Les ventes des livres et leurs catalogues, XVIIe-XXe siècle 9782357231351, 9782900791363

Les catalogues de vente publique présentant l'assortiment d'un libraire, l'ensemble d'un fonds d

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Les ventes des livres et leurs catalogues, XVIIe-XXe siècle
 9782357231351, 9782900791363

Table of contents :
SOMMAIRE
Avant-propos
Les ventes de livres en Hollande et leurs catalogues (XVIIe-XVIIIe siècles)
I. – LE PROJET « BOOK SALES CATALOGUES OF THE DUTCH REPUBLIC, 1599-1800 »
II. – DISPARITION ET DISPERSION DES CATALOGUES
III. – LA COLLECTION DE CATALOGUES NÉERLANDAIS A LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
IV. – DIFFÉRENCES ENTRE LA HOLLANDE ET LA FRANCE DANS LA MANIÈRE D’ORGANISER LES VENTES
V. – QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE DÉROULEMENT D’UNE VENTE EN HOLLANDE
VI. – LA FIABILITÉ DES CATALOGUES
Les ventes publiques de livres à Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles et leurs catalogues
I. – LE MOUVEMENT SÉCULAIRE DES VENTES
II. – L’ORGANISATION ET LE DÉROULEMENT DES VENTES
III. – LES LIBRAIRES ORGANISATEURS DE VENTES
CONCLUSION
La nouvelle édition de Graham Pollard et Albert Ehrman, The Distribution of Books by Catalogue from the invention of printing to AD 1800
ANNEXE II. Catalogues imprimés de ventes de livres parisiennes, jusqu’aux premiers catalogues de Prosper Marchand et Gabriel Martin
Glanes bibliographiques sur quelques grandes ventes publiques : la politique d’acquisition de la Bibliothèque du Roi
I. – LES PREMIERS ACHATS DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI AUX VENTES PUBLIQUES
II. – LES ANNÉES 1730
III. – 1733 : LE CABINET CHÂTRE DE CANGÉ ET LES DOUBLES
IV. – LES VENTES DU COMTE D’HOYM ET DES MARÉCHAUX DE NOAILLES ET D’ESTRÉES
V. – LA FILIATION D’UN EXEMPLAIRE RARE PAR SES PARTICULARITÉS MANUSCRITES, ACQUIS PAR LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI
Source bibliographique et modèle bibliophilique : le recours au catalogue de vente, de Gabriel Martin a Seymour de Ricci
Typologie des catalogues de vente
I. – LA BIBLIOGRAPHIE MATÉRIELLE : FORMAT, ORNEMENTS, PAGINATION, TITRE, LANGUE
II. – UNE TYPOLOGIE DES EXEMPLAIRES
III. – UNE TYPOLOGIE DES CONDITIONS DE VENTE
IV. – MODES DE RÉDACTION
V. – DES CLASSEMENTS MÉTHODIQUES
VI. – UNE TYPOLOGIE DES BIBLIOTHÈQUES
Collectionneurs et collections de livres à Paris au XVIIIe siècle
I. – LE MONDE DES COLLECTIONNEURS
II. – LES INTÉRÊTS DES COLLECTIONNEURS
III. – LES CATALOGUES DE VENTE
La bibliothèque de Crébillon : deux approches
I. – LA PAGE DE TITRE ET LES AUTRES ÉLÉMENTS PÉRIPHÉRIQUES
II. – PARCOURS ET RANGEMENT
III. – CRÉBILLON BIBLIOPHILE ?
CONCLUSION
La bibliothèque de Crébillon : deux approches
Les grandes collections de manuscrits littéraires
L’esprit des livres (faisons un rêve...)
I. – LA MULTIPLICATION DES DONNÉES
II. – INTRODUIRE DES CORRECTIFS
III. – LIRE LES CATALOGUES
Vers la création d’une base de données des catalogues de vente français ?
I. – LES CATALOGUES DE VENTE : « UNE SOURCE IRREMPLAÇABLE1 »
II. – LEUR PRÉSENCE DANS LES COLLECTIONS PUBLIQUES
III. – L’ESPRIT DES LIVRES : NOUVELLES APPROCHES POUR L’ÉTUDE DES BIBLIOTHÈQUES PRIVÉES EN FRANCE
IV. – LES PREMIÈRES RÉALISATIONS
V. – LES INFORMATIONS ESSENTIELLES
VI. – LA RECHERCHE SUR LES CONTENUS
Éléments de bibliographie

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Les ventes des livres et leurs catalogues, XVIIe-XXe siècle Annie Charon et Élisabeth Parinet (dir.)

DOI : 10.4000/books.enc.1397 Éditeur : Publications de l’École nationale des chartes Année d'édition : 2000 Date de mise en ligne : 26 septembre 2018 Collection : Études et rencontres ISBN électronique : 9782357231351

http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782900791363 Nombre de pages : 208 Référence électronique CHARON, Annie (dir.) ; PARINET, Élisabeth (dir.). Les ventes des livres et leurs catalogues, XVII e-XXe siècle. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 2000 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782357231351. DOI : 10.4000/books.enc.1397.

Ce document a été généré automatiquement le 3 mai 2019. Il est issu d'une numérisation par reconnaissance optique de caractères. © Publications de l’École nationale des chartes, 2000 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

1

Les catalogues de vente publique présentant l'assortiment d'un libraire, l'ensemble d'un fonds d'imprimeur ou de libraire ou encore le contenu d'une bibliothèque privée, sont une source essentielle de l'histoire du livre. Ils permettent d'étudier les courants de circulation et les pratiques commerciales. Ils sont aussi riches d'enseignements pour l'histoire de la lecture et du goût. Les deux journées d'étude dont est issu ce volume, organisées l'une par l'École nationale des chartes, l'autre par l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (ENSSIB), s'articulent autour de trois axes : dresser une typologie des catalogues ; illustrer la richesse de ces documents et leurs limites à travers diverses approches critiques ; esquisser le bilan et les perspectives de leur recensement en France et en Europe.

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SOMMAIRE Avant-propos Annie Charon

Les ventes de livres en Hollande et leurs catalogues (XVIIe-XVIIIe siècles) Otto S. Lankhorst

I. – LE PROJET « BOOK SALES CATALOGUES OF THE DUTCH REPUBLIC, 1599-1800 » II. – DISPARITION ET DISPERSION DES CATALOGUES III. – LA COLLECTION DE CATALOGUES NÉERLANDAIS A LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE IV. – DIFFÉRENCES ENTRE LA HOLLANDE ET LA FRANCE DANS LA MANIÈRE D’ORGANISER LES VENTES V. – QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE DÉROULEMENT D’UNE VENTE EN HOLLANDE VI. – LA FIABILITÉ DES CATALOGUES

Les ventes publiques de livres à Lyon aux XVII e et XVIIIe siècles et leurs catalogues Dominique Varry

I. – LE MOUVEMENT SÉCULAIRE DES VENTES II. – L’ORGANISATION ET LE DÉROULEMENT DES VENTES III. – LES LIBRAIRES ORGANISATEURS DE VENTES CONCLUSION

La nouvelle édition de Graham Pollard et Albert Ehrman, The Distribution of Books by Catalogue from the invention of printing to AD 1800 Bilan des travaux préparatoires : catalogues français Giles Mandelbrote

Glanes bibliographiques sur quelques grandes ventes publiques : la politique d’acquisition de la Bibliothèque du Roi Françoise Bléchet

I. – LES PREMIERS ACHATS DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI AUX VENTES PUBLIQUES II. – LES ANNÉES 1730 III. – 1733 : LE CABINET CHÂTRE DE CANGÉ ET LES DOUBLES IV. – LES VENTES DU COMTE D’HOYM ET DES MARÉCHAUX DE NOAILLES ET D’ESTRÉES V. – LA FILIATION D’UN EXEMPLAIRE RARE PAR SES PARTICULARITÉS MANUSCRITES, ACQUIS PAR LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI

Source bibliographique et modèle bibliophilique : le recours au catalogue de vente, de Gabriel Martin a Seymour de Ricci Yann Sordet

Typologie des catalogues de vente Nicole Masson

I. – LA BIBLIOGRAPHIE MATÉRIELLE : FORMAT, ORNEMENTS, PAGINATION, TITRE, LANGUE II. – UNE TYPOLOGIE DES EXEMPLAIRES III. – UNE TYPOLOGIE DES CONDITIONS DE VENTE IV. – MODES DE RÉDACTION V. – DES CLASSEMENTS MÉTHODIQUES VI. – UNE TYPOLOGIE DES BIBLIOTHÈQUES

Collectionneurs et collections de livres à Paris au XVIIIe siècle Michel Marion

I. – LE MONDE DES COLLECTIONNEURS II. – LES INTÉRÊTS DES COLLECTIONNEURS III. – LES CATALOGUES DE VENTE

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La bibliothèque de Crébillon : deux approches I. Approche « bibliophilique » Jean Viardot

I. – LA PAGE DE TITRE ET LES AUTRES ÉLÉMENTS PÉRIPHÉRIQUES II. – PARCOURS ET RANGEMENT III. – CRÉBILLON BIBLIOPHILE ? CONCLUSION

La bibliothèque de Crébillon : deux approches II. Crébillon lecteur ? Catherine Volpilhac-Auger

Les grandes collections de manuscrits littéraires Thierry Bodin

L’esprit des livres (faisons un rêve...) Catherine Volpilhac-Auger

I. – LA MULTIPLICATION DES DONNÉES II. – INTRODUIRE DES CORRECTIFS III. – LIRE LES CATALOGUES

Vers la création d’une base de données des catalogues de vente français ? Dominique Bougé-Grandon

I. – LES CATALOGUES DE VENTE : « UNE SOURCE IRREMPLAÇABLE » II. – LEUR PRÉSENCE DANS LES COLLECTIONS PUBLIQUES III. – L’ESPRIT DES LIVRES : NOUVELLES APPROCHES POUR L’ÉTUDE DES BIBLIOTHÈQUES PRIVÉES EN FRANCE IV. – LES PREMIÈRES RÉALISATIONS V. – LES INFORMATIONS ESSENTIELLES VI. – LA RECHERCHE SUR LES CONTENUS

Éléments de bibliographie Otto S. Lankhorst

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NOTE DE L’ÉDITEUR Avec la collaboration de Dominique Bougé-Grandon. Actes des journées d'études organisées par l'École nationale des chartes (Paris, 15 janvier 1998) et par l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Villeurbanne, 22 janvier 1998).

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Avant-propos Annie Charon

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Les catalogues de vente sont une source essentielle de l’histoire du livre. Ils permettent d’étudier les courants de circulation des livres et les pratiques commerciales ; ils sont aussi riches d’enseignements pour l’histoire de la lecture et du goût.

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L’École des chartes, qui a pour vocation l’étude et la critique des sources, a réuni, le 15 janvier 1998, plusieurs chercheurs internationaux travaillant sur le sujet : Françoise Bléchet, conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, Thierry Bodin, libraire d’autographes à Paris, Otto Lankhorst, conservateur à la Bibliothèque universitaire de Nimègue, Giles Mandelbrote, conservateur à la British Library, Yann Sordet, conservateur à la bibliothèque Sainte-Geneviève, Dominique Varry, maître de conférences à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB), Jean Viardot, expert en livres anciens, et Catherine Volpilhac, alors professeur à l’université de Grenoble-III.

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Dans le prolongement de ce colloque, l’ENSSIB a organisé, le 22 janvier suivant, une journée de réflexion sur l’établissement d’une base de données des catalogues de vente (1680-1815) conservés dans les bibliothèques françaises. Y sont intervenus deux participants de la journée précédente (O. Lankhorst et C. Volpilhac), à qui s’étaient joints Dominique Bougé-Grandon, conservateur-enseignant à l’ENSSIB, Nicole Masson, professeur à l’université de Poitiers, et Michel Marion, alors directeur de la bibliothèque de l’École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud.

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Les travaux de ces rencontres, dont les présents actes rendent compte, s’articulaient autour de trois axes : dresser une typologie des catalogues de vente ; montrer la richesse de ces documents et leurs limites ; esquisser le bilan de leur recensement en France et en Europe.

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Les catalogues de vente présentent soit l’assortiment d’un libraire, soit l’ensemble du fonds d’un imprimeur ou d’un libraire, soit les livres d’une bibliothèque privée. La vente peut se faire en bloc ou au détail, à l’unité ou par petits lots ; elle peut être publique ou réservée aux seuls libraires. Il est parfois bien difficile de déterminer les modalités suivies. Les prix indiqués sont des prix marqués dans le cadre d’une transaction à l’amiable, ou des estimations appelées à être révisées sous le feu des enchères ; il est fort

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intéressant de pouvoir comparer celles-ci avec les valeurs d’adjudication relevées par les possesseurs des catalogues, notamment quand ces derniers sont des libraires et qu’ils ont pris la peine de consigner aussi les noms des acquéreurs. 6

Les catalogues de vente, pour la plupart peu épais, imprimés avec négligence sur du papier ordinaire, ont une présentation assez anarchique, ce qui les rend difficiles d’accès. Certains catalogues suivent l’ordre des inventaires après décès établis par les notaires, d’autres correspondent à un relevé topographique effectué tablette après tablette — c’est la solution retenue par le libraire chargé de l’estimation de la bibliothèque de Crébillon, qu’étudient J. Viardot et C. Volpilhac ; d’autres, enfin, sont organisés en cinq grandes catégories thématiques, ce qui en fait, dès le début du XVIIIe siècle, des modèles et des instruments de travail.

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Les catalogues de vente, si divers soient-ils, ont une caractéristique commune, leur rareté. Deux exemples relevés dans ces actes sont éloquents : aux Pays-Bas, durant les XVII e et XVIIIe siècles, sont organisées 25 000 à 30 000 ventes pour lesquelles seuls 20 % des catalogues ont été conservés ; à Lyon, les annonces dans les périodiques, gazettes ou affiches, signalent des milliers de catalogues dont aucun n’est parvenu dans les bibliothèques.

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Les catalogues de vente intéressent aussi bien le bibliographe et l’éditeur de textes que l’historien du livre et de la lecture. Ils permettent d’étudier l’organisation du commerce, d’en dégager les évolutions au cours des siècles et les variations selon les pays et les régions. G. Mandelbrote montre, par exemple, la singularité du marché du livre ancien à Paris au XVIIe siècle : on y imprime un petit nombre de catalogues qui peuvent proposer un grand nombre de livres, et les ventes aux enchères se développent tardivement. Tout autre est la situation néerlandaise étudiée par O. Lankhorst : les ventes connaissent très tôt un grand essor et les catalogues sont nombreux, leur édition étant obligatoire. Quant à F. Bléchet, l’étude des catalogues lui permet de dresser le bilan de l’intervention de la Bibliothèque royale dans les ventes publiques, de reconstituer la mise en place progressive de cette forme de vente et son influence sur les enrichissements de l’établissement. Les livres mis en vente, qu’ils soient neufs ou d’occasion, suivent l’évolution des goûts, notamment lorsqu’ils sont présentés en vente publique1. T. Bodin explique, dans les pages qui suivent, comment les amateurs, intéressés par les autographes, se prennent de passion, dans les années 1910-1930, pour les manuscrits littéraires. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les libraires ont une approche pragmatique : on les voit opter, au dernier moment, en fonction des propositions reçues, pour une vente à l’amiable ou pour une vente aux enchères. Des marchands participent aux ventes de façon occasionnelle ; pour d’autres, Gabriel Martin à Paris, Duplain et Los Rios à Lyon, cette pratique commerciale devient une spécialité qui assure leur renommée.

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Les catalogues, instruments de travail pour les libraires, furent aussi recherchés par les amateurs, qui privilégiaient les exemplaires annotés. Le bibliophile Pierre Adamoli, étudié par Y. Sordet, les utilise pour fixer la valeur d’estimation et la rareté d’une édition qu’il possède, pour préparer et raisonner ses futurs achats. Soucieux de se tenir au courant, Jean-Nicolas de Tralage constitue un recueil — découvert par G. Mandelbrote à la bibliothèque Mazarine —, où il rassemble catalogues de libraires, inventaires des bibliothèques privées, catalogues de ventes aux enchères, listes manuscrites. Ces « usuels de la bibliophilie », selon la formule de J. Viardot, acquièrent une renommée durable, car ils sont à la fois des outils de référence reconnus et les miroirs de collections qui

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s’imposent comme modèles. Ils sont les bases d’un genre bibliographique nouveau : les répertoires de livres rares. 10

Les catalogues constituent donc une source féconde pour l’histoire de la bibliographie et des classifications ; ils sont aussi un outil irremplaçable pour l’établissement des correspondances et des textes, comme le montre T. Bodin ; ils décrivent en effet des manuscrits et des imprimés qui ont pu, depuis leur mise en vente initiale, disparaître ou être altérés.

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Dans l’utilisation de ce type de documents, l’histoire de la lecture peut-elle trouver son compte ? Les contributions de ce volume insistent sur les précautions à prendre dans ce domaine. Toutes les bibliothèques ne se vendent pas et celles qui le sont ne font pas toutes, en dehors de la Hollande, l’objet d’un catalogue. De plus, comme l’explique O. Lankhorst, les livres décrits peuvent avoir subi toutes sortes de manipulations de la part du possesseur, de sa famille, des libraires : on n’hésite pas à oublier des livres, à en retirer, à en ajouter ; on procède à des estimations par paquets où les titres ne sont pas détaillés. C. Volpilhac met sur le compte de cette pratique la faible représentation du théâtre dans le catalogue de Crébillon.

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L’historien ainsi averti doit aussi faire preuve d’une grande vigilance dans l’interprétation de ces sources. Etudiant en parallèle le catalogue et l’inventaire après décès de Crébillon, J. Viardot et C. Volpilhac nous montrent comment des spécialistes de domaines différents peuvent lire et interpréter, chacun selon ses propres compétences, les mêmes documents. J. Viardot recommande de comparer la bibliothèque étudiée avec les modèles dominants, de prendre en compte la biographie du personnage examiné ; il montre, en effet, que la présence de tel ou tel titre dans cette bibliothèque ne peut s’expliquer que par la fonction de censeur royal de l’écrivain. Il invite à distinguer les livres à lire de ceux qui sont à consulter et de ceux qui ont une valeur symbolique, à ne pas négliger la description matérielle des objets inventoriés ; un livre broché n’est-il pas la preuve d’un usage peu fréquent ? C. Volpilhac insiste sur la nécessité de dégager de grands ensembles, les auteurs antiques ou les traductions, par exemple ; elle se méfie des décomptes et préfère parler de présence, de taux de pénétration de tel auteur, de tel titre. Elle relève les absences, la théologie et le droit, chez ce romancier qui privilégie les romans, la littérature antique, les récits de voyage, l’histoire et la vulgarisation scientifique. A la lecture de ces deux contributions se dégagent les grandes lignes d’une méthode qui pourrait s’appliquer à l’examen d’autres bibliothèques.

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L’historien qui utilise les catalogues de vente doit redoubler de prudence ; il est confronté aussi à des difficultés d’accès à ces documents très dispersés et dont le repérage dans les fichiers ou les bases des bibliothèques est complexe. Ces journées ont été l’occasion de faire le point sur les catalogues publiés et sur les entreprises en cours, au niveau régional, national, international. G. Mandelbrote a présenté son travail de révision et de publication de l’ouvrage fondateur de Pollard et Ehrman, The Distribution of Books by Catalogue, jamais réédité depuis 1965 et devenu rarissime. Comme l’indiquent la bibliographie dressée par O. Lankhorst et les autres contributions de ce volume, l’inventaire des catalogues conservés à la Bibliothèque royale à Bruxelles est en voie d’achèvement, les catalogues publiés en Allemagne et en Angleterre sont en cours de recensement ; 9 000 exemplaires des catalogues de livres néerlandais ont été recensés. En France, F. Bléchet a publié la liste des catalogues conservés à la Bibliothèque nationale de France, pour la période allant des origines à 1750 ; N. Masson achève le travail pour les années 1750-1770. Les fonds des autres bibliothèques sont mal connus ; l’entreprise est en

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cours pour la bibliothèque municipale de Lyon et pour la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Un tel recensement doit porter une attention particulière au relevé des annotations manuscrites : dates et lieux de la vente, durée, nombre de vacations, noms des acquéreurs, prix. Il semble pertinent de noter aussi la présence de tables, d’index, ainsi que des autres objets décrits en dehors des livres et de doubler, comme le propose D. Grandon, la base bibliographique d’une base prosopographique. Le recensement n’est qu’un préalable à l’analyse des contenus ; tirant les enseignements de l’étude de la bibliothèque de Crébillon, C. Volpilhac suggère des pistes de recherche : dépouiller les catalogues de bibliothèques ayant appartenu à des personnalités remarquables ou à un groupe social cohérent ; rechercher les dates des première et dernière publications des titres mentionnés dans les catalogues pour pouvoir mesurer les rythmes de diffusion. 14

Repérage, catalogage et analyse ne sauraient se limiter à la période moderne. En étudiant un demi-siècle de ventes publiques, de 1935 à 1989, de Louis Barthou à Daniel Sickles, T. Bodin souligne la nécessité de recenser les catalogues de vente des XIXe et XXe siècles, de même que l’intérêt d’étudier les libraires spécialisés dans ce commerce des lettres et des manuscrits, une telle entreprise étant un préalable indispensable à l’édition des correspondances et des textes de cette période.

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Ces journées ont permis de faire le point sur le recensement des catalogues de livres et de rappeler tout l’intérêt de ces documents pour les historiens du livre et de la littérature. Faisons avec C. Volpilhac le rêve d’une base donnant accès aux catalogues de vente des bibliothèques privées en France et en Europe ; elle permettrait une histoire comparée des usages commerciaux et bibliographiques dans différentes aires géographiques et des études nouvelles sur les bibliothèques anciennes.

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Nous ne saurions clore cette préface sans remercier tous les intervenants qui ont permis la parution de ce volume, et en particulier Otto Lankhorst qui a constamment soutenu cette entreprise, Elisabeth Parinet qui a partagé avec nous les travaux de relecture et de traduction, Dominique Grandon qui a coordonné la collecte des textes de la journée lyonnaise, l’École des chartes qui a accepté de publier les actes de ces rencontres et notre collègue Marc Smith qui a veillé à l’édition.

NOTES 1. Antoine Coron nous donne un autre exemple de la pertinence des catalogues pour l’étude des changements qui peuvent intervenir dans les choix faits par les libraires et leur public. Les catalogues de vente, écrit-il, nous renseignent sur l’apparition de l’attention particulière portée par les libraires aux particularités d’exemplaire : grand papier, planches coloriées, annotations manuscrites, reliure ; ils nous permettent de voir que cet intérêt culmine à la fin du XVII e siècle et au début du XVIIIe siècle et décline à partir de 1720. Cf. Antoine Coron, « Les exemplaires annotés : des bibliothèques érudites aux cabinets d’amateurs », dans Revue de la Bibliothèque nationale de France, no 2, Le livre annoté, 1999, p. 57-66.

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AUTEUR ANNIE CHARON École nationale des chartes.

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Les ventes de livres en Hollande et leurs catalogues (XVIIe-XVIIIe siècles) Otto S. Lankhorst

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Le 29 mars 1596, la Cour des comptes à La Haye autorisa le libraire Louis Elzevier à vendre des livres aux enchères dans la Grand-Salle de la Cour1. Pour la librairie hollandaise, cette date marque le début d’une nouvelle activité qui prendra de l’ampleur dans les siècles suivants et qui constituera un nouveau moyen de vendre des livres. Les toutes premières ventes étaient probablement accompagnées d’un catalogue manuscrit, mais, bientôt, l’usage des catalogues imprimés s’imposa. Le plus ancien qui soit conservé est celui de la vente de la collection de Philips van Marnix van Sint Aldegonde (le porte-parole des calvinistes néerlandais, secrétaire de Guillaume le Taciturne et auteur présumé de l’hymne national néerlandais). La vente, organisée par Louis Elzevier, se fit le 6 juillet 1599 – il y a tout juste quatre cents ans – dans la Grande-Salle de la Cour à La Haye. Trois exemplaires du catalogue de cette vente sont parvenus jusqu’à nous : ils se trouvent à la Bibliothèque de l’Académie royale des sciences à Amsterdam, à la Bibliothèque royale à Copenhague (Det Kongelige Bibliotek) et à la Bibliothèque interuniversitaire de médecine à Paris2.

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Le catalogue de la vente de Marnix van Sint Aldegonde est le premier d’une impressionnante série de ces publications éphémères, souvent minces, parfois plus étoffées, qui témoignent des activités des collectionneurs et des libraires. Aux Pays-Bas, les catalogues de vente sont reconnus depuis longtemps comme une source importante pour l’histoire littéraire et pour l’histoire du livre. Le célèbre libraire Frederik Muller (1817-1881), qui a lui-même publié un grand nombre de catalogues, dont certains sont restés jusqu’à ce jour d’indispensables instruments de travail3, fut avec son confrère J. L. C. Jacob (1806-1865) le fondateur, en 1845, de la Bibliothèque de l’Association pour la défense des intérêts de la librairie, à Amsterdam (actuellement installée dans les bâtiments de la Bibliothèque de l’université d’Amsterdam). Muller considérait ces catalogues, qui avaient éveillé sa passion pour le livre, comme un élément essentiel de l’initiation des apprentis libraires à la science de la bibliographie4. Dans ce but, il

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s’employa à en former une collection très large, notamment en les acquérant à l’occasion de la vente de certaines bibliothèques5. 3

La collection de la Bibliothèque de l’Association de la librairie est particulièrement riche pour la période du XIXe et du XXe siècle. Elle contient aussi des catalogues pour le XVIIe et le XVIIIe siècle, mais ceux-ci ne constituent qu’une infime partie du nombre total des catalogues publiés à cette époque6. Dans son ouvrage Les Elzevier (1880), Alphonse Willems constatait que les Elzevier avaient dû organiser des ventes assez fréquemment, « mais il n’en est resté que fort peu de traces, la plupart des catalogues ayant été détruits ». A cause de leur intérêt pour l’histoire littéraire, il donne la liste des catalogues qu’il a rencontrés, mais il ne fait pas de place à « ces documents rédigés à la hâte et imprimés avec assez peu de soin » dans son corpus des descriptions bibliographiques7.

I. – LE PROJET « BOOK SALES CATALOGUES OF THE DUTCH REPUBLIC, 1599-1800 » 4

Pour la période de l’Ancien Régime, Wytze Hellinga (1908-1985), un des pionniers de l’histoire du livre aux Pays-Bas, a été le premier à rassembler des informations concernant ces catalogues de ventes de livres, dispersés dans un si grand nombre de bibliothèques et d’archives, à l’intérieur et hors de nos frontières. Son fichier fut repris par le regretté Bert van Selm (1945-1991), en 1987, en vue de l’établissement de la base de données « Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800 ». Depuis le jour où, en 1976, Van Selm avait découvert une grande collection de catalogues néerlandais dans la Herzog August Bibliothek à Wolfenbüttel, il s’était pris de passion pour l’étude des bibliothèques privées et de l’histoire de la lecture. Il publia plusieurs articles sur le sujet, qu’il devait par la suite rassembler pour en faire le noyau de sa thèse intitulée Een menighte treffelijcke boecken, consacrée aux catalogues de libraires et aux catalogues de ventes néerlandais au début du XVIIe siècle8.

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Dans cette thèse très remarquable, Van Selm montre que les catalogues sont une source capitale pour l’histoire du livre, qu’il s’agisse d’étudier sa production, sa diffusion ou sa consommation. Il les utilise, en effet, pour ce triple but : mieux connaître la production de livres (y compris la partie de la production non conservée) ; étudier le fonctionnement et la nature de l’activité des libraires, la composition de leurs fonds, les prix des livres ; enfin, étudier les bibliothèques privées. En ce qui concerne ce dernier point, Van Selm a insisté sur la nécessité de répertorier et de décrire bibliographiquement les catalogues de ventes ; en conséquence, c’est lui-même qui a mis sur pied le projet connu sous le nom de « Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800 », en collaboration avec l’entreprise IDC Publishers (Leyde) qui s’est chargée de publier tous ces catalogues sur microfiches9. Après la mort prématurée de Van Selm, le projet a été continué sous la conduite de J. A. Gruys (Bibliothèque royale, La Haye).

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La base de données est constituée par des descriptions bibliographiques assez détaillées. Ses éléments les plus importants sont les suivants : • titre du catalogue ; • genre du catalogue (catalogue de vente d’une bibliothèque privée, catalogue de vente d’un fonds d’éditeur ou de libraire, catalogue d’assortiment d’un libraire) ; • possesseur de la collection ; • lieu d’habitation du possesseur ;

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• profession ou qualités du possesseur ; • date de la vente (compte tenu des ventes différées et des dates ajoutées à la main) ; • lieu de la vente ; • lieu plus spécifique de la vente : maison du propriétaire, boutique du libraire, hôtel public, etc. ; • lieu d’impression du catalogue ; • directeur de la vente (« vendu-meester ») ; • imprimeur du catalogue ; • millésime de la publication ; • exemplaires localisés (avec mention d’éventuelles notes sur les prix d’adjudication ou les noms des acquéreurs) ; • collation du catalogue ; • renvoi aux microfiches qui donnent le texte du catalogue ; • bibliographie ; • conditions de la vente ; • observations diverses. 7

Jusqu’à présent (automne 2000), plus de 3 000 catalogues sont déjà disponibles sur microfiches. Pour le choix de l’exemplaire, la préférence est donnée à celui portant des annotations manuscrites (prix ou noms des acheteurs). Déjà au XVIIIe siècle, de tels exemplaires annotés étaient recherchés par les collectionneurs. Par exemple, Johann Daniel Schumacher, le bibliothécaire du tsar Pierre le Grand, demande en 1721, lors de sa visite aux libraires Pierre Gosse père et Johannes Groenewegen à La Haye de lui copier les prix dans quelques catalogues importants10. Le choix du microfilmage des catalogues s’explique par le fait que, jusqu’à présent, les résultats d’une numérisation des documents sont restés insuffisants, à cause de problèmes techniques dus à la qualité médiocre du papier et de la typographie des catalogues. Dans un avenir proche ou lointain, il sera néanmoins possible de numériser à partir des microfiches.

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Les microfiches sont accompagnées d’un guide qui donne, dans l’ordre chronologique, les descriptions bibliographiques des catalogues et un index des noms de personnes et de lieux11. Disponible sur cédérom, ce guide semble appelé à rendre de grands services aux chercheurs. A signaler que le cédérom contient les reproductions de toutes les pages de titre des catalogues recensés.

II. – DISPARITION ET DISPERSION DES CATALOGUES 9

J. A. Gruys, l’éditeur actuel du projet « Book Sales Catalogues... », a récemment estimé qu’entre 25 000 et 30 000 ventes ont eu lieu dans la république des Provinces-Unies aux XVIIe et XVIIIe siècles et qu’au maximum 20 % de leurs catalogues ont été conservés12.

10

Le nombre élevé des catalogues ayant primitivement existé s’explique par l’obligation imposée par les autorités néerlandaises d’imprimer un catalogue pour chaque vente. Cette obligation est attestée par les règlements fixant le déroulement des ventes. Lorsqu’une autorisation est donnée pour l’organisation d’une vente, il est fixé que l’organisateur versera une somme de deux florins et dix sous et remettra huit exemplaires du catalogue.

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La parution effective de milliers de catalogues dont aucun exemplaire n’a été conservé, est, d’autre part, confirmée par les annonces dans les gazettes : le libraire annonçant une

13

vente signale aux intéressés les adresses où l’on peut se procurer un exemplaire du catalogue. Cela nous permet de reconstituer tout un réseau de libraires à travers l’Europe. Par exemple, pour la vente de la collection du comte de Wassenaar Obdam, en 1750, le catalogue se trouve, d’après une annonce dans la Gazette d’Amsterdam, « à Londres, Edimbourg, Paris, Vienne, Hambourg, Francfort, Leipzig, Dresden, Berlin, Zurich, Berne, Bâle, Lausanne, Genève, Hanover, Copenhague, Wolfenbüttel, Breslau, Gotha, Gottingue, Manheim, Munich, Bayreuth, Augsbourg, Nuremberg, Ratisbonne, Wetzlar, Mayence, Lisbonne, Rome, Florence, Venise, Milan, Turin, Parme, Gênes, et dans les autres principales villes de l’Europe chez les libraires »13. 12

La base de données des catalogues de livres néerlandais compte, à la fin de 1998, la description bibliographique d’environ 4 150 catalogues (aussi bien les catalogues de vente que les catalogues de fonds et d’assortiment des libraires). En 1990, leur nombre n’était que de 2 600. Cet accroissement est dû principalement au dépouillement des collections de la Bibliothèque nationale de France et de celle de Russie, à Saint-Pétersbourg, ainsi qu’aux découvertes faites dans d’autres bibliothèques et archives des pays d’Europe de l’Est. On peut espérer que d’autres trouvailles feront encore monter ce chiffre, mais il est d’ores et déjà certain que le nombre de catalogues conservés ne sera jamais qu’une faible partie de ceux qui ont existé.

13

Jusqu’à ce jour, environ 9 000 exemplaires de catalogues ont été localisés14. Pour les deux tiers des catalogues, on n’a retrouvé qu’un seul exemplaire. Pour le dernier tiers, on en connaît plusieurs (4,6 en moyenne). Les catalogues de la collection du baron von Hohendorf (Bibliotheca Hohendorfiana, La Haye 1720) et de celle de Du Bois (Bibliotheca Duboisiana, La Haye 1725) sont les mieux représentés avec, respectivement, 45 et 46 exemplaires.

14

En 1995, Gruys a donné les chiffres suivants pour le total des 3 900 catalogues enregistrés alors : • 2 400 catalogues de ventes de bibliothèques privées ; • 675 catalogues de ventes de collections anonymes ; • 150 catalogues de ventes de fonds de libraires ; • 75 catalogues de ventes d’assortiment de libraires ; • 600 autres catalogues, principalement de fonds et d’assortiment.

15

En ce qui concerne les ventes dont le catalogue a été conservé, environ 900 ont eu lieu à La Haye ; autant à Leyde ; environ 600 à Amsterdam et à peu près 800 pour un total de 43 autres villes (190 à Utrecht ; 130 à Middelbourg ; 110 à Rotterdam, etc.) 15.

16

Une partie seulement des catalogues se trouvent dans des bibliothèques néerlandaises. La collection la plus riche est celle de la Bibliothèque de l’Association de la librairie, à Amsterdam : environ 900 catalogues. Hors de nos frontières, les collections les plus importantes sont celles de la Bibliothèque nationale de France (923 catalogues) ; de la Herzog August Bibliothek à Wolfenbüttel (environ 800), et de la British Library à Londres (environ 300). En 1990, j’ai eu personnellement le plaisir et le privilège de découvrir autour de 730 catalogues néerlandais à la Bibliothèque nationale de Russie à SaintPétersbourg, dont plus de la moitié se trouvaient être des exemplaires uniques16.

17

Pour l’ensemble de la France, et jusqu’à ce jour, 973 catalogues néerlandais (en 1 184 exemplaires) ont été enregistrés dans la base de données. Parmi ceux-ci, 350 sont des exemplaires uniques. Les catalogues se répartissent ainsi sur les diverses bibliothèques :

14

Paris : Bibliothèque nationale de France*

923

Bibliothèque Mazarine*

26

Bibliothèque interuniversitaire de médecine*

20

Bibliothèque de l’Arsenal*

7

Bibliothèque Sainte-Geneviève*

6

Bibliothèque d’art et d’archéologie*

1

Archives du ministère des Affaires étrangères*

1

Institut de France*

1

Province : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg* 89 Bibliothèques municipales : – Toulouse°

26

– Amiens°

21

– Lyon*

15

– Lille°

11

– Bordeaux°

10

– Rouen*

9

– Grenoble*

6

– Marseille°

3

– Troyes°

3

– Chalon-sur-Saône°

2

– Valenciennes*

2

– Angers°

1

– Besançon°

1

* consultation faite sur place. — ° localisation par catalogue imprimé17.

15

18

Des recherches dans un plus grand nombre de bibliothèques et la consultation généralisée sur place feront sans doute encore monter le chiffre des 1 184 exemplaires en France. Les catalogues par matières constituent le moyen le plus approprié pour retrouver les catalogues de vente dans les fonds des bibliothèques. Évidemment, les exemplaires non relevés sont les plus difficiles à localiser. Dans les archives, les catalogues de vente sont perdus parmi d’autres documents et leur découverte dépend alors du hasard ; ainsi, un exemplaire du catalogue de la vente des livres de Jean Barbeyrac (1754) se trouve parmi la « Correspondance politique de Hollande », aux Archives du ministère des Affaires étrangères à Paris.

III. – LA COLLECTION DE CATALOGUES NÉERLANDAIS A LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE 19

A la Bibliothèque nationale de France, les catalogues néerlandais se trouvent principalement dans la division Q, « Bibliographie », et la collection Delta (A). La division Q fut créée par Nicolas Clément (commis à la garde de la Bibliothèque, 1691-1712), avec ces subdivisions : catalogues de bibliothèques privées, de libraires, des foires de Francfort, etc. Les catalogues dans le fonds ancien de la Bibliothèque nationale de France sont répertoriés dans le second catalogue de Clément, achevé en 1697 : Catalogus librorum impressorum Bibliothecae regiae, tome VIII : divisions N à Q18.

20

Les références aux catalogues néerlandais de la division Q étaient déjà entrées partiellement dans la base de données, grâce à la photocopie du catalogue de cette division, disponible à la Bibliothèque royale à La Haye. J’ai pu faire ensuite des recherches supplémentaires pour la division Q et la collection ∆ pendant plusieurs séjours à Paris dans les années 1989-1992. Le dépouillement de la collection ∆ a été fait grâce aux inventaires 886 et 88719.

21

22

Sous l’administration de Léopold Delisle, la collection ∆ et la collection Q10 furent créées, à partir de 1875, parmi les nouveaux recueils factices. La collection ∆ était destinée à réunir les catalogues de ventes de livres, la collection Q10 les catalogues de libraires. Les numéros 1 à 7118 de la collection ∆ proviennent pour une grande partie de la collection Anisson-Duperron, acquise par la Bibliothèque en 1795, et c’est notamment cette section-là qui contient de nombreux catalogues néerlandais20. Étienne-AlexandreJacques Anisson-Duperron, directeur de l’Imprimerie royale, devait ces catalogues néerlandais en partie à Hyacinthe-Théodore Baron, doyen de la faculté de médecine à Paris. Lors de la vente de la collection de Baron, en 1788, quelques lots particulièrement intéressants avaient été proposés : par exemple, le no 6358 : « Catalogues de différentes bibliothèques vendues à La Haye depuis 1712 jusqu’en 1776 [...], 80 vol. in-8° & 27 vol. in-12° », et le no 6380 : « Catalogues officinaux de différens libraires domiciliés en Hollande & dans les Pays-Bas, 38 vol. in-8° & in-12° »21. Dans le « Précis sur la vie de M. Baron » écrit par Née de La Rochelle, au début du catalogue Baron, on lit : « Il [Baron] entretenoit une correspondance suivie avec les libraires d’Allemagne & de Hollande qui lui procuroient ce qu’ils avoient de mieux & s’empressoient de lui envoyer les catalogues de nouveautés & tous ceux des bibliothèques à vendre. »

23

Une note manuscrite de Baron se trouve sur la feuille de garde d’un catalogue publié à La Haye en 1772. Baron écrit que ce catalogue est le dernier qu’il ait reçu dans le cadre de sa correspondance avec les libraires de Hollande. C’est qu’il a été obligé de cesser cette

16

correspondance en raison du prix excessif des livres en Hollande, en raison aussi des difficultés et des longueurs du transport, et surtout : « à cause de l’impost nouveau et exorbitant, que l’on a mis sur les livres qui viennent de l’étranger. [...] Cet impost doit nécessairement devenir destructif des belles-lettres en France »22. 24

Les numéros ∆ 1 à 4149 sont classés alphabétiquement selon le nom du possesseur ; les numéros 4150 à 7118 chronologiquement pour les collections anonymes. Nombreux sont les catalogues du XIXe siècle qui se trouvent dans cette deuxième partie ; ils n’appartiennent pas à la collection propre d’Anisson-Duperron.

25

En principe, la collection Q10 était destinée aux catalogues de libraires, mais en fait, un grand nombre de ceux-ci ont été classés dans la collection ∆. Pour les libraires néerlandais, nous n’avons d’ailleurs trouvé dans la collection Q10 que onze catalogues23.

26

A la Bibliothèque nationale de France, on trouve encore quelques catalogues néerlandais dans d’autres collections que les séries Q et ∆. Par exemple, à la Réserve des livres rares, un fichier établi par Mme Veyrin-Forrer signale une dizaine de catalogues de vente des imprimeries hollandaises24.

27

Les catalogues néerlandais de la Bibliothèque nationale sont, dans leur grande majorité, déjà publiés sur microfiches dans le projet « Book Sales Catalogues... ».

IV. – DIFFÉRENCES ENTRE LA HOLLANDE ET LA FRANCE DANS LA MANIÈRE D’ORGANISER LES VENTES 28

Contrairement à leurs confrères hollandais, les libraires français n’étaient pas tenus de publier un catalogue pour chaque vente. Ils pouvaient se limiter à imprimer une simple notice des principaux articles ou bien préparer un catalogue manuscrit que les intéressés consultaient sur place. Ou bien encore, la vente était seulement annoncée par un placard publicitaire. Tout cela explique pourquoi, en France, le nombre des catalogues imprimés est beaucoup moins grand qu’en Hollande.

29

De plus, on reste dans l’incertitude quant au nombre des ventes qui ont eu réellement heu en France. A cause de la plus grande liberté qui régnait dans ce domaine, on y trouve moins de ces registres, tenus par les autorités locales ou les corporations, qui auraient pu nous renseigner sur le nombre exact des ventes organisées. Ainsi, il est difficile de prouver que l’usage de vendre des bibliothèques était plus répandu en Hollande qu’en France. Ce qu’on sait, c’est que les Hollandais ont été, de tout temps, moins attachés à leur patrimoine livresque que les Français. Citons, à ce propos, le témoignage d’un auteur du XVIIIe siècle, le publiciste italien Carlo Antonio Pilati, qui note dans ses Lettres sur la Hollande : « Il est d’usage dans cette contrée [la république des Provinces-Unies], que quand quelqu’un meurt les enfants ou les autres héritiers se défont, par une vente publique, de tous les biens meubles ou immeubles qu’ils ne trouvent pas leur compte à garder. Cela se pratique surtout quand il y a plusieurs cohéritiers, ou quand le défunt a laissé des enfants en bas âge, ou quand il a laissé des dettes de quelque importance. Dans tous ces cas les bibliothèques sont ce que l’on se soucie le moins de garder. Ceux-mêmes qui aiment la lecture, vendent la bibliothèque qu’ils ont héritée pour s’en faire une autre à leur goût »25.

17

V. – QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE DÉROULEMENT D’UNE VENTE EN HOLLANDE 30

Il y avait des différences d’une ville hollandaise à l’autre en ce qui concerne la réglementation des ventes. Dans les premières décennies du XVIIe siècle, les conditions de ces ventes étaient plus favorables à Leyde qu’à La Haye. Au cours du siècle, les libraires de La Haye deviennent cependant de plus en plus actifs dans l’acquisition et la vente des bibliothèques privées. La présence du « Grote Zaal van het Binnenhof » (la Grand-Salle de la Cour) joue un rôle important dans cette évolution. La Grand-Salle était située sur le territoire du « Hof van Holland » et dépendait de sa juridiction. En conséquence, les libraires tenant leur boutique dans la Grand-Salle n’étaient pas tenus de respecter le règlement de la corporation des libraires de La Haye. Cette liberté particulière à un quartier de la ville engendra un assouplissement des règles observées dans les autres quartiers. Le seul article du règlement de la ville de La Haye concernant les ventes exigeait que chaque libraire demandât à l’avance l’accord du magistrat. Mais les libraires étaient libres de vendre des bibliothèques provenant d’autres villes des Provinces-Unies ou de l’étranger26. Cette pratique était interdite à Amsterdam, aussi bien qu’à Utrecht et à Rotterdam. A Leyde, la situation était un peu spéciale : les libraires pouvaient y vendre des livres ayant appartenu à des savants ou des étudiants morts à l’intérieur ou hors de la ville, mais la présence de l’université limitait les possibilités pour les libraires quant aux jours de vente.

31

Une fois les catalogues de la vente distribués parmi les libraires et les curieux, on pouvait aller voir les livres proposés pendant les jours précédant la vente. Pour le XVII e aussi bien que pour le XVIIIe siècle, nous sommes plutôt mal informés quant à ces jours d’exposition 27 . Parfois il en est question dans les préliminaires du catalogue, comme dans le cas de la Bibliotheca Vriesiana28, parfois aussi au bas de la page de titre, comme dans le catalogue de la collection de C. van der Kun29. Pendant son séjour à La Haye en 1710, le bibliophile allemand Zacharias Conrad von Uffenbach assista à la vente de la bibliothèque de J. Moelardt par C. van Lom, et il alla voir les livres la veille de la vente, comme il le raconte dans son récit de voyage (en allemand dans le texte) : « Le 16 décembre nous examinâmes chez Van Lomm les livres qui devaient être vendus aux enchères. [...] Le 17 décembre et les jours suivants nous assistâmes à la vente chez Van Lomm »30.

32

En ce qui concerne les conditions des ventes, il faut bien distinguer encore entre les ventes publiques, accessibles à tous, et celles qui étaient réservées aux seuls libraires (« veilingen onder boekverkopers »), où se vendait le fonds d’un libraire, droits de copie et privilèges inclus. Dans les ventes publiques, les acheteurs étaient tenus de payer comptant. Aux commissionnaires et aux libraires était accordé un délai ordinaire de six semaines. Ce délai était souvent imposé au libraire vendeur par le contrat passé avec les héritiers. Ceux-ci voulaient, bien entendu, être payés aussi rapidement que possible31. Si quelqu’un négligeait de retirer ses livres dans le délai convenu, le libraire était autorisé à les vendre ailleurs. Sur ce point, l’avertissement en tête du catalogue porte habituellement que « s’il en vient moins, la perte et les fraix seront pour compte du premier acheteur, et s’il en vient plus, ce profit sera à l’avantage des vendeurs ».

33

Les acheteurs payaient d’ordinaire une somme de cinq dutes par florin d’impôt municipal 32 . Le payement des achats faits lors d’une vente de fonds d’un confrère pouvait

18

s’effectuer par versements échelonnés, le nombre de ces versements dépendant des sommes à payer. Tout libraire payant sa dette immédiatement pouvait obtenir un rabais intéressant. 34

Il n’est pas certain que les conditions de vente fussent toujours proclamées à haute voix avant le début de la vente. Nous sommes au courant de cette pratique pour quelques ventes, mais peut-être s’agissait-il là justement de conditions exceptionnelles, comme en 1681, lors de la vente du fonds d’Elzevier33.

35

Dans les ventes de fonds de libraire, un certain nombre de livres étaient vendus en plusieurs exemplaires. Ces quantités supplémentaires n’étaient pas mentionnées dans le catalogue, mais elles étaient indiquées sur des listes à part. Citons, par exemple, la remarque à la fin des « Conditions de la vente » dans un catalogue de fonds des libraires Arkstée et Merkus : « On donnera quelques jours avant la vente, la note des nombres des articles qui se vendront avec le droit de copie »34.

36

Les ventes commençaient normalement le lundi matin et duraient quelques jours, voire plusieurs semaines, selon le nombre des livres proposés. Les heures de vente furent sujettes à certains changements : alors qu’au commencement du XVIIIe siècle les intéressés étaient priés d’être présents à 9 heures du matin et à 14 heures, quelques décennies plus tard les ventes commencèrent plutôt à 9 heures 30 et à 14 heures 30 ; et même à 10 et à 15 heures vers la fin du siècle. A La Haye, la vente se déroulait en principe selon les trois formats : in-folio, in-quarto, in-octavo ou formats plus petits. Pendant une matinée ou un après-midi, on vendait les livres rubrique par rubrique, à commencer par les livres de théologie in-folio. A Amsterdam, au contraire, le commissaire-priseur commençait par les ouvrages de la fin du catalogue, les miscellanea in-12, et il terminait au dernier jour par les ouvrages de théologie in-folio35. M. de la Fontaine Verwey a suggéré que cette dernière pratique pourrait s’expliquer par le besoin de se débarrasser plus rapidement des piles de livres36. A Dordrecht, l’ordre de la vente était encore différent, comme il ressort du catalogue d’une vente tenue chez J. van Braam en 1717 : « Men zal beginnen te Verkoopen met de Boeken in Duodecimo, waar op zullen volgen de Folianten, daar na de Quartijnen, en eyndelijk de Boeken in Octavo » (On commencera la vente par les livres in-12 et on continuera par les livres in-folio, in-quarto et in-octavo).

37

Une vente pouvait se limiter à quelques centaines de livres, comme celle de monsieur le B. de M***, « intendant de plusieurs mines en S** », en 1748. Le catalogue, distribué par Benjamin Gibert, mentionne 39 ouvrages in-folio, 63 in-quarto, 453 in-octavo ou in-douze et 30 livres de musique. Par contre, il y eut parfois des ventes comportant des milliers de livres. Adriaen Moetjens vendit, du 22 novembre au 20 décembre 1728, une Bibliotheca anonymiana de 2 730 livres in-folio, 3 912 in-quarto et 5 989 in-octavo ou in-douze. La vente de la bibliothèque de l’abbé Du Bois (ayant appartenu à l’abbé Jean-Paul Bignon), par Pierre De Hondt et Jean Swart, dura jusqu’à huit semaines, du 27 août au 19 octobre 1725. Au total près de trente mille livres y furent vendus. Pour rassembler des collections d’une telle envergure, les libraires demandaient l’autorisation d’utiliser les greniers du Binnenhof37. En moyenne, entre sept cents et mille lots furent vendus par jour.

VI. – LA FIABILITÉ DES CATALOGUES 38

Il s’avère de plus en plus que les catalogues ne doivent être utilisés qu’avec prudence pour reconstituer la bibliothèque d’un personnage : il faut toujours s’attendre à ce que des

19

livres soient restés entre les mains des héritiers, ou bien que d’autres aient été ajoutés par le libraire vendeur. Les deux éventualités peuvent être illustrées par des exemples. 39

Le premier concerne la vente du marchand Daniel van der Meulen (Leyde, 1600). Parmi les papiers de la famille de Van der Meulen (conservés aux Archives municipales de Leyde) se trouve l’inventaire après décès de Daniel. Cet inventaire a été utilisé pour la rédaction du catalogue de la bibliothèque, mais il se trouve qu’il y a une deuxième partie qui donne les titres (82 au total) qui sont restés hors de la vente, parce que Daniel van der Meulen fils avait besoin de ces livres pour ses études : éditions d’auteurs classiques, dictionnaires, ouvrages scientifiques et une édition d’Amadis de Gaule.

40

Lors de la vente de la collection du conseiller-pensionnaire Adriaen Pauw (La Haye, 1656), une des plus grandes collections privées hollandaises du XVIIe siècle, un quart des livres étaient déjà vendus avant le commencement de la vente. Nous le savons par la correspondance du duc Auguste de Wolfenbüttel (l’un des principaux acquéreurs) et par la comparaison du catalogue de la vente avec un premier inventaire imprimé immédiatement après la mort de Pauw38.

41

Le règlement des corporations de libraires interdisait d’ajouter des livres à ceux de la collection dont on proposait la vente. Cependant, des plaintes au sujet de cette pratique reviennent régulièrement dans les archives des corporations. Ainsi, en 1674, la vente après décès du fameux relieur Magnus Hendriksz. est reportée à cause de la plainte d’un des ouvriers du relieur qui déclare que beaucoup de livres figurant sur le catalogue n’avaient jamais appartenu à Magnus. Ce n’est que plus tard que les héritiers obtiendront la permission de vendre une partie de la collection39.

42

Dans les villes de Leyde et de La Haye, cet usage de « gonfler » les ventes devient plus régulier au cours du XVIIIe siècle. A Leyde, il est même légalisé en 1703 : chaque libraire a désormais le droit de vendre une fois par an des livres de son fonds, dans une vente à part ou à la faveur de la vente d’un particulier. Mme Van Goinga a estimé, d’après les registres des requêtes, que les libraires de Leyde ont ajouté ainsi des livres de manière légale pour un peu plus de la moitié des ventes tenues entre 1736 et 1770 (464 sur un total de 821) 40.

43

A la Haye aussi, les libraires organisaient des ventes aux enchères, en ajoutant des livres de leur boutique à telle ou telle collection privée. Parfois, même, ils n’hésitaient pas à créer une Bibliotheca anonymiana ou Bibliotbeca selectissima . Alberts, Gosse et Van Lom organisèrent en 1716 la vente d’une telle Bibliotheca selectissima. A ce propos, Johan van der Linden écrivit à son correspondant Joachim Hinrich von Bülow que les livres proposés dans cette vente venaient pour un quart de Dantzig et que le reste consistait en une « collection de plusieurs libraires ensemble qui tascheront de pousser leurs livres à un grand prix, principalement quand ils rencontrent des acheteurs de peu de connoissance » 41 .

44

La prudence avec laquelle les catalogues doivent être utilisés n’empêche pas qu’aux PaysBas leur publication sous forme de microfiches commence à porter ses fruits. Les études utilisant les catalogues de vente deviennent de plus en plus nombreuses : notons les recherches sur la présence de manuscrits dans les catalogues, sur les bibliothèques des juristes, sur la présence d’ouvrages de certains auteurs français42. Et tout cela, comme on dit, n’est sans doute qu’un début. L’achèvement de l’édition sur microfiches marquera un nouveau pas en avant.

