Les vies des troubadours 2264006382

En édition bilingue qui ravira les médiévistes, 61 notions exemplaires sinon imaginaires de ces poètes errants entre le

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Les vies des troubadours
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Les vies des Troubadours

LES VIES DES TROUBADOURS Textes réunis et traduits par Margarita Egan

1018 Publié avec le concours du Centre National des Lettres

Série « Bibliothèque médiévale » dirigée par Paul Zumthor

© Union Générale d’Éditions 1985 ISBN 2-264-00638-2

AVERTISSEMENT

Lancée au sein de la série 10/18, cette collection a pour but d’offrir à un très large public des moyens d’accès direct à la culture du Moyen Age. Elle répond ainsi à une demande sensible, en France et à l’étran­ ger, depuis quelques années, demande dont témoigne aussi bien le succès des thèmes et images médiévaux dans des domaines comme le cinéma, la télévision ou la bande dessinée. Jusqu’ici plusieurs obstacles gênent, pour les non-spécialistes, cet accès direct : ils tiennent à la fois au mode d’édition et aux difficultés propres à la langue médiévale. D’une part, diverses maisons d’édition littéraire ont publié en traduction un petit nombre des textes où s’est exprimé le Moyen Age; mais la traduction seule, par l’inévitable modernisation quelle implique, déna­ ture plus ou moins l’original, et peut en fausser la compréhension, en empêcher la perception juste. D’autre part, plusieurs maisons d’édition de carac­ tère universitaire publient des collections de textes originaux, dignes de toute confiance sur le plan historique, mais destinées de façon spécifique à l’enseignement et à la recherche, et pourvues à cette fin d’un appareil, parfois considérable, d’érudition. Un facteur accroît ces difficultés, que rencontre tout amateur des choses médiévales : parmi les très nom­ breux textes que nous a légués, en manuscrit, le Moyen Age, seul un nombre assez restreint a été l’objet d’éditions multiples, de rééditions et d’un effort de diffusion qui l’a mis en vedette. Or, le choix de cette « élite » de textes n’a souvent été dicté que par d’anciennes routines, sinon par une idée préconçue et 7

conventionnelle de la civilisation médiévale; il demande à être élargi. La collection Moyen Age vise à surmonter ces obstacles, tout en faisant bénéficier sa clientèle des avantages que comporte le livre de poche. Elle se limitera toutefois, en principe, à procurer des textes qui furent écrits en ancien français, sans s’interdire d’en présenter parfois qui le furent en latin ou en occitan ancien. Tous les volumes de la collection donneront le texte original, accompagné, soit d’une traduction (littérale et uniquement destinée à permet­ tre au lecteur de le déchiffrer sans peine), soit (s’il s’agit de textes plus récents et relativement faciles) d’un lexique des mots rares ou désuets. Texte et traduction seront établis par des médiévistes qualifiés, selon les meilleures méthodes philologiques ; mais ils seront publiés sans appareil érudit ni notes critiques qui pourraient alourdir la lecture. Une introduction fondée sur les recherches les plus récentes présentera le texte en le replaçant dans son contexte historique et culturel. Quant au choix des textes qu’offrira la collection, il sera dicté par une intention de découverte, par le désir de guider les lecteurs, soit vers des secteurs moins connus mais révélateurs de la civilisation médiévale, soit vers des œuvres majeures mais qui aujourd’hui encore restent introuvables, faute d’édi­ tions, ou le sont devenues faute de rééditions. Dans la mesure du possible on fera alterner la parution de textes plus anciens (XIe-XIIIe siècles) et de textes plus récents (XIVe-XVe). Les textes courts seront regrou­ pés en anthologies centrées sur un genre, un thème ou un style. l’éditeur.

INTRODUCTION

Une noble dame de grande beauté; un trouba­ dour exalte dans son chant les attraits de sa maî­ tresse ; triangles amoureux, intrigues et rumeurs à l’intérieur du château seigneurial : tels sont les traits de l’image conventionnelle que beaucoup d’entre nous aujourd’hui se font de « l’amour courtois ». Image réductrice de ce que fut la très complexe fin’amors des troubadours : que le lecteur se reporte à VAnthologie publiée dans cette collection par Pierre Bec. Pourtant, la stylisation même des thèmes troubadouresques invitait à cette réduction ; et celleci est ancienne : on la perçoit en train de se faire dans les vidas du xme siècle, biographies en prose de troubadours plus ou moins célèbres, rédigées en occitan1, comme les chansons de ces poètes. Ces vidas (vies), peu étudiées jusqu’à présent en tant que genre littéraire autonome, représentent le lien et le passage entre la tradition didactique médiévale et les nouvelles plus populaires de la Renaissance italienne 1. Le terme occitan renvoie, au Moyen Age, à la langue littéraire, assez homogène, utilisée dans une région un peu plus étendue vers le Nord que ne l’est l’Occitanie actuelle. Voir P. Bec, la Langue occitane (Paris. 1975), 7-24 A. Roncaglia, La Lingua dei Trovatori (Rome. 1965),'7-36 W. D. Elcock, The Romance Languages, 2e éd. (Londres, 1975), 384-404.

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— le Novelli.no, et le Decameron de Boccace, par exemple. Ainsi les vidas, ces premières ébauches de biographie littéraire en langue romane, constituent une étape importante du développement de l’art narratif européen. En même temps qu’elles nous offrent une perspective historique et littéraire sur le Moyen Age, ces petites histoires charmantes per­ mettent au lecteur moderne de partager la curiosité nostalgique que le public médiéval éprouvait pour les anciens poètes du Midi. Les vidas ont été écrites pour la première fois vers le milieu ou la fin du xme siècle ; la possibilité de précurseurs oraux, dont les œuvres ont disparu sans laisser de traces, ne nous permet pas de donner une date précise à la création de ce genre. Un assez grand nombre de manuscrits nous sont parvenus dont beaucoup d’origine italienne ; mais le plus ancien date d’à peu près 1250-1280. Nous ignorons également qui étaient les auteurs de ces textes, car deux seulement des 110 vidas ont été signées. Les textes se présentent comme des introductions à des poèmes d’un siècle antérieur : ce sont des gloses de poèmes d’amour qui faisaient partie du répertoire d’un jongleur. Au cours de dix ou quinze lignes de texte, les vidas ébauchent le récit des événements les plus importants de la vie d’un poète. Bien qu’on ait déjà prouvé l’authenticité historique de quelquesunes de nos vidas, la plupart de leurs éléments sont tirés de détails auxquels le poète lui-même fait allusion dans ses vers. Les thèmes principaux des vidas sont l’amour et la vassalité, motifs privilégiés de la lyrique occitane aussi. Le plus souvent, la biographie décrit un troubadour aspirant à posséder une dame noble et 10

qui exprime par son chant sa joie, sa douleur et ses craintes. L’amour est nécessaire au trobar (la composition ou 1’ « invention » de poésie et de musique) : tous les bons poètes aiment et tous les bons amants doivent chanter. Ainsi, la vida du troubadour Bernart de Ventadour (vida 12) rap­ porte que le poète courtisa plusieurs dames (des comtesses et même une reine) et qu’il composa des chansons qui célébraient ces amours. Par contre, Uc de Saint Cire — nous dit son biographe — n’aima jamais par amour ; ceci nous explique — dit-il — le caractère médiocre de ses poèmes, sans inspiration authentique (61). La vassalité est le deuxième thème qui domine les histoires des vidas. Les chansons des troubadours, nous le savons, étaient souvent dédiées à des nobles, seigneurs des poètes. Aussi, voyons-nous dépeints dans les vidas les rapports féodaux entre ces sei­ gneurs et les poètes, leurs vassaux, qui fréquentaient les cours. Le biographe d’Elias de Barjol tient ainsi à nous raconter comment le comte de Provence a fait don à ce poète d’une épouse et d’un morceau de terre simplement parce qu’il admirait ses chan­ sons (19). Mais les situations décrites dans nos récits ne se limitent pas au domaine strictement féodal. Si le poète a des liens d’obligation envers son seigneur (qui lui fournit des armes et souvent le nourrit), il en a aussi envers sa dame, qui lui inspire amour et chant. C’est pourquoi l’amour et la vassalité, thèmes dominants, apparaissent souvent ensemble dans une même vida. Comme la dame du poète est d’habitude épouse du seigneur, il en résulte que bien des vidas rapportent de petites histoires de ménage à trois. 11

Déchiré entre sa fidélité envers un seigneur féodal et son attirance érotique pour l’épouse de ce même protecteur, le poète se trouve en situation parfois très compliquée — et souvent fatale. La biographie, par exemple, de Guillem de Cabestaing, conte que ce poète, amant de la femme de son seigneur, est tué par le mari jaloux. Le mari enlève le cœur de la victime et le sert en ragoût à la dame infidèle à l’heure du dîner (30). D’autres troubadours subis­ sent des destins moins tragiques : Bernart de Ventadour n’est pas tué, mais simplement banni pour avoir aimé la femme du vicomte de Ventadour (12) ; un autre troubadour, par contre, obtient l’aide d’un patron et réussit à s’échapper avec la femme d’un autre seigneur (44). Bien que les structures d’amour et de vassalité, et le triangle qui souvent en résulte, apparaissent fréquemment dans les vidas, on y trouve aussi d’autres situations. Les dames des vidas ne sont pas toujours nobles : on nous rapporte que Guillem de la Tor s’enfuit avec la femme d’un barbier de Milan (33), et que le gros Gaucelm Faidit épousa une femme de mauvaise vie (23)._Les rapports entre poète, dame et seigneur varient, bien sûr, de texte en texte. Tandis que dans certains récits, les maris s’amusent des poètes qui courtisent leurs épouses (les aventures de Peire Vidal avec sa bien-aimée ne font que divertir le mari) (46), dans d’autres his­ toires, les maris subissent de graves outrages. Le poète Aimeric de Peguilhan, par exemple, tue le mari de sa dame lors d’une querelle (3) ; l’Italien Sordel s’échappe avec la femme de son seigneur et s’installe chez elle sous les yeux des frères de la dame, qui consentent à l’alliance (56). Mais les

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dames des vidas ne sont pas toujours épouses du seigneur féodal de qui le poète dépend. Elles en sont souvent filles — Guiraudon le Roux tombe amou­ reux de la fille de son seigneur (34) — ou même sœurs : Raimbaut de Vaqueiras aime la sœur de son maître (51). Ces deux poètes jouissent de l’approba­ tion de la famille de la dame. Comme on peut s’en douter, rares sont les vidas qui ne font jamais mention de l’amour. Plusieurs vidas brèves ne donnent qu’une liste des qualités du poète, ou ne font que dresser un résumé de sa production poétique. Certaines vidas ne font aucu­ nement allusion au monde de la cour, aux dames, à la galanterie. La biographie de Bertran de Born, par exemple, ne parle que des intrigues politiques fomentées par le poète à la cour des Plantagenets (13). Celle de Marcabru ne fait que décrire les rapports malheureux entre le poète et des nobles qu’importunait le ton parfois trop acrimonieux de ses vers (37). Ces écarts de la thématique usuelle permettent de saisir comment ces vidas furent composées : non à partir d’une source externe, mais à partir d’un texte, un poème du troubadour. En ce sens, les vidas occitanes sont moins biographies historiques que gloses littéraires. Le lien qui attache la vida au discours lyrique se perçoit souvent au niveau des emprunts linguisti­ ques. Les vidas expliquent ainsi certaines méta­ phores ou des noms propres qui apparaissent dans les textes poétiques, en leur attribuant une significa­ tion « historique ». Parce que le troubadour Jaufre Rudel chanta un « amor de lonh » (amour lointain), autrement indéfinissable, son biographe choisit d’in­ terpréter cette phrase de façon littérale. Il invente

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une histoire très simple mais d’un pouvoir évocatif extraordinaire : Jaufre aime une dame qu’il n’a jamais vue, et il fait le voyage jusqu’à Tripoli, au Liban, dans l’espoir de la trouver (35). Les images énigmatiques d’un amour lointain deviennent ainsi biographiques et — dans l’intention, sans doute, de l’auteur de la vida — compréhensibles. De même, une métaphore d’Arnaut Daniel inspire une anec­ dote biographique : l’évocation d’un bœuf (bou) qui chasse le lièvre donne lieu dans la vida à une liaison amoureuse entre Arnaut et une certaine dame de Bouvilla (8). Le vers même est cité comme preuve de ce que nous savons n’être que pure fantaisie et invention de la part du biographe/interprète. D’autres explications, celles-ci de noms propres, sont aussi typiques du style des vidas. Cercamon, dont le patronyme dérive de cercar, « chercher, flâner », selon sa vida « cerquet tôt Io mon lai on el poc anar, e per so fez se dire Cercamons » (il a voyagé dans le monde entier et pour cette raison il se fit appeler Cercamon) (16). Le petit orphelin Marcabru, nous dit sa biographie, avait auparavant le nom Panperdut (de « pan », « lieu isolé », et « perdut », « perdu ») : un enfant abandonné dans une région solitaire (37). Une fois compris les liens thématiques et linguisti­ ques entre vida et poème, nous pouvons situer plus facilement ces textes dans la droite ligne d’une tradition médiévale savante d’importance primor­ diale : celle des vitae poetae latines, parties des accessus ad auctores — eux-mêmes introductions aux commentaires savants sur des textes latins et grecs. Les vitae latines, comme les vidas occitanes, tirent les « faits » biographiques des écrits de l’auteur pour

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en construire une « vie ». Un vers corrompu de l’églogue de Théodule, par exemple, incite le bio­ graphe à postuler que l’auteur est mort jeune, avant de corriger son texte. La mort du poète Lucain est rapportée au moyen de ses propres paroles : l’auteur de Vaccessus dessine le moment du sanglant suicide en citant la description que Lucain a faite de la mort d’un de ses personnages : « son sang coulait à flots... il emplissait sa bouche et ses narines. Il suait le sang... » Ici, de nouveau, les biographes médiévaux ont élaboré une structure « historique » et concrète à partir des mots et des images du texte d’un poète. Est-ce donc une coïncidence si les vitae poetae ressemblent aux biographies occitanes en beaucoup d’autres aspects? Ces deux genres parlent des ori­ gines du poète, de son rang social, de son apprentis­ sage, et de ses voyages. Tous deux décrivent briève­ ment le texte littéraire qu’ils introduisent. Bien que les « vies » latines et occitanes aient été destinées à des publics très différents, elles se ressemblent par leur composition. Comme nos vidas d’Albertet Cailla (4) et Lanfranc Cigala (36), par exemple, la vita latine de Maximianus parle des qualités litté­ raires du personnage en même temps qu’elle décrit son origine et sa position sociale2. De même, la vita de Théodule, poète du IXe ou xe siècle, rappelle quelques-uns de nos textes occitans. Après avoir dessiné un portrait de son personnage, le biographe latin nous dépeint l’éducation du poète et nous raconte comment les voyages et les observations que Théodule a pu faire à l’étranger ont influencé son 2. Voir R. B. C. Huygens, Accessus Ad Auctores (Leiden, 1970), p. 25.

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œuvre littéraire. Le récit latin, comme tant de vidas, se termine par une citation du texte poétique, dans ce cas-ci, un vers de l’églogue de Théodule. Vidas et vitae partagent des structures thémati­ ques et stylistiques semblables : la distribution de discours narratif et descriptif est presque identique dans les deux genres. Les auctores, comme les troubadours dans les vidas, ne participent qu’à un nombre limité d’actions ; les deux types de texte expriment un même goût pour l’explication étymolo­ gique. Tous deux sont, en fin de compte, préfaces autant que biographies. Il faut noter, de plus, que les vidas occitanes aussi bien que les vitae latines se distinguent très nettement d’autres textes biographi­ ques de la même époque. Les vies de saints, par exemple, insistent sur les aspects miraculeux et exemplaires — voire didactiques — tandis que les biographies de personnages politiques s’appuyent sur la description des prouesses physiques et des talents diplomatiques. Les vidas relèvent donc clai­ rement de la tradition établie par des biographes médiévaux antérieurs, bien qu’une influence directe des commentateurs latins sur les biographes occitans soit en fait impossible à démontrer. Nous ne pouvons en revanche que deviner les circonstances qui déterminèrent la composition de nos textes. Certains éléments textuels indiquent que les vidas furent récitées ou même composées orale­ ment. Parmi les indices d’une origine orale, nous trouvons dans les vidas des constructions syntaxi­ ques inattendues, des phrases et unités narratives liées par et (et), si (si, ainsi) et que (que, car, parce que), surtout des formules finales caractéristiques : nos textes se terminent souvent, en effet, par une 16

phrase qui à la fois sert d’introduction aux poèmes et interpelle les auditeurs. La fin de la vida de Bernart de Ventadour (12) annonce ainsi les poèmes qui vont être chantés : « et il composa ces chansons que vous entendrez3. » L’hypothèse que les vidas ont été récitées soulève aussi un problème difficile à résoudre : à quel public les vidas étaient-elles destinées ? Une fois réunies dans les manuscrits des chansonniers, les vidas s’adressaient peut-être à un public lettré. Mais y avait-il aussi d’autres témoins qui ont entendu, au lieu de lire, des versions plus anciennes de nos vidas? Malheureusement, les études récentes n’ont point touché à la question du public — soit lecteur, soit auditeur. Néanmoins, le climat social et politi­ que de la seconde moitié du xme siècle, contexte historique des vidas, peut nous fournir quelques indications sur une étape antérieure de l’existence de ces textes. La Croisade contre les Albigeois (1209-1229) et l’inquisition qui s’est instaurée à sa suite ont eu des conséquences capitales sur la manière dont la poésie 3. La phrase se termine par les mots : « et qui sont écrites cidessous ». J’interprète la référence simultanée à l’ouïe et à l’écriture dans cet exemple de la façon suivante : le chanteur/ biographe se servait d'un manuscrit devant le public. Les « copies de jongleur » d’autres manuscrits médiévaux qui ont été conser­ vées, témoignent que quelques poètes et chanteurs consultaient des textes écrits ; nous ne pouvons pas savoir s’ils lisaient le texte ou s’ils l'utilisaient comme simple aide-mémoire. Les manuscrits des vidas eux-mêmes ne distinguent pas très nettement entre l’oralité et l'écriture. Malgré le fait que les parties purement « biographiques » des vidas sont souvent encadrées par des formules indiquant un échange réel entre le destinateur/poète, jongleur et le destinataire/auditeur, celles-ci ne sont pas toujours cohérentes.

