L'expérience évolutive : Le livre de l'émerveillement
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L'EXPÉRIENCE EVOLUTIVE ,,,..

L'EXPÉRIENCE EVOLUTIVE ,,,..

© Éditions Almora • 43 avenue Gambetta, 75020 Paris

•avril 2016 • www.almora.fr ISBN: 978-2-35118-298-7

NILS KUHN DE CHIZELLE

L'EXPÉRIENCE EVOLUTIVE ,,,..

OU LE LIVRE DE L'ÉMERVEILLEMENT

COLLECTION DIRIGÉE PAR JOSÉ LE ROY

Pour la et Marie Madeleine selon la promesse

Nous avons besoin d'un nouveau mode de sensation de qui nous sommes. Jacob Needleman

TABLE DES MATIÈRES Introduction: Grandir ..................................................... 13

PREMIÈRE PARTIE 1. Le principe évolutif .....................................................21

2. Déploiements de la matière .......................................29 Origine ................................................................................ 29 EXPÉRIENCE 1................................................................ 36

Du vide à la lumière ........................................................... 39 EXPÉRIENCE 2 ................................................................ 42

De la lumière à la matière, ou la transparence du monde. 44 EXPÉRIENCE 3 ................................................................ 46

Matrices cosmiques ............................................................. 47 EXPÉRIENCE 4 ................................................................ 53

Semence d'étoile ................................................................. 54

3. Déploiements du vivant ............................................. 59 Premières cellules ............................................................... 59 EXPÉRIENCE 5 ................................................................ 64

Murs de l'impossible ........................................................... 6 7 EXPÉRIENCE 6 ................................................................ 70

Symbiose du vivant ............................................................ 72 EXPÉRIENCE 7 ................................................................ 75

Multicellularité, ou la transition en individualité .............. 79 L'arbre neuronal, ou le cerveau en tant que déploiement évolutif ................................................................................ 87 EXPÉRIENCE 8 ................................................................ 90 EXPÉRIENCE 9 .............................................................. 104

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DEUXIÈME PARTIE 4. Déploiements de la conscience ............................... 109 Champ premier ................................................................. 123 Stade archaïque I symbiotique ...................................... 123 Champ second .................................................................. 128 Stade magique / prépersonnel ...................................... 128 Stade guerrier / égocentrique ....................................... 134 Stade traditionnel I conventionnel.. ............................. 138 Champ troisième .............................................................. 145 Stade moderne /rationnel ............................................ 145 Stade postmoderne I relationnel... ................................ 151 Stade intégral / existentiel... .......................................... 161 Champ quatrième ............................................................. 174 Stade ego-conscient.. ..................................................... 174 Stade transpersonnel ..................................................... 179 Stade unitif .................................................................... 183

5. Récapitulation: Perdre la tête pour la trouver .... 193 6. Pourquoi sommes-nous ici? ................................... 211

TROISIÈME PARTIE 7. Franchir le seuil: d'un chemin en évolution à l'évolution comme chemin ....................................... 225 8. Vide, manque et plénitude ...................................... 233 EXPÉRIENCE 10 ............................................................ 238

9. Le collectif comme espace d'émergence ............... 243 10. La sensation de qui nous sommes ........................ 261 Au-delà de la pensée: de la représentation à la présence .. 261

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EXPÉRIENCE 11 ............................................................ 262 EXPÉRIENCE 12 ............................................................ 268 EXPÉRIENCE 13 ............................................................ 269 EXPÉRIENCE 14 ............................................................ 271 EXPÉRIENCE 15 ............................................................ 273 Unir pensée et sensation: le mouvement corporel évolutif282 EXPÉRIENCE 16 ............................................................ 286 Des sens d'une profondeur sans limite ............................ 292 EXPÉRIENCE 17 ............................................................ 304 EXPÉRIENCE 18 ............................................................ 310 EXPÉRIENCE 19 ............................................................ 312

11. La conscience comme ouverture de l'être .......... 315 Conscience, espace, corps ................................................. 315 EXPÉRIENCE 20 ............................................................ 318 Reposer dans l'être ........................................................... 327 EXPÉRIENCE 21 ............................................................ 328 Le zéro et la totalité .......................................................... 3 3 5 EXPÉRIENCE 22 ............................................................ 337

Conclusion ...................................................................... 347 Postface ........................................................................... 353 2e personne ....................................................................... 353 1re personne ...................................................................... 3 5 7 3e personne ....................................................................... 361 Visages .............................................................................. 363

Gratitudes Ce livre est nourri de tous les témoins d'un réel ouvert et qui m'ont aidé à le ressentir: ma gratitude à leur égard est immense. Ils sont cités au fil du texte, mais ici je mentionnerai en particulier Ken Wilber, Douglas Harding et Rupert Spira. Je remercie aussi, pour leur lecture sans concession, Constance Felix, Muriel Vandeventer, Gérard de Lignac, Christophe Thro et ma femme Isabelle (qui était la plus sans concession). Et José Le Roy, pour la générosité de ses ateliers. Nils Kuhn de Chizelle

INTRODUCTION: GRANDIR

Nous pouvons grandir. Nous sommes plus vastes que ce que nous croyons connaître de nous-mêmes. C'est le thème central de ce livre. Nous pouvons grandir. Je ne parle pas ici d'un accroissement de nos savoirs, de nos possessions, de nos compétences ou de nos capacités, ni même de développement personnel au sens usuel de ce mot. Mais d'un mouvement vertical, d'un grandir dans l'être. De ce mouvement qui est le mouvement même de la vie, un mouvement évolutif. Il veut se réaliser et nous réaliser dans des expansions créatives toujours plus ouvertes. C'est une évidence pour tous les parents qui assistent à l'évolution de leur enfant. Lorsqu'ils disent de lui qu'il grandit, ils font généralement référence aux aspects physiques et visibles de ce processus. Et ils ressentent bien, même sans avoir étudié de psychologie développementale, qu'avec l'évolution de la structure physique de l'enfant, c'est également sa structure psychique, et mentale, qui se transforme et se déploie dans des espaces et des possibilités de plus en plus vastes. Cependant, après avoir été adolescent, vient le moment où culturellement, sociologiquement, l'enfant est considéré adulte. «Il est grand maintenant»: on estime qu'il a fini de se développer, que les structures de ses perceptions et de sa pensée sont dorénavant en place. On s'attendra bien entendu à ce que le contenu de sa conscience puisse changer, au fil de ses expériences et de sa maturation. Mais on n'imaginera guère que la structure de sa conscience puisse continuer à évoluer. La

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croissance verticale semble alors faire place à un développement horizontal qui se joue dans l'espace des relations sociales et affectives, des connaissances culturelles, des capacités professionnelles, du pouvoir et des possessions; et finalement aux saisons de l'existence dont la mort est le terme. « Va, petit d'homme, serre ta chance... ». Notre compréhension implicite du développement humain est fermée alors que l'évolution est ouverte. Le petit enfant sent et sait qu'il est ouverture, expansion, potentialités. Pour lui la notion de limites à son devenir n'a aucun sens. Quand et pourquoi avons-nous cessé de ressentir que cette expansion se poursuit continuellement? Nos cultures et nos sociétés ne le perçoivent pas, mais il est possible de continuer à évoluer, non seulement horizontalement, mais aussi verticalement, dans nos structures de conscience et nos possibilités d'être. Et c'est non seulement possible, mais c'est même la vie de la vie que de chercher sans cesse à se déployer dans de nouvelles dimensions. Ce mouvement ne requiert finalement rien d'autre pour œuvrer en nous et au travers nous que notre adhésion consciente et notre abandon confiant. La culture contemporaine n'a pas encore assimilé la nature évolutive de notre réalité, ni ce que ·cela entraîne comme conséquences très actuelles et très concrètes. Enfants, nous avons abordé les programmes d'enseignements portant sur l'évolution de notre planète et la succession des civilisations. Pour certains, c'était comme un rêve, une histoire fascinante mais lointaine; pour d'autres, beaucoup d'ennui. Ces deux sentiments étaient nourris par la perception d'une distance irréductible entre notre réalité présente et un passé mort et révolu. La dimension actuelle, intérieure et vivante de l'évolution ne nous a pas été rendue perceptible. On nous a enseigné l'évolution de l'histoire - mais on ne nous a pas révélé que notre histoire est celle de l'évolution. Nous estimons par conséquent que l'évolution, c'est une affaire d'archéologues, de fossiles, de mouvements imperceptibles étalés sur des durées abstraites qui se comptent en millions ou en milliards d'années. Rien, en tout cas, qui soit

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susceptible de nous concerner de manière vitale, ni qui puisse avoir un lien immédiat avec les crises individuelles et sociales que nous affrontons ici et maintenant. Simultanément, il existe un sentiment diffus mais très partagé que les choses vont de plus en plus vite. Ce sentiment repose sur une réalité objective : nous sommes les premières générations à voir et à éprouver l'évolution directement au sein d'une durée de vie. Nous pouvons toucher le changement du doigt, en temps réel, chose auparavant inconcevable. Avant la modernité, le monde était perçu comme statique. Les techniques, la culture et les structures de la société n'étaient - sauf rares exceptions - pas bouleversées entre le jour de sa naissance et le jour de sa mort. Pour autant nous ne faisons pas de lien entre cette évolution-là, culturelle et sociale, et la grande histoire évolutive de l'univers. Après tout, nous sommes devenus des animaux culturels, et la culture, pensons-nous, est précisément ce qui nous a permis d'échapper à l'évolution que contemplent les archéologues et les biologistes. Sur tous ces points, nous devons opérer un radical changement de paradigme. Car l'évolution, c'est le principe qui soustend la transformation du monde dans l'intensité et l'urgence créative de l'instant. C'est un principe qui se manifeste tout autant dans la révolution française, la chute du mur de Berlin, le printemps arabe, l'iPhone, la crise environnementale et nos crises de croissance personnelles que dans la formation des galaxies, l'apparition de la vie, des dinosaures et des goélands cendrés. Les organisations collectives, la culture, la psychologie et les structures de conscience sont des processus évolutifs au même titre que la montée en complexité du monde physique et biologique. La vision traditionnelle du monde considérait que nos histoires personnelles se déroulaient au sein d'un univers clos, une sorte de théâtre cosmique, réglé par la main d'un créateur transcendant et tout-puissant. Si celui-ci pouvait intervenir sur la scène du monde, son espace était cependant situé au-dessus et en dehors du nôtre.

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Cette vision de l'univers a été bouleversée à jamais à partir de la renaissance. La conscience culturelle, le vivant, et finalement la matière ont été successivement reconnus comme émergeant d'un processus d'évolution. C'est d'abord l'histoire et la culture qui ont été conçues comme les moments successifs d'un déploiement évolutif de l'esprit, notamment par des philosophes dont Hegel, il y a deux siècles, a été une figure centrale. C'est ensuite, avec Darwin, le règne du vivant qui a été révélé comme l'expression d'un processus évolutif qui nous reconduit tous au vertige d'une origine cellulaire commune. Et enfin il y a moins d'un siècle avec Edwin Hubble, c'est la matière et le cosmos tout entier qui ont été compris comme séquence évolutive émergeant d'un point source que nous appelons Big Bang, et que nous situons aujourd'hui à 13,8 milliards d'années. L'univers dans toutes ses dimensions: culturelle, psychologique, biologique et matérielle n'apparaît dès lors plus comme immuable ou comme cyclique, mais comme évolutif. D'ailleurs le temps et l'espace sont eux-mêmes évolutifs puisque nous savons par Einstein que l'univers ne s'est pas déployé à l'intérieur d'un espace et d'un temps préexistants, mais par l'engendrement de son propre espace et de sa propre temporalité. En outre, par-delà le point-source du Big Bang, certains physiciens considèrent maintenant la possibilité que les lois et les constantes de la physique elles-mêmes, traditionnellement réputées immuables, puissent être le fruit d'un processus évolutif!. En d'autres termes, nul fondement n'est à trouver dans l'univers, hormis un dynamisme créateur qui est constitutif de sa nature même.

1. Le philosophe Charles Sanders Peirce, qui avait connaissance des visions de Hegel et de Darwin, disait déjà en 1891 : «la seule façon possible de rendre compte des lois de la nature c'est de supposer qu'elles sont le résultat de l'évolution ». Sur cette question spéculative, soutenue notamment par les physiciens John Wheeler et Lee Smolin, voir l'article d' Abner Shimony, Can the fu.ndamental /ai,vs of nature be the results of n'olution ?. Et aussi: Lee Smolin, The Life of the Cosmos; et John Archibald Wheeler Beyond the Black Hole.

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« L'un après l'autre, résumait le scientifique et théologien Pierre Teilhard de Chardin, tous les domaines de la connaissance humaine s'ébranlent, entraînés ensemble, par un même courant de fond, vers l'étude de quelque développement. Une théorie, un système, une hypothèse, !'Évolution? ... Non point: mais, bien plus que cela, une condition générale à laquelle doivent se plier et satisfaire désormais, pour être pensables et vrais, toutes les théories, toutes les hypothèses, tous les systèmes. Une lumière éclairant tous les faits, une courbure que doivent épouser tous les traits: voilà ce qu'est !'Évolution» 1•

La conscience mentale, le vivant, la matière ont donc été reconnus - dans cet ordre et c'est significatif - comme les expressions d'une dynamique évolutive. Comme autant de Big Bangs à des niveaux d'émergence différents. Arrêtons-nous un instant sur ce mot, émergence, car l'histoire de l'évolution, c'est essentiellement celle des émergences, ou de ce qui se produit quand quelque chose survient de radicalement neuf, qui est structuré par de nouvelles lois et porte en lui de nouvelles possibilités. L'émergence, c'est quand il y a création d'une réalité nouvelle qui ne peut ni se laisser prédire par ce qui a précédé; ni se laisser expliquer ou réduire par la somme de ses composantes. L'émergence, c'est lorsque l'univers évolue à une nouvelle dimension de lui-même: à un nouveau mode d'être. Par exemple, nous ne pouvons pas rendre compte de cette émergence qu'est le vivant simplement à partir des parties qui le composent (les molécules). Il est impossible de comprendre la vie sans prendre en compte la totalité, tout comme il serait vain de rendre compte de ce que produisent en nous les variations Goldberg de Bach à partir des particules élémentaires. C'est ce qui aujourd'hui amène la science à changer de paradigme en cherchant à réintégrer la loi des parties dans une compréhension de la totalité. De sorte que le monde devient perçu non plus comme une agrégation de choses, mais comme l. Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène Humain.

