pas seulement établie théoriquement, mais aussi historiquement. Les principes de l'islam en faveur du statut des femmes se trouvaient confirmés par la performance des sociétés musulmanes et de l’Empire dans le passé, réalisée grâce à la participation des femmes. Le fait que les femmes aient historiquement concouru au progrès prouvait la disposition de l’Empire à se réformer. Si ces temps glorieux étaient aujourd’hui passés , ce n’était pas principalement à cause des défaillances internes aux sociétés musulmanes, mais surtout, insistait Ahmed Riza, à cause des attaques venant de l’extérieur, et plus précisément de l'Occident. Pour lui, ce sont les Croisades
” __—
685
| s’ensuivit une confusion générale quant aux devoirs
a ponsabilités de chacun et de chacune : « L'époque du PrOgIeS car
Loin d'aider à l'amélioration du statut des femmes GHomanes, comme le voulaient les Européens, Riza présentait l'impact de ! Occident conne on néfaste pour la condition féminine. Mais en fait, plutôt qu'une Ur . : e . sexes, détaillée de l’ébranlement de l’ancien CE eue les celui-ci empêchait le développement de | EXpire à cause n’était pas imposé
!
de l'extérieur, mais qu il conttt
“.
# CT. Klaus Kreiser : « Women in the Ottoma n World: A Bibliographical Essay ». dant and Christian-Muslim Relations, 13/2 (avril 2002), P. 197-206 (p. 198). Un dictionnaire
biographique sur des grandes figures musulmanes indique la popularité du discours historique Mehmed Zihnt : Mesähirün-ü Nisà. Istanbul , 1294-95 (1878-79).
2e
défi interne déjà inscrit dans les structures de I Enpie en pour
Raza l’état actuel des rapports entre les sexes était la négation € Le renvoi à os principes de l’islam et de l'héritage glorieux de 1 Le
Ainsi, centrée sur l’interprétation positiviste de l'islam et le ne
un passé islamique glorieux où l'équilibre entre les “ee
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es
ae se l'argumentation de Riza en faveur de Péranesaten des remm ComporauL Le . référait pas seulement à la vision européenne, a | tion à l’intérieur même de l’Empire. Truffés de ne ss
aux lois islamiques, de citations des textes sacrés et d cocatons
temps de la gloire de l’islam, ses textes sur : Re ment que ses idées se positionnaient au sein d’un HEbSI sur
1 a
c qi ; ra
fait, c’est lorsqu'il parle des femmes que Riza apparaît le plus musu man. Ce discours islamique est tellement dominant que nons n'y LME aucune référence turquiste, comme
c’est le cas dans d autres de ses écrits.
Pourtant, il est clair qu’il ne cherchait pas une argumentation re
pour développer ses idées sur les femmes et leur place au =
a
:
société. Il se référait à l’islam non pas en tant que religion et Le socio-juridique de la société, mais en tant que système de viens = anticipé les principes de l’ordre sociétal positiviste, En fait, son dis _ ‘ ne manquait pas d’attaques frontales contre la religion, ce qui app
nettement lorsqu'il évoque dans Kadin la A
Enon des fines nu
affaires publiques au temps du prophète et qu’il affirme: 2? Présent dans Kadin (p. 11, 47), cette comparaison est plus développée dans La Crise de l’Orient (p. 75-80).
ne
le sa PO
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agressive. Bille visait aussi à souligner que I objectif œ
des femmes
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s’ajoutait à l’accusation générale dirigée contre | So
«II y eut
femmes qui s’opposèrent à Mohamed. »*
#4 «Herkes vazifesini sagrrdi. Îsler kansti. Terakki devri durdu. » (p. 5), 5
«Hazret-i Muhammed’e
karsi duran kadinlar olmus. » (p. 4).