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des troubadours a été présentée au public. D’abord, la destruction de nombreuses cours occitanes a limité de façon considérable le patronage des nobles, si bien que les troubadours et jongleurs furent obligés de trouver de nouveaux protecteurs en Italie et en Espagne. La montée de l’intolérance religieuse accompagnée de strictes mesures prises par les dominicains, accentua le déclin de la poésie laïque. On sait que les vers des troubadours du xme siècle adoptent un ton moraliste, exploitant au lieu de l’amour courtois, des thèmes didactiques et reli­ gieux. Mais, dans les cours étrangères les nouveaux protecteurs de la poésie occitane recherchaient encore à cette époque les vers plus raffinés et plus vigoureux du xne siècle qui restait l’âge classique de cette poésie. Les jongleurs qui passaient d’une cour à l’autre offraient donc à leur public les chansons d’un âge révolu. Car la langue des troubadours, Guillaume IX, Marcabru, Raimbaut de Vaqueiras et même celle de Sordel, était comprise dans les milieux aristocratiques espagnols aussi bien qu’ita­ liens4. Certains des noms de personnes et de lieux 4. Nous savons que les peuples italien autant qu’espagnol manquèrent de poésie en langue vulgaire jusqu’au xine siècle. Dans les milieux courtois, les poètes indigènes aussi bien que ceux qui avaient émigré des territoires du Midi français, chantaient en langue d’oc. L’ancien occitan fut un temps la langue littéraire en Italie ; plusieurs poètes dont Sordel (1220-1260) et Bonifaci Calvo (... 1253-1266...) ont écrit en langue occitane. Beaucoup d’Occitans traversèrent les Alpes et fréquentèrent les cours italiennes : dès 1195, Peire Vidal vécut en Italie; Raimbaut de Vaqueiras et Uc de Saint Cire, eux aussi, ont habité ce pays vers la fin du siècle. Voir J. Anglade, les Troubadours, 223-231. A. Jeanroy, Poésie Lyrique des Troubadours, I, 229-260. De même en Espagne, le

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qui figurent dans les vers des troubadours (sinon tous !), et jusqu’à l’identité des troubadours euxmêmes, étaient, néanmoins, sans doute inconnus. Les vidas ont donc été conçues d’abord comme explications orales des chansons. Par leurs vives anecdotes, les auteurs des vidas rendaient compré­ hensibles mots et actions de poètes du passé : dans ces récits, les troubadours cherchaient des protec­ teurs, tombaient amoureux, composaient des chan­ sons. De plus, en racontant les « vies » des trouba­ dours de l’âge lyrique, les biographes pouvaient avoir le sentiment de partager la gloire de la tradition qu’ils perpétuaient. Lorsque le chanteur passait de la préface au poème, lorsqu’il modulait sa voix pour redonner vie aux mots et aux mélodies d’un autre temps, la grandeur de la Provence du xiie siècle lui conférait une éminente dignité poéti­ que. La vida signalait ce rapport au passé. La survivance de la poésie troubadouresque était assurée, au moins de façon temporaire, par sa transmission orale en terre d’exil. Néanmoins, vers le milieu du xmc siècle, les amateurs en entrepre­ naient le travail de compilation. Les collections écrites de textes occitans, y compris les « vies »/ préfaces datent de cette époque. Vidas et poésies furent ainsi figées en tant que témoins d’une tradi­ tion orale qui s’effaçait. Préservées dans une forme statique, les vidas allaient plus tard se séparer des Catalan Cervcrí de Gerona (... 1259-1285) composa des vers en occitan; Giraut Riquier (... 1254-1292) chanta dans sa langue natale, l’occitan, lors de ses voyages en Navarre, Leon et même au Portugal (voir Jeanroy, Poésie Lyrique I, 186-222, C. Alvar, La Poesía trovadoresca en España y Portugal (Barcelona, 1977), 23 sq.).

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poèmes qu’elles avaient autrefois présentés. C’est à partir du xive siècle que les vidas deviennent des récits autonomes, groupés ensemble dans les chan­ sonniers. Ensuite, des transcriptions nombreuses ont abouti à des « vies » de plus en plus complexes : on ajoutait, aux simples trames biographiques, des dialogues, et on explorait la psychologie des person­ nages. Mais leurs origines dans la récitation orale ne furent pas tout à fait oubliées : en tant que textes écrits, les vidas plus longues et les novelle italiennes qu’elles allaient bientôt inspirer, utilisaient comme thèmes structurants la récitation et la narration des récits. Les contes du Novellino, collection italienne du xme siècle, présentent des personnages qui se racontent des histoires, se trompent et s’abusent au moyen de jeux de mots, et qui grâce à leur élo­ quence arrivent à éviter des situations embarras­ santes ou dangereuses. De même, dans le Decameron de Boccace, l’action narrative est structurée par la récitation ; les personnages, exilés par la peste de Florence, passent le temps en racontant des anec­ dotes. En somme, les vidas occitanes se trouvent au carrefour de plusieurs traditions. D’une part, comme les gloses médiévales, elles jettent un regard rétrospectif sur les œuvres poétiques « classiques » d’une époque antérieure. En tant que biographies littéraires, elles racontent aux lecteurs modernes ce qu’un public du xme siècle avait besoin de savoir ou souhaitait savoir des troubadours. En outre, les vidas montrent — pour la première fois dans une langue vulgaire — les idées préconçues du public médiéval qui écoutait les chansons des troubadours. Enfin, considérées comme récits autonomes, les 20

vidas annoncent de nouvelles formes littéraires : non seulement la Vita Nuova de Dante (où le poète explique dans des préfaces en prose ses propres poèmes), mais, plus évidemment, les novelle de la Renaissance italienne, et par-delà, la nouvelle euro­ péenne, sinon le roman moderne.

LA TRADUCTION

Notre sélection de biographies occitanes a été établie à partir de deux considérations : nous vou­ lions en effet : — présenter des textes « classiques » : ceux qui appartiennent déjà au domaine de la mythologie troubadouresque (les « vies » de Guillem de Cabestaing (30) et de Jaufre Rudel (35) par exemple) et aussi ceux concernant les poètes mieux connus par le lecteur moderne, tels Bernart de Ventadour (12), Arnaut Daniel (9) et Bertran de Born (13) ; — donner des biographies de poètes moins bien connus, mais qui permettent d’entrevoir dans leur détail la complexité de la vie quotidienne et profes­ sionnelle du poète médiéval. La traduction vise à présenter une version presque littérale de chaque texte occitan, sauf en des cas où la longueur de la « vie » a nécessité une version en français moderne plus élaborée. Dans certains cas, les manuscrits médiévaux contiennent plusieurs ver­ sions d’une « vie ». Quand les deux textes d’une vida ne manifestaient que des différences minimes de style et de contenu, j’en ai choisi une — celle qui, dans la tradition manuscrite, était la plus complète. Par contre, lorsque la deuxième version élaborait la trame (en ajoutant du dialogue, par exemple) ou 22

compliquait la structure du premier récit, j’ai pré­ senté les deux biographies (voir 20, 30, 37, 48). Les textes des vidas sont empruntés à la première édition critique, celle de Jean Boutière et A. H, Schutz (Biographies des Troubadours, Toulouse, Privât 1950).

BIBLIOGRAPHIE

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TEXTES

1. AIMAR LE NOIR

N’Aimars lo Negres si fo del Castelveill d’Albi. Cortes hom fo e gen parlanz. E fo ben onratz entre la bona gen, per lo rei Peire d’Aragon e per lo comte Raimon de Tolosa — per aquel que fo deseretatz —, que ill donet masons e terras a Tolosa. E fez cansos tais corn saup faire. Et aqui son escritas de las soas cansos.

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1. AIMAR LE NOIR

Aimar le Noir naquit à Château-Vieux d’Albi. C’était un homme courtois qui parlait bien. Et il fut honoré parmi les honnêtes gens, et par le roi Pierre d’Aragon, ainsi que par le comte Raimon de Tou­ louse — celui qui fut dépossédé — qui lui donna des maisons et des terres à Toulouse. Et il fit des chansons très originales. Ici sont écrites quelquesunes de ses chansons.

2. AIMERIC DE BELENOI

N’Aimerics de Belenoi si fo de Bórdales, d’un castel qu’a nom Lesparra, neps de maestre Peire de Corbiac. Clercs fo, e fez se joglars, e trobet bonas cansos e bellas e avinenz, d’una domna de Gascoingna, que avia nom Gentils de Rius. E per lei estet lonc temps en aquella encontrada ; pois s’en anet en Cataloingna, et estet lai tro qu’el morí. Et aqui son escriutas de las soas cansos.

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2. AIMERIC DE BELENOI

Aimeric de Belenoi naquit dans le Bordelais, dans un château qui a nom Lesparre, et il était le neveu de maître Pierre de Corbiac. Il était clerc, et se fit jongleur, et il trouva de bonnes chansons, belles et gracieuses, >pour une dame de Gascogne qui s’appe­ lait Gentils de Rius. Et pour elle il resta longtemps dans cette contrée ; puis il s’en alla en Catalogne, et il resta là jusqu’à sa mort. Ici sont écrites quelques-unes de ses chansons.

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3. AIMERIC DE PEGUILLAN

N’Aimerics de Piguillan si fo de Tolosa, fils d’un borges qu’era mercadiers, que tenia draps a vendre. Apres cansos e sirventes, mas molt mal cantava. Et enamoret se d’una borgesa, soa visina. Et aquella amors li mostret trobar. E fetz de leis maintas bonas cansos. E mesclet se ab lui lo marritz de la domna e fetz li desonor. E’N Aimerics si s’en venget, qu’el lo feri d’una espâza per la testa. Per quel covenc ad issir de Tollosa e faidir. Et anet s’en en Cataloingna. E’N Guillems de Berguedan si l’acuilli ; et enansset lui en son trobar, en la premiera cansón qu’el avia faita. E fetz lo joglar, qu’el li det son pallafre e sos vestirs. E presentet lo al rei Anfos de Castella, quel crée d’arnes e d’onor. Et estet en aquellas encontradas lonc temps. Puois s’en vene en Lombardia, on tuich li bon orne li feron gran honor. Et en Lombardia definet.

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3. AIMERIC DE PEGUILHAN

Version de tous les MSS.

Aimeric de Peguilhan naquit à Toulouse, fils d’un bourgeois qui était marchand et qui vendait des draps. Il apprit des chansons et des sirventes mais il chantait très mal. Et il tomba amoureux d’une bourgeoise, sa voisine, et cet amour lui apprit à trouver. Il composa sur elle maintes bonnes chan­ sons. Mais le mari de la dame se disputa avec lui et l’outragea. Aimeric en prit vengeance, le frappant d’un coup d’épée à la tête. Il fut donc obligé de quitter Toulouse et de s’exiler. Il alla en Catalogne, Guillem de Berguedan5 l’ac­ cueillit, et Aimeric l’exalta en ses vers, dans la première chanson qu’il composa. Aussi Guillem le fit jongleur et lui donna son palefroi et ses vête­ ments. Puis il présenta Aimeric au roi Alphonse de Castille qui lui donna des armements et lui conféra des honneurs. Il resta longtemps dans ces contrées, puis il alla en Lombardie où tous les gens notables lui firent grand honneur. Et il finit ses jours en Lombardie. 5. Voir vida 29.

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4. ALBERTET CAILLA

Albertetz Cailla si fo uns joglars d’Albezet. Om fo de pauc vallimen, mas si fo amatz entre sos vesins e per las domnas d’Albeges. E fez una bona cansón e fez sirventes. Mas el non issi de la soa encontrada.

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4. ALBERTET CAILLA

Albertet Cailla fut un jongleur de l’Albigeois. C’était un homme de peu de valeur, mais il fut aimé par ses voisins et par les dames de la région d’Albi. Il fit une bonne chanson et fit aussi des sirventes. Mais il ne quitta jamais sa contrée.

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5. ALBERTET DE SISTERON Albertez si fo de Gapenses, fils d’un joglar qe ac nom N’Asar, que fon trobaire e fez de bonas cansonetas. Et Albertez si fez assatz de cansos, que agüen bons sons e motz de pauca valensa. Ben fo grazitz près e loing per los bons sons qu’el fasia, e ben fo bons joglars en cort e plasentiers de solatz entre la gen. Et estet lonc temps en Aurenga, e vene ries. E pois s’en anet a Sistaron estar, e lai el definet.

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5. ALBERTET DE SISTERON

Albertet naquit en Gapençais, fils d’un jongleur qui avait nom Seigneur Asar, qui fut troubadour et fit de bonnes petites chansons. Et Albertet aussi fit plusieurs chansons qui eurent de bonnes mélodies mais des paroles de peu de valeur. Il fut bien accueilli, de près et au loin, à cause des bonnes mélodies qu’il faisait, et il fut bon jongleur à la cour et d’agréable conversation parmi les gens. Et il resta longtemps en Orange, et devint riche. Puis il s’en alla séjourner à Sisteron, et là il mourut.

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6. ALBERT MARQUES

Albertz marques si fo dels marques Malespina. Valenz hom fo e lares e cortes et enseingnatz. E saub ben far coblas e sirventes e chansos.

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6. ALBERT MARQUES

Albert le marquis était de la famille des marquis de Malaspina. Ce fut un homme vaillant et généreux et courtois et instruit. Et il sut bien faire des couplets et des sirventes et des chansons.

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7. ALMUEIS DE CHATEAUNEUF ET ISEUT DE CHAPIEU

N’Iseuz de Capion si preget ma dompna Almucs de Castelnou q’ela perdones a ’N Gigo de Tornen, q’era sos cavaliers et avia faich vas ella gran faillimen e non s’en pentia ni non demandava perdón :

Dompna N’Almucs, si ous plages, Beus volgra prejar d’aitan ; Qe l’ira el mal talan Vos fezes fenir merces De lui qe sospir’ e plaing E muor langat e-s complaing E qier perdon humilmen ; Qeus fatz per lui sagramen, Si tôt li voletz fenir, Q’el si gart meils de faillir.

E ma dompna N’Almucs, la cals volia ben a ’N Gigo de Torna, si era moût dolenta, car el non demandava perdon del faillimen ; e respondet a ma dompna N’Iseuz si com diç aqesta cobla :

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7. ALMUEIS DE CHATEAUNEUF ET ISEUT DE CHAPIEU

Dame Iseut de Chapieu pria madame Almueis de Châteauneuf de pardonner à Gui de Tomon, qui était son chevalier et avait fait grande faute envers elle et ne montrait aucun repentir ni ne demandait pardon : Dame Almueis, s’il vous plaît, Je voudrais bien vous faire cette prière : Que la pitié vous fasse perdre La colère et la mauvaise humeur Pour lui qui soupire et se plaint et meurt languissant, et se lamente et cherche humblement pardon. Car je vous fais pour lui serment — si vous voulez finir cette querelle — qu’il se gardera de commettre une autre faute. (P.-C. 253,1)

Et madame Almueis, qui voulait du bien à Gui de Tornon, était très dolente car il ne lui demandait pas pardon de sa faute ; elle répondit à madame Iseut, par ce couplet : 41

Dompna N’Iseuz, s’ieu saubes Q’el se pentis de l’engan Q’el a fait vas mi tan gran, Ben fora dreichz q’eu n’agues Merces; mas a mi no'S taing, Pos qe del tort no s’afraing Ni-s pentis del faillimen, Qe n’aia mais chausimen, Mas si vos faitz lui pentir, Leu podes mi convertir.

Dame Iseut, si je savais qu’il se repent de la tricherie si grande qu’il a commise envers moi, Ce serait juste qu’il ait Pardon de moi ; mais il ne me convient pas, (puisqu’il ne veut pas reconnaître son erreur et ne se repent pas de sa faute), de lui offrir jamais de pardon. Mais si vous l’amenez au repentir vous pouvez vite me faire changer d’avis.

8. ALPHONSE D’ARAGON

Lo reis d’Aragon, aquel que trobet, si ac nom Amfos ; e fo lo premiers reis que fo en Arragon, fils d’En Raimon Berrengier, que fo coms de Barsalona, que conques lo regissme d’Arragon el tolc a Sarrazins. Et anet se coronar a Roma ; e quant s’en venia, el mori en Poimon, al bore Sainz-Dalmas. E so fils fo faiz reis, Amfos, qe fo paire del rei Peire, lo quai fo paire del rei Jacme.

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8. ALPHONSE D’ARAGON

Le roi d’Aragon, celui qui fut poète, s’appelait Alphonse. Il fut le premier roi d’Aragon, fils de Sire Raimon de Berengier, qui fut le comte de Barcelone et conquit le royaume d’Aragon et l’enleva aux Sarrasins. Il alla se faire couronner à Rome ; et quand il s’en revenait, il mourut en Piémont, dans le bourg de Saint-Dalmace. Et son fils fut fait roi, Alphonse, qui fut père du roi Peire, qui fut père du roi Jacme.

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9. ARN AUT DANIEL

Arnautz Daniels si fo d’aquella encontrada don fo N’Arnautz de Meruoill, de l’evesquat de Peiregors, d’un castel que a nom Ribaurac, e fo gentils hom. Et amparet ben letras e delectet se en trobar. Et abandonet las letras, et fetz se joglars, e près una maniera de trobar en caras rimas, per que soas cansons no son leus ad entendre ni ad aprendre. Et amet una auta domna de Gascoingna, muiller d’En Guillem de Buovilla, mas non fo cregut que la domna li fezes plaiser endreit d’amor ; per qu’el dis : Eu son Arnautz qu’amas l’aura E chatz la lebre ab lo bou E nadi contra siberna...

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9. ARNAUT DANIEL

Arnaut Daniel fut de cette contrée d’où venait Arnaut de Marueil6, de l’évêché de Périgord, d’un château qui s’appelle Ribérac; et il était noble. Il apprit bien les lettres et prit plaisir à trouver. Puis il abandonna Jes lettres et il se fit jongleur, et il commença à trouver en rimes difficiles, de sorte que ses chansons ne sont pas faciles à comprendre ni à apprendre. Et il aima une haute dame de Gascogne, femme de Guillem de Bouville, mais on n’a jamais cru que la dame lui fit le plaisir d’amour. A cause de cela, il dit :

Je suis Arnaut qui amasse le vent Et je chasse le lièvre avec le bœuf Et je nage contre la marée... [P.-C. 29,10]

6. Voir vida 10.

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10. ARNAUT DE MARUEIL

Arnautz de Meruoill si fo de l’evesquat de Peiregors, d’un castel que a nom Meruoill, e fo clergues de paubra generación. E car no podia viure per las soas letras, el s’en anet per lo mon. E sabia ben trobar e s’entendia be. Et astre et aventura lo condus en la cort de la contessa de Burlatz, qu’era filia del pro comte Raimon, muiller del vescomte de Bezers, que avia nom Taillafer. Aquel N’Arnautz si era avinenz hom de la persona e cantava ben e lesia romans. E la contessa si l fasia gran ben e gran honor. Et aquest s’enamora d’ella e si fasia cansos de la comtessa, mas non las ausava dire ad ella ni a negun per nom qu’el las agües faitas, anz disia c’autre las fasia. Mas si avene c’amors lo forsa tant qu’el fetz una cansón, la quais comensa : La franca captenensa. Et en aquesta cansón el li descobri l’amor qu’el li avia. E la comtessa no l esquiva, anz entendet sos precs e los receup.e los grazi. E garni lo de grans arnés e fetz li gran honor e det li baudesa de trobar

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10. ARNAUT DE MARUEIL

Arnaut de Marueil fut de l’évêché de Périgord, d’un château qui a nom Marueil, et il fut clerc de famille pauvre. Et parce qu’il ne pouvait pas vivre de son savoir, il s’en alla par le monde. Il savait bien trouver et avait de l’imagination7. Et les astres et la fortune le conduisirent à la cour de la comtesse de Burlatz, qui était fille du bon comte Raimon et femme du vicomte de Béziers qui avait nom Taillefer. Cet Arnaut était un homme gracieux de sa per­ sonne, et il chantait bien et lisait la langue vulgaire. Et la comtesse lui conféra grand bien et grand honneur. Et lui, tomba amoureux d’elle et composa ses chansons pour elle, mais il n’osait pas les chanter devant elle ni devant personne d’autre, de peur qu’on sache que c’était lui le poète ; au contraire, il disait que quelqu’un d’autre les faisait. 7. Boutière interprète l’expression « trobar et entendre » de la façon suivante : « avoir le don de créer, de l’imagination créa­ trice » (voir Romanic Review XXIII (1932)).

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d’ella ; e vene onratz horn de cort. E si fetz mantas bonas chansos de la comtessa, las quais cansos mostren que n’ac de grans bens e de grans mais.

Mais il advint que l’amour le poussa tant qu’il fit une chanson qui commence ainsi : La noble conduite (P.-C. 30,15) Et dans cette chanson Arnaut révélait l’amour qu’il avait pour elle. La comtesse ne l’éloigna point, mais écouta ses prières, les reçut et les agréa. Et elle pourvut Arnaut de grands biens et lui fit grand honneur, lui donnant le courage de trouver à son sujet. Il devint donc honorable homme de cour. Ainsi Arnaut fit maintes bonnes chansons de la comtesse qui montrent qu’il reçut d’elle de grands avantages et aussi de grandes douleurs.

11. AZALAIS DE PORCAIRAGUES

N’Azalais de Porcarages si fo de l’encontrada de Monpeslier, gentils domna et enseingnada. Et enamoret se d’En Gui Guerrejat, qu’era fraire d’En Guillem de Monpeslier. E la domna si sabia trobar, e fez de lui manias bonas cansos.