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une capacité à s'auto-organiser et à émerger à des d'ordres de complexité toujours supérieurs. Carl Woese, l'un des plus grands biologistes du xxe siècle, disait ainsi: « Le temps est venu de remplacer la vision purement réductionniste et moléculaire, dirigée vers le bas, par un regard nouveau et véritablement holistique, dirigé vers le haut, principalement centré sur l'évolution, l'émergence, et la complexité ... 1• » Ce que confirme en physique le prix Nobel Robert Laughlin: «Je pense que maintenant la science est passée de l'Âge du Réductionnisme à l' Âge de !'Émergence. La recherche des causes ultimes se déplace du comportement des parties au comportement du collectif. C'est difficile d'identifier un moment spécifique où cette transition a eu lieu car elle a été graduelle ... Mais il n'y a aucun doute que le paradigme dominant est maintenant organisationneP. » Voilà en effet ce qu'est l'évolution: une organisation matérielle, biologique et psychique de la totalité qui s'ouvre et se transcende elle-même pour émerger à toujours plus de complexité et de conscience. Ce que de la science nous apprenons peut-être de plus essentiel, c'est que l'univers n'est pas en évolution, il est évolution. C'est sa nature même.

Parce que l'univers est évolution, nous le sommes également, puisqu'il n'y a aucune séparation entre nous et lui. Mais nous n'avons pas encore saisi ce que nous sommes à la lumière de cette révélation. On peut d'ailleurs comprendre qu'il nous faille un peu de temps avant que cela ne nous saisisse jusque dans nos tripes. Après tout l'univers s'est transformé pendant 13,8 milliards d'années sans savoir qu'il était évolutif, et n'en a pris conscience, au travers nous, que depuis tellement peu de temps - à peine moins de 200 ans. C'est pourquoi notre culture n'a pas encore intégré la réalité évolutive. Celle-ci est encore extérieure à notre champ de conscience collectif. Nous sommes intellectuellement informés 1. Carl R. Woese, A New Biology for a New Century. 2. Robert Laughlin, Un Univers Différent.

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de l'évolution des espèces et de l'expansion du cosmos, mais l'évolution n'est pas devenue une réalité intérieure qui nous concerne essentiellement. Nous croyons qu'elle se joue sur des durées incommensurables avec l'échelle humaine, mais c'est une erreur de point de vue. Car c'est dans l'instant que l'évolution se joue. C'est dans l'instant qu'est l'émergence, l'impulsion créatrice, l'accès à une dimension plus vaste de ce que nous sommes. L'évolution est notre histoire et elle se joue maintenant. Nos trajectoires, nos développements personnels, s'inscrivent en effet dans le déploiement évolutif de l'univers. Nos histoires à la fois récapitulent et co-créent d'instant en instant un cosmos ouvert qui s'engendre à lui-même depuis l'origine. Ce processus a du sens. Nous pouvons le ressentir profondément, jusque dans notre chair, pour peu que nous ouvrions nos histoires à plus vaste que nous-mêmes, et que nous contemplions avec notre intelligence, notre cœur et notre corps. L'objectif de ce livre est de nous ouvrir à cette perspective, et de nous inviter à faire un pas évolutif décisif. Un pas qui finalement nous conduise, non en avant, mais jusqu'au centre de nousmêmes. En cet espace où ce que nous sommes depuis tou jours, mais que peut-être nous ne reconnaissons pas encore, et l'univers perpétuellement évolutif, deviennent mutuellement révélation l'un pour l'autre.

*** Ce livre est composé de trois parties qui forment une unité mais peuvent être lues indépendamment. La partie 1 aborde le processus évolutif dans les domaines de la matière et du vivant. Nous chercherons à laisser résonner en nous la profondeur et la beauté inouïe de leur déploiement. La partie II rend compte du mouvement évolutif dans nos structures de conscience et nos cultures. Nous prendrons, selon cette perspective, conscience de notre parcours d'humanité. Et nous nous laisserons informer, au sens de former par l'intérieur, par la possibilité d'un réel plus réel, plus ouvert et

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plus inclusif que celui qui nous est familier (mais dans lequel nous souffrons). La partie III est centrée sur notre présent évolutif. À quoi pouvons-nous maintenant nous ouvrir? Dans quel mouvement pouvons-nous concrètement entrer, à partir de là où nous sommes, avec nos manques et nos déficiences? Où est-ce que, aujourd'hui, se trouve le seuil évolutif, par lequel émerger à un nouvel espace, à une nouvelle maison d'être, et sortir de nos impasses actuelles? Cette transition, verrons-nous, ne suppose nul effort de notre part, si ce n'est celui de nous abandonner avec confiance à ce que, depuis toujours, nous sommes. Ce vers quoi nous allons est, au fond, d'une simplicité absolue. Des expériences sont proposées au fil de ce livre. Faitesles, même si dans un premier temps vous êtes dérouté par leur nature souvent très sensorielle. Au fil de votre progression vous percevrez de mieux en mieux leur lien profond avec le processus évolutif. Ce que vous pourrez retirer de ce livre dépend de votre autorisation à laisser - au moins provisoirement - se déconstruire certaines représentations mentales conventionnelles, afin de pouvoir mieux ressentir les choses selon votre authentique expérience. Et si toutefois vous n'aviez qu'un seul chapitre à lire et qu'un seul exercice à faire, allez directement au dernier, Le Zéro et la Totalité. Il se peut néanmoins que ceux qui le précèdent puissent aider à voir ce qu'il invite à voir. Somme toute, faites comme bon vous semblera.

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PREMIERE PARTIE Votre corps ressenti physiquement fait partie d'un système gigantesque qui comprend plus que le lieu et le moment où vous vous trouvez et plus que vousmême: il englobe en fait l'univers tout entier. Cette sensation d'être corporellement vivant au sein d'un immense système est le corps en tant qu'il est ressenti de l'intérieur. Eugene Gendlin

1. LE PRINCIPE ÉVOLUTIF En observant l'évolution dans son déploiement, nous pouvons faire un certain nombre de constatations génériques: • L'évolution est orientée

Teilhard de Chardin l'exprimait en disant que les formes évolutives vont vers toujours plus de complexité (dans leur dimension extérieure) et toujours plus de conscience (dans leur dimension intérieure). Un animal est en effet plus complexe qu'une cellule, qui est plus complexe qu'une molécule, qui est plus complexe qu'un qu'atome. Un homme est plus conscient qu'un chimpanzé, qui est plus conscient qu'un escargot, qui est plus conscient qu'une cyanobactérie. Nous ne suggérons pas ici que l'évolution est déterministe, au contraire: elle est ni déterministe, ni aléatoire car elle est fondamentalement

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créatrice. Et cette créativité a du sens (selon l'acception littérale de ce mot: elle est orientée). Dans ce livre, nous prenons pour principe de ne pas projeter de téléologie 1 (c'est-à-dire de finalité) mais de laisser l'évolution être à elle-même sa propre révélation. C'est ainsi que nous pourrons nous laisser résonner le plus profondément et laisser s'ouvrir nos systèmes de pensée.

• L'évolution avance par sauts Par exemple, aux premiers instants de l'univers, un moment précis est venu où le proton a émergé, comme un nouveau centre d'activité et de complexité évolutive. À son tour il a rendu possible l'émergence des atomes qui constituaient un autre palier évolutif. En biologie, ce principe de sauts ou de paliers a été nommé le mécanisme des équilibres ponctués 2 : l'évolution comprend de longues périodes de stabilité, ponctuées de brefs moments de transitions majeures. De 1. Sans exclure ni invoquer de principe téléologique, nous tenterons d'apprécier l'impulsion évolutive en elle-même en considérant comment elle joue sur l'espace, le temps, la complexité, nos cultures et notre psychologie. Nous éviterons ainsi de nous laisser enfermer dans la fausse antinomie entre évolution ouvene et évolution convergente. Sur un plan scientifique il est d'ailleurs passionnant d'observer que des chercheurs rigoureux peuvent se situer aussi bien dans l'une que dans l'autre de ces perspectives. Stuart Kauffrnan par exemple démontre la nature radicalement créatrice, ouvene, non prévisible et non contrainte de l'évolution biologique. Ce qui en soi témoigne d'une véritable mutation paradigmatique de la science, car la science classique ignore par principe le concept de créativité (voir Stuan Kauffman, No entailing laws, but enablement in the evolution of the biosphere et Réinventer le sacré: Une nouvelle vision de la sdence, de la raison et de la religion). En sens inverse, des paléobiologistes tels que Conway Morris recensent de nombreuses évidences de convergence évolutive dans le déploiement du vivant. L'œil, par exemple, a évolué de manière indépendante dans près de 50 lignées différentes d'animaux. La conscience de soi, au sens primitif de la capacité à se reconnaître dans un miroir, a émergé indépendamment dans des lignées aussi différentes que l'éléphant d'Asie, le grand dauphin, l'orang-outan, la pie bavarde et l'homme. L'agriculture est utilisée de façon organisée à des fins alimentaires par plusieurs variétés de fourmis, de scarabées, de termites - et bien entendu aussi par l'homme. Chez ces derniers, il est d'ailleurs singulier de constater que l'agriculture est apparue de façon indépendante et synchrone il y a environ l 0 000 ans en une dizaine d'endroits totalement séparés dans le monde. Sur ces sujets voir par exemple George McGhee, Convergent Evolution: Limited Forms Most BeautifuL 2. Selon les travaux de Stephen Jay Gould et Niles Eldredge.

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même qu'en psychologie il a été établi, dans le sillage notamment de Jean Piaget, que l'homme se développe par stades de maturité successifs. D'ailleurs nous avons tous fait cette expérience de moments particuliers dans lesquels nous avons réalisé quelque chose, comme des éclairs de compréhension sans durée, et qui pourtant ont transformé à un degré important notre sens de la vie et du réel. Toutes les sphères évolutives - qu'il s'agisse de la matière, du vivant, ou des structures de conscience - progressent donc par sauts qualitatifs, ce que nous aurons amplement l'occasion de préciser.

• Chaque stade est nécessaire au sein d'une circularité co-créatrice Chaque nouveau stade évolutif porte en lui la totalité d'où il émerge. Ainsi par exemple: les cellules vivantes sont composées de molécules; et les molécules sont composées d'atomes. Chacun de ces stades est nécessaire puisque, naturellement, les stades supérieurs n'existent pas sans les stades inférieurs qui rendent possible leur émergence. Dit autrement: le haut n'existe pas sans le bas. Mais cette évidente logique ascendante n'est pas le tout de l'histoire car il y a en fait une circularité entre ce que, par convention, nous appelons le « bas » et le « haut ». S'il est vrai que le stade inférieur (ex: la molécule) est la condition du stade supérieur (ex: la cellule vivante), il est vrai aussi que le stade supérieur détermine d'une certaine façon le stade inférieur, ne serait-ce qu'en vertu des lois de l'émergence, qui reconnaissent une forme de causalité descendante du supérieur sur l'inférieur. Il y a donc une certaine circularité (ce qui ne veut pas dire équivalence) entre tous les stades. Et nous ne devons pas perdre de vue que nous sommes nous-mêmes et à tout moment, intégralement inclus dans cette circularité. Illustrons cela par un exemple. Les particules élémentaires sont, « tout en bas», les constituants premiers de la matière. Ces particules simples et infinitésimales ne peuvent être connues que par des machines complexes et gigantesques (les accélérateurs de particules), elles-mêmes composées de .ces particules

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qu'elles se proposent de détecter. Ce cercle nous inclut d'emblée, puisqu'il présuppose et exprime à un moment donné notre structure de conscience et de connaissance scientifique. Que nous le voulions ou non, nous ne pouvons pas faire abstraction de ce que l'existence des particules subatomiques est indissociable de la complexité de nos concepts et de nos appareillages. En résumé, s'il est vrai que le haut n'existe pas sans le bas, le bas n'existe pas non plus sans le haut - contrairement à ce que croit une pensée réductionniste classique. Entendons donc que chacun des stades évolutifs est nécessaire, non seulement de manière transitoire en tant que succession dans une séquence hiérarchique, mais en tant que tous les stades sont impliqués de manière générative dans une totalité dynamique. Il y a co-création entre tous les niveaux du réel, du « haut » et du « bas » 1 • Lorsque pour une raison ou pour une autre il y a des dissociations dans cette circularité alors il y a appauvrissement, dysfonctionnement ou pathologie. Par exemple, dans la sphère du développement humain: on ne devient pas adulte sans avoir été enfant. Mais inversement, s'accomplir en tant qu'adulte suppose d'actualiser les capacités dynamiques de jeu et d'émerveillement propres à l'enfance. Sinon l'adulte est sec, étroit, dissocié d'une partie de sa dimension.

• Le mouvement évolutif est ternaire S'il est vrai, selon le grand physicien Murray Gell-Mann, que notre monde présente une « complexité de surface qui émerge d'une profonde simplicité », alors comment pourrions-nous exprimer le plus simplement possible la loi interne du dynamisme évolutif? Y a-t-il un principe génératif que l'on pourrait reconnaître, d'émergence en émergence, dans l'évolution du cosmos, du vivant, et de notre culture? Le processus évolutif peut être vu comme un jeu dynamique impliquant trois termes 2 : 1. Voir le très bon texte de Michel BitboL Origine et Création. 2. La formulation proposée ici rejoint des travaux issus de toutes disciplines, et notamment ceux de théologiens-scientifiques tels que Teilhard de Chardin et

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• différenciation • intégration • émergence Le mouvement de différenciation tend à la distinction, la diversité, l'individuation, l'unicité. Le mouvement d'intégration tend à la communion, la symbiose, la relation, l'intégration à la totalité. Le jeu mutuel de la différenciation et de l'intégration s'accomplit dans des émergences créatives, dans des sauts qualitatifs permettant le déploiement de nouveaux champs de possibilités. Ceux-ci semblent toujours présenter plus de complexité ou encore une structure de conscience plus vaste et inclusive que celles d'où ils émergent.

Différenciation

Intégration

Émergence

à un niveau supérieur

Par exemple, en physique, le proton est une émergence qui résulte de la différenciation de particules élémentaires nommées quarks up (charge positive) et quarks down (charge négative), et de leur intégration dans le champ d'une force fondamentale nommée force nucléaire forte.

