L'Eurasie autour de l'an 1000. Cultures, religions et sociétés d'un monde en développement 9042948949, 9789042948945

Le livre étudie les connexions repérables et les comparaisons possibles entre les sociétés de l?Eurasie, autour de l?an

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L'Eurasie autour de l'an 1000. Cultures, religions et sociétés d'un monde en développement
 9042948949, 9789042948945

Table of contents :
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INTRODUCTION : L’EURASIE DE L’AN 1000 DANS LES HISTOIRES « UNIVERSELLES »
PREMIÈRE PARTIE L’ASIE ORIENTALE
LE GENJI-MONOGATARI : LE ROMAN DE LA FIN DES TEMPS ?
LE JAPON ET SES BARBARES AUTOUR DE L’AN 1000
AUTOUR DE L’AN 1000 : LES KHITAN, PIVOT GÉOPOLITIQUE ET CULTUREL DE L’ASIE ORIENTALE
LA CHINE SOUS LA DYNASTIE DES SONG : LA SOCIÉTÉ LA PLUS MONDIALISÉE DE L’AN 1000
LE CARREFOUR INSULINDIEN AU TOURNANT DU DEUXIÈME MILLÉNAIRE
DEUXIÈME PARTIE L’ASIE CENTRALE ET LE PROCHE-ORIENT
LES ENVIRONS DE L’AN 1000 DANS L’HISTORIOGRAPHIE DE L’INDE DU NORD
L’ASIE CENTRALE AUTOUR DE L’AN 1000 : UNE OASIS DE COEXISTENCE RELIGIEUSE ?
UNE « MUTATION DE L’AN 1000 » EN IRAN ?
DROIT ET MESSIANISME CHEZ LES FATIMIDES DE L’AN 1000
TROISIÈME PARTIE L’EMPIRE BYZANTIN ET SES CONNEXIONS
LA CROISSANCE BYZANTINE AU REGARD DE L’ORIENT : ESSAI D’ANALYSE COMPARÉE (960-VERS 1170)
BYZANCE ET LE MONDE VIKING : LIENS MANIFESTES ET LIAISONS DANGEREUSES1
QUATRIÈME PARTIE L’OUEST
CLIMATE CHANGE AT THE TURN OF THE MILLENNIUM: NEW EVIDENCE FROM THE CONSILIENCE OF NATURAL AND WRITTEN RECORDS
L’HORIZON D’UN GRAND SEIGNEUR DE L’AN 1000, EUDES II (982-1037). LA CARRIÈRE D’UN HOMME DANS UNE SOCIÉTÉ ARTICULÉE PAR LES FEMME
LE CULTE EUROPÉEN DE SAINTE AFRA D’AUGSBOURG AU SIÈCLE DE L’AN 1000
LES NORMANDS DE FRANCE, DE LA PIRATERIE À LA CHEVALERIE
D’AL-ANDALUS À L’AFRIQUE NOIRE : UN ESPACE NOUVEAU, À DATER DES ABORDS DE L’AN 1000
CONCLUSION

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COLLÈGE DE FRANCE – CNRS CENTRE DE RECHERCHE D’HISTOIRE E T C I V I L I S AT I O N D E B Y Z A N C E

MONOGRAPHIES 57

L’EURASIE AUTOUR DE L’AN 1000 CULTURES, RELIGIONS ET SOCIÉTÉS D’UN MONDE EN DÉVELOPPEMENT sous la direction de

Dominique Barthélemy, Frantz Grenet et Cécile Morrisson

PEETERS

L’EURASIE AUTOUR DE L’AN 1000

La collection des Monographies est dirigée par Vivien Prigent et Guillaume Saint-Guillain

Comité éditorial Jean-Claude Cheynet Vincent Déroche

Olivier Delouis Constantin Zuckerman

COL L ÈGE  DE  FR A NCE – CN R S CE NT R E  DE  R ECH E RCH E  D’H I STOI R E ET  CIV I L I SAT I ON  DE  BYZA NCE

MONOGRAPHIES 57

L’EURASIE AUTOUR DE L’AN 1000 CULTURES, RELIGIONS ET SOCIÉTÉS D’UN MONDE EN DÉVELOPPEMENT sous la direction de

Dominique Barthélemy, Frantz Grenet et Cécile Morrisson

PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT

2022

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ©  2022 Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven ©  2022 Typographia Byzantina

ISBN  978-90-429-4894-5 eISBN 978-90-429-4895-2 ISSN 0751-0594 D/2022/0602/112

Composition et infographie Artyom Ter-Markosyan Vardanyan

INTRODUCTION : L’EURASIE DE L’AN 1000 DANS LES HISTOIRES « UNIVERSELLES » Dominique Barthélemy Ce recueil d’études, issu d’un séminaire de la Fondation des Treilles, ne prétend pas relever d’une histoire du monde entier. L’Eurasie, même étendue aux rives de l’Afrique sur l’océan indien ou la Méditerranée, ne représente pas tout : la réflexion récente ne la voit que comme l’un des « mondes » ou « systèmes mondes » qui coexistent jusqu’à la véritable mondialisation, postérieure à 1500 ou même à 1800. Nous nous sommes donc restreints, en un sens, quoique l’espace envisagé ne soit pas petit ! Nous partageons le dessein de nous affranchir de l’eurocentrisme ; un dessein qui n’est pas neuf puisque, comme le rappelle Hervé Inglebert dans son étude sur les histoires universelles, c’est dès le xviiie siècle que l’Europe des Lumières a eu le souci de relativiser ses traditions en les confrontant à celles des autres (jusqu’à la Chine incluse et parfois très valorisée). Cependant, elle en est vite venue à élaborer un grand récit de la manière dont elle a surclassé les autres civilisations pour ouvrir seule la marche du progrès1. D’autre part, quels qu’ils aient été, ses récits d’histoire « universelle » ont longtemps traité comme de simples et redoutables fauteurs de destruction les peuples « barbares » qui, sortant de la steppe ou de nulle part, se jetaient sur les empires, et ils ont réuni en un club fermé les « grandes civilisations », laissant de côté de nombreux espaces. De sorte qu’il n’y aurait pas seulement à faire la critique d’un eurocentrisme, contre lequel notre effort sur nous-même est ancien, mais aussi celle d’un eurasiocentrisme. Dans les peuples extérieurs, pourtant, l’anthropologie nous invite désormais à reconnaître des sociétés dignes de respect et d’attention à l’égal des autres, sans complaisance pour autant. Reste que l’Eurasie des empires ou des féodalités subséquentes est beaucoup mieux documentée et mieux étudiée que les autres espaces. Au bénéfice des progrès récents des enquêtes et des réflexions, on peut en avoir une meilleure approche, dépassant s’il le faut l’opposition schématique entre barbares et civilisés, et pour l’an 1000 et ses abords prenant en compte des croissances économiques et développements culturels qu’on 1.  Inglebert, Le monde, l’histoire, p. 661-666.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. V-XXIV.

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avait longtemps sous-estimés, en croyant l’Europe médiévale rétrograde et les autres civilisations stagnantes. Le présent recueil vise à procurer quelques matériaux en vue de cette reconsidération. Il reprend en même temps les préoccupations de l’actuelle histoire « mondiale »ou « globale » en matière de connections et de comparaisons : cela stimule la réflexion et fait jaillir un certain nombre de questions. Voir l’Eurasie autour de « l’an 1000 », dans la simultanéité d’un bref moment his­to­ rique est une entreprise encore un peu neuve : elle a plusieurs fois été menée, notamment en 1999, à l’occasion de l’an 2000, de manière un peu journalistique2, et elle demeure cependant inédite, à ma connaissance, dans les livres plus élaborés. La tendance de ceux-ci serait plutôt d’utiliser cette date aux chiffres ronds comme une charnière commode dans l’histoire eurasienne des sociétés médiévales (ou contemporaines de « notre » Moyen Âge), entre des récits ou tableaux d’un haut Moyen Âge barbarisé (400-1000) avant l’éveil de l’Europe ou le réveil de la Chine (1000-1300), tandis que le monde musulman vient en contrepoint s’endormir ou décliner après un âge d’or. Il me semble en tout cas que nous pouvons considérer que notre an 1000 dure cent ans environ, du début de la dynastie des Song (960) jusqu’à l’entrée des Turcs saljukides à Bagdad (1055) et à leur victoire de Mantzikert sur le malheureux Romain Diogène (1071), sans nous interdire de remonter au besoin en-deçà ou de descendre au-delà, disons jusque vers 900 et 1100. Je voudrais ici, en guise d’introduction, partir de la manière dont ce moment historique de l’Eurasie était traité dans les histoires universelles en français, dans les années 1960 (donc « de naguère »).

I.  La thématique de naguère Il ne me semble pas que les publications en français auxquelles je vais me référer délivrent un message très différent de celles en d’autres langues européennes. Plusieurs sont pétries d’un certain universalisme, avec le désir de reconnaître la valeur, au moins originelle, des « grandes civilisations » non européennes. Toutes ont un coup de cœur pour la civilisation d’Angkor (par suite de l’exposition coloniale de 1931) et valorisent les Khmers à partir de l’an 1000. Beaucoup ont gardé, de l’espoir déçu d’intégrer l’Algérie, un certain penchant islamophile qui les fait passer rapidement sur l’esclavage du monde musulman médiéval ou souligner peut-être presque trop notre dette à son égard. À les lire aujourd’hui, on reste frappé par leur modestie de bon aloi : qu’elles soient l’œuvre d’un seul auteur (Luce Pietri, Bernard Guillemain3) ou de plusieurs, elles cheminent 2.  Dans des revues qui souvent se limitaient comme nous à l’Eurasie, ou n’y ajoutaient qu’un peu d’Amérique précolombienne, mais parfois aussi en un tableau du monde entier, ainsi dans un Atlas de l’an mil traduit de l’anglais : Man, Atlas (il y a toutefois très souvent à redire aux textes comme aux cartes). 3.  Pietri, Époques médiévales. Guillemain, Éveil de l’Europe.

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en avouant qu’elles ne peuvent pas tout dire, et leur empirisme assumé les autorise à avouer les lacunes de la documentation, ce qui leur permet d’assumer des choix et de ne s’essayer au comparatisme que par petites touches. Les disparités documentaires. L’Histoire du développement culturel et scientifique de l’Humanité de l’Unesco, en date de 1969, est la seule, à ma connaissance, à s’arrêter vraiment sur les disparités documentaires entre domaines d’étude. Le volume consacré à la tranche chronologique 400-1300, dû à deux orientalistes (Elisseeff et Naudou), à un islamologue (Wiet) et à un occidentaliste (Wolff ) s’ouvre par un développement sur « histoire et documentation » qui signale de grandes disparités4. La Chine a le souci de l’histoire, même si ses annales et ses recueils de documents (édits ou textes officiels) sont au service de la bureaucratie, et on peut aussi l’étudier par des « sources obliques »5 (encyclopédies, récits de voyages et textes littéraires). Le Japon, lui aussi, est bien pourvu et offre une réserve importante de matériaux. Il a ses archives, groupées pour la cour, éparses pour les familles et les sanctuaires, ses biblio­­ thèques spécialisées et ses publications entreprises depuis le début du xixe siècle – donc avant même l’intervention du commodore Perry. Le potentiel documentaire de la Chine, de ses voisins coréens et annamites ainsi que du Japon est donc important. Pour le monde des nomades, les écrits font défaut et il faut donc s’en remettre à leurs voisins voyageurs, « iraniens, indiens et surtout chinois » et à l’archéologie grâce à laquelle « nos collègues soviétiques  ont pu découvrir les nombreuses cultures qui jalonnaient les routes forestières et celles des steppes », en sorte que lorsque leurs résultats auront été confrontés aux textes, « nous pourrons avoir bientôt une image relativement précise de toutes les sociétés de l’Asie centrale à la Mandchourie » (p. 28). L’Inde au contraire est un grand vide documentaire. Pour un peu, il serait plus utile à son étude de connaître l’arabe ou le chinois que le sanscrit. En effet elle n’a pas le sens de l’histoire, elle n’en procure du moins qu’un seul exemple avec la Rivière des Rois du Cachemire, due à Kalhana (xiie siècle) – à supposer qu’on ne soit pas plus près de la mythologie. Hors du Cachemire, il ne reste que les inscriptions, conservées seulement dans les zones épargnées par le vandalisme des musulmans. Tout aussi ennuyeuse est la faiblesse documentaire de la civilisation placée au centre du grand tableau et créditée d’un rôle majeur dans les transferts techniques et culturels et dans le grand commerce. En effet, « l’étude du monde arabe est desservie par une absence presque totale d’archives » (p.28) dès lors que, le calife ne créant pas le droit, l’État ne conserve pas les siennes, et qu’il ne se trouve aucun corps constitué pour en organiser, à l’instar de ce que sont les irremplaçables « fonds ecclésiastiques et municipaux pour l’histoire de l’Europe médiévale ». L’abondance des sources 4.  Elisseef, Naudou, Wiet et Wolff, Grandes civilisations, p. 27-29. 5.  Cependant, remarque Cécile Morrisson, les auteurs de 1965 oublient les sources directes que

sont les archives chinoises, recensements et documents fiscaux.

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narratives musulmanes ne compense pas le défaut d’archives, aussi longtemps du moins que l’analyse critique, très délicate, n’est pas achevée. Le monde byzantin suscite en 1965 davantage d’espoirs, car ici « les mêmes lacunes ne se marquent pas tout à fait ». La négligence et le naufrage final ont fait perdre des archives administratives, mais pas toutes. Or il en existait davantage qu’en Islam du fait que les empereurs créaient le droit (de là, lois et écrits juridiques) et qu’il existe une masse des archives ecclésiastiques, relayées par une abondance d’inscriptions, sceaux et monnaies. Consulté par les auteurs de l’Histoire de l’Humanité de l’Unesco, Paul Lemerle a estimé que la moitié de la documentation byzantine restait à découvrir, et il a prédit qu’elle le serait6. Les jours paraissent comptés, pour le mythe de « l’empire figé dans un majestueux immobilisme » (p. 29). La documentation européenne (occidentale) est créditée ici « d’une richesse fort moyenne », mais c’est un bilan sur lequel pèsent les lacunes de la première période (400-1000). L’analyse critique en est beaucoup plus avancée que partout ailleurs et l’archéologie même a de l’avance7. Le haut Moyen Âge européen, pour lequel on recourt à l’étude des sols et formations végétales, ainsi qu’à la photographie aérienne, est un laboratoire pour l’étude des « autres mondes », même si tout cela ne pourra jamais remédier qu’en partie à l’absence de sources écrites là où elles font défaut. En somme, on peut s’attendre à ce que l’histoire de la Chine et de ses abords, ainsi que celle de l’empire byzantin, rattrapent leur retard sur celle de l’Occident chrétien, mais non à ce que la disparité soit surmontée avec l’Inde, les royaumes hindouisés et même le monde musulman. La prospérité possible de l’océan Indien restera toujours entrevue plutôt qu’analysable, pense-t-on en 1969. Les confins africains de l’Islam resteront nimbés de mystère, avec des rhinocéros d’or pour nous faire rêver. Un grand récit des « Moyen Âges ». Dans les histoires eurasiennes de naguère, relayant des philosophies de l’histoire, le moment des grandes civilisations est avant tout l’Antiquité et sa « période axiale » (800-200 av. JC) dont les empires préservent l’héritage durant quelques siècles avant de se trouver en proie aux invasions barbares et aux dislocations « féodales », et parfois épaulés et relayés par des religions de salut - ces aléas caractérisant surtout la période dite « médiévale » dont « l’an 1000 » reste en général le point focal. Le déclin des empires romain, chinois et aussi maurya et gupta tend à produire des « moyen âge » de manière parfois décalée il est vrai (Byzance, Japon surtout). Ce sont des temps de ruines et de violences, interrompant ou affaiblissant la vie urbaine, propices à l’hégémonie des peuples et classes de guerriers 6.  Cinquante ans après, son optimisme paraît exagéré, remarque Cécile Morrisson. Malgré de nouveaux documents balkaniques. 7.  Guillemain, Éveil de l’Europe, p. 12, justifie le déséquilibre de son livre.

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sortis de la steppe ou des confins sauvages (déserts par exemple). La steppe notam­ ment est un espace étiré, ductile, parcouru de vagues successives dont les déferle­ ments mettent un certain synchronisme dans l’histoire de l’Ancien Monde. L’ignorer, c’est manquer un facteur essentiel de l’histoire européenne, comme le note en des termes forts Louis Halphen dès 19238. Restent divers refuges, zones ou institutions dans lesquelles se conservent les héritages antiques, particulièrement des sanctuaires de grandes religions. L’une de celles-ci, la plus récente, se rend particulièrement utile en constituant un « empire » califal qui réunit, du Sind à l’Andalousie, sous des climats comparables, beaucoup de peuples et deux civilisations (gréco-romaine et persane). C’est cet « empire musulman » qui se place tout naturellement au cœur des tableaux de l’Ancien Monde, avec les héritages qu’il filtre, complète et transmet, avec les liaisons qu’il inaugure ou stimule. Ses voyageurs, bien qu’ils décrivent surtout les pays qui le composent (tel al-Bakri) livrent aussi des aperçus sur les pays extérieurs, sans s’y tromper puisqu’ils commencent par relater la Chine et l’Inde, analysent l’adversaire byzantin, pressentent l’avenir musulman des Turcs de la steppe et des Africains noirs, et ne parlent de l’Europe occidentale que par bribes9. Même les Vikings ne les inspirent pas vraiment, alors que les histoires universelles ne manquent pas de faire de ceux-ci, avec les Arabes, les grands créateurs de liaisons. La vraie fausse découverte de l’Amérique n’aura pas de conséquence, il est vrai. Mais le rôle historique des Varègues est toujours reconnu, sur la voie de l’Est, et comme en appui à l’empire byzantin pour lequel l’an 1000 et ses abords sont une sorte de chant du cygne, l’avancée proche-orientale du xe siècle étant suivie d’une destruction de l’empire bulgare rival avec le concours des Russes récemment convertis. Cependant, tandis que s’épanouit la civilisation musulmane, déjà l’empire califal se délite, du fait de gouverneurs à tropisme féodal en attendant les ravages de l’iqtâ’, 8.  Comme le remarque bien Halphen, « La place de l’Asie » et « Les origines asiatiques ». Il a donné comme titre Les Barbares, en 1926, au volume couvrant la première moitié du Moyen Âge, qu’il a rédigé pour la collection Peuples et civilisations. Tout en regrettant qu’il faille des invasions dévastatrices pour que l’historien pense à l’Eurasie dans son ensemble, il ne fait lui-même qu’envisager fugitivement la possibilité sur d’autres plans « beaucoup plus grande que nos livres ne le laissent supposer » (Halphen, « La place de l’Asie », p. 3). C’est une remarque potentiellement féconde. Paru deux ans plus tôt, le premier grand livre de René Grousset (Histoire de l’Asie, I) cède beaucoup plus à la subjectivité: il combine le thème des héritages, en des pages très élogieuses sur l’Islam arabe et persan, sous les Abbassides (p. 143, Byzance et l’Islam, aux ixe et xe siècles, « se sentaient obscurément solidaires dans l’œuvre de la civilisation », au milieu des Turcs et des brutes) avec le thème du péril asiatique (p. 205-207, 265) incarné par les Turcs, convertis à un « irréductible Islam », qui ont ouvert les vannes au déferlement des masses nomades et jaunes sur l’Europe... que la croisade française a sauvée. La première guerre mondiale et le mandat français en Syrie ont ici une influence perceptible. 9.  Miquel, La géographie humaine.

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de la poussée byzantine, du fait aussi de divisions religieuses qui opposent trois califes dont deux en l’an 1000 sont des fantoches (dominés par un sultan ou un hâdjib) tandis que le troisième perd l’esprit... L’heure est bientôt à l’intervention des Turcs, convertis mais encore rudes: ils submergent l’Asie centrale en y épargnant les grands savants musulmans, ils dévastent l’Inde païenne beaucoup plus durement (al Biruni compense difficilement Mahmud de Ghazni), ils investissent Bagdad (1055), ils frappent un empire byzantin que les histoires universelles d’antan jugent déjà rongé par sa propre féodalisation (1071), ils échoueront finalement à conquérir tout le Proche Orient et même à s’éviter une explosion féodale dès 1092. S’il faut un Moyen Âge musulman, en voilà donc bien le début. Cela vient encore plus tôt à l’extrémité occidentale de l’Islam: l’Andalousie souffre des barbares berbères ou chrétiens, et de sa propre explosion féodale avec les royaumes de taifas (1031)10. Bientôt les Hilaliens ruineront le Maghreb, et on doute que le commerce à longue distance, florissant encore entre 1000 et 1200 à en croire les documents de la Geniza du Caire11 suffira à éviter à la civilisation musulmane un irrémédiable déclin, avec repli sur soi, tant les guerriers y sont désormais dominants, avec nécessité de se renou­ veler dès qu’ils perdent leur ‘asabiya, c’est à dire au bout de deux ou trois générations. Le monde chinois est entré et sorti du Moyen Âge beaucoup plus tôt. Il n’y est déjà plus en l’an 1000 puisque la dynastie des Song, fondée par un guerrier, en vient déjà à se reposer sur une élite lettrée et un système d’examens. Mais les histoires eurasiennes de naguère s’alarment de le voir renoncer à tout contrôle de la steppe, capituler devant les Khitan (Liao), turco-mongols, dans des proportions variant suivant les auteurs, en leur concédant en 1004 un tribut et tout le Nord de l’empire, puis devant les Tangut (Xia) en 1044. Elles déduisent, de l’épisode réformateur de Wang Anshi et de son échec (1068-1076), que la bureaucratie fonctionne mal. Même, dans leur conception un peu atemporelle de la Chine, confucianiste depuis l’Antiquité, ces histoires universelles sous-estiment l’effort néo-confucianiste. Elles notent que les Song se mettent au thé, mais elles sous-estiment le riz. Elles prennent acte de leur redéploiement méridional, mais pour souligner leur échec à s’assurer du Vietnam et du Tibet. Les histoires universelles d’antan n’ignorent pas le Japon de Heian, civilisation charmante, fécondée par la Chine mais à présent déconnectée, où règnent les femmes avec leurs marivaudages, Murasaki Shikibu et Sei Shonagon ! Mais aux confins sep­ten­ trio­naux, de « féroces Aïnous » font pression et aguerrissent les Minamoto, les Taira et leurs vassaux (bushi) avec lesquels à terme le Japon entrera dans un Moyen Âge 10.  Tels que les décrivent Guichard et Soravia, Royaumes de taifas, avec leur absence de légitimité, les émirats andalous du xie siècle correspondent à l’image qu’on se faisait naguère des seigneuries françaises de leur temps, alors même que cette image doit au contraire être remise en question ! La mutation de l’an 1000 n’a eu lieu que dans Al Andalus... 11.  Goitein, A Mediterranean society, et Idem, India traders.

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un peu plus viril sans doute, avec une féodalité pure et dure qui lui rendra plus aisé, selon certaines plumes, de se mettre par la suite au capitalisme. Une seule région du monde semble en progrès évident autour de l’an 1000, même si on ne la connaît que par une documentation ténue12. Ce qui reste et fleurit de civi­ li­sa­tion indienne se trouve au sud, avec « l’empire chola » et des royaumes rivaux dans lesquels le bouddhisme régresse, ébranlé notamment par la diffusion d’un art érotique qui détourne les bonzes de leur célibat… De là l’Inde se projette sur Srivijaya et Mataram, entrevus peu à peu à travers les travaux de Georges Cœdès, ainsi que dans la « civilisation d’Angkor » et chez des voisins des Khmers (Birmanie avec Pagan, et même Champa), l’Annam seul imitant la Chine tout en lui résistant. Il n’est pas faux que nos histoires « universelles », ou plutôt eurasiennes, gardent en tête la destinée de l’Europe occidentale de manière privilégiée. Mais leurs tableaux de l’an 1000 s’en soucient le plus souvent pour l’opposer, dans sa sauvagerie, dans sa rusticité, avec sa barbarie féodale invétérée, aux grandes civilisations urbaines, impériales. Avec ce message ambigu : souvenons-nous que nous n’avons pas toujours été hégé­mo­ niques, que d’autres nous ont longtemps surclassés, et en même temps soyons fier de nos ancêtres de la seconde moitié du Moyen Âge, bâtisseurs de cathédrales, qui ont su rattraper le retard et prendre la tête du peloton. Encore ce rattrapage est-il dû surtout à la chance de ne pas avoir subi d’autre invasion, une fois stoppés les Vikings, Hongrois et Sarrasins. C’est une chance, une destinée providentielle, plus clairement qu’une série de qualités intrinsèques, qui a haussé l’Europe occidentale. Contacts et analogies. Le récit d’éveil de l’Europe ne commence normalement, dans la thématique de naguère, qu’aux abords de 1100, avec les communes et les croisades. Pour elle le moment des contacts décisifs, des grands emprunts (parfois surestimés) sera le xiie siècle. En attendant, le déclin des Vikings semblerait plutôt la déconnecter, laissant tout au plus à la France après 1010 et à l’Angleterre après 1066 un répit pour refaire leurs forces, de manière essentiellement autarcique. L’Occident a la chance que l’Église, les moines surtout, l’obligent à limiter ses guerres féodales, que les empires romains, allemand et grec, œuvrent à lui ménager à l’est un glacis protecteur, et que la crise andalouse lui offre une occasion de contre-attaques. Dans les histoires « universelles », les connexions de l’an 1000 sont le fait de diplomaties d’empires, de missionnaires et de commerçants. Encore peu nombreuses, ou suscitant peu d’attention, elles ont vocation à se multiplier, avant, pendant et après l’empire mongol, mais non sans quelques intermittences, durant les cinq siècles qui nous séparent de Vasco de Gama et de Christophe Colomb. Il y a lieu dès lors de se demander si le Moyen Âge dans son ensemble, en dépit de certaines interdépendances, 12.  Voir les études de Cœdès, Les États hindouisés.

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n’a pas été essentiellement « l’âge des divergences » entre sociétés et civilisations de l’Ancien Monde13, chacune accentuant ses traits propres. À moins que « l’an 1000 » ne devienne le moment d’une involution, les divergences commençant à se résorber. On ne peut pas dire pourtant que ces divergences soient objectivement mesurables (et dans quels cadres le ferait-on  ?). Les histoires « universelles » ou eurasiennes de naguère, procédant par cloisonnements, sont peu comparatistes. Leurs auteurs, faisant profession d’empirisme, tiennent même à s’en défendre, se disent embarrassés à l’idée de devoir imposer à l’Orient des catégories occidentales modernes14. Le terme de féodalité les gênes aux entournures, ils s’en expliquent, ils se limitent donc à des rapprochements fugitifs entre éléments des systèmes institutionnels (fief et immunité, pronoia, iqtâ’, shoên) qui tournent en général à des distinctions, sauf dans le cas du Japon, souvent crédité d’un régime féodal devant lequel toutefois beaucoup se disent perplexes. Mais de toute manière c’est vers 1200, non vers 1000, que Joüon des Longrais filait la comparaison15. C’est également bien après l’an 1000, qu’on se plaît souvent à opposer les villes chinoises, dont le contrôle par l’empire arrête la vitalité, empêchant le capitalisme, aux villes d’Europe plus libres. Le plus souvent, les histoires « universelles » de naguère utilisent l’analogie et la comparaison de manière non théorique, au fil de la plume, pour des descriptions. Les pélerinages bouddhistes peuvent évoquer au passage le culte chrétien des saints, le déclin des royaumes sous les coups d’aristocraties frondeuses ou factionnelles peut rappeler les malheurs des Carolingiens. L’inquiétude religieuse sur fond de crise est traitée magistralement dans une page de Bernard Guillemain (1969), qui la réfute pour l’an 1000 et l’Occident avant d’évoquer les millénarismes shi’ites (Égypte d’al Hakim) et bouddhistes (inquiétude de 1052 au Japon), en un rapprochement qui ne se veut que fortuit16. Tout au plus cela permet-il de faire sentir au lecteur que la vie des hommes et des sociétés demeure partout dure et aléatoire. Est-il inutile de le rappeler ? Les penseurs systémiques de l’an 2000 s’en souviennent-ils suffisamment, en travaillant dans le confort de leurs bibliothèques ?

13.  Entre autres, Roberts et Westad, Histoire du monde II. 14.  C’est le cas dans l’avant-propos de Georges Duby et Robert Mantran à L’Eurasie, xie-xiiie

siècle, livre qui n’envisage, dès lors, ni comparaisons ni analyse des synchronismes ou répercussions. 15.  Joüon des Longrais, L’Est et l’Ouest. 16.  Guillemain, Éveil de l’Europe, p. 339.

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II.  L’an 1000 autour de l’an 2000 Je n’ai pas le moyen de signaler tous les plus importants développements des études depuis un demi-siècle. Les contributions à ce séminaire des Treilles aideront en revanche à s’en faire une idée. On a bien mis en valeur les archives byzantines mentionnées en 1965 et certainement beaucoup exploité celles de la Chine et du Japon. L’archéologie a livré des trésors monétaires et des tombes, en bien des endroits. Les épaves de navires ont enrichi notre connaissance de l’Insulinde. Grâce au développement de nombreuses techniques (archéologie, carottages glaciaires, télédétection, palynologie, dendrochronologie) l’étude du climat, de l’environnement, des systèmes agraires et du peuplement a beaucoup avancé. De la Chine à l’Occident en passant par le Proche Orient et Byzance, l’évolution démographique est reconnue comme favorable : Cécile Morrisson y voit un point important de convergence. Cependant l’on peine à vérifier que « l’empire » chola mérite bien son nom d’empire, tant les interprétations, récentes encore, divergent sur la relation entre royauté, aristocratie, guildes marchandes. Gabriel Martinez-Gros s’abstient jusqu’en 1200 de projeter sur l’Inde son système ibn-khaldunien17, et Pierre-Sylvain Filliozat m’annonce, avec regret, que rien ne permettra jamais de comparer ses Rajpoutes à mes chevaliers18. Les sciences sociales influencent d’une manière globalement positive les réin­ter­ pré­­tati­ons et conceptualisations. Cependant toute étude nouvelle n’est pas infaillible et les risques d’erreur et d’occultation sont accrus depuis un demi-siècle, dans le cas de l’Europe occidentale, par un abus de la problématique et un décri dangereux de l’exigence de vérification « positiviste ». Dès 1965, les vues panoramiques qui inspirent l’enthousiasme pour le commerce à longue distance sont parfois entachées d’erreurs – rappelons la critique de Pierre Toubert sur le chapitre du sericum, tenu à tort pour une production de soie italienne dès le xe siècle19. De toute manière, aujourd’hui comme naguère, seuls ou en groupe, les auteurs d’histoires du monde sélectionnent dans les ouvrages de première main ce qui leur convient le mieux et n’évitent que difficilement d’introduire des biais. Ces quelques réserves n’empêchent cependant pas de saluer partout des apports considérables. On est aujourd’hui soucieux de mieux cerner les connexions de tout type au sein de l’Eurasie et de ne pas oublier le reste du monde, en une histoire qui se voudrait « globale » à la fois par sa thématique (dépassant les affrontements guerriers et les

17.  Martinez-Gros, Empires, p. 40. 18.  B. Guillemain aussi (Éveil de l’Europe, p. 331) les situe dans un « halo romanesque » mal percé : « la réalité qu’on entrevoit est chargée de moins de noblesse ». 19.  Toubert, « Un mythe historiographique ».

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élaborations de haute culture) et par son champ véritablement universel. Pareil projet reste évidemment en chantier, et il y a diverses manières de la faire avancer. La croissance eurasiatique. Déjà sensible aux années 1950-1970, le poids croissant de l’économie est désormais frappant. Les empires perdent du terrain par rapport à des systèmes-mondes ou au moins à des espaces et réseaux qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans leurs frontières : ils en chevauchent, ils en fragmentent. Des lieux et des moments historiques que l’on croyait naguère ravagés par les guerriers ou condamnés à la stagnation par des traditionalismes rigides tendent s’embellir d’une croissance, d’un bout à l’autre de l’Eurasie. Avec, il est vrai, une évidence inégale. L’Europe occidentale ne s’éveillait naguère que vers 1100, même si en 1969 une poussée de sève s’y faisait sentir dès le xe siècle. La famine de 1031-1032, décrite de façon saisissante par Raoul Glaber et d’autres, assombrissait l’an 1000, et il a fallu attendre pour qu’elle ne fasse, comme les autres, que freiner, écrêter20 une tendance à l’essor repérée désormais dès l’époque des polyptyques, ou encore – conjecturalementactivée par les Normands eux-mêmes, aiguillonnée par les seigneurs de châteaux et leurs mauvaises coutumes. Les références fiables et les réflexions pionnières sont celles de Pierre Toubert, dans le recueil de ses travaux sur L’Europe de la première croissance ainsi que dans le livre de Peter Spufford sur la monnaie et ses usages21. Même si l’on peine encore à bien dater les innovations techniques ou les défrichements, on est frappé par les indices d’une circulation monétaire active dès l’an 1000 (trésor de Fécamp) et alimentée durablement par les mines du Harz, on s’avise que la documentation trop monastique faisait sous-estimer le dynamisme des villes, et par là-même leur importance stratégique telle que Michel Bur la restitue dans son analyse du règne de Robert le Pieux. Surtout, les « sciences auxiliaires » dans lesquelles l’Unesco plaçait beaucoup d’espoir en 1965 ne déçoivent pas : leurs apports sur le climat et l’environnement sont décisifs, et elles concourent avec des indices textuels à dater la longue (et tout de même lente) croissance médiévale du viie siècle au nord, ixe siècle au sud. Ce n’est pas le moindre des apports de Pierre Toubert que de replacer la croissance méridionale dans un cadre méditerranéen, notamment dans son magistral article de 200222. Il trouve des partenaires avec Antonio Malpica, historien de la huerta valencienne et, pour le monde byzantin, avec Angeliki Laiou et Cécile Morrisson. Ces deux historiennes ont procuré une synthèse novatrice en 2007 sur l’économie byzantine. Au chapitre IV, elles titrent sur « l’âge d’une accélération de la croissance 20.  Bourin et Parisse, Europe, p. 27 (et passim sur la croissance européenne). 21.  Spufford, Money and its Use. On pourra aussi utiliser les communications de l’important

colloque organisé par Marc Bompaire sur la monnaie au xe siècle (Paris, 2018). 22.  Toubert, « Byzantium and the Mediterranean Agrarian Civilization ».

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(xie et xiie siècles) », pour en finir avec l’empire immobile, prétendument rongé par la féodalité ou mis en coupe réglée par les marchands italiens à partir de 1082. Elles montrent qu’il ne cède que progressivement à la concurrence inégale des marchands italiens, imprudemment favorisés par le chrysobulle d’Alexis Comnène (1082). Et d’ailleurs, à la suite de Paul Lemerle et, à mon avis, à très juste titre, elles refusent ici « la féodalité », elles réévaluent la condition du parèque, elles redonnent valeur à l’immunité (exkousseia) et surtout elles reconnaissent à l’économie byzantine une flexibilité utile, en absolvant l’État, au moins au xie siècle, de l’excès de rigidité qu’on lui imputait. La défaite de Mantzikert (1071) n’a tout de même pas affecté le dynamisme des Balkans. Dès lors, au moment de confronter l’économie byzantine avec celle de l’Europe occidentale, l’heure n’est plus à se focaliser sur l’absence ici de développement « capitaliste », l’intéressant devient de comparer leurs relations respectives avec l’héritage romain et leurs réponses aux facteurs de long terme, comme le changement du climat et le destin des sols23. Cécile Morrisson a accepté ici d’envisager d’autres comparaisons, notamment avec ce qu’elle lit de l’histoire de la Chine. C’est en effet dans cet empire (qui a peut-être des points communs avec celui de Byzance) que la restitution d’une croissance médiévale, ou plutôt déjà moderne, est la plus évidente. Il y a eu un avant- et un après-Gernet. Depuis sa monumentale et précieuse synthèse sur Le monde chinois, parue en 1972 et dont la version anglaise trône dans toutes les librairies universitaires américaines, on réalise que l’histoire des peuples de la steppe n’est pas si répétitive, plusieurs générations de cavaliers se succédant et ceux de l’an 1000 disposant d’un équipement beaucoup plus performant que celui de leurs prédécesseurs ; on ne croit pas pour autant que les Song ont capitulé en rase campagne face aux Khitan (Liao) et on envisage la relation de la Chine et de la steppe comme une complémentarité structurelle et dynamisante pour l’une comme pour l’autre ; on sait enfin que les Song ne se sont pas contentés de boire du thé entre deux concours de poésie, mais que l’essor de la riziculture irriguée a puissamment soutenu toute la croissance urbaine et commerciale24. C’est l’établissement de cette dynastie, entraînant à terme ses voisins dans son élan (Annam, Corée, plus tard le Japon) qui justifie désormais, de pair avec celui des Fatimides en Égypte, une charnière en l’an 1000 dans l’histoire du Monde connecté25. Pour Philippe Beaujard, la Chine des Song est le moteur d’une « troisième globalisation », dont la carte me laisse tout de même un 23.  Laiou et Morrisson, Byzantine Economy. 24.  Gernet, Le monde chinois, p. 261-316 ; à compléter désormais par Fairbank et Goldman,

Histoire de la Chine: l’époque Song y devient « l’âge d’or de la Chine », plein d’intéressants paradoxes, p. 139-195. 25.  Cela fait une semi-globalisation, selon l’astucieuse typologie proposée dans l’introduction par trois des éditeurs de The Prospect p. 4 : Europe is the wrong space in which to understand its own history.

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peu rêveur26. S’agit-il des empires ou des économies marchandes, et où sont les systèmes agraires ? Pourquoi n’avons-nous pas ici la représentation des semi-périphéries souvent évoquées dans le texte ? Il est bien vrai toutefois que le nuage d’inconnaissance qui planait sur l’océan Indien commence à se dissiper : de grands progrès sont en cours, et le programme ERC d’Arlo Griffiths reprend intégralement l’épigraphie. Pierre Yves Manguin procurera ici une magistrale synthèse sur les royaumes et les marchands de Srivijaya et Mataram. Jusqu’à présent, comme le reconnaissent les globalistes, les indices de développement en Inde comme dans le monde musulman restaient assez ponctuels. Dans « l’empire chola », on s’est félicité qu’une inscription de 1055 révèle une guilde marchande, dans le monde musulman on a envisagé çà et là des zones de prospérité, sous des tribus qui font régner une « anarchie positive »27 naguère impensable en tant que telle. Des découvertes lèvent progressivement le voile : naguère c’étaient les lettres des juifs de la Geniza, aujourd’hui ce sont les documents d’une « Geniza afghane », à l’ho­ri­ zon commercial certes plus limité que celle du Caire, mais à l’horizon culturel vaste. Le sol malgache et africain livre des traces de présence malaise. L’océan Indien serait-il en train d’éclipser la steppe, de se substituer à elle comme trait d’union principal de l’Ancien Monde autour de 1000 ? Ils se complètent bien plutôt, comme l’a récemment montré Jonathan Shepard28, et la Méditerranée ne mérite pas d’être totalement oubliée. C’est d’ailleurs de l’Éthiopie au Sénégal, que sont apparues les tombes richement pourvues d’une aristocratie africaine guerrière prête à entrer en contact avec l’Islam (donc à lui procurer de l’or et des esclaves)29. On en est aujourd’hui à une stimulante modélisation de Robert I. Moore : il envisage les systèmes de l’Eurasie comme entraînés ensemble, une fois sortis (rapidement, dès 600 ou 700) de leur crise de l’Antiquité tardive, dans une croissance lente et longue, avec une organisation assez flexible pour affronter une kyrielle de crises (xive et xve siècles) de la gravité de celles qui avaient eu raison des civilisations antiques et pour les surmonter en ne s’effondrant ni par la peste ni par les Mongols, ni par les révolutions30. C’est pour lui un Moyen Âge global propre à l’Eurasie. Frantz Grenet nous dira tout de

26.  Beaujard, Mondes de l’Océan Indien, 2, p. 129. 27.  États, sociétés et cultures, p. 10. 28.  Shepard, Networks, p. 135-147 : comparaison suggestive entre les « routes continentales de la

soie » (eurasiennes à proprement parler) et les « voies maritimes de la soie »: les premières ont certes été surestimées par rapport aux secondes, dans l’historiographie du xxe siècle, mais il n’empêche, la richesse des contacts a pu être supérieure, dans de domaine continental. Cela nous justifie d’avoir ici davantage parlé de la steppe eurasiatique que de l’océan Indien, en dépit des découvertes récentes dans ce dernier. 29.  Fauvelle, Rhinocéros d’or, p. 115-126. 30.  Moore, « Global Middle Ages ? », p. 79-92.

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même que par rapport à ce modèle, l’Asie centrale s’individualise par des tempos assez particuliers31. Ailleurs le Moyen Âge fait mieux que l’Antiquité. Ou plutôt, il n’y a plus de Moyen Âge. Nous le savions tous déjà un peu, est-il mauvais qu’on le proclame de manière claire et nette ? Les guerriers réhabilités. Le Moyen Âge de naguère était infesté de guerriers barbares et féodaux, et l’historien n’hésitait pas à les maudire avec autant de véhémence que le concile de Limoges de 1031. Ils sont à présent largement absous. Les peuples guerriers sont en effet reconnus sous un angle social, avec une ethnicité en devenir (ils ont souvent des ethnogenèses), et une violence contenue par des codes comme ceux de la vengeance. L’affichage guerrier farouche peut n’être qu’une tactique de campagne (pour effrayer) et même de reproduction sociale. Chez les Vikings, et plus encore les Varègues, il cache d’autres activités, qu’on n’hésite pas à qualifier de marchandes au besoin. L’important est aussi de savoir quel type de guerre on mène avec eux (comme en partenariat) et quel parti on tire de la confrontation. Le Japon, pour faire chinois, s’est fabriqué ses propres barbares32, nullement aïnous, mais emishi ou ezo, moyennant quoi la cour de Heian, c’est à dire non pas des femmes de lettres mais des Fujiwara retors33, sait favoriser et exploiter des tensions entre clans japonais, ou entre eux et des « barbares » qui leur ressemblent fort34. Les empires ne sont plus seulement en proie aux barbares ou aux mercenaires qu’ils auraient imprudemment engagés. En un sens, c’est eux qui mènent le jeu. De ce point de vue l’étude de Jonathan Shepard sur les (bons) usages des Francs dans le monde byzantin du xie siècle paraît exemplaire35, et tend évidemment à étayer l’optimisme du tandem Laiou-Morrisson sur l’économie, puisque l’empire n’est ni figé ni débordé. Les califes de Bagdad, comme les deux autres, savent faire usage d’esclaves ou de mercenaires guerriers, qu’ils chargent de la violence d’état, avec lesquels les élites civiles sont contraintes de partager les revenus du pouvoir, et qui pourraient avoir fait régner, au moins en de certains lieux et certains moments, la sécurité nécessaire à une croissance. 31.  À l’amont : l’essor est spectaculaire dès le ve siècle, surtout en Sogdiane (parmi les facteurs possibles : l’intégration rapide des vagues nomades « hunniques », qui retournent leur force contre l’empire sassanide pour le plus grand profit de leurs nouveaux sujets ; les opportunités commerciales offertes par la Chine des Wei et successeurs, avec leurs aristocraties en concurrence pour la consommation de biens de prestige importés). À l’aval : l’Asie centrale n’a jamais récupéré, ni économiquement ni probablement démographiquement, du choc mongol, jusqu’à la conquête russe, et cela malgré les faux semblants de la « renaissance timouride ». Sur le long terme, elle peut être considérée comme sa seule vraie victime. 32.  Macé, « Pour être civilisé ». 33.  Hérail, Cour du Japon. 34.  Souyri, Nouvelle histoire, p. 187-208 et ici même. 35.  Shepard, « The Uses of the Franks ».

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Pour les byzantinistes d’aujourd’hui, le khan bulgare n’est plus un étranger complet, mais plutôt le fondateur d’un empire rival avec les mêmes valeurs que Byzance. Plus à l’est les Turcs Qarakhanides  offrent un exemple parallèle: ils finissent en 1000 par remplacer les Samanides, par grignotage de l’armée, mais – contrairement à ce qu’af­ fir­mait Barthold – ils ne sont nullement des nomades incultes, et avec l’islamisation du Turkestan chinois ils ont un beau bilan islamique à leur actif. On est encore sur la même ligne avec les Liao et les Xia, devenus des empires sinisés36, avec vocation pour les premiers à réintroduire plus tard un peu de Chine dans l’Eurasie centrale, et à faire que l’Eurasie occidentale appelle la Chine Cathay. Pour autant les Song ne font appel ni à des mercenaires Khitan ou Tangut, ni à des esclaves guerriers, ils n’ont en rien la même pratique que les Abbassides avec les Turcs et d’autres dynasties musulmanes avec les peuples à ‘asabiya. Dans sa Brève, mais suggestive, histoire des empires, Gabriel Martinez-Gros, qui les pense tous à partir d’Ibn Khaldûn, met la Chine des Song hors de cause, comme il le fait de l’Europe. Il ne prétend pas donner autre chose qu’un essai où il teste le modèle khaldunien sur plusieurs exemples choisis, et il y parvient très bien. Il a laissé de côté l’Asie centrale du haut Moyen Âge, mais ses analyses ont beaucoup donné à penser à Frantz Grenet. Il y a autour de l’an 1000 un « empire » en Europe occidentale, mais il est clair que, moins encore que celui de Charlemagne dont il se veut l’héritier principal, il n’a de vraie capitale urbaine et administrative – pas davantage un corps de fonctionnaires civils rivaux de ses ducs, comtes et évêques. L’empire d’Otton III et d’Henri II est une royauté hégémonique, surplombant celles de l’Est et du Nord, chrétiennes depuis peu. Mais il a dans son organisation quelque chose de féodal, comme le royaume capétien. Et précisément plusieurs études récentes en rabattent sur le désordre et la violence de la féodalité européenne, au point que les guerres de châteaux ne paraissent plus avoir assez de virulence pour freiner la « première croissance » de l’Occident, chère à Pierre Toubert. J’observe du reste que depuis quelque temps, la croissance chinoise s’enracine elle-même plus haut que prévu, dans la période guerrière, parfois déclarée « féodale », de la fin des T’ang et des Cinq Dynasties (907-960). L’ « anarchie positive » prêtée au monde musulman par Jean-Claude Garcin devrait être propice, elle aussi, à ces moments et zones de prospérité que l’on reconnait tout de même au monde musulman après 1000. Je pense que cela va de pair avec une certaine dédramatisation des guerres médié­ vales –mais de toutes ? Même celles de Mahmud de Ghazni ? Le créditera-t-on d’avoir stimulé la croissance en déthésaurisant, comme nos bons Vikings du ixe siècle  ? Il semble en être beaucoup resté à une économie de prédation, contrairement à ses 36.  Quand même bipartite pour les Liao : Marsone, La steppe et l’empire.

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prédé­cesseurs Samanides et à ses concurrents Qarakhanides et Saljukides, qui tous ont très consciemment favorisé le commerce. La comparaison entre les élites « militaires » est, en tout cas, à l’ordre du jour du volume de Prospect of Global History (entre autres projets), avec un accent à mettre sur la relation entre elles et les autres élites, civiles (administratives, marchandes) ou religieuses37. C’est évidemment un point crucial, et susceptible en particulier de bien dissocier le couple Europe-Japon, puisque la valeur guerrière, dans un cas, va de pair avec la noblesse, la royauté, le titre impérial, alors qu’il n’en est et sera jamais rien dans le second38 – d’où peut-être la fameuse tristesse du samouraï. La Chine des Song passe pour bien plus dure avec ses militaires, au point de traiter avec les Liao et de restreindre l’usage de son artillerie naissante, plutôt que de les laisser se mettre en valeur39 ! Connexions et comparabilités. Envisageant l’Eurasie comme un sous-système global, soumis aux mêmes déterminations climatiques, la World history tend à en présenter les composantes comme mieux connectées entre elles, dès avant les xiie et xiiie siècles, et donc plus comparables, que les histoires universelles d’antan. Le lien entre ces deux éléments y fait toutefois débat. La connectivité est envisagée et questionnée dans les études récentes, de toute manière, avec une acuité inédite. Elle favorise la croissance économique. On s’intéresse aux emporia ou fondouks, comme à des lieux cosmopolites, des points de contact, sans omettre qu’ils sont eux-mêmes bien distincts du pays environnant, dans une problé­ matique de l’espace. On sait aussi analyser la cour et le réseau diplomatique comme des superstructures, avec échange non commercial. La World history vient tout de même aussi rappeler que les pèlerinages méritent attention et comparaison. Les études récentes savent bien que les emprunts d’un empire ou d’une civilisation à un ou une autre ne sont ni innocents ni intégraux, et se rendent attentives aux rejets et résistances. Elles ne se contentent plus, comme la plupart des études de naguère, de prendre un récit de voyage à témoin d’une liaison intéressante, quitte à en mettre de côté les aspects imaginaires : passant au second degré elles regardent le témoin et l’enjeu de son texte, au point d’en faire l’objet principal, comme dans le livre d’André Miquel40. Chacun se construit une image de l’autre, et son monde. Les problèmes de notre temps stimulent notre intérêt pour les relations entre religions, et notre soif d’en dire les rencontres, de mettre en valeur des lieux et moments de tolérance, propices aux échanges féconds, avant de déplorer les crises de persécution et de xénophobie. L’Asie centrale – que doré­ 37.  38.  39.  40. 

The Prospect, p. 13. Souyri, Le monde à l’Envers. Gernet, Le monde chinois, p. 274-275. Miquel, Géographie humaine.

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na­vant il faudrait peut-être, après l’avoir recentrée, rebaptiser « Eurasie centrale »41 – représente un de ces lieux où soufflent le chaud et le froid, aux côtés d’al-Andalus. On a proposé en 2016, dans le projet d’histoire globale, une typologie pragmatique des contacts et des influences (simple contact, interaction, circulation, intégration42) ou de l’évolution des systèmes (dispersion, etc…). Le débat demeure possible sur la question de savoir si ces contacts ont une influence déterminante, et dans quel sens : atténuation ou creusement des différences ? Les connexions et connectivités deviennent partie intégrante de l’histoire des empires ou systèmes. Leur analyse mène jusqu’au cœur de leurs structures et par conséquent elle semble déboucher naturellement sur un comparatisme renouvelé, plus sociologique, moins expéditif que celui qu’on esquissait naguère avant de le récuser bien vite. Ce comparatisme envisage par prédilection des éléments (relation entre élites, rôle économique et social des sanctuaires, etc…) plutôt que l’ensemble des systèmes politiques et sociaux, tous réputés complexes –et de plus en plus au fil des siècles. Le penchant pour la systémique se retrouve dans les études « de base » : ces dernières années, par exemple, le « féodalisme ecclésial » parasite un peu les travaux sur l’Europe de l’an 1000 (en France surtout)43. Il voisine avec une tendance générale à user de catégories sociologiques standard, tenues pour utilement neutres, telles que notam­ment, dans les chapitres sur l’an 1000, « élites » (« civiles/militaires »), « bureaucratie », sans parler du retard mis à questionner vraiment « empire ». Or l’histoire ne se fait-elle pas plutôt à l’aide de concepts historiques formés par assemblage de traits empiriques autour d’un référentiel, comme royauté indianisée, lettré confucéen, ou encore servage postcarolingien et chevalerie classique, qu’il nous appartient de modeler et remodeler à l’usage de nos récits et tableaux ? Las, qu’il s’agisse d’histoire « globale » ou non, la tendance est à se dérober aux exigences et aux bénéfices d’une écriture par récits et tableaux au profit de tranches de sociologie rétrospective quelque peu théorique  ! Cela risque de faire une histoire sans lutte ni péripétie, et à terme sans couleur, sans saveur humaine. Il serait pour­tant pos­sible, à mon avis, de réintroduire tout cela, au moins par le menu, en reprenant la tra­dition des histoires « universelles » par récit additif, comme le propose Hervé Inglebert44. L’analyse des connexions s’enrichirait des développements actuels. 41.  Frantz Grenet, auteur d’un texte sur Recentrer l’Asie centrale, émet des réserves pour les siècles antérieurs mais se dit prêt à admettre cette expression pour le xe siècle : s’il y a une époque pour laquelle ce serait pertinent, ce serait justement lui, et la découverte de la « Geniza afghane » redonne valeur à l’Itinéraire des rahdanites, cher à Lombard, Espaces et réseaux, mais controversé. 42.  J. Belich et alii, The Prospect (cité) p. 5. Voir aussi Kurke, Europäische Mittelater. 43.  Barthélemy, « La société de l’an mil ». 44.  Inglebert, Histoire universelle ou Histoire globale ?, p. 121-123. Dans ce sens l’organisation du recueil : Islam au carrefour.

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Quant aux com­pa­rai­sons, il me semble qu’elles pourraient s’introduire un peu plus souvent que les rapprochements de naguère, implicites ou non, et surtout qu’elles pourraient souligner le plus souvent des différences. N’est-il pas précieux, pour bien décrire une société ou une culture, de réaliser ce qu’elle n’est pas ? Est-il anodin que l’Europe occidentale de l’an 1000, réputée pour sa sauvagerie, ne fasse pas d’eunuques45 et ne décapite pas de guerriers vaincus46 ? Son système de parenté cognatique mérite d’être saisi dans sa singularité pour l’analyse de la conflictualité féodale et la définition du servage postcarolingien. Il est remarquable que le thème de la « montée des guerriers » trop utilisé dans l’histoire de France au xie siècle, soit en fait beaucoup plus adéquat à l’histoire du Japon, et que l’explosion d’un État en seigneuries illégitimes soit réelle dans al-Andalus (avec la chute du califat de Cordoue et les royaumes de taifas) alors que c’est une mythologie moderne, datable du xvie siècle, qui le fait placer en France (soit fin ixe siècle soit début xie). En d’autres termes nos excursions à travers l’Eurasie doivent nous aider à mieux caractériser les domaines de notre spécialité tout autant qu’à détecter des liaisons intercontinentales. Dominique Barthélemy Académie des inscriptions et belles-lettres

45.  L’imputation de servage semble en avoir ici une des fonctions, qui est d’entraver l’hérédité des profits de certaines charges d’agents princiers et seigneuriaux. La dévalorisation des eunuques guerriers dans l’empire byzantin paraît comparable à celle des serfs ayant usurpé le statut de vassal, c’est-à-dire de chevalier, en Occident. 46.  Barthélemy, « La chevalerie européenne ».

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Bibliographie D. Barthélemy, « La chevalerie européenne confrontée à d’autres élites guerrières », dans Histoire monde, jeux d’échelles et espaces connectés, XLVII Congrès de la SHMESP (Arras, 26-29 mai 2016), Paris, 2017 (Éditions de la Sorbonne, Histoire ancienne et médiévale, 151), p. 67-79. D. Barthélemy, « La société de l’an mil dans le royaume capétien : essai d’historiographie », Revue historique, 681, 2017, p. 93-140. Ph. Beaujard, Les mondes de l’Océan Indien, I. De la formation de l’État au premier systèmemonde afro-eurasien (4e millénaire av. J.-C.-6e siècle ap. J.-C), II. L’Océan Indien au cœur des globalisations de l’Ancien monde (7e – 15e siècles), Paris, 2012. M. Bloch, « Sur la réforme de l’enseignement », Les Cahiers politiques, 3/3, juillet 1943, p. 17 (repris dans Id. L’étrange défaite, Paris, 1990, p. 254-268). M. Bourin et M. Parisse, L’Europe au siècle de l’an Mil, Paris, 1999 (Le Livre de poche, 564). G. Cœdès, Les États hindouisés d’Indochine et d’Indonésie, 3e éd., Toulouse, 1964. Les débuts du monde musulman, viie-xe siècle. De Muhammad aux dynasties autonome, éd. T. Bianquis, P. Guichard et M. Tillier, Paris, 2012 (Nouvelle Clio). V. Elisseef, J. Naudou, G.Wiet et Ph. Wolff, Les grandes civilisations du Moyen Âge, Paris, 1969 (Histoire du développement culturel et scientifique de l’Humanité préparée sous les auspices de l’Unesco, 3). États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, xe-xve siècles, dir. J.-C. Garcin, Paris, 1995 (Nouvelle Clio). Eurasian transformation, Tenth to Thirteenth Centuries: Crystallizations, Divergences, Renaissances, éd. J.P. Arnason et B. Wittrock, Leyde – Boston, 2004 (= Medieval encounters, 10/1-3, 2004). L’Eurasie, xie-xiiie siècle, éd. G. Duby et R. Mantran, Paris, 1982 (Peuples et civilisations, 6). J. K. Fairbank et M. Goldman, Histoire de la Chine des origines à nos jours, Paris, 2010 (Texto). F.-X. Fauvelle, Le rhinocéros d’or. Histoire du Moyen Âge africain, Paris, 2013 (Collection Folio. Histoire, 239). J. Gernet, Le monde chinois, Paris, 1972 (Destins du monde). The Global Middle Ages, éd. C. Holmes et N. Standen, Oxford, 2018 (Past and Present Supplement, 13). S. D. Goitein, A Mediterranean society: the Jewish communities of the Arab world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, Berkeley, 1967. S. D. Goitein et M. A. Friedman, India traders of the Middle Ages: Documents from the Cairo Geniza, Leyde, 2006 (Études sur le judaïsme médiéval, 31).

INTRODUCTION : L’EURASIE DE L’AN 1000 DANS LES HISTOIRES « UNIVERSELLES »

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PREMIÈRE PARTIE

L’ASIE ORIENTALE

LE GENJI-MONOGATARI : LE ROMAN DE LA FIN DES TEMPS ? Jean-Noël Robert Une étude croisée des cultures, des sociétés et des religions de l’Eurasie autour de l’an 1000 se devait d’accorder une place à la question des langues, question dont le caractère essentiel est pourtant trop souvent négligé. Il est clairement souligné dans cette citation que l’on trouve fréquemment répétée : « Language may be the most explosive issue universally and over time. This mainly because language alone, unlike all other concerns associated with nationalism and ethnocentrism (…) is so closely tied to the individual self. Fear of being deprived of communicating skills seem to rise political passion to a fever pitch1. »

Il est indéniable que la situation du Japon de l’an 1000 ne touche pas à un tel niveau dramatique, mais cette phrase, cette sentence même, qui est écrite dans un article concernant le monde contemporain, est bel et bien, comme le dit l’auteur lui-même, intemporelle. Et le fait que l’on prête si peu attention, dans les grandes synthèses historiques, à la question de la langue ne peut apparaître que comme une involon­ taire démonstration, de la part des historiens, de son caractère profondément central, auquel on ne peut pas plus accorder d’attention qu’à l’air que l’on respire, sous peine de ne plus pouvoir rien faire d’autre. Si ces propos paraissent quelque peu exagérés à qui n’a jamais considéré ces questions, alors que bien plus étonnante est en fait l’indifférence ordinaire à l’égard de situations actuelles dont l’aspect linguistique est pourtant primordial, il suffira de rappeler quelques exemples. Par ordre géographique de distance, mentionnons, dans l’histoire récente, la question yougoslave, où l’on a parmi les plus beaux exemples modernes de fanatisme ethnolinguistique et de sottise philologique ; la situation algé­ rienne et marocaine, où le pouvoir et la population se débattent entre quatre langues : 1.  Bretton, « Political Science », p. 447. La citation apparaît partout tronquée de la même façon et je n’ai pas eu accès au texte intégral.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 3-21.

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l’arabe littéral, l’arabe dialectal, plusieurs dialectes berbères et le français ; la situation ukrainienne, où plus personne ne semble se rappeler que c’est la tentative d’interdire l’usage et l’enseignement de la langue russe qui a déclenché l’insurrection des régions russophones, confirmant ainsi péremptoirement l’affirmation de Bretton ; dans l’aire de civilisation tibétaine, du Baltistan pakistanais et du Ladakh cachemirien à l’Amdo ou au Bhutan, où chaque région essaie de négocier l’établissement d’une langue parlée et écrite standardisée qui lui permette d’échapper aux tentatives d’assujettissement politique, au détriment de la langue écrite classique qui tenait un peu le rôle de l’arabe littéral ; au Turkestan chinois (Xinjiang), où une longue série d’erreurs politiques a abouti au fait que la population turcophone rebaptisée « ouigoure » contre toute vraisemblance linguistique et historique soit sans doute la seule ethnie turque (avec les Azéris d’Iran, pour de tout autres raisons) qui soit revenue à la graphie arabopersane, encore que celle-ci ne lui permette pas, par sa forme actuelle outrageuse­ ment phonétique, de renouer véritablement avec sa tradition littéraire. Pas une seule fois au cours des récents événements qui ont bouleversé Hong Kong n’a-t-on entendu d’allusion à la situation linguistique de cette ville, qui évolue de façon préoccupante depuis des années, comme le constate tout lecteur de journaux chinois locaux : l’emprise de plus en plus forte imposée par le gouvernement central se traduit aussi et surtout par un processus continu de remplacement de la forme hongkongaise du cantonais, qui est sans doute le « dialecte » chinois le mieux standardisé et pourvu d’une véritable expression écrite, jouissant aussi d’un prestige certain, par le chinois « mandarin » (putonghua) à tous les niveaux de la vie quotidienne et culturelle. Cette litanie pourrait se poursuivre en énumérant tous les États de la défunte Union Soviétique, tous les États de l’Union Indienne, l’Indonésie, etc. Il serait plus court d’énumérer les endroits du monde où cette question universelle ne se pose pas de façon aigüe ; certainement pas les États-Unis ni le Canada.

I.  L’an 1000 et les langues en Eurasie Ce préambule n’avait d’autre but que de suggérer l’importance et la continuité historique, jusqu’à notre époque, en ce début du iiie millénaire, de ce qu’il sera donc convenu d’appeler la question de la langue. Un millénaire auparavant, la question était déjà présente, bien qu’avec une intensité toute différente. Mais, le passage des siècles aidant, les conséquences de ce qui s’est passé aux environs de l’an 1000 dans le domaine langagier furent immenses. Il convient donc d’y accorder une attention particulière. Dans l’exposé préalable à cet ouvrage, nous relèverons tout d’abord que l’an 1000 est pris selon l’estimation longue : disons 950-1050, ce qui convient parfaitement à notre sujet, d’autant plus que la date fatidique de 1052 pour le Japon est explicitement mentionnée. Nous avons donc une sorte de synchronisme assuré avec nos collègues traitant d’autres aires culturelles.

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Cet an 1000, en effet, a une singulière importance dans l’histoire des grandes langues de l’Eurasie ; il s’agit d’une période cruciale dans l’évolution de plusieurs d’entre elles, et non des moindres. Il suffira de mentionner ici quelques cas spécialement intéres­ sants pour notre propos, tout en rappelant qu’il ne s’agit que d’observations, de repères généraux qui gagneront certainement à être révisés plus en détail et corrigés par les spécialistes. Nous irons comme de juste d’ouest en est, du plus au moins connu, en une marche vers l’Orient qui permettra en même temps de donner quelques repères com­ paratifs. Commençons par le monde anglo-saxon. Si le roi Alfred, qui a lancé la grande vague de traductions de textes latins majeurs en vieil-anglais, en premier lieu la Consolatio Philosophiae, est mort en 899 et donc reste en dehors de notre périmètre, l’entreprise de traduction systématique des Écritures saintes, dont on sait à quel point il s’agit d’une étape décisive dans l’autonomie culturelle d’une langue dans les domaines européens et proche-orientaux, a vu son essor avant tout au xe siècle, et même à la toute fin de ce siècle. C’est à cette époque que l’on fait remonter les quatre Évangiles en vieil-anglais connus sous le nom de Wessex Gospels, d’après un manuscrit datant du xiie  siècle, que l’on a au moins en deux recensions, et la version en vieil-anglais de l’Hexateuque (Pentateuque plus Josué) avec des extraits des Juges et le Psautier (peut-être plus ancien), œuvre d’Ælfric d’Eynsham – Alfricus Grammaticus – qui réalisa ce travail sur l’ordre d’un noble saxon du nom d’Æthelwærd (qui fut par ailleurs le traducteur de la Chronique anglo-saxonne). On trouvera dans l’édition de S. J. Crawford les livres de la Bible ainsi traduits, de même que les quatre Evangiles. Ælfric aurait vécu de 955 à 1010, c’est-à-dire qu’il est l’exact contemporain de la romancière japonaise Murasakishikibu, qui va bientôt nous occuper. On aurait certainement du mal à comparer leurs œuvres, mais Alfricus a été un écrivain prolifique, auteur de nombreuses homélies et d’hagiographies, d’une grammaire latine et de dialogues scolaires latin-anglais. Son œuvre importante montre l’essor véritable d’une littérature religieuse dans une langue littéraire anglo-saxonne qui affermit les bases élaborées au  siècle précédent. Il est éminemment dommage que l’année 1066 vienne mettre un terme à ce qui s’annonçait comme un âge d’or, d’autant plus important que l’on voyait s’élaborer un canon scripturaire dans une langue locale avec la bénédiction de l’Église catholique, Alfricus étant lui-même bénédictin. Si nous allons vers l’est à la même époque, nous trouvons une autre région d’intense activité linguistique au cœur de l’Eurasie, dans le monde persan, qui mène de longue date une résistance originale pour sa survie culturelle. Alors que la domination de l’islam est assurée dès le viiie siècle dans le monde iranien, les Persans islamisés, qui avaient déjà une culture élaborée en pahlavi (moyen-perse), maîtrisèrent rapidement l’arabe littéraire et se taillèrent une place prépondérante dans la nouvelle culture arabo-musulmane. C’est du moins ce que prétendirent les tenants du mouvement dit de la shu’ûbiyya

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(que l’on traduirait volontiers « populiste », n’était la crainte de paraître faire du mauvais esprit), en langue arabe même, qui se présentaient comme les vrais artisans de l’adab musulman. On sait qu’un écrivain polymathe comme al-Jâhez (mort fin du viiie  siècle), l’un des plus grands auteurs de langue arabe, s’opposa avec véhémence à ces prétentions. C’est probablement aussi dans la perspective de cette rivalité hiéroglossique qu’il faut comprendre l’intention de Ferdowsi (935/9401020) lorsqu’il forgea l’œuvre qui lui conféra l’immortalité. Originaire d’une famille zoroastrienne (forcément, dira-t-on, le tout est de compter les générations : il semble qu’on n’était avec lui qu’à la seconde, voire la première), il connaissait intimement la littérature en moyen-perse et c’est sur celle-ci qu’il s’appuya pour écrire les 60.000 bayt (estimation traditionnelle, on parle aussi de 50.000) du Shâh-nâme, décrivant l’histoire de l’Iran des origines jusqu’à la conquête islamique. Il est inutile de rappeler que le Livre des Rois est tenu pour un monument de la littérature universelle, la plus longue épopée, disent certains, attribuable à un seul auteur. Plus longue donc que les deux récits homériques, mais considérablement plus courte que le Manas kirghize, le Mahâbhârata indien ou l’épopée tibétaine de dGe-gsar. Tout le monde est d’accord sur un fait d’histoire linguistique : le Livre des Rois est le monument fondateur du néo-persan, ce dernier état dans la longue histoire de la langue persane qui va de l’avestique au pahlavi (langue à laquelle certains voudraient encore recourir). Rédigé dit-on entre 977 et 1010 – et encore une fois nous voyons que nous avons affaire à un exact contemporain de notre Murasaki-shikibu, et même du Roman du Genji – cette œuvre immense fournit d’emblée un état de la langue qui restera à peu près le même jusqu’à nos jours. Grandement simplifié si on le compare au pahlavi, il en garde cependant tous les traits fondamentaux. Ferdowsi fonde donc une langue, ou du moins un niveau de langue qui sera désormais cultivé comme langue littéraire non seulement en Perse même et dans toute l’Asie Centrale persophone, mais aussi dans l’ensemble du monde turc et dans l’Inde moghole, de l’Albanie au Xinjiang, et ce avec une remarquable continuité linguistique. Un autre trait caractéristique du Livre des Rois le rapprochera aussi de notre roman japonais : il a été dit et répété que la diction de Ferdowsi est très volon­ tairement puriste. Il évite consciemment le vocabulaire d’origine arabe, qui avait déjà envahi le persan islamisé de son époque, au point de constituer les deux tiers du vocabulaire courant, alors comme aujourd’hui. Il faut donc un effort tout particulier pour endiguer le flot impétueux de ce lexique tout fait et construire un barrage à partir du vieux fonds lexical persan, voire en créant des néologismes. Là encore, Ferdowsi fonde un mouvement qui perdurera jusqu’à nos jours et le débat est loin d’être tranché. Il se trouve aujourd’hui des gens très honorables qui soutiennent non sans arguments que le purisme que l’on prête au poète est très exagéré et qu’il n’ignore pas complète­ ment le vocabulaire arabe. Cela est sans doute vrai, mais il suffit de comparer quelques vers de Ferdowsi et de Jalâloddîn Rumi (xiiie  siècle) dans son Masnavi, que l’on a parfois appelé un second Coran, pour s’assurer de l’indé­niable souci puriste du premier.

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Les mots arabes y sont incomparablement plus rares. Il serait amusant de filer plus avant la comparaison de ce point de vue avec le Roman du Genji, dont on estime à 10% environ la proportion du vocabulaire chinois. Nous voyons donc assurément au cœur du monde persan, et du monde musulman, exactement au tournant de l’an 1000, une innovation linguistique et civilisationnelle majeure, qui influera profondément sur le reste de l’histoire d’une grande partie de notre monde. Nous ne sommes plus dans la cellule d’Alfricus Grammaticus. Esquisser un parallèle philologique (dans le cadre de la hiéroglossie) entre les situations langagières persane et japonaise pourrait constituer la matière d’un livre entier, nous ne pouvons donc nous y attarder davantage. Relevons simplement l’importance de l’élément religieux : on prête à Ferdowsi l’intention d’intégrer en quelque sorte le zoroastrisme à l’islam, au moins à travers la langue et les dieux/héros d’autrefois transposés dans le nouvel univers musulman2. Si telle était bien son intention, nous aurions ici encore matière à réfléchir au processus parallèle qui s’est instauré au Japon entre doctrine bouddhique et religion japonaise ancienne, et appelé honji-suijaku, terme parfois rendu en anglais par « philosophy of assimilation ». Dans l’immense domaine des littératures indiennes, nous aurions encore pu trouver de nombreux exemples illustrant nos thèses hiéroglossiques, mais avec un décalage de plusieurs  siècles ; le grand mouvement d’apparition des langues nationales modernes remonte plutôt aux environs du xve  siècle, ainsi que l’ont montré les recherches coordonnées par Sheldon Pollock. Contentons-nous d’attirer l’attention sur le fait que la littérature de langue pâlie semble connaître une nouvelle phase d’évolution à compter du xe siècle, en même temps que la littérature de langue ceylanaise prend son essor. En revanche, le Tibet doit nous retenir, car l’an 1000 coïncide avec une rupture importante dans son histoire religieuse et littéraire. On sait que l’histoire du boud­ dhisme connaît une brutale période intermédiaire s’étendant de la chute de l’empire tibétain avec la disparition du roi Langdarma en 842 à la restauration des lignées bouddhiques au xie  siècle. Au Tibet aussi, le lien hiéroglossie et religion est exemplaire. Bien que les fondements de la pratique de traduction à partir de la langue sanscrite remontent à la première transmission, avec l’établissement de l’extraordinaire instrument exégétique qu’est la Mahâvyutpattî, compilée à partir de 821 sur l’ordre du roi Khri Ral pa can (tué par son frère Langdarma), c’est lors de la seconde transmission que s’élabora l’immense littérature religieuse tibétaine, fondée sur des traductions puis des commentaires. Tout le monde s’accorde à faire coïncider cette renaissance avec la venue du moine bengalais Atiśa (982-1054 ; encore une fois un synchronisme  parfait avec le Japon) au Tibet en 1042. Il y finit ses jours, 2.  On lira à ce sujet le résumé de l’intervention de Mme Samra Azarnouche dans le cadre du séminaire du Collège de France Le Livre des Rois de Ferdowsi et les épopées sistaniennes : strates textuelles, strates iconographiques, organisé par F. Grenet : Azarnouche, « Les strates moyen-perses », p. 319-320.

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au centre d’une intense activité de traduction, de prédication et d’initiations. Il s’était rendu à Sumatra en 1025 ; notons en passant qu’à son époque, le haut lieu bouddhique de Borobudur à Java, fondé autour de 800, commençait à tomber en déshérence. Il y eut d’autres moines indiens : Naropa et Tilopa notamment, mais aussi leurs grands disciples tibétains : Mar pa le traducteur (lo tsâ ba) (1012-1097) et son plus illustre disciple Mi la ras pa (1028-1111 ou 1040-1123). Leurs deux biographies, chefs d’œuvre de la littéra­ ture tibétaines (avec les poèmes religieux mgur qui y sont rapportés pour le second), sont certainement plus tardives, mais la lignée bka’ brgyud pa (Tilopa-Naropa-Marpa, plus initiation d’ Atiśa) est encore vivace au Tibet. Le tournant hiéroglossique tibétain ne s’arrête pas là. La faille historique du ixe siècle avait coïncidé avec la tentative d’instauration (ou de restauration) de la religion pseudoarchaïsante Bön par Langdarma. C’est donc en opposition avec le bouddhisme que se constitua ce courant, qui se présente par beaucoup d’aspects comme une sorte de miroir déformé (une « doctrine de semblance », pratirûpaka) du bouddhisme. L’élément hiéroglossique y est indéniable, d’une part par l’instauration d’une relation particulière avec la mystérieuse langue Zhang zhung qui est pour le Bön ce qu’est le sanscrit pour le bouddhisme (et spécialement le tantrisme nouvellement introduit, où la langue sanscrite devient un outil opératif ), et d’autre part par la création d’un nouveau corpus religieux qui s’établit en parallèle du canon bouddhique d’une part, et en lieu de nouveau canon pour le Bön d’autre part, ce que l’on appelle les « trésors révélés » textes mystérieux découverts par des religieux spécialisés. Ce corpus commun, au moins dans son mode d’apocalypse, montre bien les liens entre le Bön et le courant ancien (rnying ma pa) du bouddhisme tibétain. N’allons pas plus loin, il nous suffit d’avoir montré qu’au Tibet aussi, l’an 1000 est une période charnière pour le renouveau de la langue portée par de profonds mouvements religieux. Nous pouvons à présent aborder le Japon.

II.  L’an Mil au Japon : la fin de la Loi Dominique Barthélemy a rappelé l’importance de l’année 1052 au Japon, la limite inférieure donc de la fourchette 950-1050. Cette date joue bien sûr un rôle particulier dans les représentations bouddhiques japonaises ; résumons brièvement son sens. C’est un dogme répété dans les sûtras, et essentiellement dans le Sûtra du Lotus, que l’enseignement du Bouddha, le Dharma, une fois exposé au monde, connaît un développement en deux ou trois étapes. Selon le décompte qui nous intéresse ici puisqu’il sera le plus largement admis au Japon à l’époque concernée, elles se répartissent ainsi : 1) pendant cinq cents ans (ou mille ans dans le décompte japonais) après l’entrée de l’Éveillé en Extinction, son enseignement sera correctement transmis, c’est la période de la Loi correcte (shôbô), c’est-à-dire que ses trois modes : l’enseignement (kyô), sa mise en pratique (gyô) et son attestation (=réalisation) (shô) seront pleinement réalisés ;

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2) vient au terme de cinq cents ans ou mille ans la deuxième époque, celle de la Loi

de semblance, (zôbô), le simple reflet de la Loi, où celle-ci est enseignée et pratiquée, mais où il n’y a plus personne pour en attester le fruit : on pratique en vain. 3) Puis, après mille ans arrive la période de la Loi de la fin (mappô), où ne subsiste plus que l’enseignement de la lettre des sûtras, sans plus personne pour la pratiquer réelle­ ment et encore moins pour la réaliser. C’est donc une transmission qui ne sert plus à rien, et qui doit cependant se poursuivre pendant dix mille ans, selon certains textes, avant que n’arrive la disparition complète de la Loi (hômetsu : dharmapralâya), et où il ne restera plus qu’à attendre la venue du prochain bouddha, Maitreya. Il ne faut pas s’imaginer que ces nombres soient définitifs ni unanimes, mais nous nous limitons ici aux idées les plus répandues au Japon à l’époque qui nous intéresse, en retenant deux sources. Pour résumer la situation du bouddhisme, qui pourrait être appelée la religion officielle de l’époque Heian, il était dominé par les deux grandes écoles du Tendai et du Shingon. Il connut cependant le puissant essor d’un courant déjà très ancien en Chine, mais qui arrive en force en raison des circonstances calendériques qui viennent d’être exposées. Selon le comput le plus communément admis, on approchait du moment où la seconde période de la Loi allait s’achever pour entrer dans la troisième (et rappelons qu’il n’était pas forcément dit que cette troisième période, la Loi de la fin (mappô), ne serait pas en même temps la fin de la Loi (hômetsu) ; cette idée existait aussi). On pouvait même la dater assez précisément, selon les dates attribuées au nirvâna de Śâkyamuni : ce serait l’an 1052 (Eishô 7, on ne connaissait bien sûr pas encore le nom de l’ère)3. Ce n’était certes pas la fin du monde au sens où nous l’entendons, ni au sens où le bouddhisme prévoyait aussi une fin du monde au terme d’un âge cosmique, mais cela marquerait forcément une époque de bouleversements, ne serait-ce que parce que le bouddhisme correctement appliqué était le meilleur garant de la paix dans le royaume, ainsi que les sûtras le répètent à satiété. L’ennui était que le Tendai comme le Shingon présupposent une communauté bouddhique disciplinée, enseignant, pratiquant et réalisant la Loi. C’était sur ce clergé que s’appuyait le souverain, et le peuple pouvait espérer dans de futures renaissances se hisser au niveau de ces pieux héros. La troisième période de la Loi renversait toutes ces certitudes et ne laissait plus comme salut que le recours à l’infinie compassion du bouddha Amida, qui prenait le relais, pour ainsi dire, de Śâkyamuni (comme de Mahâvairocana d’ailleurs). Puisqu’il y avait impossibilité de pratiquer avec succès les cinquante-deux étapes de l’Éveil, ni la série ascendante des initiations, la seule pratique (ichigyô) devenait l’invocation du bouddha Amida, 3.  En Chine, on disait aussi qu’elle avait commencé en 551 (Ducor et Loveday, Le Sûtra des contemplations, p. 71, n. 262), soit 500 ans plus tôt, en pleine époque de Zhiyi, idée qui repose sur une périodicité de cinq cents au lieu de mille ans. On a déjà fait souvent remarquer que l’entrée dans la période de la fin de la Loi est considérée de façon beaucoup moins dramatique en Chine qu’au Japon.

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le nenbutsu, qui permettait une bonne renaissance (ôjô) dans sa Terre Pure de l’Ouest, ce qui était aussi bien que d’atteindre l’état d’arhat, puisqu’on était délivré à jamais des renaissances. Cette dévotion que l’on appela la foi en la Terre Pure (Jôdo-shinkô) se greffa sur le Tendai, ce que l’on appela le Jôdo-Tendai-kyô, et même, de façon encore plus surprenante (et plus tardive, fin de Heian) au Shingon. On ne sera donc pas surpris, à une époque où n’existaient pas encore formellement les sectes de la Terre Pure qui s’établirent de façon autonome après l’an 1200, deux siècles plus tard, de trouver déjà un puissant courant fidéiste qui court en parallèle à la scolastique Tendai et dans le même milieu. Présentons ici, donc, deux représentants on ne peut plus éminents de ce courant, dont l’un est contemporain de notre romancière et l’autre a une importance symbolique essentielle, bien que nous ayons besoin d’une certaine capacité à suspendre notre scepticisme pour aller plus avant dans notre démonstration. Mais il doit être tenu de saine méthode de le faire, car les deux textes sont à nos yeux étroitement liés au roman qui nous intéresse ici. Tout d’abord l’illustre moine Genshin (942-1017  ! synchronisme toujours), plus connu sous son appellation honorifique et posthume d’Eshin-sôzu ou « Recteur monastique d’Eshin », dont le nom est lié au site de l’Eshin-in à Yokawa, sur le flanc oriental du mont Hiei, où il résida longtemps, pratiquant et prêchant (cf. son célèbre Sermon de Yokawa). Moine du Tendai, scholiaste s’il en fut, il était disciple de Ryôgen, le restaurateur des études scholastiques et l’instigateur principal de la pratique du débat scholastique (rongi). Genshin a entre autres ceci de remarquable qu’il fut l’un des rares moines de son époque à s’intéresser à la logique (inmyô) indienne traduite en chinois, reprenant la tradition de Kuiji, le grand disciple de Xuanzang. C’était donc un érudit exceptionnel dans les études qui faisaient l’originalité du Tendai, et cela rend d’autant plus remarquable le fait qu’il eût compilé son œuvre capitale, l’Ôjô-yôshû ou « L’Essentiel de la Bonne Renaissance » (985) pour développer de façon disproportionnée des éléments de la pratique méditative en germe dans le Tendai chinois, à la lumière des textes des docteurs chinois de la Terre Pure. Il prône, en accumulant des citations extraites de plus de cent soixante textes chinois, l’excellence du recours à l’invocation d’Amida (shômyô) sur toutes les autres pratiques. La répugnance à l’égard du monde souillé qui est le nôtre ne doit avoir d’égale que l’aspiration à renaître dans la Terre Pure du bouddha Amida. Une telle déviation des enseignements fondamentaux du Tendai, l’ajout en quelque sorte d’un cinquième temps aux quatre périodes de l’École, mais un cinquième temps qui transcende tous les autres, fait que l’Ôjô-yôshû, livre savant (contrairement à son Sermon de Yokawa), fait passer dans les milieux scholastiques du Tendai, l’école qui avait une place toute spéciale à la Cour, l’adhésion à cette pratique facile qui l’em­ porte sur la lente rumination des textes et l’ascension par les pratiques sinon graduées, du moins graduelles. Un tel retournement, ou recentrage, ne peut s’expliquer que par la persuasion qu’avait Genshin d’être arrivé au seuil de la période de la Loi finale. Si le terme de mappô apparaît effectivement dans le livre, il n’y tient pas une place majeure,

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il n’y apparaît même qu’une seule fois, comme citation d’un commentaire de Kuiji au Sûtra des contemplations des âges infinis : « Pendant les dix mille ans de la Loi terminale les autres sûtras auront complètement disparu et l’unique enseignement d’Amida ne fera qu’augmenter les bienfaits des êtres ; le grand Saint le gardera spécialement cent ans, le temps passant jusqu’à la fin de la Loi (mappô) ; dix mille ans accomplis, tous les sûtras disparaîtront ensemble. »4 Pour résumer donc, le texte de Genshin développe avant tout l’importance de la commémoration de bouddha (nenbutsu ; shômyô). La personne même de Genshin joue un grand rôle dans la société de son temps. Nous prendrons aussi fermement que possible position en faveur de l’identification du personnage du Yokawa-sôzû, du Préfet monastique de Yokawa, qui apparaît à la fin du Roman du Genji comme sauveur et protecteur de la malheureuse Ukifune, avec notre Genshin, malgré les réticences de quelques hypercritiques. Si l’Ôjô-yôshû ne circulait guère encore hors du mont Hiei (où il était déjà fort lu), son auteur en revanche jouissait déjà d’une grande notoriété ; à la fois ermite retiré et homme de cour, il était sans doute le religieux le plus célèbre de son temps, et déjà trop rattaché au lieu de Yokawa pour que la création de Murasaki-shikibu soit considérée sans rapport avec lui. Nous avons donc avec Genshin le garant de la foi en la Terre Pure et de la pratique qui y mène. Il reste maintenant à considérer un second personnage. Ce n’est pas n’importe qui, nul autre que le fondateur du Tendai japonais, Saichô lui-même (766/7-822). Certes, il est mort près de deux siècles avant l’époque qui nous concerne ici, mais il reste très présent dans les représentations postérieures par la grâce d’un libelle dont on n’est même pas certain qu’il soit de lui. Il est pourtant primordial pour notre propos. Il s’agit d’un court ouvrage très connu, même s’il l’est moins que celui de Genshin, intitulé Mappô tômyô-ki ou « Le Flambeau de la Loi terminale ». La question qui doit hélas nous préoccuper est celle de l’authenticité. Une idée persis­ tante dans les études bouddhiques japonaises modernes est que le texte est un apocryphe bien postérieur à Saichô. Comme la première citation assurée se trouve chez Hônen (1133-1212) dans la seconde moitié du xiie siècle, on a affirmé que le livre ne remontait pas plus haut. Il nous faut cependant remarquer que son caractère apocryphe n’est pas pleinement démontré. Nous voudrions à ce propos profiter de cette rare occasion pour 4.  故知。阿彌陀佛與此世界極惡衆生。偏有因縁 。 已上慈恩云。末法萬年。餘經悉滅。彌陀一教。利物偏増。 大聖特留百歳。時經末法滿一萬年。一切諸經。並從滅沒。

Et il est bon de remarquer que ce terme de mappô, aussi important dans la pensée bouddhique (sino-) japonaise, n’a pas d’original sanscrit, il s’agit d’un développement lexical chinois. Il faut bien insister sur le fait que le Sûtra du Lotus, par exemple, ne mentionne le plus souvent que la Loi correcte et la Loi de semblance, tandis que la troisième étape n’est pas donnée ; le terme mappô ne se trouve qu’une fois et correspond à un mélange de deux termes sanscrit : paścima signifiant « dernier » ou « postérieur », épithète de kâla et de samaya, et à vipralopa, « destruction », dans saddharma-vipralope, qui est plus convenablement traduit par hômetsu, terme qui se trouve aussi dans le sûtra. Cf. Nattier, Once upon a future Time.

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évoquer le travail trop méconnu car resté sans lendemain de Peter Fischer, qui en 1976 avait livré en langue allemande une très soigneuse étude et traduction du texte, où il concluait à son authenticité. On ne peut considérer ses conclusions comme définitives, mais l’on sait qu’une tradition certes plus tardive, sans doute de Kamakura, insistait sur le fait que Saichô comprenait dans son enseignement les quatre courants du Tendai, de l’ésotérisme, de la Terre Pure et du Zen. Il faut de plus relever un élément du texte qui paraît devoir être interprété en faveur d’une date nettement plus ancienne que la fin du xiie siècle qu’on lui assigne d’ordinaire, et aussi nettement antérieure à 1052. Il est dit en effet dans le texte que l’on se trouve en la vingtième année de l’ère Enryaku (801), ce qui correspond à 1410 ans après le nirvâna du Bouddha. Selon ce comput, la fin de la Loi de semblance, correspondant ici à la fin de la Loi (mappô), devrait donc arriver en l’an 890 et non en 1052, ce qui nous amène à penser que ce texte, même s’il n’a pas été rédigé par Saichô, est antérieur à 1052, ou s’appuie sur un autre comput de toute façon antérieur à 890, encore que la première hypothèse soit la plus vraisemblable. Les représentations sur l’âge de la Loi finale qui se trouvent dans ce texte devraient en ce cas nous éclairer sur les idées répandues autour de l’an 1000 sur le clergé bouddhique. Or, la description qui en est faite dans ce Flambeau de la Loi terminale n’a rien d’idéalisé. L’essentiel du texte, après avoir esquissé une chronologie des époques de la Loi, des deux premières avant tout, se préoccupe du statut du clergé dans la période de la Loi de semblance. À quoi peut servir le troisième joyau du bouddhisme dans un âge où la Loi sera encore enseignée et pratiquée, mais non plus attestée ? L’auteur assène des affirmations paradoxales qui ont dû provoquer des remous dans le clergé qui a lu l’opuscule : l’âge du mappô portera à son comble les paradoxes de l’âge précédent : il n’y aura plus de religieux que de nom (myôji-biku), mais leur nom sera le véritable joyau (trésor) du monde, il n’y aura plus d’autres champs de mérites. Quand bien même il y en aurait qui observent les préceptes, cela serait on ne peut plus étrange, comme un tigre au milieu d’un marché : qui pourrait y croire ? Et cependant, même dans ces temps dégénérés, le clergé bouddhique restera un joyau sans prix et devra en conséquence être honoré des fidèles. Chose plus scandaleuse, il y aura aussi collusion entre le clergé bouddhique et le pouvoir. Il semble même y avoir comme une prémonition de ce que dira plus tard Jien dans son Gukan-shô sur la distinction entre roi de Loi et roi de bienveillance, correspondant à la vérité suprême et à la vérité vulgaire. Il est vrai que le propos de cet opuscule est fort surprenant de la part de Saichô, qui a tant œuvré pour établir une école Tendai comme groupement religieux indépendant fondé sur l’observance de la conduite de bodhisattva, ou la discipline du Grand Véhicule, et apparaît comme paradoxal : les prélats, la hiérarchie ecclésiastique (sôtô) telle qu’elle est officialisée par le pouvoir étatique, n’est en définitive qu’une pratique profane qui détruit le clergé (hasô no zoku), mais dans cet âge terminal, ce semblant de clergé est aussi précieux que l’ancien, c’est un joyau qui sauve le monde (zaise no takara). Les deux clergés sont à respecter, car ils assurent une continuité qui

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passe les limites des âges de la Loi, et le pseudo-Saichô conclut : « Ainsi en reconnaissant la doctrine de la Loi terminale on permettra l’existence du royaume. » Nous pouvons donc admettre qu’aux alentours de l’an 1000 régnait dans certains milieux une curieuse réinterprétation de l’idée de fin de la Loi conforme aux visions pessimistes anciennes, mais qui admettait malgré tout un certain caractère positif à cette situation. Il ne restait plus qu’un clergé de forme, mais c’était quand même le clergé bouddhique, dépositaire d’une Loi qui ne servait plus à rien, qui ne sauvait personne. Face à ce clergé de perdition, il y avait cependant une figure religieuse qui assurait une forme de salut, selon un mode d’existence parallèle, hors-système en quelque sorte, c’était le hijiri, l’ermite anomique, qui avait renoncé à tous les attributs de la hiérarchie monastique et de sa collaboration avec le pouvoir. Ce n’est pas pour dire qu’il le fuyait ; il en était suprêmement détaché. Et ce n’est pas un hasard si Murasakishikibu, dans son Journal ou Notes journalières (Nikki), reconnaît ouvertement que son aspira­tion profonde est de devenir elle-même hijiri.

III.  Le Roman du Genji Nous nous proposons donc de considérer le chef-d’œuvre incontestable de la littérature de langue japonaise, considéré comme tel pratiquement dès sa publication, dont on a célébré le millénaire en 2008, date aussi plausible qu’une autre : le Roman du Genji, dont l’autoresse est Murasaki-shikibu, une dame de la cour de Heian dont nous ne connaissons que ce surnom qui provient du nom de l’un de ses personnages, Murasakino-ue, ce qui est déjà un extraordinaire jeu de miroir entre les deux dimensions du livre, l’auteur devenant une création de son personnage, si l’on voulait s’amuser à manier les paradoxes. Ce jeu étrange avait déjà commencé dès la fin du Moyen Âge : on le voit mis en scène dans une troublante pièce de nô intitulée L’offrande funéraire au Genji (Genji-kuyô) que nous retrouverons plus bas. Murasaki-shikibu est donc appelée par son œuvre, celle-ci étant le monument littéraire de l’an 1000. Nous présenterons ici ce roman comme le produit de plusieurs courants, dont la somme nous indiquera son véritable propos. En effet, comme pour toutes les grandes œuvres littéraires, le Genji-monogatari souffre une multitude d’interprétations, dont on constate la diversité dès le vivant même de son autoresse. Chaque époque offre la sienne ; les dernières décennies ont vu dominer une interprétation historico-sociologique : il s’agirait d’un roman de mœurs visant à critiquer la décadence de la cour impériale de l’époque. Ou bien une version romancée de la vie de Michinaga, déjà héros d’un récit historique contemporain, l’Eiga-monogatari. Ou bien nous pouvons prendre aussi pour argent comptant les apartés de la romancière, qui y avoue souvent candidement sa fascination sans borne pour son héros : son roman ne serait alors que la description extasiée d’une admiratrice.

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On a déjà mis en relief, et cela de longue date, la dimension bouddhique du roman, mais une lecture attentive met en avant une structure bouddhique bien plus pro­fon­ dé­ment implantée dans le livre que l’on n’a tendance à le percevoir d’ordinaire. Il ne s’agit pas seulement des nombreuses allusions à la religion qui sont faites pratiquement à chaque page, et qui se retrouveraient peu ou prou dans la plupart des monogatari de l’époque, mais bien de la structure même de l’œuvre. Et comme cet élément bouddhique est essentiel, il s’étend aussi à la langue. Ce double caractère religieux et langagier fait bel et bien du Genji une œuvre typique de cet an 1000 « transversal » auquel nous faisions allusion plus haut par l’évocation de parallèles anglais, persans et tibétains. Avec son apparition, nous entrons véritablement dans une nouvelle époque de la langue et de la littérature japonaise. Pour le dire d’emblée, en plaçant en avant-propos ce qui devrait être en conclusion, nous sommes avec le Roman du Genji devant une œuvre véritablement fondatrice, en laquelle se reconnaît tout un peuple. On pourrait reprendre à son sujet, en l’appliquant au Japon et à sa culture, les éloges qui peuvent sembler dithyrambiques et extravagants de Harold Bloom à propos de Shakespeare dans son Western Canon. Et nous verrons aussi que, de façon étonnante, le peu que le même Bloom a écrit à propos du Genji n’est pas si éloigné de ce qui sera notre propre conclusion. Bloom mettait le corpus shakespearien en parallèle, ou en face de la Bible du roi Jacques : des Saintes Ecritures sécularisées en quelque sorte, ce qui faisait que nombre de voyageurs anglo-saxons des xixe et xxe  siècles emportaient avec eux un volume des Collected Works en guise de Bible (un peu, dans une bien moindre mesure, comme les Français de la même époque avaient avec eux leur Montaigne). Il est plus que probable que si l’on demandait à n’importe quel Japonais, même à présent, ce qu’était pour lui l’œuvre littéraire majeure, il répondrait sans hésiter le Genji, bien que beaucoup de la vieille école auraient plutôt lu le Heike pour leur plaisir, ne serait-ce que parce que le style en est incomparablement plus facile. On trouverait un indice de cette reconnaissance populaire dans le fait que le Genji est invariablement au programme des nombreux « centres culturels » des grandes villes japonaises, établissements le plus souvent privés ou soutenus par de grandes sociétés où est dispensé un enseignement d’assez bon aloi sous la forme de conférences dans le cadre d’un programme annuel ; visant à une certaine rentabilité, ces centres se concentrent sur des sujets qui attirent un public. Non seulement il existe à présent une quantité difficilement chiffrable de traductions en japonais moderne (car beaucoup de traductions accompagnent le texte en langue classique et ne se pré­ sentent pas sous une forme indépendante), mais il y en a aussi quatre complètes en anglais et près d’une dizaine, complètes elle aussi, en chinois. Il va sans dire que le Genji est exploité au maximum par l’industrie du manga, des dessins animés, des créations visuelles et auditives en tout genre (il y a quelques décennies sévissait un groupe musical du nom de Hikaru Genji). On peut donc parler d’une œuvre fondatrice nationale, comme peuvent l’être la Commedia de Dante, le Quichotte, Shakespeare.

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Cependant, très peu nombreux sont ceux qui accepteraient de voir dans le Genji une œuvre bouddhique, ou même une œuvre véhiculant des préoccupations religieuses. Cela ne peut ressortir que d’un examen attentif du texte. Notre propos sera de montrer qu’il s’agit non seulement d’une œuvre profondément bouddhique, mais que sa di­ mension religieuse est aussi liée à la langue choisie par la romancière. Pour ce qui est de la trame du roman lui-même, nous ne tenterons pas d’y entrer ici trop profondément5, mais une lecture superficielle le présenterait certainement comme un roman de mœurs ponctué d’épisodes intensément tragiques, culminant dans la mort successive des principales héroïnes. Une lecture plus attentive révèle aussi les liens profonds, thématiques et narratifs tissés par la romancière avec la culture chinoise. Bien que ce roman soit considéré comme le monument de la langue japonaise « pure », au regard du style fortement sinisé du Heike-monogatari par exemple (seul un peu plus de dix pour cent du vocabulaire est sinitique dans le Genji, contre une moyenne de 70 % dans des textes comme le Heike), l’une de ses principales sources d’inspiration est le poème historique le plus célèbre de la langue chinoise, le Chant des Longs regrets (Changhenge/Chôgon-ka) de Po Le-t’ian (Haku Rakuten ; plus connu en Europe sous le nom de Po Kiu-i), composé en 806 et commémorant des événements tragiques qui s’étaient déroulés cinquante ans auparavant, lors du soulèvement militaire contre l’empereur Xuanzong, et surtout contre sa dévastatrice concubine, la malheureuse Yang-guifei que l’empereur laissa pendre par la soldatesque en 756 pour sauver sa vie et son trône. Tout au long des cinquante-quatre chapitres du roman se trouvent des allusions à ce poème, fort long pour un poème chinois, mais qui ne compte que cent vingt vers, allusions qui peuvent être explicites ou implicites, encryptées dans des tournures poétiques. Mais la romancière, qui place son récit dès les premières lignes dans la perspective de ce poème, se garde de le suivre dans deux de ses ramifications. Religieuse d’abord : alors que la seconde partie du poème est la relation d’un voyage qui 5.  Contentons-nous de donner le clair résumé qu’en ont fait Brisset, Pigeot, Struve, Terada, Vieillard-Baron, Regards critiques, p.67-68 : « Roman rédigé par Murasaki Shikibu au début du xie siècle. Le personnage principal des trois premiers quarts de l’œuvre est le prince Genji (surnommé Hikaru, le Brillant), fils de l’empereur Kiritsubo et d’une concubine de rang inférieur. Doué de toutes les séductions, il mène de nombreuses aventures amoureuses, épouse la jeune Murasaki-no-ue, dont il est profondément épris, mais a commis la faute d’entretenir une liaison avec l’une des épouses de son père, Fujitsubo. Il leur est né un enfant, dont tous ignorent l’origine, et qui montera sur le trône sous le nom de Reizei. Après la mort de son père, qui le chérissait particulièrement, et à la suite de dissensions politiques (sans parler du remords de sa faute), le Genji s’exile à Suma, puis Akashi. Il reviendra à la capitale, où l’une de ses filles [la Petite Akashi, fille de la Dame Akashi, épousant Suzaku ; l’autre, Tamakazura, étant adoptive] deviendra impératrice, ce qui scelle son triomphe politique. Mais l’une de ses épouses, princesse impériale [Onna san no miya], le trompe avec le jeune Kashiwagi, et met au monde un fils (Kaoru), que le Genji doit reconnaître comme sien… Kaoru est le personnage principal des dix derniers chapitres du roman.

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pourrait être appelé chamanique à la recherche de l’âme de la concubine abandonnée, en une quête fortement teintée de taoïsme, le Genji annule ces références (le poème qui y fait directement allusion en parlant d’un « magicien », maboroshi au chapitre I est une négation du voyage chamanique) afin de laisser toute la place à sa vision bouddhique du monde (et de façon secondaire « shintoïste »). D’autre part, si les préoccupations politiques du Genji sont indéniables, Murasaki-shikibu, tout en décrivant minutieusement les intrigues de la cour, se soucie fort peu d’entrer dans le monde sordide des armes, suivant en cela la répugnance de la noblesse de l’époque pour toute souillure corporelle. Seuls subsistent l’imagerie poétique et les mouvements de l’âme esquissés par le poème chinois qui servit de modèle. La romancière, dans son Journal, ne fait pas mystère de son érudition chinoise : elle donnait des cours de littérature à l’impératrice, que l’empereur lui-même venait écouter. Elle fait mentir l’idée répandue sur l’ignorance volontaire des femmes de son époque : elle n’en est pas la seule femme savante, et c’est seulement le bon goût qui l’empêche de faire étalage d’érudition. Le lieu qu’a choisi la romancière est son milieu quotidien, il y a donc une nécessité réaliste dans le niveau de langue qu’elle a choisi, la langue japonaise raffinée, euphémisée, et très peu sinisée d’apparence, bien qu’elle soit en son fond pétrie de vocabulaire bouddhique sino-japonais. Il y a un travail herméneutique à fournir pour retrouver cette lignée qui unit les deux niveaux de langue. Mais une indication précieuse nous est donnée par la trame poétique du roman. Le Genji compte huit cents poèmes japonais, avec un nombre variable selon les chapitres, de un à plus de quarante. Ces poèmes ont des fonctions variées : ils marquent les temps les plus intenses du récit, expriment le sentiment des personnages, servent de dialogues précieux, mais ils sont aussi des indicateurs du sens du récit. Et plus important encore, par le prestige linguistique qui auréole le waka, ou poème classique japonais, ils sont garants de la haute tenue littéraire du texte, tandis que la prose même de l’auteur a ceci de particulier qu’elle incorpore souvent des fragments de vers, originalité qui assure à la langue de la narration une supériorité stylistique sur d’autres œuvres contemporaines. Contentons-nous d’en donner l’exemple le plus simple et le plus éclatant : le pre­ mier et le dernier poème du roman (cela ne nous amène pas forcément à prendre position sur l’unicité de l’auteur pour toute l’œuvre, rien n’empêche qu’un autre ait eu l’idée de remanier l’ensemble selon sa propre conception, mais qui se serait inscrite dans l’intention bouddhique fondamentale du premier auteur). Les deux poèmes se répondent minutieusement ; le premier est prononcé par la mère du jeune prince alors qu’elle va mourir : « C’est l’heure, me dis-je / et à la tristesse / de nos voies qui se séparent / j’eusse voulu aller / sur celle de la vie ». Le mot décisif est bien sûr ici la « voie », michi, qui évoque la vie, les six destinées, mais aussi la voie par excellence qui est celle du bouddhisme, et le syntagme japonais correspondant à « nos voies qui se séparent » peut indiquer aussi « la voie dont je me sépare », annonçant d’emblée le destin des personnages du roman, qui vont passer à côté de la voie bouddhique.

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C’est lorsqu’il est pris dans ce sens que le dernier poème correspond parfaitement au premier : « Me laissant guider / par la voie où je cherchais / un maître de Loi / en une montagne imprévue  / je me suis égaré ». Alors que le premier poème peut être considéré comme un poème « généraliste », le second, par son vocabulaire, appartient à ce genre qui naît précisément autour de l’époque de Murasaki-shikibu et est illustré par son aînée, la prêtresse Senshi-naishinnô, qui en composa le premier recueil : les poèmes japonais à thème bouddhique (shakkyôka). Si l’on prend ces deux poèmes comme indicateurs du départ et de l’aboutissement du roman, ce qui serait un procédé ordinaire dans la narration japonaise, nous nous trouvons alors devant une parfaite il­ lus­tra­tion de ce qu’est devenue la voie bouddhique dans la période de la Loi terminale : un chemin qui ne mène nulle part. C’est entre ces deux bornes inutiles que se déroule la vie des héros du roman, que l’on pourrait appeler des anti-héros, malgré l’admiration non dissimulée que professe la romancière pour son personnage. Mais l’admiration qu’elle avoue et qui se reconnaît dans toutes ses descriptions ne s’applique qu’à l’immense beauté et au raffinement incomparable du Prince ; il est moralement délabré, mené entièrement par ses passions, dont il n’émerge de loin en loin que pour s’en repentir brièvement et envisager sérieusement d’entrer en religion, bonne résolution qui ne dure jamais et qui s’évapore dès qu’il rencontre un nouvel objet de convoitise. Les allusions à la voie boudd­hique, à l’entrée dans la voie bouddhique (nyûdô), n’ont rien de fortuit, elles reviennent régulièrement, du premier chapitre au dernier, et sont avant tout une déclaration d’impuissance devant le pouvoir des obsessions charnelles. La voie boud­ dhique existe, elle est prêchée par des prélats tous plus respectables les uns que les autres, mais aucun des personnages ne peut véritablement la pratiquer, et pas même y entrer. Le dernier chapitre, le LIVe, finit sur l’incertitude concernant la résolution de la dernière héroïne, du nom d’Ukifune, et l’on voit plus d’une fois dans le récit le moine, le saint moine dont je n’ai nulle raison de penser qu’il ne s’agisse pas de Genshin lui-même, s’évertuer à décourager son projet de retrait du monde. Ce qui frappe le lecteur tout au long du roman, c’est, sous la langue superbe, le style d’une beauté confondante, la parfaite linéarité de la narration qui n’a d’égale que la profondeur multi-dimensionnelle des descriptions psychologiques, et surtout des poèmes. Il n’y a donc pas manque d’imagination de l’auteur, bien au contraire : cette constante plongée dans les passions avec de brèves remontées spirituelles est le spectacle de notre monde de fin de la Loi. Nous sommes vraiment entre la Loi de semblance (zôbô : forme, belle forme) et la disparition de la Loi. Et le clergé qui est décrit ici, sans nulle intention satirique, rappelle de façon irrésistible celui du Mappô tômyô-ki. Quelle sorte de livre Murasaki-shikibu a-t-elle donc cherché à écrire ? Il convient peut-être d’aller chercher la réponse à cette question en m’appuyant sur des textes périphériques nettement postérieurs mais qui nous indiquent au moins qu’une telle tradition d’interprétation s’est constituée dans les milieux bouddhiques japonais.

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Certes, on se gardera bien de faire fi de la lecture « historique » du livre de celle que ses rivales malicieuses avaient surnommée Nihon-gi no mi-tsubone, la « Dame aux Histoires du Japon »; il sera d’ailleurs de bonne méthode de maintenir les deux niveaux de lecture, car on sait bien que tout texte japonais qui se situe dans la tradition bouddhique (c’est-à-dire presque tous ceux qui ne sont pas explicitement marqués autrement, et encore…), se lit selon les deux vérités, l’authentique et la profane. La dimension historique, ou pseudo-historique, est bien évidemment la profane (zoku) ; l’authentique (shin), quant à elle, relevant de la vérité bouddhique suprême. Même du point de vue d’un lettré japonais médiéval, sans parler des clercs, cette bi-dimensionnalité va de soi, et Jien deux siècles plus tard la portera à son paroxysme dans ses œuvres poétiques et historiographiques. Aussi apprendrons-nous beaucoup de la lecture du nô du xve  siècle, d’auteur incertain, intitulé Genji-kuyô, « L’offrande funéraire au Genji », déjà mentionné. Bien que tardive, cette pièce reprend toute une lignée d’interprétation bouddhique du roman. À commencer bien évidemment par le fait que la romancière ait commencé son œuvre dans un temple bouddhique, l’Ishiyama-dera ; il y a ensuite la question de la symbolique du nombre des chapitres, donné comme soixante dans le nô, ce qui reprend aussi une tradition donnée par un moine Tendai, dont l’origine est dans le roman lui-même. Cela correspondrait aux soixante livres de la Trilogie du Tendai, en sino-japonais Tendai-sandaibu, les trois œuvres majeures du religieux chinois Zhiyi/ Chigi (vie siècle) qui furent très étudiées à l’époque de Heian (nous n’y croyons guère, mais la tradition est là). Le nombre de LIV est d’une portée bien plus grande : correspondant aux cinquante-deux (ou cinquante-quatre) étapes de la marche vers l’Éveil, cette marche que l’on appelle justement la Voie, alors que nous venons de voir que dans le Genji, la voie ne mène nulle part. Ce nombre ne peut donc être anodin : encore une fois, il rappelle que les pratiques ne sauraient aboutir durant l’âge de la fin de la Loi. Que nous acceptions la structure de base en soixante ou en cinquantequatre livres (cette dernière ayant des chances d’être celle effectivement prévue par la romancière, si nous en croyons le témoignage du Sarashina-nikki), nous avons alors un indice précieux de ce qu’entendait faire Murasaki-shikibu : une sorte de contre-sûtra, une longue narration du type que l’on appelle innen, ou « relation » dans les textes bouddhiques, c’est-à-dire l’enchaînement des causes et conditions, qui constitue l’un des modes d’enseignement du Bouddha dans les sûtras, ainsi qu’il l’est dit à plusieurs reprises dans le Sûtra du Lotus. L’insistance sur l’enchaînement causal, qui s’étend par-delà les limites de la mort aux existences ultérieures, est mise en scène dans le Genji même de façon très efficace à travers les événements de la seconde partie, celle qui suit la mort du Prince radieux et dont les protagonistes sont sa descen­dance ; les mêmes enchevêtrements amoureux y sont à nouveau perpétrés sans que l’on puisse en voir la fin. Il est d’ailleurs notoire qu’il n’y a pas de fin explicite au roman, ce qui a conduit beaucoup de critiques à le considérer comme une œuvre inachevée.

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Si notre interprétation du Genji comme narration se situant délibérément dans un monde d’où il n’y a pas d’issue est juste, une telle absence de fin s’explique tout à fait normalement dans un contexte bouddhique de la période terminale. Il convient de prendre alors très au sérieux la conclusion du nô Genji-kuyô : À y bien réfléchir, à y bien réfléchir, celle que l’on appelle Murasaki-shikibu est la Kanzeon du temple Ishiyama qui s’est manifestée provisoirement en ce monde (avec) le Roman du Genji tel qu’il est. Si l’on y pense encore, c’est un expédient salvifique pour faire connaître aux gens le monde comme rêve, un serment on ne peut plus précieux ; et si l’on y pense, le Pont Flottant des Rêves, c’est un discours fait en rêve, c’est un discours fait en rêve.

Notre romancière n’est alors autre que le bodhisattva Avalokiteśvara (en japonais Kannon ou Kanzeon), l’auxiliaire du bouddha Amida, et le roman n’est autre qu’un upāya, un stratagème ou expédient salvifique. Mais l’on voit ici que le propos n’est pas le salut : il s’agit simplement de faire connaître aux lecteurs le monde tel qu’il est : un rêve sans consistance. Il n’est pas dit ce qu’il faut faire de cette connaissance. On ne saura pas où mène le Pont flottant des rêves, sans doute nulle part. Cette identification de Murasaki-shikibu à Kannon n’est pas une idée en l’air ; elle est loin d’être fortuite, mais se rapporte au contraire très clairement à un passage du Sûtra du Lotus (ch. XXIV, p.360) : « … Ainsi que les êtres des endroits difficiles, il est capable de les sauver ; il n’est jusqu’aux gynécées royaux où, se transformant en corps féminin, il ne prêche ce texte canonique. » Passage bien connu du milieu lettré de notre romancière, puisque son aînée et rivale Senshi-naishinnô (mentionnée plus haut) a composé dans son recueil poétique un waka précisément sur ces lignes (n° 48) : « A un tel point / ignoble ce corps, et misérable / toi seul Seigneur / pour l’amour de la Loi / as pu t’y transformer ». Au-delà de la dévotion à l’égard du bouddha Amida et de sa Terre Pure si accueillante, c’est donc aussi au Lotus que se réfère Murasaki-shikibu, puisque Kannon émarge aux deux mondes. Si l’identification du moine nous semble extravagante, nous n’oublierons pas cependant que la romancière elle-même a confié à son journal son ambition intime : celle de devenir hijiri, terme qui peut se comprendre comme ermite gyrovague ou bouddha, avec tous les degrés entre les deux. Que ce soit l’intention première de son auteur, ou la conséquence des remaniements qui nous ont valu le texte définitif du roman à la fin du xiie siècle grâce au travail de Fujiwara no Teika, il est donc apparemment légitime de considérer le Roman du Genji comme une version sécularisée du Sûtra du Lotus, conçu comme tel dans la version que nous en avons. Un Sûtra du Lotus qui décrit un monde sans avenir, ce qui est normal puisque la Loi y est désormais impraticable et irréalisable. Si l’on considère cette identification comme outrancière, nous ne serons pourtant pas les premiers à la soutenir, puisque c’est exactement celle qui justifie le rite bouddhique de l’Offrande au Genji (du même nom que le nô), peut-être établi dès l’époque du religieux

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Chôken (1126-1203), où les cinquante-quatre livres du roman en langue japonaise sont mis en correspondance avec les vingt-huit chapitres du sûtra de langue chinoise (Genji-ippon-gyô, ‘sûtra dont chaque chapitre se réfère au Genji’).

Conclusion Comme tous les grands textes, le Genji supporte une infinité de niveaux de lecture, outre les deux fondamentaux que nous avons définis. Tous les lecteurs n’étaient pas obligés de s’abîmer dans la contemplation de sa dimension bouddhique, et la plupart, y compris les critiques qui ont exercé leur acuité sur le roman, se sont arrêtés à la « vérité vulgaire » socio-historique. Cependant, si nous remettons l’œuvre dans la perspective qui a été peu ou prou évidente pour toute une lignée exégétique d’inspiration bouddhique, elle devient alors, au même titre que les exemples eurasiatiques évoqués brièvement plus haut, une autre illustration de ce phénomène culturel qui se retrouve de loin en loin dans l’Ancien Monde de l’an 1000 : la naissance d’une nouvelle langue et d’une nouvelle culture par l’établissement de textes fondateurs qui s’inspirent largement de traditions religieuses préexistantes tout en les remaniant en profondeur. Jean-Noël Robert Collège de France

LE  GENJI-MONOGATARI : LE ROMAN DE LA FIN DES TEMPS ?

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Bibliographie S. Azarnouche, « Les strates moyen-perses et la survivance du vocabulaire zoroastrien dans le Shāhnāme », Annuaire du Collège de France, 117, 2016-2017, p. 319-320. H. Bloom, The Western Canon: The Books and Schools of the Ages, Hartcourt Brace, 1994. H. R. Bretton, « Political Science, Language, and Politics », dans W. O’Barr et J. O’Barr, Language and Politics, Mouton, La Haye, 1976. C.-A. Brisset, J. Pigeot, D. Struve, S. Terada, M. Vieillard-Baron, Regards critiques. Quatre réflexions sur la littérature classique dans le Japon des xviie-xviiie siècles, Paris, 2009 (Institut des Hautes Etudes Japonaises du Collège de France). S. J. Crawford, The Old English Version of the Heptateuch, Ælfric’s Treatise on the Old and New Testament and his Preface to Genesis, Oxford, 1922 (Early English Text Society Series. Original series, 160). J. Ducor et H. Loveday, Le Sûtra des contemplations du Buddha Vie-Infinie. Essai d’interprétation textuelle et iconographique, Paris, 2011 (Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses). P. Fischer, Studien zum Entwicklungsgeschichte des Mappo-Gedankens und zum Mappo-tomyo-ki, Hambourg, 1976 (Mitteilungen der Deutschen Gesellschaft für Natur- und Völkerkunde Ostasiens, 65). Forms of Knowledge in Early Modern Asia: Explorations in the Intellectual History of India and Tibet, 1500-1800, éd. Sh. Pollock, Durham, 2011. Genji-monogatari : Le Dit du Genji, trad. R. Sieffert, Paris, 2011. The Tale of Genji by Murasaki Shikibu, trad. R. Tyler, New York, 2001. J. Nattier, Once upon a future Time, Studies in a Buddhist Prophecy of Decline, Berkeley, 1991 (Nanzan Studies in Asian Religions). Senshi-naishinnô : J.-N. Robert : « ‘La Vestale et le Lotus’ – Les vingt-huit poèmes de Senshi-naishinnô sur le Sûtra du Lotus », dans Les Rameaux noués – Hommages offerts à Jacqueline Pigeot, éd. C. Sakai, D. Struve, T. Sumie, M. Vieillard-Baron, Paris, 2013 (Bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes Japonaises, Collège de France), p. 61-75. Sûtra du Lotus : Le Sûtra du Lotus suivi du Livre des sens innombrables et du Livre de la contemplation de Sage-Universel, trad. J.-N. Robert, Fayard, 1997 (L’Espace intérieur).

LE JAPON ET SES BARBARES AUTOUR DE L’AN 1000 Pierre François Souyri Jusqu’au ixe  siècle, les provinces japonaises jouèrent un rôle secondaire dans l’histoire politique de l’État qui naquit, se développa et s’imposa à partir des régions dites centrales, le Yamato puis le Kinki (autour des actuelles villes de Kyôto et Ôsaka). Depuis le viiie siècle, l’État était parvenu à intégrer les provinces au système adminis­ tratif et fiscal. Supérieurement organisées, jouant sur « le processus de civilisation » que constituait alors le modèle chinois (à commencer par la maîtrise de l’écriture), les couches dirigeantes regroupées dans le cadre de l’État monarchique s’impo­ sèrent aux chefs locaux : elles fascinaient les élites régionales encore très « barbares », c’est-à-dire insuffisamment sinisées. Or, à partir du xe  siècle, les provinces commen­ cèrent à jouer un rôle autonome nouveau dans l’histoire de l’archipel et pas seule­ment dans son histoire politique. Cette contribution porte sur une micro région de l’Extrême Orient, le Nord-est du Japon et plus particulièrement l’actuelle région de Morioka (dans l’ancienne pro­ vince de Mutsu) et de Yokote (ancienne province de Dewa), loin de la capitale Heian. Ces territoires étaient peuplés à la fin du premier millénaire par des populations consi­ dérées par la cour de Heian comme sauvages ou barbares. On les qualifiait depuis la cour impériale d’Emishi 蝦夷 (barbares qui ne font pas d’offrandes aux divinités de la cour) ou d’Ezo 蝦夷 (qui signifie étrangers plus ou moins humains) ou parfois aussi de fushû 俘囚 (étrangers ou barbares soumis à la cour, des « barbares cuits » en quelque sorte pour reprendre la terminologie chinoise, c’est-à-dire des barbares qui recon­ naissent la suprématie de l’État central, ici le Japon). Toute la région a été pacifiée au cours du viiie siècle mais, à plusieurs reprises, en 878 (création d’une libre confédération de 12 villages au nord d’Akita), puis en 939-940, ces populations se révoltèrent tandis que les points d’appui japonais étaient assiégés. La cour rétablit l’ordre semble-t-il en jouant à chaque fois sur la mésentente entre chefs révoltés et en envoyant quelques troupes d’occupation militaire. Les sources pour ces périodes avant l’an 1000 et ces régions sont peu prolixes. L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 23-37.

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Dans la seconde moitié du xie  siècle, des guerres ravagèrent de nouveau les pro­ vinces septentrionales du Nord-est. L’affaire se divise en deux temps, les Guerres anté­rieures de Neuf Ans (1051-1062) et les Guerres postérieures de Trois Ans (1083-1087) (qui ne durent ni 9 ans ni 3 ans …mais qui sont désignées ainsi par l’historiographie japonaise depuis le Moyen Âge). Ces guerres marquèrent considérablement les esprits du temps, notamment parmi les guerriers. Nous nous attardons sur ces épisodes pour tenter de comprendre d’abord la nature de ces populations insoumises ou mal soumises à la Cour de Heian et la nature de la domination que celle-ci exerce à leur encontre. Ensuite nous essaierons d’analyser en quoi ces guerres ont contribué à la création d’un nouveau groupe social, les guerriers (en japonais bushi ou samouraïs)  et finalement accéléré l’integration de la région dans un ensemble de réseaux connectés allant de la mer d’Okhotsk à la Chine centrale via Hakata et Heian1.

I.  Les faits selon l’histoire traditionnelle Au xie siècle, dans le nord du Japon, les Abe, du nom d’un clan de notables lo­caux, dominent de l’actuelle région de Morioka autour de la Koromo « les Six cantons de la Koromo ». Les Abe sont à la tête de fushû, ces populations d’Emishi pacifiés et ralliés au régime impérial, nous dit la chronique. Malgré leur titre médiocre, les Abe ont obtenu le droit de lever l’impôt et le droit de justice sur les populations locales. Ils sont aussi dispensés de payer le tribut à la Cour (en échange de leurs services mais les sources ne nous précisent pas vraiment lesquels. Le maintien de l’ordre  ?) Par ailleurs, il se font les intermédiaires entre les gouverneurs de province « japonais » installés plus au sud à Taga no jô 多賀の城 et les tribus d’Ezo installés plus au nord de Honshû ou dans l’île de Hokkaidô qui livrent des fourrures, du konbu (algue séchée), des plumes d’aigle et des chevaux. La région contrôlée par les Abe constitue donc une sorte de zone tampon avec les tribus Ezo plus septentrionales. L’aristocratie de Heian cherche au cours des ixe et xe siècles à transformer les anciens chefs Emishi en petits fonctionnaires reconnaissant la souveraineté de la Cour impé­ riale. Au début du xie, deux siècles de « japonisation » n’ont pourtant guère fait évoluer la société du Nord-est qui reste très archaïque. Du fait du climat très froid l’hiver, le riz vient mal : aussi la production agricole reste pour l’essentiel liée aux céréales produites sur des champs secs et l’élevage des chevaux qui est prospère. En échange d’une large autonomie et de la garantie de l’hérédité de leur pouvoir, les chefs Emishi ont sans doute fini par passer du côté de la Cour. 1.  Pour vraiment comprendre les connexions entre le nord-est de l’archipel et le reste de l’Asie orientale, il faudrait se caler sur le xiie  siècle (le  siècle de Hiraizumi) plutôt que sur le xie  siècle. Hiraizumi fut fondée vers 1097 (et détruite en 1189). Nous excluons cette période à dessein de cette étude pour ne point trop nous écarter de l’an 1000.

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Carte de localisation des Six cantons de la Koromo. Les toponymes entre crochets correspondent à des villes modernes destinées à servir de repères. © Marc Poupée et Vivien Prigent

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Début xie, les Abe 安倍 renforcent leur puissance au point de rallier plusieurs autres chefs de la région. Non seulement ils contrôlent l’administration de leurs Six cantons mais Abe no Yoritoki met en place des garnisons dont il confie la garde à ses fils. Il paraît sur le point de fonder une petite seigneurie à vocation indépendante dans le Nord-est. Mais tant qu’il reste tranquille sur son territoire, la Cour impériale semble tolérer la situation. Les autorités japonaises sont irritées par les Abe quand ceux-ci cherchent à étendre leurs privilèges en direction du sud, aux dépens des prérogatives des gouver­ neurs provinciaux nommés par la Cour. La guerre éclate quand ils franchissent au sud la barrière de la Koromo. Le gouverneur de la région intervient mais il est complètement vaincu en 1051. La Cour décide alors d’envoyer dans le nord Minamoto no Yoriyoshi 源頼義 qui part avec une armée composée pour l’essentiel de son propre bushidan 武士団 (horde de guerriers), des hommes issus des domaines orientaux du Kantô dans lesquels les Minamoto ont construit un réseau de solidarités et de vassalités. Car la Cour impériale n’a plus de véritable armée au milieu du xie siècle… Les chefs Minamoto ont des objectifs officiels et d’autres plus personnels.   1. Il s’agit bien entendu de faire repasser la région sous l’obédience de la Cour en sou­

mettant le clan Abe.   2. Mais il s’agit aussi de renforcer l’esprit de corps des guerriers du Kantô sous la direction des Minamoto afin que ces derniers puissent apparaître comme leurs suzerains (les chroniques en tout cas le suggèrent).   3. Il s’agit peut-être aussi de s’emparer des domaines locaux, donc de se tailler des fiefs dans la région nouvellement soumise (supputation des historiens d’après-guerre non confirmée par les sources, probable néanmoins). À l’arrivée des troupes Minamoto, les Abe commencent par se soumettre mais très vite, les rapports se dégradent entre troupes d’occupation et populations locales. Le Mutsuwaki rend responsable de la guerre les Abe, mais la plupart des spécialistes pensent aujourd’hui que Minamoto no Yoriyoshi a provoqué les hostilités délibéré­ ment. La Cour impériale semble d’ailleurs ne pas voir d’un très bon œil ce conflit entre Minamoto et Abe et observe une certaine prudence. La propagande Minamoto fait des Abe des rebelles. Les Abe déclenchent une guérilla particulièrement meur­ trière pour les troupes de Yoriyoshi qui semblent ne pas bien connaître le terrain. Ces com­bats marquent d’ailleurs la fin définitive de l’infanterie traditionnelle héritée des armées à la chinoise de l’époque des Codes (viiie-ixe siècle) et la supériorité des guerriers à cheval utilisant l’arc et les flèches, mobiles et professionnels du combat qui développent ce que l’on va désigner peu à peu comme la « Voie de l’arc et du cheval » (kyûba no michi 弓馬の道) ou encore « la pratique du guerrier » (bushi no narai 武士の習い), l’ancêtre de la voie du guerrier, le bushidô 武士道 qui ne sera guère forma­lisé avant le xvie siècle.

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En 1056, la guerre recommence et durera jusqu’en 1062. Mais les clans de fushû sont eux-mêmes divisés et de puissants chefs fushû, dirigés par les Kiyohara 清原, se rallient aux Minamoto. Bien installés dans leur citadelle d’Ôtorii-yama dans l’actuel bassin de Yokote (département d’Akita), ils interviennent à leur tour, permettant à Yoriyoshi de rétablir enfin le calme dans la région en 1062 et de détruire les fondements de la puissance des Abe. Les chefs Abe sont tués ou contraints au suicide. À la capitale, on procède alors à une nouvelle répartition des forces. D’abord, les vainqueurs sont contraints de réintégrer leurs bases dans le Kantô et les chefs Minamoto rentrent à la Cour. Les Kiyohara tirent les marrons du feu en obtenant le titre de shôgun c’est à dire responsables de l’ordre public dans les provinces du nord et ils obtiennent en récompense les biens des Abe. Amers, les chefs Minamoto n’ont pas vraiment atteint leurs objectifs. Ont-ils désobéi à la cour en déclenchant délibérément les hostilités  ? Yoriyoshi regagne la bourgade de Kamakura à proximité du sanctuaire de Hachiman, divinité de la guerre dont il a fait le dieu protecteur de son clan. Non sans exagération, la chronique indique que « plus de la moitié des hommes pratiquant la Voie de l’arc et du cheval à l’est de la barrière d’Ôsaka2 devinrent ses vassaux ». À la génération suivante, un conflit de succession éclate à l’intérieur de la famille Kiyohara et en 1083, Yoshiie, le fils de Yoriyoshi, intervient dans la querelle en prenant fait et cause pour l’un des prétendants, Kiyohira 清衡. Une nouvelle guerre difficile commence. Avec l’appui de Yoshiie, Kiyohira l’emporte finalement en 1087 et il demande alors l’autorisation aux Fujiwara, la famille aristocratique alors dominante à la cour, d’entrer dans leur clientèle et de porter leur nom. Désormais le Nord-est du pays passe sous la domi­ nation de la famille dite des Ôshû Fujiwara ou « Fujiwara du nord », les anciens Kiyohara. Quant aux Minamoto, ils ont complètement échoué à se construire une influence durable dans le Nord-est. Ce sont les Kiyohara, devenus « Fujiwara du nord » qui sont en train de réussir dès la fin du xie siècle et le début du xiie siècle à se construire une dynastie seigneuriale qui prend les traits d’une petite monarchie. Suite à cette série de guerres, le Nord-est passe de manière plus nette dans l’orbite de l’État impérial. Mais les « Fujiwara du nord » se comportent de manière autonome. On a découvert des sables aurifères dans la région. Les nouveaux seigneurs du Nord-est non seulement contrôlent politiquement le territoire mais, en plus, ils s’enrichissent considérablement avec la production de métal précieux. Ils fondent alors une capitale à Hiraizumi au xiie  siècle, une petite Kyôto, qui devient un véritable foyer de vie économique, culturelle et religieuse important dans le Nord-est. Hiraizumi est d’ailleurs au xiie siècle la seule « ville » japonaise avec Kyôto (Heian), la capitale. Les Fujiwara du nord sont en train de construire une petite monarchie dans les marges septentrionales de l’archipel. 2.  Qui n’a rien à voir avec la ville actuelle : il s’agit d’une barrière marquant la marche à l’est du Kansai.

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II.  Les sources Les sources écrites sont pauvres, pour l’essentiel des registres officiels qui nous indiquent le nom des principaux notables de la région. Quelques allusions aussi dans les journaux personnels des aristocrates aux événements ou dans quelques chroniques ultérieures comme celle dite Yasutomi-ki 康富記 au xve  siècle. Deux chroniques importantes permettent néanmoins de mieux saisir les faits et le contexte : Michinoku-banashi (Histoires du bout du monde) 陸奥話し, connue aussi sous le nom de Mutsuwaki (chronique du Mutsu, le nom officiel de la province) 陸奥話記, a pour thème ces guerres menées entre 1051 et 1062, qui opposent le gouverneur du Mutsu, Minamoto no Yoriyoshi, au puissant clan local des Abe. À la fin du volume, le chroniqueur - inconnu - explique avec une certaine sincérité que son ouvrage est fondé sur les chroniques des événements et les récits des exploits des guerriers. « Comme je suis éloigné des lieux où se déroule le récit, il se peut qu’il se soit glissé des erreurs. Je serai reconnaissant à ceux qui savent, de les rectifier »3. C’est un document dont il a longtemps été dit qu’il remontait aux débuts du xiie siècle, mais peut-être est-il plus ancien dans sa version primitive (vers 1065 ?). Peut-être que le rédacteur de la chronique était un lettré de Kyôto qui avait l’intention de laisser là une « histoire véridique » (実史), selon l’historiographie chinoise. Aurait-il «  interviewé  » des protagonistes des combats, des proches de Yoriyoshi, peut-être Yoshiie lui-même ? En tous cas, il a consulté visiblement des documents officiels adressés par Yoriyoshi à la cour. Du point de vue factuel, le texte est assez sûr. Il est écrit en chinois émaillé de nombreux japonismes. Il a néanmoins un défaut : il est construit - et c’est normal - du seul point de vue de Kyôto et des partisans des Minamoto et il épouse bien des poncifs de l’époque sur les adver­ saires de la cour, considérés comme des semi-barbares. À côté de la version classique du manuscrit toujours citée, il existe un autre manuscrit, version dite sankeikaku bunkôbon, sans doute plus ancienne. Mais il faut néanmoins remarquer que cette dernière version, c’est-à-dire la plus ancienne, est moins « anti-Abe » que l’autre, la plus couramment utilisée. Dans la version « classique », les Abe sont décrits comme traîtres, autoritaires, violents. Le Mutsuwaki commence ainsi : Abe no Yoriyoshi, fils d’Abe no Tadayoshi était le chef des six cantons. Son grand père Abe no Tadayori était le chef des barbares de l’est. Yoriyoshi disposait d’un fort prestige si bien que tous les villages lui obéissaient4.

En désignant les Abe comme les chefs des six cantons (rokkagun no tsukasa

六箇群司) ou encore les chefs des villages de barbares de l’est (Tôi no sonchô 東夷村長), 3.  Mutsuwaki, éd. Kajiwara, p. 57. 4.  Mutsuwaki, éd. Kajiwara, p. 8.

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c’est-à-dire des dénominations péjoratives dans le langage de l’époque, il y a là une volonté de dévaloriser des notables qui étaient quand même des fonctionnaires reconnus par la cour. Dire également que tous les villages de la région lui obéissent est quelque peu méprisant quand on parle depuis la capitale. À la fin du texte, on compare la pacification des « Emishi » par les Minamoto aux campagnes menées en Chine pour pacifier les barbares Xiong Nu 匈奴. Ces remarques n’existent pas dans la version dite sankeikaku bunkôbon. La version la plus courante aujourd’hui du manuscrit a-t-elle été remaniée à la fin du xiie siècle pour paraître plus conforme à la tradition légendaire des Minamoto qui mériteraient ainsi leur nouveau titre décerné en 1192 de Seii taishôgun, « Grand général chargé de la pacification des barbares » ? Quoi qu’il en soit, elle relate les faits du point de vue des Minamoto et, de ce fait même, est parfois suspecte. Tous les épisodes de la guerre n’impliquant pas les Minamoto sont omis. Œuvre de propagande ? D’ailleurs, en 1189, quand Minamoto no Yoritomo, futur shôgun, abat la puissance des Fujiwara du nord et détruit Hiraizumi, il qualifie encore ses ennemis de chefs Emishi et il s’adresse à Yasuhira 泰衡 (le dernier seigneur de la lignée) en le désignant avec mépris comme le « chef des six cantons »  … Toutes les études d’anthropologie physique semblent montrer que les « Emishi » ne sont pas physiquement différents des autres Japonais de ce temps. En clair, ce ne sont pas des proto Aïnous. L’expression Emishi est purement dépré­cia­tive et ne désigne que des populations qui ne reconnaissent pas la suprématie de la Cour, en aucun cas des ethnies différentes des Japonais5. La deuxième chronique a pour nom Ôshû gosan nenki (奥州後三年記) c’est-à-dire « Annales des guerres postérieures de trois ans en Ôshu ». Le manuscrit, daté de 1347, fut composé en même temps que le rouleau du même nom. L’auteur de ce rouleau serait un moine, un certain Gen’e, mais le rouleau lui-même et le texte s’inspirent d’un autre rouleau le Gosannen ki, beaucoup plus ancien, accompagné d’une chronique qui a disparu et qui, lui, semble dater de 1171 (ce texte existait encore au xve siècle car certains témoins déclarent l’avoir eu entre les mains). Des discussions ont lieu pour savoir si le texte de 1347 est une simple copie de celui de 1171 ou une seconde édition révisée. Rédigé pour le compte des seigneurs Fujiwara du nord, il défend évidemment leur point de vue. Le texte de 1347 nous est parvenu avec des lacunes. Un spécialiste, Nonaka Tesshô, pense même que le texte originel serait antérieur à 1171 et daterait des années 1120. Il aurait été composé sans doute à Hiraizumi même, sous la direction de Kiyohira lui-même. Les épisodes vantant les mérites de Yoshiie auraient été rédigés

5.  Il faut attendre la fin du xxe siècle pour en arriver à cette conclusion. Jusqu’alors, la plupart des

études présentaient ces Emishi comme issus d’une ethnie différente de celle des Japonais, qui aurait été assimilée au cours du dernier millénaire.