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11. AZALAIS DE POURCAIRAGUES

Azalais de Pourcairagues était de la contrée de Montpellier et était une noble dame et instruite. Elle tomba amoureuse de Gui Guerrejat, qui était frère de Guillem de Montpellier. Et la dame savait trouver et fit sur Gui maintes bonnes chansons.

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12. BERNART DE VENTADOUR

Bernartz de Ventadom si fo de Limozin, del castel de Ventadorn. Hom fo de paubra generación, fils d’un sirven qu’era forniers, qu’esquaudava lo forn a coszer lo pan del castel. E vene bels hom et adreichs, e saup ben chantar e trobar, e vene cortes et enseingnatz. E lo vescons, lo seus seingner, de Ventadorn, s’abelli mout de lui e de son trobar e de son cantar e fez li gran honor. E l vescons de Ventadorn si avia moiller, joven e gentil e gaia. E si s’abelli d’En Bernart e de soas chansos e s’enamora de lui et el de la dompna, si qu’el fetz sas chansos e sos vers d’ella, de l’amor qu’el avia ad ella e de la valor de leis. Lonc temps duret lor amors anz qued vescons ni l’autra gens s’em apercebes. E quant lo vescons s’en aperceup, si s’estranjet de lui, e la moillier fetz serar e gardar. E la dompna si fetz dar comjat a-N Bernart, qu’el se partís e se loingnes d’aquella encontrada. Et el s’en parti e si s’en anet a la duchesa de Normandia, qu’era joves e de gran valor e s’entendia en pretz et en honor et en bendig de lausor. E 54

12. BERNART DE VENTADOUR

Bernart de Ventadour fut du Limousin, du châ­ teau de Ventadour. Ce fut un homme de pauvre famille, fils d’un serviteur qui était fournier et chauffait le four pour cuire le pain du château. Et il devint bel homme et habile et sut bien chanter et trouver, et il devint courtois et instruit. Et son seigneur, le vicomte de Ventadour, l’estima beau­ coup, et apprécia ses compositions et son chant, et lui fit grand honneur. Or, le vicomte de Ventadour avait une femme, jeune, noble et gaie. Et elle aussi estima beaucoup Bernart et ses chansons, et elle tomba amoureuse de lui et lui de la dame, de sorte qu’il fit ses chansons et ses vers sur elle, à propos de l’amour qu’il avait pour elle et de ses vertus. Leur amour dura longtemps, sans que le vicomte ni les autres gens s’en aperçoi­ vent. Et quand le vicomte s’en aperçut, il renvoya Bernart et fit enfermer et garder sa femme. Et la dame fit dire à Bernart qu’il s’en aille et quitte la région. Il s’en alla et vint ainsi à la duchesse de Norman55

plasion li fort las chansos e l vers d’En Bernart, et ella lo receup e l’acuilli mout fort. Lonc temps estet en sa cort, et enamoret se d’ella et ella de lui, e fetz mantas bonas chansos d’ella. Et están ab ella, lo reís Enríes d’Angleterra si la tole per moiller e si la trais de Normandia e si la menet en Angleterra. En Bernartz si remas de sai tristz e dolentz, e vene s’en al bon comte Raimon de Tolosa, et com el estet tro que l coms morí. Et En Bernartz, per aquella dolor, si s’en rendet a l’ordre de Dalon, e lai el definet. Et ieu, N’Ucs de Saint Ciro, de lui so qu’ieu ai escrit si me contet lo vescoms N’Ebles de Ventadorn, que fo fils de la vescomtessa qu’En Bernartz amet. E fetz aquestas chansos que vos auziretz aissi de sotz escriptas.

die, qui était jeune et de grande valeur et qui s’y entendait en courtoisie et en honneur et en paroles de louanges. Elle prit grand plaisir aux chansons et aux vers de Bernart et elle le reçut et l’accueillit de bon cœur. Il resta longtemps à sa cour, et tomba amoureux d’elle et elle de lui ; il fit maintes bonnes chansons d’elle. Pendant qu’il était avec elle, le roi Henri d’Angleterre l’épousa, lui fit quitter la Nor­ mandie et la mena en Angleterre. Bernart resta là, triste et dolent, et vint à la cour du bon comte Raimon de Toulouse, avec qui il resta jusqu’à la mort du comte. Et Bernart, à cause de cette douleur, entra dans l’ordre de Dalon, et c’est là qu’il mourut. Et moi, Uc de Saint Cire, ce que j’ai écrit de lui je l’ai appris du vicomte Eble de Ventadour, qui fut fils de la vicomtesse que Bernart aima. Et il fit ces chansons que vous entendrez, écrites ci-après.

13. BERTRAN DE BORN

Bertrans de Born si fo uns castellans de l’evesqat de Peiregors, seingner d’un castel que avia nom Autafort. Totz temps ac guerra com totz los sieus vesins, com lo comte de Peiregors et com lo vescomte de Lemoges et com son fraire Constanti et com Richart, tant quant fo coms de Peitieus. Bons cavalliers fo e bons guerrers e bons domnejaire e bons trobaire e savis e ben parlanz; e saup ben tractar mais e bens. Seingner era totas ves quan se volia del rei Enric e del fill de lui, mas totz temps volia que ill aguessen guerra ensems, lo paire e’1 fils el fraire, l’uns com l’autre. E toz temps vole que lo reis de Fransa el reis d’Engleterra aguessen guerra ensems. E s’il agüen patz ni treva, ades se penet com sos sirventes de desfar la patz e de mostrar com cascuns era desonratz en aquella patz. E si n’ac de grans bens e de grans mais.

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13. BERTRAN DE BORN

Bertran de Born fut un châtelain de l’évêché de Périgord, seigneur du château qui s’appelait Hautefort. Il guerroyait toujours contre tous ses voisins, contre le comte de Périgord et contre le vicomte de Limoges, et contre son frère Constantin et contre Richard tant qu’il était comte de Poitiers. Il était bon chevalier et homme de guerre et galant avec les dames et bon troubadour et sage et éloquent. Et il savait traiter également des bonnes et des mauvaises gens. Il dominait quand il le voulait le roi Henri et son fils, mais toujours il désirait qu’ils se fassent la guerre — le père contre le fils et le frère, l’un contre l’autre. Et toujours il désirait que le roi de France et le roi d’Angleterre se fassent la guerre. Et s’ils avaient décidé la paix ou une trêve, il se mettait tout de suite à défaire la paix avec ses sirventes où il montrait comment chacun était déshonoré par cette paix. Ainsi il s’attira de grands biens et de grands maux.

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14. CADENET

Cadenez si fo de Proensa, d’un castel que a nom Cadenet, qu’es en la riba de Durensa, el comtat de Folcalqier. Fils fo d’un paubre cavallier. E quant el era enfas, lo castels de Cadenet si fo destrutz e raubatz per la gent del comte de Tolosa, e li orne de la terra mort e près ; et el en fo menatz près en Tolsan per un cavallier q’avia nom Guillem de Lantar. Et el lo noiri e*l tenc en sa maion ; et el vene bos e bels e cortes, e saup ben cantar e parlar, et apres a trobar coblas e sirventes. E parti se del seingnor que l’avia noirit et anet per cortz e fez se joglars ; e fasia se apellar Baguas. Lonc temps anet a pe desastrucs per lo mon. E vene s’en en Proensa, e nuillz hom no-1 conoisia; e fez se clamar Cadenet, e comenset cansos a far bonas e bellas. E’N Raimonz Leugier de dos Fraires, de l’evesquat de Nissa, lo mes en armes et en honor. E’N Blancatz l’onora e l fetz grans bens. Longa 60

14. CADENET

Cadenet était de Provence, d’un château qui a nom Cadenet, et se trouve sur la Durance dans le comté de Forcalquier. Il était fils d’un pauvre chevalier. Quand il était enfant, le château de Cadenet fut détruit et pillé par les gens du comte de Toulouse, et les hommes de la région furent tués ou emprisonnés. Et Cadenet fut emmené comme prisonnier dans le Toulousain par un chevalier qui avait nom Guillem de Lantar. Guillem le nourrit et le garda dans sa maison. Et Cadenet devint bon et beau et courtois et il savait chanter et parler bien ; et il apprit à composer des couplets et des sirventes. Il quitta le seigneur qui l’avait nourri et s’en alla à travers les cours et se fit jongleur. Il se faisait appeler Baguas, et parcourut longtemps le monde à pied. Il arriva en Provence où personne ne le connaissait. Là il se fit appeler Cadenet et commença à faire de bonnes et belles chansons. Et

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sason ac gran ben e gran honor. E pois el si se rendet a l’Ospital, e lai el definet. E tot lo sieu faig eu saubi per auzir et per vezer

Raimon Leugier de Dosfraires, de l’évêché de Nice, lui fit des cadeaux et l’honora. Blacatz aussi lui fit honneur et grand bien. Pendant longtemps Cadenet eut grand bien et grand honneur. Puis il entra dans l’ordre des Hospitaliers, où il mourut. Et tout ce qui le concerne, je l’ai appris pour l’avoir vu ou entendu dire.

15. NA CASTELLOZA

Na Casteloza si fo d’Alvergne, gentils domna, moillier del Truc de Mairona. Et ama N’Arman de Breon e fez de lui sas cansos. Et era domna mout gaia e mout enseingnada e mout bella. Et aqui son escriptas de las soas cansos.

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15. NA CASTELLOZA

Dame Castelloza fut d’Auvergne, une noble dame, femme de Turc de Meyronne. Et elle aima Arman de Brion et composa ses chansons sur lui. C’était une dame très gaie, très instruite et très belle. Et ici sont écrites quelques-unes de ses chansons.

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16. CERCAMON Cercamons si fo uns joglars de Gascoingna, e trobet vers e pastoretas a la usanza antiga. E cerquet tot lo mon lai on el poc anar, e per so fez se dire Cercamons.

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16. CERCAMON

Cercamon fut un jongleur de Gascogne. Il composa vers et pastourelles à la manière ancienne. Il rôda à travers le monde, partout où il put aller. Et pour cela, il se fit appeler « Cherche-Monde ».

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17. COMTESSE DE DIE

La comtessa de Dia si fo moiller d’En Guillem de Peitieus, bella domna e bona. Et enamoret se d’En Rambaut d’Aurenga, e fez de lui mantas bonas cansos.

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17. COMTESSE DE DIE

La comtesse de Die, belle et bonne dame, était la femme de Guillem de Poitiers. Et elle tomba amou­ reuse de Raimbaut d’Orange8 et fit sur lui maintes bonnes chansons.

8. Voir vida 50.

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18. DAUDE DE PRADES

Deude de Pradas si fo de Rosergue, d’un bore que a nom Pradas, près de la ciutat de Rodes quatre legas, e fo canorgues de Magalona. Savis hom fo molt de letras e de sen natural e de trobar. E saup moût la natura dels ausels prendedors ; e fez cansos per sen de trobar, mas no movian d’amor, per que non avian sabor entre la gen, ni non foron cantadas.

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18. DAUDE DE PRADES

Daude de Prades naquit en Rouergue, dans un bourg qui a nom Prades, à quatre lieues de la ville de Rodez, et il fut chanoine de Maguelonne. Ce fut un homme lettré et spirituel, et qui était poète. Il connaissait bien la nature des oiseaux de chasse et fit des chansons à leur sujet parce qu’il avait le don de trouver, mais ses chansons n’étaient pas inspirées par l’amour. C’est pourquoi elles ne plaisaient point aux gens, ni ne furent jamais chantées.

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19. ELIAS DE BARJOLS

N’Elias de Barjols si fo d’Agenes, d’un castel qe a nom Perols. Fils fo d’un mercadier. E cantet miels de negun home que fos en aquella sason ; e fetz se joglars et acompaingnet se com un autre joglar que avia nom Oliver[s], et aneron lonc temps ensems per cortz. El coms Anfos de Proensa si los retenc ab se et det lor moillers a Barjols e terra, e per so los clamavan N’Elias et Olivier de Barjols. E N’Elias s’enamoret de la comtessa ma dompna Carsenda, moiller del comte, quant el fo mortz en Cesilia, e fez de leis suas cansos bellas e bonas tant quant ella visquet. Et el s’en anet rendre a l’hospital de Saint Beneic d’Avignon e lai definet. E fetz aquellas cansos que son escritas aici.

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19. ELIAS DE BARJOLS

Elias de Barjols naquit en Agenais, dans un château qui a nom Perols. Il était fils d’un marchand. Et il chantait mieux qu’aucun homme qui ait vécu à cette époque. Il se fit jongleur et se fit accompagner d’un autre jongleur qui avait nom Olivers, et ils allèrent longtemps de cour en cour. Et le comte Alphonse de Provence les garda chez lui et leur donna épouses et terre à Barjols ; c’est pour cela qu’on les appelait Elias et Olivier de Barjols. Elias s’enamoura de la comtesse madame Garsenda, femme du comte, quand celui-ci mourut en Sicile, et il fit sur elle ses chansons, belles et bonnes, durant toute sa vie. Il se retira à l’hôpital de Saint Benoît d’Avignon, où il mourut. Et il fit les chansons qui sont écrites ici.

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20. ELIAS CAIREL

Version des MSS AIK

Elias Cairels si fo de Sarlat, d’un bore de Peiregorc, et era laboraire d’aur e d’argent e deseingnaire d’armas. E fetz se joglars e anet gran temps per lo mon. Mal cantava e mal trobava e mal violava e peichs parlava, e ben escrivia motz e sons. En Romania estet lonc temps ; e quant el s’en parti, si s’en tornet a Sarlat, e lai el moric.

Version du MS H

Elias Carelz fo de Peiregorc, e saup be letras e fo molt sotils en trobar et en tot qant el vole far ni dire. 74

20. ELIAS CAIREL

Version des MSS AIK Elias Cairel naquit à Sarlat, bourg du Périgord. Il était orfèvre et dessinateur d’armes. Et il se fit jongleur et parcourut le monde. Il chantait mal et trouvait mal ; il jouait mal de la viole et parlait pis encore, mais il écrivait bien les paroles et la musique de ses chansons. Il demeura longtemps en Romanie 9 et quand il en partit, il revint à Sarlat, où il mourut.

Version du MS H

Elias Cairel naquit dans le Périgord, et il était 9. L’empire byzantin.

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E serqet la major part de térra habitada. E peí desdeing qu’el avia delz baros e del segle, no fo tant grazitz com la soa obra valia.

lettré. Il composait de façon subtile et se montrait habile en tout ce qu’il voulait faire ou dire. Il voyagea à travers la plus grande partie du monde habité. Mais à cause du dédain qu’il ressentait pour les barons et pour son temps, on ne lui accorda pas l’estime que son œuvre méritait.

21. FOLQUET DE MARSEILLE

Folquet de Marsseilla si fo fillz d’un mercadier que fo de Genoa et ac nom ser Anfos. E quan lo paire mûrie, sid laisset molt rie d’aver. Et el entendet en pretz et en valor ; e mes se a servir als valenz barons et als valenz homes, et a brigar ab lor, et a dar et a servir et a venir et a anar. E fort fo grazitz et onratz per lo rei Richart e per lo comte Raimon de Tolosa e per En Baraill, lo sieu seingnor de Marseilla. Molt trobava ben e molt fo avinenz om de la persona. Et entendia se en la muiller del sieu seingnor En Baraill. E pregava la e fasia sas chansos d’ella. Mas anc per precs ni per cansos no i poc trobar merce, qu’ella li fezes nuill ben endreit d’amor; per que totz temps se plaing d’Amor en soas cansos. Et avenc si que la domna mûrie, et En Barails, lo maritz d’ella ed seingner de lui, que tant li fasia d’onor, ed bons reis Richartz, ed bons coms Raimos de Tolosa, ed reis Anfos d’Arragon. Don el, per tristeza de la soa domna e dels princes que vos ai

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21. FOLQUET DE MARSEILLE

Folquet de Marseille était fils d’un marchand de Gênes qui avait nom Alphonse. Et quand le père mourut, il laissa Folquet très riche. Celui-ci s’enten­ dait bien en courtoisie et en vaillance, et il se mit au service des barons et des hommes de valeur, rivali­ sant avec eux de largesse, de générosité, d’allées et de venues. II fut bien accueilli et honoré par le roi Richard, par le comte Raimon de Toulouse et par Baral, son seigneur de Marseille. C’était un très bon poète et il était très gracieux de sa personne. Il aima la femme de son seigneur Baral. Il la sollicitait et faisait ses chansons sur elle. Mais ni par prière ni par chansons il ne sut trouver grâce auprès d’elle, car elle ne lui accorda nul bien d’atnour. C’est pourquoi il se plaint toujours d’Amour dans ses chansons. La dame mourut ; Baral, mari de la dame, le seigneur qui lui faisait tant d’honneur, et le bon roi Richard et le bon comte Raimon de Toulouse et le roi Alphonse d’Aragon — tous moururent aussi. Folquet, à cause de la tristesse qu’il eut de la mort de

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ditz, abandonet lo mon ; e si se rendet a Torde de Cistel ab sa muiller et ab dos fillz qu’el avia. E si fo faichs abas d’una rica abadia, qu’es en Proensa, que a nom lo Torondet. E pois el fo faichs evesques de Tolosa ; e lai el mûrie.

sa dame et des princes que je viens de vous nommer, abandonna le monde. Il entra dans l’ordre de Cîteaux avec sa femme et ses deux fils. Il fut fait abbé d’une riche abbaye qui se trouve en Provence et qui a nom Toronet. Puis on le fit évêque de Toulouse ; et c’est là qu’il mourut.

22. GARIN LO BRUN

Garins lo Bruns si fo uns gentils castellans de Veillac, de l’evesquat de Puoi Sainta Maria. E fo bons trobaire, e fo a maltraire de las dompnas com deguesson captener. Non fo trobaire de vers ni de chansos, mas de tensos.

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22. GARIN LO BRUN

Garin lo Brun fut un noble châtelain de Veillac, de l’évêché de Puy-Sainte-Marie. Ce fut un bon troubadour, et il s’efforça de montrer aux dames comment elles devaient se conduire. Il ne fut trouba­ dour ni de vers ni de chansons, mais de tensos.

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23. GAUCELM FAIDIT

Gauselms Faiditz si fo d’un bore que a nom Userca, que es el vesquat de Lemozi, e fo filz d’un borges. E cantava peiz d’ome del mon ; e fetz molt bos sos e bos motz. E fetz se joglars per ocaison qu’el perdet a joc de datz tôt son aver. Hom fo que ac gran larguesa e fo molt glotz de manjar e de beure ; per so venc gros oltra mesura. Molt fo longa saiso desastrucs de dos e d’onor a prendre, que plus de vint ans anet a pe per lo mon, qu’el ni sas cansos no eran grazidas ni volgudas. E si tolc moiller una soldadera qu’el menet lonc temps con si per cortz, et avia nom Guillelma Monja. Fort fo bella e fort enseingnada, e si venc si grossa e si grassa com era el. Et ella si fo d’un rie bore que a nom Alest, de la marqua de Proenssa, de la seingnoria d’En Bernart d’Andussa.

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23. GAUCELM FAIDIT

Gaucelm Faidit était originaire d’un bourg qui a nom Uzerche, et se trouve dans l’évêché de Limou­ sin. Il était fils d’un bourgeois. Il chantait pis que personne au monde, mais il composa beaucoup de bonnes mélodies et bons vers. Et il se fit jongleur car il avait perdu tout son avoir au jeu de dés. C’était un homme de grande taille et très glouton. C’est pourquoi il devint gros outre-mesure. Pendant longtemps il fut très malheureux, sans recevoir ni dons ni honneur, tant qu’il alla à tra­ vers le monde à pied pendant plus de vingt ans, car ni lui ni ses chansons n’étaient ni estimés ni appré­ ciés. Il épousa une prostituée qu’il emmena avec lui longtemps à travers les cours, et qui s’appelait Guillelma la Nonne. Elle était très belle et très instruite mais devint aussi grosse et grasse que lui.

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E missers lo marques Bonifacis de Monferrat mes lo en aver et en rauba et en tan gran pretz lui e sas cansos.