Thomas Berry, de philosophes tels que Ken Wilber et Steve Mclntosh, de neurobiologistes tels que Gerald Edelman et Giulio Tononi, de biologistes tels que Lynn Margulis et Robert Ulanowicz, de psychologues tels que Jean Piaget et Robert Kegan, d'astrophysiciens tel que Brian Swimme etc.

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Proton

Quark down (-)

Quark up (+)

Une phrase d'Arthur Koestler résume avec élégance ce mouvement: « la vraie innovation émerge lorsque pour la première fois sont réunies des choses qui étaient séparées » 1• Tout cela peut sembler pour l'instant bien abstrait. Mais nous allons constater qu'il s'agit là d'un fil rouge qui parcourt toute la trame évolutive, ou d'une danse qui en serait comme la pulsation intime. Et que d'avoir conscience de ce principe peut nous aider à orienter toutes nos décisions, y compris les plus concrètes, et ce dans tous domaines: sociétaux, politiques, économiques, organisationnels, pédagogiques, thérapeutiques ... Aussi allons-nous maintenant sonder l'histoire de l'univers en regardant concrètement comment s'exprime ce mouvement évolutif, cette triple danse de différenciation, d'intégration et d'émergence dans les trois sphères de la matière, du vivant et de la conscience. Il ne s'agira pas de faire œuvre de physicien, de biologiste, ou d'anthropologue, mais de laisser résonner en nous la dimension intérieure de la réalité en même temps que nous contemplons son apparence extérieure. Au travers cette résonance peut-être nous semblera-t-il, comme le disait le pionnier de la psychologie William 1. Arthur Koestler,

Beyond Reductionism.

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James 1, « que la conscience ou l'expérience intérieure [... ] et l'univers physique sont des aspects coéternels de la même réalité, à la manière dont le concave et le convexe sont des aspects de la même courbe». Nous chercherons simplement à épouser cette courbe, à habiter sa transparence. Peut-être nous émerveillera-t-elle. Et peut-être sentirons-nous que, dans le processus évolutif, c'est ce que nous sommes et ce que nous devenons qui se joue maintenant. Les pages qui suivent et qui abordent successivement l'évolution de la matière et du vivant ne présupposent aucune connaissance particulière en physique ou en biologie. Les raisonnements ne sont au service que de notre résonnement. Le lecteur qui le préférerait peut toutefois aller directement à la ne partie de ce livre qui traite de l'évolution des structures de conscience, et revenir ici ultérieurement.

1. Cité par Michel Bitbol. La Consdence a-t-elle une Origine?

2. DÉPLOIEMENTS DE LA MATIÈRE

Origine

Le moment alpha de notre univers, ce point zéro d'émergence que nous appelons Big Bang, n'est pas accessible à nos instruments et à nos figures habituels. Il est, en quelque sorte, un symbole archétypal d'émergence. Nous nous représentons communément le Big Bang comme ce moment où une infinité de matière concentrée en un point infinitésimalement petit aurait explosé dans un assourdissant fracas. C'est faire fausse route. Il s'agit de tout autre chose. D'ailleurs le terme « Big Bang » était initialement utilisé par dérision, par un physicien anglais dans une émission télévisée des années 50. Le mot a plu au public et il est resté depuis. Nombre de théories cosmologiques cherchent à mieux saisir l'instant zéro, qui en tant qu'origine insondable échappe toujours à notre prise. Il faut d'ailleurs faire silence pour l'entendre, car il n'y a pas eu de bang. L'univers n'est pas né dans le fracas, mais, littéralement, dans un mouvement de grand silence. Essayons de pénétrer dans l'inouï de cet évènement. À l'origine, l'univers n'est pas quelque chose: c'est le vide. Entendons bien: il n'est pas vide - c'est ce vide. Ce n'est pas tout à fait la même chose. De quel vide s'agit-il? D'un vide qui n'est pas néant, mais qui est potentiel d'être. Un vide de toute matière, de toute forme, mais qui pourtant est réel, comme un champ fécond de possibles. Les physiciens appellent « vide quantique » ce champ physique qui constitue la matrice de toute réalité matérielle. 29

Pour comprendre ce que les physiciens nous disent de la naissance de l'univers et de la matière, il nous faut faire évoluer notre vision conventionnelle de ce qu'est la matière. Car depuis très longtemps, nous avons considéré que celle-ci était le réel le plus concret: une substance tangible, durable, qui a une masse et qui occupe un espace bien déterminé. Puis au xrx• siècle nous avons découvert une nouvelle réalité physique mais totalement immatérielle: il s'agit des champs, par exemple le champ magnétique qui oriente l'aiguille de la boussole, ou encore le champ électrique. Il ne nous a pas été facile d'articuler la relation entre la matière et les champs, car ces derniers, contrairement à la matière, sont invisibles, dénués de forme, omniprésents, illimités ... Champs et particules matérielles sont longtemps restés deux ordres de réalité séparés dans notre compréhension du monde. C'est la théorie quantique des champs qui, à partir des années 1930, a transcendé cette dualité. Le champ est alors devenu une réalité première. Les particules - toutes les particules sans exception - ont été comprises comme des manifestations du champ. Ce dernier apparaît finalement comme plus proche du réel que les particules, car toute particule peut disparaître - mais le champ, jamais. Le fond d'où émergent les supposées entités individuelles prend le pas sur ces dernières. D'ailleurs, pour la physique quantique, une particule n'a plus d'identité stable du tout. Une particule n'est pas déplacement de substance mais apparition, ou manifestation. C'est comme un arc-en-ciel, disait le physicien Bernard D'Espagnat, une manifestation qui n'est pas illusoire, sur laquelle plusieurs observateurs peuvent même se mettre d'accord, mais qui n'existe pas en soi, sans l'observation. Et le champ dont la particule est la manifestation et qui demeure lorsque toute particule a disparu, c'est ... le vide quantique. Ainsi le vide peut-il être considéré comme de la matière au repos; et inversement la matière peut-elle être considérée comme une manifestation énergétique du vide, ou du vide en mouvement.

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Ce n'est donc pas rien que ce vide ... C'est même un océan de créativité, car les physiciens nous apprennent que plus on le regarde de près, plus on le découvre comme espace de pures potentialités où des couples éphémères de matière et d'antimatière, de particules et d'antiparticules émergent incessamment pour aussitôt s'annihiler mutuellement. Pour contrer cette annihilation et qu'une particule puisse persister dans l'existence, il faut apporter au vide une énergie qui soit suffisante pour autoriser son expression durable en tant que manifestation matérielle. Ayant ainsi unifié notre vision de la matière et du vide, nous pouvons revenir au point zéro de notre univers. En ce point donc, l'univers est le vide. Il est potentiellement fécond des particules et antiparticules qu'il engendre d'instant en instant, mais d'une fécondité purement virtuelle puisqu'en effet matière et antimatière s'annulent d'instant en instant. Il fallait à la genèse de notre univers, à son Big Bang, une source d'énergie qui le conduise du virtuel à ce réel concret que nous expérimentons. Cette énergie, où a-t-elle pris sa source? En nul autre lieu, selon Edgar Gunzig 1, que dans l'ouverture de cet espace vide lui-même. Il y a en effet une expansion inouïe à l'origine de notre univers 2 , une dilatation de l'espace d'une magnitude et d'une vitesse proprement ahurissante, supérieure même à celle de la lumière. Dans ce mouvement initial d'ouverture et de séparation radicale, les paires de particules et d'antiparticules se trouvent dissociées; séparées par une distance telle qu'elles deviennent hors de portée causale l'une de l'autre. « Ne pouvant se retrouver pour s'annihiler, les couples de particules virtuelles ne peuvent que se métamorphoser en particules réelles 3 • » 1. Bernard D'Espagnat, Physique quantique et réalité: la réalité c'est quoi? 2. Ce modèle de l'inflation cosmique a été initialement proposé en 1980 par le physicien Alan Guth. Il a été confirmé par nos observations ultérieures et constitue aujourd'hui le modèle dominant, même si des modèles alternatifs continuent à être explorés. 3. Edgar Gunzig, Que faisiez-vous avant le Big Bang?

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La beauté singulière de ce mouvement tient en ce que la matière, ainsi créée, génère à son tour l'espace et le temps 1 d'où elle émerge: le contenu matériel de l'univers et son espace s'incluent dynamiquement pour s'engendrer mutuellement. De sorte que le mouvement s'organise et se nourrit de luimême: « le vide renferme en lui-même son propre réservoir énergétique qui lui permet de s'autoalimenter, sans recourir à un monde extérieur, d'ailleurs inexistant ». Il peut, en s'ouvrant, «engendrer son propre contenu, se faire naître lui-même » 2 • Notre univers physique est né d'un jaillissement impliquant l'unité dynamique fondamentale entre vide, espace, temps et matière. L'univers s'est donc engendré sans nul effort - ce qui est assez extraordinaire si l'on veut bien contempler cela. Nous estimons communément devoir fournir bien des efforts pour faire quoi que ce soit, alors songer que l'univers tout entier puisse s'être créé avec un effort nul, c'est proprement extravagant. D'autant plus qu'il ne s'agit pas que de son émergence initiale puisque, par voie de conséquence, l'énergie totale de l'univers est, en permanence, toujours nulle 3• Y compris donc aujourd'hui, alors même que se poursuit son expansion créatrice. C'est peu dire que notre culture est encore loin d'habiter les perspectives ouvertes ici par la science. Toutefois, nos récits fondateurs nous informaient déjà que la création se fait par séparation. Dieu sépare l'unité primordiale en polarités opposées et crée de la sorte le Ciel et la Terre. Ainsi, dans le livre de la Genèse, Dieu crée le monde à partir du vide (« tohu bohu » = vide sans forme) en séparant: la lumière de la ténèbre, les eaux d'en haut des eaux d'en bas, la femme de l'homme ... Dans le mythe grec, en des termes très différents, c'est aussi un principe de séparation qui ouvre l'espace et le temps, lorsque Cronos (le temps) castre son père Ouranos (le Ciel) et le conduit ainsi à se retirer de sa mère Gaïa (la Terre). Cette 1. En vertu de la relativité générale d'Einstein. 2. Edgar Gunzig, Que faisiez-vous avant le Big Bang? 3. Stephen Hawking, The Theory of Everything.

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séparation ouvre l'espace qui permettra aux enfants d'Ouranos de sortir de Gaïa I la Terre et de se reproduire, créant ainsi le temps par le déploiement des générations. « Ouverture de l'espace vide »: comme ces trois mots peuvent sembler abstraits - vides de contenu, en effet - à notre intelligence conventionnelle. Et pourtant, si on veut bien aller en amont des mots, et du besoin qu'a notre pensée de s'articuler à des contenus identifiés, il y a là comme une évidence qui peut résonner avec une expérience à la fois profonde et immédiate. Quelque chose en nous sait l'émergence du monde. Pour le sentir, il faut cesser d'agir. S'installer à l'intérieur de nous dans ce silence qui est l'espace au sein duquel se déploie tout phénomène, toute expérience. Et simplement accueillir le mouvement, le flux spontané et vivant du présent. Car le mouvement qui a engendré l'univers n'est autre que celui qui, d'instant en instant, engendre le réel, incluant vos sensations, vos perceptions et vos pensées. Maintenant aussi, au moment où vous lisez ces mots. Observez que le monde apparaît au sein de votre conscience sans effort d'aucune sorte. Ce texte que vous lisez, et puis la lecture qui se fait, et aussi, pour peu que vous y portiez attention, le contact du livre entre vos mains ou de votre corps et du fauteuil. Tout cela, à l'instant même où cela apparaît, est ce qui se donne. Ce n'est pas qu'il n'y ait aucune énergie en ces manifestations, mais la conscience n'a aucun effort à faire pour autoriser leur apparition, car l'ensemble de ces phénomènes déploient par eux-mêmes l'énergie de leur propre existence. Le mouvement qui fait émerger la totalité du réel à notre conscience se produit de soi, spontanément, continûment, sans que nous ayons à fournir d'énergie ou d'effort. Plus nous laissons le silence s'installer, sans effort, plus nous devenons attentifs à ce qui émerge dans notre conscience, plus nous rencontrons le réel en son émergence. Plus nous nous évidons de nous-mêmes, plus nous sommes accueil pour le jaillissement spontané du monde. Dans la profondeur, nous savons que le vide n'est pas absence, mais ouverture à la présence. À un niveau fondamental, nous ne sommes pas des

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entités opaques et isolées mais l'espace qui, parce qu'il est vide, autorise la manifestation créatrice de la totalité. Par exemple, pour vous, très concrètement et en cet instant, ce livre que vous tenez, la pièce dans laquelle vous êtes, et tout ce qui apparaît - y compris votre propre corps. Il semble donc qu'il y ait comme une analogie, un effet miroir, entre la représentation scientifique de l'origine du monde et notre expérience subjective primordiale. Cela peut sembler paradoxal, sil' on considère que le propos de la science est de tendre à l'objectivité en évacuant toute notre subjectivité. Mais cela n'a au fond rien de surprenant si nous nous souvenons que toutes nos objectivations prennent leur source dans le sujet connaissant. Sujet et objet sont en réalité inséparables. Erwin Schrodinger, un des génies et fondateurs de la physique quantique, le résumait en ces termes: « La raison pour laquelle notre ego sentant, percevant et pensant n'est rencontré nulle part dans notre tableau scientifique du monde peut être aisément indiquée en quelques mots: parce qu'il est lui-même ce tableau du monde 1• » Voilà pourquoi ce que nous décrivons du monde est toujours aussi ce que nous sommes. En sachant, ainsi que le dit Schrodinger, que c'est parce que le sujet est le monde qu'il n'est pas contenu dans le monde. Dans tous les cas, qu'il s'agisse du monde ou de nous, les mots ne pourront jamais qu'approximer ce qui toujours échappera à notre description. En revanche si, pour la science, saisir ce qu'est fondamentalement le monde est un travail d'une complexité infinie; a contrario, saisir - ou plutôt, se laisser saisir - par ce que nous sommes est d'une simplicité radicale. En ne partie, nous comprendrons mieux en quoi notre compréhension de la relation entre intérieur et extérieur, entre objectivité et subjectivité, est liée à des stades évolutifs. Disons ici brièvement que la rationalité moderne tend à réduire la conscience à de la matière, selon un matérialisme scientifique sans nul doute efficace mais philosophiquement 1. Erwin Schrôdinger, L'Esprit et la Matière.

