L'Etat [3E ed.]

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L'Etat [3E ed.]

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JACQUES DONNEDIEU DE VABRES

JN 2595 058 1967

PRESSES UNIVERS DE FRANCE

NUNC COCNOSCO EX PARTE

TRENT UNIVERSITY LIBRARY

J UH 1.1 loeta

L’ÉTAT

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« QUE SAIS-JE ? » LE POINT DES CONNAISSANCES ACTUELLES

N° 616

L’ÉTAT par

Jacques DONNEDIEU DE VABRES

TROISIÈME

ÉDITION

REFONDUE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, Boulevard Saint-Germain, PARIS 1967 VINGTIÈME MILLE

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DÉPÔT LÉGAL lre édition. 1er trimestre 1954 36 — . 1er — 1967 TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays © 1954,

Presses

Universitaires

de

France

Chapitre Premier

L’IDÉE D’ÉTAT «Je n’ai jusqu’à présent, écrit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, connu personne qui n’ait gouverné quelque Etat. Je ne parle pas de messieurs les ministres, qui gouvernent, en effet, les uns, deux ou trois ans, les autres six mois, les autres six se¬ maines ; je parle de tous les autres hommes qui, à souper ou dans leur cabinet, étalent leur système de Gouvernement, réformant les armées, l’Eglise, la robe et la finance. » Cette remarque demeure fondée, et n’a rien d’un paradoxe. Que l’Etat soit l’ensemble des affaires suscitant un intérêt général, c’est peutêtre l’une de ses définitions les moins mauvaises, et la démocratie organise et entretient la généralité de cet intérêt, dont elle fait son principe même. Il est d’ailleurs prudent de rappeler que l’Etat est surtout un faisceau de réflexions et de reactions collectives au seuil d’une analyse qui ne prétend pas répondre à la question de Montesquieu : « Quand un homme n’a rien de nouveau à dire, que ne se tait-il ?» sinon par cette observation que, prise à la lettre, une telle formule n’interdit pas d’écrire, et qu’on trouble moins ses voisins en écrivant qu’en discourant. Le terme d’Etat n’est pas très ancien ; la plupart des idées qu’il évoque, celle de pouvoir comme celle d’ordre, remontent pourtant a la cité ^recquç e£ a

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l’Empire romain. C’est au XVIe siècle que la notion moderne de l’Etat est entrée dans la terminologie politique. Elle s’oppose alors au vieux rêve de souve¬ raineté universelle avec sa triple résonance romaine, chrétienne, germanique. Elle marque l’apparition de pouvoirs absolus, mais localisés, situés, enfermés dans des frontières, attachés à une population, la révolte des monarchies contre la souveraineté impé¬ riale et contre la souveraineté pontificale. Elle est liée aux conflits entre la royauté française et la Mai¬ son d’Autriche, aux guerres de religion, puis au Traité de Westphalie. Le terme d Etat évoqué d’abord l’idée de pouvoir, de pouvoir efficace, protégé, organisé. L’Etat est une forme d’organisation sociale qui garantit, contre les périls extérieurs ou intérieurs, sa propre sécurité et celle de ses ressortissants. Il dispose à cet effet de la force armée et de multiples mécanismes de coercition et de répression. Il n’y a pas d’Etat sans un degré élevé de cohésion sociale et d’organisation hiérar¬ chique, permettant au pouvoir de faire rayonner son autorité et exécuter ses decisions. Les droits de l’homme, ceux du citoyen ou de la défense se prêtent généralement à une exploitation populaire plus facile que le thème de la sûreté de l’Etat. Mais la première garantie des droits est l’existence d’un Etat sûr, et pour les défendre, les policiers, les militaires et les procureurs ont un rôle aussi important que les ligues, es réunions et les avocats. « L’absence de puissance matérielle, écrit Ihering, est le péché mortel de Etat, celui pour lequel il n’y a point de rémission, celui que la société ne pardonne ni ne supporte. Un Etat sans puissance matérielle de contraindre est une contradiction en soi. » Ces formules n’expriment pas une morale, ni une absence de morale : elles développent une définition.

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On ne peut au demeurant séparer valablement les fonctions de l’Etat de ses pouvoirs, sa mission de sa puissance. Les services qu’il rend se confondent avec les prérogatives qu’il exerce. Toutes les formes d’aide ou d’action de l’Etat sont des instruments du pouvoir politique, des moyens de Gouvernement. La police protège la vie et les biens des particuliers, mais sa puissance confère au ministre de l’Intérieur un prestige éminent et jalousé. L’enseignement pu¬ blic développe l’instruction, mais il oriente les es¬ prits. L’aide économique ou sociale que l’Etat mo¬ derne dispense largement implique une centralisa¬ tion financière accrue. Plus l’Etat se reconnaît de créanciers, plus il étend la clientèle de ses gouver¬ nants. En termes politiques, protection vaut domi¬ nation. L’immense système administratif de l’Etat moderne est à la fois un moyen de satisfaire les besoins du public, les exigences politiquement exprimées de l’opinion, et un instrument de puis¬ sance pour ceux qui en disposent. La santé d un Etat se reconnaît à son aptitude à convertir en moyens de domination les mouvements de l’opinion, les aspirations populaires, comme à subordonner ces moyens à ces mouvements et aspirations. Pouvoir efficace, l’Etat implique aussi un pouvoir souverain, capable de s’organiser lui-même, exclusif de toute subordination. Cette souveraineté s’affirme à la fois sur le plan interne et sur le plan interna¬ tional. Dans le conflit permanent entre toutes les forces sociales, c’est à l’Etat qu’Ü appartient d’exer¬ cer l’arbitrage suprême, et son autorité ne peut se laisser dominer matériellement ni moralement par aucune autre, qu’ü s’agisse d’organisations syndi¬ cales, de communautés religieuses, de groupements professionnels ou politiques. De même, 1 Etat se caractérise dans la communauté internationale par

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un degré élevé d’indépendance, d’autonomie. Sans doute existe-t-il des Etats non souverains et un droit international qui prescrit quelques limitas à la sou¬ veraineté. Mais de ce droit international, la souverainete des Etats est actuellement un principe essen¬ tiel, et la formule des Etats non souverains est en réalité un mécanisme de gouvernement local qui s inscrit dans le cadre d’un Etat souverain lui-même. La démocratie a d’ailleurs renforcé l’idée de souve¬ raineté en lui conférant un fondement populaire, une base sentimentale et communautaire : la souverai¬ neté de 1 Etat n’est pour elle que l’expression des droits du peuple à disposer de lui-même et de sa des¬ tinée ; elle consacre la suprématie de la volonté po¬ pulaire ; elle scelle l’alliance du nationalisme et de la démocratie, alliance caractéristique de la période qui s achève. ^ Pouvoir efficace, pouvoir souverain, l’Etat se dé¬ finit encore comme pouvoir légitime. L’assenti¬ ment de l’opinion au pouvoir d’Etat est un de ses éléments constitutifs. « N’entreprends pas dans 1 Etat plus que tu ne peux persuader », dit Platon. L autorité de l’Etat suppose sans doute contrainte toujours possible, mais le plus souvent contrainte mutile, autorité reconnue : elle ne subsiste que si la torce publique se limite à réprimer des marges ré¬ duites de révolte ; elle repose sur une base psycho¬ logique de large consentement. Hume le dit quelque part : « comme la force est toujours du côté des gou¬ vernes, les gouvernants n’ont rien pour les soutenir, que opinion. C’est donc sur l’opinion seulement que le Gouvernement est fondé. Cette maxime s’applique aux Gouvernements les plus despotiques et les plus militaires aussi bien qu’aux Gouvernements les plus libres et les plus populaires. Le sultan d’Egypte ou empereur de Rome ont pu conduire leurs sujets

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inoffensifs comme des bêtes brutes, à l’encontre de leurs sentiments ou de leurs inclinations, mais ils ont dû tout au moins conduire leurs mamelucks ou leurs bandes prétoriennes comme des hommes, par l’opinion ». Le problème de l’Etat est ainsi pour une large part un problème psychologique. L’Etat est une so¬ ciété dont les ressortissants acceptent généralement, pour régler leurs conflits, le pouvoir organisé, et dont les pays étrangers reconnaissent l’existence. La légiti¬ mité est la forme spirituelle de la domination, l’aspect moral de la contrainte : si l’Etat libéral laisse les citoyens penser ce qu’ils veulent, il se fonde cepen¬ dant sur la reconnaissance générale de son existence et de son pouvoir, sur une large adhésion des esprits à ses fonctions et à son action. Il est ainsi impossible de présenter l’Etat comme une formule de contrainte purement extérieure, n’engageant nullement le juge¬ ment ou la conscience des individus. Certes, la parti¬ cipation de ceux-ci à son action peut être mal orga¬ nisée, inconsciente, inefficace, mais son autorité repose alors sur leur abstention, son action sur leur passivité. La démocratie s’efforce d’ailleurs de ratio¬ naliser la lutte pour le pouvoir, d’organiser la parti¬ cipation de tous à la vie publique : elle met ainsi en pleine lumière l’aspect psychologique de l’Etat, la valeur spirituelle du pouvoir. C’est une vieille idée que l’Etat est supérieur aux révolutions, que son unité transcende les disconti¬ nuités, les ruptures de la vie publique. Aussi bien, un Gouvernement révolutionnaire est le plus souvent obligé de reconnaître et d’accepter pour une large part la situation créée par ses devanciers et, quelque ambitieux que puissent etre ses promesses et son programme, l’application n’en est generalement pos¬ sible que par étapes. Au seuil de la révolution, la loi

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du 17 juin 1789 met les créanciers de l’Etat sous la garde de la loyauté et de l’honneur français. L’unité et la continuité de l’Etat expriment ainsi, malgré l’agitation et les divisions politiques, un besoin fon¬ damental de stabilité, de cohésion sociale. La struc¬ ture démocratique de l’Etat permet d’ailleurs, par des procédures appropriées, la mise en question lé¬ gale du pouvoir : elle tend à remplacer les guerres civiles par des compétitions électorales, les coups d’Etat par des crises ministérielles, les procès poli¬ tiques par la responsabilité parlementaire du Gou¬ vernement ; elle s’attache à dissoudre, grâce à des mécanismes rationnels d’expression, les complexes révolutionnaires de l’esprit pubhc ; elle est un effort pour intégrer dans l’Etat lui-même les diversités d’opinions, de tendances, d’aspirations qui risquent de menacer son pouvoir, de porter atteinte à sa stabibté ; elle peut ainsi concourir à renforcer sa puis¬ sance et sa centralisation. On caractérise aussi souvent l’Etat par sa personnabté, et l’on dit par exemple que l’Etat est la nation ou la collectivité envisagée comme personne morale. Cette comparaison n’est pas, en effet, sans utilité : dire que l’Etat est une personne morale, c’est d’une part, affirmer son unité et établir le principe d’une action concertée entre les multiples organes chargés de faire rayonner son influence ; c’est d’autre part, reconnaître qu’il se soumet, comme les individus et les autres collectivites à des règles de droit cons¬ tantes et sures, et subordonner à ces règles ses rap¬ ports avec ces collectivités et ces individus. La per¬ sonnalité de l’Etat n’est évidemment qu’un sym¬ bole : elle symbolise l’effort fait pour rationaliser le faisceau de rapports sociaux que constitue la société politique, pour conserver une valeur humaine à des relations sans cesse plus complexes, plus hiérar-

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chisées, plus centralisées ; elle marque la prétention de faire d’une organisation nécessairement bureau¬ cratique autre chose qu’un monstre arbitraire et sans visage. Si l’Etat a des dettes, il les paye ; s’il fait des promesses, il les tient ; s’il cause des dom¬ mages, il les répare. Son action ne marque pas l’ir¬ ruption dans la vie sociale d’un pouvoir discrétion¬ naire : elle est subordonnée aux règles de droit, comme celle de toutes les autres formes de groupe¬ ments et d’associations. L’Etat moderne est un Etat démocratique. Son organisation est placée sous contrôle populaire par le double jeu du mécanisme électoral et parlementaire et de la décentralisation. D’une part, l’ensemble de l’administration est subordonné à un Gouvernement responsable devant une Assemblée élue ou devant le peuple ; et d’autre part, des organes représentatifs jouent un rôle croissant dans l’admmistration ellemême, à ses divers degrés et dans ses multiples branches. L’expansion de la démocratie agit d’ail¬ leurs à la fois sur les fonctions de l’Etat et sur sa structure : elle accroît son domaine et partant sa puissance, en même temps qu’elle divise ses organes et multiplie les mécanismes de contrôle dont ils sont l’objet. L’adoption du suffrage universel et la for¬ mation de partis massifs ont eu pour conséquence le développement d’une législation de solidarité, de progrès social, de contrôle démocratique sur l’éco¬ nomie. Si les institutions libérales sont nées de la volonté de limiter l’arbitraire royal, elles n’ont pas tardé, en ouvrant aux aspirations populaires l’accès au pouvoir central, à multiplier les fonctions, 1 in¬ fluence et les moyens d’action de ce pouvoir. Le pro¬ blème est alors de savoir si une opinion et un Parle¬ ment divisés peuvent diriger un ensemble aussi vaste et aussi complexe, si le défaut d’organisation du

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pouvoir central et l’alternance des majorités sont compatibles avec des responsabilités étendues, si l’entrée dans la lutte politique des intérêts organisés n’en fausse pas les règles. Car la démocratie sociale, du fait même des fonctions qu’elle assume et des ambitions qu’elle suscite, accroît les dangers que font courir à la démocratie parlementaire la faiblesse de son Gouvernement et les oscillations de sa poli¬ tique. Dangers alternés d’impuissance et de déséqui¬ libre que Voltaire tenait pour seuls graves en Répu¬ blique : « le véritable vice d’une République civilisée, disait-il, est dans la fable turque du dragon à plu¬ sieurs têtes et du dragon à plusieurs queues. La mul¬ titude des tetes se nuit, et la multitude des queues obéit à une seule tête qui veut tout dévorer ». Ni en têtes, ni en queues, ce dragon n’est, depuis le Grand Turc et depuis Voltaire, demeuré stérile. L’Etat moderne est un Etat de droit. Cette formule signifie d une part que l’action de l’Etat est soumise a des réglés constantes et sûres, et d’autre part que les individus peuvent exiger le respect de ces règles en faisant valoir devant des juges indépendants les droits qu’elles leur confèrent à l’encontre de l’Etat. Les règles générales de solidarité sociale et de contrôle économique établies par le législateur mo¬ derne ne peuvent prendre toute leur valeur que si les intéressés sont capables de les comprendre, de les utiliser, d’en tirer parti; c’est à cette condition qu elles peuvent être autre chose qu’un instrument de démagogie ou de dictature. Les Anciens, dit Mac llwain, parlaient de droit en termes de politique : nous parlons aujourd’hui de politique en termes de roit. Ce n est pas à son obscurité que cette formule doit sa profondeur spécieuse. Elle exprime le rôle croissant de l’idéologie et de la phraséologie juri¬ diques dans la vie politique et dans la vie sociale, la

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réglementation toujours plus complexe des diverses formes de l’activité humaine, l’extension des sanc¬ tions judiciaires attachées à cette réglementation. Les conflits sociaux et les conflits politiques n’échap¬ pent pas plus que les litiges individuels à cet effort de rationalisation. Tel Gulliver auquel se comparait naguère un président du Conseil menacé, l’Etat dé¬ mocratique laisse sa législation, son administration et sa justice tisser autour de lui un réseau toujours plus serré de liens de droit dont la force conjuguée retient et paralyse sa puissance. L’Etat moderne ressemble au cercle de Pascal dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Il n’y a pas de problème politique en soi, il n’y a que des problèmes d’organisation sociale dont l’opinion s’empare et auxquels elle subordonne l’exercice du Gouvernement. L’Etat est le cadre dans lequel se résolvent ces problèmes, le faisceau de leurs solutions successives et accumulées. Selon les époques et les mouvements d’opinion, on voit tour à tour la justice, l’Egbse, l’enseignement, l’industrie lourde, les transports resserrer ou détendre leurs rapports avec l’Etat. L’entretien des cathédrales, la culture des fleurs, la production des parfums et les dessins de mode sont ou peuvent être des services publics, aidés au nom de l’intérêt général. C’est à l’évolution législative et à l’action gouvernementale, commandées par les jeux mouvants de la politique et les oscillations de l’opinion, qu’il appartient de définir hic et nunc le rôle de l’Etat et ses bmites. L’idée d’Etat paraît ainsi d’une ambiguïté essen¬ tielle. En un sens, l’Etat est le pouvoir -suprême et transcendant, qui a mission d’exercer entre les di¬ verses forces collectives un arbitrage souverain ; il exprime la collectivité dans son unité. Mais d autre part, si le pouvoir politique domine théoriquement

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toutes les autres formes d’autorité, il doit pourtant toujours compter avec elles et n’est le plus souvent que leur reflet. L’unité de l’Etat est d’ailleurs une fiction utile, mais ce n’est qu’une fiction, surtout dans un régime qui fragmente le pouvoir pour empêcher ses abus, qui répartit l’autorité entre une pléiade d’organes plus ou moins indépendants les uns des autres, corps électoral. Parlement, Gou¬ vernement, justice, collectivités diverses. L’Etat est le lieu géométrique, l’unité idéale de tous ces points d’arbitrage. Maître tout-puissant, il ne vit que dans l’esprit de ses serviteurs, que d’une certaine forme d’idéalisme. C’est dire qu’il est surtout une opération de l’esprit, en même temps qu’une orientation de l’action. C’est dire aussi l’importance du sens de VEtat chez les dirigeants, fonctionnaires, ministres ou députés, dont seul l’effort peut faire de l’Etat, en unifiant et en vivifiant ses organes séparés, autre chose qu’une formule vide. Sens de l’Etat en vérité malaisé à définir, alliage complexe d’orgueil et de modestie, d’autorité personnelle et de discipline ac¬ ceptée, de volonté de puissance et de dévouement au service ; attitude à la fois ouverte à toutes les influences et distante à l’égard de chacune d’elles ; conscience d’une responsabilité à l’égard du destin collectif du pays, mais aussi d’un pouvoir supérieur qui réserve sa transcendance au moment même où il s’engage et dont l’irresponsabilité du chef de l’Etat est le symbole. Car si le pays demeure fidèle à l’insti¬ tution d’un président de la République, héritier de la double tradition monarchique et impériale, ce n’est pas sans doute par un savant calcul des forces réser¬ vant, sur l’échiquier politique, un rôle très précis à une pièce particulièrement lourde dans son déplace¬ ment et dont la mise à mat achève la partie ; ce n est pas non plus pour l’idée passablement contra-

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dictoire d’un pouvoir neutre réglant l’équilibre des forces engagées dans la lutte politique. C’est simple¬ ment à cause de la croyance mystique que l’Etat est autre chose que le jeu politique et parlementaire, et que l’administration qui en est l’enjeu. Ce symbolis¬ me traditionnel n’est pas sans résonance, ni sans vertu. S’il existe une notion de l’Etat généralement re¬ çue, et au demeurant assez vague, l’histoire confère à chaque Etat un style, une structure originale. De ce point de vue, le trait propre du système français paraît être l’existence préalable d’une administra¬ tion centralisée, hiérarchisée, autoritaire qui s’est constituée sous l’Ancien Régime et que le Premier Empire a reconstituée et développée dans les cadres d’uniformité systématique créés par la révolution. Le Conseil d’Etat, les administrations centrales, l’administration préfectorale, les services publics traditionnels procèdent de cette origine. Bureau¬ cratie tempérée par l’instabilité ministérielle, disait Giraudoux de la France ; il faut dire : tempérée et protégée. Le régime parlementaire et la législation républicaine se sont d’abord superposés à cette orga¬ nisation et l’ont progressivement transformée ; mais la transformation s’est faite lentement, et la France a longtemps vécu sans avoir ni l’administration de sa politique, ni la législation de son idéologie. Bien des traits de la vie publique s’expliquent aujourd’hui encore par cette histoire, qu’il s’agisse de la menta¬ lité des Français à l’égard de leur administration, de la méfiance parlementaire envers le Gouvernement ou des grands thèmes de polémique politique ou de propagande électorale. La république s’est déve¬ loppée en tirant des chèques sur un capital préexis¬ tant d’autorité, d’organisation, de richesse ; elle ne s’est guère souciée de l’amortir, et il lui faut main-

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tenant le renouveler. « On se demande, écrivait Foncin en 1898 dans la Revue de Paris, pourquoi le régime républicain fonctionne mal chez nous ; le plus surprenant c’est qu’il vive ayant conservé pour habitation le grand palais étouffant et triste, l’Escurial français que lui ont légué la Monarchie et l’Empire ; notre République ne se trouve pas là chez elle ; quoiqu’elle fasse, elle n’est qu’un locataire, qu’une intruse, toujours menacée par les ombres du passé, ce formidable revenant. » Le danger politique est aujourd’hui disparu, mais bien que les régimes parlementaires ou d’Assemblée aient prévalu en France pendant plus de cent vingt ans depuis 1789, la part que conservent dans la législation les actes de l’exécutif est considérable. Absorbe tantôt par la surveillance du Gouvernement, tantôt par le vote du budget, profondément divisé d’ailleurs, le Parlement légifère peu. Ses vertus sont surtout négatives et partant conservatrices : il em¬ pêche les fantaisies d’envahir les codes, les factions d accaparer le pouvoir social, les intérêts particuliers de se croire universels. Entre les codes napoléoniens, les ordonnances royales, les sénatus-consultes impé¬ riaux, les decrets-lois révolutionnaires ou républi¬ cains, les lois du maréchal Pétain et les ordonnances du général de Gaulle, celles de 1945 ou celles de 1958, la législation parlementaire occupe une place plus réduite qu’on ne le croit d’ordinaire. Le suffrage universel a été institué par décret, le vote des femmes et la Sécurité sociale par ordonnance, le contrôle des changes par décret-loi, la retraite des vieux par loi gouvernementale. Les « grandes lois de la IIR République » auxquelles se réfère le préambule de la onstitution de 1946 ont certes consacré ou confirmé es droits politiques et sociaux fondamentaux : liberté de réunion, d’association et de la presse.

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laïcité et liberté de l’enseignement, séparation des Eglises et de l’Etat, égalité devant le service mili¬ taire, congés payés, semaine de quarante heures, régime de l’Assurance sociale, etc. Et la première constituante de 1946 a fait un travail législatif important, si elle a échoué dans son œuvre constitu¬ tionnelle. Mais c’est un fait que les crises révolu¬ tionnaires, qui suscitent des Gouvernements légis¬ lateurs, déterminent en même temps une légis¬ lation novatrice et généralement constructive ; et c’est une expérience du régime parlementaire sans cesse et partout répétée, que les Parlements ne légi¬ fèrent utilement que fécondés par des Gouverne¬ ments forts. En France, où la méfiance à l’égard du Gouvernement et de l’administration est une tradi¬ tion parlementaire et où la majorité gouvernemen¬ tale tend à la dispersion dès que commencent les débats législatifs, le Parlement ne laisse pas long¬ temps le Gouvernement diriger ses travaux et se condamne par là même à une stérilité partielle. De là l’utilité de formules temporaires telles que les pleins pouvoirs ou les décrets-lois, aussi essentielles au parlementarisme français que l’était la dictature à la république romaine. De là aussi l’alternance, dans l’exercice du pouvoir, de périodes de concentra¬ tion et de périodes de détente, qui caractérise l’évolution constitutionnelle française depuis un siècle et demi. Les charges multiples qui pèsent sur le pays et que l’expansion démocratique n’a fait qu’augmenter im¬ pliquent d’ailleurs fatalement un degré élevé de centralisation administrative et financière. Quelque importants qu’aient pu être les efforts tendant à démocratiser l’administration, à multiplier ses or¬ ganes élus, à décentraliser ses services, à les rappro¬ cher des administrés, le poids global que l’Etat consJ.