Elle était d’un riche bourg qui s’appelle Alès, dans la marche de Provence, dans la seigneurie de Bernart d’Anduze. Puis monsieur le marquis Boniface de Montferrat donna des biens et des vêtements à Gaucelm, et témoigna de son estime pour le poète et ses chansons.

24. GAUSBERT DE POICIBOT

Lo monges Gaubertz de Poicibot si fo gentils hom de l’evesquat de Lemogas, fils del castellan de Poicibot. E fo mes morges, quant era enfans, en un mostier que a nom Saint Lunart. E saub ben letras e ben cantar e ben trobar. E per voluntat de femna issi del mostier, e vene s’en a selui on venian tuit aquil que per cortesia volion onor ni benfait, a‘N Savaric de Malleon, et il li det arnés de joglar, vestirs e cavals; dont el poi anet per cortz e trobet e fetz bonas cansos. Et enamoret se d’una donzella gentil e bella e fasia sas cansos d’ella. Et ella no*l vole amar si no se fezes cavalliers e no la tolgues per moiller. Et el o dis a N Savaric cum la donzella lo refudava. Don En Savarics lo fetz cavallier c’il donet terra e renda, e tole la donzella per moiller e teñe la a gran honor. Et avene si qu’el anet en Espaingna e la donzella remas. Et us cavalliers d’Angleterra se entendía en ella, e fetz tant e dis qu’el la mena via e tenc la longa sason per druda, e pois la laisa malamen anar. E quant Gaubertz tornet d’Espaingna, el alberga una 88

24. GAUSBERT DE POICIBOT

Le moine Gausbert de Poicibot était un noble de l’évêché de Limoges, fils d’un châtelain de Poicibot. Enfant, il entra dans les ordres, dans un monastère qui s’appelle Saint Lunart. Il devint lettré, et sut bien chanter et trouver. Par désir d’une femme, il quitta le monastère et vint à celui chez qui allaient tous ceux qui cherchaient honneurs et bienfaits pour leur courtoisie, Savaric de Mauléon. Et Savaric lui donna l’équipement de jongleur, des vêtements, et des chevaux. Ainsi, il alla à travers les cours et composa de bonnes chansons. Il tomba amoureux d’une demoiselle noble et belle et faisait ses chansons sur elle. Mais elle ne voulait pas l’aimer s’il ne devenait chevalier et ne l’épousait. Alors il raconta à Savaric comment la demoiselle le refusait. Savaric le fit donc chevalier et lui donna terre et rente, et il prit la demoiselle pour femme et lui accorda grand honneur. Et il advint que Gausbert alla en Espagne et que la demoiselle resta seule. Or, un chevalier d’Angle­ terre s’éprit d’elle ; il fit et lui dit tant qu’il réussit à 89

sera en la ciutat on ella era. E quan vene la sera, el anet deforas per voluntat de femna et entret en l’alberc d’una paubra femna, quel fon dich que laentre avia una bella donzella e trobet la soa moiller. E quant el la vit et ella lui, fo grans dolors entre lor e grans vergoingna. Ab lei estet la nuit, e l’endeman s’en anet cum ella e mena la en una morgia, on la fes rendre. E per aquella dolor laisset lo trobar e l cantar. Et aici son escritas de las soas cansos.

l’emmener et il la garda longtemps comme maî­ tresse. Puis il l’abandonna d’une façon cruelle. Et lorsque Gausbert rentra d’Espagne il logea une nuit dans la ville où elle était. Et quant le soir tomba, il sortit par désir d’une femme ; il entra dans la maison d’une pauvresse où — avait-il entendu dire — il y avait une très belle demoiselle. Et il y trouva sa femme. Quand il la vit et qu’elle le vit à son tour, ils éprouvèrent une grande douleur et une grande honte. Il resta avec elle cette nuit et le lendemain il partit avec elle et l’emmena dans un couvent où il la fit entrer. Et à cause de cette douleur, il perdit toute inspiration et ne chanta plus. Et ici sont écrites quelques-unes de ses chansons.

25. GIRAUT DE BORNEILL

Girautz de Bomeill si fo de Limozi, de l’encontrada d’Esiduoill, d’un ric castel del viscomte de Lemoges. E fo hom de bas afar, mas savis hom fo de letras e de sen natural. E fo meiller trobaire que negus d’aquels qu’eron estat denan ni foron apres lui; per que fo apellatz maestre deis trobadors, et es anear per toz aquels que ben entendon subtils ditz ni ben pauzatz d’amor ni de sen. Fort fo honratz per los valenz homes e per los entendenz e per las dompnas qu’entendian los sieus maestrals ditz de las soas chansos. E la soa vida si era aitals que tot l’invern estava en escola et aprendia letras, e tota la estat anava per cortz e menava ab se dos cantadors que cantavon las soas chansos. Non volc mais muiller, e tot so qu’el gazaingnava dava a sos paubres parenz et a la eglesia de la villa on el nasquet, la quals glesia avia nom, et a anearas, Saint Gervas. Et aici son escritas gran ren de las soas chansos.

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25. GIR AUT DE BORNEILL

Giraut de Borneill était du Limousin, de la contrée d’Exci deuil, d’un riche château du vicomte de Limoges. C’était un homme de condition modeste, mais lettré et spirituel. Et ce fut le meilleur troubadour de tous ceux qui vécurent avant et après lui ; c’est pourquoi il fut appelé maître des trouba­ dours, et l’est encore par ceux qui comprennent les discours subtils exprimant clairement l’amour et sa raison. Il fut fort honoré par les hommes de valeur et par ceux qui s’entendent à l’amour et par celles qui comprenaient les paroles magistrales de ses chan­ sons. Et sa vie était telle que tout l’hiver il était à l’école où il enseignait les lettres, et tout l’été il voyageait à travers les cours et emmenait avec lui deux chan­ teurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais prendre femme et tout ce qu’il gagnait il le donnait à ses pauvres parents et à l’église de la ville où il était né, qui avait, et a encore, nom Saint-Gervais. Et ici est écrit un grand nombre de ses chansons. 93

26. GUI D’USSEL

Gui d’Uisel si fo de Limozin, gentils castellans, et el e sei fraire e sos cosins N’Elias eron seingnor d’Uisel, qu’es us ries castels. E li dui sei fraire avian nom l’uns N’Ebles e l’autre Peire, ed cosins avia nom N’Elias. E tuich quatre eran trobador. Gui trobava bonas cansos e N’Elias bonas tensos, e N’Ebles las malas tensos, e’N Peire descantava tôt quant li trei trobaven. En Gui si era canorgues de Briude e de Monfer­ ran, e si entendet longa saison en Na Malgarita d’Albuison et en la comtessa de Montferan, don fetz maintas bonas cansos. Mas lo legatz del papa li fetz jurar que mais non fezes cansos. E per lui laisset lo trobar e-1 cantar.

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26. GUI D’USSEL

Gui d’Ussel était originaire du Limousin ; c’était un noble châtelain. Ses frères, son cousin Elias, et lui-même, étaient seigneurs d’Ussel, un riche châ­ teau. Ses deux frères s’appelaient Ebles et Peire, et le cousin Elias ; tous quatre étaient troubadours. Gui composait de bonnes chansons, et Elias trouvait de bons tensos, Ebles composait de mauvais tensos. Peire chantait tout ce que les autres composaient. Gui était chanoine de Brioude et de Montferrand, et pendant longtemps il aima dame Malgarita d’Aubusson et la comtesse de Montferrand, à propos de qui il composa plusieurs chansons. Mais le légat du Pape lui fit jurer qu’il ne ferait plus jamais de chansons. Et pour cette raison Gui cessa de trouver et de chanter.

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27. GUILLAUME IX, COMTE DE POITOU

Lo coms de Peitieus si fo uns deis majors cortes del mon e deis majors trichadors de dompnas, e bons cavalliers d’armas e lares de dompnejar; e saup ben trobar e cantar. Et anet lonc temps per lo mon per enganar las domnas. Et ac un fill, que ac per moiller la duquessa de Normandia, don ac una filia que fo moiller del rei Enric d’Engleterra, maire del rei Jove e d’En Richart e del comte Jaufre de Bretaingna.

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27. GUILLAUME IX, COMTE DE POITOU

Le comte de Poitiers fut un des hommes les plus courtois du monde, et un des plus grands tricheurs de dames. C’était en armes un très bon chevalier, et aussi un grand séducteur. Et il sut bien trouver et chanter. Il voyagea longtemps par le monde afin de tromper les dames. Guillem eut un fils dont la femme était duchesse de Normandie10 dont il eut une fille qui fut mariée au roi Henri d’Angleterre, et fut mère du Jeune Roi, de Richard et du comte Jaufre de Bretagne.

10. Le biographe se trompe ici. Le fils du poète, Guillem X, époux d’Aénor de Châtellerault, fut le père d’Eléonor d’Aqui­ taine. C’est elle qui devint duchesse de Normandie en épousant le roi Henri II d’Angleterre en 1152. (Voir vida 12.)

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28. GUILLEM DE SAINT LEIDIER

Guillems de Saint Leidier si fo uns rics castellans de Veillac, de 1’evesquat del Puoi Sainta Maria. E fo honratz hom e bons cavalliers d’armas, e lares donaire d’aver e molt enseingnatz e molt cortes e molt fis amaire, e molt amatz e grazitz. Et entendet se en la marquesa de Polonhac, qu’era sor del Dalfin d’Alverne e de Na Sail de Claustra, e moiller del vescomte de Polonhac. En Guillems de Saint Leidier si fasia sas cansos d’ella e l’amava per amor e disia li « Bertrán » et a-N Ugo Mareseal disia altresi « Bertrán », qu’era sos compaing e sabia tot lo faich e-1 die de Guillem de San Leidier e de la marquesa; e tuit trei si clamaven « Bertrán » l’uns l’autre. Mot agüen gran alegreza ensembre tuit trei; mas a-N Guillem de San Leidier tornet en gran tristessa, que ill dui « Bertrán » feron gran fellonia de lui.

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28. GUILLEM DE SAINT LEIDIER

Guillem de Saint Leidier était un riche châtelain de Veillac, de l’évêché de Puy-Sainte-Marie. Ce fut un homme honoré et bon chevalier aux armes, généreux de son avoir, fort lettré et courtois, amant agréable, très aimé et bien accueilli. Il courtisa la marquise de Polognac, qui était sœur du Dauphin d’Auvergne et de Dame Sail de Claus­ tra, et femme du vicomte de Polognac. Guillem de Saint Leidier faisait ses chansons sur elle et l’aimait d’amour et l’appelait « Bertran ». Et il appelait aussi « Bertran » Uc Mareschal, son compagnon, qui savait tout ce que Guillem et la marquise faisaient et se disaient ; tous les trois s’appelaient « Bertran ». Tous les trois s’amusèrent beaucoup ensemble. Mais cette joie se transforma en une grande tristesse pour Guillem de Saint Leidier, car les deux autres « Ber­ tran » commirent envers lui une grande félonie.

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29. GUILLEM DE BERGUEDAN

Guillems de Berguedan si fo uns gentils bars de Cataloingna, vescoms de Berguedan, seingner de Madorna e de Riechs, bons cavalliers e bons guerrers. Et ac gran guerra com Raimon Foie de Cardona, qu’era plus ries e plus grans qu’el. Et avenc se que un dia se trobet ab Raimon Foie, et ausis lo malamen. E per la mort d’En Raimon Foie el fo deseretatz. Longa saison lo mantenguen siei paren e siei amie ; mas pois tuit l’abandoneren per so que tuichs los escogosset, o de las moillers o de las fillas o de las serrors; que anc non fo negus que l mantengues, mas de N’Arnaut de Castelbon, qu’era uns valenz hom, gentils e grans d’aquella encontrada. Bons sirventes fetz, on disia mais als uns e bens als altres e se vanava de totas las domnas que ill soffrian amor. Moût li vengon grans aventuras d’armas e de dompnas e de grans desaventuras. Pois l’aucis uns peons.

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29. GUILLEM DE BERGUEDAN

Guillem de Berguedan était un noble baron de Catalogne, vicomte de Berguedan, seigneur de Madrona et de Puig-reig, bon chevalier et bon guerrier. Il eut une grande guerre contre Raimon Foie qui était plus riche et plus grand que lui. Il advint qu’un jour Guillem se trouva avec Raimon Foie et il le tua perfidement. Et à cause de la mort de Foie, Guillem fut dépossédé. Ses parents et ses amis le soutinrent pendant longtemps, mais après, tous l’abandonnè­ rent parce qu’il les bafoua — soit avec leurs femmes, soit avec leurs filles ou leurs sœurs. De sorte que personne ne voulut plus le soutenir sauf Arnaut de Castelbon, qui était un homme de valeur, noble et grand, de cette contrée. Guillem composa de bons sirventes où il disait du mal des uns, et du bien des autres, et se vantait de toutes les dames qui acceptaient son amour. Il eut beaucoup d’aventures d’armes et de dames, et aussi de grandes mésaventures. Puis un valet le tua. 101

30. GUILLEM DE CABESTAING

Version des MSS FbIK

Guillems de Capestaing si fo uns cavalliers de l’encontrada de Rossillon, que confinava com Cataloingna e com Narbones. Molt fo avinenz e prezatz d’armas e de servir e de cortesia. Et avia en la soa encontrada una domna que avia nom ma dompna Seremonda, moiller d’En Raimon de Castel Rossillon, qu’era molt ries e gentils e mais e braus e fers et orgoillos. E Guillems de Capestaing si l’amava la domna per amor e cantava de leis e fazia sas chansos d’ella. E la domna, qu’era joves e gentil e bella e plaissenz, sil volia be major que a re del mon. E fon dit a Raimon de Castel Rossiglon ; et el, com hom iratz e gelos, enquéri lo fait, e sa[u]p que vers era, e fez gardar la moiller fort. E quant venc un dia, Raimon de Castel Rossillon troba passan Guillem senes gran compaingnia et

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30. GUILLEM DE CABESTAING

Version des MSS FbIK

Guillem de Cabestaing était un chevalier de la contrée du Roussillon, aux confins de la Catalogne et du Narbonnais. Ce fut un homme charmant, prisé pour ses faits d’armes, sa chevalerie et sa courtoisie. Et il y avait dans sa contrée une dame qui avait nom Soremonda, femme de Raimon de Castel Roussillon, lequel était très riche et noble mais aussi méchant, farouche, cruel et orgueilleux. Et Guillem de Cabestaing aimait d’amour cette dame, il chantait d’elle, et composait des chansons à son sujet. Et la dame, qui était jeune, noble, belle et plaisante l’aimait plus que personne au monde. Et on raconta ceci à Raimon de Castel Roussillon ; et lui, homme furieux et jaloux qu’il était, fit une enquête sur l’affaire. Il apprit que c’était vrai et fit surveiller étroitement sa femme. 103

ausis lo ; e trais li lo cor del cors ; e fez lo portar a un escudier a son alberc ; e fez lo raustir e far peurada, e fes lo dar a manjar a la muiller. E quant la domna l’ac manjat lo cor d’En Guillem de Capestaing, En Raimon li dis o que el fo. Et ella, quant o auzi, perdet lo vezer e l’auzir. E quant ela revene, si dis : « Seingner, ben m’avez dat si bon manjar que ja mais non manjarai d’autre. » E quant el auzi so qu’ella dis, el coret a sa espaza e vole li dar sus en la testa ; et ella s’en anet al balcon e se laisset cazer jos, e fo morta.

Version des MSS ABN2

Guillems de Cabestaing si fo us cavalliers de l’encontrada de Rossillon, que confina ab Cataloigna et ab Narbones. Moût fo avinens hom de la persona, et moût presatz d’armas e de cortesia e de servir. Et avia en la soa encontrada una dompna que avia nom ma dona Soremonda, moiller d’En Raimon de Castel Rossillon, que era moût gentils e ries e mais e braus e fers et orgoillos. En Guillems de Cabestaing si amava la dompna per amor e chantava de lieis e-n fazia sas chanssos. E la dompna, qu’era joves e gaia e gentils e bella, srl volia ben mais qe a ren del mon. E fon dich so a’N Raimon de Castel Rossillon ; et el, cum hom iratz e gelos, enqeric tôt lo faich e saup que vers era, e fetz gardar la moiller. E qan venc un dia, Raimons de Castel Rossillon 104

Un jour, Raimon de Castel Roussillon trouva Guillem sans compagnons ; il le tua. Il lui fit arracher le cœur du corps et le fit apporter par un écuyer à sa maison. Puis il le fit rôtir et poivrer, et le fit donner à manger à sa femme. Quand la dame eut mangé le cœur de Guillem de Cabestaing, Raimon lui dit ce que c’était. Lorsque la dame entendit ceci, elle perdit la vue et l’ouïe ; en revenant à elle, elle lui dit : « Seigneur, vous m’avez donné un si bon repas, que je n’en mangerai jamais d’autre. » Entendant les paroles de sa femme, le mari courut vers son épée pour la frapper à la tête ; mais elle, courut au balcon et se précipita en bas ; c’est ainsi qu’elle mourut.

Version des MSS ABN2

Guillem de Cabestaing était un chevalier de la contrée du Roussillon, aux confins de la Catalogne et du Narbonnais. C’était un homme charmant de sa personne, et prisé pour ses faits d’armes, sa courtoi­ sie, et sa chevalerie. Et il y avait dans sa contrée une dame qui avait nom Soremonda, femme de Raimon de Castel Roussillon, lequel était très noble et riche, mais méchant, farouche, cruel et orgueilleux. Guillem aima la dame d’amour ; il chantait et faisait ses chansons sur elle. Et la dame, qui était jeune, gaie, noble et belle, aima Guillem plus que personne au monde. Et ceci fut rapporté à Raimon de Castel Roussillon. Et lui, homme furieux et jaloux, fit une enquête de toute l’affaire et, apprenant que c’était vrai, fit garder sa femme. 105

trobet passan Guillem de Cabestaing ses gran compaignia et aucis lo; e fetz li traire lo cor del cors e fetz li taillar la testa; ei cor fetz portar a son albere e la testa atressi; e fetz lo cor raustir e far a pebrada, e fetz lo dar a manjar a la moiller. E qan la dompna l’ac manjat, Raimons de Castel Rossillon li dis : « Sabetz vos so que vos avetz manjat ? » Et ella dis : « Non, si non que mout es estada bona vianda e saborida. » Et el li dis q’el era lo cors d’En Guillem de Cabestaing so que ella avia manjat; et, a so q’ellal crezes mieils, si fetz aportar la testa denan liéis. E quan la dompna vic so et auzic, ella perdet lo vezer e l’auzir. E qand ella revene, si dis : « Seigner, ben m’avetz dat si bon manjar que ja mais non manjarai d’autre. » E qand el auzic so, el cors ab s’espaza e volc li dar sus en la testa; et ella cors ad un balcón e laisset se cazer jos, et enaissi moric. E la novella cors per Rossillon e per tota Cataloigna q’En Guillems de Cabestaing e la dompna eran enaissi malamen mort e q’En Raimons de Castel Rosillon avia donat lo cor d’En Guillem a manjar a la dompna. Mout fo grans tristesa per totas las encontradas; el reclams vene denan lo rei d’Aragon, que era seigner d’En Raimon de Castel Rossillon e d’En Guillem de Cabestaing. E vene s’en a Perpignan, en Rossillon, e fetz venir Raimon de Castel Rossillon denan si; e, qand fo vengutz, sil fetz prendre e tole li totz sos chastels e-ls fetz desfar; e tole li tot qant avia, e lui en menet en preison. E pois fetz penre Guillem de Cabestaing e la dompna, e fetz los portar a Perpignan e metre en un monumen denan l’uis de la gleisa; e fetz desseignar desobre 1 monumen cum

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Un jour, Raimon de Castel Roussillon trouva Guillem de Cabestaing sans compagnons : il le tua. Et il lui fit arracher le cœur du corps et lui fit trancher la tête. Le cœur fut apporté à sa maison ainsi que la tête. Et Raimon fit rôtir et poivrer le cœur ; et il le donna à sa femme à manger. Quand la dame l’eut mangé, Raimon de Castel Roussillon lui dit : « Savez-vous ce que vous avez mangé ? » Et elle lui dit : « Non, seulement que le mets était bon et savou­ reux. » Il lui dit alors que c’était le cœur de Guillem de Cabestaing. Pour qu’elle le crût davantage, il fit apporter la tête du poète devant elle. Quand la dame la vit et entendit ces paroles, elle perdit la vue et l’ouïe. Et quand elle revint à elle, elle dit : « Seigneur, vous m’avez offert un mets si délicieux que jamais je n’en mangerai d’autre. » Et quand il entendit ceci, Raimon s’élança avec son épée pour frapper sa femme à la tête ; mais elle se précipita vers la fenêtre, et se laissa tomber. Ainsi elle mourut. Et les nouvelles de la malheureuse mort de Guillem de Cabestaing et de la dame parcoururent le Roussillon et toute la Catalogne. On racontait comment Raimon de Castel Roussillon avait donné le cœur de Guillem de Cabestaing à manger à la dame. Il y eut une grande tristesse dans toutes les contrées. Et une plainte fut déposée devant le roi d’Aragon qui était seigneur de Raimon de Castel Roussillon et de Guillem de Cabestaing. Et le roi vint à Perpignan, dans le Roussillon, et fit venir Raimon de Castel Roussillon devant lui.