de
686
CHAPITRE XIV
Tenant compte de cette approche de l’isl am, le discours islamique de Riza se présente comme une péd ägogie posit
iviste. Il s'agissait non seulement de déjouer le s Occidentaux, mais aussi de convaincre les Ottomans eux-mêmes, et en particulier les femm es, de leur nature positiviste. Cette pédagogie s’imposait tout Particul ièrement dans la question de la femm e parce qu’Ahmed Riza semble avoir perç u les femmes comme étant plus ancrées dans la religion que les hom mes, — comme le faisaient ces intel -
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la simple raison que Il ordre entre pour s. q Z P C Iique 1u lar déf ni en termes
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SOUS prétexte de leurs affinités avec l’égl ise*. Avec plus de dix citations en arabe
dé €I id pour 1 lamique le discours an puler g 2h £ . ramme pro son présenter et féminine O0 P n atl CI
trop brusque de la condition des lemmes
de versets du Coran et de hadiths, ainsi que des évocations fréquentes de la charia, Kadin représen te le texte de Riza comportant le plus de références islamiques. Ce qui donne à penser que son objectif d'amener à leur insu les Ottomans vers le stade positif grâce à la « vale ur transitoir
e » de l'islam S’appliquait particulière ment aux femmes. Mais plus généralement, pour Ahmed Riza, se référer à l'islam c'était une façon d'intervenir dans un débat marq ué par le discours isl amique et en même temps de s'opposer aux tradi tionalistes et à leurs références à la religion. Des groupes traditionaliste s s’opposaient à tout
changement dans l’ordre entre les sexes au nom de l’islam. La réforme de la condition des femmes constituait à leurs yeux une déviation de l’ord re divin, et l’idée de l'égalité entre les sexes une menace occidentale qui minait les fondements
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en être directement la cible. Riza devait ainsi faire face
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M CE. Kadin, P. 17. Ilexiste une littér ature abondante Sur celle question. Mary Lynn Stewart: For Health and Beauty, Physic al Culture Jor Frenchwomen, 1880s-1930 s. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2001, p. 7. Le plus souvent, il s'agissait des attaques violentes contre la présence des femmes dans l'espace public, Ayfer Karakaya-S tump: « Debating Progress in a ‘Serious Newspaper lor Muslim Women’ : The Periodical Kad Of the Post-revolutionary Saloni ca, 1908-1909 ». British Journal of Midete Eastern Studies, 30/2 (novembre 2003), p. 178-17 9. Des propos S'Opposant à une réforme Urop rapide de la condition Féminir 1e pouvaient souvent venir du cercle de ces mêmes journaux féminins. 8. Cakir: Osnantr Kadin Hareketi, Istanbul: Metis, 1996 (1994), p: 34,
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de la société musulmane depuis les Tanzimat. L’hostilité islamique à la réforme de la condition fémi nine était réelle, —- réelle au point que des journaux féminins ne cessaient de se plaindre des attaques quasi quotidiennes perpétrées contre des femm es dans les espaces publics par des islamistes ”. Du reste, en 1909, Ahmed Riza et sa sœur Selma allaient
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CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
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d’accepter le retard de l’Empire par rapport à l’Europe, de le problématiser et d’en développer un engagement politiq ue. En internalisant l’infériorité de la société ottomane, il pouvait affirm er son identité moderniste en un engagement politique liant l’idéal de la civilisation universelle, le
rapport entre l’Empire et l'Occident et la revend ication de différence à travers la figure de la femme. Grâce à l'importance historique et théorique
des femmes dans la société ottomane, le consta t d’infériorité réelle de l’Empire par rapport au progrès réalisé dans les pays européens pouvait