20

1. — Frontispice du catalogue de vente de la collection du savant Gisbertus Cuperus, professeur d’histoire et d’éloquence (Deventer, 1717).

ILL.

ILL. 2. -— Page de titre du catalogue de vente de la collection du libraire Jean Desbordes (Leyde, 1690). Exemplaire ayant appartenu au libraire Pierre van der Aa. (Bibl. nat. de Saint-Pétersbourg.)

21

NOTES 1. Cet article est la version revue et complétée de deux communications : la première, sur « Les ventes de livres en Hollande et leurs catalogues (XVIIe-XVIIIe siècles) », faite le 15 janvier 1998 lors de la journée d’étude « Les ventes publiques de livres et leurs catalogues », à l’École nationale des chartes, à Paris ; l’autre, sur « Les catalogues hollandais et la base Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800 », faite le 22 janvier 1998 à l’occasion de la journée d’étude « Les bibliothèques privées (1680-1815) : projet d’une base de données des catalogues de vente », à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB), à Lyon. Monsieur J. Th. de Booy (Roosendaal) a bien voulu relire attentivement ces pages, je lui en sais gré. 2. Une reproduction en fac-similé de ce célèbre catalogue a été publiée par G. J. Brouwer, Catalogue of the library of Philips Marnix van Sint-Aldegonde sold hy auction (July 6th), Leiden, Christophorus Guyot, 1599, Nieuwkoop, 1964. 3. Sur les catalogues de Frederik Muller, voir A. R. A. Croiset van Uchelen, « De antiquariaatscatalogi van Frederik Muller. Een eerste verkenning », dans M. Keyser, J. F. Heijbroek, I. Verheul (éd.), Frederik Muller (1817-1881). Leven en werken, Zutphen, 1996, p. 73-81; et A. R. A. Croiset van Uchelen, « Lijst van Frederik Mullers antiquariaatscatalogi (1848-1880) », ibid., p. 199-212. 4. F. Muller, Catalogus van de bibliotheek der Vereeniging ter bevordering van de belangen des boekhandels, Amsterdam, 1855, p. XI. 5. Comme, par exemple, celle de Jan Schouten (1853), où Muller acheta entre autres pour 15,50 florins le lot no 2838 : 12 recueils de catalogues divers ; et pour 1,90 florins le lot n o 2825, consistant en un paquet de catalogues de diverses ventes faites à Londres, à Paris, etc. Voir Catalogus eener uitgebreide en hoogstbelangrijke bibliotheek, Amsterdam, févr. 1853, p. 156-157. 6. Le Catalogus van de bibliotheek van de Vereeniging ter bevordering van de belangen des boekhandels, t. IV (La Haye, 1934) et VIII (Amsterdam, 1979), présente l’inventaire de la collection des catalogues de vente. 7. A. Willems, Les Elzevier. Histoire et annales typographiques, Bruxelles, 1880, p. LVI. Willems avait trouvé les catalogues de 18 ventes organisées par les Elzevier. A l’heure actuelle, la base de données « Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800 » répertorie 106 de ces catalogues. 8. B. van Selm, Een menighte treffelijcke boecken. Nederlandse boekhandelscatalogi in het begin van de zeventiende eeuw, Utrecht, 1987. 9. Un autre instrument de travail préparé par Van Selm n’a été publié qu’après sa mort : H. W. de Kooker, B. van Selm, Boekcultuur in de Lage Landen 1500-1800. Bibliografie van publikaties over particulier boekenbezit in Noord- en Zuid-Nederland, verschenen voor 1991, Utrecht, 1993. Il s’agit d’une bibliographie concernant les bibliothèques privées néerlandaises, comprenant 525 publications portant sur 400 bibliothèques, dont plusieurs articles ayant paru dans des revues obscures ou des publications locales. 10. Lettre de Ph. Stosch à J. D. Schumacher, 24 juillet 1721 (Archives de l’Académie des sciences, Saint-Pétersbourg, fonds 1, inv. no 3, n o 7, fol. 230) : « Pour répondre à la lettre obligeante, que Vous m’avés fait l’honneur de m’écrire, j’ay été chez Mess. Gosse et Groenewegen dont le premier m’a promis de vous garder les livres que Vous aviés mis a côté, et l’autre est occupé à vous copier les prix de tous les meilleurs catalogues dont les auctions se sont faites dans ces pais icy. »

22

11. J. A. Gruys, H. W. de Kooker (éd.), Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800. A cumulative guide to instalments 1-13, Leyde, 1997; ... instalments 14-16,1999; ... instalment 17, 2000. 12. J. A. Gruys, « Rijklof Michael van Goens. Het mysterie van de 24.200 verdwenen catalogi », dans Van pen tot laser. 31 opstellen over boek en schrift aangeboden aan Ernst Broches bij zijn afscheid als hoogleraar aan de Universiteit van Amsterdam in oktober van het jaar 1995, Amsterdam, 1995, p. 150-156. 13. Gazette d’Amsterdam, 1750, no 32 (24 avril). 14. Je tiens à remercier Monsieur J. A. Gruys (La Haye, Bibliothèque royale), qui a eu l’amabilité de me fournir les chiffres donnés dans ce paragraphe. 15. J. A. Gruys, « Rijklof Michael van Goens... », p. 152. 16. O.

S.

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teruggevonden.

Nederlandse

boekhandelscatalogi in Sint Petersburg », dans De Boekenwereld, 9, 1992-1993, p. 66-76. Le titre de cet article (« Quinze paquets de catalogues retrouvés ») fait allusion au lot n o 2121 du catalogue de la Bibliotheca selectissima de Pieter van der Aa, de 1729 : « Quinze paquets des catalogues des impressions des libraires & leur venditions, le tout mis sur l’Alphabeth ». J’ai de bonnes raisons pour penser que ce lot, acheté par un collectionneur polonais, a été ensuite à l’origine de la collection de catalogues néerlandais à Saint-Pétersbourg. 17. Les catalogues suivants ont été consultés : Catalogue méthodique de la bibliothèque communale de la ville d'Amiens. Polygraphie, Histoire littéraire, Bibliographie, Amiens, 1873 ; Catalogue des imprimés de la bibliothèque d'Angers. Histoire, 3 e partie, Angers, 1871 ; Catalogue des livres imprimés de la bibliothèque de la ville de Besançon. Histoire, Besançon, 1841 ; Catalogue des livres composant la bibliothèque de la ville de Bordeaux. Histoire, Paris, 1832 ; Catalogue de la bibliothèque municipale de Chalon-sur-Saône, t. IV, Chalon-sur-Saône, 1905 ; Catalogue de la bibliothèque de la ville de Lille. Histoire, t. II, Lille, 1856 ; Catalogue de la bibliothèque communale de Marseille. Histoire, t. I, Marseille, 1864 ; C. Péligry, Les catalogues de bibliothèques du XVII e, du XVIIIe et du XIX e siècles jusqu’en 1815 : contribution à l’inventaire du fonds ancien de la bibliothèque municipale de Toulouse, Toulouse, 1974 ; Catalogue de la bibliothèque de la ville de Troyes. Histoire, t. V, Troyes, 1879. 18. Ce catalogue manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote Hémicycle 32. La division Q (« Bibliothecarii ») comporte deux chapitres : 1, « Scriptorum et auctorum nomenclatores » ; 2, « Bibliothecarum descriptiones ; item catalogi et indices librorum ». 19. Inventaire no 886 – t. I : ∆ 1 à 29989 ; no 887 = t. II : ∆ 29990 à 48800. 20. Le catalogue de vente de la collection d’Anisson-Duperron mentionne sous le lot 1366 : « Recueil de différens Catalogues de livres au nombre de plus de 5 000. [...] cette collection [...] est peut-être la plus complète qui existe. » Catalogue des livres rares et précieux de feu le citoyen Anisson Dupéron, Paris, 1795, p. 128 (Bibl. nat. de Fr. : Rés. Q 721 [1]). Il existe trois inventaires manuscrits de la même collection : ∆ 7117 (classement chronologique), ms. nouv. acq. fr. 319 (liste alphabétique de 1788) et ms. fr. 22190 (fol. 287-400 : listes alphabétiques). Sur la vente de la collection d’Anisson-Duperron, voir E. Coyecque, Inventaire de la collection Anisson sur l’histoire de l’imprimerie et la librairie principalement à Paris (manuscrits français 22061-22193), t. I, Paris, 1900, p. LXXIII-LXXVIII. 21. Catalogue de la bibliothèque de feu M. Baron, premier médecin des Camps..., Paris, 1788, t. II, p. 123 et 132 (Bibl. nat. de Fr. : ∆ 12011). Quelques catalogues manuscrits de bibliothèques, provenant de la collection de Baron, se trouvent au département des Manuscrits de la Bibl. nat. de Fr. : par exemple ms. nouv. acq. fr. 322 et 3169. 22. Il s’agit du catalogue intitulé Bibliotheca universalis vetus et nova, ou catalogue d’une magnifique collection de livres [...] delaissez par deux amateurs de distinction. Vente par Nicolas van Daalen, le 18 mai 1772, dans la maison d’Isaac Beauregard à La Haye (Bibl. nat. de Fr. : ∆ 3866). Il y a d’autres catalogues néerlandais qui portent des marques de propriété de Baron : ∆ 1743 à 1747, 2063, 2722, 3457, 3898. Pour des catalogues français ayant appartenu à Baron, voir F. Bléchet, Les ventes

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publiques de livres en France 1630-1750. Répertoire des catalogues conservés à la Bibliothèque nationale, Oxford, 1991, p. 152 (index des provenances). 23. Il existe un inventaire manuscrit de la collection Q 10 : L.-E. Duveau, Inventaire sommaire du fonds Q 10 (catalogues de libraires) (arrêté à l’année 1925), à consulter sous la cote Hémicycle 2189. Voici la liste des catalogues néerlandais. 4° Q 10 : Johannes Janssonius (1640) et Arkstee et Merkus (1767) ; 8° Q 10 : Elzevier (1638 et 1644), Nicolas Van Daalen (1758, 1767 et 1772), Bartholomeus Wild (1778), Dusaulchoy (1784), Pierre Frederik Gosse (1790) et Luchtmans (1793). 24. A citer notamment un recueil factice (Rés. p. V. 786) qui contient sept catalogues de vente des imprimeries de la période 1714-1732. 25. [Carlo Antonio Pilati], Lettres sur la Hollande, La Haye, 1780, t. II, p. 262. Une observation semblable se trouve dans J. Grabner, Ueber die Vereinigten Niederlande, Gotha, 1792, p. 411 : « Gleichwohl hält es eben nicht schwer, sich hier [en Hollande] in kurzer Zeit eine gute Bibliothek

in

den

Auktionen

mit

wenigen

Kosten

anzuschaffen.

Denn

weil

die

Hinterlassenschaften der Verstorbenen seltener in Natura getheilt, öfterer aber verauktionirt werden, und nicht nur Gelehrte, sondern auch oft Kaufleute, ja Handwerker und Bauer ansehnliche Büchersammlungen besitzen, die nach ihrem Ableben öffentlich versteigert werden : so giebt es Gelegenheit genug zumal wenn man nicht auf literarische Seltenheiten Jagd macht, sich mit kleinen Kosten ein ganz artig Bibliothekchen anzuschaffen. » 26. Ordonnantie voor het boek-en konstverkoopers, nevens boeck- kaert- en plaet-drukkers, mitsgaders boeck-binders, papier- en penneverkoopersgilde dezer stade ’s Gravenhage, La Haye, 1702, article VIII. 27. Cf. B. Van Selm, Een menighte treffelijcke boecken..., p. 82. 28. Bibliotheca Vriesiana, La Haye, R. Alberts, 1719 : « Patebit haec Bibliotheca conspicienda sex ante Aucdonem diebus » (Les livres peuvent être vus pendant six jours avant la vente). 29. Catalogus van allerley soort van boeken, nagelaten door den heer C. van der Kun, La Haye, E. de Haen, 1742 : « De Boeken kunnen Vrijdag en Saturdag den 22. en 23. midsgaders Maendag den 25. Junii besien werden » (Les livres peuvent être vus les vendredi et samedi 22 et 23, ainsi que le lundi 25 juin). 30. Z. C. von Uffenbach, Merckwürdige Reisen durch Niedersachsen, Holland und Engelland, Ulm, 1754, t. III, p. 365. 31. Cf., par exemple, les conditions dans le catalogue de la collection de Johan W. Indervelde, La Haye, Haen & Moetjens, 1737 : « Een iegelyk die van dese Bibliotheeq komt te kopen, zal gehouden zyn het gekogte in gereed geld by de afleveringe van het goed te betalen, dog de geene die in commissie gekogt zal hebben, zal zes Weken tyd werden gegund, mids dat hy eene suffisante Borge alhier woonagtig stelle. [...] Wij zyn hier toe genootzaekt uit kragt van de Voorwaerdens die wy met de Eygenaers der Bibliotheeq hebben aengegaen. » (Celui qui achètera des articles de cette bibliothèque sera tenu de payer au comptant lors de la remise des livres. Ceux qui ont acheté par commission auront, cependant, un délai de six semaines à condition qu’ils disposent d’une caution dans cette ville. Nous y sommes obligés en vertu de l’accord conclu avec les propriétaires de la bibliothèque.) 32. Huit « duiten » font un « stuiver » et vingt « stuivers » font un florin. 33. I. H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel 1680-1725, t. V-1 : De boekhandel van de Republiek, Amsterdam, 1978, p. 261. 34. Catalogue d’une partie nombreuse de livres en blanc, la plus part François, quelques-uns Latins, Allemands, Italiens, Anglois &c. Parmi lesquels on trouve de bonnes copies & des meilleurs assortimens. Delaissés par feu Mrs. Arkstée & Merkus, libraires à Amsterdam & à Leipzig, Amsterdam, Veuve H. Merkus, 1785. 35. Voir : « Avis aux acheteurs », dans Bibliotheca selectissima, seu Catalogue omnis generis librorum, Amsterdam, S. Schouten & P. Mortier, 1743 : « On vendra ces livres à reculons selon la coutume d’ici, ou par le dernier des in-Douze, & de-même ceux des autres Formats, en sorte que le premier Numero in Folio fera la clôture de toute la vente. »

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36. H. de la Fontaine Verwey, « De geschiedenis van de particuliere bibliotheken in Nederland », dans Handelingen van het 25e Vlaams Filologencongres, 1963, p. 521-524, à la p. 524. 37. Voir E. H. Kossmann, De boekverkoopers, notarissen en cramers op het Binnenhof, La Haye, 1932, p. 50. 38. M. Keblusek, « ‘Heerlijke’ boeken voor de hertog. Hertog August en de verkoop van de bibliotheek van Adriaan Pauw », dans De Boekemvereld, t. 10, 1993-1994, p. 71-84. 39. M. Keyser, The Gold-Tooled Bookbinding: Amsterdam bookbinders from the second half of the seventeenth century. Catalogue of an exhibition held at the Amsterdam University Library, 19 September-30 October 1997, Amsterdam, 1997, p. 13-14. 40. H. van Goinga, « The long life of the book: public auctions in Leiden 1725-1805 and the second-hand book trade », dans Quaerendo, t. 24, 1994, p. 243-274, à la p. 255. 41. Lettre de J. van der Linden à J. H. von Bülow, 5 mai 1716 (Niedersächsiche Staats- und Universitätsbibliothek Göttingen, Bibliotheksarchiv A, no 2c). 42. Sur la présence de manuscrits dans les catalogues, voir G. C. Huisman, « Going, going, gone ! Medieval manuscripts in book-sales catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800 », dans Jos. M. M. Hermans, K. van der Hoek (réd.), Boeken in de late middeleeuwen. Verslag van de Groningse Codicologendagen 1992, Groningen, 1994 (Boekhistorische reeks, 1), p. 229-238. Sur les bibliothèques de juristes : M. Ahsmann, « De jurist en zijn bibliotheek. Nederlandse veilingcatalogi 1599-1599-1800 », dans A. Berkvens, A. Gehlen (réd.), « Tot beter directie van de saken van justiciën... » Handelingen van het XIIe Belgisch-Nederlands rechtshistorisch congres, Rijksuniversiteit Limburg, Maastricht 20-21 november 1992, Anvers/Apeldoorn, 1994, p. 67-87. Sur la présence d’ouvrages d’auteurs français dans les catalogues néerlandais : P. J. Smith, « Rabelais aux PaysBas : l’édition Elzevier (1663) et la présence de Rabelais dans les bibliothèques privées des Hollandais », dans ead. (éd.), Editer et traduire Rabelais à travers les âges, Amsterdam/Atlanta, 1994, p. 141-173 ; ead., « Clément Marot aux Pays-Bas : présence de Marot dans les bibliothèques privées des Hollandais au XVIIe siècle », dans G. Defaux, M. Simonin (éd.), Clément Marot, « Prince des poètes françois », 1496-1996, Paris, 1997, p. 799-813.

AUTEUR OTTO S. LANKHORST Bibliothèque de l’Université de Nimègue.

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Les ventes publiques de livres à Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles et leurs catalogues Dominique Varry

1

L’historien qui s’intéresse à la diffusion du livre à Lyon sous l’Ancien Régime ne saurait limiter ses investigations à la douzaine d’imprimeurs et à la vingtaine de libraires qui œuvraient dans la ville au XVIIIe siècle. Une rapide plongée dans les archives le persuadera de la multiplicité des acteurs du commerce du livre. Si les premiers nommés constituaient une sanior pars spécialisée dans la vente des nouveautés, le livre se diffusait aussi par bien d’autres canaux : libraires spécialisés dans le livre de seconde main, colporteurs1, étaleurs furtifs, ventes de bureaux d’encan, particuliers passant des annonces pour se défaire d’une bibliothèque à l’amiable, ou au contraire pour trouver le titre qu’ils convoitaient... Bref, un monde protéiforme, et une réalité assez impalpable. Les ventes publiques de livres et leurs catalogues nous permettent cependant de lever un coin du voile. La présente étude n’a pas de prétention à l’exhaustivité. Elle ne constitue qu’un aspect d’une enquête en cours depuis cinq ans à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, sur « Les gens du livre à Lyon au XVIII e siècle ». Grâce aux travaux de plusieurs des participants de notre rencontre, les ventes publiques d’Ancien Régime commencent à être connues. Il n’est cependant pas inutile d’essayer de comprendre comment elles se passaient dans une grande ville de province, où le marché du livre d’occasion et d’antiquariat paraît avoir été assez important.

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Nous évoquerons d’abord le mouvement séculaire des ventes de livres, et les sources qui nous permettent de le reconstituer, puis nous tenterons de démonter leur déroulement. Enfin, nous essaierons de brosser le portrait des principaux libraires qui s’adonnèrent à ce commerce.

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I. – LE MOUVEMENT SÉCULAIRE DES VENTES 3

Pour essayer de démonter le mécanisme de ces ventes, nous avons eu recours à quatre types de sources.

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– Les catalogues de vente imprimés. Nous avons mené un premier repérage des seuls catalogues lyonnais à partir des répertoires de Françoise Bléchet, Christian Péligry et Jeanne Blogie2... qui ne nous ont pas donné grand-chose, constatation qui souligne l’obligation pour une telle étude d’explorer prioritairement les fonds locaux. Ce sont donc les fichiers de la Bibliothèque municipale de Lyon qui ont donné la moisson ici mise en oeuvre. Cette investigation doit maintenant se poursuivre dans les catalogues manuscrits et dans les catalogues de fonds particuliers (fonds Coste) de cet établissement, travail qui permettra très vraisemblablement d’augmenter notre échantillon.

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– Seconde source : le dépouillement systématique des Affiches de Lyon, feuille d’annonces hebdomadaire publiée à partir de 1750. On y trouve des annonces de toutes sortes dont celles de libraires, mais également de particuliers, souhaitant se défaire ou acquérir des livres. Il est à remarquer que les collections de la Bibliothèque de Lyon et de la Bibliothèque nationale de France sont lacunaires pour la période 1773-1794. A l’heure actuelle, nous cherchons à combler cette lacune par le recours à d’autres collections, en particulier privées.

6

– Troisième type de source : les fiches biographiques de l’enquête « Gens du livre à Lyon au XVIIIe siècle », actuellement en cours par nos soins, sous l’égide de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine. A l’heure actuelle, des informations plus ou moins précises relatives à environ sept cents personnes ayant œuvré à la fabrication et à la diffusion du livre à Lyon, de 1700 à 1800, ont été collectées.

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– Quatrième type de source : les publications d’un des principaux organisateurs de ventes de livres à Lyon au XVIIIe siècle, François de Los Rios. Il s’agit en l’occurrence de sa Bibliographie instructive, ou Notice de quelques livres rares, singuliers & difficiles à trouver... 3 publiée en 1777, et de L’Art scientifique pour connoître et exercer le commerce de la librairie... 4 publié en 1789, et qui n’aurait été tiré qu’à trente-six exemplaires. Il est plus qu’évident à nos yeux que ces deux ouvrages constituent des instruments de travail à l’usage des collectionneurs et des libraires pour le premier, des seuls libraires pour le second, et ce, bien avant le manuel de Boulard, auquel nous recourrons également, et qu’un récent article présentait peut-être un peu rapidement comme le plus ancien manuel pratique destiné aux libraires d’ancien5.

8

Il est évident que ce travail devra se poursuivre par l’étude de ce que le milieu des collectionneurs, et en particulier Adamoli6, comme celui des diaristes du temps (Michon, l’abbé Duret7) ont pu écrire au sujet des ventes de livres.

9

A ce jour, soixante-dix catalogues de vente ont été repérés. Le nombre peut paraître modeste comparé à la situation des Pays-Bas, il n’en est pas moins important pour une cité provinciale française. Si l’on excepte deux catalogues des années 1667 et 1668, tous les autres datent du siècle suivant. C’est véritablement à partir des années 1740 que les ventes se généralisent, avec une moyenne d’une douzaine d’occurrences par décennie à avoir fait l’objet d’un catalogue imprimé. La confrontation de leur liste avec les Affiches, et ce en dépit des lacunes de ce périodique, permet cependant de constater que le nombre des ventes a été plus élevé, et que plusieurs d’entre elles n’ont pas fait l’objet d’un

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catalogue imprimé, phénomène sur lequel il nous faudra revenir. Nous avons en effet répertorié soixante-quatorze annonces de ventes publiques parues dans les Affiches de Lyon, pour les seules années dépouillées. Parfois, plusieurs annonces successives concernent une même vente.

N. B. : la période 1750-1759 des Affiches de Lyon n’a pas encore été entièrement dépouillée ; le chiffre 3 est donc un minimum. 10

Catalogues imprimés et petites annonces permettent de repérer quelques ventes non lyonnaises : • En 1749, un catalogue à l’adresse de Lyon (frères Bruyset), Paris (Jacques Barois) et Rouen (Charles Lucas) annonce dans cette dernière ville une vente devant se dérouler rue Encrière, en juin 1749. Il indique que les acheteurs peuvent « donner commission aux libraires indiqués dans le frontispice »8. • Pour leur part, les Affiches publient une annonce du Bureau d’avis de Lyon indiquant : « Il y aura à Paris depuis le 6 avril jusqu’à la fin du même mois une vente de livres rares et curieux dont on trouvera le prix dans le catalogue que l’on peut voir au Bureau d’avis » 9.

11

Trois autres ventes, annoncées à Lyon ou organisées par des Lyonnais, concernaient la proche région, Mâcon et Grenoble : • « Le 9 du courant [9 avril 1771] on vendra dans le château de Senozan [...] près de Mâcon [...] au dernier enchérisseur [...] une bibliothèque de livres historiques » 10. • « La vente de la bibliothèque de feu M. Caulet évêque de Grenoble se fera aux enchères reçues à la barre de la chambre des comptes du Dauphiné, à Grenoble, le 23 juin [1772], C’est une bibliothèque choisie de 40 000 volumes »11. • 1779, catalogue de Los Rios imprimé à Grenoble : Catalogue des livres choisis du Cabinet de M. Charles Bonnet, prêtre du diocèse [auteur François de Los Rios], Grenoble, 1779, 12° 12.

12

Ces quelques exemples exceptés, toutes les autres ventes repérées ont eu lieu à Lyon.

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II. – L’ORGANISATION ET LE DÉROULEMENT DES VENTES 13

1. Ces circonstances. – La majorité de ces ventes sont consécutives au décès du propriétaire. Certaines sont cependant dues à d’autres causes : • un départ : Benoît Duplain en 1769 « met en vente au plus offrant le 12 janvier 1770 les livres qui composaient le cabinet d’un particulier qui se retire à la campagne [...]. On distribue chez le même libraire l’inventaire imprimé de ces livres et de ces estampes... » 13 ; • une vente de doubles de la Bibliothèque de Lyon en 1767 : Catalogue des livres doubles produits par la réunion de la bibliothèque publique de Lyon avec celle du Grand Collège de la même ville, dont la vente sera faite en détail et au plus offrant [A Lyon, couvent des Antonins, 16 mars-3 avril 1767, par B. Duplain]14 ; • des ventes de fonds de librairie. Ainsi, un catalogue de 1761 des frères Duplain comporte-t-il les prix manuscrits et la note manuscrite suivante : « les trois quarts de ces livres sont tirés du fond de boutique de deux libraires : MM. les fr. Duplain et Jacques Deville » 15 ; • des ventes judiciaires consécutives à une faillite, comme pour Montribloud 16.

14

Dans quelques cas, la vente aux enchères paraît intervenir après une tentative de vente directe, de gré à gré, par les soins de l’héritier, et plus ou moins infructueuse :

15

Le 18 mai 1763, les Affiches de Lyon publiaient une annonce anonyme : « La bibliothèque de feu M. le Président de Meaux, demeurant à Mâcon, composée d’environ 4 000 volumes est à vendre. S’adresser à M. de Rancé de Corbery, demeurant rue de l’Arsenal, qui donnera communication du catalogue. »

16

Le 11 janvier 1764, le même périodique donnait l’annonce suivante de Benoît Duplain : « Le catalogue de la bibliothèque de feu M. le Président de Meaux, dont la vente commencera le 12 de mars prochain, se trouve chez Benoît Duplain ». Or ce catalogue figure à notre échantillon17, et indique que la vente se déroulera au couvent des Antonins, du 12 au 30 mars 1764. Le 7 mars 1764, les Affiches publiaient une nouvelle annonce de Benoît Duplain : « Vente des livres de feu M. le Président de Meaux à partir du lundi 12 mars dans une salle de l’appartement occupé par le sieur Duplain. Catalogue imprimé. »

17

Mais pour qu’une vente réussisse, il lui fallait de la publicité. Celle-ci passait, dans le meilleur des cas, par l’impression d’un catalogue dont la préface vantait le contenu. Rédigé plusieurs mois à l’avance, il était parfois diffusé par des confrères parisiens ou provinciaux. Dans un « Avis du libraire », François Rigollet annonçait : « ... pour donner une plus grande commodité aux amateurs des belles lettres qui habitent la capitale et autres villes du royaume, on pourra s’adresser à Paris chez M. Antoine Boudet, libraire-imprimeur du roi et du Châtelet, rue Saint-Jacques, à la Bible d’Or, qui distribuera le présent catalogue... »18.

18

Dans un autre catalogue, les frères Duplain ajoutaient : « ... Convaincus par notre propre expérience que la ville de Lyon seule ne peut suffire pour débiter une partie de livres aussi considérables, nous avons pris le parti de faire paroître notre catalogue plusieurs mois avant l’ouverture de la vente, afin d’avoir le tems nécessaire de le distribuer dans les Provinces voisines. Avec cette précaution nous osons nous flatter d’y réussir, nous offrons, en conséquence à Messieurs les Étrangers qui se feront connoître, de recevoir leurs commissions... » 19.

19

Nous devons malheureusement avouer tout ignorer de l’éventuel succès de ces appels en direction d’une clientèle extérieure à la ville et à la province. Mais la publicité passait aussi par les annonces des Affiches de Lyon, avant et, au besoin, durant la vente, pour la

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relancer, et par des affiches et placards apposés dans la ville. C’est ainsi que le catalogue de Malvin de Montazet20 portait au titre la mention suivante : « Les jours de la vente seront indiqués au commencement du mois d’août par une affiche publique. » 20

Qui étaient les agents de ces ventes ? Il est difficile de répondre de façon précise. Les seuls expressément mentionnés sont les libraires. La législation royale imposait le recours à un huissier-priseur, mais aucun document rencontré ne fait allusion à cette corporation, contrairement à l’usage actuel où le commissaire-priseur l’emporte sur l’expert. La première mention d’un notaire organisateur d’une vente de livres ne date que de 1795 : « S’adresser au S. Rigod chez Ravier notaire quai de Saône no 3 » pour la « vente aux enchères d’une petite bibliothèque choisie »21.

21

Une question demeure en suspens : celle du rôle exact des bureaux d’encan, bureau d’avis, etc., qui organisèrent certaines ventes.

22

En principe, la législation royale (arrêts de 1723, 1744, 1777), rappelée dans un arrêt du 1 er juin 178122, obligeait à une visite des bibliothèques des personnes décédées par les syndics et adjoints de la chambre syndicale, préalable à toute mise en vente : « ... Ordonne qu’il ne pourra être procédé à la vente des bibliothèques ou cabinets de livres, qui auront appartenu à des personnes décédées, à la requête de quelque personne que cette vente se poursuive, qu’après que la visite desdits livres aura été faite par le Syndic et Adjoints de la Chambre syndicale, dans l’arrondissement de laquelle la vente devra être faite, et qu’ils en auront donné leur certificat... »

23

Bien que ces visites aient dû être systématiques, nous n’en avons aucune trace.

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2. Les catalogues imprimés. – Les catalogues imprimés ne constituaient donc pas la règle, mais n’étaient rédigés que pour des bibliothèques d’un certain intérêt bibliophilique. Pour les ventes de livres du commun, même numériquement importantes, on se contentait d’un catalogue manuscrit, consultable à l’avance chez le libraire. Enfin, toutes les ventes, même les plus prestigieuses, comportaient des lots de livres en vrac, non décrits. Sur les soixante-dix catalogues repérés, dix sont en latin, pratique courante jusqu’en 1743, qui se raréfie ensuite.

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Nous ne connaissons les prix que de deux d’entre eux, parce qu’ils étaient imprimés au titre : l’un à vingt-quatre sols, le second à trente-six sols. La plupart des noms des possesseurs de bibliothèques n’apparaissent que sous forme d’initiales, même s’ils sont dévoilés par la préface, ou par une note manuscrite d’un témoin de la vente. Cela n’empêche pas que des ouvrages de plusieurs provenances aient souvent été mis en vente ensemble. Les catalogues respectaient généralement une présentation selon les cinq grandes catégories de la librairie parisienne, mais avec des subdivisions diverses, que nous n’avons pas encore eu le temps d’étudier. On ne doit cependant pas y rechercher des modèles de description bibliographique, ni des considérations savantes sur les éditions proposées aux amateurs. Pierre-Jean Duplain l’aîné n’hésitait pas à écrire, dans un avis liminaire : « ... Je n’ai point prétendu, en dressant le catalogue, à un air scientifique qui ne va à personne, et moins encore à un jeune homme. D’ailleurs l’étalage d’érudition que des titres latins annoncent, fait souvent courir risque à celui qui les emploie et qui n’a pas de quoi instruire les bibliographes, de ne montrer que de l’ignorance, au lieu de la science dont ces titres fastueux sont l’enseigne. J’ai écrit en François, parce que je suis François, parce que je dois vendre à des François, parce que la langue Françoise est devenue universelle, et le sera toujours, et les ouvrages des Racine, des Montesquieu, des Buffon, etc., en sont d’assurés garants... » (N. B. : il y a des titres en latin et en italien)23.

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Quelques-uns pourtant, une minorité, sont présentés sans ordre apparent, ainsi ce catalogue dont Rigollet écrivait dans son « Avis du libraire » : « Mes occupations journalières, et les voyages fréquents que je suis obligé de faire ne m’ont pas permis de présenter ici aux amateurs des belles-lettres un catalogue ; c’est seulement une liste de livres, parmi lesquels il y en a un grand nombre de très rares par l’ancienneté et le choix des éditions... »24.

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L’examen des formats fait ressortir le primat de l’in-octavo (cinquante-cinq cas), devant l’in-douze (cinq) et l’in-quarto (trois). Par ailleurs, pour cinq catalogues connus uniquement par des sources secondaires, le format est à ce jour inconnu. L’épaisseur de ces volumes pouvait être très variable, allant de quelques pages à plus de trois cents :

Nombre de pages Occurrences inconnu

11

8 pages

1

16 pages

1

20 à 50 pages

14

51 à 100 pages

19

101 à 150 pages

13

151 à 200 pages

7

201 à 300 pages

3

322 pages

1

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La plupart des catalogues examinés à Lyon portent des indications de prix d’adjudication, ajoutées à la main en cours de vente par les assistants. L’un au moins donne des noms d’acquéreurs, que nous n’avons pas eu le temps d’identifier. On soulignera cependant que parmi ceux-ci figurent trois noms de libraires : Los Rios, Flandin, Cizeron. Pour le premier, organisateur de la vente, il s’agit vraisemblablement d’exécution d’ordres d’achat. En est-il de même pour les deux autres ? C’est possible25.

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A la fin du siècle, l’intérêt pour la bibliophilie commence à s’afficher. Il transparaît dans un catalogue de 1791 de Delamolière, qui comporte en fin une « notice des livres imprimés dans le quinzième siècle, dont il est fait mention dans le présent catalogue » ; elle couvre dix pages in-octavo26. Il s’affiche dans la publication, par Los Rios, en 1777, d’un répertoire bibliographique consacré aux livres rares : sa Bibliographie instructive... 27, avec commentaires sur les titres et éditions recensés, et indications de prix. Nous ne croyons pas inutile d’en donner ici l’avertissement : « L’ouvrage dont il s’agit ici, n’étoit pas d’abord destiné à être rendu public ; je ne l’avois composé que pour me servir de répertoire, qui suppléeroit à ce que le laps de temps & l’embarras des affaires font souvent échapper de la mémoire. On jugera aisément de cette vérité, si l’on fait attention que ce précis ne contient pas la cinquantième partie des livres dont on peut faire mention dans un traité de

31

bibliographie, & que d’ailleurs il s’en faut de beaucoup, que le nombre de ceux qui composent chaque classe, & qui sont les mieux connus, y soient rapportés. Ce ne sont donc que les articles rares & précieux qui me sont tombés sous la main, & que j’ai débités dans mon commerce, qui forment les matériaux de cet ouvrage, que les amateurs liront avec plaisir, & dans lequel j’ose me flatter que les sçavans trouveront de quoi satisfaire leur curiosité. Je me suis moins appliqué à copier ceux qui ont traité cette partie avant moi, qu’à rapporter, d’après la lecture que j’ai faite de ces ouvrages, ce que chacun d’eux renferme de particulier ; & les notes que j’y ai insérées peuvent être regardées comme un extrait de ce qu’ils contiennent de plus flatteur & de plus intéressant. D’après cet exposé, il ne faut pas être surpris si je me suis restreint quelquefois à ne m’étendre que sur les différentes éditions qu’on a données de certains ouvrages, & à indiquer très-soigneusement celles auxquelles on doit donner la préférence, comme aussi d’instruire des moyens par lesquels on distinguera d’abord l’édition originale, d’avec les contrefactions qu’on en a pu faire. On sera peut-être surpris de voir, par la lecture de ce précis de bibliographie, qu’il me soit tombé sous la main & en si peu de temps, un aussi grand nombre de livres rares & singuliers, qu’on trouveroit à peine dans les bibliothèques les plus riches & les mieux choisies du Royaume. Mais si l’on fit attention que la majeure partie des articles qui doivent réellement porter le caractère de livres rares, sortent de la Bibliothèque des Jésuites de Lyon, dont je fis l’acquisition en l’année 1768, que la plupart de ces religieux étant des hommes savans, ils n’avoient rien épargné pour se procurer de toutes parts ce qui pouvait flatter leur curiosité & nourrir leur esprit ; on conviendra d’abord que leur bibliothèque devoit être un vrai sanctuaire de la science, & qu’il n’en pouvoit sortir que des articles précieux & absolument désirés des connoisseurs. Il y a plus, la Bibliothèque des Jésuites de Tournon & Mâcon, celle de Mrs les Abbés Piole & le Gindre, n’ont pas peu contribué à me fournir le moyen de composer l’ouvrage que je donne aujourd’hui au public. Je ne m’occupe même dans les achats que je fais journellement, qu’à me procurer des articles méritans ; ce qui est commun, reste au particulier, ou si l’on m’oblige à en faire l’emplette, j’en fais le choix & je me débarrasse de ce qui ne doit pas faire partie de ma collection, au profit des revendeurs de vieux livres que l’on connoît à Lyon. Je ne me flatte pas que mon ouvrage soit dans son entière perfection, je me réserve le droit de le revoir, de le corriger, même de l’augmenter, soit en changeant ou en ajoutant aux notes qui y sont insérées, soit en le rendant plus considérable qu’il n’est. Quoi qu’il en soit, j’espère que le public le recevra avec d’autant plus de plaisir qu’il est instructif, tant du côté des notes, que de celui des prix, qui sont ceux de la vente que j’ai faite de chacun des articles, & que je n’ai eu d’autre but en le composant, que celui de pouvoir lui être de quelque utilité. » 30

Toutes proportions gardées, ce volume constitue en quelque sorte le pendant lyonnais et provincial du premier manuel français destiné aux collectionneurs, que GuillaumeFrançois Debure le jeune avait donné au public en 1763 sous le titre de Bibliographie instructive, ou Traité de la connaissance des livres rares et singuliers 28... Le titre même de l’ouvrage de Los Rios, repris de celui de Debure, est déjà éloquent. Sans mentionner Debure, il est clair que notre auteur se plaçait dans sa lignée. Nul doute, à notre avis, que, profitant de son expérience, le libraire lyonnais ait cherché avant tout à fidéliser sa clientèle, et à modeler et orienter ses choix.

31

3. Le déroulement des ventes. – Les lieux de vente annoncés tant par les catalogues que par les avis des Affiches sont fort variables. Un grand nombre d’entre elles se déroulaient au domicile même des défunts propriétaires. Les livres étaient alors vendus avec toutes sortes d’autres objets. Los Rios relevait à propos de ces ventes à domicile29 :

32

« ... Il faut convenir que les ventes publiques sont capricieuses. Si l’on vend la bibliothèque à l’hôtel du défunt, magistrat ou homme de lettres, chacun court avec empressement ; les bouquins se vendent comme les bons livres. Dans un autre temps, malgré que le catalogue soit bien fait, les livres sont méprisés et ne se vendent que la moitié de leur valeur ; la raison en est simple : le public croit qu’une partie des livres appartient au libraire chargé de diriger la vente ; ce qui arrive assez souvent. » 32

Quelques libraires paraissent avoir eu une salle des ventes. Ainsi en était-il de Rigollet père et fils dans la maison du sieur Faÿ, rue du Plâtre, où était installée une de leurs deux boutiques. Ainsi en était-il également des frères Duplain qui avaient installé une salle réservée à cet usage au second étage d’une maison de la rue Mercière, appartenant aux chanoines de Saint-Antoine. Pour les autres libraires, nous ne disposons d’aucune indication. Il y a seulement fort à parier que leurs boutiques ne devaient pas suffire à accueillir les amateurs. Tout au plus pouvons-nous relever l’indication donnée par Jacquenod, en 1773. Il annonçait une vente « dans une salle des appartements que j’occuppe rue Mercière, au-dessus de mon magasin »30.

Lieux de vente

Occurrences (catal. et annonces)

Maison du défunt

22

Maison du libraire

15

Maison des chanoines de Saint-Antoine (Duplain) 32

33

Maison Faÿ (Rigollet)

2

Boutique de Los Rios

12

Séminaire Saint-Irénée (Cizeron)

1

Bureau de confiance

1

Bureau des avis

2

Bureau d’encan

1

Bureau de librairie (Périsse Marsil)

5

Hôtel-Dieu

1

Place des Terreaux (sur la)

1

Grenoble

2

Château de Senozan

1

Lieu indéterminé

13

Ces ventes duraient souvent plusieurs semaines, un mois, voire davantage, avec des vacations du lundi au samedi, sauf fête religieuse (un lundi 8 décembre !)

33

Dates des ventes connues

Sources

1755, 3 au 29 mars

catalogue imprimé

1755, 8 mars au 6 avril

catalogue imprimé

1756, 16 au 21 août

catalogue imprimé

1757, 1er au 29 mars

catalogue imprimé

1758, 10 janvier au 25 février

catalogue imprimé

1758, 10 au 27 avril

catalogue imprimé

1758, 28 avril au 1 er mai

catalogue imprimé

1760, 25 février au 20 mars

catalogue imprimé

1759, 19 mars au 11 avril

catalogue imprimé

1759, 30 avril au 12 mai

catalogue imprimé

1761, 31 mars au 27 avril

catalogue imprimé

1762, 1er au 19 mars

catalogue imprimé

1763, 10 au 19 janvier

catalogue imprimé

1764, 12 au 30 mars

catalogue imprimé

1766, 28 avril au 3 mai

catalogue imprimé

1766, 7 au 17 juillet

catalogue imprimé

1767, 9 au 21 février

Affiches de Lyon

1767, 17 février au 1 er mars

catalogue imprimé

1767,16 mars au 3 avril

catalogue imprimé

1768, 2 mai au 16 juin

catalogue imprimé

1769, 5 au 15 janvier

Affiches de Lyon

1771, 5 au 18 décembre

catalogue imprimé

1771, 9 au 19 décembre

Affiches de Lyon

1773, 8 janvier au 2 février

catalogue imprimé

1775, 2 mars au 4 avril

catalogue imprimé

34

1777, 1er au 17 décembre

catalogue imprimé

1779, 26 juillet au 26 août

catalogue imprimé

1780, 17 au 27 avril

catalogue imprimé

1781, 2 avril au 18 mai

catalogue imprimé

1781, 2 au 26 juillet

catalogue imprimé

1782, 25 novembre au 11 décembre catalogue imprimé

34

1783, 17 mars au 26 avril

catalogue imprimé

1785, 13 au 29 avril

catalogue imprimé

Les horaires étaient variables. Au domicile des défunts, la vente se faisait plutôt le matin à huit heures ou, plus souvent encore, à neuf heures. Cet horaire matinal n’était peut-être pas toujours le plus propice au succès des ventes, du moins si nous en croyons cette opinion du libraire parisien Boulard au début du XIXe siècle31 : « ... Ma seconde observation porte sur l’inconvénient grave qui résulte de vendre des livres le matin ; on imaginerait difficilement combien cet arrangement est nuisible à la vente, parce qu’il n’y a presqu’aucune concurrence à espérer, pas même de la part des marchands, qui ne peuvent quitter leurs maisons, puisque c’est le moment où l’on espère faire des affaires... »

35

Pour les ventes en boutique ou en salle, les vacations avaient plus souvent lieu à trois heures de relevée, ainsi qu’en témoignent les annonces :

Date de l’annonce dans les Affiches de Lyon

Horaires de la vente

1759, 25 avril

lundi 30 avril et jours suivants, à 3 heures précises

1760, 30 janvier

lundi 25 février 1760 à 3 heures et jours suivants

1760, 12 mars

21 mars 1760 à 3 heures

1760, 14 mai

19 mai 1760 à 2 heures et jours suivants

1761, 12 août

lundi 17 août 1761, de deux heures de l’après-midi à 6 heures et jours suivants

1768, 27 avril

commencera lundi 2 mai à 2 heures après midi

1768, 21 septembre

23 septembre 1768 à 9 heures du matin et jours suivants

1770, 19 décembre

jeudi 20 décembre 1770 à 8 heures du matin

1772, 20 mars

20 mars 1772 à 3 heures

35

1795, 26 août

27 août 1795 à 9 heures

1795, 2 septembre

1795, 21 octobre

15 septembre 1795, se continue tous les jours de 9 heures du matin à 3 heures l’après-midi 1 er brumaire an IV (23 octobre 1795) à 9 heures du matin 15 ventôse du courant (5 mars 1795) à 9 heures du matin et

1796, 2 mars

jours suivants

1796, 28 décembre

9 nivôse an V (29 décembre 1796) à 9 heures tous les jours à 3 heures de l’après-midi, depuis le 30 janvier

1798, 3 mars

1798

1798, 28 mars

tous les jeudis de 3 à 8 heures de l’après-midi

36

Le nombre de vacations était important, mais nous en ignorons la durée. Une partie du temps devait être consacrée à l’exposition des lots proposés. En moyenne, on vendait soixante-dix numéros par vacation.

37

Comme dans les ventes modernes, on devait aller assez vite. C’est du moins ce qui ressort de cette affirmation d’un catalogue Duplain : « ... Nous commencerons par le no 1, sans interruption jusqu’à la fin. On expédiera cent articles par jour, dont plusieurs accollés pour aller plus vite... »32. Normalement, chaque vacation comportait un certain nombre de numéros de chaque subdivision thématique du catalogue. Cet ordre était en principe annoncé sur une page du catalogue imprimé.

38

Sans vouloir en tirer des conclusions définitives, nous avons essayé, dans le tableau suivant, d’évaluer le nombre de numéros vendus par vacation, quand cela était possible.

Nb vacations

38

de

Moy. de numéros Nombre de lots ou de numéros

vendus vacation

266 lots (de 6 à 10 titres par lot)

7 lots

1 026 numéros

64 numéros

+ 50 paquets

+ 3 paquets

3

226 numéros

75

22

1 688 numéros

76

13

13 lots

1 lot

12

901 numéros

75

17

groupes figures et bustes : 1099 à 1103. – Supplément de 72

16

1 103 numéros (livres : 1 à 1047, estampes : 1048 à 1098, 133 numéros, + paquets de livres

par

36

12

754 numéros

62

22

1 597 numéros + musique

72

14

1 178 numéros

84

10

789 numéros

78

14

702 numéros

50

424 numéros + 50 numéros de supplément, + tableaux de

8

maître, estampes encadrées, groupes, bustes 672 numéros + 112 numéros de supplément + 200 in-12 +

10

16

39

estampes (dern. : 1 441 numéros

médailles)

+ 82 médailles

3

489 numéros

59

78

96

163

Bien évidemment, les libraires organisateurs de ventes recevaient des ordres d’achat. Le montant le plus habituel des commissions, annoncé comme tel dans plusieurs catalogues (frères Duplain, Rigollet père et fils, Claude-Marie Jacquenod), était de 1,5 % du prix d’adjudication, plus les éventuels frais d’emballage et d’expédition. Dans un avis à l’un de leurs catalogues, les frères Duplain annonçaient : « ... A la fin de chaque séance, nous exposerons des paquets de livres dépareillés ou de peu de valeur, qui ne méritoient pas d’être détaillés dans un catalogue. Nous continuons d’offrir aux personnes éloignées de recevoir leurs commissions, pourvu qu’elles se fassent connoître et nous envoyent bien distinctement les numéros et les titres des articles qu’elles veulent acquérir. Nous souhaitterions même qu’elles nous fixassent les prix, à moins qu’elles ne jugent à propos de s’en rapporter à nous. Notre droit de commission est d’un et demi pour cent, sans y comprendre les frais de ports de lettres et d’embalage s’il y en a... »33.

40

Certains libraires ont cependant eu des tarifs plus élevés à la fin du siècle. Pierre-Jean Duplain aîné écrivait en 1771 : « Je me chargerai des commissions des gens de lettres et des libraires étrangers, moyennant 4 % de remise sur leur achat... »34. Quant à Louis Rosset, il avouait, en 1785, prendre une commission de 3 %35.

III. – LES LIBRAIRES ORGANISATEURS DE VENTES 41

Parmi les dix-neuf Lyonnais qui se sont livrés aux ventes publiques, nous pouvons distinguer trois catégories de libraires : les occasionnels, qui n’apparaissent que pour une

37

vente, des libraires en difficulté, comme les Rigollet, qui recourent à ce commerce pour essayer de relancer leurs affaires, enfin quelques spécialistes du genre. 42

Dans le premier groupe, apparaissent onze personnages, dont Claude Bourgeat et Jacques Faeton au XVIIe siècle. Les autres sont : • les frères Pierre et Jean-Marie I Bruyset qui ne doivent être cités ici que pour la coédition du catalogue de la vente Larchevesque, tenue à Rouen en 1749. Ils ne paraissent pas s’être autrement intéressés à ce type de commerce. • Jacques Certe, libraire puis imprimeur-libraire de 1718 à 1765, syndic en 1747, déclaré retiré par le rapport Bourgelat en 1763. Il organisa une vente en 1759. • Claude Cizeron, libraire de 1743 à 1791, adjoint à la chambre syndicale de 1765 à 1770. Il ouvrit un cabinet de lecture en association avec Guy et Brenot en 1790. Il organisa une vente publique en 1780, et en annonçait une dans les Affiches en 1797. • Jean-Baptiste Delamollière. Né en 1759, il fut libraire de 1781 à 1791 au moins, après avoir été l’un des deux commis des frères de Tournes à Lyon. Il organisa une vente en 1791. • Joseph-Sulpice Grabit. Né en 1736, il avait fait son apprentissage à partir de 1755 chez Pierre et Benoît Duplain, les spécialistes des ventes lyonnaises, avant d’en devenir le premier commis. Reçu libraire à Grenoble en 1766, il s’installa à Lyon en 1771, ouvrit une imprimerie sous la Révolution, et fut actif jusque vers 1807. Il organisa une vente en 1777. Après avoir œuvré pour les ventes de ses patrons, il voulut sans doute voler de ses propres ailes. • Périsse Marsil. Membre de la nombreuse dynastie des Périsse, libraires lyonnais spécialisés dans le livre religieux, il s’installa en 1799, et organisa une vente en 1799. Les Affiches publièrent plusieurs annonces relatives à d’autres ventes qu’il aurait organisées en 1798. • Louis Rosset, qui fut libraire de 1768 à 1791 au moins. Il organisa une vente en 1785. • Antoine Vincent-de-Paul Viret, libraire de 1765 à la Révolution, qui organisa une vente en 1781.

43

Cette liste ne regroupe que les libraires pour lesquels des catalogues ont été retrouvés. Certains de leurs confrères, non cités ici, publièrent des annonces pour des ventes dont nous ne savons pas si elles ont eu effectivement lieu, et pour lesquelles aucun catalogue n’a été localisé à ce jour. Ainsi en fut-il, par exemple de Benoît Flandin en 1771, ou de Lafargue en 1798.

44

A ce groupe peut être associé un nouveau venu établi sous la Révolution : GeorgesFrançois-André Leclerc, connu pour l’organisation de deux ventes. Reçu libraire à Dijon en 1786, il exerça à Lyon de 1793 au moins à 1819, date à laquelle il céda son affaire à son gendre. Il continua cependant d’exercer jusqu’en 1821. Il avait été breveté en 1810. Il semble donc que l’on assiste, à la fin du siècle, à diverses tentatives de plusieurs libraires pour se lancer dans les ventes publiques. Elles ne paraissent cependant pas leur avoir permis de concurrencer sérieusement les spécialistes du genre.

45

Le second groupe est constitué de François Rigollet père et fils. François Rigollet père, né vers 1703, a commencé à travailler vers 1725, après avoir épousé la fille et héritière du libraire Thomas Amaulry. Sa carrière a été jalonnée de démêlés avec les autorités pour des affaires de contrefaçon et de livres prohibés, dont il s’est toujours tiré à son avantage. De 1749 à 1752, il s’était spécialisé dans l’édition de pièces de théâtre, opéras et ballets joués à Lyon. En 1760, il fut en butte à une dénonciation de Voltaire, pour la diffusion des Dialogues chrétiens, ou Préservatif contre l’Encyclopédie, par M. de V***, à l’adresse de Genève. En 1761, la police s’intéressait de nouveau à lui. C’est alors que ses créanciers prirent peur, et l’acculèrent à la saisie36. L’organisation de deux ventes publiques, en 1757 et 1759, vraisemblablement pour relancer un commerce alors dans le marasme, est sans doute

38

imputable à son fils François II, qui l’assista à partir de 1742 et est mentionné comme actif à l’Almanach de Lyon jusqu’en 1767, bien qu’il ait dû cesser son commerce avant cette date. En effet, en 1763, le rapport Bourgelat le signalait avec la mention suivante : « A le titre de libraire, sans aucun fonds ». De plus, un acte du 7 septembre 1768, relatif au règlement des dettes paternelles, le désigne comme « ci-devant sergent dans le régiment de Piedmon, fils et seul héritier des mariés Rigollet et Amaulry, partie saisie »37. François Rigollet II avait, en 1756, été l’objet d’une plainte du libraire parisien Debure38. Ce dernier avait accepté, en 1751, de servir de prête-nom à sa sœur pour souscrire un contrat d’apprentissage de librairie de quatre ans en faveur du jeune Rigollet, alors employé comme garçon chez cette libraire. Mais le jeune Rigollet n’avait pas satisfait aux obligations qui étaient les siennes, et s’était entre-temps associé avec son père, ce qui ne l’empêcha pas d’essayer d’extorquer son brevet d’apprentissage à Debure. C’est sans doute lors de cet apprentissage inachevé qu’il a conçu le projet, ultérieurement mis en œuvre, de se lancer dans les ventes publiques, activité qui n’empêcha pas la déroute familiale. 46

Le groupe des spécialistes concerne trois noms : Claude-Marie Jacquenod, la famille Duplain et François de Los Rios.

47

Claude-Marie Jacquenod, fils de Placide, s’installa comme libraire en 1760. Il était encore en activité en 1791. De 1774 à 1788, il fut adjoint à la chambre syndicale. Il fut l’un des correspondants lyonnais de la Société typographique de Neuchâtel. Il organisa six ventes de livres de 1769 à 1782.