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plus tard. Cette nouvelle thèse a rallié l’avis de bon nombre de spécialistes. À la diffé­ rence du Mutsuwaki, cette chronique décrit les chefs Abe et Kiyowara comme des fonctionnaires de cour et non comme des chefs de peuplades barbares. Depuis une quarantaine d’années, les programmes de fouilles archéologiques dans la région ont permis d’enrichir considérablement la compréhension du contexte de ces guerres. Ils ont d’abord permis de faire ressurgir la ville de Hiraizumi, capitale de la région au xiie siècle, que nous n’évoquerons pas vraiment ici, puisqu’elle sort de notre période. Les textes anciens font part des avancées militaires dans les territoires du nord-est de l’archipel aux viiie et ixe siècles avec l’installation de constructions appelées jô et écrites avec l’idéogramme 城. Il en va ainsi de Taga-jô 多賀城, résidence des gouverneurs envoyés dans la province de Mutsu depuis le viiie siècle (peut-être dès les années 720) et d’Akita-jô, établi en 733, résidence des gouverneurs du Dewa. On trouve aussi pour désigner ces lieux l’expression 城柵 jôsaku. En chinois, 城 désigne une citadelle, une cité entourée de murs défensifs et le terme désigne en japonais médiéval et moderne un château. De même, 城柵 jôsaku évoque un site défensif entouré de palissades ou de murailles. D’où l’idée que ces établissements seraient des forts, des fortins. Certaines sources anciennes mais postérieures les décrivent comme des sites fortifiés entourés de larges fossés et de palissades. Or les fouilles récentes ont permis de montrer qu’il n’existait aucune trace de structure défensive autour de ces établissements tous construits en plaine et que le terme de 城 qui les désigne renvoie au contraire à des sites cérémoniels ouverts (Taga-jô couvre un site d’environ 1 km2) et accessibles, où s’exerçait non pas une puissance militaire mais plutôt une puissance symbolique. En fait, le terme jô renvoie à l’idée d’un site à peu près carré ou rectangu­ laire entouré de murs (et non de hautes murailles). Ces jô seraient bien plutôt des lieux de nature politico-religieuse où s’accomplissaient des rites de soumission de la part des chefs « barbares » qui remettaient lors de cérémonies le tribut exigé par la cour. Ils renforcent cette idée désormais bien implantée parmi les historiens que l’influence culturelle et politique de la cour impériale était telle qu’elle ne nécessitait pas vraiment d’entretenir des garnisons militaires très puissantes. Une stèle érigée à Taga-jô datée de 762 (et découverte au xviie  siècle) évoque la capitale impériale japonaise (Nara) à 1500 li (lieux) et le pays des Makkatsu 靺鞨 ou Mohe (peuple toungouse, ancêtre des Sushen, qui avait réussi à unifier à peu près la Manchourie actuelle au viiie siècle et sera plus tard au cœur de l’empire Parhae, 698-926)6 à 3000 li, comme si l’éloigne­ ment extraordinaire des centres de la puissance suffisaient par eux-mêmes à en imposer.

6.  Faut-il y voir un élément de preuve indirecte des contacts possibles entre le nord-est du Japon et le continent aux confins de l’actuelle Corée du nord, de la Mandchourie et du bassin de l’Amour ?

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Pour les chefs locaux, être reconnus par les autorités de la capitale en échange du tribut leur garantissait sans doute prestige auprès des leurs. Ces lieux semblent aussi avoir été des marchés où étaient échangés les produits venus du nord, notamment des fourrures, apportés par des marchands qu’on désigne comme des Watarishima 渡嶋, peut être des habitants de l’île du nord (Hokkaido). Or à partir de l’an 1000 surgissent dans la région, et sans rapport avec les jô 城 décrits rapidement ci-dessus de nouvelles structures en terrain accidenté situées sur des hauteurs. Ces structures présentent un aspect défensif évident avec talus et fossés évoquant par certains de leurs aspects les mottes castrales de nos régions (mais sans donjon). Les archéologues ont pu montrer que les plus anciennes « mottes castrales » de tout l’archipel avaient bel et bien été construites par ces seigneurs locaux à moitié « barbares » aux alentours de 980-1000, c’est-à-dire bien plus tôt que les premières constructions castrales japonaises dont les plus anciennes, ailleurs dans l’archipel, remontent plutôt au xiiie  siècle. Ces constructions fortifiées sommaires désignées comme des tachi 館 ne s’inspirent pas des jô 城 décrits plus haut mais semblent le produit original d’une société qui se militarise. Il n’y a pas de continuité entre les deux modèles architecturaux. D’ailleurs le modèle du jô (= modèle ancien de centre dominé par des administrateurs extérieurs contrôlant plus ou moins bien le pays) cesse de fonc­tion­ner au cours de la première moitié du xie siècle au profit du modèle du tachi (notables locaux militarisés contrôlant le pays sous l’hégémonie d’une dynastie les Abe puis d’une autre les Fujiwara du nord). Les fouilles de ces tachi révèlent la présence en grande quantité de poteries brisées n’ayant servi qu’une fois, preuve d’une grande sociabilité locale à l’intérieur de ces « châteaux » d’un nouveau type. Ces construc­ tions étaient sans doute utilisées aussi comme lieux de réunion (lieux cérémoniels ?). L’autorité locale pouvait sans doute y déployer toute une symbolique. Pourquoi les seigneurs locaux éprouvent-ils le besoin de se construire ces nou­ velles résidences fortifiées ? À vrai dire, il n’existe pas d’explication convaincante sinon des tensions à vrai dire peu visibles entre chefs locaux, mais pourquoi ces tensions  ? Une hypothèse a néanmoins été avancée : celle de guerres (non directement documentées) entre les habitants de ces régions et les populations Ezo installées plus au nord dans la région d’Aomori. Ici encore l’archéologie nous est utile : des fouilles ont permis de montrer la présence de villages fortifiés parmi les Ezo de Tsugaru et les Watarishima, ces marchands pacifiques au viiie  siècle venus de Tsugaru ou de Hokkaido qui res­ semblent fort à des Vikings aux xe et xie siècles, lançant des raids meurtriers (traces de villages incendiés) obligeant les notables établis plus au sud à se défendre. Reste à com­ prendre pourquoi ces marchands seraient devenus des pillards. Les Abe ou les Kiyohara auraient utilisé dans un premier temps la force de l’État central pour s’imposer sans pour autant tout contrôler. D’où la question inévitable : et si ces notables militarisés apparus dans cette société marginale du nord de l’archipel, se bâtissant des structures castrales de nature

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défensive appelés tachi 館 avaient constitué une sorte de prototype de ce que sera plus tard la classe japonaise des guerriers  ? Et si ces hommes qui vivaient dans un univers culturel bien loin de la cour n’avaient pas constitué par la suite un modèle qui aurait ensuite été répandu ou plutôt transposé dans le reste de l’archipel, surtout dans l’est du Japon par les guerriers Minamoto, de retour dans leurs foyers à l’issue des guerres  ? Autrement dit, pour le dire de manière provocatrice, les « barbares » n’auraient-ils pas influencé les « civilisés » qui se seraient en quelque sorte acculturés à leur contact ?

a)  Le contrôle du territoire par la Cour de Heian Vers 1050, les Abe sont des notables de l’administration impériale locale, et non des chefs locaux de tribus barbares d’Emishi comme le laissent entendre la source principale qui leur est hostile. Ces populations sont parfois qualifiées par les sources de Kyôto de « populations soumises » (fushû), une manière assez méprisante de les désigner. Les Abe sont des chefs de district (gunshi), charge qu’ils tiennent de manière héréditaire sans doute en échange de leur ralliement. On ignore précisément leur origine – d’anciens chefs Emishi ralliés, d’anciens fonctionnaires de la capitale qui ont fait souche ? – et sont désignés sous le nom japonais d’Abe dans les chroniques. Il semble qu’ils aient reçu ce nom de la Cour au milieu du ixe  siècle. Depuis le viiie  siècle, il existe une tradition parmi les chefs locaux Emishi de donner leur fille en mariage aux gouverneurs venus de la capitale Nara puis Heian. Ceci permet aux chefs de renforcer leur prestige et aux gouverneurs de se faire des alliés en terre étran­gère. Sans doute eux-mêmes métissés après des mariages entre administrateurs envoyés de Kyôto et filles de chefs locaux, les Abe ou les Kiyohara sont à la tête de populations dont on ne mesure pas toujours très bien le degré d’intégration culturelle dans l’orbite japonaise mais qui sont de lointains dépendants de la cour depuis le début du ixe siècle. Or à partir de la seconde moitié du xie siècle, les fonctionnaires locaux appa­raissent tous liés aux seigneurs du cru et ne sont plus du tout des hommes originaires de la capitale. Les Minamoto sont les derniers fonctionnaires officiels envoyés par la cour. Il y a indigénisation des cadres dirigeant le pays dont le rapport avec la capitale devient de plus en plus théorique en même temps qu’ils s’approprient les modèles culturels et religieux dominants. Les grands chefs locaux se désignent eux même comme des mitachi 御館 (des « châtelains » en quelque sorte) : leur montée en puissance semble le produit d’une capacité de gouvernance supérieure. Dans le cadre du modèle de type chinois introduit par la cour japonaise, les fonctionnaires envoyés dans les provinces depuis la capitale exportent en province un type de contrôle que les locaux finissent par assimiler et même améliorer.

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b)  La création d’une idéologie guerrière Chroniques et rouleaux peints restent une source centrale pour une meilleure ap­pré­ hen­sion des mentalités qui ont alors surgi. Elles donnent un ton épique aux événements. Les féroces guerriers de l’Est se rassemblent comme les nuages quand vient la pluie, fantassins et cavaliers se comptent par milliers, les armées pourraient couvrir la plaine comme un tatami couvre le sol7. Les guerriers du Kantô, qui ont beaucoup souffert dans les combats, ont gagné la guerre sur le plan militaire mais l’ont perdu sur le plan politique. Le fils de Yoriyoshi, le jeune Yoshiie, se taille une réputation de héros au cours des combats où les guerriers du Kantô sont malmenés, sur le point d’échouer. De son cheval, Yoshiie défiait l’ennemi et tirait des flèches tel un dieu. Sans crainte de leurs lames tirées au clair, il perçait les lignes des rebelles qui l’entouraient pour reparaître tantôt sur leur gauche tantôt sur leur droite. De ses grandes flèches, il tirait sans cesse sur les troupes adverses, ne tirait jamais en vain et toujours atteignait sa cible. Il courait tel l’éclair, galopait tel le vent, son agilité égalait celle des dieux. Les barbares s’enfuyaient devant lui et nul n’osait lui faire face, criant qu’il était le fils aîné de Hachiman, le dieu de la guerre, bien plus terrifiant encore que le général Fei à l’époque des Han. Les hommes de Yoshiie s’étaient enfuis, ou bien étaient blessés ou morts. Autour de lui seuls restaient six guerriers à cheval8.

Le texte ici magnifie ce qui fut bel et bien une défaite. En fait, les troupes Minamoto souffraient du froid, de la neige épaisse et du manque de vivres qui affaiblissaient les hommes et leurs chevaux. S’il décrit les choses telles qu’elles eurent vraiment lieu, alors on peut constater que les ennemis qualifiés de « barbares » avaient quand même une belle culture classique chinoise… Au cours de ces deux épisodes guerriers, les combats furent extrêmement rudes. Ils furent l’occasion pour les conteurs du Moyen Age de rapporter mille anecdotes édifiantes sur les prouesses des môshi, les « farouches guerriers ». Sur le point d’être vaincus, les Minamoto retournèrent par deux fois la situation et, en 1087, le parti qu’ils soutenaient finit par l’emporter. Yoshiie bénéficiait alors d’une véritable aura. Ses exploits contribuèrent à la légende Minamoto qui se mit alors en place parmi les guerriers du Kantô. De retour dans leurs domaines, ces derniers se sentirent solidaires les uns des autres et racontèrent leurs exploits. Ils partageaient le plaisir de la chasse et des chevauchées, le maniement des armes, la bravoure, le sens de l’honneur.

7.  Mutsuwaki, éd. Kajiwara, p. 15. 8.  Mutsuwaki, éd. Kajiwara, p. 21.

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On trouve dans la chronique du Gosannenki cette anecdote qui permet de mieux cerner ces « hommes d’armes fameux dont nous parlent nos anciens ». Alors que le jeune Miura Tametsugu, âgé de seize ans, se jetait sur les lignes ennemies à la barrière de Kanezawa, il fut atteint d’une flèche à l’œil droit. Sans se démonter, il ajusta de son arc celui qui l’avait blessé et l’abattit d’un trait. Puis chancelant sous la douleur, il tomba à terre. Voyant la scène, Kamakura Kagemasa accourut à son côté et, en urgence, chercha à arracher la flèche. Pour ce, il appuya ses chausses en cuir sur le visage de Tametsugu pour assurer la prise, tira de toutes ses forces et parvint à arracher la flêche fichée dans l’œil du jeune guerrier. Or ce dernier, au lieu d’en savoir gré à Kagemasa, lui sauta à la figure le sabre au clair pour le tuer, lui déclarant : Mourir tué d’une flèche ennemie est le sort commun d’un homme d’armes. Mais se faire fouler aux pieds le visage par un autre, comme vous l’avez fait, m’est insupportable. Je vous tiens désormais pour mon ennemi9.

Tel était le courage des guerriers du Kantô, tel était aussi leur sens de l’honneur, ou du moins telles étaient les histoires qu’ils aimaient se raconter. Les expressions alors courantes d’« entraînement du guerrier » (bushi no narai) ou de « Voie de l’homme d’armes » (tsuwamono no michi) impliquaient la fidélité au maître, valeur qui est au cœur de la relation vassalique. La tenue de combat et notamment l’armure étaient l’objet de toutes les attentions des guerriers, notamment le chef qui devait en imposer : Le Gouverneur (Minamoto no Yoshitomo)… avait revêtu l’armure dite « Huit Dra­ gons », de père en fils transmise dans sa maison. Or bien si l’on nommait cette armure « Huit Dragons », c’est que son aïeul Hachiman-Tarô-Yoshiie, lors de la Guerre pos­ té­rieure de trois ans, afin de placer les huit ordres sous la protection de Hachimandaibosatsu, avait fait façonner d’or martelé les effigies des Huit Grands Dragons Rois, et les avaient fixées sur l’avant du casque et sur le pectoral, et c’est pourquoi on lui donna le nom de « Huit Dragons ». De ces huit armures là, celle-là était la plus précieuse­ment conservée. Et c’est pourquoi on la transmettait de fils aîné en fils aîné10.

Quant à l’habileté à l’arc, elle était essentielle. Associée à la puissance, l’arc devenait une arme redoutable. Ainsi vit-on Minamoto no Yoshiie s’entraîner au tir à l’arc : « Il avait à une branche d’arbre suspendu trois cuirasses bardées de fer et d’une flèche les avait transpercé »11. Etaient aussi enseignés la piété filiale, garantie de la solidité du 9.  D’après la chronique Ôshû go sannen ki (Chronique de la guerre postérieure de Trois ans en Ôshû). Cité par Ishii, Kamakura bushi, p. 69-70. 10.  Le Dit de Hôgen, trad. Sieffert, p. 57-58. 11.  Mutsuwaki, éd. Kajiwara, p. 53.

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groupe familial ainsi que le désintéressement, le courage, le sens de l’équité, celui de l’épargne. Des valeurs à la base de l’idéologie d’un nouveau groupe social en voie de constitution, celui des samouraïs. De retour dans leurs domaines, les guerriers racontèrent leurs exploits, firent part de leur bravoure, se construisirent une légende. Ils se sentaient solidaires les uns des autres. Ils partageaient le plaisir de la chasse et celui des chevauchées, le maniement des armes, la bravoure et la magnanimité. Là naquirent probablement les premiers éléments de ce qui deviendrait plus tard une véritable culture, la culture des guerriers, une culture différente dans ses valeurs et ses codes de la culture aristocratique de la capitale, une morale, une idéologie nouvelle. La notion de l’honneur qui émergea alors au sein d’un groupe social perçu comme très agressif, a pu apparaître à ses débuts comme une forme de « contreculture ». Cette culture guerrière, virile, s’est créée dans des combats menés contre des « po­ pula­tions mal assimilées » mais dont les chefs semblent posséder déjà une culture guerrière structurée. Plusieurs anecdotes relatives à ces guerres décrivent avec admiration non pas les guerriers du Kantô mais leurs adversaires, qui semblent se situer dans un univers mental différent. Le jeune seigneur Abe no Sadatô, âgé de treize ans seulement, est célébré comme un guerrier hors pair. Vêtu de sa cuirasse, il fonçait sur l’ennemi hors des palissades et combattait habilement et avec bravoure. Lors de l’effondrement définitif des Abe, les guerriers Minamoto pénétrèrent dans la forteresse ennemie. Ils y trouvèrent : … beaucoup de femmes très belles qui suffoquent dans la fumée de l’incendie et pleurent pour qu’on les épargne. Quand elles sortirent, on les donna aux combattants. Quand les derniers bastions de résistance cessèrent, seule restait l’épouse d’Abe no Noritô, serrant dans ses bras son fils de trois ans. Elle déclara alors à son mari : « Tu vas mourir. Comment vivrais-je sans toi ? Je partirai donc la première devant tes yeux. » Et ce disant, elle se jeta dans le vide au-dessus du ravin avec son enfant. Voilà une véritable héroïne !12

Ainsi sont évoqués dans les chroniques de l’époque les « ennemis de la Cour ». On comprend que ceux-ci ne sont pas du tout de vulgaires barbares aux moeurs à moitié sauvages mais déjà des « héros » guerriers dont on admire le courage et la détermination. Quoi qu’il en soit, la légende Minamoto commence à se mettre en place parmi les guerriers du Kantô parmi lesquels les relations de vassalité commencent à se cristalliser. Considérant que la deuxième guerre menée par Minamoto no Yoshiie avait tout d’une guerre privée, la Cour impériale estima qu’il n’était point nécessaire d’en récompenser 12.  Mutsuwaki, éd. Kajiwara, p. 51.

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les participants. De peur de perdre la face vis à vis de ses propres hommes, Yoshiie fut donc contraint de donner des récompenses à ses guerriers prises sur les biens personnels de la famille Minamoto. Cette politique était finalement très habile car elle contribua à tisser des fidélités directes parmi les guerriers du Kantô. Certains d’entre eux d’ailleurs commencèrent à recommander leurs domaines aux Minamoto. En 1091, la Cour, sentant le danger, interdit cette pratique. En devenant des seigneurs éminents de domaines, ils auraient cumulé alors une fortune foncière avec leur rôle de toryô 棟梁, de « suzerain des guerriers » à la tête d’une vassalité puissante. La montée politique de Yoshiie et de ses descendants en est certes retardée (le choc fut sans doute rude pour Yoshiie qui disparaît des chroniques avant de réapparaître, au soir de sa vie, dans les toutes dernières années du xie siècle …) mais pas brisée. Au cours de ces guerres, les Minamoto ont consolidé leur influence charismatique auprès des guerriers du Kantô. Le chef du lignage Minamoto est désormais assimilé au suzerain, à la « poutre faîtière » (tôryô) du bushidan (bandes de guerriers) des guerriers de l’Est. Mais dans la réalité sur place, c’est bien la faction victorieuse des Kiyohara devenus Fujiwara du Nord qui établit une autorité d’un nouveau type dans tout le Japon septentrional. De fait une petite mais puissante monarchie, qui tout en reconnaissant officiellement la prépondérance impériale, s’administre de manière complètement indépendante. Leur capitale Hiraizumi est avec la capitale impériale la seule « ville » du Japon au xiie siècle. Les palais créés par les seigneurs Fujiwara du nord sont des répliques des grandes demeures aristocratiques de Kyôto ou de ses environs, avec jardins, étangs artificiels et lieux d’agrément. Le grand complexe religieux du Chûsonji à Hiraizumi est conçu au xiie siècle comme l’un des grands centres religieux du bouddhisme Tendai et se voulait l’égal dans le nord du pays des grands monastères de la capitale. Ces guerres de la seconde moitié du xie siècle sont donc un élément central pour comprendre le passage de la période ancienne à la période médiévale dans le Nord-est du pays ainsi que dans le Kantô. Jusque dans les années 1970-1980, on s’est en effet surtout focalisé sur le rôle des Minamoto au sein de ces guerres, sans doute parce que ce sont les Minamoto qui ont fondé le nouveau régime shogunal un  siècle plus tard (et que la principale chronique se fait le porte-parole de l’histoire de ce clan). Les nouvelles recherches contredisent l’idée que les Abe ou les Kiyohara auraient joué des rôles secondaires dans cette histoire. Au contraire même. La seconde moitié du xie siècle serait un moment crucial dans l’émergence de nouvelles formes de domination politique s’émancipant du schéma antique et ces formes sont sans doute nées autour de la Koromo au xie siècle. Pierre François Souyri Université de Genève

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Bibliographie Mutsuwaki, éd. Kajiwara M., Tokyo, 2006. Le dit de Hôgen, le dit de Heiji : le cycle épique des Taïra et des Minamoto, trad. R. Sieffert, Paris, 1988 (Les Œuvres capitales de la littérature japonaise). Shôji H., Henkyô no sôran [Les conflits sur les marges], Tokyo, 1977. Ishii S., Kamakura bushi no jitsuzô, kassen to kurashi no okite [La véritable image des guerriers de Kamakura, Guerre et vie quotidienne], Tokyo, 1987 (Heibonsha sensho, 108). P. Varley, Warriors of Japan, As Portrayed in the War Tales, Honolulu, 1994. Chûseibushidan no jiko ninshiki [La conscience de soi chez les hordes de guerriers au Moyen Age], éd. Irumada N., Tokyo, 1998. Kudô M., Hiraizumi he no michi [Les Chemins vers Hiraizumi], Tokyo, 2005. Zenkunen Gosannen kassen, 11 seiki no shiro to yakata [Les guerres de Neuf ans et les guerres de Trois ans, châteaux et forts au xie siècle], éd. Irumada N. et Sakai H., Yokote-shi, 2011. Seki Y., Bushi no tanjo [la naissance des guerriers], Tokyo, 2013. Rekishi to bungaku [Histoire et littérature], Kawagoe, 2014. Zenkunen Gosannen kassen, tsuwamono no jidai [Les guerres de Neuf ans et les guerres de Trois ans, l’époque des hommes d’armes], éd. Higuchi T., Yoshikawa, 2016.

AUTOUR DE L’AN 1000 : LES KHITAN, PIVOT GÉOPOLITIQUE ET CULTUREL DE L’ASIE ORIENTALE Pierre Marsone Les Khitan, appelés en chinois Qidan (契丹), sont un peuple quasiment inconnu en Occident. Pour les Chinois eux-mêmes, ce nom ne rappelle en général que de vagues souvenirs d’école. Si l’on dit à des étudiants chinois que c’est probablement grâce aux Khitan que leur capitale nationale est Pékin, la grande majorité d’entre eux ouvrent des yeux ronds, les autres baissant les yeux pour pianoter sur leur téléphone et vérifier si ce qu’on leur raconte est fondé. Ce sont en effet les Khitan qui ont élevé l’actuelle Pékin au rang de capitale secondaire, et leurs successeurs les Jurchen (Empire Jin, 1115-1234) qui lui ont donné le statut de capitale nationale qu’elle conserve jusqu’à aujourd’hui. Les Occidentaux ne sont pas moins surpris quand on leur rappelle que « chinois » se dit en russe « khitan » (kitayskiy), que lorsque Marco Polo va dans l’Empire mongol, vers 1275, il parle de Cathay, c’est-à-dire « Khitan », alors que l’Empire khitan proprement dit a disparu depuis cent cinquante ans, et que même sa survivance en Asie centrale chez les Qara Khitai (Khitan de l’Ouest)1 a été supprimée par les Mongols depuis plusieurs décennies. Ce seul phénomène est déjà une indication significative de la place qu’a occupée cet empire, et ce, coïncidence de l’histoire, justement autour de l’an 1000. Les pages qui suivent évoquent, dans leurs grandes lignes, les raisons pour lesquelles « l’Empire central des Grands Khitan », comme il se nommait lui-même, peut à juste titre être considéré comme le pivot de l’Asie orientale à cette époque.

1.  À propos des Qara Khitai, on peut toujours consulter avec profit la présentation qu’en donna à la fin du xixe s. Émile V. Bretschneider, correspondant russe de l’Académie des inscriptions et belleslettres, dans ses Mediaeval Researches, p. 208-235.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 39-55.

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I.  La « pré-histoire » des Khitan (345-907) Les origines historiques Les Khitan sont un peuple nomade qui se déplaçait annuellement dans le nord-est (Dongbei) de la Chine actuelle, sur un territoire actuellement partagé entre le nordest de la Mongolie Intérieure, le nord du Liaoning et l’ouest de la province du Jilin. L’empire du clan Yelü (耶律), qui nous intéresse ici, ne fut fondé qu’en 907, mais l’histoire du peuple khitan remonte bien plus loin dans les annales et comporte deux périodes précédentes qui pourraient prétendre au titre d’empire si elles étaient mieux connues. Le nom des Khitan apparaît pour la première fois dans le Livre de la dynastie Wei (Weishu 魏書), achevé en 554. Mais c’est l’Histoire [des dynasties] du Nord (Beishi 北 史), achevée en 659, qui donne l’indication la plus reculée sur les Khitan en plaçant leur entrée dans l’histoire chinoise en 345. Cette année-là, les Khitan et leurs cousins les [Kumo] Xi (庫莫奚) sont vaincus par les Xianbei (鮮卑) dans l’est de l’actuelle Mongolie et se réfugient dans la région où on les retrouve au xe siècle. Avec leurs alliés Xi, ils durent opérer des razzias chez leurs voisins – un phénomène qui n’est pas rare dans la steppe – puisque quelques décennies plus tard, en 388, les souverains des Wei du Nord (北魏 385-534) Tuoba Gui (拓跋珪) et des Yan Postérieurs (後燕, 384-407) Murong Chui (慕容垂) leur infligent une sévère correction. En 407, Feng Ba (馮跋), le fondateur des Yan du Nord (北燕, 407-436), défait à nouveau les Khitan et les Xi et donne à ceux de leurs chefs qui voulurent bien se rallier à lui le titre de « Rois ralliés au bien », Guishan wang (歸善王). C’est vraisemblablement à partir de ce moment que des Khitan commencèrent à apporter le tribut aux souverains Tabghach (Tuoba 拓跋), d’origine turque, de la dynastie des Wei du Nord. Le premier tribut du « pays des Khitan » est attesté en 437. Consistant en chevaux de prix, pelleteries rayées ou peaux de léopard, il se poursuit durant un siècle. Alliés des Rouran (Avars ?) entre 500 et 550, les Khitan entretiennent des relations tant avec les Turks Occidentaux (552-657) qui dominent l’actuelle Mongolie, qu’avec la Chine des Sui (隋 581-618).

Les Khitan à l’époque des Tang : le clan Dahe Durant la décennie qui suit la création de la dynastie Tang (618), divers groupes de Khitan se rallient successivement à la nouvelle dynastie chinoise. Le clan Dahe (大賀), dirigé par Kuge (窟哥), rassemble un nombre conséquent des tribus de ce peuple encore morcelé. Kuge reçoit un titre de la cour des Tang et associe ses troupes à celles de la Chine pour faire de la Corée un royaume vassal de la Chine. Le vacillement de la dynastie Tang interrompue par le règne de l’impératrice Wu Zetian (武則天, 690-705)

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et la pression abusive exercée sur les Khitan par le gouverneur de Yingzhou (營州, act. Chaoyang) incitent ces derniers à se lancer en 696 dans une révolte qui fit couler beaucoup de sang. Le Khitan Li Jinzhong (李盡忠), du clan Dahe, prend le titre d’« Empereur suprême » (Wushang kehan 無上可汗), tentant ainsi de créer un premier empire. Cet empire fut toutefois nominal et éphémère. Li Jinzhong et son général Sun Wanrong (孫萬榮) sont finalement réprimés en trois ans, mais l’impératrice Wu Zetian dut toutefois, pour cela, entreprendre pas moins de trois campagnes militaires de très grande ampleur. Les Khitan s’allient ensuite aux Turks, et leurs quelques tentatives de ralliement à la Chine à partir de 714 n’aboutissent pas.

Les Khitan à l’époque des Tang : la dynastie Yaonian Entre 730 et 745, alors que le Second khaganat turk s’effondre, les Khitan créent un empire, celui de la dynastie Yaonian (遙輦, *Yulrin), et se rallient aux Ouïghours qui viennent de prendre, pour cent ans, le contrôle de l’actuelle Mongolie. En 842, attaqués par les Kirghizes, les Ouïghours fuient la Mongolie et s’établissent dans l’actuelle région du Xinjiang en Chine. Les Khitan, alors dirigés par Qushu (屈戍), empereur Yelan kehan (耶蘭可汗), se tournent à nouveau vers la dynastie Tang déclinante. Cette dy­ nas­tie Yaonian est très mal connue. La succession même de ses empereurs, telle qu’elle est succinctement évoquée dans les sources chinoises, demande à être discutée et corrigée. Il convient toutefois de l’évoquer brièvement pour comprendre le contexte de l’émergence l’Empire khitan des Yelü. Les empereurs Yaonian ont été mis au pouvoir de façon stable en 735 par Singen Niar (Nieli 涅里 en chinois), l’homme fort de l’armée khitan qui, pour des raisons inconnues, ne put prendre lui-même le pouvoir mais plaça sur le trône Dinian Zuli (迪輦組里), empereur Zuwu kehan (阻午可汗). La légitimité de gouvernement de Zuwu kehan fut reconnue par les Tang qui lui donnèrent le nom de Li Huaixiu (李懷秀). Pendant 170 ans, les empereurs Yaonian se succédèrent de père en fils, tandis que dans le même temps les premiers ministres, de la lignée de Niar, se succédaient aussi de la même façon. Le gouvernement de la dynastie Yaonian était donc constitué de deux lignées parallèles, celle de l’empereur et celle du premier ministre. Les détails du fonctionnement de ce système sont inconnus mais cet équilibre des pouvoirs et des fonctions se perpétua apparemment sans incident pendant 170 ans. Vers la fin du ixe siècle, durant les dernières décennies de la dynastie Tang, le pouvoir central n’exerce quasiment plus de contrôle sur les régions dans lesquelles les com­mis­ saires impériaux règnent en maîtres, se succédant souvent, eux aussi, de père en fils. Le gouverneur de Lulong, Liu Rengong (劉仁恭), partage sa frontière avec le peuple de la steppe. Pour ré­pondre, selon les sources chinoises, aux razzias des Khitan, Liu Rengong incendie à plusieurs reprises leurs pâturages, décimant leurs troupeaux de chevaux et touchant ainsi au cœur l’économie du peuple nomade. Les tribus sont exaspérées,

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le crédit de l’empereur Hendejin kehan (痕德菫可汗) et de sa dynastie Yaonian est sérieusement entamé, les temps sont mûrs pour que se lève un homme providentiel.

II.  L’Empire khitan des Yelü (Liao) L’avènement d’Abaoji et la fondation de l’empire Or l’homme providentiel existe. En 901, Abocin Corji du clan Yälut, connu dans les sources chinoises sous le nom de Yelü Abaoji (耶律阿保機), devient premier ministre. Cinq ans plus tard, selon la version officielle, les Khitan auraient enfin réalisé l’idéal confucéen connu depuis la Chine antique mais jamais appliqué dans les faits : le sage empereur mourant abdique en faveur non de son fils mais de son ministre le plus compétent pour la charge. Ainsi, l’Histoire des Liao affirme que l’empereur Hendejin mourant abdique en faveur de son premier ministre Abaoji qui arrive au pouvoir et fonde la dynastie Yelü. On peut toutefois préciser que, quand on examine de plus près les quelques informations qui ont été conservées, non seulement il n’est pas sûr que Hendejin soit effectivement mort à ce moment, mais surtout le moteur de cet événement n’est pas aussi philosophique qu’il semble l’être. D’une part, depuis plusieurs années, le premier ministre Abaoji, en excellent stratège, s’était considérablement enrichi en déportant des Chinois Han du nord de la Chine et en leur faisant construire dans la steppe la ville de Longhuazhou (龍化州), ce qui lui assurait, au milieu des populations nomades, une assise économique de poids. D’autre part, un sinistre banquet auquel Abaoji invita tous les chefs Khitan et lors duquel tous ceux qui étaient susceptibles de s’opposer à lui furent assassinés, pourrait bien avoir eu lieu en 905, l’année précédant l’abdication de Hendejin. Il ne fait pas de doute que cet événement put aider le vieil empereur, face à ce qui ressemblait à un coup d’État, à opter pour la voie philosophique. En 907, Abaoji se proclame empereur en même temps que l’empire Tang disparaît. Le nouveau souverain n’a cependant ni l’ambition ni les moyens de conquérir la Chine. Il n’en a pas les moyens car il doit d’abord asseoir son pouvoir chez lui, dans sa propre famille. Les Khitan ne sont pas habitués, du moins en théorie, au pouvoir perpétuel. Un chef doit savoir remettre son pouvoir en jeu tous les trois ans lors d’assemblées des anciens qu’on assimile aux quriltai mongoles. Quand les frères d’Abaoji comprennent que leur aîné ne se conformera plus à cette tradition, ils fomentent des révoltes que le nouveau souverain doit esquiver et réprimer pendant sept ans. La situation enfin stabilisée, Abaoji, voulant être légitimé par la Chine comme par la Steppe, fait en 916 une cérémonie d’accession au trône dans un style chinois et prend, comme les souverains chinois, un nom d’ère de règne, Shence (神冊), « Investiture par les dieux ». L’Empire khitan est né. Avec sa double identité, khitan et sinisée, il peut prétendre à dominer la Chine comme la Steppe. Le souverain khitan n’a toutefois pas la même mentalité que Gengis khan qui, estimant avoir reçu le décret céleste, considérera que

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le ciel lui a donné le monde entier dont il ne lui reste plus qu’à prendre possession. À la différence du Mongol, le Khitan n’exprime jamais le projet de posséder toute la terre sous le ciel. Se doter d’un territoire raisonnable et, de là, dominer sur les voisins qui l’entourent, lui suffit. Sans faire un exposé exhaustif des deux cents ans de l’histoire de l’empire des Khitan Yelü, il est possible de relever les éléments qui font des Khitan – même s’ils n’eurent jamais conscience de passer l’an 1000 – le pivot stratégique de l’Asie orientale au tournant du deuxième millénaire.

Les Khitan maîtres du jeu en Asie orientale La réflexion sur la dimension de pivot stratégique de l’Empire khitan est d’autant plus importante que les remarques auxquelles elle mène peuvent être réellement novatrices. Jusqu’à aujourd’hui en effet, l’histoire de l’Asie orientale a dépendu exclusivement des sources chinoises, et donc de l’historiographie de l’Empire du Milieu qui donne nécessairement une vision partiale des événements et des rapports de forces. Dans cette perspective, l’histoire conventionnelle du siècle qui précède et de celui qui suit l’an 1000 laisse apparaître une carte de l’Asie orientale constituée des quelques États marginaux, peu développés et sans grand intérêt, orbitant autour d’une Chine d’abord divisée en Cinq dynasties au nord et Dix royaumes au sud (Wudai Shiguo 五代十國, 907-960), puis unifiée autour de la dynastie des Song du Nord (北宋, 960-1125) qui voit l’émergence d’une bourgeoisie, d’un système d’examens de recrutement des mandarins à peu près fonctionnel, et de l’imprimerie. À la vue de ce tableau, les souverains de la dynastie Song apparaissent comme les maîtres du jeu en Asie orientale. Or il n’en est rien. Tout au long du xe siècle, l’empire Khitan avance les pions qui lui donnent, au passage de l’an 1000, une position prépondérante. Le processus qui mène à cette hégémonie est long. En 916, Abaoji n’est que le pivot de sa famille et de son peuple. En dehors de cela, il est inexistant mais il a des projets bien arrêtés. Pendant les huit ans suivants, il s’assure le contrôle des tribus voisines. Puis en 924, deux ans avant sa mort, il lance un appel solennel aux armes et annonce, en les présentant comme une mission divine, deux conquêtes qu’il doit achever avant son ascension au ciel2. De fait, il remplit en deux ans ces deux objectifs avant de mourir. 2.  « Le Ciel d’en-haut nous regarde, ses bienfaits s’étendent au peuple grouillant. Un saint souverain, roi de lumière, se rencontre une fois tous les dix mille ans. D’en-haut, j’ai reçu le Mandat du Ciel, en-bas je dirige la foule des êtres. Dans chaque campagne militaire, je sers la volonté du Ciel. Ainsi toute stratégie m’appartient, je prends ou je laisse comme un dieu. […] Mon élévation comme ma descente sont fixées dans le temps, [mon] départ comme [mon] arrivée dépendent de moi. Ayant bien prévu le moment solennel, j’ai comme un contrat envers les dieux et les hommes. Les rois des pays peuvent-ils transformer leurs pauvres os ? Dans trois ans, en l’année bingxu, au moment du début de l’automne, je m’en retournerai sûrement. Mais je n’ai pas encore achevé deux choses ; comment pourrais-je manquer au désir sincère de mon Parent [le Ciel] ? Le temps est compté. La loi martiale arrive immédiatement. » (Liaoshi, p. 19).

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Sa priorité n’est pas le territoire chinois, pourtant divisé et affaibli après la chute des Tang. La première année, il détruit et soumet, à l’est, l’État de Bohai (渤海), et durant la seconde, il étend ses conquêtes en Mongolie jusqu’à l’Orkhon et aux monts Ötüken, les monts sacrés des populations turques. L’État de Bohai, créé au milieu de la dynastie Tang, au même moment que la dynastie Yaonian, s’étendait, à l’est, du nord de la Corée jusqu’à la Sibérie, du bassin du fleuve Yalujiang à celui du fleuve Amour. La prise de Bohai, qui incluait des populations jurchen, assurait à Abaoji le contrôle, jusqu’à la côte du Pacifique, de tous les territoires à l’est qui pouvaient l’intéresser. Quant à la conquête des monts Ötüken, elle lui garantissait à l’ouest le contrôle de la steppe et une ascendance morale sur tous les peuples turcs. Ce qui pouvait apparaître en 916 comme un empire nominal était devenu en 926 un empire réel et prestigieux.

Fig. 1  –  Carte de l’Asie orientale au xie siècle.

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Une dynastie vassale éphémère : les Jin Postérieurs L’Empire khitan doit désormais régler un problème de taille : gérer sa relation, autant que possible en position de domination, avec son immense voisin du sud, la Chine. Entre 923 et 936, c’est la dynastie des Tang Postérieurs qui règne sur le nord de la Chine. Pendant les trois premières années, soit jusqu’à la mort d’Abaoji, l’Empire khitan et les Tang Postérieurs entretiennent des relations cordiales. Dès la mort d’Abaoji, l’impératrice douairière Chunqin déploie toute la stratégie et la violence nécessaires pour écarter de la succession son fils aîné, Yelü Bei (倍), jugé trop littéraire, et mettre sur le trône son deuxième fils, Yelü Deguang (德光), au caractère plus martial. C’est l’empereur Taizong, qui règne vingt ans (927-947). La stratégie qu’adopte Taizong n’est pas celle de la conquête, mais celle du renversement des Tang Postérieurs pour mettre en place une dynastie qui lui soit soumise. En 936, les Khitan soutiennent le chef des armées des Tang Postérieurs (923-936) qui renverse son souverain et établit à Kaifeng la dynastie des Jin Postérieurs (936-947). Une relation inégale, de père à fils, s’instaure entre ces deux fils du Ciel que sont l’empereur khitan et l’empereur des Jin. La Chine du Nord, vassale des Khitan, cède alors à son suzerain le précieux secteur des « Seize préfectures » entre les actuelles villes de Pékin et de Datong, une région riche et peuplée de Chinois, que les Song du Nord (960-1127) seront toujours traumatisés de ne pas arriver à récupérer. En 938, trente ans après qu’Abaoji s’est proclamé empereur dans la steppe, les Khitan sont sur des centaines, voire sur des milliers de kilomètres, les maîtres ou les suzerains de tous leurs voisins. Il est cependant trop tôt pour crier victoire car la situation du côté chinois n’est pas stabilisée. Quatre ans plus tard, le souverain des Jin Postérieurs meurt et son fils n’a aucunement l’intention de rester soumis aux Khitan. Après quelques années de tensions, l’empereur Taizong lance un Blitzkrieg et, en 947, il traverse la Chine du Nord pour aller dévaster la capitale Kaifeng. Mais devant la résistance chinoise, il ne s’acharne pas à rester dans un pays qu’il n’a pas réellement l’intention de conquérir. Il retire ses troupes et meurt de maladie sur le chemin du retour. Les Khitan gardent les Seize préfectures mais treize ans plus tard, les Song arrivent au pouvoir et réunifient la Chine du Nord et la Chine du Sud.

L’épreuve de force avec les Song et le traité de Chanyuan En 960 s’ouvrent quarante-cinq années de tension entre les Khitan et les Song, avec des années de paix mais aussi des années de guerre intense. Les Song veulent à tout prix, pour parfaire la réunification de la Chine, récupérer les Seize préfectures chinoises cédées aux Khitan par les Jin Postérieurs. Mais c’est en vain. Les immenses armées qu’ils sont capables de réunir ne viennent jamais à bout des Khitan. La faiblesse permanente de l’armée des Song du Nord est difficilement compréhensible. L’explication la plus communément donnée est que les Song craignaient de répéter l’expérience des Tang

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chez lesquels la puissance des gouverneurs militaires avait provoqué la création de fiefs et la paralysie du pouvoir central. Pour cette raison, ils favorisèrent le civil aux dépens du militaire. Le résultat est patent. L’empire des Song, déjà fort de centaines de millions d’habitants, n’est pas capable d’imposer sa loi à un empire des Khitan cent fois moins peuplé. À la même époque, la Corée (Koryo,  918-1392) qui s’était, dans un premier temps, tournée vers les Song pour être leur vassal, constate également l’impuissance des Song à la soutenir. En 994, elle fait allégeance aux Khitan et adopte leur calendrier. Après une décennie marquée en Europe par le passage de l’an 1000, les Song signent en 1005 avec les Khitan le traité de paix de Chanyuan (澶淵). Dans ce traité apparemment égalitaire, les deux fils du Ciel affirment être frères. Pourtant l’accord comporte une clause humiliante pour les Song : ceux-ci doivent chaque année verser aux Khitan une quantité conséquente de 100 000 lingots d’argent et de 200 000 pièces de soie. Et le détail le plus humiliant est que cette somme d’argent est destinée à financer l’entretien, par l’armée et les autorités khitan, des Seize préfectures que les Song ne demandent qu’à reprendre mais que les Khitan veulent conserver. Pour parachever ce tableau, on doit encore préciser qu’à la même époque se forme, à l’ouest de la boucle du fleuve Jaune, dans les provinces actuelles du Ningxia et du Gansu, le royaume des Tangoutes, aussi appelé Xi Xia (西夏), qui perdurera jusqu’à la conquête mongole. Ce royaume, qui possède une écriture et une civilisation bien différentes des Khitan et des Song, rompt avec les Song pour se placer en 986 sous la suzeraineté des Khitan qui donnent à ses rois leur investiture. Ainsi, durant la décennie qui entoure l’an 1000, les Khitan sont les maîtres directs ou les suzerains de tous les peuples de l’Asie orientale continentale, à l’exception de la Chine avec laquelle ils entretiennent un rapport d’égalité du point de vue protocolaire, mais à leur avantage sur le plan financier (le paiement des Song est d’ailleurs augmenté de près de 50% en 1042). Cette situation, qui fait véritablement d’eux le pivot stratégique de l’Asie orientale, est stable et dure plus d’un siècle.

III. Les Khitan innovateurs Le rôle clé qu’ont joué les Khitan autour de l’an 1000 ne se limite pas à une domination stratégique et diplomatique. Il s’étend aussi aux domaines administratif et culturel dans lesquels les Khitan firent des innovations que l’on peut sans exagérer qualifier d’historiques. Les innovations artistiques ressortissant, par définition, à l’histoire de l’art qui exige des compétences spécifiques, nous ne les traiterons pas ici. On signalera toutefois que, selon tous les commentaires autorisés, les Khitan ont, en peinture comme en poésie, repris globalement l’héritage de la Chine des Tang. Ce sujet mériterait d’être approfondi. En effet, les Khitan ont eux-mêmes enrichi l’art des Sui et des Tang par les productions de certains artistes Khitan passés à la Chine et qui étaient

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des experts reconnus, en particulier pour la peinture de chevaux. C’est déjà le cas aux vie-viie siècle de Yang le Khitan (Yang Qidan 楊契丹) dont le moine Yancong (彦琮) fait l’éloge dans un poème et que grand poète chinois Du Fu (杜甫) considère comme une référence3. Au début du ixe s., à la fondation de l’empire, Hu Gui (胡瓌) ou Yelü Bei, le propre fils aîné d’Abaoji, en exil chez les Tang Postérieurs, furent des artistes reconnus en Chine du Nord. Dans les peintures murales des tombes de l’aristocratie, les Khitan reprirent, dès les premières années de l’empire, des techniques probablement chinoises mais exprimant des thèmes spécifiques de leur culture, ce qui est attesté en 923 par les peintures murales d’une tombe de Baoshan en Mongolie Intérieure. Dans le domaine de la poterie, si les Khitan reprirent bien, en général, les motifs en trois couleurs des Tang (sancai 三彩), ils manifestèrent aussi leur capacité à innover par des motifs plus sobres, ou par les fameuses « gourdes à crête de coq » (jiguanhu 雞冠壺).

Fig. 2  –  Gourde khitan « à crête de coq ». 3. Yancong, dans le Hou Hualu 後畫錄 [Suite du Catalogue des peintures] composé en 635, fait l’éloge de la force qui ressort des peintures de « Yang le Khitan des Sui » (隋參軍楊契丹六法頗該, 殊豐骨氣). Dans un poème (奉先劉少府新畫山水障歌), Du Fu dit que la peinture du fonctionnaire Liu qu’il admire dépasse encore largement celle des grands artistes comme Qi Yue, Zheng Qian et même « Yang le Khitan » (豈但祁岳與鄭虔, 筆跡遠過楊契丹).

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Un pays, deux systèmes C’est dans le domaine de l’administration que les Khitan firent une de leurs in­no­ va­tions majeures. Une première originalité est qu’ils créèrent cinq capitales, comme le royaume de Bohai l’avait fait avant eux. Leur objectif n’était toutefois pas idéologique mais plutôt pratique, et semble avoir répondu à des besoins administratifs. Ainsi la création de ces capitales fut très progressive. La cinquième, celle de l’Ouest, ne fut créée que 130 ans après la fondation de l’empire. Chaque capitale possédait un gouvernement régional et était dirigée par un vice-roi (liushou 留守). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’empereur ne résidait dans aucune des capitales, pas même la capitale Suprême (Shangjing 上京). Jusqu’à la fin des 217 ans que dura l’empire, le souverain et les clans qui lui étaient liés vivaient dans leurs campements, conservant fidèle­ment la tradition d’une nomadisation régulière. Si l’empereur entrait dans une capitale, ce n’était que pour la visiter, en bon chef d’État, ou pour célébrer des rites à ses ancêtres dont les statues étaient conservées dans des salles consacrées à leur culte. Une innovation administrative des Khitan encore plus intéressante est l’instauration de deux systèmes administratifs concomitants. En trente ans, l’empire tribal se trouve dans la nécessité de gérer des populations qui, du point de vue démographique, le dépassent certainement de façon considérable. Les deux principaux facteurs d’agrégation de cette population sont, d’une part, la déportation de populations chinoises installées en pays khitan pour qu’elles y construisent des « villes chinoises » (hancheng 漢城), et, d’autre part, l’obtention soudaine des dizaines de millions de Chinois qui peuplaient le secteur des Seize préfectures. Le système administratif millénaire de la Chine sédentaire était inapplicable tel quel à l’ensemble des tribus souvent nomades, et inversement le système nomade était inadaptable au monde chinois. Les Khitan décidèrent donc de créer simultanément deux administrations complètes, celle du Nord pour les tribus, celle du Sud pour les Chinois. Cette distinction Nord/Sud semble à première vue découler de considérations géographiques, les tribus étant globalement situées au nord et les populations chinoises au sud. Or ce n’est probablement pas cette raison qui justifia une telle distinction pour les Khitan, car ceux-ci considéraient que l’empereur ne règne pas assis face au sud, comme l’empereur chinois, mais tourné vers l’est qui est la direction de référence. Quand l’empereur est tourné vers l’est, il a le nord sur sa gauche et le sud sur sa droite, et chez les Khitan la gauche prévaut sur la droite. L’administration du Nord est donc celle de gauche, qui prévaut en dignité. Tout au long de l’histoire de l’Empire khitan, les deux systèmes fonctionnèrent de façon parallèle, sans qu’il fût jamais question de les unifier, ce qui manifeste la vitalité et la stabilité de l’identité ethnique khitan.

Une langue, deux écritures Une autre grande innovation administrative des Khitan fait de cet empire le pivot non seulement stratégique mais aussi culturel de l’Asie orientale. Avec son génie parfois

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inexpliqué, Abaoji fit créer en l’espace de cinq ans deux écritures pour écrire la langue khitan. La civilisation khitan semble bien être la seule à avoir créé dès sa fondation deux écritures totalement différentes qui continuèrent toujours d’être employées sans que l’une phagocyte l’autre et sans qu’il soit possible de distinguer l’emploi qui pourrait être spécifique à chaque écriture. Ces deux écritures sont appelées « grande écriture khitan » (契丹大字) et « petite écriture khitan » (契丹小字)4.

La  « grande  écriture » La « grande écriture khitan » fut commandée par Abaoji au 1er mois de 920 et son élaboration fut confiée à Yelü Tulübu (突呂不), un grand chef militaire qui accéda au titre très prestigieux de yuyue (于越), et à Yelü Lubugu (魯不古, 898-952), un autre membre du clan impérial. Les deux hommes s’acquittèrent de leur mission en neuf mois et l’écriture fut immédiatement promulguée.

Fig. 3  –  Caractères en grande écriture khitan, avec éventuellement à leur droite leur équivalent chinois. 4.  Pour une bonne introduction aux écritures khitan, on consultera l’ouvrage de Daniel Kane, The Khitan Language and Script. Quoique, actuellement, la petite écriture ne soit déchiffrée qu’à 30 % et la grande à moins de 10 % seulement, l’auteur a réussi à donner un exposé remarquable, clair et pédagogique, des bases du khitan, de ses écritures et de son vocabulaire.

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La grande écriture khitan ressemble à l’écriture chinoise. Une personne ne connais­ sant pas le chinois s’y méprendrait. Mais les caractères de la grande écriture khitan sont plus simples que les caractères chinois et sont en moyenne composés d’un nombre de traits nettement inférieur. Le ductus est le même que dans l’écriture des Han et seuls quelques caractères de base sont identiques en khitan et en chinois. Il n’existe toutefois pas de règle absolue. « Mois » ou « jour » s’écrivent de la même façon, mais ce n’est pas le cas d’« année » dont la graphie ne ressemble à aucun caractère chinois. Les chiffres également sont identiques en grande écriture khitan et en chinois. Toutefois, dans leur immense majorité, les 1200 caractères de la grande écriture khitan sont illisibles pour les Chinois. Ils présentent d’ailleurs des différences structurelles. Ils ne sont jamais composés d’un élément sémantique joint à un élément phonétique, comme c’est le cas de la majorité des caractères chinois. D’autre part, un très grand nombre de ces caractères sont strictement phonétiques, ce qui était nécessaire pour écrire une langue altaïque si différente du chinois.

La  « petite  écriture » L’inadaptation des caractères chinois à l’écriture du khitan motiva certainement, en partie, la création d’une autre écriture, celle des petits caractères. Dès 925, alors que la grande écriture n’était en usage que depuis quatre ans, un des frères cadets d’Abaoji, Diela (迭剌), revient d’une mission durant laquelle il avait raccompagné des ambassadeurs ouïghours pendant vingt jours. Les textes disent que pendant ce très court laps de temps « il avait appris leur langue et leur écriture », et que suite à cela il créa une nouvelle écriture. C’est la « petite écriture » khitan, qui comporte environ quatre cents signes graphiques. Elle diffère totalement de la grande écriture. Le ductus des traits reste chinois et certains signes sont logographiques, mais plus aucun caractère n’est sémantiquement ou phonétiquement identique au chinois. Dans la petite écriture khitan, l’immense majorité des caractères sont phonétiques, et ils se combinent dans un même carré imaginaire pour former des mots complets, ce qui n’était pas le cas des éléments phonétiques de la grande écriture khitan. Ainsi, même quand la petite écriture reprend un caractère chinois, c’est avec un sens et une prononciation différents. Le caractère apparemment chinois 主 (zhu, « maître ») correspond phonétiquement et sémantiquement, en petite écriture khitan, au caractère chinois 皇 (huang, « impérial »). Cette volonté manifeste de ne plus utiliser aucun caractère commun avec la Chine montre qu’au-delà de la dimension purement pratique, la conception et la promulgation de la petite écriture khitan revêtirent très probablement une dimension politique. L’Empire khitan voulait, en même temps qu’une « grande » écriture « sino-khitan », une « petite » écriture pure­ ment khitan, et cette dernière était utilisée, même dans les dernières années de l’empire, pour rédiger les inscriptions funéraires des empereurs et des impératrices. Tout porte

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Fig. 4  –  Exemple de texte en petite écriture khitan, avec équivalent en chinois sur le bord droit de chaque colonne.

donc à considérer que la promulgation de la petite écriture khitan n’avait pas seulement un but pratique par son caractère phonétique, mais qu’elle résultait d’une intention claire de marquer une indépendance totale par rapport à la civilisation chinoise.

Les écritures : héritage et innovation La question demeure de définir quel peut bien être le rapport entre la petite écriture khitan et la langue des Ouïghours que Diela apprit en vingt jours. Malgré ce que dit le texte, Diela n’a certainement pas appris « la langue et l’écriture » des Ouïghours en vingt jours.5 Tout au plus a-t-il pu, dans ce court laps de temps, connaître le petit corpus des runes turques que les Ouïghours utilisaient. Mais cela ne résout pas la question du rapport entre les runes turques et la petite écriture khitan qui n’ont graphiquement rien en commun. Le déchiffrement progressant de la petite écriture khitan permet de constater que, pour écrire une même consonne, plusieurs signes différents pouvaient être utilisés. Il devait exister, d’une part, une certaine latitude qui permettait d’écrire 5.  相從二旬,能習其言與書,因制契丹小字 (Liaoshi, p. 964).

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une même consonne avec deux signes considérés comme équivalents car on trouve des variantes d’écriture pour certaines lettres d’un même mot. Mais cela n’explique pas toutes les variantes de consonnes. Or on sait que le khitan connaissait l’harmonie vocalique, et d’autre part que les runes turques ont pour chaque consonne deux façons différentes de l’écrire selon que l’harmonie vocalique dans laquelle elle se trouve est ouverte ou fermée. Ainsi, le seul emprunt pertinent que les Khitan purent faire à « l’écriture ouïghoure » était d’adopter le principe d’une écriture phonétique qui tienne compte de l’harmonie vocalique. L’utilité de différencier les consonnes en fonction de l’harmonie vocalique est d’autant plus évidente que visiblement les Khitan n’écrivaient que les voyelles longues ou les semi-voyelles. La consonne différenciée permettait donc souvent de suggérer la voyelle qui la suivait, ou même celle qui la précédait. C’est pour cela qu’un signe dont on connaît la valeur [t] peut, selon les contextes, être transcrit [at] ou [ta]. De même, le caractère 伏 se prononce ni ou na en début de mot, mais in ou en à la fin. Les écritures khitan, au-delà de leur originalité manifeste, peuvent donc être aussi considérées en partie comme héritières des écritures chinoise et turque. Mais en même temps, elles sont innovatrices. L’empire Jin 金 (1115-1234) des Jurchen, qui succéda aux Khitan, créa également sa grande et sa petite écriture, la première ressemblant, comme la grande écriture khitan, à du chinois, et la seconde – quoiqu’il n’en reste presque aucune trace – ayant été à dominante phonétique comme la petite écriture khitan. Il est évident que les Jurchen ne firent que reprendre l’idée de leurs prédécesseurs. En cela, les Khitan inspirèrent la création de deux écritures nouvelles. Mais le caractère innovant de l’écriture khitan a vraisemblablement une autre conséquence encore plus importante dans l’histoire des écritures. La « petite écriture » a pu inspirer une écriture nouvelle encore bien connue de nos jours. En effet, le principe de la petite écriture khitan consistant à réunir dans un carré imaginaire les éléments phonétiques d’un mot en les distribuant par lignes superposées d’un ou deux caractères pourrait avoir inspiré les concepteurs de l’écriture coréenne (Hangŭl) promulguée par le roi Sejong en 1443. La principale objection à cette hypothèse est que l’écriture coréenne fut conçue trois cents ans après la chute de l’Empire khitan, à une époque où plus personne ne savait lire ni écrire le khitan. Mais à ce propos, il convient de remarquer deux choses. Tout d’abord, l’usage des écritures khitan ne s’arrêta pas avec la chute de l’empire. Les Jurchen, quoiqu’ils eussent eux aussi créé deux écritures, gardèrent toujours pour le khitan une estime linguistique et culturelle qui fit que, pendant la majeure partie de leur règne, ils traduisaient tous leurs textes officiels en khitan avant même de les traduire en chinois. Sous Shizong (1160-1189) encore, Yelü Lü (耶律履)6 reçut de l’empereur jurchen la mission de traduire une « Histoire des Tang » (唐史) en petits caractères 6.  Yelü Lü, descendant d’Abaoji par son fils aîné Yelü Bei, est le père du Yelü Chucai (耶律楚材,

1189-1243) qui fut dans les années 1210 et 1220 l’éminence grise de Gengis Khan.

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khitan avant de la traduire en jurchen7. C’est seulement en 1194, soit 70 ans après la chute des Khitan, que l’usage administratif du khitan fut abandonné à la cour des Jurchen. D’autre part, l’écriture khitan a pu continuer d’être utilisée en Asie centrale dans l’empire des Khitan de l’Ouest (Xi Liao 西遼, 1131-1218) qui prolongea pendant cent ans, en Asie centrale, le règne des Khitan. Enfin, la Corée ayant été pendant plus de cent ans vassale des Khitan, il est raisonnable de penser qu’elle possédait dans les archives de cour des textes en petite écriture khitan, et qu’au début du xve siècle, même si plus personne n’était capable de vraiment lire ces documents, une certaine mémoire des principes de la petite écriture avait été conservée. L’hypothèse que la petite écriture khitan ait inspiré l’écriture coréenne est donc plausible.

Conclusion Les différents points évoqués dans ces pages démontrent que l’Empire khitan, dont l’âge d’or fut centré autour de l’an 1000, fut notamment en Asie orientale le pivot politique et une charnière culturelle particulièrement prolifique et inédite dans l’his­ toire, par les écritures qu’il a créées (grande et petite écriture khitan), celles dont il a hérité (écriture chinoise, runes turques), et celles qu’il a inspirées (écritures jurchen, coréen). Pour effleurer la question de société très contemporaine de la place de la femme dans l’histoire, on peut relever aussi qu’à la tête de ce pivot une femme joue un rôle crucial. Dans l’Empire khitan, sur trois longues périodes trois impératrices douairières exercent un pouvoir politique décisif dans la vie de la nation. Ce phénomène reflète un statut social de la femme dans les civilisations nomades nettement marqué et élevé, alors que, à de très rares exceptions près, il semble inexistant dans la vie politique dans la Chine impériale. Autour de l’an 1000, l’Empire khitan est officiellement gouverné par l’empereur Shengzong (982-1031), mais les grandes lignes de la politique, notamment dans la conclusion d’un traité de paix qui met fin en 1005 à quarante ans de guerre avec l’empire des Song, sont définies par la très puissante impératrice douairière Chengtian (承天) qui continua après sa régence et jusqu’à sa mort en 1010, soit pendant trente ans, à avoir sur toutes les décisions une influence prépondérante. À cette époque, l’Europe connaît pour sa part Adélaïde de Bourgogne, sainte Alice, première impératrice du Saint-Empire (962-973) qui exerce notamment une régence (991-995) dans la décennie qui précède l’an 1000. Les impératrices Adélaïde et Chengtian n’ont probablement jamais entendu parler l’une de l’autre, mais la période de l’an 1000, ce sont aussi des femmes au cœur du pouvoir, aux deux pôles géostratégiques des extré­ mités de l’Eurasie.

7.  Yuan, Shangshu youcheng Yelü gong shendaobei, I, p. 684.

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On doit enfin remarquer, ce qui n’a semble-t-il jamais été fait précédemment, que l’Empire khitan ouvre le millénaire des « peuples altaïques » en Chine. Le premier millénaire était, globalement, « bien chinois ». L’historiographie chinoise ayant une tendance, compréhensible, à minimiser les aspects non chinois de son histoire, on en oublierait le rôle parfois crucial que les peuples altaïques jouèrent durant le premier millénaire : la famille régnante d’une dynastie majeure de cette période, celle des Wei du Nord, appartenait au clan turc des Tabghach (Tuoba), et le rayonnement historique des Wei du Nord fut si considérable que, encore durant le Second khaganat (682-744), soit deux siècles après la fin de cette dynastie, les Turks continuaient d’appeler la Chine « Tabghach » ; la mère du fondateur des Tang était d’origine turque ; le plus grand poète chinois, Li Bai (李白), est né en Asie centrale ; et au milieu du viiie s., ce sont les Ouïghours qui vinrent sauver la dynastie Tang en péril suite à la révolte d’An Lushan (安祿山). Toutefois, dans l’ensemble, le premier millénaire était chinois. En ce qui concerne le IIIe millénaire pour la Chine, nul ne sait ce qu’il sera. Mais rien ne laisse penser aujourd’hui qu’il puisse être « altaïque ». En revanche, le IIe millénaire fut assurément en Chine celui de la domination des peuples du Nord, partielle ou totale. Khitan, Jurchen, Mongols et Mandchous se relayèrent dans une succession seulement interrompue par la dynastie Ming (1370-1644). Ainsi, entre 938 et 1911, Pékin ne dépendit d’un souverain chinois han que durant un quart à un tiers du temps. Pendant les bons deux tiers de cette période, c’était un souverain non-han et parlant une langue altaïque qui régna sur l’actuelle capitale de la Chine. Sur le plan géostratégique, voire culturel, ce sont les Khitan qui ouvrirent ce millénaire, et même si ce peuple s’est aujourd’hui dissous parmi les ethnies de la région, il n’est que justice de donner toute sa place au rôle qu’il a joué dans l’histoire. Pierre Marsone EPHE, PSL

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LES KHITAN, PIVOT GÉOPOLITIQUE ET CULTUREL DE L’ASIE ORIENTALE

Bibliographie La bibliographie concernant l’Empire khitan est très limitée en langues occidentales, et les exposés succincts sur ce sujet, dans les publications papier comme sur internet, sont souvent très dépendantes de la vision sino-centrée de l’histoire. Le lecteur pourra se référer, aux ouvrages ci-dessous dont la bibliographie l’orientera vers une documentation plus spécialisée. E. Bretschneider, Mediaeval researches from Eastern Asiatic sources: fragments towards the knowledge of the geography and history of central and western Asia from the 13th to the 17th century. Londres, 1888 (Trübner’s oriental series). The Cambridge History of China, vol. 6, Alien Regimes and Border States, éd. H. Franke et D. Twitchett, Cambridge, 1994. Éd. Chavannes, « Voyageurs Chinois chez les Khitan et les Joutchen », Journal Asiatique, 9, 9e série, 1897, p. 390-442 ; 11, 9e série, 1898, p. 361-439. China among Equals – The Middle Kingdom and its Neighbors, 10th-14th Centuries, éd. M. Rossabi, Berkeley, 1983. H. Conon von der Gabelentz, Geschichte der Grossen Liao, aus dem Mandschu übersetzt, Saint-Pétersbourg, 1877. Journal of Song-Yuan studies, 48, 2019, qui regroupe divers articles utiles ; voir notamment : L.  Pursey, « Tents, Towns and Topography : How Chinese-Language Liao Epitaphs Depicted the Moving Court », p. 177-206 et P.  Marsone, « compte-rendu de  Liaoshi 遼史 Dianjiaoben ershisishi xiudingben 點校本二十四史修訂本 ed. », p. 300-308. D. Kane, The Khitan Language and Script, Leyde, 2009 (Handbuch der Orientalistik. Achte Abteilung, Handbook of Uralic studies, 19). Liaoshi 遼史 [Histoire des Liao], 2 vol., Pékin, 1974. P. Marsone, La Steppe et l’Empire : la formation de la dynastie Khitan (Liao), Paris, 2011 (Histoire, 109). Quan Yuan wen 全元文, éd. Li Xiusheng 李修生, Nankin, 1997. N. Standen, Unbounded Loyalty: Frontier Crossings in Liao China, Honolulu, 2006. K. A. Wittfogel et Fêng Ch.-sh., History of Chinese Society: Liao (907-1125), Philadelphie, 1949 (Transactions of the American Philosophical Society, new ser., 36). Yuan H. (元好問), Shangshu youcheng Yelü gong shendaobei Yuan wen 全元文, Nankin, 1997.

尚書右丞耶律公神道碑,

dans Quan

LA CHINE SOUS LA DYNASTIE DES SONG : LA SOCIÉTÉ LA PLUS MONDIALISÉE DE L’AN 1000 Valerie Hansen Que veut-on dire par mondialisation avant la révolution industrielle ? Comment peut-on mesurer l’étendue de la mondialisation dans le passé sans disposer de statistiques modernes ? Dans le passé et actuellement, vivre sous l’effet de forces extérieures, qu’on ne peut pas contrôler, est au cœur de la mondialisation. Même en l’an 1000, les événements survenus dans une région affectaient profondément les habitants d’une autre région1. Et les gens du passé réagissaient exactement comme les gens d’aujourd’hui. Certains d’entre eux ont saisi de nouvelles opportunités ; d’autres ont protesté et attaqué les riches qui ont profité des opportunités offertes par la mondialisation. En l’an 1000, la Chine des Song avait une économie développée, dont les historiens ont qualifié la transformation de révolution commerciale2. Pendant toute l’histoire de l’humanité, la Chine représentait entre un quart et un tiers de la population du monde. En l’an 1000, la population mondiale était de 250 millions d’habitants environ, dont la Chine représentait 100 millions d’habitants3. Ce nombre pourrait avoir représenté un tournant dans l’histoire du monde : la po­­pu­­lation mondiale avait atteint un point qui poussa certains explorateurs à quitter leur pays d’origine pour d’autres territoires. Ils se trouvaient ainsi plus susceptibles de rencontrer des personnes de pays étrangers qu’à l’époque où la population était moins nombreuse. Déjà en l’an 1000, la Chine dominait le commerce international (fig. 1). De l’Indonésie jusqu’en Afrique, des producteurs se spécialisaient dans la production d’objets destinés au marché chinois. Les Chinois, à leur tour, exportaient de la céramique de haute qualité

1.  Pour plus d’informations, voir V. Hansen, The Year 1000. Une traduction française est sous presse aux éditions Quanto. 2.  Elvin, Pattern of the Chinese Past. 3.  Lee et Feng, One Quarter of Humanity, p. 6 (Figure 1.1) ; Livi-Bacci, A Concise History of World Population, p. 25 (Table 1.3 Continental Populations).

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 57-81.

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Fig. 1  –  Carte de la Chine sous la dynastie Song.

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et des textiles, souvent de la soie, pour les marchés du Moyen-Orient, de l’Afrique de l’Est, de l’Inde, de l’Asie du Sud-Est (la région la plus concernée). Par conséquent, les Chinois ont établi plus de liens commerciaux avec des pays étrangers que d’autres pays. Voici quelques exemples de la puissance économique sous la dynastie des Song. La Chine était alors une société de marchés. Omniprésents dans les grandes villes comme dans les petits villages, ils étaient ouverts dès l’aube jusque tard dans la nuit. À la dif­fé­ rence de la dynastie des Tang, le gouvernement percevait des taxes commerciales mais ne contrôlait ni les prix des marchandises ni les heures d’ouverture des marchés (fig. 2).

Fig. 2  –  Détail, rouleau peint Qingming, env. 1000. L’artiste a inclus beaucoup de commerces et plusieurs marchés dans sa ville idéale.

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On voit l’utilisation en masse de l’imprimerie sous la dynastie des Song. Depuis l’an 700 de notre ère, les Chinois employaient la gravure sur bois, et la technique continua de s’améliorer au cours des dynasties suivantes. En 1068, Shen Kuo a décrit l’utilisation  de  caractères d’imprimerie mobiles pour la première fois dans l’histoire du monde. À cause du prix élevé de ces caractères d’imprimerie (chaque signe avait besoin d’un caractère d’imprimerie unique), les Chinois préféraient imprimer la plupart de leurs livres avec des blocs de bois (chaque bloc en bois correspondait à une page imprimée). Les livres imprimés les plus anciens, avec des caractères d’imprime­ rie mobiles, qui nous ont été conservés, viennent de Corée. Ils datent de 1377, plus de 70 ans avant Gutenberg4. Bien qu’inventés vers 700, les livres imprimés sur blocs de bois deviennent plus courants après 1100. Nous pouvons ainsi documenter certains phénomènes de l’histoire chinoise, en particulier l’évolution des couches sociales inférieures, uniquement à partir des xiie et xiiie siècles. Aussi avons-nous utilisé ici des informations sur les années 1100 au-delà du terme fixé par Dominique Barthélemy dans son texte introductif. Les lettrés employaient l’imprimerie pour les livres scolaires, et le gouvernement finançait l’impression des manuels agricoles afin de diffuser les nouvelles connaissances des technologies agricoles  en Chine. Grâce au progrès  de  la  production agricole, les ouvriers agricoles pouvaient changer leurs méthodes de travail. Au début, ils produisaient seulement leur propre nourriture. Mais sous la dynastie des Song certains d’entre eux commencèrent à cultiver de nouvelles plantes afin de les vendre au marché ; d’autres agriculteurs abandonnèrent leurs champs pour travailler à plein temps dans les entreprises industrielles.

I.  Politique commerciale de la Dynastie des Song En l’an 960 débute la dynastie des Song. Cette dynastie portait au commerce un intérêt inhabituel. Elle collectait des taxes commerciales à la fois dans l’Empire et dans les ports maritimes. En l’an 971, le gouvernement nomma un directeur en charge du commerce (shibosi) à Guangzhou (Canton) qui percevait les impôts sur la côte chinoise. Chaque port avait un haut fonctionnaire préposé au commerce, appelé le « Surin­ tendant du commerce maritime », qui supervisait tous les marchands étrangers qui venaient dans le port et délivrait des licences à des marchands chinois quittant sa juridiction pour naviguer vers des ports étrangers. Le Surintendant avait la responsabi­ lité de collecter les nouveaux impôts et de les transmettre au gouvernement impérial 4. BnF Coréen 109 https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc78021m consulté le 20.4.2020.

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à Kaifeng, la capitale du nord. Contrairement aux autorités de l’époque Tang, qui n’avaient nommé qu’un seul Surintendant du commerce dans la ville de Guangzhou, le gou­ver­ne­ment des Song nomma, les vingt années suivantes, d’autres Surin­ten­ dants dans les ports méridionaux de Hangzhou et Ningbo. Cela montre l’importance qu’avaient pour la nouvelle dynastie les recettes des taxes provenant du commerce international. Les agents des impôts de la dynastie ont établi trois nouvelles taxes sur les navires marchands arrivant dans les ports chinois5.  1. Tout d’abord, après l’arrivée d’un navire au port, les Surintendants montaient à bord du navire afin d’estimer la valeur globale de la cargaison. Ils confisquaient une partie de la cargaison, généralement entre dix et vingt pour cent de la valeur du navire.  2. Puis, les Surintendants  percevaient une deuxième taxe sur les « marchandises de grande valeur » ou de valeur significative, telles les perles, les grandes défenses d’éléphant et l’ambre gris, en les achetant à un taux inférieur au prix du marché. Ce règlement accordait effectivement au gouvernement un monopole sur tous les produits de grande valeur.  3. La troisième taxe portait sur les « marchandises de moindre valeur », ou les marchandises en vrac, souvent des grands blocs de bois odorants qui constituaient le reste de la cargaison.

II.  Production à grande échelle sous la dynastie des Song Les industries qui avaient une production à grande échelle sous la dynastie des Song étaient les industries textile, métallurgique et céramique. Elles ont laissé derrière elles diverses traces archéologiques. Les sources chinoises écrites donnent rarement des chiffres précis pour les exportations. Elles nous donnent les noms des partenaires commerciaux et les types de marchandises, mais presque jamais les quantités. Pour cette raison, les informations des épaves anciennes sont particulièrement instruc­tives sur le commerce ancien. Les trouvailles archéologiques nous montrent que le commerce maritime sous la dynastie Song s’étendait de la Chine jusqu’en Afrique et au MoyenOrient. On comprend immédiatement que les capacités de transport terrestre et maritime étaient différentes. Un chameau peut porter 200 kg ; un grand bateau peut transporter 100-200 tonnes de cargaison. C’est une différence de un à mille6.

5.  Hansen, The Year 1000, p. 206-207. 6.  Bulliet, The Camel and the Wheel ; Manguin, « Trading ships » ; Liebner, Siren of Cirebon ;

Anonyme, « Quanzhouwan Songdai haichuan fajue jianbao ». Je remercie les professeurs Étienne de la Vaissière et Richard von Glahn pour ces informations.

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Tableau des principales épaves des xe-xive siècles

Nom de l’épave

Date du naufrage

Lieu du naufrage

Dimensions du bateau

Type de navire

Cargaison principale (liste sommaire)

Belitung

v. 838 apr. J.-C.

À l’ouest de l’île de Belitung (Indonésie)

Longueur : 20-22 m.

Boutre arabe ou indien

60 000 céramiques 10 tonnes de lingots de plomb ; anis étoilé ; aromates.

Cirebon

v. 970 apr. J.-C.

Côte nord de Java, (Indonésie)

Jusqu’à 31,7 m

Bateau malaisindonésien à coque ligaturée sur tasseaux intégrés.

300 tonnes de cargaison : 100 000 céra­ miques de type Yue ; verrerie ; cristal de roche ; lapis-lazuli ; bijoux ; or ; pierres précieuses ; perles de verre ; aromates

Phanom Surin

ixe ou xe siècle

Province de Samut Sakhon (Thaïlande)

Environ 35 m

Boutre arabe

Céramiques chinoises ; céramiques du Moyen Orient ; poterie thaï

À l’est de la côte sud de Sumatra (Indonésie)

25-30 m

J.-C.

Bateau malaisindonésien à coque ligaturée sur tasseaux intégrés.

173 000 céramiques de Chine, Thaïlande, et du Moyen Orient ; sapèques chinoises d’argent, d’or, de plomb ; lingots de plomb et bronze  ; verrerie du Moyen Orient  ; aromates

Quanzhou

Vers 1270 apr. J.-C.

Quanzhou (Chine)

24,2 m

Jonque chinoise

2  400 kg de bois odorant d’Asie du Sud-Est ; poivre ; noix de bétel ; cauris ; écailles de tortue ; ambre gris et cinabre de Somalie

Sinan

1323 CE

Province de Jeolla du Sud (Corée)

34 m

Jonque chinoise

20 000 céramiques chinoises ; 1 000 objets métalliques ; 28 tonnes de mon­ naies d’argent ; 1 000 pièces de bois de santal ; épices et herbes médicinales

Les très grands bateaux de Zheng He

Vers 1430

Env. 100 m

baochuan bateau-trésor chinois

Env. 500-750 tonnes de cargaison

La Santa María de Christophe Colomb

Décembre 1492

17,7 m

Caraque

100 tonnes de cargaison

apr. J.-C.

Intan

xe siècle

apr.

Île de Hispaniola ; démonté

Sources :  épave de Belitung : Flecker, « A Ninth-Century AD Arab or Indian Shipwreck » ; épave de Cirebon : Liebner, « The Siren of Cirebon » ; épave de Phanom Surin : Guy, « The Phanom Surin Shipwreck » ; épave d’Intan : Flecker, The Archaeological Excavation ; Idem, « Treasure from the Java Sea » ; épave de Quanzhou : Green, « The Song Dynasty Shipwreck » ; épave de Sinan : Lee, « Discoveries from the Sinan Shipwreck » ; épave de Zheng He : Dreyer,  Zheng He ; Wegener Sleeswyk, « The Liao and the Displacement of Ships » ; épave de la Santa Maria : Gay et Ciano, The Ships of Christopher Columbus.

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III.  Les Exportations chinoises de textiles  Très peu de textiles anciens sont arrivés jusqu’à nous aujourd’hui à cause de l’humi­ di­té du climat de la région. De plus, il est difficile de mesurer l’ampleur des exportations chinoises des textiles vers l’an 1000. La soie chinoise est très bien connue, mais ce n’est pas l’exportation la plus importante. Les clients des Chinois vivaient sur la route maritime qui commence à Canton (Guangzhou) et suit la côte jusqu’à l’Asie du Sud-Est, l’Inde, le Moyen-Orient, et l’Afrique de l’Est. On pourrait l’appeler la route du Golfe Persique jusqu’à la Chine. Cette route traverse des régions chaudes et les autochtones préféraient le coton à la soie. De nos jours, bien qu’on entende souvent le terme « La route maritime de la soie », il serait beaucoup plus correct de dire « La route maritime du coton ». (Il va sans dire que le Gouvernement de la République Populaire de Chine espère qu’on parle de la route maritime de la soie, surtout maintenant avec la nouvelle route de la soie ou l’Initiative de la Ceinture et la Route, connue sous le nom anglais de « Belt and Road Initiative »).

IV.  Les exportations chinoises de métaux Ces exportations des métaux comprennent les objets métalliques et les lingots de métaux à l’état brut. Certes, l’État avait besoin d’armures, d’épées et d’autres armes, et d’autre part, les consommateurs chinois achetaient des objets fabriqués en métaux divers, chaudrons, woks, récipients de cuisson ou de stockage et miroirs, mais ces mêmes catégories d’objets étaient souvent exportées. La découverte de plusieurs épaves transportant des métaux nous permet d’en savoir un peu plus sur ces exportations. La première épave de notre période date d’entre 920 et 960, c’est-à-dire avant la avant la fondation de la dynastie des Song en 960. À cette epoque, la Chine était divisée en plusieurs régions indépendantes. Une des dynasties locales s’appelait les Han du Sud. C’est probablement son roi qui a envoyé un bateau en Asie du Sud-Est pour acheter des essences aromatiques. Ce bateau fit naufrage près du port d’Intan en Indonésie. Il voyageait de l’île de Belitung vers le nord-ouest de Java. Nous savons que le bateau avait été fabriqué en Asie du Sud-Est et non en Chine, car il avait été construit en utilisant la technique typique de cette région, appelée « technique du chevillage » (lashed and lug technique). Le bateau était construit sans clou et la coque ligaturée sur tasseaux intégrés. Mais la cargaison venait de Chine7. Ce navire fabriqué localement transportait une grande quantité de métaux précieux, notamment des pièces d’or, 145 pièces de monnaie en plomb chinoises (dont certaines datent de 918), de la monnaie en étain fabriquée dans la péninsule malaise, des figurines bouddhistes 7.   Manguin, « Les techniques de construction navale ».

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en métal (pouvant être fondues pour être monnayées), des lingots d’étain et de bronze, et enfin environ 400 livres (190 kg) d’argent. Cette quantité d’argent était énorme, presque l’équivalent de toute la production annuelle de l’une des mines les plus productives de Chine sous la dynastie Tang. On dispose d’un indice crucial sur la raison pour laquelle le navire transportait ces lingots : ils portaient en effet des inscriptions indiquant qu’ils avaient été émis par le bureau des impôts de Guangzhou (Canton) sous la dynastie régionale des Han du Sud. Il semble probable que son souverain d’alors ait voulu utiliser cet argent pour acheter des bois et des résines aromatiques d’Asie du Sud-Est8. Une deuxième épave légèrement plus tardive située près du port indonésien de Cirebon a livré 14 lingots d’argent similaires, pesant 19 kg, et près de 5 000 pièces (fig. 3). Sur les 222 pièces examinées jusqu’à présent, la plupart (plus de 200) ont été émises par la dynastie Nan Han (les Han du Sud) et huit par les Zhou postérieurs et datées de 955-9569.

Fig. 3  –  Sapèques chinoises de fer rouillées récupérées dans le golfe de Thaïlande. Avec la permission de Michael Fletcher, Singapour.

8.  Twitchett et Stargardt, « Chinese Silver Bullion ». 9.  Liebner, The Siren of Cirebon.

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V.  La production des métaux en Chine et l’utilisation des pièces Ces deux épaves donnent une idée des différents types de production de métal en Chine avant la dynastie des Song, sous laquelle la production des métaux se fai­sait à une plus grande échelle (fig. 4). Cette der­ nière s’est faite sans puissance thermique ou électrique (la Chine n’a jamais manqué de main d’œuvre.) En 1078, la capacité de production annuelle de fer était de 125 000 tonnes, ou 1,5 kg/personne/année, un niveau que l’Angle­terre n’atteignit pas avant 170010: Les Chinois commencèrent à employer le papiermonnaie en l’an 1023 dans une seule province, le Sichuan. En effet, là, les pièces étaient fabriquées en fer et non en bronze (métal alors menacé de pénurie). Au début, les banques privées avaient commencé à employer des lettres de crédit parce que les pièces en fer étaient trop lourdes. Mais parfois, les banques n’avaient pas assez de pièces en fer pour payer la valeur des lettres de crédit. Par conséquent le gouvernement commença à émettre des billets de banque. En 1160, sous la dynastie Song du Sud, les billets de banque sont employés dans toutes les provinces11. L’usage du papier-monnaie devint commun dans tout l’Empire. À ce moment-là, quand on n’eut plus besoin des pièces de monnaie au sein de l’Empire, les Chinois commencèrent à exporter les pièces en bronze en quantités plus grandes.

Fig. 4  –  Pagode construite en fonte en 1105 sous la dynastie des Song dans le canton de Jining (Shandong). Hauteur : 20 m12.

10.  Hartwell, « Markets, Technology ». Par exemple, la pagode construite en fonte en 1105 sous la dynastie des Song dans la province de Shandong, qui a une hauteur de 24 m. Temple, The Genius of China, p. 324 (ici fig. 4). 11.  von Glahn, « Cycles of Silver in Chinese Monetary History » ; Idem, « The NingboHakata Merchant Network », p. 252, 258. 12.  https://upload.wikimedia.org ( Jining Chongjue Si Tieta).

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À cette époque, Guangzhou et Quanzhou étaient les deux ports maritimes chinois les plus importants. La plupart des bateaux à destination de Guangzhou et de Quanzhou venaient d’Asie du Sud-Est et d’au-delà, tandis que Ningbo était le principal port maritime des navires à destination du Japon et de la Corée. Dès la fondation de la dynastie Song, l’empereur avait continué de recevoir des ambassades d’hommage des pays voisins. Le système tributaire, qui existait depuis plus d’un millénaire, offrait aux voisins de la Chine un cadre leur permettant d’envoyer aux empereurs chinois des cadeaux, généralement des produits locaux, et aux empereurs de leur offrir des contreparties, généralement des textiles. Au cours des années 1030, les voyages pour rendre hommage cessèrent temporairement. Après ces années-là, bien que des missions d’hommage aient encore eu lieu occasionnellement, le gouvernement Song s’est surtout tourné vers la taxation des biens étrangers. Les rapports avec le Japon étaient inhabituels. Bien que la Chine des Song et le Japon n’eussent pas de relations officielles avec un système tributaire, des navires naviguaient fréquemment entre le port chinois de Ningbo et le bureau commercial japonais basé dans le port de Hakata, le seul marché officiellement ouvert aux marchands étrangers. (Des navires en provenance du royaume des Liao au nord de la Chine des Song accostaient également à Hakata.) Le changement de la politique monétaire des Song eut un effet dramatique sur leurs partenaires commerciaux internationaux. Lorsque les responsables du gouvernement Song émirent leurs premiers papiers-monnaies en 1024, ils en limitèrent l’utilisation à la province du Sichuan. Toutefois, en 1170, le gouvernement Song avait mis en place un système permanent de papier-monnaie garanti par l’argent. En une nuit, les lourdes pièces de bronze cessèrent d’avoir cours et les marchands saisirent l’occasion pour en exporter d’énormes quantités au Japon. Au début, le gouvernement japonais avait interdit les pièces chinoises, mais il reconsidéra cette décision en 1226, ce qui permit leur réutilisation. En 1270, les pièces de bronze chinoises étaient devenues la monnaie de facto dans tout l’archipel japonais. Les principaux produits exportés en retour par les Japonais vers la Chine étaient le bois d’œuvre, le soufre, le mercure et l’or, tous des matières premières. Les pièces de monnaie chinoises circulèrent aussi largement à Java aux xiie et xiiie siècles et, contrairement aux Japonais, les Javanais en ont produit des copies. L’utilisation des pièces chinoises au Japon et à Java montre à quel point les économies de l’Asie de l’Est et du Sud-Est se sont profondément intégrées au cours de la dynastie Song.

VI.  La production de céramique Le meilleur exemple de production industrielle (sans recours à l’électricité ou à une énergie thermique) sous la dynastie Song était les fours qui produisaient les céramiques (fig. 5). Les Chinois ont mis au point la technologie du « four du dragon », construit sur la pente d’une colline (fig. 6 a-b). Les températures dans les fours chinois sont plus élevées qu’ailleurs dans le monde à cette époque. La Chine sous la dynastie des Song

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Fig. 5  –  Deux pots, tous deux fabriqués vers l’an 1000, découverts en fouilles sur le site de Suse. À gauche un pot chinois, à droite une imitation iranienne. RMN-Grand Palais/Art Resource NY (Louvre Mao S 2488, 524).

avait beaucoup de fours, et les céramologues peuvent identifier le four qui a produit tel ou tel pot. Au cours des trente dernières années, les historiens de la Chine ont compris que l’exportation des céramiques était beaucoup plus importante en quantité qu’on ne l’avait cru auparavant. L’épave de Belitung, en Indonésie, nous a donné une première idée sur les exportations à grande échelle des céramiques. Le bateau était un boutre de planches de bois d’Afrique ligaturées construit dans la péninsule arabique, peut-être près d’Oman, où ce type de bateaux est encore fabriqué aujourd’hui. Le bateau coula peu après l’an 826. Il transportait de grandes quantités de fer, de lingots d’argent, de vases d’or, de miroirs en bronze et des céramiques qui permettent de dater le naufrage, tout type d’exportations de métaux chinois typiques de l’époque. Mais la quantité de céramique a surpris même les archéologues les plus expérimentés. On a récupéré dans l’épave plus de 60 000 récipients en terre cuite : des petites assiettes, cuites dans des fours de Changsha, dans le Hunan. Ces assiettes semblent avoir été conçues pour les consommateurs du Moyen-Orient ; l’une a une inscription qui ressemble au mot arabe désignant Dieu « Allah », mais le potier a fait tellement de fautes qu’il semble probable qu’un artisan chinois ait essayé en vain de copier un mot dans une langue qu’il ne pouvait pas lire. En réponse à la menace des importations chinoises, les potiers abbassides ont mis au point une nouvelle technologie, de « céramique lustrée » (lusterware), peu après l’an 750. Elle consistait à appliquer une seconde couche d’argent et de cuivre sur des pots en verre émaillés déjà cuits. Ce brillant métallique attirait les consommateurs, comme le montre leur succès auprès des habitants de tout le littoral de l’Afrique de l’Est qui ont importé ces vases au ixe  siècle13. Cette innovation per­ 13.  Mason, Shine Like the Sun, p. 2, 31, 158.

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b Fig. 6  –  Le « four du dragon » de Yueji, canton de Dehua, province de Fujian (Chine). (6a intérieur. 6b extérieur) Photographies de l’auteur.

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a Fig. 7  –  Les bols en grès à glaçure verte de la période Yue représentaient environ 95 % des poteries à bord du navire de Cirebon. Cette image montre certains de ces bols reposant au fond de la mer, tels qu’ils apparurent en 2004 aux archéologues. Photographie Yves Gladu, 2004.

mit aux potiers abbassides de conserver une partie de leur part de marché, mais leurs copies ne purent pas égaler le lustre des glaçures chinoises cuites à haute température. La mondialisation fonctionnait alors exactement comme maintenant. Si un seul navire pouvait transporter 60 000 poteries, combien de céramiques la Chine exportait-elle au cours d’une année donnée ? Bien sûr, pour répondre à cette question, nous aurions besoin de savoir combien de navires naviguaient chaque année, et nous ne le savons pas. Mais il semble probable qu’au moins deux ou trois navires voyageaient chaque année entre l’Asie du Sud-Est et la Chine. L’épave de Cirebon offre un deuxième exemple des exportations à grande échelle de céramiques. Ce navire à sangles, absolument gigantesque, le plus grand jamais découvert, coula au large de la côte de Java aux alentours de l’an 970. Il mesurait environ 30 mètres de long et transportait une charge de 600 000 céramiques (presque toutes chinoises) ; sa capacité a été estimée entre 225 et 300 tonnes métriques (fig. 7). En supposant que des navires d’une telle taille se rendaient plusieurs fois par an entre la Chine et l’Indonésie, nous pouvons constater l’ampleur des échanges commerciaux entre les deux régions avant même l’an 1000. Pour comprendre comment les Chinois ont pu fabriquer d’aussi énormes quantités de céramiques, on doit étudier le four du dragon de Yueji dans le département de Dehua, province de Fujian, qui fonctionnait encore en 2016 lorsque je l’ai visité, et peut-être encore aujourd’hui (grâce aux subventions gouvernementales). Ce four était chauffé au

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bois. Chaque cuisson utilisait 20 tonnes de bois. Sous la dynastie des Song on employait aussi le charbon et le coke, à cause de la déforestation massive. Après l’an 1000, la province de Fujian devint le centre de l’industrie de la céramique. Le professeur Billy Kee-long So 苏基朗 estime que 7,5% de la population de la province de Fujian (c’est à dire plus de 300 000 personnes) travaillait dans cette industrie sous la dynastie Song14. Les autochtones abandonnaient les champs pour travailler à temps plein dans les fours en fabriquant des céramiques pour les pays étrangers. On peut voir ici les effets de la mondialisation.

VII.  L’importation des aromates Comment les Chinois dépensaient-ils les profits gagnés par leurs exportations ? Les essences aromatiques étaient l’importation la plus importante (fig. 8). Elles étaient un objet de luxe sous la dynastie Tang (618-907) et devinrent un produit de consommation courante sous la dynastie Song (960-1275). La langue chinoise avait un seul terme fourre-tout pour le mot « aromate » (xiang), qui comprenait des gommes d’arbres parfumées, des bois odorants et des résines d’arbre, ainsi que des fixateurs de parfum tels que le musc et l’ambre gris. Certains avaient une fonction bien particulière :  – le musc (glande séchée de cerf tibétain), et l’ambre gris (substance grisâtre contenue dans les intestins des baleines), intensifiaient les parfums et les faisaient durer plus longtemps ;  – l’encens et la myrrhe, deux résines d’arbres de la péninsule arabique, dégageaient un fort parfum lorsqu’ils étaient brûlés ;  – d’autres étaient plus polyvalents : le bois de santal, d’Inde ou de Java, pouvait être utilisé pour la fabrication de meubles ou de boîtes, mais aussi pour modifier un parfum et pour aromatiser l’alimentation et les médicaments. La langue française offre ses propres ambiguïtés. Contrairement à l’anglais, qui a un mot « incense » et un autre « frankincense », le français n’a qu’un mot – « encens » – qui désigne à la fois la catégorie générale « encens » et la résine spécifique « frankincense ». En Chine, le « frankincense » de la péninsule arabique était l’un des types d’encens les plus précieux. 14.  So, « The Trade Ceramics Industry ». L’estimation du Professeur So de trois millions pour la population du Fujian est trop basse. Le chiffre approcherait plutôt les 5 millions selon le Professeur Lu Xiqi, History Department, Wuhan University, (email daté du 21.4.2019), dont l’estimation est basée sur le chiffre d’une population de 6 214 195 de 1283 à 1285, tel qu’il ressort de l’histoire dynastique de la dynastie des Yuan (Yuanshi chapitre 26, p. 1504).

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Fig. 8  –  Magasin à l’enseigne « aromate » (xiang). Rouleau peint Qingming, vers 1000. – Cultural Relics Press, China.

Les personnes les plus riches de Chine pouvaient acheter des essences aromatiques même avant la dynastie Tang et les quantités importées augmentèrent énormément après l’an 1000. Bien sûr, comme nous n’avons pas de statistiques de cette époque, il faut chercher d’autres preuves. Première preuve : les usages des essences aromatiques se diversifièrent après l’an 1000. L’usage le plus courant était de brûler des bois aromatiques comme le santal ou des résines aromatiques comme le « frankincense » ou la myrrhe. En même temps, on aromatisait les vêtements avec de la vapeur d’encens. Ces usages continuèrent mais on commença aussi à utiliser les aromates comme épices afin d’aromatiser la nourriture. Comme tout le monde buvait des boissons aromatisées et brûlait de l’encens, les aro­ mates importées étaient à la portée de toutes les classes sociales15. Deuxième preuve : les Chinois avaient commencé à importer certains aromates moins chers de l’Asie du Sud-Est plutôt que du Moyen-Orient qui était plus éloigné. 15.  Hartwell, « Foreign Trade, Monetary Policy », Appendix, Table IV, Medical Use of Foreign Commodities for Specific Syndromes of Symptoms, Tang, N. Song, S. Song, p. 477-480.

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Les marchands islamiques vendaient du « frankincense » et de la myrrhe, deux aro­ mates récoltés en incisant des écorces d’arbres puis en laissant la sève se durcir avant d’être retirée. De petites quantités de « frankincense » ou de myrrhe pouvaient par­ fumer l’air même dans une grande pièce. Les marchands musulmans utilisaient des boutres pour expédier ces produits aromatiques directement de la péninsule arabique jusqu’en Chine. Très tôt, ceux qui empruntaient la route du golfe Persique jusqu’en Chine contournèrent la plupart l’Asie du Sud-Est sans y prendre ou déposer des cargaisons car leurs clients étaient presque tous chinois. Au fil du temps, les fournisseurs adoptèrent des produits de remplacement en Asie du Sud-Est. Pour l’encens ils commencèrent à substituer à la résine de l’arbre à encens provenant de la péninsule arabique celle d’un pin du nord de Sumatra. La résine de pin de Sumatra n’était pas aussi parfumée que l’encens de la péninsule arabique, mais elle était beaucoup moins chère. De même, les commerçants qui achetaient à l’origine la myrrhe au Moyen-Orient se sont tournés vers le benjoin storax de Sumatra, une gomme solide du Styrax officinalis, un arbre qui poussait aussi sur la côte nord-ouest de Sumatra. Comme la myrrhe, une fois brûlée, elle dégageait un parfum agréablement intense. Ce déplacement dans les schémas d’approvisionnement du Moyen-Orient vers l’Asie du Sud-Est montre que la substitution de produits était déjà un phénomène courant, car les intermédiaires étaient constamment à la recherche de lieux aux prix moins chers pour l’approvisionnement en produits de base. À première vue, on pourrait penser que l’adoption tardive des produits de l’Asie du Sud-Est n’a aucun sens : pourquoi les marchands, après avoir longtemps fait expédier des marchandises en provenance de l’Arabie lointaine, se sont-ils tournés vers des sources plus proches des siècles plus tard ? Sur le plan économique, il aurait sans doute été plus logique pour les marchands de commencer par vendre les produits se trouvant géographiquement le proche possible. La réponse à la question est moderne : au départ, l’Asie du Sud-Est n’avait ni l’infrastructure ni les fournisseurs spécialisés pour soutenir les échanges internationaux. En effet, les marchands avaient besoin d’intermédiaires locaux pour organiser la récolte, la transformation et l’expédition de ces ressources vers la côte, où les navires pourraient les récupérer. Finalement, différentes personnes ont commencé à travailler ensemble pour collecter ces bois et ces gommes d’arbre. Traditionnellement, un groupe récoltait un certain produit dans les forêts de la montagne, un autre le transportait vers le port à bord de petits bateaux, tandis qu’un groupe différent vivant au bord de l’eau chargeait les marchandises sur des navires de haute-mer. Troisième preuve : les essences aromatiques devenaient accessibles aux différentes classes de la société. Le Dit du Genji (récit japonais, écrit en 101016) décrit l’usage 16.  Voir dans ce volume, la contribution de Jean-Noël Robert, Le Genji-monogatari : le roman de la fin des temps ?, p. 3-22.

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des essences aromatiques par l’aristocratie japonaise qui s’en servait dans les brûleparfums et pour parfumer les vêtements. L’usage qu’en faisait l’empereur Huizong (1100-1126) était extravagant. Il brûlait des bougies qui contenaient des mor­ceaux de bois d’aigle (aloès), de camphrier, et d’ambre gris (aussi précieux que l’or). Les bougies « étaient placées sur deux rangées. Les rangées avaient plusieurs centaines de bougies qui illuminaient merveilleusement la pièce et créaient un nuage dense de parfum »17. Après 1127, les sources chinoises attestent que l’usage des substances aromatiques s’étendait dans toutes les couches de la population et n’était plus réservé aux lettrés. Sur les marchés, les vendeurs offraient des boissons à la mode telles que de l’eau parfumée au bois d’aigle ou à la racine de lotus, ainsi que des collations telles que de la canne à sucre parfumée au musc. Même les gens modestes pouvaient acheter de telles boissons ou collations quand ils visitaient les marchés18. Par ailleurs, en plus des collations aromatisées, des médicaments à base d’essences aromatiques importées étaient disponibles. Avant l’an 1000, la seule essence aromatique importée dans les médicaments chinois était le ginseng qui venait de Corée. Après l’an 1000, les ordonnances médicales comprenaient aussi : la corne de rhinocéros, le putchuk, et les clous de girofle. Après 1100, se sont ajoutés : le poivre, la myrrhe et le borax. Au xiiie siècle apparaît un livre intitulé Le guide des encens de M. Chen, qui contenait trois cents ordonnances médicales dont :  – 66 % comprenaient du bois de santal,  – 47 % comprenaient du bois d’aigle,  – 43 % comprenaient du camphre,  – 37 % comprenaient des clous de girofle. On peut constater que les essences aromatiques importées étaient devenues un élément de base de la vie quotidienne19. Quatrième preuve : les essences aromatiques étaient de plus en plus répandues à l’intérieur de la Chine et pas seulement sur les côtes chinoises. En l’an 1200, un marché à Shaoxing (une ville portuaire près de Shanghai) offrait des perles et de la corne de rhinocéros. À l’intérieur de la Chine, le marché à Chengdu offrait de l’encens, du bois d’aigle et du bois de santal20. 17. Ye, « Xuanzheng gongzhu 宣政宫烛 », p. 83, mentionné par Huang, Songdai haiwai maoyi, p. 205. 18.  Huang, Songdai haiwai maoyi, p. 210, qui cite divers passages tirés de Dong jing menghua lu

et Mengliang lu. 19.  Hartwell, « Foreign Trade, Monetary Policy », Appendix, Table IV, Medical Use of Foreign Commodities for Specific Syndromes of Symptoms, Tang, N. Song, S. Song, p. 477-480. 20.  Heng Sino-Malay Trade and Diplomacy; Wheatley, « Geographical Notes », p. 25-26 ; Huang, Songdai haiwai maoyi.

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Ces quatre preuves sont des tendances à long terme observables tout au long de la dynastie des Song (960-1276). Et, à un moment précis, on peut voir clairement l’importance du commerce maritime et international. En 1126, un peuple non-chinois (non Han) qui vivait au nord, les Jürchen, envahit le territoire de la dynastie Song, captura l’empereur Huizong et le reste de la dynastie Song dut se replier vers le sud. Un nouvel empereur fut nommé : l’Empereur Gaozong (r. 1127-1167). Après la chute du Nord, la dynastie des Song avait besoin d’argent. Le nouvel empereur du sud Gaozong disait que : « Les profits générés par le commerce maritime sont les meilleurs. Si on les gère correctement, on peut gagner des millions de ligatures. Est-ce que les impôts commerciaux sont meilleurs que les impôts prélevés directement sur le peuple ? Je devrais être plus attentif au commerce maritime pour pouvoir aider mes sujets. » Il était extraordinaire pour un empereur chinois de constater à quel point les taxes agraires étaient un lourd fardeau pour ses sujets, et encore plus remarquable de se rendre compte que taxer le commerce international pouvait alléger leur fardeau. La première année après la chute du Nord (1127) le taux record des impôts est de 20%. Les recettes des impôts commerciaux atteignent alors un sommet et représentent 20% de tous les revenus de l’État, avant de retomber au niveau de 5%21. L’empereur Gaozong aimait tellement l’encens qu’il en créa sa propre marque. En 1978, les archéologues ont trouvé un carré d’encens avec quatre signes écrits par l’empereur : « Que le pays soit fort et l’antiquité restaurée » (zhongxing fugu). Il donnait des carrés d’encens à ses courtisans, qui les accrochaient sur leurs ceintures. L’encens était constitué de bois d’aigle, de fleurs, de musc et de camphre de Bornéo. Après 900 ans, malheureusement, ce carré trouvé par les archéologues a perdu son parfum22. On peut constater que le commerce maritime des essences aromatiques a continué après 1127. Un livre de mathématiques datant du xiiie siècle mentionne un problème posé au sujet du commerce maritime : quatre marchands créent une association pour faire du commerce avec l’Asie du Sud-Est.23 Quand ils rentrent en Chine, ils rapportent un profit consistant en :  – 190 kg de bois d’aigle,  – 10 430 sacs de poivre (de 24 kg chacun),  – et 212 boîtes d’ivoire. Le choix du bois d’aloès, du poivre noir et des défenses d’éléphant - toutes les mar­ chandises importantes dans le commerce avec l’Asie du Sud-Est – convient tout à fait. 21.  Xu, Song huiyao jigao, dans la partie intitulée Zhiguan, chapitre  44, p. 4213-4214 ; Li Xinchuan, Jianyan yilai chaoye zaji, partie 1, chapitre 15, p. 330 (« shibosi ben xi »). 22.  Lefebvre, Parfums de Chine, 72. 23.  Hansen, The Year 1000, p. 222 ; Libbrecht, « Chinese Mathematics », p. 152-162.

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Avant le départ :  – M.1 avait investi 200 onces d’or et 40 sacs de sel.  – M.2 avait investi 800 onces d’argent et 264 sacs de sel.  – M.3 avait investi 15 certificats d’ordination pour des moines bouddhistes et 1670 onces d’argent.  – M.4 avait investi 52 certificats d’ordination pour des moines bouddhistes et 58 1/3 onces d’or. Les quatre investissements ont la même valeur : chacun coûte 106 000 ligatures de monnaies en bronze. En réalité :  – M.4 a emprunté l’or de M.1,  – M.3 a emprunté les certificats d’ordination de M.4,  – M.2 a emprunté l’argent de M.3,  – et M. 1 a emprunté le sel de M.2. Les étudiants devaient résoudre trois problèmes :  1. Calculez le prix d’une once d’or, une once d’argent, un certificat, et un sac de sel ;  2. Calculez la quantité et la valeur des biens de chaque marchand avant que l’association soit formée ;  3. Calculez le profit gagné par chaque marchand.

Le problème nécessite l’utilisation de matrices pour le résoudre, ce qui montre que les Chinois utilisaient l’algèbre linéaire à cette époque. Un navire qui coula juste en dehors de Quanzhou en 1276-1277 (fig. 9) offre un exemple concret de ce à quoi ressemblait une cargaison de navire financée par plusieurs partenaires. Mesurant 110 pieds (35 m) de long sur 32 pieds (9,8 m) de large, le navire a été fouillé par des archéologues qui ont extrait 5 300 livres (2 400 kg) de bois odorants, notamment de bois d’aloès et de santal ; cinq litres (4,75 l.) de poivre noir ; de l’ambre gris de Somalie ; 6,3 grammes (0,22 onces) d’encens ; et 8,8 livres (4 kg) de mercure. Toute la cargaison était composée de marchandises importantes dans le commerce de l’Asie du Sud-Est avec la Chine, et la domination des aromates est exactement ce à quoi nous nous attendions. Divisé en plusieurs compartiments en bois, le navire était clairement fabriqué en Chine. Les archéologues ont trouvé des preuves de réparation du bateau utilisant la « technique du chevillage », ce qui indique que le bateau avait voyagé en Asie du SudEst et vice-versa. Le navire contenait également 96 étiquettes en bois indiquant les noms des personnes, des magasins, des lieux et des produits de base. Attachées à différentes caisses, elles permettaient aux investisseurs, à l’équipage et au capitaine d’identifier les

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Fig. 9  –  Reconstitution sur site de l’épave de Quanzhou avec ses compartiments étanches24.

marchandises appartenant à tel ou tel propriétaire. Un quart des étiquettes portaient une étiquette inhabituelle : « famille du Sud », ce qui intrigua tout le monde jusqu’à ce qu’un historien local comprenne que le terme faisait référence à la branche Sud du clan impérial, le principal investisseur du navire. Il semble fort probable que le navire ait quitté Quanzhou au début des années 1270, alors que le port était encore sous la domination de la dynastie Song du Sud. Après 1277, lorsque les Mongols eurent pris le contrôle de la ville, le navire maudit fut de retour à Quanzhou avec toute sa cargaison. Le navire coula, peut-être lors d’une tempête, avec sa coque intacte, et les archéologues ont pu récupérer la cargaison dans les années 1970. Même après la chute de la dynastie Song au profit des Mongols en 1279 (au moment du décès du dernier empereur Song), le modèle de base du commerce entre la Chine et l’Asie du Sud-Est se poursuivit. Un autre naufrage au large des côtes sud-ouest de la Corée, près du port de Sinan, témoigne des énormes quantités de pièces de monnaie et de céramiques exportées par les Chinois. L’épave est datée de 1323 (date de la dernière pièce trouvée). 24.  Quanzhouwan Songdai haichuan fajue yu yanjiu, p. 191

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Le bateau était parti de la ville portuaire de Ningbo, en Chine, en direction du Japon, et fit naufrage près de la côte sud-ouest de la Corée. Les restes du bateau indiquent que sa longueur était de 34m et sa largeur de 11m. On y voit aussi des compartiments séparés en bois. Les archéologues y ont trouvé les objets en métal, comme des brûle-parfums. Mais les quantités de céramiques et pièces étaient vraiment étonnantes. Plus de 20 000 cé­ra­ miques furent extraites de l’épave de Sinan. On a trouvé dix  siècles de monnaie dans l’épave, c’est-à-dire des pièces datées de l’an 14 jusqu’en 1310. La plupart avaient été fabriquées dans les années 1080. On estime qu’il y avait 26,8 tonnes de pièces récupérées et que peut-être 30 tonnes de plus sont restées au fond de la mer Jaune. La  principale monnaie de  paiement au Japon aux xiie et xiiie  siècles était les pièces chinoises devenues obsolètes après le passage au papier-monnaie après 1160 en Chine. Il est probable que le bateau apportait les pièces démonétisées de la Chine au Japon25.

Conclusion Les contacts de la dynastie Song avec d’autres pays ont profondément affecté les habitants de l’Empire. Ceux dont l’emploi concernait le commerce extérieur, que ce soit les commerçants eux-mêmes ou les responsables gouvernementaux qui taxaient les importations, ont été les plus directement touchés. Mais ceux qui sont restés chez eux et qui n’ont pas participé au commerce ont également été concernés indirectement. Ceux qui ont abandonné l’agriculture de subsistance pour pouvoir travailler dans des entreprises de fabrication de métaux et de céramiques ont subi d’énormes changements. Quiconque visitait les marchés locaux avait la possibilité d’acheter des produits importés qui n’étaient pas disponibles auparavant. L’impact du commerce sur les sujets de l’Empire des Song était donc considérable et il en était de même en Asie du Sud-Est, la région la plus profondément touchée par ses contacts commerciaux avec la Chine. L’augmentation de la demande chinoise a eu un impact direct sur les peuples indigènes qui exploitaient les bois aromatiques ainsi que sur ceux qui ont expédié les marchandises dans les ports. Comme Pierre-Yves Manguin le rappelle dans ce volume, nombre de ces groupes autochtones récoltaient les matières premières pour les exporter vers la Chine dès les ive et ve siècles. Les autres vivaient comme des chasseurs-cueilleurs qui collectaient différents produits forestiers pour leur propre consommation. Au début, les habitants récoltaient la nourriture et chassaient les animaux pour se nourrir. Mais après le développement rapide de l’économie chinoise, ils commencèrent à récolter les matières premières comme le bois d’aigle à temps plein. 25.  Discoveries from the Sinan Shipwreck.

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En 1406, lorsque le troisième empereur de la dynastie Ming découvrit qu’il avait soutenu un usurpateur du trône vietnamien, il autorisa une invasion. Pendant vingt ans, les occupants Ming tentèrent de gouverner le Vietnam en tant que province de la Chine. Ils établirent des bureaux dans tout le pays pour taxer les commerçants, le sel et la pêche. Les Ming créèrent même près de Van-don un bureau de collecte de perles, article toujours recherché en Chine. Une source contemporaine décrit l’installation : La dynastie Ming (1368-1644) a établi un champ de travail pour récolter les perles. Ils ont forcé des milliers de personnes à y travailler chaque jour. Les Ming faisaient sans cesse des demandes. Ils forçaient les Vietnamiens à récolter tous les produits de la forêt : du poivre, de l’encens, des cerfs blancs, des éléphants blancs, des tortues à neuf queues, un type de perroquet accroché à l’envers sur une branche d’arbre, des singes aux joues blanches, des serpents, et d’autres animaux aussi. Tous ces produits et animaux étaient rapportés en Chine.

Les Chinois se sont finalement retirés du Vietnam, mais les producteurs vietnamiens ont continué à récolter des produits forestiers pour les consommateurs chinois26. Au fil du temps, ces producteurs forestiers se sont profondément investis dans un système sophistiqué et quasi industriel d’exploitation agricole. Ils devaient travailler à plein temps pour exporter des produits vers des acheteurs chinois qu’ils ne rencontreraient jamais. Oui, c’était avant l’introduction des navires à vapeur ou de l’électricité, et la mondialisation a ainsi transformé la vie de ces peuples autochtones qui n’ont jamais quitté leur pays d’origine. Comprendre le commerce des essences aromatiques à cette époque nous permet de voir à quel point la Chine était déjà mondialisée. Ces contacts internationaux affectaient profondément la vie à la fois des producteurs et des consommateurs chinois, autant dans les villes portuaires que dans les régions intérieures. Il ne s’agissait pas d’une première étape de mondialisation, mais de mondialisation pure et simple. Ceci montre aussi que mondialisation n’est pas synonyme d’industrialisation. En fait, la mondialisation commença huit siècles avant la révolution industrielle. Valerie Hansen Yale University

26.  Citée dans Yamamoto, « Van-don ».

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LE CARREFOUR INSULINDIEN AU TOURNANT DU DEUXIÈME MILLÉNAIRE Pierre-Yves Manguin I.  Un monde tourné vers la mer L’Asie du Sud-Est, dans son ensemble, entre vers la fin du viiie siècle de notre ère dans ce qui est souvent désigné comme son âge « classique », qui constitue une indéniable période de prospérité. Sur son versant continental, en péninsule Indochinoise, c’est peu après 900 que sont fondés deux grands sites urbains : Angkor par les Khmers, héritiers directs du premier grand État de l’Asie du Sud-Est, connu sous le nom de Funan ; Pagan par les Birmans, population venue des confins de l’Himalaya, qui ont relégué progressive­ment les populations et les systèmes politiques Mon, proches linguistiquement des Khmers, à un statut subalterne. Ces deux sites seront amenés à se développer dans les siècles qui suivent jusqu’à atteindre les proportions qui les ont rendus si célèbres auprès des archéologues et des touristes. On sait bien aussi combien ces villes royales ont pendant cette période constitué le cœur de deux États dont l’expansion territoriale remarquable a englobé une grande partie de la péninsule Indochinoise, ce qui leur a valu d’être qualifiés d’empires agraires, fondés sur une économie très largement agricole (rizicole pour l’essentiel), avec la mobilisation intensive de systèmes hydrauliques dont l’entretien exigeait la mise en place de corvées et de taxes foncières. Si ces États étaient liés par leurs sites côtiers aux réseaux d’échange internationaux, qui leur fournissaient contre des productions locales les biens de consommation de luxe en demande dans les cours, la part de ce commerce n’a pu qu’être réduite en comparaison des surplus tirés de l’agriculture. Et, de fait, ces États majeurs sont fort peu visibles dans les sources textuelles émanant des princi­ paux acteurs des réseaux marchands, qu’elles soient chinoises ou arabes. L’Asie du Sud-Est insulaire qui nous occupe ici (dans laquelle on inclut la péninsule Thaï-malaise) a connu des développements bien différents1. Il faut noter d’abord 1.  En dépit de ses connotations quelque peu indo-centriques, j’utiliserai ici, par commodité, le terme Insulinde, familier des historiens français de la région, pour désigner cette Asie du Sud-Est insulaire qui forme le plus grand archipel du monde.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 83-112.

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Fig. 1  –  Carte de l’Asie du Sud-Est (Carte de l’auteur).

combien cette région constitue un monde de la diversité, un archipel s’étalant d’ouest en est sur quelque 5000 km, regroupant des îles qui sont des quasi-continents comme Bornéo et Sumatra, et une myriade d’autres îles de tailles diverses, occupées par des groupes ethnolinguistiques dont les multiples langues, si elles appartiennent presque toutes à la famille austronésienne (dite anciennement malayo-polynésienne), n’en sont cependant que rarement intercompréhensibles. C’est dans cet immense archipel qu’on a vu dès la préhistoire se constituer une civilisation largement fondée sur les échanges maritimes, englobant dans une même

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sphère d’interaction des systèmes sociaux très divers, depuis les communautés de chasseurs-cueilleurs au cœur des îles et des riches forêts dont ils exploitent les produits, jusqu’au cités-États portuaires en aval de vastes bassins fluviaux, qui regroupent ces productions pour les échanger, d’abord, contre des biens de prestige amenés déjà par les échanges hauturiers, et bientôt, de façon croissante tout au long du premier millénaire, contre des produits manufacturés exportés par les grands voisins chinois et indien. Le déterminisme géographique ne peut être ici ignoré : la route maritime qui relie la mer de Chine à l’océan Indien (et au-delà au Moyen-Orient, à l’est africain et à la Méditerranée) doit emprunter les passages restreints des détroits de Singapour et de Melaka2, qui donnent à leur tour accès à la mer de Java et aux mers de l’est indonésien (fig. 1). Le régime alterné des vents de mousson, qui règnent sur toute cette zone, oblige en outre les navires à faire escale dans les ports de la région pour attendre la période favorable à la poursuite de leur voyage. C’est dans cet environnement propice aux échanges maritimes que les sociétés de la façade occidentale de l’Insulinde, comme celles de la péninsule Indochinoise, ont emprunté à l’Inde et progressivement adapté à leurs besoins, depuis le iiie et le ive siècles apr. J.-C., deux grandes religions universalistes, bouddhisme et hindouisme, des conceptions de l’État, des modes d’écriture d’origine indienne et le sanskrit comme langue de pouvoir. Si l’on a pendant longtemps cru que cette région n’était sortie d’un état «néolithique tardif», comme l’a écrit George Cœdès, que lorsque la «grande civilisation» indienne l’avait culturellement assimilée au cours du premier millénaire apr. J.-C., les progrès dans la région de l’archéologie de fouilles, depuis les années 1980-90, ont radicalement transformé la perception que l’on a de cette «indianisation». On sait maintenant que cette dernière n’a pu se produire qu’à la suite de près d’un millénaire d’échanges maritimes réguliers avec l’Inde et la Chine méridionale. Toutes les données disponibles confirment que les peuples de l’Insulinde ont pris alors une part importante dans l’établissement de ces réseaux  marchands : producteurs de matières premières en forte demande, navigateurs expérimentés, ils étaient aussi des entrepreneurs avertis, capables déjà d’exploiter à leur profit des conjonctures économiques qui leur étaient favorables3. Sur les côtes de la péninsule Thaï-malaise, de Sumatra, de Java et de Bali, on a mis au jour nombre de sites portuaires, ayant livré, entre autres, des objets marqueurs 2.  Le détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra, n’était que rarement utilisé par le trafic international (sauf quand le détroit de Melaka était clos pour des raisons diverses). Il semble cependant que les navires de l’Insulinde en route pour les Maldives et l’est africain aient utilisé une route méridionale pour traverser l’océan Indien (Manguin, « Austronesian shipping »). 3.  Oliver Wolters a été le premier à développer ce point de vue sur la capacité des peuples de la façade maritime de l’Asie du Sud-Est à s’adapter rapidement aux conjonctures économiques changeantes de la région (Wolters, Early Indonesian Commerce ; Id., History, Culture, and Region).

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d’échanges hauturiers, directs ou indirects, venus de tout l’océan Indien et de la mer de Chine, et ceci dès le ive siècle av. J.-C. Les pratiques funéraires et les transformations des modes d’habitat ont permis d’y observer l’évolution des sociétés autochtones et de mieux appréhender les débuts des processus de formation de l’État et de l’urbanisation qui ont précédé la véritable «indianisation» de la région, marquée par l’apparition vers le ve siècle des toutes premières inscriptions sanskrites, des temples et de leur statuaire bouddhique ou brahmanique4. Les développements que l’on observera en Insulinde en s’approchant de l’an 1000 doivent donc être aujourd’hui compris comme l’aboutissement de cette longue parti­ ci­pa­tion des populations locales à l’économie maritime de l’Eurasie tout entière. Si cette région fragmentée – riche pour l’essentiel de ses matières premières (or, étain, résines aromatiques, épices et bois précieux)  – n’a jamais pu se comparer en termes de développements démographique, politique et économique aux immenses masses continentales qui l’entourent, en Chine et en Inde, elle n’en a pas moins joué un rôle non négligeable dans l’économie monde, ce qui lui vaut d’être particulièrement visible dans les sources laissées par les autres grands acteurs de ces réseaux, arabes, indiens et chinois. Au tout début du xe siècle, à l’aube d’une montée en puissance des échanges, l’Arabe Ibn Rosteh affirme ainsi sans ambages : « Le grand roi [du Zābaj] s’appelle Mahārāja, ce qui veut dire «roi des rois». On n’en compte pas de plus grand parmi les rois de l’Inde ; car il habite dans des îles. On ne connaît pas de roi plus riche, plus fort et ayant plus de revenus5. »

Comment concilier cette réputation flatteuse avec une relative pauvreté, aujourd’hui encore, des données de l’archéologie ? Les paysages de la région ne sont pas avares de monuments religieux bouddhiques et brahmaniques construits entre les viiie et xiie siècles, modestement à Bali ou à Sumatra, plus nombreux à Java – où l’on trouve le plus grand nombre de temples et les monuments les plus imposants, tels l’immense stupa bouddhique du Borobudur (construit à la fin du viiie siècle – fig. 2), ou le Prambanan hindouiste (consacré en 856). La réponse est d’abord d’ordre historiographique :

4.  Les travaux consacrés aux modalités de cette indianisation de l’Asie du Sud-Est depuis la fin du xixe siècle rempliraient à eux seuls une bibliothèque. C’est dans le grand-œuvre de George Cœdès (Les États hindouisés) que l’on trouvera la meilleure synthèse des interprétations orientalistes du processus. Sheldon Pollock (The Language of Gods, 2006) donne une interprétation prégnante du rôle de la langue dans ce processus transculturel commun à l’Inde périphérique et à l’Asie du Sud-Est. On trouvera des résumés récents des changements de paradigmes induits par les données archéologiques de ces dernières décennies dans Manguin, « De la ‘Grande Inde’ », Id., « The Archaeology of Early maritime polities » et Id., « Protohistoric and Early Historic Exchange ». 5.  Cité par Ferrand, « L’empire sumatranais », p. 55. Le Zābaj désigne alors tout à la fois les îles de Sumatra et Java, unifiées sous les Sailendra.

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ce sont ces seules traces architecturales d’un riche passé et leur statuaire que les archéologues se sont pendant longtemps contentés d’étudier, ici comme ailleurs dans le monde. Ces recherches ont été de plus entravées chez les « orientalistes » de la pre­ mière moitié du xxe siècle par une obsession pour l’archéologie monumentale durable, et par une incapacité à appréhender un site urbain riche et puissant, de stature éco­ nomique mondiale, qui n’aurait laissé que peu de traces tangibles en surface. Ils ont été confortés dans cette approche par le fait qu’on ne compte aucun site urbain  dans la riche plaine centrale de Java, cœur agricole du royaume de Mataram jusqu’au xe siècle, où l’on trouve l’immense majorité des temples de cette période classique. Aucune référence n’est faite à la ville dans les inscriptions de Java Centre, dont la majorité est consacrée à des questions foncières ayant trait à la riziculture. L’économie marchande de cette région agricole était de fait fondée sur un dense réseau de marchés, ce qui peut y expliquer l’absence totale de marqueurs archéologiques de la ville6.

Fig. 2 – Bas-relief du Borobudur représentant du riz (Java Centre, fin viiie siècle) (photo Kassian Cephas, 1890-91 ; fonds KITLV 40091).

Or il est clair, à la lecture des sources chinoises et arabes, confortée par la découverte récente de nombreuses épaves de navires dans la mer de Java, que les navires marchands abordaient dans des sites portuaires de la côte nord de l’île, qui ne pouvaient qu’être urbanisés et qui donnaient facilement accès à la plaine centrale, à une centaine de kilomètres par la route. La plaine côtière du nord de Java n’ayant que fort peu fait l’objet de prospections ou de fouilles jusqu’à ces toutes dernières années, ces villes portuaires restent à ce jour invisibles. Des recherches récentes y ont néanmoins révélé des sites 6.  Christie, « States without cities » ; Id., « The agricultural economies ».

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religieux importants, qui précèdent immédiatement ceux de la période classique, et qui indiquent une occupation plus importante de la côte nord que l’on ne l’avait admis jusqu’ici7. Tout laisse à penser que les cités portuaires, interface du royaume de Mataram avec les réseaux marchands pendant cette période de prospérité, se trouvaient à l’emplacement même des villes modernes de Java Ouest et Centre, telles Jakarta, Pekalongan ou Semarang, ce qui rendra la mise au jour de leurs vestiges particulièrement ardu. En l’absence de fouilles sur ces sites portuaires et d’inscriptions autres que celles produites autour des sites religieux de la plaine centrale, il est quasiment impossible à ce stade de déterminer la place respective des surplus générés par le commerce maritime et l’agriculture dans l’économie de Mataram, jusqu’au transfert de sa capitale vers Java Est au xe siècle (comme on le verra plus loin). La situation apparait tout autre lorsqu’on se transporte de l’autre côté du détroit de la Sonde, dans le sud-est de l’île de Sumatra, du fait tout à la fois d’un environnement très différent et des progrès des recherches archéologiques et épigraphiques sur l’État de Srivijaya depuis les années 19808. L’histoire de la région s’est organisée autour des deux vastes bassins fluviaux de la Musi et, immédiatement au nord, de la Batang Hari. Seules les hautes terres de l’île abritent au pied des volcans quelques plateaux fertiles où la riziculture est possible, et où s’est développé à l’âge du bronze une riche civilisation mégalithique, importatrice déjà d’objets de prestige venus d’outremer. La pénéplaine tertiaire couverte de forêts, qui s’étend vers l’aval, est peu propice à l’agriculture ; elle est sillonnée par les grands fleuves et leurs nombreux affluents, qui assurent des communications faciles entre amont et aval. Plus à l’est, on trouve enfin une bande de forêts marécageuses large de quelque 80 km qui mène vers la mer et des détroits qui, au sortir des détroits de Singapour et de Melaka, constituent le passage quasi-obligé des navires naviguant entre l’océan Indien, la mer de Chine méridionale et la mer de Java. Cette forêt inondée a livré ces dernières années de nombreux sites d’habitat sur pilotis datant des premiers siècles de notre ère ; comme les autres sites côtiers contemporains de l’Asie du Sud-Est tout entière, ils ont livré nombre d’artefacts de prestige qui permettent d’affirmer qu’ils étaient en contact avec les réseaux marchands hauturiers. Ce sont ces sites qui permettent aujourd’hui de mieux comprendre les origines de l’État de Srivi­ jaya, dont la capitale a été implantée à la tête du delta de la Musi dans les années 670, à l’interface entre cette zone alluviale inondable et la pénéplaine tertiaire, au confluent de toutes les rivières drainant les productions forestières d’amont9. 7.  Indrajaya, Degroot et Susetyo, « Note on two pre-Mataram sites » ; Manguin et Indrajaya, « The Batujaya site ». 8.  On trouvera un résumé succinct de l’histoire de Srivijaya, avec un état de la recherche, dans Manguin, « Srivijaya, une thalassocratie malaise ». 9.  Rangkuti et Fauzi, « Archaeological evidence » ; Indrajaya, « The Pre-Srivijaya Period » ; Manguin, « At the origins of Sriwijaya ».

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C’est à George Cœdès que revient d’avoir « découvert » l’existence de Srivijaya en 1918, sur la seule base tout à la fois d’un groupe d’inscriptions en vieux malais trouvées à Palembang et dans le sud-est sumatranais et de sources écrites de diverses nationalités, qui toutes faisaient référence à la fondation d’un État à vocation maritime à la fin du viie siècle et à son histoire jusqu’au xiiie siècle10. Il en situa la capitale à l’emplacement de la ville moderne de Palembang, où la plupart des inscriptions faisant état de sa fondation avaient été trouvées, en compagnie de quelques statues bouddhiques, et fut suivi en cela par les meilleurs historiens. Mais la principale difficulté rencontrée par les promoteurs de sa localisation à Palembang était due à une lacune heuristique majeure : l’hypothétique capitale des souverains de Srivijaya restait largement introuvable par les archéologues. Aucune trace d’urbanisation n’était discernable dans le sud de Sumatra, aucune concentration de monuments religieux construits en matériaux solides, avec lesquels les historiens se contentaient alors généralement de localiser les «royaumes» d’Asie du Sud-Est. Il fallait donc échapper aux discours narratifs exclusifs entretenus pendant des décennies par les historiens, les philologues et, à leur suite, par les archéologues, tous préoccupés par une quête de bâtis monumentaux et des structures urbaines qui devaient à leurs yeux inscrire visiblement dans un paysage fortement anthropisé les signes de la supériorité hiérarchique d’un pouvoir politique et économique fort11. Ce n’est que dans les années 1980, sous l’impulsion de l’historien Oliver Wolters, que les archéologues ont abandonné leur quête quasi-obsessionnelle d’un nouvel Angkor à Sumatra et ont commencé à réévaluer Srivijaya en tant que ville portuaire malaise dont la structure urbaine devait être définie selon ses propres termes. Les cités-États portuaires du monde malais du début de l’ère moderne, telle Melaka, bien mieux connues grâce à l’abondance des sources écrites, ont été construites en utilisant principalement des matériaux périssables, avec des maisons en bois érigées sur pilotis, le long des berges mouvantes des rivières ou des côtes. Seuls quelques monu­ ments religieux ont été construits avec des matériaux solides, sur des éminences, à l’abri des marées et des inondations. En raison du manque de pierres dans les zones côtières, les Malais utilisaient des briques pour construire ces sanctuaires, dont la ruine a été rapide, et les matériaux constamment réutilisés jusqu’à ce jour. Ces villes n’étaient pas entourées de murs en dur et se sont développées dans leur environnement naturel sans le transformer de façon durable, se fondant progressivement à leur périphérie dans des 10.  Cœdès, « Le royaume de Çrīvijaya », Id., « Les inscriptions malaises de Çrīvijaya », Id., Les États hindouisés. 11.  Manguin, « Sriwijaya, entre texte historique » ; on se reportera aussi aux travaux de Roderick McIntosh pour des études comparables des premières formes urbaines africaines où le pouvoir n’est pas renforcé par la monumentalité ou par d’autres signes de permanence (McIntosh, « Western Representations »).

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Fig. 3  –  Habitat ripuaire, sur pilotis, sur les bords de la Musi, en aval de Palembang (Photo de l’auteur).

paysages «rurbains»12. Cette disposition particulière des systèmes politiques côtiers et de leurs centres urbains contribue à expliquer pourquoi ils n’ont pas laissé d’empreinte archéologique facilement repérable. Il faudra attendre les fouilles systématiques des années 1980-90 à Palembang, effectuées dans les interstices du tissu urbain de la ville moderne et sur les anciennes berges du fleuve, pour que soient enfin mises au jour les traces d’anciens habitats sur pilotis (fig. 3), et les preuves abondantes à partir des environs de l’an 800, sous forme de céramiques glaçurées, d’un abondant commerce avec la Chine13. Les lacunes du corpus épigraphique du sud-est de Sumatra posent une autre série de problèmes. Plusieurs inscriptions écrites en vieux malais – toutes très probablement gravées par le souverain fondateur de Srivijaya, bouddhiste fervent – nous fournissent 12.  Wolters, « Studying Srivijaya », Id.,  « Restudying » ; Reid, « Negeri » ; Manguin, « Les cités-États ». 13.  Manguin, « Palembang et Sriwijaya », Id., « Palembang and Sriwijaya ». 

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de précieuses représentations locales du nouvel État à la fin du viie siècle. Mais ces sou­ verains deviennent irrémédiablement muets pour le reste de leur histoire, nous laissant les seules sources extérieures à Sumatra pour documenter quelque six siècles d’histoire locale : principalement des sources chinoises, arabes et indiennes contemporaines et, dans une moindre mesure, des textes littéraires malais des xve-xviie siècles, qui évoquent – pour légitimer les souverains de Melaka dont ils vantent les mérites – la mémoire de l’ancien État sumatranais et de ses capacités à faire converger vers ses ports les réseaux marchands. Les données nombreuses issues des fouilles menées depuis la fin des années 1980 à Sumatra et sur la péninsule Thaï-malaise, à Chaiya et Takuapa en Thaïlande et à Kedah en Malaisie, permettent heureusement de donner un éclairage local à l’histoire de la région. Ces données sont particulièrement riches à compter des années 800, quand la céramique chinoise, dont on connait la durabilité dans des environnements tropicaux et humides, apparait en quantités impressionnantes sur l’ensemble des sites et fournit des marqueurs chronologiques fiables.

II.  Les transformations des environs de l’an 1000 Mille ans après les premiers signes d’intégration de l’Insulinde dans un système Eurasie-Afrique, suivis, après quelques siècles, d’une période de formation des premiers États côtiers et intérieurs, marquée surtout par les emprunts à la culture indienne, les siècles qui précèdent et suivent immédiatement l’an 1000 sont eux aussi témoins des transforma­ tions profondes des sociétés de l’Insulinde. Le royaume javanais, à l’économie en grande partie agraire, comme celui de Srivijaya, tout entier tourné vers les échanges maritimes, entrent dans une phase de consolidation de leurs systèmes politiques et des règles régis­ sant leurs économies, en particulier les échanges marchands, internes comme maritimes.

a.  De nouvelles capitales Les faits les plus marquants de cette période sont les transferts de capitale des deux principaux États de l’Insulinde entre le ixe et le xie siècles. À Java, le transfert de celle de Mataram est effectif en 92914. Il est soudain et radical, puisqu’il implique, outre un déplacement de plusieurs centaines de kilomètres vers l’est, une implantation dans un environnement différent, sans que les liens ne soient pourtant coupés avec la plaine centrale. L’emplacement précis de cette capitale  n’a pas à ce jour été révélé par l’archéologie, mais il doit se trouver à une quarantaine de kilomètres en amont de l’embouchure de la Brantas (qui se jette dans la mer de Java près de la ville moderne de Surabaya). Les temples ont cessé d’être construits dans la plaine centrale, mais l’activité 14.  Ce transfert de la capitale est déjà bien connu quand George Cœdès publie ses États hindouisés (p. 237-239).