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titue pour la nation ne cesse de s’accroître, et, en même temps, cette tension psychologique qui carac¬ térise la vie publique française. Entre l’Etat orga¬ nisé, avec ses missions et ses exigences, et l’opinion souveraine, avec ses passions, ses divisions et sa mobilité, c’est au Gouvernement parlementaire qu’il appartient d’exercer une fonction médiatrice perma¬ nente. Administrateurs, les ministres sont aussi hommes de partis. Ils ont la double responsabilité des services qu’ils dirigent et des mouvements qu’ils conduisent. Ils se heurtent tour à tour à la méfiance des parlementaires parce qu’ils sont les chefs de l’exécutif et à la méfiance des fonctionnaires parce qu’ils sont des chefs politiques. Ils doivent résister aux tentations alternées de la démagogie et de la technocratie, à égale distance desquelles se situe la ligne de la démocratie parlementaire. Ils ne peuvent s’arrêter ni aux solutions exclusivement rationnelles que l’opinion réprouve faute de les comprendre, ni à ces positions passionnelles qui la flattent, mais com¬ promettent les intérêts permanents du pays. De là ce contraste déconcertant entre l’idée d’Etat, avec son prestige et sa grandeur, et les tâches souvent mé¬ diocres et limitées qui sont celles des gouvernants. De là aussi le discrédit qui s’attache parfois à la politique. « On accède aux dignités par les indignités, dit le chancelier Bacon, l’ascension au pouvoir se fait toujours par un escalier tournant. » « Feindre d ignorer ce qu’on sait, déclare Figaro, de savoir ce qu’on ignore, d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend, s’enfermer pour tailler des plumes et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer, bien ou mal, un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets ; intercepter des lettres et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens

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par l’importance des objets, voilà toute la politique, ou je meurs. » La sévérité n’est jamais sceptique : c’est au nom de ce qu’il rêve que Figaro, ou plu¬ tôt Beaumarchais, pour éviter toute équivoque, condamne ce qu’il voit. Mais une politique de gran¬ deur se fonde sur une communauté d’opinion, non sur des rêves individuels. Elle suppose un large cré¬ dit ouvert au pouvoir. Ce crédit, l’opinion l’accorde rarement, et le Parlement en mesure minutieusement le bénéfice : fondant le pouvoir sur l’expression orga¬ nisée de la confiance, la démocratie parlementaire en stérilise souvent l’élan spontané. Il y a des moments privilégiés où le destin d’un peuple et l’aventure d un homme se confondent : l’action politique prend alors toute sa grandeur ; elle est à la fois inspiration, édu¬ cation, adaptation consciente à l’histoire. Quand l’exaltation s’apaise, quand le flot des enthousiasmes populaires se retire, la politique revêt un aspect moins noble : elle devient technique des majorités électorales et parlementaires, art du possible et du compromis, stratégie défensive assurant au Gouver¬ nement une position d’autant meilleure qu’il gou¬ verne moins. Le rideau tombe sur les décors des révolutions, des procès politiques, des manifesta¬ tions massives. Les tragédiens cèdent la place aux comédiens ou changent de masque. La rampe éclaire le jeu subtil et serré de ces joueurs d’habitude, passionnés et résignés a la fois, dont la vie agitee amuse et apaise les spectateurs, et qui occupent l’avant-scène politique pendant les entractes heu¬ reux de l’histoire.

Chapitre

II

L’ÉTAT ET LA CONSTITUTION C’est aujourd’hui un usage général — l’Angle¬ terre est à cet égard une exception quasiment uni¬ que — de concentrer dans un texte solennellement adopte et qualifie de Constitution, les principes generaux relatifs a l’organisation des pouvoirs pu¬ blics et à leur mission. Cet exercice difficile de synthèse écrite répond à des motifs divers : il s’agit d’abord de définir et de justifier l’autorité politique, ensuite de distribuer le pouvoir^ entre les forces dominantes, enfin d’expli¬ quer a 1 opinion ce qu’elle peut attendre du pouvoir. L’objet d’une constitution est d’établir un ordre rationnel, clair et stable qui évite autant que pos¬ sible subversion et coups d’Etat, intrigues de cour ou de couloir, agitations collectives et débts politiques. Une Constitution apparaît ainsi tour à tour comme une organisation de mise en question du pouvoir et comme une convention excluant certaines formes ou certains thèmes de mise en question. L’élabora¬ tion d’une Constitution est un rite pacificateur qui achève les révolutions ou apaise les troubles ; pour les peuples qui s’affranchissent, elle est le symbole de 1 indépendance. A quelque degré de perfection qu’ait atteint pré¬ sentement l’art constitutionnel, il rencontre pour-

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tant des limites inéluctables, qui procèdent de son essence même. Octroyées, proposées, imposées par un monarque, débattues par une Assemblée ou adoptées par le peuple, les Constitutions portent le plus souvent la marque de la crise politique dont elles sont nées, et leur destinée dépend moins de leur structure propre que de leur rapport avec les forces réelles du pays et des moyens d’expression qu’elles leur offrent ou leur mesurent. La pratique des constitutions est souvent très différente de leur glose. La discussion et le vote par plusieurs cen¬ taines de parlementaires réunis en Constituante de quelque cent ou deux cents articles relatifs aux principes généraux de l’organisation politique sont d’ailleurs nécessairement des opérations complexes et partant confuses ; œuvres collectives, les Consti¬ tutions ne correspondent jamais aux vœux de cha¬ cun de leurs auteurs, et sans doute même est-il difficile à ces derniers de connaître exactement l’équilibre réel qui caractérise le compromis auquel les conduit la recherche d’un accord largement consenti. Parce qu’il est un faisceau de concessions et d’échanges entre opinions différentes, le bien politique pour tous ne peut apparaître à chacun que comme un moindre mal, et le premier mérite d’une constitution est d’éliminer de la lutte politique le problème constitutionnel. Dans la plupart des constitutions modernes il y a une sagesse commune, exprimée dans un langage commun, et cette sagesse se fonde sur trois points essentiels. Le premier est le principe de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire du suffrage universel. Ce prin¬ cipe peut s’exprimer en termes de droits individuels ou de besoins collectifs. D’une part il est raisonnable de donner à chaque citoyen la possibilité de parti-

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ciper en quelque manière à l’exercice de l’autorité publique. D’autre part, placer le pouvoir sous le contrôle organisé de la population dans son ensemble c’est donner à toutes les forces vives du pays leur chance d’expression et d’expansion, c’est éliminer les facteurs de malthusianisme, de restriction, de conservatisme. Plus le progrès impose de spécialisa¬ tion dans le travail et de concentration dans l’entre¬ prise, plus un contrôle populaire efficace est une compensation indispensable, qu’il s’agisse de corri¬ ger les excès de techniques fermées sur elles-mêmes ou les abus de pouvoirs professionnels, d’exciter l’esprit d’initiative et de création, de relancer l’effort quand l’objectif est atteint. Le second point est la subordination des décisions politiques à des règles stables de discussion et de critique. L’infaillibilité du peuple en soi est un postu¬ lat ; la faillibilité de tous les hommes d’Etat, de toutes les équipes de gouvernement, de toutes les assemblées en est le corollaire immédiat. D’où l’op¬ portunité de les soumettre périodiquement à des épreuves ouvertes et publiques de discussion et de critique organisées. L’objet des Constitutions est d établir des organisations et des procédures per¬ mettant à la fois des discussions loyales et des décisions efficaces. La loi de la majorité est en ce sens une convention pratique permettant, en l’ab¬ sence d accord unanime, de clore les discussions ; elle correspond à une définition schématique de la force qui en évite l’emploi. De même, si l’on peut dire d’une certaine manière que le parlement est un club parmi d’autres, et qu’il en est de plus compétents ou de mieux composés, son mérite demeure d’être un club sans cooptation. Enfin, la plupart des Constitutions modernes comportent une déclaration des droits de l’homme

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et du citoyen et des droits économiques et sociaux. Il s’agit ici non plus de la structure des pouvoirs publics, mais des limites et des missions qui leur sont assignées dans leurs rapports avec les individus et les groupes sociaux. Il est remarquable que l’idéolo¬ gie et la terminologie des droits de l’homme ont une large valeur internationale, non seulement du fait de quelques conventions diplomatiques (Décla¬ rations universelle et européenne des Droits de l’Homme), mais aussi à cause de la ressemblance interne des Constitutions. Dans les démocraties occidentales, la libre discus¬ sion implique, comme sa forme necessaire, la plura¬ lité des partis, et par là même, une confrontation continue entre l’action du Gouvernement et les critiques de l’opposition. La nécessite de ce plura¬ lisme et de ce dialogue est à la fois sociale et poli¬ tique. D’abord la fragmentation de l’opinion en tendances multiples est un fait, et la réduction à l’unité ne se ferait pas sans contrainte, contrainte difficilement supportable pour l’esprit public et probablement préjudiciable à sa vitalité. En outre, il est clair que le seul moyen de garantir, avec la liberté d’opinion, un droit de critique efficace à l’égard du Gouvernement est de laisser ou de donner aux opposants la possibilité de s’organiser, de mettre en commun leurs idées et leurs moyens, d’élaborer une doctrine, de se partager les rôles, de préparer eux-mêmes une équipe capable d’affronter les tâches du Gouvernement. , Peut-être la formule du parti unique, pratiquée en Russie et dans les pays qui l’ont imitée, permet-elle en un sens un mécanisme constitutionnel plus simple et plus robuste. Le rôle du parti est alors d éveiller et d’éduquer l’opinion, d’orienter et de contrôler les organes gouvernementaux. Mais la discussion

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politique se trouve ainsi confinée dans l’enceinte même du parti, et le problème constitutionnel est en réalité celui de sa structure. Celle des organes officiels devient secondaire. Les Occidentaux ne sont pas près de renoncer aux mécanismes débeats et ambitieux qu’ils ont essayé de mettre au point pour résoudre rationnellement les questions qui divisent l’opinion, sans supprimer cette division elle-meme, et il leur appartient de montrer que ces mécanismes ont un rendement satisfaisant et qu’ils ne sont pas condamnés par leur fragilité. Sur ces thèmes généraux, l’expérience constitu¬ tionnelle de la France est celle de modulations diverses et toujours inachevées. Depuis 1789, soit en 174 ans, la France a connu quatorze Constitutions, dont sept ont été modifiées en cours d’application par d’importantes révisions, et sept régimes provisoires, dont deux ont duré plus de quatre ans. Les régimes les plus stables ont été les régimes parlementaires ou ceux qui se sont orientés vers le parlementarisme (Restauration, Mo¬ narchie de Juillet, Second Empire, IIIe République). Certains régimes provisoires ont laissé une œuvre legislative durable, tels ceux de 1848, de 1871, de 1940 et de 1944. Les Constitutions les plus dog¬ matiques ou les plus complexes, telles celles de 1791 et de 1793, de 1 An III, de 1848 sont aussi celles dont I application a été la plus brève. De toutes nos Constitutions, celle de 1875 est la moins ambitieuse. Elle fut pourtant la plus durable. ans son texte initial, elle contient 34 articles et 7 îw; mots’ tltres compris. Ses révisions la réduisent a 26 articles. Celles de 1946 et de 1958 en contiennent respectivement 106 et 92. Napoléon disait qu’une Constitution doit être courte et obscure. Cette for¬ mule est devenue libérale avec les lois de 1875. Elles

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ne comportent aucune déclaration de principe et se bornent à définir le rôle des Chambres et leurs rapports essentiels avec le chef de l’Etat et les ministres. Etablies par une majorité monarchiste divisée sur le choix du monarque et sur le régime monarchique, elles sont une « constitution républi¬ caine d’attente monarchiste ». Belcastel en a exacte¬ ment et excellemment défini l’esprit quand, surgis¬ sant à la tribune au nom du droit divin, il s’est écrié in extremis : « Je vais apporter ici une protestation suprême... Sans réciter le credo républicain, vous vous ralliez à un principe dont vous serez les prêtres et jamais les croyants. Vous faites quelque chose que vous savez mauvais. Au nom des convictions que vous avez encore, arrêtez-vous. Ne consommez pas un tel acte. Ne commettez pas une'infidélité au mandat que vous avez reçu de la Providence et de la Patrie. » Nées d’un compromis difficile, exclusives comme telles de tout dogmatisme, les lois de 1875 ouvrent une période de stabilité constitutionnelle, après un siècle d’instabilité, de révolutions ou de coups d’Etat Certes, la contrepartie en est une extrême instabilité gouvernementale, mais il n’est pas sûr que 100 gou¬ vernements en 65 ans aient coûté plus cher au pays que 12 crises constitutionnelles en 80 ans. Le régime a montré la souplesse, la simplicité et la solidité nécessaires pour surmonter des crises graves et mener à bien des tâches importantes. Il a traversé l’agitation boulangiste, l’affaire Dreyfus, la sépara¬ tion des Eglises et de l’Etat, l’épreuve humaine et financière de la grande guerre, les difficultés econo¬ miques de l’après-guerre ; il a permis l’exercice du pouvoir par les majorités les plus differentes, des monarchistes aux socialistes, et couvert une trans¬ formation profonde de la législation et de la vie publique. En même temps, il s’est transformé lui-

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même, d’abord en étendant progressivement le contrôle parlementaire, puis, dans un sens inverse et pour faire face aux difficultés économiques et financières ou aux crises internationales, en confiant au gouvernement des pouvoirs accrus grâce au procédé des décrets-lois. Les éloges et les critiques que méritent les lois de 1875 se résument en cette observation qu’elles n’étaient pas une Constitution, mais l’expression la plus dépouillée d’une tradition parlementaire. Cette tradition est antérieure aux textes de 1875 ; ils ne l’ont pas fixée de façon rigide ; elle a pu et peut leur survivre. L’abrogation de cette Constitution n’a été ni moins longue, ni moins laborieuse, ni moins paradoxale que sa naissance. Victime de ses adver¬ saires de droite en 1940, elle n’a été ressuscitée un instant de raison que pour être renversée de nou¬ veau en 1945 par la coalition de ses adversaires de droite et de ses adversaires de gauche, et ceux-là mêmes qui tenaient pour criminelle sa suppression en 1940 la faisaient supprimer en 1945. Ces morts multiples prouvent chez elle une aptitude singulière à renaître de ces cendres, et peut-être cette vocation de Phœnix n’est-elle pas encore épuisée. La Constitution de 1946 n’a pu atteindre sa douzième année ; la brièveté de cette expérience n’autorise guère de conclusion car il n’y a entre la structure de ces institutions et les circonstances de leur chute que des relations lointaines ; cependant, un certain discrédit semble frapper ce régime, et ce discrédit est l’un des principaux supports du sys¬ tème de 1958. Il n’y a pas eu en réalité une Constitution de 1946, mais trois Constitutions différentes : celles qu’on a voulu faire, — celle qu’on a faite — et ce qu’est devenue celle qu’on a faite.

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Celle qu’on a voulu faire est la Constitution des ambitions les plus généreuses. Œuvre commune du mouvement républicain populaire, des socialistes et des communistes, elle proclame les principes gene¬ raux de la démocratie et du progrès économique et social ; elle entend rapprocher le Gouvernement de l’Assemblée et l’Assemblée du peuple pour fonder sur la confiance populaire l’autorite et la stabilité ministérielles ; elle s’attache a garantir 1 autonomie des peuples d’outre-mer et à décentraliser l’adminis¬ tration métropolitaine ; elle cherche à associer aux pouvoirs publics les forces économiques et sociales ; enfin, elle élimine nombre de survivances conserva¬ trices qui demeuraient inscrites dans les lois de 1875. Elle est en un sens œuvre idéaliste, et son langage l’apparente aux textes répubhcains de 1793 ou de 1848. L’épreuve de la résistance aux systèmes autoritaires avait revivifié l’idéologie républicaine. Conçue dans l’enthousiasme et dans la foi, la Constitution de 1946 a été réalisée dans la méfiance, la déception, le doute. Il a fallu deux Constituantes et trois référendums pour qu’elle vît le jour. La majo¬ rité de gauche qui l’a fait adopter a dû ménager la position de sa propre aile droite, et celle-ci a dû ménager les opinions de l’aile droite de ses électeurs. Les compromis adoptés expriment une extrême méfiance des partis à l’égard les uns des autres et a l’égard des organes créés. Méfiance à l’égard du Gouvernement dont on redoute les abus de pouvoirs, auquel on veut interdire les décrets-lois, et dont on soumet la formation à des règles minutieuses et complexes. Méfiance à l’égard du chef de 1 Etat, qu’on entoure de divers collèges et dont on restreint le rôle gouvernemental. Méfiance à l’égard du corps électoral que révèle le cadre restreint assigné au référendum. Méfiance à l’égard de l’Assemblée, dont

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témoignent l’exigence de majorités qualifiées pour l’investiture du gouvernement, la révision constitu¬ tionnelle et, dans certains cas, la législation et l’insti¬ tution d’un certain contrôle de constitutionnalité. Méfiance à l’égard de la seconde Chambre, dont les pouvoirs sont beaucoup plus réduits que ceux du Sénat de 1875. Méfiance à l’égard des organes nou¬ veaux, créés pour représenter les forces économiques et les peuples d’outre-mer, auxquels on ouvre de vastes horizons, mais qu’on ne dote que de pouvoirs réduits. De là vient que la Constitution de 1946 ne donne toutes ses chances à aucun des organes nou¬ veaux qu’elle crée. Conseil Economique, Comité Constitutionnel, Union française ; de là vient aussi qu elle ne supprime entièrement aucune des institu¬ tions que la majorité de ses auteurs réprouvent, seconde Chambre, droit de dissolution, désignation du chef de Gouvernement par le chef de l’Etat. Elle fait place a une multiplicité de forces, de revendica¬ tions, de groupes auxquels elle ménage un mode d expression, mais dont elle redoute l’expansion complète. Il en résulte un foisonnement d’organes et une règlementation minutieuse des procédures constitutionnelles. On eût pu craindre très raisonnablement qu’un tel système^ créât en France une situation semblable à celle qu’avait connue l’Allemagne sous le régime de Weimar et que la carence du pouvoir déterminât 1 expansion, dans le pays, de forces antiparlemen¬ taires. L évolution politique s’est produite plutôt en sens inverse, et le rôle historique de la Constitution de 1946 a été de renouer en France la tradition parlementaire et de ressusciter une situation poli¬ tique assez proche de celle d’avant guerre. Des hommes sont venus ou revenus, dont le caractère n inspirait pas de crainte, ni l’imagination d’inquié-

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tude, qui ont endormi les passions, apaisé les mé¬ fiances, cicatrisé les blessures. Le cauchemar de la défaite et de l’occupation, les rêves de grandeur et de révolution se sont éloignés, et le pays a retrouvé la calmante faiblesse de son mode traditionnel de Gouvernement. Des forces antiparlementaires se sont manifestées à plusieurs reprises, mais les pouvoirs officiels ont surmonté ces obstacles. La vie politique s’est concentrée dans le dialogue du Parlement et du Cabinet ; les organes nouveaux n’ont pas eu de rôle important, et les mouvements d’opinion n’ont eu d’influence réelle qu’à travers le filtre parlementaire. Pleins pouvoirs et instabilité ministérielle sont deve¬ nus les problèmes de la IVe République, comme ils étaient ceux de la IIIe. Les constituants de 1946 et leurs successeurs ont ete mauvais jardiniers séduits par le parfum des roses, ils ont coupe les églantiers et greffé des rosiers sur leurs vieilles tiges ; mais leur expérience a déçu leur esperance ; au bout de cinq a six années, les églantines ont refleuri au beu des roses. C’est dans leur mode d’abrogation que les régimes de 1946 et 1875 atteignent un degré de ressemblance extrême. En 1940, comme en 1958, le Parlement abandonne le pouvoir constituant. Cet abandon s’accompagne d’un respect officiel du formalisme légal, qu’expriment les votes du 9 juillet 1940 et du 3 juin 1958. Il est suivi par un effort passionné de rénovation politique et constitutionnelle. Dans les deux cas, me situation de crise révèle un complexe d’impuissance dans l’opinion et au parlement. Les chefs appelés au Gouvernement pour dénouer la crise et prendre les mesures qu elle implique sont investis en même temps de la tache de transformer les institutions. A peine concentré, le pouvoir se déploie en révolution nationale ou en nouvelle

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république : tel un nuage de fumée couvrant une manœuvre en retraite, la plus savante de toutes les manœuvres, ce déploiement idéologique compense pour l’opinion les replis ingrats de 1940 et de 1961. Les Constitutions de 1875 et de 1946 ont été l’œuvre d’Assemblées Constituantes qui se sont inspirées de leur propre expérience parlementaire et gouvernementale. Celle de 1958 est, dans sa genèse et dans son essence, une Constitution sans Consti¬ tuante. Elaborée par le Gouvernement, elle est adoptée par référendum, après consultation d’un conseil ad hoc. Elle limite de multiples manières le rôle du Parlement. Elle confère au Gouvernement une compétence constitutionnelle que la loi ne peut restreindre et limite avec précision les mécanismes de contrôle du Parlement sur le cabinet. Elle régle¬ mente les procédures parlementaires, renforce et étend le droit de dissolution, soustrait au Parlement la désignation du chef de l’Etat, renforce les pou¬ voirs de ce dernier, et lui ouvre l’accès direct au peuple par référendum. La révision constitution¬ nelle du 6 novembre 1962, menée à terme sans vote parlementaire, confie en outre directement au peuple la désignation du chef de l’Etat. Cependant, le gouvernement demeure responsable devant le Parle¬ ment, si les conditions de cette responsabilité sont déterminées d’une manière précise et qu’au surplus la perspective d’une dissolution possible de l’Assem¬ blée puisse infléchir les votes parlementaires. Si l’essentiel de la Constitution de 1958 réside dans une conception nouvelle du Gouvernement et de ses rapports avec le Parlement et le peuple, elle comporte, comme celle de 1946, nombre d’organes annexes, qui relèvent de sa « partie imposante » plutôt que de sa « partie efficiente », pour reprendre la distinction de Bagehot, et dont l’intérêt est de

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limiter ou d’orienter l’action gouvernementale ou les délibérations parlementaires. Le Conseil Economi¬ que et Social, la Haute Cour de Justice, le Conseil Supérieur de la Magistrature, relèvent de cette catégorie. Le Conseil Constitutionnel est investi de prérogatives plus étendues que le Comité Constitu¬ tionnel de la IVe République. Une « Communauté » remplace 1’ « Union française ». Enfin, si la Constitu¬ tion de 1958 ne comporte pas de déclaration des droits propre, elle se réfère dans son préambule à « la déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». La Constitution de 1958 est en un sens un texte de circonstances, destiné à limiter le contrôle parlemen¬ taire à des formes supportables pour le chef de l’Etat et à faire coexister les pouvoirs étendus de ce dernier et le respect de traditions républicaines. De ce point de vue, elle n’est pas sans analogie avec celle de 1875 : de même que la grande absence du comte de Chambord avait alors déterminé au vote de la République une majorité monarchiste, la grande présence du général de Gaulle en 1958 déter¬ mine un parlement républicain à renoncer à son hégémonie. Le facteur personnel est, dans les deux cas, plus important que les problèmes de structure politique. Cependant, et par-dela 1 occasion de sa naissance, la Constitution de 1958 se rattache, dans les problèmes qu’elle cherche à résoudre et dans les formules qu’elle emploie, à des mouvements pro¬ fonds tendant à réformer le parlementarisme fran¬ çais, mouvements nés de l’expérience des IIIe et IVe Républiques et dont les livres d’André Tardieu et de Michel Debré ont été la plus notable expression. Une étude attentive de son idéologie, de sa phraséo¬ logie et des mécanismes qu’elle prévoit présente, de ce point de vue, un grand intérêt, bien qu’il ne puisse

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naturellement exister que de faibles rapports entre son application actuelle et celle qu’en ferait, aban¬ donné à lui-même, le personnel politique dont la France a l’babitude, le besoin et la ressource. Nombre d’esprits s’interrogent sur l’évolution future de ces institutions, et certains d’entre eux souhaitent qu’elle s’oriente dans le sens d’un régime présidentiel ; ils estiment que js’il est admissible d’établir un lien direct entre le Gouvernement et le peuple, le Parlement doit en contrepartie être pleine¬ ment souverain dans son propre domaine, la législa¬ tion, et qu’il ne doit pas être forcé dans ses votes par des mécanismes tels que la question de confiance ou la menace de dissolution. Il est aussi bien raison¬ nable de considérer que certaines innovations de 1958, celles notamment concernant la désignation du chef de l’Etat, l’usage du référendum, le droit de dissolu¬ tion, correspondent à la maturité politique actuelle du corps électoral et aux techniques modernes qui permettent de 1 informer et de l’interroger directe¬ ment : il en résulte, pour le système représentatif, une perte inéluctable d’importance relative. De là vient que le Premier Ministre Pompidou a pu 1 emporter en 1960 devant le corps électoral après une dissolution du Parlement, dans des conditions assez proches de celles où le maréchal de Mac-Mahon avait échoué en 1877 et le Président Faure en 1956. La question est pourtant de savoir si une organisa¬ tion créant, pour le parlement et pour le gouverne¬ ment, deux systèmes parallèles de responsabilité devant le corps électoral, et fondant sur ce paral¬ lélisme des attributions’jjindépendantes, ne conduit pas à les affaiblir l’un et l’autre ; il est tentant à cer¬ tains égards de résoudre le problème que posent leurs rapports en termes juridiques de compétence, et non en termes politiques de confiance, mais il est

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vrai aussi que les affaires politiques exigent, par leur nature même, une certaine flexibilité dans leurs méthodes de traitement. Qu’elle évolue dans le sens du parlementarisme ou dans celui d’un régime nou¬ veau d’équilibre des pouvoirs, la Constitution del958 contribue, comme l’expérience de 1940 en son temps, à reconstituer ce capital d’autorité que des régimes plus détendus exploitent sans l’amortir ou amortissent sans le renouveler. Sa révision globale est d’autant moins nécessaire que son application per¬ met un assouplissement progressif, du même type que celui dont les lois de 1875 apportent l’exemple. Mode primitif de la pensée rationnelle, le raison¬ nement par analogie demeure l’instrument princi¬ pal de la science politique naissante. Cependant, les ressemblances et les contrastes que révèle la confron¬ tation des expériences constitutionnelles d’un pays ou de plusieurs pays ne peuvent être interprétés qu’avec une extrême prudence. Les comparaisons possibles se situent aux trois niveaux de l’idéologie de la légalité et de la pratique politique, elle-même inséparable du contexte social et elles doivent tenir compte de tant de facteurs qu’il est malaisé d’en dégager des vues claires et sûres. De toute façon, le pouvoir central n’a d’efficacité que s’il comporte, dans sa partie supérieure, quelques mécanismes simples, susceptibles de prévaloir sur tous les autres. Sir Maurice Am os dit de la Constitution d’Angleterre qu’elle est une religion sans dogme. Mieux vaut sans doute une religion sans dogme qu’un dogma¬ tisme sans foi. Les Constitutions de 1946 et de 1958 font aux dogmes une large place, mais leur adoption fut une adhésion raisonnable plus qu’un enthou¬ siasme répandu. Le parlementarisme est en France une habitude plutôt qu’une religion, le parlemen¬ taire un pratiquant plutôt qu’un apôtre, la constituJ.