48

Mais les spécialistes du genre furent, sans conteste, les frères Duplain, qui organisèrent, à partir de 1740, quinze ventes de concert, auxquelles il faut ajouter douze autres ventes au nom du seul Benoît Duplain.

49

Pierre et Benoît Duplain étaient les fils de Marcellin et de Constance Bachelu. Benoît fut actif de 1740 à 1774. Il fut adjoint de 1744 à 1756 et syndic en 1774. Il travailla en association avec son aîné de 1740 à 1765 environ. Ce dernier fut actif de 1736 à 1767. Il mourut en 1768. Il avait été adjoint de la chambre syndicale en 1740-1741 et de juin 1754 à mai 1765. Il était syndic en 1763. Dans l’association, c’est Benoît qui paraît s’être occupé tout spécialement des ventes publiques.

50

Pierre-Jean Duplain aîné, connu pour l’organisation d’une seule vente en 1771, est en fait Pierre-Jacques Duplain, fils de Pierre. Né en 1742, il commença à exercer à Lyon en 1770, mais fut décrété d’arrestation en 1772 pour importation d’ouvrages prohibés depuis Neuchâtel. Il se réfugia en Suisse, puis aux Pays-Bas, et s’installa à Paris vers 1775, travaillant toujours dans le domaine du livre prohibé. En 1777, il entrait en apprentissage à Paris, et y fut reçu comme libraire en 1784. Il y exerça jusqu’en 1804. Sous la Révolution, il fut imprimeur du département de la Seine et membre de la commune insurrectionnelle en 1792. C’est alors qu’il fut mêlé aux massacres de Septembre avec son cousin Duplain de Sainte-Albine, ce qui lui valut d’être arrêté en 1793, en 1794 et en 1795 comme « terroriste ». Olivier Blanc39 le considère comme un agent des Britanniques, dont il aurait reçu d’importants subsides. Sa mise en accusation en 1772 et sa fuite sonnèrent le glas de ses velléités de reprendre les activités de ventes publiques de ses père et oncle.

51

Dans la dernière partie du siècle, le relais fut pris par François de Los Rios, qui organisa dix-neuf ventes au moins, et sans doute davantage. Né en 1727 à Anvers, mort en 1820 à Malines, le personnage est haut en couleurs40. Arrivé à Lyon après des séjours parisiens et romains, il se fit recevoir libraire en 1768, non sans difficultés, et après avoir travaillé une

39

dizaine d’années chez Delaroche et sept ans chez Deville. Tantôt qualifié de colporteur, tantôt de libraire, il demeura un marginal. Il fut l’un des correspondants de la Société typographique de Neuchâtel, et se trouva souvent en butte à la curiosité policière, soupçonné de diffuser des livres prohibés en plus de son commerce d’antiquariat. Comme il le souligne dans l’avertissement à sa Bibliographie instructive, que nous avons cité, c’est la dispersion de la bibliothèque des Jésuites, acquise par lui, qui lui mit en quelque sorte le pied à l’étrier. Dans un autre de ses écrits, il se dépeignait sous les traits d’un « libraire faisant le détail de livres neufs et la vieille librairie » : « C’est de mon ami de qui je parle ; je suis dispensé de faire son éloge ; il y a vingtsept ans que nous sommes en correspondance : il est laborieux, actif et industrieux ; l’on croit qu’il possède les connoissances relatives à son état. Les premières années de son établissement furent contrecarrées par ses ennemis, à qui il n’avoit jamais fait de mal, et qui tramoient sourdement sa destruction : mais toujours constant et marchant à petits pas, guidé par la Providence, jusqu’en 1769 et 1772, que l’on vendit les bibliothèques des Jésuites de Lyon, de Mâcon, de Châlons [Chalon], de Vienne et de Tournon, dont il fut l’acquéreur. Cette acquisition lui ouvrit bientôt une route agréable, sur un terrain solide et assuré ; il rompit alors les fers dont il étoit chargé : il jouit actuellement d’une réputation honnête dans le commerce, et sans qu’il soit riche, je le crois à son aise » 41 . 52

Quelques pages plus haut, il écrivait au sujet des catalogues de ventes publiques : « ... Un libraire expert est bientôt connu par ses catalogues, lorsqu’ils sont faits suivant les principes de la Bibliographie. L’objet principal c’est de distinguer les éditions originales d’avec les contrefaites ; d’annoncer les livres rares par des notices ou remarques très abrégées ; par ce moyen, les amateurs viennent faire valoir la vente... »42.

53

Il vendit son fonds en 1790, travailla quelque temps comme commis chez les frères Périsse, et continua d’organiser quelques ventes, avant de regagner son pays natal. Malgré la mauvaise réputation que lui firent ses contemporains et ses confrères, il apparaît aujourd’hui comme l’un des libraires lyonnais les plus importants de son époque.

CONCLUSION 54

Au terme de cette première exploration des ventes publiques lyonnaises, il nous faut admettre avoir exhumé une réalité provinciale proche à beaucoup d’égards, et toutes proportions gardées, de celle que nos devanciers ont pu reconstituer en d’autres lieux, et en particulier à Paris. Encore l’examen d’une situation provinciale méritait-il d’être tenté. Il est clair que nous n’avons pu percevoir que l’écume d’un mouvement sans doute plus important que les sources conservées ne permettent de l’appréhender. Les soixante-dix catalogues lyonnais repérés ne constituent qu’un ensemble assez modeste. Pourtant, leur nombre est déjà significatif, et ils témoignent pour toutes les ventes sans catalogues qui furent encore plus nombreuses. Les annonces publiées par les Affiches viennent éclairer sous un angle différent les diverses facettes de ce commerce. Comme on l’a dit, cette communication ne constitue qu’une première approche d’un phénomène qu’il nous faut continuer à élucider. Des travaux ultérieurs devraient y contribuer. Ils passeront d’abord par le repérage d’autres catalogues dans les fonds lyonnais et grenoblois, mais aussi dans ceux de la Bibliothèque nationale de France. Il est certain que ces catalogues existent, même si les instruments de repérage sont déficients, et si l’historien doit s’armer de patience pour les débusquer. Encore faut-il les retrouver. Alors, la vision partielle

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présentée ici s’éclairera peut-être d’un jour nouveau. Si le déroulement de ces ventes est aujourd’hui à peu près connu, selon un schéma assez général pour l’époque, le contenu même des collections dispersées est encore à étudier. Avouons-le enfin, nous ne savons à peu près rien des spectateurs, enchérisseurs et acheteurs, qui devaient dépasser le cercle des simples amateurs locaux. Il y a cependant fort à parier qu’à Lyon, comme ailleurs, on venait à ces ventes pour être vu et se faire voir, et que nombre d’entre elles constituaient autant d’événements mondains. Il est à peu près certain que nos sources ne nous permettront pas de percer, comme a pu récemment le faire Cynthia Wall pour Londres43, cette dimension du phénomène de la vente publique. Du moins croyons-nous que ce que cet auteur a pu mettre en évidence pour la capitale britannique s’applique, à des degrés divers, aussi bien à Paris qu’à Lyon. La part d’ombre entourant ce commerce très particulier est à peine levée. Le chantier ici ouvert, qui participe d’une entreprise plus vaste d’investigation sur le monde lyonnais du livre au siècle des Lumières, se doit donc d’être poursuivi.

NOTES 1. Dominique Bougé-Grandon, « Le ’contreporteur’ et le confiturier : quelques agents de la diffusion de l’imprimé à Lyon au XVIIIe siècle », dans Mélanges en l’honneur de Pierre Lelièvre, Paris (sous presse). 2. Françoise Bléchet, Les ventes publiques de livres en France 1630-1750. Répertoire des catalogues conservés à la Bibliothèque nationale, Oxford, 1991 ; Christian Péligry, Les catalogues de bibliothèques du XVIIe, du XVIIIe et du XIX e siècle jusqu’en 1815 : contribution à l’inventaire du fonds ancien de la bibliothèque municipale de Toulouse..., Toulouse, 1974 ; Jeanne Blogie, Répertoire des catalogues de ventes de livres imprimés, t. II, Catalogues français appartenant à la Bibliothèque royale Albert I er, Bruxelles, 1985. 3. François de Los Rios, Bibliographie instructive, ou Notice de quelques livres rares, singuliers & difficiles à trouver, avec des notes historiques, pour connoître & distinguer les différentes éditions, & leur valeur dans le commerce ; disposée par François de Los-Rios, libraire à Lyon, à Avignon, chez François Seguin imprimeur, à Lyon, chez l’auteur, 1777, in-8°, XVI-207-[l bl.] p. 4. François de Los Rios, L’art scientifique pour connoître et exercer le commerce de la librairie, à l’usage de mon commis et autres élèves du même état, qui désirent y faire des progrès. Par François de Los Rios, Libraire à Lyon, Lyon, [François de Los Rios], 1789, in-8°, 48 p. (tirage annoncé dans la préface : 36 exemplaires). 5. Frans A. Janssen, « The oldest practical manual for the antiquarian bookseller », dans Bulletin du bibliophile, 1997, p. 367-374. 6. Yann Sordet, « Le livre entre autres objets. Pierre Adamoli (1707-1769), un curieux des Lumières et ses collections », dans École nationale des chartes, Positions des thèses..., 1997, p. 285-298. 7. Sylvie Bourel, Laure Cédelle, Frédérique Seta, Un regard sur le monde du livre au XVIII e siècle : le journal de Michon, ENSSIB, mémoire présenté dans le cadre de la formation à la recherche, juin 1998 ; Florence Bodeau, Laure Collignon, Le monde du livre à Lyon au XVIII e siècle à travers les chroniques de l’abbé Duret (1760-1794), ENSSIB, mémoire présenté dans le cadre de la formation à la

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recherche, juin 1998. L’abbé Duret signale ainsi le passage en vente publique de neuf bibliothèques entre 1781 et 1791. 8. Adrien Larchevesque et ses héritiers, puis Simon, médecin de la Faculté de Paris. [Lyon : frères Bruysset ; Paris : Jacques Barois ; Rouen : Charles Lucas.] Bibl. nat. de Fr., ∆ 10979 ; F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 128. 5 009 numéros. 9. Affiches de Lyon, 31 mars 1767, annonce du bureau d’avis. 10. Affiches de Lyon, 4 avril 1771. 11. Affiches de Lyon, 3 juin 1772, annonce de l’Imprimerie du Roi. Comme on le sait, cette collection, rachetée par souscription publique, fut à l’origine de la bibliothèque publique de Grenoble. 12. Bibl. mun. Grenoble, X 4 700. 13. Affiches de Lyon, 29 novembre 1769. 14. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 14 ; 452670 ; 370664 ; B 492525. Cette vente incluait aussi les livres d’un particulier inconnu et ceux de M. d’Attignat. 15. Bibl. mun. Lyon, A 493797, Catalogue d’une bibliothèque à vendre... [vente à Lyon, couvent des Antonins, 31 mars-27 avril 1761], in-8°. 16. Pierre Laroque, « Les collections de C.-F. Nicolau de Montribloud et sa bibliothèque », dans Bulletin de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon, t. 26,1996, p. 67-82. 17. Bibl. mun. Lyon, 371380 (3) ; 371371, t. 13, Catalogus librorum bibliothecae DD. de Meaux, in Dombarum provinciae curia praesidis, &&... [et autres ; vente à Lyon, couvent des Antonins, 12-30 mars 1764], Lugduni, sumptibus Benedicti Duplain, 1763, in-8°. 18. Bibl. mun.. Lyon, 371371, t. 9 (1), Catalogue des livres de feu M. G. A*** et de Monsieur C. H*** [vente à Lyon, chez M. Fay, 10 janvier-25 février 1758], à Lyon, chez F. Rigollet fils, 1757, in-8°. 19. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 9 (3), Catalogus librorum D. Andreae P*** [Perrichon ; vente à Lyon, couvent des Antonins, 25 février-20 mars 1760], Lugduni, apud fratres Duplain, 1759, in-8°. 20. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 19 (3), Catalogue de la bibliothèque de feu Monseigneur de Malvin de Montazet, archevêque et comte de Lyon... mis en ordre par de Los Rios, libraire, [Lyon, François de Los Rios], 1788, in-8°. 21. Affiches de Lyon, 11 messidor an III (29 juin 1795). Nouvelle annonce le 20 messidor an III (8 juillet 1795). 22. Archives mun. Lyon, HH 100, Arrêt du Conseil d’État du roi, portant règlement pour la vente des bibliothèques, du 1er juin 1781. 23. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 16, Catalogue des livres de la bibliothèque de M. le Comte de F*** dont la vente... commencera le 5 décembre prochain [-18 décembre], à Lyon, chez Pierre J. Duplain aîné, libraire rue de la Monnoie, 1771, in-8°. 24. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 10 (4), Catalogue des livres de feu monsieur le marquis de C*** [Caumont d’Avignon] de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres [vente à Lyon, chez Fay, 12 avril 1759 et jours suivants], à Lyon, chez François Rigollet père, 1759, in-8°. 25. Bibl. mun. Lyon, 354671, Notices de livres choisis et bien conditionnés, de quelques estampes et autres objets de curiosité. Provenant des cabinets de MM. de M. et de L., rédigée et mise en ordre [sic] par de Los Rios, à Lyon, chez de Los Rios, 1785, in-8°. 26. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 19 (4), Bibliothèque choisie, ou Notice de livres rares, curieux et recherchés, qui font partie d’une bibliothèque de province, appartenante à M. L. P. [abbé L.-P. Perrichon, ancien chanoine de l’Église de Saint-Paul à Lyon], à Lyon, chez J. B. Delamollière, rue SaintDominique, 1791, in-8°. 27. F. de Los Rios, Bibliographie instructive... 28. Jean Viardot, « Livres rares et pratiques bibliophiliques », dans Histoire de l’édition française, dir. Henri-Jean Martin et Roger Chartier, t. II, Le livre triomphant, 1660-1830, Paris, 1984, p. 447-467. 29. F. de Los Rios, L’art scientifique pour connoître et exercer le commerce de la librairie...

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30. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 16 (2), Catalogue des livres de feu M. Michon, ancien avocat au Bureau des finances [vente à Lyon, chez Jacquenod, 8 janvier-2 février 1773], à Lyon, chez Claude-Marie Jacquenod, 1772, in-8°. 31. Martin-Sylvestre Boulard, Traité élémentaire de bibliographie, contenant la manière de faire les inventaires, les prisées, les ventes publiques et de classer les catalogues..., à Paris, chez Boulard, an XIII (1804), p. 98. 32. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 19 (7), Catalogue de la bibliothèque de feu M. Nicolas Gemeau, ancien avocat au Parlement de Dombes. La vente sera dirigée par Los Rios, libraire, de l’Imprimerie de Villefranche en Beaujolais, 1792, in-8°. 33. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 10 (3), Catalogue des livres de M. Du F*** négociant... [vente à Lyon, couvent des Antonins, 30 avril-12 mai 1759], à Lyon, chez les frères Duplain, 1759, in-8°. 34. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 16, Catalogue des livres de la bibliothèque de M. le Comte de F*** dont la vente... commencera le 5 décembre prochain [-18 décembre], à Lyon, chez Pierre J. Duplain aîné, libraire rue de la Monnoie, 1771, in-8°. 35. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 19 (2), Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Goy... [Lyon, chez le défunt, 13-29 avril 1785] par Louis Rosset, libraire, à Lyon, de l’Imprimerie de la Ville, 1785, in-8°. 36. Dominique Varry, « Voltaire et les imprimeurs-libraires lyonnais », dans Voltaire et ses combats. Actes du colloque international, Oxford-Paris, 1994, éd. Ulla Kôlving et Christiane Mervaud, Oxford, 1997, 2 vol., t. I, p. 483-507 ; id., « Le livre clandestin à Lyon au XVIII e siècle », dans La Lettre clandestine, no 6, 1997, p. 243-252. 37. Arch. dép. Rhône, 7 C 142. 38. Bibl. nat. de Fr., fr. 22066, fol. 5-6. 39. Olivier Blanc, Les hommes de Londres. Histoire secrète de la Terreur, Paris, 1989, p. 34-36 ; id., La corruption sous la Terreur (1792-1794), Paris, 1992, p. 13, 64 ; id., Les espions de la Révolution et de l’Empire, Paris, 1995, p. 36, 238, 241, 243. 40. Dominique Bougé-Grandon, « Stratégie et carrière d’un libraire étranger à Lyon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », article à paraître dans le Bulletin du bibliophile. 41. F. de Los Rios, L’art scientifique pour connaître et exercer le commerce de la librairie..., p. 34-35. 42. Ibid., p. 16-17. 43. Cynthia Wall, « The English auction : narratives of dismantlings », dans Eighteentk-Century Studies, t. 31, no 1,1997, p. 1-25.

AUTEUR DOMINIQUE VARRY École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques.

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La nouvelle édition de Graham Pollard et Albert Ehrman, The Distribution of Books by Catalogue from the invention of printing to AD 1800 Bilan des travaux préparatoires : catalogues français Giles Mandelbrote

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Nul ne me contredira si j’affirme que le livre de Graham Pollard et Albert Ehrman, The Distribution of Books by Catalogue, est un monument dans l’historiographie des catalogues de vente, et cependant je ne serais pas surpris d’apprendre que beaucoup de collègues n’ont jamais vu un exemplaire de ce livre1. Ce grand et beau volume, The Distribution of Books by Catalogue from the invention of printing to A. D. 1800, based on material in the Broxboume Library, fut imprimé, à titre privé, pour le bibliophile et collectionneur Albert Ehrman (1890-1969). Ehrman faisait partie d’un des plus importants clubs britanniques de bibliophiles, le Roxburghe Club ; aujourd’hui encore, il est de coutume, dans ce club, que chacun des membres fasse imprimer, à un nombre limité d’exemplaires, un livre, le plus souvent consacré à sa propre collection, et qu’il en fasse présent aux autres membres.

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Le livre d’Ehrman s’appuyait en partie sur sa propre bibliothèque, la Broxbourne Library, du nom de la localité dans le Hertfordshire où il demeura pendant un temps. Sa collection de catalogues constitue une partie de la collection Broxbourne, aujourd’hui conservée à la bibliothèque Bodléienne à Oxford2.

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Les circonstances de cette publication expliquent pourquoi la diffusion de The Distribution of Books by Catalogue fut très limitée. Quinze exemplaires de tête furent imprimés pour être offerts à titre gracieux ; quarante furent réservés aux membres du Roxburghe Club ; quatre-vingt-quinze seulement furent destinés à la vente. Depuis trente ans, il est devenu quasi impossible de se procurer ce livre et, quand un exemplaire apparaît, le prix en est très élevé. Je n’ai pas entrepris un recensement systématique dans les bibliothèques européennes, mais je ne connais en France qu’un exemplaire, celui de la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France (Rés. g. Q. 167), où l’on relève de très

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intéressantes annotations du personnel de la Bibliothèque. Je serais bien évidemment très curieux de pouvoir en découvrir d’autres. L’une des conséquences de cette rareté est que The Distribution of Books by Catalogue n’est pas connu comme il devrait l’être ; en effet, pour les différents types de catalogues de livres ayant été publiés en Europe, il demeure l’ouvrage de référence le plus utile. Enfin, c’est encore aujourd’hui la plus vaste étude consacrée au commerce du livre en Europe à cette époque qui ait été publiée en anglais. 4

L’auteur de The Distribution of Books by Catalogue est Graham Pollard (1903-1976). La carrière de Pollard fut d’une grande diversité : pour gagner sa vie, il est libraire d’antiquariat, fonctionnaire, érudit, écrivain et conférencier. Quel que soit son gagnepain, il est avant tout un bibliographe, un historien du livre, passionné par l’étude des catalogues de vente3. Il est intéressant de comparer The Distribution of Books by Catalogue avec le livre de l’érudit américain Archer Taylor, Book Catalogues : their varieties and uses, publié quelques années auparavant4 L’ouvrage de Taylor aborde les catalogues de vente comme source d’informations bibliographiques ; il met en évidence le fait que les catalogues de livres permettent à l’historien de la vie intellectuelle de repérer des textes, de connaître les systèmes de classification des livres et « l’évolution de l’organisation des connaissances à différentes époques »5. Pollard, au contraire, s’intéresse aux catalogues de vente en tant que source de l’étude du commerce du livre européen et montre, dans cette perspective, comment ont évolué ces catalogues. « Les catalogues, écrit Pollard, ne doivent pas seulement être considérés comme une source d’informations pour la connaissance des livres rares, ou comme un genre bibliographique de second plan, ou encore comme un matériau, permettant une approche statistique des pratiques de lecture des générations passées [...]. Il faut écrire leur propre histoire sans tenir compte de leur intérêt dans les domaines que je viens d’évoquer [...]. Une des idées maîtresses du travail que j’entreprends est de regrouper les catalogues par chapitres et de montrer que l’étude de ces catalogues permet de suivre l’évolution du commerce du livre et leur circulation, au niveau international, du XVe au XVIIIe siècle »6.

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Chacun des chapitres de The Distribution of Books by Catalogue est consacré à un type de catalogues, et globalement organisé de façon chronologique. Le premier, consacré au XVe siècle, a été écrit par Albert Ehrman lui-même, avec l’aide de D. E. Rhodes ; les autres sont dus à Pollard. Après un examen des différents types de catalogues publiés par les imprimeurs du XVIe siècle, Pollard traite du commerce international, étudiant tour à tour les foires du livre allemandes, l’importation de livres en langue latine en Angleterre et l’utilisation des catalogues dans le commerce, de gros et de détail, en Europe au XVII e siècle. Les chapitres VI et VII sont consacrés aux livres de compte, aux barèmes et aux journaux utilisés par les marchands libraires anglais. Deux autres chapitres ont pour objet les catalogues publiés dans les livres eux-mêmes et les bulletins de souscription ; ils complètent ainsi le panorama des pratiques commerciales des libraires par l’étude des stratégies publicitaires mises en œuvre par les marchands de nouveautés. Pollard envisage ensuite un aspect différent, mais très important, des pratiques commerciales ; il décrit de façon détaillée le commerce des livres d’occasion et d’antiquariat à travers l’Europe en examinant les inventaires imprimés et les catalogues de vente aux enchères. Les derniers chapitres (où l’on constate, peut-être, un certain détournement du sens initial donné au mot du titre distribution, « diffusion »), étudient les catalogues des bibliothèques institutionnelles, des bibliothèques privées ouvertes aux chercheurs avant 1800 et des bibliothèques personnelles de particuliers.

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Le texte analyse et critique chacune des différentes catégories de catalogues ; il est accompagné de tables qui soutiennent en quelque sorte l’ensemble, tables des dates, des références bibliographiques et des localisations des catalogues mentionnés dans le texte. Le livre ne contient pas moins de trente-neuf tables au total ; on relève, par exemple, les catalogues des foires de Francfort et de Leipzig et les catalogues des libraires italiens et espagnols jusqu’en 1700, les périodiques anglais où l’on peut trouver des informations publicitaires concernant le livre et les listes des œuvres d’un auteur établies par des éditeurs de 1561 à 1660, les ventes aux enchères ayant eu lieu en Scandinavie et en Allemagne jusqu’en 1720, et les catalogues de bibliothèques américaines antérieurs à 1765.

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Bien que cette liste des catalogues constitue en quelque sorte l’ossature de l’ouvrage, Pollard concevait The Distribution of Books by Catalogue d’abord comme un ouvrage de critique et de commentaire historique ; loin d’être une simple bibliographie, c’était, selon ses propres termes, « une série d’essais historiques traitant des différents types de catalogues »7. Pour classer, distinguer et analyser ces documents que sont les catalogues, Pollard avait toutes les compétences : une expérience approfondie des livres et des bibliothèques, une grande compréhension des pratiques commerciales, une attention toute particulière au contexte social, économique et géographique et une vaste connaissance des sources (notamment pour le domaine anglais).

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Une nouvelle édition d’un tel livre, jamais réédité et considéré comme un classique, impose des choix difficiles. The Distribution of Books by Catalogue reste le seul ouvrage qui traite le sujet dans une perspective internationale ; cependant, depuis sa publication, de nombreuses études systématiques ont été réalisées au niveau national8. Mon travail consiste donc à respecter le texte original de Pollard et Ehrman, tout en permettant aux lecteurs d’aujourd’hui d’en repérer les forces et les faiblesses ; il convient aussi de replacer cet ouvrage dans le contexte des recherches plus récentes. Des notes ajoutées au texte, des compléments aux tables et des suppléments bibliographiques devraient permettre de corriger les erreurs de détail et les omissions importantes, d’informer le lecteur des travaux publiés au cours des trente dernières années et de l’état actuel des recherches sur le sujet ; il est, en effet, prévu de mentionner les travaux en cours et de rendre compte de leur état d’avancement9. J’ai récemment entrepris de me familiariser avec les catalogues français en comparant les tables de Pollard et les collections de catalogues conservées dans les principales bibliothèques parisiennes. J’ai été impressionné par la richesse de ces collections ; je suis sûr que leur connaissance ouvrira de nouvelles perspectives pour l’étude de ce sujet.

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Les catalogues français répertoriés dans les tables de Pollard commencent par une série de catalogues in-8° publiés à Paris dans les premières décennies du XVI e siècle, par Simon de Colines, Robert Estienne, Chrétien Wechel, Guillaume Morel et d’autres. Ces catalogues, où l’on relève pour la première fois l’usage du format in-8°, suivent, pour leur classement, le modèle inventé par Estienne ; ils se présentent pour la plupart comme des listes des éditions sorties des presses de ces imprimeurs, avec quelques livres d’assortiment (ceux-ci ont été acquis principalement par héritage ou par échange, ou encore achetés à l’étranger). Les connaissances de Pollard dans ce domaine reposent surtout sur les travaux de Henri Omont. Dans le cadre de ma révision du texte de Pollard, je fais largement appel aux recherches récentes de M. Fred Schreiber et de Mme VeyrinForrer sur Simon de Colines et Estienne10 ; je m’appuie aussi sur le recensement des catalogues du XVIe siècle entrepris par Christian Coppens11.

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Graham Pollard avait été perplexe lorsqu’il avait constaté l’absence totale de catalogues à Paris, pendant quatre-vingts ans, de 1563 à 1643. Bien que les libraires parisiens des débuts du XVIIe siècle aient fait régulièrement de la publicité dans les catalogues des foires de Francfort, ils ne semblent pas avoir publié eux-mêmes de catalogues. Cette situation est due, en partie, à la désorganisation causée par les guerres de religion, comme l’a remarqué Henri-Jean Martin : « Entre les grandes dynasties de libraires du XVI e siècle et celles du XVII e, il existe une coupure très nette »12. Je n’ai pu trouver que quelques exemples de catalogues, de publications nouvelles ou de livres d’assortiment, pour combler cette lacune. Le catalogue de la bibliothèque personnelle de Jean Giraud contient une brève mention d’un catalogue du libraire Claude Cramoisy (Paris, 1624, in-8° ), mais ceux que j’ai trouvés datent tous de la fin des années 1630 ou du début des années 164013. La plupart des catalogues parisiens qui subsistent des années 1640 respectent la tradition des catalogues in-4° de la foire de Francfort et prennent en compte les livres nouveaux et anciens importés : beaucoup d’entre eux sont destinés à la foire SaintGermain. Les plus nombreux d’entre eux, l’ensemble des catalogues de livres d’assortiment apportés à Paris pour la foire Saint-Germain par Pierre Du Buisson de Montpellier, sont eux-mêmes des exceptions puisqu’ils contiennent des livres anciens acquis auprès de bibliothèques privées du sud de la France, ou des livres importés à la faveur de contacts commerciaux noués à Lyon ou Genève. De même, Adrien Vlacq travaillait en marge du commerce parisien établi, tandis que les catalogues de la veuve Pelé reflètent son activité de représentante des Elsevier14. C’est aussi dans ces années-là que Gilles Morel, Louis de Villac et la veuve de Pierre II Chevalier éditèrent leurs catalogues, qui restent problématiques car ils ne portent pas de date15.

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Cette longue interruption dans la succession des catalogues des libraires parisiens peut aussi tenir, naturellement, à des problèmes de conservation et non de pratiques commerciales, encore que les mêmes bibliothèques aient conservé des catalogues du XVII e siècle d’autres provenances, comme Lyon et Genève, jusqu’aux environs de 1650, on trouve peu de catalogues de nouveautés édités individuellement par des libraires ; c’est sans doute dû en partie au caractère monopolistique du marché parisien à cette époque et à sa dépendance à l’égard du marché des bibliothèques institutionnelles. Il est certain que l’évolution progressive ultérieure est liée à la nécessité de vendre un plus grand choix d’ouvrages à une clientèle plus étendue, tant socialement que géographiquement16.

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Le problème inverse se pose pour les catalogues des libraires parisiens de la fin du XVII e siècle. Les tables de Pollard ne relèvent que quarante et un catalogues publiés entre 1643 et 1700 ; une telle liste ne constitue que la pointe émergée de l’iceberg. Une recherche exhaustive de ces catalogues demanderait que l’on passât au peigne fin de nombreux fonds de bibliothèques, ce qui déborde largement le champ de ma révision du travail de Pollard. Cependant, j’ai commencé à comparer la liste de Pollard pour cette période (établie principalement à partir des fonds de la British Library et de la Bodléienne) avec le catalogue informatisé de la Bibliothèque nationale de France et avec les importantes collections de la bibliothèque Mazarine et de la bibliothèque Sainte-Geneviève. La table donnée en annexe rassemble mes premières découvertes. Bien qu’elle soit, à n’en pas douter, encore très incomplète, je pense que les deux cent quatre-vingts catalogues environ recensés constituent une part substantielle (et suffisamment représentative) de ce qui a survécu. Remarquons tout de même qu’un grand nombre des catalogues répertoriés ici n’ont été trouvés que dans une seule bibliothèque et que, par conséquent, les recherches dans d’autres collections pourraient sensiblement changer les données. Ma

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liste n’a pas la prétention de fournir un recensement de tous les exemplaires mais j’y ai fait figurer tous les catalogues que j’ai pu rencontrer dans les cinq bibliothèques mentionnées, en en ajoutant quelques-uns repérés ailleurs. Cette liste a un caractère provisoire, notamment pour les propositions de datation ; je n’ai pas eu la possibilité d’examiner tous les catalogues figurant sur la liste et je souhaite que cette publication inspire à d’autres le désir d’apporter enrichissements et corrections17. 13

Ce qui, en dehors de leur quantité, est particulièrement frappant dans ces catalogues, c’est leur grande variété. Leur format varie de l’in-folio à l’in-douze, leur nombre de pages va de deux à deux cents ; quant au contenu, on y trouve les dernières nouveautés aussi bien que des manuscrits et des incunables. Beaucoup de ces libraires parisiens sont aussi des imprimeurs ; les petits livrets de quelques pages qu’ils publient fréquemment contiennent habituellement une liste de leurs propres publications — de tels catalogues sont surtout destinés à leurs confrères et visent à encourager les ventes et les échanges. Mais il se peut que ces catalogues de livres de fonds aient aussi servi à informer et à attirer la clientèle particulière, puisqu’on sait combien la plupart des librairies parisiennes manquaient de place pour présenter leur stock18. D’autres catalogues sont de volumineux inventaires des livres d’assortiment ; ils présentent des livres reliés destinés à être vendus au détail à une clientèle de particuliers ; on y trouve aussi bien des nouveautés que des livres d’occasion. Par ailleurs, certains libraires publient des catalogues spécialisés consacrés à un sujet ou à un type de livres — nouveautés et livres d’occasion — qu’ils ont fait venir spécialement de l’étranger19.

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Si l’on examine les différents types de catalogues, on s’aperçoit que le marché parisien du livre, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, offre aux amateurs un choix relativement étendu de livres d’antiquariat et qu’un certain nombre de bibliothèques importantes sont alors dispersées, vivifiant ainsi le commerce du livre. Le nombre et l’importance des catalogues de livres d’assortiment sont, avant 1700, bien plus considérables en France qu’en Angleterre. Je pense qu’il est important d’avoir ce fait à l’esprit lorsqu’on s’intéresse aux débuts des ventes publiques de livres à Paris.

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Grâce aux importants travaux de Françoise Bléchet et de Jean Viardot, on est en mesure de suivre les étapes du développement, dans les premières années du XVIIIe siècle, des ventes aux enchères de livres à Paris, d’un commerce spécialisé dans l’antiquariat et d’un goût pour la collection de livres rares. Prosper Marchand et Gabriel Martin jouèrent un rôle décisif, en contribuant à une notable élévation du niveau intellectuel de l’organisation des catalogues de vente et à une forte augmentation de leur quantité20. On peut mesurer en termes statistiques ce développement, en consultant les listes de catalogues de vente de la Bibliothèque nationale de France et celles de la bibliothèque municipale de Toulouse, établies par Françoise Bléchet et Christian Péligry21. Il faut évidemment rester prudent lorsqu’on se réfère aux collections d’une ou deux bibliothèques, mais il semble bien que l’on puisse repérer un accroissement dès 1700, qui s’accentue à partir de 1720 et devient décisif en 1750. Je me demande pourquoi ce développement, si bien attesté, est si tardif.

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Une comparaison avec l’Angleterre peut être éclairante ; Munby et Coral signalent plus de cent cinquante catalogues de vente de bibliothèques à Londres entre 1676 et 1700. (Le chiffre pour les Pays-Bas, où les ventes de livres ont commencé à la fin du siècle précédent, avec l’obligation légale d’imprimer un catalogue, serait évidemment bien supérieur.) En revanche, à Paris, au XVIIe siècle, l’habitude est de vendre les bibliothèques importantes, en bloc si possible, au détail par défaut, en se fondant sur des « catalogues

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d’inventaire » imprimés. Bien qu’on ait imprimé plus d’inventaires en France que dans tout autre pays au XVIIe siècle, leur nombre reste très faible par rapport à celui des bibliothèques qui ont été constituées puis dispersées dans cette période : Pollard compte trente-trois catalogues imprimés en soixante ans à Paris (probablement à l’occasion des ventes), entre 1641 et 1701. Si l’on se réfère au répertoire des catalogues de la Bibliothèque nationale de France établi par Françoise Bléchet, on en trouve encore vingt autres, en remontant jusqu’en 1632. Jusqu’ici, mon travail dans les bibliothèques mentionnées a permis d’en retrouver seulement un ou deux de plus, comme le montre ma table22. Il est très vraisemblable que ce tableau sous-estime le nombre total des catalogues qui ont survécu. Tant qu’on n’aura pas mené à bien une enquête comme celle entreprise aux Pays-Bas ou celle de Munby et Coral pour les ventes de livres en Grande-Bretagne, il est possible que des catalogues restent non inventoriés dans d’autres bibliothèques. Certains peuvent, certes, avoir disparu, bien que, comme les localisations données dans la table le donnent à penser, les catalogues de vente des bibliothèques importantes aient été dans l’ensemble beaucoup mieux préservés, grâce à leur intérêt et à leur rôle d’instruments de référence, que ceux des libraires. Cependant, bien des indices laissent entrevoir que de nombreuses bibliothèques ont été dispersées sans qu’un catalogue de la vente soit imprimé. Pour ne donner qu’un exemple, où est le catalogue de la bibliothèque de plus de sept mille volumes, « bien conditionnez, dont grand nombre sont de grand papier & reliez en maroquin », décrite par Louis Jacob comme l’une des plus belles de France et appartenant à Mathieu Molé (1584-1656), « premier président au Parlement de Paris et garde des sceaux », dont la vente « en détail » commence dans la grande salle des Augustins le 23 mars 1676, selon un placard imprimé qui se trouve aujourd’hui à la bibliothèque Mazarine23 ? Soixante et un « livres achetés à l’inventaire de M. le garde des sceaux Molé » sont mentionnés dans les comptes de la bibliothèque de Colbert pour les années 1674 à 1678 ; les mêmes documents enregistrent des achats semblables de livres imprimés provenant des bibliothèques de six autres collectionneurs, récemment décédés pour la plupart, et dont on ne connaît aucun inventaire imprimé24. 17

Dans quelques cas, les « catalogues d’inventaire » circulaient sous forme manuscrite : un ensemble intéressant de volumes à la bibliothèque Mazarine, par exemple, rassemble tout un mélange de catalogues de libraires, de catalogues d’inventaire de bibliothèques privées, de catalogues de ventes aux enchères aux Pays-Bas, de résumés manuscrits établis d’après des catalogues imprimés, mais aussi des listes manuscrites décrivant des collections dont on ne connaît aucun catalogue. Ils ont appartenu à Jean Nicolas de Tralage, mort en 1699, et ils montrent bien les divers moyens dont disposait un collectionneur pour se tenir informé, avant de relier tous ces documents pour en faire un instrument de référence. Ces volumes font aussi la démonstration que la survie des catalogues tient à la passion de quelques individus exceptionnels : une bonne centaine de catalogues imprimés de libraires, à la bibliothèque Mazarine, ont appartenu à l’abbé de Tralage, qui possédait en outre un recueil de seize catalogues de libraires muni d’un index manuscrit, aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France, et un recueil des éditions de la Bibliograpbia Parisina et de la Bibliographia Gallica universalis de Louis Jacob, aujourd’hui à la bibliothèque Bodléienne25.

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La table ci-dessous montre clairement que, à côté des ventes avec inventaire de grandes bibliothèques, d’autres catalogues ont été établis pour des ventes publiques plus modestes ou des ventes réservées dans un premier temps aux libraires. Un exemple qui est, semblet-il, parmi les premiers, est le catalogue sans date établi par Pierre Chevalier (mort en

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1628 ?) et Thomas Biaise, qui recense des lots numérotés en vue d’une vente au détail « in Collegio Corisopitensi » ; on ne sait pas si ces livres ont un rapport quelconque avec cette institution26. Vers 1641, quand paraît le catalogue de vente du fonds de Thomas Biaise, les règles sont déjà bien fixées : les livres « se vendront en destail, au plus offrant & dernier encherisseur, aux jours, lieu & heures assignez par les affiches, qui pour cét effet, seront mises és lieux & endroits accoustumez. » Plus tard, de semblables catalogues paraissent avoir été anonymes et n’ont donc pas été inclus dans ma table : on peut toutefois en trouver quelques exemples à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Les annotations que porte un tel catalogue qui est aussi conservé à la British Library donnent à penser qu’il contient le reste des livres ayant appartenu à Raphaël Trichet du Fresne27. 19

La notion de « catalogue d’inventaire » retenue par Pollard n’est pas très pertinente ici, je le crains, puisqu’elle rassemble une variété de catalogues qui, pour la plupart, doivent leur existence à l’obligation légale de dresser un inventaire, mais devraient, dans la mesure du possible, être plus clairement différenciés en ce qui concerne les modalités de la vente. Il y en a pour lesquels rien ne prouve que les livres soient passés en vente publique, et d’autres dans lesquels la bibliothèque est décrite - et apparemment proposée à la vente - « en bloc ». D’autres ont l’aspect d’un inventaire, mais ils recensent les livres (un par un ou groupés) en lots affectés d’un numéro ou d’une lettre, ou en paquets, parfois avec des mises à prix, pour une vente au détail, à prix marqués ou « au plus offrant et dernier enchérisseur ». Pollard émet l’hypothèse qu’au XVIIe siècle cette expression avait peut-être le sens plus vague de « meilleure offre » sans impliquer pour autant une vente aux enchères organisée dans les formes, mais, du coup, il semblerait que des adjudications informelles aient eu lieu plus tôt qu’il ne l’envisage28.

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Le vrai problème, cependant, est la difficulté à reconstituer le déroulement de ces ventes. Qui était responsable de leur organisation ? Y trouvait-on des marchands aussi bien que des collectionneurs privés et quelle concurrence s’y livrait-on ? Les prix y étaient-ils plus élevés qu’en librairie (comme s’en plaignent les libraires londoniens) et comment étaient les livres proposés par rapport à ceux en boutique ? Qu’advenait-il des livres qui n’avaient pas trouvé preneur ? Tout donne à penser que le pragmatisme et la souplesse prévalaient sur le poids des conventions et la rigidité des règles. On pouvait annoncer la vente d’une bibliothèque au détail et la vendre en bloc avant la date fixée, on pouvait annoncer des prix fixés d’avance et en faire des prix de base si quelqu’un en offrait plus. Les conditions de la vente changeaient en fonction des impératifs imposés par le temps, l’espace, le crédit et les exigences légales29.

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Voilà des questions qui mériteraient l’attention d’un historien du livre en France. Pour l’instant, je ne peux fournir que quelques éléments isolés. Pendant la majeure partie du XVIIe siècle, l’organisation de ventes publiques de livres à Paris fut la source de conflits entre les libraires et la communauté des commissaires-priseurs, dont le droit exclusif de faire des expertises et d’organiser des ventes publiques de biens d’occasion datait d’un édit royal de 1556. Cependant, les édits de 1618 et 1636 accordèrent aux libraires parisiens le privilège d’expertiser et vendre les livres, à la condition que le libraire qui avait fait l’inventaire ne pût s’en porter acquéreur « sinon à l’encan, comme plus offrant & dernier enchérisseur »30. Quelle qu’ait été la réglementation, il ne fait aucun doute que beaucoup de livres ont continué à être vendus avec du tout-venant. Néanmoins, cette indication d’ordre réglementaire montre une fois de plus que des ventes publiques de livres se déroulaient bien à Paris au début du XVIIe siècle, bien plus tôt que ne le montrent les catalogues imprimés qui ont survécu.

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Le problème, semble-t-il, était de savoir dans quelle mesure les libraires réussiraient à garder le contrôle de ces ventes et à tenir à l’écart les particuliers. Dans une lettre envoyée de Paris le 23 mars 1637, Jean Chapelain se plaint en ces termes : « La vente des livres de feu Mr Boulenger [...] est finie, et de sorte que les libraires se sont eschauffés à l’achapt les uns contre les autres ; le nombre est petit des volumes qui nous sont demeurés, à quoy je trouve d’autant moins d’inconvénient qu’il n’y en a pas un de ceux qu’ils ont emportés sur moy que je ne puisse avoir à aussy bon prix dans leurs boutiques »31.

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Un rapport intéressant sur la dispersion de la bibliothèque du cardinal Mazarin en 1652 apporte quelques lueurs sur l’organisation de ces ventes publiques et des preuves supplémentaires de leurs inconvénients : « La méthode adoptée pour mener la vente de cette bibliothèque si célèbre est rigoureusement limitée aux libraires et à ceux qui veulent acheter pour revendre, car il n’est donné permission à quiconque de choisir ce qui lui convient, mais tous les livres sont ficelés en ballots sans aucun ordre, puis dans une vaste salle ils proposent ces ballots et prennent les enchères à tant le ballot sans que personne sache ce que contiennent les ballots, de sorte que tous les libraires de la ville sont là pour enchérir »32.

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Les catalogues imprimés apparaissent dans ce contexte comme un moyen de toucher les acquéreurs particuliers, ceux surtout qui sont éloignés de Paris, en portant à leur connaissance des informations qui jusque-là étaient réservées aux professionnels. Pour s’assurer l’achat des livres, l’habitude se serait cependant maintenue de recourir aux services d’un libraire comme intermédiaire. Les catalogues offrent aussi la possibilité à des clients privilégiés de faire des achats avant la vente, comme en témoigne Thomas Biaise dans la dédicace à Séguier, qui figure dans le catalogue de vente de 1641 33. Cette mainmise de la petite communauté des libraires sur les ventes publiques est sans doute la raison de l’absence d’indications sur le déroulement des ventes. Cela peut aussi expliquer pourquoi, questions de dignité ou de sentiment mises à part, les héritiers des propriétaires de grandes bibliothèques préféraient souvent, dans la mesure du possible, une vente en bloc.

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Il n’y a sans doute pas qu’une seule explication à la singularité du marché du livre ancien à Paris au XVIIe siècle : faible nombre des catalogues de vente imprimés, développement tardif des ventes aux enchères, large choix des livres anciens présents dans les catalogues de fonds des libraires. Toutefois, on peut faire une constatation semblable à propos des catalogues de ventes d’objets d’art, recensés par Frits Lugt, dans lesquels Paris n’apparaît pas avant 169934. Peut-être faut-il en conclure que les catalogues de ventes parisiens, au XVIIe siècle, doivent être tenus pour des essais exceptionnels, alors que le gros du commerce des livres d’antiquariat se déroulait ailleurs.

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Il est évident que nous avons besoin d’approfondir la bibliographie des catalogues en ayant accès aux ressources d’autres bibliothèques que celles qui sont mentionnées dans mon exposé : il suffirait de la découverte d’un simple recueil d’unica pour modifier ce premier bilan. Un catalogue collectif (ou une base de données) devrait recenser non seulement la méthode de vente mais aussi la nature des livres mis en vente ; un tel recensement devrait aussi prendre en compte les provenances et les témoignages de l’usage fait de ces catalogues, grâce au relevé des annotations concernant les acheteurs et les prix. Il faut aussi replacer l’étude des ventes publiques de livres et de leurs catalogues à l’époque moderne dans un contexte plus vaste : les ventes publiques ne sont que l’un des moyens de vente et de diffusion des livres et l’un des aspects du commerce

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international du livre. Les relations pouvant exister entre les différents types de catalogues de vente, les liens entre le commerce du livre neuf et le commerce d’antiquariat doivent être étudiés de façon plus approfondie. Un tel travail s’inscrirait dans la continuité de l’œuvre de Graham Pollard35.

BIBLIOGRAPHIE

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Birrell & Garnett : ancien fonds de la librairie Birrell & Garnett (cité par Pollard) ; cf. Le Roux de Lincy, Recherches sur Jean Grolier, Paris, 1866, p. 115-116, et Gabriel Austin, The Library of Jean Grolier, New York, 1971, p. 126. BG : Louis Jacob, Bibliographia Gallica universalis pour 1651 (Paris, 1652) et 1652-1653 (Paris, 1654). BP : Louis Jacob, Bibliographia Parisina pour 1643-1644 (Paris, 1645) et 1647-1648 (Paris, 1649). Brunet Suppl. : Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire et de l'amateur de livres : Supplément, Paris, 1878-1880, col. 219-222. Engelsing : Rolf Engelsing, « Französische Verlegerplakate im Zeitalter Ludwigs XIV. », dans Archiv für Geschichte des Buchwesens, t. 11, 1971, p. 806-856. Galloys : Bibliotheca D. Joannis Galloys... digestus à Taurentio Seneuze, Paris, 1710. Giraud : Bibliotheca D. Joannis Giraud, seu catalogus librorum, quos ipse dum viveret, summa cura, ingentique sumptu collegit, Paris, 1707. Grouchy : vicomte de Grouchy, « Vente de livres à l’Imprimerie royale (décembre 1684) », dans Bulletin du bibliophile, 1892. Harrisse : Henri Harrisse, Le président de Thou et ses descendants, Paris, 1905, p. 30-36, 249-254. Namur : P. Namur, bliographiegénérale, t. I, Liège, 1838.

ANNEXES

ANNEXE I. Catalogues de libraires parisiens au XVIIe siècle abréviations note ms. = renseignement fourni d’après une note manuscrite, p = publications, livres édités par le libraire lui-même.

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s = livres d’assortiment (« sortes ») : achetés ou échangés à d’autres libraires, parfois en plusieurs exemplaires (« en nombre ») ; livres importés ; livres d’occasion.

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ANNEXE II. Catalogues imprimés de ventes de livres parisiennes, jusqu’aux premiers catalogues de Prosper Marchand et Gabriel Martin

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LIEUX DE CONSERVATION Ars. : Bibliothèque de l’Arsenal, Paris. BL : British Library, Londres. BN : Bibliothèque nationale de France, Paris. Cf. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., Oxford, 1991. Bodl. : Bibliothèque Bodléienne, Oxford. Börsenverein. Cf. Katalog der Bibliothek des Börsenvereins der deutschen Buchhändler, Leipzig, 1885-1902,3 vol. Brox. : Broxbourne Library (aujourd’hui à la Bibliothèque Bodléienne, Oxford). BSG : Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris. CUL : Cambridge University Library. Maz. : Bibliothèque Mazarine, Paris. T : Bibliothèque municipale de Toulouse. Cf. Christian Péligry, Les catalogues de bibliothèques du XVIIe, du XVIIIe et du XIXe siècle jusqu’en 1815 : contribution à l’inventaire du fonds ancien de la bibliothèque municipale de Toulouse, Toulouse, 1974. Troyes : Bibliothèque municipale de Troyes. Cf. Émile Socard, Catalogue de la bibliothèque de la ville de Troyes, t. V, Troyes, 1879.

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NOTES 1. Graham Pollard and Albert Ehrman, The Distribution of Books by Catalogue from the invention of printing to A. D. 1800, based on material in the Broxboume Library, Cambridge, printed for presentation to members of the Roxburghe Club, 1965. 2. Sur A. Ehrman, voir la notice nécrologique dans The Times, 20 août 1969, et Albert Ehrman, « Contemporary collectors II: The Broxbourne Library », dans The Book Collector, t. 3, n o 3, automne 1954, p. 190-197. Pour la collection de catalogues sur laquelle s’appuie The Distribution of books by Catalogue..., ainsi que la correspondance et les papiers d’Albert Ehrman, qui se trouvent maintenant dans la collection Broxboume à la bibliothèque Bodléienne, à Oxford, voir « The Broxbourne Library », dans bodleian Library Record, t. X, no 2, déc. 1979, p. 78-80. 3. Sur G. Pollard, voir John Carter, « Graham Pollard », dans Studies in the Book Trade in Honour of Graham Pollard, Oxford, 1975 (Oxford Bibliographical Society, nouv. série, 18), p. 3-9; la notice nécrologique de Nicolas Barker dans The Book Collector, t. 26, n o 1, printemps 1977, p. 7-28; et Esther Potter, « Graham Pollard at work », dans The Library, 6 e série, t. 11, déc. 1989, p. 307-327. 4. Archer Taylor, Book Catalogues : their varieties and uses, Chicago, 1957 ; les références renvoient à la seconde édition, révisée par W. P. Barlow jr., Winchester, 1986. 5. A. Taylor, Book Catalogues..., p. IX, 92,153,159-164. 6. G. Pollard et A. Ehrman, The Distribution of Books..., p. XVIII, XXI. 7. Ibid., p. XX. 8. Françoise Bléchet, Les ventes publiques de livres en France, 1630-1750. Répertoire des catalogues conservés à la bibliothèque nationale, Oxford, 1991 ; Hans Dieter Gebauer, Bücherauktionen in Deutschland im 17. Jahrhundert, Bonn, 1981 ; Gerhard Loh, Verszeichnis der Kataloge von Buchauktionen und Privatbibliotheken aus dem deutschsprachigen Raum, 1607-1730, Leipzig, 1995, et Die europäischen Privatbibliotheken und Buchauktionen, t. I, 1555-1675, Leipzig, 1997 ; A. N. L. Munby et Lenore Coral, British Book Sale Catalogues, 1676-1800, Londres, 1977 ; ou Book Sales Catalogues of the Dutch Republic 1599-1800, dir. J. A. Gruys, Leyde, 1990®. 9. Pour plus d’informations sur la méthode retenue, voir mon article « A new edition of The Distribution of Books by Catalogue: problems and prospects », dans Papers of the Bibliographical Society of America, t. 89, no 4, déc. 1995, p. 399-408. 10. Fred Schreiber, The Estiennes, New York, 1982; id., Simon de Colines: an annoted catalogue of 230 examples of bis press, 1520-1546, introd. Jeanne Veyrin-Forrer, Provo (Utah), 1995. 11. Christian Coppens, « Sixteenth-century octavo publishers’ catalogues mainly from the Omont collection », dans De Gulden Passer, t. 70, 1992, p. 5-34; id., « A census of printers’ and booksellers’ catalogues up to 1600 », dans Papers of the Bibliographical Society of America t. 89, n o 4, déc. 1995, p. 447-455. 12. Henri-Jean Martin, « L’édition parisienne au XVII e siècle. Quelques aspects économiques » (1952), rééd. dans id., Le livre français sous l’Ancien Régime, Paris, 1987, p. 43-54. 13. Bibliotheca D. Joannis Giraud, Paris, 1707, no. 6328*. 14. Sur le développement des catalogues de livres de fonds et de livres d’assortiment au XVII e siècle en Europe, voir Pollard et Ehrman, chap. V, p. 103-104. Sur les catalogues de la foire SaintGermain de Du Buisson, Vlacq et autres, voir Christian Péligry, « Le rôle de la foire Saint-Germain dans la diffusion du livre espagnol (milieu XVIIe siècle) », dans Revue française d’histoire du livre, n o 12, 1976, p. 3-23. Sur les attaques de John Milton contre Vlacq, l’accusant d’avoir mauvaise réputation dans le monde des libraires à Londres et à Paris, voir G. Pollard et A. Ehrman, The Distribution of Books..., chap. V, p. 103-104. Sur les contacts de la veuve Pelé et de l’entreprise Piget-Morel avec l’étranger, voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle, Genève, 1969, p. 302-303, 315-316.