être révisé dans l’optique d’une politique nationaliste . Effectivement,
cette façon de voir permettait vision occidentale
à Riza non seulement
de contredire la
de l’infériorité essentielle de l’Empire,
mais
aussi de
revendiquer une supériorité potentielle de l’Empi re ottoman vis-à-vis des pays européens“. La figure de la femme lui servait ainsi de moyen pour revendiquer un esprit national égal, voire supéri eur à l'Occident. Dans
ce contexte,
l’idée de la Spiritualité des femmes
et celle de leur
complémentarité avec les hommes reçurent une connotation directement nationaliste. Si Ahmed Riza n’était pas en mesure de nier l’infériorité
matérielle de l’Empire, il pouvait prétendre à sa supériorité morale et spirituelle. La spiritualité des femmes et leur potent iel originel et théo-
rique était ment sous
689
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
CHAPITRE XIV
se démarquaient de l’état de civilisation de l’Europe où le progrès resté purement matériel et, donc, défaillant — autrement dit, puremasculin: «Le progrès actuel [de l’Europe] ne s’est pas réalisé l'impact de l'influence spirituelle des femmes. C’est pour cette rai-
son, qu'il est resté matériel : il n’a pas été magnifié par des vertus nobles
et belles. »*! L'identification des femmes avec la spiritualité faisait d’elles les gardiennes d’une authenticité n ationale ottom ane qui se distinguait du matérialisme européen. Ainsi, l’idée de la complémentarité des sexes et la distinction entre
qualités masculines et qualités féminines correspond aient à un dualisme
Occident matériel — Orient spirituel. En y recourant, Riza manifestait une forme de pensée typique des intellectuel s des pays non-européens
chez lesquels la rhétorique de l'affrontement avec l’Occident se basait
sur la revendication d’un esprit national, incarn é par les femmes et Opposé à l'Occident immoral. La Spiritualité féminine devint une revendication
pe am{ti ap , i if d’éts et: 2permettait occidental ee "authenticité vis à-vis du modèle normatif _— Ces , an caractère moderne de l'Empire sur la différence. sel. du progres tenu êse référait en même temps au projet difièr é* rales représentées résentées pe par les morales “ + mil LAarrivait : à intégrer .,les valeurs ea. P'Éte an, il ser: Si l'Empire mes ottomanes dans la politique générale de . PEtat …— at . L'enjeu Ée A voire d'améliorer la civilisation universelle. À l’accomplissee . enti de . ie potentiel i le lieu $ er. l'Empire ottoman représentait El Ge etet dede sse 1 l'Occident ser l'Occident ant de la modernité, capable desé surpasser .me | bifiran-de ati téléologie du progrès. ê de laa télé a tête 1
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11m} ss de ambiguïté l'extrême SSSRal. Et c'est“ ici que résidait a A . iii ON 1es étaie Ee “étaient accordée aux femmes dans l'imaginaire moderniste. Si les de se présentées comme les porteuses d’une supériorité pers 10! intègr leur permettait a pe cela nation: Ra l'authe icité nationale, i dede l'authenticité les gardiennes
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de i vue indé ndante. L'1 dée de complémentar l’image de laa femme indépe en avant [li plu p s i a M . hommes ux a a f rapport par pa ixai le statut des femmes des sexes fixait
sa conception organiciste de la societé “ in ss.
énéralement, % Cf.E. Kaynar: «Les Jeunes Tures et l'Occi dent», p. 55-57. 1 «[Tlerakkiyat- hâzira kadiplarin dahl1 tesir-i ma’neviyesi altinda husûle gelmedi. Gelmedigi için bôyle maddi kaldi ; Mmekârim ve muhâsun ahlâk ile Müzeyyen olamadi, » (p. 7).
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690
CHAPITRE XIV
l’importance accordée aux femmes révélait l’anti-individualisme de sa
pensée. Car le rôle des femmes y était fixé par rapport aux hommes, mais Surtout au sein de l’une des institutions de base de la société bourgeoise —- la famille.