DONNEDIEU

DE VABRES

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tion un ensemble de rites plutôt qu’article de foi. Il y a une coutume que les textes ne modifient pas forcément par eux-mêmes, et pas toujours dans le sens escompté par leurs auteurs. Peut-être le Fran¬ çais est-il devenu plus anglais qu’il ne le croit en matière de Constitution « Tous les arts ont produit leurs merveilles, remarquait — sans résignation — Saint-Just ; l’art de gouverner n’a produit que des monstres ». De ces monstres, dont une longue expé¬ rience parlementaire atténue tour à tour les dangers et les mérites, les Constitutions de 1946 et de 1958 ne sont pas, convenons-en, les pires ; elles ne seront pas non plus, soyons en sûrs, les derniers.

Chapitre

III

L’ÉTAT ET LA JUSTICE L’organisation judiciaire assume des fonctions so¬ ciales multiples et tient dans l’Etat une place émi¬ nente. Chargée de régler les conflits les plus divers, elle est d’abord un instrument de paix publique, et la valeur morale qui s’attache à ses décisions est pour le pouvoir un précieux appui. Assurant ensuite la ré¬ pression des infractions à la loi pénale, elle garantit le respect des valeurs sociales les mieux assises, et elle exerce ce pouvoir privilégié que la société s’attribue sur la fortune, sur l’honneur, sur la liberté et sur la vie des individus. Veillant enfin à l’exécution des lois, elle confère leur sens pratique aux décisions du législateur, et Montaigne disait déjà qu’il y a autant de liberté dans l’interprétation des lois que dans leur façon. S’agissant, parmi les innombrables problèmes sociaux qui sont évoqués devant elle, de ceux qui ont le plus directement trait à l’exercice du pouvoir, la justice doit tour à tour défendre la sûreté de l’Etat en réprimant les atteintes aux lois qui la garantis¬ sent, et protéger les libertés publiques, en condam¬ nant ou en annulant l’exercice illégal de l’autorité publique. Il est vrai qu’un certain libérahsme conçoit la justice comme un pouvoir neutre et par la même

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comme une puissance « nulle », et que la conception classique de la séparation des pouvoirs isole l’organi¬ sation judiciaire des conflits politiques et sociaux. Mais il est tout à fait inexact de croire que les juges se bornent à déduire la conclusion de syllogismes dont le législateur fixe souverainement la majeure et dont la situation des plaideurs détermine nécessairement la mineure ; ils fixent en réalité la signification des termes qu’emploie le législateur et la qualification des faits qui leur sont soumis. L’indépendance de l’organisation judiciaire se fonde sur l’idée qu’il existe un ordre constitué par l’ensemble du droit positif, et qu’il appartient au juge de régler les conflits dont il est saisi en assignant aux situations qui leur ont donné naissance une place logique dans cet ordre. Cet ordre, à la vérité, n’est écrit ni décrit nulle part d’une façon complète ; dans leur âge comme dans leur style, dans leur inspiration comme dans leurs origines, les lois sont diverses et discor¬ dantes ; nos vieux codes ont été plus ou moins pro¬ fondément transformés, dans chacune de leurs par¬ ties, par les multiples régimes qu’ils ont traversés. Il n’est possible cependant de juger que par le postulat qu’il existe un système cohérent du droit positif dont 1 application exclut l’arbitraire, droit que les avo¬ cats, les juges et les professeurs s’efforcent à chaque instant de constituer à partir de données fragmen¬ taires, droit que l’activité judiciaire crée par cela même qu’elle lui doit sa signification. Sans doute ce droit positif n’a-t-il qu’une valeur mythique : sa possibilité n’en est pas moins la condition a priori de toute activité judiciaire, et chaque décision de jus¬ tice, chaque traité de droit, chaque requête, chaque plaidoirie en est une affirmation, un effort de défi¬ nition partielle. Dans un régime libéral et démocratique comme le

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nôtre, la justice est, dans sa structure, d’autant plus affaiblie et divisée que ses fonctions sont plus émi¬ nentes. Le statut des juridictions, la réglementation des procédures, l’organisation des voies de recours tendent à empêcher l’arbitraire, à éliminer les in¬ fluences personnelles, la partialité, l’esprit partisan. Si la multiplicité des degrés de juridictions et la len¬ teur des procédures rendent la justice moins efficace, elles en garantissent l’indépendance politique et sociale. La souveraineté judiciaire n’est attribuée à personne. Juridiction suprême, la Cour de Cassation n’est juge que des jugements ; sa compétence se ré¬ duit aux questions de droit ; elle ne statue pas sur le fond des affaires. Et l’exercice de la justice criminelle, la plus haute dans sa fonction sociale, la plus redoutable dans ses pouvoirs, est confiée à la Cour d’Assises, où sept jurés tirés au sort se joignent à trois magistrats, comme si le hasard seul pouvait être la garantie suprême de l’indépendance, comme si la société organisée reculait devant ce droit de vie et de mort qu’elle s’est attribué en 1810 dans trentesix articles du Code pénal et qui demeure inscrit dans vingt-quatre d’entre eux. Le statut des magistrats et la structure de l’orga¬ nisation judiciaire tendent à isoler l’exercice de la justice des compétitions politiques, des luttes so¬ ciales, de l’emprise gouvernementale. Les magis¬ trats du siège sont inamovibles, et leur régime disci¬ plinaire les met à l’abri de tout abus de pouvoir du Gouvernement. Ils n’ont à rendre compte de leurs décisions à personne, et celles-ci ne peuvent être an¬ nulées que par d’autres juridictions. Les magistrats du Parquet sont subordonnés, dans leur statut comme dans leurs fonctions, au ministre de la Jus¬ tice, mais cette subordination a des limites : si la plume est serve, la parole est libre et le pouvoir

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propre des chefs de Parquet exclut pour leurs supé¬ rieurs tout droit de substitution dans l’exercice de l’action publique. Le constituant, le législateur et surtout le Gouver¬ nement se sont attachés, depuis 1958, à moderniser notre organisation judiciaire. D’une part, l’ordon¬ nance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature a simplifié la hiérarchie des grades, amélioré la formation pro¬ fessionnelle des magistrats, nationalisé leur statut. D’autre part, une ordonnance du 22 décembre 1958 a transformé l’organisation territoriale des juridic¬ tions, notamment par la suppression des tribunaux d’arrondissement, par une définition nouvelle des compétences, et par la création des tribunaux d’instance et des tribunaux de grande instance, dis¬ tinction remplaçant la vieille séparation des justices de paix et des tribunaux civils. Les pouvoirs publics, dans la tradition parlemen¬ taire, demeurent associés à l’œuvre judiciaire, et la Constitution de 1958 maintient cette tradition. 1° Le chef de l’Etat exerce le droit de grâce, pré¬ rogative régalienne qui l’autorise à dispenser les condamnés de l’exécution des peines, et dont l’exer¬ cice ne peut être discuté par le Parlement ; la Consti¬ tution de 1946 prévoyait que ce droit s’exerce en Conseil Supérieur de la Magistrature ; celle de 1958 ne dispose rien de tel ; une loi organique prévoit seulement la consultation obligatoire de cet orga¬ nisme pour les peines capitales et sa consultation facultative pour les autres cas ; 2° Maître de la législation que les tribunaux appli¬ quent, le Parlement peut, en outre, par l’amnistie, effacer les condamnations prononcées, et il lui arrive souvent de déléguer ce pouvoir au Gouvernement par 1 institution de la grâce amnistiante. Celle-ci

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n’est d’ailleurs pas une grâce véritable en ce sens qu’elle dépend de l’exécutif et engage sa responsa¬ bilité parlementaire ; 3° Enfin le ministre de la Justice contrôle l’action des parquets et règle ainsi l’exercice de l’action pu¬ blique ; chef de l’administration pénitentiaire, il sur¬ veille l’exécution des peines et prend notamment a ce titre les décisions de libération conditionnelle ; il est responsable de l’administration des tribunaux. Il exerce enfin quelques prérogatives traditionnelles comme la présidence du Tribunal des Conflits en cas de partage des voix, la présidence du Conseil d’Etat, en l’absence du Premier Ministre, et le pouvoir de prescrire, en cas de fait nouveau, 1 ouverture du re¬ cours en révision en matière pénale. Dans la tradition gouvernementale, le garde des Sceaux occupe une place à part au Conseil des Mi¬ nistres. Ses fonctions le mettent généralement à l’écart des conflits politiques les plus immédiats et lui permettent ainsi des positions arbitrales. Aussi la IIIe République faisait-elle de lui le vice-président du Conseil ; c’est en cette qualité qu’il lisait au Sénat la déclaration du chef du Gouvernement. Aujour¬ d’hui c’est lui encore qui contresigne la nomination des membres du Gouvernement. Si ses pouvoirs sont fort réduits, leur exercice ne laisse pas d’être redou¬ table. La vétusté de nos codes, le caractère tradi¬ tionnel de notre organisation judiciaire et des diverses professions qui lui sont rattachées, 1 indépendance jalouse des juridictions, la complexité scolastique du droit, la « glorieuse incertitude des prétoires », la surveillance continue de quelque soixante-dix avo¬ cats parlementaires et d’une presse qui flatte la sensibilité de l’opinion aux drames et aux scandales judiciaires, tels sont quelques-uns des récifs parmi lesquels le garde des Sceaux doit rechercher la ligne

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de la justice et s’efforcer de la faire prévaloir. Les passions qui s’attachent en France aux phénomènes judiciaires sont de celles auxquelles rien ne peut résis¬ ter, et la noble façade de l’hôtel du chancelier Daguesneau, 13, place Vendôme, masque un jardin aux fruits empoisonnés où l’erreur ne pardonne pas. La création, par la Constitution de 1946, du Conseil Supérieur de la Magistrature et son maintien, avec diverses modifications en 1958, ont eu pour objet de souligner l’importance politique et sociale et de fortifier 1 indépendance de la magistrature. Présidé par le chef de l’Etat, il comprend le ministre de la Justice, vice-président et suppléant de droit, et neuf membres désignés par le président de la République, dont trois membres de la Cour de cassation, trois magistrats du siège des cours et tribunaux, un conseiller d’Etat, et deux personna¬ lités choisies pour leur compétence. Les six membres magistrats sont choisis sur une liste établie par le bureau de la Cour de cassation. Le Conseil Supérieur propose les magistrats à la nomination du chef de 1 Etat pour les postes de la Cour de cassation et ceux de premier président de cour d’appel. Il est consulte sur les autres mouvements du siège. Il est consulté sur l’exercice du droit de grâce, et il peut l’être sur tous problèmes relatifs à l’indépendance de la magistrature. Enfin, il statue comme conseil de discipline des magistrats du siège, et se réunit alors sous la présidence du premier président de la Cour de cassation. Les constituants de 1958, comme ceux de 1946, ont confié la justice politique à une Haute Cour autonome et n’ont point voulu que la seconde Cham¬ bre pût, à cette occasion, se convertir en juridiction comme la Chambre des Pairs des monarchies parle¬ mentaires ou le Sénat de la IIIe République. Cepen-

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dant, tandis que la Haute Cour de 1946 émanait de la seule Assemblée Nationale, celle de 1958 comprend 24 membres titulaires et douze suppléants, élus par moitié par l’Assemblée et par le Sénat. Le président est élu au scrutin secret par la Haute Cour. Le ministère public est exercé par le procureur général près la Cour de cassation assisté d’avocats généraux. Une commission d’instruction est composée de ma¬ gistrats désignés par le bureau de la Cour de cassa¬ tion. La Haute Cour connaît des poursuites pénales contre le chef de l’Etat en cas de haute trahison, et de celles dirigées contre les membres du Gouverne¬ ment en cas de complot contre la sûreté de l’Etat. La mise en accusation, dans les deux cas, émane de votes identiques des deux assemblées, au scrutin public et à la majorité absolue des membres les composant. Les ministres, sont pénalement respon¬ sables de tous leurs actes, tandis que le chef de l’Etat n’est responsable de ceux qu’il accomplit dans l’exercice de ses fonctions qu’en cas de haute trahison. Pour consacrer la suprématie de la Constitution et empêcher les abus de pouvoir d’une majorité, les constituants de 1946 ont créé un Comité Constitu¬ tionnel chargé de vérifier la conformité des lois à la Constitution et de suspendre celles qui lui seraient contraires, en attendant une révision régulière. L’ins¬ titution n’a joué aucun rôle appréciable sous ce régime. Elle a été reprise et renforcée en 1958, sous le nom de Conseil Constitutionnel. Cet organe, comprend neuf membres dont le mandat dure neuf ans, trois nommés par le president de la République, trois par le président de l’Assemblée, trois par le presi¬ dent du Sénat. Le président est nommé par le chef de l’Etat. Les anciens présidents de la République en font en outre partie de droit et à vie. Le Conseil

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veille à la régularité de l’élection du chef de l’Etat, examine les réclamations, proclame les résultats. Il statue sur la régularité de l’élection des députés et sénateurs. Il veille à la régularité des opérations de référendum et en proclame les résultats. Les lois organiques et les règlements des assemblées parle¬ mentaires lui sont obligatoirement soumises pour qu’il se prononce sur leur conformité à la Constitu¬ tion avant leur mise en application. Enfin, le pré¬ sident de la République, le Premier Ministre ou le président d’une Assemblée Parlementaire peuvent lui soumettre aux mêmes fins des lois ordinaires. Une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application. Ainsi orga¬ nisé, le Conseil a plus de compétences et de chances que son frère aîné de 1946. Son succès dépend de la sagesse avec laquelle ses membres associeront le sens de la légalité et celui de l’opportunité. La dualité de l’organisation judiciaire et de la jus¬ tice administrative, chargée de juger les litiges entre les administrations et les individus, a été longtemps un trait original du système français. Elle est adop¬ tée aujourd’hui par des pays sans cesse plus nom¬ breux. Fondée sur le double souci d’empêcher les tribunaux d’entreprendre sur les opérations admi¬ nistratives, et d’ouvrir pourtant une voie de droit aux réclamations des particuliers contre l’adminis¬ tration, la justice administrative est devenue à la fin du XIXe siècle, une précieuse garantie contre l’arbi¬ traire du pouvoir. Son expansion et son succès sont dus à l’autorité traditionnelle du Conseil d’Etat, autorité née de la centrabsation monarchique et impériale et renouvelée par l’idéologie libérale. C’est un arrêt du Conseil d’Etat qui, le 5 juillet 1788, convoque les Etats Généraux. C’est le Conseil d’Etat qui, sous l’Empire, élabore les codes. Son rôle admi-

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nistratif demeure important en régime parlemen¬ taire. Sa jurisprudence a créé le droit adminis¬ tratif et exerce une influence profonde sur la vie de tous les services publics. Une réforme de 1953, pour tenir compte du nombre croissant des recours, a transféré à des Tribunaux administratifs régio¬ naux le rôle de juge de droit commun. Mais le Conseil d’Etat garde le contrôle de toutes les juridictions administratives, et il est souhaitable que la décentralisation de 1953 n’alourdisse pas le contentieux administratif au point de priver son autonomie d’objet.

Chapitre

IV

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Les finances publiques sont l’expression chiffrée de la politique gouvernementale. Elles en permet¬ tent la connaissance objective, l’appréciation rationelle, l’application concrète. Quelle que soit l’ambi¬ tion d une politique, elle n’a de chance de succès que si elle définit ses moyens en termes d’équilibre financier. Sans doute le succès du régime de 1958 est-il lié au redressement monétaire, qui est à la fois symbole d’ordre et moyen d’action. Et le renforce¬ ment de la Constitution en 1962 eût été peu de chose s’il n’eût été suivi d’un programme de stabilisation. Plus le développement économique peut être rapide et global, plus il importe que les programmes qu’il implique s inscrivent dans un cadre comptable préétabli. L inflation, sous toutes ses formes, signifie que les pouvoirs publics perdent le contrôle de 1 évolution économique, qu’ils ne savent pas ce qu ils font. L objet essentiel des finances publiques est de mettre au service du pays une monnaie, support des échanges et du crédit, et au service de l’Etat un budget, synthèse de ses ressources et de ses dépenses. Budget et monnaie font apparaître des liens mul¬ tiples entre la gestion des finances publiques et

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l’activité économique, et la politique financière est un instrument efficace de politique economique. Sa conduite se fonde sur la considération nécessaire de trois équilibres : le budget d’abord, qui groupe d’une part toutes les dépenses de l’Etat et de l’autre ses ressources, impôts, emprunts et revenus divers ; la balance des paiements ensuite, qui retrace 1 aspect financier de l’ensemble des operations avec 1 etran¬ ger, importations, exportations, mouvements de capitaux, etc., et qui est affectee par le taux de change, c’est-à-dire par le rapport d’échange entre la monnaie nationale et les autres monnaies ; la comptabilité nationale enfin qui retrace 1 égalité entre les ressources et les emplois, c’est-à-dire entre la somme de la production et de l’importation et celle de l’investissement, de la consommation publique et privée et de l’exportation. Ces trois tableaux de bord sont à la fois distincts et solidaires. Le déficit budge¬ taire, par exemple, s’il comporte extension de la consommation publique sans accroissement de la pro¬ duction ni réduction de la consommation privée, im¬ plique réduction de l’investissement ou déficit de la balance des paiements, ou les deux. De même, si 1 on entend porter à un niveau élevé investissement et consommation privée sans déficit budgétaire ni désé¬ quilibre de la balance des paiements, il convient de réduire la consommation publique ou de limiter son expansion. L’histoire financière de la démocratie parlemen¬ taire est passionnante, singulière et difficilement pénétrable. Ce régime, né de l’opposition aux impôts et aux prodigalités monarchiques, a créé un système fiscal et un budget de dépenses dont la puissance et l’ampleur ne connaissent aucune sorte de précédent. Le contrôle parlementaire sur le mécanisme finan¬ cier a eu pour effet une expansion continue des de-

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penses publiques. Il a mis ce mécanisme au service, non plus seulement des intérêts généraux de l’Etat, mais aussi des besoins les plus divers de la popu¬ lation, dès lors qu’ils revêtent une forme d’expres¬ sion politique. Le budget est devenu un document si massif, et son vote une opération tellement longue et complexe, qu’ils ont cessé d’être un moyen réel, pour la majorité, d’approuver une politique financière : ils ont été plutôt, pour les parlementaires, un instru¬ ment de surveillance à l’égard des administrations, et on peut dire que le Parlement s’est révélé inégal à la tâche démesurée qui lui incombe annuellement, et qu il a ete dans son contrôle de la politique finan¬ cière, paralyse par l’excès même des compétences qu’il s’est réservées. L’extension des dépenses publiques a des causes multiples ; elle est liée d’abord au coût des guerres modernes, aux effectifs mobilisés, au progrès de l’ar¬ mement, a 1 ampleur des destructions, aux mesures de solidarité adoptées ; elle résulte ensuite des charges qu impliquent pour l’Etat une politique scolaire, sa¬ nitaire et sociale progressive et une situation démo¬ graphique caractérisée par la faiblesse relative de 1 effectif des producteurs ; elle découle enfin des me¬ sures economiques destinées à protéger ou à aider certaines activités, notamment l’agriculture, à régu¬ lariser les marchés, à développer l’équipement. Les problèmes politiques que suscite annuellement le vote du budget sont ainsi liés à la situation straté¬ gique, au niveau industriel et à la structure sociale du pays. Ils subsisteraient sans nul doute alors même que serait réduite à son minimum incompres¬ sible cette marge de démagogie sans laquelle aucun régime, démocratique ou non, ne peut survivre. Les règles traditionnelles de notre organisation financière sont anciennes. Elles remontent au Pre-

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mier Empire, qui établit ou réorganise les adminis¬ trations et les juridictions fiscales, la Cour des Comptes, la Banque de France et son lien avec le Trésor ; à la Restauration et à la Monarchie de Juillet qui instituent les principes du contrôle parle¬ mentaire et notamment le vote du budget par cha¬ pitre (loi du 29 janvier 1831) ; au Second Empire, et au décret du 31 mai 1862 qui demeure la charte de notre comptabilité publique, et où se trouvent ins¬ crits les principes de l’unité, de l’universalité et de l’annualité du budget, la séparation des ordonna¬ teurs et des comptables, le mode de règlement défi¬ nitif du budget. Tous ces principes demeurent en vi¬ gueur, bien que la conception et la fonction des finances publiques qu’ils régissent se soient profon¬ dément transformées. Sans doute est-ce en matière de législation finan¬ cière que le régime de 1958 apporte les innovations les plus valables et les plus durables aux règles traditionnelles du contrôle parlementaire. L expé¬ rience des IIIe et IVe Républiques est à cet égard décevante. De 1875 à 1940, douze budgets seulement peuvent être votés en temps utile dans des condi¬ tions normales. Entre 1946 et 1958, le retard est le plus souvent de plusieurs mois, parfois de plusieurs trimestres, et la plupart des crises ministérielles sont déterminées par les débats budgetaires. Plus le volume des crédits et des charges s’étend, plus la pression parlementaire sur le Gouvernement s ac¬ croît, qu’il s’agisse d’augmenter les uns ou de réduire les autres. Mais cette pression accrue ne conduit guère à un contrôle efficace, faute d orga¬ nisation rationnelle du travail. Au cours de ses cinq dernières années, la IVe Republique adopte pourtant diverses formules tendant à restreindre l’initiative parlementaire des dépenses et a concentrer sur

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quelques points essentiels des délibérations budgé¬ taires. Ces tendances reçoivent en 1958 une large expression. L article 40 de la Constitution supprime sous toutes ses formes l’initiative parlementaire des dépenses. Une ordonnance du 2 janvier 1959, por¬ tant loi organique relative aux lois de finances, prévoit la priorité du vote des ressources à l’égard du vote des dépenses et substitue, pour celles-ci, le vote par ministère au vote par chapitre. Les déli¬ bérations budgétaires se trouvent ainsi simplifiées et limitées aux lignes maîtresses de l’action gouverne¬ mentale. La cohésion de la majorité parlementaire permet depuis lors une acceptation facile et une application satisfaisante de ce nouveau système. La IIIe Republique a profondément transformé notre système fiscal. Celui qu’elle a trouvé, et qui, pour 1 essentiel, datait de 1 an VIII, était dominé par des soucis de simplicité pratique et de justice pro¬ portionnelle : droits d’enregistrement limités aux mutations immobilières, impôts indirects portant sur un nombre limité de produits, impôts directs (les « quatre vieilles ») fondés sur des signes extérieurs et des critères simples, pour éviter une investigation indiscrète. L aggravation de l’effort fiscal s’est tra¬ duite par la création d’un faisceau d’impôts nou¬ veaux nécessairement plus complexes et plus nuances par cela même qu’ils sont plus lourds, fondés sur J idee de progressivité et sur des différenciations selon la nature des revenus ou l’incidence économique. La loi du 25 février 1901 institue des droits de successmn progressifs, celles du 15 juillet 1914 et du juillet 1917, l’impôt général sur le revenu et les impôts cédulaires sur les revenus professionnels, les ois de 1920, 1936 et 1939 la taxe à la production et la taxe sur les transactions. La naissance et 1 extension des assurances sociales créent en outre

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un faisceau de taxes parafiscales, auxquelles se joignent celles perçues, pour des motifs d’ordre économique, sur certains produits, tel le blé. Cha¬ que année, le vote du budget comporte des aména¬ gements partiels du système fiscal, aménagements tendant soit à accroître le rendement, soit à amélio¬ rer la technique, soit à modifier les charges fis¬ cales respectives des diverses catégories sociales ou branches d’activité. La période récente se caractérise principalement, en ce qui concerne les impôts directs par l’accroisse¬ ment de leur taux et l’institution d’un système favorable aux ménages et aux familles nombreuses ; en ce qui concerne les impôts indirects par la créa¬ tion de la taxe à la valeur ajoutée qui rationalise leur incidence sur l’économie ; du point de vue ad¬ ministratif, par la fusion des quatre vieilles régies financières en une seule Direction générale des Impôts, mesure permettant l’élaboration d’une poli¬ tique fiscale cohérente dans toutes ses parties et l’exercice d’un contrôle global de la matière impo¬ sable. En 1962, les recettes fiscales globales s’élèvent à 67 milliards de francs, provenant pour 18 milliards des impôts sur les revenus, pour 4 milhards, 5 des impôts sur la fortune, pour 39 milhards des impôts sur la consommation, pour 5 milliards de versement sur les salaires. On voit que les impôts sur la fortune n’ont qu’une place réduite et que la part la plus large vient des impôts indirects. Leur injustice est souvent critiquée en principe, mais leur perception se heurte, en pratique, à une résistance moindre, parce qu’ils sont payes non par ceux qui en sup¬ portent finalement la charge, mais par des industriels et des commerçants qui les comprennent dans leurs prix de vente et forment ainsi pour le fisc une milice gratuite et omniprésente de percepteurs auxiJ.