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rizicole s’y est maintenue. L’arrière-pays de Java Est, riche aussi de terres volcaniques fertiles, était de même exploité pour la riziculture. L’épigraphie continue d’y noter des transferts de droits fiscaux aux temples bouddhiques ou brahmaniques, à charge pour eux de défricher la forêt et de construire et d’entretenir un réseau d’irrigation15. On ne connait pas avec certitude les raisons qui ont poussé le pouvoir javanais à se déplacer ainsi vers l’est de l’île. On a évoqué des épisodes volcaniques destructifs (dont on sait qu’ils ont enseveli plusieurs monuments religieux, dégagés aujourd’hui par les archéologues)16. On a aussi évoqué des conflits armés avec Srivijaya. Mais la raison de ce déplacement du centre de gravité de l’État javanais aussi souvent invoquée par les historiens est le pouvoir d’attraction de l’économie maritime, à une période où celle-ci marque un essor indéniable17. Si la grande majorité des inscriptions de Java Est continue de porter sur des affaires agraires, comme c’était le cas à Java Centre, on voit néanmoins paraître quelques inscriptions, proches de l’embouchure du fleuve, qui évoquent l’existence d’un commerce hauturier18. Une inscription de 1037 évoque des travaux hydrauliques sur les rives de la Brantas, pour faciliter le transbordement de marchandises par les bateaux venus d’amont et la rencontre dans ce port des maîtres de navire et des marchands de mer venus d’outremer. Une autre inscription donne la liste des nationalités des marchands étrangers accueillis dans les ports javanais : ils viennent de multiples régions de l’Inde, de Ceylan, du Champa (l’actuel Vietnam), du pays Mon (au sud de l’actuelle Birmanie), du nord de Sumatra et des Khmers. On ne peut que se demander si ce trafic international, tel qu’il est revendiqué par le souverain javanais, ne faisait pas concurrence à celui des ports sumatranais et péninsulaires de Srivijaya. Il est possible que le pouvoir javanais, en s’installant près de cette zone propice aux activités portuaires, ait pu prendre la main sur le riche commerce des épices de l’est insulindien (clou de girofle et muscade des Moluques, mais aussi bois de santal des îles de la Sonde, plumes d’oiseau de paradis de la Nouvelle Guinée, etc.). À peine plus à l’est, sur la côte nord de l’île voisine de Bali, où l’archéologie avait déjà mis au jour des implantations portuaires du début du premier millénaire, on trouve aussi des inscriptions du xie siècle évoquant des réglementations navales, des taxes sur divers types de navire et sur leur réparation19. 15.  Lieberman, « Maritime influences » ; van der Meer, Sawah Cultivation ; Jones, Early Tenth-Century Java. 16.  Pour l’étude d’un temple javanais récemment dégagé des cendres volcaniques, voir Panca Putra, Setyastuti et Degroot, « Candi Kimpulan ». 17.  Sur le boom économique du tournant du deuxième millénaire, voir Christie « Javanese markets », Wade, « An Early Age of Commerce », Lieberman « Maritime influences » et plus généralement le vol. 2 de Lieberman, Strange parallels. 18.  Krom, Hindoe-Javaansche Geschiedenis, p. 264-267. 19.  Calò, Prasetyo, Bellwood et al., « Sembiran and Pacung » ; Hauser-Schäublin et Ardika, Burials, texts and rituals.

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À Sumatra, on ne connait malheureusement pas mieux les raisons qui entrainent le déplacement, effectif dans les années 1079-82 à en croire les sources chinoises, de la capitale de Srivijaya de Palembang à Jambi, en amont de la Batang Hari, dont le bassin est situé immédiatement au nord de celui de la Musi. Faute de fouilles ici encore, on ne connait pas l’emplacement exact de cette nouvelle capitale, qui est probablement enfouie à l’emplacement de la ville moderne de Jambi20. On ne peut que noter que ce transfert se fait au moment où le souverain javanais revendique la présence de nombreux marchands de mer dans ses ports21. Toujours est-il que les missions diplomatiques vers la Chine se multiplient dans les années qui suivent ce changement de capitale, signe que le nouveau pouvoir, qui reste associé au prestigieux nom de Srivijaya, a besoin de la reconnaissance du grand voisin impérial pour renforcer cette nouvelle légitimité par le maintien des échanges hauturiers. Ces sources textuelles sont confirmées par les fouilles archéologiques, qui permettent d’observer la chute marquée à Palembang du nombre de céramiques importées de Chine vers le milieu du xie siècle, et leur augmentation concomitante sur les rives de la Batang Hari (fig. 4)22.

Fig. 4  –  Tableau statistique des céramiques d’importation, site du Museum Badaruddin, Palembang (table de l’auteur).

20.  Les seules fouilles le long de la Batang Hari ont accompagné le programme de restauration du grand complexe bouddhique de Muara Jambi, en aval de la ville de Jambi, qui gagne à compter du xie siècle en nombre de temples et en superficie. Plus en aval encore, des prospections de surface ont livré plusieurs sites riches en céramiques chinoises datant pour l’essentiel de la dynastie Song (Miksic, « Highland-Lowland »). 21.  Wolters, « A note on the capital ». 22.  Les chiffres de Palembang sont fondés sur les résultats des fouilles franco-indonésiennes de 1989-1993 sur le site du Museum Badaruddin. Pour Jambi, où l’on n’a pas de fouilles systématiques

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b.  Diasporas et cosmopolitanisme Au tournant du deuxième millénaire, l’ensemble des sources disponibles donne de la visibilité au déploiement de diverses diasporas dans les sites portuaires de la région. Le phénomène date probablement déjà de plusieurs siècles, avec des communautés de marchands de confessions multiples venues de l’océan Indien tout entier. Cette population cosmopolite est faite de résidents permanents et, en saison, des équipages et des marchands des navires attendant dans les ports de l’archipel la mousson favorable à la poursuite de leurs voyages. Les pèlerins bouddhistes, venus de Chine ou d’Inde, dont on va voir le rôle majeur, donnaient certainement à ces communautés portuaires une identité toute particulière et colorée. Ibn Ibn al-Faḳīh, dans son récit écrit au début du xe siècle, a résumé cette situation avec humour : « Au Zābaj [à Srivijaya], il y a des perroquets blancs, rouges et jaunes qui, quand on le leur apprend, parlent couramment arabe, persan, grec et hindou23 » (fig. 5).

Fig. 5  –  Décor architectural représentant un perroquet (terra cota, xe siècle ; temple 3 de Bumiayu, en amont de Palembang) (Photo de l’auteur). équivalentes, elles sont fondées sur le décompte de prospections de surface sur les berges de la Batang Hari et des collections conservées (sans étiquetage précis) dans le musée de site de Muara Jambi (données tirées de rapports non publiés en indonésien, par l’auteur de ce chapitre ou par ses collègues indonésiens). 23.  Cité par Ferrand, « L’empire sumatranais de Çrîvijaya », p. 55.

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Tout porte à croire qu’avec la participation accrue des communautés des marchands venus de l’Inde et de la Chine méridionales autour de l’an 1000, ces diasporas se sont dès lors constituées de façon plus stable. L’épigraphie tamoule trouvée dans le nord de Sumatra et sur la côte ouest de la péninsule Thaï-malaise nous apprend que, à la suite des raids des Cola du xie siècle, les guildes marchandes tamoules avaient créé de véritables enclaves sur place, jouissant d’une extra-territorialité affirmée, construisant comme en Inde leurs propres lieux de culte, et protégées par leurs soldats24. Dès les débuts de la dynastie des Song (960-1127), on observe la mise en place entre la Chine et l’Insulinde de relations diplomatiques et commerciales suivies et largement amicales. Environ un tiers des quatre-vingt-dix missions étrangères venues des mers du Sud sous les Song proviennent d’Insulinde. Les missions de Srivijaya, nœud des échanges avec l’Occident, sont reçues en Chine avec une attention toute particulière. Ces ambassades sont bien entendu intimement liées aux activités marchandes, et sont dirigées en général par les maîtres de navire mandatés par les souverains. Aux yeux des Chinois, elles semblent même avoir généré des déplacements à la capitale de missions très coûteuses, au point qu’un décret de 1016 limite les membres de ces missions à vingt pour Java, Srivijaya, les Arabes ou les Indiens Cola (et à dix pour tous les autres)25. Les sources chinoises nous apprennent l’existence d’une communauté marchande chinoise implantée solidement dans les capitales successives de Srivijaya, à Palembang puis à Jambi. L’adhésion commune au bouddhisme de la cour malaise et de nombre de ces marchands n’a pu que contribuer à l’intimité de ces relations. La vie de ces communautés marchandes d’origine chinoise, dont les représentants jouent régulièrement le rôle d’ambassadeurs auprès de la cour de l’Empire du Milieu, est soutenue et facilitée par la cour malaise. Un temple bouddhique dédié à l’empereur chinois est construit dans la capitale sumatranaise vers 1003, très probablement à l’usage de la communauté de Chinois résidant alors à Palembang26. Dans les ports de la Chine méridionale où se concentre le commerce étranger les marchands de Srivijaya forment de même une communauté résidente ou saisonnière, aux côtés des communautés venues de l’Inde ou du monde musulman. C’est un mar­ chand de Srivijaya qui a restauré à Canton dans les années 1060-70, au nom de son souverain, un temple taoïste impérial laissé à l’abandon et acquis des rizières pour son entretien et celui de sa communauté de prêtres. Les « marchands volants » qui effectuaient régulièrement la traversée de la mer de Chine méridionale, aux périls 24. On trouvera l’étude la plus complète de cette épigraphie tamoule dans Karashima et Subbarayalu, « Ancient Tamil and Sanskrit Inscriptions ». Pour la communauté tamoule installée à Lobu Tua, près de Barus, sur la côte ouest de Sumatra, grand exportateur de camphre, on se reportera à Guillot, Histoire de Barus. 25.  Chaffee, « Diasporic identities ». 26.  Salmon, « Srivijaya, la Chine ».

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de la mer, y avaient ainsi gagné en protection divine. Comme le décrit l’inscription chinoise de 1079 qui nous a été conservée à Canton, « les navires du Seigneur de Srivijaya, depuis la reconstruction du temple, naviguent vers leur destination sans craindre le danger qu’ils ont subi par le passé27 ». On sait aussi que c’est un marchand de Srivijaya qui fit à ses frais construire un cimetière pour la communauté marchande étrangère dans les années 116028. Peut-être était-il musulman, comme l’atteste la grande fluidité de ces réseaux marchands cosmo­po­ lites. Il semble en effet que le souverain de Srivijaya ait aussi utilisé les services de maîtres de navire musulmans pour mener ses ambassades auprès de la Chine, comme l’at­testent les transcriptions chinoises de leur patronymes, qui paraissent bien être arabes29.

c.  Les réseaux bouddhiques Dans toute l’Asie, les appartenances religieuses et les pratiques rituelles partagées ont accompagné et favorisé les pratiques commerciales. Une affiliation commune à une religion devait stimuler la confiance réciproque lors des transactions commerciales et une solidarité accrue ; elle pouvait faciliter le partage, au sein d’une communauté, des informations commerciales stratégiques et de ressources matérielles. Tant le bouddhisme que le brahmanisme sont apparus dès la période pré-classique comme liés à des réseaux commerciaux parfois concurrents30. Au tournant du deuxième millénaire, l’expansion du bouddhisme, religion univer­ saliste qui s’est implantée avec succès de l’Inde à la Chine, fournit une belle illustration d’un système global d’échanges. Les Malais du sud-est de Sumatra, dès avant la fondation de Srivijaya, avaient adopté le bouddhisme et avaient forgé rapidement la réputation de leurs centres d’enseignement de cette religion, prédominante jusqu’à la chute du royaume au xiiie siècle. Au cours de cette période de prospérité, Palembang puis Jambi sont restés, sous la protection des souverains de Srivijaya, des centres reconnus d’enseignement du bouddhisme ; leurs sites et leurs communautés religieuses étaient célèbres dans tout le monde bouddhique (fig. 6). Des religieux de l’Inde et de la Chine s’y retrouvaient toujours pour enseigner et apprendre le sanskrit, et pour y traduire les textes canoniques en chinois. Certains textes essentiels y étaient composés par des moines érudits locaux, tel Dharmakirti, fils d’un souverain de Srivijaya. Un de ses disciples, le célèbre Atisha Dipankara, après des études à Nalanda, la grande uni­ ver­sité bouddhique du Bengale, a passé douze années auprès de lui à Srivijaya entre 27.  28.  29.  30. 

Tan Yeok, « The Sri Vijayan inscription » ; Salmon, « Srivijaya, la Chine ». So, Prosperity, Region, p. 54-55. Wade, « Early Muslim expansion ». Smith, « Indianization » ; Ray, The winds of change ; Manguin, « The transmission of Vaiṣṇavism ».

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Fig. 6  –  Bodhisattva Lokesvara, art des Sailendra, ixe siècle (temple de Mendut, Java Centre) (Photo de l’auteur).

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1012 et 1024 ; une vingtaine d’années plus tard, sa formation achevée, il s’est installé au

Tibet où il a traduit les textes de son maître sumatranais et joué un rôle essentiel dans la régénération du bouddhisme tibétain. Vers l’an 1000, Dānapāla, l’un des traducteurs les plus prolifiques de textes bouddhiques vers le chinois, est dit avoir étudié les diverses écritures utilisées en Inde même, mais aussi celles de Srivijaya et de Java. La cordialité des échanges entre Srivijaya et la Chine est encore marquée lorsque le roi de Srivijaya a construit vers 1003 dans sa propre capitale un temple bouddhique en l’honneur de l’empereur chinois31.

d.  Régionalisation Durant la première grande phase de l’histoire des échanges entre l’Insulinde et les pays qui l’entourent (durant l’âge des métaux, ve siècle av. JC - iiie siècle apr. JC), on a pu observer une cohérence assez remarquable dans les choix de biens exotiques de prestige faits par les sociétés côtières de l’ensemble du sud-est asiatique, tels que les archéologues ont pu les observer, pour l’essentiel, dans les pratiques funéraires. Ils en ont déduit qu’ils accompagnaient des pratiques rituelles partagées par nombre de ces sociétés côtières32. Plus tard (jusqu’au viiie siècle), avec le début de l’indianisation, on a pu observer aussi une répartition quasi uniforme dans l’ensemble de la région des styles artistiques de la statuaire brahmanique ou bouddhique, des plans architecturaux des premiers temples qui les abritaient, de l’usage de la langue sanskrite et de la paléographie des premières inscriptions. Les modalités de l’adoption et de l’adaptation aux conditions locales de pans entiers de la culture indienne attestent d’un processus à bien des égards pan-sudest asiatique33. Paradoxalement, c’est dans la phase pendant laquelle les échanges et le commerce international s’intensifient, au moment où l’on voit apparaitre dans les ports de l’Insulinde comme dans ceux de la mer de Chine et de l’océan Indien, têtes de pont des réseaux marchands de l’Eurasie, des diasporas cosmopolites d’une très grande fluidité, que l’on va observer une régionalisation marquée de pans entiers de la culture des sociétés insulindiennes. Dès le premier abord, elle se traduit par l’adoption à compter du ixe siècle de styles vernaculaires par les sculpteurs de l’Asie du Sud-Est. S’il était quasiment impossible de distinguer une statue de Buddha ou de Vishnou produite au viie siècle à Java, à Sumatra, en Thaïlande ou au Cambodge, les styles régionaux sont désormais nettement affirmés. Au Cambodge, en Thaïlande ou en Insulinde les bas31.  Sen, Buddhism, Diplomacy and Trade, p. 122 ; Salmon, « Srivijaya, la Chine et les marchands chinois ». 32.  Glover, Early Trade ; Glover et Bellina, « Ban Don Ta Phet » ; Bellwood et Glover, Southeast Asia ; Bellina, Khao Sam Kaeo. 33.  Manguin, « Pan-regional responses ».

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reliefs et les statues adoptent désormais des styles qui leur sont propres et facilement reconnaissables. Au sein de la sphère insulindienne, par contre, les liens intimes qui lient les pouvoirs javanais et sumatranais et l’intégration par Srivijaya des cités portuaires de la péninsule Thaï-malaise ont pour résultat la production de formes artistiques partagées régionalement. Les multiples désignations de ce style par les historiens de l’art – art javanais, art de Srivijaya ou art des Sailendra – dit bien leur incapacité à distinguer entre elles ces productions insulindiennes. C’est dans le domaine de la langue que l’on peut aussi observer des transformations. A Java, le sanskrit est désormais abandonné dans les inscriptions, au seul bénéfice de la seule langue javanaise (la première inscription en vieux javanais date de 824). C’est du xe siècle que datent les plus anciens textes écrits sur des matériaux périssables à nous avoir été conservés : ils sont tous écrits en vieux javanais, et largement localisés dans les paysages insulindiens, même quand le répertoire est inspiré des récits qui, comme le Ramayana, ont d’abord appartenu au répertoire indien34.

e.  Malais Lingua Franca Les populations de l’Insulinde parlent un nombre considérable de langues qui, pour la plupart, ne sont pas intercompréhensibles, même si elles appartiennent presque toutes à la seule famille austronésienne. À la période qui nous occupe ici, seules trois de ces langues vernaculaires sont utilisées dans l’épigraphie et dans les textes littéraires : le vieux javanais, le vieux balinais et le vieux malais. Si les deux premières langues sont can­ton­nées pour l’essentiel à leurs îles d’origine, le vieux malais, apparu dès le viie siècle, acquiert très tôt un statut particulier35. Il est utilisé d’abord par les Malais, groupe ethnique qui occupe vers l’an 1000 une bonne partie de la péninsule Thaï-malaise, une très grande partie de Sumatra, l’ouest de Bornéo et probablement quelques autres sites côtiers de cette dernière île. On sait bien que la langue malaise, aux temps modernes, est devenue la lingua franca de cette Insulinde si diverse linguistiquement et même de certains réseaux marchands de la mer de Chine et de l’océan Indien, et qu’elle deviendra la langue nationale de la Malaisie, de Brunei et de l’Indonésie. Mais on commence à peine à comprendre comment elle a progressivement conquis ce rôle. Les linguistes ont bien placé ses origines dans l’ouest de l’île de Bornéo, d’où elle se serait répandue il y a quelque 2500 ans, mais elle ne fait son apparition sous forme écrite que dans un groupe 34.  Sur ce transfert du sanskrit aux langues vernaculaires, voir en particulier l’étude de Pollock, The Language of Gods. 35.  Pour une vue d’ensemble récente de l’épigraphie dans l’Insulinde et des problèmes qu’elle pose, on se reportera aux articles d’Arlo Griffiths (« Inscriptions of Sumatra » ; « Early Indic inscriptions » ; « The corpus of inscriptions ») et à celui de Daud Ali (« Early inscriptions »).

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d’une douzaine d’inscriptions en vieux malais gravées vers la fin du viie siècle (c’est ainsi la première langue vernaculaire de l’Insulinde attestée sous une forme écrite). Une toute première inscription provient, étonnement, de Java, mais ce sont les inscriptions qui marquent et accompagnent la fondation du royaume malais de Srivijaya à Palembang et dans le sud-est de Sumatra qui ont attiré l’attention des historiens, des épigra­ phistes et des linguistes (fig. 7). Comme on l’a vu, cet État à vocation thalassocratique, aussitôt après cette efflorescence épigraphique, abandonne toute expression écrite sur son cœur de territoire, ce qui nous prive de données essentielles pour reconstruire l’utilisation ancienne du malais. Mais Srivijaya se trouve associé dès la deuxième moitié du ixe siècle à son voisin javanais, avec lequel il partage le pouvoir sous la dynastie des Sailendra. Or c’est alors qu’apparaissent à Java Centre une série d’inscriptions en vieux malais, sans qu’on puisse expliquer exactement les raisons de cet usage, le rapport entre les Sailendra de Java et Srivijaya faisant encore l’objet de nombreuses hypothèses contradictoires. L’est indonésien, producteur des épices, n’a pas livré de données épigraphiques, mais c’est aux confins septentrionaux de l’Insulinde, un peu au sud de la capitale moderne de Manille sur l’île philippine de Luzon, que l’on trouve une autre inscription en vieux malais, qui fait référence au règlement d’une dette contractée par un individu auprès d’une institution religieuse pour financer une force armée. L’usage dans cette inscription pour décrire la dette en question (environ 1 kg d’or) de noms de mesures de poids d’or dont on sait qu’elles étaient communes au reste de l’archipel vient confirmer la standardisation à cette période des pratiques commerciales36. Cette inscription datée de 900, émanant d’un site périphérique dont la population n’est pas ethniquement malaise, atteste donc, même si elle reste unique, de l’usage, loin des grands centres politiques de l’ouest insulindien, de documents juridiques au vocabulaire spécialisé (dont l’étymologie est sanskrite), et de leur dissémination à l’ensemble de l’archipel. En ce sens elle confirme tout à la fois l’intensification autour de l’an 1000 des échanges maritimes, l’adoption de pratiques commerciales partagées dans les réseaux marchands et l’usage général du malais comme moyen de communication auprès de populations cosmopolites, à tout le moins sur des sites côtiers en rapport à n’en pas douter avec les réseaux marchands. On sait par ailleurs que nombre de mots malais passent ainsi dans la langue chinoise (comme ils le feront plus tard, en assez grand nombre, dans le portugais, puis dans les autres langues européennes)37. Au total, on compte seulement quelque trois douzaines d’inscriptions écrites en vieux malais, très loin des centaines d’inscriptions javanaises. C’est bien peu en termes de données, et les modalités de ces phases historiques où l’usage du malais parait aller 36.  Clavé et Griffiths, en préparation. 37.  Salmon, « Malay (and Javanese) loan-words ».

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Fig. 7  –  Inscription en vieux malais de Sabokingking (Palembang), datée de ca. 680, peu après la fondation de Srivijaya (Musée national d’Indonésie ; photo Rafli Sato).

croissant au sein des réseaux insulindiens ne peut que rester incertain. L’hypothèse la plus vraisemblable est que, suite à son utilisation officielle par le pouvoir d’une puissante thalassocratie malaise et de quelques Javanais, elle a très probablement été répandue par ses maîtres de navire, ses marchands et ses équipages ; elle est devenue progressive­ment, profitant en particulier de l’essor des échanges maritimes aux alentours de l’an 1000, la nécessaire lingua franca d’un archipel insulindien si diversifié linguistiquement.

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f.  Les moyens du commerce Les échanges hauturiers se sont produits d’abord, pendant une longue période, au sein de ce que les historiens de l’Asie du Sud-Est qualifient de sphères d’interaction, sans centralités marquées, puis, avec l’apparition des premiers États, entre places centrales côtières mieux identifiées. On va voir désormais apparaitre des formes d’échange nettement plus institutionnalisées. L’un des signaux les plus visibles, dans les sources chinoises, de ces transformations est donné par la multiplication à compter du xe siècle des envois par les souverains de Java et de Srivijaya d’ambassades dans les ports de la Chine méridionale et à la cour de l’empereur. Ces ambassades, telles qu’elles sont perçues par le pouvoir chinois, sont accueillies dans le cadre du système de « tribut », fiction politique mais marque du rayonnement de la dynastie au pouvoir, qui lui permet de réguler les échanges commerciaux avec les étrangers. Pour les souverains insulindiens, elles sont un signe non pas de soumission ou de vassalité (au sens européen du terme), mais s’inscrivent dans un système hétérarchique familier des acteurs de la région, où chacun garde son autonomie, mais admet avec réalisme que la Chine prend de par sa puissance économique la place d’un primus inter pares plus lointain, dont la reconnaissance officialisée facilite les échanges commerciaux et permet en outre de prendre l’ascendant sur ses concurrents. Cette codification du commerce avec la Chine, à une période où il prend une ampleur jusque-là inédite, ne peut qu’avoir transformé la vie des ports de l’Insulinde. Des guildes rassemblant des marchands autochtones font alors leur apparition ; elles sont probablement inspirées de celles communes en Inde, à en juger par le terme les désignant dans l’épigraphie de Java Est38. L’économie monétaire parait ne prendre qu’une place limitée dans les échanges internationaux, à en juger par le peu de monnaies chinoises en bronze mises au jour dans les fouilles (et tout porte à croire qu’elles étaient souvent fondues pour leur métal). S’il existe bien à Java une monnaie d’or et d’argent, il semble que son usage ait été limité pour l’essentiel au paiement des impôts fonciers dûs au souverain. C’est l’or et l’argent en lingots, comme le troc, qui alimentent les échanges. Les mesures de poids, par contre, paraissent dès lors avoir été en partie uniformisés dans la région, comme dans l’océan Indien et la mer de Chine39. On ne peut décrire cette période clef de l’histoire de l’Insulinde sans aborder briève­ ment la question des navires, vecteurs de tous ces échanges maritimes. Au tournant du deuxième millénaire, les navires qui assurent les échanges régionaux et internationaux des puissances côtières de l’Insulinde héritent d’une très ancienne tradition technique 38.  Christie, « Javanese markets » ; Jones, Early Tenth-Century Java. 39.  Christie, « Weights and measures » ; Id., « Pre-Islamic coinage » ; Wicks, Money, market

and trade.

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Fig. 8  –  Reconstitution d’un navire marchand du xe siècle, à partir des données de l’épave de Cirebon (dessin de Horst Liebner).

propre à la région. Le peuplement néolithique de l’Insulinde (puis du Pacifique) par les populations de parler austronésien, parties de Taiwan vers le sud il y a quelque 5000 ans, n’a pu en effet se faire que par voie de mer (et c’est au cours du premier millénaire de notre ère, et jusqu’en plein deuxième millénaire, que certaines de ces populations sont allées peupler Madagascar, sur l’autre rive de l’océan Indien)40. Plus concrètement pour ce qui nous concerne, ce sont les textes chinois du premier millénaire, écrits entre le iiie et le viiie siècles de notre ère, qui nous ont gardé les témoignages de pèlerins chinois qui s’embarquaient à bord de navires qui sont dits appartenir spécifiquement aux peuples de l’Insulinde (les Kunlun), pour se rendre dans l’archipel et de là en Inde chercher les textes sacrés du bouddhisme. Ils décrivent, avec force précisions techniques, des navires très grands, aux mats et voiles multiples, aux bordés liés par des fibres végétales, portant des centaines de tonnes de cargaison et autant de passagers (fig. 8). Ceci à une époque où les Chinois ne possédaient pas encore de flotte hauturière, les seuls autres navires fréquentant les ports de la Chine méridionale venant du monde arabo-persan41. Ces textes sont restés longtemps les seules preuves de l’existence de ces 40.  Manguin, « Austronesian shipping ». 41.  Sur l’histoire de la construction navale chinoise et les développements d’une marine de haute

mer au tournant du deuxième millénaire, voir Dars, La marine chinoise et Lo, China as a sea power.

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navires construits en Asie du Sud-Est, jusqu’à ce que les progrès récents de l’archéologie nautique, très en vogue dans les mers de la région, viennent confirmer tout à la fois l’existence, les caractéristiques techniques et la taille imposante des navires construits en Insulinde jusqu’aux xvie et xviie siècles (mais dont la tradition technique a survécu dans les mers indonésiennes jusqu’aux années 1980)42. Si nombre d’épaves (ou de fragments d’épave) appartenant à cette tradition et datant du premier millénaire ont été découvertes et étudiées en milieu terrestre, échouées ou abandonnées sans leur cargaison sur les berges des cours d’eau ou dans les anciens ports de Sumatra, de Java, de Thaïlande ou de Chine, ce sont les épaves postérieures aux années 800 qui ont fait le plus parler d’elles, pour le meilleur et pour le pire, s’agissant pour la plupart d’opérations commerciales sous-marines qui se financent par la vente des cargaisons mises au jour, à grand bruit, sur le marché des antiquités. C’est à partir de cette date en effet que les exportations chinoises de céramique occupent une part importante de certaines cargaisons à destination des ports de l’Asie du Sud-Est et, au-delà, de tout l’océan Indien. Leur apparition introduit dans nombre de publica­ tions récentes un biais important dans l’image qui est donnée aujourd’hui des ré­ seaux marchands de l’Asie du Sud-Est : de toutes les cargaisons dont on sait qu’elles remplissaient les cales des navires parcourant l’Insulinde, seules les céramiques (et quelques rares objets faits de métaux précieux) ont une valeur sur le marché des antiquités. Ce sont donc quasiment les seules épaves qui sont découvertes, fouillées et publiées, avec plus ou moins de rigueur43. Les cargaisons de textiles, de résines, d’épices, principales exportations de l’Inde et de l’Insulinde, restent quasiment invisibles en archéologie sous-marine. La découverte d’un certain nombre d’épaves de grands navires de commerce datant du ixe au xie siècle dans la mer de Java fournit néanmoins la confirmation la plus évocatrice de la structure du commerce maritime en Insulinde à l’époque de Srivijaya. Les épaves de Belitung (ixe siècle), d’Intan et de Cirebon (toutes deux du xe siècle) ont été retrouvées le long d’une route de navigation menant de la zone des détroits à la côte

Pour les textes chinois décrivant les navires de l’Insulinde, voir Manguin, « The trading ships of the South China Sea ». 42.  Les navires du sud-est asiatique appartiennent tous à la tradition technique des navires assemblés avec des fibres végétales, mais dans une variante propre à la région, distincte de celle des navires cousus de l’océan Indien occidental. On trouvera une vue d’ensemble de cette tradition technique, telle qu’elle a été reconstruite à partir des données textuelles et archéologiques, dans Manguin, « Sewn boats of Southeast Asia ». 43.  Sur les principales épaves du ixe au xie siècles, on se reportera dans la bibliographie aux articles et ouvrages des auteurs suivants : Michael Flecker (épaves de Belitung et celles dites Intan et Java Sea) ; Horst Liebner (épave de Cirebon) ; Chong et Murphy (épave de Belitung) ; Krahl, Guy, Wilson et al. (épave de Belitung) ; Komoot (« Recent discovery », épave de Phanom Surin).

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javanaise (très probablement via le port de Srivijaya à Palembang). À ce jour, les épaves de cette période découvertes dans les mers d’Asie du Sud-Est et de Chine méridionale n’appartiennent qu’à deux traditions différentes de construction navale :  les épaves de Cirebon, d’Intan et de Java Sea ont été fabriquées selon la tradition cousue sud-est asiatique. Celles de Belitung et de Phanom Surin appartiennent à la tradition cousue de l’océan Indien occidental ; mais l’étude de leur coque et l’origine des matériaux de construction (bois et cordages) révèlent, pour la première, qu’elles ont été réparées dans les eaux sud-est asiatiques, et pour la deuxième (en cours d’étude) qu’elle parait bien avoir été presqu’entièrement (re)construite dans ces mêmes eaux, alors même qu’elle est assemblée selon une tradition étrangère à la région. Il est à noter aussi que ces navires, dont aucun n’était de construction chinoise, transportaient pour l’essentiel des cargaisons de céramiques chinoises qu’ils avaient embarquées dans les ports chinois. Ces détails révèlent indubitablement la grande fluidité des réseaux marchands de l’époque (et probablement la présence sur place de charpentiers de marine étrangers à la région). Par contre, aucune épave chinoise portant ce genre de cargaison n’a encore été trouvée dans ces eaux avant le xiiie siècle, ce qui semble bien confirmer la participation tardive des navires chinois aux réseaux hauturiers de l’Asie du Sud-Est44.

III.  En guise de conclusion L’an 1000 et ses environs constituent pour l’Insulinde une période d’indéniable prospérité. Si l’on y observe des transformations majeures, il n’y a pas de rupture avec le millénaire qui précède. Si les îles fertiles de Java ou de Bali voient se développer une économie mixte, où la production rizicole se développe au fur et à mesure que la forêt est conquise et l’irrigation maitrisée, la part des échanges maritimes est loin d’y avoir été négligeable, qu’ils soient menés en symbiose avec la thalassocratie sumatranaise ou que leurs souverains tentent de prendre eux-mêmes la main sur certains des réseaux marchands. Srivijaya, pour sa part, parait évoluer politiquement au fil de conjonctures historiques locales instables, mais renforce pendant cette période son emprise sur les échanges maritimes inter-asiatiques. En cela, tant Java que Srivijaya ne font que prolonger, en les renforçant, en les institutionnalisant, des modes de fonctionne­ ment socio-économiques progressivement mis en place depuis plus d’un millénaire. On sait aujourd’hui, grâce aux progrès de l’archéologie de fouilles, que les sociétés de l’Asie du Sud-Est, et plus spécifiquement celles de sa façade maritime, ont été très tôt intégrées dans l’économie monde, en captant au profit de leurs cités portuaires et de leurs États des réseaux d’échange, en contrôlant des productions locales abondantes, 44.  Flecker, « The Advent of Chinese Sea-Going Shipping ».

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tels l’or ou l’étain, ou parfois exclusives, comme les oléo-résines des forêts sub-tro­ picales et les épices des Moluques45. La région ne peut plus être considérée comme une « Indo-Chine », restée longtemps dans l’ombre de ses grands voisins, avant de se courber sous le joug colonial. La plus grande rupture viendra à la fin de la période décrite ici, vers le xiie siècle, quand son économie ne sera plus de force à résister à la puissance conjointe des Cola de l’Inde méridionale et de la dynastie Song qui lance pour la première fois la Chine à l’assaut des mers du Sud, puis de la dynastie mongole des Yuan, qui tentera même, sans grand succès, de la conquérir militairement. L’Asie du Sud-Est rebondira d’ailleurs rapidement et entrera, avec les temps modernes et le long xvie siècle, dans un nouvel « Âge du commerce »46. Mais pour revenir à l’exposé ci-dessus, on peut aussi se demander si la plus grande visibilité de la conjoncture de l’an 1000 en Insulinde ne résulte pas d’un net accroissement des sources textuelles disponibles sur la région, qu’elles soient locales ou étrangères, du fait de la multiplication des échanges à l’échelle de l’Eurasie tout entière. On ne peut malheureusement que constater encore la rareté pour cette période des programmes de fouilles archéologiques systématiques qui permettraient peut-être, comme elles l’ont fait pour la période protohistorique, la mise en place de nouveaux paradigmes (le cas le plus flagrant restant l’absence totale de données sur les villes de Java). Pierre-Yves Manguin École française d’Extrême-Orient

45.  L’archéologue Ian Glover a été le premier, dès 1990, à signaler l’entrée de la région dans l’économie monde et à impulser dans cette voie le travail de toute une génération d’archéologues (Glover, Early trade). Les travaux d’histoire monde ou d’histoire globale sont aujourd’hui nombreux à faire place à l’Asie du Sud-Est. On citera seulement ici la somme de Philippe Beaujard (Les Mondes de l’océan Indien). 46.  Cette période de l’histoire de l’Asie du Sud-Est est infiniment mieux connue, grâce à une incomparable abondance de sources, tant locales qu’asiatiques et européennes. On citera seulement ici deux titres qui, s’ils datent un peu, n’en ont pas moins joué un rôle important dans ce changement de paradigmes : Lombard, Le carrefour javanais ; Reid, Southeast Asia in the Age of Commerce.

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DEUXIÈME PARTIE

L’ASIE CENTRALE ET LE PROCHE-ORIENT

LES ENVIRONS DE L’AN 1000 DANS L’HISTORIOGRAPHIE DE L’INDE DU NORD Édith Parlier-Renault Dans la mémoire de l’Inde du Nord, les environs de l’an 1000 évoquent avant tout les raids du sultan afghan Mahmud de Ghazni, et en particulier le pillage en 1026 du temple de Somnâth, au Gujarât, que lui attribuent les chroniques arabes et persanes. Cependant, comme l’a bien montré Romila Thapar1, l’importance donnée à cet événement résulte d’une construction à la fois historiographique et politique qui remonte à la période coloniale. La perception des débuts du xie siècle varie beaucoup selon le type de sources sur lesquelles on se fonde : d’un côté une littérature relativement prolixe mais partiale constituée par les textes persans et arabes, qui ont mis au premier plan la figure de Mahmud, de l’autre les documents plus elliptiques qu’offrent les inscriptions sanskrites, qui n’en font aucune mention, et célèbrent en revanche les monarques indiens qui se partagent à la même époque le territoire septentrional. Ces deux ensembles de témoignages, que viennent compléter les données archéologiques ou numismatiques ainsi que celles de la littérature hindoue ou jaïne, sont rédigés dans des langues rarement maîtrisées par les mêmes chercheurs. Leurs sujets, leurs objectifs, leurs contextes de rédaction diffèrent aussi profondément. Ces documents semblent à première vue refléter deux histoires qui s’ignorent. Depuis plus d’un demi-siècle les apports de la recherche ont pourtant beaucoup modifié et enrichi l’approche de ce qu’il est généralement convenu d’appeler la « période médiévale ancienne » (« Early medieval period », 600-1200), et notamment la vision que l’on peut avoir de ses derniers siècles (xie-xiie). Ces apports l’ont d’abord délivrée du monopole de l’étude dynastique ou évé­ne­ men­tielle à laquelle invitaient les sources indiennes, arabes ou persanes. Les chroniques musulmanes retracent la biographie de Mahmud et la succession de ses combats. Les inscriptions indiennes privilégient également les figures individuelles des rois dont elles rapportent la généalogie, les alliances et les conquêtes, mais elles les auréolent 1.  Thapar, Somanātha.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 115-146.

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ÉDITH PARLIER-RENAULT

Fig. 1  –  Carte de l’Inde au début du xie siècle (d’après Basham, La civilisation).

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de traits légendaires et exigent un travail de reconstitution très important. Aussi les premières histoires de l’Inde, rédigées par les colonisateurs anglais, ont-elles fait une place particulièrement importante aux documents persans. Même si les motifs politiques de ce choix sont parfois clairement avoués2, ils ne sont pas les seuls : il est tout simplement plus aisé de recourir à une histoire déjà en partie rédigée qu’à une multitude de documents disparates et fragmentaires. La conquête musulmane inscrivait par ailleurs l’Inde dans une perspective mondiale, tandis que les conflits entre souverains relatés dans les inscriptions sanskrites semblaient à première vue relever d’une histoire régionale particulièrement fastidieuse. L’observation de Basham, qui écrit après l’In­ dé­pendance et eut pour étudiants certains des plus éminents historiens indiens de la seconde moitié du xxe siècle, est assez révélatrice à cet égard : Ces conflits permanents entre dynasties rivales, qui constituent l’histoire politique de l’Inde médiévale, nous sont assez bien connus grâce aux chartes gravées sur des plaques de cuivre et aux nombreuses inscriptions de cette période, mais la monotonie des détails n’offre d’intérêt que pour le spécialiste3.

Inspiré par le souci de redonner leur place aux souverains indiens, l’auteur des pages consacrées aux xie et xiie  siècles dans le monumental ouvrage en huit volumes paru en 19574 dans l’Inde indépendante fera son miel de ces « détails » en élaborant une histoire des royaumes hindous qui offre une sorte d’équivalent à celle des sultans, mais noie le lecteur dans une multiplicité de noms et de batailles dont il est difficile d’évaluer l’importance. Deux récits concurrents semblent se dérouler parallèlement.

I.  Chronique d’un déclin annoncé ? Publié en 1986, six fois réédité depuis5, un des manuels universitaires les plus fréquemment utilisés, celui de H. Kulke et D. Rothermund, propose une synthèse qui résume assez bien le point de vue le plus couramment adopté sur les abords de l’an 1000. Après la domination des rois Gurjara-Pratihāra sur la plus grande partie de l’Inde du Nord au ixe siècle, le xe siècle est celui du morcellement politique du territoire septentrional. L’équilibre entre royaumes rivaux est ébranlé par les expéditions de 2. Voir Metcalf, « Too little and too much », p. 953-954. 3.  Basham, La civilisation, p. 93. Quelques décennies plus tard, B. D. Chattopadhyaya évoquera

« (…) the seemingly bewildering variety of details of the political history of early medieval India—the absurdly long genealogies, the inflated records of achievements of microscopic kingdoms, the rapidity of the rise and fall of centres of power (…) », tout en rappelant l’utilité de cette histoire politique à première vue si ingrate (Chattopadhyaya, « Political Processes », p. 4). 4.  The History and culture of the Indian people, éd. Majumdar, p. 24-103. 5.  La dernière édition date de 2016.

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ÉDITH PARLIER-RENAULT

Mahmud. Même si ce dernier n’a pas pour objectif d’établir un empire en Inde mais cherche à financer l’état ghaznévide grâce aux trésors pillés dans les temples, ces as­sauts préparent la conquête finale des Turcs6. Son rôle dans le destin de l’Inde est mis en exergue7 de même que l’attaque de Somnâth, qui aurait durablement affecté, et même traumatisé les hindous, comme les autres destructions perpétrées sur leurs lieux saints8. Quelques pages plus haut sont aussi évoquées les réalisations architecturales sans précédent auxquelles on assiste pratiquement à la même époque. Elles accompagnent la multiplication de royaumes indépendants, que Kulke désigne comme la « râjpou­ti­ sa­tion » de l’Inde du nord 9. Il suggère que le repli culturel des Indiens sur eux-mêmes pourrait les avoir fragilisés face à Mahmud, citant à l’appui le passage probable­ment le plus fameux de la description de l’Inde par Bīrūnī : Les hindous pensent qu’il n’y a pas de pays comme le leur, pas de nation comme la leur, pas de rois comme les leurs, pas de religion ni de science comparables aux leurs. Ils sont hautains, absurdement vaniteux, orgueilleux et obtus. Ils sont par nature peu enclins à communiquer ce qu’ils savent et mettent le plus grand soin à garder leurs connaissances hors de portée des autres castes, à plus forte raison des étrangers. … S’ils voyageaient et se mêlaient aux autres nations, ils changeraient d’opinion, car leurs ancêtres n’avaient pas l’esprit aussi étroit que la génération actuelle10.

Un commentaire prolonge cette citation : les Râjpoutes, prisonniers de leur code de l’honneur et de traditions contraignantes, ne peuvent pas résister face aux armées de Mahmud composées de soldats aguerris à des techniques de combat plus légères et plus efficaces. La division en castes a en outre contribué à l’effritement politique et à la désunion des Indiens face à l’ennemi turco-afghan. 6.  Kulke et Rothermund, A History, p. 115 : « The decline of political unity in Northern India was hastened by the annual invasions of Mahmud of Ghazni in the period from 1001 to 1027 AD. He looted all regions from Gujarât to Varanasi (Benares) and destabilised the whole political system. North India did not recover from this onslaught until it was finally conquered by the Turks who swooped down upon India from Afghanistan in the late twelfth century. » 7.  Ibid., p. 165 : « Whatever one may think of Mahmud, he was certainly one of the few people who made a lasting impact on Indian history. » 8.  Ibid., p. 164 : « The Hindus were particularly affected by the destruction and looting of their holy places at Thaneshwar, Mathura and Kanauj. The climax of these systematic campaigns was Mahmud’s attack on the famous Shiva temple at Somnath on the southern coast of Kathiawar in Gujarât. » 9.  Ibid., p. 117-118 : « One of the most important contributions of the Rajput dynasties to Indian culture was their patronage of temple building and sculpture. The Chandellas who commissioned the building of the magnificent temples of Khajuraho are a good example of this great age of Rajput culture. Medieval North India was by and large Rajput India. » 10.  Sachau, Alberuni’s India, I, p. 23 ; Le Livre de l’Inde, trad. Monteil, p. 49.

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Le point de vue de l’historien de l’art H. Goetz sur le tournant du millénaire rejoint par plusieurs aspects celui de Kulke, mais comme on peut s’y attendre, le Ghaznévide passe au second plan et les princes bâtisseurs râjpoutes, dont les réalisations n’étaient que brièvement mentionnées dans A History of India, sont les principaux acteurs d’une histoire reconstituée avec brio11: L’aristocratie militaire s’arrogeait tout le pouvoir, toutes les richesses, toutes les jolies femmes, tous les luxes de la vie, menant des guerres sanglantes et interminables pour des conquêtes de brève durée, mais dépossédant rarement tout à fait leurs adversaires. Les rois ou nobles vaincus étaient dépouillés de leurs vassaux, de leurs sujets et de la plus grande partie de leur trésor, puis réinstallés par la suite comme vassaux… La classe dirigeante était sacro-sainte : elle pouvait être massacrée dans la bataille, privée des fruits de sa valeur, mais non pas exterminée. Ainsi ces interminables guerres étaient-elles assez peu concluantes. Le résultat en était un va-et-vient du pouvoir, mais jamais un empire stable. […] Tout noble aspirant à la royauté fondait un certain nombre de temples modestes de façon à créer une clique de prêtres partisans ; tout souverain qui avait réussi bâtissait d’énormes temples cathédrales ou agrandissaient ceux qui existaient déjà.

Le jugement de Goetz s’accorde ensuite curieusement avec celui de Kulke sur le déclin supposé qui s’amorcerait à cette période, mais il s’appuie sur d’autres considérations. Le développement de l’hindouisme tantrique, dont témoigne l’iconographie des temples de cette époque, serait le symptôme d’une décadence qui prépare, sinon même justifie l’avancée de l’Islam : Dhanga (954-1002) et Ganda (1002-1019) [les souverains Chandella qui patronnèrent la construction d’un ou deux des principaux temples de Khajuraho] conquirent les provinces orientales pratiharas mais se laissèrent aller à des rites érotico-mystiques et à une vie voluptueuse… 12 [Les temples de Khajuraho] sont devenus célèbres pour l’exquise perfection de leur architecture et l’élégance de leur sculpture, mais aussi pour l’érotisme grossier de certains de leurs reliefs les plus en évidence. Les premières de ces caractéristiques étaient dues à la venue des meilleurs maîtres pratîhâra de Kanauj sur son déclin, et le second trait à l’introduction d’un culte śivaïte tantrique grâce auquel les feudataires Haihaya des Chandella corrompirent et finalement renversèrent leurs maîtres13. 11.  Goetz, Inde, p. 126. 12.  Ibid., p. 148. 13.  Ibid., p. 149.

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H. Goetz laisse entendre ici que cet apogée artistique correspond aussi à un affai­blis­ sement moral et culturel qui prépare le déclin de l’art hindou auquel on assiste à partir du xiie siècle14.

II.  Un âge obscur ? Le « féodalisme indien » et la périodisation de l’histoire indienne Le jugement émis sur l’époque par Kulke comme par Goetz l’oppose de façon plus ou moins explicite à l’âge des grands empires. Nous retrouvons là l’écho de deux grands débats de l’historiographie indienne qui se sont développés en étroite relation et portent respectivement sur la périodisation et le féodalisme. Cette vision négative du « Moyen-Âge indien » se fonde à la fois sur un parallélisme implicite avec l’Europe et sur une idéalisation du passé qui accompagne et inspire le mouvement anticolonialiste15. La période « ancienne » (« Early India ») va des Maurya (iiie  siècle av. J.-C.) aux Gupta (ive-ve siècle) ou au plus tard au règne du dernier grand souverain bouddhiste, Harṣa de Kanauj (première moitié du viie siècle) : c’est une époque d’unité politique de l’Inde du Nord, ou même, sous le règne d’Aśoka Maurya, de tout le sous-continent. Les premiers historiens de l’Inde indépendante feront volontiers de l’empire gupta un âge d’or et un modèle pour la nouvelle nation en construction. L’État laïc fondé par Nehru trouvera ses symboles dans les monuments laissés par Aśoka, apôtre de la tolérance bouddhique16. Ensuite commence la période désignée comme « médiévale ancienne17», qui débute par les invasions des Huns et s’achève avec la conquête de Mohammed de Ghor à la fin du xiie  siècle. Elle est souvent présentée comme une ère d’obscurité par les historiens indiens qui au lendemain de l’indépendance se sont attachés à définir les formes du « féodalisme indien », dont l’essor se serait accom­ pagné d’un déclin général du commerce. Après l’empire gupta, l’économie de l’Inde 14.  En réalité, les représentations érotiques occupent sur les temples de Khajuraho une place très

circonscrite. Situées en effet très en évidence, à la jonction entre les deux espaces constitutifs du temple, la cella et le mandapa, ces images ont une dimension largement métaphorique (voir sur ce sujet Desai, The religious imagery). 15. Cf. Ali, « The Historiography », p. 7 ; sur la périodisation de l’histoire indienne, voir aussi Kulke, History of precolonial India, p. 142-151 ; Wink, Al-Hind, I, p. 219-226. 16.  Le chapiteau de Sārnāth se retrouve sur les monnaies et les timbres indiens, tandis que la roue figurée au centre du drapeau indien peut renvoyer, entre autres références, à celle qui couronnait ce chapiteau, à la fois emblème de l’état et de la Loi bouddhique. 17.  Au début de l’historiographie indienne telle qu’elle se développe après l’accession à l’Indépendance, la « période médiévale » au sens plus large englobe toute l’époque des dynasties musulmanes, du premier sultanat à l’empire moghol compris. Sur ce sujet, voir Ali, « The Historiography », p. 7-8 ; Kulke, History of precolonial India, p. 149-150 ; Meyer, Une Histoire de l’Inde, p. 35.

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du Nord devient presque exclusivement rurale : apparaît l’Inde des villages, repliés sur un mode d’existence quasi autarcique18. C’est l’historien D. D. Kosambi qui élabora le premier cette théorie, en partie sur la base du modèle marxiste, dans un ouvrage publié en 1956, intitulé An Introduction to the Study of Indian History, où il opposait « féodalisme d’en haut » (« feudalism from above ») et « féodalisme d’en bas » (« feudalism from below ») : le premier suppose un pouvoir central puissant où le roi perçoit un tribut sur ses subordonnés, qui, pour le reste, conservent une grande autonomie à l’intérieur de leur territoire ; le second se caractérise par la généralisation des donations de terres aux brahmanes et aux institutions religieuses, ainsi que, dans une moindre mesure, aux officiers de l’administration. Ceux-ci finissent par constituer une classe intermédiaire qui exerce effectivement le pouvoir et s’interpose entre le roi et la paysannerie. Les bénéficiaires de ces donations ne cultivent pas eux-mêmes la terre mais jouissent de nombreux privilèges, prélèvent des taxes et promulguent des lois. Le transfert de ces droits à cette catégorie a pour effet de resserrer les liens entre les agriculteurs et la terre à laquelle ils sont attachés ; il contribue à accroître leur dépendance et à favoriser l’immobilisme social. Cette évolution aboutit à une fragmentation croissante du pouvoir central qui l’affaiblit, les intermédiaires finissant par acquérir assez de poids pour fonder de petits royaumes. Les deux formes de féodalisme représentent aussi chronologiquement deux étapes successives dans l’évolution de la société indienne : la première débute vers 600, après la période gupta, tandis que la seconde commence vers la fin du premier millénaire et se poursuit pendant le xiie siècle. Après D.  D. Kosambi le principal défenseur de la thèse « féodaliste » fut R. S. Sharma qui présenta l’essentiel de ses vues – dans l’ensemble très proches de celles de Kosambi –, dans un livre publié en 196519. Sharma situe les débuts de la « période médiévale ancienne » plus tôt que Kosambi, dès le quatrième siècle de notre ère, et la caractérise par le déclin du commerce panasiatique dans son ensemble ainsi que par celui de l’économie urbaine, dont témoignerait la raréfaction du numéraire. Il approfondit sa thèse à travers une étude détaillée des donations de terres faites aux vassaux et aux officiers du roi aux xie et xiie siècles, qui l’amena à affirmer l’émergence à cette époque d’une classe militaire héréditaire, vivant du revenu des fiefs qui lui étaient assignés, comparable, selon lui, à celle que l’on trouve dans l’Europe médiévale. La thèse du féodalisme s’attire assez vite un certain nombre de critiques20. Elles portent sur la possibilité d’appliquer à l’histoire indienne les catégories et les notions employées à propos de l’Europe, ainsi que sur les formes d’évolution de la société indienne, dont l’immobilisme proclamé par D. D. Kosambi et R. S. Sharma est remis en question. 18. Voir Kosambi, Culture et civilisation, p. 240-241. 19.  Sharma, Indian Feudalism. 20. Cf. The Feudalism debate, éd. Mukhya.

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III.  Un tournant historiographique  À partir des années 90, des études menées dans le domaine de l’histoire écono­mique achèvent de battre en brèche l’hypothèse de la raréfaction du numéraire et montrent que le volume des transactions n’a pas diminué entre l’an 600 et 1000 de notre ère21. Si les centres urbains anciens ont progressivement disparu, ils ont été remplacés par de nouvelles cités impliquées non plus dans un vaste réseau commercial pa­nin­ dien comme à l’époque dite « ancienne » qui coïncide avec l’essor du bouddhisme et celui des grands empires, Maurya, Kuṣāna ou Gupta, mais dans un contexte plus resserré d’échanges locaux intérieurs aux régions. L’accent est mis désormais sur les processus de formation des États régionaux et sur la mutation sociale dont témoigne l’intégration progressive des communautés locales, à travers la transformation gra­duelle des tribus en castes (jāti), et leur insertion dans le cadre théorique des quatre varṇa, en particulier celui des guerriers (kṣatriya). Cette orientation générale encore dominante aujourd’hui est représentée à ses débuts, pour l’Inde du Nord, par les travaux de H. Kulke sur l’Orissa22 et ceux de B. D. Chattopadhyaya sur le Râjasthan23. La période médiévale ancienne n’est plus évaluée en référence à l’unité perdue de l’empire gupta, un postulat lui-même du reste déjà alors plus ou moins abandonné ou en tout cas nuancé. L’apparition des États régionaux est analysée désormais non plus sous l’angle de la fragmentation et du déclin, mais en termes plus positifs, comme un processus dynamique qui évolue spontanément à partir de la base, constituée par les clans tribaux qui vont progressivement accéder au statut de la classe (varṇa) des guerriers (kṣatriya), en s’imposant essentiellement par leur valeur militaire : ce phénomène explique notamment l’émergence des Râjpoutes qui vont jouer un rôle croissant à partir du xe siècle. Une place très importante est faite à l’étude du développement agraire et à l’expansion du domaine cultivé. Les abords de l’an 1000 sont maintenant perçus comme une période d’essor sans précédent de l’économie, notamment dans les régions du Gujarât et du Râjasthan, où l’agriculture profite de l’amélioration du système d’irrigation, dont témoigne la réalisation de nombreux puits et réservoirs24. L’importante communauté jaïne du Gujarât joue un rôle de premier plan dans le commerce intérieur, et sa prospérité se reflètera jusqu’au xve siècle dans la construction de nombreux temples25.

21. Cf. Ali, « The Historiography », n. 7. 22.  Kulke, King and Cults. 23.  Chattopadhyaya, The Making of early medieval India. 24.  Jain-Neubauer, The Stepwells. 25.  Voir sur ce sujet le chapitre « Temples as Palimpsest » dans Stein, The Hegemony of Heritage,

p. 120-148 et Hegewald, « The International Jaina Style? ».

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IV.  L’Inde et le commerce international Dès 1960, et notamment après la publication des articles de Goitein sur les documents issus de la genizah du Caire26 portant sur le commerce dans l’océan Indien de la fin du xie au xiie siècle, il paraissait difficile de soutenir la thèse d’un déclin des échanges extérieurs. Néanmoins l’historiographie de l’Inde du Nord à l’époque médiévale ancienne ne s’est faite qu’assez tard l’écho de cet aspect de l’histoire économique. Principalement axé sur le Gujarât, l’ouvrage de V. K. Jain paru en 199027 est l’un des rares à consacrer un chapitre particulièrement fourni au commerce extérieur de l’Inde, soulignant qu’au xe siècle il est presque exclusivement aux mains des marchands arabes. Aussi les textes arabes sont-ils la principale source qui en atteste, les documents chinois apportant un complément d’information. Les témoignages datés du xe siècle et au-delà montrent ces négociants établis sur la côte ouest de l’Inde. Leur population s’accroît rapidement et englobe aussi des Indiens d’origine, qui se sont convertis à l’Islam et ont noué des liens de parenté avec les nouveaux arrivants. Les xie et xiie siècles voient s’intensifier les rapports très fructueux qu’entretiennent dès le viiie siècle les régions côtières de l’Inde occidentale avec la péninsule arabique : le port de Veraval, adjacent à Somnâth, joue un rôle important dans ces relations, comme ceux de Cambay (Khambayat/Khambat) et de Bharuch (Bhṛgukaccha). Les sources arabes et indiennes évoquent les riches armateurs et marchands basés à Hormuz, Aden ou Mangalore28. Toujours axé sur les produits de luxe (épices, soie, mousselines…) comme il l’était déjà aux débuts de notre ère, le commerce inclut aussi des biens de consommation plus courants tels le sucre, le bougran, le lin, le coton, le cuir et les armes. La part croissante que tiennent dans les exportations les objets manufacturés en métal et en cuir laisse supposer un développement important de l’artisanat29. Les souverains locaux tirent d’importants profits des taxes qu’ils perçoivent sur les marchandises qui transitent par leurs ports. Aussi les rois hindous accueillent-ils en général avec bienveillance les commerçants musulmans qui s’établissent dans leurs territoires. Si la balance commerciale semble avoir été largement excédentaire, l’Inde importe des métaux, de la soie, des pierres précieuses, de l’ivoire, des épices, du vin, de l’encens et des chevaux. L’or vient principalement de l’Asie du Sud-Est (appelée Suvarnadvīpa, « le continent de l’or », dans les sources indiennes), comme l’argent et l’étain (appelé cīnapaṭṭa). Les perles proviennent de Sri Lanka et du Golfe persique, le corail et les 26.  27.  28.  29. 

Goitein, « Letters and Documents » ; Idem, « From the Mediterranean to India ». Jain, Trade and Traders in Western India. Chakravarti, « Nakhudas and Nauvittakas ». Jain, Trade and traders, p. 107.

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Fig. 2  –  Principaux sites du Gujarât, de la péninsule arabique et de l’Asie centrale (d’après Thapar, Somanatha).

émeraudes de l’Égypte. La soie chinoise est importée via l’Asie du Sud-Est. Ce sont cependant les épices qui constituent la principale denrée d’importation, car elles sont faciles à transporter et d’un bon rapport. Elles arrivent en Inde du Nord depuis Sri Lanka et l’Asie du Sud-Est. De la côte est de l’Afrique est importé l’ivoire, amené à Oman depuis Zanj (Zanzibar). Les chevaux sont importés d’Arabie. Ce commerce semble s’être surtout développé vers le xe siècle, peut-être en lien avec la multiplication des royaumes rivaux et les conflits incessants qu’ils entretiennent. Les textes indiens vantent les montures originaires de la Perse, de l’Arabie et du Sind. À la fin du xiie siècle l’auteur arabe Wassaf indique

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qu’elles sont achetées grâce aux revenus perçus par les temples sur les terres qui leur appartiennent, ainsi qu’aux donations variées qu’ils reçoivent et aux taxes prélevées sur les courtisanes attachées à ces temples30, ce qui conduit même Romila Thapar à s’interroger sur l’incidence qu’aurait pu avoir le commerce des chevaux sur les attaques de Mahmud31. Toujours d’après Wassaf, les Indiens échangent les chevaux qu’ils acquièrent contre des produits locaux. Un auteur chinois précise qu’ils sont troqués contre des épices (clous de girofle, cardamomes, camphre). L’Inde du Nord exporte des textiles, des produits manufacturés en métal et en cuir, du sucre, du bois, des teintures, des épices et des plantes aromatiques, des pierres précieuses et semi-précieuses, enfin des esclaves. Les textiles sont des cotonnades fabriquées au Gujarât ou en Inde centrale (actuel Madhya Pradesh). À partir de la période Song (960-1279), les Chinois emploient pour désigner le coton un nouveau vocable, forgé à partir du terme sanskrit tula (coton), ce qui laisse supposer un développement des exportations textiles en provenance de l’Inde. Le fer brut ou les armes en fer fabriquées en Inde sont vendus en Chine et au Moyen Orient. De grandes quantités de cuivre, de plomb et divers alliages étaient importées de l’Inde par l’Occident. On envoyait aussi en Inde des objets métalliques brisés pour les fondre et faire réaliser de nouveaux produits manufacturés. L’Inde exporte également des peaux et divers produits en cuir ainsi que du bois de teck, utilisé pour la construction des maisons et celle des navires32. S’appuyant largement sur le livre de V. K. Jain, Wink montre que l’histoire du souscontinent indien est en fait toujours restée liée à celle du reste du monde33. Le dévelop­ pe­ment de l’économie indienne à l’intérieur des différentes régions était dépendant du commerce extérieur qui, contrairement aux théories des tenants du « féodalisme indien », a continué de s’accroître. La multiplication de royaumes régionaux prospères ne peut s’expliquer qu’en relation avec l’essor d’un commerce international dont les principaux acteurs étaient les marchands musulmans établis sur les côtes du Gujarât. L’autonomie culturelle de l’Inde du Nord hindoue repose en quelque sorte sur le cosmopolitisme « ouvert » du commerce musulman, rendu d’autant plus indispensable que les interdits brahmaniques s’imposaient de plus en plus dans les royaumes indiens : l’anathème jeté par exemple sur la traversée des océans a pu favoriser l’implantation des communautés commerçantes non-hindoues. Les musulmans jouent en somme entre le viie et le xiie siècle un rôle un peu analogue à celui des marchands bouddhistes aux premiers siècles de notre ère. Si la culture indienne peut continuer à se développer 30.  Ibid., p. 97. 31.  Thapar, Somanātha, p. 69 : Mahmud aurait pu vouloir s’attaquer au monopole arabe sur le

commerce des chevaux, pour le détourner au profit de l’Asie centrale. 32.  Jain, Trade and traders, p. 90-108. 33. A. Wink, Al-Hind, I, p. 72-75, 225, 230.

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« en vase clos », à la faveur d’échanges mutuels qui restent inter-régionaux, circonscrits aux royaumes hindous, c’est grâce à la présence de ces communautés marchandes qui font office de médiateurs avec le monde extérieur.

V.  La création architecturale Cette perspective est partagée par Romila Thapar34, pour qui l’essor de l’architecture auquel on assiste tout au long du xie siècle et même du xiie siècle atteste que l’Inde du Nord occidentale et centrale s’est rapidement remise de l’attaque lancée contre Somnâth et jouit très vite à nouveau d’une prospérité économique certaine. Le temple lui-même est une source de revenus pour la région, surtout lorsqu’il est un lieu de pèlerinage important, cas du temple de Somnâth, dont elle montre qu’il redevint probablement assez vite un centre religieux prospère. La richesse des temples repose sur le rendement des terres qui leur appartiennent mais aussi sur les taxes prélevées sur les pèlerins, qui par ailleurs apportent leurs dons aux sanctuaires et sont parfois volés et rançonnés par des chefs locaux, si l’on en croit les inscriptions. En fait, les expéditions de Mahmud n’ont pas fondamentalement affecté l’économie du Gujarât, où s’intensifie au xie siècle le développement des échanges extérieurs attesté dès le viiie siècle sur les côtes occidentales de l’Inde. Un rapide aperçu des temples construits au xie  siècle au Madhya Pradesh, au Râjasthan et au Gujarât semble confirmer ces conclusions. Il ne s’agit pas ici d’évaluer la proportion exacte des destructions que l’on peut attribuer à Mahmud, puisqu’il serait de toute façon difficile de les distinguer de celles qui ont suivi35, mais plutôt, à partir des monuments existants, de juger de la vitalité artistique de l’Inde du Nord après les attaques du Ghaznévide. Nous commencerons par évoquer le plus célèbre de ces sites, celui de Khajuraho (fig. 3). L’exemple est particulièrement intéressant puisque l’affrontement de Mahmud avec le souverain Chandella est expressément cité dans les sources arabes et persanes. Le groupe le plus important est constitué par les temples royaux, le Lakṣmaṇa, consacré en 950, le Kandarīya Mahādeva, le Viśvanātha ainsi que le Chitragupta et le Devī Jagadambā. Pour Devangana Desai comme pour d’autres historiens de l’art, qui se fondent sur ses affinités stylistiques et iconographiques avec les monuments datés du même site, le Kandarīya Mahādeva, dédié à Śiva et considéré comme le chef d’œuvre du style, aurait été construit sous le règne de Vidyādhara Chandella (1004-1035), célébré dans l’épigraphie comme un fervent śivaïte36. Ce roi est décrit comme le plus 34.  Thapar, Somanātha, p. 27, 202, 209. 35.  Sur ce sujet, voir Eaton, « Temple desecration », qui propose une évaluation approximative du nombre de destructions de temples qui ont pu avoir lieu sous les Sultanats. 36.  Desai, The Religious imagery, p. 43.

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Fig. 3  –  Temple de Kandarīya Mahādeva à Khajuraho.

puissant souverain indien de l’époque par le chroniqueur musulman Ibnul-Athir (1160-1233)37, qui l’appelle Bida. Vidyādhara aurait joué un rôle important dans l’organisation d’un front commun des rois indiens face aux attaques de Mahmud. En 1019, ce dernier assiège le fort chandella de Kalanjara. D’après la relation d’IbnulAthir, placé à la tête d’une armée puissante, Vidhyādhara repousse Mahmud qui repart à Ghazni, avant de tenter à nouveau en 1022 de prendre Kalanjara. Il serait rentré à Ghazni après un échange de présents entre Vidyādhara et lui38. Khajuraho a quoi qu’il en soit échappé aux raids de Mahmud. Les deux temples portant une inscription qui permet de les dater sont le Lakṣmaṇa (950) et le Viśvanātha (1002) qui fournissent donc deux références pour dater les autres temples. Selon Devangana Desai, le Kandarīya Mahādeva aurait été achevé 37.  Deva, Temples of Khajuraho, p. 7. 38.  Wink, Al-Hind, II, p. 131, cite d’autres sources, selon lesquelles Mahmud prend Kalanjara

en 1022-1023.

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vers 103039. La chronologie qu’elle propose40 situe entre 1000 et 1025 la construction du Devī Jagadambā et du Chitragupta. La datation des plus beaux monuments de Khajuraho dans la première moitié du xie siècle n’avait pas été sans poser problème à plusieurs historiens de l’art, tels L. K. Tripathi41 et S. K. Saraswati42. Pour le premier, le Kandarīya Mahādeva ne pouvait pas avoir été construit alors que Vidyādhara était occupé à repousser les attaques de Mahmud. Le second postulait que tous les temples existant à Khajuraho avaient dû être détruits par Mahmud, et qu’aucun sanctuaire du site ne pouvait être antérieur au milieu du xie siècle, une thèse que Krishna Deva repousse sans difficultés et qui n’a guère été reprise. La très grande similitude entre la sculpture du Viśvanātha et celle du Kandarīya Mahādeva, autant sur le plan du style que du programme iconographique, suggérerait même plutôt une date antérieure à 1030. Le temple précède peut-être les deux attaques de Mahmud, mais s’il est posté­ rieur, il suit probablement de quelques années à peine sa seconde campagne. Les autres temples de Khajuraho s’échelonneraient entre 1030 (le sommet du style) et 113043: le temple jaïn d’Ādinātha (1075), le Javari (1075-1100), le Chaturbhuja (vers 1110), le Duladeo (1130). À côté des temples de Khajuraho, on peut citer aussi dans le Madhya Pradesh le temple d’Udayapur considéré comme le meilleur exemple du style architectural Bhūmija apparu à cette époque : on sait qu’il a été construit entre 1059 et 108044. Au Gujarât même, ainsi qu’au Râjasthan, le xie  siècle se caractérise par le déve­ lop­pement du style Māru-Gurjara dont le rayonnement s’étend jusqu’au Népal45. Ce style est essentiellement représenté au Râjasthan par les temples de Kirāḍu, dont la construction se situerait entre 1020 et 1100 : le mieux conservé de ces temples aurait été édifié, pour Harle, entre 1025 et 105046. Le temple du Soleil à Modhera47, le plus beau du Gujarât, est daté par une inscription de 1027, l’année qui suit l’attaque de Mahmud sur Somnāth (fig. 4). Il présente de très fortes affinités stylistiques avec celui de Somnāth. Il n’a pas été touché par Mahmud et plusieurs édifices s’y sont ajoutés par la suite, tel le pavillon indépendant (mandapa), daté par Dhaky de la seconde moitié du xie siècle 48. 39. Pour Deva, Temples of Khajuraho, p. 148, le temple pourrait être daté entre 1025 et 1050. 40.  Ibid., p. 1. 41.  Desai, The Religious imagery, p. 43, n. 33. 42.  Deva, Temples of Khajuraho, p. 21. 43.  Deva, Temples of Khajuraho, p. 24. 44.  Harle, The Art and Architecture, p. 231. 45. Voir Dhaky, « The Genesis » ; cf. aussi Hegewald, « The International Jaina Style? » et le

chapitre « Temples as Palimpsest » dans Stein, The Hegemony of Heritage, p. 120-148. 46.  Harle, The Art and Architecture, p. 225. Cf. Dhaky, « Kirāḍu and the Māru-Gurjara style ». 47.  Sur ce temple, voir la monographie de Lobo, The Sun-temple at Modhera.

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Fig. 4  –  Le temple du Soleil à Modhera. Photo M. Henry.

Au Gujarât, le puits de la Reine à Patan est l’autre grande réalisation artistique de cette époque (fig. 5). Sa construction débuta sans doute aux environs de 106349. Dans le même district de Mahesana, les temples de Devī à Delmal (Limboj Mātā), de Nīlakaṇṭha à Sunak, de Śiva à Mandropur reflètent un style proche et appartiennent probablement à la même période50. Vers 1060, il semble assuré que la création architecturale a gardé ou retrouvé toute sa vigueur dans ces deux royaumes qui durent faire face aux attaques de Mahmud, celui des Chaulukya du Gujarāt et des Chandella de Khajuraho.

48. Mankodi, The Queen’s Stepwell, p. 5. Dhaky est le premier à suggérer cette date : Dhaky, « The Date of the Dancing Hall ». 49. Voir Mankodi, The Queen’s Stepwell, p. 232. 50.  Ibid.

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Fig. 5  –  Vue intérieure du Puits de la Reine à Patan (Gujarât). Photo M. Henry.

VI.  Somnâth et la question identitaire La destruction (ou simplement la profanation  ?51) du temple de Somnâth (fig. 6) est au­jourd’hui un sujet toujours brûlant, dans le contexte du nationalisme hindou en plein essor depuis plusieurs décennies. Le pseudo-pèlerinage qui aboutira en 1992 à la destruction de la mosquée construite au xvie siècle par le premier empereur moghol, Babur, à Ayodhya, édifice prétendument fondé sur le lieu de naissance du héros divin hindou Rāma, part de Somnâth. Le parallélisme est clair : la destruction de la mosquée vengerait enfin l’humiliation infligée aux hindous par Mahmud, restée une plaie ouverte pendant plusieurs siècles. En 2004, l’historienne indienne Romila Thapar consacre tout un livre au sujet52. Elle y interroge différents types de sources pour tenter à la fois d’évaluer le retentissement réel que cette destruction eut dans le monde hindou autour 51.  On peut douter en effet que le temple ait été vraiment détruit, les fouilles suggérant une remise en état assez rapide (voir Thapar, Somanātha, p. 75) ; Bīrūnī ne mentionne d’ailleurs pas la destruction du temple, mais seulement celle du linga de culte. 52.  Ibid.

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Fig. 6  –  Les ruines du temple de Somnâth (Cousens, Somanatha).

de l’an 1000 et de mieux cerner l’utilisation idéologique de l’événement aux différents moments de l’histoire de l’Inde, depuis le xie siècle jusqu’à nos jours. Pour elle, ce sont les historiens anglais de la période coloniale qui, en s’appuyant exclusivement sur les relations persanes qu’ils ont reprises sans leur appliquer de distance critique53, ont érigé la destruction du temple de Somnâth au rang d’un événement historique clé, à l’origine d’une fatale fracture entre musulmans et hindous. À la fin du xviiie siècle, l’Histoire de l’Hindoustan de Dow54 est la traduction de l’ouvrage rédigé par Ferishta au xviie siècle, lui-même nourri des relations antérieures islamiques, principalement celle de Barani (1287-v.1358), et le livre servira de référence aux historiens qui suivront, à commencer par Gibbon55 et Mill56. Entre 1867 et 1877, Elliot et Dowson publient de même une Ibid., p. 164-165. Ferishta, Tarikh-i-Ferishta, trad. Dow. Gibbon, The history of the decline and fall, chap. 57. Mill, The History of British India. On attribue souvent à Mill la périodisation tripartite (Inde hindoue/Inde musulmane/Inde britannique) qui a conduit à essentialiser l’opposition entre hindous et musulmans et qui dans l’esprit de son auteur marque un progrès graduel couronné par 53.  54.  55.  56. 

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Histoire de l’Inde vue par ses propres historiens entièrement fondée sur les chroniques arabes et persanes. Si elle s’explique aussi, comme on l’a vu, par d’autres raisons, cette présentation sert les intérêts de l’empire britannique, elle lui permet d’opposer son équanimité à la « tyrannie » des conquérants qui l’ont précédé. L’exploitation politique par les Anglais des récits persans se révèle surtout en 1842 lorsqu’à la fin de la première guerre anglo-afghane, le gouverneur général de l’Inde Ellenborough proclame solennellement son intention de rendre au temple de Somnâth des portes en bois de santal (fig. 7) qui auraient prétendument appartenu au sanc­tuaire, après les avoir fait enlever du mausolée de Mahmud à Ghazni. Cette déclaration, qui suscita d’ailleurs l’opposition d’une partie de la classe politique britannique, s’appuyait sur une légende dont l’origine n’est toujours pas élucidée57, le décor même de ces portes excluant d’emblée toute appartenance à un monument hindou plus ancien. Loin de remettre en question l’historiographie coloniale, celle des débuts de l’Inde indépendante en reprend en partie les présupposés58, à des fins idéologiques, qui visent à glorifier le passé de l’Inde et contribuent de fait à creuser le fossé entre communautés musulmane et hindou. Le sac de Somnâth par Mahmud revient sur le devant de la scène avec la demande de reconstruction initiée juste après l’indépendance par une figure politique du Gujarât, K. M. Munshi, auteur de romans historiques qui célèbrent la résistance hindoue face au conquérant musulman, sorte d’équivalent romanesque du colonisateur britannique. Il évoque notamment la saga du temple dans un bref récit où il reprend intégralement les sources persanes, telles que les avaient véhiculées les historiens anglais du xviiie et du xixe siècle59. Il obtient que les vieux vestiges millénaires soient détruits et qu’on reconstruise à leur place un sanctuaire entièrement neuf, malgré la protestation de plusieurs archéologues indiens. Le gouvernement de Nehru accepte avec une certaine réticence le projet, après avoir fait mener des fouilles archéologiques sur ce qui restait du temple ancien. Ces fouilles contredisent la présentation histo­ rique de Munshi qui faisait remonter l’antiquité du sanctuaire aux début de notre ère, et confirment la datation donnée par Bīrūnī. Le temple daterait bien du xe siècle, et aurait connu essentiellement deux restaurations : la première sous l’égide du roi hin­ dou Chaulukya contemporain de Mahmud, Bhīmadeva, la deuxième au xiie siècle60. l’avènement de l’empire britannique. Aussi l’Islam est-il présenté par Mill en termes relativement moins négatifs que l’hindouisme (p. 381). 57. Cf. Thapar, Somanātha, p. 167-169. 58.  Cf. l’ouvrage déjà cité, dirigé par Majumdar (The History and Culture), dont le volume V (p. 19), préfacé par Munshi, contient une description épique de l’attaque de Somnâth qui reprend les descriptions du temple données dans les sources persanes. 59.  Munshi, Somanatha-The Shrine eternal ; Thapar, Somanātha, p. 181-186. 60.  Thapar, « The Temple of Somanatha », dans Munshi, Somanatha-The Shrine eternal ; Dhaky et Shastri, The Riddle of the Temple ; Thapar, Somanātha, p. 188-190.

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Fig. 7  –  Les prétendues « portes de Somnâth » au fort d’Agra (dessin de l’Illustrated London News, 1867).

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Il fut converti finalement en une mosquée assez modeste sous l’empereur moghol Aurangzeb et une reine hindoue fit construire un peu plus tard à quelque distance un autre sanctuaire. La multitude d’attaques subies au cours de l’histoire et célébrées dans les sources persanes se réduit comme peau de chagrin, mais le temple est devenu désor­ mais un symbole, et comme tel sera largement exploité par les nationalistes hindous. Soulignant la responsabilité coloniale dans la présentation du sac de Somnâth qui aboutit aux événements de 1992, Romila Thapar montre que cette agression n’eut probablement pas sur les relations entre hindous et musulmans au cours de la période précoloniale l’impact qu’on leur attribue. Elle innove surtout par l’utilisation qu’elle fait des sources sanskrites et prakrites, qui avaient été considérées jusque-là comme négligeables. Il s’agit essentiellement de deux types de sources : les inscriptions retrouvées à Somnâth même, et les textes jaïns. L’épigraphie du Gujarât est assez abondante pour permettre de reconstituer l’histoire de la région autour de l’an 1000 ; le « vide documentaire » que signalaient les histoires mondiales de naguère à propos de l’Inde n’en est pas tout à fait un, et, en tout cas, il ne s’est pas creusé autour de l’an 1000, il n’est pas plus important au Gujarât qu’en d’autres régions de l’Inde, y compris celles du sud. Simplement l’historiographie coloniale anglaise, et à sa suite celle de l’Inde indépendante, a entièrement laissé de côté la documentation en sanskrit, en prakrit et en langues vernaculaires, pour se focaliser sur les sources persanes. Cet « oubli » est largement dû à la division linguistique que nous mentionnions en introduction : les spécialistes de la littérature persane ne manient généralement pas le sanskrit, et vice-versa. Mais là n’est pas la seule raison de cette partialité documentaire : on n’a pas su, non plus, ni vraiment voulu croiser les deux types de sources. Comme la plupart des inscriptions de l’Inde, celles du Gujarât consignent des donations faites par les rois aux temples. Le fait que ces donations se soient poursuivies régulièrement peu après les attaques de Mahmud prouve que celles-ci n’ont pas ébranlé l’autorité de la dynastie hindoue locale, les Chaulukya, qui règnent sur la région du xe à la fin du xiiie siècle. Le temple de Somnâth y est occasionnellement mentionné, mais sa destruction n’y est jamais évoquée, ni même le nom de Mahmud. Romila Thapar cite en particulier une inscription datée de 1038 qui mentionne le pèlerinage d’un roi de la région de Goa à Somnâth61 : une dizaine d’années après le sac de Mahmud, ce temple est donc de nouveau en activité, et il jouit toujours d’un prestige suffisant pour attirer un pèlerin royal. Nous disposons également d’une inscription datée de 116962, à l’origine gravée sur le temple, qui consigne la nomination du prêtre principal attaché au sanctuaire. Elle raconte que le dieu Śiva aurait persuadé le roi de lui confier la tâche de réhabiliter le temple « usé par le temps » (kāla-jīrṇam). Elle ne contient aucune 61.  Ibid., p. 75. 62.  Ozha et Bühler, « The Somnâthapattan Praśasti » ; Peterson, « Stone inscription »,

p. 186-193 (Thapar, Somanātha, p. 78) ; Munshi, Somanatha-The Shrine eternal.

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mention de la destruction du temple par Mahmud, alors qu’elle inculpe en revanche les ministres des rois Chaulukya, accusés de négligence, et les chefs locaux trop avares de leurs dons. Une autre inscription de la même époque évoque les mauvais rois du Kaliyuga, l’âge de fer hindou, qui ont embrassé des doctrines hérétiques. Ces doctrines ne semblent pas désigner particulièrement l’Islam, mais plutôt les sectes rivales hindoues ou le jaïnisme. On ne trouve guère plus d’écho de Mahmud et du pillage du temple dans les inscriptions datées entre le xie et le xive siècle, en dehors d’une épigraphe du xiie mentionnant la victoire d’un roi Chaulukya sur un souverain de Garjanaka (Ghazni)63, au milieu d’une liste de monarques hindous vaincus par le même Chaulukya. Ce silence laisse évidemment supposer que le sac de Mahmud n’a pas laissé dans la mémoire des hindous de l’époque un souvenir très durable. On peut néanmoins s’interroger sur les autres raisons possibles de cet oubli. S’agirait-il d’une volonté délibérée de taire les dommages subis par une image qui représentait l’autorité du roi et la protection de la divinité sur la population ? Ou bien l’attaque de Mahmud n’étaitelle pas perçue comme radicalement différente de celles qui étaient menées par des rois hindous ? Ou enfin les destructions sont-elles attribuées à la fatalité, à l’âge de fer (Kaliyuga) dans lequel les hindous se situent au xie siècle, comme en fait à toutes les époques de leur histoire, puisque cet âge est censé durer quelques millénaires ?

VII.  Le témoignage de Bīrūnī La relation musulmane la plus fiable, celle de Bīrūnī, présente l’ensemble des raids de Mahmud comme un cataclysme qui aurait détruit la culture indienne, et entraîné un antagonisme durable entre musulmans et hindous. Même si, ainsi que le souligne Romila Thapar64, Bīrūnī ne reste pas en Inde et n’a donc pas pu assister à la résilience qui a suivi, dont témoignent l’essor du commerce et la construction des temples, son témoignage a pesé sur la perception courante de ce début du second millénaire : [Mahmud] ruina complètement la prospérité du pays et accomplit là ces singuliers exploits qui ont eu pour effet de disperser les hindous comme autant d’atomes de poussière jetés aux quatre horizons et de réduire [leur culture] à l’état d’une vieille légende du passé. Leurs descendants dispersés ont naturellement pour tous les musulmans la plus solide aversion. C’est la raison pour laquelle la science hindoue s’est réfugiée dans ces régions que nous ne pouvons encore atteindre, comme le Cachemire, Bénarès, et d’autres lieux éloignés. Et là l’antagonisme entre eux et tous les étrangers trouve toujours plus d’aliments dans les circonstances politiques et religieuses 65. 63.  Thapar, Somanātha, p. 81 ; Bühler, « Eleven Landgrants », p. 180, 186. 64.  Thapar, Somanātha, p. 26. 65.  Sachau, Alberuni’s India, I, p. 22 ; Le Livre de l’Inde, trad. Monteil, p. 49.

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La méfiance des hindous envers les étrangers s’explique, dit-il, par les conflits qu’ils ont toujours eus avec les peuples vivant à l’ouest de leur frontière. Mais l’arrivée de l’Islam turco-afghan a beaucoup aggravé les choses. Les premiers conquérants musulmans du Sind, ajoute-t-il, étaient des Arabes qui s’avancèrent assez loin dans l’Inde du Nord, mais qui laissaient aux populations la liberté de pratiquer leur religion. D’un côté donc, selon Bīrūnī, un Islam turc brutal et destructeur, opposé à la tolérance arabe, de l’autre une culture hindoue imbue d’elle-même et fermée à l’autre, contrastant avec la largeur d’esprit du passé. Faut-il alors considérer les environs de l’an 1000 comme la période où se cristallisent ces identités culturelles liées à deux mondes qui se percevraient l’un l’autre comme radicalement étrangers ? Mais d’abord que nous dit Bīrūnī lui-même du sac de Somnâth, et en quoi sa position se distingue-t-elle de celle des auteurs musulmans de la même époque ? Les deux principales relations contemporaines de l’événement, hormis celle de Bīrūnī, sont dues à deux poètes de la cour de Mahmud, Farrukhi Sistani qui rédige au moment des événements, et Gardizi qui écrit vingt ans plus tard deux poèmes en l’honneur de Mahmud66. Alors que Mahmud a détruit aussi d’autres sanctuaires lors de ses expédi­ tions, le saccage du temple de Somnâth y prend un relief symbolique tout particulier, du fait que le sanctuaire est présenté comme abritant la déesse arabe préislamique Manat dont il aurait tiré son nom (Somanâtha). Elle faisait partie d’un trio de déesses (Lat, Uza et Manat) mentionné dans les désormais célèbres « versets sataniques » selon lesquels le prophète Mahomet se serait d’abord montré conciliant envers le culte de ces divinités et leur rôle possible en tant que figures d’intercession auprès d’Allah, avant de se rétracter. D’après Farrukhi et Gardizi, alors que les images des deux premières déesses avaient été détruites en Arabie même, celle de Manat aurait été secrètement transportée en Inde, pays où le culte des idoles était pratiqué. Ce récit fantaisiste répond sans doute d’abord au désir de montrer que l’œuvre de Mahmud se situe dans la continuité de celle du Prophète en Arabie. Mais il révèle aussi que ses auteurs n’appréhendent pas l’hindouisme comme une religion en soi, et le confondent avec les cultes de l’Arabie préislamique dans leur condamnation globale de l’idolâtrie. Cette version sera la plus souvent reprise par les historiens turco-persans qui suivront ; ils l’associeront parfois avec la destruction du linga (littéralement « signe »), forme symbolique sous laquelle le dieu Śiva est encore vénéré aujourd’hui dans ses sanctuaires (et donc justement pas une image). Ils y ajoutent nombre de détails invraisemblables qui témoignent de ce qu’ils n’ont qu’une très vague idée de ce qu’est un linga, puisque bien souvent ils le pré­sentent comme une figure anthropomorphe. L’attaque de Somnâth devient un topos repris systématiquement par les textes persans jusqu’au début de la période moghole. Enfin elle sert en quelque sorte de modèle aux descriptions des diverses campagnes 66.  Thapar, Somanātha, p. 44-48.

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menées par les sultans qui règnent en Inde du Nord, au point qu’on ne compte plus le nombre de destructions qu’aurait subies le temple de Somnâth, qui devient apparemment un enjeu de légitimation pour les souverains musulmans, tout au moins dans les textes qui les célèbrent. À partir du xive siècle, Mahmud est de plus en plus souvent présenté dans les sources persanes comme celui qui établit les bases de la présence islamique en Inde, une sorte de modèle dont s’inspirent plus ou moins tous les monarques qui se réclament de la même foi67. Il est devenu une figure mythique. Après les réserves de Bīrūnī, il faut attendre le xvie  siècle et le règne d’Akbar, le grand empereur moghol promoteur de la réconciliation entre Islam et hindouisme, pour trouver la première critique qui lui soit adressée par un auteur musulman : il s’agit d’Abu’l Fazl, qui partage les vues syncrétistes et l’ouverture d’esprit d’Akbar. Mais le prestige de Mahmud semble désormais si bien établi, que sa politique de destruction, blâmée par Abu’l Fazl, est attribuée par ce dernier à de perfides conseillers qui l’auraient induit en erreur. La confrontation avec l’historiographie turco-persane permet de mieux apprécier la position de Bīrūnī, dont on sait qu’il n’avait guère de sympathie pour Mahmud. À propos de la prise du temple, construit, nous dit-il, un siècle plus tôt, il s’en tient aux faits, et se réfère non pas à l’histoire de l’Islam mais à la tradition et aux textes hindous, faisant preuve d’une grande exactitude dans la transcription de la légende puranique liée à ce sanctuaire, celle du dieu de la lune, Soma. Il précise que l’image détruite était un linga68, et explique ensuite la signification du linga. Il relate avec précision un des principaux mythes rattachés au culte du linga, et donne une description synthétique mais exacte des divinités que l’on peut rencontrer dans un temple, description fondée sur un texte en sanskrit bien connu, probablement daté du vie siècle, la Brihat-Samhitā de Varāhamihira. Le récit de la destruction est fait comme en passant, il s’insère dans un chapitre (II, 58) consacré aux marées et donc à la lune et aux légendes hindoues qui y sont associées : Mahmud, que Dieu le prenne en compassion, fit briser la partie supérieure du linga et emporta l’autre à Ghazni, avec tous les bijoux et les textiles précieux qui le couvraient. Il en jeta une partie dans l’hippodrome de la ville, avec une autre idole de bronze, le cakrasvamin, prise à Tanesar. Un morceau du linga fut placé devant la porte de la mosquée de Ghazni, pour que les gens y essuient leurs pieds.

Bīrūnī rappelle ensuite qu’il a très souvent vu des linga dans les temples hindous du Sind, mais que celui de Somnâth est particulièrement vénéré. Il souligne que Somnâth doit sa célébrité au fait que c’est un port actif, une étape importante pour ceux qui 67.  Thapar, Somanātha, p. 57-63. 68.  Symbole phallique utilisé comme objet de culte principal dans les temples à Śiva, le linga se

présente en général comme un tronçon de colonne posé sur un socle.

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circulent entre l’est de l’Afrique et la Chine. Bīrūnī relate donc la destruction du linga de façon neutre, sans exprimer ni approbation ni réprobation, hormis la brève formule « que Dieu lui soit compatissant », qui laisse supposer qu’il considère l’acte de Mahmud comme une faute. Il se tient en fait à la même neutralité que lorsqu’il décrit les images des dieux hindous ou raconte leurs légendes. Cette neutralité était délibérée, comme il l’explique lui-même au début de son livre, où il s’est senti obligé de la justifier face aux possibles attaques de ses coreligionnaires : « Je me bornerai donc à donner des faits, sans aucune critique, sauf le cas de nécessité évidente69 ». S’il n’a pas exprimé directement ce qu’il pensait de la destruction perpétrée par son maître, il a montré, en revanche, son intérêt quasi ethnologique pour les images hindoues et sa curiosité pour l’hindouisme. La validité qu’il reconnaît à cette religion ne repose cependant pas sur elles. L’hindouisme qu’il estime, c’est celui des textes, c’est la religion intellectuelle des brahmanes lettrés et des renonçants, celle qui se concentre sur la fusion ultime avec la divinité suprême, et qui de tout temps a coexisté sans contradiction en Inde avec le culte des dieux multiples : L’essentiel de la pensée hindoue, c’est la pensée des brahmanes, puisqu’ils sont formés tout exprès pour préserver leur religion. Et ce que je me propose d’expliquer, c’est la pensée des brahmanes70. 

Il est profondément convaincu de la vérité de cette religion, comme le montre l’af­ fir­mation qu’on trouve dès le chapitre 3 du Livre de l’Inde : « Les hindous croient en un dieu unique, éternel, sans commencement et sans fin… » Le culte des images ne constitue pour lui qu’un aspect accessoire et mineur de l’hindouisme : (…) les images n’ont été réalisées que pour le bas peuple dont la compréhension est peu développée. (…) les hindous n’ont jamais fait faire l’image d’aucun être surnaturel, et surtout pas de Dieu71.

La lecture de Bīrūnī invite donc en fait non pas à opposer radicalement les deux communautés en fonction de leur religion, mais à reconsidérer la manière dont elles se percevaient l’une l’autre et à réexaminer les modalités selon lesquelles les questions d’identité se jouaient vers l’an 1000 autour des temples et de leur destruction, ou de leur construction/reconstruction. Lui-même ne voit pas la religion hindoue comme foncièrement opposée à celle qui est la sienne, et reconnaît même implicitement aux deux systèmes de croyance des fondements communs. Quant à ses contem­po­rains hindous, ils ne désignent jamais leurs agresseurs turcs par le nom de leur religion, 69.  Le Livre de l’Inde, trad. Monteil, p. 52 ; Sachau, Alberuni’s India, I, p. 25. 70.  Sachau, Alberuni’s India, I, p. 39 ; Le Livre de l’Inde, trad. Monteil, p. 64. 71.  Sachau, Alberuni’s India, I, p. 122 ; Le Livre de l’Inde, trad. Monteil, p. 130.

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mais par les termes utilisés dans les sources sanskrites pour les envahisseurs du passé : mleccha « barbare » et  yavana, sanskritisation du mot grec ionikoi (Ioniens), à côté du terme plus précis Turuṣka (Turc) que l’on trouve également72. Comme on l’a vu à propos du commerce extérieur de l’Inde du Nord, les relations avec l’Islam remontent beaucoup plus tôt que les raids de Mahmud. En dehors de la conquête du Sind par les Arabes, elles ont été généralement paisibles. Dès le viiie siècle, on l’a vu, ces marchands arabes qui assurent l’essentiel du commerce extérieur indien et entretiennent des liens suivis avec le Proche-Orient se sont implantés pacifiquement sur les côtes de l’Inde occidentale73. Les sources sanskrites les désignent par le nom de Tajika74. Ces Tajika sont intégrés par exemple au ixe  siècle dans l’administration du royaume Rāṣṭrakūṭa (région de l’actuelle Mumbai/ Bombay), et une inscription de cette dynastie nous apprend que l’un d’entre eux finance la fondation d’un temple hindou75. La rivalité entre les Turcs d’Asie centrale et les Arabes, entre commerce terrestre et maritime, pourrait par ailleurs expliquer aussi en partie les raids de Mahmud. Il ne s’agit pas seulement de ramener des butins de guerre pour construire un empire centrasiatique, mais peut-être également de faire obstacle au commerce avec l’Arabie pour le détourner au profit de l’Asie centrale. Mahmud compte donc également parmi ses adversaires des musulmans. L’Islam indien, loin d’être monolithique, est constitué dès cette époque de communautés diverses dont les intérêts peuvent se rapprocher de ceux des hindous. La plus importante de ces communautés implantées au Gujarât est, dès cette époque et aujourd’hui encore, celle des Ismaëliens, considérés comme des hérétiques par les Sunnites. C’est, à côté des hindous, l’autre cible de Mahmud, et le parallélisme est d’autant plus frappant que, dans beaucoup de sources persanes, le nombre d’hérétiques musulmans qu’il fait tuer est le même que celui des hindous : 50 00076. Il s’agit encore là d’un topos. À son retour de Somnâth, Mahmud attaque un chef ismaélien77. Dans ces conditions, il est peu probable que les Indiens du Gujarât aient identifié leur agresseur turco-afghan avec la religion dont il se voulait le héraut. Cette religion était aussi celle de marchands à qui la région devait sa prospérité et avec qui commerçaient régulièrement hindous ou jaïns. Un texte jaïn relate ainsi la construction au xiie siècle 72.  Chattopadhyaya, Representing the other?, p. 14.

73.  C’est surtout le cas des Mapilla du Kerala (voir Wink, Al-Hind, p. 71-72).

74.  Chattopadhyaya, Representing the other?, p. 14. C’est aussi sous ce nom, au départ celui de

la tribu des Tayy frontalière de l’Iran, que les Arabes sont désignés à l’époque de la conquête dans les sources iraniennes - pehlevies, bactriennes, sogdiennes ; plus tard le terme est remplacé par « Arabes » et, au moins en Asie centrale, évolue pour désigner les Musulmans iranophones, d’où aujourd’hui les Tadjiks (communication de F. Grenet). 75.  Thapar, Somanātha, p. 22. 76.  Thapar, Somanātha, p. 69. 77.  Ibid., p. 48 ; Wink, Al-Hind, I, p. 218.

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par un marchand jaïn d’une mosquée édifiée, est-il précisé, par reconnaissance pour les richesses apportées par les mleccha (barbares)78. C’est le même type de relations qui semble établi au xiiie  siècle entre l’élite de Somnâth et un marchand et armateur d’Hormuz qui construit une mosquée dans le voisinage immédiat du temple de Somnâth. Cette construction est consignée dans une inscription bilingue sanskrit/arabe datée de 126479, c’est à dire un peu plus de deux siècles après le raid de Mahmud. Elle est rédigée à l’initiative de l’armateur persan qui a acheté une terre appartenant au temple avec le soutien du râja local, en contrepartie du paiement de taxes. Cette terre doit être utilisée pour la construction d’une mosquée décrite comme un dharma-sthāna, un « lieu de religion », sans que la confession exacte soit précisée. Le ton de l’inscription suggère une longue relation d’amitié entre le marchand persan et l’élite de la ville. L’édification d’une mosquée implique évidemment la présence d’une importante communauté musulmane, probablement constituée de négociants et d’armateurs. L’octroi de cette terre à l’armateur d’Hormuz a l’approbation d’un comité formé des notables de la ville, dignitaires et officiers de la cour, mais aussi marchands et prêtres qui participent à l’administration de la cité. D’autres mosquées sont d’ailleurs construites à la même époque au Gujarât sous les auspices de la dynastie Chaulukya à Bhadreshvar et Khambat80. La version sanskrite commence par une invocation à Śiva, mais le nom utilisé (Viśvanātha, c’est à dire « Seigneur universel », un des qualificatifs assez courants du dieu) est assez général pour faire référence à un dieu plus abstrait et plus proche de celui des musulmans, de même que les épithètes qui suivent, moins fréquentes, śūnyarūpa (sans forme), viśva-rūpa (omniforme), lakṣyālakṣya (visible et invisible). Le choix de ces termes est assez inhabituel pour suggérer qu’il est intentionnel. Peut-on aller jusqu’à dire qu’au xiiie siècle, cet armateur persan comprend l’hindouisme comme le comprenait Bīrūnī  ? Cela semble assez probable, comme il est probable aussi que le brahmane hindou qui a dû rédiger cette inscription s’est mis à la portée de celui qui la lui avait commandée : ce dieu à la fois sans forme et omniforme, visible et invisible, est acceptable pour l’Islam tout en restant fidèle aux fondements de l’hindouisme. La version arabe de cette inscription n’est pas exactement identique, sauf pour la partie factuelle. Elle commence par une invocation à Allah, et se poursuit avec le souhait que la ville de Somnâth devienne une cité de l’Islam, et qu’en soient bannies les idoles et les croyances des infidèles, un vœu qui relève d’une formule courante dans

78.  Thapar, Somanātha, p. 115. 79.  Ibid., p. 84-97 ; Chakravarti, « Nakhudas and Nauvittakas », p. 220-242 ; Chatto­

padhyaya, Representing the other?, p. 70-78 ; Hultzsch, « A grant of Arjunadeva», p. 241-245 ; Sircar, «Veraval Inscription», p. 141. 80.  Thapar, Somanātha, p. 97.

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les documents légaux de l’époque. Le marchand promet ensuite de faire des dons à la Mecque et à Médine sur les revenus de la mosquée. S’agit-il d’un double langage ? Plutôt des deux faces de l’Islam en Inde, selon qu’il se tourne vers son pays d’accueil ou son lieu d’origine. Les deux inscriptions ne s’adressent pas évidemment aux mêmes lecteurs : la version arabe légitime le marchand aux yeux de sa communauté d’origine, le dédouane d’avance du péché d’hérésie, la version sanskrite établit un terrain d’entente avec les hindous et fonde le dialogue. Mais les hindous eux-mêmes se perçoivent-ils autour de l’an 1000 comme une com­­­munauté homogène ? En dehors de la division entre castes liées à des territoires et à des métiers, si nous nous limitons à l’élite aristocratique et religieuse des rois et des brahmanes, nous observons que les inscriptions sanskrites soulignent les rivalités entre princes comme entre sectes, et que le nouvel adversaire y est comme noyé. Le musulman apparaît-il vraiment comme l’étranger sans culture que Bīrūnī s’irritait d’être dans le regard de ses interlocuteurs ? Pas exactement, puisqu’on lui reconnaît sans difficulté dès avant l’an 1000, semble-t-il, le droit à ce que l’inscription de Somnâth appelle un dharma-sthāna, composé qu’on pourrait traduire au sens étroit comme un « lieu de religion », au sens plus large comme un « lieu de culture ». La rhétorique religieuse identitaire de la conquête musulmane qui débute en Inde avec Mahmud recouvre une réalité bien plus complexe. Face à elle, l’hindouisme se dérobe jusqu’au xxe  siècle, où pour la première fois de son histoire il la reprend à son compte en l’inversant.

Conclusion L’utilisation des sources sur lesquelles repose notre connaissance des abords de l’an 1000 a donc beaucoup varié en fonction du contexte historique plus récent, de la colonisation britannique aux premières décennies de l’Indépendance, jusqu’à l’émer­ gence du nationalisme hindou à la fin du xxe  siècle. Malgré les tentatives politiques de la ressusciter, l’historiographie « communautariste » initiée à la période coloniale et poursuivie après la partition n’est plus vraiment de mise, si ce n’est dans les manuels scolaires imposés par le parti nationaliste hindou du BJP. Un certain nombre d’histoires générales de l’Inde mettent en garde contre la tentation de prendre au pied de la lettre la rhétorique des chroniques musulmanes et l’énumération des destructions perpétrées81. La nécessité de croiser les sources arabes ou persanes et celles en langues indiennes, sans se contenter de les juxtaposer, s’est imposée. Il demeure toutefois difficile d’offrir un tableau équilibré et unifié d’une période qui subit les premiers assauts venus d’Asie centrale depuis ceux des Huns, et voit en même temps l’essor des cultures et

81. Voir Meyer, Une Histoire de l’Inde, p. 133-134 ; cf. aussi Angot, Histoire des Indes, p. 186.

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des royaumes régionaux. L’histoire de l’Inde du Nord à la période médiévale ancienne s’élabore aujourd’hui surtout au niveau des régions, s’appuyant sur une vision plus positive qu’autrefois de la diversité, et remettant en question les ruptures affirmées dans les premiers ouvrages. Confrontés au défi que représente la montée du nationalisme hindou, des historiens se sont penchés plus particulièrement sur les questions touchant aux modes d’interaction entre hindous et musulmans82, ou à la destruction des monuments83. Plusieurs articles questionnent les modalités de la reconversion des temples en mosquées84, tandis que d’autres explorent le champ de l’art hindou ou jaïn tel qu’il s’est perpétué sous les sultanats85. Dans l’ensemble, le xie  siècle peut être présenté aujourd’hui sous un jour plus favorable que ne le laissait augurer le livre de Kulke dont nous étions partie. Il révèle une histoire plurielle : l’Inde du Nord s’intègre en partie dans l’espace de l’Asie centrale, mais profite aussi de la mondialisation croissante du commerce  maritime. Le pilleur ghaznévide et les marchands arabes présentent deux visages bien différents de l’Islam en Inde, mais aussi deux aspects contrastés d’une époque à la fois prospère et violente, où les guerres ne se mènent pas seulement contre Mahmud, et n’ont pas empêché les réalisations artistiques de premier plan. Édith Parlier-Renault Sorbonne Université, CREOPS (Centre de recherches sur l’Extrême-Orient)

82.  Flood, Objects of translation ; Flood, « Islam, iconoclasm and the early Indian mosque », p. 141-174. 83.  Eaton, « Temple desecration ». 84.  Citons notamment celui de Ziad, « Islamic coins », qui s’appuie sur l’analyse de monnaies découvertes dans un temple hindou du Nord-Ouest du Pakistan pour remettre en partie en question l’iconoclasme de Mahmud. Cf. aussi Patel, « Architectural Histories ». 85.  Hegewald, « The International Jaina Style? » et le chapitre « Temples as Palimpsest » dans Stein, The Hegemony of Heritage, p. 120-148.

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L’ASIE CENTRALE AUTOUR DE L’AN 1000 : UNE OASIS DE COEXISTENCE RELIGIEUSE ? Frantz Grenet En 1007, en Mongolie, non loin de la route caravanière qui longe au nord le désert de Gobi, le roi des Kèrèit (un peuple nomade turc ou mongol – on en discute) s’égare dans la montagne alors qu’il était à la chasse (fig. 1). Sur le point de succomber à l’épuise­ment, il a la vision d’un saint homme qui lui est inconnu. Revenu à son camp, il rencontre des marchands chrétiens de passage dont on peut supposer, d’après les circuits commer­ciaux de l’époque, qu’ils venaient du royaume ouïghour de Turfan ou peut-être de Transoxiane (l’ancienne Sogdiane, pays de Samarkand et Bukhara). C’est en tout cas au métropolite nestorien de Merv, la base de départ de l’évangélisation de l’Asie centrale depuis six  siècles, que les marchands l’adressent après qu’ils ont élucidé son rêve et qu’il a demandé d’être instruit dans leur foi. S’ensuit un échange de lettres entre le métropolite et le patriarche de Bagdad, qui autorise l’envoi d’un prêtre et d’un diacre tout en cherchant des solutions pour permettre la célébration de l’Eucharistie et l’observance du Carême dans un pays qui n’a ni blé ni vigne. 200 000 nomades auraient suivi leur chef dans son baptême. C’est le plus grand succès qu’ait alors remporté « l’Église de l’Est », après l’épisode glorieux mais avorté de la première chrétienté chinoise qui avait vécu de 635 à 845 (fig. 2).

I.  La vitalité de trois religions non musulmanes Pour accepter cette histoire, il faut accorder foi au récit du polygraphe syriaque Bar Hebraeus (Bar ‘Ebroyo) qui l’a consigné dans ses deux Chroniques, l’une en syriaque et l’autre en arabe, écrites à la cour mongole de Perse vers 1270. Et c’est là où, selon certains, le doute s’insinue. Bar Hebraeus fait explicitement du roi converti, nous dirons plutôt du khan, le souverain du peuple Kèrèit et un ancêtre de Toghril Ong-khan qui sera le premier allié de Gengis-khan dans sa montée au pouvoir, et l’une des sources du mythe du prêtre Jean (Bar Hebraeus identifie nommément les deux personnages). Plusieurs prin­ cesses Kèrèit restées chrétiennes avaient épousé des princes gengiskhanides. L’une d’elle, Sorghaqtani, nièce de Toghril, fut la mère des grands khans Mongka et Khoubilaï, et aussi de Hulägu, Ilkhan de Perse. Tous protègeront les chrétiens, sans être chrétiens eux-mêmes. L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 147-171.

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Fig. 1  –  La Mongolie (source : R. Grousset, Le Conquérant du Monde, Paris, 1944) avec l’emplacement du peuple Kèrèit.

Bar Hebraeus aurait-il donc, par courtisanerie, interpolé dans son récit le nom du peuple des Kèrèit ? L’hypothèse remonte à Paul Pelliot et tient encore le haut du pavé1. Pour ma part, ayant repris le dossier, je dois dire que je ne vois aucune raison décisive de l’accepter. Si l’on admet l’interpolation du nom par Bar Hebraeus, il faut admettre aussi que ce haut dignitaire, second du patriarche de l’Église syrienne-orthodoxe, aurait falsifié dans sa citation la lettre du métropolite de Merv, un document dont l’original était sans doute conservé dans les archives patriarcales. Par ailleurs, soit que le récit primitif n’ait désigné qu’un « roi des Turcs »2, soit qu’il ait mentionné plus précisément un 1.  Pelliot, La Haute Asie, p. 19 (il avait d’abord admis l’authenticité du récit : « Chrétiens d’Asie centrale », p. 627) ; Hunter, « The conversion of the Kerait » ; Atwood, « Historiography and transformation » ; Borbone, « Les “Provinces de l’Extérieur” », notamment p. 127-130. Dickens, « Patriarch Timothy I », p. 122 et note 40, évite de se prononcer. 2.  C’est ce que fait un récit parallèle, le Livre de la Tour en arabe de Mari ibn Sulayman, dont le rapport de dépendance avec Bar Hebraeus n’est pas clair (la date de 1214, d’abord admise, est remise

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Fig. 2  –  L’Église de l’Est vers l’an 1000 (© D. H. Winkler, adapté par F. Ory).

peuple dont le nom aurait ensuite été remplacé, il faut décider d’un meilleur candidat. Pelliot ne s’était pas prononcé là-dessus ; depuis on en a proposé deux, très éloignés géographiquement l’un de l’autre. Selon Erica Hunter il se serait agi des Oghuz, peuple d’origine des Seldjuqides, qui nomadisaient alors vers le bas Syr-darya et qui, selon elle, auraient été déjà les « Turcs » dont on signale la conversion en 644 puis en 781 (ceci alors même que le récit de la conversion de 1007 laisse supposer un peuple que les missions n’avaient jamais atteint)3. Selon Christopher Atwood ce seraient les Öngut, alors au nord de la boucle du fleuve Jaune, bien loin des bases centrasiatiques des

en cause, la seule recension existante étant du xive s.). Cette source identifie le saint apparu au khan comme saint Serge, ce que Bar Hebraeus n’indique pas. Il est certes exact que des noms bibliques sont attestés dans la famille du chef oghuz Seldjuq (m. 1009), mais elle n’est pas nécessairement l’indice d’une conversion antérieure du clan au christianisme, plutôt que de son intégration à la structure de l’État khazar dont le judaïsme était la religion officielle (voir en ce sens Dickens, « Patriarch Timothy I », p. 125-126). 3.  Dickens, p. 127-130, donne de bons arguments pour faire des premiers Turcs convertis les Qarluqs, qui vont fournir une assise majeure de la chrétienté centrasiatique organisée dès 781 dans la province ecclésiastique du Bēth Ṭurkāyē.

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marchands. Il se fonde sur un argument fort en apparence : une stèle chinoise de 1249, à un moment où le christianisme nestorien est bien attesté chez les Öngut, rapporte une vision qu’aurait eue autrefois le deuxième empereur de la dynastie mandchoue des Jin (1123-1135) qui avait asservi leurs ancêtres. Le récit est proche du récit de conversion des « Kèrèit », si ce n’est que le souverain ne se convertit pas, mais fait libérer les Öngut après qu’ils lui ont montré des images chrétiennes où il reconnaît saint Serge comme le personnage vu en rêve. On ne voit pas ce qui empêcherait de penser que le motif s’était diffusé vers l’est après la conversion des Kèrèit. À bien considérer les choses, il a même le caractère d’un topos : Bar Hebraeus (dans sa chronique en arabe) rapporte une histoire analogue à propos de Gengis-khan ; six siècles auparavant on racontait la même chose sur le roi sassanide Khosrow II4. Enfin, on ne voit aucun peuple nomade de la région présenter si tôt que les Kèrèit une onomastique royale chrétienne: le père de Toghril s’appelait Qurjakuz (Kyriakos), son grand-père Marghuz (Markos) ; sachant que Toghril avait été l’allié du père de Gengis-khan, Marghuz nous reporte trois générations avant ce dernier dont on situe la naissance en 1162 ou 1167, c’est à dire, au bas mot, à la fin du xie siècle5. Si donc il s’agit bien des Kèrèit, comme je reste porté à le croire, les conséquences de la conversion de 1007 furent immenses, ressenties jusqu’à l’islamisation des Mongols de Perse et de Transoxiane et jusqu’à la chute des Mongols de Chine. À côté des chrétiens, deux autres religions minoritaires présentent, précisément à cette époque, une surprenante vitalité dans les marches nord-orientales du monde islamique. L’une de ces religions est le manichéisme. Depuis sa fondation au iiie siècle, et malgré les persécutions, le siège de cette Église mondiale, strictement hiérarchisée avec un numerus clausus à tous les échelons, s’était toujours trouvé en Babylonie. Sous le calife al-Muqtadir (908-932), cinq cents manichéens sont chassés de Bagdad et émigrent avec leur chef suprême, l’archégos, à Samarkand où sans doute une communauté existait déjà. C’est le résultat d’une vigoureuse intervention diplomatique du royaume ouïghour de Turfan, dont le manichéisme est la religion officielle, auprès de l’émir samanide sommé d’accueillir les manichéens sous menace de répression contre les marchands musulmans présents à Turfan. Depuis très peu de temps, grâce à des lettres trouvées à Turfan et 4.  Chronique du Khuzistan, également appelée Anonyme de Guidi, source rédigée vers 660-670: «On dit que la figure d’un vieillard se montra à Khosrau quand il tenait le frein de son cheval en s’en allant à la guerre. Quand il s’en retourna, il raconta [sa vision] à sa femme [chrétienne] Shirin, qui lui dit: «Celui-là était Sabrišo‘, l’évêque de Lašoum.» Khosrau comprit et se tut.» (traduction Borbone, « Les “Provinces de l’Extérieur” », p. 124 n. 7). 5.  Pelliot, « Chrétiens d’Asie centrale », p. 627. Il est assez piquant de remarquer que Borbone, « Les “Provinces de l’Extérieur” », pourtant acquis à la proposition d’Atwood, n’en joint pas moins à son article une carte indiquant les Kèrèit comme convertis « depuis le 11e s. » !

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publiées par Yutaka Yoshida, nous savons que vers l’an 1000 l’archégos s’est finalement transféré là, tout en laissant à Samarkand une communauté substantielle6. Pendant quelques décennies l’axe Samarkand-Turfan fut l’artère principale du manichéisme mondial. La troisième religion minoritaire qui se révèle très active à cette époque est le judaïsme. On connaissait depuis longtemps l’ampleur du réseau commercial des marchands juifs Rāhdānites (signifiant probablement « ceux qui connaissent les routes »), décrit au ixe siècle comme contrôlant plusieurs itinéraires terrestres et maritimes reliant le bas Rhône à la Chine, en passant par la steppe au nord de la mer Noire et l’Asie centrale. On savait aussi que, toujours sous l’influence de marchands juifs, l’aristocratie turque du royaume steppique des Khazars avait adopté le judaïsme comme religion officielle. Mais ce que pendant longtemps l’on n’avait pas soupçonné, c’était l’existence dans les montagnes de l’Hindukush de communautés substantielles, auto-organisées et en même temps très insérées dans les réseaux de pouvoirs régionaux. Elles surgissent en pleine lumière peu après l’an 1000, grâce à deux ensembles de documents : les inscriptions funéraires du Ghor, connues depuis 1963, et depuis quelques années l’extraordinaire série de plusieurs centaines de documents sur papier qu’on désigne métaphoriquement comme la « Genizah afghane », puisque par la diversité des genres et des langues comme par l’intérêt documentaire, et certes malgré un horizon géographique beaucoup plus restreint, elle est comparable à la Genizah du Caire. « Surprenante vitalité », ai-je dit pour ces trois religions. Lorsqu’on parle de l’Asie centrale vers l’an 1000, lorsqu’on évoque des lieux comme Merv, Samarkand, Bamiyan que j’ai mentionnés ici, on a bien plutôt à l’esprit, s’agissant de Merv et Samarkand, l’enracinement de l’Islam dès le premier siècle de l’hégire, et, s’agissant de Bamiyan, la force d’expansion qu’il retrouve trois siècles après, ce qu’on a appelé la « deuxième conquête »7. Dès les années 750 en fait l’Islam s’est avancé fort loin dans la steppe, par la pénétration commerciale, par des raids de volontaires de la foi, enfin par des opé­ra­ tions militaires sous les Samanides, ceux-là même qu’on a vus contraints d’accueillir les manichéens. En 893 les Samanides prennent Taraz, capitale occidentale des Turcs Qarluq du Sémiretchié (répartis entre le Kazakhstan et le Kirghizistan actuels), en partie christianisés depuis un  siècle8. Ils convertissent la cathédrale en mosquée. Une pierre tombale d’un cimetière qarluq, avec la croix nestorienne rubanée et trois 6.  Peut-être lors de la prise du pouvoir par les Qarakhanides, qui ne se seraient pas considérés comme liés par l’accord passé antérieurement entre les Samanides  et les Ouïghours  ? Hypothèse personnelle. 7. Sur les campagnes de Mahmud de Ghazna en Inde et le pillage du temple de Somnath, événement dont l’importance traumatique fut sans mesure avec les conséquences réelles, voir ici même l’article d’Edith Parlier-Renault. 8. Dickens, « Patriarch Timothy I », p. 127-128.

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orantes au type local marqué, illustre bien cette communauté chrétienne (fig. 3)9. Les Qarakhanides qui succèdent aux Samanides inaugurent l’islamisation du Turkestan oriental, tandis que plus au sud les Ghaznévides vont entreprendre celle de l’Inde du Nord. Dans l’Hindukush les royaumes indépendants disparaissent par grignotage progressif. Le bouddhisme s’y éteint définitivement vers l’an 1000, tant à Bamiyan qu’à Kabul10. À partir de cette époque, en Asie centrale et à sa périphérie, il n’existe pratiquement plus que dans le royaume ouïghour, au Cachemire et au Tibet. L’autre grande religion qui avait tenu le devant de la scène à l’époque préislamique, le zo­roas­ trisme dans ses variantes locales, s’est retrouvé très vite à mener une existence beaucoup plus discrète qu’en Iran : toléré localement pour la compétence de ses techniciens de l’irrigation, ou, sinon, se fondant dans des courants sectaires de l’Islam11. L’extinction ou la quasi extinction du bouddhisme et du zoroastrisme rend d’autant plus surprenante la survie, et dans certains cas l’expansion, du judaïsme, du christianisme et du manichéisme.

Fig. 3  –  Pierre tombale nestorienne en pays Qarluq (© F. Grenet).

9.  Semenov, Studien, p. 65-66, fig. 21 (lieux de trouvaille et de conservation non précisés, date proposée ixe-xe s.). 10.  Klimburg-Salter, « Buddhist painting in the Hindu Kush » ; Payman, Tepe Narenj. 11.  Crone, The nativist prophets.

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II.  Retour aux documents : les Juifs Et pourtant… Reprenons maintenant les nouveaux documents concernant ces communautés religieuses. Je commence par les Juifs, les premiers arrivés en Asie centrale, probablement dès l’Antiquité bien qu’on manque de données concrètes avant le  ve siècle12. À l’époque abbasside ancienne, l’existence de communautés juives dans plusieurs villes, notamment Merv et Balkh, est établie par le rôle éminent que jouent à Bagdad des savants juifs ou juifs convertis originaires de ces villes, en particulier des médecins et des astronomes13. Une vive surprise fut causée en 1963 par la découverte d’un grand cimetière juif en un lieu où on ne l’attendait guère, la ville de Firuzkuh, capitale éphémère de la dynastie ghoride de 1146 à 1215, enclavée au cœur des montagnes du Ghor. De cette ville ne subsiste pratiquement plus que le fameux minaret de Jam, aujourd’hui menacé d’écroulement. À l’heure actuelle 74 inscriptions sur pierres tombales ont été publiées (fig. 4)14. Elles sont écrites en judéo-persan, une forme archaïque du persan moderne transcrite en caractères hébreux, tandis que les citations d’Isaïe sur la vie éternelle restent en langue hébraïque. Le contenu des inscriptions est bref mais révèle l’existence de plusieurs fonctions : orfèvres, marchands, ministres du culte (Lévites et Cohens), ainsi que nāši’ et rōš haq-qāhāl, deux titres désignant le chef laïque de la communauté. Que venaient-ils faire si nombreux dans ces montagnes  ? Après l’établissement de Firuzkuh comme capitale de l’empire ghoride on peut penser que la présence de la cour a attiré les marchands et les artisans, mais la série des inscriptions commence en 1012, plus d’un siècle avant la fondation. Avant les butins des Ghorides, la seule richesse dont était créditée le Ghor était les esclaves capturés parmi les montagnards non islamisés15,

12.  Zand, « Bukharan Jews ». La plus ancienne donnée claire est d’ordre archéologique : un cimetière de joaillers à Merv, avec des ossuaires portant des inscriptions hébraïques, daté des ve-vie s. (Kelvan’, « Hebrew inscriptions on ossuaries »). 13.  Notamment Mashallah ibn Athari (c. 740 - 815) et ‘Ali ibn Sahl Rabban al-Tabari (c. 838 - c. 870) : voir De Lacy O’Leary, How Greek science, p. 148, 188. 14.  Principales publications, augmentées au fur à mesure des découvertes : Gnoli, Le iscrizioni giudeo-persiane ; Fischel, « The rediscovery » ; Hunter, « Hebrew-script tombstones ». Sur le site voir en dernier lieu Thomas, « Fīrūzkūh ». 15.  Ibn Hawqal, Configuration, p. 429-430 (il voyageait vers 940-970) : « Le Ghor est une terre d’infidèles et on la range dans l’Islam parce qu’on y rencontre des musulmans (...). Sur les confins des domaines réellement islamiques, vivent des peuplades qui affichent leur qualité de musulmans, mais en fait ne le sont pas (...). La plupart des esclaves recrutés dans le Ghor sont emmenés à Hérat, au Séistan et dans les environs ». Il ne mentionne pas les Juifs, et on ignore quels sont les cultes de ces « peuplades » où l’on capture des esclaves : des Bouddhistes ? des adeptes de cultes montagnards qu’on peine à cerner ?

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Fig. 4  –  Pierre tombales au cimetière juif de Firuzkuh (source : Gnoli, Le iscrizioni giudeo-persiane del Ġūr).

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mais nous n’avons aucun indice de ce que la communauté juive était engagée dans le commerce des esclaves, comme l’avaient été un peu plus tôt les marchands Rāhdānites. Un récit légendaire sur les ancêtres des Ghorides met en scène un marchand juif qui enseigne au chef mal dégrossi l’art de la conversation avant qu’il n’aille rencontrer le calife Harun al-Rashid, ce qui finalement lui permet de plaire et d’être investi de la souveraineté sur son peuple16. On retrouve une figure analogue de héros civilisateur dans la Qandiya, la chronique de Samarkand, où il est raconté que c’est un Juif venu du Turkestan chinois qui aurait apporté l’art de construire des aqueducs17. Un peu plus à l’Est, toujours dans les montages de l’Hindukush, ce qu’on appelle maintenant la « Genizah afghane » est apparue il y a quelques années sur le marché international des antiquités. Les circonstances de la trouvaille sont restées secrètes, mais il semble qu’au moins les documents judéo-persans datés de la première moitié du xie siècle se trouvaient dans une grotte à Bamiyan ou près de Bamiyan, localisation que confirment les indications de lieux portées par les documents. L’étude n’est pas facilitée du fait que l’essentiel de la collection se trouve encore en des mains privées dont le devoir envers la science n’est pas la motivation principale. La Bibliothèque Nationale d’Israël s’efforce d’acquérir les documents au fur et à mesure. Plusieurs ont été publiés par Ofir Haim et Shaul Shaked18. L’ensemble des observations converge pour reconnaître ici une archive privée ayant appartenu à une famille de grands marchands et propriétaires fonciers, chefs héréditaires de la communauté. On trouve des quittances commerciales, de la correspondance, mais aussi des commentaires bibliques et des compositions littéraires originales, ainsi une réfutation versifiée d’un ouvrage de Hiwi al-Balkhi, un libre penseur juif de Balkh. Les langues représentées sont le persan, l’arabe, l’araméen et l’hébreu, l’écriture hébraïque servant souvent à transcrire l’arabe et le persan. La présence assez importante de la langue arabe et d’ouvrages composés en Iraq fait supposer que cette communauté, ou tout au moins la famille dominante, en était originaire. Ils apparaissent néanmoins très bien intégrés à leur milieu d’accueil, tant du point de vue tant économique que culturel. La présence de reçus fiscaux pourrait indiquer que ces chefs communautaires collectaient l’impôt auprès de leurs

16. [Minhāj Sirāj Jūzjānī] Tabaḳāt-i-Nāṣirī, p. 313-316 ; Fischel, « The rediscovery », p. 149-150. Les inscriptions judéo-persanes du Tang-i Azao, dans une vallée parallèle, datent de de 752/753, donc un peu avant l’époque de Harun al-Rashid : Henning, « The inscriptions of Tang-i Azao » (les dates plus tardives qui ont été proposées depuis paraissent infondées, comme veut bien me le signaler Shaul Shaked). 17.  Vjatkin (trad.), « Кандия Малая », p. 247-249. 18.  Shaked, « Jews in Khorasan » ; Haim, « An early Judeo-Persian letter » ; Haim, « What is the ‘Afghan Genizah’? ». Le projet de recherche « Invisible East » dirigé par Arezou Azad au sein de l’université d’Oxford se propose d’étudier systématiquement ces documents (https://www.orinst. ox.ac.uk/invisible-east-on-the-trails-of-lapis#/).

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coreligionnaires pour le compte de l’administration ghaznévide. Un membre de la famille s’est établi à Ghazna où il est sans doute en affaires avec la Cour. Dans un remarquable syncrétisme, l’hymne funèbre en judéo-persan composé pour un chef de la famille associe le souvenir des prophètes bibliques à celui de figures coraniques.

III.  Les chrétiens  Les chrétiens et les manichéens sont arrivés en Asie centrale, à peu près au même moment, dans le courant du iiie  siècle, bien après les Juifs et deux  siècles après les premiers moines bouddhiques. Comme je l’ai indiqué au début, le premier siège de l’évangélisation chrétienne a été Merv, qui était en même temps (et ce n’est pas un hasard) le principal avantposte de l’empire sassanide pour toutes ses campagnes à l’Est19. Au ve siècle, le siège métropolitain de Merv s’affilie à l’Église nestorienne, comme la majorité de l’Église de Perse, mais il subsistera très tard quelques sièges de Chalcédoniens et de Monophysites. La carte des évêchés (fig. 2) fait apparaître l’Iran comme peu rempli, entre sa partie occidentale, qui prolonge le foyer nestorien de haute Mésopotamie, et un pôle nordoriental qui, à partir de Merv, a poussé bien au-delà des conquêtes de l’Islam, jusqu’à la steppe, et temporairement jusqu’au Tibet et jusqu’à la Chine du Nord. Pour le ixe siècle nous avons un témoignage impressionnant sur le statut social et économique de la communauté de Merv : un plat en argent doré figurant David à la cithare flanqué de Salomon et de la Reine de Saba (ou de Bethsabée) (fig. 5). Ce plat se rattache à une école locale qui fabriquait aussi des plats de propagande à l’effigie du calife al-Ma’mun20. J’ai déjà évoqué le succès le plus avancé acquis en 1007, la conversion des Kèrèits. Je voudrais maintenant, à la faveur de documents nouveaux, attirer l’attention sur la chrétienté de Samarkand. On savait depuis longtemps que ce siège avait été promu au

19.  Sims-Williams, « Christianity in Central Asia and Chinese Turkestan ». 20.  Baulo, « Silver plate ». Pour deux plats typologiquement apparentés au « plat de David »

et portant probablement des images symboliques d’al-Ma’mun, respectivement à la chasse au lion et trônant, voir Marshak, Silberschätze, p. 65, 83-84, 303, fig. 29-32 ; Chuvin, Les arts de l’Asie centrale, p. 162, fig. 213 (un troisième plat de la même série le figurant avec des musiciens vient d’apparaître sur le marché des antiquités). On a par ailleurs des plats fabriqués à cette époque en pays Qarluq, dont l’un figurant la prise de Jéricho (Marshak, Silberschätze, p. 321-322, fig. 209-211 ; Chuvin, Les arts de l’Asie centrale, p. 162, fig. 215, notices de B. Marshak), tradition poursuivie là de manière plus grossière vers l’époque qui nous occupe (Marshak, Silberschätze, p. 319-320, fig. 207 : scènes de la Passion et de l’Ascension, accompagnées d’inscriptions syriaques). Un bol bactrien du vie siècle, de haute qualité artistique, vient d’être identifié comme illustrant une version juive du Roman d’Alexandre (Dan, Grenet, « Alexandre au Paradis ») ; ceci pourrait conduire à remettre en cause l’identification chrétienne des plats plus tardifs figurant David et la prise de Jéricho.

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Fig. 5  –  Plat d’argent doré de Sibérie (Ob inférieur) à l’image de David (source : Baudo, « Silver plate from the Malaya Ob »).

rang métropolitain au viie ou au viiie siècle, et qu’au moins à l’époque mongole il était l’une des sources du clergé et des administrateurs laïcs envoyés en Chine (ainsi Mar Sargis, gouverneur à Zhenjiang sur le Yangzi, de qui Marco Polo, qui n’était pas passé par Samarkand, tenait toute son information sur la ville). Au xe siècle, le témoignage des géographes arabes décrit là une sorte de Thébaïde grossie par des immigrants venus d’Iraq. Je cite Ibn Hawqal : « On voit à Shaudar un monastère d’une congrégation chrétienne, comprenant des cellules et des habitations confortables et plaisantes ; j’y ai remarqué des chrétiens de l’Iraq qui y avaient élu domicile à cause de sa bonne situation et l’avaient choisi à cause de son isolement et de sa tranquillité ; des fondations le font vivre et des fidèles viennent y faire retraite, car l’endroit est vénéré plus que les autres lieux de la Sogdiane ; il se nomme Wazkarda. »21 21.  Ibn Hawqal, Configuration, p. 478.

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On sait où est cet endroit : près de la ville d’Urgut, à trente kilomètres au sud de Samarkand. Une église y a été fouillée dans les années 199022. Elle présente un plan typique des églises nestoriennes, avec des analogies irako-syriennes encore plus accentuées que dans les églises du pays Qarluq, ainsi la plateforme centrale (le bēma) flanquée de deux nefs (fig. 6). Était-ce l’église du couvent  ou en était-elle distincte  ? Les structures propres à celui-ci n’ont pas été retrouvées. Les éléments de datation ren­ voient du xe au xiiie siècle. Dans la vallée parallèle à l’est (connue aujourd’hui comme « la Vallée des Soufis ») (fig. 7), sur les parois de la falaise et dans des anfractuosités naturelles utilisées comme niches à incubation, des inscriptions de pèlerins avaient été signalées à partir de 1920. Après une étude partielle par Michel Tardieu en 199223, elles ont été intégralement publiées il y a quatre ans par Mark Dickens24. Il rassemble 167 inscriptions, dont certaines sont réduites à quelques lettres déchiffrables.

Fig. 6  –  Urgut, église (© B. Ashurov). 22.  Ashurov, « Inculturation matérielle » p. 165-174. 23.  Tardieu, « Un site chrétien ». 24.  Dickens, « Syriac inscriptions ».

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Fig. 7  –  Urgut, « Vallée des Soufis », vue vers le nord-ouest (© F. Grenet).

Ces inscriptions sont volontairement très discrètes. En approchant, on n’aperçoit que des croix. La seule un peu monumentale se lit « Moïse est dans la grâce » (fig. 8) : est-ce le prophète, plutôt qu’un pèlerin portant ce nom ? On pourrait avoir une allusion à Moïse descendant avec les Tables de la Loi, ou présent dans la mandorle du Christ lors de la Transfiguration25, avec dans les deux cas une assimilation de la falaise d’Urgut au Sinaï. Sinon ce sont des inscriptions de pèlerins, légèrement incisées ou scarifiées (fig. 9), dans quelques cas peintes (fig. 10). Des formules typiques sont : « Hosanna » ; « Puisse le pécheur Yuhannan avoir merci dans la paix » ; « Untel a fait la vigile » ; « Untel a fait le signe de la Croix vivante » ; « Untel demande qu’on se souvienne de lui ». Quelques visiteurs sont des prêtres, l’un d’eux est un « interprète de l’Écriture » (mefashqanā). Bien qu’aucun ne soit désigné spécifiquement comme un moine, l’absence de tout nom de femme paraît indiquer qu’elles n’avaient pas accès au site. Deux dates probables se lisent : 752 et 1247 (fig. 11), qui paraissent encadrer la chronologie globale. La totalité des inscriptions est en syriaque, sauf une en turc ouïghour. Le même choix identitaire se traduit dans l’onomastique : sur 50 noms de personnes attestés,

25.  Cette seconde interprétation m’a été suggérée par Vivien Prigent au cours du colloque.

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Fig. 8  –  Inscription « Moïse est dans la grâce » (© F. Grenet).

26 sont syriaques, 10 persans, 8 arabes, 6 turcs. Les noms arabes ont pu être portés par des immigrants d’Iraq, ou bien représenter la part normale de l’onomastique arabe en milieu iranophone. Par rapport à l’onomastique turque, l’onomastique syriaque est plus hégémonique qu’à la même époque dans les inscriptions du pays Qarluq et les textes de Turfan. Les explications possibles sont l’impact des immigrés iraquiens, mais peut-être aussi un choix fait par les pèlerins locaux, reflet d’une forte identité syriaque ressentie par toute l’Église de l’Est depuis Timothée Ier. Patriarche de Bagdad de 780 à 823, il avait réaffirmé le statut du syriaque comme langue du Paradis et porté un intérêt tout particulier aux évêchés les plus orientaux, conscient qu’il était de ce qu’en Chrétienté aucun ressort n’égalait le sien. Un indice d’échanges étroits entre Samarkand et les centres de l’Église nestorienne pourrait être la découverte à Urgut d’un encensoir de bronze datant de cette époque et probablement apporté de Syrie ou d’Iraq (fig. 12)26. Mais, en même temps, les inscriptions permettent de saisir à quel point cet effort pour maintenir la langue était artificiel : la grande majorité des scripteurs n’étaient pas des locuteurs, ce dont témoignent de nombreuses incorrections épigraphiques, orthographiques et syntaxiques.

26.  Zalesskaja, « Sirijskoe bronzovoe kadilo ».

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Fig. 9  –  Croix et inscriptions scarifiées (© F. Grenet).

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Fig. 10  –  Inscription peinte au plafond d’une niche à incubation (© F. Grenet).

Fig. 11  –  Inscription gravée : « Puisse le pécheur Bāzār-[...] obtenir merci le dimanche [...] en l’an 1559 (1247/48) » (© Musée de Samarkand).

Fig. 12  –  Urgut, encensoir de bronze (© Musée d’État de l’Ermitage).