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aveugle à lui-même. En sens inverse, dans un souci de réenchanter le monde, la postmodernité qui succède au stade moderne a tendance à rendre la matière consciente. C'est passer, en somme, d'une spiritualité matérialiste (qui est une croyance qui s'ignore) à un matérialisme spirituel (qui confond représentation et présence). Le new âge fait par exemple des sur-interprétations magiques de la mécanique quantique, et fonde là-dessus des pratiques thérapeutiques holistiques qui ne gagnent ici qu'une fausse légitimité. C'est dommage car cela empêche également d'entendre cet enseignement fondamental de la mécanique quantique, à savoir qu'il n'y a pas de fondation intrinsèque au monde qui nous fait face 1• Cela n'est pas facilement audible, car il nous faut alors renoncer au sol sur lequel nous marchons, et cela présuppose un parcours évolutif qui nous porte au-delà de la modernité et de la postmodernité, ainsi que nous le préciserons plus loin. Nous voudrions une science levant le voile sur la nature de l'univers. Or si la mécanique quantique marque une rupture dans l'évolution des sciences physiques c'est précisément parce que, pour la première fois, elle nous conduit à renoncer à nos tentatives de substantialiser le monde ou d'en former une image dont nous pourrions dire « voilà sa nature intrinsèque, ou ultime ». Cette absence de fondement nous porte à retourner notre attention sur nous-mêmes, et finalement sur ce qui connaît. Ce n'est donc que par la compréhension de la réalité de ce qui connaît, que les physiciens saisiront la réalité de ce qui est connu. Cela étant dit, et même s'il ne s'agit ici que d'une formulation provisoire qui maintient la distinction conventionnelle entre extérieur et intérieur, retenons ceci: dans leurs champs respectifs, « vide quantique » et « conscience » forment l'espace d'émergence de toute manifestation. Il y a, entre ces deux champs (l'un phénoménal et l'autre nouménal, pour employer des mots un peu techniques) comme un effet miroir. 1. Michel Bitbol, En quoi consiste la Révolution Quantique?. Voir aussi Entretien avec Michel Bitbol: autour de 'La consdence a-t-elle une origine?' in Actu Philosophia.

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C'est-à-dire aussi, une inversion: • Le vide quantique est une représentation. L'espace ouvert et vide de la conscience est pure présence. Pour concevoir le vide quantique, il nous a fallu beaucoup de temps et maîtriser une immense complexité. Pour que la conscience puisse se voir elle-même, il suffit au contraire d'une totale immédiateté et simplicité, comme celle de l'enfant. Dans le champ du vide quantique, du Big Bang, et de chacune de nos expériences phénoménales, tout est perpétuellement changeant (d'ailleurs, même les représentations de ce que sont le vide quantique et le Big Bang seront - nous pouvons l'affirmer avec certitude - totalement différentes dans 50 ans, ou 5 ans, ou S mois, de celles que nous pouvons suggérer aujourd'hui) . Alors que la conscience comme telle, la conscience en tant que sujet, n'a jamais changé, et est éternellement identique à elle-même. De sorte que ceux qui en parlent se reconnaissent sans ambiguïté au travers les siècles des siècles (en dépit des différences de mots, de métaphores, de cultures et de religions).

EXPÉRIENCE l S'installer confortablement, sur un coussin ou sur une chaise, sans aucune crispation. Il est préférable au début de fermer les yeux pour cet exercice. Le mouvement va consister dans un premier temps à entrer dans le ressenti corporel à s'y laisser couler comme dans un bain chaud, et à se détendre le plus profondément possible. Il s'agit d'entrer dans la profondeur de la sensation, au lieu de penser le contenu de la sensation. De s'abandonner dans la sensation comme un enfant s'abandonne sur le ventre de sa mère. Et dans cet abandon, de laisser les tensions corporelles, là où il y en a, se

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relâcher, se détendre d'elles-mêmes. Si des tensions subsistent, ne pas lutter contre, au contraire, mais simplement les apprécier pour ce qu'elles sont, et se détendre en elles, s'abandonner au cœur même de la tension. De la sorte, commencer par éprouver les sensations corporelles au sommet de son crâne, puis sur le front et les yeux. Laisser son front se détendre, et les yeux également, ainsi que l'espace autour et derrière les yeux. Éprouver sa mâchoire, et la détendre, ainsi que sa langue, son palais et ses dents. Ressentir l'espace à l'arrière de la tête, sa nuque. Puis éprouver et se détendre au sein des bras, des avantbras et des mains. Poursuivre avec les épaules, et la colonne vertébrale, des cervicales jusqu'au sacrum. Se détendre dans son ventre et l'ensemble du bassin. Oser s'abandonner là, entrer dans une totale intimité avec cet espace qui est, d'une certaine façon, le fond sans fond de notre corps. Poursuivre la détente dans les cuisses, les mollets, et les pieds jusqu'à la pointe des orteils. Ressentir maintenant le corps dans son intégralité, sans le nommer ni se préoccuper des représentations mentales que nous en avons. Qu'une sensation soit agréable ou non, qu'il y ait fluidité ou tension, nous portons notre attention sur l'intensité vivante de la sensation elle-même, et non sur les qualificatifs ou les pensées que nous projetons dessus (telles que« c'est agréable », « c'est désagréable », « c'est comme ceci » « c'est comme cela » etc.). Simplement, habiter la sensation en épousant le flux de ses transformations. Lorsque des pensées surviennent, ne pas lutter contre et ne pas non plus entrer en relation avec elles. Simplement observer leur apparition et leur extinction, et rester présent à la sensation corporelle. Dans cet état de détente ouverte, portez maintenant votre attention sur l'espace au sein duquel toutes ces sensations, ainsi que les pensées, émergent.

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C'est une expenence immédiate. Ne pas chercher à la mentaliser. Simplement constater et ressentir que toutes les sensations, toutes les perceptions, toutes les pensées, tous les « objets » et phénomènes qui émergent, émergent dans un espace de présence qui autorise leur apparition. Nous faisons ainsi la différence expérimentale entre le contenu de la conscience et l'espace au sein duquel et par lequel il émerge. D'un côté, il y a des sensations, des perceptions, des émotions ou des pensées en flux continuel, sans cesse changeants. De l'autre côté, il y a l'évidence immédiate et silencieuse d'une présence, d'un « je suis » qui n'a jamais changé et qui est toujours là, comme en arrière-plan. Sentez (ne pensez pas, sentez) que les contenus de la conscience se connaissent par l'espace dans lequel et par lequel ils émergent. COMMENTAIRE Cet espace, qui est l'espace de la conscience sans objet, est primordial, toujours présent. Il est inconditionnellement accueillant à tout ce dont il autorise l'apparition. Nous retournons rarement notre attention sur lui, car il nous est très difficile (impossible en réalité) de libérer notre mental de sa polarisation sur les objets. Plus nous devenons sensibles à cet espace, plus nous percevons la nature fondamentalement spacieuse de nos sensations, de notre corps. Et de nos pensées, qui peuvent elles aussi être perçues dans leur caractère spatial. On peut par exemple commencer à le ressentir en étant attentif à l'espace entre deux pensées. Dès que nous cessons de devenir témoins de nos pensées, nous perdons cette sensation d'espace. Lorsque nous ne sommes plus attentifs, nous fusionnons avec le contenu de nos pensées, et nous perdons l'espace qui les constitue. Seule l'attention ouverte permet d'être conscient de l'espace source.

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L'espace primordial de la conscience partage analogiquement avec le Big Bang les mêmes caractéristiques de vacuité ouverte et créatrice. S'il est important de se détendre jusqu'au plus intime de nos sensations corporelles, c'est parce que la détente corporelle contribue d'elle-même à reconduire le corps à sa nature profonde, qui est ouverte et spacieuse. Détendre notre corps, c'est le laisser devenir espace. La détente du corps, de nos sens, de notre mental, lorsqu'elle est complète, nous ramène au« point zéro» de la conscience ouverte. L'analogie avec la physique quantique est ici saisissante, car le vide quantique n'est rien d'autre que l'état de détente totale d'un champ, c'est-à-dire son niveau de plus basse énergie possible, lorsqu'il comporte zéro particule. Swami Prajnanpad avait, de l'éveil, cette définition remarquable 1 : « l'éveil, c'est la complète détente physique, émotionnelle et mentale ». Le Big Bang, au fond, est explosion créative parce qu'il est primordialement détente. Lorsque nous faisons détente dans le silence toujours présent au cœur de toute situation, nous pouvons ressentir que d'instant en instant, le monde se crée dans l'espace toujours ouvert et inconditionnellement accueillant de la conscience. Cet accueil inconditionnel est un synonyme du mot: amour.

Du vide à la lumière

L'univers que nous connaissons a donc jailli il y a 13,8 milliards d'années. Non pas en une explosion titanesque de matière, mais par une manifestation créatrice du vide, dans un mouvement de différenciation primordiale. Celle-ci est 1. Rapportée par Arnaud Desjardins.

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nommée « brisure de symétrie » par les physiciens. Pour que nous soyons, nous explique Freeman Dyson, il a fallu en effet qu'apparaissent des séparations: « Lorsqu'il surgit du Big Bang, l'univers est symétrique et sans structure. Au fur et à mesure qu'il refroidit, il brise une symétrie après l'autre, et autorise ainsi l'apparition d'une structure de plus en plus différendée. Le phénomène de la vie lui-même prend naturellement sa place dans ce tableau. La vie aussi est une brisure de symétrie » 1• Aux tout premiers instants de l'univers, matière et énergie n'étaient pas différenciés. La matière était lumière, un plasma dans lequel matière et antimatière ne cessaient d'émerger et de s'annihiler à nouveau en lumière. Le monde était en quelque sorte créativité incessante; entre vide et lumière, il se réinventait et se recréait lui-même d'instant en instant. Puis, à mesure que la température de l'univers s'est abaissée, les particules élémentaires, indifférenciables à l'origine, se sont progressivement diversifiées, en particules nommées quarks, leptons et bosons. Ce processus de différenciation ouvrait simultanément l'espace des premières intégrations, et donc d'une fécondité nouvelle. Lorsque les conditions furent réunies, l'univers résultant du Big Bang s'étant suffisamment refroidi, certaines particules élémentaires - les quarks up et les quarks down - ont pu entrer en communion énergétique les unes avec les autres. C'est la force intégrative que les physiciens appellent « force nucléaire forte » qui a rendu possible leur association intime. De sorte qu'a pu émerger une nouvelle dimension de réalité: deux quarks up et un quark down donnaient naissance à un proton; un quark up et deux quarks down donnaient naissance à un neutron. Toute l'histoire évolutive que nous allons parcourir nous montrera que c'est toujours de l'intégration de pôles différenciés que naît une unité supérieure. Faute de différenciation, trois quarks up ne créent aucune réalité nouvelle. L'univers, disait Freeman Dyson, est construit selon un 1. Freeman Dyson, Infinite in ail Directions.

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principe de diversité maximale, en contrepoint dynamique bien sûr à un principe d'intégration maximale. Le proton constitue un centre d'activité d'un niveau supérieur à celui des particules élémentaires. Il ouvre un nouveau champ de possibles, non réductible aux simples caractéristiques de ses quarks constitutifs. Il suffit pour s'en convaincre d'apprécier que la masse d'un proton est, chose singulière, 1OO fois supérieure à celle des trois composants qui le constituent ... Chaque proton, nous enseigne l'astrophysicien Michel Cassé, est en effet « un microcosme concentrique où s'étagent les différents niveaux de virtualité. Au centre est la particule réelle, sa garde rapprochée est constituée par des particules et antiparticules les plus massives (... ) A la périphérie flottent les photons d'énergie déclinante. Chaque particule virtuelle, comme précédemment, s'entoure de son cosmos virtuel et chacune à son tour fait de même et cela indéfiniment. Le vide est constitué d'un nuage virtuel flottant de manière aléatoire [qui] nous éloigne à jamais de l'image paisible que la plupart des philosophes attribuent au mot "vide" 1• » Le vide féconde d'instant en instant la danse de matière et d'antimatière qui fait exister le proton et lui confère sa densité. Nous voici loin en effet de la vision familière d'une matière substantielle et délimitée qui serait le contraire du vide, ou d'un vide qui serait le contraire de la matière. Différenciation, intégration, émergence du proton - proton signifiant le premier en grec. C'est la première cathédrale de la matière. Le premier stade d'une hiérarchie évolutive à partir de laquelle va progressivement se former tout l'univers physique. Notons en passant que le déploiement de cette hiérarchie évolutive s'est joué tout entier dans l'incroyable ajustement de ses différences premières. Les conditions initiales de l'univers eussent-elles été très légèrement différentes, nous ne serions pas là pour en parler. Le cosmologiste Lee Smolin a joué avec 1. Michel Cassé, Du Vide et de la Création.

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la vingtaine de constantes physiques fondamentales (incluant la masse du proton) qui déterminent notre univers. Il a calculé que pour qu'un univers complexe et capable de supporter la vie tel que le nôtre émerge, ces constantes ne pouvaient varier que dans un intervalle infime ( 10 puissance -229 en langage mathématique: ce qui revient à dire que l'espace de probabilités de la vie est plus faible que celui de gagner le gros lot du loto 30 fois consécutives). Le «principe anthropique » exprime ce constat scientifique que notre univers semble avoir été très finement paramétré pour que nous puissions y apparaître et que l'évolution puisse un jour devenir le témoin d'elle-même. Le principe anthropique est d'une grande importance scientifique, mais pour spectaculaire qu'il soit il ne constitue en rien la preuve d'une finalité. Contrairement à ce que souhaiteraient les créationnistes qui cherchent en vain dans la nature les preuves d'un fondement transcendant, on ne peut pas démontrer Dieu. Dieu, la conscience - mais aussi la vie, l'amour et toute expérience subjective - s'éprouvent, mais ne se prouvent pas. Or moins on éprouve, plus on veut démontrer ...