DONNEDIEU

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liaires. L’injustice des impôts indirects est atténuée aujourd’hui par leur caractère souvent discrimina¬ toire, par les mécanismes de compensation sociale et familiale qui corrigent les revenus du travail, et par l’echelle mobile des salaires. Ils constituent un utile moyen d’atteindre la fraction des contribuables qui peuvent échapper, faute de règle pleinement effi¬ cace, à l’impôt direct, et qui paient l’impôt dans ce qu’ils consomment au lieu de le devoir sur ce qu’ils gagnent. L’impôt moderne ne peut s’analyser comme un prélèvement neutre sur une masse supposée fixe de capitaux, de revenus ou de transactions. Il influe sur cette masse aussi bien par le prélèvement qu’il opère que par les dépenses qu’il permet. Cette vérité de¬ vient particulièrement sensible quand l’Etat a, parmi ses responsabilités, la fixation des prix et des salaires : il ne peut ignorer alors l’incidence écono¬ mique et sociale de la pression fiscale ; il retrouve de toute façon dans ses dépenses les hausses que déter¬ minent ses impôts. C’est dire la difficulté du pro¬ blème que pose annuellement aux gouvernants le vote de 1 impôt, fondé sur le triple calcul des néces¬ sites nationales, des possibilités économiques et des majorités politiques, au moment même où s’élèvent les orages saisonniers des nuits de décembre par¬ lementaires. La Constitution est muette sur le Trésor, mais le Gouvernement et le Parlement le connaissent bien, et usent largement des facilités qu’il donne, sauf à critiquer, parfois les libertés qui lui sont conférées par là même. Le Trésor est à la fois l’Etat lui -même dans son aspect financier, le caissier et le banquier de 1 Etat. Il dispose d’une série de comptes à la Banque de France avec laquelle il est lié par un faisceau d accords successifs et enchevêtrés, et sur laquelle la

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nationalisation a resserré le contrôle de l’Etat. Son objet élémentaire est de garantir des disponibilités permanentes, malgré la différence entre le rythme des dépenses et celui des rentrées fiscales. Cette simple fonction exige déjà des ressources propres, et impose par là même des charges. Ces ressources résul¬ tent des emprunts à long, moyen ou court terme, que le Trésor place, des avances que l’Institut d’Emission lui accorde, des comptes courants et des comptes de dépôts qu’il entretient. Il en résulte pour lui des charges nombreuses (amortissement, interets, remboursements, etc.), qui s’ajoutent aux dépenses budgétaires, et il doit supporter d’autres charges encore. Il y a d’abord celles qui résultent des déficits bud¬ gétaires, que le déséquilibre résulte des dispositions votées ou des conditions d’exécution du budget, qu’il soit imputable à une surestimation initiale des recettes ou à des dépenses imprévues ou mal appré¬ ciées. La plupart des comptes de la IIIe République faisaient ressortir de tels déficits. Les années 19441946 en ont connu de considérables. Depuis 1950, la situation s’est sensiblement améliorée, et l’équilibre est maintenant exactement rétabli. Les avances et les comptes spéciaux du Trésor constituent d’autre part pour lui une charge indépendante des dépenses budgétaires. Le législateur autorise de telles for¬ mules pour faire face à des besoins impossibles à chiffrer ou que le budget n’a pu prévoir, ou pour per¬ mettre des opérations dont l’actif et le passif de¬ vraient finalement se balancer. La convention de 1937 prévoyait ainsi un mécanisme d avances a la S.N.C.F. En 1951, un déficit imprévu a rendu nécessaires des avances a la Caisse nationale de Sécurité sociale. Le fonds de modernisation et d’équipement a comporte de meme un compte

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spécial de commerce dans les écritures du Trésor. Des efforts périodiques sont faits pour limiter le nombre de ces comptes et pour soumettre leur gestion aux règles du contrôle budgétaire et de la comptabilité publique. On distingue actuellement les comptes d’affectations spéciales, les comptes de prêts et de consolidation, et les comptes d’avances du Trésor proprement dites. Le Parlement tient compte, parmi les ressources publiques, des emprunts du Trésor. Sans doute la charge qu’ils créent devra, quelque jour, être amor¬ tie, mais elle est transférée à de futurs exercices ; la confiance des prêteurs permet ainsi de différer des impositions majorées. L’emprunt public a d’ailleurs des justifications économiques ; ü peut concourir, par le prélèvement qu’il opère sur le marché finan¬ cier et par l’emploi des fonds qui en proviennent, à une expansion économique qui doit rétablir un équi¬ libre à long terme sans aggravation de la fiscalité ; quand les dépenses publiques comportent une part importante d’investissements rentables, il est rai¬ sonnable de convaincre les prêteurs plutôt que de forcer les contribuables. C’est en 1948 que, sous l’action de M. René Mayer, une politique cohérente d’emprunt a été reprise, en même temps qu’appa¬ raissaient, avec l’application du Plan Monnet, des dépenses d’équipement et de modernisation. Depuis lors, de nombreux emprunts publics ont été placés sous des formes diverses. Le poids de la dette pu¬ blique française demeure d’ailleurs relativement léger puisqu’elle n’atteint que 47 % du revenu national et 170 % des recettes budgétaires. Cette situation heureuse procède d’une double infortune, celle de 1 Etat d abord qui a dû limiter ses initia¬ tives aux chances raisonnablement appréciées de succès sur le marché, celle des prêteurs ensuite, dont

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la créance a été rongée par l’inflation malgré les précautions prises pour les séduire. Responsable de la balance intérieure de ses res¬ sources et de ses dépenses, l’Etat l’est aussi de l’équilibre des paiements extérieurs. Si avant la guerre nos exportations ne couvraient nos impor¬ tations que pour les deux tiers, le déficit était à peu près comblé par les revenus des capitaux français à l’étranger et par les produits du tourisme. La situation depuis la guerre a été singulièrement plus difficile. De 1945 à 1949, la balance commerciale fait ressortir un déficit global de 7 600 millions de dollars, auquel ont dû faire face, en dehors de l’aide gratuite ou des prêts étrangers ou internationaux, une large consommation des réserves d’or et de devises de la Banque de France et la réquisition ou le rapatriement des avoirs privés ou devises et valeurs étrangères. Si la balance des paiements s’est amé¬ liorée jusqu’à se rapprocher en 1950 d’un état d’équi¬ libre, elle s’est ensuite de nouveau détériorée et n’a retrouvé un équilibre stable qu’après les deux déva¬ luations du 10 août 1957 et du 27 décembre 1958. Depuis lors, on a constaté d’une part une couverture satisfaisante des importations par les exportations, et d’autre part un accroissement important de nos réserves en devises, imputable en partie aux inves¬ tissements en France de capitaux etrangers. L’objet de la politique monétaire est complexe : il s’agit essentiellement de donner un cadre sûr et stable aux échanges et au crédit, à l’intérieur comme à l’extérieur ; cette sécurité et cette sta¬ bilité dépendent du degré de confiance qu’inspire la monnaie ; or, la confiance dans la monnaie est de celles que l’autorité ne suffit pas à déterminer ; si le contrôle des changes, des échanges et des prix intérieurs permet en théorie une certaine stabilité

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du marché national, il déprime l’investissement exogène, trouble la spécialisation internationale et mine la confiance du public. Le Gouvernement ne peut contrôler d’une manière efficace l’action ou les réactions des opérateurs et des gouvernements étran¬ gers : il doit intégrer dans les mesures qu’il prend une prévision raisonnable de ces facteurs autonomes. De là vient qu’une politique monétaire doit satis¬ faire à la fois aux besoins du marché intérieur et aux exigences propres de la balance des paiements et de tous les facteurs dont son équilibre dépend. L’histoire de nos finances extérieures depuis 1945 s’insère étroitement dans celle de la coopération financière internationale. Non pas seulement parce que le Gouvernement français a participé à tous les organismes financiers et monétaires mondiaux et européens créés après la guerre pour faciliter la réparation et la reconstruction et éviter le renouvel¬ lement de crises comparables à celle des années 19291930, mais aussi parce qu’il a su tirer parti des formes successives de l’aide américaine pour exécuter les premiers plans de modernisation et d’équipement. C’est l’importance de cette aide qui a permis l’effort indispensable d’investissement industriel sans désé¬ quilibre rédhibitoire de la balance des paiements. Si la monnaie est en un sens une valeur parmi d’autres, — les variations de la masse monétaire sont un indice de l’évolution conjoncturelle, — elle est aussi le moyen de confronter et de comparer toutes les valeurs sociales. Cette valeur de toutes les valeurs est aussi celle qui dépend le plus et le moins de l’action du Gouvernement. Le plus, car il dépend d’un avis de l’office des changes de modifier la parité du franc, le taux de change entre la monnaie nationale et les devises étrangères ; le moins, car ce taux de change s’insère dans un ensemble de

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liaisons et de réactions internationales dans lequel l’action du gouvernement ne peut exercer à elle seule qu’un rôle partiel, temporaire, mineur. L’expansion des échanges et des investissements internationaux implique ainsi fatalement, pour ga¬ rantir la stabilité des monnaies, déterminée ellemême par l’équilibre des balances des paiements nationales, un degré élevé de coopération et de discipline internationales. Cette coopération et cette discipline ne peuvent être assurées par un recours universel et exclusif à l’étalon-or, faute de disponibüités suffisantes en métal dans le monde. Force est donc d’organiser un appui direct et réciproque des devises nationales les unes aux autres, appui qui suppose négociations continues et organisations per¬ manentes. La détention de réserves en or est un atout dans de telles négociations et elle constitue, quelle qu’en soit l’issue, un élément de sécurité. Cependant, si elle marque un progrès pour les pays qui ont connu, au lendemain de la guerre, des déficits prolongés, elle ne résout en rien le problème international des liquidités, qu’elle peut au contraire aggraver. Il serait donc peu reabste d opposer aux progrès difficiles, mais indispensables, de la coo¬ pération monétaire mondiale ou européenne le mythe de l’or monétaire et sa supranationalité sans visage. Il n’est point, dans la bataille politique, de per¬ sonnage plus puissant et plus isolé que le ministre des Finances. Chef d’une administration qui domine toutes les autres, responsable de la préparation et de l’exécution du budget, maître des pouvoirs extraor¬ dinaires que confère le contrôle du crédit, des inves¬ tissements et des changes, il doit sans nulle relâche faire face aux solbcitations et aux offensives dont son pouvoir unique est l’objet. Il se heurte aux

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coalitions d’intérêts et à l’appui que leur donnent des groupes parlementaires, aux membres du Gou¬ vernement, plus soucieux de leurs attributions res¬ pectives que de leurs responsabilités communes, au chef du Gouvernement anxieux de stabilité gou¬ vernementale, de majorité parlementaire et de réussite psychologique plus encore que d’équilibre financier. On le voit prêcher tour à tour le pessi¬ misme quand il s’agit d’accroître les impôts et de réduire les dépenses, et l’optimisme quand le pro¬ blème est de placer des emprunts. Nulle administra¬ tion n’est plus proche du Parlement, plus contrôlée par lui, que la sienne, et il est, de tous les mi¬ nistres, celui qui passe le plus de temps au PalaisBourbon. Sa tâche administrative est pourtant écra¬ sante, qu’il s’agisse de ses pouvoirs propres ou de ceux que lui confère le contrôle de l’exécution du budget. Aussi lui adjoint-on souvent des secrétaires d’Etat ou un ministre du Budget. Son rôle, dans les temps présents, est si dur et si impopulaire que le président du Conseil doit parfois l’assumer luimeme, tels le président Queuille en 1948, les prési¬ dents Faure et Pinay en 1952. Sans doute la pri¬ mauté politique des problèmes financiers et le pres¬ tige notoire des agents publics chargés de les traiter ont-ils ete lies depuis la première guerre à l’ampleur des déficits, — explicable elle-même par la faiblesse économique, stratégique et démographique du pays, et par les usages politiques et parlementaires. Mais le fait n’est ni nouveau, ni d’exception. « L’argent, écrivait le général de Montecuculi, est cet esprit universel qui se répandant partout, anime et remue tout ; il est virtuellement toutes choses : c’est l’instrument des instruments, il sait enchanter l’es¬ prit des plus sages et calmer la fureur des plus féroces. » Le développement moderne de l’analyse

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conjoncturelle, de la comptabilité nationale et de la prévision économique donne une saveur scienti¬ fique à ces vérités éternelles. Et l’art du financier, s’il est toujours celui de prévenir ou de combler les déficits, se double d’une fonction qui en est insépa¬ rable en période de progrès social, celle de fonder sur l’équilibre des comptes l’expansion de l’économie.

Chapitre Y

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1 Un Etat moderne doit adapter sa structure à l’extension considérable de ses activités et de ses responsabilités économiques. Ces activités remontent à la vérité aux époques les plus variées, remplissent les fonctions les plus diffé¬ rentes, revêtent les formes les moins comparables. L’idée de liberté économique n’a jamais été qu’une abstraction, commode pour les besoins du raisonne¬ ment, utile pour le renouvellement de structures anachroniques mais d’une application pratique par¬ tielle. L’Etat napoléonien construit ou fait construire les routes, les ponts, les canaux et les ports, contrôle les mines, régente le crédit, exploite les postes, ressuscite les Chambres de Commerce supprimées par la logique révolutionnaire, requiert hommes et ressources pour ses armées. Le développement des chemins de fer au xixe siècle est aidé et dirigé par l’Etat ; le télégraphe et le téléphone sont directement créés et exploités par lui. L’administration a tou¬ jours eu, depuis la Révolution, le pouvoir de taxer la viande et le pain. Le régime des douanes a simul¬ tanément donné, depuis qu’il existe, des ressources à l’Etat et une protection à l’industrie. Jusqu’en 1867, la création des sociétés anonymes est soumise à

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autorisation administrative. Le commerce et l’in¬ dustrie se développent d’ailleurs dans un cadre légal fixé par l’Etat, régime des contrats, du travail, du crédit, de l’entreprise. L’idée d’une responsabilité globale de l’Etat à l’égard de l’économie dans son ensemble est pour¬ tant moderne. Elle paraît liée au développement technique et industriel, au progrès de la réflexion économique et financière, et au fonctionnement de la démocratie. Elle n’a pris forme positive et corps administratif qu’à l’occasion des crises, des guerres, de l’occupation. Elle procède fatalement de la situa¬ tion créée par une économie concentrée et progres¬ sive, dont le développement suscite des désordres, des troubles, des conflits, et par le parlementarisme et le suffrage universel qui ouvrent à toutes les reven¬ dications l’audience du pouvoir. Arbitre, l’Etat de¬ vient protecteur ; protecteur, il devient organisateur ou patron. Qu’il s’agisse de branches économiques menacées par la concurrence étrangère ou intérieure, du manque de crédit ou du defaut de débouchés, des pertes de capital qu’implique le progrès technique ou de l’effort financier qu’il exige, de la position diffi¬ cile d’une agriculture dont la transformation ne peut suivre le rythme industriel, du développement des productions dont la rentabilité revêt malaisément une forme commerciale, de charges diverses à éga¬ liser, à transférer ou à répartir, les intérêts les plus divers se tournent vers l’Etat, requièrent et obtien¬ nent son appui. La législation sociale qu il doit faire appliquer, ses responsabilités en matière de niveau de vie, de prix et de salaires, le conduisent d’ailleurs à imposer son intervention. Par une génération lo¬ gique sans fissure comme sans remède, les contrôles naissent des contrôles, s etendent, se précisent, se multiplient... L’action sur les salaires appelle une

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action sur les prix ; le contrôle des prix est malaisé sans contrôle de la répartition et, partant, de la pro¬ duction et de l’entreprise ; l’action sur le marché national peut être dangereuse si elle ne s’appuie pas sur le contrôle des changes et sur celui du crédit. Producteurs, industriels et commerçants demandent aux pouvoirs publics de contenir les prix d’achat et de soutenir les prix de vente ; s’ils revendiquent la liberté quand ils se sentent maîtres du marché, ils réclament la protection des lois quand leur position vient à faiblir ; la part des prélèvements, fiscal et social, dans le niveau des prix rend d’ailleurs diffi¬ cile à l’Etat de rester indifférent, de refuser son concours ; l’ampleur de son budget et l’action de son Trésor le rendent responsable, même quand la loi ne lui confère pas de compétence spécialisée. Il engage ainsi dans l’économie moderne ses res¬ sources et son crédit, son autorité et son prestige. Entre le service pubbc exploité sur fonds budgé¬ taires et sous forme administrative, et la libre entre¬ prise soumise à la loi du salaire minimum, ou bénéfi¬ ciaire d’une quelconque détaxe fiscale, les formes d’intervention constituent un arc-en-ciel aux nuances infinies, et le regard qui veut les saisir est condamné à s’y perdre. Réglementation de l’activité, statut de l’entreprise, organisation de la profession, organisa¬ tion du marché, contrôle administratif, participa¬ tion financière, autorité de tutelle, autorité hiérar¬ chique, les formules les plus diverses prévalent selon les circonstances. Créées par les vagues succes¬ sives de nationalisation de la IIIe Répubbque (S. N. C. F., Construction aéronautique), du Gouver¬ nement provisoire de 1944 (Régie Renault, Houil¬ lères du Nord) et de la Première Assemblée Consti¬ tuante (Crédit, Electricité et Gaz de France, Char¬ bonnages de France), les entreprises publiques ont

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des statuts fort différents malgré quelques principes communs, et les efforts d’uniformisation sont jusqu a présent restés vains. La forme d’activité de chaque entreprise, le système de financement, les motifs de la nationalisation imposent des structures internes et des modes de contrôle très dissemblables, et ren¬ dent difficile la rationalisation qui permettrait au Parlement une vue simple des charges qu’impliquent leur gestion et leur développement. Si les interventions publiques ont d’abord eu un caractère d’exception, de privilège, elles ont vite été si nombreuses et si puissantes qu il a bien fallu les coordonner, les justifier dans leur ensemble. On peut soutenir le prix du blé et distiller le raisin pour proté¬ ger les agriculteurs ; on ne tarde pas a constater les effets de telles mesures sur les charges fiscales et le coût de la vie. On peut associer l’Etat à l’effort d’in¬ vestissement ; sous une forme ou sous une autre, un prélèvement sur la consommation en est la consé¬ quence nécessaire. Même si l’économie n est que par¬ tiellement dirigée, sa direction doit ainsi procéder d’une vue globalement prise. Les réactions de 1 éco¬ nomie à chaque mode d’intervention ne sont ni tou¬ jours aussi rapides, ni toujours aussi complètes ; elles peuvent parfois être neutralisées par des me¬ sures ou des facteurs contraires ; il n’importe pas moins d’en prévoir et d’en régler l’ampleur, la vi¬ tesse et les limites, d’être préparé à la situation qu’elles déterminent, aux déséquilibres qui en résul¬ tent. C’est dire que les multiples pouvoirs de contrôle économique attribués au Gouvernement ne prennent de sens que s’ils se rattachent à une politique econo¬ mique centrale dont ils permettent 1 application. Faute d’une telle politique. Parlement et Gouver¬ nement ne sont et ne peuvent être que le jouet des coalitions d’intérêts tour à tour prépondérantes, des

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forces économiques et sociales et de leurs manda¬ taires, avoués ou non. On s’est longtemps demandé, et on se demande encore, si les pouvoirs que suppose un système cen¬ tral de direction économique sont compatibles avec la démocratie parlementaire, et les libéraux ont dé¬ veloppé la tbèse négative en insistant sur les racines socialistes des régimes autoritaires. Il est vrai qu’en France les Gouvernements de crise et les Gouver¬ nements de guerre ont eu un rôle décisif dans la créa¬ tion de l’appareil d’économie dirigée, et que l’œuvre législative de la III® et de la IVe République est à cet égard peu de chose auprès de celle réalisée par les décrets-lois, les lois du maréchal Pétain, les ordon¬ nances du général de Gaulle. Depuis la Constitution de 1946, l’évolution législative a tendu d’une part à rétablir dans l’économie quelques secteurs de liberté et, d autre part, a donner forme démocratique à cer¬ tains mécanismes de contrôle économique. De l’aveu commun, 1 œuvre ainsi accomplie demeure fort im¬ parfaite et incomplète, et elle ouvre plus de problè¬ mes qu’elle ne développe de principes. Si une part importante de l’opinion, et notamment de l’opinion eclairee, est attachée aux thèmes de l’économie dirigée, orientée ou concertée, l’efficacité des entre¬ prises américaines, japonaises ou allemandes ne laisse pas de frapper les esprits et les conduit à s’interroger sur les caractères spécifiques et la valeur exemplaire des systèmes économiques dans lesquels elles opè¬ rent. Si d ailleurs l’économie doit être dirigée, le problème est de savoir par qui elle peut l’être, théoriciens de l’économie, financiers, ingénieurs ou parlementaires, et il est clair que la réponse dépend des problèmes dominant, pénurie de matières pre¬ mières ou d’équipement, déficit du budget ou de la balance des paiements, insuffisance de productivité

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ou carence d’investissement. L’action de l’Etat est au demeurant limité par ses engagements interna¬ tionaux, qu’il s’agisse de ceux relatifs à la politique monétaire ou à la politique commerciale et doua¬ nière, et il n’est pas sûr que l’échelon national soit en Europe le plus approprié pour les décisions fon¬ damentales de politique industrielle et de politique agricole. Vue globale ne signifie donc nullement ac¬ tion totale, au contraire : elle justifie priorités et spécialisations. Pour garantir aux forces sociales et économiques un système constitutionnel de représentation, la Constitution de 1946 a donné un statut nouveau au Conseil Economique qu’une loi de 1926 avait créé et dont une autre de 1936 avait accru le prestige et les pouvoirs. La constitution de 1958 maintient cet organe dans son titre X, et deux ordonnances du 29 décembre 1958 et du 8 août 1962 en fixent le statut. Il comprend 215 membres. Sa mission est de favoriser la collaboration des categories profession¬ nelles entre elles et d’assurer leur participation à la politique économique et sociale du gouvernement. Son rôle ne peut être que consultatif, bien qu’il puisse se saisir lui-meme. Il est en effet malaise d’imaginer comment pourrait être attribue un pou¬ voir de décision à des organismes de ce type : les majorités que révèlent leurs délibérations peuvent difficilement avoir une portée générale puisqu’elles résultent le plus souvent de l’intérêt propre des divers groupes professionnels et du nombre de voix attribué à chacun d’eux. A l’occasion du Conseil Economique, la Consti¬ tution évoque l’existence du Plan, et, depuis le décret du 3 janvier 1946, l’existence d’un système de planification établi par le Commissariat général au Plan est l’un des traits les plus notables de la poli-

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tique économique française. Bien que le Plan n’ait pas de force contraignante directe, il a valeur d’orientation et d’encadrement pour le Parlement et le Gouvernement, comme pour les chefs d’entre¬ prise ; les délibérations budgétaires annuelles et les lois de programme spécialisées doivent s’inspirer des lignes générales qu’il trace. Quatre plans sont intervenus jusqu’à présent, couvrant les périodes 1947-1953, 1954-1957, 1958-1961, 1962-1965. Le ré¬ gime de 1958 a introduit, pour l’approbation du Plan, une procédure de délibération parlementaire. Les opérations de comptabilité économique natio¬ nale permettent de combiner dans le Plan les équi¬ libres fondamentaux et les objectifs d’expansion de l’économie. L’importance politique des problèmes écono¬ miques a modifié à beaucoup d’égards la physio¬ nomie du Parlement et des débats parlementaires. A mesure que l’Etat accroît ses attributions écono¬ miques, les intérêts correspondants organisent leur défense au Parlement, et l’extension du contrôle parlementaire sur l’administration leur permet de renforcer cette action. Le règlement de l’Assemblée interdit la constitution de groupes « dits de défense d’intérêts particuliers, locaux ou professionnels », mais c’est un fait que chaque groupe a ses spécia¬ listes, et c’en est un autre qu’il existe de multiples solidarités de défense économique. La qualité technique des débats peut être améliorée par la spécialisation des parlementaires, mais le danger de cette tendance est qu’elle aboutit à sacrifier tour à tour l’intérêt général à chacun de ses aspects spéciabsés, à paralyser le choix politique qui devrait dominer, à développer au Parlement les influences corporatives. La représentation des intérêts, formule constitu-

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tionnelle, est aussi principe généralisé d’organisation administrative et professionnelle. On la rencontre dans les services publics qui s’entourent de Conseils multiples, et tendent à se décentraliser, dans les en¬ treprises nationales, avec leur Conseil d’Adminis¬ tration ouvert aux travailleurs et aux usagers, dans l’organisation des professions, fondée sur les conven¬ tions collectives, dans la structure des entreprises, avec le Comité d’Entreprise et les délégués ouvriers. Elle utilise tantôt le système électoral, tantôt la re¬ présentation syndicale, tantôt les deux mécanismes associés. Les Chambres de Commerce et d’Agriculture, les tribunaux de commerce, les ordres pro¬ fessionnels, les Conseils d’Administration de la Sécurité sociale se recrutent par voie d’élection ; les Conseils d’Administration des entreprises publiques, le Conseil Economique, la Commission Supérieure des Conventions collectives voient une partie de leurs membres désignés par les organisations syndi¬ cales les plus représentatives. Les organisations syn¬ dicales peuvent d’ailleurs jouer un rôle important, voire officiel, dans les élections. L’extension des attributions économiques de l’Etat a transformé la structure du Gouvernement. La vieille loi du 27 avril 1791, symbole de 1 Etat libéral, instituait six ministères : Justice, Finances, Guerre, Marine, Affaires Etrangères, Intérieur. Le XIXe siècle a vu naître le ministère des Travaux Pu¬ blics (1836) auquel ont été rattachés quelque temps le Commerce et l’Agriculture ; celui de l’Agricul¬ ture (1881) ; celui du Commerce et de l’Indus¬ trie (1882-1886) ; le xxe, le ministère du Tra¬ vail (1920). Des services économiques dépendent d’ailleurs du ministère des Affaires Etrangères, du ministère de la France d’outre-mer, du ministère des Etats Associés. Les crises ministérielles comportent J.