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ill eron estât mort ; et ordenet pert tôt lo comtat de Rossillon que tuich li cavallier e las dompnas lors vengesson far anoal chascun an. E Raimons de Castel Rossillon moric en la preison del rei.

Quand il fut venu, il le fit saisir et lui enleva tous ses châteaux et le ruina : il lui enleva tout ce qu’il avait et le mit en prison. Puis le roi fit prendre les corps de Guillem de Cabestaing et de la dame et les fit apporter à Perpignan et mettre dans un tombeau devant la porte de l’église. Il fit dessiner sur le tombeau une scène qui décrivait la façon dont ils moururent. Et le roi ordonna que tous les chevaliers et toutes les dames du comté de Roussillon vinssent chaque année célébrer l’anniversaire de leur mort. Et Raimon de Castel Roussillon mourut dans la prison du roi.

31. GUILLEM FIGUERA

Guillems Figuera si fo de Tolosa, fils d’un sartor, et el fo sartres. E quant li Franses aguen Tolosa, si s’en venc en Lombardia. E saup ben trobar e cantar; e fez se joglars entre los citaudis. Non fo horn que saubes caber entre.Is baros ni entre la bona gen; mas mout se fez grazir als arlotz et als putans et als hostes et als taverniers. E s’el vezia bon home de cort venir lai on el estava, il n’era tristz e dolenz; et ades se penava de lui baissar e de levar los arlotz.

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31. GUILLEM FIGUERA

Guillem Figuera naquit à Toulouse; fils d’un tailleur, il fut tailleur lui-même. Et quand les Français occupèrent Toulouse, Guil­ lem s’en alla en Lombardie. Il savait bien trouver et chanter, et devint jongleur parmi les gens de la ville. Ce n’était pas un homme qui savait s’introduire et demeurer chez les barons ou les gens de qualité. Mais il se fit très bien accueillir par les ribauds, les prostituées, les aubergistes et les taverniers. S’il voyait venir vers lui un homme de cour, il devenait triste et malheureux ; et aussitôt il s’efforçait de le rabaisser et d’exalter les ribauds.

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32. GUILLEM DE MONTAGNAGOL

Guillem de Montangnhagout si fo uns chavaliers de Proenza, e fon bon trobador e grant amador. E entendía se e[n] ma dona Jauseranda, del castel de Lunel; e fes per leis maintas bonas chanzos.

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32. GUILLEM DE MONTAGNAGOL

Guillem de Montagnagol fut un chevalier de Provence et ce fut un bon troubadour et un grand amoureux. Il courtisa madame Jausserande du châ­ teau de Lunel. Et il fit pour elle maintes bonnes chansons.

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33. GUILLEM DE LA TOR

Guillems de la Tor si fon joglars e fo de Peiregore, d’un castel q’om ditz la Tor, e vene en Lombardia. E sabia cansos assatz e s’entendia e chantava e ben e gen, e trobava. Mas quant volia dire sas cansos, el fazia plus lonc sermón de la rason que non era la cansos. E tole moiller a Milán, la moiller d’un barbier, bella e jove, la qual envolet e la menet a Com. E volia li meilz qu’a tot lo mon. Et avene si qu’ella mori; don el se det si gran ira qu’el vene mat, e crezet qu’ella se fezes morta per partir se de lui. Don el la laisset dez dias e dez nuoigz sobre l monimen e chascun ser el anava al monimen e trasia la fora e gardava la per lo vis, baisan e abrasan, e pregan qu’ella li parles e*ill disses se ella era morta o viva ; e si era viva, qu’ela tornes ad el; e si morta era, qu’ella li dises qals penas avia, que li faria tantas messas dire, e tantas elimosnas faria per ella qu’el la trairia d’aquellas penas. Saubut fo en la ciutat per los bons homes, si que li orne de la térra lo feron anar via de la térra. Et el

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33. GUILLEM DE LA TOR

Guillem de la Tour fut jongleur. Il naquit au Périgord, dans un château qu’on appelle La Tour. Il s’en alla en Lombardie. Et il connaissait beaucoup de chansons, avait de l’imagination et chantait bien et gracieusement ; il trouvait aussi. Mais lorsqu’il voulait réciter ses chansons il consacrait beaucoup plus de temps à l’explication qu’à la chanson ellemême. Et il prit femme à Milan, l’épouse d’un barbier — jeune et belle — qu’il enleva et emmena à Côme. Il l’aimait plus que tout au monde. Mais il advint que sa femme mourut, et Guillem fut si affligé par cet événement qu’il devint fou et se mit à croire que la femme feignait d’être morte pour pouvoir l’aban­ donner. De sorte qu’il la laissa dix jours et dix nuits sur le tombeau11. Et tous les soirs il allait au 11. L'interprétation du manuscrit est difficile ici; il semble y avoir une lacune entre « el la laisset dez dias e dez nuoigz sobre-1 monimen » et la phrase suivante. Boutière-Schutz suggèrent : « il allait au monument » ou « il levait le monument ». Favati suit la dernière lecture.

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anet cerquan per totas partz devins e devinas, si ella mais poiria tornar viva. Et uns escarniers si li det a creire que si el legia chascun dia lo salteri e disia .C. e .L. patres nostres e dava a .VII. paubres elemosinas anz qu’el manges, et aissi fesses tôt un an, que non faillis dia, ella venria viva, mas non manjaria ni beuria ni parlaria. El fo molt alegres quant el so auzi, e comenset ades a far so que aquest li avia enseingnat ; et enaissi o fez tôt l’an entier, que anc non failli dia. E qant el vit que ren no ill valia so que a lui era enseingnat, el se desperet e laisset se morir.

tombeau et en sortait le corps, pour regarder son visage, l’embrasser et le serrer dans ses bras. Et il la priait de lui parler, de lui dire si elle était morte ou vivante ; et si elle était vivante, qu’elle revînt à lui ; si elle était morte, qu’elle lui dise quelles souffrances elle ressentait — qu’il lui ferait dire tant de messes et qu’il offrirait pour elle tant d’aumônes qu’il la tirerait de ses peines. Les honnêtes gens de la ville apprirent cela, de sorte que les hommes de la contrée firent chasser Guillem ' de cette région. Et il s’en alla partout cherchant des sorciers et sorcières pour savoir si sa femme pourrait jamais revenir à la vie. Et un méchant tricheur lui fit croire que s’il lisait tous les jours le psautier et disait cent cinquante pater noster et donnait, avant de manger, des aumônes à sept pauvres, pendant une année entière sans manquer un seul jour, elle reviendrait à la vie. Mais, lui dit-il, elle ne mangerait point, ni ne boirait, ni ne parierait non plus. Guillem fut très joyeux lorsqu’il entendit ces nouvelles. Et il se mit à faire ce que le moqueur lui avait dit de faire, et ceci pendant une année entière, sans manquer un seul jour. Mais quand il vit que ce qu’on lui avait dit ne lui valait rien, il désespéra et se laissa mourir.

34. GUIRAUDON LE ROUX

Guiraudos lo Ros si fo de Tollosa, fils d’un paubre cavalier. E vene en la cort de son seingnor, lo comte Anfos, per servir. E fon cortes e ben chantanz. Et enamoret se de la comtessa, filia de son seingnor; e l’amors qu’el ac en leis l’enseingnet a trobar. E fetz mantas cansos.

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34. GUIRAUDON LE ROUX

Guiraudon le Roux fut de Toulouse, fils d’un pauvre chevalier. Et il vint à la cour de son seigneur, le comte Alphonse, pour le servir. Et il fut courtois et savait bien chanter. Il tomba amoureux de la comtesse, fille de son seigneur ; et l’amour qu’il éprouva lui enseigna à trouver. Et il composa maintes chansons.

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35. JAUFRE RUDEL

Jaufres Rudels de Blaia si fo moût gentils hom, e fo princes de Blaia. Et enamoret se de la comtessa de Tripol, ses vezer, per lo ben qu’el n’auzi dire als pèlerins que venguen d’Antiocha. E fez de leis mains vers ab bons sons, ab paubres motz. E per voluntat de leis vezer, el se croset e se mes en mar. E près lo malautia en la nau, e fo condug a Tripol, en un alberc, per mort. E fo fait saber a la comtessa et ella vene ad el, al son leit e près lo entre sos bratz. E saup qu’ella era la comtessa, e mantenent recobret l’auzir el flairar, e lauzet Dieu, que l’avia la vida sostenguda tro qu’el Pagues vista. Et enaissi el mori entre sos bratz. Et ella lo fez a gran honor sepellir en la maison del Temple. E pois, en aquel dia, ella se rendet morga per la dolor qu’ella ac de la mort de lui.

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35. JAUFRE RUDEL

Jaufre Rudel de Blaye fut un homme noble, prince de Blaye. Il tomba amoureux de la comtesse de Tripoli sans la voir, à cause du grand bien qu’il entendit dire d’elle par les pèlerins qui revenaient d’Antioche. Il composa beaucoup de bons poèmes sur elle, avec de bonnes mélodies mais des vers très simples. Et pour aller la voir, il se croisa et se mit en mer. Malheureusement, il tomba malade à bord et il fut transporté dans une auberge à Tripoli, comme mort. Et ceci fut dit à la comtesse, et elle vint vers lui, auprès de son lit, et elle le prit dans ses bras. Il sut que c’était la comtesse et tout à coup il recouvra la vue et l’ouïe, et remercia Dieu de l’avoir maintenu en vie jusqu’à ce qu’il l’eût vue. Et ainsi il mourut dans les bras de la comtesse. Et elle le fit ensevelir avec honneur dans la maison des Templiers ; puis elle se fit nonne à cause de la douleur qu’elle éprouva de sa mort.

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36. LANFRANC CIGALA

En Lanfranc Cigalla si fo de la ciutat de Genoa. Gentils hom e savis fo. E fo jutges e cavalliers, mas vida de juge menava. Et era grans amadors ; et entendía se en trobar e fo bon trabador e fes mantas bonas chansos, e trobava volontiers de Dieu. Et aqui son escriptas de las soas cansos.

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36. LANFRANC CIGALA

Lanfranc Cigala était de la ville de Gênes. Il fut noble et savant. Et il était juge et chevalier, mais menait la vie d’un juge. Il était grand amoureux, et prenait plaisir à bien trouver ; il fut bon troubadour et fit maintes bonnes chansons. Et il en composait souvent qui parlaient de Dieu. Et ici sont écrites quelques-unes de ses chansons.

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37. MARCABRU

Version du MS K Marcabruns si fo de Gascoingna, fils d’una paubra femna que ac nom Marcabruna, si comme el dis en son chantar :

Marcabruns, lo filis Na Bruna, Fo engendraz en tal luna Qu’el saup d’amor cum degruna, — Escoutatz ! — Que anc non amet neguna, Ni d’autra no fo amatz. Trobaire fo deis premiers c’om se recort. De caitivetz vers e de caitivetz serventes fez, e dis mal de las femnas e d’amor. Version du MS A

Marcabrus si fo gitatz a la porta d’un rie home, ni anc non saup hom quil fo ni don. E N’Aldrics del 124

37. MARCABRU

Version du MS K Marcabru était de Gascogne, fils d’une pauvre femme qui eut nom Marcabruna, comme il dit dans sa chanson :

Marcabru, fils de Na Bruna Fut engendré en telle lune Qu’il sut comme l’amour s’égrène — Ecoutez ! — Car il n’aima jamais aucune femme Ni fut de nulle aimé. II fut parmi les premiers troubadours dont on se souvient. Il fit des vers et des sirventes méchants, et il dit du mal des femmes et de l’amour. Version du MS A

Marcabru fut jeté à la porte de chez un riche homme, et on ne sut jamais qui il était ni d’où il était

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Vilar fetz lo noirir. Apres estet tant ab un trobador que avia nom Cercamon qu’el comensset a trobar. Et adoncs el avia nom Pamperdut ; mas d’aqui enan ac nom Marcabrun. Et en aqel temps non appellava hom cansson, mas tôt qant hom cantava eron vers. E fo moût cridatz et ausitz pel mon, e doptatz per sa lenga; car el fo tant maldizens que, a la fin, lo desfeiron li castellan de Guianfa], de cui avia dich moût gran mal.

venu. Et Aldric del Vilar le fit élever. Après il fut si longtemps avec un troubadour qui avait nom Cercamon qu’il commença- à trouver. Et à ce temps-là, il avait nom Panperdut ; mais dorénavant il s’appela Marcabru. Et à cette époque on ne parlait pas de « chansons », mais tout ce qu’on chantait était « vers ». Et Marcabru fut très renommé et écouté à travers le monde, et redouté à cause de sa langue ; car il fut si médisant que, finalement, il fut ruiné par les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup de mal.

38. MARIA DE VENTADOUR

Ben avetz auzit de ma dompna María de Ventadorn com ella fo la plus preziada dompna qe anc fos en Lemozin, et aqella qe plus fetz de be e plus se gardet de mal. E totas vetz l’ajudet sos senz, e follors no ill fetz far follia. Et onret la Deus de bel plazen cors avinen, ses maestría. En Guis d’Uisels si avia perduda sa dompna, si com vos avetz ausi[t] en la soa cansón qe dis : Si be-m partetz, mala dompna, de vos; don el vivía en gran dolor et en gran tristessa. Et avia lonc tems q’el no avia chantat ni trobat; don totas las bonas dompnas d’aqella encontrada n’eron fort dolentas, e ma dompna María plus qe totas, per so q’En Guis d’Uisels la lauzava en totas sas cansos. E-l coms de la Marcha, lo cals era apellatz N’Ucs lo Brus, si era sos cavalliers, et ella l’avia fait tant d’onor e d’amor com dompna pot far a cavalier. Et, un dia, el dompnejava com ella, e si ag[r]on una tensón entre lor : qe l coms de la Marcha dizia

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38. MARIA DE VENTADOUR

Vous avez bien entendu parler de madame Maria de Ventadour comme la dame la plus prisée qu’il y eût jamais en Limousin, qui fit le plus de bien et se garda le plus de faire du mal. Et sa raison l’aida toujours, et la folie ne lui fit jamais commettre d’excès. Et Dieu l’honora d’un beau corps, agréable et sans artifice. Et Gui d’Ussel12, qui avait perdu sa dame, comme vous avez entendu par sa chanson qui dit :

« Si vous m’éloignez, méchante dame, de vous », (P.-C. 194,19) vivait dans la douleur et la tristesse. Et depuis déjà longtemps il ne chantait ni ne trouvait ; de sorte que toutes les dames de cette contrée en étaient très tristes, et madame Maria plus que toute autre, car Gui d’Ussel la louait dans toutes ses chansons. Et le comte de la Marche, qu’on appelait Uc lo Brun, était 12. Voir vida 26.

129 Les vies des troubadours.

5.

qe totz fis amaire, pois qe sa dompna li dona s’amor ni l pren per cavalier ni per amie, tant corn el es leials ni fis vas ella, deu aver aitan de seignoria en ella e de comandamen corn ella de lui ; e ma dompna Maria defendia qe l’amic[s] no dévia aver en ella seignoria ni comandamen. En Guis d’Uisels si era en la cort de ma dompna Maria; et ella, per far lo tornar en cansos et en solatz, si fetz una cobla en la cal li mandet si se covenia qe l’amics ages aitant de seignoria en la soa dompna com la dompna en lui. E d’aqesta rason ma dompna Maria si ¡’escomes de tensón e dis enaissi : Gui d’Uisel, bem pesa de vos.

son chevalier, et elle lui avait conféré autant d’hon­ neur et d’amour qu’une dame peut dispenser à un chevalier. Et un jour qu’il la courtisait, ils se disputèrent : le comte de la Marche disait que tout fin amant, du moment que sa dame lui donne son amour et le prend comme chevalier ou comme ami, doit — tant qu’il est loyal et fidèle envers elle — avoir autant de suzeraineté et d’autorité sur elle que la dame en a sur lui. Et madame Maria soutenait que l’ami ne devait avoir ni suzeraineté ni autorité sur elle. Gui d’Ussel était à la cour de madame Maria, et elle — pour le faire revenir à ses chansons et à sa joie — fit un couplet où elle lui demandait s’il était séant que l’ami eût autant de suzeraineté sur la dame qu’elle en avait sur lui. Et à ce sujet, madame Maria proposa un tenso à Gui, où elle dit : Gui d’Ussel, vous me faites grande peine (P.-C. 295,1)

39. LE MOINE DE MONTAUDON

Lo monges de Montaudon si fo d’Alverne, d’un castel que a nom Vie, qu’es près d’Orlac. Gentils hom fo ; e fo faichs morgues de l’abaïa d’Orlac. E l’abas sil det lo priorat de Montaudon, e lai el se portet ben de far lo ben de la maison. E fasia coblas estan en la morgia e sirventes de las rasons que corion en aquella encontrada. E ill cavallier e*ill baron si l traissen de la morgia e feiren li gran honor e deiron li tot so que-ill plac ni lor demandet; et el portava tôt a Montaudon, al sieu priorat. Moût crée e meilluret la soa glesia, portan tota via los draps mongils. E tornet s’en ad Orlac, al sieu abat, mostran lo meilluramen qu’el avia faich al priorat de Montaudon ; e preguet que-ill li des gracia que-s degues régir al sen del rei N’Anfos d’Arragon ; e l’abas la-ill det. E il reis li comandet qu’el manjes earn e domnejes e cantes e trobes ; et el si fez. E fo faichs seingner del Puoi Sainta Maria e de dar l’esparvier. Lonc temps ac la seingnoria de la cort del Puoi, tro

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39. LE MOINE DE MONTAUDON

Le moine de Montaudon était d’Auvergne, d’un château qui a nom Vie, et se trouve près d’Orlac. C’était un‘homme noble qui fut fait moine de l’abbaye d’Orlac. Et l’abbé lui donna le prieuré de Montaudon, et là il s’efforça d’agir au profit de cette maison. Tandis qu’il était au couvent, il composa des couplets et des sirventes sur des sujets qu’on discutait dans cette contrée. Et les chevaliers et les barons l’enlevèrent du couvent, lui firent grand honneur et lui donnèrent tout ce qui lui plaisait et tout ce qu’il leur demandait. Et il apportait tout à Montaudon, son couvent. Son église s’agrandit et s’enrichit pendant qu’il portait l’habit monastique. Et il revint à Orlac, chez son abbé, lui montrant l’amélioration qu’il avait faite au prieuré de Montaudon. Et le moine pria l’abbé de lui accorder le privilège d’obéir au désir du roi, Alphonse d’Aragon. Et l’abbé le lui donna. Et le roi lui ordonna de manger de la viande et de courtiser les dames, de chanter et trouver. Et le 133

que la cortz se perdet. E pois el s’en anet en Espaingna, e fo li faita grans honors per totz los reis e per totz los barons. Et anet s’en ad un priorat en Espaingna, que a nom Vilafranca, qu’es de l’abaia d’Orlac. E l’abas si la il det. Et el la enrequi e la meilloret ; e lai el mori e definet.

moine le fit. Et il fut fait seigneur du Puy-SainteMarie et reçut le droit de donner l’épervier *3. Le moine eut longtemps la seigneurie de la cour du Puy, jusqu’à ce que la cour disparut. Et puis il s’en alla en Espagne, où il fut honoré par tous les rois et tous les barons. Et il s’en alla dans un prieuré d’Espagne qui a nom Villafranca qui appartient à l’abbaye d’Orlac. Et l’abbé le lui donna. Et il l’enrichit et l’améliora. C’est là qu’il finit ses jours et qu’il mourut.