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15. Pour le catalogue de Morel, voir l’exemplaire annoté « Catalogus librorum Morelli Bibliopolae Paris. 1640 », Bibl. Mazarine, 18617 (pièce 2). Louis Jacob, Bibliographia Parisina... Annis 1643 & 1644, Paris, 1645, p. 91, fait mention de l’apparition du catalogue de Louis de Villac. Selon Roméo Arbour, Les femmes et les métiers du livre (1600-1650), Chicago-Paris, 1997, p. 136-138, Élisabeth Chevalier continua d’exercer jusqu’en 1650 et son catalogue, Bibl. Mazarine, 18933 (pièce 3), date de [1645]. Louis Jacob, dans sa Bibliographia Parisina pour les années 1647 et 1648, Paris, 1649, p. 48, signale un autre catalogue publié par ses soins, à la même adresse en 1648, mais aucun exemplaire n’en a été retrouvé. 16. Sur le contexte général, voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société... 17. La table ci-dessous doit beaucoup au travail de Véronique Sarrazin, en particulier, sur les catalogues de libraire de la Bibliothèque nationale de France. 18. Henri-Jean Martin, « Les espaces de la vente à Paris à l’époque artisanale » (1979), rééd. dans id., Le livre français..., p. 89-111. 19. G. Pollard et A. Ehrman, The Distribution of Books..., p. 115-116. Pour une analyse détaillée du contenu de catalogues, voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société..., p. 723-724 et 1082 (catalogue de 1685 de la veuve Edme Martin et Jean Boudot) ; Barbara A. Brown, « From author to agent : the commercial diffusion of Descartes’Discours and Essais de la Méthode in Paris, 1642-1642-1646 », Ph. D., Trinity College, Dublin, 1985, t. II (catalogue [1642-1643] de la veuve Pelé). Parfois, certains catalogues cumulent plusieurs fonctions : le catalogue de livres espagnols de Louis Billaine (1679), par exemple, présentait plusieurs livres en un seul exemplaire alors qu’il offrait une remise aux professionnels. On peut aussi observer que plusieurs catalogues de fonds semblent avoir été publiés par des veuves peu de temps après la mort de leur mari, en utilisant probablement l’inventaire après décès établi récemment. 20. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres... ; Jean Viardot, « Livres rares et pratiques bibliophiliques », dans Histoire de l’édition française, dir. Henri-Jean Martin et Roger Chartier, t. II, Le livre triomphant, 1660-1830, Paris, 1984, p. 447-467, et « Naissance de la bibliophilie : les cabinets de livres rares », dans Histoire des bibliothèques françaises, t. II, Les bibliotheques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, dir. Claude Jolly, Paris, 1988, p. 268-289. Voir aussi Pierre Gasnault, « Les collections et leurs enrichissements », ibid., p. 334-351; Jacqueline Glomski, « Book collecting and bookselling in the seventeenth century: notions of rarity and identification of value », dans Publishing History, t. 39, 1996, p. 5-21. Christiane Berkvens-Stevelinck, Prosper Marchand : la vie et l’œuvre (1678-1756), Leyde, 1987, chap. II. 21. Christian Péligry, Les catalogues de bibliothèques du XVII e, du XVIIIe et du XIXe siècle jusqu’en 1815 : contribution à l’inventaire du fonds ancien de la bibliothèque municipale de Toulouse, Toulouse, 1974. 22. Cette table doit beaucoup au travail de F. Bléchet, Les ventes publiques de livres... Pour quelques catalogues sans date, j’ai proposé des dates différentes. 23. Bibl. Mazarine, ms. 4300 (pièce 7, avec extrait manuscrit des livres de Molé, « faict a Paris 1661 »), reproduit dans Histoire des bibliothèques françaises, Les bibliothèques sous l’Ancien Régime..., p. 337 ; Louis Jacob, Traicté des plus belles bibliothèques, Paris, 1644, p. 497. Sur Molé, voir Edmond Bonnaffé, Dictionnaire des amateurs français au XVII e siècle, Paris, 1884, p. 220. Un volume relié à ses armes est reproduit dans Jean Furstenberg, Le Grand Siècle en France et ses bibliophiles, Hambourg, 1972, p. 196 ; un autre, dans Catalogue de cent un livres anciens, rares ou précieux de la bibliothèque de la Sorbonne, Paris, 1991, no 74. 24. Bibl. nat. de Fr., ms. Baluze 100 : voir Lucien Auvray et René Poupardin, Catalogue des manuscrits de la collection Baluze, Paris, 1921, p. 101-102. Cf. Denise Bloch, « La bibliothèque de Colbert », dans Histoire des bibliothèques françaises : Les bibliothèques sous l’Ancien Régime..., p. 156-179. 25. Bibl. Mazarine, 4300, Rés. A 16031, Rés. A 15395 et ms. 4299 correspondent aux volumes I à IV dans la collection de catalogues constituée par Tralage ; ils contiennent en tout plus de trois cents catalogues différents, manuscrits, imprimés ou gravés. Cf. Bibl. nat. de Fr., Q. 8546-8555 ;

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Bibl. Bodléienne, Mus. Bibl. III 4° 24. Sur le legs de la bibliothèque de Tralage à l’abbaye de SaintVictor, voir Alfred Franklin, Les anciennes bibliothèques de Paris, Paris, 1867-1873, t. I, p. 161, 170. Une autre très importante collection de catalogues avait appartenu à Pierre Delaplanche, bibliothécaire du séminaire Saint-Magloire : sur Delaplanche, voir A. Franklin, Les anciennes bibliothèques..., t. II, p. 365-366. Quelques volumes provenant de sa collection de référence bibliographique sont conservés à la Bibl. Mazarine (A 11278, 18422, 18423, 18933, 19144, 19149, 36783, 36848 A) et en outre à la collection Broxbourne (Bibl. Bodléienne, Brox. 107.13). Je remercie Mlle Jacqueline Labaste de ses renseignements concernant la provenance des catalogues conservés à la Bibl. Mazarine. 26. Bibl. Mazarine, 18933 (pièce 2). Sur la date de la mort de Pierre Chevalier, voir Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens... au XVII e siècle, Nogent-le-Roi, 1995, p. 83, date adoptée par Jean-Dominique Mellot et Elisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs/libraires, XVI eXVIIIe siècle, état en 1995, Paris, 1997, p. 166. A. Franklin, Les anciennes bibliothèques..., t. I, p. 411-412, ne donne pas d’informations sur la bibliothèque du collège de Cornouailles à cette époque. 27. Bibl. Sainte-Geneviève, Qb. 4° 175 inv. 302 (pièce 1) ; annotations sur British Library, S.C. 847 (9). 28. G. Pollard et A. Ehrman, The Distribution of Books..., p. 207-212, 236-238. Il est souvent impossible d’être sûr des modalités de la vente mais j’ai essayé de donner, dans ma table, les informations les plus précises possibles. 29. Pour ne donner qu’un exemple, voir le catalogue d’inventaire des livres de François de Bassompierre (1646) : un exemplaire à la Bibl. Mazarine, 18611 (pièce 8), porte l’annotation « vendus a l’encan ». Pour d’autres exemples, F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 28-38. 30. G. Pollard et A. Ehrman, The Distribution of Books..., p. 206-207 ; Claude Marin Saugrain, Code de la librairie, Paris, 1744, p. 477-479. 31. Jean Chapelain au duc de Longueville, 20 mars 1637, dans Lettres de Jean Chapelain, éd. Ph. Tamizey de Larroque, t. I, Paris, 1880, p. 140-141, cité par B. A. Brown, « From author to agent... », p. 116. 32. Lettre de Patrick Con, écrivant de Paris au cardinal Francesco Barberini, 19 janvier 1652 ; édité par M. V. Hay, « The Barberini Library », dans Library Review, t. 3,1931-1932, p. 164-170. 33. « Afin que si quelques-uns vous agreent (Monseigneur) pour mettre au nombre des rares livres, dont vostre belle Bibliotheque est remplie, ils vous soient reservez. » Dédicace de Thomas Biaise à Pierre Séguier, Catalogue des livres de la boutique de Thomas Blaise, libraire, Paris, 1641. 34. Frits Lugt, Répertoire des catalogues de ventes publiques intéressant l’art ou la curiosité. Première partie : vers 1600-1825, La Haye, 1938. Cf. Émile Dacier, « Des livres précieux sans en avoir l’air : les anciens catalogues de ventes », dans Bulletin du bibliophile, nouv. série, 1952, p. 117-142. 35. J’exprime ma vive reconnaissance à Annie Charon et Élisabeth Parinet, qui ont traduit mon texte, et aux conservateurs des bibliothèques mentionnées ci-dessus, tout particulièrement à Chantal Faure (Bibliothèque nationale de France), Jacqueline Labaste et Isabelle de Conihout (bibliothèque Mazarine), Yann Sordet (bibliothèque Sainte-Geneviève) et John Hall (Cambridge University Library). J’ai aussi bénéficié des sages conseils de Françoise Bléchet, Chris Coppens, Jean-Claude Garreta, André Jammes, Otto Lankhorst, Henri-Jean Martin, Jean-Dominique Mellot, Christian Péligry et Jean Viardot. Je remercie enfin l’École des chartes et son directeur YvesMarie Bercé de leur hospitalité et de m’avoir offert l’occasion de présenter ce bilan d’un travail en cours ; je serais très heureux de recevoir en outre toutes suggestions ou corrections (adresse : Early Printed Collections, British Library, 96 Euston Road, London NW1 2DB).

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AUTEUR GILES MANDELBROTE British Library.

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Glanes bibliographiques sur quelques grandes ventes publiques : la politique d’acquisition de la Bibliothèque du Roi Françoise Bléchet

1

Pour l’éditeur clandestin Jules Gay, le bibliophile, c’est l’amateur tenant dans ses mains un bouquin crasseux et qui s’écrie : « La voilà ! Dieux ! que je suis aise ! Oui, c’est la bonne édition. Voilà bien, page neuf et treize, Les deux fautes d’impression Qui ne sont pas dans la mauvaise »1.

2

La meilleure source pour approcher tant soit peu la bibliophilie reste le catalogue de vente, document d’un type particulier. Son aspect modeste, négligé, peu engageant, banal et utilitaire ne laisse pas deviner, au premier coup d’œil, qu’il s’agit d’une source aussi précieuse que mal connue. L’on s’aperçoit bientôt qu’il fourmille de renseignements innombrables et incomparables et contient une somme impressionnante d’informations de tous ordres qui en font un irremplaçable outil de la sociologie de la lecture. Il se révèle indispensable à l’historien du livre par le jour nouveau qu’il jette sur les réglementations de la librairie et de la censure, au bibliographe pour la description et la discrimination des éditions et l’« ordre des livres », à l’historien économique pour le commerce, la diffusion et la circulation du livre, pour le prix des livres en tout genre, le marché du livre rare, celui des manuscrits, estampes, objets d’art et de curiosité et pour l’établissement d’une cote. L’historien de l’art et des pratiques culturelles en général peut y recourir avec fruit. Aujourd’hui, ce catalogue de vente devient à son tour objet d’étude pour qui s’intéresse à l’histoire de la curiosité et du goût, et même objet de collection.

3

Mais il ne faut jamais se départir d’une grande prudence en usant de ce document qui paraît d’abord insignifiant. Il possède une face cachée : autant il fournit de renseignements, autant il laisse subsister d’interrogations et peut même induire en

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erreur. Il a pu subir toutes sortes de manipulations de la part du possesseur lui-même et de sa famille ou de la part des libraires. Révèle-t-il plus qu’il ne cache ? Bref, tous les catalogues de vente sont à manier avec précaution et doivent subir un décryptage : leur histoire reste encore à écrire, comme le remarquait déjà Graham Pollard..

I. – LES PREMIERS ACHATS DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI AUX VENTES PUBLIQUES 4

La dispersion des bibliothèques s’imposa difficilement : la vente aux enchères, loin d’être un événement soudain, fut plutôt le fruit d’une lente évolution2. La Bibliothèque royale est un observatoire idéal pour mesurer les répercussions du nouveau commerce de livres inauguré par le développement de la vente publique aux enchères, pour étudier les réactions de ses dirigeants, qui sont des professionnels du livre, lors de l’apparition de cette nouvelle pratique, puis leur choix d’une politique réfléchie. Après un court moment d’expectative, loin de se laisser prendre au dépourvu, la Bibliothèque du Roi fit des acquisitions aux premières ventes de la fin du XVIIe siècle comme celles des bibliothèques de Mentel (1669)3 et Marescot (1673), dont on n’a pas retrouvé les catalogues. Ces achats se continuèrent sous l’administration de l’abbé de Louvois, fils du ministre et neveu du fameux archevêque de Reims qui donna ses manuscrits à la Bibliothèque royale, tantôt directement auprès des libraires, tantôt auprès de la famille du possesseur, sans doute en gros et à l’amiable. Ce mode d’acquisition se différencia très vite des achats ou dons classiques. Puis, peu à peu, la Bibliothèque royale fut présente à toutes les grandes ventes. L’esprit moderniste de l’abbé Bignon fit adopter très vite l’habitude d’acheter aux « auctions », aux ventes de bibliothèques à l’encan, non sans vitupérer constamment contre le prix des livres. Désormais, la Bibliothèque royale assista activement, en la personne de l’abbé Targny puis de l’abbé Sallier, à ces ventes pour défendre ses intérêts. Les registres de livres acquis par la Bibliothèque du Roi, tenus par les gardes Nicolas Clément, Louis de Targny, Jean Boivin et l’écrivain Jean Buvat, suivent le calendrier des plus grandes ventes. Y figurent les achats faits aux ventes, déjà distingués des achats habituels aux libraires, et quantité de renseignements que l’on ne trouve nulle part ailleurs sur le déroulement et les circonstances des ventes, leur date précise et, plus rarement, le prix auquel la Bibliothèque royale a acquis un ouvrage.

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Au cours des discussions pour l’acquisition du cabinet de Cangé, Sallier fut chargé par Bignon, ancien directeur de la Librairie, de convaincre Rouillé, responsable de la Librairie, de chercher les moyens d’empêcher la vente publique des manuscrits qui se trouvaient dans les inventaires des particuliers ; l’on voit que, malgré le souci de s’adapter aux temps nouveaux, la tentation était grande de contrer ces ventes par voie légale ou autoritaire.

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Déroulons le fil chronologique d’une quinzaine de ventes, excluant la grande vente Colbert-Seignelay qui mériterait une longue étude à elle seule. Dès 1699, il est fait mention d’achats à des « ventes particulières » sans autre indication. La Bibliothèque du Roi s’était donc familiarisée avec les prémices des ventes publiques avant même la codification de la vente aux enchères, celle de la bibliothèque Boucot en 1699 étant la première dont le catalogue porte la mention en français : « en détail au plus offrant et dernier enchérisseur ». Malgré l’emploi de ces termes, il n’est pas sûr que chaque livre ait bien été enchéri séparément et c’est la vente Bigot, sept ans plus tard, qui est considérée comme la première vente aux enchères française. D’ailleurs les gardes achetèrent les

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livres « à l’inventaire » Boucot en décembre 1699 pour 128 livres 6 sols. L’ensemble de ces acquisitions, avec les treize manuscrits acquis le 29 juillet 1699 dans la bibliothèque de Brodeau, atteignit 250 livres, d’après le mémoire du garde Jean Boivin4. 7

Pendant une trentaine d’années, on hésita jusqu’au dernier moment entre vente à l’amiable et vente au détail, et la Bibliothèque du Roi conclut des achats dits « à l’inventaire », ou directement auprès des libraires qui avaient acheté eux-mêmes des bibliothèques de particuliers et les rétrocédaient ensuite à la Bibliothèque du Roi. Clément enregistra les treize manuscrits provenant de la bibliothèque de Brodeau, cédés par le libraire Thomas Moette, à la Bibliothèque du Roi pour 95 livres5 ; le reçu signé de Moette est daté du 29 juillet 1699. En 1701, la Bibliothèque acheta « à l’inventaire » de Hautin, conseiller au Châtelet les 22, 23 et 24 mars pour 63 livres 13 sols, soit 19 écus à 3,7 livres6. Le 2 mai 1701, des livres furent achetés « du sieur Robineau et autres libraires provenant de la bibliothèque du sieur de Cramailles » (Chasbras de Cramail) pour la somme de 51 livres7. Toujours en 1701, qui vit donc des achats importants, on acquit des ouvrages « à l’inventaire » de Mayer, libraire à Lyon, pour 78 livres 8 sols 8. En 1702, la Bibliothèque acheta des livres de la bibliothèque Du Pont de Caries auprès du libraire Moette pour 149 livres 15 sols. Le financement provenait des doubles vendus à l’abbé Renaudot9.

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En 1705, des livres étaient achetés au libraire Aubouin provenant de la bibliothèque d’Étienne Barré, docteur en Sorbonne et chanoine d’Orléans, et le marché fut arrêté à la somme de 72 livres, payées à Aubouin le 22 avril10. D’autres furent achetés à Ribou et autres libraires, provenant de la bibliothèque de Harlay en 1705 pour lequel nous n’avons pas retrouvé de catalogue imprimé. D’autres encore furent achetés « à l’inventaire du prince de Bournonville et en diverses autres occasions », sans mention de date (le catalogue est de 1706) pour 47 livres 16 sols11.

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On voit donc que l’emploi indifférencié des termes n’est que l’écho d’une confusion certaine qui régnait dans les esprits et dans la pratique. La vente Bigot clarifia la situation et un processus nouveau se mit en place.

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Commencée le 1er juillet 1706, la vente de la bibliothèque Bigot durait encore en décembre. « Émeri Bigot, le plus studieux des sçavans du dernier siècle, homme de naissance, mais sans ambition, qui travailloit moins pour sa gloire que pour celle des autres, toujours prest à communiquer ses lumières, ses recherches, et les fruits de son travail aux gens de lettres, qui le consultoient comme leur oracle... » : tel est le portrait dessiné par Jean Boivin, garde de la Bibliothèque et le premier à en écrire l’histoire 12. Sa riche bibliothèque demeura après sa mort en 1689 pendant plus de quinze ans chez son héritier, avant qu’il se décidât enfin à la vendre aux libraires parisiens Boudot, Osmont et Martin, élite des libraires capitalistes chers à Robert Darnton. Ceux-ci la revendirent au détail. La plupart des manuscrits, environ quatre cent cinquante, à l’exception de trois articles, nous dit Boivin, furent achetés le 3 octobre 1706 par le directeur de la Bibliothèque, l’abbé de Louvois, qui en fit lui-même l’estimation, pour environ 1 500 livres 13 . Les archives conservent plusieurs quittances des achats effectués à la vente Bigot de sommes diverses : 847 livres 10 sols et 184 livres 15 sols (quittances du 27 octobre 1706), 363 livres, puis 300 livres et autres quittances payées au libraire Gabriel Martin.

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Il faut souligner que la vente fut effectuée « à diverses reprises » et que trois expressions différentes sont utilisées par les officiers de la Bibliothèque du Roi pour désigner le mode d’achat : en premier lieu, les manuscrits sont achetés « des sieurs Boudot, Osmont et Martin libraires ». Puis suivent des imprimés achetés à cette même vente en 1706, sous

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cette rubrique : « Livres achetez à l’auction des livres de M. Bigot en juillet et août 1706 », liste comprenant huit pages ; on lit ensuite : « Livres achetez à la mesme vente de Mr Bigot à l’amiable et sans auction. » L’abbé de Louvois, dirigeant alors la Bibliothèque du Roi, fit acheter à la fois à l’amiable et aux enchères, et cette vente marqua une étape importante. La confusion qui se fait jour dans les termes employés ne marque pas à coup sûr des modes d’achat radicalement différents, mais n’est peut-être qu’une simple hésitation devant l’expression juste pour désigner une procédure nouvelle que l’on n’avait pas encore cernée ni caractérisée. 12

La somme de 1 500 livres qui acquittait les manuscrits fut fournie par une lettre de change de Vermeulen, marchand à Anvers, pour paiement d’« estampes du Roi » livrées par la Bibliothèque, aux termes d’un marché conclu par l’abbé de Louvois. Nous avons même le détail du contenu de ce ballot, chargé le 29 octobre 1706 au carrosse de Bruxelles 14. Citons, entre autres, vingt-quatre Batailles d’Alexandre à 40 livres pièce, des Tapisseries, six Conquêtes du roi à 25 livres pièce, un recueil des Maisons royales à 35 livres et une Grotte de Versailles à 10 livres.

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Cette curieuse pratique de payer les libraires étrangers au moyen de tirages d’estampes du Cabinet du roi semblait communément admise par le rigoureux Clément, à l’honnêteté incontestable. En 1702, un autre cas d’achat de livres à une vente publique à Nuremberg, effectué pour le compte de la Bibliothèque royale par un autre grand libraire, Wetstein d’Amsterdam, fut acquitté en estampes du Cabinet du roi. Le marché fut enregistré par Clément et le paiement de cette somme fut négocié ainsi : « 49,5 monnaie de Hollande fait monnaie de France 72 livres 10 sols. Pour l’acquit de cette somme, il a été envoyé à M. Wetstein les estampes suivantes : Batailles d’Alexandre »15, etc. Ce que l’on reprochera au garde des estampes Claude de Chancey, en 1735, se pratiquait donc de longue date et n’était qu’un prétexte pour atteindre, derrière lui, l’abbé Bignon, qui avait surtout eu le tort d’accorder sa protection à ce personnage exclu par les Jésuites. On exploita alors ce mode d’acquisition peu conformiste, il est vrai, mais très courant, pour perdre Chancey auprès de fonctionnaires zélés et ignorants.

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La bibliothèque de Melchisédech Thévenot, garde de la Bibliothèque du roi et savant orientaliste, ne fut pas vendue dès sa mort, mais ses héritiers conservèrent ses manuscrits orientaux pendant près de vingt ans car ils en demandaient un prix élevé. Ils les vendirent finalement à trois libraires de Paris, Coustelier, Cochart et Nyon, qui les revendirent au roi. Les libraires furent payés en livres doubles pour une valeur de 2 000 livres16. Targny notait dans le registre des acquisitions, le 27 décembre 1712, l’arrivée de ces manuscrits turcs, arabes et persans à la Bibliothèque. Boivin nous rapporte quelques anecdotes légendaires sur la distraction de l’ancien garde à la Bibliothèque royale, choisi par l’abbé de Louvois pour cet emploi, alors que le puissant archevêque de Reims « trouva dans la suite qu’il n’y étoit pas si propre qu’on l’avoit cru. Et à dire le vray », conclut Boivin, « Mr Thévenot étoit naturellement trop distrait pour être capable de toute l’attention que demande l’exercice d’un pareil employ. » Et d’en apporter deux preuves. Thévenot faillit d’abord tout bonnement mettre le feu à la Bibliothèque en laissant une bougie allumée « le long d’une pile de grands livres d’estampes ». « Ce fait est effrayant », concluait Boivin. « En voicy un d’une autre espèce, que je demande la permission de raconter, pour égayer un peu mon sujet. M. Thévenot beuvoit, mangeoit, dormoit, changeoit de linge quand la fantaisie luy en prenoit... » Suit l’anecdote des huit chemises que Thévenot revêtit, l’une après l’autre, sur sa chemise de nuit, sans s’en rendre compte, en réclamant toujours une nouvelle à sa servante17.

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La vente Giraud commença le 26 juillet 170718 ; les achats s’élevèrent à 257 livres pour le roi, payés au fur et à mesure du déroulement de la vente, qui dura jusqu’en octobre19. Là encore le registre de la Bibliothèque royale porte les termes « inventaire » et « auction », et ce, dans la même phrase : « Livres achetés à l’inventaire de M. Giraud, à l’auction au collège de Me Gervais, juillet, août 1707. » Clément acheta à nouveau à Martin, pour la somme de 99 livres 16 sols, des livres provenant de la bibliothèque de Jean Burlugay dont la vente publique eut lieu le 29 avril 170920. Chaque ouvrage est, cette fois, accompagné d’un prix et on remarque que les plus élevés sont accolés à des ouvrages « sensibles » : 4 livres 10 sols pour les « Lettres de Richard Simon, à Rouen, 1704, 3 volumes », et 4 livres pour les « Lettres de Guy Patin ».

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Une grande vente qui fit date, celle de la bibliothèque Bulteau, doyen des secrétaires du roi, dura du 3 avril au 13 août 1712. Cette belle collection historique avait été rassemblée, d’après Jean Boivin21, par un « parfait honnête homme, qui aimoit passionnément les livres, surtout les livres d’histoire, dont il avoit recueilli la fleur avec autant de soin que de dépense. » Il avait peu publié « sous son nom », mais « il avoit fait beaucoup de recherches, qu’il a communiquées à différentes personnes et qui sont entrées dans de bons ouvrages que le public a entre les mains ». Il était mort le 28 mai 1710, âgé de quatre-vingt-trois ans. Bulteau possédait des livres de Bigot, son parent et compatriote, vendus par son neveu, trésorier de France. Les jours de vacation sont, cette fois, indiquées sur le registre d’acquisition de la Bibliothèque royale, et pourtant on y retrouve l’expression ambiguë « à l’inventaire » : « Livres acheptez pour la Bibliothèque du Roy à l’inventaire de feu M. Bulteau », suivie d’une description des acquisitions, qui furent très importantes. On acheta 850 imprimés (824 articles) décomptés en 63 in-folio (39 articles), 278 in-quarto (269 articles), 509 in-octavo, etc. (496 articles), pour la somme de 1 214 livres avancée par Targny et qui lui fut remboursée ensuite. Le nom de Targny figure d’ailleurs parmi les noms d’acquéreurs dans un exemplaire annoté du catalogue Bulteau. Les quatre-vingt-dix pages d’acquisitions qui suivent sont de l’écriture de Jean Buvat, copiste attitré de la Bibliothèque du Roi22. Il signalait d’ailleurs dans son Journal : « Le 22 novembre 1714, j’ay enregistré les livres acquis de feu M. Bulteau, secrétaire du Roy »23. Buvat enregistrait de même les livres doubles donnés aux libraires Coustelier, Clousier et Osmont pour les payer des acquisitions Thévenot, Bulteau et autres.

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Le catalogue Bulteau, Bibliotheca Bultelliana, établi par le savant libraire Gabriel Martin, imprimé en 1711, remarquable et soigné, devint très vite et pour longtemps une référence, un modèle de classification bibliographique pour les professionnels du livre qui étaient à la recherche d’un système idéal de classement du savoir ; on peut en effet lire dans un manuscrit intitulé Préliminaires à la bibliographie, anonyme et non daté, sans doute de la fin du XVIIIe siècle : « La connaissance des livres a des bornes si étendues pour ceux qui font profession des sciences qu’il y aurait de l’injustice à proposer une carrière aussi variée et aussi épineuse à des personnes engagées dans les entours du commerce [...]. En général nous avons suivi le système de la bibliothèque de M. Bulteau comme le mieux digéré de tous »24.

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Chacun des livres est précisément décrit, vacation après vacation, avec le prix auquel il a été payé.

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Cette vente fut un événement mais, pendant ces quinze premières années de ventes publiques, la Bibliothèque royale s’accrut donc au gré des libraires et au hasard des « inventaires ». En 1716 encore, des livres furent achetés à F « inventaire » de

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bibliothèques pour lesquelles on n’a pas retrouvé de catalogue imprimé, comme la bibliothèque de Le Fèvre. 20

Quelque dix années avaient passé lorsque fut mise en vente, en juin 1725, la bibliothèque de Charles-Jérôme de Cisternay Du Fay, lieutenant aux gardes françaises, collection de beaux livres, comportant des reliures remarquables de Boyet. On peut dire que ce catalogue est le premier d’un type nouveau et qu’il marque les débuts de la bibliophilie en France. Des acquéreurs aussi célèbres que le comte de Toulouse ou le comte d’Hoym achetèrent des livres, mais la Bibliothèque royale laissa passer l’occasion et l’abbé Bignon en garda un souvenir amer. Lors des discussions interminables pour acquérir le cabinet Cangé, Bignon rappelait à qui voulait l’entendre que c’était de cette manière qu’on avait laissé échapper le cabinet Du Fay.

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Quand l’abbé Bignon remplaça l’abbé de Louvois à la tête de la Bibliothèque royale en 1718, une véritable politique fut mise en place pour acheter aux ventes aux enchères. Dans une lettre de compte rendu adressée le 8 avril 1729 au ministre de tutelle, le comte de Maurepas, secrétaire d’Etat de la Maison du Roi, Bignon rappelait les circonstances de la vente Du Fay quatre ans auparavant. Ce document nous donne une mine d’informations sur la position adoptée par la Bibliothèque ; il nous renseigne sur le rôle joué par les gardes et, en particulier, le garde des imprimés Claude Sallier, indispensable bras droit qui alliait compétence et modération, et sur les procédures complexes qu’entraînait ce nouveau commerce du livre. Véritable condensé de la réaction de l’administration de la Bibliothèque du Roi devant le développement de cette pratique inhabituelle, la lettre mérite d’être éditée en entier (annexe ci-après).

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Quatre ans après la vente de sa bibliothèque, Du Fay offrait à la Bibliothèque du Roi pour 3 946 livres des manuscrits qui n’avaient pas été vendus, alors que la première estimation de Du Fay lui-même, précieusement conservée par Bignon, ne s’élevait qu’à 1 313 livres. Notons que Bignon se sert du catalogue imprimé. On peut penser que l’affaire échoua, en cette occurrence, à cause de l’âpreté de Bignon qui ne voulut pas négocier le prix, arguant du fait que Du Fay avait gardé ces livres pour lui parce qu’ils n’étaient pas montés asse2 haut. Mais, en dépit de cette marque d’intransigeance, sa lettre montre la capacité d’adaptation dont devaient faire preuve les responsables de la Bibliothèque devant un phénomène nouveau. Son chef y faisait au passage l’éloge de ses gardes et de leur talent de négociateurs : ils se montraient aussi éloignés des excès de la folle enchère que de la dépréciation ou de l’ignorance du juste prix.

II. – LES ANNÉES 1730 23

La Bibliothèque joua un rôle de plus en plus actif dans les années 1730 qui marquèrent l’essor de la « fureur des ventes », âge d’or de la bibliophilie dont Paris allait devenir la capitale. L’acquisition de la Colbertine, qui allait faire de la Bibliothèque du Roi la première du monde occidental, était alors en négociations : les discussions entamées depuis 1728 ne se terminèrent qu’en 1732.

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Dans une lettre de Maurepas à Sallier du 2 mai 1730, le cardinal de Fleury approuvait que la Bibliothèque achetât à une vente plus modeste, celle du président Lambert qui se déroula du 4 mai au 6 juin (le ministre Maurepas avait pris l’habitude, à force de sollicitations de l’abbé Bignon, de donner à la Bibliothèque du Roi la consigne claire d’acheter ce qui lui manquait, en accord avec le cardinal de Fleury) :

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« S. E. approuve que vous achetiez à cet inventaire les livres que vous pourrez y trouver qui manquent à la Bibliothèque du Roy ; lorsque vous m’aurez envoyé le catalogue de ceux que vous aurez retenu et le prix de l’achat, j’expédieray une ordonnance pour votre remboursement de la somme que vous aurez avancée ou au nom des héritiers de M. le président Lambert, suivant que vous me le marquerez » 25. 25

Sallier avertissait Bignon le 10 mai : « J’use de la permission qu’il m’a donnée avec retenue. J’achète les grands livres seulement et j’en ay déjà eu plusieurs à bon marché. Je n’auray pas dans ces acquisitions un seul double à rebutter. Je me flatte que vous serés content de cette petite augmentation et de l’employ des fonds. »

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Bignon glosait sur la lettre même de Sallier le 12 mai : « C’est sur quoi je ne suis pas en peine. » Sallier enchaînait sur le retard de paiement de leurs propres traitements : « Nous sommes presque tous icy dans une disette qui sera bientost plus grande sans vos bontés et vos sollicitations. » A quoi Bignon répondait : « J’ay parlé très vivement. Mais franchement je ne vois nulle assurance prochaine »26. Les achats pour le roi s’élevèrent à 565 livres 14 sols ; certains livres étaient destinés à la petite bibliothèque du roi à Versailles, réservée au roi et à ses proches27.

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La bibliothèque de Jacques Terry-Athlone, « roy d’armes et généalogiste d’Angleterre », suivant les termes employés dans le catalogue imprimé, riche en livres d’héraldique et traités de noblesse, fut vendue le 10 janvier 1731. La Bibliothèque royale y acheta, comme l’indique l’« État des livres acquis à la vente faite chez Martin en janvier 1731 », 53 volumes pour 200 livres, décrits en sept pages28. L’état fut arrêté le 10 janvier 1731 et acquitté sur le quartier de janvier ; le reçu fut signé de Sallier le 11 janvier 1731. Par ailleurs Claude Gros de Boze, garde du Cabinet des médailles, figure parmi les acquéreurs notés sur un exemplaire du catalogue. Il n’appliquait pas la règle que Bignon avait édictée pour lui-même, de ne pas entretenir une bibliothèque privée dès lors qu’il était gardien des collections du roi.

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Le comte de Maurepas écrivait le 21 mai 1731 à Sallier qu’il avait consulté le cardinal de Fleury et que celui-ci approuvait que la Bibliothèque royale achetât des livres du savant Geoffroy jusqu’à la somme de 1 500 livres, « s’il s’en trouve de convenables pour cette somme, dont je vous expédieray ensuite une ordonnance de remboursement »29. La bibliothèque d’Étienne-François Geoffroy, botaniste bien connu de Bignon, président de l’Académie des sciences, comprenait un cabinet scientifique remarquable : herbier, droguier, microscopes et livres de médecine30. L’abbé Sallier fut dépêché à cette vente pour la Bibliothèque du Roi, du 18 juin au 10 juillet 1731, et tint Bignon au courant de son avancement : « Je suis, Monsieur, la vente de la Bibliothèque de Mr Geoffroy et j’ay déjà tiré de là plusieurs bons livres qui conviennent fort à la Bibliothèque du Roy. Voilà pour l’aprèsdinée. Je continue le matin l’arrangement des doubles. Il va lentement » 31.

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Il acquit au total, pour la somme de 1 500 livres que le cardinal de Fleury avait autorisée, 309 volumes sur l’ensemble des 2 123 que comportait la bibliothèque, essentiellement des livres de physique, médecine, chimie, pharmacie, botanique et sciences naturelles 32. On y remarque les ouvrages de Boerhaave, les herbiers de Ray, de Wolckamer, celui de Scheuchzer à 12 livres, l’Anatomie de Guillaume Cowper (Oxford, 1698), vendue 181 livres, celle de Ruysch à 15 livres 10 sols, l’Amphitheatrum zootomicum de Valentini à 19 livres, des livres anglais et même 86 volumes du Mercure historique pour 220 livres. Comme toujours, on devait s’attendre à des problèmes de paiement : le 11 juillet 1731, Sallier engageait Hardion, garde de la petite Bibliothèque du roi à Versailles, à « persécuter » Tourel, l’un

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des gardes du trésor, pour le règlement de l’ordonnance de 1 500 livres de la vente Geoffroy. 30

Bignon manifestait un grand intérêt pour les ventes publiques qui se déroulaient à l’étranger, puisque ses commissionnaires dans toute l’Europe (libraires ou consuls) devaient lui rendre compte de ces événements. Ainsi Laugier de Tassy, commissaire du roi en Hollande, lui annonçait la vente de la collection de Samuel van Hulst, avocat et échevin à La Haye, « qui a eu la fureur d’acheter des livres comme d’autres l’ont d’acquérir des porcelaines pour des sommes immenses »33. Bignon n’osa pas réclamer à Maurepas et Fleury la somme exorbitante de 100 000 florins et ne put se porter acquéreur à cette vente.

III. – 1733 : LE CABINET CHÂTRE DE CANGÉ ET LES DOUBLES 31

L’acquisition du cabinet de Jean-Pierre Imbert Châtre de Cangé, premier valet de chambre du Roi, exigea de longues négociations. Ses collections concernaient l’histoire et l’administration militaire, et comprenaient aussi des romans de chevalerie, des poésies, des pièces fugitives et un bon nombre d’opéras et chansons. Cette acquisition se fit dans des conditions particulières. En effet, elle fut liée à la vente des livres doubles de la Bibliothèque, projet préparé de longue date, qui devait financer en partie cet nouvel achat.

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Suivant la procédure habituelle, Sallier rédigea un mémoire vraisemblablement demandé par Bignon pour convaincre les autorités : « L’importance de cette acquisition est connue... Les difficultés que l’on a fait naître sont légères mais si elles étoient plus considérables, il serait à souhaiter que l’on n’y eust pas d’égard et que l’on profitast de l’occasion présente pour acquérir un cabinet qui ne pourrait jamais se former et aussi singulier en son genre que celuy de M. Du Fay, que l’on regrettera toujours à la Bibliothèque du Roy. Je suis convenu avec M. de Cangé que le libraire qui a acheté les doubles luy donnera quinze mille livres. C’est un employ certain, avantageux à la Bibliothèque du Roy et qui n’est sujet à aucun inconvénient »34.

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Sallier espérait terminer « la distraction des doubles » avant la fin de l’année et tirer de leur vente au moins 10 000 livres. Cangé devrait accepter que le paiement de l’ordonnance fût différé jusqu’en janvier 1734 et effectué en plusieurs versements. Tout au long des mois de juin à août 1733, Bignon défendit dans ses lettres à Maurepas l’importance de cette acquisition et l’entretint de la « curiosité de ce cabinet »35. Parmi ces richesses, il y avait plus de quatre mille volumes qui n’étaient pas à la Bibliothèque et cinq cents autres, « que nous ne pourrions jamais avoir ou que nous n’achèterions qu’à des prix énormes. Je crois bien qu’il s’en trouverait à peu près autant que nous avons déjà et qui deviendraient donc de nouveaux doubles, [...] à parler exactement il n’y a rien que de curieux dans ce catalogue, et j’en parle d’autant plus hardiment que par cette seule raison de la singularité des livres contenus dans le catalogue, il est déjà triplé ou quadruplé de prix depuis que les étrangers en ont eu. Tous y courent pour en faire l’acquisition de manière qu’au lieu de 30 sols qu’il s’est vendu d’abord, il fut acheté avant hier cent sols et que le libraire ne veut plus en donner qu’à 6 livres. Rien, ce me semble, ne peut vous donner une plus juste idée du gain que ferait la Bibliothèque du Roy s’il plaisoit à Sa Majesté de faire l’acquisition d’un si précieux recueil. »

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Bignon craignait que le cabinet Cangé lui échappât car il avait ouï dire que le président Crozat de Tugny en avait offert plus de 10 000 écus, et il laissait négligemment tomber cette remarque après avoir bien inquiété Maurepas : « C’est une nouvelle de caffé qui peut n’avoir pas de fondement. »

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Le 2 juillet 1733, l’abbé se réjouissait auprès de Maurepas de l’approbation du garde des sceaux. Quant à lui, le cardinal de Fleury accorda les 40 000 livres. Bignon proposait Sallier pour traiter l’affaire en s’excusant : « ... Personne n’est moins propre que moy à discuter avec luy [Cangé] ce prix. On me reproche tous les jours avec trop de raison que je ne ne sçay pas assés bien marchander... »36. Cangé se montra si flatté que son cabinet passât à la Bibliothèque, qu’il consentit à ne recevoir du trésor royal que la moitié et à attendre un an le reste du paiement, provenant de la vente des doubles. Le 17 juillet, Maurepas approuva ce marché. On donna à Cangé le produit des livres doubles, 15 000 livres, plus 10 000 livres de la vente des nouveaux doubles qui se trouveraient dans la bibliothèque Cangé, sur les 40 000 livres en tout qu’on lui devait. Cangé consentit à attendre cette ordonnance jusqu’en janvier 1734. Au cours de cet été 1733, Bignon souffrit à nouveau de l’estomac et s’impatienta de cette indisposition : « Ce n’a pas été une de mes moindres peines d’être malade dans le temps précieux que s’est négotiée l’acquisition du cabinet de M. de Cangé »37. L’affaire avait pris une tournure qui n’était pas de son goût. On ne sait s’il faut attribuer ce mécontentement au prix que coûta cette acquisition : la Bibliothèque du Roi aurait payé finalement les 40 000 livres, comme l’attestent la correspondance de Bignon et les notes manuscrites portées sur le catalogue imprimé38 ; le reçu de l’abbé Sallier du 30 juillet 1733 le confirme encore39.

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Les livres de Cangé furent apportés à la Bibliothèque le 6 août 1733. Le 9 août, Bignon s’adressa cette fois directement à Cangé « au Palais royal », pour le féliciter de son désintéressement40. En août 1733, Sallier procéda à l’arrangement de ce cabinet suivant l’ordre du catalogue publié par Cangé.

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La Bibliothèque décida de vendre ses doubles, environ 18 000 volumes, à la suite de l’acquisition du cabinet Cangé qui en avait grossi le nombre41. Depuis son arrivée, Bignon essayait d’amener le ministre Maurepas à cette décision qu’il jugeait indispensable et il lui proposait de choisir entre trois modes de vente : échange, vente en gros à un libraire, ou même à un particulier. Maurepas donna enfin son accord le 24 avril 1733. Le catalogue imprimé est daté de 1733, mais la vente des doubles n’eut lieu qu’en juillet 1734. Elle ne se passa pas tout à fait selon les désirs de Bignon. Le 24 juillet 1733, Sallier avertissait Bignon qu’il n’avait pu résister aux instances continuelles du libraire Gandouin et avait dû lui laisser enlever la veille, le 23 juillet, la plus grande partie des livres doubles qu’il avait payés : « J’ay tiré de Gandouin un billet tel que Mr de Boze le souhaitte pour ma décharge et pour le payement de Mr de Cangé. » Bignon approuva en apostille et l’encouragea à se hâter. Maurepas recommanda aussi de faire diligence. Mais l’affaire ne donna pas toute satisfaction : « Quelque tour qu’on y donne, se lamentait Bignon, il s’en faut de beaucoup qu’elle soit comme il auroit esté à souhaitter. » Des discussions avec Maurepas s’engageaient encore le 28 novembre sur le prix de vente des doubles : quatre sols pour un in-folio, trois pour un in-quarto et deux sols pour les petits formats. Tous les livres doubles accumulés jusqu’en 1732 furent ainsi vendus puis, par la suite, la Bibliothèque s’en défit au fur et à mesure.

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IV. – LES VENTES DU COMTE D’HOYM ET DES MARÉCHAUX DE NOAILLES ET D’ESTRÉES 38

En 1738, la vente de la bibliothèque de Charles-Henry, comte d’Hoym, ambassadeur du roi de Pologne, atteignit la somme de 85 000 livres en cinquante-neuf vacations. Le célèbre bibliophile du XIXe siècle, le baron Jérôme Pichon, s’est intéressé au destin de l’homme et de sa collection. Ce remarquable ensemble d’environ 5 000 raretés que le possesseur avait constitué depuis plus de vingt ans, en achetant aux ventes Du Fay, Colbert et Brochard entre autres, comprenait de précieuses reliures de Boyet, Derôme et Padeloup. La procédure suivie par la Bibliothèque royale fut la même : lettre de Maurepas à Bignon du 14 mai 1738, par laquelle le ministre approuvait l’idée de Bignon (ill. 2) : « Puisque vous croyés, Monsieur, que dans la vente des livres de feu M. le comte d’Hoym, il pourra s’en trouver pour environ 2 000 livres dont l’acquisition vous paroit très nécessaire à la Bibliothèque du Roy, Sa Majesté approuve qu’on y employe jusqu’à cette somme »42.

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Cette lettre est suivie de l’état manuscrit du 13 septembre 1738 des livres achetés par l’abbé Sallier à la vente, avec les prix, dont la somme totale s’élevait bien à 2 000 livres pour 102 volumes (19 in-folio, 9 in-quarto, 74 in-octavo)43. Une note autographe de Bignon du même jour, témoin d’une gestion rigoureuse, accompagne cette liste : « J’ay remis un pareil entièrement conforme à celui entre les mains de M. de Maurepas pour l’expédition d’une ordonnance de 2 000 livres en remboursement de M. l’abbé Sallier et en son nom. » Il était fréquent que les gardes envoyés aux ventes dussent avancer l’argent, comme c’était déjà le cas sous l’abbé de Targny. Le paiement fut effectué le 25 novembre 1738 entre les mains de l’huissier chargé de la succession du comte d’Hoym. On note dans cette liste la présence du livre de Michel Servet, « Libri VII de Trinitatis erroribus et libri duo de Trinitate, 1531, 1532, in-8°, 2 vol. », payé le prix fort de 450 livres 44. D’autres livres interdits se trouvaient dans cette bibliothèque dont Lenglet Du Fresnoy dressa la liste en la commentant45.

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Deux grandes ventes marquèrent l’année 1740, celles des maréchaux de Noailles et d’Estrées, chant du cygne de la carrière de l’abbé Bignon, qui se retira en 1741, à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Sur la vente de la bibliothèque d’Adrien-Maurice, comte d’Ayen, duc de Noailles, maréchal et pair de France, qui eut lieu le 11 juillet 1740, nous disposons de nombreux documents : des lettres échangées entre Maurepas, Bignon et Sallier sur ces acquisitions se déroulant sur six mois, l’accord donné par Maurepas le 27 novembre 1740, celui de Noailles lui-même qui rappelait son « ancienne amitié » à Bignon le 29 novembre. Sallier prévoyait d’aller avec Sevin reconnaître les manuscrits chez le maréchal le 31 décembre 1740. Le transfert des manuscrits à la Bibliothèque royale s’effectua le 13 janvier 1741 ; le récolement fut entrepris le lendemain et le 10 février, enfin, les recueils furent apportés à leur tour46.

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Dans la liste des manuscrits acquis établie au moment même par la Bibliothèque royale et dépourvue de prix47, on remarque des trésors, en particulier le no 2, la Bible dite de Roda (devenu le ms. lat. 6)48 avec ce commentaire : « Il n’y en a point dans Paris d’une plus grande antiquité »49. Citons, entre autres, le Leviticus du XII e siècle, no 100 de la collection de Noailles (lat. 184) et le Pontificale, no 10450 (lat. 1218)51.

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La vente du maréchal d’Estrées conserve quelques mystères. Les ordres appropriés furent donnés à Sallier par Bignon qui les avait demandés à Maurepas, comme de coutume, pour cette vente à laquelle il assistait régulièrement. Le catalogue est daté de 1740, celui des estampes et cartes de 1741, tandis qu’on ne donna une table des auteurs qu’en 1760. Mais la date de la vente, qui nous restait inconnue, se précise, du moins en ce qui concerne la Bibliothèque royale. Bignon, le 10 août 1740, attendait les ordres de Maurepas et les transmit à Sallier le 15 août52. Puis, en bon archiviste, Bignon renvoya cette lettre de Maurepas à Jourdain « pour la garder dans les papiers de la Bibliothèque ». Les deux abbés tombaient d’accord pour penser qu’il serait difficile de retrouver pareils volumes ailleurs53 et craignaient que 5 000 livres ne fussent pas suffisantes pour acquérir les seuls manuscrits. Le mot d’ordre fut alors « d’acheter ce qu’on mira impossible de trouver ailleurs dans d’autres occasions »54. Formule frappante, qui faisait prévaloir le critère bibliophilique de rareté sur l’idée moderne de compléter les collections. Sans doute Bignon, qui avait doublé les collections du roi durant son administration, en venait-il à penser qu’il avait presque tout. Il donna ses dernières recommandations à Sallier : « ... Il faut absolument s’en tenir à ce qu’il [Maurepas] m’en avoit écrit d’abord et c’est sur quoy il faut donc, s’il vous plaist, vous régler. Tout ce que je puis donc vous dire sur cela, c’est que mon goust seroit que vous pensiés moins aux manuscrits qu’aux imprimés les plus difficiles à retrouver ailleurs, et qu’entre les manuscrits mêmes vous donniés la préférence aux anciens sur ce qu’il y aura de plus moderne parce que je suppose que ces modernes regarderont plustost l’histoire politique que les sciences, et qu’à moins qu’ils ne fussent d’un genre aussi authentique que singulier, on en pourra dans la suite trouver quelqu’espèce d’équivalent » 55.

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La vente s’interrompit un moment en septembre. Le 13 septembre 1740, Bignon remerciait Sallier de l’envoi du catalogue des manuscrits de la bibliothèque d’Estrées : « Je pense comme vous qu’en les achetant, il n’y aura pas de quoy augmenter beaucoup la somme que M. le cardinal a fixée pour nos achats, puisque tous ces manuscrits ne passent pas 30 volumes. Mais je vous avoue que c’est ce qui m’étonne. J’aurois cru qu’il devoit y en avoir un bien plus grand nombre, et j’ay peine à comprendre en particulier comment il ne s’y trouve rien des négociations dont tous ceux de son nom ont été chargés pendant un si grand nombre d’années et en tant de différentes cours. Seroit-ce qu’on voudroit les garder ? A qui pourroientils être utiles à présent que la maison se trouve éteinte ? » 56.

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Cette vente ne se déroula pas conformément à leurs souhaits et Bignon regrettait le 2 janvier 1741 qu’on n’eût pas laissé Sallier « le maître de choisir » ; « certainement tout en auroit été beaucoup mieux après les soins que vous avés pris de dépouiller les catalogues comme je vous en avois prié. Il faut bien se résoudre à ce que l’on ne peut empêcher. Agréés seulement que je vous recommande encore sur cela la diligence »57. Dans cette collection, citons la Cronica de Guinee de Gomes Eanes de Zurara, du XVe siècle, no 18856 du catalogue, acquise à cette vente58. Le maréchal d’Estrées qui se trouvait à Madrid en 1702 avait dû l’acheter à la vente de la bibliothèque de Cortès, son possesseur précédent, dont la bibliothèque avait été mise en vente cette année-là.

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Le conseil donné par Bignon à Sallier de s’intéresser particulièrement aux « sciences » n’étonne pas, de la part de celui qui fut cinquante ans président de l’Académie royale des sciences. Il écrivait en revanche le 20 octobre, à propos de la « cherté des livres d’Angleterre » : « Il y a longtems que je ne la connois que trop : mais dans quelque vivacité que l’on soit, à l’heure qu’il est, sur les ouvrages de mathématiques et de physique, je ne laisse pas de penser que ceux d’histoire sont encore plus importants à la

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Bibliothèque du Roy, et c’est donc ceux que je désirerois bien plus ardemment, bien entendu qu’il faudroit que vous fissiés la représentation vive à M. de Maurepas, comme je vous en supplie »59. 46

Il manquait de s’étrangler devant les prix de vente des livres en signant l’ordre de payer 188 livres 8 sols au grand amateur qu’était Gersaint : « ... Je ne saurois m’empêcher de me récrier sur l’horrible cherté de tous ses livres. Quoy ? 22 livres pour l’in-4° et 48 livres pour 3 in-4° de Boyle, cela fait peur. D’ailleurs je ne vois dans ce mémoire que des livres de philosophie et de mathématiques ; combien d’autres surtout d’histoire et de théologie seroient plus importans pour enrichir la Bibliothèque »60.

V. – LA FILIATION D’UN EXEMPLAIRE RARE PAR SES PARTICULARITÉS MANUSCRITES, ACQUIS PAR LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI 47

Un seul ouvrage, par les longs détours qui aboutirent à son entrée dans les collections publiques, mérite parfois une étude particulière, et l’exemple qui suit illustre la part d’énigme que recèlent les catalogues de vente. Entré à la Bibliothèque royale avec la collection Smith-Lesouef, ce manuscrit : Marquis de Fresne, « Mémoires du temps, contenons les amours de Madame de Norton avec son beau-père ; et Monsieur de Fresne avec le père Faverolles jésuite et plusieurs autres, 1673 », porte à la fin diverses notes manuscrites d’époques différentes, dont voici la première, anonyme, inscrite en page de garde inférieure : « Février 1744. J’ai acheté ce livre à la vente de la bibliothèque de M. Barré et il est écrit de sa main »61. La bibliothèque de Jean-Louis Barré, auditeur des comptes, fut vendue à partir du 13 janvier 174462, mais on ne trouve aucune trace de ce manuscrit dans le catalogue imprimé de 1743. Y sont mentionnées seulement deux éditions imprimées d’Amsterdam, les nos 4060-4061, Mémoires du marquis de Fresne. D’autres notes plus tardives de la plume du célèbre bibliophile Monmerqué, identifié par les auteurs du catalogue Smith-Lesouef, Pierre Champion et Seymour de Ricci, indiquent que le père Faverolles, complice de la présidente du Tillet, fut « renfermé dans un cul-de-basse-fosse » et ajoute des références bibliographiques sur cette sombre affaire. Suit encore une note de 1837 du même Monmerqué : « J’ai trouvé au mois d’août 1837 une édition des Mémoires de la marquise de Fresne, Amsterdam, Jean Malherbe, 1701. L’exemplaire porte la signature de M. Picques, le résident en Suède. » En dépit de ces nombreuses notes de Monmerqué, l’ouvrage ne figure pas dans ses différentes ventes. On voit les enseignements que l’on peut tirer d’un ouvrage du XVIIe siècle, annoté par ses possesseurs successifs pendant deux siècles.