DONNEDIEU

DE VABRES

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souvent des transferts de services. Les guerres font surgir des départements nouveaux : Ravitaillement, Armement, Reconstruction. Ce dernier exerce d’ail¬ leurs des fonctions considérées comme permanentes en matière d’urbanisme, d’aménagement du terri¬ toire, de logement. Il est malaisé d’assurer l’action concertée d’ins¬ truments aussi nombreux. Le ministre des Finances assure une fonction coordinatrice élémentaire parce qu’il contrôle l’élaboration et l’exécution du budget, le crédit, les paiements extérieurs : mais l’optique financière ne doit pas toujours dominer seule la poli¬ tique économique. On a essayé à plusieurs reprises de réaliser un système d’unification autonome, capable de prévision et d’action à long terme, soit en créant un ministère de l’Economie Nationale, soit en attri¬ buant à la présidence du Conseil des services de coordination économique. Ces formules ont laissé des traces, tels le Commissariat au Plan et le Comité Economique Interministériel. Mais le ministère de l’Economie Nationale a disparu, et les services qu’il groupait sont souvent rattachés au ministère des Fi¬ nances sous le nom d’ « Affaires Economiques ». L’effort fait pour superposer un système de comman¬ dement économique à la coordination budgétaire a finalement tourné à l’accroissement du ministère des Finances et de son rôle. Aussi bien, il ne s’agit pas là d’un problème d’organisation administrative, mais de structure politique et constitutionnelle : le rôle privilégié du budget et des impôts dans les dé¬ bats parlementaires implique la prépondérance du ministère des Finances sur tous les autres. Il y aura bientôt deux siècles, A. Smith écrivait : « L’homme d’Etat qui tenterait d’ordonner aux parti¬ culiers la manière d’employer leurs capitaux non seulement se chargerait d’un soin très superflu,

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mais encore assurerait une autorité qui ne pourrait être confiée avec sûreté à aucun Conseil ni Sénat, et qui ne serait nulle part si dangereuse qu’entre les mains d’un homme assez fou et assez présomptueux pour se croire capable de l’exercer. » Nul ne considère plus aujourd’hui qu’un tel soin soit superflu, ni que les risques qui lui sont liés ne doivent être pris. Il s’en faut pourtant que soient résolus les problèmes que crée un pouvoir économique d’Etat. Problèmes d’organisation d’abord, qu’il s’agisse de l’exercice de l’autorité, de ses relais indispensables, des décentra¬ lisations possibles — ou de la représentation des intérêts et de ses liens avec les organes politiques. Problèmes de recherche scientifique, d’éducation et d’information ensuite, car il n’y a de démocratie économique valable que dans la mesure ou l’opinion a une vue claire de l’économie, de sa structure et de ses lois. Que la plupart de ces conditions ne soient pas remplies, c’est évident, mais c’est le trait com¬ mun des problèmes politiques qu’on ne peut, pour les trancher, attendre d’en connaître toutes les don¬ nées. Chaotique ou non, la situation et l’opinion exigent une pobtique économique. Il y a loin d’ail¬ leurs de l’économie contrôlée des démocraties parle¬ mentaires à l’économie scientifique des rêveries ou à l’économie hiérarchisée des dictatures, et le ministre de l’Economie Nationale, quand il parvient à se maintenir, peut dire tour à tour avec la résignation que Chamfort prête au comte d’Argenson : « Mes adversaires n’amveront pas a me culbuter, il n y a ici personne plus valet que moi », et avec 1 indigna¬ tion vertueuse du chevalier de Saint-Just : « Je ne vois plus dans l’Etat que de l’orgueil, de la misère et du papier. »

Chapitre VI

L’ÉTAT ET LE PROBLÈME SOCIAL

Le développement de la réglementation du travail est sans doute le trait le plus original de la législation moderne. Tandis que le Code civil ne consacre en 1804 que deux articles au « louage de domestiques et ouvriers », dont il fait un cas particulier du louage « d’ouvrage ou d’industrie », pour quarante articles relatifs au louage de choses, il existe depuis 1910 un Code du Travail constitué par étapes successives et continuellement remanié. Dans les déclarations des droits modernes et notamment dans le préambule de notre Constitution, la consécration des droits du tra¬ vail occupe une place essentielle. Dans la vie poli¬ tique et parlementaire, les conflits du travail jouent un rôle important. Ce développement a été déterminé initialement par le progrès industriel et par ses conséquences éco¬ nomiques et sociales, par la puissance politique des masses ouvrières, par les conditions de vie misé¬ rables que permettaient la suppression du système protecteur des corporations et l’absence de garantie législative et de contrôle administratif, et que provo¬ quait l’expansion capitaliste. Il s’est appuyé sur de vastes mouvements idéologiques, socialisme mar¬ xiste ou idéaliste, catholicisme social ou socialisme

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chrétien, doctrines corporatistes ou communautaires. Pour le marxisme, le travail est la valeur sociale su¬ prême, et le fondement de toutes les valeurs ; pour le christianisme, une condition imposée à la vie tempo¬ relle. Les Encycliques Rerum novarum de 1891 et Quadragesimo Anno de 1931 demandent « que l’Etat se préoccupe des travailleurs et fasse en sorte que, de tous les biens qu’ils procurent à la société, il leur revienne une part convenable ». Les régimes fasciste et national-socialiste, le Gouvernement français de 1940 établissent chacun une Charte du Travail. Enfin le Gouvernement de la Libération et ceux des IVe et Ve Républiques ont enrichi le Code du Travail de multiples apports nouveaux, parfois empruntés, mais avec une présentation démocra¬ tique, aux créations du régime de 1940. Créée d’abord au profit des travailleurs de l’in¬ dustrie et sous leur action collective, la législation du travail, qui répond à des exigences humaines fonda¬ mentales, n’a pas tardé à s’étendre à l’ensemble du monde du travail. Cette extension n’était pas cepen¬ dant sans difficulté. La structure des exploitations agricoles et celle de nombreuses activités commer¬ ciales ou libérales se prêtaient malaisément à une réglementation des conditions du travail. Le niveau très différent du progrès technique selon les branches ou selon les régions opposait les obstacles financiers les plus redoutables aux efforts égabtaires. La légis¬ lation s’est attachée à surmonter ces obstacles, en faisant appel, le cas échéant, au concours financier de l’Etat. La loi du 11 février 1950 sur les conven¬ tions collectives et les conflits collectifs du travail est applicable sans discrimination, en vertu de son article 1er, pour l’essentiel de ses dispositions, à l’in¬ dustrie, au commerce et a l’agriculture. Elle sup¬ prime l’autonomie antérieure du régime des salaires

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agricoles. De même, l’adoption par la loi du 15 dé¬ cembre 1952 d’un Code du Travail pour les terri¬ toires d’outre-mer, a eu pour objet de résoudre le difficile problème que posait l’extension des lois so¬ ciales à des régions qui n’avaient pas atteint le même degré d’industrialisation que la métropole. Les droits du travail, d’abord privilèges industriels, se conver¬ tissent ainsi progressivement en règles universelles. La généralisation des droits du travail a d’ailleurs rendu nécessaire une véritable politique du travail. Si l’inspection du travail date de 1874, c’est en 1920 qu’a été créé un ministère du Travail autonome dont les attributions se sont accrues en même temps que la législation sociale, et qui, en dehors d’elle, dirige la politique de la main-d’œuvre et, dans une certaine mesure, celle de la formation professionnelle, et contrôle le marché du travail, les embauchages et les licenciements. Aussi bien, la garantie effective des droits des travailleurs implique une action d’en¬ semble sur tous les facteurs de ce marché ; il n’y a pas de sécurité de l’emploi sans prévention du chô¬ mage, et pas de prévention du chômage sans plan systématique des besoins en main-d’œuvre, surveil¬ lance de l’immigration, formation, orientation et sélection professionnelles, programme d’expansion économique continue ; de même, la garantie d’un sa¬ laire minimum implique une politique générale des prix et des salaires. L’Etat protège d’abord les droits individuels du travailleur, liberté du travail, droit au salaire, droit au travail, droit au repos et au congé, sécurité de l’emploi. Cette garantie suppose d’une part une ré¬ glementation appropriée du contrat de travail, de sa formation, de son objet, de son exécution, de sa rup¬ ture, et d’autre part une réglementation directe des conditions du travail dont les sources sont multiples,

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lois, décisions administratives, conventions collec¬ tives, etc. Elle comporte en outre une juridiction spéciale, de type paritaire, appelée à connaître des litiges entre le travailleur et l’employeur, le Conseil de Prud’hommes. La IIIe République s’était sou¬ ciée, dès avant 1936, de protéger, par de nombreuses mesures, les droits individuels des travailleurs. C’est cependant de 1936 à 1938 qu’on voit paraître le principe de la semaine de quarante heures, les congés-payés, l’arbitrage obligatoire en matière de salaires. Depuis lors, la réglementation du salaire mi¬ nimum et le contrôle administratif des licenciements ont apporté des garanties nouvelles, et l’institution, en 1942, d’un service social obligatoire dans l’entre¬ prise permet de suivre et de faciliter la vie person¬ nelle du travailleur. La puissance déployée par les travailleurs orga¬ nisés a conduit, d’autre part, le législateur à re¬ connaître et à sanctionner leurs droits collectifs. La liberté de coalition et le droit de grève sont les premiers d’entre eux. La greve est pour les travail¬ leurs un puissant moyen d’action collective, à la fois par le préjudice qu’elle cause a l’employeur et par sa valeur symbolique. L’abrogation, par la loi impé¬ riale du 25 mai 1864, du délit de coalition a enlevé à la grève son caractère délictueux. Mais sous la IIIe République, le gréviste pouvait être licencié par son employeur, parce que les tribunaux estimaient que la grève implique rupture du contrat de travail. Sans doute cette jurisprudence tendait-elle à se res¬ treindre depuis 1936, et la Cour Supérieure d’Arbitrage avait-elle, dans les limites de sa compétence, refusé de l’appliquer en 1938 ; la menace de licencie¬ ment n’en était pas moins une restriction sérieuse du droit de grève. C’est seulement la loi du 11 fé¬ vrier 1950 qui a garanti ce droit sur le plan profes-

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sionnel en déclarant que la grève ne rompt pas le contrat de travail, sauf en cas de faute lourde du salarié. Les limites et le domaine du droit de grève demeurant d’ailleurs confus. Le préambule de la Constitution dit qu’il s’exerce « dans le cadre des lois qui le réglementent », mais si l’on excepte les lois du 27 décembre 1947 et du 28 septembre 1948 qui enlèvent le droit de grève aux compagnies républi¬ caines de sécurité et à la police, aucun texte légis¬ latif n’est intervenu. Il semble que pour certains agents publics, la grève conserve un caractère fautif, et le Gouvernement, en réquisitionnant les services publics ou les entreprises nécessaires aux besoins du pays peut indirectement interdire la grève et lui conférer de nouveau le caractère d’un délit pénal. Proclamée par la loi du 25 mars 1884, la liberté syndicale est aussi pour les travailleurs une arme précieuse. Elle a permis la formation et l’expansion du mouvement syndicaliste, qui a joué un rôle consi¬ dérable dans la vie politique, économique et sociale française depuis le début du siècle. Le législateur ne se borne pas d’ailleurs à consacrer la liberté syndi¬ cale, il associe en outre les syndicats à l’organisation professionnelle et à l’élaboration de la politique éco¬ nomique et sociale. Une loi du 12 mars 1920 déclare que les syndicats ont qualité pour représenter la profession ; le régime des conventions collectives les associe à l’élaboration du droit du travail ; la loi du 11 février 1950 leur donne une large place dans la Commission Supérieure des Conventions collectives ; la Constitution de 1946 leur ouvre l’accès à l’une des quatre Assemblées Constitutionnelles, le Conseil Economique. Le lien qui peut exister entre les partis et les organisations syndicales détermine parfois celles-ci à des positions de politique générale, qu’ex¬ plique d’ailleurs l’impossibilité d’isoler les problèmes

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de politique économique et sociale. Pourtant, la loi de 1884 limite le rôle des syndicats à la défense des intérêts professionnels. Peut-être un lien étroit avec un parti politique est-il en France le seul moyen pour les syndicats de conserver leur vitalité propre. Le régime des conventions collectives permet aux syndicats de contrôler les conditions de travail et le niveau des salaires. Ces conventions ont des fonc¬ tions multiples : instrument d’émancipation sociale, elles suppriment l’inégalité du travailleur devant l’employeur ; elles engagent les organisations syndi¬ cales dans la voie de la collaboration, et sont ainsi des formules de pacification sociale ; elles permettent une rationalisation des conditions du travail et la création du mécanisme d’organisation profession¬ nelle. Le rôle respectif du Gouvernement et des syn¬ dicats dans leur élaboration, leur autorité, la délimi¬ tation de leur domaine ont suscité des conflits multi¬ ples, que diverses formules ont résolus tour à tour. A la loi libérale du 25 mars 1919, qui limitait l’effet des conventions aux seuls syndicats signataires et a leurs membres s’est opposée la loi etatiste du 23 dé¬ cembre 1946 qui fait de la convention collective un véritable règlement professionnel approuve par le ministre du Travail. Les lois du 24 juin 1936 et du 11 février 1950 ont introduit et rétabli un système plus souple qui distingue de la convention collective ordinaire, laquelle ne lie que les syndicats signataires et leurs membres, la convention collective étendue par arrêté du ministre du Travail à l’ensemble de la profession. La fin de la IIIe République avait vu naître un grand nombre de conventions collectives, dont certaines demeurent valables. Il ne semble pas que. jusqu’à présent, la loi de 1950 ait été, a cet égard, très fréquemment utilisée. La consécration légale des droits collectifs des tra-

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vailleura a conduit le législateur à organiser un règle¬ ment juridictionnel des conflits collectifs du travail. La loi du 27 décembre 1892, déjà, avait établi un système facultatif de conciliation et d’arbitrage. La loi du 31 décembre 1936 prévoit le principe de l’obli¬ gation, et celle du 4 mars 1938, après un an d’expé¬ rience, associe les conventions collectives à la déter¬ mination de la procédure, renforce le caractère juri¬ dictionnel de l’arbitrage, et crée une Cour Supérieure d’Arbitrage, statuant sur les recours dirigés contre les décisions des arbitres. La loi de 1950 a rétabli un système analogue, mais ne confère de caractère obli¬ gatoire qu’à la procédure de conciliation, non à l’ar¬ bitrage. Elle ne subordonne d’ailleurs pas à l’échec préalable de cette procédure l’exercice régulier du droit de grève. La création la plus originale de la législation du travail récente est celle des Comités d’Entreprise. La représentation ouvrière dans l’entreprise était assu¬ rée, avant la guerre, par l’institution, progressi¬ vement généralisée, des délégués du personnel, à la¬ quelle un décret du 12 novembre 1938 avait conféré un caractère obligatoire dans tous les établissements industriels ou commerciaux occupant plus de dix sa¬ lariés. Mais en instituant, pour remplacer les Comités d’établissement de la Charte du Travail du 4 octo¬ bre 1941 — lesquels ont été la partie la plus valable de cette charte — des Comités d’Entreprise dans toutes les entreprises d’au moins cinquante ouvriers ou employés, l’ordonnance du 12 février 1945 s’est inspirée d’une conception tout à fait nouvelle du rôle des salariés dans l’entreprise et a associé le travail à une partie de sa direction. La loi du 16 mai 1946 a depuis lors élargi les pouvoirs du Comité, et celle du 7 mai 1947 a introduit dans l’élection de ses membres le principe de la représentation proportionnelle afin

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de garantir la protection des droits des minorités. Le Comité administre les œuvres sociales de l’entreprise et discute de toutes les questions relatives aux condi¬ tions du travail ; en matière économique, il est consulté sur l’activité de l’entreprise, dont le bilan lui est communiqué s’il s’agit d’une société anonyme ; il peut proposer toutes les modifications qui lui pa¬ raissent utiles, notamment pour l’accroissement de la production et du rendement ; deux de ses mem¬ bres, dans les sociétés anonymes, assistent avec voix consultative, aux séances du Conseil d’Administration. La loi du 11 février 1950 a rétabli la liberté des sa¬ laires, à laquelle une réglementation administrative s’était substituée sous des formes diverses depuis 1939, et confié aux conventions collectives et aux organes chargés de régler les conflits collectifs le pou¬ voir de les fixer. Mais elle a prévu en même temps l’institution d’un salaire minimum national inter¬ professionnel garanti que fixe le G-ouvernement, compte tenu d’un budget-type établi par la Commis¬ sion Supérieure des Conventions collectives, et des conditions économiques generales. Sans doute ce sa¬ laire minimum n’était-il dans son principe qu’une mesure élémentaire de protection sociale, inspirée par les impératifs de l’ordre public : mais les organi¬ sations syndicales, patronales et ouvrières, sont tel¬ lement habituées à se tourner vers l’Etat, respon¬ sable depuis 1939 du niveau des salaires, que le sa¬ laire minimum est en fait un salaire-pilote, que la plupart des salaires effectifs alignent sur les siennes leurs variations propres, et que la volonté du légis¬ lateur de rétablir une certaine mobilité dans la hié¬ rarchie interne des salaires est demeurée sans grand effet. La consécration, par la loi du 18 juillet 1952, du principe de l’échelle mobile en ce qui concerne le

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salaire minimum a confirmé au surplus son caractère de salaire directeur. Si d’ailleurs il paraît très souhai¬ table que, par le retour au régime des conventions collectives, une certaine souplesse renaisse dans l’édi¬ fice des salaires et que des variations internes puis¬ sent apparaître suivant l’évolution respective des di¬ verses branches de l’activité économique, l’Etat doit pourtant conserver un droit supérieur de regard et de contrôle. Ses activités propres et les entreprises nationales qu’il surveille font de lui le principal em¬ ployeur du pays, et il existe entre ses ouvriers et ceux de certaines branches privées des parités tradi¬ tionnelles. La libération des salaires ne peut atténuer enfin la responsabilité globale du Gouvernement à l’égard de l’équilibre économique national, et du rapport central entre le niveau des prix et le niveau des salaires, qui caractérise le niveau de vie. La fonction sociale de l’Etat déborde d’ailleurs largement le problème du travail, bien que l’expan¬ sion industrielle ait conféré à ce dernier une indis¬ cutable primauté politique. L’Etat moderne a pour mission de protéger et d’aider la population sous tous les aspects essentiels de sa vie. C’est à ce titre qu’il organise les multiples et complexes services de 1 Assistance publique et qu’il contrôle les institu¬ tions de l’Assistance privée. La législation de la IIIe République, de 1895 à 1905 et de 1933 à 1939, a accompli dans ce domaine une œuvre remarquable. C’est à ce titre encore que, responsable de la santé publique, il aide et surveille les établissements hospi¬ taliers et qu’il établit et fait respecter le statut de la médecine et de la pharmacie. Des lois et ordonnances récentes ont créé un système souple de représenta¬ tion professionnelle et de surveillance administrative sur les activités diverses dépendant de ce secteur. La double institution des Allocations familiales et

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de la Sécurité sociale est le meilleur exemple de la mission sociale de l’Etat. Quelques dates historiques jalonnent cette évolution créatrice. Pour la Sécurité sociale, c’est la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 sur les Assurances sociales, l’ordonnance du 4 oc¬ tobre 1945 portant organisation de la Sécurité so¬ ciale, la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale. Pour les Allocations familiales, c’est la loi du 11 mars 1932, le décret du 12 no¬ vembre 1938, le Code de la Famille du 29 juillet 1939, la loi du 22 août 1946 fixant le régime des presta¬ tions familiales. Cette énumération sommaire sou¬ ligne la continuité de l’action constructive accom¬ plie dans le même sens par les régimes les plus variés. Son importance politique et sociale ressort : 1° De Vextension des services rendus. — La légis¬ lation sur la Sécurité sociale couvre les accidents du travail, la maladie, la longue maladie, l’infirmité, l’invalidité, la vieillesse, le décès. En dehors des Allo¬ cations familiales proprement dites, la législation fa¬ miliale comporte des Allocations de maternité, des Allocations prénatales et l’Allocation de Salaire unique. Les Allocations de chômage sont en France indépendantes de la Sécurité sociale et incombent à l’Etat. # . . 2° De Vétendue de la population bénéficiaire. — La législation sociale tend à déborder le cercle du travail industriel et à devenir tout à fait générale. Son appli¬ cation à l’agriculture, aux professions libérales, à l’artisanat, au travail indépendant soulève encore des difficultés, notamment en ce qui concerne le mode de financement. La loi de 1946 portant généra¬ lisation de la Sécurité sociale n’a pas encore reçu une application complète et, sur certains points, est re¬ mise en question.

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3° De l'effort de solidarité accompli. — La Sécurité sociale et les Allocations familiales sont financées par une cotisation calculée sur les salaires, cotisation qui s’élève à 16 % pour la première, à 16,75 % pour les secondes, et qui incombe pour partie à l’em¬ ployeur, pour partie à l’employé. En un sens cette cotisation ressemble à un impôt par son caractère obligatoire, mais on peut dire aussi qu’elle constitue une partie du salaire ou de la masse des salaires dont la loi règle l’attribution. 4° Du volume des fonds transférés. — En 1962, les dépenses globales de la Sécurité sociale, chômage non compris, atteignent quatorze milliards, celles des accidents du travail, deux milliards deux , celles des Allocations familiales, huit milliards neuf. 5° De la structure démocratique des organismes de Sécurité sociale. — La Sécurité sociale et les Alloca¬ tions familiales sont gérées par un réseau de caisses décentralisées, administrées par des Conseils élus, sur lesquelles le ministre du Travail exerce certains pouvoirs de tutelle. Cette décentralisation, inspirée par l’idée de rapprocher la Sécurité sociale des assu¬ rés, de lui donner une organisation démocratique, de donner aux assurés le contrôle du système, est au¬ jourd’hui assez critiquée et le contrôle d’Etat ne cesse de se renforcer. La stricte réglementation des prestations par le législateur et par le pouvoir régle¬ mentaire ne laisse d’ailleurs aux Caisses que des marges réduites d’autonomie.