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IV.  Les manichéens À côté des chrétiens, et sans doute en concurrence avec eux pour le recrutement des immigrés d’Iraq, les manichéens ont été un élément important de la vie religieuse de Samarkand au xe siècle et un peu au-delà. Des recherches récentes de Yutaka Yoshida ont conduit à attribuer à Samarkand des documents rédigés en sogdien et trouvés à Turfan27. Il s’agit d’abord des deux « lettres manichéennes » privées jadis éditées par Walter Bruno Henning puis Werner Sundermann, qui les dataient d’avant 880 car elles mentionnent les schismes de Mihr et de Miklās, clos à cette date28. Mais selon Yoshida les noms des anciens schismatiques auraient pu persister comme insultes polémique s’appliquant à des manichéens d’Iraq. Il redate ces lettres du xe siècle, en y reconnaissant des allusions à l’immigration récente des manichéens chassés de Bagdad et menant leurs intrigues entre Samarkand et Turfan, et il en situe la rédaction à Samarkand à cause de l’absence de mention de noms ouïghours, ce qui serait impossible dans le milieu manichéen de Turfan auquel on les avait d’abord attribuées. Les plaignants sont des « Élus » de la communauté installée depuis longtemps à Samarkand, et qui dans leur correspondance avec Turfan continuent d’utiliser la langue sogdienne. C’est du so­ gdien vivant, narratif, dont l’usage constitue une exception à cette date, à un moment où le géographe al-Muqaddasī signale l’extinction de cette langue en milieu urbain. En voici des extraits29  : (Lettre 2) :  « Telle est la coutume de ces Syriens sales et avares : ils ont l’expérience et la pratique de la division et de la querelle, car c’est l’esprit de division qui les com­ mande. » (Lettre 1) :  « Les sœurs ont vu une de leurs Élues prendre une houe et creuser la terre. Elles pilent les herbes et coupent sans crainte les arbres et le bois. Nos Élues ont aussi vu leurs Élues laver à l’eau un couteau taché de sang. Comme nos Élues se plaignaient, elles ont répondu : ‘L’eau du puits est morte (c’est-à-dire stagnante), donc c’est permis.’ (….) Elles éteignent le feu par elles-mêmes. (…) Comme leur chef Mihr-pādār était malade, une maladie des parties inférieures, une fille qu’ils avaient louée est entrée chez lui et en est ressortie, ce qui a éveillé le soupçon chez nous tous. (Elle a répondu aux quatre Élus qui l’interrogeaient) : ‘Je lui ai pris deux fois du sang par la porte de derrière, et je le ferai encore une fois.’ » 27.  Yoshida, « Relationship »; Yoshida, Three Manichaean Sogdian letters. 28.  Henning, « Neue Materialen », p. 16-18 ; Sundermann, « Probleme der Interpretation ». 29.  Traduction d’après Durkin-Meisterernst, « Was Manichaeism a merchant religion? »,

p. 245-246.

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Fig. 13  –  Bäzäklik (Turfan), lettre manichéenne A (© Y. Yoshida).

Toutes ces accusations reviennent à insinuer que les manichéens nouvellement arrivés d’Iraq ne respectent pas les règles de pureté vis-à-vis des éléments naturels censés contenir les particules lumineuses des âmes à sauver. Dans le cas de la servante, on laisse entendre en outre que son contact avec le chef de la communauté bagdadienne n’est pas que médical. Il y a aussi les trois lettres trouvées dans une grotte de Bäzäklik à Turfan. Comme les précédentes elles sont en écriture sogdienne, et non pas dans l’écriture spécifique manichéenne. Elles sont très différentes : il s’agit de messages officiels soigneusement calligraphiés, dans un cas enluminés (fig. 13), envoyés au « mozhak de l’Est » siégeant à Turfan. Ce titre, qu’on traduit « apôtre » ou « enseignant », est le deuxième grade de la hiérarchie manichéenne, mais Yoshida, avec de bons arguments, suppose que dans ce cas précis il désigne l’archégos, le chef suprême de l’Église, arrivé à Turfan peu auparavant. D’après certains personnages mentionnés et qui sont connus par ailleurs à Turfan,

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il date ces lettres du début du xie siècle, la dernière période faste du manichéisme chez les Ouïghours. Elles sont envoyées à l’occasion de la fête du Nouvel An, mais contraire­ ment aux précédentes elles sont presque totalement vides de contenu  informatif : on n’y trouve que des formules laudatives, des vœux pour divers membres de la communauté, un rappel des services religieux célébrés. À les lire, on se demande pour­ quoi elles ont été écrites… Dans une communication personnelle, Jean-Daniel Dubois m’a suggéré qu’elles accompagnaient des transferts de fonds. Le langage hiératique et archaïsant, rempli de formules toutes faites, ne traduit pas forcément un usage courant de la langue sogdienne, contrairement à la langue des lettres privées du siècle précédent. La Lettre B est spécialement intéressante pour notre propos : elle se donne comme écrite à Tūdhkath. On ne connaît qu’une seule ville de ce nom, un peu au nord de Samarkand. Le bibliophile Ibn al-Nadim à qui l’on doit l’information sur l’émigration des manichéens de Bagdad indique comme siège de la communauté manichéenne de Sogdiane une ville que l’on peut lire de diverses manières, l’une d’elles étant Tūdhkath. Dans cette hypothèse, la communauté manichéenne de Samarkand, tout comme la communauté chrétienne, aurait résidé un peu en dehors de la ville, à l’abri des regards trop directs des maîtres musulmans. En tout état de cause, l’origine sogdienne de la Lettre B s’infère aussi de l’absence de noms ouïghours dans la communauté dont elles émanent : comme dans les deux lettres privées il n’y a que des noms iraniens, hérités des premiers siècles du manichéisme.

V.  À la recherche d’explications Il convient pour finir de proposer quelques considérations générales sur ces com­mu­ nautés religieuses et sur les nouveaux documents qui les éclairent. Dans une conférence prononcée à Samarkand, Michel Tardieu parlait de cette époque et de ce lieu comme d’une rare oasis de paix religieuse. Je lui ai emprunté le titre de la présente communication, tout en étant bien conscient de ce que ces enthousiasmes ré­tros­pec­tifs doivent parfois être pondérés à l’épreuve des documents – qu’on songe aux révisions dont fait maintenant l’objet la supposée idylle des trois cultures de l’Andalus…30 La présence de ces minorités est impossible à quantifier, faute de documents d’archives sur les paiements de la jizya. Les archéologues peuvent seulement donner des impressions quant à la durée d’utilisation des cimetières, au cimetière juif de Firuzkuh ou dans les cimetières chrétiens du pays Qarluq. Tous les chiffres transmis par les sources écrites relèvent de la propagande. On notera cependant que les 200  000 convertis Kèrèits mentionnés par Bar Hebraeus ne paraissent pas hors de proportion avec les 30.  Voir en dernier Fanjul, Al-Andalus.

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80 000 âmes que, selon sa lettre au pape, Jean de Montecorvino, archevêque catholique de Pékin sous les Mongols, aurait pu convertir en douze ans, n’eût été l’hostilité des Nestoriens. Il faut ici évoquer le témoignage de Benjamin de Tudèle, rédigé vers 1170 mais d’un grand intérêt rétrospectif31. Sur la base d’informations recueillies d’un rabbin de Shiraz, il donne lui aussi pour les communautés juives de l’Est iranien des chiffres fantastiques : 50  000 à Samarkand, ce qui était en fait la population totale de la ville  ! À côté de cela, certains détails qu’il fournit sur leurs « villes et gros bourgs dans les montagnes », sur leurs activités agricoles, sur leur auto-administration, sur la présence de Lévites, sonnent étrangement juste si on les compare aux données maintenant disponibles sur les communautés de l’Hindukush. L’impression globale qui ressort de toutes ces données, même en tenant compte des déformations de la propagande, est que ces minorités constituaient une proportion très substantielle dans une population centrasiatique qui se situait elle-même au milieu d’un optimum démographique et économique, entre la récupération des pertes de la conquête arabe, plus massacrante en Asie centrale qu’en Iran, et le génocide partiel de l’invasion mongole32. Il apparaît nettement que le contexte de l’Asie centrale à cette époque, à la fois carrefour commercial et lieu de concentration des gros butins acquis soudainement par les nouvelles dynasties, fournissait des niches économiques à des communautés disposant de contacts lointains, non soumises aux contraintes de la loi islamique, et étrangères aux querelles sectaires accompagnées de troubles violents qui absorbent de plus en plus les énergies de l’Islam urbain en Iran et en Asie centrale. C’est évident pour les Juifs, très probable pour les chrétiens, tandis qu’auprès des autorités chinoises l’Église manichéenne prêta parfois le flanc au soupçon d’être la couverture d’un réseau bancaire. Ces religions minoritaires ont été l’assise essentielle de la diversité linguistique de l’Asie centrale de cette époque, diversité de langues écrites parfois artificiellement maintenues (araméen, hébreu, syriaque, sogdien), à côté du bilinguisme persanoturc du monde profane et du bilinguisme arabo-persan de la littérature musulmane. À y regarder de plus près, la vitalité intellectuelle de ces communautés est cependant

31.  Tardieu, « Le Tibet de Samarcande ». 32.  Les tentatives les plus récentes et les mieux argumentées de comptage démographique global

sont dues à Étienne de la Vaissière (La Vaissière, « Early Medieval Central Asian population estimates » ; Idem, « The Abbasid revolution in Marw »). Il aboutit aux estimations suivantes : Sogdiane (vallée du Zarafshan) entre 1,3 et 2 millions ; oasis de Bactres 300 000 à 400 000 ; même ordre d’idées pour celle de Merv. Ces oasis abritaient les principales communautés juives et chrétiennes. Ces chiffres concernent le viiie s. et doivent être affectés d’un coefficient sans doute supérieur pour l’an 1000. Les oasis de l’Iran, plus restreintes et plus dispersées, n’atteignaient probablement pas de telles densités, à part sans doute Nishapur et Ispahan.

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assez contrastée. Les propriétaires de l’archive de Bamiyan sont des hommes de culture, amateurs de la littérature persane émergente en même temps qu’intéressés par les querelles exégétiques juives ; ils semblent manifester de la sympathie pour le courant karaïte qui appelait à une interprétation libre de la Torah. Les manichéens, on l’a vu, maintiennent très haut la pratique du sogdien littéraire. Chez les chrétiens en revanche la créativité n’est pas si évidente. La seule bibliothèque à laquelle nous avons un certain accès, celle du monastère de Bulayïq à Turfan, ne montre pour cette époque qu’une activité de copie et de traduction vers le turc33. Chez les héritiers de la chrétienté kèrèite fondée en 1007, la situation que décrira Guillaume de Rubrouck deux siècles et demi plus tard sera affligeante, avec un clergé corrompu, ivrogne, ignorant même de la langue syriaque, pratiquant une catéchèse sommaire et ajoutant à sa panoplie des pratiques de sorcellerie pour complaire aux Mongols. Mais, à en croire Rubrouck, ce clergé ne recevait la visite d’un évêque qu’une fois tous les cinquante ans et avait perdu le contact, ce qui n’était sûrement pas le cas de la chrétienté de Samarkand34. Chacune des trois religions a connu en Asie centrale des dissensions internes, mais elles n’ont pas eu un effet dévastateur tel que celui infligé aux Églises chrétiennes du Proche Orient lors de la reconquête byzantine du xe siècle. Est-ce parce que l’espace entraînait moins de situations de concurrence, et que dans tous les cas l’État était indifférent ? Il est tout à fait remarquable qu’aucun écho de persécutions ne nous soit parvenu entre l’époque de la conquête arabe, très dure en Asie centrale pour toutes les communautés, et celle de l’islamisation des souverains mongols, même si bien en­ten­ du la pression à la conversion ne fléchissait pas. La secte ascétique des Karramites se vantait de convertir en masse Juifs et chrétiens, mais elle ne fut appuyée que brièvement par le pouvoir ghaznévide35. Les seuls dommages dont font état les documents de Bamiyan sont les appétits fiscaux des agents locaux du pouvoir et l’incendie du bazar de Balkh en 1006, un dégât collatéral de la guerre entre Mahmud de Ghazna et les Qarakhanides36. Comment tout cela s’est-il terminé ? Les manichéens quittent d’Asie centrale sur la pointe des pieds dans le courant du xie siècle ; leur dernier foyer sera sur les côtes de la Chine du Sud où Marco Polo les rencontrera (ils se feront passer pour chrétiens) et

33.  Sims-Williams, « Christian literature ». 34.  Guillaume de Rubrouck, Voyage, p. 137-184. À l’époque de son passage l’Église chrétienne

de Mongolie est rattachée à un évêque « en Chine » (sans précision de lieu), ce qui n’avait certainement pas été le cas à l’époque de leur évangélisation puisque la chrétienté chinoise avait disparu entre 845 et la conquête mongole. L’évêque de 1254 aurait pu résider chez les Öngut, en lisière de la Chine. 35.  Bosworth, « The rise of the Karamiyyah ». 36.  Bosworth, The Ghaznavids, p. 51, 253. La lettre de la « Genizah afghane » mentionnant l’incendie du bazar de Balkh, encore inédite, a été présentée par Shaul Shaked à une conférence au Collège de France, à l’occasion de laquelle Étienne de la Vaissière a identifié l’épisode.

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où l’on suit leur trace jusqu’au xviie siècle37. Les chrétiens nestoriens disparaissent au xive et au xve siècle : la peste anéantit les communautés de l’ancien empire Qarluq, et à Samarkand les chrétiens sont victimes d’une persécution sous Ulugh Beg. Sauf par la présence de quelques Arméniens dont on ne sait s’ils avaient des églises, le christianisme ne reviendra là qu’avec les Russes (et, sous sa modalité catholique, avec leurs officiers polonais) ; il observe maintenant un profil bas. Seuls les Juifs sont restés constamment, grossis de nouveaux apports mais essaimant eux-mêmes jusqu’en Méditerranée – qu’on songe à tous les gens qui s’appellent Boccara ! Une partie des Juifs de l’Hindukush a peut-être contribué à la formation de la communauté de Kaifeng en Chine, dont sub­ sistent aujourd’hui quelques restes et dont les commentaires de textes liturgiques en judéo-persan présentaient naguère des traits dialectaux identiques38. Depuis les années 1990, les Juifs d’Asie centrale ne se voient plus guère d’avenir dans les républiques nouvellement indépendantes, et ils émigrent en masse en Israël et aux États-Unis. Sous nos yeux se déroule le dernier épisode d’une longue histoire de coexistence des religions qui, j’espère l’avoir montré, a connu une phase particulièrement brillante autour de l’an 1000. Frantz Grenet Collège de France

37.  Gulásci, Mani’s pictures, p. 148, 260-261. Tout récemment on a retrouvé dans la province du Fujian un groupe d’exorcistes taoïstes qui utilisaient encore des prières manichéennes transcrites du parthe, et dont ils ne savaient plus ni le sens ni l’origine ! (Yoshida, « The Xiapu Manichaean text »). 38.  Shaked, « Jews in Khorasan », p. 5.

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FRANTZ GRENET

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L’ASIE CENTRALE AUTOUR DE L’AN 1000 : UNE OASIS DE COEXISTENCE RELIGIEUSE ?

171

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UNE « MUTATION DE L’AN 1000 » EN IRAN ? David Durand-Guédy

Introduction En l’an 1000, un jeune homme de vingt ans, à la mémoire prodigieuse, exerçait comme médecin dans une oasis d’Asie centrale. Sa langue maternelle était le persan, mais il lisait l’arabe, la langue des sciences profanes et religieuses. Cette oasis, c’est celle de Bukhara, « la coupole de l’Islam ». Cet homme, c’est Ibn Sina, alias Avicenne, appelé à devenir le plus célèbre savant du monde musulman1. À cette date, nous dit son élève et biographe Juzjani, il maîtrisait tout ce qui avait pu être écrit sur la logique, les sciences naturelles, la médecine, la métaphysique et les mathématiques et se préparait à composer son premier ouvrage. Il s’agissait d’un « compendium » (al-Majmu‘) des sciences, comme si Ibn Sina avait senti la nécessité de faire le point sur l’état des connaissances avant d’apporter sa pierre à l’édifice. Peu après pourtant, « la nécessité poussa [Ibn Sina] à abandonner Bukhara » et à s’installer 400 km plus au nord, dans l’oasis du Khwarazm2. De quelle « nécessité » s’agissait-il ? Le texte ne le dit pas. Peut-être ce départ était-il dû aux soubresauts qui accompagnèrent la disparition de l’État samanide, dont Bukhara fut la capitale et au service duquel avaient travaillé le père d’Avicenne et Avicenne luimême. Ce départ fut suivi de beaucoup d’autres, qui amenèrent Avicenne à parcourir une grande partie du monde iranien à la recherche d’un environnement propice (fig. 1). Quel était ce monde ? Ce que l’on appelle le « monde iranien » désigne un vaste territoire où traditions et langues iraniennes jouèrent un rôle dominant. Il dépasse de beaucoup les frontières de l’Iran actuel, qui sont héritées du xixe siècle (fig. 2). D’un point de vue géographique, 1.  Les noms de personnes, de lieux et les termes techniques sont translitérés selon le système de l’Encyclopédie de l’Islam, mais cet article étant destiné aux non-spécialistes, j’ai éliminé les macrons et les diacritiques (pour rappel, le phonème guttural kh se prononce comme dans l’allemand Nacht, j comme dj et zh comme le j français). 2.  Gohlman, Life of Ibn Sina, p. 40. Des différences de quelques années existent encore dans les différentes reconstructions biographiques pour la première partie de la vie d’Avicenne.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 173-204.

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DAVID DURAND-GUÉDY

Fig. 1  –  Les cours fréquentées par Ibn Sina/Avicenne.

Fig. 2  –  Situation et étendue du monde iranien.

UNE « MUTATION DE L’AN 1000 » EN IRAN ?

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l’Iran d’aujourd’hui est, pour aller vite, un haut plateau d’une altitude supérieure à 1 000 m, traversé par des chaînes de montagnes. Le monde iranien de l’an 1000, lui, débordait largement ce plateau à l’ouest (une partie de la plaine mésopotamienne) et surtout à l’est : toute la plaine centre-asiatique, et notamment la Transoxiane, c’est-àdire la région « au-delà du fleuve Oxus ». D’un point de vue géopolitique, il recoupait deux espaces distincts : le dar al-islam et l’Iranshahr. Le dar al-islam, c’est ce continuum territorial dans lesquels le prince est musulman et garant de l’application de la loi islamique. En théorie, c’est un calife (il y en a trois en l’an 1000), mais en Asie ce sont des princes « séculiers » qui règnent au nom du calife3. Les frontières orientales du dar al-islam n’avaient guère évolué depuis le milieu du viiie siècle (fig. 3). Il s’étendait jusqu’à Talas (une ville associée à la victoire musulmane qui scella la fin des ambitions chinoises en Asie centrale) et Farab (le lieu de naissance du plus grand philosophe platonicien musulman, Farabi, m. 950). Il est important de rappeler que ce caractère oriental ne veut pas dire marginal. La représentation du monde sous forme de cercles entourant un cercle central « iranien » illustre bien la place que les Iraniens pensaient être la leur (fig. 4). Il était d’autant moins marginal que la part des Iraniens dans l’élaboration de la civilisation islamique fut sans commune mesure par rapport à celle des autres peuples soumis par les Arabes, à tel point qu’en l’an 1000, parler de « civilisation arabo-islamique » est au mieux ambigu. Le deuxième espace géopolitique recouvert par le monde iranien, c’est l’Iranshahr. Le terme désignait avant l’Islam l’empire des Grands Rois sassanides (224-651 AD), dont la capitale (Ctésiphon) et le poumon économique (l’Iraq central) se trouvaient en Mésopotamie. Les oasis de Marw (Merv) et d’Hérat en constituaient la limite orientale, dans la grande province du Khurasan. Il ne comprenait donc ni la Transoxiane, qui fut le centre de renaissance du persan, ni le Khwarazm, ni l’est de l’actuel Afghanistan. (En l’an 1000, cela fait trois siècles et demi que l’empire sassanide a disparu, mais le terme Iranshahr continue d’être employé, comme on le voit sur la carte de Biruni, Fig. 4)4.

3.  J’emploie le mot « prince » de façon indifférenciée, sans tenir compte de la variété des titres préférés par chacun de ces pouvoirs séculiers musulmans : les Samanides portaient le titre d’amir (émir), suivis en cela par leurs émules les Ghaznavides. Mais les Ghaznavides demandèrent aussi à être appelé « sultan », ce qui sera aussi le cas des Saljuqs. Les Qarakhanides étaient des « qaghans » (ou « khans » en persan). Je réserve « roi » à l’époque pré-islamique. 4.  Parmi les auteurs utilisant le terme Iranshahr, on peut citer, pour la seconde moitié du xe siècle, le géographe Istakhri (Iraq), l’encyclopédiste Mutahhar Maqdisi (Sistan) ou le gouverneur et homme de lettres Abu Mansur Tusi (Khurasan). Et pour la première moitié du xie  siècle le traditionniste d’Isfahan Abu Nua‘ym al-Isfahani (m. 1038) et le savant du Khwarazm Biruni (m. 1050).

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DAVID DURAND-GUÉDY

Fig. 3  –  Iranshahr et dār al-islam en l’an 1000.

Fig. 4  –  Les sept kishwar-s d’après le Tafhim de Biruni (orientation modifiée par rapport à l’original).

177

UNE « MUTATION DE L’AN 1000 » EN IRAN ?

Tableau 1 Année 1952

Auteur ou éditeur

Titre

Période couverte (siècle)

Spuler

Iran in früh-islamischer Zeit

viie

Ed. Boyle

xie-mi-xive

1968

– mi-xie

1975

Ed. Frye

Cambridge History of Iran -vol. 5 : The Saljuq and Mongol period -vol. 4 : The period from the Arab invasion to the Saljuqs

1988

Morgan

Medieval Persia 1040-1797

mi-xie

1988

Lambton

Continuity and change in Medieval Persia

xie-xive

2006

Gronke

Geschichte Irans -chap. 1 : « Die Frühislamische Zeit (642-1055) » -chap. 2 : « Iran unter Türken und Mongolen (1055-1501) »

viie

The Oxford Handbook of Iranian History -chap. 9 : « Medieval Iran » -chap. 10 : « The Mongols in Iran »

viie-xie

The Idea of Iran -vol. 5 : Early Islamic Iran -vol. 6 : The age of the Saljuqs

vie-début xie

2012

2011

Ed. Daryaee

Ed. Herzig et Stewart

2015

viie

– mi-xie

– mi-xie mi-xie-début xve

xiiie-xive

xie-xiie

Tableau 2 Année 1974

1969

2010

Auteur ou éditeur Hodgson

Mantran

Titre The Venture of Islam -vol. 1 : The classical age of Islam -vol. 2 : The expansion of Islam in the Middle Periods Collection Nouvelle Clio -L’expansion musulmane, viie-xie siècles.

Période couverte (siècle) vie-mi xe

mi xe -début xvie viie-xie

Ed. Garcin

-États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, xe-xve siècle

xe-xve

Ed. Guichard, Bianquis, Tillier

-Les débuts du monde musulman, viie-xe siècle

viie-xe

Ed. Robinson

New Cambridge History of Islam -vol. 1 : The formation of the Islamic world, sixth to eleventh centuries.

vie-xie

-vol. 3 : The eastern Islamic world, eleventh to eighteenth centuries.

xie-xviiie

Ed. Morgan et Reid

Le titre que j’ai choisi pour cet article est un clin d’œil aux débats autour de la fameuse « mutation de l’an 1000 » chère à Georges Duby et aux historiens oc­ci­den­ ta­listes5. Il suffira de jeter un coup d’œil aux ouvrages de référence sur l’histoire de l’Iran pour s’apercevoir que le xie siècle a été considéré comme une coupure majeure (voir Tableau 1). Et comme le monde iranien était encore le cœur de la civilisation islamique, cette périodisation se retrouve tout naturellement dans les synthèses sur 5. Voir Mazel, Féodalités, p. 637-648.

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l’histoire de l’Islam (voir Tableau 2), d’autant que des phénomènes similaires s’y dérou­ lèrent. André Miquel justifiait ainsi le terminus ad quem de son immense travail sur le savoir géographique en langue arabe : Quant à la date de 1050, elle est considérée, par les historiens et les sociologues de l’Islam, comme un tournant décisif, en raison des événements qui prennent place à compter de cette époque : triomphe politique de l’élément touranien, réapparition de l’Occident, officialisation du sunnisme, essor des cultures non arabes, essoufflement économique6.

Trente ans plus tard, l’historien américain Richard Bulliet, lui-même spécialiste de l’Iran pré-mongol, estimait que le xie siècle était plus important que le xixe pour comprendre l’Islam contemporain7. Pour raconter cette « mutation », le plus simple aurait été de faire l’histoire du « triomphe politique de l’élément touranien » dont parle Miquel. L’an 1000 est à ce titre une date d’autant plus commode qu’en 999, l’État samanide fut liquidé au profit de deux dynasties turques. La disparition des Samanides, dont la dynastie avait été fondée par des représentants de l’aristocratie indigène de la région de Balkh, marquait le début de la fin de ce que le grand orientaliste Vladimir Minorsky nomma l’« intermezzo iranien », entre les périodes de domination arabe et turque. En 999, au sud de l’Amou Darya, tout le Khurasan passa sous le contrôle d’anciens généraux des Samanides. Profitant du contrôle du commerce des esclaves capturés dans les steppes du nord, les Samanides avaient été les premiers à en faire une utilisation militaire : des jeunes garçons, élevés comme s’ils étaient les enfants adoptifs du prince, recevaient un entrainement militaire poussé pour devenir des soldats d’élites (ghulam). L’importance de cet élément servile turc ne cessa de s’accroître au xe  siècle et ils en vinrent à contrôler les plus hautes fonctions de l’État. En 962, un de ces généraux turcs, Alp-Tegin, avait fait sécession et s’était installé à la frontière méridionale du royaume, dans la ville de Ghazna (moderne Ghazni), d’où ses successeurs tirèrent leur nom : les Ghaznavides (fig. 5). Au nord de l’Amou, d’autres Turcs, mais tout différents : non pas des descendants d’esclaves comme les Ghaznavides, mais des héritiers de la lignée royale türk des Ashina, avec l’appui de nomades du « Turkestan » (la steppe au-delà de Taraz). Ces princes sont par convention appelés les Qarakhanides. Après plusieurs campagnes en Transoxiane, ils prirent définitivement possession de la capitale samanide Bukhara en 999. Ils ne franchirent pas l’Amou, non pas faute d’avoir essayé, mais ils trouvèrent les Ghaznavides sur leur route et la conquête de toute la Kashgarie contribua à déplacer le centre de gravité de leur royaume vers l’est. 6.  Miquel, Géographie humaine, vol. 1, p. ix. 7.  Bulliet, Islam, p. 12.

UNE « MUTATION DE L’AN 1000 » EN IRAN ?

Fig. 5  –  Les successeurs des Samanides après 999.

Fig. 6  –  Les Saljuqs avant 1029.

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Une génération après le partage de 999 toutefois, c’est l’Iranshahr tout entier qui fut conquis par une autre aristocratie nomade (je reviendrais sur ce terme plus bas), les Saljuqs. En l’état de notre documentation, l’origine des Saljuqs reste obscure, mais la reconstruction établie par Claude Cahen dans son remarquable article de 1949 reste valable dans ses grandes lignes : 1. l’ancêtre éponyme, Saljuq (la forme exacte du nom est encore discutée), appartenait à un groupe de pasteurs nomades turcophones qui élevaient des moutons, des chameaux et des chevaux. Ils vivaient quelque part entre la basse Volga et la mer d’Aral, loin des centres de la civilisation turque (dans l’Altaï, à 2 000 km plus à l’est), mais sur une grande route commerciale (entre l’Europe orientale et la Transoxiane) ; 2. à la fin du xe siècle, Saljuq et une partie de ses compagnons se convertirent à l’Islam et se déplacèrent à Jand (à moins que cela ne soit l’inverse). À partir de cette date, les Saljuqs (le groupe soudé autour de Saljuq) sont appelés « Turkmènes » (turkaman), c’est-à-dire des Turcs nomades musulmans, par opposition ceux restés païens8. Jand, à l’est de la mer d’Aral, était à 400 km des territoires samanides les plus proches (fig. 6). Assez loin donc pour permettre aux Saljuqs de rester indépendants, assez proche pour pouvoir se mêler de leurs affaires. C’est qu’au nord et au sud de l’Amou, les princes cherchaient à mobiliser à leur profit ces nomades. Saljuq prêta ainsi son aide à un prince samanide en lui envoyant un de ses fils (Arslan Isra’il), mais lui-même resta à Jand avec ses petits-fils Toghril et Chaghri, orphelins de père depuis 994 ; 3. après la mort de Saljuq en 1009, Toghril et Chaghri furent à leur tour impliqués dans les conflits régionaux, ce qui les amena à s’installer en Transoxiane, et notamment dans la région de Nur (actuelle Nurota en Ouzbékistan) ; 4. vers 1030, les Saljuqs, quittèrent la Transoxiane et rejoignirent les Turkmènes déjà installés en territoire ghaznavide et au-delà vers l’ouest9. À ce stade (premier tiers du xie siècle), les Saljuqs (peut-être une dizaine de milliers d’hommes) accumulent les échecs plutôt que les succès. Mais, et c’est ce qui caractérise les empires nomades, la phase de conquête est ensuite extrêmement rapide. En deux décennies ils soumirent tout l’Iranshahr. Après un court transit par le Khwarazm, 8.  Dans les sources,  les descendants de Saljuq b. Duqaq et l’État qu’ils dirigèrent sont désignés de multiples façons (banu saljuq, al-i saljuq,  saljuqiyan, al-dawla al-saljuqiyya). Les travaux pionniers de Charles Defrémery au milieu du xixe siècle firent connaître la forme « saljuqide », et M. T. Houtsma, E. de Zambaur et Claude Cahen contribuèrent ensuite à l’ancrer dans l’historiographie. Mais en anglais et en allemand, cette forme « longue » coexista très tôt avec la forme courte « Saljuq » (var. Seljuq, etc.). Ainsi Houtsma, qui écrivait « Seljoucides » en français, optait pour « Selğuqen » en allemand et pour « Saljuks » en anglais. Il ne s’agit que d’une convention d’écriture, et je me contente de suivre la forme aujourd’hui la plus courante. 9. En 420/1029 ou 423/1031 selon les sources, cf. Cahen, « Malik-Nameh », p. 53.

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ils  s’em­parent du Khurasan (définitivement après leur victoire retentissante près de Marw contre les Ghaznavides en 1040). Ils font la conquête de la partie occidentale du plateau aux dépens des princes daylamites (Buyides, Kakuyides) et kurdes (Hasanwayhides, Annazides, Rawwadides) qui y régnaient. Quinze ans plus tard (1055) ils rentrent dans Bagdad, capitale abbasside et plus grande ville du monde musulman. Presque aussitôt ils restaurent le califat mis à mal par un coup d’État pro-Égyptien (l’Afrique du Nord et le Levant sont soumis au calife du Caire). Toghril Beg, dont le titre honorifique était Rukn al-Dawla (« soutien de l’État ») devient alors Rukn al-Din (« soutien de la religion »). Cette histoire a été dite plusieurs fois et bien dite (récemment par Andrew Peacock) et il est inutile de la refaire ici10. À l’inverse, j’ai choisi de présenter plusieurs phénomènes historiques associés à l’an 1000 en Iran. Cela permettra d’aborder de façon transversale ces événements politiques, tout en introduisant d’autres échelles d’analyse. Ces phénomènes sont dans l’ordre, la mutation environnementale (la théorie d’un refroidissement) ; la mutation sociale (le destin des élites urbaines, rurales et nomades) ; et enfin la mutation de l’identité iranienne (création et réception du Shah-nama dans un contexte de translatio imperii). Les spécialistes ne doivent pas s’attendre à faire ici de grandes découvertes. Ce texte ne prétend pas être autre chose qu’un article de synthèse dans lequel ma contribution personnelle sera assez réduite.

Une mutation environnementale ? Plénitude de l’an 1000 Dans le monde iranien, l’an 1000 marque une fin de cycle pour deux phénomènes majeurs : l’islamisation et l’urbanisation. Ces phénomènes, dont on décèle les prémices dès le lendemain de la conquête arabe, atteignirent leur apogée aux ixe et xe siècles. La conversion à l’islam d’une population majoritairement zoroastrienne prit plu­ sieurs siècles. C’est un phénomène que Richard Bulliet s’est efforcé de montrer dans les années 1970. En l’absence d’archives, celui qui venait de faire une thèse remarquée sur Nishapur appliqua une méthode astucieuse, combinant l’onomastique et la statistique, à un genre particulièrement développé dans le monde musulman médiéval : les dictionnaires biographiques11. En se basant sur l’analyse de plusieurs centaines 10.  Peacock, Early Seljūq history, p. 16-46. 11.  Bulliet, Conversion. Voir aussi Bulliet, « Conversion curve », pour une défense argumen-

tée de la méthode et des conclusions obtenus près de quatre décennies auparavant. Les documents d’archive concernant le début du xie siècle sont quasiment inexistants. Un acte de vente que Margoliouth avait considéré comme datant de 1010 a été rajeuni d’un siècle (Minorsky, « Early documents ») ; quant aux centaines de documents en caractères arabes récemment découvert dans la région de Bamiyan en Afghanistan, ils datent essentiellement de la fin du xiie siècle

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Fig. 7  –  L’islamisation de la population iranienne (d’après Bulliet, Conversion, p. 23, 44).

de généalogies, Bulliet mit en évidence une très forte augmentation du rythme des conversions dans le premier siècle abbasside (750-850). Ces résultats lui permirent d’établir une courbe en S pour représenter le pourcentage de la population musulmane par rapport à la population totale (fig. 7). Les chiffres ainsi obtenus n’ont qu’une valeur indicative, et la courbe masque le large éventail des sensibilités religieuses qui pouvait exister entre les ascètes (sufi, zahid), les professionnels de la religion (ulamas, etc.), et ceux, nombreux, pour qui la conversion est d’abord un acte social, sans compter les mouvements syncrétiques, très présents dans les régions périphériques et les montagnes. Mais l’important, c’est qu’en 1000, le monde iranien n’est plus seulement soumis à un pouvoir musulman : il est musulman. C’est pour cela que les révoltes populaires s’expriment dorénavant dans le « langage politique de l’Islam », ce qui n’était pas le cas aux siècles précédents12. 12. Voir Crone, Nativist Prophets. En français, on tirera toujours profit de Sadighi, Les mouvements religieux. Le « langage politique de l’Islam » est le titre d’un livre de Bernard Lewis (The political language of Islam, Chicago, 1988).

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Durant la même période (viiie-xe siècle), le plateau iranien s’est couvert de villes, certaines ayant acquis le rang de métropoles provinciales. Ces centres urbains étaient portés par de fertiles bassins agricoles en plein développement. Pour les villes du plateau (hormis l’Azerbaidjan), pour celles des plaines centre-asiatiques, mais aussi du Khuzistan (l’ancienne Susiane, remis de la conquête arabe), l’an 1000 c’était l’âge d’or, à l’inverse de la région de Bagdad13. Ces villes étaient connectées par un réseau de routes caravanières que l’on connaît assez bien grâce aux ouvrages de type Masalik wa mamalik (« Routes et royaumes ») qui fleurirent au xe siècle La principale était la « Route du Khurasan » (tariq Khurasan) qui reliait les grands centres urbains d’Asie Centrale (et au-delà la Chine) à Bagdad (et au-delà le Levant). Elle passait par Khujand (au Ferghana) Samarqand et Bukhara (en Transoxiane), Marw et Nishapur (au Khurasan), Rayy et Hamadan (au Jibal). De part et d’autre de cet axe majeur, des dérivations intégraient des régions de haute civilisation : le Sistan, le Khwarazm, le Gurgan et le Bamiyan14. À l’ouest, une route allait vers Isfahan, la plus grande ville iranienne à l’ouest de Nishapur, et, de là, au Fars. À l’inverse, le nordouest (l’Azerbaïdjan) était encore à cette époque une région marginale et peu intégrée. Outre par les géographes, la situation urbaine vers 1000 est connue grâce à des histoires locales, dont le xe siècle vit aussi la floraison (Bukhara, Samarqand, Herat, Isfahan). Ainsi le témoignage d’Abu Nu‘aym al-Isbahani (m. 1038) permet d’établir que la quinzaine de villages qui se trouvaient à quelques kilomètres de la principale citadelle sassanide de la province d’Isfahan avaient formé, par coalescence, la ville de Yahudiyya (alias Isfahan) (fig. 8).  L’histoire urbaine est connue aussi grâce à l’archéologie. En effet, le début du xie siècle correspond très souvent à l'extension urbaine maximum à la période pré-moderne. Or, comme une grande partie des sites détruits par les invasions turco-mongoles des xiiiexive siècles n’ont pas été reconstruits, ils ont pu être fouillés plus ou moins intensive­ment (c’est le cas de Old Samarqand/Afrasiyab, Old Marw, Old Gurgan/Gunbad-i Qabus, Old Nisa, Old Nishapur, Rayy, Old Baylaqan/Örәnqala)15. Le cas de Nishapur est em­blé­ ma­tique. Bulliet estime qu’en l’espace de trois siècles la surface occupée a été multipliée par cent (1 700 ha contre 18 sous les Sassanides) et la population par dix, et de conclure : In the year 1000 CE, the northeastern Iranian metropolis of Nishapur was the second largest city in the Muslim world, surpassed only by Baghdad. In that same 13.  Le déclin démographique de grande ampleur dans les campagnes du centre de la Mésopotamie a été établi dans Adams, Land behind Baghdad. 14.  Si les noms de ces régions très fertiles et très urbanisées ne sont plus connus que des spécialistes, c’est parce qu’elles disparurent de l’histoire mondiale après les ravages causés par les invasions turcomongoles des xiiie et xive siècles. 15. La ville moderne homonyme peut se trouver à proximité immédiate du site pré-mongol (comme pour Samarqand et Rayy/Shahr-i Rayy), à quelques kilomètres (5 km pour Marw et Nishapur), mais parfois beaucoup plus loin (16 km pour Baylaqan ; 75 pour Gurgan).

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year, Nishapur may also have been the largest city in the world lacking any access by water transport16.

Ce qui l’a conduit à faire de savants calculs pour savoir combien de chameaux étaient nécessaires pour assurer l’approvisionnement d’une ville de cette taille, et d’où ces bêtes pouvaient venir.17 L’Iran de l’an 1000, c’était donc l’inverse d’un isolat, comme pouvait l’être l’Occi­ dent chrétien (et aussi comme l’Iran sembla l’être aux Européens du xixe siècle). C’était un monde irrigué par des réseaux commerciaux, mais aussi des réseaux intellectuels et culturels. En Iran occidental (et en Iraq), ce fut la « Renaissance de l’Islam » durant laquelle s’épanouit ce que certains ont considéré comme un véritable « humanisme », avant les renaissances occidentales des xiie et xive  siècles18. La connexion avec l’épanouissement d’une classe moyenne urbaine a été mise en évidence depuis longtemps (au moins depuis Levi della Vida).

Fig. 8  –  Représentation à la même échelle des métropoles de Yahudiyya (Isfahan) et Nishapur vers l’an 1000 (en insert, Paris dans l’enceinte de Philippe Auguste). 16.  Bulliet, « Why Nishapur ? », p. 101. 17.  La surface effectivement occupée par l’agglomération de Nishapur fait l’objet de débat. Frantz

Grenet pense que les chiffres mentionnés par Bulliet se rapportent à deux types d’occupation différents, que l’on ne peut mettre au même niveau (intervention lors du colloque). Rocco Rante, qui a fouillé le site et qui se base sur des données archéologiques plus récentes, ne rejette pas l’analyse de Bulliet, mais conteste les limites du plan qu’il a dressé; il estime la surface urbaine de Nishapur plutôt à 800 ha, ce qui est déjà considérable (communication personnelle le 29 octobre 2020). 18.  Adam Mez fut le premier en 1922 à parler de « Renaissance » pour la période buyide. Arkoun, suivi par Kraemer, sont allés plus loin en parlant d’un véritable « humanisme », caractérisé notamment

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Une tentative de modèle explicatif global En 2010, Richard Bulliet a tenté de combiner plusieurs de ces phénomènes synchrones (dont l’islamisation et l’urbanisation) dans un récit unifié19. Il n’est pas inutile de l’exposer car l’an 1000 y est considéré comme le point de bascule. On peut le résumer comme suit. À partir de la conquête du viie siècle, les Arabes installés en Iran et Iraniens convertis trouvèrent un moyen très rentable pour investir leur argent : la construction de canaux souterrains (qanat ou kariz) permettant l’irrigation de terres vierges et la culture du coton. Durant plusieurs siècles, un véritable « cotton boom » transforma le paysage, l’économie et la société de l’Iran :   •

les bassins de population s’étendirent car la fondation de qanat s’accompagnait de fondation de villages (rappelons que les caractéristiques hydrologiques de la plus grande partie du monde iranien interdisent les fermes isolées) ;

  •

une série de métiers apparut, en lien avec le traitement et la commercialisation du coton et de ses produits dérivés ;

  • la

catégorie sociale des ulamas, qui se structurait, était partie prenante de ce « cotton boom » (à l’inverse, la soie était honnie car marqueur des anciennes classes dirigeantes sassanides) ;

  •

en se combinant, ces phénomènes contribuèrent à l’expansion urbaine sur le plateau iranien, auparavant peu urbanisé, et à l’essor de classes moyennes urbaines, grande consommatrice de cotonnades (et de céramiques).

À partir de l’an 1000, toujours selon Bulliet, la dynamique se grippa concomitam­ ment avec des hivers plus froids et une aridité accrue. Ce refroidissement du climat (« Big Chill ») aurait incité les pasteurs nomades turcs à descendre vers le sud pour y chercher des zones plus propices à l’élevage d’une partie de leur cheptel, et notamment son fleuron : le chameau hybride ou bukht (croisement entre dromadaire arabe femelle et chameau mâle local). C’est dans ce contexte que l’on doit replacer l’arrivée des Saljuqs au sud du Qaraqum : partis de Jand, ils s’installèrent d’abord dans la région de Nur en Transoxiane (400 km au sud de Jand), puis sur les contreforts septentrionaux du Köpet Dag (à 800 km au sud de Jand) (fig. 6). Finalement, Nishapur fut occupée par les Turkmènes deux décennies après avoir connu sa première grande famine20. À moyen et à long terme, le « Big Chill » provoqua le développement du grand nomadisme sur le par une ouverture aux sciences étrangères, une rationalisation des phénomènes religieux et une curiosité scientifique exacerbée (Arkoun, Contribution, p. 361). 19.  Bulliet, Cotton, résumé dans Bulliet, « Economy and society ». 20.  Bulliet, Islam, p. 139.

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plateau iranien, le déclin de l’économie agricole, la crise des communautés villageoises et des sociétés urbaines, l’émigration d’une partie de l’élite. Ce n’est pas la première fois qu’une « perspective environnementale » est adoptée pour l’histoire iranienne21, mais c’est la première fois qu’un chercheur produit un modèle aussi séduisant que stimulant, qui non seulement intègre plusieurs phénomènes clés, mais qui le fait en manœuvrant habilement entre le déterminisme (en particulier géographique) et les choix individuels (« human agency »). Le caveat, parce qu’il y en a un, c’est qu’il se base sur des éléments factuels parfois ténus, qui ont pu susciter le scepticisme. La corrélation entre changement climatique et migration, en particulier, est loin d’être claire. L’adaptation peut constituer une alternative, comme l’a rappelé Paul dans un article très documenté. En l’occurrence les Turkmènes auraient pu rester en Asie centrale, si nécessaire en abandonnant l’élevage du chameau hybride (c’était en effet l’ovin qui était la base du troupeau). Mais Paul va plus loin : il s’appuie sur des recherches en paléoclimatologie pour nier la réalité d’un changement climatique brutal, même si, « d’une manière générale, le climat dans cette région [Bukhara] devint plus froid et plus sec à partir d’environ 900 [et que] cela dura jusqu’à environ 1200 »22. Bulliet a-t-il forcé le trait ? C’est inévitable, dans un ouvrage de 170 pages qui revisite six siècles d’histoire économique d’un territoire grand comme l’Europe occidentale. Il était d’ailleurs lui-même conscient du caractère « spéculatif » de sa corrélation, et notait que la migration des Turkmènes pouvait avoir plusieurs raisons23. Surtout, ce que décrit Bulliet, ce sont les effets du changement climatique sur l’économie iranienne sur la longue durée, et sur ce point les spécialistes de l’histoire économique acceptent sa lecture des faits24.

Une mutation dans l’élite ? Les travaux de Khan sur un extraordinaire corpus de documents admini­stratifs datant du viiie siècle ont montré qu’au Khurasan, si la puissance de l’État islamique (en l’occurrence abbasside) se faisait sentir dans le domaine fiscal, en revanche la justice était restée aux mains des pouvoirs locaux.25 L’an 1000 en particulier et le xie siècle en général 21.  Voir l’ambitieuse synthèse de Christensen, The Decline of Iranshahr. Dans le compte-rendu qu’il fit du livre (IJMES, 27/4, 1997, p. 519-20), Bulliet notait que « no other work in English provides as extensive a treatment of environmental factors ». « En anglais » en effet, car en français, le géographe Xavier de Planhol avait publié en 1968 un livre remarqué sur Les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam. 22.  Paul, « Nomads », p. 523. Et dans ce volume, voir l’article d’Alex More, p. 355-374. 23.  Bulliet, Cotton, p. 69, p. 135. 24. Voir le compte-rendu de Maya Shatzmiller dans Iranian Studies. On notera que Paul, « Nomads », p. 495, comme Bulliet, Cotton, p. 144, se réclament de Braudel. 25.  Khan, Arabic documents.

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marquent de toute évidence l’avènement de nouvelles élites puisque les Turcs fondent des dynasties qui s’imposent partout dans le monde iranien (sauf dans les territoires caspiens). Celles-ci ont été longtemps l’objet quasi-exclusif des historiens : le tropisme pour l’histoire dynastique et militaire les conduisait à s’intéresser aux Turcs (les sultans et leurs émirs). Les Iraniens ne figuraient dans leur récit qu’à travers le prisme de l’État : soit comme serviteurs de ces dynasties (les vizirs), soit comme leurs opposants déclarés (les Ismaéliens, comme Nasir-i Khusraw, et plus tard Hasan-i Sabbah). Mais au-delà ?

Les élites urbaines Claude Cahen fut le premier à montrer comment, après que les villes iraniennes avaient atteint leur maturité, les principaux notables urbains surent utiliser à leur profit des organisations recrutant dans les couches inférieures de la société (les fameux fityan, littéralement « les jeunes  hommes »). Le pouvoir des notables passait par le contrôle de la riyasa (c’est-à-dire « la position de ra’is »). « En un sens, écrit Cahen, le raʾīs représente l’aristocratie indigène, ou un parti de cette aristocratie, face au régime d’occupation militaire des princes trop souvent étrangers »26. C’était particulière­ment vrai pour l’Ouest iranien, mieux documenté (depuis le début du xe siècle le pouvoir appartenait aux Buyides, originaires d’une région périphérique, montagneuse et enclavée, et dont l’orientation religieuse shiite les distinguait de la très grande majorité des Musulmans sunnites du plateau). L’érection de citadelles sur le flanc des villes (comme à Isfahan vers 980) a ainsi pu être interprétée comme une manifestation du ca­ rac­tère allogène du pouvoir. Au Khurasan, les gouverneurs turcs des Samanides, et plus tard les Ghaznavides, contrôlaient aussi les citadelles urbaines. Cahen fut le premier à remarquer que la période saljuq représenta un âge d’or pour les notables. Même si, dans les deux cas particuliers que sont Isfahan et Bagdad, on a pu observer des renouvellements au niveau de l’élite, les raʾīs urbains ont encore un poids considérable, parfois bien au-delà du champ politique local27. Indirectement, le nouveau contexte a même pu renforcer ce poids, d’une part parce que l’érection de murailles dans la crise du xie siècle donnait un avantage aux défenseurs (c’est net à Isfahan), d’autre part parce que le prince se tenait à distance du milieu urbain. À partir du xie siècle, en effet, l’ordu (le camp royal itinérant) devint le centre du pouvoir et il le resta durant de nombreux siècles28. 26.  Cahen, « Mouvements populaires », p. 55. 27.  Pour Isfahan, voir Durand-Guédy, Iranian Elites, résumé dans Durand-Guédy, « What

does the history of Isfahan tell us ». Pour Nishapur, voir Bulliet, Patricians. Des études sociales fines seraient possibles pour d’autres villes iraniennes à cette période. 28. Voir Durand-Guédy, « Ruling from the outside » et, en français, Durand-Guédy, « Itinérance politique ».

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Les élites rurales Nous avons jusque-là parlé des « nouveaux Iraniens » : urbains, musulmans, béné­ fi­ciaires des produits de l’agriculture commerciale et de l’artisanat, mobilisés par les courants d’idées (droit, théologie, voire philosophie) qui se diffusaient à partir des grands centres. Bulliet a pu comparer l’index d’urbanisation de la région de Nishapur à celle de la Toscane au xive siècle29 À supposer que cela fût vrai, cela n’enlève rien au fait que la majorité de la population vivait en dehors des villes. Que se passe-t-il dans les campagnes ? Les sources écrites et les résultats fournis par l’archéologie sont infiniment moins abondants. D’aucuns ont parlé, pour cette période, de l’instauration d’une sorte de féodalisme à l’orientale, avec des campagnes ravagées par la rapacité des soldatsusurpateurs qui avaient acquis le droit de lever l’impôt localement. Le philosophe et historien Miskawayh (m. 1030) laissa un tableau éloquent des effets néfastes de l’iqta‘, assimilé au fief, à la fois sur l’agriculture et sur les revenus de l’État central.30 Mais Cahen, qui pourtant encourageait les démarches comparatistes, jugea très sévèrement l’emploi de termes dérivant du féodalisme européen ; surtout l’extrême variété des situations locales interdit toute généralisation. En fait, la situation sur plateau iranien, et au-delà en Transoxiane, est extrêmement mal connue31. À la lumière de ces travaux, il serait déplacé de parler de « mutation féodale » dans l’Iran de l’an 1000. Récemment le problème a été repris sous un autre angle par Jürgen Paul. On sait qu’à la fin de l’époque sassanide, une aristocratie rurale (sg. dihqan) vivait des revenus des villages et fournissait des cavaliers à l’armée royale. Paul  a cherché à savoir plus précisément ce qu’elle était devenue32. Il montre qu’au début de l’époque islamique, le terme dihqan avait un sens assez large, puisque le haut du panier était constitué de seigneurs provinciaux (en Asie Centrale, dihqan est utilisé avec d’autres termes indiquant un haut statut, comme afshin et ikhshid). Mais la majorité des dihqans appartenait à ce qu’on appelait la « landed gentry » dans l’Angleterre  de l’époque moderne et que Paul décrit de la façon suivante :   • le dihqan possédait des terres de façon héréditaire

À l’instar du dihqan ‘Abd al-Rahman Hammawayh qui, dans son village du Sabziwar, eut les moyens de donner l’hospitalité au calife abbasside Harun al-Rashid (m. 809) et 29.  Bulliet, Islam, p. 136. L’index d’urbanisation est le rapport de la population totale avec celle vivant dans les dix plus grandes villes. 30.  Miskawayh, Tajarib al-umam (sub anno 334/945), traduit dans Amedroz & Margoliouth, Eclipse, V, p. 100-104. 31.  Cahen, « L’évolution », p. 37. Voir aussi son compte-rendu très négatif de la synthèse d’histoire économique d’Ashtor (Cahen, « compte-rendu critique », p. 479). 32.  Cette question, déjà présente dans Paul, Herrscher, est au cœur de Paul, Lokale und imperial Herrschaft (cf. en anglais Paul, « Where did the dihqāns go? »).

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à son armée pendant quatre mois et durant une période de disette33. Éventuellement, les dihqans commercialisaient le produit de ces terres. C’est ce caractère héréditaire qui fait aussi du dihqan le dépositaire d’une mémoire (familiale, locale, régionale, « nationale »). On y reviendra plus loin à propos de la rédaction de l’épopée nationale.   • Le dihqan était un chef militaire

Les dihqans pouvaient lever des milliers d’hommes dans la mesure où la société iranienne était fortement militarisée. Les ancêtres des Samanides étaient des dihqans de la région de Balkh convertis au viiie siècle et c’étaient des dihqans qui, au début du moins, formaient la colonne vertébrale de leur armée.   • Le dihqan occupait un espace fortifié (qaladih, var. dihqala) à l’écart de la population

locale.

  • Le dihqan exerçait l’autorité politique sur le terrain

L’un des exemples les plus parlants concerne justement les premiers Saljuqs : en 1035, après qu’ils eurent commencé à piller le nord du Khurasan, le sultan Mas‘ud de Ghazna (m. 1040) essaya de les intégrer dans le système ghaznavide. Mas‘ud donna le titre de dihqan aux trois chefs saljuqs (les frères Toghril et Chaghri, ainsi qu’un cousin), et il leur attribua à chacun un territoire situé sur la fertile bande de terre au nord du Köpet Dag (les pays de Dihistan, Nisa et Farawa, voir Fig. 6). La politique employée par Mas‘ud n’est pas sans évoquer celle de Charles le Simple, octroyant en 911 au chef normand Rollon la région de Rouen pour qu’il se sédentarise et arrête ses pillages. Toutefois, à la différence de Rollon qui devint bien comte de Rouen, les Saljuqs refusèrent l’offre qui leur était faite. Était-il absurde de penser que les chefs turkmènes pourraient se fondre dans la société locale ? Méfions-nous de l’illusion rétrospective : en 1035, la poussée nomade n’avait pas encore eu lieu. La raison de leur refus, selon Paul, c’est que les Saljuqs avaient conscience que le titre de dihqan n’était plus aussi prestigieux qu’auparavant. En d’autres termes, ils espéraient mieux. C’est un vers de Nasir-i Khusraw, un contemporain de Toghril Beg, qui confirme le déclassement du terme de dihqan : Le monde, c’est la terre, le discours la graine et ton âme le dihqan, Le dihqan doit s’occuper de planter34. 33. Au xe siècle, dans la région d’Isfahan aussi, il semble aussi que la terre continue d’appartenir

aux anciens propriétaires. Voir Durand-Guédy, Iranian Elites, p. 29. 34.  Lambton, qui fait référence à ce vers, cite aussi le livre de conseil rédigé par le roitelet du Gurgan en 1082 : dans le passage consacré à l’activité du dihqan (a’in-i dihqani), il n’est question que du travail de la terre. Voir Lambton, Landlord, p. 3, note 3.

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De fait, au xie  siècle, les dihqans restent sur leurs terres, mais n’exercent plus de fonctions militaires et ne sont plus présents à la cour. C’est ce que montrent les hagio­ graphies des mystiques, les principales sources sur la situation des campagnes du Khurasan avant les Mongols : les familles aisées délaissent le titre, et quand il réapparait à la période suivante xiie siècle, il s’applique à des catégories très modestes35. À la question « où sont passés les dihqans ? », Paul répond qu’ils sont restés sur place, mais ont changé de nom : désormais ils s’appellent amir (émir) ou ra’is (lit. « chef »). On avait longtemps supposé (à la suite des travaux de diplomatique d’Heribert Horst) que le ra’is était une sorte de fonctionnaire, nommé par le prince, chargé de la collecte des impôts, mais les ra’is ruraux étudiés par Paul sont bien les anciens dihqans, proprié­ taires héréditaires. Ils n’ont rien à voir avec la catégorie mieux connue des ra’is urbains. Par exemple, Nasawi, le secrétaire et mémorialiste du dernier prince musulman qui s’opposa aux Mongols en Iran, parle de trois ra’is ruraux engagés dans des opérations militaires durant l’invasion mongole des années 1220. Nasawi lui-même est représentatif de cette aristocratie rurale qui traversa les siècles, cultivée, traçant ses origines jusqu’à l’époque sassanide (encore qu’il avoue ne pas avoir de preuves) et installé dans son château rural (en l’occurrence la forteresse de Khurandiz, près de Nisa, apparemment assez puissante pour y être à l’abri des Mongols). On est donc très loin de la thèse ancienne qui avait postulé un effondrement de l’aristocratie durant la période abbasside.

Les élites nomades L’irruption des nomades turcophones au cœur du monde iranien (et non plus ses marges orientales) permet d’aborder d’une autre façon les rapports sociaux. Pendant longtemps, les historiens de l’Iran médiéval ont utilisé sans les discuter les notions d’« État » et de « tribu », et ce alors même que les anthropologues avaient le plus grand mal à les définir. Depuis Durkheim, « tribu » évoque l’idée d’une société « segmentaire », plus ou moins égalitaire, et c’est ainsi que l’on s’imaginait les premiers Saljuqs : des primus inter pares parmi les Turkmènes, qui auraient ensuite rompu avec leurs « frères d’armes » pour devenir les souverains d’un État irano-musulman classique, à savoir un royaume reconnaissant nominalement le calife, administré par des vizirs iraniens et défendu par des esclaves militaires (les ghulams). Une anecdote fameuse qui montre Toghril s’opposer à ses troupes (et à son frère) désireuses de piller Nishapur place la rupture très tôt. À partir de l’opposition « bon Saljuqs »/« mauvais Turkmènes », il était facile de passer à la non moins célèbre théorie de la diversion, selon laquelle les Saljuqs auraient « canalisé » les ardeurs des Turkmènes en les poussant vers l’extérieur de leur empire pour éviter qu’ils ne causent des dégâts à l’intérieur. 35. Paul a étudié en détail les vitae d’Abu Sa‘id b. Abi l-Khayr (m. 1049), et d’Ahmad-i Jam (m. 1141), qui vivaient respectivement au nord-ouest et sud-est de Nishapur.

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Ce discours à la fois « tribaliste » et « anti-nomade » a été progressivement remis en cause, d’une part parce que les sources permettent de montrer que les Saljuqs et les Turkmènes œuvraient de concert pour ouvrir au grand nomadisme (et à l’Islam) de nouveaux territoires à l’ouest (le Caucase, l’Arménie, et l’Anatolie)36 ; ensuite parce que le mode de vie même des Saljuqs, je l’ai dit plus haut, empruntait beaucoup à celui des Turkmènes ; enfin parce que c’est la notion de tribu elle-même qui a été sérieuse­ment bousculée, d’abord par les anthropologues, plus récemment par les historiens. En 2003, Paul notait déjà que le leadership dans l’armée qarakhanide n’avait rien de tribal (il reprenait la notion de warband, qui avait été étudiée pour des périodes postérieures)37. En 2009, David Sneath faisait paraître un essai polémique et à charge contre les études historiques sur l’Asie centrale.38 Ce spécialiste de la Mongolie pré-moderne dénonce la dichotomie traditionnelle établie entre société étatique et société non-étatique. Il préfère parler de continuum entre « maisons régnantes » (ruling houses), alias « noblesses », alias « ordres aristocratiques ». Ces « maisons », explique Sneath, déve­ loppent des formes plus ou moins centralisées d’organisa­ tion politique (plus : c’est le cas de Chinggis Khan ; moins, c’est la Mongolie des xviie-xixe  siècles). La tribu « segmentaire » avec des relations de parenté unissant les « chefs » avec les autres membres n’existerait tout simplement pas dans la steppe ; les liens de parenté n’étant opérants qu’à l’intérieur de la « maison régnante ». Sneath ressemble à Bulliet par ses efforts (louables en ces époques d’hyperspécia­ li­sa­tion) pour revisiter l’histoire d’un vaste territoire sur la longue durée, en prenant aussi le risque de se faire attaquer, surtout quand les approximations sont nombreuses. Certains l’ont décrié ; d’autres, comme Paul, ont fait leur le terme d’« aristocrate »39. Cette « perspective aristocratique » est fertile pour revisiter l’histoire des premiers Saljuqs. De la même façon que les anthropologues ont déconstruit la « tribu » turkmène des Yomut (ce n’est pas une « nation », mais une « ruling elite »), de même on peut remettre en question la notion d’une « invasion tribale » de l’Iran par les Saljuqs, pour insister au contraire sur la lutte de pouvoir entre différentes branches de la famille régnante. En fait,  Claude Cahen avait déjà mis le doigt sur ce point dans son article fondateur de 1949. Sans doute sous l’influence de l’analyse marxiste, il avait compris qu’il y avait autre chose que les « attaches tribales » dans le dynamisme de la conquête. Mais il lui manquait les recherches anthropologiques pour dire quoi40. 36.  Voir à ce sujet l’article magistral de Cahen, « Première pénétration turque ». 37.  Paul, « The State », p. 41 (basé sur une lecture du Qutadghu Bilig, un miroir des princes en

turc écrit à la cour qarakhanide de Balasaghun). 38.  Sneath, Headless State. 39. Voir Paul, Nomad aristocrats. 40. Voir Cahen, « Malik-Nameh », p. 57. L’historiographie soviétique n’avait aucun problème à parler de « féodalité nomade », puisqu’il fallait bien classer les différents acteurs de l’histoire de l’Asie

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Peacock a reformulé cette histoire en montrant comment les frères Toghril et Chaghri ont utilisé la force des tribus, mais en « faisant craquer la structure familiale »41. Pour résumer, il y eut deux moments clefs dans « l’histoire des origines saljuqides ». Premier moment, la triple rupture de Saljuq à la fin du xe siècle : rupture spatiale (installation à Jand), mentale (conversion à l’Islam) et politique (rupture avec l’État khazar selon certains, avec le mystérieux État oghuz selon d’autres). La conver­sion permit au leader d’acquérir une nouvelle légitimité, et au groupe d’« exilés » une identité commune plus forte, selon un modèle éprouvé. À ce titre, la ressemblance est frappante entre Saljuq, le grand-père du conquérant de Nishapur en 1038, et Satuq, le grand-père du conquérant qarakhanide de Bukhara en 999 : Saljuq se convertit avec son (petit) groupe, il se rebelle contre son roi (Yabghu, ou « le Yabghu », ou le « roi des Khazars ») et le tue ; Satuk se convertit avec son (grand) groupe, il se rebelle contre son roi (le qaghan turk) et le tue42. Deuxième moment clef : la lutte entre entre les diffèrentes branches de la famille après la mort de Saljuq en 1009 avec la branche Toghril-Chaghri (« Saljuqiyya »), la branche Arslan (qui fondera plus tard en Anatolie la dynastie des Saljuqs de Rum, i.e. « les Saljuqs du monde byzantin ») et la branche Inal (les « Yanāliyān » dans Bayhaqi, peut-être issus de Musa b. Saljuq). C’est finalement la première (ToghrilChaghri) qui l’emporta en Iran (encore que la seconde lui survécût plus d’un siècle en Anatolie). Toghril est le type même du chef charismatique qui, des Xiong-nu aux Mongols, agrège autour de lui des unités variées et hétérogènes, attirés par la perspective de butin – l’inverse d’une tribu segmentaire donc.

Une mutation dans l’identité iranienne ? L’an 1000, en ce qu’il correspond à la dernière génération qui n’a pas connu la domi­ na­tion turque, est naturellement une période de choix pour s’interroger sur le contenu de l’identité iranienne. Je voudrais l’aborder par deux angles différents. Le premier relève de l’analyse spatiale.

Un ou deux Irans ? Qu’un territoire aussi vaste que le monde iranien soit composé de plusieurs régions bien différenciées va de soi. Du nord au sud, grand est le contraste entre les rizières sur centrale selon les classes définies par Marx, voir à ce sujet les travaux de Vladimirstov sur les Mongols, et plus tard ceux d’Agadzhanow sur les Oghuz (i.e. Turkmènes du xie-xiie siècle) et les Saljuqs au Khurasan. 41.  Peacock, Early Seljūq history, p. 55. 42.  Biran, « Ilak-Khanids », p. 622. Dans le cas des Qarakhanides, le meurtre du père est à prendre au sens propre.

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fond de jungle, les sommets enneigés, les dunes et les oasis. Mais historiquement c’est la division est-ouest qui est la plus importante. La raison en est simple : la présence de grands déserts centraux, recouvrant une surface équivalente à celle de l’Angleterre, sur une diagonale de 1 000 km (le Dasht-i Kavir commence aux abords de Rayy/Téhéran ; les dunes du Kavir-i Lut bordent le Baloutchistan, cf. Fig. 3). De la même façon que l’on peut parler de France du sud et France du nord pour le Moyen-Âge, le monde iranien se partage entre l’Iran oriental et l’Iran occidental. Deux termes les résument : Khurasan pour l’est, Iraq pour l’ouest43.  Pour les hommes de l’an 1000, ce sont le « ‘Iraq » et le « Khurasan » qui consti­tuent des réalités tangibles, alors que la mamlakat al-islam (qui formait l’horizon des géographes des Masalik wa mamalik) s’efface, et qu’« Iran » n’est pas encore redevenu un terme géopolitique comme il sera sous les Mongols44. Cette coupure géographique se manifeste à plusieurs niveaux. En termes dynas­ tiques, on l’a dit, le monde iranien est divisé entre l’État samanide (puis ghaznavide) à l’est, les États buyides à l’ouest (sans compter les petites dynasties des régions cas­piennes et du Caucase). Bien que le Kirman se situe très à l’est sur le plateau, il est aussi à l’ouest des déserts centraux et voisin du Fars, l’un des centres du pouvoir buyide : à ce titre, il fut logiquement intégré aux territoires du prince de Shiraz exactement en l’an 1000 (par Baha’ al-Dawla, m. 1012, le fils du grand Adud al-Dawla, m. 983)45. Mais la coupure était aussi culturelle. Comme on le sait bien, si l’arabe n’était jamais devenu une langue véhiculaire à l’est du Zagros, c’est en arabe que les Iraniens contribuèrent à l’élaboration de la civilisation musulmane (de façon démesurée pour la science du hadith, la philosophie, la grammaire, et la prose). Mais en l’an 1000, cela faisait un siècle et demi que le persan était redevenu une langue littéraire. L’épanouis­ se­ment d’une littérature en néo-persan devait beaucoup au patronage des Samanides (les princes et leurs vizirs), et se fit aussi à leur profit46. En effet, le néo-persan fut cultivé surtout dans trois genres : la poésie panégyrique (qasida), la chronique et la poésie épique (shah-nama). La connexion avec le pouvoir est évidente : la qasida servait à louer le prince ; la chronique à l’instruire, éventuellement à célébrer ses exploits et ceux de ses aïeux ; quant au shah-nama, c’est, littéralement, le « Livre des rois ». 43.  Dans ce sens « Khurasan » déborde la seule province et ses quatre grandes villes (Hérat, Balkh, Marw et Nishapur) pour inclure le Sistan et la Transoxiane (il correspond au mashriq dont parlait au xe siècle Muqaddasi pour les provinces situées entre le Turkestan et les déserts centraux). Quant au ‘Iraq, dans les sources du xie siècle, cela correspond au territoire qui s’organise de part et d’autre de la route reliant Rayy à Bagdad. 44.  Fragner, Persophonie. Avant les Mongols, « Iran » est surtout employé en poésie, en référence au passé, pour louer hyperboliquement le prince (« roi de l’Iran, nouvel Alexandre, etc. »). Les autres traces (épigraphiques notamment) sont extrêmement résiduelles et demandent encore à être analysées. 45.  Voir sur ce sujet Aubin, « La guerre au Kirman ». 46. Voir Lazard, Premiers poètes, pour la poésie,  Meisami, Historiography, p. 15-46, pour les chroniques ; Noldeke, Das iranische Nationalepos, pour l’épopée.

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Fig. 9  –  Trois céramiques samanides de Nishapur. Clichés Durand-Guédy, Musée Réza Abbasi, Téhéran. A : acquisition no 218 (al-ʿilm ashraf al-aḥsāb… : « la science est la plus noble des vertus… »). B : acquisition no 1234 (mimā ʿamala ʿAbūyah : « fait par ‘Abuya »). C : acquisition no 1298 (ashraf al-ghanī tark al-manī : « la plus noble des richesses, c’est le renoncement au désir »).

Cela ne veut pas dire que l’arabe disparaisse comme langue de culture au Khurasan à cette période. C’est un Nishapuri, Tha‘alibi (m. 1038), qui s’attelle à la tâche immense de composer une compilation des poètes arabes contemporains. C’est à Hérat que vient s’installer Badi‘ al-Zaman Hamadani (m. 1008), celui qui donna à la littérature arabe une nouvelle orientation avec le genre de la maqamat (courte fiction en prose rimée interrompue avec des vers). C’est en arabe que sont écrites l’intégralité des inscriptions sur les célèbres « céramiques samanides », retrouvées en grande quantité à Nishapur et Samarqand (fig. 9), même s’il s’agit sans doute d’une preuve de snobisme47. Mais dans le ‘Iraq, la situation était différente. L’arabe y conservait un quasi-mono­ pole comme langue de culture (les princes et leurs vizirs avaient beau être iraniens, 47.  Hillenbrand, « Content versus context ».

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Bagdad demeurait la référence). Significativement,  le premier ouvrage important à y avoir été écrit en néo-persan le fut par Ibn Sina (Avicenne), un immigré du Khurasan. À la différence de Biruni, Ibn Sina refusa le généreux patronage des Ghaznavides, tenta de rester fidèle aux Samanides, mais la restauration espérée ne venant pas, il « passa à l’ouest » (fig. 1). C’est pour le prince d’Isfahan, Ala’ al-Din Ibn Kakuya (m. 1041), qu’il écrivit le Danish-nama-ya Alai (« Encyclopédie pour Ala’ [al-Din] »), un compendium en persan de son œuvre48. Après la conquête saljuq de 1043, c’est encore à Isfahan qu’un lettré du Gurgan cette fois, Fakhr al-Din Gurgani, termina l’adaptation en néo-persan de Vays u Ramin, un roman « courtois » préislamique que d’aucuns ont comparé à Tristan et Iseult. C’est sous la domination saljuq que le néo-persan s’imposa dans le domaine iraqien, concurrençant à la fois l’arabe et les dialectes fahlawiyyat dérivés du pehlevi ou du parthe. Qu’appelle-t-on « domination saljuq » en fait  ? Autant culturellement que poli­ ti­que­ment, la conquête saljuq du premier xie  siècle peut être interprétée comme la « conquête de l’Ouest » par le Khurasan. Toghril Beg, qui se fit d’abord reconnaitre par le calife comme « gouverneur (wali) du Khurasan », concrétisa les tentatives avortées des Samanides et Ghaznavides pour contrôler l’« espace iraqien ». Alors que Nishapur, la grande ville du Khurasan, avait ouvert ses portes aux Saljuqs, Isfahan leur résista pendant douze mois, avec la participation des habitants. C’est que ceux-ci n’avaient nul désir de se voir soumis à un « État turco-khurasanien » (l’expression est de Cahen). Ce qui se produisit de fait.49 Cette dimension spatiale (est versus ouest) est au moins aussi importante que la dimension religieuse (le « Sunni revival ») ou ethnique (la domination « touranienne ») auxquelles est traditionnellement associée la conquête saljuq50. En l’an 1000 par exemple, ce qui devenu l’institution islamique par excellence (à savoir la madrasa), n’existait qu’au Khurasan. Ce sont les serviteurs des Saljuqs (vizirs et secrétaires des divans) qui la diffusèrent à l’ouest, d’abord dans l’espace iraqien dans la deuxième moitié du xie siècle, au-delà (Anatolie, Syrie) ensuite. Cette dimension « Drang nach Westen » des Saljuqs n’est pas sans point commun avec l’histoire abbasside : Abbasides et Saljuqs partent de la région de Marw au Khura­ san ; dans les deux cas, un prince « étranger » (Arabe pour les Abbasides, Turc pour les Saljuqs) est servi par des lignées de vizirs khurasaniens (de la région de Balkh/Bactres 48.  Durand-Guédy, Iranian Elites, p. 41-43. 49.  Durand-Guédy, Iranian Elites, p. 105-129. 50.  Georges Makdisi a montré qu’il était incorrect de parler d’un « réveil sunnite » (« Sunni

revival ») enclenché par les Saljuqs après leur entrée dans Baghdad en 447/1055 pour lutter contre les Shiites. Le sunnisme n’était pas « ensommeillé » ; par contre il est vrai qu’un mouvement traditionaliste avait triomphé au sein du sunnisme en 1029 (le crédo du calife al-Qadir, m. 1031) pour lutter contre le shiisme (duodécimain et ismaélien). Ce triomphe est donc antérieur à l’apparition des Saljuqs. Voir le résumé de Makdisi, « Sunni Revival ».

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pour les Abbasides ; de la région de Nishapur pour les Saljuqs) ; dans les deux cas aussi la chute de ces vizirs (803 pour les Barmakides, 1098 pour la « Nizamiyya ») correspond à la résurgence d’une coupure politique entre l’est et l’ouest du monde iranien.

Iran versus Touran Le Shah-nama de Firdawsi (m. vers 1025) constituera la conclusion idéale de cette contribution, non seulement parce qu’il fut écrit précisément au tournant de l’an 1000 (entre 977 et 1010), mais encore parce qu’il permet d’aborder les grands problèmes de l’histoire iranienne (les trajectoires opposées des dihqans et des Turcs, la profondeur de la mémoire historique, le shiisme ou encore les liens entre poésie et histoire). L’importance de cette œuvre tient au nombre de temporalité qu’elle mobilise. J’en distinguerais trois. La première évidente, c’est l’Iran avant la conquête arabe. C’est le sujet du livre, qui part de la création du monde (début de la période mythique) et qui se termine par la défaite de Yazdegerd III devant les troupes d’Omar (fin de la période historique)51. La seconde temporalité, c’est l’époque où vécut Firdawsi : c’est l’Iran de l’an 1000, quand les princes revendiquaient des origines préislamiques. Il est bien connu que le titre sassanide de « Roi des Rois » (shahanshah) fut revendiqué par les Buyides. Le plus puissant prince buyide de l’époque, Baha’ al-Dawla, est désigné comme tel dans une inscription sur les ruines de Persépolis, dans le Fars52. On sait moins que le titre était aussi porté par les Samanides53. Même les Ghaznavides, qui pourtant descendaient directement d’un esclave originaire du lac Issyq-Kul (Kirghizistan), prétendaient à l’héritage sassanide via une supposée fille de Yazdegerd54. Que Biruni critiquât cette tendance à s’inventer des généalogies ne fait que la confirmer. L’histoire de l’Iran ancien était à la mode et il y avait une floraison d’ouvrages sur « l’épopée nationale ». Le premier du genre fut commandité en 957 par Abu Mansur Tusi (seule la préface a survécu). Si ce dernier n’est jamais qualifié de dihqan dans les sources, il en avait toutes les qualités : il descendait de la puissante famille des Kanarang qui contrôlait Tus à l’époque sassanide et omeyyade (la fertile plaine de Tus se trouve au nord de Nishapur) ; il joua un rôle politique de première importance (à Nishapur) ; et il se réclamait explicitement de la tradition des dihqans, comme il le dit dans la préface : 51.  Pour le contenu du Shah-nama, voir le toujours très utile vademecum de Fouchécour, « Une lecture ». 52.  Voir les récentes synthèses de Mottahedeh, « Idea of Iran », p. 154 (avec référence aux travaux de Wilferd Madelung, John Donohue et Lutz Richter-Bernburg) et Bosworth, « Persistent older heritage » (avec référence à ses nombreux travaux sur la question). 53.  Treadwell, « A unique portrait medallion from Bukhara dated 969 A.D. ». 54.  Bosworth, Ghaznavids, p. 39.

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Tout ce que nous rapportons dans ce livre (nama) doit être tiré des paroles des dihqans, car ce royaume était entre leurs mains. Ils savent comment agir et se com­ por­ter (kar-u-raftar), que ce soit en qualité [lit. en bien et en mal] ou en quantité. En conséquence, on doit se conformer à ce qu’ils disent55.

La mise par écrit de l’épopée nationale fut suivie par le zoroastrien Daqiqi (m. vers 976), probablement aussi originaire de Tus. Et c’est à un autre compatriote, Firdawsi Tusi, qui livra, après trente ans de labeur, la version définitive du Shah-nama. Bien plus à l’ouest, à la cour buyide d’Hamadan, Rustam Larijani travaillait à une œuvre du même genre (mais intitulé Gird-nama). Tous ces auteurs se basaient sur un « livre des rois » (xwaday-namag) écrit en moyen-perse à la fin de l’époque sassanide56. Mais au-delà de cette source écrite, Firdawsi, comme Abu Mansur avant lui, reconnaissait sa dette envers les récits oraux des dihqans et des mobeds (les prêtres zoroastriens). En tant que noblesse héréditaire remon­ tant le plus souvent à avant la conquête, ce furent ces familles qui perpétuèrent le souvenir de l’Iran ancien, dont la grandeur soutenait la leur. Cette « continuité mémorielle » est sans doute ce qui distingue le plus l’Iran par rapport à d’autres pays conquis, à commencer par l’Égypte. Une dernière temporalité à prendre en compte, pour le Shah-nama, c’est l’Iran d’après l’an 1000. L’œuvre devint une des pierres angulaires de l’idéologie royale jusqu’à la période moderne. Cela pourra sembler paradoxal dans la mesure où il est surtout question des exploits des grands pahlavans (chevalier, paladin) qui ne cessèrent de défendre, encore et toujours, le trône d’Iran contre les Touraniens, c’est-à-dire les peuples d’au-delà de l’Amou Darya. Or sous la plume de Firdawsi, les Touraniens de l’épopée correspondent étroitement aux Turcs de l’an 100057. Au moment même où Firdawsi s’applique à raconter cette histoire, l’Amou reprend justement son rôle de frontière entre les rois de l’Iran (comme se considéraient les Ghaznavides) et le « Turkestan » (l’empire qarakhanide)58. La réception du Shah-nama constitue un autre paradoxe. Lorsque Firdawsi se mit au travail (en 977), l’État samanide domine tout l’est du monde iranien : le long règne du puissant Mansur b. Nuh vient de s’achever ; Sebuktegin, le fondateur de la dynastie des Ghaznavides, n’est encore que le gouverneur de Ghazna pour les Samanides ; les Qarakhanides sont occupés ailleurs. Le prince de Bukhara était le destinataire évident de l’œuvre. Mais trente ans plus tard, à son achèvement, tout a changé. 55.  Minorsky, « Older preface », traduction § 12 (et aussi p. 61-62 de l’édition de Qazwini). 56.  Tus et Hamadan faisaient partie de l’empire sassanide, ce qui n’était pas le cas de Bukhara ou

de Ghazna. 57. Voir Kowalski, « Les Turcs ». J’ai pu montrer que sa thèse était confirmée par le vocabulaire technique. Voir Durand-Guédy, « Khargāh and other terms ». 58.  On a dit plus haut que le terme « qarakhanide » était une invention moderne ; mais il n’est pas anodin que dans le Shah-nama Qarakhan soit justement le nom d’un des fils d’Afrasiyab, le grand roi du Touran.

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Tus faisait maintenant partie des territoires de Mahmud de Ghazna. L’histoire, rapportée au début du xiie siècle est connue : Firdawsi se présenta à Ghazna en espérant beaucoup ; il reçut peu,  donna la somme à un serviteur, prit la fuite et se vengea en ternissant la mémoire de celui qui ne s’était pas montré digne de son chef-d’œuvre. Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer le désintérêt de Mahmud. Firdawsi avait vécu loin de la cour de Ghazna, à la différence des sycophantes professionnels qui monnayaient leurs louanges. En plus, Firdawsi était shiite – non pas ismaélien certes, mais cela suffisait à le rendre suspect aux yeux d’un prince qui professait une orthodoxie militante59. Mais au-delà, le contenu même du Shah-nama  devait poser problème. On a montré à quel point la cour de Mahmud cultivait les lettres persanes, comme à l’époque samanide60. C’est exact, mais le Shah-nama ne flattait sans doute pas assez l’égo d’un roi qui enchaînait les victoires  (30 vers à la gloire de Mahmud, 50  000 à la gloire de l’Iran) ; surtout Mahmud, en soumettant l’Inde du Nord, était en train de  poser les bases d’un monde nouveau, l’Inde musulmane, et ce monde n’avait pas de place dans le Shah-nama. En fait, c’est sous les Saljuqs que l’œuvre commença à trouver son public. Le poème est très présent à la cour de Malik-Shah (m. 1092), le très puissant petit-neveu de Toghril Beg. On le sait grâce à certains panégyriques qui lui sont dédiés (le poète officiel Amir Muizzi déplorait cet engouement pour le Shah-nama). On le sait aussi grâce à une anthologie du Shah-nama composée au nom de Malik-Shah. Cela peut surprendre étant donné les origines touraniennes des Saljuqs (le père de Malik-Shah, Alp Arslan, avait été jusqu’à Jand pour visiter la tombe de Saljuq). Mais c’est que le Shah-nama est un livre sur les rois, pour les rois. Non seulement cela : un livre pour les rois de l’Iran, ce qui convenait parfaitement aux Saljuqs puisque, à la mort d’Alp Arslan en 1065, les frontières du sultanat saljuq étaient quasiment identiques à celle de l’Iranshahr à la chute des Sassanides.

Pour conclure Changement climatique associé à des migrations, Routes de la Soie, renouvellement des élites, identité nationale : les mots que nous avons employés dans ce survol pourraient sonner de façon très contemporaine à nos oreilles. Il en est un autre, que nous n’avons pas encore prononcé, et qui est tout aussi actuel : c’est celui de déclin. Au xixe siècle, l’activiste pan-islamique Jamal al-Din al-Afghani (m. 1897), tout comme l’orientaliste Ernest Renan (m. 1892), accablèrent la domination des Turcs, qu’ils rendirent responsable du déclin de l’Islam comme civilisation à partir du xie siècle.

59.  Mahmud adhérait à la politique traditionaliste du calife al-Qadir (« le crédo qadirite »), voir Makdisi, Ibn ‘Aqīl, p. 300 et Bosworth, The Ghaznavids, p. 46, 52. 60.  Bosworth, « Development of Persian culture ».

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L’an 1000 se trouve être à la fois une période d’apogée et de basculement. Les historiens modernes ont insisté sur la dimension nationale, sans doute à cause du Shahnama, à cause aussi de l’importance de l’idée de nation dans les sociétés européennes dans lesquelles vivaient ces historiens. La notion de race existe bien dans les sources : c’est le jins, en vertu duquel des ghulams turcs se sentent quand même des liens avec des Turkmènes alors que leur culture et leurs loyautés sont aux antipodes. Certains Iraniens ressentirent violemment le début de la domination turque. Peut-être qu’Ibn Sina était de ceux-là, lui qui passa sa vie à se mettre à distance des Ghaznavides (fig. 1). Mais le plus virulent était sans nul doute Nasir-i Khusraw. Né en 1004 aux confins de la Bactriane, il s’était installé à Marw, qui devint la capitale des Saljuqs au Khurasan. Pour Nasir, leur arrivée fut vécue comme un cataclysme et détermina son engagement dans la résistance ismaélienne. Dans ses poèmes, qui sont à lire comme des discours de propa­ gande, il stigmatise les « Inals et les Tegin », deux noms turcs emblématiques, nouveaux maîtres de son pays envahi : Les Turcs furent mes esclaves et mes serviteurs (rahi-u-banda), pourquoi devrais-je me soumettre aux Turcs ?

ou encore Si le démon s’empare de mon Khurasan, sois mon témoin ô Toi Le savant, Le puis­ sant. Si les Khurasaniens ne recherchent pas la [bonne] religion, ne les accable pas plus que ce dont ils ont déjà à souffrir par leur faute. Auprès des Inal et des Tegin, ils accourent en courant comme des esclaves (rahi), les riches comme les pauvres. Ils [les Khurasaniens] sont comme le peuple des ‘Ad, et les Turcs comme un vent violent : par ce vent ils deviennent comme le désert de dune de Habir61.

L’image climatique du dernier vers plairait à Bulliet. Nasir pouvaient enrager, il n’en pou­vait mais, et il n’eut d’autre choix que de se replier dans les montagnes. C’est que le jins ne suffit pas à expliquer les attitudes des uns et des autres. Quand les Qarakhanides entrèrent à Bukhara, ce fut avec le soutien d’un groupe de dihqan. Et quand les Saljuqs entrèrent à Nishapur, ce fut aussi avec le soutien des habitants. Et d’ailleurs, ces mêmes Saljuqs ne partageaient-ils pas beaucoup de traits avec leurs prédécesseurs buyides, pourtant des Daylamites shiites : que ce soit dans l’attitude face aux Fatimides, dans la gestion du califat, dans la structure de l’État, la politique fiscale, et même dans des domaines où l’on s’attendrait à une franche rupture, comme la composition de l’armée

61.  Les ‘Ad sont dans le Coran un peuple anéanti par Dieu. Les dunes de Habir en Arabie sont traversées par les pèlerins venus d’Iran. Ces extraits se trouvent dans les qasidas no 177 et 189 de Nasir-i Khusraw (traduction partielle dans Tetley, Ghaznavid and Seljuq Turks, p. 18-19, mais je lis rig-i habir comme un nom propre, cf. Minorsky, Ḥudūd, p. 81, § 10).

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et le traitement des Shiites, les éléments de continuité se détachent62. À un autre niveau, la société tout entière, avant et après l’an 1000, était stabilisée par des types d’engagements de personne à personne qui, eux, ne changent pas63. Une dernière remarque : bien que la lutte entre l’Iran et le Touran structure le Shah-nama, on remarque aussi qu’il n’y a pas de différence majeure entre Iraniens et Touraniens. À l’inverse de l’opposition entre Grecs et Barbares, ils partagent la même origine, la même organisation sociale, les mêmes valeurs morales.64 Les différences ne sont que cosmétiques : l’habit, et bien sûr la langue. La métaphore du feu et de l’eau (pour parler du caractère inconciliable des Turcs et des Iraniens) a donc ses limites. La fondation de l’empire saljuq, dans l’ensemble, fut un facteur de croissance  et de stabilité pour le monde iranien, et si je devais définir une vraie mutation, ce serait moins le début du xie  siècle que le début du xiie  siècle On entra alors vraiment dans une époque qui prépara le succès des Mongols. David Durand-Guédy Independent researcher

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buyide ont été poursuivies récemment par Paul, « Khidma », pour l’Iran saljuq. 64.  J’ai récemment traité de ce problème à partir de la diffusion de la khargah (tente treillis/yourte). Dans le Shah-nama, les premières occurrences concernent exclusivement le Touran, mais ensuite on la trouve utilisée par les nobles iraniens, et plus tard par Arméniens et Romains. Cela correspond à ce que nous apprennent les autres sources, à savoir que cet objet iconique du monde turc se diffuse dans le domaine iranien avant l’an 1000, bien avant les Saljuqs et la « victoire de l’élément touranien ». Voir Durand-Guédy, « Tents », « Khargāh » et « Khargāh and other terms ».

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DROIT ET MESSIANISME CHEZ LES FATIMIDES DE L’AN 1000 Mathieu Tillier Dorénavant je ne nourris plus espérance ni crainte     qu’en mon Dieu, en qui réside la grâce. Mon grand-père est mon prophète, mon imam est mon père,      et ma religion est culte pur et justice1 !

Le ive/xe  siècle apparaît à bien des égards comme celui d’une rupture profonde dans l’histoire de l’Islam. L’empire issu des conquêtes, jusque-là uni – du moins en théorie – sous l’autorité d’un seul calife, se morcèle en plusieurs domaines dont les souverains prétendent chacun à une souveraineté universelle : les Fatimides proclament dès 297/910 un califat en Ifrīqiya et leur exemple est suivi, vingt ans plus tard, par les Omeyyades de Cordoue. Ces deux dynasties califales rivalisent désormais, jusqu’en 422/1031 pour les Omeyyades et 567/1171 pour les Fatimides, avec celle des Abbassides au pouvoir depuis 132/750. Ce nouvel ordre politique dans le dār al-islām est en grande partie dû à la poussée chiite qui caractérise le ive/xe  siècle. Jusque-là, les multiples mouvements chiites – qui au-delà de leurs différences dogmatiques se rejoignent sur la nécessité de confier le pouvoir à un membre de la famille du Prophète – avaient été le plus souvent cantonnés à un rôle d’opposition : leurs révoltes, infructueuses dans les territoires centraux de l’Islam, n’avaient jamais réussi à imposer durablement des régimes concurrençant le califat unifié. La principale exception est le mouve­ ment révolutionnaire qui, depuis le Khorasan, avait porté les Abbassides au pouvoir. Ces derniers avaient cependant peu à peu cessé de légitimer leur autorité à travers une argumentation chiite, pour en venir à défendre, dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle, l’ordre sunnite qui achevait de se définir. D’autres pouvoirs chiites avaient bien vu le jour, mais dans des régions périphériques comme le Yémen, d’où ils ne menaçaient pas 1.  Vers écrits par al-Ḥākim, cités par al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 97. Tout au long de cet article, je recours à cette édition, complétée par les corrections de Cahen, « Les éditions de l’Iṭṭiʿāẓ ». Je remercie Athina Pfeiffer pour sa précieuse relecture d’une version préliminaire de cet article, ainsi que Wissam Halawi et David Durand-Guédy pour leurs conseils bibliographiques.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 205-236.

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la suprématie du califat abbasside dans les territoires centraux de l’empire. La percée chiite du ive/xe  siècle remettait en cause cet ordre géopolitique. Non seulement les Fatimides parvinrent à conquérir l’Égypte en 358/969 puis à étendre leur domination en Syrie, mais, dans le même temps, le mouvement qarmate mettait l’Irak et la Syrie à feu et à sang, tandis qu’un État adhérant à la même idéologie parvenait à s’installer dans la péninsule Arabique, dans la région du Baḥrayn. À ces deux mouvements ismaéliens s’ajoute la progression du chiisme duodécimain, que promurent les Bouyides après leur prise du pouvoir à Bagdad en 334/945. Cette nouvelle configuration politique eut d’importantes répercussions sur l’ordre juridique du dār al-islām. Le calife fatimide était aussi imam, dans le sens ismaélien du terme. Se considérant comme un descendant du Prophète et issu de la lignée des anciens imams, il était lumière de Dieu sur terre, infaillible (maʿṣūm) et, en théorie, seul à pouvoir dire le droit2. Dès la période ifrīqiyenne de la dynastie, les Fatimides entreprirent de reformuler le droit islamique, en prenant notamment en compte l’autorité des imams du passé et de l’imam régnant. Al-Muʿizz (r. 341-365/953-975), en particulier, confia l’élaboration de ce qui apparaît parfois comme un « code » au célèbre cadi al-Nuʿmān (m. 363/974)3. Cette systématisation, qui aboutit à la formation d’un madhhab (école juridique) ismaélien, permit au pouvoir fatimide d’asseoir sa légitimité sur une nouvelle version du droit islamique et une réorganisation du système judiciaire, sans toutefois rejeter le pluralisme juridique qui s’était définitivement imposé au ive/xe siècle 4. La promotion de cet ordre légal pourrait apparaître contraire à l’esprit même des attentes eschatologiques professées par les ismaéliens. Ce courant, dont la doctrine ésotérique distingue le sens apparent (ẓāhir) de la révélation et son sens caché (bāṭin), était à l’origine marqué par un fort antinomiste. Comme dans de nombreux courants religieux en Islam, l’attente de l’apocalypse et du Jugement dernier s’accompagnait d’une forme de messianisme : le rétablissement de l’ordre divin sur terre par l’imam légitime bien-guidé devait précéder la fin du monde. Celui-ci était attendu comme mahdī, « messie » de la fin des temps et annonciateur de la résurrection et du Jugement dernier, et serait suivi d’un personnage avec lequel il fusionne parfois, le qā’im ou « résurrecteur »5. Or, dans la doctrine initiale des ismaéliens, l’instauration du royaume de Dieu sur terre devait se traduire non point par le développement de la jurisprudence 2.  Voir le décret de nomination du cadi al-Nuʿmān par al-Muʿizz dans al-Nuʿmān, Disagreements, p. 32-36. Sur le statut de l’imam dans la pensée ismaélienne, voir De Smet, La philosophie ismaélienne, p. 125-134. 3.  ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 560-2. 4. Voir la synthèse historiographique et les travaux de recherche préliminaires effectués par Pfeiffer, Droit et justice sous les Fatimides. 5. Voir de Smet, La philosophie ismaélienne, p. 176-177. Cf. Madelung, « Ḳā’im », EI2, IV, p. 477 ; Id., « Mahdī », EI2, V, p. 1226.

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musulmane, mais par l’abolition de la Loi et le retour à la religion primitive d’Adam avant la chute. L’attente de l’apocalypse fut donc génératrice d’un « antinomisme latent » dont les Fatimides, après leur prise de pouvoir, se dissocièrent en prônant une égalité entre le bāṭin et le ẓāhir et en insistant sur l’importance de la légalité islamique6. Je souhaiterais montrer dans cette contribution comment l’articulation entre croyances apocalyptiques et activités juridiques, tout particulièrement autour de l’an 1000, est en réalité symptomatique d’une dynamique présente depuis les premiers temps de l’Islam. Cette tension à la fois paradoxale et complémentaire entre deux types de pensée, qui permet à mon sens d’expliquer certaines évolutions capitales du monde social de l’Islam, prend avec les pouvoirs ismaéliens des proportions jamais atteintes jusque-là, pour atteindre son paroxysme sous le règne d’al-Ḥākim.

I.  Retour en arrière : attentes apocalyptiques et messianisme a.  Débuts de l’islam Le corpus coranique, dont on peut aujourd’hui affirmer qu’il remonte au ier/ siècle7, comporte de nombreuses allusions à l’apocalypse et au Jugement dernier, la première apparaissant comme le préalable indispensable à l’ouverture du tribunal divin et au jugement des âmes. Paul Casanova a, il y a longtemps, défendu l’hypothèse que le prophète Muḥammad croyait l’apocalypse imminente. C’est là, dit-il, la prin­ cipale raison pour laquelle il n’organisa pas sa succession ni ne fonda d’institutions temporelles semblables à celles d’un État8. Le cœur de la thèse de Casanova demeure jusqu’à aujourd’hui convaincante9. Elle permet notamment d’expliquer pourquoi une large proportion des graffitis remontant aux premiers temps de l’Islam se pré­ sentent comme des demandes de pardon à Dieu10. L’apocalypse et le Jugement dernier, qui ouvraient sur l’espoir de la résurrection, étaient aussi sources d’angoisse face au risque de châtiment éternel. viie

6.  Halm, Le chiisme, p. 179 ; Id., The Empire, p. 249-250. Al-Muʿīzz instruisit ainsi al-Nuʿmān de consacrer le premier chapitre de son grand recueil de droit ismaélien, les Daʿā’im al-islām, à la doctrine de la walāya de l’imam, en la dissociant clairement de celles des ghulāt, courants ismaéliens « extrémistes » aux tendances antinomistes. ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 561-2. Sur la complémentarité entre le ẓāhir et le bāṭin, voir par exemple la tradition que le cadi al-Nuʿmān fait remonter à l’imam Jaʿfar al-Ṣādiq : al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, I, p. 52. 7.  Déroche, Qur’āns of the Umayyads, p. 4, 34. 8.  Casanova, Mohammed et la fin du monde, p. 9, 12, 17, 19, 179-180. Pour un récent bilan historiographique sur le sujet, voir Amir-Moezzi, « Muḥammad le Paraclet », p. 19-27, 48-49. 9. Voir Kister, « ‘A Booth’ », p. 150-155 ; Donner, Muhammad and the Believers, p. 78-82 ; Pour un récent bilan à ce sujet, voir Shoemaker, « ‘The Reign of God’ ». 10. Voir Nevo et Koren, Crossroads to Islam, p. 369-397 ; Imbert, « L’Islam des pierres », p. 69-70.

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Cette double attente de l’apocalypse et du Jugement génère une tension entre deux tendances a priori opposées11. D’un côté, l’imminence de la fin du monde freine potentiellement le développement d’un droit terrestre régulant les rapports sociaux. Un tel droit n’a en effet de sens que pour une société destinée à durer, qui a donc repoussé ses attentes apocalyptiques à une date lointaine. De l’autre, la croyance au Jugement dernier et en l’existence d’une Loi divine encourage à vivre en conformité avec cette dernière pour gagner le salut. Elle stimule non seulement la piété et, par conséquent, l’émergence de normes rituelles (prière, pureté, interdits alimentaires) dont l’accomplissement garantira le pardon divin, mais également la mise en place de règles de vie en société en attendant l’apocalypse. C’est pourquoi la partie « médinoise » du Coran – qui aurait été composée à Médine après 1/622 – comporte un grand nombre de versets normatifs. L’affirmation de l’islam comme religion de la Loi dans les décennies suivantes poussa, de fait, ses adhérents à approcher cette Loi et à formuler une pensée juridique (fiqh). L’importance du droit découle donc de l’imaginaire apocalyptique, mais son développement dépend du calendrier de la fin du monde : tant que celle-ci apparaît comme imminente, le droit reste embryonnaire. L’historiographie égyptienne garde le souvenir du frein que constituaient les attentes apocalyptiques au développement du droit. Yazīd ibn Abī Ḥabīb (m. 128/745-6) aurait ainsi été le premier, en Égypte, à délaisser les anciens récits apocalyptiques au profit de questions relatives au « licite et à l’illicite », et à avoir « promu le savoir (ʿilm) » – peut-être dans le sens d’une science juridique fondée sur le hadith12. Jusqu’à la fin des années 90/710 – moment où le calife ʿUmar II (r. 99-101/717-720) l’aurait envoyé comme mufti à Fusṭāṭ –, les Égyptiens obnubilés par la fin du monde auraient donc négligé le droit. Pour être sans doute exagérée, cette image n’en révèle pas moins l’articulation ambiguë entre eschatologie et science juridique13. Pour qu’un droit se développe pleinement, il convient donc que l’apocalypse soit repoussée. De fait, la fin du monde que Muḥammad et ses premiers fidèles attendaient n’eut pas lieu, ce qui obligea vraisemblablement, dès sa mort inopinée, à revoir le scénario de l’apocalypse. Celle-ci était toujours attendue, comme en témoigne l’aménagement du Ḥaram al-Sharīf à Jérusalem sous ʿAbd al-Malik (r. 65-86/684-705)14, mais peut-être 11.  Une autre tension, celle entre attentes eschatologiques et œuvre de conquête, a longtemps poussé les historiens à ignorer les premières. Comme l’ont montré Fred Donner et Steven Shoemaker, les attentes eschatologiques furent au contraire une cause essentielle des conquêtes, vues comme l’établissement du royaume de Dieu sur terre. Voir Shoemaker, « ‘The Reign of God’ », p. 529-530. 12.  Ibn Yūnus, Ta’rīkh, I, p. 509 ; al-Dhahabī, Siyar, VI, p. 32 ; al-Suyūṭī, Ḥusn, I, p. 299. Voir également Casanova, Mohammed et la fin du monde, p. 51. 13.  Casanova, Mohammed et la fin du monde, p. 172. 14.  Tillier, « ‘Abd al-Malik ».

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plus de manière aussi proche. Ce recul de la fin du monde est sans doute responsable de l’évolution de la pensée apocalyptique primitive vers un imaginaire millénariste. L’idée semble en effet s’être développée – à partir d’une date inconnue, peut-être à la fin du ier/viie ou au début du iie/viiie  siècle – que l’apocalypse serait précédée par l’établissement du royaume de Dieu sur terre dont la direction serait assurée par un souverain messianique « bien-guidé » (mahdī) qui restaurerait la Loi15. Cette pensée millénariste se doubla de la mise en circulation de prophéties – attribuées à Muḥammad ou à ses Compagnons – relatives aux circonstances de l’Heure dernière16. Les traditions rassemblées plus tard établissent un lien étroit entre l’apocalypse et les « tribulations » qui doivent la précéder : d’intenses désordres (fitna-s) secoueront la communauté, tandis que de grandes batailles (malḥama-s) prépareront l’avènement du royaume de Dieu17.

b.  Attentes millénaristes, politique et droit Des prophéties millénaristes furent, très tôt, diffusées en lien avec l’actualité politique, notamment pour dénoncer un pouvoir injuste, soutenir des mouvements d’opposition ou préparer un coup d’État. Les souverains de l’Islam en firent également bon usage. Dès la seconde moitié du ier/viie  siècle, la prise de Constantinople projetée par les Omeyyades devait permettre l’établissement du royaume de Dieu et le déclenchement de l’apocalypse18. Les Abbassides, à leur tour, recoururent à la pensée millénariste pour légitimer leur prise de pouvoir en 132/750. Leurs premiers surnoms de règne (laqab-s), al-Saffāḥ, al-Manṣūr et al-Mahdī, renvoyaient tous à l’attente d’un rédempteur messianique19. La science des signes de l’Heure accordait une place éminente aux nombres. D’aucuns prédisaient que la fin du monde adviendrait sous le énième souverain de l’Islam20 ; la valeur numérale d’extraits coraniques donnait lieu à d’autres spéculations. Les chiffres ronds du calendrier dit hégirien cristallisaient particulièrement les attentes eschatologiques. L’approche de l’an 100 (718-719) déclencha chez les Omeyyades une politique millénariste21. Monté sur le trône en 96/715, le calife Sulaymān ibn 15.  Madelung, « Mahdī », EI2, V, p. 1221. Cf.  Amir-Moezzi, « Muḥammad le Paraclet »,

p. 42-46, 53, où l’auteur suggère que ʿAlī aurait pu apparaître comme le Messie de son vivant. 16.  Cook, « Apocalypse », EI3. Voir par exemple Khoury, ʿAbd Allāh ibn Lahīʿa, p. 249, 302. 17.  Voir par exemple Nuʿaym ibn Ḥammād, Kitāb al-fitan. Sur de telles œuvres, voir notamment Cook, Studies. Cf. van Ess, Theology and Society, IV, p. 611-612. 18.  Cook, Studies, p. 65 ; Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 271-272. 19.  al-Dūrī, « al-Fikra l-mahdiyya » ; Yücesoy, Messianic Beliefs, p. 44-45 ; Madelung, « Mahdī », EI2, V, p. 1223-1224. 20.  Cook, Studies, p. 36-37. 21.  Sur les attentes de l’an 100, voir Yücesoy, Messianic Beliefs, p. 54-55.

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ʿAbd al-Malik espérait selon toute vraisemblance être le mahdī attendu et lança une attaque massive (bien qu’infructueuse) contre Constantinople. Il mourut cependant en 99/717 et le calife de l’an 100, ʿUmar II ibn ʿAbd al-ʿAzīz (r. 99-101/717-720), apparut à son tour aux yeux de beaucoup comme le rédempteur de la fin des temps, destiné à restaurer la justice22. Il mit en œuvre une ambitieuse politique religieuse : en sus de sa fameuse réforme de l’impôt foncier, il interdit le témoignage en justice des nonmusulmans et semble avoir tenté d’harmoniser les pratiques juridiques à l’échelle de l’empire, en envoyant notamment une série de juristes vers l’Égypte et le Maghreb23. Il est également connu pour avoir donné une forte impulsion à la mise par écrit du hadith prophétique24. Il s’illustra enfin dans le redressement des injustices (maẓālim) de ses prédécesseurs25. Cette image messianique s’imposa sur le long terme, puisque ʿUmar II continua d’être considéré, sous les Abbassides, comme un calife bien-guidé à la différence des autres Omeyyades. L’approche de l’an 200 de l’hégire (815-816) suscita des attentes et une réaction politique comparables. Al-Ma’mūn s’empara du califat contre son frère al-Amīn en 198/813, profitant du calendrier pour appuyer sa propagande sur des prédictions eschatologiques26. Il se présenta comme imām al-hudā (« imam de la bonne direction »), seul Guide susceptible de conduire la communauté au salut, et sa politique religieuse – y compris le choix d’un imam ḥusaynide comme successeur et la promulgation du dogme du Coran créé – fut en partie motivée par les attentes messianiques du temps27. Les espérances millénaristes des musulmans eurent un impact capital sur le dé­ve­lop­ pement d’un droit islamique. La fin de l’histoire correspondait à « l’ordre de Dieu » (amr Allāh), une expression coranique – également employée dans les traditions eschatologiques – dont Stephen Shoemaker a récemment montré qu’elle évoquait également le « gouvernement » divin et, par conséquent, le royaume de Dieu devant être instauré sur terre avant l’apocalypse28. Le rôle messianique que les souverains susnommés entendirent jouer se traduisit souvent par des politiques juridiques ambitieuses. Si ʿUmar II ne régna pas assez longtemps pour mettre en œuvre tout ce qu’il projetait peut-être, les premiers Abbassides s’illustrèrent par leur réforme du système judiciaire impérial et par la promotion de cercles de juristes, ce qui conduisit Cook, Studies in Muslim Apocalyptic, p. 37 ; Borrut, Entre mémoire et pouvoir, p. 291-292. Tillier, « Local Tradition ». Abbott, Studies in Arabic Literary Papyri, I, p. 18 ; Schoeler, Écrire et transmettre, p. 59. Voir notamment Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīrat ʿUmar ibn ʿAbd al-ʿAzīz, p. 77. Yücesoy, Messianic Beliefs, p. 56-58. Cf.  van Ess, Theology and Society, III, p. 159-160, 165. Yücesoy, Messianic Beliefs, p. 86-87, 92-93, 133-134. Shoemaker, « ‘The Reign of God’ », p. 529-530. Cf. Kister, « ‘A Booth’ », p. 151-152 ; van Ess, Theology and Society, I, p. 363. Voir Nuʿaym ibn Ḥammad, Kitāb al-fitan, p. 98, 164, 173, 195, 597, 602, 666. 22.  23.  24.  25.  26.  27.  28. 

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rapidement à la formation des principaux madhhab-s sunnites29. En s’affirmant comme les promoteurs d’un ordre légal, les califes qui crurent avoir un rôle à jouer dans le calendrier eschatologique s’imposèrent comme des acteurs de premier plan dans la formation du droit islamique. À l’inverse, les attentes apocalyptiques donnèrent aussi naissance à des mouvements antinomistes, dont les membres considéraient que, la fin du monde approchant, la Loi ne s’appliquait plus à eux. La propagande révolutionnaire qui porta les Abbassides au pouvoir en 132/750, soulevant de fortes espérances messianiques, généra ainsi dans l’espace iranien une série de sectes apocalyptiques et antinomistes, qualifiées de khurramites30. L’un de ces mouvements, celui des Rāwandites, en vint même à considérer le calife al-Manṣūr (r.  136-158/754-775) comme le messie de l’apocalypse, voire comme une incarnation de Dieu, capable d’apporter une Loi contraire à celle de l’islam31. Les Khurramites et les Rāwandites étaient liés au développement de courants chiites minoritaires, souvent qualifiés d’extrémistes (ghulāt), qui depuis la fin du ier/viie siècle avaient contribué à l’éclosion puis au développement des idées millénaristes32. L’idée du retour d’un mahdī qui, en dépit des apparences, n’était pas mort mais simplement occulté33, avait pris forme après la révolte d’al-Mukhtār à Kūfa en 66-67/685-687, lorsque les kaysānites avaient prédit la réapparition de l’imam bien-guidé Muḥammad ibn al-Ḥanafiyya (m. 81/700-1)34. Il est inutile de dresser ici la liste de ces mouvements et des hommes qui apparurent comme le mahdī auprès de leurs adeptes35. Soulignons simplement que le ive/xe  siècle constitue un tournant important dans l’histoire du messianisme chiite. Jusqu’à la seconde moitié du iiie/ixe siècle, la majorité des chiites s’étaient ralliés à une succession d’imams de la lignée ḥusaynide, en lesquels ils voyaient une alternative possible à la dynastie des Abbassides. Or le onzième imam, al-Ḥasan al-ʿAskarī, mourut en 260/874 sans laisser de fils. La thèse s’imposa bientôt qu’il en aurait eu un, Muḥammad, mais que ce dernier était caché (ghā’ib) et que la communi­ cation avec lui n’était possible que par l’intermédiaire d’un « ambassadeur » (safīr)36. À la mort du quatrième safīr en 329/941, les imamites abandonnèrent cependant l’idée 29.  Tillier, Les cadis d’Iraq, p. 147-157. 30.  Rekaya, « Le Ḫurram-dīn », p.  13 ; Crone, God’s Rule, p. 87 ; Id., The Nativist Prophets,

p. 68, 79, 82, 89, 122, 126. 31.  van Ess, Theology and Society, III, p. 10-18 ; Crone, The Nativist Prophets, p. 87-89. 32.  Amir-Moezzi, Le guide divin, p. 313-316. Sur les ghulāt, voir notamment Moosa, Extremist Shiites. 33. Voir Amir-Moezzi, Le guide divin, p. 249-252. 34.  Madelung, « Mahdī », EI2, V, p. 1226. 35.  On trouvera quelques exemples dans Tucker, Mahdis. 36.  Il est néanmoins possible que le dogme d’une représentation de l’imam par l’intermédiaire d’un safīr se soit développé plus tardivement. Voir Amir-Moezzi, The Spirituality, p. 224.

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même de représentation de l’imam caché pour adopter celle d’une occultation complète de l’imam, dont le retour est attendu à la fin des temps en tant que qā’im destiné à instaurer le royaume de Dieu sur terre avant l’apocalypse37. L’adoption définitive de la doctrine de l’occultation eut pour effet de repousser à un futur lointain l’arrivée du qā’im et l’ouverture de l’eschaton. Ce phénomène participe d’une lente décrue des attentes apocalyptiques imminentes dans l’histoire de l’Islam médiéval38.

II.  Les Fatimides entre messianisme et juridisme a.  Les Qarmates et les premiers Fatimides Tous les chiites étaient cependant loin d’avoir abandonné leurs espérances millénaristes. Les ismaéliens, qui considéraient que l’imamat était passé à Ismāʿīl, fils de Jaʿfar al-Ṣādiq (m. 148/765), attendaient la réapparition du septième imam, Muḥammad ibn Ismāʿīl, occulté depuis le iie/viiie siècle. C’est au sein de cette mouvance que deux groupes, les Qarmates et les Fatimides, émergent au ive/xe siècle, renouvelant chacun d’une manière différente l’articulation entre attentes eschatologiques et droit. Il n’est point lieu ici de refaire l’histoire du mouvement fatimide, mais simplement d’attirer l’attention sur quelques-unes de ses caractéristiques. Soulignons de prime abord que la mouvance ismaélienne, avant même le schisme de 286/899, entretenait un rapport ambigu à la Loi. Selon al-Maqrīzī (m. 845/1442), le missionnaire al-Ḥasan alAhwāzī, proche du fondateur de la dynastie fatimide, ʿAbd Allāh al-Mahdī (ou, pour les sunnites, ʿUbayd Allāh al-Mahdī, r. 297-322/910-934), aurait initié Ḥamdān Qarmaṭ à la pensée ismaélienne vers 264/877-878. En plus d’un credo et de prières peu orthodoxes, il lui aurait enseigné une série de normes (sharā’iʿ) incluant des jours de jeûne pour les fêtes perses du Mihrajān et du Nawrūz, la licéité du vin, l’inutilité des ablutions après une impureté majeure, l’interdiction de consommer les animaux pourvus de canines ou de serres, la prohibition du nabīdh (sirop légèrement fermenté), l’obligation de prier en direction de Jérusalem – qui était aussi le but du pèlerinage –, ainsi que celle de chômer le lundi, jour de la prière collective39. ʿAbdān, le beau-frère de Ḥamdān, aurait de son côté encouragé ses fidèles à s’affranchir des normes islamiques, la connaissance de la « Vérité » (al-ḥaqq) et l’allégeance à l’imam-mahdī Muḥammad ibn Ismāʿīl dispensant de toute obligation légale40. Bien qu’il soit difficile de démêler ce qui relève de l’histoire et de la polémique anti-Qarmates, cette énumération suggère un certain balancement

37. Voir Halm, Le chiisme, p. 41-47. 38.  D. Cook remarque qu’aucune tradition apocalyptique datable ne semble avoir été mise en cir-

culation après l’an 600/1203-1204. Cook, « Apocalypse », EI3. 39.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 154-155. 40.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 158.

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entre l’abolition des normes islamiques et la fondation d’une nouvelle Loi. La ten­dance antinomique se concrétisa au Yémen en 299/912, lorsque le missionnaire ismaélien ʿAlī ibn al-Faḍl se proclama mahdī et abolit la Loi islamique41. De même, dans l’État qarmate du Baḥrayn, Abū Ṭāhir al-Jannābī (m.  332/943-944), qui se prétendait représentant du mahdī attendu, abolit un temps les pratiques rituelles musulmanes42. Remarquons par ailleurs que le développement de la propagande fatimide en Ifrīqiya, qui conduisit à l’instauration d’un imam-calife en 297/910, se produisit à l’approche de l’an 300 de l’hégire (912-913), une année qui faisait l’objet d’attentes messianiques43. Le premier calife fatimide, ʿAbd Allāh al-Mahdī, qui se présentait à l’origine comme le mahdī, était peut-être lui-même un lecteur assidu de traditions apocalyptiques – al-Maqrīzī signale qu’il se fit voler des livres de malḥama-s44 –, ce qui suggère qu’il n’était pas insensible aux prédictions fondées sur les nombres et, en tout cas, qu’il concevait sa mission dans le cadre des attentes eschatologiques des musulmans45. Toutefois, une fois devenu calife, il ne se vit point comme le dernier souverain avant l’apocalypse. Selon la lettre qu’il envoya au Yémen peu après son avènement, il considérait la lignée des imams bien-guidés vouée à continuer autant qu’il plairait à Dieu. Son règne initiait l’ère finale des cycles temporels et correspondait à l’instauration du royaume de Dieu sur terre. La fin du monde se voyait ainsi repoussée, mais dans un futur relativement proche, puisque l’ultime mahdī, celui de l’apocalypse, serait un de ses descendants46. 41.  Halm, The Empire, p. 195 ; Madelung, « Ḳarmaṭī », EI2, IV, p. 688.

42.  Halm, The Empire, p. 259 ; Madelung, « Ḳarmaṭī », EI2, IV, p. 691. 43.  Madelung, « Ḳarmaṭī », EI2, IV, p. 687.

44.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 61. Cf. al-Maqrīzī, al-Muqaffā, IV, p. 551, où l’auteur mentionne que son père lui remit un livre de prédictions (malḥama) attribué à ʿAlī. Muḥammad ibn Muḥammad al-Yamanī mentionne seulement qu’il se fit voler des livres « contenant de nombreux savoirs ». Muḥammad ibn Muḥammad al-Yamanī, Sīrat al-ḥājib Jaʿfar, p. 107-133, p. 115. Le cadi al-Nuʿmān parle pour sa part de « livres contenant une part du savoir des imams ». Al-Nuʿmān, Iftitāḥ, p. 161. Cf. Halm, The Empire, p. 91. Des prédictions relatives à l’apocalypse et aux membres de la famille du Prophète étaient attribuées au cinquième imam Jaʿfar al-Ṣādiq. Voir Ibn Khaldūn, Le Livre des exemples, p. 682-688. 45.  En témoigne également le récit de la fondation d’al-Mahdiyya par le cadi al-Nuʿmān. Cette nouvelle capitale, dont la fondation avait été « annoncée par les livres », devait s’avérer imprenable par l’antéchrist (al-dajjāl). Al-Nuʿmān, Iftitāḥ, p. 327. 46.  Hamdani et de Blois, « A Re-Examination », p. 177-178, 186 ; Halm, The Empire, p. 194 ; Velji, An Apocalyptic History, p. 77-78. Voir également Halm, The Empire, p. 155 et 173, où l’auteur montre comment le terme mahdī est transformé à son avènement en simple épithète et en nom de règne, tandis qu’al-Mahdī reporte les attentes messianiques sur son fils. Notons que les sunnites du ive/xe siècle continuaient eux aussi de nourrir des attentes messianiques. Al-Maqrīzī note ainsi qu’en 385/995, un syrien se prétendant le Sufyānī – un équivalent du mahdī chez les sunnites – fut arrêté et subit une promenade infâmante. Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 285.

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La doctrine de l’imamat théorisée quelques années plus tard par le cadi al-Nuʿmān confirme que le monde est entré dans l’ère finale : l’avènement de l’imam-calife alMahdī, dit-il, a permis la réalisation d’une partie des prophéties apocalyptiques47. Tout en revenant à l’idée un temps abandonnée que Muḥammad ibn Ismāʿīl était le qā’im (c’est-à-dire le rédempteur de la fin des temps), le dogme promu par alMuʿizz considérait que l’ère messianique se poursuivait à travers ses représentants, les imams-califes fatimides, tous bien guidés (mahdīyūn), par lesquels le qā’im révélait le sens interne (bāṭin) des lois. On continuait cependant d’attendre la réapparition du qā’im qui, à la fin des temps, abolirait toutes les lois48. Aux yeux de Farhad Daftary, cette doctrine souffre d’une anomalie : alors que l’ère du qā’im-mahdī a déjà commencé et que la Loi devrait être abolie, les musulmans restent tenus de se conformer au droit islamique49. Il convient toutefois, avec Heinz Halm, de distinguer le discours destiné au cercle restreint des ismaéliens et celui que la dynastie tenait face à la majorité sunnite de ses sujets50. L’imam-calife al-Mahdī avait dû, après son avènement, rabattre ses prétentions messianiques et reporter sur son fils les attentes eschatologiques51. La théorie d’al-Nuʿmān permet par ailleurs d’adapter ces dernières aux priorités de la dynastie, à savoir le maintien de l’ordre : l’abolition de la Loi n’interviendra qu’au terme ultime de l’ère messianique. Si l’on considère, comme al-Nuʿmān, que l’époque des premiers imams-califes fatimides ne faisait qu’inaugurer le royaume de Dieu sur terre, il apparaît tout à fait cohérent que leur règne corresponde aussi à celui de la Loi. De fait, dès son avènement, l’imam-calife al-Mahdī mit l’accent sur la restauration d’un ordre légal. Peu après son arrivée en Ifrīqiya, il fit lire une proclamation du haut des minbars, dans laquelle il insistait sur l’équité de ses ancêtres « bien guidés qui jugeaient conformément au bon droit et réalisaient ainsi la justice52 ». Alors qu’à Bagdad, les califes abbassides ne rendaient plus eux-mêmes la justice depuis plusieurs décennies, al-Mahdī présidait en personne au redressement des abus (maẓālim), récoltait les pétitions des sujets ifrīqiyens et s’arrêtait pour écouter et trancher leurs plaintes53. Dans le même temps, il instaurait par l’intermédiaire de ses cadis un ordre légal plus conforme à la doctrine ismaélienne, avant que, sous al-Muʿizz, le cadi al-Nuʿmān ne mette par écrit son grand compendium de droit ismaélien, les Daʿā’im al-islām 47.  Velji, An Apocalyptic History, p. 84-85. 48.  Halm, The Empire, p. 350 ; Cortese, Eschatology, p. 94 ; Daftary, The Ismāʿīlīs, p. 164-165. 49.  Daftary, The Ismāʿīlīs, p. 165. 50.  Halm, The Empire, p. 350. 51.  Halm, The Empire, p. 155, 173. 52.  Al-Nuʿmān, Iftitāḥ, p. 293. 53.  Al-Nuʿmān, Iftitāḥ, p. 305-306. Cf. Halm, The Empire, p. 153, 245.

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(terminés vers 346/957)54. Comme le souligne Marina Rustow, l’exercice de la justice, notamment à travers l’examen des pétitions au sein des maẓālim, devint un des piliers du régime fatimide, que l’on ne retrouve pas à toutes les époques ni dans tous les domaines de l’Islam55. Dans ses Daʿā’im al-islām, al-Nuʿmān en jetait les fondements théoriques en citant le « testament politique de ʿAlī » (ʿahd ʿAlī), et en démontrant que non seulement la légitimité des Fatimides, mais également la prospérité de leur domaine, reposait sur le maintien d’un équilibre entre les sujets (les contribuables) et le pouvoir, dont la clé de voûte était la justice56.

b.  Les Fatimides en Égypte : l’affirmation d’un nouvel ordre légal 1.  L’arrivée de Jawhar : intentions programmatiques

L’arrivée de Jawhar, général de l’imam-calife al-Muʿizz, en l’Égypte en 358/969, fut sans attendre l’occasion de placer la conquête fatimide sous le signe de la restauration d’un ordre légal. Dans le sauf-conduit (amān) qu’il proposa aux Égyptiens, Jawhar soulignait que l’imam-calife al-Muʿizz lui avait ordonné de « répandre la justice », de « propager le bon droit », de « couper court à l’iniquité », de « rompre avec l’injustice », d’aider les opprimés, etc. Il s’en prit notamment à la gestion des biens en déshérence qui, en Égypte, tombaient jusque-là dans l’escarcelle du Trésor public en toute illégalité. Al-Muʿizz, disait-il, lui avait ordonné de mettre fin à cette pratique. L’amān n’entendait toutefois point révolutionner le droit appliqué en Égypte : l’islam, déclarait Jawhar, n’avait qu’une sunna, sa Loi était suivie par tous, et les juristes sunnites d’Égypte étaient autorisés à conserver leur madhhab57. En dépit des ambi­ guï­tés de ce sauf-conduit58, le programme proposé aux conquis pouvait apparaître comme une forme de conciliation entre droit ismaélien et traditions juridiques locales (les Égyptiens étant surtout attachés au fiqh mālikite et shāfiʿite), tout en insistant sur le rétablissement du bon droit et de la justice. De fait, l’un des premiers actes de Jawhar, après la prise de Fusṭāṭ, fut de rétablir et prendre en main les sessions d’examen des 54.  Halm, The Empire, p. 243, 372. Pour le tout début du règne d’al-Mahdī, voir les mesures adoptées pour assurer l’application d’un droit conforme à la pensée ismaélienne dans Ibn al-Haytham, Kitāb al-munāẓarāt, p. 65/117 et 113-114/160. 55.  Rustow, The Lost Archive, p. 240-241. 56.  Rustow, The Lost Archive, p. 212, 229-239. 57.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 105. Cf. ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 675-676. Cet amān, rejeté une première fois par les Égyptiens, fut réitéré par Jawhar lorsqu’il eut le dessus militairement. Voir Bianquis, « La prise du pouvoir », p. 73. Voir également le texte de la première khuṭba prononcée au nom d’al-Muʿizz à Fusṭāṭ, dans laquelle le prédicateur insiste notamment sur le rétablissement de la justice, dans ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 685. 58.  Halm, The Empire, p. 413.

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plaintes contre les « injustices » (maẓālim) que Kāfūr (m. 357/968), le dernier grand représentant des Ikhshidides, avait tenues tous les samedis, et qui s’étaient interrompues après sa mort59. 2.  La justice d’al-Muʿizz et d’al-ʿAzīz

Cette politique prit de l’ampleur sous al-Muʿizz après son transfert au Caire en 361-2/972-3. Celui-ci désigna un juge aux maẓālim en la personne de ʿAbd Allāh ibn Abī Thawbān, qui avait par ailleurs juridiction sur les « Maghrébins », c’est-à-dire ceux qui avaient suivi les Fatimides lors de leur installation en Égypte, notamment les soldats60. Son tribunal, auquel les Égyptiens ne tardèrent pas à s’adresser, concurrençait celui du cadi mālikite demeuré en place après la conquête, Abū Ṭāhir al-Dhuhlī. Ibn Abī Thawbān nomma un vicaire, Aḥmad ibn Muḥammad al-Du’ādī, et s’entoura de témoins instrumentaires ; il alla jusqu’à se présenter dans les documents émis par son tribunal comme « le cadi de Miṣr et d’Alexandrie »61. Tout en abandonnant en partie la judicature ordinaire aux mains d’un cadi sunnite62, l’imam-calife marquait ainsi sa volonté d’ériger la justice de l’État fatimide en nouvel étalon de l’équité. Al-Muʿizz ordonna par ailleurs en 364/974-5 que deux juristes soient affectés à la police inférieure – qui avait juridiction sur Fusṭāṭ –, afin de garantir le respect de la légalité islamique par les forces de l’ordre. Cette mesure, dont le détail nous échappe, rencontra un succès mitigé et les deux juristes furent bientôt révoqués63. S’afficher en garant de la justice participait d’une quête de légitimité. Lorsqu’en 363/973-4, Ibn Killis et ʿAslūj ibn al-Ḥasan se virent confier les rênes de l’administration financière, ils commencèrent par tenir conjointement une session dans le palais accolé à la mosquée d’Ibn Ṭūlūn afin d’examiner les plaintes fiscales64. Comme auparavant en Ifrīqiya65, al-Muʿizz conserva l’habitude de recueillir les pétitions des sujets. Quand il tomba malade, les plaignants qui se bousculaient devant le palais trouvèrent porte close, 59.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 117 ; ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 686. Cf. Ibn Ḥajar, Rafʿ al-iṣr, p. 328 / trad. p. 177. Il chargea ensuite le dāʿī Abū ʿĪsā Murshid de rendre la justice à sa place, et changea le jour de l’audience pour le dimanche. Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 128. Voir Brett, The Rise of the Fatimids, p. 306 ; Rustow, The Lost Archive, p. 221-223, 240. 60.  ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 729. Voir Bianquis, « La prise du pouvoir », p. 93-94. 61.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 138, 223 ; Ibn Ḥajar, Rafʿ al-iṣr, p. 329 / trad. p. 179. 62.  Notons que dans un premier temps, certaines affaires complexes furent déférées devant alNuʿmān. ʿAlī ibn al-Nuʿmān fut plus tard attaché au tribunal d’al-Dhuhlī. Voir ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 229. 63.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 224. 64.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 145. 65.  Halm, The Empire, p. 354.

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et al-Muʿizz dut ordonner à son héritier présomptif, Nizār, d’examiner les pétitions à sa place66. L’importance de l’ordre légal réalisé par les Fatimides n’apparaît peut-être nulle part avec plus d’éloquence que dans la longue lettre qu’al-Muʿizz envoya, après son arrivée en Égypte, au chef qarmate du Baḥrayn, al-Ḥasan ibn Aḥmad al-Qarmaṭī67 : … Tout cela est le fruit d’une puissance divine et d’une autorité évidente. J’ai fait appliquer les peines scripturaires (ḥudūd) sur la base des preuves testimoniales et des témoins, aux Arabes comme aux esclaves, aux élites comme aux gens de peu, aux ruraux comme aux citadins, conformément aux commandements de Dieu le Très-Haut, à Ses injonctions morales, à Sa vérité et à Sa justesse, de sorte que l’ami rayonne de confiance et de joie, tandis que l’ennemi tremble de peur68.

La politique d’al-ʿAzīz (r.  365-386/975-996) fut marquée par le même souci de faire régner un ordre légal tant auprès du peuple qu’au sein de l’administration. Début 383/993, le chef des Berbères Kutāma, al-Ḥasan ibn ʿAmmār, se vit ainsi confier la triple tâche d’examiner les plaintes des sujets aux maẓālim, de gérer les dépenses et de vérifier les comptes des chefs de l’administration. Cette mission passa ensuite à un autre officier, auquel fut adjoint le cadi Muḥammad ibn al-Nuʿmān69. Il était essentiel, pour montrer que l’ère fatimide correspondait à la restauration du bon droit, que les institutions fatimides s’illustrent par une équité sans faille. C’est pourquoi al-ʿAzīz intervint personnellement, en 377/987-8, dans ce qui aurait pu demeurer un simple fait divers si la rumeur ne l’avait transformé en affaire d’État. Un marchand « étranger » (c’est-à-dire non égyptien) fut retrouvé assassiné dans la qaysāriyya d’al-Ikhshīd, derrière la mosquée de ʿAmr à Fusṭāṭ. Un agent de la police inférieure, nommé Rashīq, emprisonna une série de résidents des alentours. Or le bruit circula bientôt que Rashīq avait lui-même fait assassiner le marchand pour voler son argent. L’affaire fut portée devant l’imam-calife par voie de pétition, où l’on accusait l’officier de police d’avoir emprisonné d’innocents gens de bien. Conformément à la procédure courante aux maẓālim, al-ʿAzīz rédigea au dos de la pétition une apostille destinée au vizir Ibn Killis, lui ordonnant de diligenter une enquête afin de « laver le gouvernement/la dynastie (dawla) de cette honte ». Il exigea la libération des pauvres hères emprisonnés à tort, ainsi que le recrutement de chefs de la police sur la base de leur probité et de leur piété, et non en raison de leurs antécédents familiaux dans le métier. Remarquons que dans son apostille, al-ʿAzīz énonce explicitement un lien entre la débauche des chefs de la police et la fin du monde : 66.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 227, 232. Sur l’importance des pétitions et leur forme à l’époque fatimide, voir Rustow, The Lost Archive, p. 207-244. 67.  Sur ce personnage, voir Canard, « al-Ḥasan al-Aʿṣam », EI2, III, p. 253. 68.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 195. 69.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 277.

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L’autorité a été confiée à deux hommes qui ne craignent pas Dieu le Très-Haut ni ne font preuve d’aucune dévotion, alors que le bas-monde est au bord de l’anéantissement (al-dunyā fāniya) et que le Terme approche (al-ājāl mutaqāriba)70 !

De toute évidence, le pouvoir fatimide éprouvait quelques difficultés avec les forces de l’ordre, dont les exactions nuisaient à l’image du régime. Bien que la rhétorique eschatologique relève d’un topos destiné à rappeler la responsabilité des autorités devant Dieu au Jugement dernier, elle n’en contribuait pas moins à représenter la politique fatimide au miroir des attentes apocalyptiques des musulmans en général et des ismaéliens en particulier. Cette apostille bénéficia d’une diffusion inédite : tous les habitants de Fusṭāṭ la recopièrent et les jeunes garçons des écoles primaires durent l’apprendre par cœur71. L’initiation à la rhétorique n’était vraisemblablement pas l’objectif principal : il s’agissait surtout de diffuser, auprès des sujets égyptiens, l’image d’un souverain justicier, soucieux de garantir la probité de l’État fatimide à l’approche de l’apocalypse. 3.  Des décrets califaux

L’ordre promu par les Fatimides ne passa pas seulement par la justice des maẓālim. Dès son arrivée en Égypte, conformément aux pratiques des Fatimides en Ifrīqiya, Jawhar ordonna aux cadis de se conformer au droit ismaélien des successions, privilégiant les descendants sur les collatéraux et donnant une place égale aux hommes et aux femmes72. Par ailleurs, les imams-califes promulguaient régulièrement des décrets visant à faire appliquer leur conception de la légalité. Les historiens de la dynastie fatimide emploient parfois le terme « décret » pour traduire l’arabe tawqīʿ, c’est-à-dire une décision concernant un particulier ou un groupe, suite à la pétition qu’il lui a fait parvenir73. Je désigne ici ces décisions, souvent rédigées au dos de la pétition, par le terme « apostille », et réserve le mot « décret » pour un autre type de décision, qui ne répond pas à une pétition mais a une portée générale et relève d’une forme de législation. La terminologie employée par les sources n’est pas systématique. Dans un grand nombre de cas, al-Maqrīzī évoque des sijill-s, c’est-à-dire des documents « enregistrant » des décisions. Le sens de ce terme varie cependant selon les contextes : au tribunal, le sijill correspond à l’enregistrement d’un jugement ; dans l’administration, il s’agit plutôt d’un acte de nomination, un sens également présent chez al-Maqrīzī. Le terme prend 70.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 263-266. 71.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 266. 72.  ʿImād al-Dīn, Tārikh al-khulafā’, V-VI, p. 695. Voir Bianquis, « La prise du pouvoir », p. 82-83. 73.  Rustow, The Lost Archive, p. 209 ; Babinger et Bosworth, « Tawḳīʿ », EI2, X, p. 420-421.

Notons également le terme sijill manshūr, décision édictée suites à une pétition et faisant l’objet de documents autonomes, aussi traduit par « décret ». Voir Stern, Fāṭimid Decrees, p. 85-90.

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néanmoins la signification de « décret » dans un grand nombre d’occurrences où il désigne un écrit par lequel l’imam-calife promulgue une norme qu’il impose à l’ensemble des sujets74. Parfois, al-Maqrīzī se contente d’écrire que le calife a « ordonné » (amara)75, qu’il a « interdit » (manaʿa)76, ou simplement qu’on a « crié » (nūdiya) dans les rues77. Ce dernier verbe est particulièrement révélateur : le décret, tel que je l’entends ici, était rendu public, souvent par oral. À Fusṭāṭ, puis au Caire, des hérauts étaient chargés d’annoncer les mesures décidées par le pouvoir. Le recours à des crieurs publics n’était pas tout à fait nouveau78 ; il prit cependant, sous les premiers Fatimides d’Égypte, des proportions inédites, notamment avec al-Ḥākim. Une série de mesures furent rapidement adoptées contre les non-musulmans, tant pour faire appliquer les restrictions vestimentaires généralement prévues par le droit islamique que pour limiter les manifestations populaires liées à leurs cultes. En 362/972, Jawhar ordonna que les juifs revêtent des habits distinctifs (ghiyār) pour sortir79. AlMuʿizz interdit d’allumer des feux dans les rues et de s’asperger d’eau lors du réveillon du premier de l’an copte80. En 367/977-978, al-ʿAzīz prohiba les réunions de chrétiens lors de la fête de l’immersion (ghaṭās, ou Épiphanie) qui, chaque 11 Toubeh, commémorait le baptême du Christ. Il proscrivit ce jour-là de descendre dans le fleuve et de sortir des instruments de musique81. Plusieurs décrets d’al-Muʿizz et d’al-ʿAzīz touchent par ailleurs au respect de la morale publique et à la répression des fraudes. Le premier fit changer le système des poids et mesures82. Son successeur décréta en 383/993 qu’aucun paiement ne pouvait être exigé pour faire estampiller les poids83. Cette réforme des poids et mesures, qui marquait la naissance d’un nouvel ordre économique, suscita vraisemblablement des tentatives de fraude de la part de membres de l’élite dirigeante, ce qui affaiblissait l’intégrité du système fatimide. Al-ʿAzīz publia donc un décret menaçant d’un châtiment sévère toute personne, même de haut rang, prise en possession de poids, de mesures ou de balances

74.  Sous al-Ḥākim, ces décrets étaient rédigés par un secrétaire spécialisé, le nestorien Bishr ibn ʿUbayd Allāh ibn Sūrīn. Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 83. Cf. Bianquis, Damas et la Syrie, I, p. 254. 75.  Voir par exemple al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 21, 38, 69. 76.  Voir par exemple al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 57, 77, 79, 87, 91, 93, 94, 95, 96, 98, 102, 104, 107, 110, 119, 120. 77.  Voir par exemple al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 54, 59. 78. Voir al-Kindī, Wulāt, p. 200, 404, 450, 464. 79.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 132. 80.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 214. 81.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 242. Sur cette fête, voir Clément-Mullet, « Notice sur les feux de Saint-Jean », p. 102-103. 82.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 224. Voir Ashtor, « Makāyil et mawāzīn », EI2, VI, p. 112. 83.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 277.