EXPÉRIENCE 2 S'installer confortablement sur une chaise. Fermer les yeux et se détendre dans tout son corps. Puis poser sa main droite sur sa cuisse, et ressentir la sensation. Plonger en elle, à l'interface entre la paume de la main et la cuisse. Ne pas nommer: c'est la clé. C'est-à-dire, ne pas qualifier ( « c'est chaud », « il y a une pression » etc.) mais rester focalisé sur la sensation elle-même, son intensité, sa vibration, son espace. Lâcher le fait que nous connaissons déjà cette sensation, ce que ça évoque comme souvenirs. Nous allons dans ce que nous ne connaissons pas. Plonger au cœur de la sensation, et l'apprécier pleinement sans chercher à se regarder ni à s'observer. Accompagner le mouvement

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de la sensation et l'amplifier, mais sans bouger la main, simplement en y étant de plus en plus attentif. Laisser la sensation devenir intensité. Sentir qu'en profondeur, quelle que soit la caractéristique de surface de la sensation (agréable ou désagréable etc.) il y a comme un champ d'énergie, ample, vibrant. Une intensité vivante. Une profondeur finalement insondable. Et puis ressentir l'espace de cette intensité: est-il situé dans la main 7 Dans la cuisse? Dans les deux ou bien encore, dans un espace ouvert, sans véritable limite 7 Prolongez cet exercice en éprouvant la totalité de votre corps, ainsi que son contact avec votre fauteuil et avec le sol. Vos sensations ne sont-elles pas un comme un champ d'énergie primordial, à la fois intense et subtil, en perpétuel déploiement au sein d'un espace ouvert 7 Allez interroger le contenu d'une sensation, voyez si vous pouvez goûter, toucher ce contenu pour en explorer la nature. Quel est, finalement, le contenu d'une sensation? COMMENTAIRE

Dans l'exercice 1 nous avons porté notre attention sur l'espace de la conscience en tant que tel. Ici, nous faisons retour sur des contenus de conscience. Cet exercice nous met en contact avec nos sens en les tournant vers l'intérieur. Il nous fait directement éprouver ce que nous nommons communément notre «matière». Lorsque nous lâchons les représentations mentales de notre schéma corporel, nous descendons dans une profondeur d'expérience que les termes de flux d'énergie ou de nuages d'intensités évoquent sans doute plus adéquatement que celui de matière. En effet, chacune des « particules de sensation » que nous éprouvons ne semble-t-elle pas métaphoriquement plus proche du champ d'énergie que décrit Michel Cassé, « constitué d'un nuage virtuel flottant de

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manière aléatoire? ». «Le vide est en vous» 1, affirmait-il d'un point de vue scientifique, nous provoquant ainsi à questionner ce qu'est une sensation corporelle et dans quel espace elle émerge. Que percevons-nous réellement? Substance, flux? «Matière», ou

Position

Opposition

Nous voyons beaucoup moins bien ce qui intègre. Par exemple, ci-dessus, que les cercles de gauche et de droite sont tous deux inclus dans un espace qui est celui de la page blanche. Si la compréhension du principe ternaire est importante, c'est parce qu'elle nous enseigne, entre autres, qu'il n'y a pas d'évolution sans opposition, sans négation, sans résistance. Et que la solution évolutive n'est pas dans l'annihilation de l'adversaire, mais qu'elle se trouve dans notre capacité à nous ouvrir à un espace qui conduit l'opposition au-delà d'elle-même. Si l'on exerce cette attitude jusqu'au cœur du quotidien, elle peut en libérer les limites et conditionnements habituels. La surprise,

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l'inattendu sont les signes de ce mouvement. Il nous conduit progressivement d'une conscience duelle à une conscience ternaire, et finalement à une dynamique non-duelle; tant il est vrai que le chemin vers l'un, semble-il, passe par le deux et puis par le trois. Somme toute, à l'instant où j'écris ces mots, les deux cercles et la page blanche sont tous inclus dans un espace qui est celui de la conscience. Cet espace de conscience est identique au vôtre, en cet instant où vous lisez cette page. C'est exactement le même. Pour cet espace, il n'y a ni position ni opposition, mais accueil inconditionnel, y compris du concept dualiste de position et d'opposition. Lequel est alors vu pour ni plus ni moins que ce qu'il est, à savoir une abstraction mentale.

Multicellularité, ou la transition en individualité Pour augmenter leurs chances de survie, les cellules se sont agrégées en colonies qui permettent, par exemple, aux cellules situées en surface de réguler les échanges solaires et aux cellules situées en profondeur d'accéder à la nourriture. Dans les colonies cellulaires, les amas de cellules agissent en synergie mais restent cependant indépendantes les unes des autres. De sorte qu'une cellule peut se détacher du collectif et néanmoins survivre. Avec les organismes multicellulaires la spécialisation et l'intégration sont allées beaucoup plus loin. Contrairement aux colonies cellulaires, les cellules d'un organisme multicellulaire ne peuvent pas vivre en dehors de la totalité qu'elles constituent. Elles sont devenues interdépendantes dans un projet qui transcende chacune à titre individuel. La multicellularité repose en premier lieu sur la différenciation des cellules et des fonctions. Il a en effet été découvert qu'il y a plus d'efficacité collective lorsque des cellules se spécialisent: certaines par exemple sur la perception de l'environnement extérieur, d'autres sur la mobilité, d'autres encore

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sur le métabolisme, ou sur la reproduction. L'organisme devenait ainsi de plus en plus efficient dans la capacité à localiser les ressources alimentaires autour de lui, à se diriger vers elles, à s'en nourrir. .. Mais cette efficacité ne pouvait devenir effective que si cette diversité était intégrée et coordonnée au sein d'une totalité. C'est ainsi qu'a émergé un nouveau centre d'action et de liberté, un sujet à un niveau supérieur: un organisme composé d'organismes; une autonomie faite de l'intégration de cellules différenciées. Brian Swimme 1 utilise une métaphore un peu anthropomorphique mais qui nous aide à ressentir l'extraordinaire de cette émergence. Les cellules communiquent entre elles car, encore une fois, la différenciation suppose l'intégration, et donc la communication. Cette communication s'effectue par signaux chimiques qui traversent les membranes des cellules adjacentes. Cela ressemble, par exemple, au dialogue suivant: une cellule a besoin d'énergie, et envoie un signal adéquat à une autre cellule spécialisée dans la production de glucose. Une fois ce besoin satisfait, un nouveau signal est envoyé, autorisant la fin de la production de glucose. C'est ainsi que les premières communautés cellulaires ont appris à fonctionner ensemble, accroissant leur efficacité par leurs différences et leurs complémentarités. Est venu un moment où quelque chose de déroutant s'est produit: un message a été reçu, sans que les cellules n'aient été capables d'identifier laquelle d'entre elles en était l'origine. Qui avait envoyé ce message? Voilà qu'un sujet d'ordre supérieur était apparu, un sujet ayant transcendé et inclus les cellules qui le composent, un sujet capable à un certain niveau de contrôler l'organisme en tant que totalité. Dans le champ qui est le leur, les cellules n'étaient plus à même de saisir la dimension supérieure qui a émergé au travers d'elles, et qui pourtant n'existerait pas sans elles. En 2012 l'université du Michigan a fait un certain bruit, jusque dans la presse non scientifique, en réussissant pour 1. Brian Swirnrne & Thomas Berry, The Universe Story.

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la première fois à recréer en laboratoire la transition d'eucaryotes unicellulaires en organismes multicellulaires. Il fut constaté que les organismes se développent jusqu'à une taille critique avant de se subdiviser 1• C'est également, disent les anthropologues, ce que firent les premières communautés humaines de chasseurs-cueilleurs. Elles dépassaient rarement une cinquantaine de membres, car au-delà les territoires de chasse ne permettaient plus d'assurer leur subsistance. Le cas échéant, elles devaient se subdiviser en deux clans. Pour que des communautés humaines plus larges puissent se constituer, il a fallu que la pression évolutive fasse émerger d'autres solutions, telles que l'horticulture, les conseils de village et les monnaies d'échange. De façon analogue, en biologie, pour dépasser une certaine taille, les organismes multicellulaires ont dû ultérieurement inventer la coordination nerveuse, que nous aborderons au prochain chapitre. Les chercheurs du Michigan se sont penchés sur le mécanisme par lequel s'effectue cette subdivision multicellulaire: ils ont découvert que certaines cellules se suicident (les biologistes nomment cela apoptose) pour créer une ligne de fractionnement permettant la séparation en plusieurs organismes. Le sacrifice altruiste d'une cellule au profit de l'organisme tout entier est intrinsèquement lié à l'émergence évolutive d'un collectif. Sans apoptose, la croissance et la vie des organismes multicellulaires ne serait tout simplement pas possible. Les cellules cancéreuses sont par exemple des cellules dans lesquelles le mécanisme d'apoptose ne fonctionne plus: ce sont des cellules qui tuent parce qu'elles refusent de mourir. La mort est donc une fonction évolutive. Nous la voyons biologiquement apparaître avec la multicellularité, mais elle est présente à tous les niveaux du processus évolutif. Pas d'atomes lourds, de molécules ou de vie sans mort d'étoiles. Pas d'organismes multicellulaires sans mort cellulaire. Pas 1. Des vidéos de ce processus mis en évidence par Will Ratcliff et Michael Travisano de la Michigan State University sont librement accessibles sur internet.

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de renouvellement évolutif sans mort des espèces. Pas d'espace pour les nouvelles générations sans mort des anciennes. Pas d'évolution de conscience sans mort de l'égocentrisme. La mort n'est pas en soi un accident de parcours, mais l'ouverture d'un nouveau possible évolutif. Edward O. Wilson, biologiste de Harvard, disait que l'évolution est l'histoire la plus spirituelle que nous ayons 1• C'est vrai dans le sens où, à tous les niveaux du réel, les principes évolutifs sont fondés sur la transcendance de soi pour l'émergence de réalités plus vastes, via la coopération, la symbiose, et l'altruisme poussé parfois jusqu'à la donation de soi. Même la relation entre prédateur et proie entretient, nous le savons, un équilibre naturel nécessaire à la biosphère dans son ensemble. La rapidité de la gazelle et celle du léopard se sont co-déterminées: la gazelle est devenue gazelle par le léopard; le léopard est devenu léopard par la gazelle. Je crois qu'il y a une certaine beauté à voir la mort (comme d'ailleurs la naissance) comme la solution qui, le moment venu, permet à l'évolution de se poursuivre dans une dimension plus vaste. Et à chaque fois que nous acceptons cela consciemment et pleinement, nous ne sommes déjà plus ce qui est limité et qui meurt, nous sommes participants engagés dans ce qui est plus large et qui advient. Avec l'avènement de la culture et de la conscience humaine il nous sera possible, jusqu'à un certain point, d'évoluer consciemment par mort à nos identifications et de renaître à des octaves plus inclusives, sans nécessairement qu'il y ait mort biologique. C'est ce que nous verrons en ne partie de ce livre. En 2 milliards d'années, les organismes multicellulaires, tous composés d' eucaryotes, se sont déployés, d'abord dans les océans, puis sur terre et dans les airs, pour former la somptueuse diversité vivante que nous connaissons, et que les biologistes ont traditionnellement classé en trois règnes: végétaux, champignons et animaux. Ce qui se joue dans la multicellularité est exemplaire des transitions évolutive: ce qui était totalité à un niveau devient 1. Cité par Michael Dowd, Thank God for Evolution.

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la partie d'une totalité de niveau supérieur. Dit autrement: les organismes d'aujourd'hui étaient les collectifs d'hier. Depuis les années 1960 des débats très vifs ont animé la communauté scientifique des biologistes sur la question du niveau évolutif. Une fois les organismes multicellulaires apparus, il s'agissait de déterminer à quel stade l'évolution continuait à se jouer: au niveau du gène, de la cellule, de l'individu multicellulaire (par exemple, un mammifère), ou encore au niveau collectif d'une espèce ou d'une société tout entière? Lorsqu'un singe évolue, qui évolue? Son code génétique? Ses cellules? Lui-même? Son espèce? La biosphère tout entière? La théorie intégrale qui émerge aujourd'hui est celle de l'évolution hiérarchique, dite encore théorie de l'évolution multi-niveaux 1• Celle-ci a pu établir que l'individu n'est pas le niveau privilégié de l'évolution et de la hiérarchie biologique. L'évolution peut en fait se jouer à n'importe lequel des niveaux hiérarchiques, mais elle tend à favoriser la sélection au niveau supérieur. Lorsque la sélection favorise un niveau évolutif, par exemple pour donner un avantage à un collectif d'organismes, elle inhibe simultanément la sélectivité à l'intérieur de ce collectif entre les parties qui le composent. Par exemple, l'évolution biologique va favoriser la sélection au niveau d'un être humain, qui est composé d'un collectif de cellules, en inhibant simultanément la possibilité d'une évolution autonome des cellules dont il est constitué: c'est précisément à quoi sert notre système immunitaire. De sorte que les cellules d'un organisme seront mutuellement synergétiques au lieu d'être antagonistes. C'est ce qui permet d'expliquer biologiquement l'apparition de comportements altruistes au sein de collectifs cellulaires, comme l'apoptose par exemple. Dans un collectif biologique, les individus qui se sacrifient diminuent leur propre valeur adaptative, mais augmentent celle de leur collectif.

1. David Sloan Wilson et Edward O. Wilson, Rethinking the theoreticalfounda-

tions of sodobiology.

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Du point de vue de la biologie, il se produit une transition évolutive majeure lorsque la sélection évolutive opère une migration verticale en privilégiant la sélection entre groupes plutôt que la sélection entre individus au sein d'un même groupe. Cela signifie que le groupe est à son tour devenu un organisme à un niveau supérieur. Le biologiste Richard Michod appelle cela une Transition Évolutive en Individualité. C'est, nous l'avons vu, exactement ce qui s'est passé avec le processus de symbiose qui a conduit des organismes cellulaires distincts à ne plus former qu'une seule et nouvelle cellule d'un type nouveau. C'est de la même façon ce qui s'est joué à une octave supérieure dans l'émergence d'organismes multicellulaires. Les organismes d'aujourd'hui étaient les collectifs d'hier. La théorie de l'évolution multi-niveaux a élargi cette compréhension vers le bas et vers le haut de la pyramide évolutive. Vers le bas, pour spécifier les transitions ayant précédé l'apparition de la vie, avec par exemple les processus moléculaires auto-organisés (dits autocatalytiques 1 ) que nous avons évoqués précédemment. Et vers le haut, pour décrire l'évolution de la socialité dans le monde animal et humain. De même que la cellule individuelle n'a plus été le centre évolutif une fois que les organismes multicellulaires sont apparus, l'organisme individuel non plus n'est pas le centre focal de l'évolution lors d'une transition à un niveau supérieur. Les colonies de fourmis, d'abeilles ou de termites en sont les exemples les plus familiers. Sur le plan évolutif, une fourmi qui a des fonctions spécialisées n'est plus un individu car elle n'évolue plus de manière autonome. Ces collectifs dotés d'une organisation dite « eusociale » sont considérés par les biologistes comme des supra-organismes. La sélection évolutive, la reproduction, les décisions, l'immunité, c'est-à-dire finalement le processus évolutif se jouent ici au niveau de la colonie tout entière et non plus au niveau des individus, comme c'était le cas avant l'apparition de l'eusociété. En d'autres 1. John Maynard Smith; Eôrs Szathmary, The Major Transitions in Evolution.