Chapitre VII

L’ÉTAT ET LA POLITIQUE EXTÉRIEURE

L’Etat souverain entretient avec les Etats étran¬ gers un faisceau de relations mobiles et diverses qui dominent la vie internationale. C’est à la politique extérieure qu’il appartient de définir les lignes maî¬ tresses de son action a cet égard, a la diplomatie de mener à leur terme les négociations qui permettent de poursuivre cette action. L’évolution moderne a transformé profondément le rôle de l’Etat dans le développement des relations extérieures : si d’une part l’emprise croissante qu’il exerce sur la vie na¬ tionale sous toutes ses formes, et notamment en ma¬ tière économique, a étendu son intervention sur 1 ac¬ tivité extérieure du pays, la liberté d’allure du Gou¬ vernement s’est trouvée en même temps restreinte par la triple expansion du contrôle démocratique, du droit international et de l’organisation internatio¬ nale ; les deux évolutions sont d ailleurs liees, car il apparaît d’autant plus nécessaire de limiter ou de contrôler un pouvoir arbitraire que son domaine s’étend davantage avec la multiplication des rela¬ tions internationales et l’extension des attributions de l’Etat. Sous l’autorité du ministre des Affaires Etran¬ gères, le corps diplomatique joue un rôle important

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dans les négociations. Il n’en a pas le monopole. Non seulement des hommes politiques sont souvent associés, à des échelons variés, aux négociations, mais des techniciens y jouent un rôle direct de plus en plus étendu en raison de la spécialisation des rapports internationaux et de la croissance des orga¬ nisations internationales. En outre, les négociations ne se font pas toutes par personnes accréditées. « Souvent, disait le Grand Frédéric, on envoie des personnes sans caractère dans des lieux tiers, où ils font des propositions avec d’autant plus de liberté qu’ils commettent moins la personne de leur maître. » Si la rapidité de la circulation restreint le rôle des ambassades, il reste que les ambassadeurs sont, comme le dit aussi ce monarque, « des espions privi¬ légiés », et qu’ils représentent d’une manière perma¬ nente l’Etat dans sa souveraineté. Cette fonction représentative explique le maintien d’un cérémonial hérité des périodes monarchiques, et le style parti¬ culier inhérent à la carrière. Les négociations extérieures supposent, pour ceux qui les conduisent, une grande souplesse d’action, une large liberté d’allure. Un négociateur entière¬ ment hé par des instructions discutées publiquement au préalable devant un Parlement est à la merci de ses antagonistes : il ne peut ni utiliser les ressources nouvelles que les conversations viennent à révéler, ni choisir la ligne de moindre résistance adverse, ni masquer les concessions ultimes qu’il peut consentir. Son action manque de souplesse, de promptitude, de discernement. De là vient la difficulté pour les sys¬ tèmes parlementaires de conduire à l’égard des dicta¬ tures une action diplomatique valable. De là aussi la tension permanente que suscite, en régime démo¬ cratique, entre le Parlement et le Gouvernement, la conduite de la politique extérieure, et la précision.

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d’ailleurs assez vaine, avec laquelle les Constitutions s’attachent à définir leurs attributions respectives. Celles de 1946 et de 1958 consacrent un titre spé¬ cial aux traités diplomatiques. Elles proclament la suprématie des traités internationaux sur le droit interne et subordonnent à une autorisation parle¬ mentaire préalable la ratification de toute une série de traités, et notamment de ceux qui modifient les lois internes françaises. La Constitution de 1958 subordonne cette suprématie à la réserve de l’appli¬ cation du traité par l’autre partie. Ces nouvelles réglementations constitutionnelles comportent, par rapport au régime de 1875, une double innovation. D’une part, elles précisent les relations entre les traités et la loi interne et statuent expressément sur les conflits entre eux. D’autre part, elles complètent l’énumération des traités dont la ratification sup¬ pose une délibération parlementaire préalable, en modifiant d’ailleurs l’esprit même de cette énuméra¬ tion par l’addition des traités modifiant des disposi¬ tions de nature législative. Un effort de rationalisa¬ tion caractérise ainsi le statut que l’Etat souverain reconnaît à la vie internationale. L examen d un traité par le Parlement ne peut d’ailleurs lui per¬ mettre une discussion aussi précise et minutieuse que le vote des lois. Il ne peut modifier le texte. Il se borne à donner ou à refuser son accord, et si ce dernier est conditionnel, une nouvelle négociation doit s’engager sur les conditions fixées. De nombreux traités et accords internationaux créent aujourd’hui ou tendent a créer des organi¬ sations internationales, dont l’activité engage les Etats. Ces organisations sont fort diverses, qu’il s’agisse de leur cadre territorial (cadre mondial : O. N. U. — U. N. E. S. C. O. — F. M. I. — G. A. T. T. — ; cadre atlantique : Pacte Atlantique ; cadre de la J.

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Grande Europe : Pacte de Bruxelles du 17 mars 1948 O. E. C. E. de la convention du 16 avril 1948 — Conseil de l’Europe de la déclaration du 5 mai 1949 — Union Européenne des Paiements ; cadre de l’Eu¬ rope des six : Pool Charbon-Acier — Communauté Economique Européenne — Euratom ; de leurs at¬ tributions (compétence générale ou spécialisée, poli¬ tique, économique, militaire, financière, etc.) ; de leur structure ou de leurs pouvoirs (organisation propre des autorités internationales, relations avec les Etats et les Gouvernements). Une organisation internationale ne peut fonctionner efficacement que si elle dispose d’une certaine autonomie, mais elle ne peut se faire accepter, en l’état présent des es¬ prits, que si elle n’implique pas, pour la souveraineté des Etats, de trop grave démembrement. Les traités les plus récents, et l’exemple le plus net à cet égard est celui des Communautés Européennes des Six, se caractérisent : 1° par une extension des attributions des autorités internationales ; 2° par un degré élevé d’autonomie reconnu à ces autorités ; 3° par l’association des Parlements à l’activité des autorités internationales. Tandis que les organi¬ sations du type traditionnel, telles l’O. N. U. et l’O. E. C. E., sont dirigées par des Assemblées ou des Conseils composés de délégations des Gouverne¬ ments et que leurs organes permanents (Secrétariat Général) sont placés sous le contrôle de ces Assem¬ blées ou Conseils, la C. E. C. A. et la C. E. E. compren¬ nent, en dehors du Conseil des Ministres, une Haute Autorité et une Commission représentant les intérêts propres de l’Europe et dont les membres ont un statut qui les affranchit de leur pays d’origine, et une Assemblée composée, non de délégations gouverne¬ mentales mais de représentants des peuples des pays membres. On voit ainsi, d’une part apparaître des

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organes spécifiquement supranationaux, et d’autre part, s’établir des liens directs entre ces organes et les Parlements, sans l’intermédiaire des Gouverne¬ ments nationaux. C’est dire à quel point ces orga¬ nisations s’éloignent de la conférence diplomatique de style traditionnel. Certes la formule d’une élection directe de représentants des peuples à une Assemblée européenne, dont les Traités de Rome de 1957 pré¬ voient le principe, n’a pas encore été mise en pratique. Elle a fait cependant déjà l’objet de discussions ap¬ profondies. Et l’accès direct des parlementaires aux organismes supranationaux, en dehors des déléga¬ tions gouvernementales, ou parfois avec elles, pro¬ cède de la nécessité, au moment où s’étendent les pouvoirs des autorités internationales, d’élargir et de démocratiser leur mode de recrutement et leur statut. Maître de la politique extérieure et de l’action diplomatique, le ministre des Affaires Etrangères occupe une place à part au Conseil des Ministres, de¬ vant le Parlement et l’opinion. Sa fonction bénéficie d’un prestige particulier, et son poste, d’une stabilité relative. En soixante ans, la IIIe République n’a eu que trente-trois ministres des Affaires Etran¬ gères, la IVe n’en a eu que six en 12 ans, la Ve qu’un en 7 ans, lequel a ainsi battu le record de Delcassé, sans approcher encore la performance de Yergennes. Aucun ministre ne dispose, à l’égard du Parlement, d’autant de liberté dans son action. Les débats de politique extérieure ne sont pas fréquents, et il est rare qu’ils aient une influence sur le sort du Gouver¬ nement ou même sur l’orientation de l’action diplo¬ matique ; ils se révèlent aussi bien tour à tour comme prématurés, quand les négociations se pour¬ suivent, et comme tardifs, dès lors qu’elles sont achevées ; le rejet par les Parlements de traités

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signés est un phénomène aussi mémorable qu’excep¬ tionnel, et si les problèmes extérieurs divisent l’opi¬ nion parlementaire, ils la divisent moins en groupes organisés qu’ils ne divisent chaque groupe, sinon l’esprit de chaque parlementaire. C’est dire la res¬ ponsabilité et la puissance du titulaire du Quai d’Or¬ say. Le ministre des Affaires Etrangères ne se borne d’ailleurs pas à orienter et à contrôler les négocia¬ tions, il négocie lui-même ; il est à la fois le maître de l’action diplomatique et le premier des diplomates ; c’est lui qui, par ses conversations, ses déclarations et ses dépêches imprime aux négociations ces inflé¬ chissements décisifs et irréversibles dont le rôle est si grand dans l’histoire diplomatique ; il était excep¬ tionnel, sous les IIIe et IVe républiques, que le pré¬ sident du Conseil intervînt efficacement dans cette action autonome. Si les problèmes de politique extérieure se prêtent malaisément, dans l’état présent des esprits, aux règles du jeu démocratique et parlementaire, c’est pour de multiples raisons, d’une portée diverse. Il est vrai d’abord que le mécanisme parlementaire est si lourd, si lent, et parfois si brutal qu’il risque tour à tour de paralyser ou de détruire les mouvements subtils et nuancés de l’art diplomatique. Sans doute faut-il observer encore que la lutte politique, dans sa forme traditionnelle, se circonscrit surtout aux ques¬ tions d’ordre financier, économique et social et que le lien entre ces questions et le problème extérieur n’est pas très clairement saisi par l’opinion. Mais la maturité de l’esprit public n’est pas seule en cause. Les débats parlementaires sont conçus pour permet¬ tre l’expression de tous les intérêts et de toutes les opinions avant le règlement des questions discutées. Leur objet essentiel est de subordonner la décision nécessaire à un échange aussi large et aussi complet

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que possible des divers points de vue. Or, le trait essentiel des débats de politique extérieure devant un parlement national est l’impossibilité de discuter concrètement la volonté et l’intérêt des pays étran¬ gers, l’absence de toute expression organisée de ces volonté et intérêt, le recours fatal pour les connaître à l’intermédiaire des Gouvernements ; parce que de tels débats ne permettent pas la confrontation di¬ recte des points de vue des divers pays et de leurs opinions, ils laissent échapper l’essence démocratique des problèmes de politique extérieure et révèlent la plupart du temps une méconnaissance profonde de la réalité internationale ; ce défaut d’organisation iné¬ luctable explique pareillement les orages parle¬ mentaires que suscitent tour â tour les passions nationalistes et l’idéabsme le plus abstrait. Il n’est pas excessif de dire qu’en vertu de leur nature même, les problèmes diplomatiques placent les parlements nationaux dans une situation fausse, et que les questions d’organisation internationale ne peuvent être réglées démocratiquement de façon rationnelle que par un parlement international. La naissance et l’extension de partis politiques su¬ pranationaux soulignent la gravité de la question. La souveraineté d’un Etat implique évidemment l’indépendance de sa politique extérieure, mais il se¬ rait absurde de s’étonner, dans une période d’organi¬ sation internationale croissante, que des partis intè¬ grent dans leur doctrine un programme d’action mondiale et règlent ainsi parfois leur action sur les intérêts de pays étrangers. Cette attitude heurte sou¬ vent des susceptibilités nationales et peut aussi bien revêtir des formes pathologiques. Pourtant, de meme qu’il faut bien laisser parfois le Gouvernement, dans les négociations, libre d’accepter les conditions aux¬ quelles ses interlocuteurs étrangers paraissent pro-

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fondément attachés, de même il est raisonnable que les partis déterminent leur programme diplomatique d’après les intérêts que leur vision du monde leur révèle comme essentiels. Si une démocratie libérale doit garantir le respect de sa légalité et l’exécution des décisions de la majorité, elle ne peut interdire aux partis une optique internationale. Rien n’est plus irritant et plus difficile que de tracer la limite entre l’expansion idéologique d’un programme d’ac¬ tion mondiale, qui relève de la liberté d’opinion, et les formes de propagande tendant à la désintégration de l’Etat, que la législation positive réprime avec une sévérité traditionnelle dans la plupart des pays parce que la sûreté de l’Etat apparaît comme la sauvegarde politique de toutes les autres valeurs sociales. De l’ébranlement profond que subit aujourd’hui la notion traditionnelle de l’Etat, le problème euro¬ péen est l’exemple le plus clair. Idée générale, l’Eu¬ rope a séduit de nombreux esprits, notamment par¬ mi les hommes politiques qui connaissent la valeur des termes abstraits et savent s’en faire des armes. Quand il s’est agi d’en déduire des conséquences concrètes, en matière économique, en matière mili¬ taire ou en matière politique, pour des motifs divers beaucoup se sont dérobés dans de nombreux pays. Il était pourtant vain d’espérer qu’une révolution aussi profonde se ferait sans quelques sacrifices. Il importe seulement de les comparer à l’ampleur de l’enjeu. Ceux qui considèrent que la fragmentation du terri¬ toire européen en Etats entièrement souverains a condamné entre les deux guerres les peuples d’Europe à une expansion faible, l’économie euro¬ péenne à un état anarchique impliquant alternative¬ ment ou simultanément le chômage et la misère, les sociétés européennes à l’anarchie ou à la dictature,

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ne peuvent accorder qu’une valeur limitée aux objec¬ tions diverses que suscitent les transformations in¬ ternes impliquées par l’intégration européenne, et qui ne vont pas sans palliatifs. De même, s’il est vrai que l’Allemagne, par sa puissance industrielle comme par sa mobilité morale, forme une inconnue redou¬ table dans l’unité européenne, il n’est pas moins évident que c’est d’un cadre démocratique euro¬ péen qu’on peut le plus sûrement attendre une formule s’équilibrer stable entre la France et l’Alle¬ magne. Il est assurément fâcheux que la division des alliés au lendemain de la guerre, puis la défaillance en Europe de l’Ouest d’une volonté, constructive n’aient pas permis d’utiliser, pour créer un tel cadre, la situation fluide résultant des hostilités et de l’affaiblissement allemand : depuis lors, la puissance industrielle allemande s’est reconstituée, et si l’Alle¬ magne est divisée, cette division exprime celle même du monde et de l’Europe. Mais il demeure qu’aucun Etat européen ne peut jouer utilement contre l’Europe et que les économies européennes ne peuvent prendre leur élan que dans leur unification progressive : la primauté de l’économie et de ses lois, les dimensions qu’impose à l’entreprise le progrès technique commandent tout succès d’une politique extérieure. On assiste aujourd’hui, en deçà comme au-delà du rideau de fer, à un certain réveil des nationalismes. Ce réveil paralysera-t-il la volonté d’organisation constructive qui a prévalu depuis la fin de la guerre dans le cadre mondial d’abord, puis plus modeste¬ ment dans divers cadres régionaux, c’est tout le problème de la diplomatie actuelle. Faut-il considé¬ rer la croissance des organisations internationales comme un terrain de manœuvre nouveau pour la diplomatie traditionnelle ou comme un chantier de

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construction qu’on peut animer et ordonner, la manœuvre est-elle une fin en soi, ou doit-on ma¬ nœuvrer pour construire, telle est la question que pose, aujourd’hui à la France sa vocation mondiale, vocation que Frédéric le Grand définissait en son temps avec un mélange savant de malveillance et de sympathie : « cette nation gentille, disait-il, fourre son nez partout, souvent où elle n’a que faire, et porte l’inquiétude, qui la dévore, d’un bout du globe à l’autre. »

Chapitre VIII

L’ÉTAT ET LA DÉFENSE NATIONALE L’acuité du problème de la défense est liée, pour la France, à sa situation stratégique, qui ne lui donne ni frontière naturelle au nord et au nord-est, ni espace continental pour une manœuvre en profon¬ deur ; à ses responsabilités mondiales, procédant d’abord de ses intérêts outre-mer et ensuite des exigences de la sécurité collective ; à la médiocrité relative de sa puissance industrielle et financière, qui lui rend difficile la création rapide d’un armement sans cesse plus savant, plus complexe et plus coû¬ teux ; à la division politique de son opinion, qui peut être exploitée par la propagande adverse. C’est pour le pays une charge fort lourde que le double poids de son passé et de son avenir militaires : charge financière d’abord, faite des pensions des uns et de la solde des autres, des dépenses improduc¬ tives d’armement et d’entretien ; charge écono¬ mique ensuite procédant des fabrications d’arme¬ ment et de munitions, des matières premières, de l’outillage et de l’énergie qu’elles exigent, des impor¬ tations nécessaires ; charge sociale encore, résultant de l’appel du contingent et des personnels de métier ; charge administrative aussi puisque l’armée est, de toutes les entreprises d’Etat, la plus importante dans son budget et la moins contrôlable dans son rende-

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ment ; charge politique enfin, car l’existence dans la nation d’un corps hiérarchisé aussi puissant crée des phénomènes de tension morale qu’expriment tour à tour le prestige des chefs militaires et les réactions antimilitaristes. Le budget militaire s’élève en 1963 à 18 milliards, soit 26,2 % du budget global et 8,7 % du revenu national. Ce dernier pourcentage ressort pour l’Allemagne à 7,8 %, pour l’Angleterre à 9,16, pour l’Italie à 4,1 pour l’U.R.S.S. à 6,9 et pour les U.S.A. à 12,44. Au cours des 25 dernières années, la France a été gouvernée pendant 13 ans par des chefs militaires de formation ; elle a conduit des opérations de guerre ou de campagne coloniale d’une manière presque continue du début du siècle à 1960. Si les accords d’Evian ont mis un terme à cet emploi sans relâche des forces armées, les investisse¬ ments militaires ont pris le relais de la dépense. L’organisation générale de la défense procède de plusieurs principes, fixés par une vieille tradition, quelques articles constitutionnels, et l’ordonnance du 7 janvier 1959. La constitution réserve au pou¬ voir législatif « les principes fondamentaux de l’orga¬ nisation de la défense nationale », « les sujétions im¬ posées par la défense nationale aux citoyens », la déclaration de guerre, les traités de paix et l’organi¬ sation internationale, la prolongation de l’état de siège au-delà de 15 jours. Elle fait du président delà République « le garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité nationale » (art. 5), le chef des armées (art. 15), le président des conseils et comités supérieurs de la défense nationale (art. 15). Elle prévoit en outre que « le Gouvernement dispose de l’administration et de la force armée (art. 20) et que « le Premier Ministre est responsable de la défense nationale » (art. 21). L’ordonnance de 1959 définit l’objet de la défense : « assurer en tout temps, en

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toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire ainsi que la vie de la population » ; elle précise les organes et fonctions essentiels ; le comité de défense unit au président de la République et au Premier Ministre les principaux ministres intéressés ; un conseil supérieur de défense, présidé par le chef de l’Etat, est organisé par décret ; responsable de la défense nationale, le Premier Ministre en exerce la direction générale et la direction militaire ; du mi¬ nistre des armées dépendent les trois chefs d’EtatMajor de l’armée de terre, de l’armée de l’air et de la marine, ainsi que le chef d’Etat-Major des armées, qui coordonne l’ensemble en présidant le comité des chefs d’Etat-Major. En temps de guerre, le ou les commandants en chef relèvent directement du co¬ mité de défense, appuyé sur un Etat-Major général procédant, par transformation appropriée, du secré¬ tariat général de la défense. Le décret du 19 jan¬ vier 1964 dispose enfin que « le commandant des forces aériennes stratégiques est chargé des opéra¬ tions de ces forces sur ordre d’engagement donné par le président de la République, président du Conseil de Défense, chef des forces armées. » La conception de la défense découle d’une appré¬ ciation globale des menaces possibles et des moyens d’attaque et de riposte. Elle est liée aux perspectives diplomatiques comme aux techniques de l’armement et à leurs possibilités de mise en œuvre. La situation présente est caractérisée par le recul relatif que donne au gouvernement l’interruption des opéra¬ tions outre-mer, et par la charge morale que consti¬ tuent la menace de l’arme atomique et l’opportunité de la construire. L’apparition de cette arme, l’exten¬ sion de ses formes d’utilisation et sa maîtrise par plusieurs pays modifient progressivement l’appro-

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che de tous les problèmes de défense. Elles renforcent d’abord le lien entre la puissance militaire et la science et ses applications industrielles, lien dyna¬ mique dans la mesure où la supériorité militaire procède des progrès ultimes de la recherche et de leur emploi efficace dans l’armement. Elles substi¬ tuent ensuite au thème de la guerre totale l’idée d’une destruction instantanée et absolue qui réduit à un rang secondaire les formules de mobilisation massive et de mobilisation industrielle, et démode au moins en partie les législations sur l’universalité du service militaire et sur l’organisation de la nation en temps de guerre. Enfin, elles bouleversent l’échi¬ quier diplomatique, à la fois par la différenciation qu’elles introduisent entre les puissances atomiques et les autres et par l’équilibre relatif et la solidarité qu’il implique entre les premières. L’essentiel de notre législation de défense procède de la loi de 1928 sur le recrutement, de celles de 1927, de 1934 et de 1938 sur la double structure territo¬ riale et stratégique des forces armées, de celle de 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre, des lois encore plus anciennes sur le statut des officiers et sur l’état de siège, de celles plus récentes de 1955 et de 1960 sur l’état d’urgence. Tous ces textes ont subi et subissent divers compléments et remaniements. Ils sont d’ailleurs ébranlés dans leurs fondements traditionnels, et l’ordonnance de 1959 sur la défense exprime ces troubles plus qu’elle n’oriente l’évolution, en fixant des cadres généraux plus que des règles pratiques. Si l’égalité devant le service militaire a été le ressort moral essentiel du recrutement et la base principale de l’armée natio¬ nale en démocratie, il est douteux aujourd’hui qu’elle permette de donner aux armes savantes les servants qualifiés dont elles ont besoin, et il est clair

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en contre-partie qu’une formation militaire sérieuse de tout le contingent aboutirait à une charge insup¬ portable. Le développement de l’armement rend à l’armée de métier l’autonomie dont l’avait privée la possibilité d’une mobilisation massive. L’ordonnance de 1959 établit le principe d’un service national, qu’elle divise en service militaire et en service de défense : la durée totale du service militaire est la même pour tous, mais le Gouvernement fixe par décret la répartition et la durée des périodes d’acti¬ vité en fonction de l’emploi des personnels. Ainsi se trouve possible un service sélectif, déterminé par une appréciation des besoins en personnel et des impératifs de formation. De même, si l’idée de guerre totale a conduit à tenir pour aussi essentielles à la défense nationale que les forces armées les fonctions de mobilisation industrielle et de protection civile, la puissance destructrice de l’armement atomique donne maintenant à sa création et à son emploi une priorité reconnue et enlève toute assise aux hypo¬ thèses sur lesquelles les autres fonctions de défense pourraient être fondées sans risque démesure d’inef¬ ficacité et de gaspillage. Seul au demeurant un revenu national très élevé permet de faire face au double coût de l’arme atomique et des moyens de s’en protéger. De là vient que présentement l’effort du pays semble tendre plutôt à créer cette arme qu’à se prémunir contre son emploi par d’autres : la dissuasion liée à la riposte possible parait tenue pour la moins coûteuse des protections. Il n’est pas aujourd’hui de domaine où le pro¬ blème de l’organisation internationale soit plus urgent dans ses données objectives et plus aigu dans ses aspects psychologiques que celui de la defense et des forces armées. Le Traite de l’Atlantique Nord a été un succès notable de la coopération internatio-

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nale en ce qu’il a garanti la sécurité de l’Europe de l’Ouest et reconstitué le potentiel de défense de ses pays, grâce à une alliance établissant dès le temps de paix une coordination intime des budgets mili¬ taires, des infrastructures, des armements et des forces armées. Les problèmes qu’il a résolus ne doivent pas faire méconnaître ceux qu’il pose, ni l’inverse. Plus l’armement est complexe et coûteux, plus il exige dans sa création, de spécialisation et, partant, de coopération internationale ; plus il est destructeur, plus son emploi, par les réactions en cbaine qu’il détermine, excède les responsabilités d’un seul pays. C’est un fait que la possession de l’arme atomique aiguise aux Etats-Unis et en U. R. S. S. le sens des responsabilités mondiales. Il serait sans doute fâcheux et en tout cas paradoxal que sa dispersion en Europe conduisît au réveil ou à l’excitation des nationalismes. Il est vrai aussi que 1 intégration internationale des forces armées impli¬ que une certaine limitation de la souveraineté et qu’elle peut heurter le sentiment national, ressort tra¬ ditionnel de l’esprit militaire. Il est vrai aussi que les alliances sont, pour les alliés, génératrices de risques collectifs plus nombreux que ceux que chacun re¬ doute pour son compte particulier. Mais une défense efficace ne se conçoit plus que par un ordre interna¬ tional de sécurité collective, lequel implique un cadre de forces armées communes. L’ordre d’enga¬ ger l’arme atomique est sans doute, de toutes les décisions politiques et militaires, celle dont l’Etat peut le plus difficilement se dessaisir à cause de 1 autorité sans discussion et sans partage qu’elle suppose : elle est aussi, par là même, celle qui im¬ pose le plus clairement une communauté politique.