La famille fut un objet essentiel de la pensée sociale tout au long du XIX siècle et bien au-delà, Mais plutôt que de représenter une institution monolithique telle que l’imaginaient des pense urs bourgeois, les innom-
brables écrits sur la famille témoignent du fait qu’elle était un concept à
débattre et à définir. Vers la fin du XIXe siècle , en Europe aussi bien que
dans l’Empire ottoman, on commença à parler d’une famille « normale »*, Cette famille normale devint le point de départ des réflexions
Sociales dans la presse ottomane, tandis que l’État, assumant son importance, se mit à développer une politique pour réglementer et contrôler la famille#, Dans ce contexle, On constate que l’atte ntion portée aux femme
s au XIX siècle fut indirecte. Elle découlait de l’idée qu’il fallait atteindre
les femmes afin d’atteindre la famille, ce que l’on a désigné par « féminisme familial »4, Cela ressort clairement des propos de Riza, chez qui la question de la femme s’articule avec un discours sur la famille. De fait, Ahmed
nouvelle le terme « famille large en
Riza fut l’un des représentants par excellence de cette
approche de la famille, Notons tout d’abord que, sous sa plume, ottoman aile se présente comme une traduction du mot français ». Cet usage altéré du terme aile se distinguait de son sens plus langue ottomane pour lui donner le sens moder ne de famille
nucléaire, ce qui représentait à soi seul une tentative de définir une forme
sociale normative“,
Pour R17a, la famille était Ja cellule de Ia société, et
donc le lieu où les sentiments patriotiques et modernes étaient cultivés.
La base de la société n’était pas l'individu, maïs la famille : «Le véritable
% Anne Cova: Maternité et droits des femmes en France : XIXE-XXC siècles , Paris : Anthropos, 1997, p. 9. Pour l'Empire otioma n voir A. Duben/C, Behar : {stanbul Househ olds,
p. 48-62. #° Sur la façon dont la famille était pensée à la fin de l'Empire, voir E. B. Frierson : Unimagined Communities : idem: « Women in Late Ottoman Intellectual History », Elisabeth € )zdalga (dir.): Late Ottoman Society . The Intellectuul Legacy. Londres/New York : Routledge, 2005, p. 135-161. Pour les politi ques étatiques voir Tber Ortayli: Osmant Toplumunde Aile. Istanbul : Pan, 2002 (2000), p. 131-132: Zafer Toprak: «The Family, Feminism and the State during the Young Turk Period, 1908-1918 », E. Eldem (dir.): Première rencontre internationale sur l'Empire ottoma n et la Turquie moderne, p. 441-452,
L'expression est de Karen Offen.
Cité d'après Anne Cova: Maternité &t droits des Jemmes en France, p. 21, CF. Dror Ze’evi : Regulating Desire. Chang ing Sexual Discourse in the Ofioman Middle East, 1500-1900, Los Angeles: Univer sity of California Press, 2006, p. 75.
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rûmivyetini istemekle birdir. » . pan ï, >A DER -keklere birbit ders-ien ahlâk Rs i erkeklere lisiye mu’âmelesi bizim nu St & Bir çok hayvanlarda erkein disi: octiredide aNUir. Ricâl duima nis{vlânio za ru
vivor; seria’tin büyük emirlerini dinlemiyor. » (p.
13).
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692
CHAPITRE XIV
Pour Riza, le non-respect des femmes et le despotisme masculin se reflétaient dans deux aspects de la société ottom ane. D'une part, un niveau d’éducation insuffisant ; d’autre part des prat iques sociales minant le fonctionnement de la famille et scell ant la réclu sion des femmes : la polygamie, le mariage arrangé, le haré m. Avant d’en venir à l'éducation,
il importe de s’arrêter sur cette critic lue des pratiques sociales, car c’est à travers elle que Riza définissait prin cipalement la normativité de la famille bourgeoise. Riza reprenait à son compte des aspec ts qui figuraient dans pratique-
ment tous les écrits sur la question de la femm e et qui étaient montrés du doigt par les Occidentaux. Mais au lieu d’y voir la preuve de l’infériorité
essentielle de [a société ottomane, il essayait d’analyser leur influ
ence sur la société. Ainsi, la référence au harem impérial lui servait de moyen
Pour exprimer une critique plus générale de la polygamie. Dans
La Crise de l'Orient, Riza semblait prendre la défen se de la polygamie, reprenant
par ailleurs des arguments que Laffitte avait déjà avancés dans différents
articles où il critiquait les idées françaises sur les sociétés musulmanes*, Toutefois dans son argumentation, nous voyons bien que cette défense était surtout censée contrecarrer les critiques énoncées par les Occidentaux.