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termes, sur le plan évolutif, c'est la colonie qui constitue l'individu. Littéralement, c'est d'ailleurs ce que signifie ce terme: in-divis, non-divisé. L'homme est également une Transition Évolutive en Individualité. Du strict point de vue de la biologie, il fait partie de la petite douzaine d'espèces eusociales à être entrées dans l'évolution. Comme les autres espèces eusociales, les hommes se sont liés entre eux sur au moins deux générations pour prendre soin de leurs petits, répartir entre eux les tâches et faciliter la reproduction chez les mères 1• Et ils sont capables de sacrifier certains de leurs intérêts individuels au profit du groupe. Nos caractéristiques particulières, telles que la taille, les mains et le volume cervical, nous ont de toute évidence permis de nous développer de manière très différente des autres collectifs eusociaux; mais retenons ici que sur le plan biologique autant que culturel, c'est fondamentalement la coopération qui a fait de /'homme ce qu'il est. La Transition Évolutive en Individualité est un autre mot pour émergence évolutive. Elle ne peut avoir lieu que par la conjonction d'un double mouvement de différenciation (ou de spécialisation) et d'intégration (ou de coopération). Nous sommes au cœur de notre sujet. Selon Richard Michod: « La question de base dans une Transition Évolutive en Individualité est de comprendre comment un groupe devient un individu ... La coopération est fondamentale à ce processus, car elle fait migrer l'adaptabilité du niveau inférieur au niveau supérieur. Cependant, la coopération en elle-même ne suffit pas à créer un nouvel individu. Ce qui est requis est une certaine spécialisation des parties de niveau inférieur au profit de l'adaptabilité de l'individu à un niveau supérieur. C'est par cette spécialisation des parties inférieures en tant que constituants essentiels à l'adaptabilité de l'unité supérieure, que celle-ci devient indivisible et donc véritablement individuelle » 2 • 1. Edward O. Wilson, La Conquête Sociale de la Terre. 2. Richard E. Michod and Matthew D. Herron, Cooperation and Conflict during

Evolutionary Transitions in Individuality.

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Aujourd'hui, la coopération devient reconnue 1 comme la principale force à l'œuvre derrière l'évolution de la complexité biologique. C'est une vraie révolution conceptuelle, car il y a de cela à peine une trentaine d'années, c'étaient les notions de compétition, ou encore de prédation et de parasitage qui étaient perçues comme centrales. La coopération n'était pas vue comme un principe universel présidant au développement de toutes les formes de vie, et aussi de la biosphère tout entière en tant que système organique. Il n'y a aucun romantisme dans cette vision de la réalité biologique. La perspective hiérarchique de la biologie ne conteste pas l'existence de compétition entre individus. Elle a seulement permis de voir que si l'égoïsme prime sur l'altruisme à l'intérieur des groupes, en revanche dans la sélection entre groupes ce sont les groupes altruistes qui priment sur les groupes égocentriques. En d'autres termes, l'altruisme est une propriété émergente de niveau supérieur qui apparaît lorsque l'évolution effectue une transition verticale d'un niveau individuel à un niveau collectif plus intégré. L'évolution favorise donc l'unification à un niveau supérieur de collectifs de plus en plus diversifiés et intégrés. Nous verrons plus loin comment, chez l'homme, c'est précisément notre tendance à la coopération et à l'intégration sociale qui nous a permis de développer notre intelligence émotionnelle et mentale au-delà du stade primate, et à être les créatures en devenir que nous sommes aujourd'hui2. Mais il nous faut préalablement comprendre le processus qui a permis à la conscience mentale d'émerger. Ce qui nous mène au développement du cerveau, puisque c'est au travers lui que cela s'est joué.

l. Richard E. Michod and Denis Roze, A Multi-level Selection Theory of Evolutionary Transitions in Individuality. 2. Sur le lien entre l'évolution sociale de l'homme et l'évolution biologique multi-niveaux, voir en particulier Edward O.Wilson, La Conquête Sodale de la Terre.

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L'arbre neuronal, ou le cerveau en tant que déploiement évolutif Quel est a été le chemin évolutif du cerveau? De mutations en mutations, les organismes multicellulaires devenaient de plus en plus efficaces dans leurs fonctions vitales basiques, telles que repérer la nourriture, se mouvoir en sa direction, la métaboliser. Mais cette évolution confrontait les organismes à la nécessité de traiter de plus en plus d'informations et de plus en plus rapidement. Ce besoin se faisait sentir aussi bien dans le rapport à l'environnement externe que dans la coordination interne de l'organisme. Et le développement multicellulaire se heurtait finalement à une limite de taille. Car la communication de cellule à cellule reposait initialement, comme nous l'avons vu, sur le mécanisme d'émission-réception de signaux chimiques entre cellules adjacentes. Ce qui supposait soit une étroite proximité physique entre cellules, soit des délais de transmission élevés avec des pertes d'informations. De ce fait, les organismes multicellulaires étaient limités dans leur développement. Au-delà d'une certaine taille, leur survie se trouvait compromise: des cellules qui sont mutuellement dépendantes pour leur existence ne peuvent se permettre de perdre la synchronisation qui garantit l'intégration et l'efficacité de leur action. En rencontrant cette limite, la pression évolutive a fait apparaître un nouveau type de cellule spécialisée dans la communication et le transport de l'information. Il s'agit de la cellule nerveuse, ou neurone. Elle est apparue il y a environ 600 millions d'années pour permettre une communication entre les organes sensoriels et la fonction motrice. À la différence de la communication par émission d'un signal chimique, qui est en quelque sorte d'une lenteur mécanique, la cellule nerveuse transmet l'information par impulsion électrochimique, qui par comparaison est d'une rapidité quasi instantanée. Avec la cellule nerveuse, la communication ne constituait plus une limite à la taille et à la mobilité dans le

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règne animal. Songeons par exemple que les végétaux ont des délais de transfert d'information interne qui vont de quelques secondes à quelques minutes. Entre une transmission endocrinienne dans un végétal et une transmission neuronale dans un animal, il y a la même différence qu'entre faire courir un messager de Marathon à Athènes et envoyer un mail par internet. Les premiers circuits nerveux étaient de simples réseaux répartis de façon diffuse, comme par exemple dans les méduses. Les circuits se sont ensuite progressivement centralisés le long du corps, formant ainsi le système nerveux central. Et puis des ganglions nerveux se sont concentrés à l'extrémité où se trouvaient le plus d'organes fonctionnels, tels que l'entrée du tube digestif. Le tronc cérébral commençait ainsi son évolution, en se complexifiant peu à peu, conjointement au développement des organes sensoriels. De sorte que des organismes de plus en plus autonomes devenaient de plus en plus conscients de leurs environnements et en capacité de s'y s'intégrer toujours plus efficacement (localisation de la nourriture, des prédateurs, des partenaires sexuels ... ). Cette cellule neuronale, que nous voyons émerger au terme de notre parcours biologique et qui dans le cerveau humain est le corrélat matériel de notre conscience mentale, est à la fois la plus différendée et la plus intégrée de toutes les cellules vivantes que nous connaissions: « Les neurones du cerveau humain, confirme le biochimiste Nick Lane, sont les plus spéda/isées de toutes les cellules. Contrairement aux autres cellules, les neurones sont pratiquement irremplaçables, chacun d'eux interconnecté par 10 000 connections synaptiques, chaque synapse issue de notre unique expérience personnelle. Nos cerveaux ne sont pas remplaçables » 1• Le C. elegans est un petit ver d'environ 1 millimètre de long que l'on trouve dans nos jardins. Il est composé d'un peu plus de 300 neurones. Par contraste, l'être humain possède 1. Nick Lane, Life Ascending.

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environ 1OO milliards de neurones, chacun en relation avec en moyenne 10 000 de ses voisins. Entre la complexité (et les capacités de conscience) de C. elegans et de l'être humain, il y a plus que des nuances: pour autant, le fonctionnement de leurs synapses est comparable. Songeons de même que ce qui distingue notre cortex de celui d'une souris, ce n'est pas la qualité mais la quantité de cellules neuronales interconnectées, et donc le degré de complexité associé. Une des plus récentes théories 1 fondamentales de la conscience, issue des travaux du neuroscientifique Giulio Tononi, est la traduction en termes neurologiques de ce fil rouge de différenciation et d'intégration qui nous accompagne depuis le début de ce livre. Cette théorie établit que plus un système neuronal est simultanément capable de différenciation et d'intégration, plus il est conscient. Elle permet par exemple d'expliquer en quoi la conscience est liée au cortex, et a contrario pourquoi une ablation du cervelet, qui pourtant contient la majeure part des neurones du cerveau humain, n'a presque pas d'impact sur la conscience 2 • Le lien entre conscience et complexité est donc suffisamment direct pour que certains chercheurs, en neurobiologie ou en intelligence artificielle, considèrent qu'une forme de conscience serait susceptible d'émerger spontanément de tout 1. Giulio Tononi, Consdousness as Integrated Information: a Provisional Manifesto. Pour une exploration littéraire et poétique de sa thèse, Phi: A Voyage from the Brain to the Soul. 2. Le cervelet, qui fait partie du cerveau primitif reptilien, a une organisation interne très régulière, quasi cristalline, au sein de laquelle les neurones fonctionnent de façon très individuelle, avec peu d'interconnections. Le cervelet est donc très peu intégré: sa contribution à la conscience phénoménale est faible également. A contrario, le cortex est très impliqué dans la conscience phénoménale (s'il subit une lésion grave, cette dernière peut disparaître). Il contient pourtant près de quatre fois moins de neurones que le cervelet. Mais il s'avère que, contrairement au cervelet, le cortex est organisé en réseaux de neurones extrêmement interconnectés et spécialisés: certains s'occupent de couleurs, d'autres des formes, d'autres du mouvement, d'autres encore de la pensée etc. Tous renégocient en permanence leurs interconnections entre les myriades de routes qui les relient les uns aux autres. Le cortex, très intégré et différencié, a donc pour corrélation un degré de conscience phénoménale élevé.

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réseau pour peu qu'il soit suffisamment complexe. Cela n'est pas encore démontré, si tant est que cela ait du sens. Mais au fond, cela a-t-il du sens? La question peut être posée ainsi: est-ce la conscience qui émerge du cerveau ou le cerveau qui émerge de la conscience? La conviction des neuroscientifiques à pouvoir un jour fonder l'origine de la conscience dans la matière participe de notre besoin de sonder l'insondable. Mais cette tentative d'objectivation de la conscience ne contient pas en elle-même sa propre possibilité de validation. Et ne le pourra d'ailleurs jamais 1 : c'est parce que le sujet est le monde qu'il n'est pas contenu dans le monde, avons-nous déjà rappelé plus haut. Puisque les scientifiques ne peuvent y répondre, et que personne hormis nous-même ne peut accéder à notre conscience, prenons donc le temps d'explorer cette question en tant que sujet, en 1re personne, selon notre propre expérience: est-ce la conscience qui émerge du corps, ou le corps qui émerge de la conscience? Ici, le laboratoire n'est rien d'autre que nousmême. Soyons véritablement d'une rigueur scientifique, en éliminant toute croyance ou tout autre emprunt à des notions extérieures à l'immédiateté de notre expérience. Il se pourrait que cette investigation2 soit profondément transformative.

EXPÉRIENCE 8 Y a-t-il jamais eu un moment où la conscience en tant que telle est apparue en vous? Ou bien, pour poser la question différemment, avez-vous jamais fait l'expérience d'une interruption de la conscience? A contrario, avez-vous déjà fait l'expérience d'une apparition ou d'une disparition du monde et de votre corps?

l. Voir le livre magistral de Laurent Bitbol, mais dont la lecture présuppose un tour d'esprit philosophique avéré: La Consdence a-t-elle une Origine? 2. Inspirée notamment par Rupert Spira.