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mal étalonnés84. De manière générale, l’imam-calife entendait améliorer la gestion des marchés et des espaces publics. La même année, il fit ordonner aux habitants de Fusṭāṭ ou du Caire d’allumer chaque nuit des lampes à leurs fenêtres, sans doute pour servir d’éclairage « public », et aux commerçants d’installer de grandes jarres emplies d’eau devant leurs boutiques en guise de fontaines 85. Ces mesures se doublèrent d’une tentative de réforme des mœurs. Dans un décret de 363/974, al-Muʿizz prit des mesures relatives aux vêtements des femmes : il fit crier dans les rues que celles-ci n’avaient pas le droit de porter des pantalons longs (sarāwīl kibār), c’est-à-dire sans doute descendant en-dessous de la cheville86. En 381/991, al-ʿAzīz ordonna de mettre fin aux pratiques répréhensibles et de détruire les lieux de débauche (les cabarets). L’application de son décret permit la saisie et la destruction de milliers de jarres de vin87. Mentionnons enfin qu’en 369/979-980, al-ʿAzīz fit annoncer qu’il était désormais interdit de jurer « sur la tête du Commandeur des croyants », comme les Égyptiens avaient pris l’habitude de le faire, sous peine de châtiment88. Les règnes d’al-Muʿizz et d’al-ʿAzīz furent riches en événements militaires – notam­ ment en Syrie où les Fatimides étendaient leur domination – qui retiennent en priorité l’attention des chroniqueurs. La vie politique égyptienne n’apparaît, au final, qu’en arrière-plan de ces années. Pourtant, les quelques exemples qui précèdent montrent que ces deux califes s’illustrèrent déjà, ponctuellement, par leur œuvre légale et tentèrent, par le biais d’annonces publiques et de décrets, de réformer la société de Fusṭāṭ et du Caire en s’attaquant aux boissons fermentées, à l’apparence des femmes dans l’espace public, aux non-musulmans et aux pratiques commerciales frauduleuses. Seul à connaître le sens caché de la Loi, l’imam-calife avait le pouvoir de le révéler et, par ses décrets, de le faire appliquer89. Cette activité ne s’apparente pas moins à une forme de législation, qui répondait à des enjeux économiques et sociaux, mais constituait aussi un moyen d’affirmer la légitimité et l’autorité de la dynastie sur les populations locales. Bien que limitée, cette œuvre témoigne d’une volonté d’instaurer en Égypte un ordre légal qui préfigure les mesures, d’une tout autre ampleur, que prit l’imam-calife al-Ḥākim.

84.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 280. 85.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 277. 86.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 214. Certains hadiths recommandent en effet aux femmes de ne pas

porter de pantalons traînant par terre. Voir Björkman, « Sirwāl », EI2, IX, p. 705. Le cadi al-Nuʿmān donne à lire quelques règles générales quant au vêtement féminin, mais je n’ai rien trouvé sur les pantalons. Voir al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, II, p. 215. D. Cortese et S. Calderini proposent une interprétation économique de cette interdiction, qui aurait eu pour objectif d’économiser du tissu. Cortese et Calderini, Women, p. 83. 87.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 271. 88.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, I, p. 253. 89. Cf. Halm, The Empire, p. 45.

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III. Al-Ḥākim ou le justicier messianique ? Le long règne d’al-Ḥākim (r.  386-411/996-1021) a fait couler beaucoup d’encre. Marqué par des persécutions et une politique en apparence incohérente, il s’acheva sur une période d’ascétisme au terme de laquelle l’imam-calife disparut, et n’a cessé d’in­ ter­ roger les chroniqueurs médiévaux comme les historiens contemporains90. Il n’est point mon intention ici de proposer un bilan exhaustif des études qui lui ont été consacrées, ni de dresser un panorama général de son règne. Il apparaît vain, par ailleurs, de s’interroger sur l’état mental d’un souverain qui a parfois été traité de fou, l’historien ne pouvant s’improviser psychiatre, a fortiori pour un personnage disparu depuis un millénaire. Je souhaiterais simplement, dans cette dernière partie, montrer comment la politique juridique et judiciaire d’al-Ḥākim prolonge de manière cohérente, bien qu’extrême, celle des califes fatimides précédents.

a.  L’activité judiciaire d’al-Ḥākim Les premières années du règne d’al-Ḥākim, tel qu’al-Maqrīzī en propose le récit sur la base des écrits d’al-Musabbiḥī (m. 420/1030), furent marquées par son souci constant de garantir le bon fonctionnement de la justice califale établie par ses prédécesseurs. Au début de son règne, alors qu’il était encore mineur, al-Ḥākim semble avoir laissé l’institution des maẓālim aux mains de son wāsiṭa (chef de l’administration) al-Ḥasan ibn ʿAmmār, chef des Kutāma, qui chargea un subordonné de collecter les pétitions et d’y répondre91. En 387/997, le tuteur de l’imam-calife, Barjawān, lui succéda à cette charge et préposa son secrétaire chrétien Fahd ibn Ibrāhīm aux maẓālim. Al-Maqrīzī précise cependant que désormais, tous les après-midis, l’imam-calife prenait les décisions et rédigeait lui-même les apostilles en haut des pétitions avant que celles-ci ne soient transmises au dīwān pour être mises à exécution92. L’émancipation du jeune imam-calife, qui se traduisit par l’assassinat de Barjawān en 390/1000, fut l’occasion pour al-Ḥākim d’affirmer haut et fort l’importance de sa justice, qu’il entendait exercer lui-même. Dans l’édit qu’il fit lire dans les mosquées pour justifier l’élimination de son tuteur, l’imam-calife proclamait : 90.  Voir notamment Wiet, L’Égypte arabe, p. 199, où l’historien évoque la « série de mesures inexplicables » prises par ce calife. Je me contente de citer ici les principaux travaux sur son règne : van Ess, Chiliastische Erwartungen ; Bianquis, Damas et la Syrie, I, p. 215-387 ; Lev, State and Society, p. 25-37 ; Halm, Die Kalifen von Kairo, p. 167-304 ; Walker, Caliph of Cairo. 91.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 6. Sur la fonction de wāsiṭa, « intermédiaire » entre le calife et les sujets, voir Walker, Caliph of Cairo, p. 98 sq. 92.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 14.

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Quiconque d’entre vous a une plainte ou une requête à déposer, qu’il aille trouver le Commandeur des croyants pour la lui soumettre : il la traitera en personne et sa porte vous est ouverte. […] Vous êtes les sujets du Commandeur des croyants, pour lesquels sont ouvertes les portes de sa justice, de sa bienfaisance et de sa grâce93 !

Al-Ḥākim chercha en effet à imposer l’image d’un souverain soucieux de rendre justice à tous. Le chambellan (ṣāḥib al-sitr) reçut l’ordre d’introduire toute personne demandant à parler à l’imam-calife pour lui soumettre une pétition. Celui-ci ne rédigeait plus les apostilles, mais était présent et consulté pour les affaires les plus délicates94. Au quotidien, al-Ḥākim déléguait l’examen des pétitions à son général et wāsiṭa al-Ḥusayn ibn Jawhar, et le secrétaire Fahd ibn Ibrāhīm écrivait la plus grande partie des apostilles. Toutefois, l’imam-calife demeurait le garant de la procédure. On interdit notamment de remettre des pétitions au général chez lui ou à son passage dans les rues du Caire, comme cela s’était fait auparavant : les pétitions devaient impérativement être portées au palais califal. Par ailleurs, al-Ḥusayn et Fahd devaient transmettre les pétitions à al-Ḥākim et lui en exposer le contenu95. Cette organisation des maẓālim était néanmoins ambiguë aux yeux des sujets égyptiens. D’un côté, al-Ḥākim se présentait comme le justicier suprême, dont la porte était toujours ouverte ; de l’autre, il déléguait l’examen des pétitions. Or les pétitionnaires employaient, dans leurs lettres, des expressions qu’al-Ḥākim jugeait impropres lorsqu’il n’était pas le destinataire direct. Al-Ḥusayn ibn Jawhar, auquel les sujets écrivaient, dut par conséquent leur interdire d’employer dans l’adresse l’expression « notre sei­ gneur et notre maître » (sayyidu-nā wa-mawlā-nā) – réservée à l’imam-calife –, et leur ordonna de simplement s’adresser au « général » (al-qā’id)96. Cette injonction fut également proclamée dans un décret lu au palais, et justifiée en ces termes : Ô gens qui écoutez cette proclamation ! Dieu, détenteur de la grandeur et de la majesté, a réservé aux imams [un statut] auquel nul de la communauté ne peut être associé. Quiconque aura l’audace, après lecture de cet édit (manshūr), de s’adresser par oral ou par écrit à un autre que la sainte Altesse en employant les mots « notre seigneur » ou « notre maître », le Commandeur des croyants décla­rera son sang licite97 !

Tout en comprenant le rôle qu’al-Ḥākim entendait jouer sur la scène judiciaire, la population peinait à intégrer les règles protocolaires imposées par le statut de l’imam93.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 28. Cf. Bianquis, Damas et la Syrie, I, p. 255. 94.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 30. 95.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 29. Cette organisation semble s’être poursuivie au cours des années

suivantes. Voir al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 73. 96.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 29. 97.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 35.

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calife dans la pensée ismaélienne, voire n’en comprenaient pas la spécificité. Ce rappel du protocole eut néanmoins des effets pervers, car d’aucuns se mirent à s’adresser à lui en employant la formule « maître de la Création tout entière » (mawlā l-khalq ajmaʿīn), qui exagérait sa souveraineté au point de tendre à la divinisation – une tendance qui s’épanouit à la fin de son règne. Par un nouveau décret, al-Ḥākim dut donc interdire d’employer cette expression98. Al-Ḥākim déploya largement la juridiction des maẓālim en confiant à ʿAbd al-ʿAzīz ibn Muḥammad ibn al-Nuʿmān, toujours en 390/1000, la fonction d’examiner les plaintes pour abus99. Ce dédoublement de l’institution créa cependant une concurrence entre ʿAbd al-ʿAzīz et son cousin al-Ḥusayn ibn ʿAlī ibn al-Nuʿmān, le grand cadi d’alḤākim, et aboutit bientôt au conflit d’autorité, tandis que les adversaires se disputaient pour déterminer devant lequel des deux porter leurs affaires100. Il fallut que l’imamcalife intervienne pour réaffirmer, dans une lettre, la primauté du grand cadi sur le préposé secondaire aux maẓālim, ʿAbd al-ʿAzīz101. Plus tard, en 401/1010-1011, le grand cadi Mālik ibn Saʿīd al-Farīqī se vit également attribuer la fonction d’instruire les maẓālim, ce qui perpétua le caractère bicéphale de cette institution – présente à la fois à la ville et au palais – tout en réduisant la concurrence entre juridictions102. Al-Ḥākim développa donc l’institution des maẓālim qu’il avait héritée de ses prédécesseurs, tout en y promouvant son rôle personnel. Cette politique connut pourtant un tournant dans le dernier tiers de son règne. L’année 403/1013 marque un changement dans son comportement. Pris d’une grande piété, il se mit à multiplier les aumônes et les dons aux mosquées – il offrit notamment un nombre conséquent d’exemplaires du Coran à celles de ʿAmr et d’Ibn Ṭūlūn –, tandis qu’il ébauchait un rapprochement avec la population sunnite en priant à la mosquée de ʿAmr et en interdisant d’insulter les Compagnons103. Il publia un décret prohibant la proskynèse104 et réglementant la manière de s’adresser à lui par oral comme dans les pétitions : l’on ne devait plus appeler à « la prière de Dieu » sur lui – comme l’usage le voulait à propos du Prophète –, mais se contenter d’invoquer le salut et les bénédictions de Dieu sur le Com­ man­deur des croyants. Cette humilité s’accompagna de nouvelles pratiques judiciaires : 98.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 48. 99.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 35. 100.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 37. 101.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 40-41. 102.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 85. 103.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 96, 98, 100, 105. 104.  Sous les premiers Fatimides, la proskynèse (taqbīl al-arḍ) devant l’imam avait soulevé le

problème de sa déification ; c’est pourquoi al-Manṣūr avait rigoureusement interdit cette pratique. Al-Muʿizz la réinstaura et al-Nuʿmān s’évertua à la défendre en minimisant ses implications religieuses. Voir al-Nuʿmān, Kitāb al-himma, p. 105 ; Halm, The Empire, p. 351-352.

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l’imam-calife se mit à récolter lui-même les pétitions des plaideurs avant d’entendre leurs plaintes de vive voix105. Par la suite, il multiplia les sorties dans les rues du Caire et les environs, accompagné d’un ou deux hommes : allant à la rencontre des sujets, il recevait leurs pétitions et leur rendait justice sur-le-champ106. Une nouvelle étape fut franchie en 404/1014, lorsqu’al-Ḥākim proclama par décret qu’il n’examinerait plus officiellement les plaintes déposées aux maẓālim et que les pétitions devaient dorénavant être adressées à son cousin, qu’il venait de nommer héritier présomptif107. Il semble n’avoir plus considéré, à partir de là, son rôle judiciaire comme central. Il interdit de lui remettre des pétitions lorsqu’il sortait en cortège et, en 405/1014, fit jeter en prison des contrevenants108. Ce retrait coïncide avec la décrue puis – pour ce que l’on en sait – l’arrêt de ses décrets juridiques à la fin de son règne. Il faut inclure, dans la politique judiciaire d’al-Ḥākim, nombre d’exécutions d’administrateurs coupables d’injustice ou de corruption109. Le futur vizir Aḥmad ibn ʿAlī al-Jarjarā’ī eut les deux mains tranchées pour avoir falsifié une pétition110. Remarquant combien al-Ḥākim prit au sérieux le trou dans la caisse des orphelins laissé à sa mort par le cadi Muḥammad ibn al-Nuʿmān, Thierry Bianquis conclut qu’il « manifesta sa vie durant un souci aigu de l’État et du dévouement de tous à son service111 ». C’est également à travers le filtre de l’engagement au service de l’État qu’il interprète l’assassinat de Barjawān112. Cette grille de lecture n’est cependant pas complètement satisfaisante, car elle ne permet pas de comprendre l’articulation des diverses facettes de la politique d’al-Ḥākim. Sans nier que le « souci aigu de l’État » ait joué un rôle important, je souhaiterais proposer ici une interprétation complémentaire, à savoir que l’imam-calife était animé d’une concep­tion religieuse de l’ordre et de la justice, dont ses décrets constituent l’expression la plus emblématique.

b.  Les décrets califaux En comparaison avec ses prédécesseurs fatimides, et a fortiori avec les Abbassides, le règne d’al-Ḥākim se distingue par la proclamation d’une quantité de décrets sans précédent. L’Ittiʿāẓ al-ḥunafā’ d’al-Maqrīzī garde la trace d’une centaine, promulgués Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 96. Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 99, 101, 104, 106, 121. Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 104, 110. Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 105. Voir par exemple al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 45, 48, 59, 80, 85. Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 101-102. Bianquis, Damas et la Syrie, I, p. 253. Sur cet épisode, voir également Walker, Caliph of Cairo, p. 109. 112.  Bianquis, Damas et la Syrie, I, p. 256. 105.  106.  107.  108.  109.  110.  111. 

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principalement entre 389/999 et 405/1015113. Cette législation, qui connut de spec­ta­ cu­laires retournements, a déjà fait l’objet d’analyses approfondies dans lesquelles les historiens s’interrogent notamment sur les motivations et les sources d’inspiration de l’imam-calife114. Il n’est nul besoin, pour mon propos, d’y revenir en détail. L’important est de s’interroger sur le sens général de cette activité législatrice et sur sa chronologie. Il convient tout d’abord de souligner qu’al-Ḥākim ne promulgua pas un nouveau système juridique ni n’abolit la Loi comme d’autres dirigeants ismaéliens. Son rôle consista, dans la plupart des cas, soit à réglementer des pratiques administratives qui ne relèvent pas du fiqh (catégories « gestion de l’État », « gestion de la ville » et « calife » dans le graphique  1115), soit à développer des normes discutées dans le fiqh sunnite comme chiite (catégories « mœurs », « non-musulmans », « rituels musulmans »116). Les sanctions pénales qu’il fit appliquer à ses sujets pour comportement licencieux n’outrepassent pas les prescriptions du fiqh117 et le caractère transgressif de certaines mesures, sur lequel insiste Daniel De Smet, peut sans doute être discuté118. La princi­ pale innovation par rapport au fiqh concerne les interdictions alimentaires, étendues à des légumes dont la consommation était jusque-là autorisée par les juristes musulmans119.

113. Le recensement sur lequel reposent les analyses qui suivent compte 111 mesures décrétées. Certaines furent cependant regroupées dans un même décret, et la fluidité de la terminologie employée par les auteurs médiévaux pour qualifier ces formes de législation ne permet pas de les quantifier avec précision. 114.  Voir en particulier Halm, « Der Treuhänder Gottes » ; De Smet, « Les interdictions alimentaires » ; Walker, Caliph of Cairo, p. 187-217. 115.  La catégorie « gestion de l’État » inclut ce qui concerne les impôts, la corruption, la gestion des biens, les poids et mesures, la monnaie et les maẓālim. Celle de la « gestion de la ville » concerne le nettoyage et l’éclairage des rues, le marché aux esclaves, la faculté de se déplacer à cheval au Caire, l’abattage des chiens et la réglementation sur les cimetières. La catégorie « calife » regroupe l’interdiction de critiquer la politique d’al-Ḥākim et de son gouvernement, l’interdiction de réclamer de l’argent au calife et celle de la proskynèse. 116.  La catégorie « mœurs » inclut les réglementations relatives à la sortie et à l’apparence vestimentaire des femmes, la manière de se vêtir au hammam, la prohibition du chant, de la musique, des jeux et des boissons fermentées, ainsi que deux domaines non traités dans le fiqh : les mesures de couvre-feu et les interdictions de rassemblement. Celle des « non-musulmans » couvre les ordres de destruction d’édifices religieux appartenant aux non-musulmans, les restrictions concernant les fêtes non musulmanes et les autres mesures anti-dhimmī-s (obligations vestimentaires, etc.). Les « rituels musulmans » touchent notamment la prière, l’appel à la prière et le pèlerinage à La Mecque. 117.  Halm, « Der Treuhänder Gottes », p. 61. 118.  De Smet, « Les interdictions alimentaires », p. 68. 119.  Ces interdictions alimentaires concernent également les poissons sans écailles (comme les anguilles). Daniel De Smet relève leur interdiction par le droit ismaélien élaboré par al-Nuʿmān (De Smet, « Les interdictions alimentaires », p. 56). Il convient de noter qu’une telle prohibition avait déjà été formulée par le juriste imamite al-Kulaynī (m. 329/941), sur la base de paroles remontant à l’imam Muḥammad al-Bāqir. Al-Kulaynī, al-Furūʿ, VI, p. 219.

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Si al-Ḥākim ne créa pas de nouvelle Loi, il tenta d’imposer, temporairement, une interprétation du droit musulman. La chronologie de ces mesures doit retenir notre attention. À l’exception de quelques décrets relatifs à l’administration, aux mœurs et aux non-musulmans, le cœur de l’activité juridique d’al-Ḥākim se déploie entre 395/1004-1005 et 405/1014-1015. Les années 399-403/1008-1013 voient le nombre de décrets le plus élevé, avec des pics en 399 et 402. En revanche, cette activité décroît dès l’année 403 pour disparaître de l’Ittiʿāẓ al-ḥunafā’ en 406/1015-16 (Graph.  1). Cette concentration de l’activité juri­ dique d’al-Ḥākim autour de l’an 400 m’amène à proposer l’existence d’un lien entre la promulgation de ces décrets et les attentes eschatologiques de l’imam-calife.

c.  La portée messianique de la politique légale d’al-Ḥākim En dépit du recul des attentes apocalyptiques, nécessité par des considérations pragmatiques – la fondation d’une dynastie et l’exercice d’un pouvoir temporel –, les premiers imams-califes fatimides concevaient toujours leur règne comme un préalable au dévoilement du qā’im120. L’hypothèse que le comportement d’al-Ḥākim fut induit 120.  Voir par exemple Halm, The Empire, p. 403.

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par ses croyances messianiques n’est pas nouvelle. Josef van Ess a, le premier, proposé que le calife, en tant que souverain d’un an 400 chargé d’attentes apocalyptiques, se crut investi d’un rôle messianique, voire espéra être lui-même le qā’im de la fin des temps121. Sans aller aussi loin, Thierry Bianquis souligne l’importance de l’an 400 pour expliquer la politique anti-tributaires d’al-Ḥākim. Ce dernier pourrait avoir été influencé par des traditions « sécularistes » circulant en Orient à cette époque, selon lesquelles les juifs et les chrétiens avaient refusé de reconnaître Muḥammad comme le rédempteur attendu sous prétexte que ce dernier n’était supposé apparaître que 400 ans plus tard. Le Prophète les aurait donc laissé pratiquer leurs religions contre le paiement de la capitation (jizya) pendant 400 ans. Si, à l’expiration de ce délai, le rédempteur qu’ils attendaient apparaissait, le pouvoir lui reviendrait. Dans le cas contraire, ils devraient se soumettre à l’imam régnant qui détruirait leurs religions122. Al-Ḥākim aurait ainsi endossé le rôle de ce souverain annoncé de l’an 400, unifiant tous les monothéistes et réalisant la prophétie de Muḥammad. Selon Daniel De Smet, l’interdiction de certains légumes, tout comme l’abattage systématique des chiens, la destruction des lieux de culte non musulmans et la tendance de l’imam-calife à se déplacer sur un âne, suggèrent par ailleurs qu’al-Ḥākim fut influencé par un groupe d’ismaéliens qui continuaient à cultiver les espérances messianiques des Qarmates ; l’imam-calife aurait ainsi voulu se présenter comme le mahdī ou le qā’im et instaurer une ère messianique caractérisée par la mise en place d’une nouvelle Loi123. Heinz Halm se montre plus réservé à ce sujet : l’hypothèse qu’al-Ḥākim se serait ou aurait été considéré comme un rédempteur messianique lui apparaît trop spéculative124. Il souligne par ailleurs que le missionnaire ismaélien al-Kirmānī (m. ap. 411/1020-1021), proche de l’imam-calife, affirme dans un écrit daté de 408/1017 que la lignée des imams fatimides est destinée à se poursuivre. Il note enfin qu’al-Ḥākim, ayant désigné un héritier au trône en 404/1013, ne pouvait se croire le dernier imam avant l’apocalypse125. La réfutation de Halm, pour documentée qu’elle soit, peine cependant à convaincre. Il convient en effet de distinguer millénarisme et attente de l’apocalypse stricto sensu. Depuis le cadi al-Nuʿmān au moins, les Fatimides avaient reculé la fin du monde à une date indéterminée. Cela ne les empêchait pas de croire que l’ère du qā’im avait commencé et que le règne de chacun d’entre eux y participait. Il était donc possible, 121.  van Ess, Chiliastische Erwartungen, p. 34 et suiv. Voir également Walker, Caliph of Cairo, p. 264 ; Brett, « Egypt », p. 576. 122.  Bianquis, Damas et la Syrie, II, p. 407-409. Cf.  van Ess, Chiliastische Erwartungen, p. 44-46, 50. Voir De Smet, Les épîtres sacrées des Druzes, p. 478-479. Cf. Sylvestre de Sacy, Exposé de la religion des Druzes, p. ccclxxv. 123.  De Smet, « Les interdictions alimentaires », p. 68. 124.  Halm, « Der Treuhänder Gottes », p. 51, 64. 125.  Ibid., p. 52-53.

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pour le souverain de l’an 1000, d’entretenir des ambitions messianiques sans tou­ te­fois être persuadé de l’imminence de la fin du monde. Par ailleurs, la désignation d’un héritier présomptif par al-Ḥākim eut lieu en 404, et le discours d’al-Kirmānī sur la prolongation de l’imamat date de 408, ce qui ne préjuge pas de ce que l’imamcalife croyait avant la première date. Or, l’activité législatrice d’al-Ḥākim est prin­ ci­pa­le­ment antérieure à 404, année où le nombre de ses décrets se mit à décroître (Graph.  1). En 408, cela faisait vraisemblablement deux ans que l’imam-calife avait cessé de légiférer. L’hypothèse qu’al-Ḥākim, avant l’an 404, se voyait investi d’un rôle messianique, de­meure donc ouverte. Le récit par al-Maqrīzī de ses années de règne incorpore nombre de phénomènes naturels qui purent nourrir les attentes eschatologiques des contem­ porains. Les catastrophes climatiques, les épidémies, les événements « miraculeux » se suc­cé­daient126. Joseph van Ess a par ailleurs insisté sur le poids des phénomènes astronomiques sur la politique fatimide, et sur l’effet potentiel de la supernova de 396/1006127. Cette supernova, la plus brillante de tous les temps historiques, demeura visible en plein jour pendant deux ou trois mois128. La nuit de sa disparition, alors qu’il sortait sur son âne, on entendit al-Ḥākim dire : « Pardieu, l’astre (al-kawkab) est apparu  ! », et al-Maqrīzī évoque une éclipse solaire le jour de sa mort129. J’ai par ailleurs noté plus haut que les chiffres ronds des siècles hégiriens avaient, depuis les débuts de l’Islam, généré des attentes apocalyptiques ou messianiques. Or c’est en 395, avec un regain en 399, que l’imam-calife se mit véritablement à légiférer, c’est-à-dire à l’approche de l’an 400. Le maximum de cette activité se fit sentir entre 399 et 404, ce qui pourrait signifier, comme l’écrit druze cité ci-dessus le suggère, qu’al-Ḥākim se référait moins au calendrier de l’hégire stricto sensu qu’à un décompte de 400 années depuis l’apos­tolat de Muḥammad. Il faut également remarquer que l’émir ʿUqaylide Qirwāsh ibn al-Muqallad, qui rallia un temps une partie de l’Irak et de la Jazīra aux Fatimides, prêta allégeance à al-Ḥākim en 401/1010-1011. Il avait selon toute vraisemblance été converti par un missionnaire fatimide130. Al-Maqrīzī cite un extrait significatif du sermon qui marqua la reconnaissance d’al-Ḥākim par les ʿUqaylides : 126.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 16 (catastrophe climatique, an 387), 81 (épidémie, an 400), 87 (naissance d’un agneau au visage humain, an 401), 96 (invasion de sauterelles, an 403), 112 (crue exceptionnellement haute, an 406). 127.  Van Ess, Chiliastische Erwartungen, p. 34-43. Voir al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 61. 128. Voir Rada et Neuhäuser, « Supernova SN 1006 ». Sur les attentes apocalyptiques que put susciter cette supernova, ainsi que d’autres phénomènes cataclysmiques autour de la même période, voir Landes, « The Fear of an Apocalyptic Year 1000 », p. 255, 267 n. 82. 129.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 116, 120. 130.  Walker, Caliph of Cairo, p. 119-120.

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Louange à Dieu qui, grâce à Sa lumière, a dissipé les abîmes de colère ; qui, grâce à Sa majesté, a fait s’écrouler les idoles ; qui, grâce à Sa puissance, a fait se lever le soleil de la Vérité (shams al-ḥaqq) à l’Occident131 !

L’expression « soleil de la vérité à l’Occident » est loin d’être anodine. On pourrait la lire, au premier degré, comme une métaphore d’al-Ḥākim, imam qui fait briller la vérité religieuse à l’ouest de l’Irak. Cette interprétation ferait fi cependant de la connotation eschatologique des termes employés. Un grand nombre de traditions apocalyptiques annonce en effet le lever du soleil à l’Occident comme un des signes de l’Heure132. Le sermon de l’émir ʿuqaylide, reflet de la propagande fatimide, est transparent : s’il se rallie à al-Ḥākim, c’est parce qu’il voit dans son règne un des signes avant-coureurs de la fin du monde133. L’expression employée par l’émir fusionne enfin attentes eschatologiques et juridisme : le shams al-ḥaqq, ou « soleil de la Vérité », peut aussi être lu comme le « soleil du bon droit ». Bien qu’aucune certitude ne puisse être établie, il semble donc vraisemblable qu’al-Ḥākim se sentit investi autour de l’an 400 d’une mission d’ordre messianique : celle d’instaurer le royaume de Dieu sur terre, ce qui passait par l’établissement d’un ordre légal. On peut se demander, d’ailleurs, dans quelle mesure le nom de règne (laqab) « qu’on avait choisi pour lui134 » alors qu’il n’avait que douze ans influença sa manière de concevoir son rôle. Le sens le plus immédiat d’« al-Ḥākim bi-amr Allāh » est, comme le dit Halm, « celui qui juge par le commandement de Dieu »135. Dans le Coran, Dieu est appelé à plusieurs reprises khayr al-ḥākimīn, « le meilleur des juges » et aḥkam al-ḥākimīn, « le plus juste des juges »136. Ce sens correspond bien à l’œuvre de justicier de l’imam-calife. Mais son laqab prête aussi à une interprétation secondaire. Le verbe ḥakama, dont dérive le participe actif ḥākim, signifie à la fois « juger » et « gouverner »137. Quant à amr Allāh, nous avons vu plus haut qu’il correspondait, dans la pensée eschatologique, au royaume de Dieu devant être instauré sur terre avant 131.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 88. 132. Voir Nuʿaym ibn Hammad, Kitāb al-fitan, p. 56, 579, 638, 641, 652-657. Les propagan-

distes d’al-Mahdī avaient employé la même image apocalyptique à son arrivée en Ifrīqiya. Voir Halm, The Empire, p. 159. 133.  La levée du soleil à l’Occident ne signe pas dans toutes les traditions le déclenchement immédiat de l’apocalypse. D’aucuns considèrent que le monde durera encore 120 ans après le début de l’inversion du cours du soleil. Il n’en demeure pas moins que cet événement marque l’ouverture des fins dernières. Nuʿaym ibn Hammad, Kitāb al-fitan, p. 656. Sur d’autres prédictions eschatologiques qui auraient motivé la destruction du Saint-Sépulcre à Jérusalem, voir al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 118-119. 134.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 4. 135.  Halm, « Der Treuhänder Gottes », p. 17. 136. Coran 7 : 87 ; 10 : 109 ; 11 : 45 ; 12 : 80 ; 95 : 8. 137.  Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, I, p. 470.

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l’apocalypse. « Al-Ḥākim bi-amr Allāh » connote donc, aussi, celui qui gouverne le royaume de Dieu138. Il s’agit, comme pour les imams-califes fatimides al-Mahdī, alQā’im bi-amr Allāh et al-Manṣūr bi-Llāh, d’un laqab messianique139. Pourquoi al-Ḥākim cessa-t-il de légiférer après 405 ? Pourquoi se retira-t-il peu à peu du gouvernement et adopta-t-il un comportement ascétique140 ? Il n’est pas pos­sible ici d’envisager les nombreuses raisons qui peuvent expliquer son comportement. Pour en rester à nos présentes conjectures sur la dimension eschatologique de sa politique, deux hypothèses peuvent être avancées, entre lesquelles il est difficile de trancher : 1) S’il se considérait auparavant comme le qā’im de la fin des temps, il dut constater

que l’apocalypse n’arrivait pas et prit conscience de son erreur. Il organisa alors sa succession et se détourna des affaires temporelles. 2) S’il se considérait simplement comme le souverain chargé d’établir un royaume de Dieu destiné à perdurer, peut-être jugea-t-il son œuvre achevée.

Une troisième hypothèse, plus aléatoire, pourrait être avancée : peut-être auraitil eu l’intention d’abolir la Loi. Al-Maqrīzī relate en effet un étrange récit d’après le chiite Ibn Abī Ṭayyi’ (m. 625/1228)141. En ramaḍān 410/1020, le bruit circula au Caire qu’al-Ḥākim avait l’intention d’apporter de la nourriture à la mosquée et d’obliger les musulmans à rompre le jeûne sous peine de mort142. Même si la rumeur était infondée, elle montre combien la politique juridique d’al-Ḥākim faisait résonner chez les Égyptiens l’écho de leurs attentes eschatologiques : au règne de la Loi devait succéder l’abolition de cette dernière. De fait, la fin du règne d’al-Ḥākim fut marquée par l’émergence d’un courant sectaire, bientôt appelé druzisme, qui poussait à son paroxysme la conception que l’imam-calife pouvait avoir de son règne. Quels que soient les premiers développements de ce courant – dont la naissance fait l’objet de contradictions143 –, les sources se rejoignent sur deux points : les adeptes de la secte voyaient en al-Ḥākim l’incarnation de Dieu sur terre et, croyant advenue la fin du monde, abolirent la Loi islamique144. 138.  M. A. Amir-Moezzi propose de même que le titre amīr al-mu’minīn, réservé à ʿAlī dans le chiisme, pourrait avoir eu à l’origine une connotation messianique. Amir-Moezzi, « Muḥammad le Paraclet », p. 45-6. 139.  D. Cortese a, pour sa part, avancé que le laqab du successeur d’al-Ḥākim, al-Ẓāhir (« l’apparent »), symbolisa la volonté de répudier l’approche trop ésotérique du règne précédent. Cortese, Eschatology and Power, p. 26. 140. Voir Daftary, The Ismāʿīlīs, p. 186. 141.  Sur cet auteur, voir Halabi Halawi, « Les Druzes », p. 110-111. 142.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 118. 143. Voir Halabi Halawi, « Les Druzes ». 144.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 113, 118.

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Telle que la présente Ḥamza, l’un des fondateurs du druzisme, dans une de ses épîtres, cette abolition aurait été décrétée par al-Ḥākim en personne145. Ce n’était là que la résurgence de cet antinomisme latent, conjugué à la croyance en la divinité de l’imam et stimulé par l’attente de la fin du monde, que l’on avait déjà vu se développer sous les Abbassides avec les Rāwandites, en Ifrīqiya après l’avènement d’al-Mahdī146, et chez les Qarmates du Baḥrayn vers 319/931147.

Conclusion Selon Ibn Abī Ṭayyi’, al-Ḥākim cherchait à ressembler à son lointain prédécesseur abbasside, le calife al-Ma’mūn (r. 198-218/813-833), comme lui féru de sciences antiques et d’astronomie148. Bien qu’il ne soit pas sûr que l’imam-calife fatimide ait eu consciemment ce modèle en tête, la comparaison paraît judicieuse pour d’autres raisons que celles avancées par l’historien chiite. Les deux califes montèrent sur le trône au tournant d’un  siècle marqué par de fortes attentes eschatologiques ; tous deux se présentèrent comme des imams bien guidés, capables de définir le dogme islamique et d’imposer une orthodoxie ou une orthopraxie aux musulmans. Peut-être même est-il possible de pousser plus loin le parallèle. Al-Ma’mūn avait un temps mis en œuvre une politique de rapprochement avec les chiites, allant jusqu’à nommer l’imam de son temps, ʿAlī al-Riḍā, comme héritier présomptif ; selon une hypothèse plausible, il souhaitait réunifier les musulmans autour de lui et de son successeur, s’imposer comme le seul imam légitime et, par-là, réaliser le royaume de Dieu attendu pour l’ère messianique149. En se rapprochant des sunnites à partir de 403/1013, al-Ḥākim n’envisageait-il pas une semblable unification  ? Ses multiples mesures contre les chrétiens et les juifs ne pourraient-elles participer d’un même programme destiné à faire de l’islam l’unique religion à l’approche du Jugement dernier ? Au-delà de ces conjectures, les données factuelles relatives au règne d’al-Ḥākim convergent sur un point : celui d’une forte articulation entre attentes messianiques et production juridique. Le règne d’al-Ḥākim ne fait, de ce point de vue, qu’exacerber un phénomène récurrent depuis les débuts de l’Islam. Le droit islamique est en effet étroitement lié à la pensée eschatologique : c’est parce que Dieu jugera les hommes qu’un étalon est nécessaire. Le développement du droit dépend ensuite de la proximité de l’apocalypse et du Jugement dernier. Il n’est que dans une société pensée comme durable qu’un système juridique totalisant peut s’épanouir ; une trop grande proximité 145.  De Smet, Les épîtres sacrées, p. 500. 146.  Halm, The Empire, p. 247-250. 147.  Halm, The Empire, p. 259-263. 148.  Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, II, p. 117. 149. Voir Cooperson, Al-Ma’mun, p. 58-64.

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de l’apocalypse apparaît à l’inverse préjudiciable au développement du droit. Entre les deux, les musulmans conçurent la possibilité d’une ère messianique, correspondant à l’établissement du royaume de Dieu sur terre, gouverné par un souverain bien-guidé. Mais tous n’envisageaient pas cette ère de la même manière. Pour certains, l’ordre divin ne pouvait que reposer sur la Loi islamique ; pour d’autres, l’ère messianique devait se traduire par le retour à la religion primitive du paradis terrestre, avant la chute, et par conséquent par l’abolition de la Loi. Pour les Fatimides, l’ère finale de l’histoire avait déjà commencé depuis presque un siècle, lorsque le mahdī ʿAbd Allāh s’était proclamé imam et calife en Ifrīqiya. Tous les imams-califes suivants participaient du qā’im et mirent par conséquent en avant leurs activités juridiques et judiciaires. Établir un droit et ériger l’imam-calife en garant de son application : telle était l’une des missions incontournables du nouveau régime afin de réaliser le royaume de Dieu. En Égypte, al-Muʿizz et al-ʿAzīz contribuèrent à la construction de cet ordre légal. Al-Ḥākim ne fit que pousser cette logique à son paroxysme, croyant vraisemblablement qu’il avait un rôle spécifique à jouer dans le contexte de son accession au pouvoir. Comme l’an 100, l’an 200 et l’an 300 de l’hégire, l’an 400 faisait l’objet de fortes attentes messianiques auxquelles al-Ḥākim n’était pas insensible. Voulut-il simplement renforcer l’œuvre de ses prédécesseurs en supervisant la justice et en légiférant par voie de décrets ? Eut-il l’ambition d’être le dernier imam, destiné à parachever l’ordre divin ? Pensa-t-il vraiment, comme le prétendent les Druzes, abolir la Loi ? Nous ne le saurons sans doute jamais. En dépit de ces incertitudes, la politique d’al-Ḥākim peut être lue au filtre d’une articulation ancienne en Islam entre droit et attentes apocalyptiques. Mathieu Tillier Sorbonne Université/UMR 8167 Orient et Méditerranée

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TROISIÈME PARTIE

L’EMPIRE BYZANTIN ET SES CONNEXIONS

LA CROISSANCE BYZANTINE AU REGARD DE L’ORIENT : ESSAI D’ANALYSE COMPARÉE (960-VERS 1170) Cécile Morrisson* Quiconque veut comprendre l’histoire économique du monde, doit étudier la Chine, de toutes les nations celle qui a connu le développement le plus précoce, et pendant longtemps le plus achevé (D. Landes, Richesse et pauvreté des nations, Paris, 2000, p. 47)

On nous reproche depuis longtemps notre eurocentrisme. Mais à toutes les époques et particulièrement en période de prospérité, les grands États que nous appelons Empires se sont crus le centre du monde. Sans oublier le fait que Tolkien place les Hobbits dans la « Terre du Milieu » cette Middle-earth qu’il considère comme un vieux mot pour désigner l’oikouménè1 et que les Iraniens se croyaient aussi au centre du monde2. La Chine n’était donc pas seule à se dire l’Empire du Milieu et le grand byzantiniste autrichien Herbert Hunger n’avait pas hésité pour cette raison à intituler son histoire de « l’esprit chrétien de la civilisation byzantine », Reich der neuen Mitte3, plutôt « le nouvel Empire du Milieu » que l’Empire du nouveau Milieu. Il lui avait donné *  Je tiens à exprimer ma reconnaissance à mes confrères, collègues et amis sinologues, Marianne Bastid-Bruguière, Alain Thote, Valerie Hansen et François Thierry qui ont répondu aux questions que me posait cette réflexion téméraire. Ιls ne sont pas responsables des erreurs qu’on ne manquera pas de trouver dans ce qui suit. Enfin je dois à notre éditeur Vivien Prigent [V.P.], lecteur critique autant qu’érudit, d’avoir relevé les incohérences de certaines estimations et proposé de nouvelles et enrichi mes références. 1.  “Middle-earth is ... not my own invention. It is a modernization or alteration ... of an old word for the inhabited world of Men, the oikoumene: middle because thought of vaguely as set amidst the encircling Seas and (in the northern-imagination) between ice of the North and the fire of the South. O. English middan-geard, mediaeval E. midden-erd, middle-erd.” (Letters of J.R.R. Tolkien, p. 211). 2.  V. dans ce volume la contribution de David Durand-Guédy, p. 175 et fig. 3, p. 178. 3.  Hunger, Reich der neuen Mitte.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 239-268.

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CÉCILE MORRISSON

pour épigramme un passage de l’éloge de Constantinople, prononcé par l’homme d’État et humaniste Théodore Métochitès [1270-1332] – bien connu des touristes pour son étonnant costume sur la mosaïque de l’abside du monastère de Chôra (la Kariye Cami) – qui célébrait la mégalopolis impériale comme « le centre incontesté et le plus beau de toute l’oikouménè, qui s’est acquis notre hégémonie sur toutes les autres puissances » : τὴς μέν ὅλης οἰκουμένης τὸ μεσαίτατον ἀναμφηρίστως καὶ κάλλιστον, ὅπερ ἤ καθ᾽ἡμᾶς ἐξῄρηται τῶν ἀλλων ἀρχή4.

Dans la période autour du millénaire au centre de ce livre, outre l’expression d’ὀφθαλμὸς τῆς οἰκουμένης5 employée par Michel Psellos, un éloge du milieu du xe siècle célèbre aussi la capitale : « Constantinople est une ville impériale ayant la préséance sur toutes les villes, regorgeant de richesses et de gloire, pleine de savants et de rhéteurs. On la nomme aussi l’heureuse et Nouvelle Rome, parce qu’elle a reçu l’empire, la gloire et la richesse de la très ancienne Rome l’Occidentale, et on l’appelle également la grande Babylone, comme me l’enseigne par son Apocalypse le fils du tonnerre, Jean … »6. En 2012, je m’étais interrogée sur la place de Byzance dans l’historiographie de la reprise et de la croissance économique des viiie-xiie siècles7 qui englobe évidemment la période plus restreinte définie dans ce livre autour de l’an 1000, soit pour Byzance, entre le milieu du ixe et les années 11708. Laissant de côté l’historiographie, considérons cette croissance dans un contexte eurasien plus large à la lumière de ce que l’on peut savoir du seul monde comparable (et même incomparable par son échelle) à celui de l’empire byzantin, c’est-à-dire le monde chinois. Tentative bien téméraire soumise aux sinologues dans l’attente et l’espoir que les études comparatives, actuellement concentrées sur les aspects culturels9, finiront par s’intéresser aux aspects économiques et financiers. 4.  Pour un commentaire des expressions de ce texte, voir Koder, « Anmerkungen », p.  186. Cet éloge est comparé avec ceux dus au Cardinal Isidore de Kiev et à l’humaniste grec Laonikos Chalkokondylès, par Akışık, « From “Bounteous Flux of Matter» to Hellenic City », p. 145-172. Mais elle ignore les travaux autrichiens cités ici. 5.  Michael Psellos, Epistulae, I, p. 483, l. 1-2 : Ὀφθαλμὸς ἄρα τῆς οἰκουμένης ἐστὶ τὸ Βυζάντιον· ὥσπερ γάρ ἐστί τις μεσαίτατος τόπος τῆς γῆς. 6. BHG 1389b « Sur l’Arabe qui, au Pétrion, avait insulté les précieuses images et leur avait arraché les yeux avec son couteau », éd. dans Flusin et Détoraki, « Les histoires édifiantes », p. 520-521). 7.  Morrisson, « La place de Byzance », p. 11-30. 8.  La mort de Manuel Ier Comnène en 1170 marque le début du déclin et en tout cas de la crise qui conduit à la catastrophe de 1204 (cf. Laiou, « Byzantium and the Crusades », p. 17-40). 9.  Voir le programme européen de Niels Gaul et Curie Virág (Universités d’Edimbourg et Toronto/ Budapest) intitulé « Classicising learning in medieval imperial systems » (https://www.ed.ac.uk/his-

LA CROISSANCE BYZANTINE AU REGARD DE L’ORIENT

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Il faut distinguer les facteurs internes qu’ils eurent en commun de leurs spécificités. Ce sera aussi l’occasion d’évaluer la place et la puissance réelles de Byzance dans l’économie de l’an 1000. Voyons d’abord la situation respective des différents ensembles à l’orée du xie siècle.

I.  L’espace des empires : le contexte géographique À l’époque de sa plus grande extension médiévale, vers le milieu du xie siècle, l’empire byzantin couvrait quelque 1 309 000 km2 contre 500 000 km2 pour le royaume de France, environ 1 million pour le Saint Empire romain germanique, 8 millions pour le califat abbaside et un peu moins de 10 millions pour la Chine des Song dont l’espace remarquablement massif était de sept fois supérieur10. Comme toujours cependant les chiffres ne disent pas toute la vérité. Car le climat et d’autres facteurs environnementaux ainsi que les techniques agricoles déterminent la capacité de production d’une terre arable donnée, l’extension des zones de forêt et de pâture et par conséquent la population. Pour cette raison la supériorité apparente du califat était bien moindre en termes du nombre d’habitants que le territoire pouvait entretenir. Les populations respectives de ces grands ensembles, pour autant qu’on puisse se fier aux estimations proposées peuvent s’établir approximativement à : France11 5 250 000 habitants ; Saint-Empire 10 millions. Pour Byzance au xie siècle les estimations varient entre 1212, 1513, ou même 19 millions, selon le calcul de Laiou fondé sur la densité de population mesurée dans les premiers recensements ottomans dans les mêmes régions et quelques autres plus tardifs14. Le territoire du Califat, alors divisé politiquement, tory-classics-archaeology/news-events/news/2-million-euro-erc-grant, consulté le 2.4.2019) et destiné à examiner « the conscious revivals and subsequent dialectics of classicising learning in middle and later Byzantium (c.800–1350) and Tang/Song China (618–1279) ». 10.  Malgré son infériorité de 40 % par rapport à l’étendue de la Chine des Tang puisque de nombreux territoires au nord et à l’ouest avaient été perdus au bénéfice des Khitan de Liao, des Tangouts du Xixia avant que les Jürchen du Jin détruisent le Liao et amputent à leur tour le territoire des Song de toutes les provinces nord et les forcent à se replier au sud du Yangzi en 1127. Mais comme on le verra plus bas l’amélioration des techniques agricoles avaient permis à la fin des Tang et sous les Song un accroissement de la capacité productive et par conséquent de la densité de la population. 11.  Qui ne possédait alors ni les Flandres, la Bourgogne ni la Lorraine, 12.  Treadgold, A History, p. 570, d’après les calculs de McEvedy et Jones, Atlas 13.  Russell, Late ancient and medieval population, p. 148, tableau 152. 14.  Laiou, « The Human Resources », p. 47-51, avec les références aux auteurs précédents mentionnés ici. J. Koder, le meilleur connaisseur actuel de la géographie historique byzantine, conclut sur la base de densités moyennes également déduites des recensements ottomans à une population certainement supérieure à 15 millions et qui pouvait atteindre 18 millions d’habitants (Koder, Το Βυζάντιο ως χώρος, p. 202-208).

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CÉCILE MORRISSON

aurait compté quelque 21 millions d’habitants15 et la Chine des Song environ 60 mil­ lions d’habitants16 ou 100 millions selon les études citées par Valerie Hansen17. Sur la base du recensement de 1080, John McDermott et Shiba Yoshinobu estiment eux aussi la population totale de la Chine à 95 millions vers 1080 et plus de 100 millions en 1100 ce qui conduirait à un rapport avec Byzance de 6 ou 5 à 118 si l’on retient pour cette dernière une population de 19 millions19. Le taux d’urbanisation byzantin était d’environ 7,8 % (1,5 million d’habitants de villes de plus de 10 000 habitants), un taux supérieur à celui de la France au début du xive siècle, pourtant considérée à la veille de la Peste noire comme en état de tension par rapport aux ressources. Celui de la Chine des Song avoisinait 11-12 %, soit de moitié supérieur, mais les hauts rendements du riz permettaient de nourrir beaucoup plus d’habitants qu’une superficie analogue cultivée en blé ou autres céréales20.

II.  Niveau de vie et bien-être Certains économistes, toujours en quête d’agrégats macro-économiques et intéressés par l’histoire du monde pré-industriel (l’inverse est moins vrai des historiens) ainsi que par ses enseignements sur l’analyse du développement dans la longue durée ont tenté d’estimer le niveau de vie byzantin à partir du minimum de subsistance d’un individu calculé sur la base d’un panier des denrées nécessaires converti en parité de pouvoir d’achat du dollar ($PPP) de 1990 (le prix de ce panier sur le marché américain à cette date)21. 15.  Estimations de Treadgold, Βyzantine State finances, p. 135, n. 259 pour le ixe siècle d’après

les calculs de McEvedy et Jones, Atlas, qui toutefois citent le chiffre de 30 millions à l’apogée du califat, p. 128. La différence s’explique par le fait que Treadgold exclut l’Afrique du Nord et le Turkestan. 16.  Durand, « The population statistics of China » ; Maddison, The World Economy, p. 376 : 59 millions. Kent Deng et Lucy Zheng critiquent toutes ces estimations, car les seules sources chinoises contemporaines disponibles citent uniquement le nombre de foyers fiscaux, 17,5 millions en 1101, et il n’y a pas selon eux de nombre moyen d’individus par ménage plausible, étant donné les différences régionales. On ne pourrait donc extrapoler le nombre d’habitants à partir de sources fiscales par ailleurs moins fiables que leur précision apparente le laisse supposer (Deng, Zheng, « Economic restructuring », p.  1107-1131). 60 millions d’habitants paraît toutefois un minimum. Les estimations concurrentes ou plus récentes varient entre 50 et 100 millions (valeurs citées dans un Working Paper antérieur par K. Deng et P. K. O’Brien, « China’s GDP Per Capita ». 17. Voir la contribution de Valérie Hansen dans ce volume, p. 57, citant Lee et Feng, One Quarter of Humanity, p. 6 (figure 1.1), et Livi Bacci, A Concise History, p. 25 (Table 1.3 Continental Populations). 18.  McDermott et Yoshinobu, « Economic Change in China, » p. 325. 19.  Ibid. 20.  Xu, van Leeuwen, van Zanden, Urbanization in China. 21.  Morrisson, « La place de Byzance », p. 29. Eadem, « Quantifier l’économie ».

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Après avoir comparé les différentes méthodes employées, j’ai proposé mes propres résultats pour aboutir à un revenu moyen annuel de 8 1/2 nomismata soit 920 $PPP 1990, deux fois celui de l’Angleterre contemporaine du Domesday Book selon Jan Luiten van Zanden22. À la même époque la Chine des premiers empereurs Song connaît déjà une prospérité incontestable et un niveau de vie certainement supérieur au niveau byzantin, même si les chiffres proposés par Maddison en 2001 et 2005 comme des « guessestimates » destinés à fournir le point de départ de travaux ultérieurs d’historiens (450 $PPP23 1990 contre 427 pour l’ensemble de l’Europe de l’Ouest)24 sont peu plausibles et si le calcul de paniers occidentaux ou méditerranéens et chinois convertis en calories qui puissent être comparés a été depuis corrigé et affiné25. Les auteurs des données révisées de 2018 exprimées en $PPP 2011 ont tenu compte des critiques formulées à l’encontre des travaux pionniers de Maddison et des révisions qu’elles ont suscitées, mais ne partagent plus l’intérêt que portait ce dernier aux périodes anciennes, et, focalisés sur la question de la « grande divergence » des temps modernes ne se hasardent plus à fournir des estimations pour la Chine des Song26. Nous nous contentons d’autres éléments qui fournissent des chiffres relatifs ou partiels ou donnent des indications qualitatives dans notre examen des deux empires et de leurs points communs.

III.  Les instruments de l’État : l’armée et l’administration La relative prospérité de Byzance et de la Chine des Song ne résultait pas seulement d’une dotation en facteurs favorables, plus marquée dans l’ensemble pour la Chine (après tout, comme l’a montré la suite du développement économique mondial l’Europe n’était pas plus mal dotée que ces deux domaines) mais se trouvait grandement favori­ sée par leur organisation politique et fiscale et leur culture intellectuelle et technique. À Byzance, à la différence du roi de France ou de l’empereur germanique, le basileus kai 22.  Morrrisson, «  Quantifier l’économie  », p.  408-413 avec références, notamment à Milanovic, « An Estimate ». Le contenu de cet article a largement été repris dans la synthèse de Milanovic, Lindert et Williamson, « Pre-Industrial Inequality ». 23.  Pour mémoire on obtient cet index à notre époque par la conversion en quantité de céréales et d’un certain nombre d’autres denrées entrant dans la composition d’un « panier » formé des denrées et autres produits assurant un minimum de subsistance, puis à l’estimation du nombre de dollars (1990) qui seraient nécessaires à leur achat sur le marché américain, Pour la comparaison des valeurs antiques ou médiévales, voir Maddison, Contours, p. 51-52. 24.  Ibid., p. 384. Les sources de ces estimations sont données dans Maddison, L’économie mondiale, p. 253-288, qui révise les données de The World Economy 2001. 25.  Deng et O’Brien, « China’s GDP Per Capita ». 26.  La mise à jour 2018 de cette base (Maddison Project Database, version 2018, Maddison Project Working paper 10, consultée le 25 7 2019) est fournie par l’équipe dédiée de l’Université de Groningue. Voir Bolt, Inklaar, de Jong, van Zanden, « Rebasing ‘Maddison’ ».

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autokratôr Rômaiôn n’avait pas à guerroyer, ou marchander constamment ni à conclure des alliances familiales complexes pour étendre son domaine, son influence ou son pouvoir27. Toute la Romania lui appartenait28 et il était à la fois le garant et le symbole de l’adhésion de ses sujets à un idéal commun de continuation de l’Empire romain. Son vaste territoire était défendu ou pouvait être rétabli dans une partie de ses frontières anciennes, ou même élargi, grâce à une armée permanente nombreuse et relativement efficace. Le tout était géré depuis Constantinople par une administration importante d’agents ou serviteurs impériaux (douloi) (fig. 1).

Fig. 1  –  Sceau d’Epiphanios ho tou Katakalos, épiskeptitès de Rhodandos gérant d’un domaine impérial sur la frontière orientale. xie s. (coll. Zacos, BnF 660 ; Cheynet, Sceaux de la collection Zacos, n° 43).

Au ixe siècle les chiffres transmis par les géographes arabes sont en accord avec ceux du Taktikon Uspenskij (842/843) : 85 000 hommes pouvaient être mobilisés – sans qu’ils aient nécessairement représenté le nombre réel en campagne – auxquels s’ajoutaient alors plusieurs milliers d’hommes de régiments permanents (les tagmata) dont l’importance n’a cessé de croître au xie siècle. Vers 1025, si l’on tient compte de l’accroissement du territoire de l’empire à la suite de la reconquête de la Crète (960), puis de Chypre, de la pénétration en Cilicie (965) et en Syrie du Nord (prise d’Antioche, 969) ainsi que des annexions aux dépens des princes arméniens, l’armée byzantine dépassait les 100 000 hommes et représentait une force d’intervention respectable29., bien qu’elle ne fût pas 27.  Pour une comparaison des États occidentaux du haut Moyen Âge et de Byzance de ce point de vue : Haldon, « Late Rome, Byzantium » et Whittow, « Staying on Top in Byzantium ». 28. Pour la discussion sur le « dominium directum » de l’empereur, voir Kazhdan, « State, Feudal, and Private Economy », p. 83-100 et les remarques de Oikonomidès, Fiscalité et exemption fiscale, p. 47 et Prigent, « Mobilisation », p. 226-228. 29.  Cheynet, « L’armée et la marine », dans Cheynet éd., Le monde byzantin II, p. 165. Kühn, Die byzantinische Armee.

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en mesure de bloquer rapidement une invasion et qu’elle fût en tout cas limitée par les contraintes logistiques d’approvisionnement et d’autres facteurs, dont la difficulté à partir du milieu du siècle à s’adapter à la mobilité de ses nouveaux ennemis, Seldjoucides en Asie Mineure et Petchenègues dans les Balkans30. L’administration civile byzantine comptait de nombreux fonctionnaires énumérés dans les listes de dignités et d’offices, les taktika des ixe-xe siècles (842/843 ; 899, 934944 et 971-975) et représentés par les quelque 100 000 sceaux de plomb conservés de nos jours. Mais les taktika ne fournissent aucun chiffre puisque ce n’étaient que des listes de préséance et d’ordre à suivre dans les cérémonies pour le placement de fonctionnaires aussi divers que les puissants logothètes31, leurs divers subordonnés (chartularioi, epoptai32) et jusqu’au personnel subalterne, cancellarioi, legatarioi33, etc. Les fonctions attestées sur les sceaux seraient une source quantifiable mais le nombre croissant de catalogues de collections importantes (après Zacos, Istanbul, Genève, musées turcs, collections privées) n’a pas encore trouvé son statisticien. Warren Treadgold, encore, s’appuyant sur le nombre d’invités de l’empereur aux banquets et indiqués dans le Klètorologion de Philothée vers 900, croisé avec d’autres données, s’est risqué à estimer le personnel des bureaux des sékréta de l’administration centrale à 605 personnes, un chiffre compatible avec les 926 de la Notitia dignitatum et d’autres sources des ve-vie siècles recensées par Hugo Jones pour les deux partes imperii, auxquels il ajoute, sans estimer leur nombre, les dèmotai, les officiers de la Cour et le personnel de service à Constantinople, les fonctionnaires des 23 provinces - dioikètai et préteurs, kommerkiarioi et autres34. Les chiffres restent à préciser certes, mais leur ordre de grandeur de plusieurs milliers35 place Byzance au rang des premiers États du haut Moyen Âge (entendu avant la révolution commerciale du xiiie siècle) aux côtés de la Chine des Song. On notera au passage que toutes deux distinguaient le rang et la fonction de leur personnel supérieur : 30.  Parmi les nombreux travaux de J. Haldon sur ce sujet, voir « La logistique de Mantzikert » ainsi que son évaluation argumentée des performances de l’armée byzantine de l’époque qui nous intéresse ici, « L’armée au xie siècle ». 31.  Ces « donneurs d’ordre » s’affirment au cours du viie siècle à la tête des divers sekreta les « ministères » de l’empire. 32.  Respectivement, chef des services responsables de la tenue des registres consignant les droits du fisc (chartoularioi), responsable de l’estimation de l’impôt foncier des contribuables par la révision du cadastre (epoptai). 33.  Secrétaires des bureaux (cancellarioi) et fonctionnaires subalternes exerçant des fonctions de police (legatarioi). 34.  Jones, The Later Roman Empire, I, p. 572-586. 35.  L’Empire compte vers l’an 1000 une petite centaine de ressorts administratifs. En leur accordant une vingtaine de fonctionnaires chacun en moyenne, auxquels s’ajouteraient les quelque 600 fonctionnaires centraux, on atteindrait environ 2 500 agents publics civils. Il s’agit évidemment d’un ordre de grandeur [V.P.].

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Fig. 2  –  Sceau byzantin avec dignité et fonction (Sceau de Michel Sklèros, prôtoproèdre, juge et exisôtès d’Occident, Cheynet, Gökıldırım, Bulgurlu, Les sceaux, no 3.81).

à Byzance la dignité et la fonction (fig. 2), en Chine, comme le rappelle Christian Lamouroux  : « l’office’ (guan), attribué dans la progression de carrière du fonctionnaire comme un grade auquel correspond un salaire, et susceptible en particulier de préciser le rang de cour, un éventuel titre académique (zhiming), et enfin l’affectation d’une ‘mission’ (chaiqian) ; c’est-à-dire un poste effectif dans une administration locale ou dans les bureaux centraux »36. En Chine, le nombre de fonctionnaires passa de quelque 10 000 en 977 à 24 000 vers 1022 et atteignit même 34 000 en 1080 à l’apogée des mesures de Wang An-Shi37. Celui-ci, pour mettre en œuvre ses réformes, dites les « Nouvelles politiques », avait créé de nouvelles institutions court-circuitant les anciennes, comme la Commis­ sion de planification financière (Chih-chih san-ssu t’iao-li ssu) ou le Secrétariat exécutif (chih-chih-ssu chien-hsiang wen-tzu kuan), et, pour les appliquer dans les régions, de nou­ velles surintendances comme celles du « Thé et des chevaux » (tu-ta t’i-ch¨u ch’a-ma-ssu) ou du « Commerce d’État » (tu t’i-ch¨u shih-i-ssu) et avait recruté de nouveaux fonctionnaires tant et si bien que cette surabondance aggrava le déficit que les réformes visaient à juguler en augmentant les ressources de l’État38. Dans la se­conde moitié du xe siècle, à territoire égal, l’encadrement administratif est donc plus étroit à Byzance mais le rapport s’inverse au cours des premières décennies du xie siècle39. À la mesure de son étendue et de sa population, la Chine était dotée d’une admi­ nis­tration, notamment fiscale40 plus complexe que celle de Byzance. Le but essentiel de 36.  Lamouroux, « Territoire et savoirs », p. 2. 37.  Smith, New Policies, p. 349, 391. 38.  Ibid., p. 378-382. 39. Les 2 500 fonctionnaires byzantins correspondraient à 17 500 agents publics à l’échelle du ter-

ritoire chinois sept fois plus étendu. C’est donc entre 977 (10 000) et 1022 (24 000) que le rapport de force s’inverse [V.P.]. 40.  Golas, « Sung fiscal administration », auquel je renvoie en bloc pour tout ce qui suit, sauf mention contraire. Sur le nombre de fonctionnaires voir Chaffee, Thorny gates, p. 27, Table 4.

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cette administration était dans les deux empires d’assurer le fonctionnement des services du gouvernement et de financer le coût de la défense du territoire. Si au xie siècle il est dit que l’empereur byzantin connaissait bien ses dépenses et ses recettes et que nous pouvons donc supposer l’existence d’un budget rudimentaire41, le souverain chinois n’était pas dans la même situation en raison de la décentralisation de la fiscalité locale. Mais le fonctionnement de l’administration présentait toutefois de nombreux points communs : recensement régulier des terres tenant compte de leur qualité, taxation du commerce comme de la production agricole, existence de départements spécialisés et d’organismes de contrôle. Même si l’efficacité et la couverture de ces opérations ont été contestées pour la Chine42, l’abondance des données quantitatives qu’elles fournissent est impressionnante et fournit des indicateurs précieux en valeur relative sinon absolue de la croissance sous les Song. La Chine était toutefois nettement plus « interventionniste » que Byzance ; à une époque où le rôle de l’État dans l’économie – qui n’avait jamais été prédominant –  diminuait à Byzance, l’économie des Song était, en partie du moins, plus « administrée » : monopole étatique du sel, du thé et du fer et de la commercialisation des produits étrangers43, contrôle des prix des denrées de base, blé ou riz plus étroit qu’à Byzance. Mais en contrepartie, soucieux de son intérêt bien compris, l’État chinois se préoccupait d’encourager l’agriculture –  en diffusant les nouvelles techniques  –, de promouvoir l’artisanat et le commerce en préservant ceux-ci des abus de pouvoir des guildes (hang). En revanche la part des réquisitions en nature (tributs en nature des États voisins, livraisons de papier de certaines régions, capitation payée dans le sud en partie en riz, en soie ou en blé) ou celle des corvées était plus importante en Chine qu’à Byzance à la même époque. L’armée des Song comptait vers 1040 quelque 826 000 hommes (soit huit fois plus environ que Byzance pour un territoire sept fois plus étendu et soumis plus encore que Byzance à la pression de voisins « barbares » redoutables). Vers 1060 elle en compte encore plus d’un million (1 162 000). Le recours aux mercenaires, certainement motivé par le souci d’une meilleure allocation des ressources humaines et financières, y était 41.  Psellos, Chronographie, II, p. 173-174 à propos de l’empereur Michel VII Doukas (1071-1078) qui « possédait à fond tout le mécanisme du budget [de l’impôt] (πᾶσάν τε φόρου συντέλειαν), les contributions et frais d’entretien (συντάξεις τε καὶ πρυτανεῖα), combien chaque particulier avait à recevoir sur les deniers publics et combien, en revanche, il avait à débourser pour le trésor » et commentaire de Morrisson, « Alchimie, métallurgie et économie ». Pour le système fiscal, voir de façon générale Oikonomidès, Fiscalité et exemption fiscale. 42.  Gernet, Le monde chinois, p. 230 pour les Tang. Pour les Song, Deng et Zheng, « Economic restructuring ». 43.  Lamouroux, « Organisation territoriale ».

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également important, avec une efficacité et une loyauté beaucoup plus discutables qu’à Byzance44. Le même souci explique aussi que les deux empires aient partagé une préférence certaine pour le paiement de tributs à leurs voisins menaçants plutôt que le recours à la force45. Le traité de Chányuān de 1005 qui prévoyait le versement annuel aux Khitan de 100 000 onces d’argent, 200 000 pièces de soie, et d’une quantité de thé ne représentait que le coût de l’entretien de 15 000 hommes et était bien inférieur au profit retiré des taxes sur le commerce maritime à la même date46. La paix, qui marqua l’échec des Song à récupérer les Seize Préfectures sur les Khitans, fut assurée pour une trentaine d’années et favorisa le développement du commerce et de la prospérité des deux empires.

IV.  Un état de droit dans des espaces relativement unifiés Byzance et la Chine étaient aussi deux États de droit, même si les fondements de la législation et ses dispositions pratiques étaient fort différents47. Ils se rejoignaient toutefois dans la reconnaissance de l’importance des contrats privés comme la base de toute transaction économique48. Ils formaient deux espaces unifiés de ce point de vue mais dans le domaine monétaire tout aussi important pour l’activité économique leur situation n’était pas la même : Byzance avait hérité de Rome un système de poids et mesures uniformes, dont les étalons étaient soigneusement contrôlés par l’État ; son système monétaire avait certes évolué au cours du haut Moyen Âge mais ne connaissait plus les différences régionales qui avaient accompagné la fragmentation de l’espace méditerranéen et avait vu le système italien ou sicilien s’écarter considérablement des normes constantinopolitaines. Au xie siècle elle disposait, à côté du pivot que constituait le nomisma, d’une série de dénominations en argent et en cuivre répondant aux besoins de tous les niveaux d’échange49.

44. Voir Cheynet, « Le rôle des Occidentaux » ; Shepard, « The uses of the Franks ». Pour la Chine des Song, voir les indications de Gernet, Le Monde chinois, p. 272 : « très nombreux et peu efficaces malgré leurs effectifs » et qui firent la preuve de leur inefficacité face aux Hsi Hia dans la guerre contre les Tanguts de 1038-1044 (Smith, « New policies », p. 348). 45.  Oikonomidès, « Το ὀπλο του χρήματος ». Morrisson, « Le coût de la guerre », p. 165-166 (« Faire la guerre ou acheter la paix ? ») ; Bielenstein, Diplomacy. 46.  Marsone, « Les Khitan » et dans ce vol. p. 39-56 ; Golas, « Sung fiscal administration », p. 182-183, Twitchett et Tietze, « The Liao », p. 108-109. 47.  Pour la Chine des Tang, voir Gernet, Le Monde chinois, p. 215-216 et sur l’idéologie des penseurs légistes des ive-iiie siècles, p. 88-90. Sur les Song, Hartman, « Sung Government and Politics ». 48.  Laiou, « Social Justice », p. 7, 14-15, 22, Laiou, « Nummus parit nummos », p. 591-592 ; Laiou et Morrisson, The Byzantine Economy, p. 163 ; Hansen, Negotiating Daily Life. 49.  Morrisson, Byzance et sa monnaie, p. 24-26, 80-84, 98-99, 103-104.

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Fig. 3  –  Carte des zones monétaires de la Chine des Song du Nord (Thierry, carte 5).

En revanche, « sur le plan monétaire » écrit François Thierry « [la Chine des Song]… n’est nullement un espace uni et cohérent »50 (fig.3), puisqu’on y distingue trois zones de circulation, celle de la monnaie de bronze autour de la capitale des Song du Nord, Kaifeng, et dans toutes les douze provinces du centre et du sud-est, celle du fer dans l’actuel Sichuān, où l’usage traditionnel de ce métal est accru par les besoins des dépenses militaires pour la défense des provinces du nord-ouest, et enfin une zone mixte fer-cuivre dans les provinces du nord-ouest confrontées aux Tibétains, aux Xi Xia et à une partie des Liao. On nuancera fortement toutefois ces disparités car la zone du bronze est beaucoup plus étendue que les deux autres : elle est celle de la production et des échanges les plus intenses et représentait à elle seule un espace encore largement supérieur à celui de l’empire byzantin. La production se compte en millions de ligatures (par ex. 1, 7 millions pour les ateliers principaux vers 1063-67 au lieu de 70 000 en 976) (fig. 4). Les autorités sont conscientes de la nécessité de l’adapter non seulement aux besoins budgétaires mais aussi à ceux du commerce, ce dont on n’a pas conservé de témoignage écrit pour Byzance. 50.  Thierry, Les monnaies de la Chine, p. 296 et p. 296-299 pour tout ce qui suit, ainsi que Hartwell, « Early Northern Song Monetary System ».

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Fig. 4  –  Exemple de ligature de sapèques (dix ligatures de cent pièces chacune de sapèques de la fin des Qing, Tong Zhi et Guang Xu, 1862-1908) (Thierry AMM II, pl. 87-V 327).

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V.  Le capital humain Les deux mondes étaient fondés chacun sur une civilisation millénaire, plus ancienne encore dans le cas de la Chine, qui, rappelons-le, inventa la monnaie à la fin des Shang soit quelque cinq siècles avant le monde grec51 et était plus avancée aussi dans le domaine scientifique et technique. L’éducation y était plus répandue que dans la plupart des États ou nations de la même époque ; favorisée par l’État52, ou par quelques particuliers, elle permettait une certaine ascension sociale que l’on observe en partie également à Byzance. Les xie-xiie siècles sont d’ailleurs marqués dans les deux empires par une relative ouverture des élites qui rencontre toutefois des limites, notamment en Chine au xiie siècle avec la perte des territoires du nord et l’absorption de l’élite bureaucratique dans les lignages locaux du sud53. Ces connaissances en tout cas constituaient un important facteur de développement, tant pour le fonctionnement de l’état de droit et l’administration que pour la communication et la transmission des innovations techniques, ainsi en Chine la diffusion des procédés agronomiques, etc. La littératie et la « numératie », non moins essentielle au développement, ne peuvent être mesurées à cette époque mais les témoignages archéologiques ou littéraires qui nous en convainquent abondent à Byzance où l’on a supposé – avec trop d’optimisme sans doute – aux xie-xiie siècles un taux de 30 % de connaissances de base dans la population masculine54. De tels témoignages surabondent en Chine où le taux, quel qu’il fût, était certainement supérieur à celui de Byzance55, et se trouvait favorisé par le développement de la xylographie connue depuis les Tang et 51.  Thierry, Les monnaies de la Chine », p. 21-31 : première mention de cauris comme instrument monétaire sur des inscriptions des années 1045-771 av. J.-C., fabrication des premiers cauris de bronze dès la fin des Shang (au plus tard -1050) et grand essor sous les Zhou de l’Est (770-256 av J.-C.). 52.  Cf. la création par Wang Anshi (1068-1076 et 1078-1085) d’écoles publiques au niveau des préfectures et sous-préfectures afin d’élargir la base du recrutement des fonctionnaires. On s’accorde à reconnaître la présence de ces écoles publiques dans la plupart des districts ainsi que d’écoles financées par des donations privées et la motivation des paysans dans l’éducation de certains de leurs enfants en vue des concours du mandarinat dont les sujets furent étendus aux connaissances pratiques (économie, droit, géographie), Gernet, Le Monde chinois, 1973, p. 271, 296. Sur ces réformes en général : Smith, « New Policies ». 53.  Gernet, Le Monde chinois, p. 275-276. Sur la poursuite de la politique d’éducation de Wang AnShi au début du xiie siècle par Ts’ai Ching, Levine, « Che-tsung’s reign », p 585-588. Sur les limites de ces politiques, Hartwell, « Demographic, political and social transformations, » p. 420-425 et Chaffee, Thorny gates, p. 77-84, mais aussi leur influence durable ainsi Idem, « Sung education », p. 318-320. 54.  Laiou et Morrisson, « Nouvelles perspectives », p. 848-853. 55. Au xviie s. dans la Chine des Qing, le taux de littératie a été évalué à 30 % au moins dans la population masculine (Rawski, Education and Popular Literacy, p. 140). Je n’ai pas trouvé d’estimation pour la Chine de l’époque Song.

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l’usage de caractères mobiles ou surtout de blocs de bois à partir du xie siècle56. Dans les deux mondes, au xiiie siècle le développement du commerce entraîne le développement et la diffusion des connaissances mathématiques appliquées aux échanges57.

VI.  La croissance des xie-xiie siècles et ses facteurs L’absence de sources adéquates ne permet pas de quantifier la croissance démo­gra­ phique de Byzance mais celle-ci peut être inférée en partie des nombreux témoignages sur Constantinople58 ou de l’étude de l’occupation du sol en Chalcidique à travers les praktika et autres documents des archives des monastères de l’Athos59. En revanche il est établi d’après les recensements réguliers des ménages (équivalents de nos feux60) que la Chine des Song connut une croissance remarquable, un doublement probable entre le milieu du viiie et la fin du xie siècle. Le nombre de feux en 1080, 15 945 000, avait quasiment doublé par rapport à sa valeur en 742 et augmenta de 31 % dans les trois décennies suivantes passant à 20 882 258 en 111061. Le taux de croissance moyen avait donc doublé par rapport à ce qu’il était sous les Tang (1,03 % par rapport à 0,45 % environ) un rythme conséquent dans les conditions sanitaires de l’époque et en dépit des épidémies ou crises de l’approvisionnement62. Les autres recensements cités par Deng et Zheng : 6.2 millions de foyers en 980 et 17.5 millions en 1101 donnent un taux légère­ ment supérieur de 182 % soit 1,5 % par an63. L’accroissement à un rythme comparable (1 % par an) entre 995 et 1078 de la consommation de sel, denrée indispensable et par conséquent inélastique tant au prix qu’aux revenus des consommateurs est aussi une 56.  57.  58.  59. 

Voir la contribution de Valérie Hansen dans ce volume, p. 74-76. De même, p. 66-67 ; Morrisson, « Les traités d’arithmétique ». Voir plus haut ainsi que Benjamin de Tudèle cité ci-dessous, p. 257. Lefort, Villages de Macédoine ; Paysages de Macédoine, dir. Lefort, p. 104-105, 109-110, 115116. Dans une autre version, la note est complétée par Geyer et Lefort, La Bithynie, notamment p. 173-174, 318-323, 329-330, 392-395, 408, 487, 538-545 ; Vionis, « Understanding Settlements in Byzantine Greece », pour les résultats de la prospection en Béotie, avec la bibliographie récente sur le sujet en général. Il conclut à « a significant growth in Boeotia and other regions of Greece during the middle Byzantine period, mainly in the eleventh and twelfth centuries ». 60. Chr. Lamouroux, Fiscalité. 61.  McDermott et Yoshinobu, « Economic change » », p. 326. 62. En 2018, un taux de 1 % est celui du Vietnam, le Bangladesh, l’Indonésie, le Mexique et la Tunisie sont à 1,1 %, Haïti et le Maroc à 1,3 %, la Bolivie et les Philippines à 1,4 %, la Colombie à 1,5 %, etc. (https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/sp.pop.grow consulté le 15/04/2020) 63.  Deng et Zheng, « Economic restructuring », citant Liang, Zhongguo Lidai Huko Tiandi Tianfu Tong ji, p. 164 et Wu, Zhongguo Renkoushi, p. 122-35 (non vidi car non encore accessible en ligne mais que je cite ici d’après le working paper de la LSE 2013). Les recensements chinois à finalité fiscale enregistraient l’accroissement du nombre de ménages taxables lié à la croissance économique.

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mesure de la croissance démographique. Dans le même sens va enfin l’indice d’une hausse de la densité de population fourni par des documents du xie siècle selon lesquels dans une préfecture située au sud de l’actuelle Shanghaï, on serait passé d’une moyenne de 84 habitants au km2 entre 1080 et 1102 à 294 habitants en 129064. Les revenus de l’empire Song auraient ainsi doublé entre 1000 et 1050 avant de décliner dans la seconde moitié du siècle et de provoquer un déficit de 15 millions de ligatures65 par an. C’est ce déficit auquel les réformes de Wang Anshi cherchèrent à remédier à la fin du xie siècle en limitant les dépenses et en générant des revenus accrus par l’opération des prêts des « pousses vertes », accordés en avance sur les récoltes et d’autres mesures des « nouvelles lois » (xinfa)66.

VII.  Les conditions de la croissance et le progrès technique L’accroissement démographique avait été favorisé aussi bien à Byzance qu’en Chine autour de l’an 1000 et au-delà par une amélioration de la sécurité dans les provinces centrales, et à Byzance en tout cas par un climat plus favorable –  ce qui n’était pas constamment le cas de la Chine où l’on parle d’un cycle froid dans la première moitié du xiie siècle et tout le xiiie67 – ainsi que par un accroissement de la production agricole capable de subvenir aux besoins de cette population accrue. On sait peu de chose à Byzance d’un possible progrès des techniques agricoles68 mais on constate que les sources ne font aucune mention de famine catastrophique, sinon vers 1077 lorsque l’institution d’un monopole étatique du blé dans le port de Thrace de Rhaidestos (Rodosto) bloqua le commerce et l’approvisionnement de Constantinople où affluaient les réfugiés fuyant l’avance seldjoucide en Asie Mineure69. Il est probable qu’à Byzance, 64.  Gernet, L’histoire, p. 300 ; Il faut toutefois prendre également en compte l’arrivée dans les provinces du sud des réfugiés chassés par les invasions du Jin puis des Mongols. Au début du xive siècle, d’après son étude des documents athonites, Laiou, Peasant society, estime la densité de population en Macédoine à 34 habitants au km2 (contre 57,4 dans la même région lors du recensement grec de 1961). 65.  La ligature (min, guan, ou jiang) est une série de sapèques enfilées sur un cordon, mais sa valeur peut être très variable (Thierry, Les monnaies de la Chine, p. 293 et n. 1) et nombre de textes la mentionnent sans donner sa composition. Sous les Song les unités de compte sont théoriquement la ligature de 1 000 pièces (min) et le cent (mo ou quian) de 100 pièces mais en fait depuis les Han postérieurs elles ne sont officiellement que 770 et 77 pièces (ibid., p. 298, et surtout dans le même volume le chap. XIV, « Les unités de compte », p. 491-502, p. 492-493 pour les Song). 66.  Smith, « New Policies », notamment p. 396-399. 67.  Voir Alex More dans ce vol. p. 355-374 et pour la Chine, Zhang et al., « Climatic Change », notamment Table 1 p. 466. 68.  Voir le commentaire historique dans Géoponiques, trad. et comm. Grélois et Lefort. 69.  H Συνέχεια, éd. Tsolakès, 162 ; Ioannis Zonarae Epitomae Historiarum libri XVIII, ed. Büt­ tner-Wobst, III, 712. V. texte traduit dans Économie et société, éd. Métivier et Déroche, p.143-145 et commenté p. 137-139.

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après la forte rétraction du viiie siècle mesurée notamment par la progression des forêts, l’agriculture disposait de suffisamment de terres vierges ou à défricher pour augmenter la production, comme le montrent les études de Lefort en Chalcidique70. Ce fut le cas de même en Chine, avec la mise en valeur entre autres des zones marécageuses de la vallée du Yangzi et de son delta et du littoral méridional mais la croissance de la production y fut aussi causée par le progrès des techniques agricoles et en premier lieu de la riziculture : le repiquage avait été adopté dès le viiie siècle, et dès 1011 des variétés de riz précoce (Champa) avaient été introduites depuis le Vietnam sur l’ordre de l’empereur71, ce qui aurait permis une double récolte annuelle72. Mais on s’accorde plutôt sur le rôle décisif de l’irrigation et de la pratique de la culture en rizières inondées en Chine du Sud jusque dans les hautes terres avec leurs célèbres cultures en terrasses73. C’est alors que se diffusent également la culture du thé, du coton, du mûrier et de l’arbre à laque et surtout que se place la succession bien connue d’innovations techniques remarquables et précoces (à l’aune des dates européennes) : outre la xylographie déjà citée, une cartographie avancée, le développement des armes à feu (poudre noire dès 1044, grenades explosives), la boussole attestée en 1090 mais sans doute connue dès le xe siècle, la construction de bateaux de haute mer à compartiments étanches et de bateaux mus par des roues à aubes actionnées chacune par la force humaine, la porcelaine... 74. Je laisse de côté la culture (philosophie, littérature, etc.) et la science (mathématiques, astronomie, géographie) bien que tout aille de pair et que les avancées des connaissances fondamentales s’intègrent tôt ou tard dans le progrès technique.

VIII.  Commercialisation et ouverture Tous ces atouts, ainsi que la fiscalité des Song du Nord et sa politique d’appro­vi­ sion­nement des garnisons et des capitales du nord, et les investissements considérables du gouvernement impérial dans la construction des canaux permettant le transport du blé ou du riz des régions productrices du Sud vers le Nord ont contribué dans la Chine des Song à un développement extraordinaire des échanges intérieurs et du commerce extérieur qu’illustre dans ce volume Valerie Hansen75. 70. Voir Lefort, Paysages. 71.  McDermott et Yoshinobu, « Economy », p. 363-. 72.  Gernet, Le monde chinois, p. 281. Contra : McDermott et Yoshinobu, « Economy »,

p. 420 : la double récolte ne serait pas attestée dans les principales régions chinoises sous les Song du Nord et resta limitée aux xiie- xiiie siècles à quelques préfectures du sud comme Chang-chou. V. aussi Needham, Science, vol. 1, ch. 4 ; vol. 6.2, p. 3-46, vol. 5, p. 23-181). 73.  McDermott et Yoshinobu, « Economy », p. 359-361. 74.  Voir les exemples donnés par Valérie Hansen, dans ce volume, p. 60, 65, 76. Pour les navires de guerre propulsés par des roues à aubes mues par la force humaine, Wang, « A history of the Sung military », p. 244.

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À propos du commerce intérieur, on peut esquisser, toutes proportions gardées, le progrès parallèle de la monétarisation des deux empires. Les archives de l’administration centrale byzantine ayant disparu dans les incendies et les catastrophes qui ont frappé la capitale, surtout en 1204, aucun chiffre n’a survécu mais la numismatique, les documents athonites ou italiens et d’autres ainsi que l’archéologie témoignent d’un accroissement remarquable de la production et de l’usage de la monnaie. À Byzance les études de coins de la monnaie d’or montrent une production moyenne de 700 000-800 000 nomismata par an environ à la fin du xe et au début du xie siècle multipliée par six dans les années 1030 (4 240 000) et encore trois fois plus élevée sous Constantin IX (1042-1055)76, une hausse née non seulement des dépenses somptuaires de l’empereur mais surtout du financement de la défense de l’empire contre les Petchenègues77. Le cumul de ces frappes annuelles entraînait un accroissement du stock considérable, et on ne peut que « reconnaître aux empereurs dépensiers le mérite involontaire d’avoir injecté dans le circuit monétaire les espèces dont les échanges et le territoire accrus avaient besoin. S’il n’y avait pas eu à la fois déthésaurisation (les investissements et dépenses effectués grâce aux réserves accumulées par Basile II) et altération du nomisma, la pénurie de signes monétaires, l’endeia nomismatos tant redoutée par Léon VI, aurait freiné la croissance des échanges »78. Au xiie siècle, « this age of accelerated growth », la monnaie d’or et le système restaurés par Alexis Ier Comnène après la dévaluation catastrophique des années 1070, offrait au volume accru des échanges un support adapté au grand commerce : le besant comptait aux côtés des différents dinars du monde islamique parmi les « dollars » médiévaux de l’époque79. Dans les deux États, l’accroissement de la production d’espèces métalliques80 s’accompagne en partie d’une dévaluation qui prend des formes différentes vu la spécificité de la monnaie chinoise81. Elle répond à des besoins budgétaires (à Byzance dans la seconde moitié du xie siècle et en Chine notamment dans l’ère Yuan Feng [1078-1085]82) et plus encore sous les Song du Sud mais la plupart du temps fournit 75. De même, p. 69-77. Voir aussi McDermott et Yoshinobu, « Economy », p. 379-385 (Early Sung) ; 399-408 (Middle Sung, 1080-1162), 421-424 (Late Sung 1163-1276). 76.  Estimations à partir du nombre de coins originels donnés par Füeg, corrigés en fonction des modifications de l’alliage monétaire par Fr. Delamare (Morrisson, « Revisiter le xie siècle », p. 622). 77.  Kaplanis, « The Debasement ». 78.  Morrisson, « Revisiter le xie siècle », p. 625. 79.  Laiou-Morrisson, Byzantine economy, p. 153-155. 80.  Tableau dans Gernet, Le monde chinois, p. 286. 81.  Thierry Les monnaies de la Chine, p. 7-18 et Thierry, « Conception de la monnaie ». Parmi les procédés signalés, outre les fréquentes émissions de pièces de 10, celles de sapèques de fer alliées d’étain vers 1103-1109 (jiaxiqian), voir p. 329-330. 82.  Thierry, Les monnaies de la Chine, p. 319-321. Après les procédés cités plus haut, l’abaissement de la valeur des grandes pièces pour éviter le faux monnayage.

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les espèces nécessaires à un prélèvement fiscal de moins en moins effectué en nature et à des échanges en expansion. Seules des informations indirectes permettent de supposer que les autorités byzantines étaient conscientes des besoins de l’économie ; en revanche l’abondante documentation chinoise conserve la trace de réflexions sur l’intérêt des revenus tirés du commerce83 et sur la « famine monétaire » (qianhuang) ou le « déficit » de monnaies (bu zu) d’une grande modernité. Shen Kuo (1031-1095), haut responsable financier du règne de Shenzong (1067-1085) attribue en effet la pénurie aux causes suivantes : augmentation de la population et hausse corrélée des dépenses et des besoins, disparition des monnaies dans les incendies et les naufrages et à la suite du frai (usure), deux facteurs indépendants des capacités humaines, fonte des monnaies pour la fabrication d’objets lorsque leur valeur intrinsèque est supérieure à leur valeur légale, thésaurisation des monnaies provoquée par la chute de la valeur des certificats de sel, faible valeur de la sapèque qu’il faudrait remplacer par l’or, insuffisante [vitesse de la] circulation de la monnaie qu’il convient de stimuler, et enfin évasion des monnaies chinoises à l’étranger (vers le royaume de Jin, le Japon, le Vietnam et d’autres royaumes des mers du Sud dont Sri Lanka, Champa, Srivijaya)84. Surtout au xiie siècle les Song du Sud combattent la pénurie qui frappe les régions frontalières plus que les autres par la création de papier-monnaie et tentent de lutter par des interdictions répétées contre l’exportation de monnaies et la fonte illicite tout en imposant la monnaie de fer dans les provinces au nord du Yangzi. Le papier-monnaie dérive de billets au porteur développés par les marchands pour éviter le tracas, les coûts et les risques du transport de fortes sommes en lourdes monnaies de bronze ou en lingots d’argent attestés dès le ixe siècle sous les Tang et repris à la fin du xe pour pallier les troubles nés de la révolte de An Lu-shan. À partir de 1024 sont émis les premiers billets officiels ; leur usage s’étend du Sichuan aux provinces frontalières du Shanxi et de Hedong et ils sont à peu près bien contrôlés jusque vers 1160. Sous les Song du Sud, les billets sont la principale monnaie de l’Empire et leurs émissions se multiplient pour faire face aux dépenses de la défense contre le royaume des Jin sans apparemment provoquer la défiance comme ceux des Jin à la même époque85.

83.  Voir la citation de l’empereur Gaozong rapportée par Valérie Hansen, dans ce volume, p. 74 : « Les profits générés par le commerce maritime sont les meilleurs.  Si on les gère correctement, on peut gagner des millions de ligatures. Est-ce que les impôts commerciaux sont meilleurs que les impôts prélevés directement sur le peuple ? Je devrais être plus attentif au commerce maritime pour pouvoir aider mes sujets ». 84.  Li Gou (1009-1059) ou Shen Kuo (1031-1095) (Thierry, La monnaie de la Chine, p. 310-311 et 321-323, 335). 85.  Thierry, La monnaie de la Chine, p. 460-466.

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VII.  L’ouverture des économies L’ouverture d’une économie – définie comme le taux du commerce total (importations et exportations) rapporté au produit national brut – est considérée comme un élément décisif du décollage, ainsi que le démontre l’histoire du développement de la Grande-Bretagne, celui de la France au xviiie siècle, du Japon et de la Chine au xxe et d’autres pays émergents depuis une vingtaine d’années86. Inquantifiable d’après nos sources, cette ouverture, et, plus largement la part du commerce et de l’industrie dans l’économie, avait atteint un sommet dans l’empire byzantin des xie-xiie siècles87. Les descriptions connues du cosmopolitisme de Constantinople au xiie siècle en donnent une idée colorée, tant celle de Tzetzès88, que celle de Benjamin de Tudèle : « Toutes sortes de marchands viennent ici du pays de Babylone, de celui de Shinar, de Perse, de Mèdie, et de tout le pays du royaume d’Égypte, du pays de Canaan, de l’empire de Russie, de Hongrie, de Patzinakia89, de Khazarie et du pays de Lombardie et du pays sépharade … Il règne une grande agitation et remue-ménage à Constantinople en raison de l’afflux de tant de marchands qui y viennent par terre et par mer de toutes les parties du monde pour faire affaire »90. Nicétas Choniatès fait allusion aux conséquences sociales de cette ouverture et à l’as­ cension permise aux commerçants lorsqu’il blâme Alexis III d’avoir vendu les dignités ou les fonctions à des commerçants ou pire encore à des Coumans et des Syriens : « Celui qui le voulait pouvait de cette manière devenir gouverneur de province et recevoir la plus haute dignité romaine. Non seulement les gens des carrefours et des marchés, les changeurs et les marchands pouvaient être honorés comme sébastes, mais jusqu’à des Syriens et des Coumans découvrirent qu’ils pouvaient acheter cette dignité, provoquant le mépris de ceux qui avaient servi les empereurs d’avant »91. 86.  Cette ouverture est aussi liée à une certaine ouverture socio-culturelle qui peut accroître son impact sous réserve du maintien d’un certain équilibre. Pour un ex. récent, voir l’analyse de Morrisson et Talbi, Politiques économiques, p. 155-180. 87.  Laiou et Morrisson Byzantine Economy, p. 136 : « in the twelfth century 25 per cent of GNP, and perhaps 40 per cent of monetized GNP, came from trade and manufacturing ». 88.  Tzetzès, Theogonia, épilogue éd. Hunger, commenté par Dagron, « Pluralisme linguistique », p. 263-264. 89.  C’est-à-dire la terre des Petchenègues. 90.  The Itinerary of Benjamin of Tudela, éd. et trad. Asher, I, p. 70-71. 91.  Nicetae Choniatae historia, éd.  van Dieten, p. 483-484, (ἦν οὖν τοῦ βουλομένου παντὸς

χώρας ἀρχἠν ἀναζώσασθαι καἰ τοῦ μεγίστου παρὰ Ῥωμαίοις τυχεῖν ἀξιώματος οὑ μόνον τοίνυν οἱ ἐν

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Il faut oublier, comme l’a montré David Jacoby92, le cliché du marchand byzantin sédentaire attendant que les produits lui parviennent dans la capitale93. Les documents de la Genizah et d’autre sources méditerranéennes mettent en lumière l’activité maritime des marchands byzantins dans le commerce avec l’Égypte et d’autres places y compris Barcelone et Montpellier tandis que l’archéologie atteste le développement des productions byzantines destinées à l’exportation, céramique glaçurée, verrerie, tissus de lin et de soie et leur diffusion94. On peut aussi évoquer un autre témoin de l’ouverture et de l’influence byzantines ; la diffusion de sa monnaie et de son modèle monétaire depuis les pays du Nord95, Russie, Danemark, Suède et Finlande jusqu’à l’Orient musulman où le follis supplée au xiie s. la pénurie de petite monnaie locale en Syrie du Nord96 tandis que le nomisma est thésaurisé : ainsi au xie siècle par un médecin de Damas nommé Yabrudi qui laisse à sa mort « quelque 300 monnaies byzantines rognées mais de pureté uniforme »97 ou à Césarée de Palestine ces 18 dinars fatimides et six nomismata byzantins (un histaménon de Romain III et cinq de Michel VII) enfouis dans un pot trouvé en 2018 dans une maison d’un quartier d’époque abbaside et fatimide (fig. 5)98. L’influence byzantine sur le monde méditerranéen se marque encore indirectement par le choix de plusieurs des étalons de ses monnaies d’or pour les monnayages voisins (dinars divers, besants sarracénats, taris normands, augustale et besant blanc de Chypre). L’ouverture et le rayonnement de la Chine des Song99, l’ampleur de son commerce dans toute l’Asie du Sud-Est et jusqu’en Arabie ou dans le Golfe persique étaient bien τριόδοις καὶ ἀγοραῖς καὶ κολλυβισταὶ καὶ πράται τῶν όθονῶν σεβαστοὶ ἐτιμήθησαν, άλλὰ καὶ Σκύθαι καὶ Σύροι ὤνιον άργυρίων εὕραντο τὸ σεβάζεσθαι, τοῖς πρὶν ὑπηρετεῖσθαι δεσπόταις ήδοξηκότες). 92. Voir les études de  Jacoby dans son recueil Latins, Greeks and Muslims notamment I,

« The Byzantine outsider in trade (c.900-c.1350) » et II, « Diplomacy, trade, shipping and espionage between Byzantium and Egypt in the 12th century ». 93.  Jacoby, « Byzantine maritime trade ». Indépendamment : Howard-Johnston, « Le commerce à Byzance ». 94.  Laiou, Economic History of Byzantium, ch. 36, « Exchange and trade », p. 697-770, 746-752 ; Laiou et Morrisson, The Byzantine Economy, p. 114-136. François, « Sur la circulation des céramiques » ; Vallauri et al., « La circulation des céramiques ». 95.  Voir la contribution de Jonathan Shepard dans ce vol., p. 322-323. Morrisson, « La monnaie byzantine hors de l’Empire ». 96.  Lowick et al., The Mardin Hoard (folles anonymes du xie siècle contremarqués en Syrie du Nord à la fin du xiie). 97.  [Ibn Butlān ; Ibn Ridwān] The Medico-Philosophical Controversy, p. 33 (texte arabe), p. 69 (traduction). 98. https://jewishnews.timesofisrael.com (photos du trésor dans son contenant. Meilleures images sur https://www.coinsweekly.com. 99.  Déjà évoqués par Valérie Hansen dans ce vol., p. 60-77.

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Fig. 5  –  Trésor de Césarée de Palestine mêlant dinars fatimides et nomismata du xie siècle (photographie : Clara Amit, Israel Antiquities Authority).

supérieurs. Ils se manifestaient aussi dans le domaine monétaire puisque l’exportation de sapèques portait sur des quantités considérables de bronze à destination des voisins du Nord sous forme de tributs ou vers le Japon et les royaumes du Sud par le commerce et se trouvait fréquemment interdite d’ailleurs sans succès. Faut-il pour autant penser que les deux empires ne s’ignoraient pas tout à fait ? Certes une ambassade du royaume de Fu-lin à la cour des Song du Sud en 1081 est rapportée par le Song Shi, composé vers 1347 : « son roi, Mieliyling Gaisa commença [les relations avec les Song] en envoyant le prince Nisidulinsimengpan qui offrit des selles, des sabres et des perles véritables ». Dix ans après selon le Song shi une nouvelle ambassade aurait apporté de l’or en cadeau. La chronique ajoute une description adéquate (« fonte » mise à part) de monnaies qui ne peuvent être que byzantines : « ils fondent de l’or et de l’argent pour en faire des monnaies ; celles-ci n’ont pas de trou central ; au droit est ciselée [la représentation] de Maitreya [le Bouddha à venir, c’est-à-dire le Messie] et au revers il y a le nom du roi ; il est interdit aux gens de faire de la monnaie » 100. Qu’elle ait été fournie par un ambassadeur ou par un autre canal moins direct, l’information avait circulé d’un monde à l’autre. 100.  Song Shi CCCCXC 14124-1425. Thierry et Morrisson, « Sur les monnaies byzantines », p. 140, n. 45 citaient l’édition Chavannes-NA. Chavannes (p. 39, n. 3, propose de corriger « Mieliyling Gaisa » en « Mielise Ling Gaisa » Miel’ise le divin césar et d’y reconnaître le césar Nicéphore Mélissène. Mihaèl Kordosès « Πρεσβεῖες », p. 201, commentant ce texte dans la traduction de Hirth, revient à l’interprétation première de ce dernier, qui privilégiait l’hypothèse d’ambassades seldjoukes plutôt que byzantines. En étudiant à nouveaux frais la composition des textes sur le royaume de Fulin depuis le ve siècle et leur genèse pour y distinguer ce qui relève de l’emprunt intemporel des ajouts nouveaux, François Thierry permettra de réévaluer ces informations (Fr. Thierry, « Quelques remarques à propos des textes chinois relatifs à Byzance » à paraître dans CRAI, 2021/4, séance du 15 octobre 2021).

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Epilogue : Réflexions sur un développement arrêté Aux xie-xiie siècles Byzance avait connu une croissance démographique et écono­ mique soutenue, tout comme l’Occident latin101 et comme la Chine des Song, certes à une échelle plus modeste que cette dernière. Cette croissance reposait sur un contexte institutionnel et culturel et un environnement naturel favorables : état de droit, absence de troubles intérieurs, relative sécurité extérieure, respect de la littératie et des connaissances intellectuelles d’une part, conditions climatiques, disponibilité de terres à mettre en valeur, absence d’épidémies majeures d’autre part. Mais la prospérité relative qui était commune aux deux empires ne dura pas. Les causes géopolitiques sont évidentes : à Byzance, la pression extérieure qui pesait sur toutes ses frontières (Italiens et Latins à l’ouest, Slaves et Bulgares dans les Balkans, Seldjoucides à l’est) et culmine dans la catastrophe de 1204, tandis que les Song perdent leurs territoires du nord dès 1127 et disparaissent avec la conquête mongole de la Chine du Sud (1272-1279) préparée par celle des royaumes du nord (conquête de Kaifeng en 1233 et fin des Jin en 1234). Mais la défaite militaire n’est pas le seul aspect à considérer : à partir du xiiie siècle, Byzance affaiblie par la partition et l’émergence de nouveaux États sur son territoire est rattrapée dans son développement par les cités italiennes qui s’approprient les techniques avancées byzantines en matière de production de soierie et de verre, tandis que les Yuan mongols se contentent d’exploiter la prospérité acquise par les Song sans favoriser son accroissement sur leur territoire. Pourquoi Byzance a-t-elle en quelques décennies perdu l’avance réelle qu’elle détenait encore au xiie siècle  ? Pourquoi la Chine n’a-t-elle pas connu la révolution industrielle occidentale, malgré son avance scientifique et technique considérable et la qualité de sa main d’œuvre, telle est « l’énigme de Needham » (Needham’s Puzzle), la question posée par le grand savant et qu’il a laissée sans réponse102. Ce débat de la « grande divergence » sans objet pour Byzance tôt disparue, concerne la période moderne et, sans méconnaître son intérêt, il n’est pas question de l’aborder ici. En se bornant au xiie siècle, on a soutenu que la Chine avait atteint les limites de son développement parce que le secteur de l’économie de marché n’avait, ni sous les Song – ni d’ailleurs sous les dynasties suivantes – jamais pris le dessus sur le secteur contrôlé par l’État (customary). Un équilibre existait avec une paysannerie traditionnelle qui 101.  Pour un parallèle de la croissance de l’agriculture et du peuplement et les limites de cette comparaison, Toubert, « Byzantium and the Mediterranean ». Pour les points communs entre le développement occidental et les spécificités byzantines : Laiou, « The Byzantine Economy : An Overview », p. 1139-1140, 1142, 1147-1148 ; Laiou et Morrisson, Byzantine Economy, p. 235-247. 102.  Question posée par Joseph Needham lui-même dans une conférence donnée à Paris en 1974 http://www.tribunes.com ; cf. Lin, « The Needham Puzzle ».

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s’assurait un revenu stable à partir de ses terres familiales et par la vente de ses surplus dans le secteur commercial. Les marchands ne pouvaient se développer comme en Occident car ils étaient bloqués par le contrôle étatique du commerce des denrées et des marchandises-clé et devaient se concentrer sur les produits de luxe et le change103. À Byzance autour de l’an 1000 coexistaient aussi un élément d’économie « administrée » et un secteur de marché libre, mais l’expansion avait beaucoup affaibli le degré d’intervention de l’État. Puis à partir de la fin du xie siècle, l’aristocratie terrienne qui en avait acquis le contrôle avec les Comnènes sacrifia pour des raisons politiques une classe marchande émergente et dynamique de mesoi, d’artisans et de négociants en privilégiant leurs concurrents vénitiens au réseau plus développé. Dans les deux cas, à des degrés très différents, le commerce était considéré plus pour son rendement fiscal que pour sa contribution au bien commun et la classe marchande mal reconnue voire méprisée dans la hiérarchie sociale en raison du snobisme de l’élite lettrée conservatrice. Ces deux États aux économies relativement ouvertes tombèrent en raison de leur vulnérabilité militaire et de l’attirance pour les richesses dont ils avaient favorisé la création104. Cécile Morrisson Académie des inscriptions et belles-lettres

103.  Deng, « Development and Its Deadlock », p. 479-522. 104.  McDermott et Yoshinobu, « Economic change ».

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L’EMPIRE ET LES ÉLITES PROVINCIALES : LE TOURNANT DE L’AN 1000 Vivien Prigent À la mémoire de Marc Whittow

Il est à l’évidence peu de concepts plus flou que celui « d’élites provinciales »1, bien que l’importance de ce groupe soit régulièrement évoquée2. Au-delà de la résidence vient immédiatement à l’esprit richesse et influence socio-politique, mais la chose n’est en réalité pas très utile en soi car les seuils critiques sont également impossibles à établir. J’adopterai donc ici délibéremment le point de vue du gouvernement impérial en définissant les élites provinciales comme l’instrument à travers lequel les populations et les ressources d’une province étaient mises au service de l’empire. J’identifie donc les élites locales à l’instrument premier de contrôle du territoire, parallèlement aux institutions3. En conséquence, le statut socio-économique des individus qui m’intéressent ici est susceptible de présenter de très importantes variations4 d’une région à l’autre, puisqu’il reflète directement le degré de différenciation socio-économique des différentes régions 1.  Voir notamment l’introduction au volume Elites in Late Antiquity, éd. Rapp, Salzman, p. 315320. Pour Byzance, mise au point historiographique dans Kaplan, « les élites rurales byzantines », p. 300-303 et analyses de Haldon, « Social elites », p.  168-211. 2.  Neville, Authority in Byzantine provincial society ; Haldon, « Provincial Elites », p. 174-175 et 177. J’ai toutefois du mal à identifier aussi nettement que le fait l’auteur les familles militaires à des familles provinciales. Le stratiotikon genos me semble tout aussi constantinopolitain que le politikon dès lors que l’on s’intéresse aux échelons supérieurs, tandis que l’administration civile prend au contraire plus d’importance en province avec l’essort des kritai et la multiplication des charges fiscales. Sur ce point les positions de Ahrweiler, « Recherches sur la société byzantine au xie  siècle », p. 99-124, sur la « constantinopolisation » des élites me semblent toujours valides. 3.  Ce faisant, je reprends à mon compte, pour aborder les élites provinciales, l’approche adoptée par Haldon, « Provincial Elites », p. 157, pour traiter de « l’État ». 4.  En ce sens, la « puissance » n’a de sens que si l’on admet (ibid. p. 168 et n. 37) « that it represented a relationship of relative power and wealth rather than a distinct social grouping. »

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 269-313.

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de l’empire. Ainsi, bien qu’ils n’aient rien en commun en termes de richesse, de pouvoir ou d’influence, j’intègre dans le corps des élites provinciales tout autant les humbles coqs de villages du thème de Longobardie5, les chefs tribaux des sklaviniai des Balkans6 et les pateres poleos de Cherson7 d’un côté, que, de l’autre, les magnats arméniens de sang royal établis en Cappadoce8 ou que certains stratèges, même si la chose est plus délicate. Les premiers apparaissent évidemment comme du menu fretin face aux grands requins blancs qu’étaient les seconds mais pour mon propos ils peuvent être assimilés du fait de jouer un rôle identique d’interface entre l’empire, incarné par le gouvernement impérial et ce que John Haldon appelle la « power Elite »9 – c’est-à-dire, pour simplifier, la fraction de l’aristocratie pouvant influencer de façon effective le gouvernement – et les populations provinciales. À l’évidence, bien des vassaux du roi Gagik d’Ani, qui suivirent ce dernier lorsque l’empire le déporta dans le Charsianon, étaient bien plus riches et puissants que nos humbles aristocrates lombards. Mais à l’inverse de ces derniers, les vassaux de Gagik n’étaient pas les interlocuteurs privilégiés de la power Elite et leurs relations avec le gouvernement et les individus contrôlant celui-ci, médiatisées par l’ancien roi, étaient donc de nature différente10. En ce sens, malgré leur puissance et leur lieu de résidence, ils ne relèvent pas expressément des élites provinciales telles que je les ai définies initialement. Ceci amène à une nouvelle considération portant sur les conséquences politiques du degré de différenciation interne des aristocraties provinciales. L’empereur était-il localement plus ou moins en contact avec la majorité des membres de l’élite ou celle-ci était-elle dotée de hiérarchies internes permettant à l’empereur d’interagir avec elle, ou l’y obligeant, à travers un nombre plus ou moins restreint de leaders ? Et ces leaders, terme volontairement flou, étaient-ils eux-mêmes membres de l’élite provinciale  ? Les réponses variaient évidemment selon les régions et avec elles les conditions d’exer­ cice du pouvoir impérial dans une province donnée. On y reviendra. 5.  Martin, « Les thèmes italiens », p. 549-553. 6.  Seibt, « Siegel als Quelle für Slawenarchonten », p. 27-36. 7.  Alekseyenko, L’administration byzantine de Cherson, p. 61-63. 8.  Dédéyan, « L’immigration arménienne », p. 40-115. 9.  Haldon, « Social elites », p.  172-173. 10.  Ils n’en constituent pas moins un vecteur de contrôle de ces grands seigneurs car les empereurs

peuvent jouer de leur mécontentement comme l’illustre le cas des fils de Sénachérim Artzrouni sous Michel IV lorsqu’un membre de leur maison dénonça une prétendue velléité d’usurpation (The Chronicle of Matthew of Edessa, trad.  Dostourian, p. 65). C’est en essence ce que dénonce Kekauménos dans ses conseils aux toparques en soulignant qu’une fois déplacé au sein de l’empire avec ses dépendants un ancien chef indépendant va devoir se méfier de ces derniers (Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 232-234). La chose vaut également pour les fonctionnaires provinciaux dont les appétits sont tenus en laisse par la crainte d’une dénonciation de leurs subordonnées (ibid. p. 58). De même, Boïlas, soucieux de souligner dans son testament sa fidélité envers les Apokapai, met en avant qu’il n’a jamais médité ou écrit de dénonciation contre eux (Lemerle, Cinq études, p. 22 l. 75).

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À l’inverse, je ne considère pas comme relevant des élites provinciales les aristocrates qui, bien que possédant terres et réseaux d’influence en provinces et se référant volontiers pour des questions idéologiques à de lointaines origines provinciales11, étaient parfaitement intégrés à la haute société constantinopolitaine et, à ce titre, pouvaient influencer la politique impériale à l’échelle de l’empire12. Pour cette raison, j’écarte de mon objet d’étude certains des cas bien analysés par Michael Angold dans son bel article sur les archontes et dynastes locaux de la basse époque13. Bien qu’ils aient disposé de bases provinciales, des individus comme Léon Tornikios, Nicéphore Bryennios ou Kata­kalon Tarchaneiôtès, fréquentaient des eaux fermées aux élites provinciales telles que je les ai définies14. Pour eux et leurs pairs, les patrimoines fonciers et l’influence en province, aussi considérables qu’ils aient été, étaient moins un but qu’un atout dans une course au pouvoir dont la domination locale n’était nullement l’enjeu. Qui se ha­ sar­derait en effet à faire de Pompée un Picénien au titre de la localisation des domaines sur lesquels il leva pourtant les légions qu’il offrit à Sylla ? Bien entendu, ces familles disposaient de demeures en province et y fondaient éventuellement des églises15 mais la question d’une résidence effective en dehors des périodes de disgrâce relative me semble demeurer largement ouverte16. Le modèle de l’aristocratie sénatoriale tardoantique 11.  On pense évidemment ici au mythe des origines akritiques que Nicolas Oikonomidès voit derrière le développement de l’engouement pour le Digenis Akritas (« L’“épopée” de Digénis », p. 375397). Il y avait sans doute quelque chose du « Pied-noir » dans bien des familles aristocratiques du xiie siècle, vivant dans le souvenir de l’époque dorée où elles bénéficiaient de patrimoines micrasiatiques durement gagnés par leurs glorieux ancêtres. 12.  Avec des nuances, essentiellement méthodologiques, je souscris aux conclusions d’Andriollo et Métivier, « Quel rôle pour les provinces ? », p. 505-529. 13.  Angold, « Archons and dynasts », p. 236-253. Comme l’illustre l’auteur, l’élite provinciale est plus aisée à observer dans un contexte urbain, mais je ne crois pas pour autant qu’il faille la considérer spécialement « urbaine ». L’aristocratie apparaît à travers les conflits auxquels elle participe et une ville riche était susceptible d’accueillir plusieurs familles d’envergure et ainsi d’être le théâtre de rivalités. 14.  Respectivement, Leo 61, Nikephoros 62 et Katakalon 61 dans la Prosopography of the Byzantine World, https://pbw2016.kdl.kcl.ac.uk/ 15.  On rappellera toutefois, en faisant sien son caveat sur les effets de source, les remarques de Darrouzès sur la rareté des attestations de fondations monastiques dans les zones d’Anatolie intérieure et orientale où furent possessionnées de très grandes lignées (Darrouzès, « Le mouvement des fondations monastiques », p. 171-172). 16.  Rappelons la lettre par laquelle Kékauménos signifia sa rupture au gouvernement impérial « Je sais bien, frère ! Ton maître et empereur n’a tenu compte ni de Comnène, ni de moi. Il a rejeté nos demandes et nous a renvoyés chez nous tout couverts de honte. Eh bien, sache-le, nous partons ! Si notre départ vous déplaît, à lui et à toi, préparez-vous à nous envoyer une armée pour nous faire revenir en arrière contre notre gré. », Ioannis Scylitzae Synopsis historiarum, éd.  Thurn, p. 490. On peut certes citer des contre-exemples comme Georges Maniakès : les hommes de Romain Sklèros

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doit être ici présent à l’esprit car les immenses villas possédées en province ne voyaient qu’exceptionnellement leur propriétaire, et ce malgré l’ampleur des infrastrucures de prestige dont elles pouvaient être dotées, lesquelles peuvent fonctionnellement se comparer aux fondations monastiques de l’époque médiévale. La question doit d’ailleurs être réellement posée de l’existence même de cette grande aristocratie provinciale pour les viiie-xe  siècles. Bien entendu, les membres de l’élite constantinopolitaine venaient sans doute pour l’essentiel de province, y ayant fait leurs premières armes. Mais peut-on véritablement les définir comme membre d’une aristocratie provinciale lors de cette phase de leur ascension sociale  ? Il me semble bien plus probable que les « grandes familles provinciales » ne devenaient telles que dans un mouvement de retour de la capitale vers la province (et pas nécessairement d’ailleurs dans leur foyer d’origine), une fois dotées du capital économique et politique nécessaire au développement des énormes patrimoines fonciers qu’on leur connaît tardivement. En effet, je ne connais aucun cas d’une grande famille de cette époque pour laquelle un patrimoine considérable soit mentionné en amont de l’obtention par ses membres des hautes fonctions qui présupposait une participation à la vie de la cour et donc une résidence constantinopolitaine17. C’est même très exactement, on le verra, l’un des points qui me semblent participer du changement fondamental survenu aux

qui s’attaquèrent à ses domaines provinciaux furent accusés d’avoir souillé sa couche conjugale, ce qui impliquerait le viol de sa femme qui aurait donc bien résidé dans les Anatoliques (Ioannis Scylitzae Synopsis historiarum, éd.  Thurn, p. 428). Mais il convient de tenir à l’esprit que précisément, Georges Maniakès (PBW, Georgios 62) était un homo novus. On ne connaît aucune fonction ni titre à son père Goudelios Maniakès (Prosopographie der mittelbyzantinischen Zeit, F. Winkelmann dir., II. 867-1025, Berlin, 2013, 2011), Stavrakos, « Unpublizierte Bleisiegel der Familie Maniakes », p. 110. Cette question de la résidence effective n’est pas anodine car on a voulu l’introduire dans la logique de localisation des patrimoines aristocratiques (Andriollo et Métivier, « Quel rôle pour les provinces ? »). Or pour que des patrimoines proches de Constantinople soient privilégiés pour une question de contacts avec la capitale, il faut réellement que les propriétaires y résident régulièrement, ce qui n’est pas prouvé. J’écarte évidemment les domaines de plaisance des environs immédiats de la capitale qui relèvent d’une autre logique. 17.  Je parle ici de grands patrimoines ; il existait bien sûr en province des individus aisés qui avaient vocation à entrer dans le corps des officiers par leur aptitude à s’équiper, un mode de vie préparant à la guerre et le jeu des recommandations. C’est le saut vers l’aristocratie que je ne vois pas du tout advenir en amont de la « montée à Constantinople ». Plus largement, les patrimoines aristocratiques sont bien plus réduits à partir du viie siècle pour des raisons qui me semblent en partie à rechercher dans l’évolution des procédures judiciaires, Prigent, « La Sicile byzantine », p. 219. Cheynet, « L’aristocratie byzantine », p. 298-308 ;  Kaplan, Les hommes et la terre, p. 326-333 : les exemples précoces renvoient à des individus dont la famille a déjà atteint au sommet des honneurs ; la « veuve Danièlis » est l’exception qui confirme la règle, à mon sens probablement parce qu’elle était issue de la lignée d’un archonte slave et relevait donc d’un modèle social différent, voir ici p. 277.

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alentours de l’an 100018. La rareté extrême des patronymes fondés sur un toponyme dans cette première phase du développement de l’aristocratie byzantine trouverait ici un facteur d’explication19. De même, on insiste souvent sur la puissance militaire de ces « magnats micrasiastiques » mais il me semble erroné de faire reposer celle-ci sur le contrôle du territoire, j’y reviendrai20. J’ai donc le plus grand mal à adhérer à l’image traditionnelle d’une grande aristocratie de magnats saisissant le pouvoir central depuis leurs bases provinciales. Ces grandes familles du second xe  siècle m’apparaissent constantino­po­li­taines, riches de patrimoines fonciers constitués dans les zones de reconquête et puissantes de solidarités professionnelles nouvelles qui détournent à leur profit la fidélité à l’État21. C’est la coïncidence de la localisation des patrimoines et des zones de déploiement de l’armée qui à mon sens crée l’image d’une puissante aristocratie provinciale22. Aucune révolte d’envergure n’a jamais reposé sur des ressources privées23 et plus largement, si l’on considère les modes de financement de l’empire mésobyzantin, l’idée qu’un pouvoir provincial ait pu rivaliser avec le gouvernement me semble par­ faitement illusoire. Ceci étant posé, si je souhaitais être encore moins précis ou plus « impression­ niste », je définirais l’élite locale comme la section de l’aristocratie byzantine dont les noms et les existences individuelles pouvaient demeurer inconnus de l’empereur sans que cela n’affecte réellement sa capacité à exercer de façon effective le pouvoir impérial24. Dans une certaine mesure, nous serions d’ailleurs fondés à dénier aux élites provin­ciales le statut d’aristocrates. Il est notoirement difficile de définir en termes absolus ce qu’est un aristocrate, mais nous savons ce qu’est un État aristocratique idéal :

18.  19.  20.  21. 

Voir p. 288-292. Andriollo et Métivier, « Quel rôle pour les provinces ? », p. 517. Cheynet, « L’anthroponymie aristocratique », p. 267-294. Voir p. 293. Ce n’est qu’au niveau du recrutement que les puissances territoriale et militaire peuvent effectivement se combiner car en ayant la haute main sur la sélection des individus intégrant les rangs de l’armée de métier les généraux peuvent favoriser des individus qu’ils dominent en amont au titre de dynamiques socio-économiques. 22.  Bélisaire avait certainement reçu des terres en Sicile et bénéficiait de la fidélité des troupes d’Orient déployées en Occident, cela fait-il de lui un membre de l’aristocratie italienne ? Bien entendu, dans le cas qui nous occupe, l’accumulation se construit sur plusieurs décennies mais la logique est identique. 23.  Même la révolte d’Isaac Comnène, qui regroupait l’essentiel des grands « magnats micrasiatiques », ne prit réellement son essor qu’avec la prise de contrôle, par un mélange d’usage de faux, de menaces, de charisme personnel et de détournement des subsides d’État des troupes régulières, Ioannis Scylitzae Synopsis historiarum, éd.  Thurn, p. 487-491. 24.  Et donc paradoxalement, je ne suis pas contre le fait de considérer qu’une partie de l’élite constantinopolitaine constitue une élite, sinon provinciale, ce qui serait paradoxal, du moins « locale ».

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un État dont la politique est déterminée par un groupe restreint d’individus en dehors de toute délégation de pouvoir à ces individus par une autorité à la légitimité supérieure à la leur25. Dans ce cadre, pour qu’un aristocrate soit véritablement considéré tel, il devrait avoir son mot à dire dans l’élaboration des politiques de l’État au sein duquel il opère. Et si l’on considère les choses sous cet angle, l’élite provinciale byzantine, telle que je l’ai définie en introduction, n’appartient pas pleinement à l’aristocratie, et ce quelle qu’ait été éventuellement sa richesse26, voire sa puissance militaire27. Toutefois, bien évidemment, l’élite provinciale n’était pas totalement coupée de la power Elite et individus et familles pouvaient passer d’une catégorie à l’autre, dans un sens ou dans l’autre. De fait, cette possibilité représentait un facteur essentiel de cohésion pour l’empire, une force centripète dont l’intensité varia avec les époques et dont l’analyse est un point d’observation privilégié pour comprendre l’histoire poli­ tique de Byzance28. À mon sens, l’un des intérêts de la définition retenue est de dispenser de s’attarder sur d’infinies variations d’échelle en tentant d’établir un éventuel distinguo entre élites locales, régionales, provinciales, etc. Quelle que soit l’échelle retenue, le groupe social que j’identifie à l’élite locale demeure identique, celui par lequel la power Elite relaie ses ordres et, à rebours, et la chose est tout aussi essentielle, celui par lequel les provinciaux peuvent espérer faire remonter leurs attentes et doléances au gouvernement impérial. Ceci d’ailleurs y compris en poussant à la révolte un représentant de l’élite locale29, révolte qui bien souvent n’a pas d’autre ambition que d’amener le gouvernement à la

25.  Bien entendu, historiquement, un tel système est difficile à identifier, l’aristocratie exerçant généralement le pouvoir au nom d’une figure tutélaire, qu’il s’agisse du peuple ou d’un souverain réduit à des fonctions symboliques de représentation. 26.  Citons ces trois frères syriaques de Mélitène qui prêtèrent cent kentenaria à Basile II, Dagron, « Minorités ethniques et religieuses », p. 194. 27.  Voir p. 290-292. 28.  Ainsi la fermeture de l’élite sous les Comnènes est un facteur déterminant pour comprendre l’éclatement qui suit 1204 et même si les États régionaux se rangent volontiers sous la bannière d’un membre de la haute aristocratie liée au sang des Comnènes. Mais les limites sont évidentes. Dans le Péloponnèse, la principauté de Morée est fondée à l’appel de « uns Griex, qui mult ere sire del païs » (Geoffroy de Villehardouin, La conquête de Constantinople, §  325, éd. Faral, II, p. 134) ; on peut aussi penser à Michel Kostomoirès qui vint auprès des Croisés parler au nom des nobles habitants des terres locales dans le pactum Adrianopolitanum de 1206 ou à Stephanos Hagiostephanitès, porteparole des Candiotes face aux Vénitiens (Saint-Guillain, « Ex insita animi levitate rebelles ? », p. 522-523 et p. 527 n. 63 et Angold, « Archons and dynasts », p. 244-245). Sans quitter la période qui nous intéresse, la faible surface des notables apuliens explique que ce groupe n’ait donné aucun membre de la power Elite, à l’exception ponctuelle d’Argyros, et, en retour que la province soit sortie si facilement de l’orbite impériale (sur ce dernier point, voir p. 281-282). 29.  Voir p. 301-302.

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table des négociations30. Et c’est précisément dans ce rôle d’intermédiation que réside le capital politique de ce groupe31, comme l’énonce clairement Kekauménos lorsqu’il conseille à un potentat local de ne jamais échanger sa prédominance locale pour des compensations financières même très supérieures à la valeur de ses biens car dès lors l’empereur se désintéressera de lui32. L’échelle d’analyse pertinente découle donc de la puissance du groupe et varie ainsi selon les régions puisqu’elle dépend in fine de la structure de la société locale. Dans l’Apulie du xe-xie siècle, l’influence des membres de l’élite provinciale sera limitée à une poignée de villages au mieux33 ; dans le Péloponnèse, les archontes des Mélingoi étendront la leur à une section du Magne34 ; dans le Taurus, un petit chef de lignée arménien relaiera l’influence du gouvernement dans la vallée dont on l’a pompeusement nommé stratège35 ; en Thrace, l’influence du mari de sainte Marie la Jeune s’étendait sans doute au mieux à la tourma dont il assumait le commandement36 ; en Cappadoce ou dans le Pont, d’immenses étendues de territoires répondront aux anciens rois Artzrouni ou Bagratides bien avant que ces derniers ne soient investis de fonctions officielles. Dans une large mesure, bien des gouverneurs relevaient de cette catégorie car ce corps était loin de ne compter dans ses rangs que les grands acteurs dont nous parlent nos chroniques. La sigillographie permet de retracer des carrières de stratèges dont l’influence ne dépassa jamais l’échelle des provinces où ils exerçaient. Il va ainsi du protospathaire Barsakios qui durant vingt ans gouverna presque toutes les provinces d’Occident, mais ne reçut jamais une seule promotion, pas plus d’ailleurs qu’il ne connut de disgrâce lorsqu’il fit l’expérience de la défaite37. Nous avons ici le cas concret d’un agent de l’État, loyal, fiable, mais à l’évidence privé de véritables appuis à la cour. Barsakios fut un rouage essentiel de la complexe machinerie de l’État impérial, 30.  Citons la réaction immédiate de Constantin  X face à la révolte de Larissa (Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 214). Il ne faut pas se laisser aveugler par les chroniques qui concentrent leurs récits sur les usurpations. L’essentiel des mouvements locaux a pour but une modification du rapport de force, y compris fiscal, local et la violence a pour but d’appeler à la négociation. En cela, les élites provinciales reproduisent partiellement les schémas de la vie politique féodale mis en lumière par Barthélemy, « L’aristocratie franque », p. 495-499. 31.  Une position qui n’allait pas sans dangers : le principal péril pour un potentat local était d’être pris entre le marteau des revendications locales et l’enclume des exigences impériales. C’est l’essence même du long récit relatif à la révolte de Larissa chez Kékauménos (Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 204-220). 32.  Ibid., p. 232-234. 33.  Martin, « Les thèmes italiens », p. 549-553. 34.  Ahrweiler, « Une inscription méconnue », p. 1-10. 35.  Oikonomidès, « L’organisation de la frontière orientale », p. 285-302. Voir ici p. 290. 36.  Talbot, Holy Women of Byzantium, p. 259. 37.  Nef, Prigent, « Guerroyer pour la Sicile », p. 28-29.

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point d’interface entre le gouvernement et la société locale, mais en rien partie prenante de l’élaboration des politiques qu’il était chargé d’appliquer localement38. C’est à son niveau que s’opère la rencontre entre l’appareil d’État et les élites locales, puisqu’il appartenait aux deux corps39. L’élite locale constituait la pierre angulaire du contrôle impérial à travers un mélange d’atouts privés et de délégation de pouvoir, ou, pour le dire de façon imagée, de pouvoir « ascendant » et « descendant », conformément à la présentation de Michel Chôniatès des archontes à la fois « ktèmatikoi », détenteurs d’un patrimoine, et « thématikoi », c’est-à-dire partie prenante de l’administration40. Et le point d’équilibre entre ces deux caractéristiques détermine toute une gamme de profils qui reflète directement la diversité des élites provinciales byzantines et devait se transcrire en stratégies de contrôle diversifiées selon l’importance relative de chaque profil dans les diverses régions de l’empire. Les deux extrémités de cette gamme de profils sont les plus faciles à décrire : d’un côté le fonctionnaire envoyé en province qui dépend entièrement de la caution de l’État pour mettre en œuvre son autorité ; de l’autre, ce que Kekaumenos aurait pu appeler le « toparque41 de l’intérieur », contrôlant une zone plus ou moins étendue au sein du territoire impérial par le pur effet d’une situation socioéconomique de facto dominante42. De fait, je ne crois pas qu’il faille nécessairement limiter la catégorie des toparques décrits dans un fameux chapitre de Kekaumenos à des individus possessionnés le long des frontières de l’empire43 car il devait exister au sein du territoire bien des poches dotées d’une grande autonomie de fait44, non seulement dans

38.  Sans méconnaître que les stratèges avaient une grande autonomie de gestion, y compris pour les relations avec les voisins de l’empire. 39.  Pour un exemple civil, citons Chrysobourgios, le juge de Mélitène qui, confronté à un ordre d’arrêter le patriarche syriaque Jean Bar Abdoun, réunit les notables pour organiser la fuite de celui-ci. L’anecdote incite à penser qu’il était d’extraction locale (Dagron, « Minorités ethniques », p. 201). Il existe cependant la possibilité qu’il faille y reconnaître un Chrysobergès, famille plutôt d’origine constantinopolitaine. 40.  Μιχαὴλ Ἀκομινάτου τοῦ Χωνιάτου τὰ Σωζόμενα, éd.  Lampros, II, p. 277, l. 2 et p. 280, l. 11. 41.  Voir le célèbre chapitre de Kékauménos (Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd.  et trad. Spadaro, p. 232-242). 42.  Voir p. 277. 43.  Il me semble que le chapitre adressé aux toparques dans le Stratègikon ne peut s’adresser de façon exclusive ou même prioritaire à des potentats étrangers ou aux mieux clients de l’empire. Il faut en effet tenir présent à l’esprit que le lectorat de Kékauménos ne pouvait qu’appartenir majoritairement à l’empire. 44.  Ce que sous-entend Kekaumenos lorsqu’il écrit « mais si ton ennemi recherche en outre que certaines de tes terres lui soient données, ne consens pas à moins qu’il ne consente à t’être sujet et tributaire » (Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 82). On a ici l’évocation de territoires qui vont échapper à l’administration régulière, le passage se référant aux Petchenègues,

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les immenses territoires annexés sous Basile II45, mais également au cœur des « grands thèmes romains »46. Le protospathaire Barsakios, évoqué plus haut, illustre au mieux la première caté­ gorie. Quant à la seconde, ses plus parfaits représentants étaient évidemment les chefs ethniques, tels les archontes slaves47, mais de parfaits rhômaioi politai, pour reprendre la formule de Boïlas48, entrent également dans cette catégorie. On pense ainsi à ce potentat local décrit par Kekaumenos que les populations locales reconnaissaient comme leur seigneur (authentès), et dont la puissance terrifiait suffisamment le fonctionnaire local (hyperechôn vivant dans le praitorion) pour qu’il fuie plutôt que de risquer l’épreuve de force49. Des représentants de cette catégorie peuvent être identifiés dans les figures de Chrysèlios, δυνάστης ou πρωτεύων de Dyrrachion, qui joua un jeu de bascule entre Basile  II et le tsar bulgare Samuel50, ou d’Argyros, fils de Meles, ce représentant de l’aristocratie de Bari qui servit de figure de proue aux premiers soulèvements normands en

je crois qu’il faut prendre ὑπόφορος au sens premier de personnes versant tribut et non de contribuables. C’est le même type d’évolutions auxquelles Isaac Comnène tentait de faire obstacle en Orient à en croire Psellos (Michel Psellos, Chronographie, éd. et trad. Renauld, II, p. 114) : « En ce qui concerne les autres peuples, qui lui concédaient (...) jusqu’à leur patrie, et qui préféraient aller planter leur tente ailleurs, c’est là une chose qu’il ne consentait pas ». 45.  Territoires dans lesquelles le système fiscal normal n’était pas appliqué. Ce n’est pas un hasard si les deux grandes zones conquises par l’empire durent ultérieurement être soumises au régime général, la Bulgarie sous Michel IV, et l’Ibérie sous Constantin IX. On voit ici ce qu’il en est de la réalité des « grandes conquêtes » de Basile II qui virent davantage une extension de la zone de contrôle politique de l’empire que celle de sa base économique, ce qui portait des germes d’affaiblissement certains. Je verrais d’ailleurs volontiers également une expression de cette dualité dans la description de la double sphère de contrôle du basileus par Kékauménos, car aucun empereur n’allait évidemment faire la tournée des protectorats situés hors des frontières : Αἱ χῶραι αἱ ὑπὸ τὸ κράτος σου (...) Τὰς τῶν ἐθνῶν χώρας τὰς ὑποκειμένας σοι et γνώσουσι  δὲ καὶ τὰ θέματα τῶνῬωμαίων καὶ  αἱ ὑπὸ σὲ τῶν ἐθνῶν χῶραι  ὅτι βασιλέα ἔχουσι καὶ αὐθέντην ἐπισκεπτόμενον  αὐτάς (édition en ligne,

Kekaumenos, Consilium principi, éd. digitale Roueché, https://ancientwisdoms.ac.uk/index.html, ligne 98.10-11 et 103.28-29). 46.  Le Charsianon et Sébastée ne devraient pas être considérés des terres frontalières au milieu du xie siècle. Césarée est alors à 300 km de la frontière la plus proche, au-delà de la barrière du Taurus. À ce titre, Orléans serait une place frontière. 47.  L’évolution de ce groupe résume bien le passage d’une catégorie à l’autre. On a ainsi d’abord des individus au nom slave, dépourvu de dignités, puis l’apparition de noms chrétiens et de dignités, témoignant d’une conversion ; enfin, les dignités révèlent que la fonction d’archonte est détenue par un eunuque, preuve qu’à ce stade l’archonte n’est plus un chef tribal mais un représentant des autorités impériales, une sorte de « commissaire aux affaires indiennes ». 48.  Lemerle, Cinq études, p. 26 et l. 194 et p. 61. 49.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 144 et 146. 50.  PmbZ 23183.

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Italie avant que l’empereur ne lui ouvre les portes d’une brillante carrière51. Nikoulitzès, parent de Kékaumenos, était également considéré par ses adversaires comme un homme incontournable à la réalisation de leurs projets de révolte52, un « père » et un « maître »53, disposant de sa propre armée et contrôlant à tout effet la ville de Larissa54, ce alors même qu’il n’exerçait aucune charge. Le seul signe d’intégration à l’État impérial est le port de dignités de cours, protospathaire pour Nikoulitzas, spatharocandidat pour son fils55. L’épisode se plaçant dans les années 1060, ce sont alors des titres subalternes, ce que confirme l’incapacité de Nikoulitzas à dénoncer le complot. À Constantinople, le souverain et son entourage ne lui octroient pas l’opportunité de s’exprimer lors d’une audience et ne prêtent pas davantage attention aux lettres qu’il leur adresse par la suite56. Dans un autre passage, Kekaumenos évoque la figure générique de simples particuliers auxquels la population locale se considère néanmoins soumise et qui n’hésitent pas à exercer la justice, au besoin en s’appuyant sur le consensus d’une sorte d’assemblée locale57. Cette situation pourrait d’ailleurs trouver une illustration concrète dans la figure du lombard Byzantios, lequel reçut du gouverneur d’Italie Eustathe Palatinos des droits de juridiction sur le village dont il était propriétaire58. Ces deux « idéaux types », l’officiel et le toparque, qui fusionnèrent ponctuelle­ ment dans la figure des officiers isolés derrière les lignes turques59, correspondraient enfin idéalement aux deux catégories d’archontes de cités et/ou de régions mentionnés dans les taktika des ixe-xe siècles. On y trouve d’un côté l’archonte, toujours au singulier, avec le rang correspondant d’ancien archonte, et de l’autre des archontes, mentionnés au pluriel et sans titre d’anciens archontes. Dans le cas premier, on a donc sans doute les gouverneurs de petits ressorts et de l’autre le groupe des notables locaux dont l’influence est canalisée au bénéfice de l’État par leur intégration en tant que corps à la taxis officielle de l’Empire60. Et cette dualité renvoie également dans une large mesure à la formulation des Miracles de saint Démétrius qui définit ceux qui détiennent le pouvoir local effectif, comme τὰς γάρ λοιπάς τῶν τὴν διοίκησιν τότε ποιησαμένων ἀρχοντῶν, ξένων τε καὶ ἐγχωρίων61. 51.  52.  53.  54.  55.  56.  57.  58. 