Avançant
que
la polygamie
n'était pas spécifique
aux
socié
tés musulmanes, Riza mettait en avant son rôle historique dans les temps de guerre où elle permettait une gestion du manq ue d’hommes et il soutenait que cette pratique était toujours mieux que l’immoralisme et la prostitution régna
nt en Occident53. Mais dans Kadin, sa position s’inscrivit dans la vision critique générale du discours moderniste sur la polygamie‘t. Riza y citait à plusieurs reprises la poly gamie comme une chose négative, une pratique d’autrefois, une pulsion primaire masculine qu'il fallait éviter. Il traitait le sujet dans le conte xte général de la séparation des sexes et de la réclusion des femmes. Riza accuse les hommes d’enfermer les femmes « dont le corps est plus fra gile que la fleur la plus délicate du monde »*, de les tenir à l’écart des ver tus de la civilisation et de les maintenir ainsi dans un état d’infériorité. Dans un autre passage, il s'exprime contre le voile comme symbole d’o ppression des femmes imposé par les
hommes.
% Cf. E. Kabakçi: Sauver l'Empire, p. 521.
% Crise de l'Orient, p. 104-117.
693
CRÉER LA FEMME JEUNE-TURQUE
“CE, l'introduction dans €. Kurzman : Moder nist Islam, P. 33. », SArA-YI Ümumet, n° 113, 15 avril 1907;
Serafeddin Magmumi : « Düsündiim ki», Türk, n° 7, 13 décembre 1903.
104
Crise de l'Orient, p. 122 sqq.
770
CHAPITRE XV
LES VÉRITÉS DE L'EMPIRE
Turcs comme le pilier de l’État ottoman ne découlait pas d’analyses théoriques explicites, et encore moins d’une conviction nationaliste, mais qu'elle était implicite et sous-jacente à sa vision de la réalité ottomane. Elle avait néanmoins un impact direct sur son projet d’Empire et, de fait,
Les Turcs et les musulmans
771
non-turcs
La réponse à ces questions est nécessairement difficile pour la simple
raison que Riza les évoquaient rarement et qu’il n’a pas élaboré de
elle fut le point de départ d’une redéfinition des structures du pouvoir
théorie à leur sujet. On
étatique et des rapports entre les différentes communautés de l’Empire. La conviction ottomaniste d’Ahmed Riza correspondait à l'idéal de « l’union
À première vue, Ahmed Riza défendait l'idéal ottomaniste d’union sans prendre position contre l’idée de l’unité de tous les Ottomans. Il ne pre-
des éléments », qu’il présentait comme
la condition de la réforme de
nait pas de positions explicites à l’encontre de l’idéal de l’union ottoma-
l’Empire ottoman. Mais, si ce Jeune Turc identifiait les Turcs non pas comme l’un des « éléments fondamentaux » de l’Empire ottoman, mais
niste universelle. Toutefois, si nous tenons compte de sa perception turquiste et approchons la question d’une façon plus large, se dessinent
comme son fondement tout court, quelle pourrait être la définition de cette supposée union ? Que pouvait signifier l’idéal de l’État moderne reposant sur l’abstraction politique si la réalité ottomane était conçue
quelques lignes générales de sa vision des rapports entre les Tures et les
selon des critères turquistes ? Le concept de vatan qui se rapportait à l’ensemble de la population,
comportait ainsi en lui-même un déséquilibre inscrit dans sa sémantique. Effectivement, il véhiculait un discours particulariste à coloration
turquiste qui définissait l'orientation que le patriotisme ottoman, revendiqué comme la base de la politique moderne, devait prendre et qui rendait ainsi impossible la prise en compte des différentes couleurs de ce véri-