13. A la cour du Puy il v avait une société littéraire qui offrait comme prix au poète le plus distingué un épervier. Dans le MS A, on trouve au folio 120 le moine de Montaudon tenant un épervier dans la main.

40. PEIRE D’AUVERGNE

Peire d’Alverne si fo de l’evesquat de Clarmon. Savis hom fo e ben letratz, e fo fils d’un borges. Bels et avinens fo de la persona. E trobet ben e cantet ben, e fo lo premiers bons trobaire que fon outra mon et aquel que fez los meillors sons de vers que anc fosson faichs : De jostads breus jorns eds Iones sers.

Cansón no fetz, qe non era adoncs negus cantars appellatz cansos, mas vers; qu’En Guirautz de Borneill fetz la premeira cansón que anc fos faita. Moût fo onratz e grasitz per totz los valenz barons que adonc eran e per totas las valenz dompnas, et era tengutz per lo meillor trobador del mon, tro que vene Guirautz de Borneill. Moût se lausava en sos cantars e blasmava los autres trobadors, si qu’el dis de si en una cobla d’un sirventes qu’il fez : Peire d’Alverne a tal votz Que canta de sobr’e de sotz,

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40. PE1RE D’AUVERGNE

Peire d’Auvergne fut de l’évêché de Clermont. Ce fut un homme savant et bien instruit, fils d’un bourgeois. Il fut beau et charmant de sa personne. Et il trouva'bien et chanta bien, et ce fut le premier bon troubadour qui voyagea outre-mont et celui qui composa les meilleures mélodies de vers qui furent jamais faites :

Au temps des jours brefs et des longs soirs (P.-C. 323, 15)

Il ne fit jamais de « chansons » : à cette époque on n’appelait pas chanson, mais vers, ce qu’on chantait ; c’est Giraut de Borneill14 qui fit la première chanson qui fut jamais faite. Peire fut honoré et bien accueilli par tous les vaillants barons qui existaient alors, et par toutes les dames de valeur ; et il fut considéré comme le meilleur troubadour du monde, jusqu’à l’arrivée de Giraut de Borneill. Il se louait beaucoup dans son chant et blâmait les autres troubadours, 14. Voir vida 25.

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E siei son son douz e piasen ; E pois es maïstre de totz, Ab q’un pauc esclaris sos motz, Qu’a penas nuillz hom los enten. Longamen estet e visquet al mon, com la bona gen, segon qu’en dis lo Dalfins d’Alverne, en cui temps el nasquet ; e pois el fetz penitensa e mori.

comme il le dit dans un couplet d’un sirventes qu’il composa :

Peire d’Auvergne a telle voix qu’il chante haut et bas, et ses mélodies sont douces et plaisantes et puis il est maître de tous. S’il éclaircissait un peu ses mots, car on les comprend à peine. (P.-C. 323, 11)

Il fut et vécut au monde longtemps entre les honnêtes gens, comme dit le Dauphin d’Auvergne qui naquit à cette époque. Puis il fit pénitence et mourut.

41. PEIRE DE BARJAC

Peire de Barjac si fo uns cavalliers, conpaingnon d’En Guillem de Balaun. E fo fort adregs e cortes, e tot aitals cavalliers com taingnia a Guillem de Balaun. E si s’enamoret d’una dompna del castel de Jaujac, la moiller d’un vavasor, et ella de lui; et ac de lei tot so qe-il plac. E Guillems de Balaun sabia l’amor de lui e d’ella. E venc si c’una serra el venc a Jaujac com Guillem de Balaun e fo sentatz a parlamen ab sa domna. Et avenc si que Peire de Barjac s’en parti malamen com gran desplazer e com brau comjat qu’ella li det. E quan venc l’endeman, Guillems s’en parti, e Peire com lui, tristz e dolenz. En Guillems demandet per que era tant tristz; et el li dis lo covinen. En Guillems lo confortet, disen qu’el en faria patz. E no fo lone temps qu’eil foron tornat a Jaujac, e fon faita la patz; et s’en parti d’ella com gran plazer que la domna li fetz. Et aqui e[s] escrit lo comjat qu’el pres de lei. 140

41. PEIRE DE BARJAC

Peire de Barjac fut un chevalier, compagnon de Guillem de Balaun. Il était fort adroit et courtois, précisément le genre de chevalier qui convenait à Guillem dé Balaun. Et il s’éprit d’une dame du château de Jaujac, femme d’un vavasseur, et elle de lui ; et il eut d’elle tout ce qui lui plut. Guillem de Balaun connaissait l’amour de l’un et de l’autre. Et il advint qu’un soir Peire alla à Jaujac avec Guillem de Balaun, et s’assit en conversation avec la dame. Mais il advint alors que Peire quitta sa dame de façon mauvaise, avec grand déplaisir sur un rude congé qu’elle lui donna. Le lendemain matin, Guillem s’en alla et Peire avec lui, triste et dolent. Guillem lui demanda pourquoi il était si triste ; et Peire lui en dit la raison. Guillem réconforta Peire en lui disant qu’il ferait la paix entre eux. Ce fut peu de temps avant qu’ils retournèrent à Jaujac, et la paix fut faite. Et Peire quitta sa dame heureux du plaisir qu’elle lui conféra. Et ici est écrit le congé qu’il prit d’elle.

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42. PEIRE BREMON LO TORT

Peire Bremonz lo Torz si fo uns paubres cavalliers de Vianes. E fo bons trobaire et ac honor per totz los bons homes.

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42. PE1RE BREMON LO TORT

Peire Bremon le Tort fut un pauvre chevalier du Viennois. Il fut bon troubadour et fut honoré par tous les honnêtes gens.

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43. PEIRE CARDENAL

Peire Cardinal si fo de Veillac, de la siutat del Puei Nostra Domma; e fo d’onradas gens de paratge, e fo filz de cavallier e de domna. E cant era petitz, sos paires lo mes per quanorgue en la quanorguia major del Puei; et apres letras, e saup ben lezer e chantar. E quant fo vengutz en etat d’ome, el s’azautet de la vanetat d’aquest mon, quar el se sentit gais e bels e joves. E molt trobet de bellas razos e de bels chantz; e fetz cansos, mas paucas; e fes mans sirventes, e trobet los molt bels e bons. En los cals sirventes demostrava molt de bellas razons e de bels exemples, qui ben los enten; quar molt castiava la follia d’aquest mon, e los fals clergues reprendia molt, segon que demostron li sieu sirventes. Et anava per cortz de reis e de gentils barons, menan ab si son joglar que cantava sos sirventes. E molt fo onratz e grazitz per mon seingnor lo bon rei Jacme d’Arragon e per onratz barons. Et ieu, maistre Miquel de la Tor, escrivan, fauc asaber qu’En Peire Cardinal, quan passet d’aquesta 144

43. PEIRE CARDENAL

Peire Cardenal était de Veillac, de la ville du Puy Notre Dame ; et ses parents étaient d’honorables personnes de la noblesse : il était fils d’un chevalier et d’une dame. Lorsqu’il était pétition père le mit à la chanoinie majeure du Puy pour le faire chanoine. Et il apprit les lettres et sut bien lire et chanter. Quand il parvint à l’âge d’homme, il prit plaisir aux vanités de ce monde, car il se sentait gai et beau et jeune. Et il composa de belles razos et de beaux chants. Il fit des chansons, mais en petit nombre. Il composa maints sirventes, très beaux et très bons. Dans ses sirventes Peire développa de beaux thèmes, illustrés d’exemples très beaux pour ceux qui les comprennent. Car il blâmait beaucoup la folie de ce monde et reprenait beaucoup les faux clercs comme le montrent ses sirventes. Et il allait dans les cours des rois et des nobles barons, emmenant avec lui son jongleur qui chantait ses sirventes. Peire fut très honoré et accueilli par mon seigneur le bon roi Jaime d’Aragon et par les honorables barons. Et moi, maître Miquel de la Tor, écrivain, fais 145

vida, qu’el avia ben entor sent ans. Et ieu, sobredig Miquel, ai aquestz sirventes escritz en la ciutat de Nemze. Et aqui son escritz de los sieus sirventes.

savoir que Peire Cardenal avait environ cent ans quand il quitta cette vie. Et moi, le susdit Miquel, j’ai mis par écrit ces sirventes dans la ville de Nîmes. Voici quelques-uns de ses sirventes.

44. PEIRE DE MAENSAC

Peire de Maensac si fo d’Alverne, de la terra del Dalfin, paupres cavalliers; et ac un fraire que ac nom Austors de Maensac, et amdui foron trobador. E foren amdui- en concordi que Tuns d’els agues lo castel e l’autre agues lo trobar. Lo castel ac Austors ei trobar ac Peire; e trobava de la moiller d’En Bernart de Tierci. Tant cantet d’ella e tant la onret e la servi que la dompna se laisset furar ad el ; e mena la en un castel del Dalfin d’Alverne. E-l marritz la demandet molt com la Glesia e com gran guerra quem fetz; el Dalfins lo mantenc, si que mais no*[i]ll la rendet. Fort fo adregs hom e de bel solatz ; e fez avinenz cansos de sons e de motz, e bonas coblas de solatz.

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44. PEIRE DE MAENSAC

Peire de Maensac était d’Auvergne, la terre du Dauphin, et c’était un pauvre chevalier. Il eut un frère qui avait nom Austorc de Maensac, et tous les deux fureiït troubadours. Et ils s’étaient mis d’ac­ cord que l’un aurait le château et l’autre la poésie. Austorc eut le château, Peire la poésie. Et il composait à propos de la femme de Bernart de Tierci. Il chanta tant sur elle, l’honora et la courtisa tant que la dame se laissa enlever ; et il l’emmena dans un château du Dauphin d’Auvergne. Le mari ne cessa de la réclamer à la fois avec l’aide de l’Eglise et par la guerre. Le Dauphin soutint Peire, de sorte qu’il ne rendit jamais la dame à son mari. Ce fut un homme fort adroit et très sociable ; il composa des chansons, gracieuses en mélodie et en rime, et de bonnes tensos15.

15. La phrase « coblas de solatz » est ambiguë ; BoutièreSchutz l’interprètent « de bons couplets divertissants » (p. 302).

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45. PEIRE RAIMON DE TOULOUSE

Peirc Raimons dc Tolosa lo Viellz si fo filz d’un borges. E fetz se joglar et anet en la cort del rci Anfos d’Arragon; e-l reis l’acuilli eüll fetz gran honor. Et el era savis hom e suptils, e saub ben trobar e cantar; e fetz bonas cansos. Et estet en la cort del rei e del bon comte Raimon e d’En Guillem de Monpeslier, longa sason. Pois tolc moiller a Pomias ; e lai el difinet. Et aqui son escriptas de las soas cansos.

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45. PEIRE RAIMON DE TOULOUSE

Peire Raimon de Toulouse le Vieux était fils d’un bourgeois. Il devint jongleur et alla à la cour du roi Alphonse d’Aragon ; et le roi l’accueillit et lui fit grand honneur. Ce fut un homme savant et habile, qui savait bien trouver et chanter. Il fit de bonnes chansons. Et il séjourna pendant longtemps à la cour du roi et du bon comte Raimon et de Guillem de Montpellier. Puis il prit femme à Pamiers ; et c’est là qu’il mourut. Et ici sont écrites quelques-unes de ses chansons.

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46. PEIRE VIDAL

Peire Vidals si fo de Tolosa. Fils fo d’un pelicer. E cantava meilz c’ome del mon. E fo deis plus fols ornes que mais fossen ; qu’el crezia que tot fos vers so que a lui plazia ni qu’el volia. E plus leu li avenia trobars que a nuil home del mon, e fo aquels que plus ries sons fetz e majors fulias dis d’armas e d’amor e de mal dir d’autrui. E fo vers c’us cavaliers de San Zili li tailla la lenga, per so qu’el donava ad entendre qu’el era drutz de sa muiller. E‘N Us del Baus srl fetz garir e medegar. E quant fo garritz, el s’en anet outra mar. De lai el amenet una Grega, queúl fo donada a muiller en Cypry. E*ill fo dat a entendre qu’ela era neza de l’emperador de Costantinopoli, e qu’el per lei dévia aver l’emperi per rason. Don el mes tot quant poc gazaingnar a far navilli, qu’el crezia anar l’emperi conquistar. E-n portava armas emperials e fasia se clamar emperaire e la muillier emparariz. E si entendía en totas las bonas dompnas que 152

46. PEIRE VIDAL

Peire Vidal était de Toulouse, fils d’un pelletier. Il chantait mieux que personne au monde. Ce fut un des hommes les plus fous qui jamais existèrent, car il croyait vrai tout ce qui lui plaisait et ce qu’il désirait. Il trouva plus facilement que personne au monde et fut celui qui composa les plus riches mélodies et dit les plus énormes folies à propos d’armes, d’amour et de médisance. C’est vrai qu’un chevalier de San Zili lui coupa la langue pour avoir fait croire qu’il était l’amant de sa femme. Et Uc des Baux le fit guérir et soigner. Et quand il fut guéri, il s’en alla outre-mer. De là, il emmena une femme grecque qui lui fut donnée comme épouse à Chypre. On lui fit croire qu’elle était nièce de l’empereur de Constantinople, et que lui, Peire, avait ainsi droit à l’empire. Il dépensa donc tout ce qu’il avait pu gagner afin de construire une flottille, car il pensait aller conquérir l’empire. Et il portait des armes impériales et se faisait appe153

vezia e totas las pregava d’amor; e totas li dizion de far e de dir so qu’el volgues. Don el crezia esser drutz de totas e que chascuna morís per el. E totas vetz menava ríes destriers e portava ricas armas e cadreilla emperial. E l meiller cavaillier del mon crezia estre el plus amatz de donnas.

1er « empereur », et sa femme « impératrice 16 ». Et il courtisa toutes les nobles dames qu’il voyait et il les priait toutes d’amour ; toutes lui disaient de faire et de dire ce qu’il voulait. De sorte qu’il se croyait l’amant de toutes et il pensait que toutes mouraient d’amour pour lui. Il menait toujours de riches destriers, portait de riches armes, et un trône impérial. Il se croyait le meilleur chevalier du monde et le plus aimé des femmes.

16. Cette histoire se base apparemment sur la métaphore « impérial » dont Peire Vidal se sert souvent dans ses poésies. Nous trouvons d'autres récits amusants sur la folie de ce troubadour dans les razos. textes qui commentent les vers de Peire (voir Boutière-Schutz. pp. 356-374).

47. PEIROL

Peirols si fo uns paubres cavalliers d’Alverne, d’un castel que a nom Peirols, qu’es en la contrada del Dalfin, al pe de Rocafort. E fo cortes horn et avinenz de la persona. E l Dalfins d’Alverne si l tenia ab se ed vestía e*ill dava cavals et armas. E l Dalfins si avia una serror que avia nom Sail de Claustra, bella e bona e molt presada, et era moiller d’En Beraut de Mercuor, d’un gran baron d’Al­ verne. En Peirols si l’amava per amor, e-l Dalfins si la pregava per lui e s’alegrava molt de las cansos que Peirols fasia de la seror, e molt las fazia plazer a la seror; e tant que la domna li volia ben e ill fazia plazer d’amor a saubuda del Dalfin. E l’amors de la dompna e de Peirol monta tan que-l Dalfins s’engellosi d’ella, car crezet qu’ella li fezes plus que convengues ad ella ; e parti Peirol de

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47. PEIROL

Peirol était un pauvre chevalier d’Auvergne, d’un château qui a nom Peirol qui se trouve dans la terre du Dauphin, au pied de Rochefort. Et ce fut un homme courtois et gracieux de sa personne. Et le Dauphin d’Auvergne le garda chez lui, l’habilla et lui donna des chevaux et des armes. Et le Dauphin avait une sœur qui avait nom Sail de Claustra17 — belle, bonne, et très estimée — qui était femme de Béraut de Mercœur, un grand baron d’Auvergne. Et Peirol aimait d’amour la dame, et le Dauphin la sollicitait pour lui et prenait grand plaisir aux chansons que Peirol composait à propos de sa sœur. Et le Dauphin sut bien faire apprécier ces chansons à . 17. « Echappée du Cloître » ; c’était la femme de Béraut III de Mercœur (Puy-de-Dôme). Voir aussi la vida de Guillem de SaintLeidier, 28.

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si e l loniet, e nol vesti ni l’armet; don Peirols no se poc mantener per cavallier e vene joglars, et anet per cortz e receup deis barons e draps e deniers e cavals.

sa sœur ; de sorte que la dame aima Peirol et lui donna le plaisir d’amour au su du Dauphin. Et l’amour de la dame et de Peirol grandit tant que le Dauphin devint jaloux, croyant que sa sœur accordait au poète plus qu’il ne convenait. Il se sépara donc de Peirol et l’éloigna, et cessa de le vêtir et de l’armer. Si bien que Peirol ne put plus se maintenir en état de chevalier et se fit jongleur. Il alla à travers les cours et reçut des barons vêtements, argent et chevaux.

48. PERDIGON

I. Première Partie (commune à tous les MSS) Perdigons si fo joglars e saup trop ben violar e trobar. E fo de l’evesquat de Javaudan, d’un borget que a nom Lesperon. E fo fils d’un paubre home que era pescaire. E per so sen e per son trobar montet en gran pretz et en gran honor, que l Dalfins d’AIverne lo tenc per son cavallier e l vesti e l’arma ab si lonc temps, eill det terra et renda. E tuit li prince e ill gran baron li fasian fort gran honor. E de grans bonas venturas ac lonc temps.

II. Deuxième Partie Version des MSS ABIKa

Mas molt se canja lo seus affars ; que mortz li tole

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48. PERDIGON

I. Première Partie (commune à tous les MSS) Perdigon fut un jongleur qui savait bien jouer de la viole et trouver. Il était de l’évêché du Gévaudan, d’un petit bourg qui a nom Lesperon, fils d’un pauvre homme, pêcheur de son métier. Grâce à son esprit et à sa poésie, il s’attira grande admiration et grand honneur, de sorte que le Dau­ phin d’Auvergne le prit pour chevalier, l’habilla et l’arma, le garda chez lui longtemps, et il lui donna une terre et une rente. Et tous les princes et les grands barons lui faisaient grand honneur. Perdigon eut beaucoup de chance pendant longtemps.

II. Deuxième Partie. Version des MSS ABIKa Mais sa condition changea fort. La mort lui enleva 161

las bonas aventuras e det li las malas : qu’el perdet los amies e las amigas el pretz e l’honor e l’aver. Et enaissi se rendet en l’ordre de Sistels ; e lai il mûrie.