Cheynet, « Argyros, fils de Mélès », p. 205-219. Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 208, l. 22-23. Ibid., p. 210, l. 18.  Ibid., p. 208, l. 25-27. Ibid., p. 210, l. 11 et 222, l. 1. Ibid., p. 204, l. 35- p. 206, l. 10 et p. 206, l. 19-25. Ibid., p. 182 l. 9-10 et p. 21-24. Lefort et Martin, « Le sigillion du catépan d’Italie Eustathe Palatinos », p. 536. Il me semble certain que l’acte entérine une pratique antérieure. Voir de même ici p. 279 et 295. 59.  Cheynet, « Toparque et topotèrètès », p. 215-224. 60.  Prigent, « Notes sur l’évolution », p. 410-411. 61.  Lemerle, Les plus anciens recueils, I, § 282.

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Entre ces deux archétypes62, toutes les variations et contaminations existaient : depuis le riche individu utilisant sa fortune pour acheter une charge fiscale lui per­ met­tant d’opprimer ses voisins au nom de l’empereur jusqu’à l’officier à la retraite investissant ses traitements dans la terre pour perpétuer une autorité également relayée par ses vétérans63. Le premier cas est décrié comme un mal endémique au xie  siècle par Kékaukémos tandis qu’Eustathios Boïlas personnifie au mieux le second cas de figure64, qui n’était d’ailleurs pas spécifique aux militaires65. On rappellera ici le cas de Katakalon Kékaumenos, qui, alors même qu’il s’était retiré dans un monastère pontique66, était appelé par l’évêque local pour calmer ses ouailles turbulentes67. Psellos, dont une lettre nous fait connaître cette requête, rappelle à Kekauménos qu’il est de son devoir de promouvoir la paix et de combattre l’injustice, tout spéciale­ment dans les régions où, en tant qu’ancien général, il dispose d’une influence particulière. L’origine du pouvoir local de Nikoulitzas de Larissa pourrait découler d’une même dynamique si l’on retient un lien entre Nikoulitzas et Kalokyros Delphinas68. Le grand-père paternel de Kékauménos, originaire de Grande Arménie, avait commandé à Larissa à la fin du xe siècle69 et contracté une alliance matrimoniale avec Démétrios Polemarchios, l’un de ces potentats locaux dont le ralliement fut acheté à prix d’or 62.  Les évêques appartenaient évidemment à l’élite locale et à nouveau entre la figure locale élue par ses ouailles et l’intellectuel constantinopolitain envoyé dans quelque siège perdu il existe des différences que l’on peut décrire en termes de pouvoir ascendant ou descendant. Néanmoins, je ne m’intéresserai pas ici au clergé. 63.  Kékauménos évoque également l’autorité rémanente des officiers supérieurs dans leurs anciens commandements. Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 87. 64.  Si la reconstruction de sa carrière par Paul Lermerle est acceptée Boïlas exerçait bien des fonctions officielles et ne fut pas un simple serviteur de la maison des Apokapai, puisqu’il servit le duc Michel (http://db.pbw.kcl.ac.uk/pbw2011/entity/person/106751) conformément à des ordres impériaux. 65.  La correspondance de Psellos montre bien l’influence rémanente d’un juge de thème dans son ancien ressort, voir ici n. 295. 66.  Retrait des affaires publiques de haut niveau, résidence en province : en ce sens, le grand général a alors basculé de la power Elite vers l’élite provinciale telle que je l’ai définie mais le cas est en effet limite. 67. Voir la présentation synthétique de l’affaire dans The letters of Psellos, éd.  Jeffreys  et Lauxtermann, p. 198-199. L’action se situe à Kolôneia, à proximité de Sébastée, et les heurts peuvent sans doute se comprendre en relation avec l’implantation dans la région des anciens rois Artzrouni, alliés de Kékauménos lors du coup d’État de 1056, qui entrent en conflit avec la politique religieuse de Constantin X (Gouillard, « Gagik II », p. 399-400) à l’époque à laquelle la lettre est rédigée. 68.  Kalokyras Delphinas fut katépan d’Italie dans (PmbZ, 2363) à une époque à laquelle l’empire déploya dans cette province les hikanates dont un grand-père de Kékauménos commandait un régiment en Hellade. 69.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 202, l. 1-2. Voir ici n. 129.

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par Basile II70. Or le pappos de Kekaumenos était duc des Valaques de l’Hellade lorsque Démétrios rejoignit l’empire71. Ultérieurement, c’est donc sans grande surprise que l’on voit l’auteur lui-même commander en Hellade et son parent Nikoulitzas être consi­ déré comme leur chef naturel par les notables et les populations valaques de Larissa, avant d’être chargé par l’État de mobiliser les forces vives de la province à son profit72. Ces exemples suffisent à illustrer la fluidité du point d’équilibre entre atouts propres et caution extérieure dans l’influence des membres de l’élite locale. Nos deux archétypes ne recoupent d’ailleurs pas davantage l’opposition entre public et privé : l’intendant des biens locaux d’un membre de la haute aristocratie constantinopolitaine dépend tout autant d’une caution extérieure que le fonctionnaire73, tandis que le gouverne­ ment impérial détournait évidemment à son profit la suprématie socio-économique des grands propriétaires qui pouvaient ainsi devenir en quelque sorte des agents publics sans que la caution de l’État n’accroisse réellement leur capacité d’action74. La chose dut être sans doute particulièrement importante dans le domaine du rectrutement75. Ce point d’équilibre entre atouts privés et caution extérieure détermine également à la fois le degré d’indépendance de l’élite locale et son utilité pour l’État impérial. Plus la part de ses atouts propres est importante, plus utile est un aristocrate local au gouvernement impérial, mais, a contrario, évidemment, plus faible sa dépendance vis-àvis de ce dernier. L’État impérial doit donc gérer ses intermédiaires avec soin, sacrifiant des ressources pour accroître son contrôle ou, inversement, acceptant une relative perte de contrôle pour accéder plus aisément aux ressources provinciales. Il suffit pour s’en convaincre de considérer la situation de deux thèmes voisins dans la première moitié du xe siècle : le Charsianon, où l’empire nommait un gouverneur rémunéré commandant des forces soldées, et le Tarôn, dont le stratège était en fait le dynaste arménien local

70.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 112, l. 11-16. Le choix de traduction qui en fait un fonctionnaire me semble malheureux car Démétrios combat ici initialement dans le camp bulgare. 71. Voir Kekaumenos, Consilium principi, éd. Roueché, l. 96.04-24. 72.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 210, l. 8-13 et p. 222, l. 23-25. 73.  Voir leurs abus dénoncés dans la Peira, Howard-Johnston, « Procès aristocratiques », p. 483-490. 74.  Bien entendu c’est à la période protobyzantine que la chose ait le mieux connu (Gascou, « Les grands domaines », p. 1-90), mais les armées de Basile II se prévalaient des domaines des magnats cappadociens pour leur approvisionnement (Ioannis Scylitzae Synopsis historiarum, éd.  Thurn, p. 340). Les grands propriétaires jouaient également un rôle dans l’organisation des corvées comme le montrent les listes d’exemptions qu’ils pouvaient obtenir (Oikonomidès, Fiscalité et exemption fiscale, p. 292-293). 75.  Voir ici p. 290-292.

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doté de ses propres forces76. Traditionnellement, l’empire faisait le choix, comme dans le domaine de l’organisation fiscale77, de la force du contrôle politique contre celui de la mobilisation maximale des ressources. En témoigne notamment la loi interdisant aux stratèges d’être possessionnés dans leur ressort d’exercice ou le souci de Basile II et de ses successeurs immédiats de n’employer les individus de grande envergure que loin de leur sphère d’influence socio-économique : rejetons de la famille régnante bulgare en Occident et grandes lignées orientales en Occident78. Toutefois, d’emblée, l’intégration à marche forcée des potentats locaux de Bulgarie et d’Arménie mina cette logique, puisque le ralliement, s’il mettait des ressources au service de l’empire, ne lui en donnait qu’indirectement le contrôle et accentua nécessairement le développement des suites armées provinciales. La montée des périls au cours du xie siècle ne pouvait que porter à terme les dangers inhérents à cette politique. Ce même point d’équilibre déterminait enfin un dernier aspect essentiel de l’histoire des élites locales : sa capacité à survivre aux bouleversements politiques majeurs, et notamment aux pertes territoriales. Le choix de l’émigration vers les territoires toujours sous contrôle impérial ou de la soumission au conquérant dépendait certainement en dernière analyse de la capacité de l’aristocrate à perpétuer son statut. Plus la part de caution extérieure était forte par rapport aux atouts propres, plus aisée se présentait l’émigration. Or la chose est bien évidemment clef pour le xie  siècle, et notamment le devenir des élites micrasiatiques face aux invasions turques. Le candidat idéal à l’émigration était l’individu dont le statut socio-économique dépendait avant tout de son salaire, et non de ses terres, et/ou dont les relations politiques lui permettaient de reconstituer un pouvoir équivalent ailleurs. Tel dut être par exemple la différence fondamentale entre les Bourtzai et les Gabras : Michel et Théodore se retrouvèrent l’un et l’autre dans une situation équivalente après Mantzikert79, mais la famille du premier put se rétablir, sur un pied bien modeste, dans les Balkans grâce à la protection du césar Nicéphore Mélissènos, qui leur était apparenté80, tandis que celle du second tentait avec succès l’aventure du pouvoir autonome avant de se rallier aux Turcs81. À l’échelle locale, la famille d’Eustathe Boïlas offre l’exemple de membres de l’élite provinciale qui auront eu du mal à quitter l’Orient face à la conquête turque. Eustathe avait clairement 76.  Constantine Porphyrogenitus, De Administrando Imperio, éd.  Moravcsik, trad.  Jenkins, § 43, p. 190, l. 61 – p. 192, l. 71. 77.  Prigent, « The mobilisation of tax resources », p.  216-217. 78.  Cheynet, « La politique militaire », p. 61-74. 79.  Cheynet, « Toparque et topotèrètès », p. 221-222. 80.  Un acte de Docheiariou révèle que le proasteion de Rôsaion, détaché d’une épiskepsis imperiale, fut donnée à Samuel Bourtzes par son despotès Nikephoros Melissenos. Actes de Docheiariou, éd. Oikonomidès, no 4. 81.  Bryer, « Theodore Gabras », p. 51-70.

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été un membre important de l’administration dirigée par le duc Michel Apokapès. Même si l’on ne connaît pas ses fonctions exactes, ses titres, protospatharios epi tou Chrysotriklinou et hypatos, le mettent au même niveau que les juges des grands thèmes de son temps. En huit ans, il s’était constitué un patrimoine important en investissant les salaires et pensions accumulés au cours des quinze années précédentes. Mais après sa mort, ses héritiers, bien qu’ils aient disposé de titres impériaux, dépendaient de leur richesse foncière82. En outre, les Boïlades appartenaient à l’entourage des Apokapai, famille qui, probablement en raison de ses liens avec les Botaneiatai, ne survécut pas à la mise en place de l’hégémonie commène83. Les Boïlades n’avaient donc pas de protecteur pour leur assurer une transition en douceur vers une nouvelle vie dans la partie préservée du territoire impérial. Des préoccupations de même type expliquent sans doute qu’un Basile Mersyniotès, dont le nom trahit les origines ciliciennes, ait renoncé à quitter l’Italie, passant du service du basileus à celui de Guiscard84. Si l’on s’intéresse au sort des dynastes arméniens, on constate la disparition des Bagratides du Charsianoi85, tandis que les Artzrouni se rétablissent, bien diminués, dans les Balkans. Sans surprise, seuls les seconds étaient des proches des Comnènes, sans doute depuis le coup d’État d’Isaac Ier86: un acte de Xénophon Alexis Ier désigne ainsi Théodore Senacherim comme ὁ οἰκεῖος τῆ βασιλεία μου87. Un point essentiel réside dans la répartition géographique des profils car, en raison même des modalités d’expansion sous Basile  II, la part de pouvoir ascendant, et donc de propension à ne pas immigrer, dans le capital des élites provinciales devait croître au fur et à mesure que l’on s’éloignait vers l’Orient88. Cette question du choix, ou non, de l’émigration des élites provinciales confrontées à l’annexion des territoires où elles résident amène à rebours à se poser la question des bénéfices que les élites provinciales escomptaient de leur loyauté envers le gouvernement impérial. Les sources sont ici plus rares encore que d’habitude mais il est possible de contourner l’obstacle en observant ce qui se passe dans les provinces perdues par 82.  Si elles sont viagères, les pensions sont d’un rapport bien inférieur aux salaires. Pour ce qui précède, voir de façon générale le commentaire de Lemerle, Cinq études, p. 49-58. 83.  Bien que de nouvelles pièces aient enrichi le dossier, on peut se reporter à Grünbart, « Die Familie Apokapes », p. 29-41. 84.  von Falkenhausen, « A provincial aristocracy », p. 225. 85.  Avec références antérieures, Seibt, « The Eastern frontier », p. 25-26. On pourrait envisager que l’étrange titre de protoduc, écrit ADOUX sur les bulles de Gagik d’Ani puisse être décomposé en A et DOUX pour émir et duc auquel cas on aurait une évolution parallèle à la position de Théodore Chetamès (ibid., p. 27) Gabriel de Mélitène (PBW, Gabriel 4001). La date de mort de Gagik II est un peu précoce pour ce genre d’évolution mais le titre de prôtoduc demeure alors à expliquer. Pour l'étape finale de sa carrière, voir Cheynet, Les sceaux byzantins, no 7. 86.  Voir n. 67. 87.  Actes de Xénophon, éd. Papachryssanthou, no 7165. 88.  Ou vers le nord-ouest évidemment mais ici le sort des armes fut favorable à l’empire.

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l’empire. Les sources locales « post-byzantines » reflètent ce que les élites attendaient de l’empire en révélant ce qu’elles tentent de perpétuer malgré leur sortie du giron de Byzance. Cette approche gagne à être tentée à travers des cas aussi différents que possible afin de répérer des éléments récurrents. On peut ainsi retenir en première approche l’Égypte des viie-viiie  siècle ; l’Istrie du ixe  siècle, l’Italie méridionale des xe-xie siècle et la Crète du xiiie siècle. D’emblée, les sources révèlent une dimension « contractuelle » de la relation des élites locales avec l’empire, une réalité que les sources d’origine constantinopolitaine aiment à passer sous silence. Toute la démarche des élites istriennes relève ainsi de la négociation de leur ralliement effectif à la nouvelle souveraineté carolingienne. En Italie, l’épitaphe du duc de Naples Césarius définit en plein viiie siècle la relation entre son duché et l’empire comme un fœdus89. De même, lorsque les notables crétois, au lendemain de leur passage sous autorité vénitienne, s’adressent à leur nouveau maître, ils réclament protection contre les abus du représentant de la république et concluent : « Et si vous faites cela, nous pourrons demeurer vos sujets fidèles (mais dans le cas contraire) nous quitterons vos terres » ; « si vous êtes le maître, faites respecter votre pouvoir ! »90. On retrouve d’ailleurs ce motif du déguerpissement des élites dans le fameux épisode de la démobilisation de l’armée d’Ibérie, l’élite militaire arménienne passant en territoire musulman pour protester91. Mais ici le point essentiel pour nous réside dans l’usage, pour faire passer ce message, des formes traditionnelles de la pétition à l’empereur92. Par ailleurs, les élites locales insistent sur cinq points : protection pour leurs biens93 ; participation à la richesse publique94 ; un degré minimum d’accès au souverain, tout à la fois protection face aux fonctionnaires et source de profit95 ; établissement d’une 89.  Capasso, « L’epitafio di Cesario ». 90.  « Ei si hoc feceris poterimus permanere vestros fideles (...) nos exieremus de terra vestra » ;

« si eum [sic] vos estis dominus, ita dominationem habeatis », Saint-Guillain, « Ex insita animi levitate rebelles ? », p. 526 et 527. 91.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 86. 92.  Saint-Guillain, « Ex insita animi levitate rebelles ? », p. 523 et n. 46. 93.  Voir pour la Crète, ibid., p. 526 ; pour l’Istrie, I placiti del Regnum Italiae, éd. Manaresi, p. 55. 94.  Les révoltes crétoises prennent fin notamment lorsque les archontes grecs deviennent bénéficiaires d’une partie des « fiefs » créés par Venise, Saint-Guillain, « Ex insita animi levitate rebelles  ? », p. 519 ; il y a fort à parier, étant donné la structure des patrimoines, qu’au sein des biens dont les archontes réclament l’inscription à leur nom se soient trouvés des biens détenus en réalité en pronoia. En Istrie, les notables réclament certains excusati, hommes libres responsables de prestations publiques et le respect de leurs droits sur des terres publiques. Leicht, « Gli excusati », p. 22-28. 95.  C’est le sens même de la pétition crétoise, de l’agitation qui débouche sur le plaid de Rizana ou du « voyage de Constantinople » qui distingue le véritable aristocrate, voir ci-dessous.

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norme établissant leur hiérarchie interne96 ;  légitimation de leur domination socioéconomique locale. Bien évidemment, tous ces aspects sont liés : le degré d’accès au souverain fonde la hiérarchie, assure la protection des biens en légitimant la position sociale des élites et ouvre de nouvelles perspectives d’enrichissement. Être à même de jouer ce rôle de caution d’un état de fait est à mon sens crucial pour l’État, car s’il peut se limiter à stabiliser le pouvoir des élites en l’officialisant, il se les attache sans entamer son propre capital de droits et de biens97. Les Istriens soulignent l’importance des titres impériaux pour l’harmonie de leur vie civique d’une façon très intéressante. L’élite se rend en congressu et communio en s’ordonnant par titre, mais qui désire entrer réellement au sein de l’aristocratie « ambulabat ad Imperium, qui ordinabat illum ypato »98. Ici, l’État, Constantinople et la personne de l’empereur fusionnent en une seule réalité abstraite que l’on trouve également évoquée, avec regret, par Basile II99. Ce même souci se retrouve dans le duché d’Amalfi au xie-xiie siècle, le souvenir de la domination impériale étant instrumentalisé pour cautionner la hiérarchie sociale. Les maiores natu ou antiquiores fondent leur prétention à la noblesse sur la récitation de généalogies atteignant quatorze générations qui les rattachent à un fonctionnaire byzantin100. L’usage contamine jusqu’au formulaire des sceaux qu’utilise cette noblesse101. Particulièrement intéressant est le fait que cette pratique commence lorsque la ville est encore un protectorat impérial mais ne s’impose réellement qu’avec le passage dans l’orbite normande102. Des comportements similaires se retrouvent dans l’Égypte d’époque omeyyade103 avec le maintien obstiné de prédi­ cats sénatoriaux convenablement hiérarchisés et de gentilice impériaux104 parant jusqu’aux conquérants : citons l’émir Abu Sahl, pompeusement appelé Flavius Abu Sahl. Les titres se font ici prénoms et, à la façon des premiers soviétiques qui appelaient leurs enfants Aviator ou Traktorist, l’Égypte eut ses Illoustrè, Hypatos, Praipositô, etc. Quant à l’Italie du Sud, elle eut ses Byzantios, complètement absents de l’empire105... 96.  J’y reviens plus avant. 97.  On peut ici tracer un parallèle avec l’affirmation du pouvoir du shogunat de Muromachi par le

biais de l’extension de son pouvoir de caution des droits fonciers au-delà de sa vassalité stricte, un pouvoir ultérieurement récupéré par les sengoku daimyo lorsque les élites militaires locales furent menacées par l’essor des comunautés rurales, Miyagawa, « From shōen to chigyō », p. 99 et 101. 98.  I placiti del Regnum Italiae, éd. Manaresi, p. 53, l. 31-32. 99.  Voir p. 289. 100.  Schwarz, Alle origini della nobiltà amalfitana, p. 367-379. 101.  Prigent, « La tradition sigillographique byzantine », p. 619-624. 102.  13 % des attestations datent de la première moitié du xie siècle, 29 % de la seconde moitié, 28 % de la première moitié du xiie siècle. 103.  Papaconstantinou, « “What remains behind” », p. 243-258. 104.  Pour l’Italie, Martin, « L’usage de prédicats », p. 243258. 105. Voir Martin, « Anthroponymie », p. 333-342.

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La langue participe évidemment à ce vernis de légitimité impériale qui « pose » l’élite : citons les éléments grecs des documents coptes106, le snobisme hellénophone d’une Naples pourtant résolument latine107, les documents de Sardaigne écrits dans un dialecte latin transcrit en alphabet grec108 ou la récupération de la diplomatique des katépans d’Italie par les conquérants normands109. Au sein même de l’empire, les titres trop dévalués pour servir à l’aristocratie sont d’ailleurs avidement récupérés par les sociétés locales110. Plus intéressant encore est le souci constant des élites provinciales, byzantines comme post-byzantines, de faire référence à la loi impériale même lorsque celle-ci n’est pas appliquée. Dans l’Égypte omeyyade, les papyri invoquent régulièrement une « loi impériale » ou un « ordre (taxis) impérial » dont les populations locales ne relèvent pourtant plus111. Dans l’Apulie du xie  siècle, province impériale de langue latine et de droit lombard, la quarta ou le morgengabe germaniques sont appliqués, drapés du respectable nom de senatus consultum Velleianum112. Ces sources, qui reflètent la situation de sociétés très éloignées dans le temps et l’espace, témoignent donc de l’appétance intacte des élites provinciales post-byzantines pour les « signes extérieurs d’impérialité » en vigueur lorsqu’elles agissaient au sein de l’empire et leurs efforts pour perpétuer leur utilisation. Leur aspiration première était manifestement de vivre dans une ennomos politeia, une société du droit, à même de cautionner, et donc protéger, leur primauté socio-économique. Bien évidemment, cette aspiration était a priori favorable à la perpétuation de la domination impériale, mais cette conclusion est certainement un peu rapide. En effet, les exemples brièvement évoqués indiquent précisément la capacité des élites locales à perpétuer les formes extérieures d’une élite impériale légitime113 par-delà leur séparation effective de l’empire, pour autant que ces formes puissent reproduire l’idéal d’une société fondée sur le droit par l’ostentation de ses manifestations symboliques, même les plus humbles114.

106.  Papaconstantinou, « “What remains behind” », p. 448-449, souligne d’ailleurs que l’usage du grec « often went hand in hand with the continuing use of late Roman honorifics and titles, and even with their transfer to Arab officials. » 107.  Martin, « Hellénisme politique », p. 59-78. 108.  Martin, « Les actes sardes », p. 194. 109.  Breccia, « Il σιγίλλιον », p.  1-27. 110. Voir Brown, Gentlemen and Officers et pour une période plus basse Peters-Custot, « Titulatures byzantines », p. 643-658. 111.  Papaconstantinou, « “What remains behind” », p. 453-454. 112.  Peters-Custot, « La mention du sénatus-consulte velléien », p. 51-72. 113.  Il est bien connu, par exemple, que l’aristocratie romaine continua à se structurer selon les cadres d’une armée impériale fictive, di Carpegna Falconieri, « La militia a Roma », p. 559-583. 114.  D’où l’évocation commode d’un âge d’or impérial distinct de la situation contemporaine, voir Saint-Guillain, « Ex insita animi levitate rebelles ? », p. 527 n. 62 et n. 64.

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Pour cette raison, le modèle byzantin de l’ennomos politeia impériale tendit à se distan­ cier de son incarnation directe, le territoire gouverné par Constantinople. L’Italie fournit ici certainement le meilleur exemple d’une élite provinciale qui, séparée du corps de l’empire, perpétua intactes sans trop de difficultés des stratégies de distinction fondées sur les modèles impériaux115. Or, il est essential de souligner que cette stratégie était ouverte en premier lieu aux élites provinciales de faible envergure, celles qui, même au sein de l’empire, n’auraient pas pu aspirer à grand-chose d’autre qu’à la caution symbolique de l’État. Ainsi, pour le contrôle politique que l’État impérial exerçait sur son territoire, il existait, si l’on peut dire, une « taille parfaite » de l’élite provinciale : trop puissante, elle pouvait contester l’autorité impériale ; trop humble, elle n’avait en dernière analyse par réellement besoin de vivre au sein de l’empire pour se perpétuer en tant qu’élite « impériale » car ce qu’elle retirait de la participation à l’empire était essentiellement symbolique et donc à tout effet indépendant des manifestations concrètes de la faveur impériale. J’ai déjà mentionné que le point d’équilibre entre les deux piliers du pouvoir de l’élite locale était susceptible de toutes les variations. La chose vaut évidemment à l’échelon individuel, mais il est également possible de repérer des évolutions globales sur le long terme qui permettent de mettre en lumière les spécificités intervenant aux alentours de l’an 1000. L’aristocratie mésobyzantine me semble le fruit des réformes isauriennes du viiie siècle qui introduisirent trois éléments essentiels. Tout d’abord, une provincialisation accrue de l’armée116 mettant les membres des petites élites provinciales, bénéficiaires de la disparition des grandes familles sénatoriales117, avec le principal vecteur d’ascension sociale de la société impériale. Ensuite, le dédoublement de la hiérarchie entre fonctions et dignités honorifiques118 qui ouvrit aux élites provinciales l’accès aux rentes d’État, fournissant en retour au gouvernement un moyen tout à la fois de s’attacher les élites et d’en canaliser les capitaux à son service119. Dans un important article, Nicolas Oikonomidès a estimé, sur la base d’une liste d’adération des prestations militaires, qu’environ 160 Péloponnésiens détenaient une dignité impériale au milieu du xe siècle120. Il est possible d’extrapoler ces résultats à l’ensemble de l’empire en considérant ce 115.  Voir les études réunies dans les divers volumes de L’héritage byzantin en Italie (viiie-xiie siècles),

éd. Martin, Peters-Custot, Prigent. 116. Puisqu’il semble falloir admettre que le système de recrutement communément appelé « thématique » remonte à cette époque, Zuckerman, « Learning from the Enemy », p. 79-135 et Prigent, « Retour sur l’origine », p. 105-136. 117.  Disparition survenue dans le courant du viie siècle. Voir n. 17. 118.  Nichanian, « La distinction à Byzance », p. 579-636. 119.  Lemerle, « “Roga” et rente d’État », p. 77-100. 120.  Oikonomidès, « The social structure », p. 105-125.

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nombre lié à l’importance stratégique de chaque province. En effet, on peut admettre que cette importance se reflète dans le montant des salaires des gouverneurs, lesquels nous sont connus à une date très proche de celle de la documentation utilisée par Oikonomidès121. Si l’on veut bien se contenter d’un ordre de grandeur très lâche, on peut ainsi estimer l’effectif des dignitaires résidant en province dans le second quart du xe  siècle  à environ 5000122. En reprenant les proportions entre titres proposées par Oikonomidès, le coût des pensions aurait été de l’ordre de 120 000 nomismata123, soit environ 20 % de la production monétaire annuelle124, sans doute moins de 4-5 % du budget125. Les sommes engagées peuvent sembler considérables mais représentent ca. 45 % du coût d’une campagne militaire d’envergure126. En outre, les titres devaient pour l’essentiel être payés une fois concédés et le rapport entre le prix d’achat et la rente était tel que le poids financier final pour l’État était faible dans le cadre de l’espérance de vie du temps127. L’achat de dignités ne permettait donc pas réellement aux élites lo­ cales de s’enrichir directement mais il était certainement la condition pour accéder aux charges publiques, seules à même d’offrir de véritables perspectives d’enrichissement. Le système permettait également à la société locale de se structurer, un point dont on a vu l’importance pour les élites post-byzantines, avec l’effet induit d’offrir des interlocuteurs clairs au gouvernement impérial. Diviser pour régner trouve en effet une 121.  Zuckerman, « Squabbling protospatharioi », p. 222-223. 122.  De Cerimoniis aulae byzantinae, éd. Reiske, II, 50, p. 696-697. Certains points sont hy-

pothétiques. Ainsi, le salaire du stratège de Mésopotamie, entièrement issu du kommerkion local, n’est pas indiqué. Je l’ai estimé à 20 livres en fonction de sa place dans la liste. Enfin, 11 stratèges occidentaux ne reçoivent pas leur salaire directement du trésor. Ces salaires sont certainement supérieurs à 5 livres puisqu’il ne s’agit pas d’anciennes klisures. Les salaires de 10 livres semblant caractériser les stratèges maritimes, dont les commandements sont toujours assez bas dans la hiérarchie, on peut opter pour 20 livres, le salaire des thèmes terrestres d’importance moyenne. Les stratèges de Dalmatie et de Cherson touchaient sans doute moins, ceux de Sicile, de l’Hellade ou de Thessalonique peut-être davantage. Sur ces bases, la « masse salariale » serait de de l’ordre de 620 livres d’or. Si un thème moyen comme celui du Péloponnèse, comptant pour 3.2 % de cette dépense militaire, disposait de 160 dignitaires environ, alors à l’échelle de l’empire les provinces auraient pu en compter quelque chose comme 5000. 123.  15 livres pour les 15 protospathaires, 15 pour les 30 spatharocandidats et 15 pour les 60 spathaires et 7.5 pour les 60 stratores, soit un total de 52.5 livres. Rapporté à l’échelle de tous les thèmes de la liste des salaires, on atteint environ 1650 livres. 124.  Nous sommes ici avant l’emballement des frappes qui marque le milieu du xe  siècle. La moyenne sur le long terme est à l’utilisation d’une vingtaine de coins de droits, soit environ 600 000 nomismata si l’on retient la proposition de Füeg, Corpus, p. 162. 125.  3 % du budget du début du règne de Basile II, Morrisson, « Byzantine Money », III, p. 941. 126.  Haldon, « Theory and Practice », p. 243-257. 127.  Lemerle, « “Roga” et rente d’État ». Avec un retour d’environ 3% pour les dignités inférieures à protospathaire, l’État était « gagnant » dès que l’acheteur ne jouissait pas de sa dignité plus de trente ans.

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limite dans la capacité effective d’interaction du gouvernement avec ses interlocuteurs. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer la quinzaine de protospathaires que comptait l’ensemble du Péloponnèse vers 935 aux 172 représentants de la poignée de petites cités de l’Istrie byzantine vers 810. L’ensemble reposait toutefois sur la capacité de l’État à émettre d’importantes quantités de monnaies d’or, ce qui nécessitait en retour le bon fonctionnement du système fiscal, troisième domaine où le rôle des Isauriens me semble avoir été déterminant128. On peut donc dater du viiie siècle les réformes fondatrices du modèle proprement byzantin de l’aristocratie de fonction qui fonda le contrôle impérial sur les provinces. Sur la longue durée, le système mène naturellement à l’accumulation d’un capital économique et politique conséquent et à l’apparition des dynatoi, littéralement les « puissants », dont l’influence locale et la capacité à subvertir le fonctionnement des institutions et de la justice furent dénoncées par l’empereur Romain Ier Lécapène. L’an 1000 marque le point de bascule du système car sur cette toile de fond, une série d’évolutions intervint en effet dans la seconde moitié du xe siècle et au cours du xie siècle qui détermina deux transformations des élites locales en sens à la fois contraires et complémentaires. Le premier point concerne une modification drastique de la logique générale d’in­ té­gration à l’élite impériale des élites provinciales. Sous le règne de Basile II (976-1025), le territoire de l’empire augmenta considérablement avec l’annexion de l’empire bulgare et des royaumes arméniens. Or, ces conquêtes s’opérèrent essentiellement par le ralliement des élites locales. Bien que légèrement antérieur, le cas du grand-père129 de Kékauménos éclaire cette dynamique.  Potentat frontalier maître de la région arménienne de Tobion, il entra au service de l’empire mais détenait sa charge de duc des Excubites de l’Hellade à vie, en vertu d’un chrysobulle impérial, ce qui est hautement irrégulier130. Dans les Balkans, les annexions de Basile  II suivent une démonstration de supériorité militaire mais le récit de Skylitzès laisse peu de doute sur le fait que

128.  Prigent, « The mobilisation of tax resources ». 129.  La généalogie de Kékauménos est un sujet débattu. Le toparque et le grand-père Nikoulitzas,

domestique des Excubites, me semblent une même personne. Le commandement est exercé dans des conditions exceptionnelles qui ne peuvent se justifier que comme le prix du ralliement d’un potentat frontalier. En outre, ce commandement mineur est associé au titre alors extrêmement élevé de vestès et les étrangers reçoivent structurellement des dignités supérieures à celles des aristocrates byzantins. Résoudre le casse-tête de la généalogie de Kékauménos nécessite d’admettre que son grandpère Nikoulitzas eut pour surnom ὁ Κεκαυμένος, devenu ensuite prénom aux générations suivantes, peut-être précisément parce que Nikoulitzas était passé dans une autre branche de la famille, celle de Larissa. On aurait donc comme grand-père paternel Nikoulitzas le Brûlé, toparque puis domestique des Excubites, et comme homologue maternel Démétrios Polemarchios. 130.  Kekaumenos, Consilium principi, éd. Roueché, l. 96.07-24.

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la victoire finale ait découlé du ralliement de l’aristocratie provinciale bulgare en échange de titres et d’offices131. La chose est encore plus claire dans le cas arménien, l’empereur forçant les rois locaux à lui léguer leurs royaumes132. La chose est ici d’autant plus importante qu’elle est présentée dans les sources arméniennes comme la mise en place d’un lien de dépendance personnelle envers l’empereur, une idée que l’on retrouve ultérieurement tant dans les suplications des frères Senacherim à leur « père » Basile II que dans les lettres de Grigor Magistros lorsque ce magnat se définit lui-même comme le « magistre de Monomaque »133. Il est d’ailleurs intéressant de confronter ce point à la plainte qu’un auteur arabe met dans la bouche de Basile II. S’adressant à son parakoimomène, l’empereur déplore qu’un ambassadeur ait vu clairement que pour ses sujets l’important soit la fonction impériale en elle-même et qu’il n’y ait pas d’attachement à sa personne propre134. Confronté à tant d’usurpations, Basile II tentat-il délibérément de renforcer l’aspect personnel du pouvoir ?135 Il est intéressant de noter que les deux plus grandes figures de l’immigration arménienne des années 1040 portèrent le titre d’épi tou koitônos136, qui en faisait, au moins fictivement, des membres de la Chambre impériale137. À terme évidemment, la captation du pouvoir impérial par les clans aristocratiques et leur clientèle régla ce problème comme l’illustre le rôle croissant des anthrôpoi tou basileôs138. Ainsi, sur de très larges sections du territoire provincial, le modèle de l’élite pro­vin­ ciale changea substantiellement. Schématiquement, on ne devint plus membre de l’élite locale par le service de l’État, mais l’on intégra le service de l’État du fait de mettre à son service des ressources locales que l’on contrôlait préalablement. Il y eut donc, à l’échelle de l’empire, une inversion nette de l’équilibre entre atouts propres et cau­ tion extérieure dans la définition d’une section importante de l’élite provinciale139,

131.  Stephenson, Byzantium’s Balkan Frontier, p. 66-71. Sur les évolutions ultérieures de l’aristocratie balkanique, Cheynet, « L’aristocratie byzantine des Balkans », p. 457-479. 132.  Dédéyan, « L’immigration arménienne ». 133.  Matthew of Edessa, trad. A. E. Dostourian, p. 65 et Dagron, « Minorités ethniques », p. 212 n. 172 et p. 213. 134.  Cité dans Cheynet, Pouvoir et contestation, p. 190. 135.  D’une certaine façon, et bien que l’allégorie mystique soit évidente, l’extraordinaire scène homoérotique de l’empereur se réconciliant avec un ancien rebelle que l’on peut lire chez Syméon le Nouveau Théologien illustre également l’affirmation cette dimension personnelle de la relation entre l’empereur et les grands, voir Krueger, « Homoerotic Spectacle », p. 100-101 et Métivier, « Régner et commander », p. 393-397. 136.  Gagik II (Seibt, « The Eastern frontier », p. 25-26) et Grégoire magistros (DOSeals, IV, 76.2). 137.  Cheynet, « Note sur l’épi tou koitônos », p. 215-225. 138.  Voir plus bas, p. 297-301. 139.  Evidemment, les deux dynamiques ont toujours existé, tout est question de proportions.

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tendance que renforçait l’essor économique général. Or, on l’a vu, cet équilibre jouait également un rôle déterminant dans le positionnement des élites locales confrontées aux pertes territoriales, phénomène bien évidemment essentiel à la fin du xie  siècle. Autre point capital, la chose ne se limitait pas à l’influence politique et économique. Conseillant son lecteur sur la conduite à tenir en cas d’usurpation dans la région où il vit, Kékauménos postule que celui-ci dispose d’une suite, constituée d’esclaves et de libres montés, capable de combattre140. Le cas des « petits thèmes arméniens », minuscules ressorts militaires jalonnant la frontière orientale, vient ici également à l’esprit. Les forces militaires disponibles comptaient une proportion ahurissante d’officiers141 (69 tourmarques pour 905 combattants) et le phénomène se retrouve en Italie avec la généralisation des tourmarques142. Bien entendu, il s’agissait d’acheter la fidélité des élites locales, mais les dignités honorifiques associées à des pensions étaient à même de jouer ce rôle mieux que les fonctions effectives. Ce choix d’attribuer des fonctions militaires s’explique sans doute par la juridiction exercée par les officiers sur leurs hommes. Un petit potentat local devenant spatharocandidat en se ralliant à l’empire touchait de l’argent ; devenant tourmarque, il recevait en outre un mandat légal pour exercer son autorité traditionnelle sur ses hommes. Son pouvoir s’en trouvait renforcé tandis qu’était entretenue en retour la fiction d’un « monopole étatique de la violence ». La chose fut a priori pratiquée à toutes les échelles : si l’ancien roi d’Ani fut duc du Charsianon143, si Grégoire Magistros fut duc de Mésopotamie144, 140.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd.  et trad.  Spadaro,  p. 202, l. 1-10. Même mélanges d’esclaves et de libres dans le laos armé que le fils du patrice Baasakios lance contre l’île de Gazoura, Howard-Johnston, « Procès aristocratiques », p. 486 ; esclaves affranchis et héritant de leurs armes, Patlagean, Un Moyen âge grec, p. 176. 141.  Oikonomidès, «  L’organisation de la frontière orientale  », p.  285-302. Récemment Zuckerman, « Campaign blueprints », p. 375-382, a proposé une interprétation nouvelle : ce grand nombre d’officiers dans le thème du Charpézikion s’expliquerait par le fait que l’on a ici exclusivement l’encadrement prévu pour un thème en cours de constitution sur la frontière orientale. L’auteur trace notamment un parallèle avec l’envoi en Italie d’officiers des tagmata dans les années 930. Pour ingénieuse qu’elle soit, je ne peux me rallier à cette hypothèse. Dans le cas de l’expédition italienne, ces officiers partent vers un territoire impérial où ils peuvent en effet trouver des forces à encadrer ce qui n’est pas le cas pour l’expédition de Crète. Mais surtout, si l’on maintient pour ces officiers un rôle similaire à celui des tourmarques traditionnels, il faudrait admettre un effectif final tout à fait extravagant pour un petit thème frontalier ; en outre, des effectifs similaires devraient alors être envisagés pour tous les thèmes arméniaques, le tout amenant à admettre des moyens militaires absolument énormes sur la frontière. 142.  Martin, « Les thèmes italiens », p. 208-211. 143.  Seibt, « The Eastern frontier ». En 1985, J.-Cl. Cheynet (« Du stratège de thème au duc », p. 189) soulignait que l’on avait aucune trace d’administration militaire dans le Charsianon, auparavant clef du dispositif militaire, après Basile II. On peut aujourd’hui citer une bulle de stratège (DOSeals, IV, 40.17 qui pourrait dater d’avant l’établissement de Gagik II) et à la mention de troupes de cette province lors de la révolte de 1056 (Ioannis Scylitzae Synopsis historiarum, éd.  Thurn, p. 492.66), mais la

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ce n’était sans doute pas pour qu’ils commandent les forces impériales de ces provinces mais à la fois pour que leurs suites armées y deviennent l’armée impériale145 et pour que leurs hommes demeurent sous leur autorité dans un cadre légal146. Comme évoqué plus haut, la pression militaire renforça cette évolution : Gagik II ou les Artzrouni ne reçurent pas d’emblée de fonctions dans les régions où ils s’exerçaient leur influence mais uniquement des dignités. Les Apokapai témoignent d’une dynamique inverse mais aux résultats identiques : bien qu’initialement étrangers à Édesse, ils y devinrent incontournables et l’histoire de Boïlas, qu’ils obligent à s’installer et à investir à proximité, révèle bien les voies de la pérennisation de cette domination. Ce qui est bien visible à l’échelle de ces grands personnages n’est pas moins vrai à des niveaux plus modestes : sous Michel VII, Nikoulitzas est rappelé d’exil pour assumer en Thessalie les fonctions d’archegetès et anagrapheus des kontaratoi et du ploimôn147, fonction double où la responsabilité du recrutement apparaît clairement. Les vignettes italiennes de Kékauménos, relatives aux derniers temps de la domination impériale, font également la part belle aux chefs d’extraction locale148. Ce point me semble essentiel car la professionnalisation de l’armée impériale im­pli­quait des problèmes de recrutement que contournait le système thématique antérieur, fondé sur l’hérédité et, tardivement, l’enregistrement des biens149. On peut d’ailleurs évoquer avec prudence le synchronisme de deux évolutions. D’une part, les « donations de parèques », phénomène interprété comme le reflet d’un essor démographique, se raréfient à partir du milieu du xie  siècle150, tandis que les échecs militaires et le recours au mercenariat étranger commencent à prendre de l’impor­

leçon historique ne change pas. Il en va d’ailleurs de même à Sébastée, « fief » des Artzrouni, où n’est attesté qu’un taxiarque, DOSeals, IV, 49.1. 144.  Leroy, « Grégoire Magistros », p. 272. Le cas des Senacherim est plus délicat à juger car si leurs sceaux mentionnent la fonction de duc, ils ne spécifient pas de ressorts, Cheynet, « De Tziliapert à Sébastè », p. 219-226. 145.  Lors du conflit entre Gagik II et le pouvoir central sous Constantin X aucune force impériale ne semble active dans le Charsianon ; de même, sous Michel IV, arrêter les fils Senacherim nécessite d’envoyer l’acoluthe des Varangues de Constantinople tandis que les forces de Sébastée sont dites « arméniennes » vers 1040, Matthew of Edessa, trad. Dostourian, p. 122-123 et p. 65 et 68. 146.  On a voulu tirer argument pour préciser la position des dynastes arméniens du fait qu’Aristakès de Lastivert utilise pour la décrire le terme hog équivalent sémantique de pronoia. Dagron, « Minorités ethniques », p. 213, qui suit ici Yuzbašhian, « Варяги и прония », p. 21-23. La chose me semble trompeuse car hog désigne un bien que l’on reçoit la charge de gérer, la « cure » d’une région, mais n’a pas les sous-entendus fiscaux techniques que recouvre pronoia. 147.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 222, l. 24-25. 148.  Ibid., p. 114, l. 21-22 ; p.  126, l. 17 ; 149.  Cosentino, « Rileggendo un atto pugliese », p. 47–67. 150.  Estangüi Gomez et Kaplan, « La société rurale », p. 540-547 et p. 558.

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tance vers 1040151. Le synchronisme laisse ouverte la possibilité que le gouvernement ait souhaité mettre fin à des concessions susceptibles d’entraver un recrutement « indigène » qui ne reposait plus sur une obligation légale. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, les problèmes de mobilisation ne pouvaient qu’avoir pour corollaire le renforcement de l’influence des élites provinciales. Bien entendu, les suites armées des aristocrates ne constituèrent jamais une menace pour l’État152, mais cette capacité de mobilisation devint sans doute indispensable au bon fonctionnement de l’armée impériale. On gardera à l’esprit que l’efficacité des élites locales dans ce domaine fut canalisée au profit du pouvoir central aussi bien par les successeurs immédiats de Justinien que par les États modernes dans des contextes similaires153. À terme, comme le souligne Kostis Smyrlis, l’armée impériale des premières années d’Alexis Comnène tendit d’ailleurs à se confondre avec l’agrégation des suites armées des grands154. La seconde transformation que je voudrais évoquer va en quelque sorte en sens inverse. Ici cinq évolutions font système. Tout d’abord, la généralisation des patronymes, jusqu’alors assez rares, stipulant une origine géographique155. Deuxièmement, le phé­ no­mène de « constantinopolisation des élites », c’est-à-dire l’installation dans la capitale d’un nombre croissant de familles provinciales156. Troisièmement, un ac­crois­ sement massif de la production monétaire157. Quatrièmement, un renforcement de la sévérité des interdits matrimoniaux158. Cinquièmement, un changement d’attitude du gouvernement vis-à-vis du patrimoine foncier public avec le développement de vastes domaines d’État159. A partir de ces cinq constats, on peut proposer le scénario suivant. L’accroissement de la production monétaire fut essentiellement liée à la création et au cantonnement en 151.  Haldon, « L’armée au xie siècle », p. 590. 152.  Le récit de la révolte d’Isaac Comnène chez Skylitzès détaille bien le processus par lequel

Kékauménos mobilise des troupes dans la région où il est implanté : d’abord ses serviteurs et parents, puis il agrège autour de lui les notables locaux et enfin prend le contrôle des régiments professionnels en forgeant une lettre lui en confiant le commandement (ce qui ne peut fonctionner qu’en raison de sa stature personnelle), puis en arrachant un à un le serment des officiers. Enfin, il appelle à lui les troupes des potentats arméniens de la zone (Ioannis Scylitzae Synopsis historiarum, éd.  Thurn, p. 490-491). 153.  En ce sens, Whitby, « Recruitment in Roman Armies », p. 61-124. Le système tardoantique prévoyait d’ailleurs aussi l’intervention des propriétaires dans la sélection des recrues pour l’armée bien que l’adération – l’or tironicien – ait rapidement joué un rôle déterminant. 154.  Smyrlis, « The fiscal revolution », p. 607. 155.  Voir plus avant, p. 303. 156.  Je crois toutefois comme expliqué plus haut (p. 272-273) qu’il ne faut pas compter parmi elles les très grands lignages de la power Elite. 157.  Füeg, Corpus, p. 170-171. 158.  Laiou, Mariage, amour et parenté, p. 15 et 21-66. 159.  Howard-Johnston, « Crown lands », p. 75-100.

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province d’unités militaires professionnelles. Or cette évolution profita certainement aux grandes lignées. La chronologie indique clairement que leur poids militaire et politique explose lorsque sont simultanément documentés l’implantation en province des régiments professionnels160 et l’emballement de la production monétaire161. Selon moi, l’essor du pouvoir des généraux d’Orient ne reposa pas sur l’implantation territoriale en elle-même mais sur le développement de solidarités professionnelles propres aux armées de métier qui bénéficient en premier lieu à leurs chefs162. Les dy­ na­miques décrites par Hélène Ahrweiler au sujet des suites armées de la fin xie siècle me semblent correspondre au mieux à celles en œuvre dès 950  dans le cadre de la professionalisation de l’armée : « ces formations [paraétatiques dans son propos] sont des lieux de brassage social pour les populations provinciales : elles offrent une possibilité de promotion, la seule, à la paysannerie [je ne vois aucune raison de limiter la chose à ce groupe] (...) elles sont, autrement dit, les foyers de nouvelles solidarités qui bouleversent les hiérarchies sociales en province163. » Si l’on tourne le regard vers les cadres de cette armée, cette évolution permit certai­ nement une accumulation plus rapide de capital qu’à l’époque de l’armée thématique, soldée ponctuellement et accédant plus rarement au butin du fait du caractère fondamentalement défensif de la stratégie impériale. Ceci accrut la capacité de l’armée à produire une élite nouvelle dans les provinces, d’où sans doute la nouvelle tendance de l’onomastique aristocratique. Toutefois, à l’inverse, l’intérêt nouveau de l’État pour son patrimoine foncier et la capacité de la power Elite à monopoliser les opportunités d’achat de terre164 diminuaient la capacité d’enracinement foncière de cette nouvelle élite. En effet, à l’époque précédente les grands patrimoines furent largement constitués par l’achat de biens dont le fisc ne voulait pas assumer la gestion et cherchait à se débarrasser au plus vite165. De façon générale, on souligne trop peu que ce tournant relève de la même logique, mais avec plus d’effficacité, que les fameuses novelles macédoniennes hostiles aux puissants. Comme on l’a souligné, il est patent que les régions frontalières où les grandes unités foncières publiques sont particulièrement visibles sont également 160.  McGeer, Sowing the Dragon’s Teeth, p. 201. 161.  Füeg, Corpus, p. 170-171. 162.  Bien entendu le gros des troupes demeure fourni par la mobilisation thématique mais les trai-

tés militaires révèlent que l’efficacité d’une armée de 20 000-25 000 hommes repose sur moins d’un dixième de l’effectif de l’armée, son noyau de 1200 menavlatoi et 500 kataphraktoi qui assure la rupture. Voir McGeer, Sowing the dragon’s teeth, p. 203 et 217. 163.  Ahrweiler, « Recherches sur la société byzantine », p. 118. 164.  Voire à s’approprier celles de leurs dépendants comme dans le cas de Boïlas, Lemerle, Cinq études, p. 22, l. 66-68. 165.  Kaplan, Les hommes et la terre, p. 406-408, Estangüi Gomez et Kaplan, « La société rurale », p. 555-556.

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dépourvues de lignages aristocratiques166. La grande dévaluation monétaire du xie siècle ne put qu’amplifier le problème en affectant particulièrement les familles récentes dont les bases foncières étaient les plus fragiles167. Les nouvelles règles canoniques allaient dans la même direction puisque le renforcement des interdits limitait considérablement le nombre d’alliances matrimoniales qu’il était possible de nouer à l’échelon provincial, fragilisant les stratégies d’enracinement local. Ces évolutions durent rendre plus indispensable qu’auparavant pour ces nouvelles familles provinciales la recherche du patronage de la strate supérieure de l’aristocratie et ce au moment même où les lignées composant l’élite impériale installée dans la capitale recherchaient certainement davantage de relais locaux. La capacité des grandes lignées à satelliser la nouvelle aristocratie se renforça donc sans doute considérablement au cours du xie siècle168. Tout d’abord, les restrictions nouvelles d’accès à la terre pouvaient être contournées ou compensées par l’essor des concessions foncières conditionnelles et/ou de droits fiscaux169, à condition toutefois que l’on dispose de ses « entrées » dans les cercles du pouvoir170. Kékauménos invite son lecteur à se retenir d’émettre au nom de l’empereur des documents en faveur de ceux qui sollicitent son appui, comme si la chose était pratique courante171. Ailleurs, il conseille à son fils de ne pas mettre en pratique l’art 166.  Andriollo et Métivier, « Quel rôle », p. 518. Il vaut toutefois mieux de ne pas ranger Sébastée et la Cappadoce dans ces régions. Leur cas est particulier puisque l’implantation des familles royales arméniennes devait limiter les opportunités de constitution d’autres grands patrimoines aristocratiques. Ce n’est sans doute pas sans raison que les lignées attestées dans ces régions sont antérieures à l’arrivée des Arméniens. 167.  Face à la dévaluation, le faire-valoir direct offrait une solution. Or, il est bien attesté chez Pakourianos et Attaliatès, lequel exigeait aussi le pakton en nature (Kaplan, Les hommes et la terre, p. 350-351), alors qu’il semble peu pratiqué au début de la période étudiée (Estangüi Gomez et Kaplan, « La société rurale », p. 544 et 559). 168. Et l’on peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure le développement des réseaux « d’amitiés » et « d’adoption en frères » ne visait pas à protéger contre ces processus d’assujettissement aux grands. 169.  Même si je ne les pense pas aussi communes qu’on l’a proposé récemment (Estangüi Gomez et Kaplan, « La société rurale », p. 548-551) car si l’impôt ne remonte plus massivement à l’État alors on ne s’explique pas comment l’atelier monétaire, qui ne fait que recycler le produit du prélèvement fiscal, pouvait produire les quantités phénoménales de monnaies attestées à cette époque. 170.  Rappelons qu’à la période précédente, l’État cherche à se débarrasser des terres fiscalement improductives. L’évolution est donc dans l’équilibre offre/demande non dans l’introduction de pratiques nouvelles. L’accès à la terre était évidemment également facilité par le patronage comme l’illustre l’exemple déjà évoqué du rétablissement des Bourtzai dans les Balkans. 171.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 50, l. 19-21. L’auteur met ensuite en scène une amitié dangereuse qui entraîne un juge de thème à émettre un faux document (παράνομον χαρτίον), ibid., p. 58, l. 6-13. Dans la section destinée aux généraux, l’auteur conseille à

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de forger les documents et d’apposer des sceaux, aussi profitable cela soit-il172. La fa­ meuse loi de Basile II invalidant les documents émis par Basile le Parakoimomène173 ou les nombreuses références de Psellos à ces abus174 illustrent cette pratique au plus haut sommet de l’État, mais la chose avait évidemment lieu à tous les échelons. Ainsi, Kekauménos incite son fils, s’il devait servir un officiel, à ne pas abuser de sa confiance, y compris en ce qui concerne l’apposition des sceaux, ce qui ne peut que renvoyer à la disposition de la matrice du supérieur par le subalterne175. La création d’un office central en charge de la vérification des décisions de la justice provinciale, l’épi tôn kriséôn176, pourrait trouver son origine dans l’emballement de ces pratiques177. Cela me semble très exactement la leçon à tirer d’un dernier passage de Kekaumenos : « si tu as un grand ami en passe d’être condamné, évite cette affaire et ne rends pas de jugement injuste. Car au final tu seras couvert de honte et ton ami sera condamné par les juges de la Ville »178. On peut également citer ici le cas de Psellos dont une décision comme juge de thème fut cassée par un successeur mais qui déploya son influence informelle pour amener un troisième titulaire du poste à confirmer son jugement initial179. Mais, et le point est essentiel, aussi importants que pouvaient être les revenus ainsi obtenus, leur nature même, à la différence des investissements fonciers, maintenait le bénéficiaire dans une situation de dépendance. Le détournement de l’autorité de l’État ne se limitait d’ailleurs certainement pas à l’obtention d’avantages financiers : alors que deux annalistes italiens enregistrent la mort du domestique des excubites de Longobardie Théodore Makrys en 997, trois notables de Lucera affirment dans un document de février 998 avoir été ordinati a dominus Theodorus imperiali excubito Langobardie, et sumus residentes ad seniorandum, iudicandum et regendum leur cité180.

son lecteur de ne pas donner sa faveur à ceux qui peuvent lui obtenir des gains honteux au moyen de dons et de documents (πιττακοσία), ibid. p. 76, l. 6. Spadaro traduit par « délation » mais je préfère un rapprochement direct avec pittakion, terme utilisé dans le premier passage cité. 172.  Ibid., p. 170, l. 10-14 (φαρσογραφεῖν καὶ βούλλας ἐπισφραγίζειν). 173.  Les novelles des Macédoniens, éd. Svoronos, VI.1, p. 215. 174.  Ahrweiler, « Recherches sur la société byzantine », p. 106. 175.  Kekaumenos, Consilia et Narrationes, éd. digitale Ch. Roueché, 5,22-24.  176.  Gkoutzioukostas, « Administrative structures », p. 576. 177.  Sachant que le fonctionnaire rendant le jugement favorable n’est pas toujours le dominant dans la relation patron-client, comme par exemple dans le cas du jugement favorable à Romain Sklèros rendu par un juge provincial dont la décision fut cassée par Eustathe Rhômaios, Howard-Johnston, « Procès aristocratiques », p. 488-489.  178.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 56, l. 16-20. 179.  Voir la présentation de l’affaire dans Cheynet, « L’administration provinciale ». 180.  Von Falkenhausen, Prigent, Tocci, « Teodoro domestico », p. 103-104.

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Par ailleurs, dès lors que l’investissement dans la terre devenait plus difficile, les versements afférents aux dignités et aux salaires se faisaient plus intéressants. Or, l’ob­ ten­tion des titres cessa d’être strictement personnele et directement liée à l’obtention de la faveur impériale, ne serait-ce que par l’effet de la multiplication, bien attestée, des collations. Le cas de Nikoulitzas montre qu’un potentat provincial n’avait même pas l’entregent nécessaire pour dénoncer un complot ; accéder au marché des dignités, sans même parler des fonctions, nécessitait donc certainement un patron puissant. Ce n’est pas sans raison que que Syméon le Nouveau Théologien définit à cette époque l’archonte par son rôle de médiateur (μεσῖται), assurant que les faveurs impériales parviennent au reste de l’élite tout comme les moines servent d’intermédiaire entre Dieu et les fidèles181. Qu’il suffise ici d’évoquer comment Michel Psellos intégra des brevets de dignités « en blanc » à la dot de sa fille182. Or, si l’on a bien étudié le lien entre dévaluation monétaire et dévaluation des dignités183, on néglige un peu le fait qu’avec l’emballement bien connu des collations, c’était également la capacité d’accès au souverain, attachée aux dignités, qui fut « dévaluée ». Et avec elle égale­ ment l’autorité de l’empereur184  au bénéfice des grands qui virent renforcer leur pou­voir d’intermédiation : comme dans le domaine financier, « l’expansion » fut ici la « diminution »185. En ce qui concerne les fonctions la chose est plus délicate à étudier mais les légendes sigillographiques révèlent des cumuls de fonctions cen­ trales et provinciales186 ou de fonctions provinciales sans continuité territoriale187 qui ne peuvent s’expliquer commodément que par une délégation de l’exercice effectif d’une partie d’entre elles à d’autres individus que le titulaire. La sigillographie laisse entrevoir quelques exemples de tels agents188. Kekauménos vient également à l’esprit qui décrit trois types d’honneurs : celui décerné par Dieu (le pouvoir impérial), ceux octroyés par l’empereur et ceux obtenus des fonctionnaires gérant les

181.  Analyse du texte dans Métivier, « Régner et commander », p. 390-393. 182.  Lemerle, « “Roga” et rentes d’État », p. 84-88. 183.  Cheynet, « Dévaluation des dignités », p. 543-577. 184.  La dynamique est donc ici contraire à celle évoquée pour les réformes isauriennes, voir p. 287-288, la multiplication des interlocuteurs bloquant l’exercice direct de l’autorité. 185.  Morrisson, « La dévaluation de la monnaie », p. 3-47, avec remarques dans Prigent, « The mobilisation of tax resources », p. 223-224. 186.  Pour s’en tenir au seul thème des Bucellaires, les juges de cette province furent également grand chartulaire, katépan des axiômata, thesmophylax ou oikistikos, tandis qu’un chartulaire du logothesion du stratiôtikon était également chartulaire du thème (DOSeals, IV, 1.4 ; 1.9 ; 1.11 ; 1.15 ; 1.16 ; 1.17). On pourrait multiplier les exemples à loisir, y compris dans des régions plus lointaines de la capitale. 187.  DOSeals, IV, 76.1 par exemple. 188.  Voir ci-dessous, p. 298.

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provinces189.  Le général conseille d’ailleurs au souverain pour stabiliser son pouvoir de rétablir le lien personnel avec le bénéficiaire : «  Que tes bienfaits soient bien pesés et que ceux qui sont dignes des bienfaits qui viennent de l’empereur les reçoivent de ta main »190. Cette intermédiation croissante de la haute aristocratie entre l’État et l’aristocratie seconde se lit directement dans les légendes sigillographiques. En marge des titres commence en effet à apparaître au xie siècle la mention de liens de dépendance officiels envers un grand. On connaît évidemment les cas de fonctionnaires se présentant comme anthrôpoi tou basileôs191, mais la pratique est également bien attestée au sein de l’aristocratie, le vocable anthrôpos192, sans doute un raccourci pour oikeios anthrôpos, « homme personnel » ou « homme de la maison » de tel ou tel grand, apparaissant sur divers sceaux193. La documentation disponible ne permet guère de préciser la nature de la relation ainsi instaurée194, mais, personnellement, les « hommes » étant fréquem­ ment associés aux esclaves avant que la pratique ne se diffuse à tous les niveaux de la société, j’irais volontiers en chercher l’origine dans les formes tardives du ius patronatum romain telles qu’influencées par la paramonè, manumission résolutive conditionnelle195. 189.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 188, l.1-4. Les documents italiens révèlent qu’au moins à partir de 1030 les katépans octroient des concessions en pleine autonomie vis-à-vis du pouvoir impérial, Lefort et Martin, « Le sigillion », p. 540. 190.  Αἱ εὐεργεσίαι σου  ἔστωσαν λελογισμέναι καὶ κομιζέσθωσαν αὐτὰς παρὰ σοῦ οἱ ἄξιοι εὐεργεσίων αἱ γινόμεναι παρὰ τῶν βασιλέων, Kekaumenos, Consilium principi, éd. Roueché, 94.10-11. La traduction de Roueché me semble minimiser, voire perdre, le point essentiel du conseil, « Let your benefactions be well thought out, and let men receive them from you who are worthy of benefactions which come from the Emperors ». 191.  Cheynet, « L’“homme” du basileus », p. 139-154. 192.  On peut sans doute y associer l’emploi, plus rare de doulos, Stepanova, « Ὁ ἄνθρωπος τοῦ βασιλέως », p.  125-142. Il est en revanche nécessaire de ne pas les confondre avec les basilikoi anthrôpoi, car l’expression peut renvoyer aux basilikoi, fonctionnaires bien documentés. 193. Par exemple, Dazimer, protospathaire, hypatos et homme du curopalate et domestique d’Occident ( Jordanov, Corpus, no 208). Les dignités orientent vers le milieu, du xie siècle, identifiant le personnage dont se réclame Dazimer avec le père d’Alexis Ier. L’origine slave du nom redouble le lien avec les Balkans et Jean était le beau-frère de la fille du dernier tsar bulgare. L’allégeance se marque sans doute également dans le choix du saint, saint Georges étant le patron de la famille Comnène. 194.  Cheynet, Pouvoir et contestation, p. 286-301 ; Patlagean, Un Moyen âge grec, p. 166-193. 195.  Droit sur les biens, service à vie sans réelles restrictions, interdiction de témoigner contre le patron, dépendance transmissible par héritage. Paradoxalement c’est sans doute un ouvrage d’histoire islamique qui pose le mieux les termes du débat, Crone, Roman, provincial, and Islamic, voir les chapitres 5 et 6.

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Les chronologies respectives des deux types d’attestations montrent que la pratique ne se diffusa pas de l’entourage impérial vers l’aristocratie mais en sens inverse, en lien avec l’accaparemment de la fonction impériale par les cliques aristocratiques196. À ma connais­ sance, l’exemple le plus ancien renvoie à Jean, notaire, homme de Constantin Dalassènos, anthypatos et catépan d’Antioche (1024-1028)197. La chronologie permet d’écarter toute influence occidentale, mais laisse ouverte la possibilité que l’intégration des noblesses bulgare, arménienne, voire syro-mésopotamienne198 sous Basile II ait pu jouer un rôle. Plusieurs cas précoces taisent l’identité exacte du supérieur tout en indiquant une fonction provinciale, ce qui invite à voir dans ces anthrôpoi un relai de l’autorité du supérieur dans un ressort où l’identité de ce dernier était évidente199. Deux bulles dont la titulature et l’iconographie rarissime (saint Nicétas) assurent l’appartenance à un même individu mentionnent ainsi dans un cas la fonction ducale du patron, de l’autre seulement son nom, Diogène, peut-être précisément car il était alors sorti de charge200. Les fonctions évoquées (grammatiste, notaire, mandatôr201) indiquent que l’importance militaire croissante des suites aristocratiques avait son pendant dans le domaine de l’administration civile. La pratique n’avait en effet rien de spécifique aux cercles militaires puisque deux exemples du second quart du xie siècle mentionnent Georges, homme de l’oikistikos (et sans doute logothète du drôme) Romain202, et Léon, moine, kouboukleisios et homme du « maître » Alexis (Stoudite, patriarche de 1025 à 1043)203. On peut encore citer le sceau d’un certain Alexis qui s’affirme « homme de l’archevêque »204. Les milieux civils, ecclésiastiques et monastiques205 participaient donc à cette évolution206. En outre, 196.  Cheynet, « L’“homme” du basileus », p.  146, seconde moitié du xie siècle pour les « hommes

du basileus ». Voir aussi ici p. 297-301. 197.  Cheynet, « Les Dalassènoi », p. 419. 198.  Voir DO 58.106. 4455: Κύριε βοήθει Ἀβιδέλα τῷ ἀνθρώπῳ προέδρου τοῦ Χασάνη. 199.  Voir également les remarques d’Oikonomidès, Fiscalité et exemption, p. 278 n. 60. 200.  Zacos et Nesbitt, Byzantine Lead Seals, no 817 et Cheynet, « Grandeur et décadence des Diogénai », p. 576. 201.  Catalogue de vente Spink 127, no 70 ; Wassiliou et Seibt, Die byzantinischen Bleisiegel, no 57. Pour le notaire, ici n. 212. 202.  Bulle précédente. 203.  Laurent, Le corpus des sceaux, V. L’Église, no 202. 204.  DOSeals, V, 111.1. 205.  Outre l’exemple précédent, une bulle (Catalogue de vente Spink 135, no 297) a été éditée avec la légende Κύριε βοήθει τῷ σῷ δούλῳ Νικήτᾳ καὶ ἀνθρώπῳ τοῦ εὐτυχεστάτου καίσαρος. La conjonction n’a aucun sens et il faut sans doute attacher de l’importance aux petits traits susceptibles d’avoir servi d’abréviation. On aurait donc Νικήτ(ᾳ) (μοναχῷ) καὶ ἀνθρώπῳ τοῦ εὐτυχεστάτου καίσαρος, ce qui est plus satisfaisant. 206.  Il existe également le cas curieux d’anthrôpoi associés non à un individu mais à une institution, comme si les personnalités morales pouvaient elles aussi s’attacher des individus sur une base distincte du strict service public. Ces personnes morales étant des monastères, on pourrait penser à d’anciens

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la pratique se diffusa verticalement, les premières attestations d’anthrôpoi, tel le notaire Jean, concernant des individus de faible envergure sociale207, celles de la fin du xie siècle des personnages parfois considérables208. Le développement de ces liens personnels explique sans doute certaines titulatures documentaires étranges. Ainsi, un groupe d’actes émis en faveur du grand monastère de Patmos à la fin des années 1080 mentionnent trois « homme(s) de notre sainte impératrice » (ἄνθρωπος τῆς ἁγίας ἡμῶν δεσποίνης) : Eustathios Charsianitès, patrice, stratègos et pronoètès de Samos, le préposite et notaire du Myrelaion Michel et un pré­ po­site et chartulaire de Lakapion209. Bien qu’Anne Dalassène soit alors régente, il est tout à fait frappant que ces fonctionnaires soient identifiés par leur lien personnel à la mère d’Alexis Comnène plutôt qu’à l’empereur lui-même. De fait, exactement à la même époque une autre source documentaire patmiote mentionne bien un ἄνθρωπος τοῦ θεοφρουφήτου βασιλέως210. La tentation est donc grande de voir dans les premiers des dépendants privés des Dalassène211 à travers lesquels la régente agit de façon privilégiée. Les Charsianitai incarneraient bien cette catégorie d’aristocrates de seconde zone, dont le patronyme dit assez l’origine provinciale, entièrement dépendants de leurs patrons et leur fournissant en retour leurs moyens d’actions humains. Il est en effet assez remarquable que l’on connaisse les bulles d’une douzaine de membres de cette famille pour la seconde moitié du xie siècle mais seulement deux titulaires d’une fonction of­fi­ cielle, qui plus est subalternes212. Ce type de serviteurs, relais ou suppléants effectifs du

oblats ou encore à une relation fondée sur la paramonè, une manumission résolutive contre service. Mais en l’absence d’attestations de la chose dans les légendes sigillographiques à valeur officielle et légale, il vaut mieux suspendre le jugement. 207.  Absence de patronymes, port de dignités subalternes. 208.  On citera notamment le cas intriguant de la bulle d’Andronic, prôtoproèdre et stratège des Thracèsiens, l’homme du césar Doukas (DOSeals, III, 2.39). L’association du prénom, de la très haute dignité et même de la fonction pointe clairement en direction du fils du césar Jean Doukas, mais quel sens donner alors à la proclamation du statut « d’homme du césar » en lieu et place de l’énonciation directe d’un lien familial ? Il faut, je crois, se rallier à la position des éditeurs qui distinguent cet Andronic du beau-père d’Alexis Ier. Un argument que les éditeurs négligent est sans doute déterminant. Ils soulignent à raison que l’identification précise du césar n’a pas de sens tant que Jean Doukas fut le seul titulaire de cette fonction. Or cela fut le cas jusqu’en 1081 et donc après la mort d’Andronic Doukas, le 14 octobre 1077 (Kouroupou et Vannier, « Commémoraisons des Comnènes », p. 50). 209.  Vranousis et Nystazopoulou-Pelekidou,  Βυζαντινὰ ἔγγραφα, respectivement, actes vol. 2, p. 59 ; l.183, p. 72.186 ; acte vol.  1, p.334, l.22 ; vol 1, p. 334, l. 23. 210.  Miklosich et Müller, Acta et diplomata, p. 66. 211.  Ou des Charôn, famille paternelle de l’impératrice mère. 212.  Outre le stratège et pronoètès de Samos dont la dignité révèle bien, à cette date, le statut subalterne, voir Michel, prôtospathaire et notaire impérial, actif dans la seconde moitié du xie siècle, Laurent, Le corpus des sceaux, II, L’administration centrale, no 201.

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titulaire aristocratique d’une fonction, se cache sans doute également derrière la men­tion des « idiôtikoi anthrôpoi », « hommes privés », opposés aux « basilikoi anthrôpoi », fonctionnaires effectifs, dans une liste d’immunités en faveur du monastère de la Grande Laure de l’Athos. Que les agents privés trouvent une place dans ce type de document alors qu’au siècle précédent une loi de Constantin VII tentait encore de bien les distinguer des subordonnés officiels des juges dit assez l’importance qu’ils avaient acquise dans l’administration quotidienne de l’empire213. Un même lien de dépendance vis-à-vis d’une femme réapparaît avec le prêtre et kouboukleisios Léon Sarbantènos, mentionné comme anthrôpos de la Bourtzaina dans un manuscrit du milieu du xie siècle. Dans un autre codex, ce même personnage formule ainsi son lien de dépendance : Λέων πρεσβύτερος ὁ Σαρβαντηνὸς ὁ τῆς Βουρτζαίνης214. La formule appelle deux remarques. Tout d’abord, elle ouvre la possibilité que bien des occurrences de la formule ὁ τοῦ + nom, qu’on lit généralement comme l’indice d’un lien d’oncle à neveu215, puisse renvoyer à la reconnaissance d’une dépendance, anthrôpos étant sous-entendu, ce qui n’est pas sans incidence pour la propopographie et l’histoire sociale. Ensuite, cet exemple illustre probablement comment pouvaient se diffuser dans la population provinciale les plus grands noms de l’aristocratie. Ainsi s’ex­pliquent sans doute par exemple les Maleïnoi actifs en Calabre, notables qu’il est difficile de rattacher directement au grand lignage allié des Phocas216. Plus probable est l’énonciation originelle d’une dépendance se fixant ultérieurement dans l’onomastique. Tout comme l’apparition légèrement plus tardive des éléments généalogiques217, l’affirmation de liens de dépendance privés dans une légende sigillographique, docu­ ment à valeur légale, dénote une modification profonde des éléments constitutifs du profil social et légal de l’aristocrate. Le point est essentiel car nous sommes ici face à une modification qualitative qui ne peut être évacuée par l’argument de l’effet de source induit pas l’accroissement de la documentation. En outre, le sceau valide les actes qui le reçoivent au nom des éléments qu’il arbore. Ainsi, l’introduction des liens de dépen­ dance introduit également une caution légale supplémentaire, en marge de l’empereur, source de l’archè publique, et des puissances célestes invoquées et/ou représentées,

213.  Jus Graeco-Romanum, éd.  Zepos et Zepos, I, III, VIII. 214.  Toutes références dans Cheynet, « Les Bourtzai », p. 361. Au génitif dans le colophon. 215.  Par exemple, DOSeals, V, 42. 11. Un bon exemple viendrait de deux bulles contemporaines

mentionnant un Constantin Katakalôn, chartulaire et épiskeptitès de Rodandos et un Epiphane, épiskeptitès de Rodandos, ὁ τοῦ Κατακάλου (DOSeals, IV, 46.1 et 46.3), le second pouvant être le suppléant du « cumulant ». 216.  Von Falkenhausen, « A provincial aristocracy », p. 218. 217.  Sans pouvoir détailler ici, la première utilisation un peu régulière de ces éléments généalogiques me semble devoir être recherchée dans les bulles des immigrés arméniens, ce qui correspondrait au mieux à l’importance du lignage dans les sociétés caucasiennes.

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ce qui n’a rien d’anodin218. Cette innovation reflète à l’évidence la superposition crois­ sante des structures de pouvoir étatiques et aristocratiques, le cas des modalités d’action de la régente Anne Dalassène par ses « hommes » étant ici exemplaire. Par ailleurs, il est également important de prendre en compte le développement de ces nouvelles structures pour bien interpréter la moindre capacité de l’État impérial à intégrer les populations allogènes, trait du xie  siècle que soulignait Hélène Ahrweiler au sujet des Arméniens219. De fait, au-delà de la simple question numérique, la cohésion des clientèles royales constituait un frein naturel à l’intégration individuel à l’État impérial et à ses valeurs. Ainsi, en marge de l’affirmation en province d’une classe de potentats locaux dont la puissance ne dépendait que marginalement de l’État, la seconde grande évolution qu’aura connu la société provinciale220 à partir de la seconde moitié du xe  siècle me semble être la constitution d’une nouvelle aristocratie seconde tout aussi dépendante de l’État que celle des viiie-xe siècle, mais dont l’accès aux ressources public en passait davantage par le patronage des grandes lignées. Au penètès dépourvu de « puissance » du xe siècle221 se substitue ici symboliquement l’anthrôpos aprostateutos du xie siècle222. Et l’on en revient à nouveau à Kekaumenos qui conseille à son fils : « si tu es au service d’un officiel, sers-le non comme s’il était un officiel, mais un empereur et un dieu »223. Et ce puritain d’enchaîner une injonction à protéger le secret de son supérieur même si le fisc en pâtit, car qui agirait autrement s’attirerait l’opprobre de tous224. Comment mieux formuler la satellisation de l’aristocratie seconde par les grands que cette injonction morale à préférer leurs intérêts à ceux de l’empereur et au respect des lois ? Bien entendu, cette évolution était lourde de menace pour la stabilité de l’État. Il ne s’agit pas ici d’insister sur le renforcement des moyens d’action des grandes lignées, mais d’évoquer le fait que les membres des aristocraties secondes ne peuvent espérer réellement sortir de cette condition qu’en excitant les ambitions de leurs patrons. 218.  Cela n’empêche évidemment pas que le patronage et les liens du sang aient été puissants à l’époque précédente mais la chose demeurait informelle et n’avait pas sa place dans la légende dans laquelle le sigillant définissait sa personne et l’autorité au nom de laquelle il agissait. 219.  Ahrweiler, « Recherches sur la société byzantine », p. 122-123. 220.  Ce qui n’empêche pas évidemment que la société de la capitale ait également connu ces évolutions. 221.  Kaplan, Les hommes et la terre, p. 368-370. 222.  Ahrweiler, « Recherches sur la société byzantine », p. 109. 223.  Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd. et trad. Spadaro, p. 54, l. 1-3. 224.  Ibid., p. 54, l. 21- p. 56, l. 1 ; Ici la traduction, qui identifie le personnage lésant le trésor avec l’empereur, doit être rejetée car à qui le serviteur pourrait-il dénoncer l’empereur et comment celui-ci pourrait-il léser le fisc ?

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Et l’on évoquera ici aussi bien les guerres civiles de l’Angleterre du bas Moyen-Âge225 que le Japon de l’ère Muromachi226 ou le rôle des clientèles aristocratiques désargentées lors des Guerres de Religion227. À ce titre, l’évocation récurrente chez les chroniqueurs des réticences des grands aristocrates byzantins à se lancer dans des usurpations auxquelles les pousse leur entourage ne devrait pas être systématiquement considérée comme la mise en scène du cliché du refus du pouvoir qui légitime in fine qu’on l’exerce. Argyros, fils de Mélès, ou Nikoulitzas228 ne furent dans une large mesure que les figures de proue des ambitions de leurs dépendants. L’histoire économique et monétaire elle-même incite à ces parallèles puisque la dévaluation de la monnaie byzantine au xie siècle trouve un écho dans les conséquences de l’afflux du métal des Amériques sur les rentes foncières de la petite aristocratie foncière française du second xvie siècle229 ou l’explosion de la disponibilité en métal précieux qui entraîna au Japon le passage du kan monétarisé au riz pour rémunérer des guerriers japonais peu à peu coupés de la terre, élément clef de la stabilisation du pouvoir des trois grands unificateurs230. Les deux évolutions dégagées eurent sans doute un impact important, mais opposé, sur la capacité de l’empire à résister aux invasions turques. En effet, si l’importance

225.  Et le parallèle le plus proche avec la seconde des grandes évolutions que j’ai tenté de décrire serait peut-être ici à rechercher dans ce que les médiévistes anglais appellent le « bastard feudalism » de la fin du Moyen âge, Coss, « Bastard Feudalism Revised », p. 27-64. 226.  L’affirmation de la primogéniture dans le cadre de la désintégration du système des sōryo (Mass, Lordship and inheritance  p. 94-114) joua un rôle essentiel dans la constitution des suites armées des sengoku daimyo par ralliement des familles de kokujin nées de cette désintégration. Leurs ambitions et exigences de ces suites alimentent ensuite les conflits, voir Miyagawa, « From shōen to chigyō », p. 96-98, 100-105 et dans le même volume, l’exemple de l’essor des Mōri au détriment des Ôuchi, Kawai, « Shogun and shugo », p. 83-86 ; Perry, The culture of civil war, p. 14-24. En ce sens, les guerres d’Ônin et les guerres civiles byzantines des années 1071-1081 présentent sans doute bien des points communs. 227.  Voir le chapitre 6 de Constant, Les Conjurateurs. 228.  Dans le second cas, le récit de Kekauménos est particulièrement éloquent : «  Ils accoururent tous et se saisirent de lui et dirent : “à partir de ce jour, nous te considérons notre chef et maître, et nous te choisissons dans la présente rebellion pour nous nous ordonner ce que nous devrions faire”. Il les repoussa une fois, puis une seconde, et d’autres fois encore, tirant excuse de sa dévotion pour la paix. Puis certains de ses amis vinrent et, lui adressant des serments par Dieu, dirent “si tu ne joins pas leur complot, tu mourras de leurs mains”. En conséquence de quoi, à son corps défendant, il devint leur chef » (Cecaumeno, Raccomandazioni e consigli, éd.  et trad.  Spadaro, p. 212 ; l.  14-21). De façon générale, Kekauménos met en garde son fils contre le fait d’être utilisé comme figure de proue d’un mouvement de mécontentement local (ibid., p. 144, l. 10 – p. 146, l. 24). 229. Il suffit d’évoquer ici la fameuse polémique des Paradoxes de Monsieur de Malestroit, Tortajada, « M. de Malestroit », p. 853-876. 230.  Nakajima, « The establishment of silver currency », p. 219-234 ; Yamamura, « From Coins to Rice », p. 341-367 ; Hall, « Hideyoshi’s domestic policies », p. 207-222 ; Moréchan, « “Taikô kenchi” », p. 7-69.

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respective des pouvoirs ascendants et descendants détermine l’attitude des élites pro­ vin­ciales face aux pertes territoriales, alors la capacité de résistance de l’empire s’étiolait au fur et à mesure que l’on s’éloignait vers l’est en raison des conditions d’incorporation de ces régions à l’empire. Y contribuait aussi paradoxalement l’importance croissante des biens impériaux qui durent juguler le développement local d’une aristocratie seconde plus dépendante de l’empire pour la perpétuation de son statut. En revanche, la seconde évolution que j’ai tenté de dégager joua certainement un rôle essentiel dans la capacité des Comnènes à rebâtir l’empire. Étroite dépendance vis-à-vis de l’État, via un patron, et faible implantation foncière prédisposait la nouvelle aristocratie seconde à la résistance à outrance ou à l’émigration plutôt qu’à la soumission à un conquérant lorsque les territoires où elle vivait étaient menacés ou perdus. On peut sans doute illustrer ce dernier point en cartographiant l’origine de ces familles nouvelles en se fondant sur les patronymes « géographiques »231. Il en ressort une prépondérance nette des régions occidentales de l’Asie mineure et une coïncidence frappante entre les limites de la zone privilégiée de développement de ces nouvelles familles et la frontière de l’État seldjoukide de Rûm.

231.  Cette carte est réalisée à partir de la très précieuse liste des familles nouvelles offerte dans Cheynet, « La perte de l’Asie Mineure », p. 1-12. Evidemment, certaines localisations peuvent être discutées et certaines des familles mentionnées réussirent à sortir du lot, comme les Synadènoi, les Iasitai, les Kastamonitai, mais ils apparaissent à l’époque qui nous intéresse.

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Bien entendu, dans une large mesure, la géographie de l’origine des nouvelles familles s’explique par la richesse de ces régions et les surplus démographiques sur lesquels l’armée pouvait ici compter. Il n’en est pas moins vrai que cette densité de petites familles aristocratiques habituées au commandement et à l’administration et pourvus de dépendants armés dut certainement jouer un rôle pour ancrer ces régions à l’empire au lendemain de Manzikert pendant que les grands se disputaient le pouvoir impérial232. Si le portrait des élites dont l’État se servait pour contrôler les provinces se révèle extrêmement varié, le principal critère de différenciation est à chercher dans l’équilibre des atouts propres et de la caution extérieure dans l’affirmation de leur domination locale. La logique des rapports entre ces élites et le gouvernement résidait dans la recherche par ce dernier d’un équilibre entre force du contrôle politique et canalisation à son profit des ressources provinciales. L’empire mésobyzantin me semble avoir fait généralement le choix de favoriser le premier terme de l’équation, en accord avec ses choix dans le domaine financier. Il tentait de promouvoir une élite locale assez hiérarchisée pour être « maniable » mais étroitement dépendante de l’État. Créer cette dépendance avait un coût et, pour le limiter, il s’agissait idéalement de se contenter, autant que faire se pouvait, d’apporter une caution formelle à la domination de fait des élites. La limite de cette stratégie résidait dans le fait qu’elle fonctionnait au mieux avec les élites de faible envergure et que ces dernières se découvrirent la capacité de se perpétuer comme élite impériale indépendamment de l’appartenance effective à l’empire, rendant de fait inutile la fidélité à Constantinople. L’essor économique et l’expansion soudaine que connut l’empire dès la seconde moitié du xie  siècle entraînèrent, ici comme ailleurs, un déséquilibre des pratiques antérieures. Une partie de ces élites locales dont l’empire ne faisait que cautionner la prééminence de fait acquit une dimension nouvelle qui lui permetttait là encore de relativiser considérablement l’importance d’appartenir à l’empire. La chose fut d’autant plus dommageable que, pour des raisons historiques, les élites correspondant à ce profil dominaient dans les territoires frontaliers cibles des invasions. En revanche, un faisceau de réformes structurelles contribua au développement d’une aristocratie seconde à la fois plus puissante et moins enracinée localement bien qu’elle ait été active en province. Qu’elle se soit structurée non plus autour d’un pôle unique, l’empereur, mais d’un certain nombre de grandes lignées aristocratiques permit certainement à cette aristocratie seconde de croître numériquement de façon considérable. En raison même de cette structure, les aspirations de ses membres à l’amélioration de leur condition se heurtaient inévitablement au goulot d’étrangle­ ment du « spoil system » inhérent à la compétition pour le pouvoir suprême, ce qui comportait un risque d’instabilité pour l’empire, indépendamment des ambitions des

232.  Essentiel ici Cheynet, « La résistance aux Turcs », p. 131-147.

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chefs de faction. En revanche, le développement de ces clientèles moins liées au sol joua certainement un rôle clef dans la survie de Byzance en intéressant à la survie de l’État un pan crucial et numériquement très significatif du capital humain de l’empire. Tout comme l’empire du viie siècle avait survécu aux invasions en parvenant à sauver les stocks métalliques des provinces perdues, son héritier du xie  siècle put de ce fait rapatrier l’essentiel de son aristocratie seconde pour renaître sur de nouvelles bases territoriales grâce au profil socio-économique nouveau que ce groupe avait acquis au tournant de l’an 1000. Dans l’un et l’autre cas, la perte effective de puissance fut ainsi moindre que la rétraction territoriale. Vivien Prigent UMR 8167 – Orient et Méditerranée

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BYZANCE ET LE MONDE VIKING : LIENS MANIFESTES ET LIAISONS DANGEREUSES1 Jonathan Shepard Les liens entre Byzance et les Vikings constituent le thème de mon chapitre. En guise de préambule, il me paraît important d’évoquer en quatre points d’autres relations, celles qu’entretenaient les Vikings avec la civilisation islamique ainsi que certains développements qui y sont liés. Primo :  l’argent en provenance du monde arabe, principalement des dirhams, coule à flots dans les territoires actuels de la Russie, de l’Ukraine, de la Biélorussie et d’autres contrées plus occidentales. Sur l’île de Gotland, déjà plus ou moins 70 000 pièces ou fragments de pièces ont été mis à jour et chaque année voient de nouvelles découvertes2. Ajoutons que les pièces étaient souvent rapidement transformées en lingots et en bagues. Ç’eût été sans doute le sort d’un trésor de quelque 12  000 dirhams, la plu­ part sous forme de fragments, trouvés sous le sol d’un entrepôt sur le site de Spillings (dans l’île de Gotland), sans un événement imprévu, probablement dramatique3. Les dirhams retrouvés intacts sont en fait une infime partie de la réalité. Secundo :  la perspective d’obtenir ainsi argent et objets précieux en échange de fourrures ou d’esclaves pousse les Scandinaves à partir vers l’est, et ceci dès l’éta­ blis­se­ment des premiers liens commerciaux avec la civilisation islamique, vers 750. Les Scandinaves, qui viennent sûrement en grande partie du centre de la Suède actuelle et de l’archipel d’Åland, s’appelaient, très probablement, *rōðR ou rōðz et ils ont donné leur nom aux territoires qu’ils ont fini par dominer, la Russie actuelle4. Ils ne sont pas les seuls à entretenir des relations commerciales avec les Arabes : les peuples finno­ 1.  Je souhaite remercier le traducteur principal, Mme Martine Renault, ainsi que Mmes Cécile Morrisson et Sofia Vaz Pinto Simoes Coelho . 2. Jonsson, « Viking Age coins » ; Jansson, « Gotland ». 3.  Östergren, « Spillings », p. 22, 24, 32, 36, 38 ; Östergren, « Hoards ». 4. Voir, par ex., Ekbo, « Etymology » ; Franklin et Shepard, Emergence, p.  28-30 ; Hedenstierna-Jonson, « Cultural expression », p. 94-97.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 315-351.

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phones fournissent les fourrures les plus belles, en provenance des régions situées audelà du cercle polaire. Et les possibilités d’enrichissement attirent d’autres groupes ethniques vers les routes fluviales où les échanges ont lieu au printemps ou en été5. Tertio :  c’est en grande partie la perspective de développer ce commerce à longue distance qui incite les peuples autochtones à s’installer à travers de grandes étendues des régions forestières. Les recherches effectuées par Nikolai Makarov dans certaines régions du bassin de la Volga confirment cette théorie6. D’autres sites au nord du pays des Rus’ présentent les mêmes caractéristiques : de petits hameaux où sont regroupées les fourrures destinées à être vendues sur les marchés lointains7. Les dizaines de milliers de perles de verre qu’on y a retrouvées prouvent l’attrait des autochtones pour l’un des principaux produits d’exportation islamique8. Si les produits d’échange les plus courants sont les fourrures, le commerce des esclaves existe également. Les géographes arabes l’attestent et Ibn Fadlan, témoin oculaire, décrit les marchands des Rus’ amenant sur leurs barques à un marché de la moyenne Volga de jeunes femmes et de jeunes garçons pour les troquer contre dinars et dirhams9. Quarto :  à partir de la seconde moitié du xe, l’approvisionnement en argent pro­ venant de l’est cesse assez brutalement et l’apport massif de métaux précieux dans les contrées septentrionales qui n’en disposaient pas se termine vers l’an 100010. En revanche, à la même époque, des pièces en argent (denarii) frappées en Allemagne se substituent aux dirhams surtout en Suède et en Russie. Le numismate Bernd Kluge a remarqué la prédominance dans ces trouvailles de monnaies des ateliers rhénans et suggéré que ces ateliers avaient surtout pour raison d’être de soutenir le « commerce viking »11, interprétation confirmée par les trouvailles des xe-xie siècles au-delà de la Suède, dans la Russie actuelle. Pour Makarov, le commerce des fourrures est alors l’élément moteur de l’économie des Rus’, ce qui explique la présence de pièces alle­mandes en Scandinavie et en Russie. Adam de Brème, lui aussi, confirme que les Germains ont la passion des 5.  Franklin et Shepard, Emergence, p. 12-16, 19-27 ; Sindbæk, « Site », p. 83-85 ; HowardJohnston, « Fur trade ». 6.  Средневековое расселение,  éd. Makarov, Zakharov, Buzhilova ; Русь в IX–XII веках, éd. Makarov ; Jansson, « Warfare », p. 27-31, 37-47 ; Martin, Treasure. 7.  Makarov, « Rural settlement ». 8.  Leont’ev, « На берегах », p. 170, 173 ; Makarov, « Суздальское Ополье », p. 200-203, 206-207 ; Zakharov, « Белоозеро », p. 223-227, 231-233. 9.  Ibn Fadlan, Risala, éd. et trad. Montgomery, p. 242-245 ; trad. Lunde et Stone, p. 46-48. Pour les échanges entre les marchands islamiques et les Rus sur la rivière Volga, voir Noonan, « Impact », p. 385-387 ; Esperonnier, « Villes et commerce », p. 416-420. 10. Jankowiak, « Dirham flows » ; Adamczyk, «Trading networks » ; Kuleshov, « Coin Circulation ». 11.  Kluge, Deutsche Munzgeschichte, p. 47, 48.

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fourrures, déclarant que : « nous rêvons d’un vêtement en fourrure de martre autant que nous aspirons au bonheur total12 ! ». Les fourrures étant également prisées en Angleterre et il convient de se demander quelles étaient les relations commerciales entre la mer Baltique et la mer du Nord. Des fouilles ont en effet révélé l’existence de liens actifs entre la Scandinavie et certaines villes du Danelaw anglais moins souvent citées que York ou Lincoln, notamment Norwich (carte 1). Les découvertes archéologiques de Norwich, tout comme les dédi­ caces des bâtiments de l’église, démontrent que la culture scandinave conservait sa vitalité au xie siècle13. Elles confirment la conclusion d’une recherche sur « les objets anciens en provenance des îles dans les sépultures de l’époque Viking du centre de la Norvège », selon laquelle « biens, personnes et idées » traversaient fréquemment la mer du Nord dans les deux sens14. On peut également citer le commerce de la laine et le produit des mines d’argent du Harz – probablement associé à l’argent provenant des dirhams – qui ont pu stimuler les réseaux d’échanges qui se développaient alors autour des îles Britanniques15. À la même époque, la pêche en mer prend son essor : des arêtes de cabillaud et de hareng ont été retrouvées à Londres, Norwich et en Flandre. Les longs voyages favorisent la consommation de poisson séché ainsi que la pêche intensive dans l’Atlantique Nord à partir de la fin du xe siècle16. Les fouilles archéologiques ont d’ailleurs révélé que des navires de fort tonnage furent alors construits : l’un d’eux près de Hedeby pouvait transporter 60 tonnes17. Ces réseaux paraissent à première vue sans rapport avec Byzance. Les trésors d’argent (miliarèsia) ou d’or (nomismata) byzantins retrouvés dans le monde viking ne représentent qu’une petite partie des trésors monétaires d’origine islamique, germanique voire anglo-saxonne18, ce qui suggèrerait que Byzance n’avait qu’une incidence marginale sur le monde viking. Il faut cependant garder à l’esprit que vers 988, le prince Vladimir Sviatoslavitch, convertit la totalité du pays des Rus’ au christianisme sous l’égide d’un métropolite 12.  Adam de Brême, Gesta, IV.18, éd. Trillmich et Buchner, p. 454-457 ; Makarov, « Rural settlement », p. 66, 69, fig. 7:7-11. 13.  Ayers, « Growth », p. 76-82, 86. 14.  Heen-Pettersen, « Insular artefacts », p. 29 ; Kershaw, Viking identities, p. 6-7, 129-132, 212-216, 244-249. 15.  Faith, « Structure », p. 679-692, 696-697 ; Sawyer, Wealth of Anglo-Saxon England, p. 15-16, 18-20 et n. 34, 104-107 ; Kluge, Numismatik, p. 95-96. 16.  Barrett,  Locker et Callum, « “Dark age economics” revisited », p. 622-627, 630-631 ; Barrett, « Medieval sea fishing », p. 253-257. 17.  Bill, « Viking ships », p. 176 ; Englert, Large cargo ships, p. 271-272, 274, 276, 284-285 ; tab. 9.7 et 9.8. 18.  Jankowiak, « Byzantine coins » ; Audy, « How were Byzantine coins used? ».

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Carte 1 :  les îles Britanniques, avec les principales voies fluviales Principales voies fluviales des Îles Britanniques

Îles Shetland

Îles Orcades

S

OCÉAN AT L A N T I Q U E NORD Î

L

E

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H É B R I D

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S

100

200 km

R

0

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GALLOWAY

Altitudes supérieures à 200 mètres La frontière du Danelaw vers 886–890

HU

Durham

M

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Dublin

N

E

Chester

LEINSTER Waterford

Lincoln

A

L

D

y i e

York

Île de Man

IRLAN DE

MER DU NORD

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Armagh

L

A

W

Norwich Ely

PAYS DE GALLES

T

Malmesbury Londres am is e Cantorbéry

Bristol

W Exeter

X S E Winchester E S

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envoyé par Constantinople. Cet épisode illustre la souplesse de la diplomatie byzantine, sa capacité à tirer parti des infortunes militaires, à les transformer en avantage durable. Cherson en Crimée, attaquée et ravagée par Vladimir, ne fut restituée à l’empire qu’à la condition que la sœur de l’empereur devienne l’épouse du prince. Il fut, par la suite, baptisé et une mission religieuse de prêtres et moines, accompagnée de maçons et d’artisans, fut dépêchée en terre des Rus’19. Loin d’être un cas isolé, cet exemple illustre la réalité d’une diplomatie byzantine bien plus entreprenante qu’on ne le pense généralement, de même que la culture chrétienne du Levant était bien davantage tournée vers l’extérieur et, a contrario, son degré de centralisation moindre qu’on ne se plait à l’imaginer. Pour illustrer ce point, j’ai choisi quatre éléments. En premier lieu, entouré de puissances hostiles et conscient des dilemmes stra­té­ giques, l’empire choisit d’incorporer dans ses troupes des soldats issus des peuples « barbares » et belliqueux. Les envoyés impériaux sont chargés d’obtenir des infor­ma­ tions sur les nouveaux arrivants des régions frontalières, de même que sur les habitants des régions lointaines mais susceptibles de fournir des guerriers à l’empire20. Deuxièmement, l’empire a toujours à l’esprit les conséquences que peuvent engendrer les opportunités commerciales avec les « barbares » et la diplomatie de « la carotte et du bâton ». L’empereur Constantin  VII Porphyrogénète rappelle, dans son manuel confidentiel, l’efficacité d’un embargo en cas de rébellion de la part des habitants de Cherson21. C’est donc dans cette optique que l’empire semble encourager le commerce avec les Rus’, de même – très probablement – qu’avec les autres « barbares », comme les Petchénègues, les Bulgares, les Hongrois, ou les Khazars22.

19.  Voir par ex. Poppe, « Original status » ; Obolensky, Byzantine commonwealth, p. 192-198 ;

Franklin et Shepard, Emergence, p. 162-163. Faute de sources contemporaines, reconstruire minutieusement le cours des événements apparaît hasardeux et on ne peut exclure la possibilité que le récit de la « Chronique Russe Primaire » mérite plus d’attention : Повесть временных лет, éd. AdrianovaPeretts et Likhachev, p. 49-52 ; Shepard, « Some remarks », p. 93-95. La thèse d’Andrzej Poppe – selon laquelle le prince des Rus’ aurait pris Cherson car la ville était en rébellion contre l’empereur et conformément à un accord avec Basile II – souligne à juste titre l’indépendance d’esprit de l’élite chersonite : Poppe, « Political background », p. 221-224, 239. Voir également Feldman, « How and why », p. 161-166. 20.  Shepard, « The emperor’s long reach » ; voir aussi Drocourt, « Passing on ». 21.  Constantine VII, De administrando imperio, éd. et trad. Moravcsik et Jenkins, ch. 53, p. 286-287. 22.  Voir les articles du traité de 907 pour les conditions de séjour et de voyage de retour de ces Rus’ qui apportent leurs produits sur les marchés de Constantinople : Повесть временных лет, éd. Adrianova-Peretts et Likhachev, p. 17 ; Franklin et Shepard, Emergence, p. 103-106. Il est vraisemblable qu’on ait pris des mesures semblables avec les Petchénègues : Stephenson, Byzantium’s Balkan frontier, p. 83-84, 86-87.

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En troisième lieu, l’État dépêche, à l’occasion, des moines ou des ecclésiastiques pour des missions à caractère diplomatique. Ainsi, au début du xe siècle, « le clerc Gabriel » est envoyé provoquer des hostilités entre Hongrois et Petchénègues23. Un peu plus tard, Jean Mystikos, fonctionnaire costumé en moine, en mission au pays des Rus’, se déplace de ville en ville, feignant de prêcher24. En fait, tout me pousse à penser que le véritable but de cette mission est d’inciter au moins l’un des princes des Rus’ à attaquer S-m-krts, la forteresse khazare sur le détroit de Kertch25 (carte 2). Au-delà des frontières de l’empire, un non-initié peine à discerner les motivations diverses des moines chrétiens levantins et des ecclésiastiques qu’il rencontre, qu’elles soient spirituelles, diplomatiques ou matérielles. En fait, pour comprendre les intentions réelles, il faut prendre en compte un autre aspect de Byzance, le manque de rigueur et le laisser-aller qui contrastent avec le semblant d’ordre qui règne dans la capitale. En fait, un certain nombre de régions péri­ phériques et de places fortes ne sont administrées par l’empire que de façon très lâche26. Ainsi Cherson joue-t-elle le rôle de « poste d’écoute » à partir duquel le gouverneur et ses agents peuvent suivre ce qu’il se passe dans les steppes de la Mer Noire et au-delà. La cité n’est pas assujettie à un régime très strict ; en même temps des développements culturels et religieux sont en marche27. On a découvert à Cherson des moules destinés à la fabrication de croix pectorales d’un type trouvé dans les tombes de riches défunts (hommes et femmes) datant du xe siècle sur le cours du Dniepr de même qu’à Birka, dans le centre de la Suède.28 Mais si l’élite des Rus’ et suédoise adopte les amulettes chrétiennes, elle ne se fait pas forcément baptiser. En revanche, la diffusion de tels pendentifs est la preuve de la dispersion – sorte de « fuite » ou « émissions » – de la culture chrétienne du Levant ainsi que de la dispersion d’objets symboliques mais également de talismans29. Les missions commanditées par l’État, de même que les

23.  Constantine VII, De administrando imperio, éd. et trad. Moravcsik et Jenkins, ch. 8, p. 56-57. Voir aussi Dujčev, « Religiosi ». 24.  Niketas Magistros, Lettres, éd. et trad. L.  G. Westerink, no 11, p. 82-83. Comme Westerink l’a déjà remarqué, le terme « barbare » par lequel Nikétas désigne les gens ciblés par Jean Mystikos n’est guère applicable aux Arabes : il s’agit plutôt d’un peuple (ou peuples) du nord : ibid., p. 35-36 (introduction), p. 81, note ; Shepard, « An undercover agent ». 25. Shepard, « An undercover agent ». 26. Shepard, « Bunkers ». Pour les moines gyrovagues dans et hors des frontières, voir Malamut, Sur la route ; Morris, Monks and laymen, p. 57-60 ; Garipzanov, « Wandering clerics ». 27.  Zalesskaia, « Byzantine white-clay painted bowls », p. 215-216, 221-223. On peut inférer des sources sigillographiques le caractère de la présence impériale : Alekseyenko, L’Administration byzantine, p. 45-49, 61-70. 28.  Jansson, « Situationen », p. 70 et fig. 15 sur p. 75. Voir aussi Ivakin, « Burial grounds », p. 626, 628-629 et fig. 5 (a-e). 29.  Shepard, « Byzantine emissions ».

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initiatives privées dans les zones de contact telles Cherson font de Byzance un partenaire géopolitique de poids. Ces éléments permettent de comprendre la vitalité des liens entre Byzance et les Vikings au-delà du pays des Rus’. C’est surtout  le cas pendant environ un siècle et demi à partir de la seconde moitié du xe siècle et l’essor du commerce à la suite de la visite à Constantinople d’Olga, princesse des Rus’30. Quelques décennies plus tard, Vladimir, son petit-fils, est baptisé à Cherson. Lister tous les individus, textes, sceaux, objets religieux de valeur et autres produits de consommation (vin, huile à usage domestique ou religieux) quittant Byzance à destination du pays des Rus’ suite à la conversion31 serait fastidieux  et un unique rappel suffira : l’ampleur du phéno­ mène explique qu’il dépasse le pays Rus et que cet afflux touche l’Islande et les îles Britanniques. Certains cas « d’abondance » sont de notoriété publique. Néanmoins, ni la conversion des Rus’, ni les communications plus aisées entre Byzance et les socié­ tés bien au-delà du pays des Rus’ n’ont jamais été retenues comme critères d’analyse. Si, vers le milieu du xe siècle, Byzance ferme les yeux sur les assauts des nomades contre les convois des Rus’ à hauteur des rapides du Dniepr32, vers la fin du siècle, elle aide à construire dans la steppe une frontière dotée de ports fortifiés afin de réglementer les transports fluviaux vers le sud33. En fait, dans les années 1070, les Suédois au­ raient privilégié cette voie navigable à n’importe quelle voie terrestre pour se rendre à Byzance34 (carte 2). Ceci ne veut pas dire que l’afflux de monnaies byzantines et de produits de luxe puisse se comparer aux quantités de dirhams d’argent en provenance du monde islamique aux ixe et xe siècles. Alors que les réseaux commerciaux de l’argent sont aux mains des marchands et qu’ils fluctuent énormément, le commerce des Rus’ avec Byzance relève, en quelque sorte, d’une stratégie politique, constituant l’un des atouts de la diplomatie 30.  Sans s’engager dans la controverse à propos de la date de cette visite – peut-être 946 mais il ne faut pas exclure une datation dans les années 950 –, il est utile de signaler les preuves archéologiques d’un essor des échanges commerciaux vers le milieu du xe siècle : Pushkina, « Les trouvailles monétaires », p. 221-222 ; Pushkina, Murasheva et Eniosova, « Гнёздовский археологический комплекс », p. 267-273, Pushkina, « Les trouvailles monétaires », p. 215-224 ; Murasheva, « Rus, routes and sites ». La datation de la visite d’Olga reste toujours controversée : Tinnefeld, « Zum Stand der Olga-Diskussion ». 31.  Franklin et Shepard, Emergence, p. 280-281 ; Noonan et Kovalev, « Prayer, illumination » ; Noonan et Kovalev, « “Wine and oil ” » ; Bulgakova, Byzantinische Bleisiegel, nos 1.1.1 ; 1.1.2 ; 1.2.12 ; 1.2.14 ; 1.3.4 ; Musin, « Archaeology ». 32.  Constantine VII, De administrando imperio, éd. et trad. Moravcsik et Jenkins, ch. 1, 2, 9, p. 48-51, 56-61. 33.  Franklin et Shepard, Emergence, p. 171. 34.  Adam de Brême, Gesta, IV.15, éd. Trillmich et Buchner, p. 452-453.

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impériale, atout qui fonctionne conjointement avec les échanges politiques, culturels et religieux. Il semble donc que les liens économiques entre Byzance et les Vikings aient été d’une moindre portée ; en revanche l’association d’intérêts matériels, politiques et spirituels est unique en son genre. Ce qui est encore plus frappant, c’est le parallélisme chronologique de l’intensification des contacts avec les îles de l’Atlantique Nord et le pays des Rus’, de même que l’accroissement des mouvements de personnes dans les deux sens à partir de la seconde moitié du xe siècle. Les exemples de guerriers scandinaves tels que Grís sont bien connus : ayant combattu sous le commandement de l’empereur (stólkonunginum) – probablement Jean Ier Tzimiskès (969-976) – dans l’armée byzantine, il déclara, de retour en Islande, que la nouvelle de la mort de son « Seigneur » était  la nouvelle la plus triste qu’il ait jamais reçue35. Je vais plutôt me concentrer sur plusieurs « saints-hommes » qui apparaissent à partir de cette époque. L’évêque grec Sigewold, décrit dans un texte de la fin du xe siècle comme l’un des « magnats du roi » sous le règne d’Edgar (959-975), est sûrement le plus surprenant. Il se brouilla avec avec un autre grand du royaume, le Danois Thorsteinn au sujet de la gestion de l’église et de la communauté mo­nas­tique d’Ely36. « Sigewold » est sûrement l’anglicisation du nom grec « Nikephoros »37. Peut-on associer la présence de Nikephoros-Sigewold à la cour d’Edgar avec la célèbre réforme monétaire qui généralise, pour la première fois, la tête du roi de profil  ? On ne peut pas exclure que Nikephoros-Sigewold ait apporté les pratiques du basileus à la cour d’Edgar, y compris l’adoption de types monétaires évoquant les souverains de l’Antiquité, à une époque où son titre de basileus est inscrit sur les chartes royales anglaises et sa portée diplomatique est étendue38. Vers 1050, l’Islande compte apparemment trois « évêques arméniens » (Pierre, Stéphane et Abraham)39. En fait, les prêtres parlant arménien ou grec sont suffisamment nombreux pour imposer légale­ ment des restrictions de service religieux (dans les lois dites « Grágás [Oie Grise] »)40.

35.  Hallfreðar saga, éd. Sveinsson, 10, p. 192 ; Blöndal et Benedikz, Varangians, p. 194-196. 36.  Liber Eliensis, éd. Blake, p. 73-74 ; trad. Fairweather, p. 96-97 ; PmbZ # 27069. 37. Lapidge, « Byzantium », p. 386-388. 38.  Sawyer, Anglo-Saxon charters, nos 429, 430 ; Kelly, Royal styles, p. 26 ; Charters of Shaftesbury

Abbey, éd. Kelly, no 9, p. 36 ; Dolley et Metcalf, « Reform », p.  154-155. Ultérieurement, Dolley a légèrement modifié sa thèse originale : « Introduction », p. 122. Nightingale (« Ora », p. 239 n. 39) suppose une connexion entre la réforme d’Edgar, mesure fiscale de fréquentes renovationes monetae, et la présence d’un « évêque grec » parmi les magnats. Bolton, Money, p. 90-97, reste sceptique sur la régularité et l’application de la réforme. Voir aussi Naismith, Medieval European coinage, p. 260, 227-233. Voir aussi Lestremau « Basileus Anglorum », p. 209-211, 213-216, 221-224. 39.  Íslendingabók, trad. Grønlie, p. 10 ; Garipzanov, « Wandering clerics », p. 3-4. 40.  Laws of early Iceland, trad. Dennis, Foote, Perkins, p. 38 ; Garipzanov, « Wandering clerics », p. 5.

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Les ordres des hommes d’Église orientaux sont peut-être « plus laxistes » que ceux de l’évêque en poste en Islande vers 1050, ce qui provoque l’indignation de l’archevêque de Hambourg-Brême Adalbert41. La migration vers le nord-ouest d’hommes d’Église auto-proclamés et autres ba­ rou­deurs du monde chrétien oriental est symptomatique de la plus grande facilité de déplacement sur les voies navigables du pays des Rus’ plutôt que le reflet de décisions d’État. Pourtant la diplomatie impériale noue rapidement des liens bien au-delà du pays des Rus’ grâce aux élites politiques. C’est le cas pour l’Angleterre et l’on peut supposer qu’il en aille de même pour d’autres régimes, danois ou suédois, par exemple. Un élément de preuve déterminant est fourni par une série de sceaux en plomb mise au jour sur le Strand, près de la Tamise, à Londres. Le plus ancien remonte aux années 990 et son propriétaire, le logothète du genikon Léon occupait un poste important dans l’administration fiscale42 (fig. 1). L’une des fonctions de ce trésorier général était de rémunérer les mercenaires étrangers. C’est ce que l’on peut déduire de la mise au jour de sceaux de ce personnage sur des terres étrangères dont les soldats – cavaliers hongrois ou fantassins du pays des Rus’, par exemple – servirent à Byzance43. D’autres sceaux retrouvés en Angleterre, presque tous sur le même site du Strand et appartenant également à des officiels de l’administration fiscale, datent du milieu ou de la seconde moitié du xie siècle. Geoff Egan, archéologue londonien, met ainsi en garde : « It would be unwise to take the currently attested distribution as even beginning to define the full extent of the capital’s buried links with Byzantium »44.

Fig. 1 – Sceau de plomb de Léon, logothète du genikon, trouvé sur le Strand, Londres (d’après Cheynet, « London Byzantine seals », p. 147). 41.  Hungrvaca, éd. et trad. Vigfusson et York Powell, p. 429 ; Garipzanov, « Wandering clerics », p. 3. On peut déduire des stipulations de Grágás que l’interdiction d’Adalbert n’a pas été respectée. 42.  Cheynet, « London Byzantine seals », p. 146-147 ; Shepard, « Small worlds », p. 23. 43.  Chotzakoglou, « Byzantinische Bleisiegel », p. 62-63, 65 ; Bulgakova, Byzantinische Bleisiegel, no 1.2.5 ; Cheynet, « Tziliapert ». 44.  Egan, « Byzantium in London? », p. 114.

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La mise au jour à Winchester d’un sceau de Jean Raphaël, haut gradé de la garde du palais et qui – plus tard – commanda des Varanges en Italie du Sud, renforce l’hypothèse selon laquelle le recrutement de mercenaires est une des raisons essentielles de ces relations diplomatiques45. Ce sceau remonte aux années 1030 ou 1040 donc peut-être au règne d’Édouard le Confesseur, datation qui serait celle d’un ou deux autres sceaux appartenant à des officiels de l’administration fiscale46. La date correspondrait également à des présomptions de contacts diplomatiques relatés dans le récit de l’expédition à l’empereur constantinopolitain d’envoyés en possession de « lettres cachetées avec  le sceau du roi Édouard » qui lui demandaient de vérifier une vision qu’il avait eue sur les Sept Dormants d’Éphèse47. À noter également, l’enkolpion émaillé et gravé en grec, probablement un présent diplomatique, qui accompagna Édouard au tombeau48. Édouard connaissait la culture politique de Byzance et savait qu’elle pouvait contribuer à exalter son autorité monarchique : l’un de ses cachets datant des années 1050 l’atteste (fig. 2). Ce sceau, contrai­ rement à ceux de la plupart des monarques occidentaux, est double face comme les bulles d’or byzantines et représente Édouard trônant en majesté. La légende de ce sceau – Sigillum Adewardi Anglorum Basilei – usurpe le titre de l’empereur d’Orient, ce qui suppose que les sujets d’Édouard connaissaient le terme et ses implications : Edward affirmait par son utilisation sa pleine légitimité à gérer les affaires humaines au nom de Dieu49.

Fig. 2  –  « Edward basileus des Anglais » Sceau bi-face c. 1055 (d’après A. B. Wyon, The great seals of England: From the earliest period to the present time, Londres, 1887, pl. I, nos 5–6). 45.  Grierson, « Byzantine seals », p. 681-684, 687-688. 46.  Cheynet, « London Byzantine seals », p. 147-149 ; Morrisson, « Anglo-Byzantina »,

p. 473-474 et tableau 2, nos 4 et 5, p. 482-483. 47.  The life of King Edward, éd. et trad. Barlow, p. 106-107. Que ce récit constitue une interpolation ultérieure ou non (comme le propose l’éditeur, p. xxxi, xlii-xliv et n. 133), il n’y a aucune raison d’en rejeter totalement l’historicité. Voir aussi Licence, « Date ». 48.  Ciggaar, « England and Byzantium » ; voir aussi Granger-Taylor, « Silk », no 166 ; Owen-Crocker, « Brides, donors, traders », p. 73. 49.  Jones, « From Anglorum basileus », p.  103-105 et fig. 4 ; Mureşan, « Ego Wilhelmus », p.  144-145.

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La soie est le produit qui incarnait la grandeur byzantine et des textiles de très probable fabrication impériale et renvoyant à la même époque que les saints-hommes et les sceaux déjà évoqués ont été retrouvés dans les îles britanniques. Celles trouvées à Winchester et à Londres, ou du moins l’une d’elles, pourrait être le reflet d’échanges diplomatiques, de même que les folles mis au jour à ou près de Winchester50 (carte 1). En revanche, tel n’est pas le cas des fragments retrouvés parmi les dépôts de la seconde moitié du xe siècle à York et à Lincoln, deux sites commerciaux du Danelaw qui exportaient de la laine à Londres et en Flandre. Les soies de York ont, elles, été retrouvées dans l’atelier d’un tisserand.51 L’origine et le lieu de fabrication de ces soies ne sont pas assurés mais un certain consensus existe sur le fait que les soies teintes au kermès de Méditerranée orientale étaient généralement fabriquées à Byzance. En l’état actuel des connaissances, la charge de la preuve repose sur ceux qui mettraient en doute cette provenance. Malheureusement les spécimens de soie préservés sont peu nombreux. En revanche, les illustrations de ce qui ressemble à des soieries dans les manuscrits de la fin de l’époque anglo-saxonne sont nombreuses, de même que les mentions dans les textes de la même époque. De fait, vers le milieu du xe siècle, petite noblesse et citadins fortunés font étalage de leurs vête­ments en soie dont le style et la coupe s’inspirent des tenues scandinaves52. La soie n’est donc plus l’apanage de la royauté ou de la noblesse. Elle n’est plus un don diplomatique de l’empereur, mais s’achète maintenant sur les marchés. Les découvertes d’Irlande permettent d’être tout à fait catégorique à ce sujet. Des fouilles à Dublin sur des sites de maisons proches de la Liffey ont mis au jour 27 fragments de soieries en parallèle à 41 fragments de laine. Il s’agit d’un ensemble de coiffes féminines, de châles et de rubans longs ou moins longs, tous tissés en cannelé53 (fig. 3 et 4). Il ne s’agit pas ici de dépôts funéraires mais du reflet de l’activité d’artisans et de marchands. Ces éléments de soie ne représentent qu’une infime partie des quelques 2 000 fragments de textile trouvés à Dublin et n’ont été sélectionnés qu’« en raison de la similitude de leur structure ainsi que de leur potentielle utilisation ». Cela signi­ fie donc que les soieries, bien préservées dans « les milieux humides et pauvres en oxygène » du bord de la rivière, étaient nombreuses54. Ces pièces de soie furent perdues entre 950 et la fin du xie siècle, à peu près à la même période qu’à York et à Lincoln.

50.  Biddle, « Byzantine and eastern finds », p. 666-667 ; Georganteli, « Byzantine coins », p. 671-672, 676-677 ; PAS : Record ID: HAMP-D09423 ; Record ID: HAMP-AFE522. Voir ci-dessus, n. 47. 51.  Walton, Textiles, p. 313-314, 360-377, 381-382 ; Walton Rogers, Textile production, p. 1712, 1779, 1785-1790, 1801-1803 ; Hall, Book of Viking age York, p. 85-87, 102 ; Faith, « Structure », p. 686-694. 52.  Fleming, « Acquiring, flaunting », p. 130-132, 136-139, 150, 157. 53.  Wincott Heckett, Viking age headcoverings, p. 1-6, 44-49, 91-93. 54.  Wincott Heckett, Viking age headcoverings, p. 1.

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Fig. 3 – Soies trouvées sur la rive de la rivière Liffey, Dublin (d’après Wincott Heckett, Viking age headcoverings) : (gauche) tissu de type voile de soie du xie siècle (Pl. III, DHC17) ; (droit) bande et cravate de la fin du xe siècle (Pl. IV, DHC24).

Fig. 4 – Soies trouvées sur la rive de la rivière Liffey, Dublin (d’après Wincott Heckett, Viking age headcoverings) : (extrême gauche) casquette du milieu à la fin du xe siècle (Pl. XI, DHC37) ; (deuxième à gauche) casquette du milieu du xe siècle (Pl. XII, DHC39) ; (en haut à droite) casquette du milieu à la fin du xe siècle ? (Pl. XIII, DHC 38) ; (en bas à droite) tissu cousu fin xe / début xie siècle montrant les techniques de couture (Pl. XIV, DHC 59).

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Ce n’est sans doute pas un hasard si, d’après Elizabeth Wincott Heckett, « les meilleurs exemples de tissu comparables à ceux trouvés à Dublin sont certainement trois ou quatre couvre-chefs en soie découverts à York et à Lincoln » ; selon cette spécialiste, « une soie très similaire a servi à fabriquer des couvre-chefs d’un type commun à ces trois villes »55. On peut en déduire que la soie était un matériau ordinaire pour les coiffes à Dublin, ce qui implique un approvisionnement régulier plutôt qu’occasionnel. En étudiant les lieux où les tissus ont été retrouvés (le brocart d’or et les soies très certainement byzantines de Birka ainsi que des sites russes – Gnezdovo, par exemple –, sans négliger les trouvailles distinctives faites à Hedeby et Schleswig : carte 2), on peut conclure que les soies parvenaient dans le nord en empruntant principalement l’une des diverses branches de la « Route des Varanges aux Grecs »56. La question qui reste néanmoins à éclaircir est celle du ou des produit(s) dont la valeur permettait ces achats de soies. Il y avait bien une « denrée » de haute valeur, susceptible de financer l’importation des soies, à disposition à York, Londres et Dublin : les esclaves. Il y a trente-cinq ans, Poul Holm a souligné l’importance du commerce des es­claves. Selon lui, entre 950 et 1050, le royaume de Dublin évolue d’« un camp guerrier à une ville commerçante »57. Dublin approvisionne les rois irlandais de l’intérieur des terres – y compris toute personne pouvant se constituer en « consommateur » des produits de luxe : « vin, soie, artisanat et pierres précieuses ». Dublin devient à la fois un entrepôt et une base d’opérations pour ceux qui veulent acquérir des marchandises à revendre. Holm avance que l’Irlande « fournit deux denrées, le bétail et les esclaves » et il remarque que « tous les aristocrates, qu’ils soient scandinaves, irlandais ou anglo-saxons sont très demandeurs d’esclaves »58. Il démontre que ceux-ci proviennent de nombreuses régions du littoral de la mer d’Irlande et que ces esclaves ont très bien pu servir de denrées dans des places commerçantes comme Waterford, l’île de Man et Bristol59. Holm insiste sur l’importance du commerce des esclaves pour la prospérité de Dublin, ce qui cadre bien avec les preuves recueillies par les archéologues qui font état 55.  Wincott Heckett, Viking age headcoverings, p. 49, 52. Un mandīl Rūmi – un couvre-chef de soie, ou une mantille, tissé par les chrétiens – était un élément habituel de la dot des jeunes filles juives en Sicile ce qui entraîne plus à l’est aux xe et xiie siècles : Goitein, « Sicily and southern Italy ». Merci à Vivien Prigent pour cette information. 56. Hägg, « Silks at Birka », p. 287-296 ; Hägg, Textilien und Tracht, p. 115-119, 174-185, 313-317 ; Franklin et Shepard, Emergence, p. 128-129, 141-142 ; Pushkina, Murasheva et Eniosova, « Гнёздовский археологический комплекс », p. 267, 269-270 ; Murasheva, « Rus, routes and sites ». 57.  Holm, « Slave trade », p. 331. Voir aussi la preuve supplémentaire et les arguments importants avancés par Fontaine, Slave trading ; Wyatt, Slaves ; Wyatt, « Reading ». 58.  Holm, « Slave trade », p. 335. 59.  Holm, « Slave trade », p. 334-335, 340 ; Hudson, Viking pirates, p. 146, 186 ; Wyatt, Slaves, p. 150.

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de la construction de grands navires de commerce dans des lieux comme Hedeby. De là à avancer que les bateaux transportent des esclaves, il n’y a qu’un pas et cette extrapolation fait aujourd’hui l’unanimité. Un constat simple tend à confirmer ce postulat : dans les îles Britanniques, peu de zones fortement peuplées se situent à plus de 50 km de la côte ou d’une voie navigable60 et de nombreuses régions se prêtent ainsi idéalement à l’acquisition, par le commerce ou toute autre voie, d’esclaves et à leur transport. Un poème qui retrace les aventures de Moriuht, un esclave irlandais, vient confirmer cette thèse. Il raconte la façon dont, réduit en esclavage, Moriuht est vendu de marché en marché en Angleterre, en Saxe et finalement à Rouen où il vit en esclave et rencontre sa femme. Il a été récemment soutenu que ce récit fut écrit à Rouen vers 1027 et il semble que son auteur, un clerc du nom de Warner, avait pour but bien précis de diffamer un rival et de défendre son propre poste d’écolâtre de la cathédrale. Warner apporte à ce récit imaginaire la crédibilité d’un contexte familier afin de tourner son adversaire en dérision61. En d’autres termes, ces circulations de commerçants d’esclaves, accompa­ gnés de leurs « biens », témoignent de la vitalité et de la richesse de Rouen, comme de celles d’autres localités impliquées dans  le commerce entre l’Irlande, l’Angleterre, la Normandie et la Saxe durant le premier tiers du xie siècle. Les sources dont nous disposons ne permettent pas d’éclaircir parfaitement l’activité de ces circuits commerciaux, par ailleurs probablement complexes et en constante évolution. Deux points semblent clairs, cependant. D’abord, la part belle faite à la soie, aux autres produits des mondes byzantin et orientaux et – dans les îles Britanniques et autour de la mer du Nord – aux fourrures du pays des Rus’ : elles constituent des denrées à échanger contre des esclaves destinés aux contrées très lointaines. Ensuite, ces réseaux commerciaux se déploient sur des espaces qui ne recouvrent pas nécessairement ceux des entités politiques. Par conséquent, les pouvoirs publics ne peuvent les contrôler aisément. Par ailleurs, les vieilles dynasties telles que celles d’Édouard, si elles étaient favorables aux relations diplomatiques avec l’empire byzantin et aimaient à s’appro­ prier ses titres et symboles d’autorité, ne dépendaient en fait nullement de celles-ci pour assoir leur légitimité. La situation d’Édouard différait en cela de celle de Cnut, son prédécesseur, lequel avait aidé son père Sven à la Barbe fourchue à conquérir l’Angleterre pour le compte des Danois et qui semble s’être efforcé d’établir une sorte « d’empire maritime financé par les esclaves », en gardant un œil sur les marchés de l’est, de la Baltique, du pays des Rus’, et sûrement Byzance62. Dépourvu de la légitimité 60.  Willan, River navigation, p. 3-4 et carte I. Voir aussi ci-dessus carte 1. 61.  Warner de Rouen, Moriuht, éd. et trad. McDonough, p. 76-77, 80-93 ; de Jong, « Rival

schoolmasters », p. 52, 59, 61-63 ; voir aussi Wyatt, Slaves, p. 229-237. 62.  Selon Adam de Brême Cnut avait « marié sa sœur Estrid à un fils du roi de Russie » ce qui évoque des échanges diplomatiques d’importance avec le grand prince Iaroslav : Adam de Brême, Gesta, II.54, scholium 39 (40), éd. Trillmich et Buchner, p. 292-293 ; Melnikova, « Baltic policy »,

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qui dérive de siècles d’exercice d’un pouvoir dynastique, Cnut était sans doute da­ van­tage soucieux de reconnaissance et désireux de s’approprier les symboles de cette légitimité qui lui faisait défaut. Cnut a redynamisé les liens entre Byzance et le monde viking, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, l’empire maritime qu’il avait cherché à édifier recouvrait en grande partie les circuits commerciaux déjà évoqués, c’est-à-dire le commerce régional de produits comme le poisson séché et la laine, « dopé » en quelque sorte par les biens de grande valeur comme les soies et les esclaves (surtout pour les îles Britanniques). Ensuite, en instaurant un empire composé de cinq royaumes (selon l’éloge de la veuve de Cnut, Emma, rédigé plusieurs années après son décès en 1035)63, Cnut mit en place une structure politique nouvelle pour laquelle le concept de souveraineté primordiale, sinon universelle, est très utile. En conséquence, Byzance offrait à Cnut un moyen de se légitimer grâce à un symbolisme et des valeurs différents de l’arsenal idéologique d’Édouard ou d’autres membres de l’ancienne maison royale du Wessex. L’imagerie suggestive et les concepts d’inspiration romano-byzantine pouvaient aider Cnut à représenter les facettes de son empire maritime de réseaux commerciaux aux élites déjà sensibilisées à la culture politique de Byzance. Ce n’est pas un hasard si le roi de Dublin, l’hiberno-nordique Sitric à la Barbe soyeuse, s’associa à Cnut ou si, en 1031, Cnut reçut la soumission du roi Iehmarc (apparemment identifiable avec Echmarcach Ragnalsson, seigneur de Galloway et peut-être aussi de l’île de Man, plus tard lui-même roi de Dublin),64 ou si l’une des plus virulentes invectives de la littérature anglo-saxonne contre le commerce des esclaves fut composée sous l’ère des raids lancés dans la mer irlandaise par le père de Cnut et ses congénères65. Un grand navire de guerre pouvant embarquer des esclaves fut construit avec des chênes coupés au sud de Dublin vers 1042, ce qui est tout à fait révélateur. Ce navire fut coulé afin d’obstruer un port danois vers 107066. Par ailleurs, Thietmar, historien saxon contemporain, nous fournit un témoignage éloquent sur la réalité de Kiev en 1018. Evoquant les huit marchés de la ville, Thietmar indique que la région « est peuplée de

p. 75 ; Cnut, suivant en cela son père, s’intéressait vivement aux affaires de la Baltique et au-delà (hypothèse de Shepard, « Anglo-Danish “empire-building” », p. 113-115, 119-122 ; Shepard, « Boleslaw », p, 355). 63.  Encomium Emmae Reginae, II.19, éd. et trad. Campbell, p. 34-35, l. 4-6 ; Lawson, Cnut, p. 57-59. 64.  Anglo-Saxon chronicles (E), trad. Swanton, p. 157, 159 ; Lawson, Cnut, p. 100-103 ; Hudson, Viking pirates, p. 115-121. 65.  Wulfstan, Sermo Lupi, éd. Whitelock, p. 47-68, esp. 51-52, 58-60 ; Wyatt, Slaves, p. 106, 216, 128, 150, 284-286 ; Fontaine, Slave trading, p. 97-98, 155-157, 187, 204. 66.  The Skuldelev ships, p. 183-193. En 2007, une copie exacte du navire fit le voyage de Roskilde à Dublin : Havhingsten fra Glendalough ; Lawson, Cnut, p. 223-224.

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Danois rapides et d’esclaves en fuite »67. Puisque la version la plus ancienne du Code judiciaire, la Russkaia Pravda, suggère que les « Varangiens » – Scandinaves – étaient impliqués à la fois dans le commerce et le vol d’esclaves68, est-il impossible qu’il y ait un lien entre les « veloces Dani » de Thietmar et ces « esclaves en fuite »  ? Le fait que Thietmar utilise le mot Dani dans le sens précis de « Danois » et non dans celui plus générique d’« hommes du Nord », va en ce sens. Il parle d’Harald à la Dent bleue et de Sven à la Barbe fourchue comme rois des Dani.69 Donc, il semble identifier spécifiquement les « Danois », ou les individus qui se présentent comme tels, comme les principaux marchands scandinaves d’esclaves du bassin centrale du Dniepr en 1018. De plus, le commerce des esclaves entre le pays des Rus’ et Constantinople était suffisamment intensif pour qu’au moins un marché leur y soit réservé70. Ceci ne veut pas dire que Cnut ou Sven à la Barbe fourchue aient exercé un mono­ pole sur le commerce des esclaves de l’Atlantique Nord et de la Baltique ou que la plupart des esclaves vendus sur les marchés du Dniepr proviennent des îles Britanniques. Il faut se rappeler cependant que Cnut introduisit vers 1026 un système pondéral conçu pour faciliter les transactions en Angleterre, en Scanie et dans l’est du Danemark. Plus parlant encore, Pamela Nightingale avance que si Cnut adopta l’once de 27 grammes, ce fut pour aligner la monnaie anglaise sur la monnaie d’or de Byzance71. Elle rappelle que 27 grammes correspondent à une once romaine, toujours en vigueur à Byzance et que, de la même manière, le denier vénitien est frappé selon le système de poids byzantin. Elle suggère que les liens commerciaux entre l’Angleterre et les Vénitiens à Pavie sont « une raison supplémentaire, outre la tradition et le prestige, pour continuer d’utiliser le système de poids byzantin pour l’or en Angleterre »72. Sa thèse n’a, semblet-il, pas trouvé beaucoup d’écho parmi les numismates. Cela peut s’expliquer par le fait qu’ils n’ont pas pris toute la mesure des autres indices de contact entre Byzance et le monde anglo-danois. À toutes ces considérations peut s’ajouter l’imitation d’un miliarèsion du tournant du xe siècle trouvé à Hejslunds dans l’île de Gotland (fig. 5). 67.  Thietmar de Merseberg, Chronique, VIII.32, éd. et trad. Holtzmann et Trillmich,

p. 474-475. 68.  Kratkaia Pravda, éd. et trad. Kaiser, p. 16. 69.  Thietmar de Merseberg, Chronique, II.14  et VII.36, éd. et trad. Holtzmann et Trillmich, p. 48-49 et 392-393. Voir aussi le récit des efforts d’Otto II pour reprendre les fortifications en Schleswig contre les « Danos sibi rebelles » : ibid., III.6, et 24, p. 90-91, 112-113. 70.  Посмертные чудеса святителя Николая, éd. Arkhimandrit Leonid, p. 25. 71.  Nightingale, « Evolution », p.  197. 72.  Nightingale, « Evolution », p.  198. Sur la circulation de quantités importantes de folles anonymes byzantins dans la région de Venise dans les deux premiers tiers du xie siècle, et sur la possibilité qu’un follis soit alors évalué à un demi denier vénitien, voir Callegher, « Presenza di “folles anonimi” », p. 302-307 (avec un grand merci à Vivien Prigent pour cette référence).

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Fig. 5 – Imitation de miliarèsion de Hejslunds (Gotland) et ses modèles ; de gauche à droite : miliarèsion de Constan­ tin VII, de Jean Tzimiskès, de Nicéphore II et de Basile II. Avec l’aimable autorisation de Florent Audy.

Cette imitation montre l’attrait de son auteur pour les représentations du basileus. Il insère en effet autant d’éléments que possible de quatre pièces de divers empereurs en un patchwork relativement cohérent73. Les pièces du roi danois Sven Estrithsen (1047-1076), frappées au début de son règne et largement inspirées des nomismata de l’époque sont un autre indice de la notoriété des espèces byzantines dans la Baltique74. Ces indices corroborent d’autres éléments verbaux ou visuels. On peut ainsi mentionner le « sanctuaire grec » portatif dont Emma fit don après le décès de son mari en 1035 au New Minster de Winchester. Au sein de la panoplie de reliques que 73.  Audy, Suspended value, p. 190 et fig. 9.5. Pour d’autres exemples d’adaptation de l’iconographie et du style byzantins par des monnayeurs de la Baltique à cette époque, voir Androshchuk, Images of power, p. 122-124. 74.  Morrisson, « Le rôle des Varanges », p. 138-140 ; Kromann et Steen Jensen, « Fra Byzans » ; Scheel, « Concepts », p. 64.