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Alors pour conclure, est-ce la conscience qui émerge du corps, ou le corps qui émerge de la conscience? COMMENTAIRE Ces questions sont simples, mais elles nous conduisent au seuil de nos conventions et capacités mentales. Le risque est donc grand que nous restions à leur surface en y répondant selon nos représentations culturelles les plus conventionnelles, et non selon notre expérience réelle. Alors si vous le voulez bien, reprenons ces questions pas à pas, lentement, attentifs à bien différencier ce qui relève de notre expérience de ce qui relève de nos représentations mentales. Faites mémoire de vos plus anciens souvenirs d'enfant: les premières sensations, émotions, et images dont vous vous rappelez l'émergence. Ce qui rend ces souvenirs réels, vivants, n'est-ce pas le fait - apparemment trivial et implicite, mais méritant d'être rendu explicite que vous ayez été conscients, présents à votre propre expérience? Naturellement, depuis ces tout premiers souvenirs, vos caractéristiques cognitives, psychologiques - et plus généralement le contenu de toutes vos expériences n'ont cessé de se transformer. Mais cette conscience d'être présent, qui est tout à fait simple, immédiate, et qui vous fait ressentir et dire «je », a-t-elle jamais changé? N'a-t-elle pas toujours été là, évidente et invariante, quels que soient les souvenirs que vous interrogiez? Absolument identique à cette conscience d'être que vous pouvez éprouver maintenant même, pour peu que vous y portiez votre attention, à l'instant où vous lisez ces mots? Prenez vraiment le temps de voir ces questions, juste assez pour que la réponse ne soit pas mentale, mais qu'au terme d'une exploration elle émerge comme une certitude expérientielle. Cela en vaut la peine car cette

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conscience d'être, ce «je suis », est votre réalité fondamentale: elle est indépendante du temps ou des contenus de votre expérience. C'est l'espace toujours présent dans lequel toutes vos expériences apparaissent. Avec vos premiers souvenirs d'enfant, votre corps et le monde sont pour la première fois apparus à votre conscience. Il est donc faux de dire que le corps précède la conscience. Il est exact de dire, en revanche, que le monde et le corps émergent à votre conscience. (Souvenez-vous, nous faisons ici référence à notre expérience directe en 1re personne - pas au point de vue extérieur qu'aurait un observateur en 3e personne). Prenons un autre contexte d'observation en reconduisant maintenant ces questions dans la banalité de notre quotidien. Selon votre expérience de tous les jours, le corps et monde apparaissent-ils et disparaissent-ils? Il semblerait que ce soit le cas en effet, et même incessamment: ne serait-ce que dans les cycles de sommeil et de veille. Ce matin, au réveil, le monde et votre corps n'ont-ils pas émergé dans votre conscience; et ne vontils pas disparaître à nouveau ce soir? Interrogeons-nous alors sur la conscience en tant que telle. Selon votre expérience, la conscience apparait-elle et disparait-elle? Nous conviendrons aisément que nous sommes toujours conscients à l'état de veille et aussi durant les rêves. Mais qu'en est-il du sommeil profond? Encore une fois, tentons de répondre selon l'expérience, et non selon ce que nous en pensons ou imaginons. Peut-être sera-t-il utile, pour faciliter cette investigation inhabituelle, de préciser la question : dans votre expérience du sommeil profond, avez-vous conscience qu'il n'y a rien (aucune image, aucune sensation, aucun contenu)? Si tel est le cas, c'est que, pour vous - et pour chacun d'entre nous en réalité - le sommeil profond est une

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expérience consciente vide de tout objet, et non pas la disparition de toute conscience. Nous ne faisons pas de métaphysique ici, nous essayons d'être au plus près de l'expérience. Cette expérience vide de tout objet n'est pas rien, ce n'est pas une abstraction, c'est au contraire extrêmement réel. D'ailleurs si nous interrogeons cette expérience, nous pouvons lui reconnaître certaines qualités. Par exemple: ce vide du sommeil profond est-il un vide de déficience, un manque, ou au contraire une plénitude et une paix 7 Voyez quels mots pourraient s'en approcher, en ressentant ce dont votre corps, un peu comme en écho, reste encore souvent imprégné après votre réveil. Disparition de toutes limites et de toutes contractions? Paix inconditionnelle? Renouvellement de tout l'être? Bonheur sans contenu 7 « Obscur et lwnineux silence » 1 7 Reformulons, car c'est important ici de vraiment clarifier. S'agissant de l'expérience du sommeil profond, dire « je suis conscient qu'il n'y a aucun contenu » n'est pas du tout la même chose que de dire(< je ne suis pas conscient ». Dans le premier cas nous réalisons que nous sommes conscients du sommeil profond, que nous en avons une expérience - et donc que nous n'avons jamais disparu ou cessé d'être conscient. Alors que dans le second cas nous pensons n'être pas conscients du sommeil profond et n'en avoir aucune expérience - mais c'est uniquement parce que notre pensée ne peut pas se représenter l'absence d'objets, de sensations et de pensées. Elle ne peut donc pas pénétrer cette expérience; elle meurt à ses portes pourrions-nous dire. Mais nous, en tant que conscience, nous ne mourrons pas. Dans le sommeil profond, la conscience repose en elle-même. Et s'il n'y a pas de mémoire ni de temps dans le sommeil profond, c'est précisément parce que la conscience est atemporelle et sans objet. (Il ne peut y avoir de mémoire 1. L'expression est de Denys l'Aréopagyte.

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et de temporalité qu'au travers des objets, des contenus, et donc de notre pensée). Donc, peut-être votre expérience vous conduit-elle à constater qu'il n'y a rien, et que c'est précisément cela votre expérience. Et surtout que ce rien est profondément paisible, comme une détente totale et un renouvellement de tout l'être. Cela, nous le savons, d'un savoir très intime - un savoir qui n'est autre que la connaissance que la conscience a d'elle-même. Peut-être que cette investigation aura conféré à notre expérience un éclairage nouveau. Nous pouvons alors reprendre notre questionnement initial: Avez-vous à aucun moment jamais fait l'expérience d'une apparition ou d'une interruption de conscience en vous-même? Et donc pour finir - puisque d'évidence les contenus de conscience tels que le corps et le monde ne cessent d'apparaître et de disparaître, mais qu'à l'inverse nous n'avons jamais fait l'expérience d'une apparition ou disparition de la conscience - est-ce la conscience qui émerge du corps, ou le corps qui émerge de la conscience? L'expérience en pe personne est l'exact contrepoint de la perspective objective en 3• personne, qui selon la croyance scientifique dominante voudrait que la conscience émerge d'un cerveau. En ir• personne, c'est toujours le corps et le monde qui apparaissent et disparaissent dans la conscience. Plus encore : la conscience est toujours déjà là, elle n'est jamais ni apparue ni disparue. Cette constatation n'est pas conceptuelle mais expérientielle. Tout le monde peut la faire, cela ne suppose rien d'autre qu'un retour sur soi et une observation attentive. Qui consiste simplement à séparer notre expérience réelle de l'interprétation que nous en faisons, ce qui implique de suspendre toute croyance et représentation apriori. C'est au fond un processus d'examen absolument scientifique, mais qui porte sur

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le sujet au lieu de porter sur l'objet. Rigoureusement mené, il peut provoquer un retournement copernicien dans notre vision du monde et de ce que nous sommes. Et nous faire réaliser que, à l'inverse de ce que nous croyions, ce n'est pas nous qui émergeons du sommeil profond pour revenir chaque matin dans un monde préexistant et autonome, mais que c'est l'état de rêve, l'état d'éveil et la totalité du monde qui émergent instant après instant dans un espace de conscience qui n'a jamais changé, qui est atemporel, toujours présent. En 3e personne, les objets et la matière sont prises pour les réalités les plus permanentes et assurées, alors que la conscience semble être la notion la plus incertaine, la plus évanescente. En 1re personne, la conscience est le réel fondamental et omniprésent, au sein de laquelle des objets devenus présence lumineuse apparaissent et disparaissent. Cette inversion copernicienne entre 3e personne fondée sur l'objet et 1re personne fondée sur le sujet fait écho à cette phrase de William James que nous avons déjà cité, qui disait «que la conscience ou l'expérience intérieure [... ] et l'univers physique sont des aspects coétemels de la même réalité, à la manière dont le concave et le convexe sont des aspects de la même courbe». Il ne s'agit pas d'opposer ni de choisir entre une perspective objective, à la 3e personne, et l'absence de toute perspective qui est l'expérience en 1re personne. Mais simplement à nous ouvrir au grand réel, en sachant que, lorsque nous voulons comprendre ou transformer le monde en tant qu'objet, il nous faut en effet adopter les outils de la perspective objective. Et que si nous voulons être vraiment heureux, c'est-à-dire inconditionnellement heureux, indépendamment de tout objet, il faut aller à la source de ce que nous sommes en 1re personne. C'est ce vers quoi pointent, plus ou moins directement, tous les exercices de ce livre. Si celui-ci vous semble

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difficilement recevable, trop antinomique avec notre pensée commune, prenez-le à tout le moins comme un exercice de décentrement à l'égard de nos perspectives implicites et généralement non-questionnées.

Avec le cerveau nous nous trouvons à ce carrefour singulier et paradoxal, où les notions de matière, de biologie, d'évolution et de conscience plongent les unes dans les autres. Teilhard de Chardin établissait une corrélation entre vision à la y et à la 1re personne en observant que les émergences évolutives ouvrent à toujours plus de complexité et plus de conscience. Cette intuition anticipait d'un demi-siècle les recherches et les découvertes des sciences de la complexité qui explorent aujourd'hui les principes d'organisation de l'univers. Si l'investigation de la conscience en 1re personne est, par nature, immédiate (ainsi qu'en témoigne l'exercice qui précède), les théories scientifiques des corrélations entre cerveau et conscience restent encore largement spéculatives. Sur le plan évolutif il est avéré toutefois que le cerveau est le fruit d'une succession de phases développementales, tant au niveau de l'espèce que de chaque individu. Le neurobiologiste Paul McLean 1 a de la sorte décrit le cerveau complexe comme l'intégration successive de trois enveloppes évolutives, communément appelées: cerveau reptilien, cerveau limbique, et néocortex. Le cerveau reptilien, qui est une sorte de « proto-cerveau », est composé du tronc cérébral, du cervelet et de !'hypothalamus. Il gouverne les processus biologiques, sexuels et instinctuels ainsi que les réactions à la peur et à la colère. Son programme relationnel est essentiellement: « est-ce que je le mange, est-ce que je le fuis, ou est-ce que je m'accouple à lui? » . Il porte notre mémoire la plus archaïque. Il est programmé pour faire face au danger. C'est le plus rapide de nos 1. Paul McLean,

Les Trois Cerveaux de /'homme 1990.

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cerveaux, et son fonctionnement peut donc primer sur tous les autres processus neurologiques. Son activité est surtout une réactivité: les comportements qu'il induit sont réflexes. Grâce à lui les bébés se mettent automatiquement en apnée dans l'eau et nous reculons instinctivement en soulevant une pierre, s'il y a un serpent dessous. Un langage existe à ce niveau, mais il est non grammatical, constitué de cris, de pleurs, de grognements exprimant directement des affects biologiques 1 • Ce cerveau est rigide, obsessionnel, ritualiste. Il répète toujours les mêmes comportements et n'apprend pas de ses erreurs. Le temps n'existe pas pour lui. Le cerveau limbique incluant notamment l'amygdale et l'hippocampe est situé au-dessus du cerveau reptilien. Il gouverne la mémoire affective, les émotions, le comportement social et le jeu. Lorsqu'il est stimulé, il produit des émotions telles que la peur, la joie, la rage, le plaisir ou la douleur. L'interconnexion entre le système limbique et la mémoire explique que nous mémorisions plus facilement des contenus qui sont émotionnellement chargés. Et cela nous permet inversement de comprendre pourquoi nos mémoires ont une dimension émotionnelle. Pour le cerveau limbique le principe de plaisir, dont le concept fut développé par Freud, est primordial. Il perçoit les situations de façon binaire: je suis attiré ou repoussé; je me bats ou je m'enfuis. Il cherche à maximiser la satisfaction et à éviter la souffrance. Le cerveau limbique possède son propre langage et vocabulaire (jurons etc.), en lien avec son registre émotionnel qui demeure toutefois régulé par les règles sociales. Avec le cerveau limbique, le temps émerge, principalement par la récurrence des évènements et des affects. Le temps limbique est en quelque sorte le temps des schémas répétitifs déterminés par le passé et par les mémoires. Le néocortex est constitué de la substance grise et repliée sur elle-même qui forme la dernière enveloppe du cerveau. Il est présent chez les mammifères, et beaucoup plus développé 1. Maria Pachalska et al., Tawards A Process Neuropsychology: Microgenetic Theory

And Brain Sdence.

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chez les humains, en particulier au niveau des lobes frontaux. Il gouverne la pensée abstraite, le langage rationnel, la planification, l'empathie. Il ne concourt pas par lui-même à la production des émotions 1 qui sont corrélées au cerveau limbique, mais il peut être puissamment sollicité par elles au moment où elles émergent. Cette image tri-unique nous permet d'entendre que, du point de vue du cerveau biologique, nous sommes un processus intégrant à chaque instant un cavalier (dont les capacités cognitives, imaginatives et contemplatives sont régies par le néocortex), le cheval que monte ce cavalier (dont le mouvement complexe, les émotions et la mémoire sont régies par le cerveau limbique) et enfin, sous le cheval, un reptile archaïque (régi par le cerveau reptilien, il n'est pas visible au cavalier, mais ses réactions pulsionnelles peuvent faire chuter cheval et cavalier). En d'autres termes, nous ne sommes pas seulement la fine pointe évolutive de la biologie, nous sommes à tout instant la totalité de l'évolution. Ces étages développementaux sont donc l'incarnation neurologique des grands stades de notre évolution. Les émotions associées au cerveau limbique ont émergé comme le moyen d'augmenter notre potentiel développemental en renforçant notre implication dans des comportements coopératifs et durables. Par exemple, l'affection a permis de renforcer la solidarité et le partage des tâches au sein du clan. Et d'engager des parents dans des processus longs d'accompagnement de leur progéniture, autorisant en eux la maturation d'une plus grande complexité avant qu'ils ne deviennent autonomes. La colère a permis de mobiliser l'énergie dans la défense contre les prédateurs extérieurs, ou de sanctionner les comportements de ceux qui trichent avec la solidarité à l'intérieur du groupe; etc. La pensée liée au cerveau cortical est apparue à son tour car elle déployait notre potentiel évolutif à un tout autre niveau 1. Jaak Panksepp, Affective Neurosdence: The Foundations of Human and Animal Emotions.

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que celui du simple comportement émotionnel. Avec la pensée, des transformations évolutives intentionnelles pouvaient avoir lieu dans la vie d'un individu, et être transmises quasi instantanément à l'ensemble d'une communauté, alors que l'évolution ne pouvait au préalable opérer que par essais successifs via modifications génétiques sur plusieurs générations. Le cerveau est donc l'expression du développement de toute l'espèce. Mais il est tout autant l'incarnation du développement propre à chaque individu. Car la croissance neurologique d'un enfant se fait là aussi de bas en haut, récapitulant étape par étape le développement de l'espèce, tout autant que les stimuli et expériences de sa propre histoire individuelle 1 • Ce n'est pas qu'une métaphore: l'histoire personnelle détermine l'organisation du cerveau tant au niveau des migrations et différenciations neuronales que des interconnections et de la sélection des neurones qui vont mourir ou survivre. Notre cerveau est donc la carte synaptique de notre évolution personnelle. À la naissance, la quasi-totalité des neurones sont présents mais les connexions synaptiques sont encore largement incomplètes. Seul le cerveau reptilien est formé et fonctionnel, car c'est lui qui doit assurer la survie de l'enfant. Les enfants nés sans cortex ou avec des cortex déficients apparaissent d'ailleurs normaux dans les tout premiers mois de leur croissance: ils tètent, bougent et se comportent dans un premier temps comme tous les autres enfants. Dans un développement normal, ce sont ensuite les fonctions émotionnelles du cerveau limbique puis les fonctions affectives et mentales du cortex qui vont progressivement se ramifier. Ce processus est plus particulièrement intense dans les 5 premières années, mais il se prolonge dans le néocortex chez le jeune adulte jusque vers 20 ans. Le cerveau construit lui-même la capacité à traiter des processus de plus en plus complexes et de plus en plus ouverts dans ses couches les plus hautes.