table « arc-en-ciel » qu'était la patrie pour Ahmed Riza. Ce particularisme s’exprimait dans la forme même d’un écrit comme Asker. L'auteur y employait dès le début un « nous » qui renvoyait d’une façon implicite à un « nous » turquiste, sans avoir besoin de clarification. Une fois encore, ce n’est pas un hasard, si parmi l’ensemble des traités en ottoman d’Ahmed Riza, Asker soit celui dans lequel les mots rürk et vatan sont les plus fréquents et où les occurrences du mot « nous » (biz) (ST fois) sont également les plus nombreuses. L’élite à qui il s’adressait
pour révéler son sentiment patriotique était, implicitement,
une élite
turquiste. À considérer les écrits d’Ahmed Riza des années 1900, force est de constater que chaque fois qu’il évoque des Ottomans non-turcs, et
en particulier les chrétiens, c’est à l’occasion de difficultés créées par eux. Dans son projet patriotique d’union ottomane tel qu’il était défini par le leader jeune-turc, ceux-ci représentaient un problème auquel devait faire face l'élite turquiste. Quelle était donc la place de ces popu-
lations non-turques qui posaient problème, et quels étaient les rapports entre les Turcs et les non-Tures au sein du projet d’Empire d’Ahmed Riza ?
est donc
confronté
à un problème
d’analyse.
non-Turcs dans l’Empire ottoman. Nous l’avons déjà vu, chez lui, la perception ethnicisée pouvait se traduire en une stigmatisation des musulmans non-turcs de l’Empire qu’il
considérait comme des communautés dont l’orientation divergeait du sens général à donner à la politique ottomane. Toutefois, il faisait une différence entre les Ottomans musulmans non-tures et les Ottomans nonmusulmans. Riza reprochait aux musulmans de manquer d’enthousiasme
dans la défense de l’Empire ottoman et dans la reconnaissance de sa souveraineté : les Albanais songeaient à l’autonomie, les Arabes ne respectaient pas le gouvernement ottoman et turc, au Yémen, ils se révoltaient au prix de la mort de milliers de soldats turcs, et quant aux Kurdes, ils n'étaient pas prêts à intégrer les rangs de l’armée. Or, pour Riza, cette situation était conjoncturelle : « L’Arabe, le Kurde et l’Albanais ne naissent pas en tant qu’ennemis du Turc. Chez la majorité de ceux-ci, ce sentiment d’animosité se développe plus tard sous l’influence des imams, des cheikhs, des ulema et des étrangers criminels. » "04 Pour remédier à ce problème, Ahmed Riza insistait sur l'éducation. Mais dans l’optique de l’union ottomane, l’éducation ne désignait pas
seulement un processus visant à élever le peuple vers l’idéal de la civilisation ; elle constituait aussi un moyen de créer l’union entre les Ottomans de l’Empire, et en particulier entre les Ottomans musulmans — une union qui se présentait sous des signes turquistes. Conformément à sa
conviction selon laquelle il suffisait d’une approche pédagogique pour expliquer quelque
chose
afin que
l’on en saisisse l’importance, Riza
14 « Arap, Kürd, ve Arnavud doëudugu zaman Tiürk’e aduv olarak doëmamisur. Bu hiss-i adavet ekseriyesine sonradan geliyor ; muta’sib imamlar, seyhler, ahvandlar, ecnebi
mufsidler tarafindan talâkin ediliyor.» Asker, p. 62.
D» CHAPITRE XV
LES VÉRITÉS DE L'EMPIRE
mettait en avant l'obligation pour l’État ottoman d’apprendre aux