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contenait cet objet, qu’il faut sans doute se représenter comme un coffre-reliquaire, se trouvaient celles de trois saints qu’on associe étroitement avec Byzance, Cosmas, Damien et Georges75. À la fin du xe ou tout début du xie siècle, il y avait au moins un moine grec au New Minster76. Le Liber Vitae de l’abbaye, qui commémore la muni­ ficence de Cnut envers le monastère, renferme une enluminure dont l’iconographie d’inspiration byzantine est frappante : Cnut et Emma sont représentés recevant respectivement des anges, une couronne et un voile tout en faisant don d’une croix d’or au monastère77 (fig. 6). À la même époque, en 1031, l’Islandais Thorarinn PraiseTongue évoque la position spéciale de l’empire byzantin, gardien du Paradis, pour faire l’éloge de Cnut : « Cnut protège la terre comme le gardien de la Grèce (Gríkland) protège le royaume des cieux »78. Ces marques d’appréciation de l’iconographie, voire de l’idéologie byzantine, indiquent que la communication entre Byzance et le monde viking était réciproque et empruntaient différents canaux avant et après l’ère du roi Cnut. À cela, on peut ajouter la suggestion de Barbara Crawford selon laquelle la vénération de saint Clément, en particulier par les marins, comme puissant saint capable de transférer ses pouvoirs à autrui, aurait pu être introduite dans le monde viking par les hommes du Nord qui revenaient du pays des Rus’ : ils auraient pu voir les reliques de St Clément exposées à la place d’honneur dans l’Église de la Dîme du palais de Vladimir à Kiev, avec d’autres trophées commémorant la prise de Cherson vers 98879. Les preuves que présente Crawford suggèrent en effet que le culte voué à Clément se vit encouragé à peu près à l’époque de Cnut et bénéficia de la protection royale80. Au-delà de ces dévotions nouvelles, ceux qui revenaient du monde byzantin en ayant excellé au service de l’empereur rapportaient de l’or. Le roi norvégien Harald Har­ drada aurait ainsi envahi l’Angleterre avec « 300 grands navires » qui transportaient

75.  Jones, « Emma’s Greek Scrine », p. 501-505. Voir aussi de Gray Birch, Liber Vitae, p. 161-162 ; The Liber Vitae of the New Minster, éd. Keynes, p. 71, 105-106 et fol. 58 recto (facsimilé). 76.  de Gray Birch, Liber Vitae, p. 33 ; The Liber Vitae of the New Minster, éd. Keynes, p. 90 et fol. 21 recto (facsimilé). 77.  The Liber Vitae of the New Minster, éd. Keynes, p. 79-80 ; gravure V et fol. 6 recto ; Ohlgren, Insular and Anglo-Saxon illuminated manuscripts, no 183, p. 198-199. 78.  Corpus poeticum, éd. et trad. York Powell et Vigfusson, p. 160 ; Poetry, éd. D. Whaley, p. 850 (éd. et trad. M. Townend) ; Frank, « King Cnut », p. 116-117, 124 ; Lawson, Cnut, p. 126. 79.  Crawford, Churches, p. 16-28, 35-36, 40-46, 56-57, 86-90. Voir Повесть временных лет, éd. Adrianova-Peretts et Likhachev, p. 55-56 ; Thietmar de Merseberg, Chronique, VII.74, éd. et trad. Holtzmann et Trillmich, p. 436-437 ; Shepard, « Small worlds », p. 18-19. 80.  Il ne faut pas attribuer exclusivement la diffusion du culte à Cnut, étant donné que – comme le reconnaît Crawford – plusieurs églises dédiées à Clément sont antérieures à son règne : Crawford, Churches, p. 69-74, 81-84, 202-209. À propos de la circulation des cultes, voir aussi infra n. 90.

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Fig. 6  –  Liber Vitae, Winchester : le roi Cnut et la reine Emma reçoivent respectivement des anges une couronne et un voile (British Library ms. Stowe MS 944 fol. 6r).

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« des masses d’or que Harald avait apportées de Grèce », c’est-à-dire de Byzance. Selon Adam de Brême, « l’or était si lourd que douze jeunes hommes pouvaient à peine le porter sur leurs épaules », et tout cet or finit dans les coffres de Guillaume le Bâtard81 ! Un beau roman histoire à dormir debout, que ne corrobore aucune autre source sinon le fait que l’or gagné au service de l’empire finance toujours les entreprises hasardeuses de Harald vingt ans plus tard. On peut néanmoins supposer que la quantité d’or qu’il rapporta dans le nord était des plus considérables. L’abondance d’or dont disposait Harald inspira probablement à Sven Estrithsen l’idée de l’imiter en frappant monnaie dans le style des nomismata de l’époque82. Être réputé avoir gardé des liens avec Byzance servait peut-être les desseins politiques de Harald dont la recommandation pouvait sembler à même d’améliorer les perspectives professionnelles de jeunes hommes du Nord désireux d’entrer au service de l’empereur. L’idée qu’il ait gardé contact avec le basileus après son retour paraît moins saugrenue après la découverte des « sceaux de Londres » qui tendent à corroborer l’assertion presque contem­poraine d’une connais­ sance byzantine d’Harald qui affirmait qu’après son retour « il resta fidèle aux Romains y compris en amitié »83. Est-il interdit de penser qu’il ait pu continuer à recevoir les « émoluments » (roga) correspondant à son titre de spatharocandidat, peut-être apportés de temps en temps par les émissaires byzantins qui jusqu’au xiie siècle furent envoyés auprès des potentats nordiques ou anglo-saxons ? Qualifier de tels liens entre Byzance et ses anciens collaborateurs de « liaisons dan­ ge­reuses » peut prêter à controverse. Pourtant l’or que Harald rapporta de Byzance, ainsi que les poèmes glorifiant ses exploits de son vivant, loin de lui nuire dans sa course au trône d’Angleterre secondèrent plutôt ses ambitions84. Deux autres « candidats de poids » dans cette « course » au trône étaient également engagés dans le commerce des esclaves et avaient des liens avec la « Route de l’Est », sinon avec Byzance elle-même. Le commerce des esclaves en mer d’Irlande est pendant quelques temps le pré carré de la famille Godwin. Après son exil en 1051, Harold Godwinson attaqua l’estuaire de la Severn, certainement en quête d’esclaves à vendre85. La mer d’Irlande et l’ouest de l’Angleterre furent le théâtre des opérations des fils d’Harold lorsqu’ils tentèrent de renverser le roi Guillaume. Edmund et Godwin obtinrent le soutien du roi de Leinster, Diarmaid mac Máel na mBó, et c’est avec l’aide de sa flotte de Dublin qu’ils tentèrent d’envahir l’Angleterre en 1068 et 106986. L’intérêt des Godwin pour le commerce des 81.  Adam de Brême, Gesta, III.52 (51), scholium 83 (84), éd. Trillmich et Buchner, p. 394-395. 82.  Grierson, « Harold Hardrada », p. 187-197, Morrisson, « Le rôle des Varanges », p. 139-140. 83.  Kekaumenos, éd. et trad. russe Litavrin, p. 298-301 ; trad. Roueché, 96.25-8. 84.  Turville-Petre, « Haraldr the Hard-Ruler ». 85.  Wyatt, Slaves, p. 106 et n. 206.

86.  Hudson, Viking pirates, p. 157-160 ; Wyatt, Slaves, p. 340 ; Crouch, Medieval Britain, p. 21-22.

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esclaves devient évident quand Guillaume de Malmesbury dénonce Gytha, l’épouse du comte Godwin, qui exporte des esclaves, surtout de belles filles, au Danemark, afin que « par son commerce honteux, elle amasse une grande richesse »87. Le commerce des esclaves apparaît donc comme l’un des piliers, non seulement de la richesse mais aussi du pouvoir politique dont jouissent les Godwin. On peut penser que la fin de l’approvisionnement en soie de Dublin résulta, en définitive, de l’échec de la tentative de résister au régime normand nouvellement en place. Les liens politico-commerciaux des Godwin avec les acteurs du commerce des esclaves du Danemark attirèrent le roi danois qui, en 1069, revendiqua lui-même le trône anglais. Il dépêcha son frère à la tête d’une flotte impressionnante pour rejoindre les rebelles de Northumbrie qui s’étaient emparés de Durham et de York. Ce roi danois n’est autre que Sven Estrithsen, le rival d’Harald Hardrada, celui-là même qui battit monnaie dans le style byzantin. David Crouch a récemment souligné la gravité de ces nombreuses menaces : « la couronne de Guillaume ne doit son salut qu’aux erreurs de ses ennemis »88. Immédiatement après l’échec de la résistance anglo-danoise, Gytha, fille d’Harold Godwinson réfugiée à la cour de Sven, fut rejointe par deux de ses frères – probablement Magnus et Godwin ou Edmund89. Peu après, elle épousait Vladimir Monomakh, fils de l’un des plus puissants princes des Rus’. Cette union, scellée assez rapidement, vers 1073, laisse penser que les liens avec la « Route de l’Est » continuaient de prospérer90. Pourtant, la nature de ces communications évolue rapidement. Guillaume n’avait sans doute pas de cette route une connaissance différente de ses rivaux mais il avait déjà ses propres liens – diplomatiques ou indirects – avec Byzance91 ; dans les premières années de son règne, il adopte le titre de basileus dans quelques chartes92 et, d’après un

87.  Guillaume de Malmesbury, Gesta regum Anglorum, II.200, éd. et trad. Mynors, vol. 1, p. 362-363. Voir aussi Hudson, Viking pirates, p. 146-147 ; Wyatt, Slaves, p. 136. 88.  Crouch, Medieval Britain, p. 22. 89.  Anglo-Saxon chronicles (E), trad. Swanton, p. 203 ; Saxo Grammaticus, Gesta Danorum, éd. et trad. Friis-Jensen et Fisher, vol. 2, p. 798-801 ; Mason, The Godwins, p. 199 -200 ; Bolton, « English political refugees », p. 19-20 ; Sharpe,« King Harold’s daughter », p. 25 et n. 109. 90.  Zajac, « Marriage impediments », p. 722 ; Nazarenko, Древняя Русь, p. 523-524. Il semble que Gytha de même que Sven Estrithsen ait joué un rôle important dans la diffusion du culte de saint Nicolas au Danemark aussi bien qu’à Novgorod et dans la région de Cologne : Garipzanov, « Cult of St Nicholas », p. 234-236. 91.  Guillaume de Poitiers, Gesta Guillelmi, I.59, éd. et trad. Davis et Chibnall, p. 96-97 ; Chronique de Sainte-Barbe-en-Auge, éd. Sauvage, p. 23, 57-58 ; Ciggaar, « Byzantine marginalia », p. 48-51, 54-55. 92.  Regesta regum Anglo-Normannorum, éd. Bates, nos 138, 159, 181 ; Mureşan, « Ego Wilhelmus », p.  121-125, 131-132.

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poème de l’époque, la « noble couronne (stemma) » qu’il reçoit à Westminster aurait été façonnée par un artisan de « la Grèce »93. Compte tenu de l’importance politique et économique du réseau des « soieries contre esclaves » dont je postule l’existence, il n’est pas étonnant que Guillaume ait pris des dispositions pour ébranler un système qui profitait tant à ses rivaux. Il s’était déjà gagné le titre de « marteau du Nord » après avoir dévasté le nord de Danelaw, dont York, suite à la rébellion de 1069-1070. Par ailleurs, une fois qu’il eut resserré son contrôle sur les côtes d’Exeter à Chester en passant par Bristol, les prises d’esclaves devinrent moins faciles et peut-être moins rentables. L’arrêt de l’approvisionnement en soieries de Dublin, vers la fin du xie siècle, montre qu’il était parvenu à freiner le commerce des esclaves. Selon Guillaume de Malmesbury, le roi mit un terme aux « intrigues de ces vauriens si habitués à vendre leurs esclaves en Irlande »  sur l’insistance de Lanfranc, l’homme d’Église qu’il avait nommé au siège de Cantorbéry en 107094. En 1081, le roi montre sa désapprobation face à ce commerce : menant des levées dans le Pays de Galles, il aurait « libéré » – selon l’Anglo-Saxon Chronicle – « plusieurs centaines » d’hommes95. S’il est vrai que Guillaume agissait initialement à contrecœur, compte tenu des profits de ce commerce, les considérations politiques le poussèrent finalement à décourager les échanges qui fournissaient des ressources à ses ennemis96. Mais captures et commerce des esclaves se poursuivirent en mer d’Irlande, dans le Royaume des Îles (Hébrides et autres), ainsi qu’en Baltique au xiie siècle et même bien après97. Selon Gérard de Galles, en 1170, le concile d’Armagh décréta la conquête anglonormande de l’Irlande un châtiment divin « car ils avaient coutume auparavant d’acheter des Anglais sans distinction à des marchands comme à des brigands et des pirates et de les réduire en esclavage98 ». À l’évidence, le commerce continua après le renforcement de la mainmise normande sur l’Angleterre mais sur un pied moindre en termes de quantité ou de profit. L’abondance en Angleterre de soieries et de tissus enric­

93.  Gui, évêque d’Amiens, Carmen de Hastingae proelio, éd. et trad. Barlow, p. 44, l. 757-762 ; Mureşan, « Ego Wilhelmus », p.  134-136. 94.  Guillaume de Malmesbury, Gesta regum Anglorum, III.269, éd. et trad. Mynors, vol. 1, p. 496-497 ; Cowdrey, Lanfranc, p. 186-7 ; Hudson, Viking pirates, p. 163-165. 95.  Anglo-Saxon chronicles (E), trad. Swanton, p. 214 ; Holm, « Slave trade », p. 341 ; Bates, William the Conqueror, p. 431. 96. Selon Guillaume de Malmesbury, Gesta regum Anglorum, éd. et trad. Mynors vol. 1, p. 496-499, le roi recevait les redevances sur les profits du commerce qu’il ne voulait pas abandonner ; Holm, « Slave trade », p. 340, 342-343. D. Bates (William the Conqueror, p. 432-433) souligne que les mesures prises par Guillaume contre le commerce auraient été difficilement applicables. 97.  Holm, « Slave trade », p. 339-340 ; Wyatt, « Reading ». 98.  Gerald de Galles, Expugnatio Hibernica, éd. et trad. Scott et Martin, p. 69-71 ; Wyatt, Slaves, p. 388-389.

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his de brocart d’or qui, d’après Guillaume de Poitiers, avait tant impressionné les envahis­ seurs normands en 1066 paraît avoir disparu une trentaine d’années après la conquête99. Un type de lien non commercial avec la « Route de l’Est » se maintint néanmoins, voire s’intensifia quelque temps, avant de diminuer jusqu’à ce que cessent les communications anglo-danoises avec Byzance. Nous en avons la preuve grâce aux trouvailles du Strand : plusieurs sceaux de plomb et quelques monnaies byzantines de bronze des années 1080 semblent « attester » la présence d’envoyés ou d’autres voyageurs de Byzance vers cette époque100. Ces sceaux, comme ceux précédemment mentionnés, appartiennent à des officiels de l’administration fiscale et, selon JeanClaude Cheynet, auront pu servir à authentifier des documents relatifs au recrutement et à l’envoi de soldats anglo-saxons en Orient101. Ils pouvaient consigner les débours encourus, éventuellement par les agents sur place, pour faciliter le voyage des jeunes Saxons vers le Bosphore. De nombreux jeunes de la génération suivante (la jeunesse semble être une constante chez les « Varanges » anglais qui entrent au service de l’empire102) purent ainsi être expulsés, sans violence mais sans espoir de retour. Il existe donc une convergence certaine entre les intérêts de Guillaume et ceux de l’empire dans la longue tradition de recrutement de main-d’œuvre étrangère. On peut s’interroger sur la route que prennent les nouvelles recrues pour rejoindre le Bosphore quand on considère l’évidente capacité de la diplomatie byzantine et du régime de Guillaume à s’adapter aux fluctuations politiques. La question tire notamment sa pertinence du fait qu’un grand nombre de ces recrues partent du Danelaw, région dont on a vu les liens de longue date avec la Baltique et les terres qui s’étendent au-delà. Le fait qu’Ulfric, « originaire de Lincoln », revienne en Angleterre après un mandat de plénipotentiaire pour Alexis Ier Comnène au début du xiie siècle est conforme à ce schéma de recrutement d’Anglo-Danois103. Par ailleurs, le sceau de « Spheni, patrikios et interprète des Anglais », découvert à Constantinople, documente une réalité similaire. Le nom – Sveinn, Sveini ou Svéni – indique une origine nordique plutôt que totalement anglo-saxonne, même si l’interprète qui porte le titre prestigieux de patrikios parle couramment l’anglais : on peut en déduire des racines dans le Danelaw104. 99.  Guillaume de Poitiers, Gesta Guillelmi, II.44, éd. et trad. Davis et Chibnall, p. 180-181. Selon C. R. Dodwell (Anglo-Saxon art, p. 222-229), les goûts esthétiques auraient changé après la Conquête. Voir aussi Holm, « Slave trade », p. 343-344. 100.  Cheynet, « London Byzantine seals », p. 149-153, 156-159. 101.  Cheynet, « London Byzantine seals », p. 154-155, 158 ; Georganteli, « Byzantine coins », p. 677, Morrisson, « Anglo-Byzantina », p. 485 102.  Shepard, « English and Byzantium», p. 77-78. 103.  History of the church in Abingdon, vol. 2, p. 68-69. 104.  Zacos, Byzantine lead seals, no 706. Voir Lind, Norsk-Isländska dopnamn, colonnes 993-996 ; Morrisson, « Anglo-Byzantina », p. 472, 474.

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On ne saurait donc écarter la possibilité d’itinéraires passant par l’Est. On connaît l’intensité des contacts entre les Normands de la Manche et leurs congénères d’Italie du Sud et de Sicile. Si des centaines, voire des milliers de jeunes Saxons qui entreprirent de rejoindre Byzance avaient choisi cette route, le silence des riches sources locales à leur sujet ne s’expliquerait guère. Les arguments a silentio sont évidemment d’un maniement délicat mais ne sauraient être entièrement ignorés. Lorsqu’Ulfric servit Alexis Comnène comme ambassadeur, sans doute une ving­taine d’années après que Sveini/Sveinn reçut les fonctions « d’interprète des Anglais », le monde viking était en pleine évolution. L’afflux d’argent en provenance de la civilisation islamique, qui fut le véritable « moteur » de « l’ère viking », se tarit, avec pour conséquence inévitable de la disparition de cette ressource le changement des pratiques commerciales. Ce lien maritime entre Byzance et les îles de l’Atlantique Nord entre 950 et la fin du xiie siècle n’est qu’accessoire à l’âge d’or (ou plutôt d’argent) du dirham et sans portée économique majeure. Mais les liens culturels entre Byzance et le monde viking se maintinrent après l’interruption presque totale des liaisons anglo-danoises voulue par Guillaume. De fait, les clercs du monde byzantin continuent d’officier en Islande, comme l’attestent les lois dites « Grágás ». Les épopées nordiques portent au « roi grec » une estime qu’elles n’accordent ni aux souverains occidentaux ni même à Charlemagne105. Dans la seconde partie du xiie siècle, une éminente faction de l’élite royale danoise s’inspira de l’iconographie byzantine pour décorer ses églises avec des peintures murales, employant sans doute des icônes, émaux et livres de modèles, sinon même des peintres byzantins travaillant en personne, pour asseoir sa supériorité106. L’image du « gardien de Gríkland (qui) protège le royaume des cieux », énoncé par Thorarinn Praise-Tongue à l’apogée de Cnut demeura vivant dans la culture politique nordique bien après la disparition des matérialisations concrètes de la suprématie byzantine. Jonathan Shepard Oxford University

105.  Jakobsson, « Schism », p.  178-179 ; Jakobsson, « Emperors and vassals », p. 659-665. 106.  Scheel, « Concepts », p. 68-71, 77-80.

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QUATRIÈME PARTIE

L’OUEST

CLIMATE CHANGE AT THE TURN OF THE MILLENNIUM: NEW EVIDENCE FROM THE CONSILIENCE OF NATURAL AND WRITTEN RECORDS Alexander F. More The year 1000 falls precisely on a climatic transition from a colder period (late an­tique little ice age, LALIA) to a warmer period, variously known as the medieval climate anomaly (MCA, thereafter), or the medieval climate optimum.1 This period, whose boundaries have been better defined by recent historical and paleoclimatological research between ca. 900 C.E. and ca. 1200 C.E. in Europe saw great advances in agriculture, which led in turn to greater population growth.2 While historians and archaeologists studying Europe’s Middle Ages have traditionally described a period of technological innovation accompanied by favorable climate in these centuries,3 there has not been climate data from the natural sciences of resolution high enough to match the detail of historical trends and even single events observed by eyewitnesses— that is, until the last six years. The Historical Ice Core Project—a collaboration of the Initiative for the Science of the Human Past at Harvard and the Climate Change 1.  Büntgen et al., « Cooling and societal change », pp. 231-236. Loveluck et al., « Alpine ice-core evidence », pp. 1581-1585, with supplemental information by Hartman and Kurbatov, « S1 data ». 2.  Clifford et al., « A 2000-year Saharan dust event proxy record  », pp. 12882-12900. McCormick et al., 2020 (forthcoming). 3.  Toubert, « Byzantium and the Mediterranean agrarian civilization », pp. 379-380. Watson, « The Arab agricultural revolution », pp. 247-274. White, Medieval technology and social change. This argument about Western Europe should not imply a stagnation in the Byzantine Empire—as it often has—a perspective disproven by, among others, Laiou and Morrisson, The Byzantine Economy, pp. 99-100. Herlihy, « The agrarian revolution », pp. 23-41. Campbell, « Physical shocks », pp. 13-32. Squatriti, « Of seeds, seasons, and seas », pp. 1205-1220. Jarrett, « Outgrowing the Dark Ages », pp. 1-28. Henning, « Did the “agricultural revolution” go east », pp. 331-359. Id., « Revolution or Relapse? », pp. 149-173. O’Sullivan et al., Early medieval Ireland. Hansen, The Year 1000, pp. 10-11.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 355-374.

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Institute (CCI) at the University of Maine—has made such data available and matched it with the largest historical geodatabase of written climate reports from the pre-modern period, also created within the same initiative.4 The natural record is the result of ongoing, painstaking analysis of one of the longest ice cores ever recovered (72 meters) from the European Alps, at Colle Gnifetti, a saddle on the Monte Rosa, straddling the Swiss-Italian border, at the foot of the highest building in Europe, the Margherita Hut.5 In addition to the unprecedented length of the core—allowing us to reach back two millennia into the past—this site has the great advantage of being located in unparalleled proximity to the center of European civilization. Ice cores represent the gold standard of climate science, allowing researchers to identify precise annual layers and examining concentrations of chemicals in the ice, in order to understand the composition of the atmosphere for any year, in this case for the last 2000 years. Few, if any other proxies or natural records offer a similar level of chronological detail, and many ice cores retrieved until now have come from sites such as Greenland and Antarctica. Unlike Colle Gnifetti, these sites are quite removed from the bustling centers of production and pollution of Europe. Greenland is located upwind of the prevailing movement of air masses, west to east, in the North Atlantic, while Antarctica is in a different hemisphere. These sites have yielded remarkable records of global climate change and pollution, but their resolution only rarely allowed historians to match precise historical events with the fluctuation of chemical concentrations in the ice.6 Technological innovation, using laser ablation to analyze micro layers in the ice, has allowed CCI to obtain as many as ca. 500 datapoints in a single ice layer, corresponding to a year, thus permitting historians to pinpoint seasonal changes and even match single historical events in written sources with the natural record. Before the Colle Gnifetti ultra-high-resolution record, several natural records in­di­cated that something significant occurred around the year 1000 despite their limited resolution. A recent reconstruction of sea-level rise for the Mediterranean, for example—obtained from archaeological, natural, and other proxies—showed a 4. More et al., « Next generation ice core technology », pp. 211-219. More et al., « The role of historical context », pp. 162-70. McCormick, « Climates of history », pp. 3-30. The collaboration between the Initiative for the Science of the Human Past at Harvard and the Climate Change Institute at the University of Maine (known as the Historical Ice Core Project) began in 2013, and has since been funded by Arcadia, a charitable fund of Lisbet Rausing and Peter Baldwin. For more information, see, Harvard University, Initiative for the Science of the Human Past, https://sohp.harvard.edu/historical-ice-core-heart-europe, consulted May 1, 2020. 5.  Ibid. 6.  An example is McCormick et al., « Climate change », pp. 169-220.

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remarkable increase following the atmospheric reorganization of the MCA (Fig. 1).7 Both global and local records published in the last decade confirm these trends.8

Fig. 1  –  Sea level rise in the Mediterranean according to multi-proxy record in Vacchi et al., « Multiproxy assessment » (with a 30-year smoothing applied). The pink shaded area represents the approximate boundaries of the Medieval Climate Anomaly. The red line indicates the year 1000 C.E, which falls in the middle of this period of warming. The sea level rose considerably in this period, due to rising temperatures affecting ice in glaciers and ice sheets, as well as thermal expansion of the oceans.9 Sea level began to decrease slightly again at the onset of the Little Ice Age, toward the end of the 14th century. All sea-level data from the Mediterranean should be checked against subsidence, which is poorly documented.

7.  Vacchi et al., « Multiproxy assessment », pp. 172-197. 8.  Grinsted, Moore and Jevrejeva, « Reconstructing sea level », p. 470. Sivan et al.,

« Ancient coastal wells », pp. 315-330. All sea-level rise data for the Mediterranean should be checked against subsidence and geological records. The data collected by Vacchi et al., « Multiproxy assessment », combines multiple sites and types of measurements. What is shown in Fig. 1 is a conservative average. 9.  Vermeer and Rahmstorf, « Global sea level », pp. 21527-21532. Kopp et al., « Temperaturedriven global sea-level variability », E1434-E1441.

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The superb Old World Drought Atlas—a reconstruction of past droughts based on 106 regional tree-ring chronologies, each based on samples numbering in the thousands—shows a period of significantly lower precipitation during the 10th and 11th centuries (Fig. 2), with the driest years occurring between 942 and 945 C.E. and again between 1043 and 1050 C.E. (Fig. 3).10 The drought values from these years are the lowest between 600 and 1400 C.E. in this annual drought reconstruction. A sustained period of lower precipitation can be observed during the MCA. Given the broad regional data included in Fig. 2—the entire European continent and Mediterranean basin—it is remarkable that such a stark trend is visible, in spite of the fact that this is an average index for a very large region. The maps accompanying the original publication of the Old World Drought Atlas convey even more persuasively the trends in these figures and should be consulted for specific changes in more localized regions.

Fig. 2  –  Drought severity for Europe and the Mediterranean Basin, 600 C.E. to 1400 C.E., as published in the Old World Drought Atlas. The values in orange represent Palmer Drought Severity Index values for a region framed by a rectangle of coordinate boundaries 33.14ºN - 59.42ºN, -11.29ºE - 31.23ºE. The more negative the value, the more severe the drought, and the more positive the value, the more precipitation occurred. Data from Cook et al., « Old world megadroughts »; graphic representation by A. F. More.

10.  Cook et al., « Old world megadroughts », p. 4 (fig. 3).

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Fig. 3  –  900-1100 C.E. European drought index from tree-ring records (Old World Drought Atlas) during the Medieval Climate Anomaly, for a geographic region of coordinates 33.14º N - 59.42ºN, – 11.29ºE 31.23ºE. A grey line indicates the year 1000 C.E. which occurred in a period when average precipitation rose. Nonetheless, the trend for the period 900-1100 C.E. shows a decrease in precipitation, with the two lowest absolute values in 800 years, between 942 and 945 C.E., and again between 1043 and 1050 C.E. Data: Cook et al., « Old world megadroughts »; graphic representation: A. F. More.

The aridity and climate of Europe are influenced, among other things, by two major pressure systems, i.e. the Icelandic Low pressure system and the Azores High pressure system (Fig. 4). In broad terms, the former brings cold, wet, marine air from the North Atlantic to Europe, while the latter brings warmer, drier southern air to Europe, either directly or by circulating from Africa to the mid-Atlantic and then returning to Europe. The difference between these two systems is known as the North Atlantic Oscillation.

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Fig. 4  –  Pressure systems over Europe in an anomalously warm year (2012). The Colle Gnifetti core site is highlighted with a blue star. The map was generated by the author using Climate Reanalyzer, an openaccess, online tool of the Climate Change Institute, at the University of Maine, using the 4th generation ECMWF-ERA5 dataset.

As shown by recent research from the Climate Change Institute (University of Maine) and the Initiative for the Science of the Human Past at Harvard, an atmospheric reorganization took place in Europe between ca. 900 C.E. and ca. 1100 C.E., whereby cold marine air associated with the Icelandic Low pressure system decreased (Fig. 5), while warmer air governed by the Azores High pressure system moved in. This is exemplified by the increase in Saharan dust events, where dust from the African desert reached Europe more frequently, accompanied by warm, dry air.11 11.  McCormick et al. (forthcoming). Clifford et al., « A 2000-year Saharan dust event proxy », p.  12889.

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Fig. 5  –  Decrease in sodium (Na) and chlorine (Cl-) around the year 1000 C.E. in the Colle Gnifetti record (European Alps, Monte Rosa, 4450 meters above sea level). The pink shaded area represents the approximate boundaries of the Medieval Climate Anomaly and a red line marks the year 1000 C.E. In this context, sodium and chlorine generally increase when air from the North Atlantic descends on the continent. The influx of cold marine air is associated with the Icelandic Low pressure system. Between the years ca. 900 C.E. and 1100 C.E., the concentration of these elements decreased sharply, indicating that less cold, marine air from the North West influenced European climate, while warmer air from the South replaced it.

From a preliminary analysis of the written evidence, we see an increase in frequency of written reports of extreme heat events during the MCA, with droughts throughout the 10th century.12 Right after the turn of the millennium, there are several obser­ vations of red dust coloring the sky and resulting in “drops of blood,” indicating that Saharan dust—accompanied by hot, dry air—was transported over the Mediterranean to Europe; when such air masses meet cooler air, raindrops tinted with iron-rich, red Saharan dust precipitate to the ground, usually for short-lived rainstorms.13

12.  Heidinga, « Indications of severe drought », pp. 241-248. Buisman, Duizend jaar weer, pp. 240-241. 13.  Ibid.

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In 1001 C.E., for example, this phenomenon reached as far north as Iceland,14 in 1009 it was observed in Saxony,15 and 1014 it reached Ireland.16 The fact that these events were observed so far north in Europe, around the year 1000, indicates a significant change in atmospheric circulation, whereby the influx of northern marine air masses declined (Fig. 5), making way for warm air from the South.17 Right before the end of the first millennium, we see the droughts in Europe (Fig. 3) reflected in the written sources, accompanied by extreme heat events. Examples include the “exardescens” summer of 988 C.E. in Saxony,18 when “Aestatis fervor immanis pene cunctos fructus consumpsit. Mox grandis mortalitas hominum subsecuta est.”19 The fol­low­ ing spring, in 989, also brought a “great drought” and famine in Belgium.20 And the summers of 993 and July 994 C.E., drought and famine again arrived in Saxony, when “tantaque siccitas fluminum et penuria facta est pluviarum, ut in plerisque stagnis et pisces morerentur, et in terris arbores plurimae penitus arescerent, et fruges perirent et linum.” 21 For months, the land was so dry and hot that wildfires eventually broke out.22 Written and natural records indicate that between 996 and 1006 there was a change in climate, for a few years, toward a wetter and colder period that influenced both Europe and the Middle East. In Spring-summer of 996, torrential rain made the Spercheios river flood in Thessaly.23 The summer of 997 seems to have been dry in the 14.  Tatlock, « Some medieval cases of blood rain », pp. 446-447. 15.  For “blood rain” on April 10 and 29 to May 1, 1009 C.E. in Saxony, see Annales Quedlinburgenses,

Continuatio, ed. Pertz, pp. 79-80: « Sed et dominica die palmarum guttae sanguinis in quibusdam locis vestimentis hominum instillabant. Sol nebula horribili et colore stupendo mutatus, mirantibus intuentium oculis velut sanguineus ac minor se visus terrorem incussit. » 16.  Tatlock, « Some medieval cases of blood rain », p. 446. 17.  For more comprehensive lists of blood rain events, see Dutton, « Observations on early medieval », pp.  167-180. 18.  Annales Hildesheimenses, ed. Waitz, p. 24. 19.  Annales Quedlinburgenses, ed. Giese, p. 477. 20. Sigebert of Gembloux, Chronica Sigeberti Gemblacensis monachi, ed.  Bethman, p. 353: « Siccitas magna vernalis, unde et satio primitiva impedita, et fames ingens secuta est. » Sigebert also confirms the reports of high temperatures in the previous year. 21.  Annales Quedlinburgenses, ed.  Giese, p. 477, lin. 3-4, and p. 483, lin. 4. See also Annales Hildesheimenses, ed. Waitz, p. 24 : « Aestatis fervor nimius ac repentinus Id. Iulii usque Id. Aug. inmanissime exardescens, fruges absumpsit. » 22.  Annales Quedlinburgenses, ed. Giese, p. 484. 23.  John Skylitzes, Synopsis historiarum, ed. Thurn, pp. 341-342: « Θετταλίαν ὁδοιπορίᾳ συντόνῳ διελθών καὶ τὸ τῆς Φαρσαλίας πεδίον καὶ τὸν Ἀπιδανὸν διαβὰς ποταμόν, κατὰ τὸ χεῖλος τοῦ Σπερχειοῦ πήγνυσι τὴν στρατοπεδείαν, εἰς τὴν περαίαν καὶ αὐτοῦ τοῦ Σαμουὴλ αὐλιζομένου. Ὄμβρων γὰρ ἀπλέτων ὑσθέντων ἐξ οὐρανοῦ καὶ τοῦ ποταμοῦ πλημμυροῦντος καὶ πελαγίζοντος, ἀπέγνωστο τὸ νῦν ἔχον ἡ συμπλοκή. » John Zonaras, Epitome historiarum, ed. Büttner-Wobst, 46, XVII, 8, pp. 4-5.

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Peloponnese and in Egypt.24 However, in the months of November and December of 998, there were freezing temperatures in Baghdad, returning again in 1002. Aleppo experienced hail in the year 1000, and the same happened in Egypt in 1002, and again in 1006, when a drought followed and returned in 1007.25 Hail was observed again in Egypt on March 14, 1008.26 In the winter of 1010-11, rivers, lakes and parts of the sea froze in Constantinople.27 In western Europe, the winter of 1002-1003 was long and hard in Northeastern France,28 beginning a period of increased precipitation that affected also the territory of modern Belgium as well as Saxony.29 The intensification of written reports of flooding at the turn of the millennium (Fig. 6) is reflected in the tree-ring record (Fig. 3), and seems to have been accompanied by an increase in sealevel rise observed above (Fig. 1), though the latter was likely due to ice-sheet meltwater and thermal expansion, rather than precipitation or the melting of glaciers, as glacial deposits only account for a very small proportion of sea-level variation.30 By 1014 C.E. written sources mention “magna inundatio maris”31 in what is now Belgium, and again, across the channel in England in the same year, “fluctus marinus […] mirum in modum excrevit quantum nulla hominum memoria potest attingere; ita ut villas ultra multa milliaria submergeret.”32 By the third decade of the 11th century, however, reports of 24.  The life of Saint Nikon, ed. Sullivan, c. 42. Al-Maqrizi, Le Traité des Famines, ed.  Wiet, p. 15. Teleles, Μετεωρολογικά φαινόμενα, I, pp. 343-344. 25.  Vogt et al., The Grotzfeld Data Set, pp. 53-54. Yahya ibn Said, Histoire, eds. Kratchovsky and Vasiliev, pp. 266, 281. Al-Maqrizi, Le Traité des Famines, ed.  Wiet, p. 16. Teleles, Μετεωρολογικά φαινόμενα, pp. 344-346. 26.  Yahya ibn Said, Histoire, eds. Kratchovsky and Vasiliev, p. 278. 27.  John Skylitzes, Synopsis historiarum, ed. Thurn, p. 347: « Τῷ δ᾽ἐπιόντι ἔτει γέγονε χειμὼν ἐπαχθέστατος, ὡς ἀποκρυσταλλωθῆναι πάντα ποταμὸν καὶ λίμνην καὶ αὐτὴν τὴν θάλασσαν, καὶ Ἰαννουαρίῳ μηνὶ τῆς αὐτῆς ἐπινεμήσεως γέγονε σεισμὸς φρικωδέστατος, καὶ διεκράτησε κλονονμένη ἡ γῆ μέχρι τῆς ἐννάτης τοῦ Μαρτίου μηνός. » Michael Glykas, Annales, ed.  Migne, c. 577b. Teleles, Μετεωρολογικά φαινόμενα, p. 349. 28.  Annales floriacenses, ed. Pertz, p. 255, lin. 21-2: « qualitas hiemis longior insolito, pluviarumque inundatio extitit gravior, atque diversis in regionibus flumina suos ultra modum praeterierunt terminos. » 29.  Chronicon sancti Bavonis, ed. De Smet, I, p. 537: « Inundatio aquarum facta est kal. Augusti. » Annales Blandinienses, ed. Bethman, p. 25: « Et magna fuit inundatio aquarum Kal. Iunii. Item inundatio aquarum Kal. Aug. » 30.  Vermeer and Rahmstorf, « Global sea level », pp. 21527-21532. Kopp et al., « Temperaturedriven global sea-level variability », pp. E1434-E1441. 31.  Annales Elmarenses, ed. Grierson, p. 88: « Hoc anno [1014] facta est magna inundatio maris ad vesperas IV Kal. Octobris. » 32.  William of Malmesbury, Willelmi Malmesbiriensis monachi de gestis regum Anglorum, ed. Stubbs, p. 213: « Eodem anno [1014], fluctus marinus, quem Graeci Euripum, nos Ledonem vocamus, mirum in modum excrevit, quantum nulla hominum memoria potest attingere; ita ut villas ultra multa milliaria submergeret, et habitatores interceptos necaret. » See also Florence of Worcester,

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floods decreased, while heat (Fig. 6) and drought (Fig. 3) returned. Space does not allow for full discussion or even reproduction of every single written record from this period, thus we must rely on the overall trend shown here (Fig. 6) as well as extant scholarship including large collections of written testimonies of climate variation.33

Fig. 6  –  Written, historical reports of floods and heat events in Europe during the MCA. Data from the geodatabase of written evidence of climate change, draft 4, Initiative for the Science of the Human Past at Harvard.

While Europe quickly returned to a drier climate, some historians have pointed out how a cold trend took over the Middle East throughout the 11th century.34 The Grotzfeld dataset partially supports this view, with an intensification of reports of snow, freezing temperatures and generally cold winters at least in the years 1007-08 (Iraq), 1027 (Iraq), Florentii Wigorniensis monachi Chronicon ex chronicis, ed. Thorpe, p. 170: « Mare littus egreditur tertio kal. Octubris [1014], et in Anglia villas quamplurimas innumerabilemque populi multitudinem, submersit. » 33. These include: Buisman, Duizend jaar weer, wind, en water in de lage landen, 1, 1995. Alexandre, Le climat en Europe. Weikinn, Quellentexte zur Witterungsgeschichte Europas, T.  1. Wozniak, Naturereignisse. Vogt et al., The Grotzfeld Data Set. Teleles, Μετεωρολογικά φαινόμενα. 34.  Bulliet, Cotton, climate and camels, pp. 69-95. Mikhail, « Climate and the Chronology of Iranian History », pp. 963-972. Cf. Paul, « Nomads and Bukhara », pp. 495-531. See also D. DurandGuédy’s essay in this volume, « Une “mutation de l’an 1000” en Iran? », pp. 173-204.

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Fig. 7  –  967-1300 C.E. Middle East: drought severity index from tree-ring records (Old World Drought Atlas) during the Medieval Climate Anomaly, for a geographic region of coordinates 27.69ºN - 41.86ºN, 25.98ºE - 44.06ºE. A grey line indicates the year 1000 C.E. which occurred in a period of average precipitation. Compared to the western European data, the drought period in 1080s and 1090s is much more pronounced in the Middle East. Data: Cook et al., « Old world megadroughts » (no data available for this region before 967 C.E.); graphic representation: A. F. More. 1032-1039 (Iraq and Persian Gulf, Palestine, Syria) and 1065 (Baghdad), likely the result

of air mass intrusions from the Siberian high pressure system, which can sometimes bring very cold temperatures as far as Southern Italy.35 Tree-ring records for the Middle East, reaching as far as East as Iraq, but not Iran, show significant droughts at the end of the 11th century, and then a return to average fluctuation until another severe drought period arrived in the first two decades of the 13th century (Fig. 7). Approaching this area from the East, similar records from Central Asia show a significant period of drought throughout the 10th century, only alleviated around the years 1000-1050, then returning to drought in the second quarter of the 12th century.36 Forthcoming, ultra-high-resolution data from the Pamir mountains will likely shed further light on how the MCA affected this 35.  Vogt et al., The Grotzfeld Data Set, pp. 53-86. Teleles, Μετεωρολογικά φαινόμενα, p. 349. 36.  Opała-Owczareck and Owczareck, « Dry and humid periods », pp. 195-214, Fig. 9.7.

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region.37 Pollen records from NW Iran show an arid period coinciding with the MCA, where steppic plants took over areas where trees were once prevalent.38 The question of how countries west of Iraq experienced the MCA thus necessitates further scrutiny, at least in light of the fact that arguments regarding the “Big Chill” were largely based on tree-ring records as far as Mongolia, as well as written evidence. Looking farther east, in China, temperature and dust frequency (associated with drier weather) increased in the 11th century, according to studies using natural and historical records to investigate the association between dust, drought, precipitation and agricultural yields (Fig. 7).39 Indeed, according to one of the most recent drought severity studies, a drastic change in precipitation seems to have occurred immediately before and after the year 1000 C.E.40 The Dunde ice-core record (from the Northcentral Qinghai-Tibetan plateau of China) shows a rise in dust deposition after this drought set in, ca. 1009 C.E.41 Due to its location with respect to the Gobi desert and its altitude (5325 m.a.s.l.), climate scientists have used the Dunde ice cap as a proxy for dust storms and incoming dry air over the region.42 Historical sources including 1156 different reports of dust storms, in combination with a flood/drought index, also obtained from historical sources, confirm the increase in dry air and dust deposition at ca. 1070 C.E., corresponding to a peak in the Dunde record (Fig. 7), also associated with a severe drought.43 It is notable that studies of pollen in Northeastern China confirm the same patterns and chronology of precipitation and drought proposed in natural records from the Northwest.44 As Hansen noted, however, the population shift toward

37.  Rodda et al., « Seasonal variability in a 1600 year-long ice core chemical record, Pamir Mountains, Central Asia », forthcoming, pre-print https://arxiv.org/abs/1910.10339. 38.  Talebi et al., « The Late-Holocene climate change », pp.  40-51. Cf. Esfandiary Darabad et al., « Bat guano and historical evidence », pp. 237-253. 39.  Yang et al., « Dust storm frequency », pp. 9288-9299. Ge et al., « Temperature variation », pp. L03703. Lee and Zhang, « Changes in Climate », pp. 235-246. Yang et al., « General characteristics of temperature variation », pp. 38-1–38-4. 40.  Yang et al., « A 1556 year-long early summer moisture reconstruction », pp. 953-963. This study provides yearly resolution from NW China in a self-calibrating Palmer drought severity index. 41.  Thompson et al., « Abrupt tropical climate change », pp. 10536-10543. 42.  Ibid. and Yang et al., « Dust storm frequency », p. 9292. 43.  Zhang, « Analysis of the phenomena », pp. 294-297. Id., « Preliminary meteorological analysis », pp. 278-288. The latter two studies are cited by the extremely helpful synthesis and figure 4 in Yang et al., « Dust storm frequency », but were not consulted directly by the author, lacking the necessary familiarity with Chinese. Yan et al., « An analysis », pp. 663-672. Zhang, « Evidence for the existence », pp. 289-297. Ma et al., « The Medieval Warm Period », pp. 518-524. Zhang et al., « “Medieval Warm Period” », p. L11702. 44.  Ren, « Pollen evidence », pp. 1931-1934. The study shows an increase in precipitation after 850 and then a decrease starting in the 11th century (though the figure does not allow precise dating).

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the South of China in the late 10th century may suggest that the increase in arboreal pollen was a result of changes in agricultural practices—in favor of rice cultivation—as well as weather patterns.45 As Mayewski has pointed out, rice cultivation produces a significant amount of methane, a greenhouse gas thirty times more potent than carbon dioxide, and a significant contributor to warming.46 Lacking direct consultation of the written sources from such a large geographic area, whose natural records show variability in how the MCA developed in different regions, it is difficult for a historian of the western hemisphere to ascertain the human experience of the climatic shift in this period. However, from the natural record, we can definitely see a significant decrease in precipitation beginning in the 970s C.E., which continued uninterrupted until 1009 C.E. and then began to attenuate. Precipitation did not return to pre-970 levels until the late 12th and early-to-mid 13th centuries, when proxy records for atmospheric pressure (Siberian high) show a significant decrease by ca. 1225 C.E. (less dry air).47 The decrease in Siberian high in the late 12th and early-tomid 13th centuries are matched, as noted above, by an increase in precipitation, rivaling the levels observed at the end of the 10th century. It is possible that different regions of the world experienced different long and shortterm trends in temperatures and droughts during the MCA. In our present moment, we are used to thinking of climate change as a global phenomenon, due to the vertiginous rise in temperatures we experienced in recent years, along with the strengthening of destructive weather patterns, all tied by climate scientists to human industrial activity. However, we should not adopt a presentist view in examining past climate trends. Human contributions to environmental and climatic change before industrialization have been investigated and proven, but recent years have seen an exacerbated version of that trend, which even to our relatively short lifespans seems drastic. While powerful and abrupt climate shifts did occur in the past—e.g. the 536 C.E. volcanic eruption in Iceland and associated, severe changes in climate48—more localized, yet intense climate shifts were more likely due to changes in atmospheric circulation which may or may not have been tied to broader global trends. The consilience achieved by combining historical and natural records does add a measure of clarity to the more localized climatic trends we see throughout pre45.  Hansen, The Year 1000, p. 11. 46.  Mayewski and White, The Ice Chronicles, p. 151. Khalil and Rasmussen, « Secular

trends », pp. 877-883. 47.  Meeker and Mayewski, « A 1400-year high-resolution record », p. 261, Fig. 3. 48.  Büntgen et al., « Cooling and societal change », pp. 231-236. Loveluck et al., « Alpine ice-core evidence », pp. 1581-1585, with supplemental information by Hartman and Kurbatov, « S1 data ».

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Fig. 8  –  900-1300 C.E. NW China: drought severity index and dust proxy, during the Medieval Climate Anomaly. A grey line indicates the year 1000 C.E. which occurred in a period of declining precipitation. The dust peak at 1010 C.E. is notable in that it corresponds with a significant drought, suggesting dry air from the Gobi desert likely influenced the atmospheric circulation in that year. Data: Yang et al., « A 1556 year-long early summer moisture reconstruction »; Thompson et al., « Abrupt tropical climate change ». Graphic representation: A. F. More.

modern history. We will achieve even clearer understandings through refinement of our historical collections of records, reaching the scales of “big-data” without losing the rigor of historical analysis. The evidence presented here combines historical and natural records showing that a significant change took place, beginning at least in the 10th century, which affected continental Europe, the Mediterranean basin, and Asia as far east as China. This change, in general terms, brought a drier, warmer climate on most of these areas, with interruptions and local variations that we began to explore here, but which would require an entire monograph to investigate in detail. Besides the overall climatic trends and avenues for further research outlined here, the correspondence of written historical and natural records continues to entice us to pursue this type of comparative, interdisciplinary research further, breaking disciplinary barriers to the production of new knowledge about the past, which will enable us to understand the relationship between humans and the environment in history as well as in the present.

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Acknowledgements: Special thanks to Paul A. Mayewski, Michael McCormick, Valerie Hansen, and Cécile Morrisson for reviewing early versions of this paper. I’m also grateful to Pascal Bohleber, and Nicole E. Spaulding, Heather Clifford, Sharon B. Sneed, Elena V. Korotkikh and Andrei V. Kurbatov for their work on the CG ice core and glaciochemical analysis, and the late Dietmar Wagenbach for his initial support and innovative contributions to the project. The CG ice core was collected by a joint team effort from Institut für Umweltphysik, Universität Heidelberg, CCI at the University of Maine and the Climate and Environmental Physics Institute, University of Bern. Recovery and analysis of the CG ice core, associated written records, and interpretation were supported by Arcadia, a charitable foundation of Lisbet Rausing and Peter Baldwin (grants AC3450, 3862, 4190). Special thanks to the Fondation des Treilles for their support of this symposium and publication, and to Dominique Barthélemy and Frantz Grenet for their leadership and vision. Alexander F. More Harvard University

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L’HORIZON D’UN GRAND SEIGNEUR DE L’AN 1000, EUDES II (982-1037). LA CARRIÈRE D’UN HOMME DANS UNE SOCIÉTÉ ARTICULÉE PAR LES FEMMES Michel Bur Commençons par quelques observations banales. La première : une paysanne, dont le frère avait participé à la seconde guerre de l’opium en 1860, répondit au journaliste qui lui demandait où se trouvait la Chine : « La Chine, Monsieur, mais c’est derrière la forêt ! ». L’horizon de cette femme était stable, bien circonscrit et purement local. Elle n’était probablement jamais sortie de son proche environnement alors que son frère avait laissé sa vie à des milliers de kilomètres, au pont de Palikao. L’approche est un peu différente dans le second exemple. A la page 46 de son Histoire de France pour le cours élémentaire, Ernest Lavisse raconte que les pauvres gens qui suivirent Pierre L’Ermite sur le chemin de Jérusalem, quand ils apercevaient une ville, demandaient si cette ville était Jérusalem. Leur horizon se déplaçait au fur et à mesure qu’ils avançaient. La plupart moururent en chemin, de soif, de maladie, de fatigue ou massacrés à coups de sabre par les Turcs et ne revirent jamais le cadre familier auquel la culture d’un lopin de terre les avait longtemps attachés. Qu’en est-il maintenant de l’horizon géographique stable ou mouvant, large ou étroit, d’un grand seigneur de l’an 1000 ou plutôt ne convient-il pas de parler d’horizons au pluriel, selon les facteurs qui en déterminent la configuration. Si le paysan est attaché à la glèbe qui lui fournit sa subsistance, le maître de cette glèbe est lui aussi dépendant de l’héritage foncier qu’il a reçu de ses ancêtres. Cet horizon patrimonial est à son tour sous-tendu par un horizon généalogique qui peut se révéler très large et très complexe et qui, s’il est vaste et compliqué, peut se transformer en horizon politique aux dimensions inattendues. C’est ce que nous allons constater en suivant la carrière du comte Eudes II, un méconnu de l’histoire, parce que son nom n’est lié à aucune principauté territoriale bien définie, à la différence d’un Richard II de Normandie, d’un Foulques Nerra d’Anjou ou d’un Guillaume V d’Aquitaine. Lui-même s’intitule dans une charte Odo comes quarumdam provinciarum Galliae scilicet et Franciae, faute de pouvoir énumérer tous ses pouvoirs et tous ses biens. Eudes est tombé quasi dans l’anonymat alors qu’il tient au xie siècle une place L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 375-388.

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équivalente, toutes proportions gardées, à celle d’un Charles le Téméraire au xve siècle. D’ailleurs tous deux finiront de la même manière, leur cadavre abandonné sur un champ de bataille, l’un non loin de Verdun en 1037, l’autre devant Nancy en 14771. L’horizon se trouve donc conditionné d’abord par la famille, par le patrimoine dont elle dispose et aussi par des circonstances qui ne sont pas toutes prévisibles et qu’il faut exploiter au bon moment. Qu’en est-il de cet horizon patrimonial  ? À la mort de son frère aîné en 1004, Eudes II recueille la totalité de l’héritage qui lui vient de son père Eudes Ier et de son grand-père Thibaud le Tricheur, le fondateur de la fortune des Thibaudiens. Il est comte de Tours, de Blois, de Chartres et de Châteaudun. À ces comtés il ajoute en 1015 celui de Sancerre par échange de ses droits sur Beauvais avec l’évêque de cette cité. Si l’on met de côté les fluctuations qui affectent ici ou là, et en particulier autour de Saumur et dans les Mauges, la zone de contact de cette principauté beauceronne et ligérienne avec celle de son adversaire irréductible, son cousin, le comte d’Anjou Foulques Nerra2, Eudes est tout naturellement amené à tourner d’abord les yeux dans deux directions. Vers le nord, il regarde du côté de la Normandie, ayant épousé en 1003/1004 Mathilde, sœur du duc Richard II, laquelle lui apporta la moitié du comté de Dreux. Mathilde étant décédée un an après son mariage, Richard voulut récupérer Dreux qu’Eudes entendait conserver. Il en résulta un conflit au cours duquel Richard fit appel à des Vikings de Norvège et de Suède, Olaf et Lacman. Une transaction intervint et Eudes put garder le château de Dreux. Olav de Norvège se fit baptiser à Rouen et rentra dans son pays3. Nul à l’époque ne pouvait ignorer la menace que recelait encore au début du xie siècle l’horizon scandinave Vers l’ouest, la Bretagne ne semble pas avoir retenu l’attention d’Eudes II jusqu’au jour où sa fille Berthe fut victime d’un rapt. Emmenée de force à Rennes, elle y épousa son ravisseur, le duc Alain III en 10284. Vers le sud, Emma, tante paternelle d’Eudes II, s’était mariée au duc d’Aquitaine Guillaume IV Fierabras, lui apportant en dot le château de Chinon. Elle eut de lui un fils, le futur Guillaume V le Grand, né en 969. Ayant rencontré un jour de 977, dans la campagne, la vicomtesse de Thouars qui passait pour la maîtresse de son mari, elle la fit, à ce qu’on rapporte, violer par les hommes d’armes de sa suite5. Après ce haut fait, craignant non sans raison des représailles, elle s’enfuit et se retira avec le jeune Guillaume 1.  Bur, La formation du comté de Champagne, p. 97-116. On se reportera dans ce livre à tout ce qui concerne Eudes II, sauf indication particulière en note. 2.  Guillot, Le comte d’Anjou. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme. 3.  Guillaume de Jumièges, Historia Normannorum, p. 187-188. 4.  Gouget et Le Hete, Les comtes de Blois et de Champagne, p. 35. 5.  Pon et Chauvin, La fondation de l’abbaye de Maillezais, p. 103-104.

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à Chinon6. Celui-ci, élevé par son oncle Eudes Ier, était présent lors de la naissance d’Eudes II que, dans une lettre écrite à propos du sacre d’Henri Ier, il appelle son frère7. Mère et fils ne revinrent définitivement à Poitiers qu’en 998, trois ans après la mort de Fierabras. Or en 1010 le bruit se répandit que l’on avait découvert à Saint-Jean-d’Angély le crâne de saint Jean-Baptiste. Il s’y trouvait très probablement dès la fondation de l’abbaye en 817, mais avait été caché par les moines lorsqu’en 860 les Vikings avaient saccagé la région. Guillaume V et Eudes II, le roi Robert et la reine Constance, le duc de Gascogne Sanche-Guillaume et le roi de Navarre Sanche III se retrouvèrent tous ensemble dans la localité pour vénérer la relique8. Ce fut le voyage le plus méridional effectué par Eudes II, qui semble ne s’être jamais préoccupé de ce qui se passait au-delà de la Garonne et a fortiori au-delà des Pyrénées. Au patrimoine beauceron et ligérien des Thibaudiens, il faut ajouter ce que leur ont apporté les Herbertides ou Vermandisiens – cette grande famille issue de Charlemagne qui, dans la première moitié du xe siècle avait tenté de se constituer une vaste principauté entre Seine, Oise et Meuse – à la suite du mariage de Liégeard de Vermandois avec Thibaud le Tricheur, grand-père d’Eudes II (généalogie 1). D’abord à l’est de la Seine le Provinois qu’Eudes II renforcera en construisant en 1015, au confluent de la Seine et de l’Yonne, le château de Montereau. Puis vers 980/982, à la suite du partage des biens du frère de Liégeard, le comte palatin Herbert dit le Vieux, les petits comtés qui s’étiraient de la Marne à la Vesle entre Château-Thierry et Reims, plus l’abbaye Saint-Médard de Soissons. Enfin et surtout une grande partie du douaire de la reine Ogive, veuve de Charles le Simple, qu’Herbert le Vieux avait enlevée et épousée en 951, soit la mense abbatiale de Notre-Dame de Laon, très étendue entre Marne et Meuse, et le fisc de Tusey sur la Meuse9. Avec cette acquisition l’horizon devient brusquement lotharingien. La duchesse Emma, qui fonde en 990, près de Chinon, l’abbaye de Bourgueil, dispose en sa faveur du domaine de Bermont, situé à l’extrémité méridionale du fisc de Tusey, tout près de Domrémy, dont la chapelle, comme chacun sait, sera fréquentée par Jeanne d’Arc quatre  siècles plus tard. Autre lien avec la Lorraine : en 992, l’évêque de Toul dédie à Notre-Dame, saint Étienne et tous les saints la chapelle castrale de Bar-le-Duc. Celle-ci prendra rapidement le titre de saint Maxe, déformation locale du nom de saint Mesmes, quand des reliques de ce saint chinonais y seront déposées. À l’initiative de qui ? d’Emma peut-être, d’Eudes II lors du mariage d’une de ses cousines, Mathilde de Souabe, avec le duc-comte de Bar Frédéric II vers 1016, il est difficile de le dire10. 6.  Richard, Histoire des comtes de Poitou, I, p. 113-114. 7.  Guillaume d’Aquitaine, Epistolae, VI. Ad Fulbertum Carnotensen, p. 485 C : non consensu-

rus in ordinando regi absque meo fratre Odone comite. 8.  Adhémar de Chabannes, Chronicon, p.156 D et 157 AB. 9.  Schneider, « Recherches sur les confins de la Lorraine et de la Champagne », p 270-274. 10.  Bur, « Jeanne d’Arc et la chapelle de Bermont », p. 280.

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Foulques II cte d’Anjou + 960

Adèle + 974

Gerberge

Bertrand vte de Gévaudan + 954

Geoffroi Guillaume Grisegonelle cte de Provence + 987 + 994

Foulques Nerra + 1040

Robert le Pieux + 1031

Constance + 1032

Azalaïs + 1026

Ermengarde

Étienne de Brioude vte de Gévaudan + v970

Robert cte d’Auvergne

Ermengarde

Ermengarde + 1042

Thibaud

Adèle

Herbert le Vieux Robert Liégeard + 980/984 cte de Troyes + av. 982

Étienne N év. du Puy 997/998

Eudes II + 1037

Herbert II cte de Vermandois + 943

Herbert le Jeune + 995

Étienne + 1019/1021

Adèle + 974

Foulques Nerra

Thibaud le Tricheur cte de Tours ...

Eudes Ier + 996

Berthe

Eudes II + 1037

Étienne

Comme l’indiquent tous les noms qui viennent d’être cités, l’horizon patrimonial renvoie à un horizon familial qui se révèle au cours des années de plus en plus étendu. Eudes est tributaire de tout un réseau – notion importante s’il en est aujourd’hui – au maillage plus ou moins serré, tant du côté agnatique que du côté cognatique, les femmes y jouant parfois un rôle prépondérant, car elles sont des marieuses à toutes les générations et de la sorte exercent une grande influence, quoique généralement discrète, dans la société, influence bien admise par les hommes, quand bien même ils se gardent de suivre leur avis. Selon les circonstances et selon les besoins, ce réseau de parentèle s’active au risque de déclencher, comme il faut s’y attendre, des réactions contradictoires. Toujours est-il que souvent le pouvoir s’exerce en famille ainsi qu’il apparaîtra un peu plus loin. Peu après 1019 mourut l’Herbertide Étienne, petit-neveu de Liégeard, titulaire des comtés de Meaux et de Troyes. Le roi Robert le Pieux en investit Eudes II, auquel il venait de reconnaître le titre de comte palatin, puis estimant qu’il aurait pu se les attribuer, voulut les reprendre. Il en résulta un conflit auquel Robert chercha à mêler l’empereur Henri II. Le duc de Lorraine Thierry Ier se plaignait alors des empiètements d’Eudes II et surtout des châteaux que celui-ci avait construits sur les bords de la Meuse, Commercy, inféodé probablement au comte de Bar Frédéric II, fils de Thierry, et qu’Eudes tenta de reprendre en y mettant le feu au risque de brûler les reliques de saint Pantaléon qui furent sauvées in extremis par Richard, abbé de Saint-Vanne de Verdun, plus au sud Bourmont, bâti sur le douaire de la reine Ogive, le principal étant celui de

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Tusey – aujourd’hui Vaucouleurs –, confié à la garde du premier seigneur de Joinville. Une rencontre entre le roi et l’empereur eut lieu à Ivois le 10 août 1023 selon un rituel en tout conforme à la dignité impériale. Il fut décidé que la plainte du duc serait examinée à Verdun le 8 septembre et, de fait, lors de ce plaid verdunois, Eudes fut condamné à détruire ses châteaux, mais Robert ne parvint pas à obtenir de l’empereur qu’il le soutînt dans une affaire de succession qui ne le concernait pas. Eudes ayant maladroitement repris les armes contre Robert, celui-ci décida de recourir à la commise de ses fiefs sans avoir – à la différence de Philippe Auguste deux  siècles plus tard – les moyens de la réaliser, d’autant que le duc de Normandie Richard II, choisi finalement comme arbitre par le roi, agit très habile­ment en faveur du prévenu. Finalement Eudes abandonna à l’archevêque de Reims Ebles – un nom tiré de l’onomastique des ducs d’Aquitaine11 – ses droits comtaux à Reims et conserva l’héritage champenois. L’affaire, qui prit fin vers 1025, parut si étonnante aux contemporains que certains prirent l’habitude d’accoler au nom du vainqueur l’adjectif campaniensis et que même le roi Henri Ier en 1059 laissa passer dans un diplôme, qui n’est pas considéré comme apocryphe, la formule Odo qui cognominatus est campanicus12. Arrêtons-nous un instant sur le document essentiel de ce conflit. Dans la lettre, bien connue, qu’Eudes fit parvenir au roi Robert en 1023, il déclare refuser d’être déshonoré, c’est-à-dire privé de ses honneurs et par conséquent frappé d’ignominie : « Si l’on considère ce qui se rapporte à la naissance, écrit-il, grâce à Dieu, je suis capable de succéder. Si on se réfère à la nature du bénéfice que vous m’avez donné, il est clair qu’il n’a pas été détaché de votre fisc, mais qu’il est du nombre de ceux qui, provenant de mes ancêtres, doivent, avec votre grâce, me revenir par voie héréditaire. La manière dont j’ai rempli mes obligations à votre égard mériterait un autre traite­ ment, car vous savez comment je vous ai servi dans votre palais, à la guerre et dans vos déplacements, tant que j’ai eu vos bonnes grâces »13. Eudes reconnaît que d’autres parmi ses cousins – au premier rang desquels Foulques Nerra14 – auraient pu élever des prétentions sur les comtés champenois, mais il estime que la manière dont il a toujours servi le roi le désignait sans nul doute comme le plus apte à tenir Meaux et Troyes. De plus, 11.  Mathieu, « La succession au comté de Roucy », p. 75-84. 12.  Soehnee, Catalogue des actes d’Henri Ier (1031-1060), p. 117, no 116 et Metais, Marmoutier,

p. 38-40 et 41-43. 13.  Behrends, The Letters and Poems of Fulbert de Chartres, lettre 86. 14.  Que l’on fasse d’Adèle, mère de Foulques Nerra, la sœur plutôt que la fille de Robert comte de Troyes et de Meaux, Foulques demeure dans les deux cas le cousin très proche, sinon le plus proche d’Étienne et donc son plus naturel héritier, Settipani, La préhistoire des Capétiens, p. 233. Le roi était donc à l’époque en mesure d’investir qui il voulait des honneurs en déshérence, Meaux relevant directement de lui et Troyes du duc de Bourgogne, soit depuis 1016 de son fils Henri qui lui succéda sur le trône en 1031.

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ces deux comtés appartenaient depuis plusieurs générations à sa famille et ne pouvaient être traités comme des fiefs récemment soustraits au fisc royal. C’est donc le roi qui a fait un choix. Il ne saurait revenir sur ce qu’il a décidé en vertu de son pouvoir souverain15. D’autres raisons qu’Eudes ne peut alléguer dans cette lettre ont probablement eu un certain poids. À peine veuve, sa mère, Berthe de Bourgogne, était devenue la seconde épouse de Robert, de 997 à 1003 environ, lequel, obligé de la répudier pour cause de parenté, cherchait encore à renouer avec elle en 1009-1010. D’autres femmes ont peutêtre aussi exercé une réelle influence. En 1004 Robert avait pris une troisième épouse qui lui rendit la vie impossible, Constance d’Arles, fille du quatrième mariage d’Azalaïs (Adélaïde) d’Anjou, tante paternelle de Foulques Nerra, avec Guillaume de Provence, dit le Libérateur puisqu’il battit les Sarrasins à Tourtour en 973, prélude à leur expulsion de la Garde-Freinet (généalogie 1). Or Eudes parvint à entretenir de bonnes relations avec la nouvelle reine qui était la demi-sœur d’Ermengarde de Gévaudan, issue du premier mariage d’Azalaïs avec Étienne de Brioude, vicomte de Gévaudan16. Du mariage de cette Ermengarde avec le comte d’Auvergne Robert Ier était née une autre Ermengarde qu’Eudes II, à peine veuf, avait épousée en 1005, devenant de la sorte le neveu par alliance de Constance, après avoir été au temps de la reine Berthe sa mère, le fillâtre ou beau-fils du roi. La transmission du nom d’Étienne aux Herbertides conduit aussi à penser que la mère du comte Étienne de Meaux et de Troyes, décédé vers 1019-1021, était, en toute hypothèse mais avec une très grande vraisemblance, une fille d’Étienne de Brioude, une sœur d’Ermengarde de Gévaudan et d’Étienne, pseudo-évêque du Puy et, observation de plus grand poids, une demi-sœur de la reine Constance17. L’influence de certaines de ces femmes ne fut pas pour rien – du moins peut-on le supposer – dans la promotion d’Eudes au rang de prince territorial, mis à la tête d’un vaste domaine de type encore carolingien, étiré de Tours à Vaucouleurs, coupé en deux par le domaine capétien, et qui n’était à vrai dire qu’un simple agrégat de comtés, d’abbayes, de fragments d’anciens fiscs et de grandes forêts, épuisant à gouverner à cheval – car l’exercice du pouvoir se confond alors avec la présence du prince – et, en cela bien différent de celui, mieux concentré et plus facile à tenir en main, de l’adversaire angevin. Le nom d’Étienne restera attaché à la Champagne et se perpétuera dans la descendance d’Eudes à chaque génération jusqu’au roi Étienne d’Angleterre et son neveu le premier comte de Sancerre.

15.  Robert le Pieux agit comme son prédécesseur le Carolingien Lothaire l’avait fait en faveur d’Eudes Ier et d’Herbert le Jeune, neveux du comte palatin Herbert le Vieux à la mort de ce dernier (cf. note 6). 16.  Ermengarde, dite ici de Gévaudan, est considérée à tort par certains érudits comme une fille de Guillaume de Provence. 17.  Bur, « À propos du nom d’Étienne », p. 47-57. Les recherches sur le nom d’Étienne au xe siècle s’orientent, par élimination des porteurs de ce nom en Lotharingie, vers Étienne de Brioude. Voir aussi Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges, 2007.

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Installé en Champagne et sur les rives de la Meuse en Lorraine, Eudes II, qui a fait plier le roi au bout de plusieurs années de lutte, est devenu l’un des principaux personnages du Royaume. En 1024, à la mort de l’empereur Henri II, Conrad le Salique a été élu roi des Romains. Par son mariage avec Gisèle de Souabe, il est devenu par affinité le cousin au premier degré d’Eudes II. Les Lombards, qui lui sont farouchement hostiles, offrent la couronne d’Italie à Robert le Pieux qui refuse pour lui et pour son fils aîné. Alors ils se tournent vers Guillaume V d’Aquitaine qui hésite, au point de les amener à solliciter aussi Eudes, lequel est prêt à accepter quand Guillaume se décide à partir pour l’Italie. Conrad le devance et se fait couronner à Milan en avril 1026. À cette première sollicitation flatteuse des Lombards s’en ajoutera bientôt une autre, certes de moindre importance, en 1030. Conrad a destitué son beau-fils Ernest II du duché de Souabe (généalogie 2). Celui-ci, espérant un secours d’Eudes, se rend auprès de lui in Francia latina, mais n’obtient ni le conseil ni l’aide qu’il demandait18. Quoi qu’il en soit, c’est à présent un horizon politique européen qui se dessine devant le petit-fils du vicomte de Tours Thibaud le Tricheur et c’est encore du côté des femmes qu’il faut regarder. Conrad III roi de Bourgogne + 993

Adèle

Henri duc de Bavière + 995

Gisèle + 1007

Eudes Ier + 996

Mathilde de France

Rodolphe III roi de Bourgogne + 1032

Berthe + v1010

Gerberge + 1018

Hermann II duc de Souabe + 1003

Thierry Ier duc de Lorraine + 1027/33

Henri II empereur + 1024

Eudes II + 1037

Frédéric cte de Bar + 1026

Mathilde + 1032

Frédéric III duc de Lorraine + 1033

Ernest Ier duc de Souabe 1003-1015

Gisèle + 1043

Ernest II duc de Souabe + 1030

Conrad II empereur + 1039

Henri III empereur + 1056

18.  Wipon, Gesta Chuonradi imperatoris, XIX, XX, XXV, XXVII, XXVIII, p. 39-47.

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Conrad III, roi de Bourgogne (995-993), de son premier mariage avait eu une fille, Gisèle, qui épousa le duc de Bavière Henri le Querelleur et fut la mère de l’empereur Henri II. De sa seconde union, il engendra Rodolphe III roi de Bourgogne, Berthe femme d’Eudes Ier puis du roi Robert et mère d’Eudes II, enfin Gerberge dont une fille, Mathilde, se maria au duc-comte de Bar Frédéric II, fils du duc Thierry Ier de Lorraine, et une autre, dénommée également Gisèle, qui s’unit d’abord au duc de Souabe Ernest Ier puis à Conrad le Salique (990-1039). De la sorte, l’empereur Henri II, le comte Eudes II, la duchesse Mathilde et Gisèle, femme de Conrad le Salique, cousinaient au premier degré, ce cousinage n’étant évidemment pas une garantie d’entente mais, le plus souvent au contraire, une assurance de rivalité entre personnages qui, pour certains, ne se sont jamais rencontrés. Les circonstances n’allaient pas tarder à mettre en branle ce réseau de parenté. Le roi de Bourgogne Rodolphe III mourut sans enfant le 6 septembre 1032. À deux reprises il avait institué Conrad son héritier, mais Eudes estimait avoir droit, sinon à la totalité, du moins à une part du royaume en déshérence. Il entra en Lorraine, saccagea les faubourgs de Toul que défendit son évêque, Brunon de Dabo, futur pape Léon IX19, et mit la main sur les reliques du fondateur de l’Église touloise, saint Mansuy, qu’il fit déposer à Saint-Mesmes de Chinon20, puis il s’avança jusqu’en Suisse, installa des garni­ sons dans diverses places fortes dont Morat, obligeant Conrad, qui combattait alors les Polonais, à revenir rapidement en plein hiver pour se faire couronner à Payerne le 2 février 1033. Fort de ce premier succès, Conrad rencontra le nouveau roi de France, Henri Ier, à Deville-sur-Meuse, entre le 18 mars et le 20 juillet 1033, lui promit sa fille Mathilde en mariage et dès le 20 août rassembla son armée à Saint-Mihiel, prêt à envahir la Champagne. Eudes, qui tentait alors d’arracher à Henri Ier la ville de Sens, jugea que ses forces étaient insuffisantes pour tenir tête à deux adversaires à la fois. Il traita avec Conrad, renonça au royaume de Bourgogne, sans pour autant parvenir à conserver à Sens les droits comtaux que le reine douairière Constance, en conflit avec son fils Henri Ier, lui avait donnés. Deux ans ne s’étaient pas écoulés qu’Eudes revendiquait à nouveau le royaume de Bourgogne, admettant qu’il pourrait le tenir en fief du souverain allemand. Peine perdue ! Aussi entra-t-il en campagne avec le soutien tacite de la noblesse implantée entre la Saône et le Jura, les comtes de Bourgogne et de Genève en particulier, et s’avança-t-il jusqu’à Vienne où il prit des dispositions pour son propre couronnement. Un acte du cartulaire de Saint-Victor de Marseille est daté de la première année de son règne, anno primo quod Odo rex regnare cepit21. Les Lombards rejetaient toujours la

19.  Léon IX et son temps, éd. Bischoff et Tock, p. 242. 20.  Le Sage de la Haye, Répertoire numérique, 1 I 238. Pour les réparations de l’abbaye Saint-

Epvre de Toul, Eudes II donne dix livres. Mabillon, De re diplomatica libri VI, VI, p. 602. 21.  Jacob, Le royaume de Bourgogne, p. 31.

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domination de Conrad. Au début de 1037, l’archevêque de Milan, les évêques, comme lui déposés, de Verceil, de Crémone et de Plaisance firent savoir au  fameux  comte des Francs qu’ils soutiendraient sa candidature au trône impérial, s’il voulait bien leur venir en aide. C’était pour eux le plus sûr moyen d’écarter Conrad de l’Italie. Eudes reprit les armes, s’empara de Bar-le-Duc et, prenant le chemin qui devait le conduire à Aix-la-Chapelle puis à Rome, se heurta non loin de Verdun à l’armée de Gothelon, duc de Basse- et de Haute-Lorraine. Il fut tué sur le champ de bataille le 15 novembre 1037. Il avait 55 ans. Sa mort eut un très vaste retentissement. Au moins vingt-sept chroniques en ont recueilli l’écho22. Le corps d’Eudes fut ramené à Tours, point de départ de la puissance territoriale de la dynastie plus connue aux xiie et xiiie siècles sous le nom de Blois-Champagne. Il fut enseveli à Marmoutier au côté de ses parents Eudes Ier et Berthe de Bourgogne et de son oncle paternel Hugues, archevêque de Bourges. Il ne semble pas qu’hors de France les nécrologes aient conservé sa mémoire. Dans l’état actuel des publications, très dispersées, il est difficile de faire une recherche exhaustive. Toujours est-il qu’il n’apparaît pas dans les Obituaires de la province ecclésiastique de Trèves ni dans ceux de la province de Lyon23. Il reste un dernier horizon à explorer pour un personnage qui fit tant de bruit dans ce bas-monde, celui de l’au-delà. Comme tous ses contemporains, Eudes avait reçu une éducation religieuse basique lui permettant de situer plus ou moins précisément Jérusalem, Bethléem et Nazareth et, pour d’autres raisons aussi, Rome, tête de la chrétienté et ville de saint Pierre. Or ce qui est frappant, c’est qu’à la différence de Foulques Nerra qui alla au moins trois fois à Jérusalem24, de Guillaume V d’Aquitaine qui fréquenta assidûment les routes de Rome et de Compostelle, d’Ernest II de Souabe qui se rendit au Mont Saint-Michel et, même à la différence de son frère aîné Thibaud qui mourut d’épuisement à son retour de Rome en 1004, jamais Eudes ne paraît avoir fait le moindre pèlerinage. À la différence aussi de Richard II de Normandie, il ne semble pas non plus avoir jamais envoyé de sommes considérables en Orient. On lui doit certes des donations à un certain nombre d’églises de sa principauté, mais il n’en fonda lui-même qu’une seule, Saint-Martin d’Épernay, où sa femme Ermengarde et son fils aîné Thibaud se firent inhumer. « L’œuvre mémorable » de son principat s’apparente davantage à de l’évergétisme chrétien. Pour tous les voyageurs qui traversaient la Loire au risque d’être emportés par les inondations et de se noyer en hiver, il fit construire le pont de Tours en 1034/1036. Dans la charte relatant en quelque sorte son inauguration, il évoque d’abord

22.  D’Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et des comtes, p. 343. 23.  Obituaires, éd. Guigue et Laurent. 24. Selon Halphen, Le comté d’Anjou, Foulques Nerra est allé trois fois à Jérusalem, en 1002/3 ou

1003/4, puis en 1008 et enfin en 1039/40.

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la parabole évangélique des talents, puis stipule que le passage du fleuve sur le pont s’effectuera sans aucun paiement :  J’ai craint qu’après l’achèvement d’un si grand ouvrage commencé dans la seule espérance d’une récompense éternelle, le désir d’un gain temporel ne m’enlevât cette rémunération. Par l’inspiration de Dieu, qui n’a pas souffert que je perdisse le prix d’un si grand travail, sur les exhortations de ma femme qui m’avait fait beaucoup d’instances et s’était donné beaucoup de peine pour obtenir l’établissement de ce pont, il m’a plu de faire écrire le présent chirographe et j’ai obtenu à cette fin l’autorisation de mon seigneur le roi Henri. Tous les hommes présents et à venir, à quelque province, à quelque classe qu’ils appartiennent et quelles que soient leurs fonctions, étrangers, indigènes, pèlerins, marchands, piétons, cavaliers, pauvres, riches, voyageant avec des chars, avec des bêtes de somme chargées ou non chargées, avec d’autres animaux ou enfin d’une manière quelconque, sauront que nous leur avons accordé la faculté de passer ce pont sans payer aucun droit.

Et Eudes « que la Providence a mis au nombre des grands de ce siècle » fait confir­ mer la charte par ses fils Thibaud et Étienne, qu’il « a voulu rendre dignes de la même récompense », et par les grands de sa cour. Suivent vingt-quatre noms, dont ceux d’Eudes, frère du roi Henri Ier, Guy archevêque de Reims, Béraud évêque de Soissons, d’un autre évêque difficile à identifier, et de Galeran II comte de Meulan, Raoul III comte de Valois, Hilduin comte de Roucy-Ramerupt, Hugues vidame de Chartres et d’autres encore25. Ainsi se clôt cette recherche sur l’horizon géographique d’un prince franc de l’an 1000, dont le destin longtemps tourangeau, blésois et chartrain, puis champenois et lorrain et finalement bourguignon et italien, c’est-à-dire royal et impérial, inscrit en quelque sorte en des cercles concentriques de plus en plus larges, se rétrécit brusquement en 1037, par suite d’un mauvais coup d’épée, autour d’un centre fragilisé par les ambitions de Foulques Nerra, la cité de Tours et l’abbaye de Marmoutier. Parler de sa vision du monde serait certes bien exagéré, encore que, pour lui comme pour la presque totalité de ses contemporains, le monde se soit limité à l’Occident latin chrétien, ce pôle de civilisation renaissant, étranger encore largement à tout ce qui pouvait agiter le reste de l’immense continent eurasiatique26. Concluons à présent. Parti pour élargir notre compas jusqu’aux limites d’un vaste horizon géographique, la Scandinavie, la Pologne, la Suisse et l’Italie du Nord, la Provence, 25. Original, Archives communales de Tours, AA.1. Lex, Eudes, comte de Blois, p. 115, no 56.

Traduction, D’Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et des comtes, I, p. 475-476. 26.  Le système-monde eurasiatique et africain du viie au ixe siècle marginalise totalement l’Europe chrétienne et celui des xie-xiiie siècles ne lui accorde qu’une place mineure à cause de Palerme, Venise, Paris et Bruges. Histoire globale, éd. Beaujard, Berger et Norel, p. 111-112.

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la vallée de la Garonne et le sud du Massif Central, nous avons dérivé par la force des choses vers l’étude des mécanismes, généralement négligés, qui ont commandé les démarches et les ambitions d’Eudes II. Il en ressort au moins deux constatations importantes. D’abord, pour avancer dans la connaissance des réseaux familiaux et pour com­ prendre certaines combinaisons politiques et les évènements qui en découlent, il est obvie de recourir à l’onomastique, car elle peut apporter la solution de problèmes difficiles jusqu’ici laissés de côté. La méthode est bien connue. Ses résultats, au départ hypothétiques, peuvent être confirmés par toutes sortes de remarques tenant à l’environnement social et événementiel. Ainsi en va-t-il de la transmission du nom d’Étienne de Brioude au fils d’Herbert le Jeune, comte de Meaux et de Troyes. Même Ferdinand Lot, en dépit de sa grande intelligence de la période, s’était abstenu de se poser la question et les historiens qui ont depuis travaillé sur la dévolution de l’héritage champenois l’ont imité, moi le premier il y a plus de quarante ans. Or il ap­pa­ raît à présent qu’Herbert le Jeune s’est très certainement marié à une fille d’Étienne de Brioude, condition nécessaire pour qu’il puisse donner le nom de son beau-père au fils né de cette union contractée vraisemblablement à l’occasion des troisièmes épousailles d’Azalaïs d’Anjou avec le dernier roi carolingien Louis V à Saint-Julien de Brioude en 980. On a vu à ce propos la constellation féminine qui s’est constituée autour de Constance d’Arles, fille du quatrième mariage d’Azalaïs avec le comte de Provence Guillaume. Le second point sur lequel il importe d’insister, c’est le rôle majeur joué par les liens cognatiques dans la dévolution des héritages. Pour tout ce qui est champenois, il faut regarder du côté de Liégeard de Vermandois, femme de Thibaud le Tricheur et la grand-mère d’Eudes II. Pour le royaume de Bourgogne, Berthe, Gerberge et Gisèle étaient bien placées pour transmettre la succession de leur frère le roi Rodolphe III à leur fils ou à leur mari. Certes interviennent d’autres facteurs qui peuvent se révéler décisifs, comme l’investiture accordée par le souverain ou encore la force des armes. Robert le Pieux accorde en toute souveraineté l’héritage champenois à Eudes II et Conrad II finit par écraser ce dernier, qui lui conteste la possession du royaume de Bourgogne, sur le champ de bataille, par fidèle interposé. Toutefois la faveur du premier, Robert, ou la puissance du second, Conrad, n’efface pas la règle de base qui permet, spécialement en l’absence d’héritier mâle, la transmission par voie cognatique des pouvoirs et des biens. En l’an 1000, Edouard III, petit-fils par sa mère du roi Philippe le Bel, serait devenu roi de France, comme Henri II Plantagenet est devenu roi d’Angleterre par la grâce de sa mère, Mathilde, fille du roi anglo-normand Henri Ier Beauclerc, après l’intermède assez étonnant d’un neveu de ce roi, fils de sa sœur Adèle, Étienne de Blois. Dans la politique européenne de la fin du xe et du début du xie siècle, le nombre de femmes qui ne se font pas oublier de leurs contemporains – des femmes d’influence pourrait-on dire – est relativement élevé : dans le royaume Emma, duchesse d’Aquitaine et surtout Azalaïs d’Anjou, mariée quatre fois, d’abord à un vicomte de Gévaudan, puis à un marquis de Gothie, puis au dernier roi carolingien Louis V, enfin au comte

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de Provence dont elle eut la reine Constance, troisième femme de Robert le Pieux, mariages successifs entraînant naturellement de sensibles décalages chronologiques dans la descendance. De l’autre côté de la frontière d’Empire, les trois sœurs ou demisœurs, Gisèle par mariage duchesse de Bavière, Berthe, deuxième épouse du roi Robert, et Gerberge qui, unie au duc de Souabe, devint la mère de l’impératrice Gisèle, femme de Conrad II. Mais à côté de ces femmes de premier plan, il en est beaucoup d’autres dont le comportement mériterait d’être examiné de plus près, d’Ermengarde d’Auvergne ou Mathilde de Flandre qui ont su garder pour elles leur mari, jusqu’à Ogive, veuve du roi Charles le Simple, qui un beau jour a jeté son dévolu sur un garçon de vingt ans au moins son cadet et qui, au grand mécontentement de son fils le roi Louis IV d’Outremer, l’a laissé s’emparer de la plus grande partie de son douaire. Il y a véritablement, au moins dans les milieux aristocratiques à la fin du xe siècle et au début du xie, un climat de féminité qu’il ne faut pas sous-estimer27. Parti, comme nous l’avons dit un peu plus haut, pour délimiter approximativement la zone d’intervention d’un homme de guerre chargé de biens et d’honneurs, médiocre stratège engagé dans trop d’affaires à la fois à cause de ses possessions éparpillées de Tours à Vaucouleurs, valeureux mais malheureux sur les champs de bataille, nous aboutissons à éclairer, comme à l’arrière-plan, le rôle des femmes dans la haute société de l’an 1000. Placées par le mariage à l’articulation des familles, elles sont susceptibles, quand elles en ont le tempérament et l’occasion, de faire valoir ce qu’elles représentent, au moins à titre d’espérances, aux yeux de leurs maris et de leurs fils. À l’horizon d’un  siècle, comme il vient d’être dit, se mettent en place dans le milieu de cour les conditions d’un premier triomphe de la féminité sous la forme, potentiellement valorisante, du fin’amor, autrement dit de l’amour courtois. Michel Bur Académie des inscriptions et belles-lettres

27.  À la liste ajoutons encore dans l’Empire la fille de Frédéric de Bar et de Mathilde de Souabe, Béatrice de Toscane, mère de la célèbre comtesse Mathilde de Canossa et dans le Royaume Agnès de Bourgogne, épouse de Guillaume le Grand, duc d’Aquitaine, puis, devenue veuve en 1030, de Geoffroy Martel, comte d’Anjou. Dans son livre intitulé Mâle Moyen Age : de l’amour et autres essais, Paris, 1988 (Nouvelle bibliothèque scientifique), Georges Duby passe sous silence toutes ces femmes illustres et les réseaux qu’elles entretenaient. Il donne (p. 131) une définition de la période post-carolingienne que nous reproduisons ici car elle fournit un excellent arrière-plan à la carrière d’Eudes II autour de l’an 1000: « L’individu se trouvait au sein de sa parenté comme dans un groupement fluide et si l’on peut dire horizontal où les alliances comptaient autant au moins que l’ascendance, dans un milieu où le succès dépendait essentiellement de la faveur d’un patron, de l’octroi de bénéfices personnels et révocables ; l’important pour chacun était de se relier à la maison d’un bienfaiteur et autant que possible à celle du roi. Mieux que par ses ancêtres, chacun y parvenait par ses proches, qu’ils fussent ou non de son sang. »

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Bibliographie Adhémar de Chabannes, Chronicon, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, X, contenant surtout ce qui s’est passé depuis le commencement du règne de Hugues Capet jusqu’à celui du roi Henri I, fils de Robert le Pieux, Paris, 1760, p. 144-164. D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au xive siècle, Paris, 1993. F. Behrends, The Letters and Poems of Fulbert de Chartres, Oxford, 1976 (Oxford Medieval Texts). M. Bur, La formation du comté de Champagne, Nancy, 1977 (Annales de l’Est, Mémoire, 54). M. Bur, « À propos du nom d’Étienne : le mariage aquitain de Louis V et la dévolution des comtés champenois », dans M. Bur, La Champagne médiévale. Recueil d’articles, Langres, 2005, p. 47-58. M. Bur, « Jeanne d’Arc et la chapelle de Bermont : recherche sur l’origine d’une possession de Bourgueil dans la haute vallée de la Meuse (xe-xiiie siècles) », dans M. Bur, La Champagne médiévale. Recueil d’articles, Langres, 2005, p. 271-284. H. D’Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et des comtes de Champagne, Paris, I, 1859. J. Gouget et Th. Le Hete, Les comtes de Blois et de Champagne et leur descendance agnatique : généalogie et histoire d’une dynastie féodale xe-xviie siècle, 2004. Guillaume d’Aquitaine, Epistolae, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, X, contenant surtout ce qui s’est passé depuis le commencement du règne de Hugues Capet jusqu’à celui du roi Henri I, fils de Robert le Pieux, Paris, 1760, p. 482-485. Guillaume de Jumièges, Historia Normannorum, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, X, contenant surtout ce qui s’est passé depuis le commencement du règne de Hugues Capet jusqu’à celui du roi Henri I, fils de Robert le Pieux, Paris, 1760, p. 184-192. O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage au xie siècle, Paris, 1972. L. Halphen, Le comté d’Anjou au xie siècle, Paris, 1906. Histoire globale, mondialisations et capitalisme, éd. P. Beaujard, L. Berger et P. Norel, Paris, 2009 (Recherches). L. Jacob, Le royaume de Bourgogne sous les empereurs franconiens (1038-1125), Paris, 1906. Chr. Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du viiie au xie  siècle : La fin du monde antique ?, Le Puy-en-Velay, 2007. Y. Le Sage de la Haye, Répertoire numérique de la série I. Feuillets et fragments de livres manuscrits avec et sans notation musicale (ixe-xvie siècles), 2 vol., Tours, 2000. Léon IX et son temps. Actes du colloque international organisé par l’Institut d’histoire médiévale de l’Université Marc Bloch, Strasbourg-Eguisheim, 20-22 juin 2002, éd. G. Bischoff et B. M. Tock, Turnhout, 2002.

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L. Lex, Eudes, comte de Blois, de Tours, de Chartres, de Troyes et de Meaux (995-1037) et Thibaud son frère (995-1004), Troyes, 1892. J. Mabillon, De re diplomatica libri VI, Naples, 1789. J. N. Mathieu, « La succession au comté de Roucy aux environs de l’an mil. Les origines de l’archevêque de Reims Ebles (1021-1033) », dans Onomastique et parenté dans l’Occident mé­dié­val, éd. K.S.B. Keats-Rohan et C. Settipani, Oxford, 2000 (Prosopographica and Genealogica. Occasional Publications by the Oxford Unit for Prosopographical Research, 3), p. 75-84. Ch. Metais, Marmoutier. Cartulaire blésois (832-xviiie siècle), Blois, 1889. Obituaires de la province de Lyon. Diocèse de Lyon, 1ère partie, éd. G. Guigue et J. Laurent, 2 vol., Paris, 1933-1951 (Recueil des historiens de la France. Obituaires, 5). G. Pon et Y. Chauvin, La fondation de l’abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, La Rochesur-Yon, 2001. A. Richard, Histoire des comtes de Poitou (778-1204), 2 vol., Paris, 1903. J. Schneider, « Recherches sur les confins de la Lorraine et de la Champagne. Les origines de Vaucouleurs », C.R.A.I.B.L., avril-décembre 1961, p 270-274. Chr. Settipani, La préhistoire des Capétiens, Villeneuve d’Ascq, 1993 (Nouvelle histoire généalogique de l’auguste maison de France, 1). F. Soehnee, Catalogue des actes d’Henri Ier (1031-1060), Paris, 1907 (Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences historiques et philologiques, 161). Wipon, Gesta Chuonradi imperatoris, dans Die Werke Wipos, éd. H. Bresslau, Hanovre, 1915 (Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum separatim editi, 61).

LE CULTE EUROPÉEN DE SAINTE AFRA D’AUGSBOURG AU SIÈCLE DE L’AN 1000 Patrick Corbet À l’exception de l’Allemagne et de ses zones proches, le culte de la sainte patronne d’Augsbourg paraît aujourd’hui presque totalement effacé. De là provient la méconnaissance de son importance, spécialement autour de l’an 1000 où il fut lié aux plus capitales évolutions politiques. On souhaite ici revenir sur sa signification dans la Germanie devenue en 962 foyer de l’Empire d’Occident et, interrogation plus nouvelle, examiner les manifestations de la dévotion dans le royaume de France. Une brève première partie rappellera les origines de cette vénération1.

I.  Le haut Moyen Âge : naissance et affirmation du culte2 Afra s’identifie comme une martyre paléochrétienne, morte brûlée sur le bûcher pour sa foi. La tradition, qui en fait une victime des persécutions de Dioclétien, fixe sa fin en 304, jalon de sa commémoration moderne. La sainte relève de la catégorie des pénitentes, des pécheresses repenties, à l’instar de Marie l’Egyptienne ou de Thaïs, ses textes la présentant en prostituée que sa religion conduisit au sacrifice consenti. Elle est considérée comme ayant péri à Augsbourg, métropole de la Rhétie seconde, où sa notoriété est brusquement établie à la fin du vie siècle. Dans l’introduction de sa vita Martini en vers, rédigée autour de 570, Venance Fortunat prescrit, décrivant à rebours les étapes d’un voyage d’Italie du Nord à l’Aquitaine : « Dirige-toi vers Augsbourg que la Wertach et le Lech baignent et vénère là les ossements de la sainte martyre Afra »3. 1.  Un état de la question sur le culte de la sainte est fourni par le catalogue (précédé d’importants articles) d’une exposition tenue en 2004 : Hl. Afra. Eine frühchristliche Märtyrerin, éd. Weitlauff et Thierbach. Parmi les publications antérieures : Zoepfl, « Die heilige Afra », p. 9-24. 2.  Les notes des deux premières parties font préférentiellement référence aux publications les plus récentes. Pour celles plus anciennes, on se reportera à l’ouvrage indiqué en tête de la note 1. 3.  Pergis ad Augustam, qua Virdo et Licca fluentant./ Illic ossa sacrae venerabere martyris Afrae. Venance Fortunat, La vie de saint Martin, éd. Quesnel, p. 98.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 389-414.

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Celle-ci est citée après d’autres bienheureux aux sanctuaires jalonnant le parcours, saint Denis à Paris, saint Remi à Reims, saint Médard à Soissons, tous personnages de grande popularité, et le fait donne la mesure d’une dévotion en rien secondaire. La vénération s’enracine dans un sanctuaire extra muros de la ville, à proximité duquel des tombes romaines et paléochrétiennes ont été dégagées. Peu après, vers 600, une des versions du martyrologe hiéronymien, celle du manuscrit de Berne, confirme sur place l’existence du culte. La phase suivante est caractérisée par l’élaboration d’une tradition hagiographique dont la valeur littéraire a été soulignée. Elle se présente sous la forme d’un diptyque : une passio, construite sur l’alternance des interrogations du juge romain et des réponses de la jeune femme, et une conversio qui narre son passage au christianisme et fait intervenir un évêque évangélisateur, Narcisse (plus tard assimilé à un évêque de Gérone) et son diacre Felix, ainsi que les parents de la sainte (sa mère Hilaria, notamment) et un trio de servantes, toutes elles-mêmes bientôt mises à mort. Pour W. Berschin, la passio daterait de vers 640 et la conversio du viiie siècle. Pour M. Goullet, les deux volets, contemporains, remonteraient au viie siècle4. On note surtout la diffusion considérable de cet ensemble dont le plus ancien manuscrit est de peu avant 800. Plus d’une quarantaine de manuscrits sont conservés, sans hiatus chronologique au Moyen Âge5. C’est « un texte à succès »6. L’âge carolingien s’inscrit dans la continuité. Les martyrologes historiques du milieu du ixe siècle entérinent l’aura sanctitatis par un éloge circonstancié fixé au 5 août7. Des calendriers locaux mentionnent la dévotion et le nom de la sainte vient à être associé à des sanctuaires. Une des mentions les plus précoces concerne la cathédrale du Mans, où l’évêque Aldric consacra en 834 un autel « en son honneur », a-t-on écrit. En réalité, Afra n’est là qu’en cinquième position (sur sept) dans le titre d’une chapelle dédiée à des saintes femmes8. L’indication, confirmée à Milan vers 865, à Lorsch vers 900, n’en est pas moins précieuse. 4.  Goullet, « Conversion et passion », p. 94-146. Voir aussi note suivante. 5.  Indications et liste des manuscrits dans Le légendier de Turin, éd.  Goullet, n° 22-23, p. 573-588

et DVD joint. 6.  Mériaux, « Les saints de la Gaule du nord et de Bourgogne », p. 420. 7.  Dubois, Le martyrologe d’Usuard, p. 278 (5 août) : Apud provintiam Retiae, civitate Augustana natalis sanctae Afrae, quae cum esset pagana et meretrix, per doctrinam sancti Narcissi episcopi ad Christum conversa, et cum omni domo sua baptizata, pro confessione Domini igni tradita est. Même texte chez Adon et Florus. 8.  Gesta de l’évêque Aldric du Mans (832-857), dans Actus pontificum Cenomanis, éd. Busson et Ledru, p. 305 : [834] in sinistra namque et in orientali parte ipsius aecclesiae, fecit et sacravit altare in honore sanctae Scolastice et sanctae Agnetis, ac sanctae Lucie, atque sancte Hlodeumde, sive sanctae Afre, sanctaeque Geretrudis, et sancte Aldegundis, virginum Christi, et in eo earum reliquias propriis decenter collocavit manibus.

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À la fin du ixe siècle, Afra d’Augsbourg est connue parmi les martyres chrétiennes. Toutefois, la mesure s’impose dans cette estimation. Dans sa catégorie, d’autres bénéficient d’une réputation supérieure. Des comptages opérés dans les manuscrits carolingiens comportant des litanies des saints montrent qu’Afra était invoquée dans 27 d’entre eux9. Mais les saintes du canon de la messe, Agathe, Agnès, Cécile, Lucie, Perpétue et Félicité, se lisent dans plus d’une cinquantaine. Enfin, son culte (hors d’Augsbourg) paraît borné à un milieu ecclésiastique, sans doute sensible à la qualité des textes la concernant. Le cérémonial royal carolingien l’ignore et on ne détecte aucune trace d’un intérêt dans la classe dirigeante10. C’est dans ce cadre un peu contraint et élitiste que s’observent les dernières affirmations générales antérieures au milieu du xe siècle. Vers 910, dans sa Chronique, Réginon de Prüm la cite parmi les martyrs du iiie siècle11. Un peu plus tard, Flodoard de Reims lui consacre un paragraphe de 56 vers dans son épopée martyriale De triumphis Christi (où il utilise les écrits des viie-viiie siècles)12. Tout change peu après.

II.  Le culte dans l’Empire rénové Le milieu du xe siècle est le moment d’événements considérables qui influencèrent, mot faible, la gloire de la sainte, en rapport avec son lieu de vénération, la ville d’Augsbourg. 1. 

Augsbourg et les événements du milieu du xe siècle

La cité relève du royaume de Germanie, entre les mains depuis 919 de la dynastie saxonne qui, peu à peu, renforce son autorité sur l’ensemble du regnum13. Avec son deuxième souverain, Otton Ier, élu en 936, un intérêt de plus en plus net se dessine pour les régions Sud et, au-delà, pour les faibles royautés de Bourgogne et d’Italie. Augsbourg, située entre les duchés de Souabe et de Bavière, acquiert une importance stratégique, soudainement accrue au milieu du siècle quand en 950 meurt le roi d’Italie Lothaire. Son décès fut suivi d’une presqu’immédiate expédition d’Otton Ier en Lombardie, du mariage de celui-ci avec la reine veuve Adélaïde et de son couronnement à Pavie comme roi d’Italie. Toutefois, peu assuré de sa situation, Otton y laissa en sous-main le pouvoir à deux princes de grande origine, Bérenger d’Ivrée et son fils Adalbert. À Augsbourg, 9.  Krüger, Litanei-Handschriften, notamment p. 442. 10.  Sierck, Festtag und Politik. 11.  Réginon de Prüm, Chronicon, éd. Kurze, p. 14 : apud Augustam Afra cum matre sua Hilaria

in Rhetia provincia. 12.  Migne, PL, 135, c. 739-742. Cf. Jacobsen, Flodoard von Reims, p. 257. 13.  Sur ce qui suit, voir toujours Folz, La naissance du Saint-Empire.

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le 7 août 952 (jour de la Sainte-Afra !), les deux aristocrates prêtèrent hommage au roi de Germanie. L’essentiel survint trois ans plus tard quand, le 10 août 955, jour de la Saint-Laurent, l’ost ottonien, constitué de guerriers venus de toute la Germanie, anéantit l’armée des cavaliers hongrois dévastant le sud du pays. La bataille eut lieu au Lechfeld, sous les murs d’Augsbourg défendue par son évêque14. Ecrasés, les Hongrois ne revinrent jamais piller les royaumes occidentaux, se sédentarisèrent et se christianisèrent. Otton Ier, qui avait combattu avec la Sainte-Lance auprès de lui, y gagna un prestige exceptionnel et savamment orchestré. À partir de cette date, sa position est celle d’un roi sans égal, c’està-dire en mesure de revendiquer le titre d’empereur recréé par Charlemagne en 800, porté par ses successeurs, mais disparu dans la première moitié du xe siècle. Sept ans plus tard, il fut sacré empereur à Rome le 2 février 962. C’est la naissance du Saint-Empire romain germanique. Augsbourg, devenu lieu-clé de cette montée en puissance, avait pour sainte patronne Afra, dont le sanctuaire avait été pillé en 955 par les Hongrois. La ferveur envers elle ne pouvait qu’augmenter15. Un autre facteur y contribua. 2. 

« St. Ulrich und Afra »

L’évêque de la cité, Ulrich (929-973), était une des personnalités de l’épiscopat allemand, le type du prélat proche du pouvoir royal, agent de celui-ci16. Son autorité était considérable, tout autant que sa réputation religieuse. Il fut, post mortem, le premier saint canonisé de l’histoire chrétienne, puisqu’en 993 une bulle de Jean XV ratifia sa sainteté. Or Ulrich avait lié son image à sainte Afra. De son vivant, il avait promu son culte, distribué ses reliques, reconstruit son sanctuaire et choisi de reposer auprès de celui-ci. Ces actions auraient pu sombrer dans l’oubli. Mais la tradition hagiographique de l’évêque insère avec éclat le personnage de la sainte dans la biographie de l’homme d’Église. Deux apparitions d’Afra à saint Ulrich figurent dans la vita prima Uodalrici (BHL 8359), rédigée vers 990 par Gerhard, prévôt de la cathédrale d’Augsbourg17. N’insistons pas sur la seconde vision (livre I, ch. 13), de moindre intérêt pour notre propos18. 14.  Bowlus, The battle of Lechfeld. Récemment, Pötzl, « Der Ort der Ungarnschlacht des Jahres 955 ». 15. Cf. aussi sur les questions traitées ci-après, Kaufhold, « Die Lechfeldschlacht », p. 23-34. L’auteur souligne la recréation d’un pèlerinage à l’église Sainte-Afra par saint Ulrich après la bataille de 955. 16.  Bischof Ulrich von Augsburg, éd. Weitlauff. 17.  Gerhard d’Augsbourg, Vita Sancti Uodalrici, éd. Berschin et Häse. 18.  La sainte précise à l’évêque le lieu de sa propre sépulture et lui interdit de construire une crypte sur place.

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Voici une traduction de l’autre (I, 3) : Il ne me semblerait pas bon que demeure ignoré le miracle d’une vision plus importante encore dont il [saint Ulrich] bénéficia par le don de Dieu clément. Une nuit, alors qu’il était allongé sur son lit, il vit devant lui sainte Afra, d’une grande beauté, vêtue d’une superbe tunique. Elle lui dit : « lève-toi et suis-moi » [Matthieu, 9, 9] et le conduisit dans une plaine que l’on appelle le Lechfeld. Là, il trouva saint Pierre, le prince des Apôtres, avec une foule d’évêques et d’autres saints, l’un déjà vu par lui, l’autre non, mais qui le connaissait pourtant bien grâce à Dieu. Pierre tenait avec eux une assemblée synodale, tranchait au sujet d’importantes et très nombreuses dispositions19… Quand le synode fut fini, la dame précitée (Afra) lui montra les endroits où plus tard le roi Otton, lorsqu’il vivait, tint une réunion publique avec les peuples de différentes provinces, là où le roi de Lombardie Bérenger et son fils Adalbert se présentèrent avec de nombreux évêques et se soumirent à son autorité. Et puis elle lui indiqua l’envahissement des Hongrois, qui allait survenir et les lieux de la bataille contre ceux-ci, et lui annonça que la victoire, certes difficile, reviendrait pourtant aux Chrétiens. Cette vision finie, elle le reconduisit à sa couche et le quitta20. Retenons de ce passage le lien qu’il établit entre la sainte et l’évêque. L’apparition de la martyre dans son éclat au prélat ensommeillé marqua les esprits21 (fig. 1). L’évêque saxon Thietmar de Mersebourg, s’arrêtant dans sa chronique (1012-1018) sur Ulrich, sa vita et le chapitre en question, résume ce dernier et y souligne la dilection de la sainte pour l’homme d’Église22. Tout l’épiscopat germanique de l’an 1000 savait la relation privilégiée de saint Ulrich et de sainte Afra. 19.  Nous extrayons ici la suite pour ne pas ralentir la lecture : « … et jugeait légalement le duc des Bavarois Arnulf, encore vivant à l’époque (+ 937), qui faisait l’objet de plaintes de nombreux saints pour destruction de monastères dont il divisait les biens pour les donner en bénéfice à des laïcs ». Vient alors le passage fameux critiquant le refus en 919 par le père d’Otton Ier, Henri Ier l’Oiseleur, de recevoir l’onction royale : « Pierre lui montra deux épées de prix, l’une qui avait une garde, l’autre qui en était dépourvue, et lui dit : « Dis au roi Henri que l’épée sans garde signale le roi qui tient le pouvoir royal sans la bénédiction pontificale, alors que l’épée avec garde désigne le gouvernant du royaume muni de la bénédiction divine ». Cf. Giese, « Der ungesalbte König Heinrich I. », p. 151-164. 20.  Suite : « Quand il reprit ses esprits, il se demanda si la scène lui avait été montrée corporellement ou non corporellement (in corpore vel extra corpus) (et il se souvint des formules de II Cor. 12, 2)… Cette vision ne fut racontée qu’à des gens peu nombreux, sages et proches de lui ». 21.  Un tableau du xve siècle conservé dans la basilique Saint-Ulrich et Sainte-Afra (fig. 1) témoigne de l’impact de la scène dans l’histoire locale. 22.  Thietmar de Mersebourg, Chronicon, éd. Holtzmann, livre I, ch. 8 (évocation de l’avènement d’Henri l’Oiseleur et son refus du sacre- cf. n. 19) : « Je crains de devoir là souligner une faute, car je lis dans la vita du saint père Ulrich (que plus tard le roi éleva évêque) qu’Afra, la sainte martyre du Christ, apparaissant en vision à ce prélat qui lui était cher (dilecto suimet presuli), lui avait montré deux épées, l’une avec une garde, l’autre sans. Avec la seconde, elle désignait le roi Henri auquel manquait la consécration. Mais je laisse cette question au jugement caché de Dieu. »

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Fig. 1  –  L’apparition de sainte Afra à saint Ulrich. Tableau de l’église Saint-Ulrich et Sainte-Afra d’Augsbourg (bois – partie gauche), ca 1480.

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Un premier résultat fut la formation, au moins sur place à Augsbourg, d’une sorte de binôme dévotionnel, jamais démenti, associant les deux figures. Dès le xie siècle, le titre de « Saint-Ulrich et Sainte-Afra » s’imposa pour l’établissement abritant leur sépulture. Leurs représentations iconographiques communes, à égalité, sont précoces, durables et sans rareté. Leurs textes hagiographiques voisinent parfois dans les mêmes manuscrits23. Dans ce contexte, le culte de sainte Afra changea d’intensité24. Vers 989-990, deux textes liturgiques furent rédigés en son honneur par Ekkehard II de Saint-Gall25. Peu après, des sanctuaires significatifs bénéficient de son patronage26. Après l’an 1000, les preuves de sa notoriété se multiplient. N’en citons que quelques-unes. Hermann Contract (1013-1054) compose pour elle un office27. Des églises à son nom se créent, ainsi à Meissen en Saxe, près de la cathédrale, sans doute entre 1024 et 1040 sous l’évêque Dietrich I, qualifié dans un texte de fundator Affrae. Bientôt les compagnes légendaires de la sainte (sa mère, ses servantes) s’insèrent dans des calendriers avec leur propre fête. Les diocèses germaniques accueilleront en très grande majorité, au 7 août, sa célébration28. Concurremment, son église à Augsbourg, centre de pèlerinage, devient un monastère bénédictin, fondement d’un prestige augmenté. Ses reliques y sont découvertes en 1064, ce qui autorisa sans retard le don de parcelles de ses restes sacrés. Cette inventio est parfois interprétée comme une césure dans l’histoire du culte. L’idée est excessive, mais l’événement fit néanmoins disparaître le frein constitué par la non-disponibilité de reliques corporelles. En bref, la dévotion atteint à partir de la fin du premier millénaire un stade inédit. Mais le plus marquant reste à dire.

23.  Voir par exemple le ms Paris, BnF lat. 10867 (Einsiedeln, vers 1000). Walz, Auf den Spuren der Meister, p. 26. Magne est le troisième grand saint du diocèse d’Augsbourg. 24.  Bonne caractérisation de l’évolution historique du culte par Müller, « Zum liturgischen Kalender der Abtei Disentis », p. 275-276. Pötzl, « Kalendarien und Litaneien », p. 52-61, fournit l’essentiel des témoignages du culte. 25.  À la demande de l’évêque Liutold. Die Regesten, éd. Zoepfl et Volkelt, n° 182, p. 103. 26. Voir infra les cas de la cathédrale d’Halberstadt (992) et du monastère de Quedlinburg (997). 27.  Hermann Contract, Historia sanctae Afrae martyris Augustensis, éd.  Hiley et Berschin. 28.  Grotefend, Zeitrechnung des deutschen Mittelalters, index, art. Afre v. et soc. m. « Au 7 août : présente [dans les calendriers diocésains] dans tous les diocèses allemands et suisses sauf Ermland, Havelberg, Lübeck, Mersebourg, Metz, Naumbourg, Paderborn, Schleswig, Schwerin, Toul et Trente où elle manque absolument. Au 5 août, Genève, Lausanne (aussi le 7), Liège et Verdun. Grande fête à Augsbourg et Erfurt… 5 août aussi à Langres et Senlis … » (traduction du début du paragraphe).

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3. 

Le culte impérial de sainte Afra d’Augsbourg

De nombreuses études ont montré que la réussite des Ottoniens et notamment la victoire du Lechfeld ont été attribuées à l’intercession de saints dont le culte a été extraordinairement promu29. Le plus connu est saint Laurent, fêté le jour de la bataille, mais saint Pierre et saint Maurice n’ont pas été oubliés. Le cas le plus emblématique est pourtant celui d’Ulrich, défenseur d’Augsbourg en 955 et dont le frère était mort au combat. Les Ottoniens, en premier l’impératrice Adélaïde (+ 999), peut-être sa parente, ont appuyé le processus de sa sanctification. Avant même la bulle de canonisation citée (993), son élection au ciel est affirmée lors de la consécration, l’année précédente, de la cathédrale d’Halberstadt, en présence de l’élite politique et ecclésiastique : il y est proclamé co-patron d’un autel30. Le fait est réitéré en 997 à Saint-Servais de Quedlinburg, haut-lieu ottonien31. La page enluminée dite « du couronnement » du Sacramentaire de Ratisbonne, datable de vers 1002, témoigne de cette image exceptionnelle : saint Ulrich (tenant la Sainte Lance) et saint Emmeram de Ratisbonne (portant le glaive royal) en nouveaux Aaron et Ur soutiennent les bras d’Henri II nouveau Moïse32. Ce sont là quelques preuves d’un culte à l’essor impressionnant. L’association d’Afra à la figure d’Ulrich poussait à introduire la patronne d’Augsbourg parmi ces saints tutélaires de l’Empire. Les récits odalriciens plaçaient la martyre au cœur du chemin de gloire des Ottoniens. La vita prima, on l’a vu, la dépeignait annonçant les événements menant au triomphe, la soumission des princes italiens le 7 août 952 et la victoire contre les Hongrois le 10 août 955. La table de la vita dans les manuscrits indique d’ailleurs comme titre du chapitre : sublimatio Ottonis in regem. Les preuves de l’intérêt impérial pour la sainte se constatent sans étonnement à partir de 990 environ. Elle aussi figure parmi les co-titulaires de l’autel de la cathédrale d’Halberstadt, dont on a souligné qu’il mettait en avant les saints du Lechfeld33, et, cinq ans plus tard, de celui de Quedlinburg. Un sommet est atteint après la mort en Italie d’Otton III,

29.  Résumé dans Weinfurter, Heinrich II, p. 45-46. Plus général : Samerski, « Politik braucht Symbole », p. 31-48 (examine en tant que saints familiaux ottoniens Vitus, Maurice, Laurent, Ulrich, Adalbert, Pantaléon – riche bibliographie sur chacun ; ignore sainte Afra). 30.  Sur l’événement, Benz, Untersuchungen, p. 21-54 et 223-267. L’autel Nord est consacré par l’évêque d’Augsbourg Liutold le 16 octobre en l’honneur des saints Sébastien, Boniface, Liudger, Magnus, Ulrich, Afra. Cf. Hehl, « Lucia/Lucina », p.  196-211. 31.  Benz, Untersuchungen, p. 185. Cf. Annales Quedlinburgenses, éd. Giese, p. 562, 565. Elle est copatronne d’un autel consacré aux vierges saintes et son nom figure dans la liste des reliques. Cf. Popp, « Die Quedlinburger Kirchweihe », p. 485-486. 32.  Munich, Bayerische Staatsbibliotek, Clm 4456, f° 11 r°. Dans le calendrier liturgique qui introduit le manuscrit, Afra martyre est seule indiquée au 7 août. Les autres saints du jour, comme saint Donat d’Arezzo, ne sont pas inscrits. Toutefois la mise en page du calendrier n’offrait guère d’espace disponible. 33.  Supra n. 30.

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début 1002 : son cousin Henri de Bavière, bientôt élu roi, rejoignant pour le contrôler le cortège funéraire porteur des insignes du pouvoir, fit déposer les entrailles du défunt à Sainte-Afra d’Augsbourg, bénéficiaire immédiat d’une donation de biens à fonction commémorative34. Durant le règne du nouveau souverain (1002-1024), peut-être relayé dans la cité souabe par son frère Brunon, évêque entre 1006 et 1029, l’aura d’Afra est évidente35. À Bamberg, la ville créée par Henri II, la chapelle du palais impérial, SaintThomas, consacrée par le pape Benoît XII en 1020, conservait de ses reliques. Celles d’une dizaine d’autres saints, dont Laurent, Sylvestre et Ulrich, l’accompagnaient36. 4. 

Les empereurs saliens et sainte Afra

Avec la disparition de la lignée ottonienne en 1024, un fléchissement du culte dans les milieux royaux allait-il  se produire ? Il n’en fut rien. Attentifs à Augsbourg (Conrad II est inscrit au nécrologe de Saint-Ulrich et Sainte-Afra) et dévots de l’évêque, titulaire d’une chapelle au palais de Goslar, les Saliens maintinrent la vénération pour la sainte37. Celle-ci est invoquée pour la première fois dans des laudes regiae copiées dans un manuscrit de Ratisbonne daté de 1024-102838. Vers cette période, Bernon de Reichenau (1008-1048), procédant à une refonte de la vita prima Uodalrici, conserva presque au mot près la vision « lechfeldienne » de sainte Afra, preuve de son actualité persistante39. L’incorporation du royaume de Bourgogne à l’Empire en 1034 offrit un nouveau terrain au culte : après cette date, Afra apparaît dans les manuscrits liturgiques bisontins liés à l’archevêque Hugues de Salins40. Elle n’était donc pas (ou pas seulement) une sainte lignagère : son rang était celui d’une protectrice de l’Empire. 34.  Thietmar de Mersebourg, Chronicon, éd. Holtzmann, livre IV, ch. 51 : « Le duc arriva à Augsbourg. Il plaça d’abord les entrailles du seigneur bien-aimé en deux vases dans l’oratoire du saint évêque Ulrich que Liudolf, évêque de cette ville (989-996), avait construit en son honneur et leur donna une sépulture honorable dans le côté sud du monastère de la sainte martyre Afra. Pour le repos de l’âme du défunt, il lui offrit cent manses en pleine propriété. La foule se dispersa alors en paix et le corps de l’empereur poursuivit jusqu’à sa ville de Neuburg » (trad. Benoît Tock). Cf. Adalbold d’Utrecht, Vita Heinrici II. Imperatoris, éd. Waitz, p. 684, c. 4 : « Par la suite, une fois arrivé à Augsbourg, il fit enterrer avec tous les honneurs les entrailles de l’empereur dans la basilique Sainte-Afra, juste à côté du tombeau de saint Ulrich, et pour le repos de son âme dota cette église de cent manses pris sur son propre domaine » (trad. Alexandre Leducq). Sur le dépôt des viscères, Kluge, « Die inneren Organe », p. 59-86. 35.  Sur Henri II et Augsbourg, Paulus, « Wege der Herrschaft », p. 35-48 (notamment p. 38-41). 36.  Weinfurter, Heinrich II., p. 244 et 321 n. 131. 37.  Sur l’attention des Saliens pour Augsbourg, Paulus, « Wege der Herrschaft », p. 47. Le synode de Tribur décida en 1036 : missa sancti Udalrici confessoris sollempniter celebretur (Capitula ex concilio Triburiensi, éd. Weiland, p. 89, c. 3). 38.  Opfermann, Die liturgischen Herrscherakklamationen, p. 145, n° III, 13. 39.  Bernon de Reichenau, Vita S. Uodalrici, éd. Blume, § 14. 40.  de Vrégille, Hugues de Salins, p. 328-332.

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L’épisode salien relatif à Afra s’achève dans la confusion avec la fin d’Henri IV (1056-1106), le protagoniste malheureux de la Querelle des Investitures. Mort à Liège le 7 août 1106, il fut inhumé dans la cathédrale de cette ville, mais, deux semaines plus tard, un légat pontifical, en vertu de l’excommunication lancée contre l’empereur défunt, fit déplacer le corps hors de la ville. La décision suscita l’émotion. En dépit de sa brouille avec son père, Henri V (1106-1125) ordonna le 3 septembre de transporter la dépouille dans la cathédrale dynastique de Spire, mais on l’enterra dans une chapelle latérale non encore consacrée. Ce n’est que le 7 août 1111, cinq ans plus tard, que le corps rejoignit ses prédécesseurs dans la crypte familiale41. L’intérêt pour notre propos est que la chapelle non dédicacée en 1106 est dédiée à sainte Afra. Toutefois une difficulté demeure42. Cette titulature n’est certifiée que tardive­ ment, à la fin du xiie siècle. Le petit sanctuaire bâti entre transept et collatéral nord fut-il choisi en 1106 parce que le patronage d’Afra était déjà institué  ? Dans ce cas, il y aurait confirmation de la position de la sainte comme protectrice impériale. Ou bien la dédicace s’imposa-t-elle seulement à la suite des événements de cette année-là, le souverain étant mort le jour de la Sainte-Afra, le 7 août ? On ne saurait trancher. Mais, quoi qu’on conclue, le caractère royal de la dévotion n’est pas infirmé43. L’importance du culte politique de sainte Afra s’impose donc à l’observateur. L’examen des autres États de l’an 1000 apporte à cet égard des éléments de réflexion.

III.  Le culte dans le royaume de France de l’an 1000 Le royaume capétien a-t-il été concerné par l’évolution de la réputation de la sainte  après 955 ? À l’Est de la Germanie, les États slaves qui s’ouvrent à la religion chrétienne ne l’ont pas ignorée, même si saint Ulrich ou saint Lambert y sont incomparablement plus vénérés44. En France, la question se pose autrement. Afra y était connue depuis des siècles. L’héritage du haut Moyen Âge peut expliquer des attestations apparaissant tard dans les sources. D’autre part, les conditions d’accueil du culte différaient. L’accompagnement de la dévotion par celle de saint Ulrich ne pouvait s’exercer : l’évêque, figure germanique, n’avait pas vocation à être massivement honoré, 41.  Die Salier – Macht im Wandel, p. 44-45. 42.  Der Dom zu Speyer, éd. Kubach et Haas, I. Textband, not. p. 29-30, n° 65, et 34-37. 43.  Le fait est aussi établi pour le xiie siècle et les Staufen. Frédéric Barberousse assista à la consécra-

tion en 1187 de Saint-Ulrich et Sainte-Afra d’Augsbourg reconstruit après l’incendie de 1183 : Annales SS. Udalrici et Afrae Augustenses, éd. Jaffé, p. 430. 44.  Dunin-Wasowicz, « Die neuen Heiligenkulte », p. 834-838. L’auteur cite des inscriptions de la sainte (et des saints Magnus et Narcisse) dans d’importants calendriers polonais.

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hors cas particuliers45, dans des diocèses possédant leur propre tradition, notamment épiscopale. Le culte d’Afra devait se diffuser seul. Entamons son examen par celui des manuscrits liturgiques qui offrent un fond de tableau utile. 1. 

Les témoignages liturgiques

Ces documents dévoilent la faible implantation du culte dans le royaume. Des églises l’ont malgré tout pratiqué, sans qu’on en saisisse l’origine. Ainsi Senlis, où la fête, au 5 août, est au calendrier diocésain et dans des manuscrits liturgiques du Moyen Âge central46. Mais les évêchés voisins (ceux du nord-ouest de la province ecclésiastique de Reims et ceux de la province de Sens) ignorent la dévotion, au moins au niveau des calendriers généraux tardo-médiévaux. C’est vers la frontière impériale que des indices se repèrent. Reims vient en premier, même si la sainte n’est pas au calendrier diocésain dans lequel saint Memmie de Châlons, fêté le même jour, a pu la surclasser. Des attestations notables se lisent cependant. Ses textes hagiographiques y étaient connus, puisque Flodoard, cité plus haut, en tira au milieu du xe siècle la matière de ses vers du De triumphis Christi.47 Plus directement, un pontifical de la deuxième moitié du xie siècle fait apparaître Afra dans des litanies destinées à la consécration des églises aux côtés des seules Perpétue et Félicité48. Le contexte est flatteur. Du xiiie siècle, le martyrologe de la cathédrale (dans laquelle une statue sans doute tardive a été longtemps conservée49) comprend un éloge formulé de manière originale50. L’on peut juger ténues ces données : elles forment malgré tout un ensemble difficile à négliger.

45.  Raoul Glaber, Histoires, trad. Arnoux, II, 14, p. 121, le signale comme l’un des trois grands saints dont les tombeaux furent préférentiellement visités lors de l’épidémie de mal des ardents peu après l’an 1000 (avec ceux des saints Martin et Mayeul). 46.  Grotefend, Zeitrechnung des deutschen Mittelalters, calendrier diocésain. Cf. Morel, « Les calendriers perpétuels », p. 320, 381. L’étude confirme l’absence d’Afra à Beauvais et Noyon. 47.  Des philologues estiment que la passio Afrae inspira celle d’une martyre locale, Macre de Fismes, dont le panégyrique n’est pas connu avant les années 1100. Goullet, « Conversion et passion », p.  122, n. 122. 48.  B. M. Reims, ms 341, f° 101 sq. Cf. Leroquais, Les pontificaux manuscrits, t. II, n° 184, p. 277. Afra figure aussi dans les litanies du 2e sacramentaire de Saint-Thierry (B. M. Reims, ms 418-452, f° 44 v°), xie siècle. 49.  Indication de P. Demouy, que je remercie. La représentation d’Afra est signalée par le chanoine Cerf « parmi les statues baroques replacées dans les voussures en 1611 ». 50. A. D. Marne (Reims), G 661. Sacramentaire et martyrologe de l’abbaye de Saint-Rémi, éd. Chevalier, p. 50 (5 août – aux côtés des saints Cassien, Memmie et Oswald) : In provincia Retie, civitate Augusta, natalis sancte Afre, flammis conflagrate. Pour Overgaauw, Martyrologes manuscrits, II, p. 871, certains martyrologes, comme celui de Florennes, qui comportent l’éloge de sainte Afra au 5 août, s’identifient comme de tradition rémoise.

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À 200 km au sud, la ville et le diocèse de Langres se situaient dans un contexte géopolitique comparable, celui déterminé par la frontière de la Lotharingie. H. Grotefend indique que la sainte figurait au calendrier diocésain, tandis que le martyrologeobituaire du xiiie siècle comprenait son éloge. On verra plus loin une confirmation possible de ces données limitées51. Entre les deux cités se situe l’abbaye de Montier-en-Der, au diocèse de Châlons. Son martyrologe a retenu l’attention52. Le noyau de celui-ci, un Usuard, a fait l’objet d’ajouts identifiables paléographiquement, nombreux (près d’une centaine de noms) et souvent liés à l’histoire de l’établissement. L’éloge carolingien d’Afra figure au 5 août, mais au 8 août une main a écrit : eodem die s. Afre et Danati episcopi. Or ces compléments se datent des xe et xie siècles et on a pu les juger souvent inspirés, voire décidés, par l’abbé Adson (+ 992), figure fameuse, hagiographe, écolâtre à Toul et en rapport avec les milieux rémois53. Vers 950, il avait répondu à une interrogation de la reine de Francie occidentale Gerberge, relative à la fin des temps, par un traité « de l’Antéchrist » où l’unité des royaumes francs se trouvait réaffirmée. Ses sentiments pro-impériaux ne font pas de doute. Son monastère qui appartenait à l’episcopatus toulois était tourné vers l’Empire, comme le rappelle l’architecture de la nef de l’abbatiale. Pouvait-il ne pas être attentif à ce que représentait Afra depuis le Lechfeld ? Certainement non. Toutefois, on remarque qu’Adalbert de Prague, autre saint lié au pouvoir ottonien, spécialement à Otton III, mort martyr en Prusse, fit aussi l’objet d’une insertion dans le martyrologe54. Le grand missionnaire disparut en 997. Aussi faut-il peut-être reporter aux environs de l’an 1000 l’intérêt dervois pour ces saints55. La situation de l’établissement à cette époque n’interdit pas cette supposition. Telles sont les remarques qu’inspire un parcours dans les sources et la littérature relatives à la liturgie. Toutefois les martyrologes et calendriers, hors cas spéciaux comme à Montier-en-Der, proposent des indices incertains quant à la chronologie et surtout l’intensité des cultes concernés. Comme la copie d’une vita dans un légendier, la 51.  Grotefend, Zeitrechnung des deutschen Mittelalters. Martyrologe de Langres : B. M. Chaumont, ms 38, f° 130 r°. L’éloge est proche des formules d’Usuard (n. 7). La sainte est absente du calendrier (f° 55-59) et des litanies (f° 1-2). 52.  Paris, BnF, ms lat. 5547. Cf. Overgaauw, « Les martyrologes de Montier-en-Der », p. 315, 332, 335. 53. Pour les œuvres hagiographiques d’Adson, voir en dernier lieu Adsonis Dervensis Opera hagiographica, éd. Goullet, p. XXVI-XLV. 54. Au 29 avril. Sur son culte et la distribution de ses reliques par Otton III, G. Bührer-Thierry, « Autour du martyre de saint Adalbert », dans Les saints face aux Barbares, éd. Bozóky, p. 147-159. 55.  Certains manuscrits de la vie de saint Mansuy de Toul par Adson (+ 992) sont suivis d’un miracle anonyme daté de 1009 qui évoque un pèlerinage ad sancti Odelrici merita et vante le saint cujus corpore resplendet Suava Augsburga : Ex miraculis S. Mansueti auctore Adsone, éd. Waitz, p. 514. L’évêque de Toul Berthold (996-1019), cité dans l’indication de la date du miracle, était d’origine souabe. Pötzl, « Die Anfänge », p. 85, attribue à tort le récit à Adson. Il est plus tardif.

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présence d’un nom peut relever seulement du passage d’un manuscrit dans une maison religieuse ou d’un relevé fait à l’extérieur. Plus significatifs sont les patronages d’église, qui nécessitent un choix fait par une autorité ecclésiastique, une cérémonie solennelle et la possession d’une relique (qui n’est pas forcément celle du titulaire, même si la correspondance est souhaitable). Il y a donc lieu de dresser la nomenclature des églises dédiées à sainte Afra sur le territoire français. La constatation de leur rareté s’impose, surtout si l’on ne retient pas les sanctuaires qui relevaient vers 1000 de la Germanie et de la Grande-Bourgogne, touchés par l’expansion du culte décrite plus haut56. Ailleurs, l’enquête a fait connaître trois églises. L’une est sise dans le département du Lot, à Saint-Pierre-Toirac au diocèse ancien de Cahors, auprès de domaines de l’abbaye de Figeac. Peut-être ancienne, elle n’a pas permis d’échafauder pour sa création de consistantes hypothèses explicatives57. Il en va différemment de deux autres cas. 2. 

Voigny (Aube), diocèse ancien de Langres

L’église paroissiale du village de Voigny à 6 km de Bar-sur-Aube, en Champagne méridionale, est dédiée à sainte Afra. L’histoire locale est formelle et la date de la fête patronale, fixée au 6 août, interdit le doute. Dans l’édifice, aux parties anciennes remontant au xiie siècle, la sainte est représentée par une haute statue en bois du xvie siècle à l’iconographie conforme (fig. 2)58. Quelle est l’origine de cette paroisse59 ? Un renseignement fort fait conclure à une initiative épiscopale : l’église était à la collation de l’évêque, en l’occurrence celui de Langres. De plus le Barsuraubois fut toujours dans ce vaste diocèse un district d’implantation pour les titulaires du siège de saint Mammès. Quel évêque put choisir la sainte d’Augsbourg, martyre paléochrétienne devenue protectrice des souverains allemands ? Au milieu de tous les autres s’impose le nom de Brunon de Roucy (980-1016), le grand prélat langrois de l’an 100060. 56.  Citons Loisin en Haute-Savoie, arr. Thonon-les-Bains, c. Douvaine ou encore, en Alsace, l’église de Riedisheim, Haut-Rhin, arr. Mulhouse, c. Habsheim, ainsi que la chapelle de Hirtzbach, Haut-Rhin, arr. Altkirch, cne Hirsingue, ch. l. c. 57.  Longnon, « Pouillé du diocèse de Cahors », II, p. 3-186 (p. 28, 84). Selon S. Fray, que je remercie, le lieu correspondrait à celui cité dans le testament du comte Raimond de Toulouse, de 960-961 (Histoire générale du Languedoc, éd. Vic et Vaissète, V. Preuves : An 878-An 1203 – Inventaires et catalogues, col. 249). 58.  Liez, Canton de Bar-sur-Aube, p. 201. L’opulente chevelure de la sainte pourrait être une allusion à son état de femme de mauvaise vie avant sa fin chrétienne. 59.  La proximité géographique vis-à-vis de l’abbaye de Clairvaux peut susciter l’hypothèse d’une origine cistercienne. Mais le monastère de saint Bernard n’étend sa domination sur les villages du Barsuraubois qu’à partir de 1200 environ et le type de culte représenté par la sainte n’est pas en honneur chez les moines blancs. Celle-ci est absente de la documentation claravallienne. 60.  Suggestion de Michel Bur, que nous remercions vivement. Les évêques langrois successeurs de Brunon paraissent sans lien particulier avec l’Empire.

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Fig. 2  –  Statue de sainte Affre, église de Voigny (Aube), bois, h. 1,40 m (cliché D. Vogel – Université de Lorraine).

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Brunon, né vers 956, s’identifie d’abord comme un clerc de l’Église de Reims, archi­ diacre avant 980, formé au temps des archevêques pro-ottoniens Odalric (962-969) et Adalbéron (969-989), lié aussi à des personnalités tournées vers l’Empire comme Gerbert d’Aurillac et Adson de Montier-en-Der61. Surtout, il est membre de la pa­ ren­té impériale, descendant direct, par sa grand-mère la reine de Francie occidentale Gerberge, du premier roi saxon Henri l’Oiseleur, père de l’empereur Otton Ier (fig. 3). Comment oublierait-il cette origine : il porte le nom d’un autre de ses grands-oncles, Henri Ier l’Oiseleur, roi de Germanie, 919-936

Henri le Jeune, duc de Bavière, + 955

Otton Ier, roi de Germanie (936), empereur (962), + 973

Gerberge de Saxe, + 969

Otton II, empereur, + 983

Henri II, empereur, + 1024

Otton III, empereur, + 1002

Bérenger d’Ivrée, roi d’Italie, + 966

1. Giselbert

Adélaïde de Bourgogne, + 999

Henri le Querelleur, duc de Bavière, +995

Brunon, archevêque de Cologne + 965

2.  Louis IV, roi de France

Aubrée

Adalbert, roi d’Italie, + 972/975

Renaud de Roucy

Brunon de Roucy, évêque de Langres (980-1016)

Ermengarde

Agnès de Bourgogne, + v. 1068

Agnès de Poitou, v. 1025 / + 1077

Otte-Guillaume, comte de Bourgogne, + 1026

1.  Guillaume V duc d’Aquitaine, + 1030 2.  Geoffroy Martel, comte d’Anjou, + 1060

Henri III, empereur, + 1056

Fig. 3  –  Arbre généalogique. La parenté de Brunon de Roucy, évêque de Langres, et d’Agnès de Bourgogne, duchesse d’Aquitaine et comtesse d’Anjou.

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l’archevêque Brunon de Cologne (+ 965), le créateur de la chapelle impériale, un temps duc de Lotharingie. Cousin issu de germain d’Otton III et d’Henri II, le prélat langrois avait tout lieu d’être sensible à l’aura de l’actrice de la rénovation de l’Empire. Evidents aussi sont ses moyens d’obtenir du clergé germanique une relique. Il se remarque à cet égard que les paroisses limitrophes de Voigny sont dédiées, l’une (Lignol-le-Château) à saint Sylvestre, type du pape associé à l’empereur, l’autre (Rouvres-les-Vignes) à saint Maurice, figure indissociable de la Sainte-Lance62. Le rôle de Brunon est souligné dans le renforcement du réseau des paroisses diocésaines. On lui attribue notamment la fondation d’églises vouées à saint Remi de Reims. Ne procéda-til pas à une réorganisation des ressorts dans le Barsuraubois en ayant recours, aux côtés d’Afra, à d’autres éminentes dévotions impériales ? Quoi qu’il en soit de ce point, cette église Sainte-Affre française semble se relier aux milieux pro-ottoniens implantés non loin des frontières lotharingiennes, au moment où se cristallise outre-Rhin la gloire des saints d’Augsbourg. 3. 