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Continuons par un clin d’œil en citant un catalogue de Benoît Duplain, libraire à Lyon, d’un cabinet de curiosités original spécialisé dans la taxidermie, mis en vente le 7 juillet 1766. Le heu de la vente était une salle de couvent lyonnais, comme les Augustins à Paris. Il nous paraît intéressant de citer longuement cette collection singulière, à nulle autre pareille, vantée par un libraire bonimenteur et disert : « Inventaire des livres, estampes, tableaux et autres effets de M. de M*** [probablement Magnolas], selon l’ordre journalier de la vente qui sera faite chez Benoît Duplain, libraire rue Mercière à l’Aigle. A Lyon, 1766 » 63. Dans l’avis, le nom du collectionneur n’est pas donné, on parle seulement d’une : « personne qui ne s’est déterminée à les vendre que parce que ses affaires l’obligent de ne plus tenir une maison en cette ville, et qu’il est nécessité de céder son

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appartement dans le courant de ce mois de juin. Outre une collection d’excellents livres de littérature et d’histoire, convenables à un homme du monde, on y trouvera une quantité assez considérable et bien choisie d’estampes avec de beaux cadres sculptés et ornés et leurs verres, tous propres à orner une gallerie. On y verra également des microscopes de différente espèce, un télescope excellent, des tableaux et ce que l’on n’a point encore trouvé dans les ventes ordinaires, deux très belles volières garnies d’une assez grande quantité d’oiseaux, conservés par les soins du R. Père Foucault religieux minime, très connu par les attitudes naturelles qu’il donne aux différents animaux qu’il prépare. Voici les noms de ceux qui remplissent les deux volières : 3 grippes d’espèce différente, 4 canards d’espèce différente, 1 plongeon de mer, 1 pluvier doré, 1 béccasse, 3 béccassines de différente espèce, 1 hirondelle de mer, 1 vaneau, 1 geay, 1 lièvre, 2 oiseaux de proie tenant une perdrix, 1 oiseau de proie tenant une caille, un autre oiseau de proie tenant un rat, 1 milan, 5 chouettes de différente espèce, 1 faisan noir, 1 perroquet gris, 1 singe tenant un oiseau, 1 tourterelle, 1 pigeon de Malthe, 1 petit héron, 1 cormoran, 1 petite corneille, 1 grive soupe de lait, 1 plongeon, 1 passereau solitaire, 1 lardenne, 3 bergères de différente espèce, 2 bréants, 1 oiseau de buisson, 1 moineau blanc, 1 piquelon de la petite espèce, 2 verdi, 1 quinson, 1 petit oiseau de proie, 1 chauve-souris... » 49

Ainsi prend fin cette énumération pittoresque. Un texte en italiques poursuit : « La vente de ces différents effets sera faite au plus offrant et dernier enchérisseur à la manière accoutumée. Elle commencera le lundi 7 de juillet à trois heures précises de relevée, et elle continuera les jours suivants à la même heure dans la salle où j’ai fait toutes les précédentes ventes, rue Mercière, maison de M rs les chanoines réguliers de saint Antoine, au second étage. On avertit seulement Messieurs les acquéreurs que l’on ne détaillera point les oiseaux, mais que les deux volières et ce qu’elles contiennent seront adjugées en un seul et même article sans division. Ces volières sont fermées par de beaux verres de bohème de toute grandeur et ornées de moulures vernies et dorées. »

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Ces deux grandes volières, « hautes de six pieds, et fermées par les plus hauts et les plus grands verres de Bohême, contenant une collection d’oiseaux rares sortis des mains du P. Foucault... », comme il est dit encore dans un avis, furent vendues le 20 juillet. L’avantdernier numéro mérite encore d’être cité : « Une lampe de bibliothèque à mettre sur la tête, plus commode que celle qui a été vendue chez M. de Gauffecourt, attendu que le réverbère est recourbé. » Enfin, le jeudi 17 juillet, on vend un « très ancien tableau peint sur bois, représentant une Vierge avec l’enfant Jésus. Quelques connaisseurs attribuent ce tableau au Titien ». On notait encore une montre en argent « à répétition un peu grosse mais bonne, et sa sonnerie est à sourdine », un microscope et enfin un alambic.

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Dernière glane sur la signification et l’importance que représentait la possession d’une bibliothèque au siècle suivant, nous laisserons le mot de la fin à Lorédan Larchey, conservateur de l’Arsenal, éminent connaisseur des livres : « Le titre de bibliophile est de ceux que les révolutions ne sauraient atteindre. Il imagine au contraire que la bibliophilie est faite pour vous y préparer comme pour en adoucir les effets ; cela vous isole si bien dans un idéal milieu [...]. Je songe aux transformations de la bibliophilie qui s’est faite positive avec le siècle et qui, restreinte à une chasse d’amateurs souvent spéculateurs, a perdu beaucoup de terrain dans la classe aisée. Quiconque avait une position dans le monde était tenu d’avoir sa bibliothèque ; cela faisoit pour ainsi dire partie du mobilier, cela tenait une place d’honneur et on en faisait le catalogue, qu’on fût fille de maison de France ou fille d’Opéra. Je ne plaisante pas (j’ai vu les catalogues de quelques-unes de ces demoiselles). Allez en chercher aujourd’hui je ne dis point dans leur monde, mais chez les personnes faisant figure dans ce qu’on appelle la bonne société... » 64.

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ANNEXES

ANNEXE. A propos de la vente Du Fay Lettre de l’abbé Bignon, bibliothécaire du Roi, au comte de Maurepas, secrétaire d’État de la Maison du Roi (8 avril 1729). BNF, ms. fr. 22234, fol. 253v-254. J’ay l’honneur, Monsieur, de vous renvoyer aujourd’huy des papiers qui ne produiront pas grand effet, mais qui ne laissent pas d’avoir quelque chose d’assés singulier. Il y a 9 jours que j’appris par M. l’abbé Sallier que M. Dufay luy avoit dit qu’il vous avoit parlé de quelques mss. qui luy étoient restés de la vente de ses livres et qu’il offrait pour la Bibliothèque du Roy moyennant bon payement. Quoique vous ne m’eussiés pas fait l’honneur de m’en parler, je chargeay M. l’abbé Sallier d’aller examiner luy même ces mss., d’en faire le catalogue et de demander ensuite à M. du Fay ce qu’il prétendoit vendre chacun, afin de mettre en paye les prix. C’est ce que vous trouverés écrit sans rien payer. Le total du prix monte à 3 946 livres. Les titres n’ont pas été malaisés à mettre, il n’a fallu que les copier sur l’imprimé de la Bibliothèque de feu M. Dufay. Quand j’ay eu ce papier, je l’ay comparé avec un exemplaire de cette même Bibliotèque sur lequel j’avois pris soin de faire écrire le prix où chaque article étoit monté lors de la vente avec ceux auxquels M. Dufay avoit compté de faire porter ceux qu’il étoit résolu de garder au cas que dans la vente on ne les portât pas aussi haut qu’il s’étoit flatté. Vous trouverés icy sur un autre papier ces prix de l’estimation que M. Du Fay avoit fait avant la vente et qui ne monte au total qu’à 1 313 livres. J’avois souhaité que M. l’abbé de Targny, M. l’abbé Sallier ou M. de Boze m’eussent joint à ces deux estimations celle qu’ils auront trouvé plus convenable. Mais j’ay cru qu’il n’étoit pas besoin de supplier M. de Targny sachant qu’il s’est fait une loy de n’estimer les mss., l’un portant l’autre, qu’à une pistole et par conséquent il n’auroit pas voulu acheter ceux-cy plus de 200 livres. Pour M. de Boze, il m’a demandé de le dispenser de dire son sentiment de peur de se brouiller avec M. Du Fay qui l’avoit regardé comme un oracle par raport à sa vente. M. l’abbé Sallier aurait aussi pu m’alléguer une raison à peu près pareille : mais une plus forte encor et qui touche aussi M. de Boze, l’a engagé à garder le même silence, c’est que l’un et l’autre sont rebutés d’entendre dire par tout le monde que l’on mésestime si excessivement les mss. pour la Bibliothèque du Roy, qu’on aimerait mieux les brusler que d’y en apporter un seul. Quelque bizarrerie qu’il y ait dans cette petite aventure, je vous prie d’en profiter pour remarquer que si des vendeurs estiment fort cher ce qu’ils offrent au Roy, nos Messieurs ne sont pas si faciles à donner dans l’excès et que si d’un autre côté quelques estimateurs prétendent que les mss. ne doivent, l’un portant l’autre, être estimés qu’à une pistole, M. l’abbé Sallier est fort éloigné d’une prisée si modique...

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ILL. 1. — Reçu de l’abbé Sallier concernant l’acquisition du cabinet Châtre de Cangé, 30 juillet 1733. (BNF, Rés. Q 742.)

ILL. 2. — Lettre du comte de Maurepas à l’abbé Bignon sur la vente de la bibliothèque d’Hoym, 14 mai 1738. (BNF, MSS., lat. 17173, fol. 167.)

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NOTES 1. Analectes du bibliophile, Turin, 1876, p. 8. 2. Françoise Blechet. Les ventes publiques de livres en France 1630-1750. Répertoire des catalogues conservés à la Bibliothèque nationale. Oxford, 1991 ; ead., notice « catalogue de vente » dans le Dictionnaire encyclopédique du livre, dir. Jean-Dominique Mellot, Paris (sous presse). 3. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 45, note 44 ; Henri Omont, Anciens inventaires et catalogues de la Bibliothèque nationale, Paris, 1913, t. IV, p. 363. 4. Bibliothèque nationale de France [BNF], nouv. acq. fr. 1328, fol. 299v. 5. BNF, Archives 53, fol. 129 ; H. Omont, Anciens inventaires..., t. IV, p. 505-506. 6. BNF, Archives 53, fol. 170-174. Notons au passage ce renseignement précisément daté sur la parité évolutive de l’écu et de la livre tournois. 7. BNF, nouv. acq. fr. 1328, fol. 306v. 8. BNF, Archives 53, fol. 190. 9. BNF, nouv. acq. fr. 1328, fol. 310v. 10. BNF, Archives 53, fol. 312. 11. Ibid., fol. 262. 12. BNF, nouv. acq. fr. 1328, fol. 314v. 13. H. Omont, Anciens inventaires..., t. IV, p. 411-440, a édité Archives 19, p. 47-85 ; Léopold Delisle, Bibliotheca Bigotiana, Rouen, 1877. 14. BNF, Archives 19, p. 75. H. Omont, Anciens inventaires..., t. IV, p. 439-440. 15. BNF, Archives 53, fol. 201-202 : « Livres acheptez à Nuremberg, à la vente publique d’une bibliothèque par les soins dudit sieur Wetstein et envoyez d’Amsterdam, receus à Paris le 10 avril 1702. » 16. BNF, nouv. acq. fr. 1328, fol. 327-327v. 17. Ibid., fol. 286 ; H. Omont, Anciens inventaires..., t. IV, p. 441-462 et 498. 18. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 69. 19. BNF, Archives 19, p. 90-97. 20. D’après notes mss., cf. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 70 ; BNF, Archives 53, fol. 410. 21. BNF, nouv. acq. fr. 1328, fol. 286v. 22. BNF, Archives 19, p. 112-203 ; Jean Buvat, Mémoire-journal, éd. Henri Omont, Paris, 1900, n o 305, 1er décembre 1714. 23. J. Buvat, Mémoire-Journal..., no 301. 24. Bibl. Arsenal, ms. 14554/9, fol. 81. 25. BNF, Archives 54, fol. 134. 26. BNF, Archives 44, fol. 62-62v. 27. BNF, Archives 78, fol. 56. 28. Ibid., fol. 266-269. 29. BNF, Archives 54, fol. 140, Maurepas à Sallier, à Marly le 21 mai 1731. 30. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 84. 31. BNF, Archives 44, fol. 80, 25 juin [1731]. 32. BNF, Archives 78, fol. 284-295, « État des acquisitions faites par M r l’abbé Sallier pour la Bibliothèque du Roy à la vente de la Bibliothèque de Mr Geoffroy faite aux mois de juin et juillet 1731 ». Notice de chaque ouvrage avec son prix et, fol. 297-300, numéros de catalogue et répartition par disciplines. Côtoyant cette vente, on trouve la mention des éditions hollandaises que Réaumur procurait à la Bibliothèque du Roi de 1733 à 1736, une anatomie d’Oribase et surtout les Discours historiques sur l'Ancien et Nouveau Testament de Saurain et Roques, dix ouvrages

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pour la somme de 197 livres 10 sols, avec reçu signé de sa main du 16 mars 1738. Cf. aussi Archives 54, fol. 140, lettre de Maurepas à Sallier, 21 mai 1731, transmettant les ordres de Fleury. 33. H. Bots et F. Bléchet, La librairie hollandaise et ses rapports avec la Bibliothèque du Roi, 1731-1752, dans Documentatieblad werkgroep achttiende eeuw (Amsterdam et Maarssen), n o 23, 1991, p. 47, Laugier de Tassy à Bignon, 26 juin 1730. 34. BNF, Archives 44, fol. 120, non daté. A ce sujet, voir les lettres de Bignon des 24, 27 juin, 2, 5, 29 juillet et 9 août 1733 : fr. 22235, fol. 226-228v. 35. BNF, fr. 22235, fol. 224-224v, 27 juin 1733. 36. Ibid, fol. 226. 37. Ibid., fol. 228v, lettre de Bignon à de Boze, 29 juillet 1733. 38. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 87 ; BNF, Rés. Q. 739-740. 39. BNF, Rés. Q. 742. 40. BNF, fr. 22235, fol. 228v. 41. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 87. 42. BNF, lat. 17173, fol. 167. 43. Ibid., fol. 168-171, en double exemplaire. 44. Ibid., fol. 169v. 45. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 97. 46. BNF, lat. 17173, fol. 219-223 et 172 ; F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 102-103. 47. BNF, lat. 17173, fol. 172-218. 48. François Avril, Manuscrits enluminés de la péninsule Ibérique, Paris, 1983, notice 36. 49. BNF, lat. 17173, fol. 173. 50. François Avril et Patricia Stirnemann, Manuscrits enluminés d’origine insulaire, Paris, 1987, notices 44 et 93. 51. BNF, lat. 17173, fol. 195v et 196. 52. BNF, Archives 44, fol. 192, Bignon à Sallier, L’Islebelle, 10 août 1740 ; fol. 196, 15 août 1740. 53. BNF, fr. 22236, fol. 122, lettre de Bignon à Sallier, 10 août 1740 ; fol. 122v, Bignon à Maurepas, 10 août 1740. 54. Ibid., fol. 123 (souligné dans l’original). 55. BNF, Archives 44, fol. 200, Bignon à Sallier, 21 août 1740. 56. Ibid., fol. 204-204v, Bignon à Sallier, 13 septembre 1740. 57. Ibid., fol. 221v, Bignon à Sallier. 58. F. Avril, Manuscrits enluminés de la péninsule Ibérique..., notice 166, Portugais 41. 59. BNF, Archives 44, fol. 213. 60. Ibid., fol. 211, à Sallier, 12 octobre 1740. 61. BNF, Smith-Lesouef 99, page de garde inférieure. 62. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres..., p. 114. 63. Bibl. mun. Lyon, 371371, t. 13 (3). 64. Bibl. Arsenal, ms. 9247, fonds Larchey, à propos d’un livre nouveau de l’éditeur Daragon, Les Bourbons et les livres.

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AUTEUR FRANÇOISE BLÉCHET Bibliothèque nationale de France.

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Source bibliographique et modèle bibliophilique : le recours au catalogue de vente, de Gabriel Martin a Seymour de Ricci Yann Sordet

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On sait que la pratique des ventes publiques, originaire des terres d’Islam, existait en Europe au Moyen Age, et que des livres furent vendus de cette façon en Flandre au XVe siècle1. Le premier catalogue de vente de livres imprimé connu à ce jour est hollandais, c’est celui d’une vente orchestrée par Louis Elzevier à Leyde en 1599. Le premier catalogue de bibliothèque imprimé en France et qui soit, sans nul doute possible, le catalogue d’une vente publique en détail et aux enchères, date quant à lui de 1641 ou de 16462. Quelles que soient les modalités de la vente, l’usage de publier le catalogue de la bibliothèque ainsi dispersée a perduré jusqu’à nos jours ; de sorte que les catalogues de vente imprimés, documents nombreux, de forme relativement homogène et aisément accessibles3, constituent une source exceptionnelle pour la connaissance des bibliothèques privées et de leur contenu à partir du XVIIe siècle. Mais c’est une perspective un peu différente que nous adopterons ici, en tâchant de préciser leur rôle dans l’histoire de la bibliographie et leur position dans l’ensemble de la production catalographique du temps.

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Dans les pratiques et dans l’esprit des collectionneurs de livres, des libraires ou des bibliographes, dès le XVIIIe siècle, les catalogues de vente ont été investis de fonctions qu’ils n’étaient pas censés remplir au départ. Ils s’imposent comme outils de référence et comme modèles, et exercent désormais une singulière influence. Ces nouveaux usages, en retour, sont responsables de l’évolution que connaît leur forme et des prétentions qu’ils affichent. Dans le même temps, leur existence et l’importance qui leur est reconnue contribuent à l’apparition d’un genre bibliographique à part entière : les répertoires de livres rares, qui entendent remplacer les catalogues de vente en leur empruntant quelques-unes de leurs inventions. Aussi, la rapide et déterminante évolution des catalogues de vente au cours du siècle, la consécration de certains d’entre eux comme les

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réactions de défiance qu’ils continuent de susciter, ne contribuent-elles pas peu à la constitution, dans la République des lettres, de ce que Jean Viardot a appelé le « champ du livre rare »4. 3

L’approche de Daniel Mornet, qui, dans un article pionnier, donna en 1910 le premier exemple d’une utilisation historienne des catalogues de vente de bibliothèques, était celle d’un historien des idées et de la littérature, qui cherchait leurs « enseignements » du point de vue de l’histoire de la lecture, de la diffusion et de la réception des textes 5. Presque à la même époque, en 1915, à l’occasion d’une étude sur les bibliothèques françaises vendues en Angleterre après la Révolution, un personnage d’un tout autre profil manifestait aussi son intérêt pour ces documents. Conseiller et intermédiaire sur le marché du livre rare, collectionneur lui-même, et qui allait devenir un des plus éminents bibliographes de la première moitié du siècle, Seymour de Ricci témoignait alors d’un recours singulièrement différent aux catalogues de ventes de bibliothèques, et lançait dans le même temps un plaidoyer pour leur conservation et leur traitement systématique : « Presque personne ne les connaît, presque personne ne les ouvre, et c’est grand dommage » ; « en des jours plus propices, le dépouillement de cette série tentera peut-être quelqu’un de nos bibliographes »6.

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Tout en relevant de l’érudition historienne, sa contribution à l’histoire des bibliothèques et ses préoccupations s’inscrivaient dans une tradition bibliographique singulière, celle de la bibliophilie, fondée sur une conception et un usage particuliers des catalogues de vente. Ricci en fit du reste toute sa vie une utilisation quasi quotidienne, multiple et complexe : non seulement pour des travaux d’histoire des collections7, mais aussi en bibliographe et dans le cadre des services rendus aux libraires d’antiquariat et aux bibliophiles européens et américains. Il eut d’abord recours à la collection du British Museum, dont Harold Mattingly avait dressé le catalogue, et qui venait d’être imprimé par les soins de Pollard8. Il était également familier des collections constituées par les libraires et « auctioneers » anglais, notamment des suites remarquablement riches conservées par Sotheby, Puttick & Simson ou Christie, qui en permettaient facilement l’accès, ainsi que de celle constituée à New York par le Grolier Club9. Sa propre collection avoisinait les 20 000 volumes à sa mort, la plupart annotés et certains rarissimes, et il avait dressé plusieurs répertoires, sous forme de fichiers ou de cahiers manuscrits, des catalogues de ventes publiques, par pays et par libraires, du XVIIe au XIX e siècle 10. Son utilisation de ces documents pouvait être ponctuelle : localisation d’un exemplaire ou établissement du pedigree d’un volume à l’occasion de la rédaction d’un catalogue, ou d’une demande de chercheur, comme il le fit parfois pour des membres de la commission du Gesamtkatalog. Elle pouvait aussi être systématique, car en bibliographie Ricci s’était fait une spécialité, le census, ou recension de tous les exemplaires connus d’un type d’ouvrage, ce qui lui imposait de prospecter et de suivre les livres dans un grand nombre de catalogues de vente anciens et modernes. C’est ce qu’il fit pour mener à bien son inventaire des éditions de Caxton, méthode suivie par Pollard qui appliqua le même zèle à poursuivre les exemplaires des éditions in-quarto des pièces de Shakespeare11. Ses archives de travail éclairent la genèse de ses travaux bibliographiques : il découpait en général des notices dans des exemplaires de catalogues de vente contemporains, les montait sur des feuillets qu’il pourvoyait de vedettes et classait. Les feuillets étaient ensuite complétés, enrichis de façon manuscrite par l’indication de tous les exemplaires que ses dépouillements lui faisaient découvrir ; ils servaient finalement de base à la rédaction définitive pour la publication.

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Cette approche et ce traitement des catalogues de vente – qui ont alors la double particularité d’être proprement bibliographiques et effectués dans un milieu proche du monde de la collection et de la librairie d’antiquariat — trouvent leur origine au XVIII e siècle.

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En effet, dès le début du siècle, grâce à la publication, au succès et à la renommée durable de catalogues de vente particulièrement prestigieux et soignés comme celui de Cisternay du Fay (1725)12, non seulement se fixent les règles d’une utilisation inédite de ces documents, mais, de surcroît, certains d’entre eux revendiquent des qualités nouvelles, dont celle d’être un « livre » à part entière n’est pas la plus négligeable. D’abord contingents, par nature liés à l’événement commercial, précis et limité, qu’est la vente aux enchères, ils acquièrent de ce fait une durée de vie et une pertinence qui excèdent leur contexte d’élaboration. Convoités, reliés, annotés, ils trouvent une place légitime dans les bibliothèques, et pour certains deviennent les références et les outils indispensables du travail bibliographique que toute collection sérieuse impose.

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Ces nouvelles fonctions sont multiples. Nous pouvons les préciser en nous penchant sur les pratiques d’un de ces bibliophiles, le Lyonnais Pierre Adamoli (1707-1769), qui commence vers 1728 une collection de livres et manuscrits. Ses pratiques nous sont bien connues par toutes les notes de travail dont il a enrichi le catalogue « domestique » de sa bibliothèque13. Les catalogues de ventes publiques de livres figurent au premier plan, par le nombre et par la fréquence de leur utilisation, des ouvrages de référence bibliographique qu’il consulte quotidiennement. Dans cette bibliothèque de plus de 6 000 volumes, nous en trouvons 55. Deux d’entre eux seulement sont étrangers (Suisse et PaysBas), l’un est dijonnais, 15 sont lyonnais et lui ont donc servi à la fois d’instrument bibliographique et de support d’acquisition lorsqu’il était présent aux ventes en question. Tous les autres sont d’origine parisienne. A plusieurs reprises, Adamoli dit effectuer ses recherches bibliographiques principalement sur les catalogues rédigés et publiés par le libraire Gabriel Martin, auquel il vouait une révérence particulière. On trouve effectivement dans sa bibliothèque 17 catalogues de vente dus à ce dernier. Les plus cités en référence (plus de 10 occurrences pour chacun) sont au nombre de 11, tous parisiens, mais 8 d’entre eux seulement sont le fait de Martin. Il s’agit des catalogues de Cisternay du Fay (1725, Martin), de Colbert (1728, Martin), du comte d’Hoym (1738, Martin), de l’abbé d’Orléans de Rothelin (1746, Martin), de Burette (1748, Martin), de Secousse (1755, Barrois), de Gros de Boze (catalogue « domestique » de 1745 et catalogues de vente de 1753 et 1754, Martin), de Girardot de Préfonds (1757, Debure) et de Falconnet (1762, Barrois).

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Un de leurs principaux intérêts était pour l’amateur la présence des prix d’adjudication, notés à la main en marge des notices des livres par des personnes ayant assisté aux enchères. La présence de telles mentions manuscrites décidait de l’estimation même dont ces catalogues faisaient l’objet. Ainsi l’un d’eux est dit valoir « aujourd’uy, 1765, avec les prix : 36 £ »14. Lorsque Adamoli avait acquis le catalogue d’une vente à laquelle il n’avait pas assisté, et sur lequel personne n’avait inscrit de prix, il copiait ceux-ci à partir d’un autre exemplaire qu’il se faisait prêter dans ce dessein, afin de parachever la qualité d’instrument bibliographique du sien. Il regrette d’ailleurs de n’avoir pu le faire entièrement sur le Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M r J.-Baptiste Denis Guyon... de Sardières (1759) : « L’on n’a pu avoir les prix de chaque article » 15. La référence au catalogue de vente (nom du possesseur, date, prix d’adjudication de l’article concerné) était scrupuleusement notée dans son propre catalogue « domestique », à la suite de la

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notice bibliographique d’une édition, de sorte qu’elle tendait à devenir un élément essentiel — une rubrique à part entière — de la description bibliophilique du livre. Le collectionneur connaissait ainsi d’autres exemplaires que le sien, dont il précisait éventuellement les particularités et les variantes. Le dépouillement des catalogues de vente lui servait aussi à fixer la valeur d’estimation d’une édition qu’il possédait. Cette valeur était basée sur l’observation des prix d’adjudication, pondérés ensuite par l’examen de son propre exemplaire. Ainsi, s’il constate qu’un livre s’est « vendu au catalogue Falconnet 51 £ », le prix d’estimation qu’il donne à son propre exemplaire est de 36 livres. Dans le catalogue de sa collection, cette estimation était portée en regard du prix réel de l’achat qu’il avait effectué. Il était en outre particulièrement attentif à l’évolution du prix d’une édition, d’un catalogue de vente à l’autre : « Ce livre très estimé devient un peu rare, et enchérit tous les jours, il étoit originairement à 10 £ et il a doublé de prix en 1765. » 9

Mais la consultation systématique des catalogues de vente n’était pas seulement effectuée a posteriori, pour identifier, comparer, localiser et estimer un livre qu’il venait d’acquérir. Elle était aussi pratiquée a priori, afin de préparer et de raisonner des achats futurs. Adamoli précise lui-même, sur une liste d’achats programmés, compilée à partir de catalogues de ventes, et devant l’aider à compléter la collection des « anciens autheurs tant grecs que latins qui sont dans [s]a bibliothèque [...] appellés variorum et ad usum delphini » : « Pour ceux des livres qui manquent à ma collection, [les prix indiqués] sont les prix tirés de différents catalogues les plus fameux, ce qu’ils ont été vendus à l’enchère, faisant à peu près leur valeur pour les achepter lorsque l’occasion s’en présentera » 16. Une telle vigilance était le seul moyen pour lui de combiner sa volonté de constituer un cabinet de livres choisis et la modestie relative de ses ressources. S’y ajoutait le fait qu’une acquisition effectuée dans de bonnes conditions financières suscitait toujours son contentement. Enfin, le prix d’adjudication d’un livre était l’indice de sa cote, de la convoitise dont il faisait l’objet.

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En recourant aux catalogues de vente, Adamoli évaluait aussi la rareté des éditions qu’il possédait, en fonction de la plus ou moins grande fréquence de ses occurrences de l’un à l’autre, et des prix auxquels les exemplaires avaient été adjugés. A propos des Orationes de Dion Chrysostome éditées à Paris par Claude Morel en 1604, il écrit : « Je crois ce livre rare, l’édition en est très belle, je ne l’ay vu que dans un petit nombre de catalogues des plus fameuses bibliothèques. Il est à celui de Mr Colbert pag. 263, vendu 19 £, c’est le seul que je puisse citer, de plus de 15 que j’ay parcouru. Nota bene : Je viens de le découvrir au catalogue de Mr Falconnet, n o 20264, vendu 36 £. Il est réellement rare, de plus cette édition est la meilleure et la plus estimée des curieux. » Il conclut également, de la Cosmographia de Pomponius Mela (1577) et du Dialogus de bene instituendis graecae linguae studiis d’Henri Estienne (1587) : « Ces deux ouvrages imprimés par Henri Estienne doivent être très rares, particulièrement le dernier ; je n’ay pu trouver le premier que dans le catalogue Burette, mais le second, je ne l’ay vu sur aucun catalogue après l’avoir cherché inutilement sur plus de 15 fameux faits par Mr Martin de Paris »17. Inversement, il est des livres « qui ne sont pas absolument bien rares puisqu’on les trouve assés souvent dans les ventes de bibliothèques »18.

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En renvoyant aux catalogues de vente des plus célèbres bibliothèques, il s’agit aussi, pour le collectionneur, d’accréditer la valeur de collection d’un livre qu’il possède. La référence à un autre exemplaire proposé lors de la vente Cisternay du Fay, Girardot de Préfonds, ou

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plus tard La Vallière, étant un gage de qualité fonctionnant comme une pierre de touche bibliophilique. 12

Plus largement enfin, l’organisation désormais régulière et continue de ventes publiques des plus belles bibliothèques, et la publication conséquente des catalogues, rythme l’histoire de la collection du livre en donnant à voir ses représentations successives, et constitue une tradition proprement bibliophilique. L’amateur peut ainsi connaître, considérer et estimer les bibliothèques de ses pairs, se situer par rapport à eux, et dans le même temps suivre le cours des livres et les changements de main des exemplaires les plus précieux. Adamoli esquisse ainsi dans son catalogue domestique de petites notices biographiques sur les possesseurs des bibliothèques dont il conserve un catalogue, sans connaître personnellement la plupart de ces hommes. Il admire « les livres prétieux et très rares » du cabinet que Girardot de Préfonds a « formé à grands fraix ». Il suit parfois scrupuleusement la circulation des livres, observant par exemple que dans le catalogue d’une première vente, en 1767, des livres provenant de la collection du duc de La Vallière, ne se trouvent pas certains exemplaires que pourtant Debure y signalait dans sa Bibliographie instructive : « Tout cela annonce un seigneur qui a besoin de faire de l’argent, mais qui néantmoins a voulu réserver quelques livres rares et curieux en vendant la majeure partie de son immense bibliothèque. »

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Le monde des amateurs de livres, bibliothécaires et collectionneurs particuliers, mais aussi des libraires spécialisés, ne dispose alors pas d’un périodique qui lui serve d’organe et de tribune, comme pourra l’être en France à partir de 1834 le Bulletin du bibliophile. Toutefois, les catalogues de vente qui circulent contribuent à diffuser des informations bibliographiques et à favoriser la connaissance des plus grandes collections, passées mais aussi présentes, par le soin que l’on prend à noter le nom des adjudicataires. Ainsi l’invention d’une tradition bibliophilique doit beaucoup à l’existence et à l’utilisation de catalogues de vente qui se transmettent de génération en génération, et constituent non seulement des références instrumentales — des outils — mais aussi des références symboliques — des modèles.

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Qu’ils soient eux-mêmes devenus des livres convoités, Adamoli le prouve, qui écrit à propos de l’un d’eux : « Cette bibliothèque [...] m’a paru composée d’excellents livres, et même de rares, qu’on ne retrouve pas facilement ailleurs. Les exemplaires de ce catalogue ont été enlevés avec tant d’empressement qu’on n’en trouve plus à achepter aujourd’uy chez le libraire en 1765. » La valeur des articles que le catalogue décrit et ses propres mérites bibliographiques, en retour, l’investissent de la qualité non seulement d’instrument, mais d’objet de collection. Ainsi, naturellement, les catalogues de vente accueillent leurs prédécesseurs, les réunissant dans la section « Histoire littéraire et bibliographique » de la classe de l’Histoire. Il suffit de consulter quelques-uns d’entre eux pour constater que de tels documents ont trouvé place dans la plupart des bibliothèques dispersées en vente publique, et que, loin d’être mentionnés et vendus en bloc comme des productions jugées négligeables, ils sont décrits par les libraires, qui indiquent parfois s’ils sont annotés et pourvus des prix.

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Parfaitement conscients, bien entendu, de leur intérêt et des attendons dont ils font l’objet, les libraires spécialisés apportent rapidement des perfections à leur élaboration. Gabriel Martin (1679-1761), le plus important libraire parisien à pratiquer des ventes publiques dans la première partie du siècle, rédacteur et éditeur de plus de 140 catalogues de 1705 à sa mort, a joué un rôle prépondérant dans l’élaboration du système dit « des libraires de Paris » qui s’impose désormais dans la présentation des catalogues 19. Il les

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enrichit en outre de préfaces et d’avis adressés aux « amateurs », aux « bibliophiles », aux « curieux » – un public identifié qui constitue l'« horizon d’attente » de cette production. En sus de l’indication des lieux et date des vacations, il attire leur attention sur l’ordre adopté dans le catalogue, sur la présence d’éléments à même d’en faciliter l’utilisation. En appendice, outre les indices des auteurs et anonymes, présents depuis la fin des années 1670, en 1725 et avec Gabriel Martin apparaissent dans les catalogues français des tables spécifiques donnant la liste de livres particulièrement convoités : éditions ad usum delphini, cum notis variorum, éditions des Elzevier, puis incunables et reliures remarquables. 16

Chronologiquement, donc, les catalogues de vente ont été les premiers usuels spécifiques de la bibliophilie. On pourrait presque dire que c’est le recours systématique dont ils font l’objet qui permettrait de dater et de définir celle-ci, du moins dans la forme qu’elle a prise depuis la fin du XVIIe siècle.

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En tant que sources d’information bibliographique, ils donnent même naissance à des ouvrages d’un genre nouveau. Sur leur base et par compilation, Adamoli dresse des listes manuscrites de livres rares à acquérir, pourvues de prix. D’autres collectionneurs font de même, comme l’abbé Charles-Philippe Campion de Tersan (1736-1819) ou le marquis de Méjanes (1729-1786)20. Mais surtout, apparaissent au XVIIIe siècle les premiers répertoires bibliographiques explicitement destinés aux collectionneurs et aux curieux. Le plus souvent oeuvres de libraires spécialisés, ils sont élaborés à partir des catalogues de vente, et sont destinés à s’y substituer comme outils de référence. Observons les plus marquants de ces ouvrages d’un genre nouveau. Le plus connu, et le plus reconnu, est celui que Guillaume-François Debure publie entre 1763 à 1768 sous le titre de Bibliographie instructive. Il eut une telle importance en France que toutes les bibliographies de livres rares imprimées par la suite la citeront en exemple ou s’y référeront, parfois pour tâcher de s’en démarquer21. Si dans la Bibliographie instructive Debure n’indique pas les prix d’adjudication en vente publique des éditions qu’il décrit, et s’il ne renvoie pas systématiquement à des catalogues de vente en les citant en référence, l’ouvrage est bien cependant issu de ceux-ci, et notamment de ceux que l’auteur avait lui-même dressés. L’origine immédiate de la Bibliographie instructive peut être trouvée, six ans avant la parution de son premier volume, dans le catalogue de vente que le même Debure publiait de la bibliothèque de Girardot de Préfonds22. Il s’agit là en quelque sorte d’un catalogue de vente « achevé », constituant une transition entre ce genre de production et le type de la bibliographie sélective et commentée de livres rares s’adressant à des bibliophiles. En effet, le libraire y donnait, parmi les pièces liminaires, des « Éclaircissemens et remarques sur quelques articles précieux de ce catalogue » (p. I-XLI), appendice dont Martin avait déjà complété certains de ces catalogues, notamment celui de l’abbé d’Orléans de Rothelin (1746). Lesdits articles n’y sont pas tant distingués en fonction de leur appartenance à un ensemble bibliographique déterminé ou à une collection constituée (Elzevier, incunables, variorum, etc.), mais pour leur seul caractère de livres précieux et rares. En sus de la notice et des particularités d’exemplaire, et dans un paragraphe distinct, Debure fournit des commentaires bibliophiliques et des descriptions étendues, explicitant les raisons de leur rareté et justifiant par là leur sélection. Cette formule acquit au catalogue Girardot de Préfonds un grand succès, à l’origine de la publication de la Bibliographie instructive, et dont celle-ci profita. Il est probable aussi qu’avec cet ouvrage, né des catalogues de vente et les dépassant en perfection, le libraire entendait remédier à ce que ceux-ci avaient d’insatisfaisant et de frustrant. Car il ne s’agissait plus là d’un catalogue rédigé à la hâte,

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parfois pour satisfaire des héritiers pressés, préparant l’événement contingent que serait la vente. Debure lui-même reconnaissait que dans la rédaction d’un catalogue de vente, « il est difficile de concilier [...] la célérité que demandent naturellement les intérests des familles avec la lenteur indispensable qu’entraînent [...] les recherches bibliographiques » 23. 18

Les catalogues de vente et les répertoires de livres rares ont bien d’évidentes relations de parenté, et les premiers ont généré et influencé les seconds – tous ont du reste souvent les mêmes auteurs, toujours les mêmes lecteurs, et ne diffèrent guère par l’usage qu’il est fait d’eux. Debure le prouve encore, qui désigne en 1769 comme Supplément à la Bibliographie instructive le Catalogue des livres d’un collectionneur défunt, Gaignat, dont il avait été le conseiller en bibliophilie24.

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Dans les années qui suivent la parution du dernier tome de la Bibliographie instructive, d’autres répertoires bibliographiques consacrés aux livres rares sont publiés, dont la préparation, pour certains, avait été antérieure à ou contemporaine de celle de l’ouvrage de Debure : Dictionnaire typographique, historique et critique des livres rares, singuliers, estimés et recherchés de l’imprimeur libraire parisien Osmont (1768) ; Bibliographie instructive du libraire lyonnais Los Rios (1777) ; Dictionnaire historique et critique des livres rares par l’abbé Duclos et le libraire parisien Cailleau (1790)25. Tous fondés sur les catalogues de vente et profitant de leur succès, ils ont des caractéristiques et des ambitions communes que nous tâcherons de préciser. Les dates de publication ne doivent pas nous conduire à avancer l’antériorité du dessein de Debure. Il y a plutôt concomitance et concurrence entre ces entreprises, leur conjonction et quasi-simultanéité attestant un besoin et l’existence d’un champ spécifique dans le domaine bibliographique. En effet, Osmont (f 1773), qui dédia son Dictionnaire au marquis de Paulmy et le fit relire par Mercier de Saint-Léger, soutient dans son Avertissement qu’il y travaillait déjà depuis plusieurs années quand parut la Bibliographie instructive de Debure. Charles-André Cailleau (1731-1798) précise également dans sa préface qu’il avait commencé son ouvrage en 1758, donc cinq ans avant que Debure ne fasse paraître son premier volume. Il apprit par la suite, en 1775, que l’abbé Duclos travaillait à un répertoire semblable, et tous deux unirent leurs efforts. Cailleau espère que son ouvrage servira de complément et de suite à Debure ; c’est assez dire le succès de ce dernier et, après lui, la difficulté d’un positionnement dans ce champ nouveau qu’est l’édition de bibliographies de livres rares et curieux. Le titre de l’ouvrage de Los Rios, quant à lui, est, plus qu’une référence directe à Debure, un plagiat.

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Il est intéressant de voir que ces bibliographies curieuses sont l’oeuvre de libraires qui à l’instar de Debure ont fréquenté et organisé des ventes publiques, rédigé et édité leur catalogue. Los Rios (1728-1820), qui à Lyon domine les ventes publiques de collections particulières dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, dit avoir compilé dans sa bibliographie « les articles rares et précieux qui [lui] sont tombés sous la main et qu’[il a] débités dans [r]on commerce », c’est-à-dire essentiellement par vente aux enchères. Jean-Baptiste Osmont, qui, comme son père Charles, organise de telles ventes, dit avoir utilisé, copié et compilé un grand nombre de catalogues de vente pour la rédaction de son manuel, qui est destiné à les remplacer auprès des amateurs. Le fait que ces derniers, lors des ventes, notaient les prix des livres sur les catalogues, l’a « déterminé à faire la même chose dans ce dictionnaire »26. Il donne d’ailleurs la liste des catalogues de vente auxquels il a eu recours, parmi lesquels on retrouve ceux de Du Fay (1725), Crozat (1726), Hoym (1738), Rothelin (1746), de Boze (1745, 1754) ou Girardot de Préfonds (1757). Son ouvrage, dans le format « portatif » qu’il lui a donné, doit remédier à la difficulté et au labeur de la

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consultation de tous les catalogues de vente : il souhaite en faire un viatique efficace pour l’amateur, dans tous les lieux de la pratique bibliophilique, transportable de la bibliothèque particulière à la salle de vente : « mon dessein étoit de tout renfermer en un seul volume portatif pour les personnes qui suivent les ventes publiques, mais la grosseur l’auroit rendu incommode et m’a contraint de le distribuer en deux tomes » (p. XII). La devise qui figure sur la page de titre témoigne bien, du reste, de sa vocation à se substituer à tous les catalogues de vente utilisés jusque-là, et à fournir la clef unique de la connaissance des livres dignement collectibles : « Ex uno nosce omnes » – « omnes » pouvant désigner l’ensemble des livres comme l’ensemble des catalogues de vente. De même Cailleau, qui assure à ses lecteurs avoir dépouillé trois cents catalogues de vente, entend rassembler leurs ressources, car « rien ne donne mieux la connaissance des livres, soit rares, soit des bonnes éditions, que la fréquentation des ventes, en ce que l’on peut s’assurer par soi-même du cours de leur valeur & juger de leur mérite par le cas que le public en fait, ce qui se remarque par le prix auquel est porté un livre [...]. Au moyen de ce dictionnaire, le bibliophile pourra se dispenser d’aller aux ventes de livres pour connoître le prix de ceux dont il voudra composer sa bibliothèque [...]. Cet ouvrage [...] est exactement le précis de tous les catalogues qui ont été publiés depuis la fin du dixseptième siècle jusqu’à présent, de sorte que nous pouvons avancer qu’on les aura tous en un seul, et qu’en consultant ce dictionnaire, on les aura tous consulté »27. 21

S’ils affirment ainsi être redevables de leur information bibliographique aux catalogues de vente, à la fois sources d’information et modèles, ils insistent tout particulièrement sur l’attention qu’ils y ont consacrée au prix des livres. Osmont ajoute au titre de sa bibliographie : « On y a joint le prix qu’ils se vendent la plupart dans les ventes publiques. » Cailleau, tout aussi explicite dans le titre qu’il donne à son Dictionnaire (« ... suivant les prix auxquels ils ont été portés dans les ventes publiques depuis la fin du XVII e siècle jusqu’à présent »), insiste sur le fait que les prix ne sont pas fixes, que le principe même de la vente publique, de la surenchère et de l’évolution du goût sont causes de variations. Aussi ne donne-t-il pas les prix bruts, tels que notés dans les catalogues de vente, mais il en déduit une moyenne. C’est donc bien l’indication des prix d’adjudication qui fait le principal point commun entre les catalogues de vente et des bibliographies de livres rares comme celles d’Osmont, de Los Rios et de Cailleau, mais avec cette différence évidente que, quand des prix étaient imprimés dans les premiers, il s’agissait des prix de mise à l’enchère, et non de ceux d’adjudication, notés à la main sur les exemplaires lors des ventes, ou parfois publiés après celles-ci sous forme de petites livrets, dans l’ordre numérique des articles du catalogue. L’impression typographique du prix, d’adjudication cette fois, dans un répertoire bibliographique, consacre en quelque sorte la nouvelle signification qu’on lui concède. Indiqué dans la notice, il figure presque alors un élément de celle-ci, nécessaire à la définition bibliophilique du livre. L’indication des prix et la référence aux catalogues de vente rendront également précieux le Manuel du libraire et de l’amateur de livre de Jacques-Charles Brunet (1780-1867), qui seul détrônera réellement la Bibliographie instructive28. Connaître et assigner le prix d’un livre, le juger, au même titre que distinguer une édition d’une contrefaçon ou décrire une reliure, étaient de fait devenus des éléments de la compétence de l’amateur.

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Une des limites de ces ouvrages toutefois tenait justement au fait que non seulement le prix d’un livre, comme de toute autre marchandise, n’avait qu’une valeur contingente, mais que les livres de collection avaient davantage un cours qu’un prix fixe. A défaut de réactualisation, de tels répertoires étaient à terme destinés à la caducité. Certains

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utilisateurs durent donc les compléter pour continuer à s’en servir. Un exemplaire du Dictionnaire d’Osmont a ainsi fait l’objet de mises à jours manuscrites, de 1768, date de sa publication, au moins jusqu’en 1775 : y ont été notés non seulement les prix atteints par les livres lors de ventes postérieures à 1768, mais aussi ceux d’éditions postérieures à cette date, consignées sur des feuillets reliés en fin de volume29. 23

On ajoutera que le Dictionnaire d’Osmont comme celui de Cailleau et Duclos avaient adopté l’ordre alphabétique, se démarquant ainsi de Debure et rompant avec l’ordre méthodique habituellement suivi dans les catalogues de vente. La raison en était essentiellement pratique, répondant à un souci moderne d’efficacité. Cailleau avait lui-même fait l’expérience des aléas et des difficultés du classement méthodique, dans lequel l’ubiquité est toujours possible ; il avait noté au fil de ses dépouillements qu’une même édition, d’un catalogue à l’autre, pouvait n’être pas consignée dans la même section. Cette préférence pour l’ordre alphabétique, le principe même d’une compilation des catalogues de vente et la recension des prix d’adjudication, font de ces ouvrages les ancêtres des Argus, lesquels auront, en sus, l’avantage de la périodicité. Car c’est bien par compilation des catalogues de vente que fonctionnèrent en Angleterre, à partir de la fin du XIXe siècle, les Books Prices Current (1887) et Book Auction Records (1903), et que fonctionne aujourd’hui en France l’ Argus du livre de collection.

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Enfin ces bibliographies de livres rares et curieux empruntaient également aux catalogues de vente la pratique des listes distinctes consacrées aux objets les plus convoités. Osmont, suivi par Los Rios, a ainsi « cru nécessaire » de faire figurer, à la fin de son Dictionnaire, les suites des auteurs édités cum notis variorum, des éditions ad usum serenissimi delphini, ainsi que des éditions dues aux Elzevier. Outre ces trois ensembles, Debure avait assorti sa Bibliographie instructive d’une sélection d’incunables. Dans le supplément qu’il donne en 1802 au répertoire de Cailleau, Brunet ajoute des « collections » moins familières aux lecteurs des catalogues de vente, et qui prennent acte des orientations nouvelles de la bibliophilie liées aux évolutions de l’art typographique ; il s’agit des suites des auteurs latins imprimés au XVIIIe siècle par Barbou et par Didot à Paris, par Baskerville à Birmingham.

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Cependant, au XVIIIe siècle, étaient apparus d’autres ouvrages bibliographiques expressément consacrés aux livres rares, mais qui ne relevaient absolument pas de ce modèle. Même si leur titre est singulièrement proche des précédents – Biblioteca italiana, o sia Notizia de’ libri rari nella lingua italiana de Nicolò Francesco Haym (1726), Catalogus bistorico-criticus librorum rariorum de Johann Vogt (1732) ou Bibliothèque curieuse historique et critique, ou Catalogue raisonné des livres difficiles à trouver de David Clément (1750-1760) 30 — leurs auteurs ne font pas ou peu référence à des catalogues de vente, voire s’y refusent explicitement. Haym surtout marque une volonté affirmée de se distinguer de ce modèle venu de la librairie d’antiquariat. Il adopte la position de l’érudition bibliographique, défiante à l’égard de la librairie et des pratiques marchandes. Il n’indique jamais de prix dans son répertoire et s’abstient explicitement et avec morgue d’utiliser les catalogues de vente ou de les citer en référence, car ceux-ci sont élaborés « da persone poco intelligenti o da’ librari stessi » ; ils représentent en bibliographie une « via poco sicura e fallace » 31. Vogt et Clément citent très peu de catalogues de vente — principalement hollandais-, qui restent marginaux parmi d’abondantes références de bibliographie littéraire ou historique. Ces bibliographes ne sont pas libraires, comme l’étaient Debure, Osmont, Los Rios ou Cailleau. Haym († 1730) est un compositeur et antiquaire d’origine britannique, Vogt (1695-1765) et David Clément (1701-1760) sont des ministres protestants, l’un à

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Brême, l’autre en Hesse. Si la rareté des livres est pour chacun d’eux un critère de sélection, leur « positionnement » dans le monde de la bibliographie est différent. La rareté du livre dont traite Vogt, n’est pas la rareté comme valeur de bibliophilie, mais celle à laquelle est confronté l’érudit32. Il existe donc au XVIIIe siècle un discours sur le livre rare distinct de celui des libraires français que nous avons évoqués, des bibliographes du livre rare qui n’ont que peu d’estime, voire du mépris, pour les catalogues de vente et ce qu’ils représentent. 26

Au terme de l’évolution que connaissent les catalogues de vente et leurs usages commerciaux et bibliophiliques au XVIIe siècle, leur importance et la nature de leurs enseignements font l’objet d’une description étendue dans le Traité élémentaire de bibliographie (1804) du libraire parisien Martin-Sylvestre Boulard, considéré comme le premier manuel consacré à la librairie d’antiquariat33. S’adressant aux apprentis libraires et aux amateurs néophytes, Boulard leur recommande la fréquentation des ventes publiques et la pratique assidue des catalogues, en en recensant pour la première fois de façon systématique tous les usages dont nous avons précédemment attesté l’existence. Au contraire de Haym, il reconnaît le rôle spécifiquement bibliographique du libraire « qui connaît parfaitement son état ». Le catalogue lui « fournit l’occasion de développer les talents qu’il possède », c’est « la pierre de touche à laquelle on reconnaît les degrés de ses talents ». Les ventes et leurs catalogues constituent « un véritable cours de bibliographie pour les jeunes libraires et les amateurs », leur permettant d’acquérir et d’entretenir les compétences complémentaires qui doivent être les leurs. Ils apprendront à y distinguer les éditions des contrefaçons, à connaître l’existence d’ouvrages jamais rencontrés, à déterminer les qualités d’un « bon » exemplaire, à évaluer le cours d’un livre, à déterminer sa rareté – certains catalogues, comme ceux de Gaignat et du duc de La Vallière, devant prioritairement être consultés pour acquérir la connaissance des livres reconnus rares34. Enfin l’indication, en marge des articles, de leur prix et du nom de l’acquéreur devra permettre de connaître l’histoire de leur transmission et leur provenance, « cette beauté, dira Proust dans Te Temps retrouvé, indépendante de la valeur propre d’un livre et qui lui vient pour les amateurs de connaître les bibliothèques par où il a passé [...], de l’avoir suivi de vente en vente à travers sa vie ».

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Il est une autre fonction assignée aux catalogues, dès le début du XVIIIe siècle, cette fois par les possesseurs mêmes des bibliothèques qui en prévoyaient la dispersion en vente publique. La perspective du succès d’une vente en général posthume, et d’un catalogue que ses qualités transformeraient en instrument et monument durable, pouvait consoler le collectionneur de l’amertume même de la dispersion à venir35. Il est de fait indéniable que certains catalogues de vente ont été conçus, et reçus, comme des ouvrages élevés à la gloire et à la mémoire de l’ancien possesseur.

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Ainsi le catalogue de la vente Cisternay du Fay (Bibliotheca Fayana, 1725), déjà cité, se distingue dès le premier regard de la plupart des catalogues communs du temps, parfois anonymes, dressés et imprimés rapidement, tout juste ornés de quelques méchants fleurons typographiques. La qualité des articles décrits par Gabriel Martin, la présence d’une table des incunables, des Elzevier, des éditions cum notis variorum et ad usum delphini, étaient déjà à même d’en faire un ouvrage de référence bibliographique durable. Mais le volume est en outre enrichi d’éléments, d’aucune utilité pour l’organisation de la vente elle-même, sur lesquels il convient de s’arrêter. En lieu et place de la marque typographique, la page de titre comporte une vignette (ill. 1), gravée en taille-douce par Jean-Baptiste Scotin, qui représente un cabinet choisi : Minerve y soutient un écu frappé

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d’une étoile – la marque de Martin, établi à l’enseigne de l’Étoile d’or sur la rue SaintJacques — elle-même entourée d’une devise emblématique (« Per umbras Stella facem ducens »). La déesse est représentée consultant la Bibliotheca Fayana, qui s’en trouve ainsi mise en abyme. Elle est entourée de deux putti, dont l’un consulte quatre autres catalogues de vente, clairement identifiés par les noms des possesseurs. Leur choix n’est pas insignifiant : ce sont des catalogues de vente qui ont assuré — et qui par leur citation exemplaire sur cette vignette continuent d’assurer — la notoriété des bibliothèques anciennement dispersées et celle de leurs possesseurs défunts. Ces quatre catalogues, tous dus à Gabriel Martin, sont ceux des bibliothèques du secrétaire du roi Charles Bulteau (Paris, 1711) — la Bultelliana, catalogue dans lequel Gabriel Martin avait donné sa forme quasi définitive au système des libraires de Paris36 —, du bibliothécaire de Colbert, Étienne Baluze (Paris, 1719), de l’abbé Philippe de La Coste (Paris, 1722) et de l’avocat Claude Fessart (Paris, 1724). Ainsi, l’image célèbre à la fois le libraire bibliographe par ses œuvres antérieures, et le collectionneur dont les pages suivantes présentent la collection, celui-ci étant, par la citation de ses quatre prédécesseurs, intronisé dans une tradition. Mais l’hommage qui lui est rendu ne s’arrête pas là. La Bibliotheca Fayana comporte également, en frontispice, son portrait (ill. 2) gravé par Drevet d’après Rigaud et accompagné de ses armes, ainsi qu’un éloge (« In Fayanam bibliothecam Praefatio ») rédigé par Michel Brochard, professeur au collège Mazarin, éditeur des poètes élégiaques latins et ami de du Fay comme de Martin, à qui il confiera par testament le soin de vendre sa propre bibliothèque et d’en rédiger le catalogue (1729). Nous sommes donc en présence du type achevé du catalogue de vente érigé à la mémoire du défunt, augmenté de signes personnels (armes, portrait) et d’une préface en forme d’éloge composée par un érudit, ami du collectionneur et collectionneur lui-même ; le libraire se contentant d’ajouter à ces pièces liminaires une introduction au catalogue proprement dit (conditions de rédaction, ordre suivi, description de quelques articles). 29

De même, le Catalogue des livres de feu M. l’abbé d’Orléans de Rothelin, que publie Gabriel Martin en 1746, comporte pour introduction une célébration du défunt, de l’étendue de sa science et de la sûreté de son goût. Autre exemple, italien cette fois : à la fin du siècle, le catalogue des livres du cardinal Garampi (1725-1792), dont le libraire romain Mariano De Romanis se charge de la vente, est précédé d’une Vita Josephi Garampi cardinalis rédigée en forme d’éloge par le bibliothécaire et érudit Girolamo Amati37.