Chapitre IX

L’ÉTAT ET LES COMMUNAUTÉS LOCALES

Symbole de puissance, l’espace est aussi le pre¬ mier obstacle à l’exercice du pouvoir, la première garantie des libertés. Quand l’Etat moderne fait rayonner son autorité sur des territoires étendus, il délègue à des agents locaux une part de ses attribu¬ tions, il organise des relais de commandement. On peut gouverner de loin, écrit Napoléon III dans le préambule du décret du 25 novembre 1852, on n’administre bien que de près. Or, ces agents locaux, quelque dépendants du pouvoir central qu’ils puis¬ sent être dans leur statut, sont pourtant dans leur action soumis aux influences particulières de leur ressort. Et pour assurer à ses services leur rendement maximum, l’Etat doit les adapter aux conditions propres de la vie locale, aux communautés d’intérêts territoriaux. Ces communautés, il les reconnaît quand elles sont anciennes, il les suscite si elles n’ont pu s’organiser elles-mêmes. Il doit de toute façon définir ses rapports avec elles, rationaliser leur orga¬ nisation, uniformiser leurs fonctions. Que la liberté qu’il leur confère ou qu’il leur laisse, que les attribu¬ tions qu’il leur donne ou qu’il leur permet s’exercent dans le sens de l’intérêt général, c’est tout le pro¬ blème de la décentralisation. Cette décentralisation est, depuis 1946, un prin-

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cipe constitutionnel. « La République française, une et indivisible, déclare l’article 85 de la Constitution, reconnaît l’existence de collectivités territoriales. » La Constitution de 1958 consacre aussi un titre à ces collectivités, mais d’un style moins solennel. Les collectivités territoriales, dispose l’art. 72, s’adminis¬ trent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi. Ces formules se rattachent à une longue évolution historique qui, étape après étape, a disloqué l’unité hiérarchique de l’administration consulaire et impé¬ riale. La Restauration avait entrepris, puis aban¬ donné, le rétablissement des libertés locales. La charte de 1830 contenait sur ce point une promesse, que la Monarchie de Juillet essaya de tenir en insti¬ tuant, par la loi du 21 février 1831, l’élection du Conseil municipal, par celle du 22 juin 1833, l’élec¬ tion du Conseil Général et en étendant les attribu¬ tions de ces organes élus par diverses mesures, notamment par la loi du 10 mai 1838 sur le Conseil Général. En 1848, et depuis lors, le suffrage univer¬ sel s applique aux élections locales comme aux élec¬ tions politiques. Le Second Empire poursuit cette évolution, et la loi du 18 juillet 1866 élargit le rôle du Conseil Général. Le début de la IIIe République se caractérise par un faisceau de mesures décentrali¬ satrices fondamentales qui demeurent la charte de l’organisation locale actuelle : la loi du 10 août 1871 sur le département, la loi du 28 mars 1882 sur l’élec¬ tion du maire, la loi municipale du 5 avril 1884 ; en 1926, un nouvel effort décentralisateur a été fait par décrets-lois. Cette évolution a suscité des espérances et des déceptions, des enthousiasmes et des rêveries. Le thème de la décentralisation, dirigé contre l’adminis¬ tration autoritaire de l’Etat napoléonien, a été tour

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à tour thème de droite et thème de gauche. Les hommes de la Monarchie de Juillet prennent des mesures décentralisatrices parce qu’ils pensent que des expériences limitées de démocratie locale ont une vertu éducative, qu’elles rendront possible, plus tard, une plus large liberté politique. La loi munici¬ pale du 5 avril 1884 tient une place dans l’édifice libéral construit pour ouvrir « la République aux Ré¬ publicains ». Depuis Proudhon et la Commune, le socialisme français est décentralisateur, et le marxis¬ me voit dans la décentralisation à la fois un moyen de combat contre l’Etat bourgeois, Etat d’autant plus autoritaire selon lui, que son autorité est plus me¬ nacée, et une formule rationnelle l’administration socialiste et démocratique. Si la démocratie sociale en 1946 étabHt un programme décentralisateur, c’est surtout pour garantir les libertés contre la bureaucratie liée aux mesures d’économie orga¬ nisée, pour pallier les dangers de cette organisation, pour empêcher la « révolution des managers ». La Commune est antérieure à la Révolution, c’est le plus souvent une communauté historique et natu¬ relle, une réalité sociale que la loi reconnaît en lui conférant une personnalité propre, mais qui n’est pas née d’une réforme administrative. « Ce n’est pas l’Etat qui a précédé à la commune, dit Royer-Col¬ lard ; c’est la Commune qui a fait l’Etat. La Com¬ mune est comme la famille, avant l’Etat. La loi poli¬ tique la trouve et ne la crée point. » Elle est adminis¬ trée par un Conseil municipal et par un maire. Le Conseil municipal est élu tous les six ans. Il règle par ses délibérations les affaires de la commune, vote son budget, décide la création et l’organisation des services municipaux. Les autorités centrales exer¬ cent une surveillance sur l’activité des municipalités, certaines de leurs délibérations doivent être approuJ.

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vées pour entrer en vigueur, tel le vote du budget ; d’autres peuvent être annulées ou modifiées par l’autorité supérieure. Il est très exceptionnel que le Gouvernement puisse dissoudre des Conseils munici¬ paux. Le maire est élu par le Conseil municipal pour une durée de six ans, celle du mandat du Conseil. Il est assisté d’adjoints. Ses fonctions sont multiples. Il préside le Conseil municipal. Dans le cadre fixé par les délibérations de celui-ci, il dirige les services municipaux, représente la commune, signe les marchés, nomme les agents communaux. Il est chargé de la police municipale. Il n’est pas res¬ ponsable devant le Conseil municipal qui ne peut le révoquer. Il exerce en outre certaines fonctions d’Etat, célébration des mariages, inscription des naissances et des décès, exécution de certaines me¬ sures de police, recensement militaire, etc. Le préfet peut suspendre le maire, et le Gouvernement le révoquer. Dans certains cas, le préfet peut se substi¬ tuer à lui pour accomplir à sa place les actes prévus par la loi. Né en 1790 de la volonté révolutionnaire d’unifor¬ miser les cadres de l’administration locale, de dé¬ truire le particularisme provincial, et d’instaurer une administration élue, le département est devenu en Lan VIII un instrument essentiel d’action centra¬ lisatrice pour le Gouvernement. Création artificielle dans son origine, il a été en outre avec l’Empire le moyen de rétablir l’ordre et de faire rayonner la volonté gouvernementale, le cadre local des services d’Etat. Mais la réussite de ce cadre a été si profonde qu’il s’est animé d’une vie propre ; le chef-lieu du département est devenu un centre actif d’intérêts économiques et sociaux ; le mouvement décentrali¬ sateur a consacré et renforcé une tendance déjà inscrite dans les faits ; division administrative de

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l’Etat, le département est en même temps une collectivité décentralisée, une communauté vivante. Sa destinée a été bien différente de celle du canton et de l’arrondissement, qui ne sont que des divisions administratives et des circonscriptions électorales. Il conserve aujourd’hui cette nature double. De nombreux services publics, régies financières, ponts et chaussées, police, enseignements des premier et second degrés, P. T. T., etc., comportent sous des noms variés une division locale par département. Mais le département est aussi une collectivité auto¬ nome, jouissant d’une personnalité propre, et dirigée par un organe élu, le Conseil Général. Les conseil¬ lers généraux sont élus au scrutin majoritaire uni¬ nominal par canton. Leur mandat est de six ans ; ils sont renouvelables par moitié tous les trois ans. Le Conseil Général vote le budget du département ; il délibère sur les questions essentielles de la vie du département que la loi de 1781 énumère, et ses délibérations sont exécutoires par elles-mêmes ; il est associé à la tutelle des communes et vote le maximum des centimes additionnels que les Conseils municipaux sont autorisés à voter pour équilibrer leur budget ; il surveille le préfet dans la gestion des services départementaux et dans l’exécution du budget du département ; à cet effet, il désigne parmi ses membres une commission départementale qui se réunit au moins une fois par mois. Le préfet a entree au Conseil Général et est entendu quand il le de¬ mande ; il assiste aux séances de la commission départementale. Le préfet, d’après la loi de 1871, est a la fois le représentant de l’Etat dans le departement et 1 or¬ gane exécutif de celui-ci. Il contrôle les divisions départementales des services d’Etat et surveille l’activité du Conseil Général. Il prépare et fait exé-

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cuter le budget du département, dirige les services départementaux, représente le département en jus¬ tice, nomme ses agents, passe ses marchés. La Constitution de 1946, dans son article 87, avait prévu le transfert de ces attributions au président du Conseil Général et limité le rôle du préfet à la coordination des services d’Etat et au contrôle administratif des collectivités territoriales. Ce texte est resté lettre morte sous le régime de 1946 et la Constitution de 1958 ne prévoit rien de tel. La forme la plus certaine du contrôle que l’Etat exerce sur le département est la présence du préfet au cœur même de l’organisation départementale dont il est le représentant légal. Si le Conseil Général paraît dans son action moins dépendant du pouvoir central que le Conseil municipal, c’est en réalité que l’Etat se réserve le contrôle direct de l’exécutif départemental. La réforme des finances locales est la pierre angulaire d’une vraie décentralisation. Le régime en est très archaïque et manque à la fois de souplesse et de cohérence. Les vieilles contributions sur les¬ quelles il repose ne sont pas adaptées aux conditions modernes de la vie économique et ne représentent plus que le tiers des budgets locaux. Les ressources supplémentaires créées, sous formes diverses, depuis 1918 ne garantissent pas aux collectivités locales une réelle indépendance. Une ordonnance de 1959 rem¬ place en principe les vieilles contributions par des taxes modernes, taxe foncière, taxe d’habitation, taxe professionnelle, mais leur application est subor¬ donnée à la révision du cadastre, encore loin d’être achevée. Une comparaison entre le budget de l’Etat et l’ensemble des budgets locaux fait ressortir, après la période de guerre qui s’est caractérisée par une diminution relative de ceux-ci (12 % par rapport au budget de l’Etat en 1945), un retour progressif au

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pourcentage traditionnel (33 % en 1913 ; 38 % en 1930 ; 24 % en 1938 ; 25 % en 1948 ; 30 % en 1949 ; 31 % en 1950). Des mesures multiples, et notamment l’extension de la taxe additionnelle sur le chiffre d’affaires et l’allégement de certaines charges obligatoires, s’attachent à restituer aux collectivités locales une plus large autonomie finan¬ cière, mais l’aide que l’Etat doit leur apporter pour pallier l’insuffisance de leurs ressources comporte fatalement un contrôle approprié. Et les représen¬ tants des collectivités locales se plaignent que l’exten¬ sion de leur budget comporte surtout celle des dépenses que l’Etat impose, et n’opère en réalité aucune vraie décentralisation. Des ordonnances et décrets de 1959 tendent d’une part à alléger la tutelle administrative générale et d’autre part à renforcer certaines tutelles techniques, notamment en matière de construction et d’établissements hospitaliers. Le dogme de la décentralisation doit d’ailleurs aujour¬ d’hui se concilier avec le thème de l’aménagement du territoire. Au niveau du département, l’extension de la décentralisation se heurte aux objections de nom¬ breux esprits qui considèrent qu’il est un cadre trop restreint et que la première réforme à faire est celle de ses dimensions. L’accélération et la multiplication des moyens de transport et de communication paraît en effet justifier des circonscriptions adminis¬ tratives plus grande que celles créées en l’an VIII. De nombreux services d’Etat se divisent en cir¬ conscription régionales qui ne coïncident pas tou¬ jours. En 1940 et en 1944, on a créé des divisions régionales d’administration générale, mais l’expé¬ rience a été abandonnée, et le choix du departement comme circonscription électorale des élections poli¬ tiques a maintenu aux chefs-lieux leur vitalité ad-

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ministrative ; il n’est d’ailleurs pas certain qu’il soit possible et opportun d’uniformiser complètement les circonscriptions régionales des divers services. La tendance actuelle paraît être, d’une part, de subor¬ donner au préfet, chef de l’Administration générale, les divers services techniques d’Etat dans le départe¬ ment et, d’autre part de procéder à un certain regrou¬ pement des départements dans la perspective de l’expansion économique et à l’unification des cir¬ conscriptions administratives spécialisées. Des dé¬ buts de 1959 et de 1960 ont ainsi créé des régions de programme, qui ont présentement valeur d’orien¬ tation plus que valeur d’institution. L’évolution à prévoir dépend à la fois des objectifs généraux de réforme administrative et de la politique d’aména¬ gement du territoire. La régionalisation de l’écono¬ mie est l’un des objectifs du plan de modernisation et d’équipement, et si certains avaient pu au lende¬ main de la guerre attacher une priorité politique à la concentration des divisions d’administration géné¬ rale, il semble qu’une vue plus réaliste et plus globale de toutes les données du problème conduise mainte¬ nant à mesurer les étapes de cette évolution à celles de l’expansion régionale. Le statut communal suscite aussi de difficiles pro¬ blèmes. Son uniformité est un principe mystique, fondé sur la volonté d’ouvrir à tous des libertés égales ; mais il est clair qu’on ne peut confier des responsabilités identiques à des communes rurales de quelques dizaines d’habitants et à des villes qui en groupent des centaines de mille ou des millions. Les petites communes doivent être aidées, stimulées, orientées ; les grandes exigent toujours quelque surveillance, et parfois des formes spéciales de tutelle ou de contrôle. L’organisation de nombreux ser¬ vices publics confère aux communes des fonctions

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et des charges différentes selon l’effectif de leur popu¬ lation ; des groupements de communes sont parfois nécessaires pour permettre la création de services d’intérêt commun ; la formule du district urbain, créée par l’ordonnance du 5 janvier 1959, a pour objet de faire une entité unifiée d’ensembles urbains que la tradition divise en plusieurs communes ; la ville de Paris a un régime particulier, caractérisé surtout par le partage des pouvoirs du maire entre le préfet de la Seine, le préfet de police, le président du Conseil municipal et les maires nommés des arron¬ dissements ; elle s’insère maintenant dans un district qui s’étend à plusieurs départements. L’extension souhaitable des attributions municipales rend au¬ jourd’hui nécessaire un renforcement du contrôle d’Etat sur les grandes villes. Le progrès technique et social dans l’agriculture exige de même des formules administratives nouvelles pour animer et assister les communes rurales.

Chapitre X

L’ÉTAT ET L’ÉDUCATION L’Etat, dit Fichte, n’est que l’éducation continuée du genre humain. La formule était audacieuse en son temps. Personne aujourd’hui ne conteste à l’Etat une fonction éducative essentielle, même quand on lui refuse le monopole. « L’organisation de l’ensei¬ gnement public, gratuit et laïque à tous les degrés, dit le Préambule de la Constitution de 1946, est un devoir de l’Etat. » Ce devoir est double : il a d’abord pour objet d’assurer une formation générale, de don¬ ner à tous les hommes une connaissance aussi com¬ plète que possible du monde dans lequel ils vivent, de ses ressources, de ses richesses, de ses problèmes ; il doit en outre préparer le jeune à son travail, la main-d’œuvre à ses emplois. On a comparé chaque génération nouvelle à une invasion de barbares que la société doit assimiler, civiliser, utiliser : il ne peut exister, pour elle, problème plus vital. L’effort nécessaire implique une organisation mas¬ sive, coûteuse et complexe, et des concours multi¬ ples. L’Etat doit à la fois mettre à la disposition de tous un enseignement valable et respecter la person¬ nalité des élèves, l’autorité de leurs familles, la conscience de leurs maîtres. Action de l’esprit sur 1 esprit, l’éducation ne se conçoit que dans la liberté.

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Pourtant, elle doit répondre à des besoins sociaux précis et être étroitement liée aux mécanismes d’orientation et de sélection professionnelles. Le contrôle des programmes et des diplômes est ainsi primordial. La fonction éducative peut d’ailleurs être remplie par des organes multiples, famille, Eglise, entreprise, profession, métier, écoles privées. L’Etat doit alors aider l’enseignement créé en dehors de lui, l’orienter, le contrôler. Il peut aussi constituer un service public autonome. Quelle que soit la for¬ mule adoptée, un plan d’ensemble est nécessaire pour définir les besoins, mesurer les moyens d’ac¬ tion, établir les programmes, adapter l’enseignement aux possibilités, aux réalités et aux nécessités sociales. Depuis la Révolution française et les plans ambi¬ tieux de Condorcet et de Le Peletier, un vaste sys¬ tème d’enseignement public a été créé, qui n’a cessé de se développer sous tous les régimes. Napoléon ranime certaines institutions anciennes, tel le Collège de France, organise solidement plusieurs créations révolutionnaires, Muséum, Ecole Polytechnique, Ecole Normale, Conservatoire des Arts et Métiers, établit le double réseau des lycées et des facultés dans le cadre d’une Université hiérarchisée. La Res¬ tauration rapproche cette Université de l’Eglise. La Monarchie de Juillet, soucieuse de rendre l’instruc¬ tion accessible à tous, fait du premier degré un ser¬ vice public, multiplie les écoles primaires, institue les écoles normales primaires et le corps des insti¬ tuteurs (loi du 28 juin 1833). En 1850, le 15 mars, la loi Falloux resserre les liens entre l’Eglise et l’ensei¬ gnement public pour soumettre celui-ci à l’influence de celle-là et proclame la liberté de l’enseignement secondaire. Le Second Empire poursuit l’œuvre d’expansion universitaire et scolaire et restitue à

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l’Université une part de son indépendance à l’égard des autorités ecclésiastiques. Au début de la IIIe Ré¬ publique un faisceau de lois scolaires établit la laï¬ cité, la gratuité et le caractère obligatoire de l’ensei¬ gnement primaire, organise la construction d’écoles nouvelles, réorganise l’administration universitaire, et, tout en généralisant la liberté de l’enseignement, limite le rôle de l’enseignement libre par le monopole, au profit de l’enseignement public, de la distribution des grades. Tout en achevant l’œuvre de construc¬ tions scolaires et d’expansion pédagogique, la période de 1919-1939 a réorganisé et systématiquement déve¬ loppé l’enseignement technique et consacré un large effort à la recherche scientifique. Le statut de l’enseignement public et l’organi¬ sation administrative de l’enseignement s’inspirent de principes libéraux et, par une large décentrali¬ sation, s’attachent à garantir la neutralité politique du système. Ils font, depuis longtemps, une large place à la représentation du personnel enseignant. Us organisent aujourd’hui celle des parents d’élèves et des étudiants. L’autorité morale des organes repré¬ sentatifs, et notamment du Conseil Supérieur de l’Education Nationale, dépasse leur rôle adminis¬ tratif. Le pouvoir disciplinaire est attribué à des juridictions universitaires. Il n’est pas exagéré de dire que le régime d’avancement et le régime disciplinaire de l’enseignement garantissent plus efficacement son indépendance que la Constitution celle de la Magis¬ trature. L’enseignement public est laïque. La loi du 28 mars 1882 l’avait dit, et la Constitution de 1958 l’admet par référence au préambule de celle de 1946. La laïcité est la conséquence de la neutralité de l’Etat, qui ne peut mettre son enseignement au service d’une confession religieuse, et la garantie de

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l’unité morale d’une nation divisée sur le problème théologique. Elle comporte l’exclusion de tout contrôle ecclésiastique sur l’enseignement public, la laïcité du personnel enseignant et celle des pro¬ grammes. La loi du 28 mars 1882 écarte l’ins¬ truction religieuse du programme de l’instruction primaire, et prévoit que les locaux scolaires ne peu¬ vent être utilisés pour cette instruction ; celle du 30 octobre 1886 écarte les prêtres des fonctions en¬ seignantes dans les établissements primaires pu¬ blics. Le régime n’a jamais été aussi rigoureux dans l’enseignement secondaire, ni dans l’enseignement supérieur. Le Préambule de la Constitution de 1946 dispose que l’enseignement public doit être gratuit à tous ses degrés. La gratuité de l’enseignement du premier degré, introduite partiellement par Guizot en 1833, avait été généralisée en 1881. Celle du second degré, amorcée en 1927, était devenue en 1936 règle univer¬ selle et avait été rétablie par une ordonnance de la libération. La promesse constitutionnelle n’a pas encore été honorée en ce qui concerne l’enseignement supérieur. La gratuité ne suffit d’ailleurs pas à résou¬ dre le problème social de l’enseignement, à garantir l’égal accès de tous à la culture : il faut encore qu’un système de bourses permette aux élèves et aux étu¬ diants de subvenir à leurs besoins matériels et aux charges qu’implique la vie scolaire ou universitaire ; ce système ne cesse de s’étendre, mais la charge financière qui en résulte ne peut être que progressi¬ vement accrue. La gratuité de l’enseignement pu¬ blic transforme d’ailleurs le problème des rapports entre l’enseignement public et l’enseignement privé et pose de nouveau celui de la structure de l’école libre. Le concours financier de l’Etat a l’enseignement

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privé suscite en France des difficultés. Si la fonc¬ tion d’intérêt général que remplit cet enseigne¬ ment et que garantit le contrôle auquel il est soumis justifie en un sens un tel concours, le caractère confessionnel que présentent la plupart de ses éta¬ blissements paraît exclure toute subvention dans un Etat laïque. Le problème s’est posé surtout, sous la IIIe République, à l’occasion de l’enseignement du premier degré. La loi de 1886, qui ne se prononce pas formellement, fut interprétée comme interdisant les subventions à l’école primaire privée. Le Gouverne¬ ment de 1940 autorisa une aide à certaines catégories d’élèves des écoles privées. Si cette concession fut abrogée en 1945, le problème ne tarda pas à renaître et, au prix de conflits politiques sérieux, des solutions plus hardies que celles de 1940 finirent par prévaloir. En 1948, les décrets Poinso-Chapuis autorisent les associations familiales à aider les élèves des écoles publiques ou privées et les collectivités publiques à les subventionner à cet effet. En 1951, la loi BarangéBarrachin crée une allocation scolaire servant, dans l’enseignement public, à financer la construction des écoles, et mise à la disposition des associations de parents d’élèves dans l’enseignement privé. La loi André-Marie du 21 septembre 1951, relative aux bourses du second degré, en autorise l’attribution aux élèves fréquentant les établissements privés. Un système analogue a prévalu pour l’enseignement supérieur en 1952. Enfin la loi du 31 décembre 1959 et ses décrets d’application ont organisé un système général de coopération conventionnelle entre le ser¬ vice public de l’enseignement et les établissements privés, coopération qui s’accompagne d’un contrôle approprié. Ces formules n’assurent pas à l’enseigne¬ ment privé des ressources proportionnelles à l’effectif des élèves dont le service public se trouve déchargé :

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elles marquent pourtant une transformation de la conception appliquée par les lois de la IIIe Répu¬ blique. La IVe République a de même abandonné les interdictions formulées par la IIIe à l’égard de l’en¬ seignement congréganiste : interdiction collective pour les congrégations d’ouvrir des établissements d’enseignement (loi du 7 juillet 1904), interdiction individuelle pour les membres des congrégations non autorisées de participer à l’enseignement (art. 14 de la loi du 1er juillet 1901). La loi du 8 avril 1942, transformant dans un sens libéral le régime des congrégations, supprimait ces interdictions. Elle a survécu à la libération. L’expansion et la systématisation de l’enseigne¬ ment technique sont des faits plus récents que le développement de l’enseignement général. La loi Astier du 25 juillet 1919, pour le commerce et l’in¬ dustrie, les lois du 2 août 1918 et du 9 août 1921 pour l’agriculture ont établi une organisation d’ensemble et permis un important effort financier. L’instruc¬ tion primaire, obligatoire de six à quatorze ans, est prolongée par une formation professionnelle obliga¬ toire jusqu’à dix-sept ans. La structure de cet ensei¬ gnement est très souple et fait appel à des concours multiples. En dehors des établissements nationaux. Ecoles Nationales d’Arts et Métiers, Ecoles Nationa¬ les Professionnelles, Institutions d’Enseignement Su¬ périeur technique (Ecole Centrale, Ecole INormale Supérieure de l’Enseignement technique), etc., elle comprend des écoles de métiers fondées par les Chambres de Commerce, des cours professionnels communaux. Le secteur privé de l’enseignement technique est fort important et comprend des écoles reconnues, soumises à un contrôle administratif spé¬ cial (Ecole Supérieure d’Electricité, Ecole des

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Hautes Etudes commerciales, Ecole des Travaux Publics, par exemple), des écoles privées proprement dites surveillées par l’administration, et des cours soumis à un régime semblable. Cours, Ecoles privées et Ecoles reconnues peuvent être aidées par l’admi¬ nistration, qu’il s’agisse de subventions à l’enseigne¬ ment ou de bourses aux élèves. Le système français d’enseignement traverse au¬ jourd’hui une période de crise et de transformation profondes. Crise que manifestent l’accroissement massif des effectifs scolaires, l’insuffisance des lo¬ caux et du corps enseignant, la prolifération d’insti¬ tutions nouvelles et le défaut de coordination entre elles. Transformation résultant de méthodes pédago¬ giques nouvelles, de la prolongation de la scolarité, de l’effort systématique pour adapter aux besoins économiques et sociaux l’éducation populaire. En 1946, une Commission de Réforme de l’Enseigne¬ ment, présidée par M. Langevin, établit un plan d’ensemble tendant à instituer un enseignement élé¬ mentaire et général jusqu’à dix ans, un enseignement d’orientation de dix à quatorze ans, une formation spécialisée ensuite, une obligation scolaire universelle jusqu’à dix-huit ans. Un tel plan peut utilement orienter l’action réformatrice, même si son appli¬ cation intégrale se heurte au défaut de moyens finan¬ ciers, matériels et humains. Il n’est pas moins néces¬ saire aujourd’hui de développer une instruction gé¬ nérale valable, que d’organiser dans l’enseignement la spécialisation et l’orientation professionnelles. Car si 1 analphabétisme ne constitue plus en France un problème grave, les sciences et leurs applications sociales se sont développées plus vite que s’est ré¬ pandue la connaissance dont elles peuvent être 1 objet, et il n’est pas sûr que les citoyens de 1965 aient une idée aussi claire des forces réelles du monde

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dans lequel ils vivent que ceux de 1848 auxquels ils doivent le suffrage universel. Sans doute l’état actuel des sciences et des techniques implique-t-il un élar¬ gissement inéluctable de l’écart entre le savoir utilisé et sa diffusion ; du moins cet écart doit-il être réduit à sa marge incompressible. Si, d’autre part, le libre choix des professions est un principe respectable, la formation et l’orientation professionnelles doivent garantir le plein emploi des aptitudes dans l’éduca¬ tion, et celui de l’éducation et des aptitudes dans l’activité professionnelle. Il n’est pire gaspillage que celui des énergies humaines. Gratuit pour les indi¬ vidus, l’enseignement doit être une affaire collecti¬ vement rentable, un instrument de progrès pobtique, économique et social. Sans doute ne peut-il se mesu¬ rer exactement à chaque instant à des besoins chan¬ geant qu’on ne saurait prévoir ni dénombrer avec rigueur. Encore convient-il d’éviter que l’expansion massive de certaines de ses formes ne prépare des phénomènes d’inadaptation sociale, n’encombre cer¬ taines professions aux dépens des autres. Ceux qu’ar¬ rête le prix élevé d’un système moderne d’éducation doivent se dire que son absence n’est pas moins coû¬ teuse, par les progrès qu’elle empêche comme par les désordres qu’elle provoque : il faut seulement qu’entre l’expansion de la culture et celle des forma¬ tions techniques, d’une part, et dans l’expansion même des diverses formations techniques, d’autre part, soit observé un juste rapport. Il n’est d’ailleurs aisé ni de le fixer, ni d’en faire application. Les es¬ prits les plus décidés sont à cet égard ceux qui re¬ doutent le moins de se contredire. « Je vous remercie, écrit Voltaire à La Chalotais, de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres, et non des clercs tonsurés. » Deux ans plus tard, ce même

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cultivateur écrit en philosophe à un ami une lettre qu’il eût pu s’adresser à lui-même : « Non Monsieur, tout n’est pas perdu quand on met le peuple en état de s’apercevoir qu’il a de l’esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux ; car, tôt ou tard, ils nous frappent de leurs cornes. » Vérité utile à méditer pour ceux qui n’ap¬ précient dans la culture que ses raffinements ultimes et qui considèrent que la distinction, comme son nom l’indique, n’est pas la chose du monde la mieux partagée.