Versión du MS E Et están en aquella honor et en aquel pretz, el anet ab lo primse d’Aurengua, En Guilem deis Baus, et ab En Folquet de Marceilla, evesque de Toloza, et ab Tabas de Sistel a Roma, sercan lo mal del comte de Toloza et [per] azordenar la crozada. Per que fon dezeretatz lo bos coms Raimons de Toloza; e sos neps, lo coms de Bezers, fon mortz, Tolzan e Caersin e Bederes et Albuges fon destruitz; e mortz lo reis Peire d’Arago ab mil cavaliers davan Murel, e .XX. milia d’autres homes en foron mortz. A totz aquetz faitz far et azordenar fon Perdigos, e-n fes prezicansa en cantan; per que las gens se crozeron; e fes lauzor a Dieu, quar li Franses avión desconfit lo rei d’Arago e mort, lo cals lo vestia ab se. Per qu’el decazec de pretz e d’onor e d’aver; e l’agr’en enequitat tug li valen home que remazeron viu, que nod volgron vezer ni auzir. E tug li baro de la soa amistat foron mort per la guerra : lo coms de Monfort e’N Guilem deis Baus e tug l’autre c’avion faita far la crozada; e lo coms Raimons ac recobrada la térra. Perdigons non auzet anar ni venir; ed Dalfins d’Alvernhe li ac touta la térra e la renda qu’el l’avia dada. El s’en anet a Lombert de Monteill, qu’era genre d’En Guilem deis Baus, e preguet lo qued

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toute sa chance et lui apporta des mésaventures : il perdit ses amis et ses amies, ainsi que l’estime, l’honneur et l’avoir. Il se retira alors dans l’ordre de Cîteaux ; et c’est là qu’il mourut. Version du MS E

Et jouissant de tant d’honneur et de tant d’estime, Perdigon alla chez le prince d’Orange Guillem des Baux 18, et chez Folquet de Marseille, l’évêque de Toulouse19, et chez l’abbé de Cîteaux à Rome, cherchant à ruiner le comte de Toulouse et à mettre sur pied la croisade, par laquelle le bon comte Raimon de Toulouse fut dépossédé et son neveu le comte de Béziers fut tué. Le Toulousain, le Quercy, le pays de Béziers et l’Albigeois furent détruits. Le roi Peire d’Aragon trouva la mort avec mille cheva­ liers devant Muret, et vingt mille autres hommes périrent. Perdigon fut responsable de tous ces événements auxquels il exhorta les gens par ses chansons, les invitant à se croiser et louant Dieu parce que les Français avaient humilié et tué le roi d’Aragon qui l’avait autrefois vêtu. C’est pourquoi il perdit l’hon­ neur et ses biens et tous les hommes vaillants qui avaient survécu le considérèrent comme un ennemi et ne voulurent plus ni le voir ni l’entendre. Tous les barons qui étaient ses amis furent tués lors de la guerre : le comte de Montfort et Guillem 18. Perdigon connut le frère de Guillem des Baux, Uc des Baux. 19. Voir vida 21.

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fezes rendre en une maizo de Torde de Sistel, quez a nom Silvabela. Et el lo fes recebre en una morguia per morgue ; e lai el definet. Et aqui son escriutas de las soas chansos.

des Baux, et tous les autres qui s’étaient croisés; mais le comte Raimon recouvra sa terre. Perdigon n’osa plus aller ni venir et le Dauphin d’Auvergne lui ôta toute la terre et la rente qu’il lui avait données. Perdigon s’en alla chez Lambert de Monteill qui était gendre de Guillem des Baux et le pria de lui permettre d’entrer dans une maison de l’ordre de Cîteaux qui a nom Silvabela. Et Lambert le fit recevoir dans un monastère comme moine ; c’est là qu’il mourut. Et ici sont écrites quelques-unes de ses chansons.

49. PISTOLETA

Pistoleta si fo cantaire de N’Arnaut de Maruoill e fo de Proenssa. E pois vene trobaire e fez cansos com avinens sons; e fo ben grazitz entre la bona gen; mais hom fo de pauc solatz e de paubra enduta e de pauc vaillimen. E tole moiller a Marseilla, e fez se mercadier, e vene rics e laisset d’anar per cortz. E fez aquestas cansos.

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49. PISTOLETA

Né en Provence, Pistoleta fut chanteur d’Arnaut de Mareuil20. Puis il devint troubadour et fit des chansons avec de gracieuses mélodies. Il fut bien accueilli par les honnêtes gens, mais c’était un homme peu sociable, de pauvre apparence et de peu de valeur. Et il prit femme à Marseille, se fit marchand, devint riche et cessa de parcourir les cours. Et il fit ces chansons.

20. Voir vida 10.

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50. RAIMBAUT D’ORANGE

Roembauz d’Aurenga si fo lo seingner d’Aurenga e de Corteson e de gran ren d’autrez castels. E fo adreich et eseingnaz, e bons cavalliers d’armas, e gens parlans. Et moût se deleitet en domnas onradas et en donnei onrat. E fo bons trobaires de vers e de chansons ; mas moût s’entendeit en far caras rimas e clusas. Et amet longa sason una domna de Proensa, que avia nom ma domna Maria de Vertfuoil ; et appellava [la] « son Joglar » e[n] sas chiansos. Longamen la amet et ella lui. E fez maintas bonas chansos d’ella e mainz autres bons faics. Et el s’ennamoret puis de lia bona contessa d’Urgel, que fo Lombarda, filla del marques de Busca. Moût fon onrada e presada sobre totas las pros domnas d’Urgel ; et Rambauz, senes veser leis, per lo gran ben que n’ausia dire, si s’enamoret d’ella et ella de lui. E si fez puois sas chansos d’ella; e si l

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50. RAIMBAUT D’ORANGE

Raimbaut.fut le seigneur d’Orange et de Courthézon et d’un grand nombre d’autres châteaux. Il fut adroit et instruit, bon chevalier aux armes et d’agréable conversation. Il aimait la fréquentation des dames honorables et le noble service d’amour. Ce fut un bon troubadour en vers et en chansons, mais il s’entendait à user de rimes difficiles et obscures. Il aima longtemps une dame de Provence qui avait nom madame Maria de Vertfuoil. Il l’appelait son « Jongleur » dans ses chansons. Il l’aima longtemps, et elle, lui. Il fit maintes bonnes chansons sur elle et maintes autres bonnes actions. Il s’éprit ensuite de la bonne comtesse d’Urgel, qui était lombarde et fille du marquis de Busca. Elle était très honorée et estimée, plus que toutes les autres nobles dames d’Urgel. Raimbaut, sans la voir, à cause de tout le bien qu’il entendit dire d’elle,

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manda sas chansos per un joglar que avia nom Rosignol, si con dis en una chanson : Amics Rossignol, Si tot as gran dol, Per la mi’ amor t’esjau Ab una leu chanzoneta Qem portaras a jornau A la contessa valen, Lai en U[r]gel per presen.

Lonc temps entendet en aqesta comtessa e lia amet senes veser, et anc non ac lo destre que lia anes veser. Don ieu ausi dir ad ella, qu’era ja morgua, que, c’el i fos venguz, ella l’auria fait plaser d’aitan, qe il agra sufert q’el com la ma reversa Pagues tocada la camba nuda. Aisi leis aman, Ra[m]bauz morí senes fillol masele, e remas Aurenga a doas soas filias. La una ac per moiller lo seigner d’Agout; de l’autra nasquet N’Uc del Baug et En Willems del Bauz; e de l’autra, Wilems d’Aurenga, que morí joves malamen, e Rambauz, lo cals det la meitat d’Aurenga a l’Hospital.

en tomba amoureux, et elle de lui. Il fit donc par la suite ses chansons sur elle et lui envoya ses chansons par un jongleur qui avait nom Rossignol, comme il dit dans une chanson 21 :

Mon ami Rossignol Malgré ta grande douleur Pour mon amour réjouis-toi d’une facile chansonnette que tu porteras tout de suite à la noble comtesse Là, à Urgel, comme cadeau. (P.-C. ?) Il fut amoureux de cette comtesse pendant long­ temps et il J’aima sans la voir. Il n’eut jamais le courage d’aller la voir. C’est pourquoi j’ai entendu dire par la dame, alors qu’elle était déjà nonne, que s’il était venu à elle, elle lui aurait fait plaisir en lui permettant de lui toucher la jambe nue du revers de la main. L’aimant aussi, Raimbaut mourut sans fils mâle, et Orange demeura pour ses deux filles. L’une devint la femme du seigneur d’Agout. L’autre fut la mère d’Uc des Baux et de Guillem des Baux; de l’autre naquirent Guillem d’Orange qui mourut jeune de male mort, et Raimbaut, celui qui donna la moitié d’Orange à l’ordre des Hospitaliers.

21. Cette chanson est inconnue ; le texte ne se trouve que dans un manuscrit.

51. RAIMBAUT DE VAQUEIRAS

Version de tous les MSS Raembautz de Vaqueiras si fo fillz d’un paubre cavaillier de Proensa, del castel de Vaqueiras, que avia nom Peirors, qu’era tengutz per mat. En Raembautz si se fetz joglar et estet longua saison ab lo prince d’Aurenga, Guillem del Baus. Ben sabia chantar e far cobias e sirventes; e-l princes d’Aurenga li fetz gran ben e gran honor, e l’ennanset e’l fetz conoisser e presiar a la bona gen. E venc s’en en Monferat, a miser lo marques Bonifaci. Et estet en sa cort lone temps. E crec si de sen e d’armas e de trobar. Et enamoret se de la serror del marques, que avia nom ma dompna Biatritz, que fo moiller d’Enric del Caret. E trobava de leis mantas bonas cansos. Et apellava la en sas cansos « Bels Cavalliers ». E fon crezut qu’ella li volgues gran ben per amor.

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51. RAIMBAUT DE VAQUEIRAS

Version de tous les MSS Raimbaut de Vaqueiras était le fils d’un pauvre chevalier de Provence, du château de Vaqueiras, qui avait nom Peiror et qui passait pour fou. Raimbaut devint jongleur et séjourna longtemps chez le prince d’Orange, Guillem des Baux. Il savait bien chanter et faire des couplets et des sirventes. Le prince d’Orange lui fit grand bien et lui conféra grand honneur et l’éleva et le fit connaître et estimer des honnêtes gens. Puis il s’en alla à Montferrat, chez mon seigneur le marquis Bonifaci. Et il séjourna longtemps à sa cour, se distinguant par son esprit, ses armes et sa poésie. Et Raimbaut s’éprit de la sœur du marquis qui avait nom madame Béatrice et qui était femme d’Enrico del Carretto. Il trouvait sur elle maintes

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E quant lo marques passet en Romania, el lo mena ab se e fetz lo cavalier. E det li gran terra e gran renda el regisme de Salonic. E lai el mori.

Interpolation du MS P

[R]ambautz de Vaqeras si fo d’un chastel c’avia nom Vacheras, e fu filli d’un paubre chavalier c’avia nom Peirols, q’era tengut per mat. Et Rambautz si fetz joglar, et estet longa sason con lo prince d’Aurenga, c’avia nom En Guillelm de Baut. Ben sabia cantar et far coblas et serventes. El prence d’Aurenga si li fetz gran ben et grant honor, e l’enanset e-1 fetz conoistre et presiar a la bona gen. Et venc s’en a Monferrat, al marques Bonifacis. Et stet lonc temps con el, et crée si et d’armas et de trobar, q’el ac gran pretz en la cort. E l marques, per la gran valor q’el conoc en el, srl fet[z] cavalier et son compagnon d’armas et de vestimenz. Don ell s’enamoret de la seror del marqes, qe avia nom ma dompna Biatrix, qe fo molher d’Enric del Carret. Et troba de lei mantas bonas chansos. Et apellava la « Bel Cavalier ». Et per aiso rapella[va\ enaisi, qe a En Rambautz segi aital aventura, qe pozia vezer ma dompna Biatrix qant el volia, sol q'ella fos en sa chambra, per un espiraill; don neguns no n s'apercebia. Et un jor venc lo marqes da cassar; et entret en la chambra et mez la soa spaza a costa d’un leit, et

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bonnes chansons ; il l’appelait dans ses chansons « Beau Chevalier ». Et on crut qu’elle l’aimait d’amour. Quand le marquis se rendit en Romanie, il emmena Raimbaut avec lui et le fit chevalier. Il lui donna de grandes terres et une grande rente dans le royaume de Salonique. Et c’est là qu’il mourut. Interpolation du MS P

Raimbaut de Vaqueiras était d’un château qui a nom Vaqueiras, et c’était le fils d’un pauvre cheva­ lier appelé Peirol qui passait pour fou. Et Raimbaut se fit jongleur et séjourna longtemps chez le prin.ce d’Orange, Guillem des Baux. Il savait bien chanter et faire couplets et surventes. Le prince d’Orange lui fit grand bien et grand honneur et l’éleva en estime et le fit connaître et apprécier par les honnêtes gens. Puis Raimbaut alla à Montferrat, chez le marquis Bonifaci. Il séjourna chez lui longtemps et se perfec­ tionna tellement en armes et en poésie qu’il jouit d’une grande estime à la cour. Et le marquis, en raison de la grande valeur qu’il reconnaissait en lui, le fit chevalier et son compagnon en armes et en vêture. Raimbaut s’éprit de la sœur du marquis, qui s’appelait madame Béatrice et qui était l’épouse d’Énrico del Carretto. Et il trouva maintes bonnes chansons sur elle, l’appelant « Beau Chevalier ». Et voici pourquoi il l'appelait « Beau Chevalier ». Raimbaut avait la bonne fortune de pouvoir voir madame Béatrice quand il voulait, pourvu qu’elle se 175

tornéis’en foros. Et ma dompna Biatrix remas en [Za] chambra; et despoillet se son sobrecot et remas en gonnella. Et tolle la spaza et se la ceinz á lei de cavalier. Et íra[z]s la for del fuor et geta la en alt, et pres la en sa ma et menet se l’al bratz d’una part et d’autra de la spala; et tornet la em fuer, et se la desceinz et tornet la a costa del leit. Et En Ranbau[t]z de Vaqera[s] vezia tot so qe vos ai dich per lo spiraill. Don per aso l’apellet pois totas vez « Bel Cavalier » en sas chansos, si com el dis en la premiera cobla d’aqesta chanson qe comenza aisi:

Ja non cuidei vezer C’Amor me destrenses Tan qe dopna[ m] tengues Del tot en son poder; Qe contra lor orgueill For’ orgoilhos con s[«]eZZ; Mas beutat et jovenz, E l gentilz cors plagenz E ill gai ditz plasenti[er] De mon Bel Cavalier A/’a[n] fait privat d’estraing; E puois dur cor s’afraing Vas Amor, en loe car, Sap mielz Sa dompna amar C’umilz trop amoros, De totas envejos.

Ylb

trouvât dans sa chambre. Il regardait par le soupi­ rail. Personne ne s’en apercevait. Un jour le marquis rentrant de la chasse, vint à sa chambre et posa son épée à côté du lit ; puis il sortit. Madame Béatrice, qui était restée dans la chambre, enleva son surcot, et demeura en chemise de dessous. Elle prit alors l’épée et la ceignit, comme les chevaliers ; puis elle la tira du fourreau et la brandit en l’air, d’un côté à l’autre. Et elle remit l’épée dans son fourreau, la déceignit, et la posa à côté du lit. Et Raimbaut de Vaqueiras vit tout ce que je viens de vous dire à travers le soupirail. A cause de ceci il appelait sa dame « Beau Chevalier » dans ses chan­ sons, comme il le dit dans le premier couplet de la chanson qui commence ainsi :

Je n’ai jamais cru voir le jour que l’amour me dominât tant qu’une dame me tînt entièrement en son pouvoir. Car face à leur orgueil, je serais fier selon ma coutume... Mais la beauté, la jeunesse, et le noble corps gracieux de mon Beau Chevalier m’ont apprivoisé alors que j’étais farouche. Et cœur sauvage qui s’attache à l’Amour en un lieu cher, sait mieux aimer sa dame qu’humble cœur trop amoureux qui les désire toutes... (P.-C. 392, 20)

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E fo cresut q’ella li volgues ben per amor. Et aisi demoret longa saison col marqes, et ac gran bonaventura con el. Qant li marqes passet en Romania, si se menet ab se En Ranbau[t]z de Vaqera(s). Don ell n’ac grant tristessa per I’amor de soa dompna, qe remanea de sai entra nos. Et volentier seria remas. Mas per lo gran ben q'ell volia al marqes del grand honor q’avia receubut da llui, no li ausa dir de no. Et aisi anet con el. Mas totas vetz s'esforget de valer d'armas et de guerra et de totz borts faitz de lausor. Et aquistet grant honor et gran mane[n]tia. Mas per tot aiso non oblidava la soa tristessa, si com el dis en la qarta cobla d'aqesta chanson qe comenza :

No m'agrad' zver[/i]s ni pascors; e la cobla dis : Done qe'm val conqisftz] ni ricors? Q'eu ja‘m tenia per plus rics, Qant er’ amatz et fins amics E‘m pa[i]ssia, N’ E[n]gles, Amors; N’amava mais un sol plaser Qe sai grant cort et grant aver; C'ades, on plus mes poders creis, Ai major ir’ ab mi meseis, Pois mos Bels Cavaliers grasitfz] Et jois m’es lo[n]iatz et fugitz; Do[n] mais no m naisera conortz, Per q’es magier I’ir’ et plus fortz.

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Et on crut que Béatrice aimait Raimbaut par amour. Ainsi il resta chez le marquis pendant longtemps et en fut très heureux. Quand le marquis s’en alla en Romanie, il emmena Raimbaut avec lui. Raimbaut en fut très triste à cause de l’amour qu’il ressentait pour sa dame, qui demeura ici parmi nous. Et il serait resté volontiers, mais à cause de son estime pour le marquis et du grand honneur qu’il avait reçu de lui, il n’osa pas refuser de l’accompa­ gner. Il alla donc avec le marquis. Il s’efforça constamment de se montrer vaillant aux armes et d’être apprécié en faits de guerre et autres belles actions. Il obtint ainsi grand honneur et grandes richesses. Mais en dépit de tout cela, il n’oublia pas sa tristesse, comme il le dit dans le quatrième couplet de la chanson qui commence ainsi : Ni l’hiver ni le printemps ne me plaît et la strophe en question dit :

A quoi me servent conquêtes et richesses ? Je me tenais parmi les plus riches quand j’étais fin amant aimé et j’en étais satisfait, seigneur Engles. J’aimais plus alors un seul geste plaisant que maintenant grande cour et riche avoir. Car à mesure que mon pouvoir s’accroît je suis plus malheureux en moi-même depuis que mon cher Beau Chevalier et Joie se sont éloignés et m’ont fui. Je n’aurai donc plus de consolation aussi ma tristesse grandit et se fortifie.

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Et enaisi vivía Rambautz de Vaqerafs] con vos avez ausit, et moustravfa] plus bel semblan qe l cor no li dava. Et si a[c] gran signoria qed marqes li avia dat en lo regisme de-Salome; e la mori.

Et Raimbaut de Vaqueiras vécut de cette façon, comme vous avez entendu. Il montrait un air plus joyeux que celui que son cœur lui inspirait. Et il eut dans le royaume de Salonique une grande autorité que le marquis lui avait donnée. Et c’est là qu’il mourut.

52. RAIMON DE DURFORT E TURC MALEC

Raimons de Durfort e-N Ture Malee si foron dui cavallier de Caersi que feiren los sirventes de la domna que ac nom ma domna N’Aia, aquella que dis al cavallier de Cornil qu’ella no l’amaria si el no la cornava el cul. Et aqui son escritz los sirventes.

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52. RAIMON DE DURFORT ET TURC MALEC

Raimon de Durfort et Turc Malec furent deux chevaliers du Quercy qui composèrent des sirventes à propos d’une dame qui avait nom madame Aia, celle qui a*dit au chevalier de Cornil qu’elle ne l’aimerait point, à moins qu’il ne lui corne au derrière. Et ici sont écrits les sirventes.