1. Bruce Perry, The Neuroarcheology of Childhood Maltreatment.

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C'est pourquoi un enfant qui ne grandit pas dans un contexte sécurisant et affectivement confirmant aura beaucoup de mal à développer des capacités cognitives supérieures. Un enfant touché, aimé, stimulé aux moments clés de son évolution aura structurellement enregistré son expérience dans son cerveau. Pas seulement au niveau des mémoires, mais aussi au niveau le plus concret de la quantité de matière grise, de matière blanche et des interconnections synaptiques. Il en ira de même pour un enfant négligé ou traumatisé, mais avec des conséquences inverses. Les traumatismes qui s'enregistrent dans l'enfance impactent prioritairement les zones du cerveau dont la croissance est la plus intense au moment des faits. C'est pourquoi un manque affectif de quelques mois chez le nourrisson, au moment où précisément le cerveau limbique se structure, pourra être mortifère à vie, alors que le même phénomène chez le préadolescent sera simplement anecdotique. Et quoique nous soyons dotés de neuroplasticité et que les processus de transformation restent toujours ouverts, nous savons combien il est plus facile d'influencer le « câblage initial» d'un cerveau que de le modifier ultérieurement. Il suffit pour s'en convaincre d'observer combien il est plus aisé d'apprendre le piano ou une langue étrangère à 5 ans qu'à 20 ans. Et de songer que la plasticité du jeune cerveau fonctionne dans un sens comme dans l'autre: il enregistrera avec autant de malléabilité les expériences positives que négatives. Il est donc particulièrement important de devenir conscients de la nature évolutive de notre croissance biologique et neurologique. Cela nous permet de mieux apprécier en quoi le contexte et les évènements de croissance de l'enfant sont décisifs. Et aussi d'interpréter 1 beaucoup de nos comportements adultes, par exemple la propension inconsciente à surinvestir la négativité, ce que le contenu de n'importe quel quotidien ou journal télévisé suffit à montrer. Cette tendance s'éclaire si on considère que dans l'histoire de notre développement, 1. Rick Hanson, Le Cerveau de Bouddha: Bonheur, amour et sagesse au temps des neurosdences.

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les stimuli négatifs ont toujours mobilisé plus de notre attention et de notre énergie que les stimuli positifs. Car la mission dévolue au cerveau reptilien est sans ambiguïté dans ses priorités: on a le droit de louper un repas, car il y aura toujours une seconde chance. Mais on n'a pas le droit de louper une menace, ou sinon il n'y aura plus jamais de repas (ou plutôt un dernier mais dans lequel c'est nous qui devenons le plat). C'est pourquoi les processus du cerveau reptilien priment spontanément sur ceux des autres composantes du cerveau. C'est ainsi qu'à notre insu, nous sur-entretenons le négatif!. Nous apprenons plus rapidement des expériences douloureuses que des expériences heureuses. Les premières s'inscrivent spontanément dans notre mémoire, les secondes pas nécessairement. Dans nos relations amoureuses ou professionnelles, nous pouvons entendre dix compliments et une critique, et notre univers tout entier s'effondrera autour de la critique. Les interdictions négatives que nous entendons ont plus de force que les autorisations positives. Les risques sont généralement surestimés, les ressources et les possibilités sous-estimées. Et lorsque nous nous sentons menacés, il ne nous est plus possible de voir les opportunités réelles, car les schémas répétitifs du cerveau primitif inhibent les possibilités de vision créatrice et long terme du cortex. Finalement, nous pouvons ruminer en boucle des menaces projetées dans un futur imaginaire, alors que notre contexte réel n'a le plus souvent, dieu merci, objectivement rien à voir avec la menace immédiate de la lionne pour la gazelle. A l'échelle collective, ce biais biologique devient d'autant plus problématique que le surinvestissement archaïque dans la polarité négative des menaces s'effectue aujourd'hui avec des moyens et des armes qui, eux, n'ont plus rien d'archaïques ... Il est d'ailleurs étonnant d'observer combien les stades évolutifs de notre cerveau semblent être en corrélation étroite avec

1. Les recherches de Barbara Fredrickson suggèreraient qu'il faut au moins trois expériences positives pour contrebalancer une expérience négative. Barbara Fredrickson, Positivity.

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les stades évolutifs de conscience que nous allons maintenant aborder. Nous anticipons ici sur les prochains chapitres, mais Aurobindo par exemple a donné une description de certains stades de conscience (nommés par lui mental physique, mental vital et mental rationnel) en des termes très proches que ceux utilisés indépendamment par McLean pour décrire expérimentalement les trois couches évolutives du cerveau. Cette correspondance semble validée par les plus récentes études en neurologie, qui ont confirmé que l'activation des zones cervicales est corrélée aux structures de conscience habitées par les sujets. Il a été montré 1 par exemple que les processus de décision des personnes égocentriques mobilisent essentiellement l'amygdale, donc le cerveau limbique, alors que les décisions de personnes manifestant des valeurs altruistes mobilisent principalement le cortex. Ou encore que lorsqu'on montre des photos incluant des scènes agréables et désagréables, il y a selon les individus des activations neurologiques très différentes. Ceux qui activent principalement l'amygdale sont polarisés sur les scènes désagréables associées aux émotions de rejet ou de peur. Au contraire de ceux qui ne sont pas polarisés sur les scènes désagréables et qui activent principalement le cortex insulaire, lié à la socialité complexe. Dans ce prolongement, il a été observé que les attracteurs neurologiques et l'adhésion politique sont mutuellement corrélés. Les personnes témoignant d'une forte activation de l'amygdale (système limbique) tendent à voter plus fréquemment sur des registres conservateurs, avec une forte sensibilité à des thèmes tels que la sécurité et le rejet de l'immigration2 • Il est bon toutefois de savoir que, même chez l'adulte, cette polarisation neuronale est parfaitement plastique, capable d'évoluer. Une étude a montré par exemple qu'un programme d'entraînement à la méditation de pleine conscience de huit semaines était suffisant pour entraîner une diminution significative du

1. Svenja Caspers et al., Moral Concepts Set Dedsion Strategies to Abstract Values. 2. Rose McDermott, Peter K. Hatemi et al., Fear as a Disposition and an Emotional State: a genetic and environmental approach to out-group political preferences.

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volume de l'amygdale, ainsi qu'une diminution subjective du stress perçu par les participants 1• Ce qui est à retenir ici est que nous avons aujourd'hui la possibilité de porter un regard conscient sur le biais évolutif multimillénaire qui conditionne notre perception des choses. La simple conscience de ce qui colore notre regard nous permet déjà de modifier notre perspective, et d'entrer dans un rapport au monde plus vaste, dans lequel le négatif et le positif peuvent se trouver réinvestis de façon créative. Nous ne pourrons pas grandir et devenir sans mettre de la consdence sur ce que nous sommes évolutivement devenus. En résumé, nous dirons donc que le cerveau récapitule l' évolution, et ceci à triple titre. Il la récapitule phylogénétiquement (au niveau de l'espèce) car sa structure tri-unique reproduit, nous l'avons vu, le processus évolutif de tout le règne animal. Il la récapitule aussi ontogénétiquement (au niveau d'une personne) car l'organisation individuelle d'un cerveau n'est rien d'autre que le fruit et la mémoire continuellement actualisés de toute l'histoire de son « propriétaire ». Et pour finir, d'instant en instant, des neurologues tels que Jason Brown nous montrent que c'est la microgenèse 2 de chacun de nos états de conscience (donc chacune de nos sensations, perceptions et pensées) qui récapitule à la fois la phylogenèse de l'espèce et l'ontogenèse de l'individu. Chacun de nos états de conscience instantanés résulte en effet d'un déploiement qui s'effectue par phases successives dans les différents champs évolutifs de notre cerveau, par croissance organique en quelque sorte, du tronc central jusqu'aux branches corticales. Sur 6 millions d'années au niveau de l'espèce, sur 60 ans au niveau de l'individu ou sur 100 millisecondes au niveau d'un état de conscience, c'est toujours le même processus qui se joue: un mouvement qui se déploie de façon arborescente du noyau central jusque dans la 1. Richard J. Davidson, Social Influences on Neuroplasticity: stress and interven-

tions to promote well-being. 2. Voir Jason W. Brown, The Life of the Mind et Maria Pachalska et al., Towards A Process Neuropsychology: Microgenetic Theory And Brain Science. Ainsi que Victor Rosenthal de !'INSERM: Microgenesis, Immediate Experience and Visual Processes in Reading.

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canopée corticale, avec des capacités de différenciation et d'intégration hiérarchique toujours croissantes. D'instant en instant, chacun de nos états de consdence est un arbre évolutif qui se déploie. C'est pourquoi aujourd'hui, il n'y a plus un seul champ des sciences humaines qui ne cherche à se comprendre lui-même à partir de la perspective évolutive: anthropologie, histoire, sociologie, psychologie, linguistique, religions... La découverte de qui nous sommes et d'où nous venons n'a jamais été aussi passionnante et transformative. Après la matière et la biologie, nous voici donc engagés dans une autre dimension de la réalité: celle de la conscience et de la culture. Nous allons y prendre pied, après cet exercice qui nous invite à resituer l'ensemble du parcours que nous avons fait jusqu'à présent dans la perspective de notre corps.

EXPÉRIENCE 9

Installez-vous confortablement dans un endroit paisible. Détendez-vous, et fusionnez votre attention avec les sensations de votre corps. Représentez-vous les cellules dont votre corps est constitué. Visualisez-les comme une quasi-infinité de centres de vie, à la fois autonomes et interdépendants. Voyez qu'au niveau des cellules, cette interdépendance n'a aucune frontière. Notre respiration, notre alimentation, nos échanges, nos conflits et nos symbioses cellulaires sont le processus de la biosphère dans son intégralité. Nous respirons autant que nous sommes respirés. Nous donnons vie autant qu'il nous est donné vie. Ce qui fait corps, c'est un continuum d'échanges, de morts et de naissances cellulaires qui englobe en permanence la biosphère dans sa totalité. Nous sommes un avec la biosphère. Il n'y a pas plus de séparation entre notre corps biologique et la biosphère qu'il n'y en a entre une goutte d'eau et l'océan.

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Représentez-vous maintenant les molécules dont votre corps est constitué. Ressentez, là encore, qu'au niveau moléculaire il n'y a aucune frontière à ce que nous sommes. Les molécules qui nous constituent sont aussi celles qui forment notre Terre et le système solaire tout entier. Nous sommes un avec le système solaire. Il n'y a pas plus de séparation entre notre corps moléculaire et le système solaire qu'il n'y en a entre une goutte d'eau et l'océan. Voyez maintenant les atomes de votre corps. Ils ont été forgés par l'implosion d'une supernovae. Ils sont la galaxie, sa chair et son fruit. Nous sommes un avec notre galaxie: il n'y a pas plus de séparation entre notre corps atomique et la galaxie qu'il n'y en a entre une goutte d'eau et l'océan. Puis représentez-vous les particules élémentaires de votre corps. Ils sont le cosmos sans limites, sans centre ni frontières. Nous sommes un avec le cosmos. Il n'y a pas plus de séparation entre notre corps quantique et le cosmos qu'il n'y en a entre une goutte d'eau et l'océan. « Particules » est certes un mot très abstrait, mais souvenons-nous que toutes ces particules sont avant tout des champs d'énergie en mouvement, et cela peutêtre que pour nous c'est beaucoup plus sensible. C'est quelque chose de cet ordre que nous pouvons ressentir dans l'étendue dynamique de nos sensations. En tant que processus vivant, biologique, physique et énergétique, notre corps est un flux sans frontière, un extraordinaire processus d'organisation et d'échanges à l'échelle du cosmos tout entier. Ce flux n'a aucune limite qui permettrait de séparer un « intérieur » d'un « extérieur » du corps. Bien sûr, dans le cadre précis de cet exercice, nous avons jusqu'ici surtout fait appel à notre visualisation et imagination. Mais maintenant, nous allons laisser tomber toutes les images, et, les yeux fermés, focaliser notre attention

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exclusivement sur nos sens. Laissez se dissoudre toute représentation de votre corps. Laissez simplement vos sensations percevoir l'espace de votre corps, cet espace qu'il est et dans lequel il se déploie. Fusionnez votre attention et vos sensations: nous ne nous préoccupons que de la réalité directe, immédiate, de nos sens. Éprouvez sensoriellement votre corps dans sa globalité, dans sa totalité. Ressentez si votre perception sensorielle a une limite inférieure dans la profondeur, dans la hiérarchie de ses constituants. Pouvez-vous dire « je sens les organes, mais ça ne va pas plus bas »? Ou bien, « je sens mon corps en tant que cellules, mais ça s'arrête là, je ne sens pas mon corps en tant que molécules » ? Ou encore « je perçois les molécules mais pas les atomes » ? Ou bien, dans l'autre sens, pouvez-vous ressentir une limite supérieure au déploiement de votre corps? Pouvez-vous identifier sensoriellement une quelconque limite à son étendue? En réalité, pouvez-vous ressentir que vous n'éprouvez jamais autre chose qu'une totalité sans limites? Que vous ne faites jamais l'expérience de parties? Votre corps est-il autre chose que la totalité s'éprouvant elle-même? COMMENTAIRE Habituellement, nous projetons dans nos corps une certaine substantialité, c'est-à-dire la persistance d'une identité. Mais, tout autant que les étoiles engendrées par le flux tourbillonnant d'énergie et de matière galactique, nos corps sont des processus ouverts d'intégration et de différenciation en perpétuel échange avec leur environnement. Nous nous nourrissons de notre environnement, en nous différenciant de lui, en même temps que nous le nourrissons en nous réintégrant continuellement en lui.

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Peut-être pouvons-nous ressentir que la nature d'un corps, sa réalité profonde, se laisse mieux appréhender dans ce mouvement que dans cette substantialité autonome que nous projetons sur lui. La substantialité fige le temps et l'espace. Notre corps n'est pas une