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On comprend aisément que l’existence des catalogues de vente, leur rôle de référence, les recours multiples dont ils font l’objet, le prestige acquis par les bibliothèques privées ainsi publiées et diffusées par l’imprimerie, aient pu faire souhaiter à certains collectionneurs de voir, de leur vivant, publier le catalogue de leur collection. Mais cette tentation se heurtait au fait que leur bibliothèque restait « vivante » et, partant, susceptible d’accroissements, de reventes partielles, d’échanges ; elles n’avaient pas ce caractère de « totalité achevée » dont le catalogue imprimé pourrait rendre compte de façon définitive38.

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D’autres en revanche, et pour les mêmes raisons, ont pris une part active à la préparation du catalogue de vente de leur collection, non seulement en en confiant par avance l’exécution à un libraire, comme le firent Brochard en faveur de Gabriel Martin ou Gaignat en faveur de Debure, mais en s’y consacrant eux-mêmes, le concevant comme un ouvrage d’érudition bibliographique et, en même temps, comme un monument autocommémoratif.

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Le catalogue de sa bibliothèque que publie en 1803 le bibliographe espagnol Carlos Antonio de La Serna Santander (1752-1813), ami de Mercier de Saint-Léger, en est un bon exemple, qui de surcroît rassemble tous les éléments que nous avons vu apparaître au XVIIIe siècle et annonce les perfectionnements que le XIX e siècle apportera aux catalogues de vente39. Santander était familier de ces documents, qu’il a par ailleurs abondamment utilisés pour leurs indications de prix dans une bibliographie sélective d’incunables imprimée peu de temps après40. Ce catalogue est en réalité la version corrigée et augmentée d’un premier catalogue imprimé onze ans auparavant, en prévision de la vente de la bibliothèque que lui avait léguée son oncle. Mais celle-ci était finalement restée en sa possession. En 1803, il reprend le catalogue pour deux raisons. D’abord parce qu’en onze ans la collection avait été augmentée par ses soins, ensuite parce qu’il entend désormais en préparer la vente publique. Deux raisons qu’il expose dans la préface : « Je me suis déterminé à me défaire de cette bibliothèque [...] ; j’ai cru absolument nécessaire d’en faire reparoître de nouveau le catalogue avec les augmentations et corrections que ces circonstances ont nécessité » (p. III). Il l’adapte alors aux nécessités de la vente, en numérotant les articles. La vente, qui se déroule à Paris en 1809, utilise donc naturellement ce catalogue ; un bifeuillet lui est simplement ajouté, qui précise les dates des vacations successives et les tranches de numéros correspondants. Ce bifeuillet annonce également que « la liste des prix sera imprimée aussitôt après la vente, mais il n’en sera tiré qu’un très petit nombre d’exemplaires ». Cette liste complémentaire existe bien : il s’agit d’un petit volume de 47 pages, indiquant les prix d’adjudication en regard des numéros et donnant quelques précisions sur la condition et l’état des exemplaires (« gâté et imparfait », « très rogn. », « piqué »), à même d’en justifier les prix41. Le catalogue proprement dit reçut tous les soins de Santander, qui augmenta les notices de commentaires bibliographiques et d’appréciations sur la rareté et la qualité des exemplaires. Il lui adjoignit même un volume de supplément, comprenant des observations sur les filigranes des incunables, un mémoire sur les premiers usages des signatures et des chiffres en typographie, une étude sur un de ses manuscrits contenant les Canons de saint Isidore, et quelques fac-similés. La complexité de ce document et ses ambitions montrent assez qu’il fut directement conçu pour survivre à l’événement que serait la vente publique, et constituer un ouvrage de référence et d’érudition bibliographiques.

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Une fois perdue sa fonction première et sa connotation marchande, le catalogue de vente devient tableau : à la fois seul témoin de la collection et mise en scène de celle-ci (par les pièces liminaires, les frontispices, l’ordre affiché). La collection dispersée, il propose à travers elle le seul parcours désormais possible. Il devient livre à part entière, tout à la fois instrument de travail, objet de lecture et de délectation bibliophilique. Au début du XIXe siècle, l’apparition des fac-similés est le signe d’évolutions ultérieures dans la présentation et l’aspect visuel des catalogues de vente de livres. Probablement sous l’influence des catalogues de vente de collections d’art et de curiosités, ils accueilleront, en sus du portrait éventuel du possesseur, quelques reproductions des articles décrits, d’abord par la gravure, puis sous forme de fac-similés zincographiques et plus tard de clichés photographiques. Les progrès de la reproduction photomécanique permettront, en effet, d’y donner à voir des fac-similés d’autographes et d’ex-libris manuscrits, des spécimens typographiques, des planches et pages de titre, des plats de reliure.

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Plus largement, leur rôle dans l’histoire de la classification et de la description du livre est incontestable. Ils conservent l’importance qu’ils ont acquise comme source

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bibliographique ; en retour même, l’usage se généralise au XIXe siècle, dans les catalogues de vente comme dans les catalogues de libraires à prix marqués, de donner après la notice d’un article la référence aux grands répertoires bibliographiques qui commencent à être publiés, à la fois comme garantie d’identification et pour une économie de la description. Du reste, la bibliographie étant un domaine où les gestes de confrontation, compilation, refonte et mise à jour sont indispensables, on comprend aisément qu’il s’agisse d’un champ où les notions de source et de modèle ont une certaine pertinence.

ANNEXES

ILL.

1. — Bibliotheca Fayana, 1725 : vignette de la page de titre.

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ILL.

2. — Bibliotheca Fayana, 1725 : frontispice.

NOTES 1. Le plus récent rappel sur l’origine de cette pratique est celui de Pierre Bérès, « Reflections on bookcollecting », dans The Book Collector, t. 46, no 2, été 1997, p. 236. 2. Il est possible que le catalogue de vente des livres de Thomas Biaise, libraire, dont la vente au détail et aux enchères eut lieu en 1641, soit plutôt celui d’un fonds de librairie que d’une bibliothèque privée. Dans le premier cas, le plus ancien catalogue français d’une vente publique, en détail et au dernier enchérisseur, d’une bibliothèque privée, serait celui de François de Bassompierre (1646). Notices dans Françoise Bléchet, Les ventes publiques de livres en France, 1630-1750, répertoire des catalogues conservés à la Bibliothèque nationale, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, p. 57 et 58. 3. Ils sont en effet réunis, dans la plupart des bibliothèques publiques, sous un même groupe de cotes (à la Bibliothèque nationale de France, essentiellement la lettre A) et/ou recensés sous une vedette de forme propre. 4. Jean Viardot, « Livres rares et pratiques bibliophiliques », dans Histoire de l’édition française, dir. Henri-Jean Martin et Roger Chartier, t. II, Le livre triomphant, 1660-1830, Paris, Promodis, 1984, rééd. Paris, Fayard/Cercle de la Librairie, 1990, p. 584. 5. Daniel Mornet « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1781) », dans Revue d’histoire littéraire de la France, t. 17, 1910, p. 449-496, à la p. 451. L’importance de ces documents a plusieurs fois été signalée par la suite : Émile Dacier, « Des livres précieux sans en avoir l’air : les anciens catalogues de vente », dans Bulletin du bibliophile, nouv. série, n o 3, 1952, p. 117-142 ; Michel Marion et Colette Raux, « L’intérêt des catalogues de ventes de livres », dans Bulletin de l’Association des bibliothécaires français, n o 100, 1978, p. 143-151 ; Michel Marion, « Les ventes publiques de livres et leurs catalogues », dans Bulletin du bibliophile, 1981, p. 331-341 ; Nicole

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Masson, « Les catalogues de vente », dans Histoire des bibliothèques françaises, t. II, Les bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, dir. Claude Jolly, Paris, Promodis, 1988, p. 262-265. 6. Seymour de Ricci, « Quelques bibliothèques françaises passées en Angleterre », dans Journal des savants, t. 13, no 6, 1915, p. 417 et 423. 7. A l’article précité, il faut notamment ajouter l’important English Collectors of Books and Manuscripts (1530-1930), Cambridge, Cambridge University Press, 1930, p. 10-11. 8. List of Catalogues of English Book Sales, 1676-1900, now in the British Museum, réd. I. A. K. Burnett et H. Mattingly, Londres, British Museum, 1915. 9. Il n’est pas indifférent de noter que Ricci était d’origine anglaise et qu’il a toujours été pénétré des pratiques anglo-saxonnes. On trouve alors outre-Manche un intérêt plus répandu et une sensibilité plus affirmée à l’égard des catalogues de vente, probablement du fait d’une plus grande proximité entre bibliophiles, « auctioneers » et libraires d’antiquariat d’une part, conservateurs et historiens bibliographes de l’autre. 10. Aujourd’hui conservés à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France, Rés. m. Q. 413 et 414 pour les répertoires manuscrits en cahiers, fichiers non cotés. 11. Seymour de Ricci, Census of Caxton’s, Oxford, The University Press, 1909. H. C. Bartlett et A. W. Pollard, A census of Shakespeare’s plays in quarto, New Haven, Yale University Press, 1916, 4 vol. Sur Pollard et son intérêt pour les catalogues de vente, voir la contribution de Giles Mandelbrote dans le présent volume. 12. Sur la réception du catalogue du Fay, voir J. Viardot, Livres rares..., p. 588. 13. Bibl. mun. Lyon, mss. PA 167, 295 et 298. Yann Sordet, « Le livre entre autres objets : Pierre Adamoli (1707-1769), un curieux des Lumières et ses collections », dans École nationale des chartes, Positions des thèses..., 1997, p. 285-298, résumé d’une thèse en cours de publication dans la collection des Mémoires et Documents de l’École des chartes. Sur les catalogues « domestiques » – ou rédigés par le possesseur de la bibliothèque pour son usage-, cf. Yann Sordet, « Une approche des catalogues domestiques de bibliothèques privées (XVIIe-XVIIIe siècle), instruments et miroirs de collections particulières », dans Bulletin du bibliophile, 1997, n o 1, p. 92-123. 14. Il s’agit du Catalogue des livres de feu M r Danty d’Isnard médecin, ancien professeur royal des plantes du jardin du Roy, Paris, Gabriel Martin, 1744. Citation : Bibl. mun. Lyon, ms. PA 298 (8), fol. 51v. 15. Catalogue..., Paris, Barrois, 1759 ; Bibl. mun. Lyon, ms. PA 298 (8), fol. 55. 16. Bibl. mun. Lyon, ms. PA 298 (11). 17. Bibl. mun. Lyon, ms. PA 298 (6). 18. Bibl. mun. Lyon, ms. PA 298 (13), fol. 1v. 19. M.-G. Berkvens-Stevelinck, « L’apport de Prosper Marchand au système des libraires de Paris », dans De Gulden Passer, 1978, no 56, p. 21-63. 20. Charles Philippe Campion de Tersan, Bibliographie ou catalogue alphabétique des livres rares, curieux et recherchés, avec les prix, Bibl. nat. de Fr., nouv. acq. fr. 4629 ; J.-B. M. de Piquet, marquis de Méjanes, Catalogue de livres rares, avec prix, Bibl. mun. Aix-en-Provence, ms. 813. 21. Guillaume-François Debure, Bibliographie instructive ou traité de la connaissance des livres rares et singuliers, Paris, G.-F. Debure, 1763-1768, 7 vol. in-8°. La Bibliographie instructive fut en fait précédée d’un petit ouvrage que Debure publia sous l’anagramme de son nom : Musaeum typographicum, seu collectio in qua omnium fere librorum in quavis facultate ac lingua rariorum, rarissimorum, notatuque dignissim(orum) accurate recensentur a Guillelmo-Francisco Rebude, s. l., 1755, 43 p. in-12. Il s’agit d’une petite sélection de livres rares, sans les commentaires dont il assortira les notices de sa Bibliographie instructive, et qui en font l’intérêt principal. 22. Catalogue des livres du cabinet de Mr G. D. P. [Girardot de Préfonds], Paris, Debure, 1757. Au moment où nous relisons le texte de cette communication, M. André Jammes révèle l’existence d’un Dictionnaire typographique..., contenant le catalogue exact de ce que la littérature ancienne et moderne nous offre de livres précieux par leur singularité ou par leur rareté, par Guillaume-François Debure, manuscrit daté justement de 1757, conservé dans les collections de la famille Firmin-

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Didot. Ce manuscrit est évidemment susceptible d’éclairer plus précisément l’origine et la genèse de la Bibliographie instructive. André Jammes, Les Didot, trois siècles de typographie et de bibliophilie (1698-1998), catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Paris, 1998, no 248. 23. Bibliographie instructive, t. VII, Paris, 1768, p. 7-8. De fait, dans beaucoup de catalogues, les imperfections sont réelles : descriptions rapides ou inexactes, approximatives ou d’ensembles d’articles dont on ne donne pas le détail, etc. 24. G.-F. Debure, Supplément à la Bibliographie instructive, ou Catalogue des livres du cabinet de feu M. Louis-Jean Gaignat, Paris, Debure, 1769, 2 vol. in-8°. 25. J.-B. L. Osmont, Dictionnaire typographique, historique et critique des livres rares, singuliers, estimés et recherchés en tous genres, contenant par ordre alphabétique les noms et surnoms de leurs auteurs, le lieu de leur naissance, le temps où ils ont vécu et celui de leur mort, avec des remarques nécessaires pour en distinguer les bonnes éditions et quelques anecdotes historiques, critiques et intéressantes tirées des meilleures sources ; on y ajoint le prix qu'ils se vendent la plupart dans les ventes publiques, par J. B. L Osmont, libraire à Paris, à Paris, chez Lacombe, 1768, 2 vol. in-8° ; F. de Los Rios, Bibliographie instructive, ou Notice de quelques livres rares, singuliers et difficiles à trouver, avec des notes historiques pour connaître et distinguer les différentes éditions et leur valeur dans le commerce, Avignon, François Séguier imprimeur, Lyon, chez hauteur, 1777, in-8° ; R. Duclos et Charles-André Cailleau, Dictionnaire historique et critique des livres rares, précieux, singuliers, curieux, estimés et recherchés qui n'ont aucun prix fixe [...] avec leur valeur réduite à une juste appréciation, suivant les prix auxquels ils ont été portés dans les ventes publiques depuis la fin du XVII e siècle jusqu'à présent..., Paris, Cailleau, 1790, 3 vol. in-8° ; Supplément par Jacques-Charles Brunet, Paris, Delalain, 1802. De tels ouvrages existent aussi, bien sûr, en Hollande : ainsi le libraire Abraham Ferwerda compile-t-il un Catalogus universalis cum pretiis, Leeuwarden, Abraham Ferwerda et Gerrit Tresling, 1772-1778, 4 vol. in-8°. Dans l’ordre alphabétique, sont consignées les éditions, avec les prix qu’ont atteint les exemplaires passés en vente publique entre 1702 et 1772. Ferwerda a utilisé 261 catalogues de vente. Nous remercions M. Otto Lankhorst d’avoir attiré notre attention sur cet ouvrage. 26. J.-B. L. Osmont, Dictionnaire typographique..., « Avertissement », p. VIII. 27. R. Duclos et C. A. Cailleau, Dictionnaire historique et critique..., p. IX-XII. 28. Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire et de l’amateur de livres, Paris, 1810, 5 e éd., Paris, 1860-1865, 5 vol. Brunet avait d’ailleurs fait ses premiers pas dans ce genre bibliographique en donnant un Supplément au répertoire de Cailleau et Duclos (cf. supra note 25). 29. Bibl. Sainte-Geneviève, 8° Qb 191-192 inv. 343-344. 30. Nicolo Francesco Haym, Biblioteca italiana, o sia Notizia de’ libri rari nella lingua italiana, Londres, Tonson & Watts, 1726, in-8°, rééd. Venise, Geremia, 1728, in-4° ; Johann Vogt, Catalogus historicocriticus librorum rariorum, Hambourg, 1732, in-8°, rééd. ibid., 1738, ibid., 1753, Francfort et Leipzig, 1793 ; David Clément, Bibliothèque curieuse historique et critique, ou Catalogue raisonné des livres difficiles à trouver, Göttingen, J. G. Schmid, puis Leipzig, J. F. Gleditsch, 1750-1760, 9 vol. in-4°, inachevé (lettres A-H). 31. N. F. Haym, Biblioteca italiana…, avertissement « A’ lettori », non pag. 32. « Libri rari non semper sunt optimi, aut digni qui legantur ; quinimo non nunquam sunt pessimi. Saepissime liber malus, ac inutilis, ob solam raritatem in pretio est » : J. Vogt, « Axiomata historico-critica de raritate librorum », in id., Catalogus historico-criticus..., p. lim. non pag. 33. Martin-Sylvestre Boulard, Traité élémentaire de bibliographie, Paris, Boulard, 1804. Sur cet ouvrage, voir la présentation récente de F. A. Janssen, « The oldest practical manual for the antiquarian bookseller », dans Bulletin du bibliophile, 1997, n o 2, p. 367-374. 34. M.-S. Boulard, Traité élémentaire..., p. 89-105, passim. 35. « At the end of most of the stories comes the sale; which finally disperses what had been brought together with so much eagerness and enjoyment. And it would hardly be human not to

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sigh over that. However, the prospect of creating after their demise such a stir as a great sale occasions may rather have pleased than disquieted most collectors and, again, it is no doubt possible, exaggerate the attractiveness, to the imagination of our entreprising person, of the mere external permanence in the result of his labour »: recension anonyme de l’ouvrage de Seymour de Ricci, English Collectors of Books and Manuscripts, dans The Times Literary Supplement, 24 janvier 1931, p. 69. 36. Sur l’importance de ce catalogue dans la mise au point du système, voir M.-G. BerkvensStevelinck, « L’apport de Prosper Marchand... », passim. 37. Bibliothecae Josephi Garampi cardinalis Catalogus, Roma, Mariano de Romanis, 1796. 38. Sur cette tentation de l’impression des catalogues « domestiques » sur le modèle des catalogues de vente, cf. Y. Sordet, « Une approche des catalogues domestiques... », p. 106-108. 39. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. C. de la Serna Santander, rédigé et mis en ordre par luimême, avec des notes bibliographiques et littéraires, nouvellement corrigé et augmenté, Bruxelles, an XI [1803], 5 vol. in-8°. 40. Carlos Antonio de La Serna Santander, Dictionnaire bibliographique choisi du quinzième siècle, ou Description par ordre alphabétique des éditions les plus rares et les plus recherchées du quinzième siècle, Bruxelles, impr. de J. Tarte, Paris, Tillard, 1805-1807, 3 vol. in-8°. 41. Prix des livres de la bibliothèque de M. de La Serna Santander de Bruxelles (vente 16 janvier-19 avril 1809), [Paris, 1809].

AUTEUR YANN SORDET Bibliothèque Sainte-Geneviève.

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Typologie des catalogues de vente Nicole Masson

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Je me propose d’examiner successivement les différents plans selon lesquels on peut tenter une typologie des catalogues de vente de bibliothèque. Je m’appuie sur une longue fréquentation de ce type d’ouvrages (depuis 1985), mais plus précisément, pour quelques estimations statistiques, sur un ensemble d’environ soixante catalogues parus entre 1750 et 1754 et conservés à la Bibliothèque nationale de France.

I. – LA BIBLIOGRAPHIE MATÉRIELLE : FORMAT, ORNEMENTS, PAGINATION, TITRE, LANGUE 2

La bibliographie matérielle est le premier point qui retient l’attention. Mais toutes les observations ne sont pas aussi pertinentes : • Le format, par exemple, ne permet pas de classer véritablement les catalogues de vente puisqu’ils sont très majoritairement in-8°. Pour l’échantillon retenu (années 1750-1754), on ne trouve que 11 % des catalogues in-12, le reste étant in-8°. • La pagination est un critère plus riche d’enseignements. En effet, si la moyenne de ces soixante catalogues est de 108 pages, il y a de très grandes disparités : de 8 pages (anonyme lillois de 1753, ou Mallet, marchand de vin à Lille, 1754) à plus de 648 pages (Giraud de Moucy, 1754). Et si l’on retire de l’échantillon neuf gros catalogues de plus de 200 pages, la moyenne tombe à 70 pages. On peut présenter l’ensemble sous forme de deux graphiques, l’un plus précis, l’autre faisant apparaître les dominantes (fig. 1-2).

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Fig. 1. Ampleur des catalogues, 1750-1754

Fig. 2. Ampleur des catalogues, 1750-1754 : dominantes

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En règle générale, et à quelques prestigieuses exceptions près, les catalogues de vente sont peu épais, imprimés sur un papier très ordinaire, sans beaucoup de soin. Lorsqu’ils présentent une sorte de légère couverture, elle ressemble plutôt à du buvard. Le catalogue, ouvrage de « consommation courante », est surtout une sorte de prospectus commode qui permet à l’acheteur potentiel de se faire à l’avance une idée de la collection vendue, puis de suivre aisément le déroulement de la vente en y portant éventuellement des annotations. Bien souvent, on ne trouve pas de page de titre, mais un simple titre de départ sur la première page du catalogue. Il peut y avoir une vraie page de titre, mais alors son feuillet conjoint porte souvent l’annonce des dates de la vente et, ensemble, ils servent en même temps de couverture et enserrent les cahiers. La description bibliographique – en particulier la collation par signatures – pose des problèmes dans bien des cas : les anomalies dues à la négligence ne manquent pas.

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Quand des ornements sont ajoutés, comme des bandeaux, ils sont utilisés par l’imprimeur de nombreuses fois et ils sont usagés. On en trouve même qui sont imposés à l’envers (Simon, 12 janvier 1750, p. 12). Mais, dans tous les cas, l’imprimeur et le libraire essaient de rendre le catalogue clair et assez attrayant, grâce à des ornements typographiques, des

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vignettes et bandeaux signés. Pour reprendre l’échantillon des années 1750-1754, 60 % des catalogues ont au moins un bandeau sur le titre de départ. 5

Quant à la langue utilisée pour la rédaction du catalogue, on constate, et ce n’est pas une surprise, une rapide régression du latin au cours du XVIIIe siècle. Il n’y a pratiquement plus de catalogues rédigés en latin après 1750, si ce n’est quelques catalogues alsaciens, comme à Strasbourg ceux de Behr, en 1762 (conditions de l’enchère en français et en latin ; caractères gothiques mêlés), ou de Beyckert, en 1763 (catalogue en latin).

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L’examen précis du titre du catalogue est souvent instructif. On y trouve des indications sur le type de vente (modalités, lieu, date), sur le libraire chargé de la vente, sur le type de collection (cabinet, bibliothèque...).

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Le titre est plus ou moins développé, et donne souvent des renseignements sur l’identité du collectionneur (s’il est décédé, ses titres, qualités ou charges...). Mais certains catalogues au contraire laissent le possesseur des livres dans l’anonymat.

II. – UNE TYPOLOGIE DES EXEMPLAIRES 8

Les exemplaires d’un même catalogue peuvent être assez différents selon plusieurs critères qui permettent d’en dresser une typologie : complétude, annotations et provenance.

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En dehors du corps même du catalogue qui consiste en une liste de titres d’ouvrages proposés à la vente, un exemplaire peut contenir un grand nombre d’éléments annexes – dont tous ne figurent pas dans tous les exemplaires – : ce sont la page de titre, les tables et index, un supplément éventuel de livres omis dans un premier recensement ou correspondant à une bibliothèque de campagne, l’annonce de la vente ou l’affichette avec les dates et les vacations, un catalogue complémentaire d’estampes ou d’objets (curiosités, coquilles, médailles, musique).

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N’oublions pas que les catalogues de vente sont, à l’origine, des instruments destinés à faciliter le bon déroulement des opérations. Il en résulte que bon nombre d’exemplaires portent des annotations manuscrites qui peuvent être de nature très diverse : identification d’un possesseur anonyme, précisions sur un possesseur nommé, mentions de prix, d’état des ouvrages, d’acquéreurs, indications sur les circonstances de la vente (date, lieu, montant total, manipulations des libraires), diverses appréciations personnelles, signalement de ventes secrètes, livres « obmis », tables et index manuscrits...

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Enfin, la provenance de l’exemplaire permet d’étudier la circulation des catalogues, très tôt collectionnés. Notons le cas particulièrement intéressant des exemplaires de travail utilisés par les libraires chargés de la vente : ils fourmillent d’informations manuscrites comme les prix de départ, les adjudications, les noms des acquéreurs notés en marge des articles.

III. – UNE TYPOLOGIE DES CONDITIONS DE VENTE 12

Toutes les bibliothèques ne se vendent pas en une journée. Tous les catalogues ne correspondent pas à des ventes (catalogues d’usage, par exemple), et de plus toutes les bibliothèques privées qui se vendent ne donnent pas lieu à un catalogue imprimé : il n’y a

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parfois qu’un catalogue manuscrit, qu’on peut consulter chez un libraire ou un notaire. Le plus souvent, la presse annonce quelques belles pièces et le collectionneur est invité à aller voir les exemplaires lors d’une exposition préalable. Même quand le catalogue est imprimé, on le trouve parfois en des lieux saugrenus (pour Behr, Strasbourg, 1762 : « dans la maison de Behr ou chez Isler, le bedeau de l’université ») 13

Différentes procédures sont possibles qui, là encore, permettent d’établir une sorte de double typologie : • vente en bloc de l’ensemble de la bibliothèque ou vente en détail des livres, à l’unité ou par petits lots ; • vente à l’amiable à prix marqués ou vente aux enchères.

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Comme l’a expliqué Françoise Bléchet dans l’introduction de son répertoire bien connu, bien souvent, au moment de l’impression du catalogue, on hésite encore sur les modalités. Si une vente globale est possible avant la vente en détail, elle est souvent préférée (par exemple, pour la vente Du Pont de Carles en 1701).

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Du coup, les annotations manuscrites portées sur les catalogues sont précieuses, ainsi que la presse d’annonce, pour connaître les dates exactes, la durée, les modalités des ventes.

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Néanmoins, on constate au fil des années une montée en puissance de la vente aux enchères. On peut citer comme témoignage l’« Avis des libraires » du catalogue Basset, Lyon, 1753, où les frères Duplain écrivent : « Nous nous flattons que l’on nous saura gré du soin que nous prenons d’introduire dans cette ville la méthode de vendre les bibliothèques à l’enchère et au détail. [...] Nous ne faisons que suivre les traces de M. Gabriel Martin, qui l’a introduite dans Paris, avec un applaudissement général & un succès avantageux pour toutes les familles. »

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A noter que Martin, entre 1705 et 1761, a rédigé près de cent cinquante catalogues de vente et qu’il a été l’objet d’une pétition en 1728, de la part de libraires qui protestaient contre ses ventes publiques : elles ruinaient, disaient-ils, les ventes en boutique.

IV. – MODES DE RÉDACTION 18

Les catalogues se présentent donc comme des listes d’ouvrages mis en vente. Mais le rédacteur doit choisir un mode de présentation de cette liste, et donc de classement des ouvrages. Ce choix dépend pour une bonne part de la réponse à une question très simple : pourquoi faire un catalogue de vente ?

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On établit un catalogue d’abord pour des raisons publicitaires, parce qu’on veut attirer l’attention sur la vente. Souvent le catalogue se justifie du fait de l’ampleur de la collection, mais il est parfois dressé plutôt en raison de sa qualité. Ainsi que le dit une note imprimée à la fin du catalogue Goesbriant, 1752 : « Le petit nombre de volumes de ce cabinet ne demandoit point de catalogue, mais on a jugé à propos d’en faire un pour en indiquer les conditions extraordinaires, dont une partie est en maroquin, une autre en veau fauve et la troisième en veau en écaille avec des filets d’or sur le plat. »

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Le catalogue est aussi censé permettre ou faciliter la vente par correspondance comme l’atteste cet avis passé dans les Annonces, affiches, et avis divers du 18 septembre 1752 : « Comme plusieurs personnes de province se plaignent qu’elles ne peuvent recevoir les catalogues imprimés de livres, de tableaux ou de cabinets à vendre, que lorsque

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la vente en est faite, ou considérablement avancée, parce qu’on imprime ces catalogues trop tard, nous avons cru devoir avertir les particuliers, ou les libraires, qui font ces sortes de ventes, de publier leurs catalogues au moins trois semaines d’avance, afin que les curieux, éloignés de Paris, puissent écrire à leurs correspondants pour faire les acquisitions qu’ils souhaitent. » 21

Les catalogues enfin sont utiles aux bibliographes : on y « peut puiser la science des livres, devenue de nos jours une branche importante de l’érudition », comme le rappelle l’éloge de Gros de Boze prononcé à l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres le 13 novembre 1753.

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On constate cependant que les ventes des bibliothèques de certains personnages connus, comme celle du critique littéraire Rémond de Saint-Mard, n’ont pas laissé de catalogue. Peut-être en raison de délais trop brefs ?

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Une autre question tout aussi simple peut être posée : pourquoi vendre une bibliothèque ?

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C’est la mort du possesseur qui le plus souvent détermine la vente de la bibliothèque, généralement six mois environ après le décès. Il faut noter alors le lien avec l’inventaire après décès. On lit par exemple dans l’avis imprimé à la fin du catalogue Mézière, 1735 : « On n’a pas jugé devoir donner un autre arrangement aux livres, que celui qu’ils avaient dans les tablettes ; d’autant plus qu’on était astreint à suivre l’ordre des numéros de l’inventaire fait après le décès de M. de Mézière. »

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Mais ce sont parfois d’autres circonstances, comme des difficultés financières ou un départ pour l’étranger qui obligent le possesseur à se défaire de tout ou partie de sa bibliothèque. Ainsi, en 1750, Simon de Verville, médecin de Rouen envoyé en Perse, sans doute pour espionnage, vend ses livres avant son départ. Il ne reviendra d’ailleurs jamais en France, et sera condamné pour apostasie en 1754.

V. – DES CLASSEMENTS MÉTHODIQUES 26

Si on examine l’ensemble des catalogues de vente, on reconnaît plusieurs noms de libraires qui reviennent régulièrement comme ceux de Bauche, Barrois, Damonneville et, bien entendu, Martin et Debure. Ils constituent une sorte d’élite qui s’impose au public des collectionneurs. On s’aperçoit aussi que ces libraires spécialisés se posent beaucoup de problèmes méthodologiques. Et d’abord sur l’ordre à adopter pour le catalogage.

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Les premiers catalogues du XVIIe siècle utilisaient volontiers le format comme critère de classement. C’était commode pour le libraire, sans être vraiment utile pour l’acheteur potentiel, qui se détermine rarement selon ce critère. Sans entrer dans le détail, dans un bon nombre de catalogues, il règne une certaine anarchie quant au mode de présentation des livres vendus : on y trouve toutes les combinaisons entre matière, format et ordre alphabétique. Un seul exemple : le catalogue d’une bibliothèque d’abbé (anonyme), vendue le 20 mai 1754, répartit les livres par formats et, à l’intérieur de chaque format, selon les matières.

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De façon plus fréquente, les libraires utilisent aussi, durant tout le XVIIIe siècle encore, le classement « par inventaire ». Notons d’emblée l’ambiguïté du terme « inventaire ». Il peut faire allusion à l’ordre de l’inventaire après décès, établi par un notaire, c’est-à-dire l’ordre des tablettes. Mais il peut aussi indiquer l’ordre de la vente (« vente » étant un des sens possibles d’« inventaire »). Le plus souvent, il s’agit plutôt de la première interprétation, comme pour le catalogue Mézière (1735), déjà cité. Mais on peut citer

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comme exemple de la deuxième interprétation le catalogue Behr (Strasbourg, 1762), où les livres sont classés selon l’ordre de la vente, par formats, avec numérotation à l’intérieur des formats. 29

Enfin, au début du XVIIIe siècle, une véritable méthode est établie, à l’initiative de deux grands libraires, Prosper Marchand et Gabriel Martin : le « système des libraires de Paris ». Ce principe de catalogage place les libraires français au tout premier plan dans ce domaine, avec une procédure stricte, toujours identique : répartition des ouvrages en cinq grandes catégories avec des divisions et subdivisions systématiques, mélange des formats, numérotation continue des volumes décrits, table alphabétique des noms d’auteurs, description bibliographique selon un schéma fixe et ordonné. Avec cette nouvelle méthode, le catalogue de vente, présenté rationnellement, devient un manuel pour le bibliophile. Notons seulement que la division selon l’ordre des facultés (théologie, jurisprudence, sciences et arts, belles-lettres et histoire) n’est pas toujours très satisfaisante sur le plan intellectuel. Ainsi, une bibliothèque d’ecclésiastique peut sembler assez équilibrée tout en ne contenant, en jurisprudence, que des ouvrages sur le droit canon et, en histoire, sur l’histoire de l’Église et des missions.

VI. – UNE TYPOLOGIE DES BIBLIOTHÈQUES 30

En schématisant très sommairement (et en renvoyant aux travaux de Jean Viardot notamment), on peut distinguer plusieurs types de collections de livres.

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Le premier type de collection est la bibliothèque érudite ou « robine ». Ce type de bibliothèque caractérise la noblesse de robe qui ouvre ses collections aux bourgeois pauvres « à talents ». Elle permet à son possesseur d’afficher son nouveau statut social, puisque sa noblesse acquise s’oppose à la noblesse de naissance ; la culture légitime son ascension sociale plus dignement que ne le fait l’argent. La bibliothèque robine est encyclopédique, inspirée par l’esprit de l’humanisme érudit. Elle exclut les belles-lettres françaises et modernes. Elle s’oppose à l’esthétisme des jésuites comme à l’hédonisme des mondains. C’est l’esprit de sérieux qui domine : il faut avoir « les meilleurs textes dans les meilleures éditions ». C’est dans l’Advis de Gabriel Naudé (1627, puis 1644) qu’on peut lire les principes qui président à sa constitution. Quant à la bibliothèque qui représente le mieux ce type, c’est celle du président de Thou (mort en 1617, catalogue de 1679).

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Mais on peut constater toute une évolution mercantile. Les livres « curieux » sont chers et recherchés. On glisse alors progressivement du champ érudit à celui du luxe, de l’art et de la curiosité. Le marché du livre s’apparente au marché de l’art, avec le développement des grands marchands spécialisés de « l’ancienne librairie ». La publicité des ventes et les progrès de la bibliographie achèvent de caractériser cette évolution.

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Le principe du « cabinet choisi » s’oppose à celui de la bibliothèque robine, utile et sérieuse. Sa constitution répond au seul critère du goût et implique la frivolité, le luxe, le superflu. Son principe consiste à choisir, sans souci d’exhaustivité, un petit nombre de volumes, ayant pour point commun un certain raffinement (reliures, enluminures, etc.). Ce modèle touche les mondains, les femmes, les jeunes gens, même issus de la noblesse de robe. Le cabinet correspond souvent, topographiquement, à une petite pièce, la plus intime de la maison. Il fait souvent partie d’une bibliothèque plus vaste. Ainsi, dans la bibliothèque de Bourgevin de Norville, on trouve un cabinet choisi de livres italiens,

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contenant des éditions vénitiennes du XVIe siècle : en tout une cinquantaine de titres, qui représentent environ 6 % de l’ensemble de la bibliothèque. 34

Peu à peu, le cabinet choisi gagne son autonomie. Il est l’objet de la délectation lettrée (collections d’elzévirs, de livres modernes de luxe illustrés comme l’édition des Fermiers généraux des Fables de La Fontaine). Jeanne-Baptiste Albert de Luynes, comtesse de Verrue (vente des livres le 18 juin 1737) illustre bien ce type d’amateur de livres. Elle a une des premières collections de romans et pièces de théâtre. Sa bibliothèque est garnie de meubles en ébène et d’armoires en marqueterie, écaille et cuivre avec taffetas vert, dans un grand cabinet avec vue sur le jardin. Elle collectionne aussi les tableaux, les estampes, les porcelaines.

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Il reste encore à signaler le cabinet curieux ou cabinet de raretés. On rencontre des cabinets de curiosité dès le XVIe siècle, mais la pratique en est mal admise. Le livre va progressivement entrer dans cette catégorie, au même titre que les pierres, les fossiles, les coquillages, au détriment de son contenu intellectuel. On collectionne ainsi les manuscrits à peintures, les livres d’heures, les livres de musique, les herbiers, les planches d’histoire naturelle. Cette tendance s’accentue après 1750.

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On constate donc une séparation entre les savants et les connaisseurs. Même pour les grands textes, on oppose l’editio optima à l’editio prima. L’idéal est d’allier la qualité des textes, celle des éditions et la beauté matérielle de l’objet-livre. Là encore, on peut signaler quelques exemples caractéristiques, comme la collection d’Angran, dont les livres sont vendus le 5 février 1748. Gersaint, expert, organise le 4 mars la vente de sa collection de curiosités. Malgré son éducation, fils d’une janséniste qui lui a donné pour précepteur M. Eustace, confesseur de Port-Royal, Angran est un athée, ami du Régent et débauché comme lui. Son fils vendra sa propre bibliothèque en 1765 pour éponger ses dettes, n’étant guère plus florissant que son père. Quant à Gersaint, l’expert, sa propre bibliothèque est vendue à sa mort, le 25 mai 1750. Elle est en réalité composée de multiples petites collections : 99 titres de « chansons et facéties », 41 titres de « traités pour et contre les femmes ». Sur un des exemplaires du catalogue, conservé à la Bibliothèque nationale de France, on lit des mentions marginales manuscrites en face de certains titres : « curieux » ou « rare ». On procède d’ailleurs à une vente secrète complémentaire, consacrée à des ouvrages de jansénisme ou de « galanterie ». On vend aussi une collection de tableaux (dont quatre Rubens) et de coquillages. Le jugement du Journal de Trévoux1 est très significatif : la bibliothèque est « très inférieure à l’idée que nous nous étions faite de ce trésor littéraire [...]. En un mot cette bibliothèque dans la plupart des pièces qui la composent ne peut intéresser les savants ni les sages. »

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Après ce tour d’horizon assez large des différents types de catalogues de vente, peut-être faut-il rappeler pour conclure la fiabilité limitée des catalogues pour la connaissance des bibliothèques. En effet, ils ne fournissent pas de listes exhaustives, comme la comparaison avec les inventaires après décès le prouve ; ils sont parfois complétés par des listes de « livres obmis », ce qui témoigne explicitement de leurs lacunes ; un certain nombre de livres, licencieux ou hérétiques, font l’objet de ventes secrètes dont nous n’avons pas toujours la trace ; d’énigmatiques formules comme « paquets de livres », « liasses de brochures » ne nous disent rien des livres qui sont sans doute les plus lus et manipulés et qui se retrouvent, du coup, dans un mauvais état peu favorable à la vente. Par ailleurs, les témoignages ne manquent pas pour signaler que les libraires regroupent souvent, dans leur propre intérêt commercial, plusieurs petites bibliothèques dans un même catalogue, ou qu’ils y joignent sans le préciser des livres de leur propre fonds : ces manipulations de

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libraires nous échappent souvent. Même s’ils constituent une source précieuse d’informations, rappelons donc que ces catalogues doivent être examinés avec soin et méfiance, en les confrontant à de multiples sources extérieures.

NOTES 1. Journal de Trévoux, juillet 1750, p. 1717.

AUTEUR NICOLE MASSON Université de Poitiers.

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Collectionneurs et collections de livres à Paris au XVIIIe siècle Michel Marion

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La question des collectionneurs et des collections de livres peut, à l’évidence être appréhendée à partir de diverses sources, exploitées conjointement ou séparément : inventaires après décès, inventaires des saisies révolutionnaires, scellés du Châtelet, catalogues de ventes publiques, etc. J’ai choisi aujourd’hui de ne parler que des seuls catalogues conservés à la Bibliothèque nationale de France, essentiellement dans la série « Delta » (Δ).

I. – LE MONDE DES COLLECTIONNEURS 2

Plusieurs milliers de catalogues concernant l’époque indiquée sont enfermés dans les boîtes de la série Δ. Pour un certain nombre de raisons, soit que je n’aie pu en identifier les possesseurs, soit qu’ils débordent la limite chronologique (1789) que je m’étais fixée, je n’en ai conservé que 1 032, répartis selon une grille sujette à discussion, certes, puisqu’il est évident que les financiers secrétaires du Roi, les avocats, parfois aussi secrétaires, et autres titulaires d’offices anoblissants, ressortissaient à la noblesse. Mais il me semble qu’elle a l’avantage d’affiner un peu ce petit monde des collectionneurs.

Catégories

Nb %

Clergé

181 18

Noblesse de cour 72

11

Parlementaires

72

7

Autres officiers

108 11

Financiers

80

8

108

Avocats

122 12

Académiciens

74

7

Médecins

52

5

Militaires

44

4

Divers

162 16

3

Dans ce nombre apparaissent peu de provinciaux, 71, essentiellement originaires des régions situées au nord d’une ligne La Rochelle-Lyon, peu de femmes, seulement 37, dont 27 ayant convolé, sans qu’il me soit possible de dire pour l’instant, sauf dans quelques rares cas tels que celui de la duchesse de Mazarin, si leurs collections avaient été constituées en propre ou provenaient de celles de leurs chers défunts.

4

On a donc affaire à un milieu socialement restreint mais favorisé, tant par la naissance (c’est le cas de l’abbé de Bourbon, oncle naturel de Louis XVI), que par la richesse. Certains des personnages ont des fortunes qui dépassent le million de livres ; même le président Ogier, plus réputé pour ses connaissances juridiques que pour sa richesse, possède un capital estimé à 110 000 livres, ce qui le met néanmoins à l’abri du besoin, surtout si l’on garde en mémoire que le salaire journalier de l’ouvrier parisien n’excède guère les 300 livres par an. Sachant que la valeur moyenne d’une bibliothèque se situe aux alentours de 33 000 livres (somme qui dans certains cas, comme celui du duc d’Antin, ne représente qu’une goutte d’eau dans la masse globale, mais qui reste malgré tout importante), on imagine aisément que se constituer une collection n’était ni à la portée des franges du tiers état – quand elles savaient lire –, ni même à la portée de tous les prêtres habitués de telle ou telle paroisse parisienne.

5

La richesse n’est évidemment pas le seul moteur de la collection. Il est intéressant de constater que l’éducation, débouchant sur une profession comme celles de médecin, de notaire ou d’avocat, conduit parfois à d’intéressantes bibliothèques. Ainsi le médecin Pierre-Joseph Macquer, son collègue Roux, collaborateur de l’Encyclopédie, chez qui, d’ailleurs, on note l’absence de tout livre religieux, et l’avocat Potier, dont le « catalogue suit l’ordre défini par le défunt lui-même », possèdent-ils d’importantes collections.

6

Enfin, mais ce trait est peut-être plus anecdotique que réellement probant, c’est un milieu en bonne santé, peut-être parce que ses conditions de vie, son environnement sont plus agréables, puisque bon nombre de collectionneurs habitent plus volontiers le faubourg Saint-Germain, ou près des Capucines, que les faubourgs Saint-Marcel ou Saint-Antoine, encore que s’y soient trouvées de vastes demeures entourées de jardins. Si l’abbé de Bourbon, déjà cité, trépasse à vingt-cinq ans au cours d’un voyage à Naples, beaucoup de ces personnages atteignent un âge respectable pour l’époque : 75 % dépassent les soixante ans, Dortous de Mairan meurt à quatre-vingt-treize ans, l’abbé Xaupy, un Catalan établi à Paris depuis fort longtemps, décède quasi centenaire.

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Il va sans dire que ce milieu n’a pas été statique, et qu’il a évolué dans le siècle. Si, à la fin du règne de Louis XIV, le poids du clergé est conséquent, on peut remarquer au moment de la Nuit du 4 Août, non sa disparition, mais le poids de plus en plus important d’autres catégories sociales : médecins, on vient de le voir ; titulaires d’offices de rang subalterne ; milieux en rapport avec l’argent : payeurs des rentes et autres manipulateurs, comme

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Radix de Sainte-Foix, passé à la postérité plus pour ses réelles « magouilles » que pour sa liaison avec la duchesse de Mazarin, qui, outre une fille, lui avait peut-être donné le goût des belles éditions.

II. – LES INTÉRÊTS DES COLLECTIONNEURS 8

L’équilibre entre les divisions thématiques classiques des bibliothèques, selon le système des libraires parisiens (A : théologie ; B : droit et jurisprudence ; C : sciences et arts ; D : belles-lettres ; E : histoire), se modifie selon les décennies et selon les groupes sociaux.

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La théologie, dont la primauté, sinon la prééminence, était bien installée, perd de son importance, de façon quasi régulière tout au long du siècle, sans toutefois disparaître. Les livres de droit ne sont jamais, sauf chez les praticiens, en nombre, ce qui d’ailleurs ouvre la discussion de savoir si les bibliothèques des professions appelées plus tard libérales, appartiennent réellement à la catégorie des cabinets d’étude ou aux collections : un peu les deux, sans doute. Les sciences et arts, qui regroupent aussi bien la philosophie que la poliorcétique, sont assurément la catégorie qui monte en puissance tout au long du siècle, d’à peine 10 % en 1715-20 à près de 25 % en 1780, effectuant en quelque sorte un mouvement symétrique inverse avec la théologie.

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Belles-lettres et histoire restent, quant à elles, des valeurs stables, avec toutefois une réelle désaffection pour les auteurs classiques, à mettre sans doute en relation avec la perte d’influence du latin, et une incontestable primauté de la dernière catégorie citée à compter des années 1750-1760, comme cela peut d’ailleurs se repérer au travers de l’analyse des inventaires après décès.

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Il est évident que cette image des collections mériterait d’être corrigée sur plusieurs points, car elle ne reflète que ce que les catalogues nous révèlent, avec les incertitudes liées à l’organisation des ventes, car elle ne donne bien souvent qu’un état de collections déjà vieillies, sans oublier évidemment, et c’est là la raison d’être du collectionneur, que nombre d’ouvrages qui apparaissent ont été achetés en fonction de l’intérêt qu’il leur portait, quelle que soit la date d’impression. L’évolution elle-même de la production imprimée du XVIIIe siècle ne peut être suivie, par le truchement des catalogues, qu’avec un certain temps de latence.

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Enfin, on remarque l’émergence de collections spécialisées, comme celles pour lesquelles on recherche les beaux livres, les livres rares, les manuscrits, et dont un des meilleurs exemples est la bibliothèque du duc de La Vallière (mais il ne faudrait pas oublier tous ses prédécesseurs en bibliophilie, tels que l’abbé de Rothelin).

III. – LES CATALOGUES DE VENTE 13

Le principal problème que posent les catalogues de vente est celui de la véracité, pour ne pas dire de la vérité. La bibliothèque de Gros de Boze n’eut pas moins de trois catalogues : catalogue « domestique » de 1745 puis catalogues de vente de 1753 et 1754. On apprend que les acheteurs ont substitué à des exemplaires d’une même édition d’autres moins bons. Cette pratique, choquante en elle-même, ne faisait que suivre une tradition bien établie chez les numismates. Plus grave est la manipulation révélée par le catalogue de l’abbé Desessarts (1775) ; comme l’abbé ne possédait pas de livres ressortissant aux belleslettres, le libraire a cru bon de combler cette lacune, ce qui fausse totalement la

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perception que nous aimerions avoir d’une bibliothèque au travers du catalogue de sa dispersion. Du moins, là, le libraire fait-il preuve d’honnêteté, mais combien ont avoué une pratique à l’évidence habituelle ? Les catalogues sont-ils le reflet de la bibliothèque ou bien celui de l’intérêt du libraire ? Faute de pouvoir comparer l’inventaire après décès, quand il existe, et le catalogue, il est vraisemblable que nous ne saurons jamais si ce dernier offre l’image sinon exhaustive, au moins fidèle, d’une collection. Et même si l’un et l’autre existent, comme dans le cas du chancelier d’Argenson, les paramètres, à commencer par le long intervalle – largement dix ans – entre les vacations du notaire et la composition du catalogue, sont tels qu’on ne pourra guère que se livrer à des supputations, et se demander ce qui dans les livres mis à l’encan reflète la construction du collectionneur ou le choix du libraire, lui-même guidé par ses goûts, ses convictions, ses obligations légales ou, plus simplement, par la loi du marché. 14

Malgré toutes ces imperfections structurelles, les catalogues existent et donnent bien du plaisir à ceux qui les ouvrent. En outre, ils sont riches d’enseignements.

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La structure de la notice évolue sensiblement au cours du siècle. D’une description succincte, pas toujours exacte, elle devient peu à peu une réelle notice catalographique, certes parfois sujette à caution. Dès le milieu du siècle – cela se repère déjà dans le catalogue Rothelin, à propos d’un livre d’heures qui aurait appartenu à Jeanne de Laval, seconde épouse de René d’Anjou – et au moins pour les grandes ventes, la tendance est à l’exubérance, et le bavardage qui accompagne la notice est davantage destiné à allécher le chaland qu’à établir la vérité historique. Là encore, le rôle des libraires – Gabriel Martin, Née de La Rochelle ou Guillaume Debure – a été prééminent et a permis aux membres de ce corps de s’imposer dans le commerce du livre de seconde main, offrant par là même aux amateurs une assurance de qualité, qui certes nous apparaît variable mais a fini par porter ses fruits, tout comme leurs efforts – de Martin à Née de La Rochelle – pour affiner la classification ont incité les amateurs à considérer les catalogues comme de pratiques instruments de travail bibliographique, voire des guides d’achat.

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A côté de ces renseignements nécessaires mais élémentaires, les catalogues apportent parfois de précieuses indications sur l’origine des collections. On apprend ainsi, lors de la vente Huet de Froberville, en 1797 (un peu au-delà des limites chronologiques définies plus haut) que « les beaux articles proviennent des ventes La Vallière, 1748, Camus de Limare, Mirabeau... ». De même peut-on glaner dans la préface quelques éléments retraçant la généalogie de la bibliothèque de Fleury, évêque de Chartres : il a acheté celle de Godet des Marais, puis celle de Du Monstier Mérinville (tous les deux évêques de Chartres), les a réunies à sa propre bibliothèque, déjà enrichie de celle du cardinal de Fleury, son oncle, qui la lui avait léguée. Parfois apparaissent également des indications d’enchérisseurs : le roi d’Espagne a ainsi acquis quelques pièces lors de la vente Rothelin.

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D’un maniement beaucoup plus délicat sont les indications concernant la composition des collections, en relation avec les dates d’impression, quand elles figurent dans la notice. La part des éditions plus anciennes croissant au fur et à mesure que le siècle s’écoule, on peut se demander si le collectionneur recherche l’incunable pour le plaisir ou pour le travail, à moins que ce ne soit pour les deux : La Vallière recherchait-il les pièces de théâtre en fonction de leur rareté ou en fonction de son dictionnaire ?

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Les catalogues peuvent aussi indiquer des tendances, l’émergence des modes : la tentation était évidemment grande pour un libraire de « passer à la trappe » quelques in-folio

111

théologiques et de faire apparaître les poésies de Rousseau, de proposer un Dorat plutôt qu’un Crébillon. 19

Ils permettent aussi de repérer les valeurs sûres, pérennes, tout au long du siècle, de la Bible de Walton et Castelli au Dictionnaire de Bayle. Remarquons que l’Encyclopédie, sous toutes ses formes et contrefaçons, apparaît deux cents fois : il serait intéressant de savoir si la vente publique de ce livre a été aussi importante en province.

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Enfin, les catalogues peuvent aussi donner des pistes pour repérer des titres inconnus dans les répertoires actuels des bibliothèques.

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Les précieux renseignements que l’on peut tirer des catalogues de ventes publiques de livres, tant pour la connaissance des langues que pour l’histoire des idées, l’histoire littéraire, l’histoire du livre et ses ramifications : origines géographiques, prix des ouvrages, en font une source de première importance. Néanmoins, ils ne peuvent pas tout dire : on ne saura jamais, par exemple, si tous les livres ont été lus, ni si l’ensemble des livres recouvre l’ensemble de la production imprimée du royaume, à moins que d’en entreprendre la mise en base...

AUTEUR MICHEL MARION Conservateur général des bibliothèques.

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La bibliothèque de Crébillon : deux approches I. Approche « bibliophilique » Jean Viardot

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L’intitulé de cette communication : « approche bibliophilique » originellement formulé dans l’urgence et par souci de symétrie, est évidemment absurde. En réalité, il s’agit simplement d’un essai de lecture d’un catalogue de bibliothèque privée d’autrefois à la lumière des acquis de l’histoire du livre et, plus spécialement, de l’histoire des collectionneurs et de la collection de livres rares ou, comme on disait au XVIII e siècle, de la « curiosité en fait de livres ». Ce qui suppose qu’on tienne pour légitime ce nouvel objet d’histoire ; j’ai tenté ailleurs de montrer et de défendre cette légitimité.

2

L’idée de cette communication est de Catherine Volpilhac-Auger ; je lui avais dit qu’à mon sens, à ne pas prendre en compte le phénomène bibliophilique, les historiens de la littérature risquaient de se fourvoyer. Elle m’a pris au mot et lancé cet os à ronger : la Notice de 17771. Vous comprendrez vite que je ne suis ni un historien de la littérature, ni un spécialiste de Crébillon ; je me suis d’ailleurs interdit toute incursion dans ces domaines, m’en tenant strictement à une sorte d’exercice d’école : montrer comment, devant n’importe quel catalogue de bibliothèque privée, un spécialiste de l’histoire du champ spécifique du livre rare peut apporter sa contribution aux autres disciplines.

3

Depuis 1910 et le fameux article de Daniel Mornet, les historiens des idées et de la chose littéraire ont compris l’intérêt que présentaient les catalogues de bibliothèques privées ; ils comptaient y gagner non seulement « une familiarité intellectuelle et morale plus intime avec des personnalités éminentes : un Montesquieu, un Dortous de Mairan, un Courtanvaux, etc.2 », mais aussi y trouver une clef commode pour l’étude socioculturelle des réseaux, des milieux et groupes d’Ancien Régime ; d’où des travaux portant sur les bibliothèques d’ecclésiastiques, les bibliothèques de la noblesse, les bibliothèques des fermiers généraux, etc.