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53. RAIMON DE MIRAVAL

Raimons de Miraval si fo uns paubres cavalliers de Careases, que non avia mas la quarta part del castel de Miraval ; et en aquel chastel non estaven.XL. home. Mas per lo seu bel trobar e per lo sieu bel dire, e car el saup plus d’amor e de domnei e de totz los faitz avinenz e de totz los ditz plazenz que coron entr’amadors et amairitz, si fo moût honratz e tengutz en car per lo comte de Tolosa, quel clamava « Audiartz » et el lui. El coms li dava los cavals e las armas e'is draps que’il besognaven. Et era seingner de lui e de son alberc, e seingner del rei Peire d’Arragon e del vescomte de Beders, e d’En Bertrán de Saisac, e de totz los grans barons d’aquella encontrada. E non era neguna grans domna ni valenz, en totas aquellas encontradas, que no desires e no se penes qu’el entendes en ella, o qu’el li volgues ben per domesteguessa, car el las sabia plus onrar e far grazir que nuis autr’om; per que neguna no crezia esser presiada, si no fos sos amies Raimons de Miraval. En

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53. RAIMON DE MIRA VAL

Raimon de Miraval était un pauvre chevalier de Carcassonne, qui ne possédait qu’un quart du châ­ teau de Miraval ; et dans ce château il y avait à peine quarante hommes. Mais par son beau trouver et ses beaux discours, et parce qu’il en savait plus que d’autres sur l’amour et le service des dames, et sur toutes les actions aimables et toutes les belles paroles qui s’échangent entre les amoureux et leurs dames, il fut fort honoré et apprécié par le comte de Toulouse. Us s’appe­ laient l’un l’autre « Audiart ». Et le comte lui donnait les chevaux, les armes et les vêtements dont il avait besoin. Raimon dominait le comte et sa maison, de même que le roi Peire d’Aragon, le vicomte de Béziers, et Bertran de Saissac et tous les grands barons de cette contrée. Et il n’y avait nulle grande dame de valeur en toutes ces contrées qui ne désirât Raimon et qui ne s’efforçât de le rendre amoureux d’elle, ou de l’aimer en toute intimité, car il savait les honorer et les louer mieux que nul autre homme. De sorte que 185

mantas domnas s’entendet et en fetz mantas bonas cansos ; e no se crezet mais qu’el de neguna endret d’amor agües ben, e totas l’enganeren. E definet a Lérida, a Sancta Clara de las donas de Sistel.

nulle d’entre elles ne se croyait estimée si Raimon de Miraval n’était son . ami. Raimon aima maintes dames et fit maintes bonnes chansons sur elles. Mais on n’a jamais cru qu’il reçut d’aucune dame le droit d’amour, et toutes le trompèrent. Il finit ses jours à Lerida, au monastère de Sancta Clara des sœurs de Cîteaux.

54. RICHARD DE BARBEZIEUX

Richartz de Berbesieu si fo uns cavalliers del castel de Berbesieu, de Saintonge, de l’evesquat de Saintas, paubres vavausors. Bons cavalliers fo d’armas e bels de la persona; e saup mielz trobar qu’entendre ni que dire. Mout fo pauros disenz entre las genz; et on plus vezia de bons homes, plus s’esperdia e menz sabia; e totas vetz li besoingnava altre que*l conduisses enan. Mas ben cantava e disia sons, e trobava avinenmen motz e sons. Et enamoret se d’una domna, moiller d’En Jaufre de Taonai, d’un valen barón d’aquella encontrada. E la domna era gentils e bella, e gaia e plazenz, e mot envejosa de pretz e d’onor, filia d’En Jaufre Rudel, prince de Blaia. E quant ella conoc qu’el era enamoratz d’ella, fetz li doutz senblanz d’amor; tan qu’el cuilli ardimen de lei pregar. Et ella, con douz senblanz amoros, retenc sos precs, e los receup e los auzi, con domna que avia volontat d’un trobador que trobes d’ella. Et aquest comenset a far sas cansos d’ella, et appellava la « Meillz-de-Domna » en sos cantars. Et el si se deletava molt en dire en sas

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54. RICHARD DE BARBEZIEUX

Richard de Barbezieux fut un chevalier du châ­ teau de Barbezieux, en Saintonge, de l’évêché de Saintes, un pauvre vavasseur. Il fut bon chevalier et était beau de sa personne ; et il sut mieux trouver qu’écouter22 et dire. Il parlait très timidement avec les gens et plus il voyait de nobles, plus il était troublé et moins il savait. Il avait tout le temps besoin de quelqu’un pour l’encourager. Mais il chantait et exécutait très bien les mélodies, trouvant de façon gracieuse les mots aussi bien que les sons. Et il tomba amoureux d’une dame, la femme de son seigneur Jaufre de Taonai, vaillant baron de la région. Et la dame était noble, belle, gaie et plaisante, et désireuse d’estime et d’honneur, fille de seigneur Jaufre Rudel, prince de Blaye23. Quand 22. Phrase problématique traduite par Boutière-Schutz « il sut mieux trouver qu’imaginer (?) et dire » (p. 151). D’ordinaire le verbe « entendre », quand il est lié à « trobar », a une significa­ tion esthétique et technique : composer, créer des vers. Ici, néanmoins, dans le contexte d’une description de la performance des textes, la signification plus littérale est préférable. 23. Voir vida 35.

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cansos similitudines de bestias e d’ausels e d’omes, e del sol e de las estellas, per dire plus novellas rasos qu’autre non agües ditas. Mout longamen cantet d’ella ; mas anc non fo crezut qu’ella li fezes amor de la persona. La domna morí ; et el s’en anet en Espaingna, al valen barón Don Diego ; e lai visquet, e la mori.

elle apprit qu’il était amoureux d’elle, elle lui fit de douces mimes d’amour — de sorte qu’il prit le courage de lui faire la cour. Et elle, avec sa douce mime amoureuse, accueillit ses prières, les reçut et les entendit comme une dame qui voulait qu’un troubadour chantât sur elle. Et il se mit à faire des chansons sur elle, dans lesquelles il l’appelait « Mieux-que-Dame ». Il prenait plaisir aussi à faire dans ses chansons des comparaisons avec des ani­ maux, des oiseaux et des hommes, avec le soleil et les étoiles, pour traiter des sujets nouveaux que personne encore n’avait touchés. Il chanta long­ temps sur elle ; mais on crut qu’elle ne lui fit jamais le don de sa personne. Puis la dame mourut et Richard alla en Espagne, chez le vaillant baron Don Diego. Et c’est là qu’il demeura et qu’il mourut.

55. SAIL D’ESCOLA

Saill d’Escola si fo de Barjarac, d’un rie bore de Peiregorc, fils d’un mercadier. E fez se joglar e fez de bonas cansonetas. E estet cum N’Ainermada de Nerbona ; e quant ella mon, el se rendet a Bragairac e laisset lo trobar ed cantar.

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55. SAIL D’ESCOLA

Sail d’Escola était de Bergerac, riche bourg de Périgord, et fils d’un marchand. Il se fit jongleur et il fit de bonnes petites chansons. Il était chez Dame Ainermada de Narbonne ; et quand elle mourut, il se rendit à Bergerac et il abandonna le trouver et le chant.

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56. SORDEL

Lo Sordels si fo de Sirier de Mantoana, fills d’un paubre cavallier que avia nom sier El Cort. E deletaise en cansons aprendre et en trobar ; e briguet con los bons homes de cort, et apres tôt so qu’el pot ; e fez coblas e sirventes. E venc s’en a la cort del comte de San Bonifaci ; e l coms l’onret molt. E s’enamoret de la moiller del comte, a forma de solatz, et ella de lui. Et avenc si que l coms estet mal con los fraires d’ella, e si s’estraniet d’ella. E sier Icellis e sier Albrics, li fraire d’ella, si la feirent envolar al comte a sier Sordel ; et s’en venc estar con lor ; et estet longa sason con lor en gran benanansa. E pois s’en anet en Proensa, on il receup grand honors de totz los bos homes, e del comte e de la comtessa, que li deron un bon castel e moillier gentil.

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56. SORDEL

Sordel, fils d’un pauvre chevalier qui avait nom « Sieur le Court », était de Cereda, dans le Mantouan. Et il prit plaisir à apprendre des chansons et à trouver ; il fréquenta les honnêtes gens de la cour et apprit tout ce qu’il put ; il fit des couplets et des sirventes. Il se rendit à la cour du comte de Saint Boniface, et le comte lui fit grand honneur. Et il s’éprit de la femme du comte, en manière de divertissement, et elle de lui. Il advint que le comte se brouilla avec les frères de son épouse, et il se sépara d’elle. Ezzelino et Alberico, les frères de la dame, la firent enlever au comte par Sordel, qui vint séjourner chez eux. Il y resta longtemps avec grand bonheur. Puis il s’en alla en Provence, où il reçut grand honneur de tous les nobles hommes, ainsi que du comte et de la comtesse qui lui donnèrent un bon château et une noble épouse.

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57. NA TIBORS

Na Tibors si era una dompna de Proensa, d’un castel d’En Blancatz qe a nom Sarenom. Cortesa fo et enseignada, avinens e fort máistra ; e saup trobar. E fo enamorada e fort amada per amor, e per totz los bons homes d’aqela encontrada fort honrada, e per totas las valens dompnas moût tensuda e mout obedida. E fetz aqestas coblas e mandet las al seu amador : Bels dous amies, ben vos puosc en ver dir Qe anc no fo q’eu estes ses desir, Pos vos conuc [nij us [pris] per fin aman ; Ni anc no fo q’eu non agües talan, Bels douz amies, q’eu soven no us veses, Ni anc no fo sasons qe m’en pentis ; Ni anc no fo, si vos n’anes iratz, Q’eu agües joi, tro qe fosetz tornatz; Ni anc...

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57. NA T1BORS

Dame Tibors fut une dame de Provence, d’un château de Blacatz qui a nom Seranon. Elle était courtoise et instruite, gracieuse et fort habile. Et elle savait trouver. Dame Tibors fut amoureuse et fort aimée d’amour, et fort honorée par tous les honnêtes hommes de cette contrée ; de même, elle fut très redoutée et obéie par toutes les dames de valeur. Elle fit ces couplets et les envoya à son amant : Beau doux ami, je peux vous dire en vérité que je n’ai jamais manqué de désir depuis que je vous connais et vous ai pris pour amant ; Et je n’ai jamais manqué de désir de vous voir souvent, Ni jamais eu l’occasion de m’en repentir. Ni, jamais, si vous partiez un peu triste eu joie que vous ne soyez revenu ; Ni jamais...

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58. TOM 1ER ET PALAZ1

Tomiers e’N Palazis si fasian sirventes del rei d’Aragon e del comte de Proensa e de Tolosa e d’aquel del Baus, e de las rasons que corian per Proenssa. E foron dui cavallier de Tarascon, amat e ben volgut per los bons cavalliers e per las dompnas.

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58. TOMIER ET PALAZI

Tomier et Palazi faisaient des sirventes sur le roi d’Aragon et les comtes de Provence et de Toulouse et sur celui des Baux, ainsi que sur les histoires qui circulaient en Provence. C’étaient deux chevaliers de Tarascon, aimés et appréciés par les bons cheva­ liers et les dames.

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59. UC BRUNET

N’Uc Brunecs si fo de la ciutat de Rodes, qu’es de la seingnoria del comte de Tolosa; e fo cierges et enparet ben letras, e de trobar fo fort suptils, e de sen natural ; e fez se joglars e trobet cansos bonas, mas non fetz sons. E briget ab lo rei d’Arragon et ab lo comte de Tolosa et ab lo comte de Rodes, lo sieu seingnor, et ab Bernart d’Andusa et ab lo Dalfin d’Alverne. Et entendet se en una borgesa d’Orlac, que avia nom ma dompna Galiana ; mas ella nol vole amar niretener, ni far negun plazer ; e fez son drut lo comte de Rodes, e det comjat a N’Uc Brunec. Dont N’Uc Brunecs, per la dolor qu’el n’ac, se rendet en l’orde de Cartosa ; e lai el definet.

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59. UC BRUNET

Uc Brunet fut de la ville de Rodez, qui est dans la seigneurie du comte de Toulouse. Il fut clerc et étudia bien les lettres; il fut aussi fort subtil à trouver et spirituel. Il se fit jongleur et trouva de bonnes chansons, mais ne composa point de mélo­ dies. Il fréquenta le roi d’Aragon, le comte de Toulouse, le comte de Rodez son seigneur, Bernard d’Anduze, et le Dauphin d’Auvergne. Et il s’éprit d’une bourgeoise d’Orlac qui avait nom madame Galiana ; mais elle ne voulut pas l’aimer ni le fréquenter, ni lui faire aucun plaisir. Elle prit le comte de Rodez pour amant et donna congé à Uc. A cause de la douleur qu’il en éprouva, Uc Brunet entra dans l’ordre de Chartreuse. Et c’est là qu’il mourut.

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60. UC DE PENA

Ugo de Pena si fo d’Agenes, d’un castel que a nom Monmessat, fils d’un mercadier. Et fez se joglars ; e cantet ben, e saup gran ren de las autrui cansos; e sabia molt las generasios dels grans homes d’aquellas encontradas, e fetz cansos. Grans baratiers fo de jogar e d’estar en taverna ; per que ades fo paubres e ses arnes. E venc se amoillerar a l’Isla e[n] Venaissi en Proenssa.

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60. UC DE PENA

Uc de Pena était de l’Agenais, d’un château qui a nom Monmessat. Il était fils d’un marchand. Et il se fit jongleur et chanta bien ; et il sut un grand nombre de chansons.composées par d’autres troubadours. Il connaissait bien aussi l’histoire des grands hommes de ces contrées. Et il fit des chansons. Ce fut un grand fripon qui aimait jouer et fréquenter les tavernes ; c’est pourquoi il fut toujours pauvre et mal vêtu. Et il vint se marier à l’Isle-en-Venaissin, en Provence.

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61. UC DE SAINT CIRC

N’Ucs de Saint Cire si fo de Caersi, d’un bore que a nom Tegra, fils d’un paubre vauvasor que ac nom N’Arman de Saint Cire, per so que l castels don el fo a nom Saint Cire, qu’es al pe de Sainta-Maria de Rocamajor, que fo destruich per guerra e derrocatz. Aquest N’Ucs si ac gran ren de fraires majors de se. E volgron Io far clerc, e manderon lo a la scola a Monpeslier. E quant ill cuideront qu’el ampares letras, el amparet cansos e vers e sirventes e tensos e coblas, eds faich e-ls dich dels valens homes e de las valens domnas que eron al mon, ni eron estât ; et ab aquel saber el s’ajoglari. E-l coms de Rodes ed vescoms de Torena si‘I levèrent molt a la joglaria, ab las tensos et ab las coblas que feiren ab lui, ed bons Dalfins d’Alverne. Et estet lonc temps en Gascoingna paubres, cora a pe, cora a caval. Lonc temps estet ab la comtessa de Benaujas, e per leis gazaingnet l’amistat d’En Sava­ ne de Maleon, lo cals lo mes en arnes et en roba. Et estet lonc temps com el en Peitieu et en las soas encontradas, pois en Cataloingna et en Arragon et

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61. UC DE SAINT CIRC

Uc de Saint Cire était du Quercy, d’un bourg qui a nom Thegra, fils d’un pauvre vavasseur qui avait nom Arman de Saint Cire parce que le château d’où il venait avait nom Saint Cire. Ce château se trouve au pied de Sainte-Marie de Rocamadour, et fut détruit par la guerre et ruiné. Ce Uc eut un grand nombre de frères aînés. Ils voulaient le faire clerc, et l’envoyèrent à l’école à Montpellier. Pendant qu’ils croyaient qu’il apprenait les lettres, il était en train d’apprendre des chansons, des vers et des sirventes et des tensos et des couplets, et les faits et les discours des vaillants hommes et des nobles dames qui étaient au monde, ou qui le furent jadis. Avec ce savoir, il se fit jongleur. Le comte de Rodez et le vicomte de Turenne l’élevèrent beau­ coup dans l’art de la jonglerie, avec les tensos et les couplets qu’ils firent avec lui, ainsi que le bon Dauphin d’Auvergne. Et il séjourna longtemps en Gascogne, pauvre, allant parfois à pied, parfois à cheval. Il resta longtemps chez la comtesse de Benauges et par elle

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en Espaingna, com lo bon rei Amfos et com lo rei Amfos de Lion et com lo rei Peire d’Arragon ; e pois en Proenssa, com totz los barons, pois en Lombardia et en la Marcha. E tolc moiller e fez enfans. Gran ren anparet de l’autrui saber e voluntiers l’enseingnet ad autrui. Cansos fez de fort bonas e de bos sons e de bonas coblas ; mas non fez gaires de las cansos, quar anc non fo fort enamoratz de neguna ; mas ben se saup feingner enamoratz ad ellas ab son bel parlar. E saup ben dire en las soas cansos tôt so que ill avenia de lor, e ben las saup levar e ben far cazer. Mas pois qu’el ac moiller non fetz cansos.

il obtint l’amitié de Savaric de Mauléon, qui l’équipa et le vêtit. Et il séjourna longtemps avec lui en Poitou et dans ses contrées, puis en Catalogne, en Aragon, et en Espagne, avec le bon roi Alphonse ainsi qu’avec le roi Alphonse de Leon et le roi Peire d’Aragon ; et puis il se rendit en Provence, avec tous les barons, puis en Lombardie et dans la Marche. Et il prit femme et eut des enfants. Uc apprit beaucoup des autres et il leur enseigna volontiers ce qu’il savait. Il fit de fort bonnes chansons, de bonnes mélodies et de bons couplets ; mais il ne fit pas un grand nombre de chansons, car il ne fut jamais amoureux d’aucune femme. Mais il sut bien feindre l’amour devant elles avec son beauparler. Et il sut bien dire dans ses chansons tout ce qui se passait avec les dames ; il savait bien comment les mettre en valeur et les critiquer. Mais après son mariage, il ne fit plus de chansons.

TABLE

Introduction.................................................. Note sur la traduction................................... Bibliographie................................................

9 22 24

AimarleNoir......................................... Aimeric de Belenoi................................. Aimeric de Peguilhan.............................. Albertet Cailla ....................................... Albertet de Sisteron............................... Albert Marques....................................... Almueis de Chateauneuf et Iseut de Chapieu.................................................. Alphonse d’Aragon............................... Arnaut Daniel......................................... Arnaut de Marueil................................... Azalais de Porcairagues.......................... Bernart de Ventadour............................. Bertran de Born...................................... Cadenet.................................................... Na Castelloza.......................................... Cercamon................................................ Comtesse de Die..................................... Daude de Prades..................................... Elias de Barjols...................................... Elias Cairel..............................................

28 30 32 34 36 38

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20.

40 44 46 48 52 54 58 60 64 66 68 70 72 74

211

21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 212

Folquet de Marseille............................... Garin Lo Brun........................................ Gaucelm Faidit....................................... Gausbert de Poicibot ............................. Giraut de Borneill................................... Gui d’Ussel.............................................. Guillaume IX, comte de Poitou ............. Guillem de Saint Leidier......................... Guillem de Berguedan.......................... Guillem de Cabestaing........................... Guillem Figuera....................................... Guillem de Montagnagol......................... Guillem de la Tor.............................. Guiraudon le Roux................................. Jaufre Rudel............................................ Lanfranc Cigala........................ '............. Marcabru................................................ Maria de Ventadour............................... Le Moine de Montaudon........................ Peire d’Auvergne ................................... Peire de Barjac ....................................... Peire Bremon lo Tort............................. Peire Cardenal........................................ Peire de Maensac..................................... Peire Raimon de Toulouse...................... Peire Vidal.............................................. Peirol....................................................... Perdigon.................................................. Pistoleta.................................................. Raimbaut d’Orange ............................... Raimbaut de Vaqueiras.......................... Raimon de Durfort et Ture Malee ......... Raimon de Miraval................................. Richard de Barbezieux............................

78 82 84 88 92 94 96 98 100 102 HO 112 114 118 120 122 124 128 132 136 140 142 144 148 150 152 156 160 166 168 172 182 184 188

55. 56. 57. 58. 59. 60. 61.

Sail d’Escola............................................ Sordel..................................................... Na Tibors................................................ Tomier et Palazi....................................... Uc Brunet................................................ Uc de Pena.............................................. Uc de Saint Circ......................................

192 194 196 198 200 202 204

Achevé d’imprimer en janvier 1985 sur les presses de l’imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)

— N° d’imprimeur ; 2325. — — N” d’éditeur : 1557. — Dépôt légal : janvier 1985.

Imprimé en France