Chapitre XI

L’ÉTAT ET L’OPINION

« La société publique, dit Montaigne, n’a que faire de nos pensées. » Cette formule est en un sens libé¬ rale, car elle réserve à l’individu une part inaliénable de libre opinion. Mais l’opinion n’est libre que si elle est protégée contre toutes les formes d’abus de pou¬ voir ou d’influence. Une législation démocratique doit d’abord garantir cette protection. La démo¬ cratie n’est d’ailleurs pas seulement un régime d’opi¬ nion protégée, c’est aussi un régime d’opinion souve¬ raine, et cette souveraineté ne peut s’exercer que par une organisation appropriée garantissant à l’opinion publique un mode de formation, d’information et d’expression sain, loyal, équilibré. Quelque libérale qu’une société puisse être, il y a pourtant des valeurs auxquelles elle n’accepte pas qu’il soit publiquement porté atteinte et dont elle réprouve et réprime la méconnaissance exprimée. La Constitution de 1793 parlait de la « liberté indéfinie » de la presse. La déclaration de 1789, plus prudente, prévoit que la manifestation des opinions ne doit pas troubler « l’ordre public étabb par la loi » et que l’homme doit « répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Il appartient ainsi au législateur de définir la marge des opinions dont la manifestation publique est réprimée. J.

DONNEDIEU

DE VABRES

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Pendant tout le XIXe siècle, la lutte pour la liberté d’opinion, et surtout pour la liberté de la presse, a été une lutte contre l’arbitraire gouvernemental ou administratif. L’une des ordonnances de 1830 était dirigée contre la presse. La loi du 19 juillet 1881, qui demeure aujourd’hui encore la charte de la presse, délivre celle-ci des obstacles directs ou indirects que le Gouvernement lui avait opposés ensemble ou sé¬ parément sous les régimes antérieurs : autorisation préalable, censure, cautionnement, timbre ; elle proclame la liberté des entreprises bées à la presse, imprimerie, librairie, colportage, affichage, etc. ; elle institue un régime répressif fort libéral à la fois par la définition rigoureusement précise des délits de presse, par la complexité protectrice de la procédure, et par la compétence de la Cour d’Assises ; elle hmite le statut de l’entreprise de presse aux seules règles de la déclaration préalable et de la désignation obbgatoire d’un gérant. De même, la censure des spec¬ tacles, régie sous toute la IIIe Répubbque par un décret du 6 janvier 1864, fut pratiquement écartée par la loi de finances du 17 avril 1906 qui supprime les crédits nécessaires à son exercice. Ce problème n’a d’ailleurs rien perdu de son actua¬ lité, au contraire. Il est fort difficile de circonscrire le cercle des valeurs sociales auxquelles l’Etat doit empêcher la presse ou les autres modes d’expression de porter atteinte, et les diverses mesures qu’il prend à cet effet soulèvent toujours les plus vives critiques. Si l’on écarte les formules exceptionnelles des pé¬ riodes de guerre et d’occupation, on constate que l’évolution moderne de la législation sur ce point ne se fait guère de nos jours dans un sens libéral. Pour protéger le crédit pubbc, le moral de l’armée et les bonnes mœurs, la IIIe Répubbque avait dû déjà créer des incriminations nouvelles, aux contours

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assez vagues, et suspendre à leur égard certaines des garanties traditionnelles de la loi sur la presse. De même la refonte en 1939 de la partie du Code Pénal relative à la sûreté extérieure de l’Etat permettait de réprimer les atteintes à cette sûreté, commises ou non par la voie de la presse, en dehors de toutes les garanties de la loi de 1881. Cette tendance est sen¬ sible aujourd’hui encore : une ordonnance de 1944 substitue à la Cour d’Assises en matière de presse le tribunal correctionnel ; une loi du 16 juillet 1949 sou¬ met à un régime restrictif les publications destinées à la jeunesse ; la provocation aux crimes et délits et l’apologie des crimes ont vu s’aggraver en 1944 et 1951 leur système de répression. Cette tendance se heurte d’ailleurs à la résistance de la tradition libé¬ rale : les poursuites en matière de presse aboutissent souvent à des échecs, et il est rare que le Parlement lève l’immunité de ses membres poursuivis ; cer¬ taines réformes récentes sont d’ailleurs d’esprit libé¬ ral, telle celle qui élargit l’admissibilité de la preuve des faits en matière de diffamation. Si l’Etat doit respecter la liberté d’opinion et d’expression, il doit aussi la protéger contre les di¬ vers abus d’influence possibles, et nombreux sont aujourd’hui ceux qui pensent qu’il lui appartient, afin de préserver de la domination du capital l’opi¬ nion publique, de mettre à la disposition de ses prin¬ cipales tendances les moyens d’expression les plus coûteux, de s’assurer le contrôle de ces moyens et d’en assurer la répartition sur des bases équitables et rationnelles. Sans assumer directement lui-même la responsabilité d’une information objective, du moins peut-il empêcher l’accaparement par quelques-uns des moyens d’expression, et garantir la discussion contradictoire des idées et des faits. Plusieurs me¬ sures récentes s’inspirent de ces conceptions.

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Dans le domaine de la presse, le transfert révolu¬ tionnaire d’entreprises qui a suivi [la libération a été l’occasion pour d’anciens projets de réforme, d’inspi¬ ration socialiste, de se réaliser, au moins en partie. Une ordonnance du 26 août 1944 assigne à l’entre¬ prise de presse des règles statutaires nouvelles, des¬ tinées principalement à permettre au public de connaître les influences qui contrôlent chaque jour¬ nal. Une loi du 11 mai 1946 crée la Société Nationale des Entreprises de Presse, qui centralise le matériel d’exploitation des entreprises frappées d’interdiction après la libération, assure sa gestion et contrôle sa répartition entre les entreprises nouvelles. L’ordon¬ nance du 30 septembre 1944, en créant l’Agence France-Presse, confirme la position déjà prise par le Gouvernement de 1940 qui avait transformé en un Office français d’information la branche information de l’Agence Havas. Enfin l’ordonnance du 30 sep¬ tembre 1944 renouvelle le régime de la carte profes¬ sionnelle de journalistes, dont la création remonte à une loi du 29 mars 1935. Toutes ces mesures pro¬ cèdent d’une même volonté de rationaliser l’organi¬ sation de la presse et des entreprises annexes, pour en faire le reflet fidèle de l’opinion. Un effort du même ordre s’est manifesté dans d’autres domaines, et nombre de mesures centrali¬ satrices prises pendant la guerre de 1939-1945 et pendant l’occupation en matière de radiodiffusion et de cinématographie ont été maintenues, tout en re¬ vêtant une forme plus ou moins complètement démo¬ cratique. La Radiodiffusion française est un service public qui dispose d’un monopole ; ce monopole est complet depuis l’ordonnance du 23 mars 1945 qui révoque toutes les autorisations d’exploiter antérieu¬ rement accordées à des postes privés. Elle avait reçu en 1942 un statut, d’ailleurs partiel, que le Gouver-

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nement de la libération a d’abord révoqué, et qu’il a rétabli aussitôt qu’il s’est rendu compte du laby¬ rinthe où l’engagerait l’étude d’un statut nouveau. Au geste noble a succédé un geste sage. Depuis lors, l’ordonnance du 4 février 1959 et la loi du 27 juin 1964 ont fixé le régime de la radiodiffusion, service public, et le statut de l’O. R. T. F., établissement public qui assure ce service. De même en créant un Centre National de la Cinématographie et en attribuant à son directeur général de très larges pouvoirs, la loi du 25 octobre 1946 a entendu réorganiser, mais confirmer aussi, un système centralisé de contrôle économique et financier du marché du film, système dont un rapport de M. de Carmoy exposait dès 1936 la nécessité, et dont la législation de 1940 avait per¬ mis la création. La loi du 26 octobre 1940 portant réglementation générale de l’industrie cinématogra¬ phique a d’ailleurs, comme le statut de la Radiodif¬ fusion, été successivement annulée puis rétablie par le Gouvernement de la libération, et elle est toujours en vigueur. Les spectacles eux-mêmes n’échappent pas à cette tendance rationalisatrice. Si l’ordonnance du 13 oc¬ tobre 1945 consacre la suppression de la censure des programmes, elle réorganise et confirme un système de surveillance des entreprises et professions thé⬠trales que la loi du 27 décembre 1943 avait créé, et qui comprend notamment la nécessité d’une licence d’exploitation délivrée par le ministre de l’Educa¬ tion Nationale au directeur de l’entreprise de spec¬ tacle. L’existence d’un secteur national est d’ailleurs fort ancienne : à la Comédie-Française, qu’un décret du 27 février 1946 a enrichie de la salle du Luxem¬ bourg, à la réunion des Théâtres lyriques, Opéra et Opéra-Comique, la IIIe République a ajouté le Théâtre National Populaire de Chaillot.

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L'ÉTAT

Les problèmes que suscitent les techniques mo¬ dernes d’action sur l’opinion sont loin d’avoir atteint ce degré de maturité qui permet une législation ra¬ tionnelle. Ils ont été posés fort clairement au lende¬ main de la Libération, mais point du tout résolus. Le régime actuel est fait du concours empirique des lois libérales de la IIIe République, des larges pouvoirs que l’administration s’est donnés en 1940 et en 1944, et de fragments ébauchés d’une conception nouvelle, association singulière de liberté désordonnée, de ty¬ rannie épisodique, de rêverie inachevée. L’Agence France-Presse, et l’ensemble de la presse n’ont pas reçu le statut moderne qui leur était promis, et qu’elles réclament et redoutent tour à tour. La Radiodiffusion française a le sien depuis la loi du 27 juin 1964, mais il ne paraît pas suffire à mettre un terme aux controverses. Pour nécessaire qu’elle soit, l’action de l’Etat en matière d’information présente un danger sérieux. Elle se confond, certes, avec le contrôle démocra¬ tique, et permet ainsi d’écarter les forces qui tendent à peser abusivement sur l’opinion : le Gouvernement dépend du Parlement, et le Parlement des électeurs. Mais ce contrôle démocratique ne suffit pas à lui seul, ou plus exactement, il n’est efficace qu’en s’or¬ ganisant, qu’en se prémunissant contre certains dan¬ gers, qu’en se ménageant les appuis indispensables. Il ne doit pas permettre le monopole des moyens d’information et de propagande par une majorité politique ou par les majorités politiques successives. S’il est normal que le Gouvernement utilise la Radio¬ diffusion pour expliquer sa politique, comme il uti¬ lise le Journal officiel pour faire connaître ses déci¬ sions, l’opposition doit avoir, à tous les moyens mo¬ dernes d’action sur l’opinion, un accès garanti, de sorte que la neutralité de l’ensemble du système ne

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puisse être mise en doute. Peut-être est-ce par une représentation du public et des professionnels de la presse, du cinéma et de la radio, par la présence de personnalités indépendantes empruntées au monde des lettres et des arts, de la science, de l’université, de la presse ou des associations de spectateurs qu’une neutralité sérieuse peut être organisée. La loi du 27 juin 1964 prévoit pour la radiodiffusion une formule en ce sens. L’expérience débute. L’adminis¬ tration s’entoure de conseils. Elle en reçoit d’ailleurs plus encore qu’elle n’en sollicite. Elle doit veiller à l’objectivité des informations en même temps qu’à la qualité des programmes et à leur moralité. Elle doit aussi vérifier que les principales tendances de pensée et les grands courants d’opinion peuvent s’exprimer. Est-il possible de protéger l’opinion sans la diriger, de l’éduquer sans la contraindre, dans quelle mesure et par quels moyens, c’est tout le problème moderne de l’information. Si l’opinion s’exprime par la parole, l’écrit et l’image, elle se développe aussi en manifestations, en réunions, en associations. La IIIe République a ga¬ ranti la liberté de toutes ces formes d’activité collec¬ tive par ses grandes lois du 30 juin 1881 et du 1er juil¬ let 1901, qui demeurent une part essentielle de notre charte politique. Quelques restrictions leur ont d’ail¬ leurs été apportées, dans les dernières années de l’avant-guerre, pour permettre aux pouvoirs publics de faire face aux formes modernes d’agitation poli¬ tique, à la constitution de groupements armés d’al¬ lure paramilitaire. On s’est demandé, au lendemain de la libération, s’il ne convenait pas d’assigner un statut particulier aux partis politiques, dont le rôle dans la formation de l’opinion et dans l’orientation du Parlement et du Gouvernement est si éminent. L’idée a été très vite abandonnée, car les partis ne

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U ÉTAT

pouvaient que perdre à cette réglementation nou¬ velle. Le problème permanent du régime parlemen¬ taire est celui des limites de l’action partisane, qu’il s’agisse des moyens que la minorité peut mettre en œuvre pour faire obstacle à la politique gouverne¬ mentale, obstruction au Parlement, manifestations sur la voie publique, grèves dans les entreprises, action directe, ou des privilèges que donnent à la majorité la domination des services publics et les pouvoirs attachés à l’exercice du Gouvernement. Droits de la minorité et privilèges de la majorité doivent avoir leurs garanties et leurs limites. Il y a sur ces points des règles nombreuses, et plus de nuances encore dans leur application. L’Etat parle¬ mentaire ne peut ignorer les techniques modernes d’action collective que pratiquent les partis les plus dynamiques pour conquérir l’opinion et les services publics ; il ne peut renoncer ni à sa souveraineté, ni aux règles libérales qui sont sa raison d’être ; fidèle à la logique de ses institutions et confiant en leur force, il compte sur le temps, ami de la liberté, qui dégrade en revendications les révoltes, en intérêts les pas¬ sions, en plaideurs les militants, en avocats les me¬ neurs, et sur la souplesse de sa structure, qui permet à une législation progressive de gagner de vitesse l’action révolutionnaire. Espoir parfois comblé, sou¬ vent déçu, sans lequel il n’est pas de démocratie parlementaire. La tradition libérale lie en France à la liberté d’opinion le principe de laïcité de l’Etat. Il ne doit être fait aucune discrimination entre les citoyens se¬ lon leur foi religieuse, et bien que la religion catho¬ lique groupe un grand nombre de Français, elle ne peut être officiellement ni « religion de l’Etat », comme sous la Charte de 1814, ni religion « professée par la majorité », comme sous celle de 1830, ni « reli-

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121

gion du premier consul », comme en l’an VIII. Le régime des cultes ne peut ainsi comporter de partici¬ pation quelconque de l’Etat, et la loi du 9 dé¬ cembre 1905 en séparant l’Etat des Eglises et en consacrant la rupture du concordat de 1802, a trans¬ féré à des associations de caractère privé la charge de subvenir aux besoins des cultes. Après une période de résistance à ce nouveau statut, l’Eglise catholique a accepté de former les associations diocésaines qui en permettaient l’application pratique. L’Etat de¬ meure d’ailleurs le protecteur de la liberté religieuse, comme de la liberté de conscience : il empêche les autorités locales de brimer les manifestations reli¬ gieuses, sonneries de cloches, processions, etc. ; il maintient à la disposition du culte les édifices qui lui sont traditionnellement affectés ; il ouvre aux Eglises l’accès à la Radiodiffusion ; parfois même il organise leur coopération avec ses services publics, notamment avec les forces armées, les prisons, les hôpitaux. L’Etat lui-même entretient par des rites, des ma¬ nifestations, des symboles, l’adhésion de l’opinion à son pouvoir. L’article 2 de la Constitution fixe son emblème, le drapeau tricolore ; son hymne national, La Marseillaise ; sa devise. Liberté, Egalité, Frater¬ nité ; son principe, Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. La loi prévoit non seulement des jours fériés, mais aussi des fêtes nationales, des cérémonies publiques, des honneurs civils et mili¬ taires, des funérailles nationales. Il y a un rituel républicain, qui mériterait d’être analysé, peut-être psychanalysé, et dont la loi et l’administration assu¬ rent la protection. Cette réglementation si diverse procède d’origines multiples, tradition monarchique, fastes impériaux, exaltation révolutionnaire, austé¬ rité républicaine, mesure ou demi-mesure parle-

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L'ÉTAT

mentaire. La légion d’honneur conserve une place à part dans cette organisation quasi religieuse. On se rappelle en quels termes Roederer expliquait sa création au corps législatif : « C’est une institution politique qui place dans la société des intermédiaires par lesquels les actes du pouvoir sont traduits à l’opinion avec fidélité et bienveillance, et par les¬ quels l’opinion peut remonter jusqu’au pouvoir. C’est une institution militaire qui attirera dans nos armées cette portion de la jeunesse française qu’il faudrait peut-être disputer, sans elle, à la mollesse, compagne de la grande aisance. Enfin c’est la créa¬ tion d’une nouvelle monnoie, d’une bien autre valeur que celle qui sort du Trésor public ; d’une monnoie dont le titre est inaltérable et dont la mine ne peut être épuisée, puisqu’elle réside dans l’honneur français. » Une certaine sensibilité républicaine est hostile aux distinctions honorifiques : « l’honneur, écrivait Mirabeau aux Américains, cette production européenne qui supplée aux vertus... ». L’opinion publique est souveraine en tout régime, mais la démocratie entend conférer à sa formation et à son expression un cadre rationnel. Ce règne de l’opinion est-il celui des idées confuses, c’est tout le problème de la République. Ceux qui revendiquent la souveraineté pour les philosophes n’ont jamais désarmé. « Les plus plattes raisons sont les mieux assises, les plus basses et lasches, et les plus battues, se couchent mieux aux affaires », note ironiquement Montaigne, et ce n’est un secret pour personne, en politique comme ailleurs, qu’une foi solide dans les lieux communs est la meilleure pour réussir, et sans doute aussi, de surcroît, la seule qui sauve. Peutêtre la nécessité de respecter l’opinion est-elle par¬ fois la source d’un préjudice social grave, mais le préjudice n’est pas moindre quand on cherche à

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123

imposer à une société une organisation nouvelle qu’elle n’est pas moralement préparée à recevoir : les troubles d’opinion qui en résultent déterminent tour à tour des désordres ou des régressions. Ceux qui jugent que le mécanisme constitutionnel est lent et lourd, que la manœuvre en est pénible et le rende¬ ment limité, les esprits débeats qui respirent mal dans l’atmosphère des Chambres, les impatients aussi qui souffrent d’attendre la lente progression des idées dans l’esprit pubbe et au Parlement doivent se dire et se répéter avec Cavour que « la pire des chambres vaut mieux que la meilleure des anti¬ chambres » et avec Ivor Jennings que « les chiens aboient au Parlement — s’il n’y avait pas de Parlement, ils pourraient mordre ».

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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TABLE DES MATIÈRES Pages

Chapitre Premier. — L’idée d’État.

5



II. — L’État et la constitution.

20



III. — L’État et la justice.

35



IV. — L’État et ses finances.

44



V. — L’État et l’économie.

58



VI. — L’État et le problème social.

68



VII. — L’État et la politique extérieure ..

79



VIII. — L’État et la défense nationale ...

89



IX. — L’État et les communautés locales

95



X. — L’État et l’éducation.

104



XI. — L’État et 3 ’opinion.

113

Bibliographie sommaire.

125

1967. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France) ÉDIT. N°

28 534

imprimé en France

IMP. N°

19 903

JN 2595 D58 1QR7 Donnedieu de ^s9^, Jacq

010101 000

°tkInt UNWRiJrY5

JN2595

.D58

1967

Donnedieu de Vabres, Jacques L'Etat.

date

TO

94223

Collection dirigée par Paul Angoulvent

Derniers titres parus 1152. Le

droit

administratif

(P. | 1177. Les maladies héréditaires (M.

Weil).

Lamy).

1153. Le peuple des fourmis (Fr.

(E.

1178. Les grandes dynasties (Ph. du Puy de C’linchamps). 1179. Histoire du théâtre espagnol (Ch. Aubrun). 1180. L’analyse chimique quantita¬ tive (Cl. Duval). 1181. La pensée juive (A. Chou-

1157. Le plan comptable français

1182. La radioastronomie (A. Bois-

Ramade).

1154. Géographie des Balkans (A. Blanc).

1155. L’économie

antique

(J.-Ph.

Lévy).

1156. La

biologie

humaine

Schreider).

raqui).

(P. Lauzel).

chot).

1158. L’hydraulique (J. Larras). 1159. Le droit des Etats-Unis

Les barrages (M. Mary). 1184. Géographie de l’Inde (Fr. Du-

1183.

(A. Tunc).

rand-Dastès).

Les batraciens (J. Guibé). 1161. La chimie physique (G. Em-

1160.

1162.

Le

schwiller). droit anglais

1185. 1186.

(R.

Da¬

1187.

vid).

1163. L’algèbre élémentaire (A. Delachet).

11S8.

1164. Histoire de la Réunion (A.

1189.

Scherer).

1165. Les comptabilités nationales (H. Culmann). 1166. Les mots étrangers (P. Gui-

1190. 1191

raud).

1167. La population XXe siècle

française au (A.

1192.

Armen-

Les insectes et les plantes (Chr. Souchon). Le travail au Moyen Age (J. Heers). Géographie de la population (P. George). Les Vikings (Fr. Durandi. Sociologie de la politique (G. Bouthoul . Les sociétés commerciales (P. DidierI. Les Noirs aux Etats-Unis (Cl. Fohlen). Les grandes dates de l’époque contemporaine (J. De¬

gaud).

lorme).

1163. Les écrivains américains d’aujourd’hui (P. Dommergues). 1169. Histoire du music-hall (J. Fes-

1193.

L’économie des Balkans (A. Blanc).

1194. Les

chotte).

dieux de l’Egypte (Fr.

Daumas).

1170. Le zinc (J. Duchaussoy). 1171. L’enseignement programmé

1195. Le football (J.

Mercier).

1196. Le violon (M. Pincherle). 1197. L’aménagement des cours 1172. Le français populaire (P. Guid’eau (J. Larras). raud). 1198. Physiologie du cosmonaute 1173. Le service social (M.-II. de (J. Colin et Y. Houdas). Bousquet). 1199. Les partis politiques en Italie 1174. Les partis politiques en (J. Meynaud). Grande-Bretagne (A. Mabi- 1200. Les piles électriques (J. IIla(M.

de

Montmollin).

lkau et M. Merle).

11