4

A la faveur de ces études, les modes d’approche des catalogues de ventes publiques de bibliothèques, des inventaires après décès, des catalogues que Yann Sordet propose de nommer « catalogues domestiques »3, c’est-à-dire à usage privé, se sont constamment

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affinés, et simultanément se sont multipliées les mises en garde sur les précautions à prendre quant aux interprétations possibles. Citons parmi les plus perspicaces et nécessaires celles de Dupront, de Flandrin, de Daniel Roche, et évidemment de Roger Chartier. 5

Toutefois, un autre danger très pressant menace, dans ce genre d’entreprise, les historiens – danger que je dénonce depuis longtemps, sans être d’ailleurs bien entendu –, sans doute parce que ce que j’appelle la culture du livre rare n’est pas la chose du monde universitaire et même bibliothécaire la mieux partagée. Beaucoup d’ailleurs sont tombés dans le piège. Ce danger est le suivant : prendre pour un livre d’usage traditionnel et transitif, pour un livre à lire ou à consulter ce qui, dans un autre contexte, est tout autre chose, un jouet bibliophilique. Ce qu’il me semble nécessaire de vous faire admettre avant d’attaquer la bibliothèque de Crébillon.

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A toute époque existent des types ou modèles de bibliothèques et aussi des pratiques et discours du livre plus ou moins prégnants et dominants ; la part d’autonomie, d’originalité des individus devant ces modèles est certainement moins grande qu’on ne le pense (Francis Haskell a remarquablement dégagé le même phénomène quant aux collections de peinture du XVIIIe siècle) 4 ; chaque fois, donc, qu’on a affaire à une bibliothèque d’Ancien Régime, il me semble de bonne méthode d’essayer de la rapporter, de la comparer – on y pourra mesurer sa part d’originalité – avec les modèles dominants du moment. Ce qui suppose une typologie des anciennes bibliothèques.

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Dans le concert des différents modèles ou types de bibliothèques en place, s’étaient insinués à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, de nouveaux modèles, extrêmement différents et relevant d’un autre type d’usage du livre ; les livres n’y étaient plus envisagés – les sociologues diraient « objectivés » – comme les instruments de la culture, de la lecture, qu’elle soit savante, lettrée ou de divertissement, mais comme objets de collection : une dimension essentielle leur était alors retirée – comme à tout objet de collection – celle de l’utilité, ou de l'« ustensilité ». Mais ce qu’ils perdaient en utilité, en ustensilité, ils le regagnaient en signification : ils étaient devenus, au moins aux yeux des croyants, c’est-à-dire aux yeux des collectionneurs, des objets symboliques, des « sémiophores »5 ; plus simplement, ils étaient les pièces ou les jouets d’un jeu très spécial, loisir cultivé d’aristocrates et de manieurs d’argent, jeu essentiellement mondain – révoltant pour les clercs – jeu qui a ses codes et ses règles, très ésotériques pour les profanes, ses schèmes de perception et d’appréciation, on pourrait presque dire son « étiquette », qui ont très peu à voir avec ceux de l’usage traditionnel du livre.

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Sous cet éclairage, tous les livres ne sont pas collectionnables ; seuls le sont certains titres dans certaines éditions et selon certaines conditions d’exemplaire, le tout ayant été « marqué » par le champ spécifique, c’est-à-dire dans ce petit monde du livre rare, le petit monde où ce jeu a cours : la connaissance des conditions de son émergence et de son développement historique est nécessaire, indispensable à l’intelligence de ces types de bibliothèques.

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A opérer sans ces précautions, le risque est grand de se fourvoyer et de prendre pour lectures ce qui n’était que jeux de distinction dans le cadre codifié d’un divertissement, d’un loisir cultivé aristocratique et mondain. Tel qui cherchait à démontrer que la fortune littéraire et philosophique de Postel s’était poursuivie pendant tout le cours du XVIIIe siècle aligne pour sa cause la théorie des principaux cabinets de raretés bibliophiliques sans en soupçonner la nature... ; tel autre s’étonne que Nodier ne possède pas d’auteurs des Lumières alors que ce dernier avait pris soin de préciser le type de bibliothèque qu’il

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entendait constituer : « un cabinet de raretés bibliographiques », redoublant d’ironie et de provocation à l’égard des profanes : « La Fricassée crotestyllonée que je n’ai pas le bonheur de posséder et dont je donnerai, quand on voudra, un bel exemplaire de l’ Encyclopédie avec les œuvres complètes de d’Alembert et de Diderot par-dessus le marché. » 10

Après ce préambule, un profane pourrait se poser la question suivante : pourquoi cette bibliothèque vendue en 1777 (si tant est que cette notice nous en restitue l’image complète et fidèle) ne serait-elle pas une collection de livres rares ?

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Évidemment, il y a tout lieu de penser que nous sommes devant une bibliothèque d’écrivain, non seulement de lettré, mais d’un homme engagé professionnellement dans l’écriture, dans l’écriture et la lecture critique – il est censeur royal – et que ses livres vont nous renvoyer cette image : il ne reste pas moins légitime de se poser la question pour écarter tout danger de confusion.

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Considérons maintenant notre Notice 6 et abordons-la par ses éléments périphériques (le « péritexte » de Genette) ici représentés essentiellement et même exhaustivement par : • la page de titre ; • les approbations et l’achevé d’imprimer ; • l’indicule ou feuille des vacations, ici incorporé (en général, ce sont des feuilles volantes distribuées indépendamment du catalogue) ; • tout ce qui procède de choix typographiques : nature et force des caractères, ornements typographiques, etc., le tout également signifiant.

I. – LA PAGE DE TITRE ET LES AUTRES ÉLÉMENTS PÉRIPHÉRIQUES 13

Sous l’Ancien Régime le titre, au moins pour ce qui concerne le non-fictionnel, est, en général, beaucoup plus développé qu’aujourd’hui. Ici, en tout cas, il a pour fonction d’informer et d’instruire le chaland de ce qu’on lui propose selon les formes codifiées d’une institution marchande assez strictement encadrée par les pouvoirs publics : tenons pour assuré que les termes en sont soigneusement pesés.

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Ces termes, nous allons les prendre dans leur ordre d’apparition et dans leur littéralité même, mais en nous efforçant de leur restituer le sens qu’ils avaient à l’époque et dans le milieu concerné, en les rapportant à leur contexte d’élaboration : l’organisation d’une vente publique de livres en 1777.

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1. « Notice... » – Le mot peut sembler bien anodin. Remarquons, toutefois, qu’il vient en tête, en milieu de ligne et en un corps beaucoup plus fort que tout le reste de la page (ill. 1).

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Il se trouve qu’à cette époque, en librairie ancienne, ce terme forme avec « catalogue » un couple sémantique : « Il y a trois manières d’annoncer une vente... », nous dit un expert de l’époque. « Lorsqu’elle est peu nombreuse et que les articles sont peu importants il suffit de faire annoncer par une affiche les titres les plus remarquables [...]. Si la bibliothèque est assez nombreuse [...] mais composée d’ouvrages communs, on se contente de faire une notice [...]. Enfin lorsque la bibliothèque est plus considérable, [...] soit par le choix des éditions, l’importance des ouvrages et la rareté des conditions, on ne peut se dispenser de faire un catalogue par ordre de matières. » Et il ajoute : « Un libraire jaloux

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de conserver sa réputation, se détermine rarement à faire une notice lorsqu’il devrait faire un catalogue »7. 17

2. « ... des principaux articles... » – Tous les titres ne seront donc pas annoncés ; certains seront passés sous silence. Dans la pratique, que devenaient ces titres tus ? Deux possibilités : soit ils étaient joints à un titre déclaré, en constituant en quelque sorte la « prime » ou la « pesée », soit plusieurs étaient rassemblés et ficelés, constituant un paquet et vendus comme tel, on dirait aujourd’hui « en lot ». Ici, l’annotateur de l’exemplaire de notre Notice ne nous apporte aucun complément d’information. Il faut, toutefois, penser que nombre de titres non annoncés sont là, dans l’ombre, et qu’ils pèsent sur les prix atteints.

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Demeure la bonne question : selon quels critères, selon quelle optique ou politique décidait-on qu’un titre méritait ou ne méritait pas d’être annoncé, énoncé ? Évidemment l’optique marchande : les titres retenus sont ceux dont on attend les meilleurs prix. Mais parler d’optique marchande à ce moment de l’histoire du champ du livre rare ne suffit pas : cette optique marchande est elle-même déterminée par l’ampleur et le poids du phénomène bibliophilique ; ce sont les amateurs de livres rares, les curieux en fait de livres, le marché de ce type de livres qui dictent leurs lois. Atteignent alors les meilleurs prix les livres marqués comme désirables par la communauté bibliophilique. Ce n’est donc pas l’indifférence culturelle, littéraire, historique à tel ou tel titre qui le rejette dans l’anonymat mais sa moindre charge bibliophilique. L’image de toute bibliothèque proposée à cette époque doit donc prendre en compte cette surdétermination, ce qui implique une connaissance, une compétence spécifique. Pour être encore plus précis et montrer à quel point de telles analyses peuvent être délicates, il faudra retenir que sur un seul titre peuvent se croiser et se combiner plusieurs déterminations, et que les prismes culturel, philosophique, littéraire, scolaire, bibliophilique..., présentent des indices de réfraction différents et se combinent selon d’étranges cuisines.

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3. « ... de la bibliothèque... » – Ici encore, un couple sémantique fort doit être évoqué. Si l’on considère les intitulés de catalogues de ventes de livres du XVIIIe siècle, en les prenant dans l’ordre chronologique, on constate ceci : la fréquence du terme « cabinet » augmente régulièrement et l’usage en est réservé, très généralement, à des modèles plus spécifiquement bibliophiliques : cabinets de raretés, cabinets de livres choisis, etc.

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4. « ... de feu M. Joliot de Crébillon... » – Un personnage honorablement connu et récemment disparu, ce qui garantit qu’il ne s’agit pas d’une vente « montée », c’est-à-dire organisée par des marchands marrons ou patentés à des fins spéculatives.

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5. « ... censeur royal... » – La mention de cette « qualité » doit nous conduire à penser qu’à ce titre Crébillon recevait sans doute nombre de livres pas forcément désirés : ceux qu’on lui soumettait ou dont les manuscrits lui avaient été soumis pour censure, ceux aussi que lui offraient des libraires-éditeurs soucieux de se le concilier. Leur présence dans la bibliothèque n’a, dans la plupart des cas, pas d’autres raisons, comme le pourrait être aujourd’hui celle d’un « service de presse ». Rappelons que les censeurs royaux n’étaient pas ou peu rémunérés, mais que la charge comportait beaucoup d’honneurs et, sans doute, des avantages en nature.

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6. « ... et suivant l’ordre desdits numéros de l’inventaire... » – Mention capitale sur laquelle nous reviendrons.

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7. « ... en sa maison... » – Au XVIII e siècle, les ventes publiques se déroulent soit en un local approprié et loué à cet effet (la salle du couvent des Augustins, par exemple), soit en la

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demeure du possesseur. Ici, le procès-verbal des commissaires procédant aux mises sous scellés jette quelque lumière sur la disposition des lieux. Il mentionne un appartement situé au « deuxième étage », une maison « rue du Chantre-Saint-Honoré », à quoi il faut ajouter un troisième étage réservé à un couple de domestiques et deux caves8. Le deuxième étage constitue donc la demeure, à proprement parler, de Crébillon ; il comprend une antichambre, une chambre à coucher et un « cabinet de bibliothèque », les deux dernières pièces communiquant. Quant à se faire une idée de la dimension de ces pièces, on peut l’imaginer au nombre des fauteuils, des fenêtres, et des corps de bibliothèque ; pour des raisons que je donnerai plus loin, le « cabinet de bibliothèque » devait représenter une surface de 20 à 25 m2, et la chambre, très vraisemblablement, à peu près autant. Faire tenir dans cet espace le personnel et le public d’une vente n’était possible que si l’on n’attendait pas un très grand concours d’assistants. Tout conduit à penser que la vente fut assez confidentielle et peu suivie. Faible assistance signifie presque toujours assistance réduite aux marchands, ce qui, étant donné les pactes secrets, n’allait pas à l’époque sans influencer les prix d’adjudication. 24

8. « ... le lundi 26 mai 1777 et jours suivans... » – Notons que Crébillon est mort le 12 avril. La vente a donc été préparée, on pourrait dire expédiée, en un mois et demi. A l’époque, c’est un délai extrêmement court. Difficile d’en dire les raisons : des héritiers, des créanciers trop pressés, peut-être ? En tout cas, cette rapidité peut expliquer certaines négligences : la modestie de la présentation et de l’exécution matérielles du catalogue, le fait qu’on suive « l’ordre de l’inventaire », s’épargnant ainsi la tâche, relativement ardue, de la redistribution des titres selon le classement dit des libraires de Paris, habituelle à l’époque et très attendue des gens concernés, professionnels et amateurs, enfin bien des faiblesses d’ordre bibliographique – peu d’efforts, par exemple, pour lever l’anonymat de nombre de titres.

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9. L’adresse bibliographique et les approbations. – Elles présentaient, pour le public visé, un sens qu’il nous faut restituer (ill. 3). Deux professionnels y sont impliqués : Pierre-François Gueffier et Guillaume Debure aîné. Gueffier est l’expert ; il a dressé l’inventaire, rédigé la notice, et c’est lui qui dirigera la vente. Or, Gueffier n’est pas un spécialiste de l’« ancienne librairie », comme on disait alors. Il est le représentant à cette date d’une très longue lignée de libraires, ininterrompue depuis 1582 ; reçu libraire en 1758, imprimeur en 1773, il parviendra, quelques années après cette vente, au rang d’adjoint du syndic ; il se trouve donc, au moment qui nous occupe, en pleine ascension professionnelle et sociale. La vente n’est pas suffisamment importante, elle ne présente pas assez de traits spécifiquement « curieux » pour requérir un spécialiste, mais elle sera faite sérieusement. A cela s’ajoute une caution d’importance, celle de l’adjoint au syndic, Guillaume Debure l’aîné. A ce moment, après avoir racheté le stock de son cousin germain, Guillaume-François le jeune, l’auteur de la bibliographie instructive, il possède le stock de livres rares et précieux le plus considérable d’Europe ! Sa position est dominante ; il est et restera jusqu’à la Révolution l’expert des plus grandes ventes – celles de La Vallière, entre autres – et le fournisseur des plus grands amateurs et collectionneurs d’Europe, têtes couronnées comprises.

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10. « Ordre et distribution des numéros qui seront vendus dans chaque vacation. » – Ce sont les indicules, ici incorporés. Les indicules étaient généralement les feuilles volantes imprimées que l’on distribuait après l’impression des catalogues, mais avant la vente ; ils donnaient les précisions nécessaires sur ce qui serait mis en vente chaque jour. Leur importance tient à ceci qu’on ne vendait pas selon l’ordre du catalogue mais en

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panachant les classes : chaque jour un peu de tout. « On doit vendre, nous dit Boulard, chaque jour un nombre proportionnel de chaque classe. » Enseignement non négligeable de cet indicule : il nous permet de mesurer le rythme des adjudications. Traditionnellement, on vendait quatre-vingts lots par vacation, ce qui est très lent au regard des habitudes actuelles ; on vendait d’autant plus vite que les livres étaient plus communs ou considérés comme tels. Dans les très grandes ventes, le rythme tombait à soixante et au-dessous. Ici, on dépasse les quatre-vingts ! Alors qu’on a commencé à midi, qu’on ne vend qu’à la lumière du jour et que le « cabinet de bibliothèque » ne comprend qu’une croisée... 27

11. La réalisation matérielle. – Le catalogue (la Notice) est un in-douze de peu de pages, distribué broché, et gratuitement. Il en allait autrement pour les ventes plus prestigieuses : format plus noble, généralement in-8°, vendu, en grande partie, tout relié. Décidés à limiter les frais et à faire bref, les responsables de la vente ont concentré leur attention sur la page de titre, justifiant, je pense, la lecture un peu longue que nous en avons faite. La réalisation graphique (choix des caractères et mise en page) n’en est pas moins contrainte, en grande partie codée et routinière. La déterminent au premier chef la surveillance institutionnelle (les ventes publiques sont surveillées par le pouvoir), les codes graphiques (le manuel de Fertel9, ouvrage de praticien pour praticiens, en donne une clef commode), enfin la logique marchande qui ne réussit à s’exprimer qu’en ménageant les deux précédentes obligations. Quant aux ornements typographiques : fleuron de titre et bandeau de la page de départ du texte, respectivement un petit panier fleuri et enrubanné et une modeste guirlande, ils semblent trop pimpants pour une vente après décès (ill. 1-2) ; mais Nicole Masson qui travaille sur les catalogues de vente de livres postérieurs à 1750 m’assure qu’il en va de même dans 60 % des cas.

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Après cet examen de la page de titre, où en sommes-nous ? Nous est proposé, non un catalogue mais une notice, ce qui est dépréciatif ; n’est retenue qu’une partie des livres : les « principaux », ce qui implique que certains, dont heureusement nous pouvons déduire le nombre, sont passés sous silence, considérés comme négligeables, ceci évidemment à l’aune du marché ; on ne nous parle pas de « cabinet » mais de « bibliothèque », ce qui renvoie à un modèle traditionnel et donc nous éloigne de toute « curiosité en fait de livres ». Ajoutons qu’en ayant négligé de redistribuer les titres selon le classement des libraires de Paris, les experts suggèrent que la bibliothèque n’en valait pas la peine ou que trop de lacunes seraient apparues. En effet l’absence presque complète de classes entières comme la théologie et la jurisprudence plaide pour la bibliothèque de travail, car la représentation équilibrée des classes, sous-classes et rubriques, faisait partie du jeu bibliophilique.

II. – PARCOURS ET RANGEMENT 29

Tout inventaire implique un ordre d’exposition qui, lui-même, suggère un classement ; si nous avions affaire à un « catalogue », la matière, c’est-à-dire les titres, aurait été distribuée selon le classement dit des libraires parisiens : les cinq grandes classes, puis les sous-classes, les rubriques, etc., le tout extrêmement codifié et, de plus, intériorisé par l’ensemble des agents concernés, amateurs et professionnels confondus. Ici, l’ordre d’exposition, pour notre chance – nous allons voir pourquoi – est celui de l’inventaire, c’est-à-dire qu’il nous met dans la situation du libraire expert juré et de son commis faisant office de greffier... Les voici dans le « cabinet de bibliothèque », selon l’expression

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des tabellions, où sont concentrés tous les livres de la maison. Ils attaquent par la droite (aujourd’hui on attaquerait par la gauche), corps de bibliothèque après corps de bibliothèque, et rayon après rayon, de haut en bas, l’expert dictant au greffier. Permettezmoi de vous convier à mettre nos pas dans les leurs. 30

Tracez une ligne chaque fois qu’on en finit avec un lot d’in-folio, vous marquez ainsi la fin d’une séquence : in-douze, in-octavo, in-quarto, in-folio..., c’est-à-dire d’un corps de bibliothèque, car il y a tout lieu de penser que les in-folio se trouvent quasi nécessairement sous la cimaise. Ainsi, du no 1 au n o 15 compris, vous avez le premier corps inventorié, et ainsi de suite.

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Évidemment, si on entre dans le détail, des difficultés surgissent et cette belle scansion peut sembler rompue. Ainsi, dans le premier corps, il y trop d’in-folio. Explication probable : 1° certains petits in-folio rangés avec les inquarto ; 2° des in-folio très minces ; 3° (et c’est l’hypothèse que je retiendrai) la rangée d’in-folio est prolongée sous la cimaise... parce qu’il y a une zone de lambris qui est vide, occupée, par exemple, par des tableaux, estampes « évidentes » comme dit l’inventaire, c’est-à-dire encadrées et accrochées, ou par une fenêtre – mais je n’ai pas le droit d’abuser des fenêtres : il semble, d’après le procès-verbal, qu’il n’y en ait qu’une, « à deux battants ».

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Surgissent beaucoup d’autres difficultés de ce type ; en général, on peut les résoudre. Un des principaux facteurs à prendre en compte est le suivant : l’habitude assez répandue de reléguer au second rayon les brochés, surtout nombreux dans les petits formats et certains genres dont Crébillon était censeur, les pièces de théâtre, par exemple ; celle aussi, sans doute, d’y confiner les volumes revêtus de reliures d’un autre temps, parchemin, vélin, basane ou veau brun, par exemple, du XVIIe siècle ; en effet, au XVIII e, on était très soucieux d’accorder au décor extérieur de l’appartement, de la pièce bibliothèque, celui des livres et, en général, de tout objet meublant.

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Les séquences 8, 9 et 10 font aussi difficulté : ici, peut-être, à la place des corps muraux, des armoires-bibliothèques (Bibliothekschränke) où figureraient les livres les plus précieux ou les plus luxueusement conditionnés. C’est là, en effet, que ceux en maroquin ou en veau écaille, à tranche dorée, se pressent plus nombreux. Dans la séquence 9, la présence de neuf volumes au format « folio-atlas » renvoie peut-être à un meuble spécial, à rangement à plat, avec les portefeuilles d’estampes.

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Pour la partie de la bibliothèque où sont groupés les livres italiens, la division en séquences homogènes est encore un peu plus délicate ; les experts ont sauté beaucoup plus de livres que dans la partie précédente et il faut nous souvenir de la petite note : « Plusieurs autres livres italiens [...] au nombre d’environ huit cents volumes, éditions anciennes et modernes, in-folio, inquarto, in-octavo, in-douze, que l’on n’a pas cru devoir détailler. » En fin de compte, une estimation probable nous mènerait tout de même à sept ou huit corps de bibliothèque ou équivalents en armoires.

III. – CRÉBILLON BIBLIOPHILE ? 35

L’objet de cette communication était de répondre à la question de Catherine VolpilhacAuger : « Crébillon était-il bibliophile ? collectionneur de livres rares ? ». Précaution d’une historienne de la littérature – après tout, elle me demandait de balayer devant sa porte – ou défi à un spécialiste de la collection et des collectionneurs de « curiosités en

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fait de livres » ? Avant de répondre, il faut, me semble-t-il, encore examiner les points suivants : • la présence dans cette bibliothèque d’instruments bibliographico-bibliophiliques ; • la caractérisation des éditions ; • la caractérisation des exemplaires ; • la part du rétrospectif. 36

1. Les instruments bibliographico-bibliophiliques. – J’en repère au moins six, que je vais passer en revue.

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a) Lot n o 66, « Recueil de différents catalogues de ventes de livres, 3 vol. in-8° » : la précision du format in-8° est importante, car elle suggère qu’il s’agit plus probablement de catalogues proprement dits que de simples notices ; quant au terme « recueil », il signifie qu’on a rassemblé dans une même reliure plusieurs catalogues, cas très fréquent à l’époque pour ce type de livres ; on peut estimer que trois volumes regroupent environ neuf ou dix catalogues ; ajoutons-y les deux volumes du catalogue Gaignat qui forment le supplément de la Bibliographie instructive de Debure et qui se trouvent mentionnés à la suite de cette dernière, et nous nous trouvons devant une douzaine de catalogues au plus. Avant la publication de la Bibliographie instructive, les catalogues de ventes publiques de livres constituaient l’instrument d’information le plus utilisé par les curieux et on peut en trouver de longues séries dans la rubrique « Bibliographi simplices, hoc est, catalogi Bibliothecarum » à la fin de la cinquième grande classe, celle de l’Histoire. Tous ces catalogues tenaient lieu à la fois de bibliographie et de mercuriale des prix. La Bibliographie instructive en a écarté beaucoup des bibliothèques (nous verrons qu’elle est présente ici en bonne place). Toutefois, ceux des cabinets les plus prestigieux restaient présents chez les grands collectionneurs ; ils y proposaient une sorte de généalogie dans laquelle ces derniers tentaient de s’inscrire. Il est certain que si les catalogues les plus célèbres (Baluze, Du Fay, d’Hoym...), s’étaient trouvés dans la bibliothèque de Crébillon, les experts, même médiocres, n’auraient pas manqué de les signaler.

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b) Lot no 138, La Libreria de Doni : j’y reviendrai à propos des livres italiens.

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c) Lot no 72, Herbelot (et Galland), Bibliothèque orientale : somme où puisent largement les romans galants, contes orientaux, etc. Ils sont sans doute là pour des raisons tenant à l’information et au travail d’écriture de Crébillon.

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d) Lot no 46, La Croix du Maine et Du Verdier, Bibliothèque françoise, version augmentée et améliorée par Rigoley de Juvigny : exclusivement des auteurs français ayant donné leurs ouvrages avant 1580 et en langue vernaculaire. Crébillon est touché par la mode du retour à nos « antiquités nationales » comme on disait alors – mouvement de fond qui procédait des travaux de Claude Fauchet et d’Étienne Pasquier – et qui avait trouvé sa traduction bibliophilique dans un nouveau modèle de bibliothèque, ou plutôt de cabinet de raretés, dont le type le plus achevé, celui de Châtre de Cangé, avait rejoint, en 1733, les rayons de la Bibliothèque royale.

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e) Lot no 76, Clément, La bibliothèque curieuse... : elle prétendait, comme son nom l’indique, s’en tenir aux livres les plus curieux, c’est-à-dire les plus recherchés par les collectionneurs. Les auteurs s’y présentent par ordre alphabétique ; l’ouvrage est interrompu à Hesiodus ! Il n’obtint pas un très grand succès ; c’est un fatras sans bonne doctrine où il y a à boire et à manger. Notons que Crébillon en fut le censeur – et l’ouvrage peut ne figurer là qu’à ce titre.

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Ces deux derniers ouvrages, Clément et La Croix du Maine, sont tout de même de grands classiques de la bibliographie auxquels recourent très habituellement curieux et experts. Toutefois, on peut penser que Crébillon n’en fit pas grand usage pour la simple raison suivante : ils sont demeurés brochés ; or, il est bon d’essayer de se représenter ce que, à l’époque, la consultation de gros in-quarto brochés présente de malcommode : les marges en sont très inégales et je peux vous assurer pour en avoir collationné des centaines que les feuilleter est singulièrement empoisonnant. A l’époque, l’état broché est provisoire, tous les livres sont destinés à être reliés et sont d’ailleurs très généralement proposés comme tels à la vente.

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f) Lot n o 94, la Bibliographie instructive de Guillaume-François Debure le jeune : le titre développé est Bibliographie instructive, ou Traité de la connaissance des livres rares et singuliers contenant un catalogue raisonné de la plus grande partie de ces livres précieux qui ont paru [...] depuis l’invention de l’imprimerie [...] avec des notes sur la différence et la rareté de leurs éditions et des remarques sur l’origine de cette rareté actuelle [...] par [...] de Bure, libraire de Paris. L’ouvrage compte sept volumes publiés de 1763 à 1768 ; on le complète par les deux volumes du catalogue de vente de Gaignat 1769, rédigé par le même Debure, qui avait contribué au premier chef à la constitution de cette fabuleuse bibliothèque.

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La publication de la Bibliographie instructive, sa place et son incidence dans l’histoire de la collection de livres rares, sont capitales ; elle marque la définitive domination du corps des grands marchands spécialisés sur la masse des brocanteurs de livres et celle des libraires-éditeurs, monopolisant tout ce qui concerne la curiosité en fait de livres ; par ailleurs, elle creuse la différence entre les deux types d’usagers du livre à ce moment : les savants, érudits et même clercs-bibliologues d’un côté, et de l’autre, les amateurs, curieux et marchands experts de livres rares et singuliers. Quant à l’auteur, c’est la grande et emblématique figure autour de qui et grâce à qui est en train de se définir la haute bibliophilie française, et son ouvrage, le premier manuel (neuf gros volumes in-8°, tout de même !) français spécifiquement destiné aux collectionneurs. Personne d’ailleurs ne s’y trompa : reçu immédiatement par les curieux comme « la Bible et les Prophètes », il réglera désormais leurs recherches et imposera durablement son modèle et sa manière, ses choix et son style d’approche, et ce pour cinquante ans et plus ; un demi-siècle après, J.-Ch. Brunet qui rêva toujours de le remplacer, s’exprime ainsi : la Bibliographie instructive « donne une idée exacte du goût dominant alors parmi les amateurs de livres rares et précieux. Ce goût a sans doute subi de grandes modifications [...] ; cependant il est certain que si beaucoup d’articles, même parmi les livres anciens, sont à ajouter [...] il n’y a peutêtre pas un dixième de ces derniers à retrancher... »10.

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Or cette Bibliographie instructive est là, dans la bibliothèque de Crébillon, à l’orée d’une zone bibliophiliquement plus chaude ; elle est reliée, elle est bien accompagnée de son supplément, le Catalogue Gaignat et son prix d’adjudication, 40 livres tournois, montre que l’exemplaire devait être très convenable.

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Ajoutons que, pour mesurer la juste place à attribuer à ce livre dans cette bibliothèque, il faudrait peut-être insister sur la présence parallèle de son équivalent en matière d’estampes, le manuel de Basan.

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2. Caractérisation des éditions. – Nos experts vont à l’essentiel ou à ce qu’ils pensent tel : titre abrégé incorporant le nom de l’auteur, lieu et date de publication, format ; l’illustration n’est généralement précisée que par la mention abrégée : « fïg. », les noms du ou des illustrateurs n’apparaissant pas toujours, et plutôt pour les contemporains. Le

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lieu véritable de publication, quand il est déguisé, est en général restitué entre parenthèses ; il faut savoir que nos libraires du XVIIIe siècle étaient très souvent, en même temps, c’est le cas de Gueffier, imprimeurs, et qu’ils avaient ce que le prote fou de l’Imprimerie nationale, Nicolas Cirier, nommera en 1839 « l’œil typographique » ; l’inspection des livres préalable à toute mise en circulation, qui avait lieu à la Chambre syndicale, était redoutable, du moins si les syndics et adjoints ne décidaient pas de fermer les yeux. Plus intéressant pour ce qui nous occupe, le fait suivant : le nom des éditeursimprimeurs est presque toujours passé sous silence ; ne sont cités, et c’est évidemment significatif, que celui des Elzevier et de l’Imprimerie royale ; d’autre part, d’autres ouvrages sont caractérisés par le nom de la collection éditoriale à laquelle ils appartiennent, exclusivement celle des Ad usum delphini et celle dite des Variorum. Nous verrons toutefois que, pour les livres italiens, les mentions d’éditeurs, spécialement anciens, sont beaucoup plus souvent précisées. 48

3. Caractérisation des exemplaires. – Depuis le début du XVIII e siècle, depuis qu’un petit groupe de grands libraires spécialisés a pris en main et réorganisé l’institution des ventes publiques, la caractérisation des exemplaires n’a pas cessé de s’étendre et de s’affiner. Mais toutes les particularités d’exemplaire que l’histoire du champ, du monde du livre rare, a progressivement distinguées et ainsi élevées au rôle de propriétés distinctives et partant distinguantes, n’ont pas toutes d’abord fonctionné comme telles ; ainsi, le XVIII e siècle se souciait assez peu de la provenance des exemplaires ; traces, signes ou marques de possession n’étaient que très rarement relevés dans les catalogues. Mais l’attention à l’état de conservation et aux conditions de présentation des exemplaires est, au fil du siècle, de plus en plus fine et l’importance de ces facteurs soulignée ; c’est en fonction de ceux-ci que sont hiérarchisés les exemplaires et donc que s’établissent degré de ferveur et échelle des prix. Debure comme Brunet plus tard ne manquent jamais d’insister et de signaler. « Rare et recherché s’il est bien conservé et bien conditionné », cette mention revient constamment dans leurs notices. Bien que nos experts, ici, ne soient pas trop prolixes, on pourra constater que la proportion de brochés passe largement la moyenne habituelle, que les reliures de luxe « veau écaille, tranches dorées » (j’en compte dix) ou en maroquin (huit) restent très rares.

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4. La part du rétrospectif. – Si l’on s’en tient à la première partie – nous parlerons plus loin des « livres italiens » – les remarques suivantes peuvent être utiles.

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A ce moment de l’histoire du champ bibliophilique, maintenant solidement constitué et organisé, avec d’une part ses groupes d’intervenants : amateurs, curieux, marchands spécialisés et clercs-bibliologues, d’autre part ses modèles de bibliothèques et ses codes et schèmes de perception et d’appréciation, ce qui constitue la part du collectionnable, c’està-dire ce que recherchent d’abord les curieux, ce que j’appelle la sphère bibliophilique ou le corpus, ou le canon, se dessine et limite assez clairement ainsi : l’Antiquité gréco-latine (princeps, monuments typographiques...), premières bibles et polyglottes, produits de grandes presses humanistes, hétérodoxes et libertins, témoignage des luttes religieuses, en particulier ce qui concerne les Jésuites, pro et contra, enfin quelques textes élus comme emblématiques de chaque classe, sous-classes et même rubriques du classement des libraires de Paris.

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Or, on ne trouve à peu près rien de tout cela dans notre première partie ; le rétrospectif y est d’un tout autre ordre et, contrairement à celui de nos bibliothèques et cabinets curieux, presque uniquement en langue vernaculaire : un énorme massif romanesque, du domaine français surtout, au sein duquel il me semble que le roman sentimental, avant et

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après L’Astrée, l’emporte largement sur le roman antique, de chevalerie ou d’aventure. Il reviendra à Catherine Volpilhac-Auger de le préciser. Tout porte à penser, la très profonde et sûre culture romanesque de Crébillon étant bien connue des spécialistes, que ce sont là livres d’usage plutôt que de collection. 52

Deux massifs font problème ; d’abord, cette partie, apparemment plus précieuse, de la « littérature française » ; ensuite, accolée à celle-ci, la partie des livres italiens.

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a) Pour la partie française, tous ces in-quarto et in-folio, c’est-à-dire tous les gros formats, la plupart à planches, sont des livres qui étaient déjà très coûteux à la publication. Je ne pense pas qu’ils aient été l’objet ici d’un autre usage qu’instrumental, informatif, parce qu’ils ne sont reliés, apparemment, que de façon fort banale. La question se pose : toutes ces grandes machines d’histoire naturelle, de géographie, d’architecture, surtout ancienne, trouvèrent-elles un écho, ont-elle laissé une trace décelable dans l’œuvre de Crébillon ?

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D’autres livres, peu nombreux tout de même, sont traités plus luxueusement. Il n’y a pas lieu de s’attarder sur un exemplaire des œuvres du père, d’une édition fort quelconque, relié en maroquin ; ce qui est plus surprenant, c’est que cet exemplaire représente à lui seul toute la production paternelle, fort considérable. Dorat, contemporain de Crébillon, était de ses amis : ses œuvres sont très bien représentées et souvent très bien reliées : veau écaille, filets, tranche dorée... Toutefois, les deux plus remarquables, les Baisers et les Fables, sont, le premier relié banalement, le second broché...

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Reste cette question : pourquoi les plus beaux et les plus luxueux ont-ils été groupés dans les deux corps de bibliothèque accolés à la partie italienne ? Nous sommes en 1777, la courbe mesurant la ferveur bibliophilique est presque à son apogée ; elle le sera autour de 1784, date de la vente de La Vallière. La visibilité du phénomène bibliophilique est très grande, beaucoup plus qu’aujourd’hui ; tous les milieux concernés par les livres, à quelque titre que ce soit, sont informés ; par ailleurs, la Bibliographie instructive a ouvert les yeux à beaucoup ; elle impose au milieu spécifique ses choix et ses codes (en réalité, elle les a enregistrés et, de ce fait, répercutés). Crébillon n’ignore évidemment rien de tout cela. Que, sans participer au mouvement, il ait souhaité regrouper les livres les plus précieux, ne peut surprendre ; peut-être même par simple réflexe esthétique : qui, par système, noie livres anciens et livres modernes, maroquin et livres brochés, in-seize et infolio, etc., est une brute. J’en connais. Un des grands facteurs de détérioration des livres dans beaucoup de bibliothèques publiques a été cette forme d’aveuglement.

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b) Quant aux livres italiens, leur présence ici constitue la surprise ; ils n’ont pas été dispersés ou distribués dans la bibliothèque générale ; ils sont regroupés et occupent presque autant de place que cette dernière, au moins cinq à six corps, et leur nombre approche la moitié de la totalité : 1 345 volumes, c’est-à-dire très vraisemblablement plus de cinq cents titres. On peut avancer que cette partition volontaire en groupe homogène leur confère un statut d’exception.

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La surprise ne s’arrête pas là : par beaucoup d’aspects, ces livres italiens se démarquent de la bibliothèque générale. Mais, avant d’en venir à ces traits distinctifs, soulignons encore ceci : faute de compétence spécifique, les experts n’ont pas dû sélectionner les

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livres italiens avec la même sûreté que les livres français et, comme nous savons, ils en ont passé sous silence une proportion bien plus élevée. 58

Ces réserves faites, on peut constater ceci : • La présence de la Libreria d’Anton Francesco Doni (1557), reliée en maroquin : c’est la première bibliographie de livres italiens en vernaculaire ; la première d’ailleurs de ce type, toutes langues confondues ; c’est la meilleure édition, la plus complète et la plus recherchée ; c’est aussi la plus utile. Figure-t-elle ici à titre purement instrumental, bibliographique, ou en tant que livre rare et précieux ? ou pour les deux raisons ? De Doni figure aussi le second volet de l’ouvrage célèbre Il Mondo piccolo, celui qui introduit au monde des escholiers, des mal mariés, des putains et des ruffians. • Beaucoup plus de rétrospectif, c’est-à-dire de livres anciens. D’abord deux incunables : Historia fiorentina du Pogge et le même titre de Léonard Arétin. Ce sont deux entités bibliographiques distinctes mais que l’on trouve parfois reliées ensemble. Debure les déclare « très précieux, surtout en Italie ». Beaucoup de titres rares du XVI e siècle, et les experts ici prennent le soin qu’ils n’avaient pas pris avec les français : ils en précisent très souvent les éditeurs, il est vrai, très célèbres : Alde, Junte, Marcolini, etc. S’alignent aussi sur les rayons de cette bibliothèque italienne plusieurs éditions anciennes et précieuses de grands classiques : Arioste, le Tasse, Dante... • Proportionnellement et même absolument, beaucoup plus de livres ou luxueusement reliés (huit en maroquin) ou très bien illustrés, quelquefois les deux, comme cet objet hautement bibliophilique : le Lucrèce (en italien) de 1754, le plus beau Lucrèce du XVIII e siècle, remarquablement illustré par Cochin, sous un maroquin dit « à compartiments », c’est-àdire « à dentelle ». Signalons aussi la Jérusalem délivrée de Gravelot, en grand papier de Hollande, ou un livre passant alors pour rarissime, l’Histoire de Naples de Giannone.

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La proportion d’in-folio, la plupart à images, est également exceptionnelle et ce d’autant plus que beaucoup de volumes de ce format, relatifs eux aussi à l’Italie, se trouvent, sans doute pour la commodité du rangement, dans la bibliothèque générale ; rapatriés, ils grossiraient notablement la partie italienne. Citons : le Théâtre des États de Savoie, le Nouveau Théâtre d’Italie, les Antichità romane de Piranèse et, du même, les Opere varie di Antichità, les deux ouvrages de Barbault sur les monuments de la Rome ancienne et moderne...

CONCLUSION 60

A ce stade il serait très présomptueux de prétendre conclure ; je mesure parfaitement à quel point sont hypothétiques les analyses esquissées ; il faudra les approfondir et les croiser avec d’autres, venues d’autres domaines ; je me bornerai donc à indiquer quelques pistes :

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1. Pour ce qui est de la section bibliophiliquement chaude de la bibliothèque générale, la taxer de bibliophilique ou de curieuse serait sans doute aller un peu vite – et j’en ai dit les raisons un peu plus haut.

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2. Mais, d’autre part, l’existence de la bibliothèque italienne nous invite à revenir sur notre première impression. Crébillon ne serait-il pas l’homme de deux bibliothèques, l’une instrumentale et l’autre jouet bibliophilique ? Le cas, à l’époque, ne serait pas isolé. Rappelons la surprise de Diderot devant les livres de son ami Randon de Boisset, fermier général et grand collectionneur : « Il est très instruit. Il aime les sciences, les lettres et les

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arts [...]. Sa bibliothèque est double, l’une, des plus belles éditions qu’il respecte au point de ne les jamais ouvrir, il lui suffit de les avoir et de les montrer ; l’autre, d’éditions communes qu’il lit, qu’il prête et qu’on fatigue tant qu’on veut »11. 63

Évidemment, le goût de Crébillon pour les livres italiens peut bien n’être qu’intellectuel. Son père, déjà, se piquait de parler italien, d’aimer et de pratiquer la littérature italienne : engageant le jeune Casanova à lui rendre visite, ne s’exprimait-il pas ainsi : « Je demeure au Marais, rue des Douze Portes ; j’ai les meilleurs poètes italiens, que je vous ferai traduire en français »12 ? Par ailleurs, Crébillon fils, dans sa jeunesse, s’était engoué des comédiens italiens de Paris, et les avait très assidûment fréquentés ; pour eux il avait écrit certaines des meilleures parodies de leur répertoire13. Enfin, à la considérer rapidement, l’idée pourrait s’imposer que son propriétaire a visité l’Italie et que tous ces livres en ont été rapportés pour en perpétuer les souvenirs : monographies de villes et de régions, ouvrages sur les peintres, les sculpteurs, l’architecture ancienne et moderne, les monuments des deux Rome, etc. Ne compte-t-il pas au nombre de ses amis ou relations beaucoup de ces célèbres touristes : Cochin, Caylus, de Brosses, Marigny, Watelet... ?

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Que tous ces facteurs aient contribué à faire naître et à nourrir la ferveur du collectionneur, pourquoi pas ? Mais nombre de traits révèlent chez Crébillon un usage du livre beaucoup plus secret ; une étrange liaison, passée jusqu’ici inaperçue des chercheurs, nous semble révélatrice : le procès-verbal après décès met au nombre des créanciers un certain Molini et, qui plus est, signale que Molini se fait représenter à l’inventaire par Hamard, le domestique très estimé de Crébillon et son héritier pour moitié ; Molini est donc un familier de la maison, confiant à Hamard ses intérêts. Or qui est ce Molini ? Un personnage de tout premier plan sur le marché du livre rare et le premier spécialiste de livres italiens de toute l’Europe. De ce Gian Claudio Molini (1724-1810) il nous reste un portrait très vivant dressé par Antoine-Augustin Renouard, grand collectionneur et très juste connaisseur du petit monde du livre rare : « Molini n’était point lettré, ignorait jusqu’aux éléments des langues anciennes, écrivait le français que c’était une vraie comédie de lire ses billets et lettres en cette langue ; mais il connaissait parfaitement bien les anciens livres et ce qui est plus remarquable encore [...] c’est que presque toutes les éditions qu’il a données des auteurs italiens sont correctes et faites avec une intelligence toute particulière. [...] Il avait aussi une intelligence particulière à déterrer de vieilles raretés et il n’est presque aucune grande bibliothèque d’Europe qui ne lui ait obligation de quelques précieux volumes, qu’au reste il s’entendait merveilleusement à faire très bien payer »14.

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3. L’essentiel maintenant me semble d’un autre ordre. Crébillon apparaît touché par l’aile du bizarre bibliophilique et enjôlé par Molini, sans doute, mais s’impose aussi l’image d’un Crébillon surtout amateur de cartes et d’estampes et peut-être d’abord et avant tout d’arts visuels, pour adopter les catégories anglo-saxonnes. En effet, à l’époque, Rémy, le grand marchand de tableaux, fait remarquer ceci : l’intérêt pour les beaux-arts passe nécessairement par la collection d’estampes en l’absence de musées, d’expositions (les Salons sont rares) ; en raison des difficultés à accéder aux sites archéologiques, aux monuments et aux collections princières, la connaissance et la compétence artistiques et esthétiques ne s’atteignent qu’à travers ces images, au moins quand on ne dispose pas des moyens financiers des grands collectionneurs et marchands. Assez tôt, sans doute, Crébillon s’est constitué une sorte de « musée imaginaire ». De là, d’une part, dans sa bibliothèque la proportion inhabituelle d’ouvrages à planches ; d’autre part, ce fait que Crébillon vit entouré d’images : les images « évidentes « c’est-à-dire encadrées et

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accrochées aux murs, les images reliées en recueils factices (on disait « livres d’estampes »), enfin les images libres conservées en portefeuilles et qui constituent une véritable collection d’estampes dont il nous faut dire rapidement quelques mots. 66

En effet, dans la même année 1777 et presque immédiatement après la dispersion des livres, ces estampes firent l’objet d’une vente dont il nous reste un Catalogue des tableaux, des dessins et des estampes..., qui appelle quelques remarques : a. C’est un « catalogue », non une « notice ». b. Le produit de la vente n’est pas négligeable : 8 000 livres tournois, ce qui est beaucoup plus que celui des livres. c. Assistent et achètent à cette vente d’une part des artistes et graveurs professionnels tels que Choffart, mais surtout les trois plus grands marchands spécialisés de l’époque : d’abord Joulain, qui est expert (remarquons que pour les livres nous n’avions que Gueffier, expert de second ordre), Basan, figure d’aussi grande envergure pour le domaine des estampes que Guillaume-François Debure dans le sien, et enfin Lenoir, très grand connaisseur et marchand dont on est aujourd’hui en train de découvrir l’importance ; il a partie liée avec ClaudeAdrien Joly, le garde des estampes du Cabinet du roi, et achète, souvent secrètement, pour ce cabinet. d. Autre trait important : les experts ne manquent pas (les cas sont fréquents) de signaler la qualité des épreuves et leurs états ; la présence ici d’« avant lettre » est remarquable, c’est une sophistication récemment mise à la mode et dont Basan serait l’initiateur. e. Un débat serait à mener sur les fonctions de l’estampe à ce moment : d’une part, la fonction documentaire et, d’autre part, le goût pour la belle épreuve ; deux attitudes aujourd’hui fort distinctes mais qui l’étaient beaucoup moins au XVIIIe siècle : toute estampe était alors représentation d’autre chose, mais cette représentation était d’autant plus appréciée des vrais connaisseurs que l’épreuve était plus belle et mieux conservée. Crébillon est évidemment sensible à ces deux aspects. f. Il faudrait aussi s’attacher à découvrir les réseaux de sociabilité, d’amitiés et de relations qui rattachent Crébillon au milieu des artistes et des collectionneurs et ceci dans la diachronie et la synchronie. Je cite, au hasard : Boucher, Choffart, Cochin, Caylus, Watelet, Marigny et la Pompadour, la princesse de Conti (le prince de Conti est un des plus grands collectionneurs de l’époque), La Popelinière, etc. g. Enfin tout cela devra être repris à la lumière de l’histoire du goût à cette époque. Quelle est la part d’engagement de Crébillon pour la curiosité au sens large, la part de l’anticomanie régnante, son penchant pour un certain fantastique visuel et plastique : fantastique exotique (on remarque la présence d’un exemplaire des Grands voyages aux Indes occidentales de de Bry, par ailleurs morceau de choix bibliophilique), fantastique architectural et goût des ruines (Piranèse), fantastique naturel (quelques grands livres de botanique et d’histoire naturelle), etc. ?

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Je n’ai pas de conclusion pour l’instant, mais j’espère avoir installé quelque trouble chez ceux qui tenaient cette bibliothèque pour tout instrumentale et transitive ; elle est beaucoup plus énigmatique qu’il n’y paraissait d’abord. L’image traditionnelle de la bibliothèque du lettré et de l’écrivain se brouille un peu, et interfèrent avec elle des aspects relevant d’autres usages du livre : un goût bibliophilique, un musée imaginaire, un cabinet de curiosité en images, un iconophile poursuivant les estampes jusque dans les livres, un voyageur en chambre y accomplissant une sorte de Grand Tour...

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ANNEXES

ILL.

1. — Notice... : page de titre. (BNF.)

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ILL.

2. — Notice... : page de départ du texte. (BNF.)

ILL.

3. — Notice... : adresse bibliographique et approbations. (BNF.)

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NOTES 1. Notice des principaux articles de la bibliothèque de feu M. Joliot de Crébillon, censeur royal, Paris, 1777. 2. Jean Ehrard, « De l’horrible danger de la lecture : la bibliothèque de M r Parangon », rééd. revue sous le titre « Fantômes rétiviens : les livres dans le livre », dans id., L'invention littéraire au XVIII e siècle, Paris, 1997, p. 175-176. 3. Cf. ci-dessus, p. 102, note 13. 4. Francis Haskell, La norme et le caprice, Paris, 1993, p. 20. 5. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVI e-XVIIIe siècle, Paris, 1987 (Bibliothèque des histoires). Voir tout le chapitre : « Entre l’invisible et le visible », et notamment III, « Utilité et signification », p. 37-47. 6. Bibl. nat. de Fr., ∆ 903. Reproduite par Gerhard Funke, Crébillon fils als Moralist und Gesellschaftskritiker, Heidelberg, 1972, p. 375-389. 7. Martin-Sylvestre Boulard, Traité élémentaire de bibliographie, contenant la manière de faire les inventaires, les prisées, les ventes publiques..., Paris, an XIII (1804), p. 94-95 et 100-101. 8. G. Funke, Crébillon fils..., p. 364 (inventaire après décès). 9. Martin-Dominique Fertel, La science pratique de l’imprimerie, Saint-Omer, 1723. 10. Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire et de l’amateur de livres, 5 e éd., Paris, 1860, t. II, col. 553. 11. Denis Diderot, « Salon de 1767 », dans id., Œuvres esthétiques, éd. L. Versini, Paris, 1996, p. 737-738. 12. Jean-Jacques Casanova, Histoire de ma vie, éd. F. Lacassin, Paris, 1993, t. I, p. 568. 13. Voir le témoignage de Palissot dans son Éloge de Crébillon, passage cité par J. Dagen, Introduction à la sophistique amoureuse dans « Les égarements du cœur et de l’esprit », Paris, 1995, p. 105. 14. Antoine-Augustin Renouard, Catalogue de la bibliothèque d’un amateur, Paris, 1819, t. 3, p. 82.

AUTEUR JEAN VIARDOT Expert près la cour d’appel de Paris.

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La bibliothèque de Crébillon : deux approches II. Crébillon lecteur ? Catherine Volpilhac-Auger

1

La bibliothèque de Claude Crébillon ne pourra sans doute jamais être décrite de manière exhaustive : nous n’en avons gardé aucun catalogue, et rien ne prouve d’ailleurs que Crébillon en ait dressé un. En revanche, il nous reste la Notice des principaux articles de [sa] bibliothèque, dont Jean Viardot vient de tirer l’essentiel. A nous de glaner, s’il y a lieu.

2

Comme on l’a vu, le titre même de cette « notice » est révélateur : ne sont retenus que les ouvrages susceptibles d’être vendus ; ne sont détaillés que ceux qui offrent un intérêt pour l’acheteur. Aussi bien des titres échappent-ils à cet inventaire, qui présente 125 lots d’ouvrages français ou latins, et 35 d’ouvrages italiens1. Ces derniers offrant des caractéristiques particulières, nous insisterons surtout sur les 125 premiers lots, qui détaillent 423 titres ; ils sont censés correspondre à 2 388 volumes2 ; or ils ne nous permettent d’identifier que 1 600 volumes environ3, soit les deux tiers. Ces données seraient certainement suffisantes si nous nous contentions d’estimations statistiques à grande échelle, comme celles que l’on trouve dans la plupart des analyses de bibliothèques, depuis Daniel Mornet jusqu’à Michel Marion4, fondées sur des notices tout aussi peu complètes que la nôtre ou sur des inventaires après décès retenant un titre sur vingt ou trente. Pour le sujet qui est le nôtre, elles incitent à la plus grande prudence.

3

Ce décompte a néanmoins pu être complété par l’examen de l’inventaire après décès de Crébillon, dont on peut tirer des conclusions contradictoires5. Cet inventaire fournit seulement un titre par lot, soit 125 ; mais sur ces 125 références, 35 n’apparaissent pas dans le catalogue6. Il apporte la preuve (inquiétante) que plus de 8 % des titres échappent à la description de la Notice . Conséquence plus réconfortante : si l’on suppose que la proportion entre le nombre des titres et celui des volumes est identique dans le catalogue et dans l’inventaire, on arrive à un total de 75 % (au moins) de volumes identifiables. Compte tenu de la prudence avec laquelle nous avons fait nos décomptes7, on peut raisonnablement penser que nous connaissons de 75 à 85 % des ouvrages « présentables » que détenait Crébillon. La lacune est donc quantitativement faible ; elle nous interdit

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néanmoins de traiter sans précaution un point important : les « vides » d’une bibliothèque dans laquelle ne figurent ni Diderot, ni le théâtre de Marivaux (sans doute inclus dans les « paquets de brochures et de pièces de théâtre », lots 115, 84, 86). On relèvera seulement l’absence de l’Encyclopédie, dont le format et le prix devaient suffire, quel qu’en soit l’état, à justifier une mise en vente8, tout comme celle des dictionnaires de Moréri et de Bayle. 4

Il faut également tenir compte d’un autre problème, qui se pose pour toute étude comparable : nous ne disposons que des dates de publication, non des dates d’achat. Nous avons donc une vision tout à fait artificielle de cette bibliothèque, qui se compose d’ouvrages s’échelonnant de 1476 à 1777 et qui, de plus, a peut-être été constituée par acquisition de lots entiers. L’étude chronologique, sans être impossible, reste donc délicate.