L’église Sainte-Affre de Limoges

Dans un autre contexte et très éloigné apparaît un autre sanctuaire : une église de Limoges disparue, située au pied de la cathédrale. Seul un nom de rue, masculinisé (« Rue Saint-Affre ») en garde le souvenir (fig. 4). Il s’agissait d’une petite paroissiale (un curé est cité dans la documentation) sise dans le quartier dit de la cité, possession du chapitre cathédral et station dans les processions des chanoines63. Son patronage était bien celui de la sainte, dont le culte est attesté dans la plupart des calendriers limousins64. À quand remonte-t-elle ? Les historiens de la ville, peu diserts, ne la datent pas antérieurement à l’an 100065. Un terminus post quem pourrait être fourni par la mention de la sainte dans le sacramentaire de la cathédrale, de la fin du xie siècle. C’est au cours de ce siècle qu’il faut situer sa création. 61.  Chauney, « Deux évêques bourguignons », p. 385-393 et Schneider, « Note sur les actes de Brun de Roucy », p. 165-189. Voir aussi Jourd’heuil, « La mort et la sépulture de Brun de Roucy », p. 3-31. 62.  Le culte de saint Sylvestre est notable auprès des Ottoniens vers l’an 1000. Le pape est patron d’un des autels de la cathédrale de Bamberg consacrée en 1012 (cf. Benz, Untersuchungen, p. 138). Sa relique voisine celle de sainte Afra dans l’autel de la chapelle du palais impérial de Bamberg consacrée en 1020 : voir supra n. 35. Voir aussi Opfermann, Die liturgischen Herrscherakklamationen, Section III, Laudes royales germaniques. On songe à Gerbert de Reims adoptant en 999 pour son pontificat le nom de Sylvestre II. Sur saint Maurice, infra n. 72. 63.  Nadaud, « Pouillé historique du diocèse de Limoges (1775) », p.  189 ; Denis, Etude documentaire et topographique, p. 34 (aimablement communiqué par A. Massoni). Elle n’avait pas à voir avec l’abbaye de Saint-Martial. 64.  Lemaitre, Un calendrier retrouvé, p. 200. 65.  Barrière, Limoges, Haute-Vienne. Aubrun, L’ancien diocèse de Limoges, fait silence sur elle.

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Fig. 4  –  Plaque de la rue Saint-Affre à Limoges, au pied de la cathédrale Saint-Étienne (cliché P. Corbet).

Une première hypothèse serait de relier cette église à un aspect mystérieux de la documentation limougeaude : la suscription conjointe du roi de France Robert le Pieux (996-1031) et de l’empereur Henri II (1014-1024) dans un acte, daté du 6 août (année non précisée), pour le chapitre cathédral. Confirmant une donation de biens par un seigneur de la région, ce diplôme (?) publié en 1885 a été interprété comme établi lors de la rencontre des deux souverains début août 1023 près de la Meuse, à Yvois-surChiers66. On en a conclu qu’un évêque de Limoges, alors vraisemblablement Géraud, pouvait être présent à cette rencontre67. Le jour de la date de la charte conduit à évoquer sainte Affre, fêtée le 5 ou 7 du mois d’août, et fait penser à l’église étudiée. Raoul Glaber signale la munificence des dons impériaux à l’entourage du roi Robert. Le cadeau d’une relique à un évêque aquitain, 66.  Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, p. LIV-LV, n° 8 (édition) et 369-371 (Yvois). L’acte n’est transmis que par des copies tardives. 67.  Brühl, Deutschland-Frankreich, p. 666 et note 303. Sur l’événement, Corbet, « Les fauxsemblants », p.  117-126.

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surtout à l’occasion de la fête, est envisageable et a pu conduire à l’édification d’un lieu de culte. Toutefois, l’acte a fait l’objet d’une critique radicale montrant que le document n’est qu’un acte privé auquel fut ajoutée, pour en augmenter l’impact, la titulature au nom des deux rois (et d’autres phrases dont un préambule emprunté à un diplôme de Louis le Pieux)68. On abandonnera donc cet éclairage, d’autant qu’il est fragilisé par des difficultés chronologiques69. Impossible néanmoins de le passer sous silence : ce ne peut être par un complet hasard que le nom de l’empereur Henri II a été retenu à Limoges pour renforcer la portée d’une action juridique. Il est tentant plutôt de rapprocher Sainte-Affre de Limoges d’une autre personnalité, la duchesse d’Aquitaine Agnès de Bourgogne (+ vers 1068), épouse du duc Guillaume V le Grand (+ 1030), puis après 1032 celle du comte d’Anjou Geoffroi Martel (1006-1060), dont elle se séparera après 105070. Plusieurs observations conduisent à la citer. Certaine est l’autorité en Aquitaine de cette princesse grande fondatrice de monastères (ainsi à Saintes et Vendôme), spécialement dans les années 1040-1050, après la disparition des fils du premier lit de Guillaume V. Ses liens avec le siège épiscopal de Limoges étaient étroits. L’évêque Jourdain (1023-1051) avait été nommé par le duc, dont les successeurs demeurèrent attentifs à la ville, y intervenant dans les affaires ecclésiastiques71. Par ailleurs, Agnès appartenait au groupe de parenté de Brunon de Roucy, frère de sa mère Ermengarde (fig. 3). Nièce de l’évêque de Langres, elle partageait avec lui le sang des Ottoniens. La sainte du Lechfeld ne pouvait lui être indifférente72. D’autre part, son père le comte de Bourgogne Otte-Guillaume (+ 1026) était le fils d’Adalbert et le petitfils de Bérenger d’Ivrée, tous deux en première ligne dans les événements d’Augsbourg en 952. 68.  de Font-Réaulx, « Sancti Stephani Lemovicensis cartularium », p. 36-37, n°  XIV (12). Depuis cette démonstration, les historiens régionaux n’ont pas poursuivi l’étude de l’acte et de sa double titulature. 69.  L’évêque Géraud était vraisemblablement décédé dès 1022. En outre, la méconnaissance de l’histoire fine d’Augsbourg par le limougeaud Adhémar de Chabannes (+ 1034), qui, dans sa Chronique rédigée entre 1025 et 1028, ignore sainte Affre, fait penser à une date de fondation un peu plus tardive. 70. Johnson, « Agnes of Burgundy », p. 93-104 ; Soulard-Berger, « Agnès de Bourgogne », p. 45-55. 71.  Exemple un peu tardif en 1086 dans Crozet, « Les lieux de sépulture », p. 148-152 (p. 151 : le comte de Poitiers vint avec l’abbé de Saint-Augustin reprendre le corps de l’évêque Gui de Laron, enterré dans la cathédrale au mépris de la tradition). Sur le fond, Fontette, « Evêques de Limoges et comtes de Poitou au xie siècle », I, p. 553-558. 72.  A la même époque, l’évêque d’Angers Eusèbe-Brunon, d’origine bourguignonne et qu’il y a lieu de rapprocher par la parenté de Brunon de Roucy, promeut dans sa cité le culte de saint Maurice. Jarousseau, « Le développement du culte », p. 289-309.

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À partir de 1040 environ, les intérêts de la duchesse sont tournés vers l’Outre-Meuse où, en 1043, elle marie sa fille, Agnès de Poitou, au souverain salien Henri III (1039-1056), désormais son gendre. Ses rapports avec l’Empire et sa triade de royaumes sont étroits. Tandis que son second mari Geoffroi Martel développe une politique pro-impériale dirigée contre le roi de France Henri Ier73, elle collabore avec l’archevêque de Besançon Hugues de Salins (1031-1066), relais des Saliens et souvent présent dans ses zones de domination. À ces éléments contextuels s’ajoute une connaissance directe de la Germanie. Fin 1045, Agnès, accompagnée d’un entourage de grands, se rend à Goslar en Saxe, au moment où la reine accouche d’une première fille. On la retrouve quelques mois plus tard en Italie, au Mont-Gargan et à Bénévent, puis à Rome où elle assiste avec Geoffroi Martel au sacre impérial d’Henri III et de son épouse à la Noël 1046. En mars 1047, elle est de retour en Anjou. N’a-t-elle pas, depuis l’Allemagne du nord, gagné la péninsule en passant par Augsbourg ? On relève aussi de sa part des liens avec des dévotions germaniques. Un autel portatif (disparu) du trésor de l’abbaye de la Trinité de Vendôme contenait des reliques de saints de l’évêché bavarois de Freising (Tertullien et Corbinien) et de saints impériaux (Georges et Maurice). Il avait été donné à Henri III par l’évêque de la ville Nitker (1039-1052). Depuis dom Mabillon, les commentateurs ont tous estimé que le souverain allemand avait fait présent de l’objet à sa belle-mère, qui le déposa à Vendôme74. Bien des points permettent donc de s’arrêter au nom d’Agnès de Bourgogne. Une observation calendaire s’ajoute. À la cathédrale de Limoges, selon son sacramentaire, la sainte était célébrée le 7 août, alors que, dans le royaume de France, elle l’était généralement deux jours auparavant, le 5. Tel était le cas par exemple chez les bénédictins voisins de Saint-Martial. Or, le 7 août est celui de la Sainte-Afra en terre germanique75. Même si quelques exceptions existent à cette différence de date entre les royaumes76, la coïncidence plaide pour un transfert direct du culte depuis la Germanie vers la cathédrale limougeaude et non à un ancrage de celui-ci dans le passé local. On est donc amené, répétons-le, à associer la fille d’Otte-Guillaume à la petite église de Limoges et peut-être même à situer sa fondation vers 1047, au retour d’Alle­ magne et d’Italie, à un moment de lustre de l’Empire après le couronnement romain. Cette dimension idéologique apparaît dans un document contemporain émanant 73.  Dhondt, « Henri Ier, l’Empire et l’Anjou (1043-1056) », p. 87-109 ; Grosse, « Heinrich III., Burgund und Frankreich », p. 141-159. 74.  Isnard, « La Sainte Larme », p. 173-202 (l’autel de Nitker : p. 182-187). 75. Cf. supra Grotefend, Zeitrechnung des deutschen Mittelalters. 76.  La fête du 7 août apparaît par exemple dans le légendier de Moissac (supra n. 6), aux dates, il est vrai, très erratiques.

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de la cour princière : la charte de fondation de l’abbaye aux Dames de Saintes, du 2  no­vembre 104777. Ce texte insère dans son dispositif une liste de catégories sociojuridiques et, parmi elles, celle des aldiones (des demi-libres). Le terme, exceptionnel, a lieu de surprendre dans le contexte aquitain. « Il n’apparaît à l’époque que dans des actes marqués de l’influence romano-germanique, spécialement les diplômes impériaux, voire à la chancellerie pontificale » a écrit O. Guillot, qui poursuit en reliant cette particularité au voyage de Geoffroi Martel et Agnès dans l’Empire78. Il est tentant d’écrire que les bagages du couple ont pu aussi bien porter des reliques que des formulaires de chancellerie. Au total, l’intervention d’Agnès de Bourgogne dans la fondation de Sainte-Affre de Limoges peut être au moins proposée. Elle se serait opérée à la confluence de plusieurs facteurs : une volonté d’illustration familiale, un contexte politique caractérisé par des liens avec les Saliens et une admiration pour l’institution impériale vue comme cadre de la chrétienté.

* *   * Plusieurs observations s’imposent donc. Relativement au culte dans le royaume de Germanie, l’idée d’un développement linéaire de celui-ci depuis ses origines au BasEmpire romain jusqu’au Moyen Âge central ne peut être conservée, sauf à se focaliser sur Augsbourg. Pour l’ailleurs, on attribuera une place cruciale aux événements du milieu du xe siècle. Haussant la sainte parmi les protecteurs célestes de l’Empire, ils lui ont donné un relief inédit. Certes, durant cette phase favorable, spécialement entre 990 et 1050, la dévotion à Afra s’adosse à celle de son premier soutien, saint Ulrich. Elle n’en a pas moins son autonomie. Dans le royaume de France, l’essor du culte semble avoir eu des répercussions des environs de l’an 1000 (Montier-en-Der, Voigny) jusque vers 1050 (Limoges). Celles-ci sont portées par des milieux sensibles à l’affirmation de la suprématie de l’institution impériale. Le fait suggère de mener une étude d’ensemble sur la réception dans le royaume des autres saints associés à ce thème79. Enfin, parmi ces promoteurs, des personnalités s’enorgueillissaient d’une parenté avec les dynasties ottonienne et salienne.

77.  L’évêque Jourdain de Limoges (1023-1051) et Hugues de Salins (supra n. 40) étaient présents à la dédicace. 78.  Guillot, Le comté d’Anjou, II, p. 86, C 110 (et I, p. 251). Le terme d’aldiones se retrouve dans des actes vendômois de peu après 1060. 79.  N’avons-nous pas été conduits à citer saint Maurice, saint Adalbert, saint Sylvestre ?

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La notoriété de Brunon de Roucy et d’Agnès de Bourgogne ne cache cependant pas les limites du culte d’Afra en France. À cela plusieurs raisons. D’abord une relative faiblesse de la dévotion au haut Moyen Âge. Malgré des textes de qualité, celle-ci n’y avait pas atteint le premier plan. Mais c’est la Réforme de l’Église à partir du milieu du xie siècle qui doit surtout être incriminée. La contestation de la théocratie impériale diminua l’attractivité des saints autrefois partie intégrante de celle-ci80. Les mutations de la spiritualité, illustrées par le mouvement du retour aux sources évangéliques, ont constitué aussi un élément négatif. Au titre de ces généralités, on ajoutera l’affirmation de l’identité royale française et la fin d’une culture commune héritée de l’époque carolingienne. Les églises françaises ici sorties de l’ombre illustrent dans la longue durée cette désaffection. À Limoges, le sanctuaire du quartier canonial, démoli au xvie siècle, ne fut pas reconstruit81. À Voigny, le danger se situa dans une tendance à l’effacement de l’identité de la sainte. Dès le xvie siècle, les notaires diocésains sont enclins, comme à Limoges, à masculiniser son nom82. Au xixe est parfois avancé à sa place celui de saint Epvre (Aper), d’autant plus explicable, outre la proximité phonétique, que la localité dépend désormais du diocèse de Troyes et que l’évêque de Toul en est originaire. Mais ces tentations ne se sont pas imposées. Les villageois ont tenu bon dans leur vénération pour « Madame Sainte Affre », lui élevant vers 1880 au point central du pays une statue de fonte. Les historiens médiévistes peuvent bien, un siècle-et-demi plus tard, leur emboiter le pas83. Patrick Corbet Université de Lorraine (Nancy), EA 1132 Hiscant-MA

80.  Le culte n’apparaît guère (dès Léon IX) parmi les saints promus par la Papauté grégorienne. Cf. Brakel, « Die vom Reformpäpsttum geförderten Heiligenkulte », p. 239-311. 81.  Voir les ouvrages indiqués supra n. 63. 82.  B. M. Chaumont, ms 160, Pouillé de la fin du xvie siècle, p. 50 : Voigneyum, patronus sanctus Affer, in dispositione episcopi. Ibid., ms 161, Pouillé de 1732, p. 80 : parochialis ecclesia scti Apri … in dispositione episcopi. 83.  À l’issue de cette étude, il m’est agréable de remercier (outre ceux cités en note) les collègues qui m’ont fourni d’importants renseignements : D. Adrian, M.-B. Bouvet, D. Carraz, A. Catherinet, H. Flammarion, Ph. George, C. Giraud, G. Jarousseau, J.-M. Matz, A. Rauwel, L. Ripart, G. Viard.

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LES NORMANDS DE FRANCE, DE LA PIRATERIE À LA CHEVALERIE Dominique Barthélemy Lorsqu’on rédigeait le volume ou le chapitre d’une Histoire universelle sur les abords de l’an 1000, aux années 1960, on parcourait l’Europe à l’aide d’un peuple guerrier prédateur, les Vikings, qui faisaient frémir et rêver, intéressaient par leurs acculturations et guidaient le lecteur sur de grands espaces, du Bosphore au Labrador, de la Baltique à la Méditerranée, avant de s’évaporer. Ils ne laissaient du moins derrière eux qu’une branche particulière : les Normands de Rouen, auteurs du seul de leurs établissements qui ait durablement réussi, devenant même la base de départ de nouvelles entreprises. Avec ces Normands français et cléricaux en effet, le récit d’histoire universelle est propulsé vers l’an 1100 et le xiie siècle, en France et en Angleterre, vers l’Italie méridionale et la Sicile, l’empire grec1 et la Terre Sainte. Ces conquérants de la seconde moitié du xie siècle se sont parfois réclamés des victoires de leurs ancêtres païens et nordiques, tel Rollon, et de leur supériorité sur les Français - au nombre desquels, en même temps, ils ne refusaient pas forcément d’être comptés. Leur fierté même d’être les héritiers d’un peuple farouche, volant de succès en succès, rappelle d’ailleurs d’assez près un orgueil franc des temps carolingiens. Les historiens modernes ont consacré cette identification complète, jusqu’à une date récente. Pour Christian Pfister (1885), « cette race aventureuse n’a pas su se fixer au sol ; elle parcourt les mers à la recherche de nouvelles conquêtes »2. Pour Bernard Leblond, en 1966, pas de doute sur les raisons de leur dynamisme. Car ils sont « une race forte, en qui bouillonnaient toujours les violences des pirates. Ils portaient la démesure en tout. Dans l’acquisition des biens, des terres, des richesses. Et c’est ainsi qu’on ex­ plique la fameuse geste des Normands en Neustrie, en Angleterre, en Espagne, en Sicile, en Orient, dans d’autres lieux encore »3. L’Église de l’an 1000 a canalisé leur atavisme,

1.  On les y dit « Francs » : Shepard, « The Uses », p. 276-277. 2.  Pfister, Robert le Pieux, p. 217. 3.  Leblond, L’accession, p. 147.

L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 415-439.

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en les lançant dans des guerres de reconquête chrétienne, plutôt que civilisé leurs mœurs : des derniers envahisseurs, elle a fait les premiers croisés. On ne voit d’ailleurs pas, selon le paradigme de la vieille école, comment un environnement aussi rude et sauvage que la France du « premier âge féodal » aurait pu contribuer à les transformer. Violence et démesure sont en effet attribuées à tous les comtes et barons : le comte d’Anjou Foulques Nerra (987-1040) est plus belliqueux que le duc normand Richard II (996-1026), dans le royaume capétien. À la limite, la vieille école se persuade plutôt que ce sont les invasions normandes des ixe et xe siècles qui ont endurci les maîtres des châteaux érigés contre elles. La légende d’Ingon, transmise par Richer de Reims4, le donnerait à penser comme celle du comte d’Angoulême Taillefer, dans Adémar de Chabannes5. L’histoire critique, telle que nous sommes en charge de la faire vivre et d’en trans­ mettre les méthodes, ne peut toutefois s’en tenir aux races et à leurs atavismes, ni négliger, en l’espèce, les nombreux indices d’acculturation. Lucien Musset a fait justice, mieux que personne, de la plupart des marques scandinaves qu’on croyait voir dans les institutions ducales et l’aristocratie normande. Son œuvre représente les ducs normands de France comme de bons élèves des rois et comtes francs, et des gouvernants avisés, sachant s’adapter: ainsi « la Normandie est une création continue »6. Ce qui demeure le plus nettement de l’ADN des Vikings, ce sera donc désormais leur faculté d’adaptation. Suffisait-il, pourtant, d’être des guerriers vaillants et pragmatiques pour connaître la destinée et la réussite des Normands de France  ? Est-ce que les rois du Danelaw man­quaient de ces qualités, et est-ce que les Varègues n’auraient pas été capables de conquérir l’Asie centrale, au besoin, bien avant les tsars ? Il me semble que la survie de ces Normands de Rouen et leurs nouvelles entreprises doivent beaucoup aux particularités du milieu français féodal dans lequel ils ont pris place ou fait étape. De ce milieu, la vieille école se faisait une idée beaucoup trop négative, alors que l’érudition a démontré au fil du xxe siècle la continuité des lignées nobles : la société dite féodale était donc une société d’héritiers (et d’héritières), peu portée à une violence destructrice de ses héritages et de ses réseaux. D’autre part les suggestions de l’anthropologie aident les médiévistes occidentalistes, depuis quelques décennies, à saisir les limites et les codes de la guerre féodale ou plutôt, comme j’aime à dire, de l’interaction féodale, et la sociabilité chevaleresque que favorisait celle-ci, et à mesurer

4.  Richer, Histoire, I, éd. Latouche, p. 20-30. 5.  Adémar de Chabannes, Chronicon, éd. Bourgain, p. 148-149. 6.  Musset, Invasions, p. 267. Bonne synthèse sur la base des travaux de Lucien Musset, dans

Neveux, Aventure. 7.  Ou indifférencié : les droits et interdictions de la parenté paternelle et de la parenté maternelle sont équivalents. De là l’importance des mariages, évoquée plus haut par Michel Bur : supra, p. 386.

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la spécificité du système de parenté franc. En effet ce système que l’anthropologie appelle cognatique7, a la double propriété de favoriser l’héritage en ligne directe et une très forte exogamie qui pousse ainsi l’élite issue de l’aristocratie de l’empire carolingien à intégrer celles d’autres peuples, dès lors qu’ils sont chrétiens : ainsi les ethnicités se diluent-elles assez facilement. Il nous est donc possible de dédramatiser la France féodale, société d’héritiers (et d’héritières), Normandie incluse, même si notre documentation sur les débuts de celle-ci n’est pas pléthorique8: David Bates évoque pour elle un siècle obscur, le xe, suivi de quelques lueurs à partir de l’an 1000, produites tout de même par ce qu’il appelle des « miroirs déformants »9. Les chartes en faveur des églises normandes, rédigées en des termes assez convenus (à partir de 968 ou surtout 990) ne fournissent évidemment pas de quoi tout saisir. Les chroniques, plus nombreuses ici qu’ailleurs, ne laissent pas pour autant de poser des problèmes. Ainsi l’histoire des premiers ducs normands, rédigée entre 1015 et 1026 par Dudon de Saint-Quentin, est-elle ampoulée, suspecte d’affabulations : il a voulu satisfaire certaines attentes du duc Richard II (996-1026) en donnant de ses prédécesseurs une image à la fois forte et lénifiante, pas toujours cohérente. Comment par exemple les comtes Guillaume Longue Épée (931-942) et Richard Ier (943-996) avaient-ils pu devenir des parangons de foi (chrétienne et vassalique) et de paix évangélique, sans perdre quelque chose de leur dureté native, de leur virilité guerrière ? Ne faut-il pas laisser Dudon de côté pour cause de flatterie éhontée, comme le voulait Bernard Leblond ? Dudon de Saint-Quentin me semble toutefois, réflexion faite, moins en contradiction avec son environnement laïc et rustique, qu’avec la mythologie féodale noire de la vieille école et du récit national d’antan. Car dans la France de l’an 1000, guerre et paix sont particulièrement intriquées. Et l’autorité des comtes, à l’image de celle des rois, a besoin de convaincre de sa justice et de sa bonne volonté: elle y travaille donc activement, quitte à en rajouter sur l’idéal de paix et de foi, et je me propose ici de relire Dudon et d’autres récits de l’an 1000, au passage, dans cette perspective (II), après avoir envisagé (I) ce que nous savons des politiques des comtes de Rouen dans l’interaction féodale (jusqu’en 1026) et avant d’explorer (III) l’horizon soudain élargi ou transformé du duc de l’an 1000 et de ses barons. C’est en nous penchant sur ce moment charnière du règne de Richard II (996-1026), que nous aurons le plus de chances de saisir ce qui relie les entreprises vikings à celles des « Normands » français du xie siècle et ce qui les en distingue.

8.  Elle nous en dit très peu, notamment, sur le sort des paysans. On peine à interpréter la révolte évoquée par Guillaume de Jumièges au début de Richard II : The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, II, p. 8 (V.2). 9.  Bates, Normandy, p. XIV.

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I.  Les Normands dans l’interaction féodale On fait le parallèle entre la Normandie et le Danelaw10, en trouvant certaines res­sem­ blances, voire une influence du Danelaw, tout en relevant davantage de traits scandinaves dans celui-ci. En Normandie rouennaise la langue danoise se perd vite11, l’archéologie ne révèle pratiquement rien de Viking après 91112, et les barons du xie siècle ne paraissent pas des descendants de compagnons de Rollon13. Serait-ce parce que l’acculturation à la France a été rapide et totale ? Restent tout de même une marque en onomastique, une faiblesse séculaire de l’encadrement chrétien, des attestations par les chroniques de renforts danois dans les moments difficiles, et naturellement la revendication régulière d’une identité normande – alternant avec celle d’une fusion normanno-franque14. Il y a ici, si je ne me trompe, une différence importante avec le Danelaw : c’est que Rollon, lors de sa conversion, ne s’érige pas en roi rival du Carolingien qui le vassalise en 911. Instrumentalisé par celui-ci dans sa confrontation à un concurrent robertien, il prend place (il a peut-être déjà pris place15) comme comte dans un système politique dont les autres comtes sont les éléments essentiels et se trouvent à la fois solidaires et rivaux entre eux. En un siècle (893-991) de rivalités dynastiques et de conflictualité très visqueuse, les avancées et reculs des uns et des autres sont vouées à n’être que limitées. D’autres Normands, installés sur la Loire, un temps maîtres de la Bretagne, sont détruits ou expulsés, mais ils étaient païens et probablement moins bien placés16. C’est pour

10.  Mots attestés à partir de 1006 et 1008. Voir la réflexion pionnière de Musset, « Pour l’étude comparative ». 11.  Bates, Normandy, p. 20-21 (elle est trop éloignée du français, et il semble y avoir peu de femmes venues de Scandinavie). Le critère onomastique est d’un maniement difficile, et il y a tout un chapitre sur les incertitudes dans le livre de références : Adigard des Gautries, Noms de personnes scandinaves. Il est toutefois significatif que l’onomastique scandinave ait laissé des traces en des zones comme le Caux, le Bessin, le nord du Cotentin. L’influence scandinave sur la langue française concerne largement le domaine maritime, celle sur le droit normand est bien difficile à voir, tant on en sait peu sur le droit scandinave des ixe et xe siècles. Musset, Nordica et Normannica, p. 145-156, signale quelques influences anglo-scandinaves, suggestives. 12.  On n’a pas retrouvé de runes ni de sépultures (sauf peut-être sur l’estran, à Saint-Vaast-laHougue). Une hache et deux petits marteaux de Thor remontent à la phase antérieure à 911. Les Vikings dans l’empire franc, éd. Ridel, p. 63, 70, 72 ; Renaud, Vikings, p. 121. 13.  Musset, « L’aristocratie normande », p. 72. 14.  Davis, Normans and their Myth, Albu, Normans in their Histories, et en dernier lieu Van Houts, « Qui étaient les Normands ? ». 15.  Là-dessus, voir les hypothèses récentes de Bauduin, Première Normandie, p. 97-134. 16.  L’histoire des Normands en Bretagne a été éclairée par Hubert Guillotel dans Chédeville et Guillotel, La Bretagne, p. 368-402.

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leur faire lâcher Charles le Simple et les opposer aux Normands de la Loire comme aux Bretons, que les comtes soutenant le roi Raoul, puis ce roi lui-même consentent des accroissements aux Normands de Rouen. Nous suivons cela mieux qu’avant, à partir de 919, par les Annales de Flodoard de Reims. Les Normands de la Seine, comme d’autres, ont mis très tôt le pied à terre et à l’étrier17. Naturellement, ils ne cessent pas du jour au lendemain de razzier des régions voisines, mais Flodoard ne leur impute aucunement la politique de terreur, la capture d’esclaves et l’extorsion de tributs que pratiquaient les païens normands du ixe siècle : il atteste même dès 925 que leur terre peut à son tour subir des pillages, à titre de représailles (par les Parisiens)18. Cela ressemble à des actes de la guerre féodale symétrique, en des chevauchées, sans grande bataille. Dès 939 et 940, des Normands viennent à la rescousse de certains protagonistes francs (Herluin de Montreuil, Hugues le Grand) contre d’autres, en tant qu’alliés ou vassaux19. Fils de Rollon, le comte Guillaume Longue Épée tire fort bien son épingle du jeu, j’allais dire son épée, en se ralliant sans hâte au roi carolingien Louis IV. Flodoard mentionne son meurtre dans un guet-apens, (survenu fin décembre 942), par des hommes du comte de Flandre (marquis) auquel l’opposait une querelle frontalière20. Mais l’affaire est transfigurée, assez vite, dans une Complainte, en un sacrifice consenti par fidélité envers le roi Louis IV, dont Guillaume voulait restaurer la puissance : ainsi Richer de Reims (années 990) et Dudon de Saint-Quentin le voient-ils21. Son fils Richard Ier encore enfant court alors le risque, très souligné par Dudon22, de se voir spolié par Louis IV lui-même. Un moment, on dirait bien que celui-ci s’est entendu avec son grand rival le duc Hugues le Grand pour bouter les Normands hors de France. On dirait bien… mais ce n’est pas tout à fait sûr. La résistance opposée à Louis IV par les Normands païens de Bayeux et sa brouille rapide avec Hugues le Grand font en tout cas échouer la manœuvre, et l’alliance normande est alors renversée : Richard Ier paraît ensuite bien soutenu par le duc Hugues le Grand et par son fils Hugues Capet23. En 948 et 949, d’ailleurs, des Normands combattent avec les vassaux d’Hugues le Grand

17.  Les prairies normandes sont certainement favorables à l’élevage chevalin, même si l’on ne fait que l’entrevoir : Barthélemy, « Économie monastique », p. 213. Sur l’adaptation des Normands à tous leurs adversaires : Strickland, « La chevalerie des Normands ? ». 18.  Flodoard, Les annales, éd. Lauer, p. 30-31. 19.  Ibid., p. 72 et 76. 20.  Ibid., p. 86 (Flodoard le place en 943, mais cela s’est produit le 17 décembre 942). 21.  Richer, Histoire, I, éd. Latouche, p. 168-180. Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 196-200 (III. 52-57) et 207-209 (III.62-64). 22.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 224-231(IV. 70-75). 23.  Sur tout cela, Bates, Normandy, p. 13-14.

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en assiégeant Soissons avec lui, contre le roi carolingien. Flodoard nous fournit par là24 une nouvelle attestation de ce service des Normands hors de Normandie, dans une guerre féodale. On peut encore douter à la rigueur de leur intégration, à lire le récit par Dudon de la coalition fomentée par Thibaud de Blois, dit « le Tricheur », avec le roi Lothaire, contre Richard Ier, entre 962 et 967. Pour se défendre il fait appel à des Danois païens (c’est le « renfort de Dacie »), et les gratifie d’un sermon en faveur de la conversion : ceux qui refusent de l’écouter sont invités à s’en aller piller l’Espagne25. Mais le salut du comte Richard, un moment assiégé dans Rouen, doit aussi avoir quelque chose à voir avec la neutralité du duc Hugues Capet, certainement bienveillante à son égard26. Les combats ont alterné avec des débats, et une charte de 968 porte la trace d’un plaid réunissant Francs et Normands27. À partir de là, on a beau se souvenir encore, plus d’une fois en France, du lourd passé dont le baptême des Normands les a un jour absous, chacun les considère comme du royaume. Richer de Reims a beau les appeler « les pirates » de bout en bout de ses Histoires, il a idéalisé Guillaume Longue Épée28, et il salue l’avènement d’Hugues Capet (987) comme « roi des Gaulois29, Bretons, Danois, Aquitains, Goths, Espagnols, Gascons » – ce qui repousse les Normands un peu à part du roi et de son cercle rapproché, parmi ce qui ressemble à des peuples satellites30. Sous le règne d’Hugues Capet, « les pirates » se mettent au service de Foulques Nerra et s’illustrent au siège de Melun, contre les tenants d’Eudes Ier de Blois, pour le compte du roi (991)31. Pour autant le soutien normand à celui-ci n’est pas inconditionnel. Peu après (992), Richer de Reims signale « les pirates » aidant le comte de Rennes, à Nantes (avec une flotte) contre Foulques Nerra32 et ceux qui ont quitté le roi pour aider

24.  Flodoard, Les annales, éd. Lauer, p. 111. 25.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 270-287 (IV. 107-124). Les faits de guerre ne sont que des

rapines, non des massacres comme ceux imputés à Hastingus et à Rollon, avant sa conversion. Cet épisode est bien commenté par Lot, Les derniers Carolingiens, p. 33 et app. VIII. 26.  Bates, Normandy, p. 13-14. 27.  Fauroux, Recueil, no 2. Avec un écho dans Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 270 (IV.108). Nous ne savons pratiquement rien de la politique normande durant les vingt années qui suivent : difficile de dire si Richard Ier a contribué à l’élection royale d’Hugues Capet en 987. 28.  Richer, Histoire, I, éd. Latouche, p. 168 et 172 (II.28 et 30) l’appelle « duc des pirates », dans le moment même de cette idéalisation, qui le montre impulsif (brut de décoffrage) pour la bonne cause, et il reprend cette appellation pour Richard Ier à sa mort en 996 : ibid., II, p. 328 (IV.108) 29.  C’est-à-dire des Francs : le titre usuel est simplement « roi des Francs ». 30.  Richer, Histoire, II, éd. Latouche, p. 162. Ces ethnies correspondent à des principautés qui sont en réalité inégalement ethniques. 31.  Ibid., II, p. 272. 32.  Ibid., II, p. 282.

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Eudes Ier contre son allié Foulques33. Les visées angevines sur la Bretagne inquiètent probablement Richard Ier, mais les comtes de la Loire en sont déjà à recruter des vassaux « mercenaires »34 et il est probable que les « pirates » sont de l’autre côté aussi contre rémunération. Plus suggestive encore, l’intervention d’un ost du comte Richard Ier pour dissuader Hugues Capet de faire campagne contre le comte Albert de Vermandois35. Voilà un « pirate » qui a bien compris comment on joue sa partie dans l’interaction féodale ! Sans parler de sa familiarité avec la monnaie postcarolingienne, dont témoigne avec éclat le trésor de Fécamp, découvert en 196536 : on est loin des échanges au poids et de l’usage d’un dirham d’argent d’origine afghane, dans le mini-trésor de Saint-Pierredes-Fleurs enfoui vers 890 par un guerrier de la « grande armée »37. À la génération suivante, Richard II se trouve à la tête d’une principauté postcarolingienne bien ordonnée, dont les institutions ne doivent pas grand-chose au monde scandinave38, et il donne l’impression, à première vue, d’être un vassal (fidèle) exemplaire de Robert II. Des chartes de 1006 (Fécamp) et 1023 donnent une belle image de ce duc très chrétien accolant un roi très chrétien39 : l’un et l’autre amis de la paix et de la justice, donc des églises et du sévère Guillaume de Volpiano. Dès 1003, Richard a participé à la première expédition bourguignonne du roi, avec beaucoup de Normands (30 000 selon Raoul Glaber) qui ont paru constituer, au siège d’Auxerre, le fer de lance de l’armée40. En 1006, il se joint au roi son seigneur, avec un contingent substantiel, dans l’ost qui vient défendre Valenciennes, de concert avec l’empereur et le comte de Hainaut, contre le comte de Flandre41. Il n’y passe pas inaperçu, nous le verrons. Et pour finir, son fils héritier, Richard III, associé à lui depuis quelques années, épouse la fille de Robert le Pieux, Adèle (en lui constituant un douaire42). Rien de plus « normal » aussi que sa politique de voisinage, alternant des hostilités ciblées et des intermariages, avec le comte Geoffroi de Bretagne, Eudes II de Blois et même le roi anglais Ethelred : entre deux confrontations, il leur donne ses sœurs (et reçoit celle de Geoffroi). Habituellement le roi des Francs n’y trouve pas trop à redire – ne règne-t-il pas, en un sens, à la faveur des divisions entre ses principaux vassaux ? Pourtant, à trois reprises, on peut se demander si Robert et Richard sont absolument d’accord face 33.  34.  35.  36.  37.  38.  39.  40.  41.  42. 

Ibid. Ainsi Foulques Nerra : Ibid., II, p. 282. Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 294 (IV.127). Dumas-Dubourg, Le Trésor de Fécamp. Vikings dans l’empire franc, éd. Ridel, p. 63. Musset, « Origines et nature ». Fauroux, Recueil, no 9. Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 120-124 (II.15-16). Gesta episcoporum cameracensium, éd. Bethmann, I.114, p. 452. Fauroux, Recueil, no 11 (996-1008).

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à Eudes II. Lorsque Robert les réconcilie tous deux en 1013, selon Guillaume de Jumièges, c’est pour freiner le Normand (dans la logique du système visqueux). Face à Thibaud et aux comtes du Maine et de Meulan, Richard a fait appel à deux Vikings païens, dont Olaf Haraldson (le futur saint Olaf ). Il n’a pourtant pas besoin d’eux pour infliger une défaite à la coalition, et ils ne s’en prennent qu’aux Bretons : de quoi faire craindre au Capétien le retour des invasions d’antan, à en croire Guillaume de Jumièges43. Vers 1023 en revanche, c’est Richard qui s’interpose au profit d’Eudes, s’il faut décrypter ainsi la lettre fameuse dont Michel Bur a éclairé le contexte et les enjeux44. Au même moment (1022) c’est Richard qui dénonce au roi l’hérésie d’Orléans (dont il a été averti par un de ses parents, agissant comme une sorte d’agent secret45), et c’est là sans nul doute un coup porté à la reine Constance et au parti angevin, au profit d’Eudes II46. On s’aperçoit enfin, grâce à Guillaume de Jumièges47, que Richard II a marié une de ses filles au comte bourguignon Renaud, principal opposant au parti royal en Bourgogne48, (depuis l’expédition de 1003) : il y a donc eu des contacts entre adversaires, et des brouilles entre alliés, puisque Renaud appelle les Normands à l’aide contre Hugues de Chalon, évêque d’Auxerre et grand appui du roi. Mais là encore, rien de plus typique de la politique féodale que ce genre de chassé-croisé. Et le vaincu n’est pas traité de manière trop barbare, mais simplement contraint, dans la pure tradition carolingienne49, à une harmiscara ou hachée en bon ancien français. Cette humiliation réservée aux chevaliers inverse un moment leur statut en les obligeant à porter sur eux une selle ; elle est toutefois, par là-même, un indice de leur statut et de cette hachée fugitivement désagréable, ils se remettent tout de même mieux qu’ils ne l’auraient fait de la hache d’un Viking souhaitant inspirer la terreur ! Car enfin, ce n’est rien de plus qu’une humiliation passagère, consistant à marcher en portant une selle sur le dos : elle inverse la posture chevaleresque, mais en même temps, puisqu’elle leur est réservée, elle atteste du statut chevaleresque de ceux qui la subissent et qui vont bientôt le reprendre… Trouvons-y donc une marque de ce souci d’épargner l’adversaire (sparing enemies), cher à John Gillingham, particulièrement marqué dans la France féodale et que des Normands introduiront en Angleterre en 106650.

43.  The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, II, p. 24-26 (V. 10 à 12) 44.  Bur, Formation, p. 153-171. 45.  Aréfast, apparenté à la duchesse Gonnor. « Je suis vassal de ton très fidèle comte », aurait-il dit

à Robert le Pieux selon un récit rédigé vers 1087 (Saint-Père de Chartres, I p. 112). 46.  Bautier, « L’hérésie d’Orléans ». 47.  The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, I, p. 38-39 (V.16). 48.  Bur, Formation, p. 155. 49.  Mœglin, « Harmiscara ». 50.  Gillingham, « 1066 and the Introduction ».

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II.  L’image des Normands dans les chroniques de l’an 1000  Mais restons en l’an 1000 : est-ce que les chroniques et hagiographies, soudain plus denses à la faveur de ce que Pierre Riché appelait « la troisième renaissance caro­ lin­gienne  »51 s’accordent toutes pour décerner aux Normands de Rouen un double certificat de nationalité franque/française et de bonne conduite chrétienne ? La plus négative à leur encontre est celle du moine limousin Adémar de Chabannes, du fait que l’Aquitaine subit encore en son temps des raids. L’aristocratie aquitaine se fait même prendre en bataille et rançonner, le duc Guillaume le Grand s’échappant de justesse, d’un grand coup de rein et avec l’aide de Dieu52. Une autre fois, vers 1010, un commando viking s’empare par surprise d’une vicomtesse de Limoges qui faisait ses dévotions à Saint-Michel en l’Herm et l’emmène captive en Irlande53. Adémar ne cite que des Normands païens et prédateurs, de l’Espagne à l’Allemagne, selon lui Rollon a été relaps54, et la générosité de Richard II envers les églises ne lui est pas connue : tout au plus signale-t-il que ce comte s’est entremis pour obtenir la libération de la vicomtesse, pour laquelle une forte rançon avait été versée en vain, vue la mauvaise foi de ses ravisseurs55. C’est un son de cloche très différent que fait entendre la chronique du moine bourguignon Raoul Glaber, il est vrai disciple de Guillaume de Volpiano auquel Richard II a remis l’abbaye de Fécamp. Pour lui, la conversion des Normands, comme celle des Hongrois, est une sorte de miracle de l’an 1000. Naguère dévastateurs, conduits sur les chemins de la Gaule par le transfuge Hastingus56, ils ont été stoppés par la victoire d’un duc de Bourgogne et finalement, devenus catholiques, admis à se réunir aux Francs et aux Bourguignons pour appartenir « de nom comme de fait », au même royaume. Une lignée de ducs excellents, depuis lors, conjoint la valeur guerrière à l’amour de la

51.  Riché, Grandeurs, p. 167-238.

52.  Adémar de Chabannes, Chronicon, éd. Bourgain, p. 172 (III.53). Le « coup du fossé » paraît lié aux Normands : également pratiqué par les Bretons selon Richer, Histoire, II, éd. Latouche, p. 282-4 (IV. 83-84) et contre eux au témoignage de Guillaume de Jumièges : The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, II, p. 26 (V.11). 53.  Adémar de Chabannes, Chronicon, éd. Bourgain, p. 164 (III.44). 54.  Ibid., p. 140 (III.20). 55.  Ibid., p. 164 (III.44). Dès lors, Adémar peut se réjouir d’une victoire italienne des Normands du duc, juste après avoir célébré la défaite à Clontarf de Normands païens envahisseurs de l’Irlande : ibid., p. 173-174 (III.55). 56. Selon Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 154 (II.13), au contraire, Alstignus a fini par passer aux Francs. De toute manière l’an 1000 garde l’idée qu’au temps des incursions païennes, il y avait déjà des va et vient !

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paix, et fait régner effectivement l’ordre et la justice en sa province. Foi chrétienne et lien social, c’est tout un. Ni vol ni fraude n’y perturbent les affaires et « le monde entier » bénéficie des libéralités ducales – entendez que le duc sustente les moines réfugiés venus du Sinaï depuis la persécution d’al-Hakim, et envoie de l’or à Jérusalem (par la main du moine lorrain Richard de Saint-Vanne, grand constructeur de « blanches églises » devant l’Éternel)57. Du coup, chaque fois que le duc ou les Normands reparaissent dans les Histoires de Raoul Glaber, c’est pour s’y faire couvrir d’éloges, ils contribuent à orner la chrétienté du célébrissime « blanc manteau d’églises », et partout ils font avancer la civilisation des mœurs. On peut bien leur passer quelques concubines, par une indulgence qui n’est pas rare envers les princes convertis dont l’Église apprécie le soutien58. Les entrefilets de Raoul Glaber posent des problèmes de véracité. L’histoire critique ne peut entéri­ ner ni rationaliser tout ce que cet auteur enthousiaste (ou plutôt bipolaire) affirme à l’emporte-pièce. Comment se priver toutefois de certains indices, qui permettent de formuler des hypothèses ? Pourquoi d’ailleurs suspecter davantage son optimisme sur le chapitre des Normands que les notations d’Adémar de Chabannes en sens contraire ? À tout le moins la thématique du retournement miraculeux des Normands paraît-elle largement répandue, lorsqu’il s’agit de conversion59. Elle se retrouve, sans surprise, dans l’Histoire de Dudon de Saint-Quentin. Cet auteur aux gages de Richard II, certainement à l’affût de ses attentes, ne laisse pas que de délivrer le même message que Raoul Glaber – faire écho à la même « communication », comme nous dirions. Les enjeux de son œuvre assez longue, on dirait même pleine de longueurs60, profuse et confuse, ne sont pas tous faciles à déceler. Il écrit en prosimètre, dans un latin sophistiqué reflétant un enseignement un peu différent de celui de Reims, et prend modèle sur la tradition des histoires de peuples. On voudrait qu’il ait recueilli quelques traditions « scandinaves », à travers par exemple le scalde de saint Olaf, mais cela reste hypothétique61. Œuvre scolaire, donc irréelle ? Il est difficile pourtant de ne pas admettre qu’il a pu recueillir des mémoires normandes ou des bribes de légendaire

57.  Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 70-74 (I. 19 à 21). 58.  Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 258 (IV.20) : il excuse le duc en rappelant que

le patriarche Jacob avait des concubines et qu’Hélène, la mère de Constantin, en était une. Adam de Brême, Gesta, éd. Lappenberg, p. 343 (III.20) passe de même à son ami le roi danois Sven Estridsen (1047-1074), qui accepte pour le reste la civilisation chrétienne de ses mœurs, son goût immodéré pour les banquets et pour les femmes, invétéré chez les habitants de la « Normandie », c’est-à-dire, pour lui, des pays scandinaves : (ibid., p. 242, III.21). 59.  Il n’y a pas ici de ces figures de « bons païens » qui ont intéressé, dans les sources sur l’Europe du Nord autour de 1000, Gautier, Beowulf au paradis. 60.  Histoire littéraire, p. 63. 61.  Les débats sont résumés dans Coumert, « Récits d’origine », p. 138-139.

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déjà constitué, à travers Raoul d’Ivry dont il se réclame, et avant de retravailler tout cela pour les besoins de l’an 1000. Dans ce récit « national » normand de l’an 1000, la double affirmation guerrière et pacifique se retrouve. Rollon est crédité d’une justice sévère contre le vol (principal délit dans les justices de l’an 1000) recourant à l’ordalie dans la plus pure tradition carolingienne pour confondre les coupables62. Parti de « Dacie » (Danemark) pour ne pas s’incliner devant un roi et à la tête de jeunes en quête de seigneuries, il a écumé Flandre, France et Angleterre, tuant et ravageant, à la manière de Hastingus (ici né scandinave). Ainsi tout l’univers a résonné du bruit de ses armes63, sans qu’il pense à négocier et à doser (tout de même) autant que les Vikings du ixe siècle d’après les Annales franques64, avant de faire une fin chrétienne et vassalique. L’image lénifiante des Normands cohabite avec le maintien de leur utile réputation de peuple invincible et farouche, à laquelle tiennent l’Encomium Emmæ Reginæ et Guillaume de Jumièges65. De Richard Ier, son commanditaire, le thuriféraire stipendié qu’est Dudon de SaintQuentin assure la transfiguration en adepte des Béatitudes: n’a t-il pas toujours œuvré pour la justice et la paix, d’un cœur simple et dans l’humilité, en une politique tirée du Sermon sur la Montagne66  ? Ce petit-fils de Viking devient un émule de Géraud d’Aurillac tel que l’a peint son hagiographe Odon de Cluny (à ceci près qu’il n’est guère sensible aux souffrances des paysans). Mais précisément, c’est par le même processus, parce que saint Géraud et lui ont été des praticiens avisés de l’interaction féodale67, dans laquelle il convient de faire alterner guerre et paix, arrogance et profil bas68. Ce sont des défenseurs de la justice attachés en priorité à réclamer ce qui leur est dû, à légitimer toutes leurs revendications. Ce sont des pacifiques à temps, non à contretemps : miséricordieux à l’égard de chevaliers de même rang dont ils attendent

62.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 172 (II.32).

63.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 167 (II.27), avec des expressions qui sonnent plutôt la chevalerie du xie siècle : spectacle des armes, réputation acquise « dans le monde entier », en dépit des dévastations et des massacres (dramatisés par Dudon) du Viking qu’il était. 64.  Nelson, Charles le Chauve, p. 174-175, 216-217. En dernier lieu Bauduin, Monde franc. 65.  Encomium, éd. Campbell, p. 32 (II.16) : texte écrit par un moine de Saint-Bertin en 1041 ou 1042. The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, II, p. 14 (V.4), où les Normands de France montrent qu’ils sont une gens ferocissima : même les femmes se battent pour mettre en fuite en 1001 les Anglais d’Ethelred, ce qui est évidemment pour eux la honte suprême ! 66.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 293-294 (IV.127), à l’occasion d’une médiation entre le roi Lothaire et le comte de Flandre, Barthélemy, An mil et paix de Dieu, p. 247-248. 67.  Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 48-58. 68.  Ainsi le comte d’Anjou Foulques Nerra, de manière particulièrement significative et en dépit de sa réputation d’être une terreur (de l’an 1000 !), dans Richer, Histoire, II, éd. Latouche, p. 294296 (IV. 91-92).

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en retour estime et ralliement, selon un véritable tropisme chevaleresque, intéressés à maintenir l’équilibre (donc la rivalité latente) entre leurs voisins et partenaires par leur médiation. Tel Richard Ier prêchant la paix, comme on l’a vu, entre Hugues Capet et Albert de Vermandois  ! Il suffit, à la limite, de sélectionner la moitié des faits et de les interpréter dans un sens évangélique pour que tout féodal, et peut-être même tout Viking, devienne un des hommes de bonne volonté qui font régner la paix sur terre. Cnut le Grand n’en est pas loin non plus, à lire l’Encomium Emmæ69. Cependant la vengeance de sang n’est abolie ni dans le monde viking ni dans le monde féodal, et le texte même de Dudon de Saint-Quentin ne fait pas tout pour en effacer la pensée de l’esprit de son lecteur. Autre double discours. Le récit canonique du « traité de Saint-Clair-sur-Epte », propre à Dudon, vient cent ans après et reconnaît l’allégeance ducale au roi70, de qui la Normandie est tenue en « alleu », donc patrimoine héréditaire (mais non terre entièrement indépendante71). Inventée après coup, la scène du roi renversé72 a fait s’esclaffer tous les écoliers de naguère, et gageons que, déjà, elle a fait rire dans Rouen vers 1020, égayant les jours de pluie ! Nous pouvons tout de même la trouver un peu irrespectueuse de ce principe royal qu’en apparence Richard II et les Normands servent si bien dans Robert le Pieux : on me dira que le roi bafoué n’était pas de ses ancêtres et qu’il faut bien se défouler de temps en temps, quand on est contraint à une forme de dépendance, même honorable. Mais tout de même, racontée dans le palais de Fécamp quand le duc Richard II est en train de le rénover et de l’embellir73 et devant des scribes dont le mot monarchus surgit parfois sous la plume après le nom de Richardus, est-ce si anodin74 ? Dudon de Saint-Quentin dépeint aussi, rétrospectivement, le jeune Richard Ier « soumis à Dieu seul, gouvernant en roi le royaume de Normandie »75,

69.  Encomium, éd. Campbell, p. 34-36.

70.  Le plus ancien témoignage sur cette concession est une charte royale de 918 signalant qu’elle a

été faite pro tutela regni (Recueil des actes de Charles III, éd. Lauer, no 92). 71.  Il y a des alleux normands qui doivent des services (Fauroux, Recueil, no 98, 1041) et pour lesquels on est vassal (ibid., no 113, 1043-8). En Normandie comme en pays de Loire, on ne trouve donc pas une opposition complète entre alleu et fief au xie siècle. 72.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 169 (II.29). 73.  Renoux et al., Fécamp. 74.  Fauroux, Recueil, no 31 (1017-1025). Sa titulature est à géométrie variable, il est moins souvent duc que comte (jamais duc en présence du roi), il apparaît au besoin comme prince, marquis, patrice. On trouve l’expression monarchia Normannorum, dans un acte d’entre 1028 et 1035 : Chartes de l’abbaye de Jumièges, éd. Vernier, no 13. Et il n’est pas évident, pour le rédacteur d’une autre (ibid., no 16, avant 1031 ou peut-être 1035) que la regni Francorum monarchia de Robert le Pieux englobe la Normandie, puisqu’il évoque l’éventualité d’une guerre entre la France et celle-ci. 75.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 250 (IV.93).

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et au besoin celui des Francs76. Cela tendrait à révéler, derrière la fidélité de Richard II, certaines arrière-pensées (dont il n’aurait pas le monopole). Ralph Davis suggère avec finesse que Dudon de Saint-Quentin peut avoir été « défensif », si Richard II était calomnié (ou démasqué) pour des connivences païennes ou celles de son père77. C’est pourquoi il fallait que Richard Ier vers 965 catéchise durant trois folios le « renfort de Dacie »78. Il y a un temps pour les bonnes histoires (roi renversé), un autre pour les bonnes paroles. Une des causes du rejet « positiviste » de Dudon de Saint-Quentin79 (comme de Richer) est la place tenue par les discours (rhétorique) et les débats : la vieille école (sauf fugitivement Ferdinand Lot) les jugeait improbables dans un premier âge féodal gouverné par des brutes incultes, tenant « de l’enfant et du sauvage », comme dit encore un essai en date de 199080. Or naturellement les tractations du xe siècle entre comtes et rois ne se faisaient pas en latin, mais il y en avait beaucoup. Le fond des « sophismes » rapportés d’abondance par Dudon de Saint-Quentin (mais aussi par Richer de Reims, avec seulement un peu plus de concision) paraît moins improbable que leur forme. C’est toute l’ambivalence de la relation entre seigneur et vassal, ou entre vassaux du même seigneur, qui s’expose dans les pages interminables sur la crise de 943-94581. Et je suis très tenté de voir dans le débat de Guillaume Longue Epée avec le perfide Rioul en 933 un écho de tensions de l’an 1000 entre des jeunes et vieux, entre des chevaliers de maisnie venus de France, normands d’adoption, et des barons normands de souche82.

76.  Ibid., p. 265 (IV.103), où habilement cela prend la forme d’une critique jalouse proférée par le comte de Blois : Richard Ier se serait « élevé avec aplomb au-dessus des Francs », de sorte que « toutes leurs difficultés sont traitées par lui ». Mais il en reste évidemment quelque chose dans l’esprit du lecteur : l’idée que la lignée ducale serait le grand recours possible, si la dynastie capétienne venait à sombrer ? 77.  Davis, The Normans and their Myth, p. 51. 78.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 283-285 (IV.121) et sur le manuscrit de référence, fol. 283-285. 79.  Incarné par Prentout, Étude critique, dont il faut tout de même rappeler qu’il ne faisait que revenir aux positions d’érudits mauristes comme Dom Rivet (1742) abandonnées en 1865 par Jules Lair. Les historiens récents tirent à boulets rouges sur Prentout, car ils sont sous l’influence d’un antipositivisme primaire diffusé dans les années 1970 par les beaux esprits. Prentout avait pourtant compris Dudon et ses préoccupations avec beaucoup de profondeur, et il savait voir en lui un peintre, par projection imaginaire sur le passé, de la société féodale de son temps (excellentes pages sur l’hommage et l’alleu : p. 231-240, 416-417). Prentout avait tendance à refuser tout ce qui, de Dudon, n’était pas confirmé par une autre source, ce qui était parfois un peu sévère ; aujourd’hui au contraire, on a tendance à accepter tout ce qui, de lui, n’est pas expressément démenti par ailleurs, ce qui est un peu indulgent et permet de trouver chez lui un point de départ pour la construction d’hypothèses séduisantes, parfois imparfaitement étayées. 80.  Krynen, Empire du roi, p. 8. 81.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 232-236 (IV. 76-80). 82.  Ibid., p. 187-188 (III. 43-44).

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Un des thèmes forts de Dudon de Saint-Quentin n’est autre d’ailleurs que celui du métissage (favorisé par la forte exogamie de l’élite postcarolingienne). Rollon a eu un songe, dans le temps de son paganisme prédateur, prémonitoire de son retournement et de la formation, sous lui et ses descendants, d’un peuple élu par la fusion de plusieurs autres83. Dudon de Saint-Quentin et le duc Richard II voulaient montrer que les Normands étaient aussi français, selon Ralph Davis84, et les enquêtes de Lucien Musset l’ont fait conclure (même si des interrogations subsistent85) à une nouvelle aristocratie normande, pour le moins composite (origines de toutes provinces voisines, plus visibles que les ancestralités scandinaves ou anglo-scandinaves), formée sous Richard II86. Par la suite la fierté d’être d’origine scandinave87 alterne avec celle d’être issu d’un glorieux croisement entre Normands et Francs88. Dudon de Saint-Quentin signale, dans la paix ducale, la prospérité du port de Rouen, fréquenté par des « Belges, Celtes, et Anglais »89, ce qui en fait une place importante d’échanges interrégionaux (entre Flandre, France et Angleterre) auxquels sa position lui donne vocation de participer. D’autre part, il fait pleurer la mort de Richard Ier par toute une série de peuples, « Grecs, Indiens, Frisons, Bretons, Danois, Anglais, Écossais et Irlandais » 90, que Lucien Musset91 et David Bates92 interprètent comme des marchands. Dudon ne voudrait-il pas faire de la Normandie un des points nodaux du système monde cher à Philippe Beaujard, le connecter à l’océan Indien ? Il est vrai qu’on peut penser aux Juifs dont une lettre de la Geniza du Caire a révélé la présence93, mais il pourrait suffire que ce soient des moines grecs et arméniens bénéficiaires des dons ducaux94. 83.  Ibid., p. 146 (II.6). 84.  Davis, The Normans and their Myth, p. 54. Voir tout de même la fierté d’être un peuple victo-

rieux des Français, installé à leur corps défendant, dans Encomium, éd. Campbell, p. 32. 85.  Je me demande si Musset n’écarte pas un peu vite, comme un « faux bruit » (Musset, « Aux origines », p. 47), l’ascendance scandinave des Tosny signalée par Orderic Vital, en privilégiant l’ascendance française détectée dans les sources diplomatiques. 86.  Musset, « L’aristocratie normande ». Un exemple de métissage serait Herluin, dont la Vita du début xiie siècle est interpolée dans Robert de Torigny : The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, II, p. 60. 87.  The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, éd. Chibnall, IV, p. 82. 88.  Miracula sancti Audoeni, AA SS, p. 829. Inventio sancti Vulfranni, éd. Laporte, p. 35. 89.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 224 (vers à la suite de IV.69). 90.  Ibid., p. 127 (v.76-79). 91.  Musset, « La Seine normande », p. 346. 92.  Bates, Normandy, p. 129. 93.  Une lettre de la Gueniza du Caire évoque un peu plus tard le défaut de justice du duc Robert (1027-1035) après le meurtre du fils d’un riche Juif de « Rodom qui est dans le pays de França » (trad. Golb, The Jews, p. 551-556). 94.  Les Arméniens sont évoqués dans l’Inventio sancti Vulfranni, éd. Laporte, p. 35.

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En tout cas, on peut faire l’hypothèse que les revenus tirés du port de Rouen, sur lequel il assure la paix, permettent au duc Richard II d’équiper ses vassaux de maisnie en « brassières et baudriers, cuirasses et casques, destriers, haches, épées merveilleusement ornés d’or »95. On peut même se demander si les « blanches églises » qu’il aide à financer comme les autres princes, et sans doute davantage dans une émulation de prestige96, ne représenteraient pas en quelque manière un blanchiment d’argent sale (provenant en partie du trafic d’esclaves). Nul n’appelle pourtant Richard II « duc des pirates ». Dans leurs interventions au service du roi Robert, ses Normands passent souvent pour le fer de lance de ses osts, mais cela veut-il dire qu’ils s’y comportent plus durement que d’autres ? À l’inverse, un esprit moderne prévenu contre la féodalité et les Vikings sera très tenté de suivre leurs détracteurs occasionnels trop aveuglément. Christian Pfister, auteur en 1885 d’une belle étude sur Robert le Pieux (encore utile), ne pouvait pas s’empêcher d’évoquer l’horreur et des pillages atroces dès que paraissent Richard II et les Normands qui le servent, dans les « guerres civiles »97 du royaume capétien. Sur Lacman98 et Olaf, il amplifie Guillaume de Jumièges99. Surtout, il voudrait que les Gesta episcoporum cameracensium portent la trace de « ravages atroces »100, à grande échelle, par les troupes de Richard II, lors de l’ost royal de 1006 pour Valenciennes. Il est intéressant de regarder cela de plus près. Il s’agit d’un de ces récits de miracles de vengeance des saints morts à reliques, très caractéristiques de l’hagiographie du haut moyen âge et de l’an 1000, dont une lecture oblique, évitant de se focaliser sur ce que Roland Barthes appelait « les lieux brûlants de l’anecdote », peut réserver des surprises101. Saint Vindicien, qui fut un évêque de Cambrai au viie siècle, porte un nom tout trouvé pour se montrer « vindicatif ». Ses reliques se trouvent à l’abbaye de chanoines de Mont-Saint-Éloi, elle a en réserve de l’argent et des vivres attirant sur elle la cupidité des Normands du duc Richard. L’un d’entre eux tue d’un trait de lance l’un des prêtres qui leur résistaient, un autre escalade le toit de l’église, y pénètre et prend à revers cette courageuse et malheureuse prêtraille : de là blasphème, pillage et naturellement, toute protection sainte leur étant 95. Comme Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 187 (III.44), le fait proposer par son aïeul. 96.  Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 162-164 (III.13) : dans ces lignes célébrissimes,

inspirées de Guillaume de Volpiano, on remarque trop peu la notion de dépense de prestige, avec surenchère par rapport à des constructions déjà suffisamment belles. 97.  Ce mot se lit dans Richer, Histoire, II, éd. Latouche, p. 278 (IV.81). 98.  Adigard des Gautries, Noms de personnes scandinaves, p. 69, explique que c’est un nom de fonction (« homme de la loi »), plutôt que de personne. 99.  Pfister, Robert le Pieux, p. 212-4. 100.  Ibid., p. 219. 101.  Barthélemy, Chevaliers et miracles, p. 72-83 et 138-153.

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retirée, ces brigands profanateurs deviennent la proie des démons. L’un d’entre eux a la langue brûlée, un autre se déchire lui-même à belles dents: ils ont le diable au corps, en eux se déchaînent des fureurs de l’an 1000, d’un type à vrai dire assez courant ! Ils ne sont pas seuls, au demeurant, à transgresser des propriétés ou privilèges ecclésiastiques pour les besoins d’une guerre féodale, à s’attirer une stigmatisation de la part de moines ou clercs ombrageux: rien de plus courant en toutes provinces, et le roi Robert le Pieux lui-même a pu leur donner l’exemple en 1003102. L’intéressant, le moins habituel, c’est qu’une fois de retour en Normandie, le duc Richard II fait justice en les confondant par un « serment » et en les obligeant ainsi à restituer ce qu’ils ont pris103. Le réel de cet épisode, c’est probablement qu’allant à un ost royal les Normands ont cru pouvoir réquisitionner des vivres, qu’on s’y est opposé en le prenant d’un peu haut avec eux : de là une échauffourée, lorsqu’ils se sont saisis eux-mêmes de ce qu’ils pensaient être leur dû. Après quoi la justice ducale a fait la preuve de son efficacité et de sa sagesse (en ne les condamnant qu’à une restitution simple104). À défaut de les faire imaginer comme des enfants de chœur, l’épisode ne prouve donc pas vraiment la barbarie des Normands de France en l’an 1000, ni leur impulsivité, qu’elle tienne à une origine scandinave ou à une influence féodale. Dans la France féodale, ils ne sont pas les seuls à cultiver, au besoin, une réputation farouche, comme pour mieux masquer les ménagements dont ils font preuve en pratique, puisque telle est la norme implicite entre fidèles de Robert le Pieux.

III.  Les nouvelles entreprises normandes Ce qui pourtant contribue beaucoup, dans nos livres d’histoire, à leur prêter une énergie guerrière exceptionnelle, c’est l’importance de leurs exploits du xie siècle hors de France. Ne se sentaient-ils pas à l’étroit, corsetés, dans cette interaction féodale médiocrement héroïque ? Heureusement qu’il a été possible de leur offrir des dérivatifs, de trouver un emploi à leur ardeur de chrétiens néophytes, en général dociles aux papes ! C’est au temps de Richard II que s’ouvrent de nouvelles perspectives. Il a un horizon plus large, me semble-t-il, qu’Eudes II de Blois, mais prévoit-il 1066, en mariant sa sœur Emma sur l’autre rive de la Manche, et est-il pour quelque chose dans les premières interventions de Normands en Italie méridionale ?

102.  Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 124 (II.16) n’a pas incriminé directement les 30 000, mais le « roi furieux », Robert le Pieux, à cause duquel l’ost a subi une défaite miraculeuse, avec de nombreux tués, spécialement normands. 103.  Gesta episcoporum cameracensium, éd. Bethmann, p. 219. 104.  Seul un personnage qui a triché sur le montant, et qui en est à nouveau puni miraculeusement, doit rendre au double.

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L’Angleterre est alors en proie à la dernière vague d’invasion scandinave, viking, et l’attitude des ducs normands de France parait changeante, ambiguë, et pour tout dire pas très franche du collier. Il se trouve des marchands normands à Londres, en 991105, mais il faut que le duc Richard Ier s’engage, par un traité avec le roi anglo-saxon Ethelred II, à ne pas pactiser avec ses ennemis106. Pourtant ce roi a fort à se plaindre de Richard II, et le lui fait savoir par un raid sur le Cotentin (1001)107. On peut les croire réconciliés en 1002 par le mariage d’Emma, sœur du duc, avec Ethelred (qui aura d’elle, entre autres æthelings, Édouard le futur Confesseur), mais Richard II reçoit à Rouen son ennemi le roi danois Sven à la Barbe Fourchue dès 1003 et fait affaire avec lui pour butin viking à écouler sur le port108.  Là sont vendus des esclaves razziés en Irlande, d’après la satire de Garnier de Rouen contre le poète Moriuht109 : de ce trafic pas très catholique, Dudon de Saint-Quentin naturellement ne dit mot. De Richard II, Ethelred II le Malavisé ne reçoit d’autre soutien, lorsque la confrontation avec le roi danois se tourne en catastrophe, qu’un refuge durable en Normandie pour ses fils les æthelings. Nous ne savons pas très bien comment Emma, devenue veuve, se remarie au fils du vainqueur: Cnut le Grand110 (1016-1035). Peut-on penser que ce remariage scelle un retournement d’alliance de Richard II ? Tel est l’avis de certaines chroniques - mais non de toutes nos sources, et il est difficile d’admettre une assertion de Raoul Glaber sur le duc apaisant une guerre anglo-écossaise, en joignant sa persuasion à celle de sa sœur envers Cnut111. En sens contraire, ce dernier se sent-il menacé par une flotte normande en 1022 lorsqu’il regroupe des navires dans le Solent ? Pas sûr. C’est seulement Robert le Magnifique (ou le Diable à ses heures), second fils et second successeur de Richard II, qui rassemblera une flotte à Fécamp en 1034, pour cingler sur l’Angleterre. Las, elle est rejetée sur Jersey par une tempête. Le duc Robert et le roi Cnut meurent l’un et l’autre peu après. Dieu réservait à Édouard le Confesseur d’accéder à la royauté anglaise sans

105.  Die Gesetze, éd. Liebermann, 2/I, p. 232.

106.  Un long examen du texte est procuré par Fauroux, Recueil, p. 22, note 15.

107.  The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, II, p. 10614 (Guillaume de Jumièges, V.4). 108.  Ibid., p. 18 (Guillaume de Jumièges VI.7).

109.  A Norman latin Poem, éd. et trad. Mcdonough. J. Shepard a souligné ici (p. 330-331 et p. 336-337) l’importance du trafic d’esclaves dans les iles Britanniques jusqu’à Guillaume le Conquérant. 110.  Sur les æthelings et sur ce remariage : Keynes, « The æthelings ». Emma ne semble pas avoir eu une fibre maternelle hypertrophiée. 111.  Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 94-96 (II.3) : le duc Richard, selon cet auteur, pouvait dès lors compter en cas de besoin sur l’aide d’armées venues des Iles. Cette assertion va dans le même sens que celle de Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 265 (IV. 103), imaginant un protectorat normand sur les Iles Britanniques, comme sur tous les peuples d’alentour. Richard II y avait seulement un certain entregent, comme le montre son intervention en faveur de vicomtesse de Limoges, évoquée supra, p. 423.

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effusion de sang, quelques années plus tard, note Guillaume de Jumièges112. Cependant pour le sang et pour une conquête normande, ce n’est que partie remise... Dans les années qui suivent 1035, en attendant, l’autorité du jeune duc Guillaume est mise à l’épreuve. Enfant, il voit devant lui des factions s’affronter, occasionnellement jusqu’au meurtre ; jeune adulte il est confronté à des revendications de cousins, que son seigneur le roi (Henri Ier) ne l’aide qu’imparfaitement à repousser ; et quand il prend (1049-1050) une envergure nouvelle, il s’attire comme de juste une coalition des provinces voisines, orchestrée par le roi. Il convient pourtant de ne pas trop dramatiser cette crise normande113. Le récit des campagnes postérieures à 1042, dû à Guillaume de Poitiers, un ancien chevalier normand devenu archidiacre, fait surgir à nos yeux éblouis toute une gerbe d’attitudes chevaleresques : conventions, ménagements et marques d’estime entre adversaires, au point de donner l’impression que les provinces ou factions affrontées ne forment en réalité qu’une société unique, dont les membres, un peu chacun pour soi, rivalisent par une émulation générale dans la quête de la gloire et du gain, en des confrontations qui prennent un tour ludique. Pour son expédition anglaise de 1066, Guillaume le Conquérant n’aura pas de mal à recruter large parmi les chevaliers de diverses provinces, du Poitou à la Flandre (et beaucoup en Bretagne). Ils ne craindront pas de le suivre dans une bataille exceptionnellement dure (Hastings) et la chronique anglo-saxonne comme la broderie de Bayeux tiennent cette armée pour « française », la chronique réservant le terme de « Normands » aux Norvégiens114 de Harald le Sévère, battus à Stanford Bridge. En France, cette société est en train d’inventer les tournois, donc la chevalerie classique. On ne saurait parler d’une invention normande tant cela se passe dans une interaction féodale à grande échelle. Il revient à la Normandie, à tout le moins, de nous fournir les chroniqueurs qui la révèlent : Guillaume de Poitiers et plus tard Orderic Vital115. Est-ce une révélation ou un développement nouveau  ? Quoi qu’il en soit il faut lire, à mon avis, comme le premier récit d’exploit proprement chevaleresque, la page pleine d’esprit et d’allant dont Guillaume de Poitiers régale son lecteur en lui faisant l’éloge du duc Guillaume au siège de Mouliherne en 1049 : il y est la star de l’ost royal, devenu une sorte de festival de la noblesse française116, adonnée ici à la prouesse non meurtrière, dont l’adversaire épargné a vocation à devenir le témoin. Cette chevalerie entre des chevaliers n’inspire cependant pas tous leurs combats : les mêmes savent aussi poursuivre quelques vengeances de sang (ou les négocier) et s’engager dans des guerres étrangères, plus dures que les guerres civiles pleines de civilités, caractéristiques de la France féodale. 112.  113.  114.  115.  116. 

The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, II, p. 76-78 (VI.9). Bates, Guillaume le Conquérant, p. 75-90. Davis, The Normans and their Myth, p. 12. Barthélemy, La chevalerie, p. 228-253. Guillaume de Poitiers, Histoire, p. 22-28 (I, 11-13).

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Ainsi, dans les années 1010, les entreprises de reconquête chrétienne et latine, où la Normandie joue un rôle moteur, et qui ne sont pourtant pas encore des croisades. Les troubles normands d’après 1026 et surtout 1035 ont-ils favorisé des départs vers l’Italie et l’Espagne ? C’est possible, quoique non absolument démontré, car l’autorité forte de Richard II en provoquait déjà. Le problème est que nos premières informations sur les Normands en Italie et en Espagne sont des entrefilets de chroniques à la fois rapides et médiocrement fiables. On n’y perçoit pas clairement, par exemple, la part prise par le duc Richard II à leurs engagements. Plusieurs fois, la direction des entreprises nouvelles est attribuée à des chevaliers bannis par lui ou ses successeurs, disgraciés, donc en rupture avec eux117. Et une interprétation possible serait donc que la violence interne à la Normandie, comprimée par une autorité ducale plus forte qu’ailleurs, se réorienterait vers le combat contre les Grecs ou les Sarrasins, en Espagne ou en Italie. La défense de la Normandie ou les interventions en France ne lui seraient pas un exutoire suffisant, d’autant qu’à partir de 1013 l’une et les autres semblent moins à l’ordre du jour– or ce combat débute ou reprend en 1016. Il est vrai que, selon l’un des historiens ultérieurs (Aimé du Mont-Cassin) l’entreprise italienne remonterait à 999 et ce seraient des pèlerins normands à Saint-Michel du Gargano qui auraient eu à se battre118. Cependant les autres pages ou entrefilets historico-légendaires attirent l’attention sur les abords de 1016, l’appel du pape Benoît VIII à de l’aide contre les Grecs de Basile II (aidés de Russes), le rôle de Raoul de Tosny119 à la tête des Normands. Et le lien est fait avec une expédition de Roger, fils de Raoul, en Espagne. Adémar de Chabannes, qui hait les Normands quels qu’ils soient, leur attribue de vraies défaites, après avoir dépeint Roger en Espagne comme un barbare terrorisant les Sarrasins eux-mêmes120. Raoul Glaber parlant de la seule Italie est beaucoup moins négatif, en dépit de la dureté des affrontements avec les armées de l’empire byzantin121, et nous savons, de fait, que les « Normands » alias « Francs » 117.  S’agit-il d’affaires de meurtre ? On ne trouve cela, pour l’Italie, que dans une interpolation d’Orderic Vital dans Guillaume de Jumièges, The Gesta Normannorum Ducum, éd. Van Houts, p. 154 (la traduction de miles par soldier, et non vassal ou chevalier, me semble très gênante) : Osmond Drengot a tué le séducteur de sa fille, Guillaume Repostel, devant le duc Robert (tous deux sont chevaliers) ; selon Léon d’Ostie, Chronique, éd. Wattenbach, p. 651, le meurtrier de Guillaume Repostel s’appelle Gislebert. 118.  Martin, Italies normandes, p. 10. 119. Identifié ainsi formellement par le seul Léon d’Ostie, Chronique, éd. Wattenbach, p. 652, mais cela paraît juste, puisque son fils se nomme Roger. Raoul avait « déplu au duc Richard », selon Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 144 (III.3). 120.  Adémar de Chabannes, Chronicon, éd. Bourgain, p. 173-174 (III. 55), qui termine sur leur défaite face aux Russes. 121.  Raoul Glaber, Histoires, rééd. Arnoux, p. 144-150 (III.3-4) évoque l’envoi de renforts avec femmes et enfants.

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y font peu à peu tâche d’huile, mercenaires puis seigneurs installés à Aversa dès 1030, à Melfi en 1041 (où s’implantent les frères de Hauteville)122. Ils y sont à peu près en sécurité de par leur cohésion, leur performance cavalière et la viscosité des conflits entre princes lombards. S’agrégeant des Lombards, ils progressent donc, un moment contrés par le pape Léon IX, vite redevenus défenseurs de la papauté. On s’y plaint évidemment de leur rudesse, mais leur mode d’action n’a pour autant pas grand-chose de la piraterie des Vikings. Le chemin de l’Espagne sera aussi plusieurs fois repris par des Normands en quête d’absolution et de seigneurie. Pour en rester aux premiers meneurs de ces entreprises, les Tosny, franco-scandi­ naves123, il me semble qu’on peut s’interroger sur leur prétendue rupture avec le duc Richard II. Jonathan Shepard nous apprend en effet à bien distinguer entre les mercenaires envoyés par leur roi ou seigneur, et ceux qui sont autonomes124. À Raoul de Tosny en Italie, selon Raoul Glaber, Richard II envoie une armée normande (ou agré­geant d’autres éléments, comme souvent  ?) en renfort, et Elisabeth Van Houts a récemment défendu l’hypothèse d’une entente initiale entre eux, un moment compromise parce que Raoul outrepassait les consignes de son seigneur125. D’autre part s’il est mécontent de Roger, c’est qu’il regrette l’armée normande mise à mal en Espagne, selon la chronique de Saint-Pierre-le-Vif 126. Il ne serait donc pas impossible de lui reconnaître une certaine influence sur les nouvelles entreprises. Celles-ci au fond diffèrent-elles totalement des engagements de contingents normands au service du roi Robert ou à la solde de Foulques Nerra127 (sur lesquels le rôle exact du duc n’est pas toujours explicité) dans les guerres civiles françaises, assez au-delà la frontière normande ? Du moins ces campagnes féodales étaient-elles l’occasion, redisons-le, de rencontres à tous les sens du terme entre chevaliers de régions diverses: elles ont pu favoriser l’agrégation (évidente en Italie du xie siècle) de beaucoup d’éléments bretons, poitevins, manceaux, français au sens le plus strict, à un noyau normand128. Les meneurs normands que sont les Tosny père et fils semblent eux-mêmes issus de la fusion ethnique chantée par Dudon de Saint-Quentin. Je suis tenté, précisément, de relire certaines pages de ce dernier, qui écrit entre 1015 et 1026, à la lumière de ces entreprises nouvelles. Est-il anodin de justifier à la cour normande l’élan conquérant de jeunes guerriers de diverses provinces voisines, associés 122.  Sur tout cela, le très bel essai de Martin, Italies normandes, p. 10-12 et 35-41. 123. Voir supra, p. 426 note 85. 124.  Shepard, « The Uses ». 125.  Van Houts, « Qui étaient les Normands ? », p. 136-138. 126.  Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, éd. Bautier et Gilles p. 112-114. 127.  Supra, p. 421. 128.  Martin, Italies normandes, p. 31-33 (d’après L. R. Ménager). Lucas-Avenel, « La gens nor-

mannorum ».

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dans leur effort pour trouver dans le monde une place que leurs aînés leur refusent129 ? Ou d’y relater comment un duc exhortait ses Normands à rechercher les « palmes du vasselage », à l’image des Français de sa maisnie130 ? Ou encore, de résumer une belle carrière de guerrier en termes de démonstration et de renom universel131 ? En revanche l’hypothèse d’un duc Richard II dirigeant de nouveaux groupes de Vikings vers l’Espagne (à la manière de son père vers 965132) et l’Italie ne me paraîtrait pas étayée. Lacman et Olaf ont été les derniers à visiter la Normandie, avant que « l’empire » de Cnut133 fasse écran entre elle et la Scandinavie profonde. Derniers barbares, premiers chevaliers. À la lumière d’enquêtes et de réflexions récentes, l’histoire universelle peut et doit continuer à enchaîner, des Vikings aux chevaliers qui se réclamaient parfois encore d’eux vers 1100, pour se donner un moral de vainqueurs. Cependant, outre qu’elle n’a pas forcément à diaboliser les Vikings et à dramatiser leur impact dans le monde postcarolingien, elle ne peut considérer les Normands de guerre chrétienne (xie siècle) comme étant de pure ascendance ou de pure culture scandinave. Il est à vrai dire difficile d’apprécier de quoi exactement ils partaient, mais intégrés dans la France féodale, ils n’en sont pas ressortis tels quels. Non qu’elle ait fait d’eux des efféminés, comme la crainte en affleure plusieurs fois dans l’histoire de Dudon de Saint-Quentin134 : elle leur a permis de rester des guerriers, elle les a fournis en chevaux de premier ordre et entraînés aux voltes et aux coups de lance et à une forme de guerre très mêlée d’interaction, dans laquelle ils ont excellé en Italie et ailleurs. Ces histoires peuvent prendre acte de l’importance de l’étape française, que la critique du paradigme féodal traditionnel permet de mieux apprécier. Sans désapprendre aux Normands la vengeance de sang (qui reste inscrite dans ses usages, quoique rare, et exaltée dans ses épopées, comme par compensation) la France féodale leur a fait prendre des allures de chevalerie. Derniers barbares stigmatisés, premiers chevaliers attestés – étant bien entendu que leur réputation de « barbarie » autour de l’an 900 ne doit pas cacher un certain pragmatisme, ni l’ornementation chevaleresque de l’an 1100 dissimuler beaucoup de mauvais gestes. Dominique Barthélemy Académie des inscripions et belles-lettres Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 140-142 (II. 1 à 4). Ibid., p. 187 (III.44). Ibid., p. 167 (II.27). Supra, p. 420 et 427, mais c’était alors un résidu de païens, qu’il laissait attaquer des Espagnols de toutes religions. 133.  Cette expression dans Encomium, éd. Campbell, p. 34. 134.  Dudon, De moribus, éd. Lair, p. 160 (II.21), 184 (III.40), 189 (III.45). 129.  130.  131.  132. 

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D’AL-ANDALUS À L’AFRIQUE NOIRE : UN ESPACE NOUVEAU, À DATER DES ABORDS DE L’AN 1000 Antonio Malpica Cuello Dans cet article, je voudrais examiner le passage de l’Antiquité tardive à la domina­ tion de l’État cordouan en marge de l’Occident et à la domination qu’il exerça en Afrique du Nord. Ce processus comporte pour la première fois une descente vers l’Afrique noire, vers l’ouest du Soudan : la Méditerranée rencontre le continent africain et des liens commerciaux et économiques très développés s’établissent. Les États de l’Afrique du Nord et les groupes berbères jouent un rôle de premier plan : ils exploitent l’existence des oasis qui sont le point de rencontre entre les terres du Sud et celles situées au Nord. Ainsi le paysage économique et politique est-il transformé par l’action de l’Islam. La lutte entre les puissances islamiques s’exprime en une rivalité religieuse, entre les sunnites du califat cordouan et les ismaéliens du califat fatimide basés en Égypte. Les avancées de l’archéologie, notamment l’examen des territoires où les oasis sont fondamentales, et l’analyse d’auteurs comme al-Bakrī, qui est d’une importance particulière, sont ce qui nous éclaire le mieux sur ce processus qui culmine au xie siècle. Ce processus apporte également de la richesse à l’Europe occi­den­ tale. Pour toutes ces raisons, il faut partir de la crise du monde antique et des change­ ments opérés par les Arabes, qui entraînèrent une transformation de la population, ‡des dynamiques politiques et de la vie économique.

I.  La Méditerranée occidentale de l’Antiquité au Moyen Âge (ive –viiie siècle) Le passage de l’Antiquité au Moyen Âge est long et discontinu. L’évolution se fait par sauts, avec des moments paroxystiques. À partir d’une réalité consolidée, une profonde transformation affecte les coordonnées des formes de vie. Le tournant décisif in­ter­vient en l’an 1000. À partir de cette date, on arrive à un point de non-retour. Certes, le discours historique est imprégné des avatars du pouvoir, mais la réalité sous-jacente est plus de nature structurelle que conjoncturelle. Toutefois, il faut définir, même sommairement, les deux étapes qui mènent à ce nouvel équilibre. L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 441-453.

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Dans la première étape, celle de l’Antiquité tardive, « l’économie romaine », comme le rappelle Michael McCormick, « a toujours été le résultat de l’intégration d’un certain nombre d’économies régionales, et l’État a joué un rôle décisif dans cette interaction. Le rôle stimulant et redistributif des premiers impôts et du commerce romains sont des traits désormais familiers de la pensée des historiens sur l’économie impériale »1. Avant que sa destruction n’entraîne la crise de tout le système politique et du vaste réseau d’échanges, le rôle de l’État romain était essentiel. Il favorisait une économie dotée de centres de production spécialisés, dont une agriculture extensive assurait la rentabilité, compte tenu des conditions physiques et sociales qui prévalaient alors. Toutefois, le monde méditerranéen, centre de l’Empire romain, n’était pas d’une grande productivité étant donné les caractéristiques de son territoire :  1. Un climat où les pluies étaient rares et surtout saisonnières, avant et après des étés longs et secs.  2. Une topographie accidentée, avec peu de plaines, les zones montagneuses s’étendant jusqu’à la mer en de nombreux endroits2. Nous parlons d’une société et d’une culture dont la vie maritime est essentielle au maintien et au développement. Les changements tournent donc autour d’elle, même si les rivières peuvent être des voies importantes pour certaines terres intérieures euro­ péennes, marquant des espaces et même séparant des zones culturelles. Chris Wickham a rappelé que la crise de l’Empire romain était celle d’un système à la fois politique et économique3. Il reposait sur un vaste réseau d’échanges terrestres et maritimes, dont la disparition a laissé place à des zones territoriales fragmentées, en un changement dont les données archéologiques témoignent très clairement. Les invasions barbares ont accéléré le processus, mais il avait des racines profondes. L’archéologie l’a montré partout. On le voit d’abord dans les unités spécifiques de peuplement romain, villes et villae, mais c’est à travers la présence de l’aristocratie et ses caractéristiques que l’on peut connaître l’évolution qui mène à la création des nouveaux foyers de pouvoir, à savoir les castra ou castella du monde féodal4. Les villes ont connu une crise irréversible, dont les signes sont multiples. Les fouilles font apparaître des strates de terre noire d’une forte teneur en matières organiques : cela tient aux déchets, mais aussi au fait que cette terre a été cultivée, ce qui donne à penser que le caractère urbain s’est détérioré et que les différences avec les structures rurales que la ville contrôlait auparavant ont disparu. Le remploi des matériaux s’est généralisé, en grande partie en raison de la pénurie d’artisans capables de travailler la pierre, et aussi en raison de l’empiètement 1.  2.  3.  4. 

McCormick, Origins of the European economy, p. 782. Braudel, La Méditerranée, I, p. 31. Wickham, « The Other Transition », Wickham, Framing the Early Middle Ages. Toubert, Les structures du Latium médiéval ; Francovich et Hodges, Villa to Village.

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des pro­prié­tés privées sur les espaces publics. L’ostentation de la richesse est un peu passée de mode. L’essor de la propriété privée ressort bien du tracé de la voirie, avec des instal­lations telles que des magasins sur l’espace des rues ou l’apparition de sépultures privées dans des lieux publics La crise urbaine de la fin de l’antiquité s’accompagne d’une transformation du monde rural. Entre le ive et le viiie siècle, des villae ont disparu au rythme de la régression de la vie urbaine, d’autres se sont transformées5, certaines devenant des établissements ruraux autour d’une église, avec une continuité de l’habitat, d’autres des espaces d’une agriculture spécialisée. De toute manière la villa a perdu sa monumentalité. À l’inverse, les villages deviennent majoritaires en milieu rural et ils ont un caractère différent, tels les qaryas dans les territoires contrôlés par l’Islam. J’ai repéré des noyaux de peuplement paysan gardant des toponymes latins en al-Andalus et au Maghreb, même s’ils ont été occupés tôt par des Arabes et des Berbères ou des Amazighs : ainsi dans la Vega de Grenade6. Dans les mêmes régions, une distinction s’est creusée entre les établissements qui sont passés à une agriculture irriguée et ceux qui en sont restés aux cultures tradition­nelles antérieures à l’implantation musulmane en al-Andalus7. L’arrivée des Arabes et des Berbères/Amazighs a produit un changement décisif dans la gestion des ressources, en particulier de l’eau. Dès lors, les groupes aristocratiques n’ont plus conservé le poids nécessaire pour contrôler une grande partie du processus de production. À preuve, le fait que les constructions ont cessé d’avoir la monumentalité habituelle et ont perdu le caractère propre des époques précédentes8. Simultanément apparaissaient des colonies situées en hauteur. Leur importance varie. Certaines sont de véritables espaces de pouvoir qui deviendront ensuite des castella9. D’autres semblent être en grande partie des structures défensives, organisées par des communautés rurales pour leur protection et à leur propre bénéfice. Mais cela fait débat. D’autre part, la pénétration de l’Église dans le monde rural est caractéristique de la période du déclin de Rome. La création et le renforcement des monastères firent d’eux, dans le monde rural, « les héritiers des traditions romaines » et ils « devinrent les principaux centres de peuplement »10. En résumé, ce déclin transforme la vie économique et, bien entendu, le peuplement et l’organisation des voies de communication. On constate un resserrement des échanges par rapport aux périodes précédentes – parlons du moins d’une modification des relations commerciales. Les produits considérés comme des objets d’échanges 5.  6.  7.  8. 

Wickham, « Asentamientos rurales », p. 16. Malpica, « Primera ocupacion ». Jiménez Puertas, « Nacimiento y transformación ». Hodges et Whitehouse, Mahomet, Charlemagne, l’ont signalé : « modestes demeures palatiales de l’aristocratie », p. 89. 9.  Francovich et Hodges, Villa to Village. 10.  Hodges et Whitehouse, Mahomet, Charlemagne, p. 88.

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com­muns se raréfient : telles les céramiques, tant celles à l’usage des populations, notam­ ment des classes supérieures, que les conteneurs de produits destinés à l’exportation (garum, huile, vin, grains). Ce profond changement fait disparaître les grandes routes, tandis que d’autres routes, qui existaient dans un contexte plus large, sont maintenues ou même développées à une échelle plus locale. Selon McCormick, les bateaux occi­den­ taux ont disparu de la Méditerranée et ont été remplacés par des bateaux orientaux, avec un tonnage bien réduit11. Ce phénomène général, détectable dès le ive siècle, devient tout à fait évident au viie siècle. À dater du viiie siècle, se dessinent ainsi les caractères originaux d’une période nouvelle, avec un cheminement par des voies diverses selon les territoires, et dans l’ensemble, les économies européennes sont mieux connectées avec celles du monde musulman et byzantin12. Dans les espaces intérieurs, où la ruralisation est évidente, les dynamiques sociales produisent l’essor des communautés paysannes. En leur sein même, paraissent des différences sociales définitives13 et elles seront dominées par des éléments aristocratiques de la période antérieure, rejoints par ceux qui émergent au sein même de la communauté. De cette économie rurale, des noyaux de pouvoir sont capables d’exiger de plus en plus des produits de luxe : de là une consolidation des groupes dominants et des distinctions importantes au sein de la société. Et cela concerne, non seulement des Européens du Nord, mais aussi des Européens du Sud. Laissons de côté la situation du nord et de l’intérieur de l’Europe, et regardons au sud comment les économies nord-africaines et en grande partie de l’Afrique noire vont s’intégrer dans une société plus vaste qui deviendra, au cours des siècles, une économie mondiale. Je suis conscient du risque réel d’une approche à long terme, mais elle doit être considérée comme une proposition à discuter, totalement ouverte. Situons-nous dans le monde ibérique et dans l’ensemble de la Méditerranée occidentale. Sans doute la vie maritime a-t-elle été gravement affectée par le déclin de l’empire romain, en particulier les trajets à longue distance. Cependant elle n’a pas été totalement suspendue. Elle a sa logique, parce que la navigation dans la Méditerranée a toujours été de cabotage et avec petites escales, au moins jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est le meilleur système pour les communications qui se servent des comptoirs existants au bord de la mer.

II.  La présence arabe À partir du viiie siècle, on constate un changement notable. Les sources écrites et les analyses archéologiques ont permis à Pierre Guichard de résumer le processus14. 11.  12.  13.  14. 

McCormick, Origins of the European economy, p. 95, 106-107. Ibid., p. 793. Valenti, L’insediamento altomedievale. Guichard, « Los inicios de la piratería Andalus », p. 76-77.

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L’expansion navale musulmane en Occident a commencé, depuis l’Orient, par des ex­pé­ ditions maritimes dirigées contre la Sicile, position clé des Byzantins en Méditerranée. La première date de 652. D’autres suivent entre 672 et 680, l’une d’elles atteint même la côte espagnole. Renforcées par la création d’un arsenal tunisien à la fin du viie siècle, les campagnes navales se poursuivent principalement contre la Sicile, mais aussi contre la Sardaigne et les îles Baléares. Il s’agit de grandes flottes presque chaque année, sans que l’on puisse dire si elles étaient faites pour s’emparer de butin ou pour conquérir de nouvelles terres. Le résultat le plus clair est la conquête de toute la façade sud de la Méditerranée, accompagnée d’une progression vers le nord, avec les îles comme appui fondamental dont la navigation avait besoin. La plus grande partie de la péninsule ibérique est rapidement conquise après 711. Une nouvelle société se forme là et en Afrique du Nord. Sa dualité (État/communautés rurales) est d’une simplicité apparente, mais en réalité elle la rend complexe et instable de façon permanente. Ainsi, le poids des structures de base, avec une spécificité de type tribal, se fait-il sentir de façon remarquable. Les pouvoirs politiques à caractère étatique sont réellement faibles et auront besoin d’une force excessive pour s’imposer. Les territoires côtiers ne sont pas faciles à contrôler et les centres de pouvoir sont situés à l’intérieur des terres. C’est le cas de Cordoue en al-Andalus, et en Afrique du Nord de Kairouan, Tahert et Fez15. Éléments essentiels pour organiser et contrôler la société, les formes tribales ne produisent pas d’États forts et cohérents. Il faut donc que les États s’appuient sur le développement d’une fiscalité qui se fonde sur leur légitimité religieuse16. Or les discussions sur le pouvoir de l’État, qui est celui de l’Oumma ou communauté de croyants, se poursuivent en permanence. Dès lors, on passe régulièrement de sorte de principautés, généralement héréditaires par ligne agnatique, à une anarchie non définie. Il y a une aristocratie du sang, mais l’économie comporte un commerce, fruit d’une vie agricole nouvelle, basée sur une exploitation des ressources en eau et sur l’apparition de nouvelles cultures, de sorte qu’il n’y a pas de repos pour les terres. Dès la fin de l’expansion de l’Islam en Occident (avant 800), l’instabilité des structures sociopolitiques en conflit permanent était prévisible à partir de la fin de l’expansion de l’Islam. Cela représente une grande faiblesse face à l’apparition sur le terrain opposé (Espagne chrétienne) d’une classe sociale guerrière. Du côté musulman, en al-Andalus, la fiscalité et le commerce reposent sur un niveau de production élevé, de l’autre côté une société occidentale, qui deviendra féodale, dispose de biens de consommation alimentaire et d’usage : ce qu’elle importe, 15.  Ibid., p. 83. 16.  Les références des sources écrites ne laissent aucun doute quant aux problèmes d’intégration des

populations antérieures à l’islam et aux bases économiques qui sont conçues. La création d’un système fiscal est un fait qui repose sur la production agricole très visible dans le monde andalou (Chalmeta Gendrón, Invasión e islamización ; Barceló, « Un estudio sobre la estructura fiscal »). 17.  Al-Bakrī, Description de l’Afrique septentrionale, trad. De Slane.

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de la société adverse peut la définir d’une certaine façon. Entre elles, la confrontation n’est pas immédiate : il leur faut le temps de se former. Vers 800, la société occidentale n’a pas encore été structurée et orientée vers le destin qu’elle connut ensuite et qui a été fondamental pour sa gestation, l’exploitation des sociétés fiscales. Cette évolution commence à la fin du viiie siècle, et surtout au début du ixe, par une nouvelle étape dans la formation de structures politiques. Elle induit des changements dans la navigation en tant que mécanisme relationnel. Le mouvement des hommes et des marchandises dépend à la fois de la nécessité du pèlerinage et de la communication constante entre les territoires d’une société diverse et complexe. La possession de certains objets caractérise une classe sociale privilégiée : ainsi, pour les groupes sociaux liés à l’État omeyyade cordouan, des pièces de céramique glaçurées, en particulier celles qui sont décorées, en verre, et en manganèse.

III.  La vie maritime et la confrontation en Afrique L’État cordouan a également ses fondements en dehors de son territoire, à travers la vie maritime. Il diffère de ceux de la période précédente et repose sur des groupes humains émigrés et des relations entre les deux rives du détroit de Gibraltar. Cela ex­ plique la constitution de colonies dans ces espaces pour le contrôle des exploitations de ressources et d’un trafic commercial intensif. Les marins du Sud-Est de la péninsule ibérique et du Maghreb échappent en général au contrôle de l’État, à cette réserve près que les Bahriyyūn de Pechina opèrent un rapprochement avec les Omeyyades de Cordoue. Au viiie et ixe siècle, ceux d’al-Andalus « avaient l’habitude de quitter al-Andalus et de passer l’hiver dans le port de Ténès » écrit al-Bakrī (1014-1094), géographe andalou d’une famille de Saltés (Huelva) impliquée dans l’administration cordouane17. Ils ont fondé des établissements sur les deux rives – sur la côte nord de l’Afrique, des centres tels que Bône (actuellement Annaba), Bougie et, au début du ixe siècle, Oran. Leur activité a été largement saisonnière, suivant peut-être le mouve­ ment migratoire de poissons tels que les thonidés et les scombridés. Elle s’est associée à l’exploitation des ressources salines, abondantes sur les deux rives, qui servaient à la création de marchandises commercialisables, comme le poisson salé. Ces relations entre al-Andalus et le Maghreb sont apparues au sein de structures sociales flexibles et en marge de l’État, qui n’a ensuite pas tardé à assimiler et à adapter un tel mouvement. Les sources écrites mettent en lumière à la fois l’action de ces éléments marginaux et le souhait de l’État de conduire de telles activités à son profit et de stabiliser et développer un mouvement important18. L’accord entre le pouvoir omeyyade installé à Cordoue et les marins a ainsi opéré dans le district d’Arsh al-Yaman et il a permis la création 18.  Lirola, El poder naval, p. 389-392.

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de madīnat Bayyana (Pechina), sur le modèle de Cordoue, en choisissant un hameau en tant qu’espace central lors de la construction de la mosquée principale. Commencée à la fin du ixe siècle, l’implantation de colonies de peuplement proches de la mer passe par des étapes successives. Au début, les marins ne reconnaissent en principe l’autorité d’aucun État ; ils connaissent bien les points du littoral méditerranéen, sur ses deux rives, et choisissent donc les plus appropriés pour la navigation ; ils aménagent les mouillages, les organisent avec des moyens de subsistance et créent des conditions de paix et de justice indispensables à la coexistence forcée permettant le trafic de marchandises ; pour cela, ils s’assurent la collaboration des personnes résidant à proximité des mouillages. Du texte d’al-Bakrī, il ressort qu’il y a là des populations berbères mais aussi des groupes arabes du sud-est d’al-Andalus. Entre les côtes de la Méditerranée et par suite les terres qu’elles bordaient, la communication s’effectuait de deux manières19 : par le cabotage, avec une série de mouillages et de rades qui sont très bien connues, entre autres par al-Bakrī, et par des routes circulaires, plus au large, mettant en contact les deux rives. Ce réseau maritime était contrôlé à partir d’espaces spécifiques, et d’abord des îles, telle la Crète occupée par les Arabes de 827 jusqu’à sa reconquête par Nicéphore II Phocas en 961. En partant d’Asie mineure pour gagner Tripoli, on passait par l’île ; et de là, on atteignait le réseau occidental des voies maritimes, reliant les côtes européennes aux côtes nord-africaines. Claude Cahen a mis en évidence les avantages de ces axes de communication. « Dans les conditions économico-techniques de cette époque », précise-t-il, « il put être avantageux d’avoir, au moins pour le cabotage local ou interrégional, de multiples ports éloignés les uns des autres, servant aussi d’escales ou de refuges. Tel était le cas en Syrie, au Maghreb, en Espagne »20. C’est une marine non étatique qui a conduit à l’intégration dans la dynamique socio-économique du califat, puis de l’émirat cordouan. Pourtant, pour l’Afrique du Nord, l’action de l’État est intervenue. Christophe Picard a montré que l’initiative omeyyade est partie du besoin de défendre la côte contre les incursions des Vikings et/ou des Fatimides et d’empêcher l’approvisionnement des rebelles de ‘Umar ibn Hafsūn, « au contraire des émirs aghlabides de l’ Ifriqiya »21. Un commerce à longue distance, reflétant les relations entre l’Orient et l’Occident et le Maghreb et le monde subsaharien, se met en place et s’insère dans les grands circuits formés un peu avant le xiie siècle. La conquête musulmane de l’Afrique du Nord (Ifrīqiya), à la fin du viie siècle, a marqué une importante transformation géopolitique : la Méditerranée occidentale a été dominée par le Sud, contrairement à ce qui se produisait auparavant. Les Arabes 19.  Lewicki, « Les voies maritimes ». 20.  Cahen, « Ports et chantiers navals », p. 307. 21.  Picard, La mer et les musulmans d’Occident, p. 20.

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entraînaient avec eux des populations berbères, et ceci facilitait un contact permanent avec le monde noir. Al-Bakrī nous le fait bien voir. Bien que les Arabes aient imposé leurs structures de pouvoir, l’action des Nord-Africains est restée forte. C’est ainsi qu’au viiie siècle fut créé l’émirat de Nakur, associant une dynastie arabe à une base amazighe, et ce pareil pour l’État. Celui-ci avait son centre à Fès, qui remplacera la ville mauritano-romaine de Volubilis. Un siècle plus tard (ixe), les Aghlabides étaient concentrés en Ifrīqiya, avec comme capitale Kairouan, et s’étendaient vers le nord en Méditerranée, occupant Malte, la Sicile, la Corse et le Sud de l’Italie. Sunnites et relevant du califat abbasside, ils ont abaissé les Amazighs et favorisé les migrations d’Arabes vers la Berbérie centrale. En même temps, ils créaient des structures de peuplement, en mettant l’accent sur les rabitas /marabouts. Les Fatimides, qui étaient ismaéliens, ont progressé en Afrique du Nord au xe siècle et ont eu deux villes principales : Kairouan, anciennement aghlabide, et Le Caire. Ils ont dominé l’espace nord-africain jusqu’en 1171. La force des Fatimides et leur capacité d’expansion ont menacé l’émirat omeyyade cordouan, suscitant un effort défensif de celui-ci et même son intervention directe en Afrique du Nord : il s’est rallié certaines tribus berbères, d’autres se rangeant aux côtés des Fatimides. Dès lors, les Berbères, et notamment les Zirides sanhajiens, regroupés en grandes tribus, ont pris part aux affaires militaires et politiques, de la même manière qu’en al-Andalus. Leur action politique complexe pour s’assurer le pouvoir au Maghreb et en Ifrīqiya a conduit à un renforcement des Amazighs, qui finirent par créer les empires almoravide et almohade22.

IV.  La descente vers le Sud et la présence berbère Dès le début, les Nord-Africains ont créé des itinéraires commerciaux vers le monde subsaharien. Ils devaient donc connaître les chemins et les étapes de marche vers le Ghana à travers la « grande solitude » comme al-Bakrī appelle le Sahara dans sa description de ces routes23. Dès le ixe siècle, il y avait là une sorte de cité-État, Kaw-Kaw (Gao). Le Bilād al-Sūdān entre ainsi progressivement dans les circuits commerciaux débou­ chant sur la Méditerranée et rejoignant les grandes routes commerciales européennes. Cette configuration ne changera qu’au xve siècle avec les incursions des Portugais et leur expansion sur la côte africaine. En 1978, Tadeusz Lewicki a identifié les principales voies caravanières qu’al-Bakrī révèle lui-même. Elles partaient toutes deux de Kairouan. L’une menait à Biskra, porte du désert, et de là à l’oasis de Ouargla, avant de traverser le Hoggar ; au terme d’un long voyage, on arrivait ainsi à Kaw Kaw, ou Gao. Une autre se dirigeait d’abord vers 22.  Mais dans une situation bien différente, alors que les puissances féodales dominaient déjà l’Occident. 23.  Al-Bakrī, Description de l’Afrique septentrionale, trad. De Slane.

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l’ouest, jusqu’à Tahert, et de là descendait à Sijilmāsa. Ce centre caravanier et cette ville profitaient de l’oasis de Tafilalet. Al-Bakrī en relate la fondation et l’histoire de ma­ nière pittoresque : à l’en croire, son fondateur fut un berbère andalou et les Amazighs restèrent maîtres de ce territoire. De Sijilmāsa, on descendait vers l’Afrique noire. Le trafic caravanier était régi par une série d’accords. Il s’agissait d’empêcher les agressions parfois violentes : la marchandise recherchée au Ghana et à Gao était de l’or, vendu avec du sel du Maghreb24 et de l’ivoire, ainsi que des esclaves provenant du Soudan occidental. Ce trafic caravanier s’est principalement développé à partir de l’avènement des Fatimides (xe siècle). C’est peut-être à partir de l’Égypte qu’ils connaissaient les possibilités du sud à cause de ce qui se passait en Égypte. Avant le développement du commerce entre le Maghreb et le Pays des Noirs, on utilisait la route d’Égypte et dès lors on la partagea également avec le Maghreb. Mais ce trafic de caravanes était transversal, beaucoup plus lent et difficile. L’hégémonie fatimide, qui se reflétait dans les frappes de dinars d’or, a été contestée par les Omeyyades de Cordoue. Ceux-ci, sans se soucier des clivages religieux pré­ sents dans toute l’Afrique du Nord, y menèrent une politique de pénétration en vue d’avoir accès à l’or. Ils procédèrent, redisons-le, indirectement, en cherchant le soutien des tribus berbères. Particulièrement en s’alliant avec les Zanata Magrawa contre les Sinhaya, alliés des Fatimides, mais aussi en fermant les débouchés portuaires de beaucoup de marchandises : Melilla (927), Ceuta (931) et Tanger seront occupés par Cordoue. La créa­tion de la marine omeyyade et de son arsenal d’Almeria, par ‘Abd al-Rahmān III, est à ce moment-là une réponse pour empêcher dans l’Ouest méditerranéen les progrès des ismaéliens, c’est-à-dire du conglomérat de la Shia, qui gouvernait le califat fatimide. En revanche, les Almoravides aux xie et xiie siècles contrôlent la route de Sijilmāsa et celle de l’Afrique noire car ils exercent une domination directe sur le territoire du Soudan occidental, où ils font progresser l’Islam sunnite. Mieux encore, après eux, les Almohades dominent toutes les routes transsahariennes du début à leur destination. Un processus est lancé, qui conduira finalement à la formation d’un espace interterritorial contrôlé par les puissances occidentales, comme nous allons tenter de le montrer. Le chaos politique qui semble exister plus tard en Méditerranée occidentale, accentué par la décomposition des pouvoirs califaux tant au Maghreb qu’en al-Andalus, est précisément dû au développement croissant de la demande de produits non seulement dans le monde islamique, mais aussi dans le monde occidental. C’est pourquoi la participation de marchands européens, et surtout des Italiens, déclenchera une nouvelle étape. Dans la gestation d’une accumulation de richesses soutenue par l’exercice de la violence conduite par l’Occident et qui illuminera dans toute sa splendeur le capital financier, précédent du capitalisme, l’Afrique noire aura un rôle décisif, comme on le sait. 24.  Sarr Marroco, « La sal en Bilad al-Sudan ».

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Avant le changement radical des temps modernes, je voudrais mettre en évidence les fondements socio-économiques de l’Islam occidental, tels qu’ils apparaissent claire­ ment chez al-Bakrī, comme dans d’autres auteurs, et grâce à l’archéologie du paysage. La base initiale formée dans l’économie agricole s’est développée au rythme d’une de­ mande soutenue et croissante de produits diversifiés et l’oasis explique cette genèse. Le paysage décrit par al-Bakrī est très riche et régi par le principe de l’urbanisation. Il comporte des noyaux précédemment occupés, d’autres créés à l’époque arabe ; des campements fortifiés de type husūn et qusūr et d’autres purement ruraux. La po­pu­lation est organisée à partir de structures régulières et permanentes dans lesquelles le pouvoir est exercé par le contrôle de l’excédent productif et sa réalisation. Dans tous les cas, alBakrī mentionne les cultures clairement irriguées, provenant sans doute d’une culture de l’oasis. Nous devons donc parler d’oasis. En réalité, ce sont des territoires complexes, difficilement défendables, même s’ils ont été marqués par la présence de palmeraies et l’existence d’eau, dans une certaine mesure, provenant de puits. C’est ce squelette qui donne naissance à un système plus complexe que celui qui forme le territoire. Les oasis sont des agro-écosystèmes fondés sur la plantation du palmier- dat­tier. L’eau peut y provenir de puits existants. Elles jalonnent les routes caravanières. Elles appartiennent à un réseau qui combine les routes commerciales avec la vie urbaine et la vie agricole, essentiellement nécessaire pour le commerce. Le trafic de marchandises est permanent car il porte sur des produits variés : al-Bakrī nous en informe constam­ment. Ainsi s’or­ ganise un peuplement qui, dans le cas de l’Afrique du Nord, apparaît fondamental. Cyrille Aillet procure sur les oasis et, plus précisément, sur celle de Sedrata, en Algérie, des références intéressantes. Naturellement « la disponibilité de l’eau, plus aussi la distribution, constituent le premier critère d’occupation de l’espace »25. Mais ces colonies où les ressources sont contrôlées, surtout l’eau qui va permettre la création d’un espace végétal riche et même varié dont le palmier est la base. Les parcelles de palmiers, qui permettent une agriculture fondamentale pour la vie, sont rendues possibles par une base sociopolitique acéphale. « La fragmentation et dispersion de l’habitat », poursuit Aillet, « le plus souvent sous la forme d’établissements modestes organisés autour de leurs toits et de leurs palmeraies, reflètent aussi une forme d’organisation sociopolitique. L’aménagement de l’espace répond certes aux contraintes sévères du milieu saharien, à la présence de ressources hydriques et à la nécessité de préserver aux mieux l’espace cultivable, lui-même divisé en palmeraies et parcelles qui nécessitent une maind’œuvre dédiée à cette agriculture intensive. Mais la relative acéphalie qui caractérise le réseau du peuplement est aussi à l’image d’une société qui privilège le collégialisme comme forme d’organisation. Un modèle promu par les tenants de l’ibadisme, mais qui possède de profondes racines dans les cultures berbère et saharienne »26. 25.  Aillet, « Le bassin de Ouargla », p. 65. 26.  Ibid.

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En somme, les formes d’exploitation, compte tenu des conditions physiques ex­ trêmes, obligent à un contrôle collectif des terres. L’organisation de l’espace suppose une communication constante entre les unités et les segments existants. La capacité de pro­ duc­tion se crée au prix d’une séquence complexe : le palmier génère des sols fertiles sur lesquels d’autres cultures deviennent possibles, comme celles du grenadier, de l’olivier, du figuier, des céréales. Ainsi se forme un espace irrigué dédié à la polyculture qui permet des colonies permanentes. Cela se produit aussi, tant au Maghreb qu’en al-Andalus, hors des routes caravanières, dans des ensembles qui forment des districts territoriaux dont les villes sont les chefs-lieux visibles. Les hameaux basés sur une polyculture irriguée produisent des biens agricoles, souvent consommés à court terme. De l’union de la chaleur et de l’humidité résulte une forte capacité de production. L’excédent parvient en ville, le trafic de marchandises est constant. La ville joue le rôle de centre de réalisation de l’excédent productif et les principes islamiques y commandent de redistribuer les richesses dans une société se voulant juste et égalitaire, sans pauvreté – même si elle subsiste. S’il est vrai que les groupes humains sont gérés par des tribus, la religion y a une importance indéniable car la compréhension de l’islam est fondamentale. L’hétérodoxie, épisodique en al-Andalus, prospère davantage en Afrique du Nord. Le sunnisme, sans avoir la même importance que dans la Péninsule Ibérique, y conserve une certaine force ; le shiisme y a une présence importante, y compris dans ses variantes extrêmes comme le kharidjisme, l’ismaélisme et (un peu plus modéré) l’ibadisme. Chacun de ces courants s’associe des pouvoirs spécifiques : preuve qu’il faut voir en eux autant de mécanismes de médiation entre les sphères économique et sociale et la sphère politique. L’absence d’hégémonie globale en la matière rapproche l’Afrique du Nord des pays où l’islamisation a été faible et même tardive. Ce sont, à mon avis, autant de réponses aux processus d’acculturation que supposait l’adoption de la nouvelle religion. Une économie riche et variée, une organisation sociale flexible et des mécanismes de pouvoir largement confus. Un nuage, pour ne pas dire une constellation, mal amal­ gamée d’unités de population et de production, reliées à travers des structures urbaines, à un pouvoir étatique lointain auquel se rattachaient une fiscalité et un faible concept religieux non pas au niveau théorique mais en pratique, tout ceci offrait de bonnes conditions pour obtenir de l’extérieur des richesses innombrables. Et c’est ce que l’on voit à la fin du xe siècle et surtout au xie siècle. C’est alors que commence l’assaut des puissances chrétiennes. Antonio Malpica Cuello Université de Grenade

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CONCLUSION Frantz Grenet, Cécile Morrisson Cet essai d’histoire globale visait à réunir des travaux qui fassent le point sur les données de base ou des aspects emblématiques des domaines respectifs, tout en détectant leurs connexions intercontinentales, voire en révélant les facteurs communs de leur développement autour de l’an 1000 et en examinant l’évolution de leurs différences. La période avait été choisie car elle s’avère le point focal des divers « Moyen Âge » eurasiens qui connaissent tous plus ou moins à des dates décalées une succession de dislocations, de rétraction et de crise, puis de reprise et de développement. Fixées d’abord de façon assez restrictive (1000-1050 ou 1100 environ), ces limites ont parfois été étendues jusqu’au xiie siècle pour profiter d’une perspective de moyenne durée.

I.  La césure symbolique : des millénarismes quand même... Au-delà de ces divergences chronologiques, cette césure qui pourrait paraître très occidentalo-centrée est apparue pertinente dans tous les domaines concernés, en tout cas dans l’analyse des faits culturels, économiques et sociaux qui sont proposés ici, et parfois même dans la conscience des auteurs contemporains. Évidemment les « terreurs de l’an 1000 » de la France médiévale, bien exagérées au demeurant, ne sont pas transposables à des zones ou le calendrier n’est pas fondé sur l’Incarnation du Christ, y compris Byzance, pourtant chrétienne, qui part des années de la Création. Toutefois les attentes millénaristes sont assez caractéristiques de la période dans d’autres contextes religieux : les écrits apocalyptiques zoroastriens d’époque abbasside, qui ma­ ni­pulent le millénaire de Zoroastre pour le faire reculer jusqu’en 1032 (intervention additionnelle de F. Grenet) ; l’Égypte fatimide au quatrième centenaire de l’Hégire (M. Tillier) ; le Japon et l’empire Khitan en 1052, date de l’entrée dans l’ère de la fin de la Loi bouddhique ( J.-N. Robert). Il faut cependant souligner que dans ces cultures la tonalité de l’eschaton est beaucoup moins pessimiste que dans les Apocalypses chrétiennes. Le thème de l’abolition de la Loi se retrouve à la fois chez les Ismaïliens et dans le bouddhisme māhayānique, transplanté au Japon où le Roman du Genji en propose une déclinaison romanesque et plutôt hédoniste. L’Eurasie autour de l’an 1000. Cultures, religions et sociétés d’un monde en développement, sous la direction de D. Barthé­lemy, F. Grenet et C. Morrisson, Paris, 2022 (Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Mono­graphies, 57), p. 455-461.

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L’impression qui émerge des sources revisitées lors du séminaire, et ceci bien sûr en tenant compte d’environnements politiques et culturels très contrastés, est celle d’une période de relative coexistence religieuse davantage que d’intolérance organisée. De ce point de vue l’an 1000 présente plutôt un visage avenant par rapport à ce qui a suivi. L’Asie centrale musulmane sert alors de base à une expansion du christianisme vers la steppe, à un nouveau rebond de l’Église manichéenne vers la Chine, et abrite des communautés juives nombreuses et économiquement très actives (F. Grenet). En Égypte la brève phase persécutrice de al-Hâkim, qui du reste n’a guère affecté les Coptes, est une exception (M. Tillier). En France les premières mesures d’expulsion de Juifs ou « judaïsants » en réaction à la destruction temporaire du Saint-Sépulcre sont peu appliquées, et caractériseront plutôt des temps ultérieurs. Dans le monde scandinave et son prolongement « Rus » le christianisme se diffuse respectivement depuis l’Allemagne et depuis Byzance, mais d’abord sous des formes extérieures (amulettes) qui coexistent pacifiquement avec les cultes païens ( J. Shepard).

II.  ... et les faits : Césure politique et sociale Le xie siècle marque partout une césure politique et sociale, mais selon des modalités différentes. En France les horizons d’un grand seigneur post-carolingien comme Eudes II de Blois-Champagne († 1037) s’élargissent au fur et à mesure des opportunités offertes par son réseau et ses parentèles, surtout féminines, mais ne dépassent pas la zone située entre Loire et Rhin (M. Bur). La diffusion remarquable du culte de Sainte Afra reste un marqueur de l’espace ottonien puis salien (P. Corbet). Le contraste est grand avec les contemporains qui par leurs pèlerinages lointains annoncent les nouvelles connectivités de la Ier Croisade en 1097, ou tout simplement avec les Normands qui, dès la première moitié du siècle, sont passés de la piraterie à la chevalerie, tandis que leurs sujets marchands tissent leur toile entre France, Flandre et Angleterre, et même au-delà (D. Barthélemy). Après les Hongrois, les pirates nord-africains et les Vikings « royaux », le chapitre des invasions de peuples nomades (ou du moins de peuples mobiles) se clôt alors dans tout l’Occident, alors qu’à l’est, il se rouvre après l’an 1000. Les peuples qui s’invitent alors appartiennent tous à la nébuleuse turco-mongole, qui n’était certes pas une nouvelle venue (Xiongnu en Chine dès l’Antiquité, Huns Chionites, Hephtalites et Turcs en Asie centrale à partir du ive siècle), mais l’intensité de la pression et l’ampleur des déplacements de populations paraissent alors inégalées. Détournés vers l’empire byzantin dans la seconde moitié du xie siècle par le sultan Alp Arslan, les Turcomans qui s’installent de façon dispersée en Anatolie préparent, plus que la défaite de Mantzikert (1071), la prise de contrôle des Seldjoucides au xiie siècle et un renversement géopolitique de longue durée.

CONCLUSION

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La prise de pouvoir des Turcs en Iran est une césure fondamentale reconnue par tous les historiens comme elle l’avait été par les contemporains, bien qu’au bout du compte elle n’ait pas bouleversé les fondamentaux de l’économie et de la culture (D. Durand-Guédy). À partir de 1001 les campagnes de Mahmud de Ghazna en Inde ouvrent la conquête musulmane, mais d’abord sous la forme de raids prédateurs qui n’empêcheront pas dans les décennies suivantes un apogée de l’architecture religieuse hindoue (É. Parlier). En Chine « globalement le premier millénaire est chinois ; le deuxième millénaire est celui de la présence centrale des peuples altaïques » (P. Marsone).

III.  Césure culturelle et artistique Les versants de l’an 1000 sont partout une époque de floraison culturelle. On assiste dans la plupart des aires à « la naissance d’une nouvelle langue1 et d’une nouvelle culture par l’établissement de textes fondateurs » ( J.-N. Robert). Le Shâhnâma de Firdawsi (composé entre 977 et 1025) devient un monument créateur du néo-persan et, à partir des Saljuqs, une, voire la « pierre angulaire de l’idéologie royale jusqu’à la période moderne » ( J. Durand-Guédy), tandis que le Roman du Genji reste le chef-d’œuvre de la littérature japonaise dont la lecture à un niveau supérieur révèle la dimension bouddhique. Tous deux sont porteurs d’une innovation civi­li­ sa­tion­nelle majeure. En Europe l’expansion de la chrétienté intérieure et extérieure (conversion des Scandinaves, de la Rus de Vladimir) favorise tout autant la traduction systématique des Écritures saintes chez les Anglo-Saxons que la rédaction ou la réécriture de textes hagiographiques comme la vie de sainte Afra (P. Corbet) dans l’Empire ottonien, et les versions de Syméon Métaphraste à Constantinople dans la seconde moitié du xe siècle. À ce moment l’encyclopédisme byzantin préserve tout ce qui peut être utile du passé hellénique profane, dans un « premier humanisme » qui ouvre la voie à la diffusion remarquable des connaissances dans la société du xie siècle. Peu fut dit au colloque du volet artistique de cette floraison, sinon à propos de l’Inde où l’on observe une vitalité artistique certaine après les des­truc­tions de Mahmud de Ghazna exagérées par les sources persanes (É.  Parlier). En Asie du Sud-Est également, l’intensification des échanges et la prospérité vont de pair avec une floraison artistique où s’affirment désormais des styles régionaux bien distincts (P.-Y.  Manguin). En Occident le fameux « blanc manteau d’églises » ne couvre pas seulement le territoire bourguignon de Raoul Glaber ; la construction de monuments religieux ou civils prend une ampleur accrue dans toute l’Europe,

1.  Ainsi par exemple du javanais à partir du tournant du ixe et du xe siècle (P.-Y Manguin).

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et le monde byzantin du xie siècle « se distingue par l’abondance et la richesse de son architecture mais aussi de l’ensemble de sa production artistique »2.

IV.  Césure économique : le commencement d’une nouvelle ère ? Le contexte qui favorise cet essor culturel autour de l’an 1000 est celui d’une croissance économique et démographique qui semble largement partagée dans le monde eurasien. L’accroissement démographique, évident en Europe occidentale, comme à Byzance, en Inde ou en Chine, même s’il ne peut être mesuré avec précision, survient dans une parenthèse pandémique, avec une occultation du bacille Yersinia pestis entre la Peste de Justinien (vie-viiie siècle) et la Peste Noire (xive siècle), et ceci alors même que les circuits qui pouvaient l’amener de ses réservoirs centrasiatiques n’étaient nullement interrompus. Ce facteur épidémiologique n’a pas fait l’objet d’une présentation particulière au séminaire. En revanche Alexander More, s’appuyant sur les travaux de l’Initiative for the Science of the Human Past (SOHP) de Harvard à laquelle il appartient, a nuancé la notion d’un réchauffement général à partir du xe siècle. Les changements favo­rables induits en Europe par l’oscillation de l’anticyclone des Açores entre 900 et 1100 (la période de la Medieval climate anomaly) n’ont pas été globaux, avec dans certaines zones, tel le Proche-Orient, des épisodes de grand froid. Malgré ces variations locales on observe plus à l’est, aussi bien en Iran qu’en Chine à la même époque, une période de sécheresse accrue, aux conséquences différentes qu’il reste à explorer en poursuivant la recherche interdisciplinaire. La croissance démographique s’accompagne d’une amélioration des techniques agricoles et souvent d’une extension de l’exploitation de terres disponibles. Elle fournit un excédent de main-d’œuvre rurale aux villes qu’un net surplus de production permet de nourrir et d’approvisionner. Selon les régions, on assiste au début, à la poursuite ou à l’apogée de l’urbanisation, dont Robert I. Moore a fait l’élément essentiel de sa « première révolution européenne », tandis que la division du travail et la complé­ mentarité des ressources entraînent une intensification des échanges et de la mobilité. La multiplication des marchés de toute échelle, urbains comme ruraux, est omniprésente, tant au nord du Japon, ou dans la Chine des Song, qu’à Byzance, en Occident, ainsi en Angleterre dès avant la conquête normande, et va de pair avec la monétarisation des échanges. Sans être le primum movens, la monnaie, qui profite d’un accroissement du stock métallique, reposant tant à l’Est qu’à l’Ouest sur la découverte 2. J.-M. Spieser, « L’art au xie siècle : une vue d’ensemble », dans Autour du Premier humanisme

byzantin et des Cinq études sur le xie siècle, quarante ans après Paul Lemerle (Colloque international, Collège de France, 23-26 octobre 2013), B. Flusin et J.-Cl. Cheynet éd., Paris, 2017 (= Travaux et Mémoires, 21/1, 2017), p. 675-700, à la p. 699.

CONCLUSION

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et l’exploitation de nouvelles mines (au Panjshir, comme près de Tachkent, ou dans le Harz et plus tard les Collines métallifères toscanes), sujet non abordé au cours du colloque, constitue l’instrument indispensable de la croissance des échanges. Lorsqu’elle peine à suivre celle-ci ou à répondre aux besoins des États pour le financement de la guerre, elle peut être dévaluée pour en augmenter le nombre de signes, ce qui arrive au denier en maint pays occidental, ou au nomisma byzantin, et se manifeste en Chine sur les sapèques de bronze et par le recours à des monnaies de fer. Elle peut aussi être complétée par des lingots (marc, grivna, lingots d’argent des Jin Djurtchets à la fin du xie siècle …), voire par les billets des années 1040 destinés à financer la lutte des Song contre les Tangouts3. Le dynamisme commercial est partout une caractéristique de l’époque, mais avec un contraste marqué entre l’Est et l’Ouest. À l’est, sur le front de la mer de Chine et de l’océan Indien, la Chine des Song est entrée dans une phase économique qui, avec la céramique produite en masse et la métallurgie de plus en plus sophistiquée, présente des aspects proto-industriels. Le Japon central est en prise sur l’économie chinoise, la monnaie chinoise exportée fournissant l’essentiel de la masse monétaire (P.  Souyri). Les sapèques pénètrent en mer de Chine méridionale et dans la zone austronésienne, mais à un moindre degré car les échanges recourent surtout aux lingots de métal précieux ou au troc. Ceci n’em­ pêche pas que s’y développent des capitales et des zones portuaires cosmopolites (commerçants « arabes », ou plutôt persans, malais, tamouls) dans le royaume de Srivijaya (Palembang puis Jambi) ou à Java, tandis que les rapports politiques s’inten­ si­fient avec la cour des Song (P.-Y. Manguin). Le dynamisme maritime est en train de basculer lentement du côté de la Chine, dont à l’est du détroit de Malacca les navires commencent à supplanter les navires «arabes». Peut-on dès lors parler d’une «première mondialisation» ? Peut-être, mais à condi­ tion de reconnaître que cet espace interconnecté oriental s’étend au maximum de la mer de Chine jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique, et qu’à l’Occident un autre système commence à relier la mer du Nord et la Baltique au large domaine méditerranéen. L’approche comparative mais séparée demeure plus pertinente, permettant un dia­ logue fructueux sur la question de la croissance comparée de la Chine et de Byzance (V. Hansen, C. Morrisson). Dans les deux cas s’observe un pilotage très contrôlé des émissions monétaires, et l’attention portée par l’État au commerce. Le fait est que depuis l’Asie centrale (inclusivement) jusqu’à l’Atlantique nord et au Sahara continuent alors de régner des économies où le commerce principal paraît être encore le trafic des esclaves (obtenus chez les Turcs, les Finnois, les Slaves, les Irlandais, 3.  Détails dans F. Thierry, Les monnaies de la Chine ancienne : des origines à la fin de l’Empire, Paris, 2017, p. 296-346 (Song).

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l’Afrique subsaharienne). Mais l’esclavage a alors cessé alors d’être massif en Chine, et n’a jamais joué un grand rôle au Japon. On a pu tenter de quantifier les besoins annuels de l’Empire romain en esclaves, mais on n’est pas encore en mesure de le faire pour les États de cette époque. Byzance, où la main-d’œuvre servile n’a plus apparemment qu’un rôle très limité (services et artisanat), a un commerce plus diversifié, objet, comme le commerce chinois, d’une politique étatique mais plutôt fiscale et moins inter­ven­ tion­niste que celle des Song (C.  Morrisson) ; il ne sera abandonné aux Italiens qu’à partir du xiie siècle, par un choix délibéré de l’aristocratie gouvernante attachée à la propriété foncière et à l’économie agraire et peu consciente des enjeux économiques de sa décision. Dans l’Ouest méditerranéen entre Afrique et péninsule ibérique aussi, la base du commerce s’élargit peu à peu, en liaison avec la diversification de la produc­ tion agricole et artisanale (A. Malpica).

V.  Que faire des Barbares ? L’intégration progressive des « Barbares » est un thème récurrent de l’historiogra­ phie récente. Les communications présentées au colloque ont permis d’observer qu’en fait elle se décline sous des modalités très diverses, notamment en fonction du contraste précédemment observé entre Barbares résiduels de l’Ouest et nouveaux Barbares de l’Est. La Chine des Song a fini par faire la part du feu avec les Khitan, qui se sont placés symboliquement sous l’égide de la culture chinoise tout en imposant des amputations territoriales sans précédent (P. Marsone). Le Japon mène au nord des guerres frontalières qui aboutiront à introduire une culture militaire au cœur de l’empire (P. Souyri). La force turque qui s’était installée en Iran, en Iraq et en Syrie a finalement été retournée contre les Francs, comme la force viking contre les Sarrasins. Byzance fait preuve de son talent habituel pour gérer les pressions frontalières et, là où elle cède le terrain, comme en Anatolie, rassemble à Constantinople  ou établit dans les Balkans une bonne partie des élites locales sur lesquelles elle s’était appuyée dans son expansion antérieure (V.  Prigent). Forte de son héritage romain, de sa culture hellénique et de son avance technique et économique, elle sert alors de référence politique bien au-delà de l’Allemagne ottonienne et de la Russie kiévienne naissante, jusque dans l’Angleterre danoise et anglo-saxonne ( J. Shepard). Le long des fleuves russes et dans toute l’Europe du Nord, Danelaw et Irlande compris, l’activité des trafiquants scandinaves d’esclaves, par-delà même leur christianisation progressive, a maintenu une importante offre en main-d’œuvre servile dont ont profité une bonne part des sociétés sédentaires voisines (Angleterre, Italie du Sud, et tout le monde musulman occidental). Mais l’entrée de la Normandie dans le modèle féodal français est alors plus avancée qu’on ne l’avait pensé (D. Barthélemy). L’un des rares effets positifs de l’expédition de Guillaume est qu’elle mettra fin au trafic des esclaves en Angleterre et en Irlande ( J. Shepard).

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CONCLUSION

* *   * Globalement l’an 1000 au sens large marque le début d’une amélioration toute relative du niveau de vie et du bien-être dont témoignent par exemple à Byzance la dé­ mo­cra­ti­sation des produits de luxe et en tout cas la large diffusion de leurs succédanés en métaux non-nobles ou en terre. Aux deux extrémités du continent eurasien, chaque espace voit ses relations internes s’intensifier avant que se tissent bientôt des liens, encore marginaux, avec l’autre. À rebours de la réputation qu’il continue parfois à traîner, l’an 1000 apparaît globalement comme tout le contraire d’une période sombre de l’histoire. Il révèle les premiers signes de l’émergence occidentale bien modeste comparée à l’avance chinoise, et partout à des degrés divers, favorisés par un contexte analogue de surplus agricoles, de division du travail et d’urbanisation, en l’absence de pandémie, l’efflorescence de cultures et de sociétés plus ouvertes. Frantz Grenet Collège de France Cécile Morrisson Académie des inscriptions et belles-lettres

TABLE DES MATIÈRES

Dominique Barthélemy Introduction : L’Eurasie de l’an 1000 dans les histoires « universelles »  ............................................................................................................   V PREMIÈRE PARTIE : L’ASIE ORIENTALE  ......................................................   1

Jean-Noël Robert Le Genji-monogatari : le roman de la fin des temps ?  .........................................  

3

Pierre François Souyri Le Japon et ses barbares autour de l’an 1000  .......................................................   23

Pierre Marsone Autour de l’an 1000 : les Khitan, pivot géopolitique et culturel de l’Asie orientale  .........................................................................................................   39

Valerie Hansen La Chine sous la dynastie des Song : La société la plus mondialisée de l’an 1000  ..........................................................   57

Pierre-Yves Manguin Le carrefour insulindien au tournant du deuxième millénaire  .......................   83 DEUXIÈME  PARTIE :  L’ASIE CENTRALE ET LE PROCHE-ORIENT  .....   113

Édith Parlier-Renault Les environs de l’an 1000 dans l’historiographie de l’Inde du Nord  ...........   115

Frantz Grenet L’Asie centrale autour de l’an 1000 : une oasis de coexistence religieuse ?  ......  147

David Durand-Guédy Une « mutation de l’an 1000 » en Iran ?  .............................................................   173

Mathieu Tillier Droit et messianisme chez les Fatimides de l’an 1000  ......................................   205

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TABLE DES MATIÈRES

TROISIÈME  PARTIE :  L’EMPIRE BYZANTIN ET SES CONNEXIONS  ....   237

Cécile Morrisson La croissance byzantine au regard de l’Orient : essai d’analyse comparée (960-vers 1170)  ...............................................................  239

Vivien Prigent L’empire et les élites provinciales : le tournant de l’an 1000  ............................  269

Jonathan Shepard Byzance et le monde viking : liens manifestes et liaisons dangereuses  ..........  315 QUATRIÈME  PARTIE :  L’OUEST  ......................................................................   353

Alexander F. More Climate change at the turn of the millennium: new evidence from the consilience of natural and written records  ...........................................  355

Michel Bur L’horizon d’un grand seigneur de l’an 1000, Eudes II (982-1037). La carrière d’un homme dans une société articulée par les femmes  ..............  375

Patrick Corbet Le culte européen de sainte Afra d’Augsbourg au siècle de l’an 1000  ............  389

Dominique Barthélemy Les Normands de France, de la piraterie à la chevalerie  .....................................   415

Antonio Malpica Cuello D’Al-Andalus à l’Afrique noire : un espace nouveau, à dater des abords de l’an 1000  ....................................................................................   441

Frantz Grenet, Cécile Morrisson Conclusion  ..........................................................................................................................  455