5

Enfin, l’ensemble des livres de Crébillon doit être complété par une bibliothèque dont il a sans doute longtemps usé, celle de son père ; le contenu en est connu par un catalogue, car Prosper Crébillon l’a vendue en 17579. Nous verrons l’usage qu’il faut faire de cette « bibliothèque fantôme », qui fut peut-être celle de notre Crébillon, mais sur laquelle nous ne pouvons avoir aucune certitude.

6

Nous avons établi une liste qui fait apparaître 518 références, auxquelles nous avons assigné un numéro conforme à leur ordre dans la notice et dans l’inventaire après décès. Nous avons reporté également le numéro des lots, tel qu’il figure dans la notice, en le faisant précéder de l’abréviation « lot » (ou « inventaire », si nécessaire). Nous avons restitué, dans la mesure du possible, un certain nombre de noms d’auteur10. A cela viennent évidemment s’ajouter les indications bibliographiques traditionnelles11, lieu d’édition, nombre de volumes et format, ces rubriques étant parfois incomplètes, surtout pour les titres de l’inventaire. Que peut-on en retirer ?

7

Si nous n’avons pas affaire à un maniaque de l’accumulation (la comparaison avec d’autres catalogues de vente est à cet égard significative) ni à un grand collectionneur déclaré comme tel, nous trouvons un homme de goût, dont la curiosité, pour ne pas s’être concentrée sur les « livres rares et précieux », n’en est pas moins digne de remarque. Or il s’agit d’un romancier ; autrement dit, il serait naïf de vouloir trouver dans les volumes accumulés et évoqués ici ou plus haut des sources directes ou indirectes de son œuvre, et nous ne ferons pas ici le type d’analyse qui peut être mené à partir de la bibliothèque de Montesquieu, par exemple. Certes, Crébillon a pu trouver tel schéma ou topique narratifs dans l’un des milliers de romans qui ont précédé les siens. Mais aurons-nous véritablement fait avancer nos recherches quand nous aurons constaté qu’on trouve dans sa bibliothèque Don Quichotte ou La Princesse de Clèves, ou Le Grand Cyre ? Nous nous attacherons davantage dans cette étude à cerner la personnalité, ou l’horizon intellectuel, d’une des figures les plus vivantes du milieu des « hommes de lettres », démarche d’autant plus intéressante à nos yeux que Crébillon ne fait pas partie des « groupes » ou réseaux déjà bien étudiés pour des raisons évidentes, comme les Encyclopédistes, les journalistes ou les académiciens, et que ce statut d’« homme de lettres » ne se laisse pas toujours aisément définir12.

8

Les traits les plus frappants sont la relative ancienneté de cette bibliothèque (et, cette fois, nous parlons des textes) et sa composition : si l’on s’en tient aux seules dates d’édition, on constate que sur 467 titres auxquels on peut assigner une date précise, 24 remontent au XVIe siècle, 140 au XVII e (entre 1600 et 1715) : soit un tiers des ouvrages. Mais ce calcul ne prend pas en compte les nombreuses rééditions du XVIIIe siècle : Segrais

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(no 175, lot 59), Mme de La Fayette (no 16, lot 9), Honoré d’Urfé (no 75, lot 28), Boccace (no 428, lot 130), etc. En fait, le roman baroque, de Gomberville à La Calprenède, de Le Vayer de Boutigny à Mlle de Scudéry, de Gerzan à Pélisseri, occupe une place considérable, contribuant à faire de la littérature romanesque la catégorie la mieux représentée (plus de cent ouvrages, soit plus d’un cinquième de l’ensemble13). On sait qu’il ne s’agit pas d’un goût isolé ou surprenant à cette époque ; l’exact contemporain de Crébillon, Rousseau, se dépeint lui-même en « berger extravagant » dont la tête est tournée pendant sa jeunesse par de pareilles lectures. Mais cela pouvait passer pour l’attitude attardée d’un provincial issu d’un milieu modeste, peu au fait des nouveautés. La présence de ces ouvrages chez un des représentants les plus actifs de la société des « gens de lettres » est loin d’être sans intérêt. 9

D’autant plus que Crébillon semble avoir montré moins d’intérêt pour ses contemporains : des romans publiés au cours des vingt dernières années de sa vie (1757-1777), à une époque qui voit le succès de Baculard d’Arnaud, Mme Riccoboni, Dulaurens, Sterne, Goldsmith, Mercier, il n’aurait guère retenu, d’après la Notice, qu’une dizaine de titres, parmi lesquels les Contes moraux de Marmontel (no 236, lot 75), L’Orphelin normand de Charpentier (n o 292, lot 88), l’ Histoire d’Émilie Montagne de M me Brooke, traduite par Robinet (no 291, lot 88), les Contes des génies de J. Ridley et du même traducteur (no 214, lot 70), L’École des pères de Restif, dont il fut le censeur (no 232, lot 74)14. Il préfère manifestement acquérir, outre les grands romans dont nous avons parlé, des rééditions d’ouvrages datant de la première moitié du siècle, qu’il avait évidemment lus dès leur parution, et tout d’abord ceux de Marivaux : Le Paysan parvenu (1764, n o 246, lot 103), sans parler de La Vie de Marianne (1754, n o 235, lot 74 ; début de publication de la première édition : 1731), qui fait partie des ouvrages « romanesques » dont il raillait certains traits dans Les Égarements du cœur et de l’esprit (1736) 15. Une tendance très nette – et d’ailleurs peu surprenante : une prédilection pour les contes, Les Mille et Une Nuits traduites par Galland (no 61, lot 24), Les Mille et Une Heures, contes péruviens, de Gueulette (n o 513, inventaire), Les Mille et Un Quarts d’heure, du même auteur (no 88, lot 34), les Contes de fées de M me d’Aulnoy (n o 62, lot 25). La dominante est donc clairement celle du merveilleux, emprunté à une production romanesque toujours vivante, mais issue du siècle ou du demi-siècle précédent. C’est évidemment à cette veine que s’alimenteront ses romans « exotiques », Le Sopha comme Ah quel conte !

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On n’en remarquera que mieux l’intérêt que Crébillon porte à Prévost. On est loin de retrouver la trace de tous les titres de cet infatigable écrivain et traducteur ; mais tous ses domaines d’activité sont représentés : outre les romans principaux, les Mémoires et aventures d’un homme de qualité (1729, 3 vol. in-12, n o 396, lot 116), Cleveland (1732, n o 395, lot 116), Les Campagnes philosophiques (1741, n o 489, inventaire), Le Doyen de Killerine (1771, no 418, lot 123), Manon Lescaut (n o 490, inventaire), mais aussi l’ Histoire du chevalier Grandisson (1743, n o 59, lot 23), les Lettres familières de Cicéron (1745, n o 171, lot 58) et l’ Histoire générale des voyages (à partir de 1746, no 113, lot 43).

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Autre fait notable : pas la moindre trace de ces catégories si bien représentées dans toutes les bibliothèques, particulièrement celles qui sont transmises par héritage, la théologie16 et le droit. Que Crébillon ait eu moins de goût pour la matière juridique que la plupart de ses contemporains lettrés, gens de robe bien souvent, cela n’est pas pour surprendre – et on évitera toute comparaison avec la bibliothèque de Montesquieu, ancien président à mortier, ayant hérité sa charge, et peut-être beaucoup de ses livres, de son oncle. En revanche, que faut-il penser de cette indifférence apparente aux problèmes religieux chez

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l’auteur de Tanzaï et Néadarné (1734), qui prend pour cible les sectateurs de la bulle Unigenitus ? On ne dénonce pas les subtilités idéologiques de ses adversaires sans en avoir au moins une idée sommaire – et l’affaire avait assez agité la France pour qu’elle n’apparût pas seulement comme une querelle réservée aux théologiens de profession. Sans doute la bibliothèque de son père, plus riche en ce domaine, lui avait-elle offert en son temps de quoi nourrir sa curiosité ; mais celle-ci ne semble pas s’être maintenue. De fait, ce déséquilibre semble bien témoigner que Crébillon s’est doté d’une bibliothèque correspondant à ses véritables centres d’intérêt : romans, littérature antique, récits de voyage, histoire et vulgarisation scientifique – le théâtre étant sous-représenté dans la notice pour des raisons matérielles : de minces brochures de petit format et de faible valeur marchande ne pouvaient être détaillées17. 12

La bibliothèque antique de Crébillon s’organise en deux massifs principaux : le premier est constitué d’ouvrages savants en latin, de format in-8° ou in-12 (donc aisément maniables et utilisables), généralement publiés à Leyde et Amsterdam au XVII e siècle (lots 104 et 105, soit une trentaine de volumes) et peut-être achetés en bloc. On y retrouve les grands classiques, mais les auteurs de l’époque républicaine (Cicéron, César) ou augustéenne (Virgile, Ovide), qui sont censés définir l’âge d’or de la latinité, sont loin de tenir la place qui leur revient dans bien des bibliothèques constituées autour de souvenirs scolaires : les œuvres de Cicéron (hormis la correspondance), de César et de Virgile sont représentées par une seule édition (et, nous le verrons, peu de traductions18), alors qu’Aulu-Gelle et Suétone le sont par deux. Certes, la notion d’« auteur classique » connaît à l’époque une plus grande extension chronologique qu’aujourd’hui – de ce fait la liste canonique est plus longue, et elle inclut beaucoup d’auteurs désormais considérés comme mineurs19. Ainsi, il n’est pas absolument étonnant qu’avec Horace et Phèdre voisinent Florus, Pétrone, Quinte-Curce, Claudien, Prudence, Justin et Boèce, mais aussi l’Histoire auguste, qui traite des empereurs à partir d’Hadrien, aux II e et III e siècles après JésusChrist. Il n’est pas pour autant parfaitement banal de trouver tous ces auteurs, parfois mieux représentés que les valeurs sûres de l’enseignement. On conclura (prudemment) que l’intérêt de Crébillon semble avoir été poli pour les auteurs d’époque classique, et plus vif pour ceux de l’époque impériale20.

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Le second massif antique est composé d’ouvrages plus récents ; il s’agit alors de traductions (par exemple, les Géorgiques de Virgile, par l’abbé Delille, de 1775), sauf pour Horace et Tacite21. Ces traductions portent souvent sur des textes dont Crébillon possédait le texte original. Cela ne signifie pas nécessairement que celles-là remplacent ceux-ci : l’usage est alors rarement de faire figurer le texte latin à côté de la traduction ; on imagine fort bien que l’homme de lettres se plaise à la lecture suivie d’une traduction, alors conçue comme une performance littéraire, tout en se gardant la possibilité de revenir à l’original. C’est ainsi que l’on s’explique la présence de la traduction de la Pharsale de Lucain par Marmontel (1766, n o 237, lot 75), dont Crébillon possédait deux éditions amstelodamoises, ou de celle du Satiricon de Pétrone (1713, n o 369, lot 105), en plus d’une édition hollandaise, des Lettres de Pline le Jeune (1721, n o 151, lot 52) à côté des Epistolae signalées par l’inventaire.

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Si le premier groupe comportait autant d’historiens que de poètes, le second privilégie ces derniers (Properce, Juvénal, Perse, Ovide22...), ce qui rend manifestement compte du goût propre de Crébillon23, chez qui l’on trouve aussi plusieurs recueils de poètes contemporains (Les Saisons de Saint-Lambert en trois exemplaires, nos 201 et 202, lot 66, et no 314, lot 95 ; sept ouvrages de Dorat, dont nous reparlerons ; la traduction d’Ossian par

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Le Tourneur, no 91, lot 35 ; celle des Idylles de Gessner par Huber, no 277, lot 82). Ainsi, sur les 518 titres de notre liste, 76 relèvent de la poésie. L’attrait pour l’histoire n’est cependant pas négligeable, car il faut compter avec de nombreux titres d’archéologie qui témoignent d’un intérêt (peu original mais certain) pour l’art antique – mais il en a déjà été question. 15

Par d’autres aspects encore, Crébillon est bien de son siècle : il a sur ses rayons plusieurs histoires romaines, et d’abord celle de Vertot (no 4, lot 2), Histoire des révolutions arrivées dans le cours de la république romaine : de lecture agréable, c’est un ouvrage « de base » ou de référence, devenu banal tant il est répandu – il sera d’ailleurs inlassablement réédité jusqu’au milieu du XIXe siècle ; mais aussi celle de L. Échard (n o 3, lot 2), traduite de l’anglais, ainsi que l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau (n o 6, lot 4), et surtout l’Histoire des empereurs de Lenain de Tillemont (n o 504, inventaire), qui témoigne déjà d’un intérêt moins commun : l’ouvrage, paru en 1692-1693, est rapidement apparu comme un véritable modèle de méthode historique, par la manière scrupuleuse dont il reprenait les sources anciennes, sans la moindre intervention personnelle qui en eût faussé l’interprétation. S’il est aisément lisible, il est loin de constituer véritablement un ouvrage d’agrément, au même titre que les aimables récits de l’abbé de Vertot.

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On relèvera aussi, parmi les ouvrages à teneur historique, les Nuits attiques d’Aulu-Gelle (n o 323, lot 97), qui datent seulement de 1776, et pourraient témoigner d’une curiosité intacte jusqu’en ses dernières années, tant l’ouvrage offre d’anecdotes et d’aperçus sur la vie quotidienne des Anciens24. Cela nous incite à regarder de plus près la chronologie de cette bibliothèque, où nous avons noté la part importante de textes anciens – du moins antérieurs au XVIIIe siècle – particulièrement sensible pour la littérature romanesque. Or, durant les sept dernières années de sa vie (de 1770 au début de 1777), Crébillon a acquis (ou reçu) au moins 99 titres publiés durant cette période, soit près d’un cinquième de sa bibliothèque, et sans doute plus25 – sans préjuger des ouvrages qui ne portent pas de millésime et de ceux, plus anciens, qu’il peut avoir achetés pendant cette période. C’est donc un homme singulièrement ouvert aux nouveautés, et ce jusqu’à la fin de sa vie, qui nous apparaît26.

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Plusieurs histoires de France également, depuis le sérieux Abrégé chronologique du président Hénault, en deux exemplaires (1749, no 22, lot 12, et 1768, n o 126, lot 46), jusqu’au très scolaire Précis d’histoire de France de Pélosi (n o 296, lot 90), des Eléments de l’abbé Millot (no 416, lot 123) aux vingt-quatre volumes de Velly, Villaret et Garnier (n o 1, lot 1). On y ajoutera les œuvres historiques qui figurent nécessairement sous le nom de Voltaire. Mais il possède également une Histoire des Arabes (Marigny, 1750, n o 32, lot 197), une Histoire des Huns (De Guignes, 1756, n o 77, lot 29), l’Histoire des Pays-Bas de Grotius (n o 340, lot 102), l’Histoire de l’Afrique et de l’Espagne de Cardonne (n o 322, lot 97), l’Histoire du traité de Westphalie du P. Bougeant (n o 81, lot 29), sans compter de très nombreux ouvrages, français et italiens, relatifs à l’Italie, parmi lesquels la sulfureuse Histoire civile du royaume de Naples de Giannone (deux exemplaires, l’un de 1742 en français, n o 23, lot 12, l’autre en italien, de 1762, no 471, lot 151). C’est dire que rien n’échappe à la curiosité de Crébillon : s’il s’est détourné de la production romanesque de ses contemporains, il en a partagé bien des goûts, y compris pour les antiquités nationales. Mais surtout, ces relevés nous prouvent combien il serait fallacieux de l’enfermer dans les salons et les alcôves de ses propres romans. Le temps et l’espace que lui ouvrait sa bibliothèque étaient sans limite. Il s’agit sans doute bien, comme le suggère Jean Viardot, d’un voyageur en chambre.

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D’autres preuves nous en sont apportées si l’on considère le nombre important de récits de voyage qu’il a accumulés27 : aux « grands classiques » du siècle précédent, Chardin, Dapper, Niewhoff, Tavernier, Tournefort, s’ajoutent dix-neuf volumes de l'Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost (n o 113, lot 43), ou les Voyages de La Condamine (n o 506, inventaire), ou le récit d’Anson (no 252, lot 79). Ils nous permettent de deviner un lecteur soucieux de se dépayser, mais peut-être aussi de connaître des réalités qu’il abordait par un autre biais, celui d’une littérature scientifique représentée par 34 titres, relevant surtout de l’histoire naturelle, complétée par quelques ouvrages de médecine ou de physique. En ce domaine encore, deux masses peuvent être distinguées : à une série de livres en latin du XVIIe, voire du XVIe siècle, qui font l’inventaire du monde et se présentent comme de véritables sommes de la science de leur temps28, répondent des ouvrages plus disparates, relevant davantage de la vulgarisation : le Dictionnaire universel d’histoire naturelle de Valmont de Bomare (1764, n o 320, lot 97), mais aussi différents traités de l’inévitable Buffon (nos 128 et 129, lot 46), dont on sait qu’il est une valeur sûre des bibliothèques, quelles qu’elles soient, le sérieux Traité sur les comètes de Dionis du Séjour (1775, no 412, lot 122), ainsi que les Recherches sur le pouls par rapport aux crises de Bordeu (1768, no 420, lot 123).

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Mais que penser du Dictionnaire théorique de chasse et de pêche de Delisle de Sales (n o 210, lot 69), des Recherches sur les maladies épizootiques de Paulet (n o 408, lot 121) ? Sans doute ce qu’on doit retenir des Poésies sacrées de Le Franc de Pompignan (1763, n o 241, lot 76), ou des Jeux de la petite Thalie de Moissy (1769, n o 194, lot 64), ainsi sous-titrés : Nouveaux petits drames dialogués sur des proverbes propres à former les mœurs des enfants et des jeunes personnes, depuis l’âge de 5 ans jusqu’à 20..., qui doivent certainement leur présence dans cette bibliothèque à l’activité de censeur de Crébillon, et à ce que Jean Viardot a appelé le « service de presse ». On ne pourra jamais rendre compte des détours par lesquels certains ouvrages entrent dans une bibliothèque ; nous ne chercherons donc pas à tout justifier ou à inventer un Crébillon conforme à toutes les curiosités de sa bibliothèque.

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Ne peut-on au moins esquisser un portrait ? Il risque d’être flou, ou encore d’être calqué de trop près sur ce que nous connaissons déjà de Crébillon. Rien n’est plus facile que de trouver dans une bibliothèque ce qui est conforme à l’idée préconçue que nous avons de son propriétaire. Nous avons déjà constaté que la production romanesque de la seconde moitié du siècle l’attirait peu ; de même, les combats philosophiques ne sont pas son fait : si les matérialistes, Diderot, Helvétius, La Mettrie, d’Holbach, ont figuré un jour dans sa bibliothèque, ils n’ont laissé aucune trace29 – encore faut-il compter avec le fait qu’il s’agit là souvent d’ouvrages interdits, qu’on ne pouvait se permettre de faire apparaître nommément sur un catalogue de vente. Mais on ne relève pas davantage trace de philosophes moins compromettants, Condillac ou les physiocrates. Et si Montesquieu, Voltaire et Rousseau sont présents, c’est sous la forme de séries30, non d’ouvrages isolés, sauf pour Voltaire (œuvres non précisées, no 331, lot 100 ; La Henriade, no 111, lot 42) et le Dictionnaire de musique de Rousseau (no 243, lot 76) : acquisitions d’un homme cultivé, non d’un militant des Lumières. Or, on a des indices de lecture incontestables, au moins pour quelques ouvrages, comme nous l’avons signalé plus haut pour La Vie de Marianne ; ainsi, le début du chapitre premier de Tanzai et Néadarné recèle le détournement parodique d’une formule du chapitre XIII des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, de Montesquieu (1734, paru quelques mois avant Tanzai). Sans doute Crébillon avait-il lu Montesquieu dans la bibliothèque qu’il partageait avec son père, et qui fut vendue en 1757. Après cette date, mieux valait acheter les ouvrages sous forme de

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publications regroupées en plusieurs volumes (qui offraient en outre l’avantage, parfois plus apparent que réel, de présenter des textes corrigés ou augmentés), dans la lignée des « collections d’œuvres complettes » qui, précisément, prennent leur essor dans le dernier tiers du siècle31. 21

Mais, si Crébillon ne paraît pas avoir été un militant convaincu des Lumières (cela se serait su, d’ailleurs), il n’est pas pour autant un homme coupé de son siècle ; en témoigne son intérêt pour le théâtre, si mal représenté pourtant pour les raisons matérielles que nous avons signalées (28 titres, correspondant parfois à des recueils de plusieurs volumes). A côté des grands classiques du XVIIe siècle, Corneille ou Racine (nos 317 et 318, lot 96)32, on trouve surtout le théâtre contemporain : Collé33 (Théâtre de société, 1777, n o 303, lot 92), Carmontelle (Proverbes dramatiques, 1768, no 302, lot 91 et Théâtre de campagne, 1775, no 106, lot 40), Favart (Théâtre, 1763, 10 vol., n o 310, lot 94), Mercier (Le Déserteur., 1770, no 496, inventaire), Goldoni (Commedie, 1761, 10 vol. ) 34. En saurons-nous davantage en examinant les périodiques dont il reste trace ? Souvent sommairement décrits, sous le titre de « brochures », ils permettent tout de même de voir en Crébillon le lecteur régulier de Guyot-Desfontaines et Granet (Observations sur les écrits modernes, 31 vol, entre 1735 et 1743, no 387, lot 112, puis Jugements sur les ouvrages nouveaux, 11 vol., entre 1744 et 1746, no 388, lot 112) et de Fréron (Lettres sur quelques écrits, 13 vol., entre 1749 et 1754, n o 389, lot 112, puis L’Année littéraire, 20 vol., 1754-1770 et 1774-1776) et le lecteur au moins occasionnel du Journal de politique et de littérature, du Répertoire ou journal des spectacles (n o 84, lot 31, sans aucune précision) ou de l’Almanach des Muses (n o 516, inventaire), mais aussi de la Gazette des tribunaux (no 84, lot 31) – auxquels on ajoutera quelques numéros du Journal des dames, du Spectateur français de Marivaux (n o 394, lot 115, et n o 174, lot 59), moins bien représentés que les Lettres historiques et galantes de M me du Noyer (6 vol., n o 164, lot 55) ou la version française du Spectator d’Addison et Steele (9 vol., 1754, n o 97, lot 38). A travers la presse qu’il lisait s’affirme la primauté de la littérature – sur fond d’hostilité aux Encyclopédistes.

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Crébillon aurait-il voulu dérouter les exégètes à venir ? Quand nous croyons voir en lui un esprit borné aux voyages en Romancie, nous trouvons un homme ouvert aux horizons les plus divers et soucieux de comprendre le monde qui l’entoure comme les leçons de l’histoire. Quand nous imaginons un lecteur replié sur le passé, nous découvrons un spectateur en chambre curieux de nouveautés jusqu’à ses derniers jours. Amateur d’art, cela est certain ; à l’écart des luttes philosophiques, voire des débats d’idées, mais plus vraisemblablement défavorable aux Encyclopédistes les plus acharnés, sans nul doute. Mais est-il superficiel, celui qui, moins d’un an avant sa mort, se procure une édition latine de Tacite, ce « livre des vieillards »35, et possède une Bibliothèque des anciens philosophes qui date seulement de 177136 ? On se demande pourtant ce qu’est devenu dans les dernières années de sa vie le père de l’impertinent Tanzaï, le dangereux auteur du Sopha que les autorités avaient préféré exiler à quelques lieues de Paris, le censeur qui fut suspendu quelque temps de ses fonctions : un lecteur impénitent de Dorat, l’auteur dont le nom revient le plus souvent dans nos deux sources37 ? L’ambiguïté demeure, car l’auteur des Baisers est aussi l’ami de Fréron, l’ennemi déclaré des Philosophes... Le trop spirituel Crébillon se sera ingénié à faire croire que sa bibliothèque ouvrait sur un boudoir. Nous ne l’y suivrons pas.

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NOTES 1. Pour l’identification des livres italiens, nous remercions Gérard Luciani de son aide précieuse. 2. Les chiffres portés par l’inventaire après décès sont identiques. 3. Ce dernier chiffre relève d’une estimation « basse » : pour bien des titres, quand le nombre de volumes n’est pas précisé, nous avons compté un seul volume. Pour le roman ou la poésie, cette inexactitude probable est négligeable ; la différence est certainement beaucoup plus importante dans le cas de collections, comme par exemple la Bibliothèque universelle des romans (lot 85). 4. Daniel Mornet, « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1781) », dans Revue d’histoire littéraire de la France, t. 17, 1910, p. 449-496 ; Michel Marion, Les enseignements des bibliothèques privées à Paris au milieu du XVIII e siècle, Paris, 1978. 5. Archives nationales, Minutier central, étude LXXXIII, 584, 28 avril 1777. 6. Seuls trente-trois ont été véritablement identifiés, parmi lesquels un titre, très vague (Lettres en vers), dont l’attribution à Dorat n’est pas sûre. 7. Voir notre note 3. 8. Cette absence est d’autant plus surprenante que l’année même de sa mort, Crébillon achète le Supplément de l’Encyclopédie (lot 113). 9. Bibl. nat. de Fr., ∆ 937, éd. par Dammoneville. Peut-être même est-ce celle de Crébillon fils ; les recherches sont en cours. Jean Sgard a analysé cette bibliothèque : « Ouvrages cités et non cités dans Les égarements du cœur et de l’esprit », dans la revue Op. cit. [Pau], 5, 1995, p. 127-132. 10. Nous avons attribué à leurs auteurs tous les ouvrages donnés pour anonymes par le catalogue ; nous avons quelquefois complété le nom donné par le libraire ; dans un seul cas nous l’avons corrigé, rendant à Mme Du Noyer les Lettres historiques et galantes qui étaient placées sous le nom de Mme d’Aulnoy (no 164, lot 55). 11. Telles qu’elles sont fournies par la notice, ou restituées par nos soins (dans la mesure de nos moyens). 12. Voir Roger Chartier, « L’homme de lettres » dans L’homme des Lumières, dir. Michel Vovelle, Paris, 1996, p. 159-211. 13. Auxquels il faut ajouter les romans contenus dans les oeuvres de Rousseau, Montesquieu ou Voltaire, que nous citons plus loin. 14. Ce qui doit inciter à nuancer l’idée selon laquelle, en tant que censeur, il aurait pu emplir sa bibliothèque de cadeaux spontanés, attendus ou purement diplomatiques. Toutefois, nous en signalons plus loin quelques exemples. 15. On aurait évidemment aimé trouver Les Bijoux indiscrets (1748), dans lesquels Diderot tympanisait Crébillon sous l’aimable surnom de « Girgiro l’entortillé ». Or Diderot n’apparaît pas. Mais nous nous sommes interdit de tirer la moindre conclusion des « vides », qui peuvent tenir à trop de raisons purement matérielles. 16. On trouve seulement quelques ouvrages d’histoire sur la fondation d’ordres religieux (n o 242, lot 76, et no 308, lot 93) et l’Histoire ecclésiastique de l’abbé Fleury en 34 vol. in-4° (n o 421, lot 124). 17. Nous laissons évidemment de côté tout ce que Jean Viardot a déjà envisagé, notamment les « livres d’images ». 18. La présence d’Ovide s’expliquant plutôt par l’intérêt pour les livres illustrés : voir ci-après. 19. On pourra se référer sur ce point, pour une époque légèrement antérieure, au corpus de la collection Ad usum delphini, et pour une époque strictement contemporaine, aux instructions de Diderot à l’usage de Catherine II (Plan d’une université).

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20. A noter que pour l’histoire grecque, dans laquelle Crébillon trouve l’inspiration (récente) de ses Lettres athéniennes (1771), qui tournent autour des personnages d’Alcibiade, Périclès, Aspasie et Socrate, on ne trouve que la traduction ancienne de Thucydide par Perrot d’Ablancourt (1671), et aucune traduction de Plutarque, Platon étant seulement représenté par une traduction italienne de 1742 (lot 141). D’une manière générale, l’Antiquité grecque ne semble pas avoir retenu son attention (une édition d’Hérodote, cependant, d’après l’inventaire). 21. On trouve un « petit Boudot » (dictionnaire latin-français particulièrement en usage chez les Jésuites), de 1765..., ce qui exclut l’idée qu’il puisse s’agir d’une trace de son passage à Louis-leGrand. Il est en tout cas réconfortant, pour le latiniste moderne, de savoir que le besoin d’avoir sous la main un dictionnaire de version s’était fait sentir chez un homme du XVIII e siècle, qui avait si intimement fréquenté les anciens durant ses études et au-delà, avait appris par coeur des pages entières d’auteurs latins et était certainement capable, comme un Diderot ou un Voltaire, d’en tirer de mémoire, à brûle-pourpoint, la citation dont il avait besoin. 22. Ce dernier dans la traduction de l’abbé Banier, avec des illustrations de Lemire, relié en maroquin rouge (no 422, lot 125). 23. Encore cette impression doit-elle être nuancée : parmi ces ouvrages figure la traduction de Térence de l’abbé Le Monnier (1771 ; no 92, lot 36), dont Crébillon avait été censeur : livre reçu ou livre choisi ? 24. Crébillon en possédait également deux éditions, de 1666 et de 1762. 25. Rappelons que nous n’avons pu dater que quatre cent soixante-sept titres. 26. Les ouvrages les plus récents sont le Supplément de l’Encyclopédie et le Théâtre de société de son ami Collé. 27. Quarante titres seulement, mais qui correspondent à un nombre élevé de volumes. 28. Par exemple les travaux de J. Jonston, no 33, lot 15, nos 221-223, lot 72, no 273, lot 81. 29. Par contre, on trouve, du P. Richard (n o 414, lot 122), la Défense de la religion, de la morale, de la vertu, de la politique et de la société (contre le) « système social » et la « politique naturelle ». 30. Montesquieu, Œuvres, Amsterdam, 1764, 6 vol., n o 109, lot 41 ; Voltaire, Œuvres, Neufchâtel, 1773, 34 vol., no 111, lot 42 ; Rousseau, Œuvres, Neufchâtel, 1769, 19 vol., n o 101, lot 39, et n o 243, lot 76. 31. Voir La notion d’œuvres complètes, éd. Jean Sgard et Catherine Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation, 1999. 32. Signalons l’absence de Molière, remarquable chez un auteur tourné vers le XVII e siècle et soucieux de se doter de collections sinon complètes, du moins substantielles. 33. Qui sera son exécuteur testamentaire. 34. Sur l’intérêt de Crébillon pour le théâtre italien, voir plus haut ce qu’en dit Jean Viardot. Le théâtre étranger n’est pas absent, grâce à Shakespeare, traduit par Le Tourneur (1776, n o 305, lot 93) ; Bléning est traducteur de pièces russes (no 238, lot 75), Linguet de pièces espagnoles (n o 192, lot 64). 35. L’expression est de Rousseau, Émile, livre IV. 36. No 333, lot 101 ; il s’agit de la traduction de Dacier. 37. Il en possède 13 ouvrages (10 titres), tous postérieurs à 1767 : Les Sacrifices de l’amour (deux exemplaires, no 131, lot 47 et n o 306, lot 93), Les Malheurs de l’inconstance (n o 130, lot 47), Mes nouveaux torts (deux exemplaires, no 104, lot 40 et no 135, lot 48), Fables (deux exemplaires, nos 102 et 103, lot 40), Lettres en vers et œuvres mêlées (n o 510, inventaire ; identification incertaine), Mes fantaisies (no 99, lot 38), Les Baisers (no 98, lot 38), De la déclamation théâtrale (n o 100, lot 38), Régulus et la Feinte par amour (n o 307, lot 93), Adélaïde de Hongrie (n o 491, inventaire). Sans compter les nombreuses estampes destinées à les illustrer (voir G. Funke, Crébillon fils..., p. 371 et 372).

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AUTEUR CATHERINE VOLPILHAC-AUGER UMR LIRE (CNRS, no 5611), Université Grenoble-III.

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Les grandes collections de manuscrits littéraires Thierry Bodin

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Nous voulions à l’origine parcourir un demi-siècle de ventes publiques, de 1935 à 1989, soit de Louis Barthou jusqu’à Daniel Sickles, période qu’on pourrait qualifier de demisiècle d’or de la collection des manuscrits littéraires. Mais il nous a paru intéressant de retracer d’abord brièvement la préhistoire de ces collections, et les débuts de la collection d’autographes au XIXe siècle.

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Jusque vers 1830, on a accordé peu d’importance aux autographes et aux manuscrits, à l’exception des manuscrits médiévaux et de la Renaissance, principalement à cause de leurs peintures. En outre, le manuscrit littéraire n’occupera longtemps qu’une toute petite place dans des collections à dominante largement historique.

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Ainsi la collection de Monmerqué (2 mai 1837), l’éditeur de Mme de Sévigné et de Tallemant des Réaux, est-elle annoncée comme « une collection précieuse de lettres autographes et de chartes ». Dans sa préface au catalogue, rédigé par Techener, Francisque Michel précise que cette collection, « fruit de plus de vingt ans de recherches assidues et de heureux hasards », est « la plus belle et la plus importante qu’on ait jamais offerte en vente publique ». Ce sont surtout des lettres et des documents. On trouve cependant quelques manuscrits. Le no 16 rassemble deux lettres de D’Alembert et le « Manuscrit autographe d’un discours prononcé en présence du roi de Danemarck » ; le no 27 présente un manuscrit de Jacques Amyot : « Manuscrit autographe de son apologie, dirigée contre les attaques de Claude Trahy, gardien des cordeliers, 1589 ».

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Dans la préface au catalogue de vente de sa collection (4-14 novembre 1840), G. de Pixerécourt constate dès l’abord : « Les Autographes n’étaient point réunis en collection il y a quarante ans. On rencontrait quelquefois, dans les ventes de livres, un ou deux volumes dans lesquels le propriétaire avait rassemblé pêle-mêle une centaine de lettres plus ou moins curieuses, et fort étonnées le plus souvent de se trouver ensemble. [...] Cette réunion de 1 000 Lettres, presque toutes curieuses ou intéressantes ou historiques, se recommande par le choix minutieux du collecteur, par le soin avec lequel il a su

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rassembler tant de pièces rares, toutes les fois qu’elles se sont présentées à lui pendant une période de trente-cinq ans. » 5

Il précise que « la correspondance amoureuse de madame la marquise du Châtelet, en 127 lettres (no 211 du présent Catalogue), a été achetée 1 200 francs par M. le marquis de Chalabre, il y a douze ou quinze ans ». Le descriptif de ce no 211 est on ne peut plus succinct : « 127 lettres et fragments. Ses amours avec Saint-Lambert. (Collection unique et très-intéressante) »

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L’originalité de M. de Soleinne est soulignée par le Bibliophile Jacob dans l’Avertissement placé en tête du catalogue de l’Appendice au tome III de sa Bibliothèque dramatique, consacré aux « Autographes » (23-24 janvier 1844) : « Bien avant que le goût des autographes eût fait quelques rares prosélytes (on sait que ce goût ne date pas de plus de vingt ans, c’est-à-dire de la première vente d’autographes, qui forma les premiers amateurs), M. de Soleinne s’était montré curieux d’une espèce d’autographes, qu’on néglige trop peut-être ou qu’on n’apprécie point assez aujourd’hui : il recherchait soigneusement les manuscrits originaux des auteurs, les exemplaires portant des corrections et des additions de leur main, [...] il était parvenu à entasser dans ses cartons deux mille pièces de théâtre manuscrites, parmi lesquelles un grand nombre sont des originaux ou des copies chargées de notes autographes. »

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Et Jacob de signaler à l’attention des « autographophiles » des notes autographes de Melanchthon, un manuscrit autographe du président Bouhier, des notes autographes de La Monnoye, etc. Les descriptifs sont plus développés, les lettres en partie citées. Le n o 237 décrit ainsi un manuscrit de Jean-Baptiste Rousseau : « P. A., in-fol. 2 p. – Avertissement de la tragédie de Mariamne de Tristan l’Hermite, qu’il modernisa et fit reparaître en concurrence avec la tragédie de Voltaire sur le même sujet. »

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La dispersion des collections d’autographes de Villenave en 1850 (22 jan-vier-9 février) nécessitera 17 vacations pour vendre les 1 824 numéros du catalogue, une section particulière étant consacrée aux manuscrits(nos 893 à 1088) ; Charavay apporte cette précision : « On chercherait vainement, dans cette catégorie, de vieilles heures sur vélin, chefsd’œuvre calligraphiques du Moyen Age ; mais on trouvera en grand nombre des manuscrits importants du XVIe au XIX e siècle, dont beaucoup, restés inédits, mériteraient d’être publiés. Tous les genres y sont représentés : Histoire de France, Histoire de nos Provinces, Histoire de l’Église Gallicane, Théologie, Littérature, Philologie, Bibliographie, Archéologie et Numismatique, Noblesse, Généalogie, Chevalerie, etc. Chaque volume porte sur la garde des notes bibliographiques fort judicieuses, de la main de M. Villenave. »

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Voici quelques-unes des notices, très concises, qui ne font en quelque sorte que désigner le contenu du dossier et le nombre de pages.

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898. ARNAULD (Antoine), le grand Arnauld de Port-Royal. Manuscrit aut. de Prœdestinatione et Gratia excerpta ex S. Augustino, 87 p. in-4.

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899. NICOLE (Pierre), célèbre écrivain de Port-Royal. Deux manuscrits auto graphes : 1. Le saint Evangile selon saint Marc, avec notes. Le 28 décembre 1702. 72 pages in-4. – Le saint Évangile selon saint Luc, avec notes. Le 18 avril 1703. 186 pages in-4.

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2. Fragment de 12 pages in-4, daté, à la fin, du 22 octobre 1702. 12

901. BOSSUET (J.-B.), évêque de Meaux. Manuscrits autographes, ou relatifs à ses écrits et à sa biographie. 3 cartons et 1 vol. in-4, contenant : 1. Extraits autographes de Suarès. 12 pages ; – De Saint Augustin, 60 pages ; – Du Concile de Trente sur l’ordination. 25 pages ; en tout 97 pages in-4. – Autres extraits autographes de saint Augustin. 28 pages in-fol. ; – Fragments de divers ouvrages de Bossuet, chargés de notes et de corrections de sa main ; – Plusieurs manuscrits autographes du neveu de Bossuet, évêque de Troyes, dont un est relatif à la publication des œuvres posthumes de son oncle ; – Divers fragments extraits et copies autographes de l’abbé Ledieu, secrétaire de Bossuet ; – Mémoires touchant Bossuet, par le même. Manuscrit autographe ; – Éloge de Bossuet par Ch. C.-F. Hérisson, juge au tribunal de Chartres. Manuscrit autographe ; – Divers écrits, manuscrits ou imprimés sur la vie et les ouvrages de Bossuet. 1 carton. 2. Démêlés entre Bossuet et Fénelon, dans la question du quiétisme : – 42 lettres autographes du frère de Bossuet, intendant de Soissons, à l’abbé Bossuet, depuis évêque de Troyes. 6 lettres sig. du duc de Chaulnes au cardinal de Bouillon. 1 L. aut. sig. de Croisilles à Lamoignon. 1 L. sig. de M. de Noailles, archevêque de Paris. 1 L. aut. sig. de l’abbé Langeron à Bossuet. Enfin divers écrits manuscrits ou imprimés, et des volumes, dont quelques-uns sont annotés de la main de Bossuet. 2 cartons. 3. Pièces sur le même sujet, manuscrites ou imprimées, recueillies par l’abbé Ledieu, et dont une partie sont écrites de sa main. 1 vol. in-4, bas. On trouve dans ce précieux recueil les trois pièces suivantes autographes de Bossuet : De Quietismo in Galliis refutato. 34 pages ; Minute d’une lettre à Geori, du 10 février 1698. 4 pages ; – Copie de la lettre du roi au pape, du 23 décembre 1698. 2 pages.

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936. SADE (Donatien-Alphonse-François, marquis de), le trop célèbre auteur de Justine. Manuscrit aut., sujet de « Zélonide », comédie en 5 actes et en vers libres. – Dialogue entre un prêtre et un moribond, 46 pages in-4.

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937. FLORIAN (J.-P.-Claris de), littérateur de l’académie française. 1. Mémoires de ses ouvrages, aut. sig. 5 avril 1787, 3 pages in-4. 2. Guillaume Tell, ou la Suisse Libre, livre 1er. Manuscrit aut. 26 pages in-4.

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938. LEMÊME. Les quatre Jumelles, comédie aut., 16 pages ½ in-4.

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939. THOMAS. Littérateur de l’académie française. 1. Éloge du Dauphin, père de Louis XVI, manuscrit aut. où se trouvent toutes les nombreuses mutilations de la censure, et la note des changemens demandés par le comte de SaintFlorentin, secrétaire d’état, 34 pages gr. in-4, plus 4 pages d’additions. 2. Copie au net dudit éloge avec quelques corrections et additions autog. de Thomas. 3. De la langue poétique, manuscrit d’une main étrangère, avec quelques corrections de Thomas, 87 pages in-fol.

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941. ROUSSEAU (Jean-Jacques). Manuscrit autographe « Suite des Pensées d’un esprit droit et des sentiments d’un cœur vertueux, » 20 pages pl. in-4. Il paraît manquer à ce manuscrit la première feuille, mais cela n’en détruit pas tout le mérite, vu que ce sont des pensées détachées.

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943. PUCELLE (la) d’Orléans, par Voltaire. Manuscrit avec des additions autographes de M. de Malesherbes. 1 vol. in-4, veau.

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944. MARÉCHAL (Silvain). Poète, littérateur et philosophe. Répertoire d’autorités graves en faveur de l’athéisme. Manuscrit aut. et inédit. 1 vol. in-12, parchemin, de 156 pages.

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Travail qui a précédé le Dictionnaire des athées du même auteur,, et qui en est en quelque sorte le projet. 20

Seize vacations seront nécessaires en 1860 (30 avril-18 mai) pour vendre les 2 954 numéros de la collection de lettres autographes et documents historiques de feu M. Lucas de Montigny, fils adoptif du comte de Mirabeau. L’expert Auguste Laverdet souligne tout l’intérêt des manuscrits de Mirabeau : « Ainsi la grammaire française écrite de la main de Mirabeau lui-même pour cette aimable et charmante ignorante, madame de Monnier, pour sa Sophie, est un chefd’œuvre à la fois de bonne logique et de belle écriture. On y retrouve en même temps l’esprit le plus lucide et le plus clair, l’âme la plus tendre et la plus bienveillante ; il explique, il corrige, il soutient les pas chancelants de cette femme habile à tout dire et qui sait notre langue, excepté l’orthographe ! Ah ! le beau manuscrit, les pages touchantes, et comme on est pris de pitié, de charme et d’intérêt pour une passion sincère et vraie à ce point-là ! »

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Citons quelques-unes des notices de manuscrits de Mirabeau, où Laverdet a abandonné le lyrisme pour la précision de la désignation :

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2068. MIRABEAU (Honoré-Gabriel de Riquetti, comte de), le célèbre orateur de l’Assemblée constituante. Né au Bignon, près Nemours, le 9 mars 1749. Mort en 1791. Lettres écrites par un ancien magistrat à un ami, sur le procès du comte et de la comtesse de Mirabeau. 1783. 100 p. gr. in-4. – Lettres sur l’ordre judiciaire en France, écrites par un ancien magistrat provençal, à son ami, au sujet d’une séparation. 16 pages et quart in-4. Minutes originales entièrement aut. 1 vol. cartonné.

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2073. MIRABEAU (le comte de). Le même. Abrégé de la grammaire françoise. Manuscrit aut. sign. : Gabriel. 29 pages pleines in-4 (papier uniforme), écriture fine et serrée. Précieux manuscrit. 1 vol. cartonné.

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Sur la première page au-dessous du titre cité plus haut, Mirabeau a écrit les vers suivants : « ... ; ce commerce enchanteur, « Aimable épanchement de l’esprit et du cœur ; « Cet art de converser, sans se voir, sans s’entendre, « Ce muet entretien, si charmant et si tendre, « L’art d’écrire... fut sans doute inventé, « Par l’amante captive et l’amant agité. « …………………………………………………………………….. » (COLARDEAU).

« Surtout qu’en vos écrits la langue révérée, « Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. « En vain vous me frappez d’un son mélodieux. « Si le terme est impropre, ou le tour vicieux, « Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme, « Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme. « Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin « Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain. (BOILEAU). 25

Sur le verso du titre il a écrit :

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A ma Sophie.

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« Ma Sophie. Tu te souviens bien que ta mère m’a écrit une fois pour me prier de t’apprendre l’orthographe : Je ne sais comment je négligeai une si grave recommandation : apparemment que nous avions quelque chose de plus pressé à étudier. Hélas ! Il nous est

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bien force aujourd’hui de suspendre nos études d’alors : retournons donc à l’orthographe (pour plaire à ton honorée mère), mais je ne connois qu’un moyen d’écrire correctement, c’est de posséder sa langue par principes. « J’ai entrepris de te donner en vingt-cinq pages toutes les règles essentielles de la langue française ; de t’en expliquer toutes les difficultés, de t’en énoncer les exceptions principales d’une manière aussi correcte que concise, et je crois y avoir réussi. Un petit mémoire de l’abbé Valart, habile grammairien, m’en a donné l’idée et m’a servi. Mais on ne trouve dans son précis, ni les principes de la déclinaison des participes (et c’est un des articles capitaux et des plus embarassants de notre grammaire), ni la conjugaison entière des verbes irréguliers, ni la syntaxe de leurs régimes, ni aucune observation détaillée sur la prononciation, l’orthographe, la ponctuation, sa quantité, etc., ni les exceptions aux règles générales. Mon traité, qui n’a pas quatre pages de plus que le sien, contient tout cela. J’espère que tu le trouveras fort clair, et même à la portée des gens les plus illitérés ; mais pense que je ne sais me faire entendre qu’aux esprits attentifs. « Ce mémoire est plus que suffisant pour te mettre en état de montrer toi-même le français par principes à ta fille. Les grammaires ne donnent pas le style ; mais si GabrielSophie a ton âme, elle trouvera aisément un Gabriel ; ils s’aimeront comme nous nous aimons, et je te réponds qu’elle écrira bien. C’est pour elle que j’ai fait ce petit ouvrage qui m’a coûté du temps et de la peine ; c’est pour elle, dis-je, car, pour toi, je ne me consolerois pas, si tu allois consulter la grammaire sur une phrase que tu me destines ou que tu m’adresses... Ah ! ce que ton cœur sait dire l’art et l’esprit le trouveront-ils jamais ?... – GABRIEL. 28

« N. B. Je t’avertis que ce cahier est extrêmement difficile à copier, qu’il faut aller trèslentement, que la plus grande exactitude est nécessaire, et qu’un tiret, déplacé ou omis, peut faire un contre-sens. Les N. B. doivent être écrits en marge. Ces signes + et autres sont des renvois oubliés dans le texte. Place les N. B. précisément où ils sont dans mon manuscrit ; et laisse tes marges plus grandes afin qu’ils puissent correspondre plus exactement à l’article auquel ils sont relatifs. »

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2074. MIRABEAU (le comte de). Le même. Discours sur l’immortalité de l’âme. De la nécessité d’une autre vie, et des consolations de l’homme juste sur la terre. Sermon prêché à Londres par un jeune ministre genevois. Manuscrit aut. 28 p. à mi-marge gr. in-4. 1 vol. cartonné.

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2101. MIRABEAU (le comte de). Le même. BRANDEBOURG. Considérations générales sur l’élévation de la maison de Brandebourg. – Géographie et population. – Agriculture et productions naturelles. – Manufactures. – Commerce. – Revenus et dépenses. – Affaires militaires. – Religion, instruction, législation, gouvernement. Manuscrit avec des corrections aut. de Mirabeau. Neuf liasses formant quinze cent à deux mille pages infol.

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Viennent alors les grandes collections d’autographes, accompagnées de gros catalogues qui demeurent comme des ouvrages de référence, à la fois pour les fac-similés qui les illustrent et pour les descriptifs et commentaires développés qui accompagnent les fiches. Les trois plus importantes sont celles de Benjamin Fillon (1877-1883, 3 vol. plus tables), Alfred Bovet (1884-1885) et Alfred Morrison (Londres 1883-1896), dont le monumental catalogue, établi par A. W. Thibaudeau, en 6 volumes in-folio et 8 volumes in-4°, donne des transcriptions complètes des documents, avec de nombreux fac-similés. Mais il s’agit là principalement de collections de lettres autographes, où les manuscrits littéraires n’occupent qu’une place infime.

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Ce n’est qu’à la fin du siècle qu’on voit un mouvement nouveau se dessiner pour passer de la collection d’autographes à la collection de manuscrits littéraires, principalement contemporains ; en effet, il n’y a pas ou très peu de manuscrits littéraires des XVII e et XVIIIe siècles ; mais l’écrivain du XIX e siècle va se préoccuper de garder ses propres manuscrits. Déjà, on avait pu constater la présence de manuscrits dans les catalogues des bibliothèques d’écrivains comme Jules Janin (16 février 1877) ou Champfleury (1890-1891, un catalogue étant consacré aux autographes), ou encore dans celle de l’éditeur PouletMalassis (1er juillet 1878) avec les poèmes de Baudelaire. Deux événements me semblent avoir joué un rôle capital dans cette transformation des champs de la collection. Par son testament, en date du 31 août 1881, Victor Hugo léguait l’ensemble de ses manuscrits : « Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné de moi à la Bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d’Europe. » Le legs est remis à l’administrateur général de la Bibliothèque nationale, Léopold Delisle, le 3 juillet 1886. Au legs, Edmond de Goncourt va préférer la vente aux enchères de ses manuscrits et de ceux de son frère (5-10 avril 1897). Entre-temps, un collectionneur exemplaire, véritable pionnier dans le domaine de la collection comme dans celui de l’histoire littéraire, va s’imposer comme un modèle probablement inégalable. La collection rassemblée de 1853 à 1907 par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul, et léguée à l’Institut de France en 1907, a accumulé les manuscrits de Balzac, Théophile Gautier, Sainte-Beuve, George Sand, mais aussi d’autres romantiques. On sut bien vite qu’à la vente de la bibliothèque de Mme veuve de Balzac les 25 et 26 avril 1882, il acheta la totalité des manuscrits proposés de l’auteur de La Comédie humaine, sauf celui d’Eugénie Grandet, adjugé 2 000 francs, qui lui échappa, qu’il tenta en vain de racheter à Cahen d’Anvers, et qui se trouve aujourd’hui conservé à la Pierpont Morgan Library. Cette figure majeure de la collection de manuscrits et de l’érudition est désormais mieux connue grâce à la thèse de Catherine Gaviglio, Charles de Spoelberch de Lovenjoul (1836-1907) : un collectionneur et ses libraires1. Désormais, les manuscrits littéraires vont devenir un des fleurons de la bibliophilie, et souvent une section importante du catalogue de la vente leur sera consacrée. Citons Victorien Sardou (1909-1910), Arthur Meyer (3-6 juin 1924), Robert de Montesquiou (1923-1924). Le catalogue des manuscrits de Pierre Louÿs (14 mai 1926), rédigé par Léopold Carteret, est luxueusement présenté, avec de nombreuses reproductions : on y trouve les propres manuscrits de Louÿs, mais aussi ceux de sa collection, des contemporains et amis comme Claude Farrère, André Gide, José-Maria de Heredia, Jean de Tinan, Paul Valéry, ou encore le manuscrit de la Salomé d’Oscar Wilde qui lui est dédiée. En 1932 (1er -2 juin), le catalogue de la bibliothèque de Mme Arman de Caillavet, rédigé par Georges Andrieux, présente des éditions précieuses et des manuscrits d’Anatole France. 32

La première collection importante de manuscrits littéraires présentée en vente publique semble bien être celle de Georges-Emmanuel Lang en 1925 (16-17 décembre, expert L. Giraud-Badin). La première partie de la vente de sa bibliothèque comprend une section de cent manuscrits, et non des moindres : Apollinaire, le manuscrit du Bestiaire accompagnant l’exemplaire de Marcoussis ; Balzac, Les Fantaisies de la Gina ; Barbey d’Aurevilly, Ce qui ne meurt pas ; Baudelaire, Amœnitates Belgicœ (provenant des bibliothèques Poulet-Malassis puis Noilly), ou le no 239 rassemblant 221 lettres du poète à sa mère (acquis par Armand Godoy et dispersé le 23 novembre 1982) ; Becque, Les Corbeaux ; Carco, L’Équipe ; Courteline, Messieurs les ronds de cuir ; Gide, Cahiers d’André Walter ; Huysmans, Là-bas et L’Oblat ; Jarry, Ubu roi ; Maupassant, Bel-Ami et Une vie ; Renard, L’Écornifleur ;Valéry, Eupalinos ou l’Architecte et La jeune Parque ; Zola, Le Docteur Pascal, etc.

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La bibliothèque de Louis Barthou va être dispersée en quatre vacations en 1935 et 1936 (25-27 mars et 4-6 novembre 1935, 2-4 mars et 15-17 juin 1936) ; les quatre catalogues, rédigés par Georges Blaizot, totalisent 2 143 numéros de manuscrits et de livres, que récapitule un index détaillé très utile. La préface cite un propos de Louis Barthou, qui fait nettement entrer le manuscrit dans la bibliophilie : « Je ne réunis pas les autographes pour eux-mêmes, dans des cartons qui en protègent par classement alphabétique l’ordre méthodique. Je reste bibliophile section des lettres. » Citons quelques-uns des manuscrits les plus importants de la première vente : de Chateaubriand, le livre XX des Martyrs (44 p.), et des correspondances à la marquise de Custine (28 lettres) et à la comtesse de Castellane (84 lettres) ; de Marceline Desbordes-Valmore, Les Pleurs (149 p.) ; de Camille Desmoulins, Entretiens de deux philosophes (34 p.) ; de Flaubert, Mémoires d’un fou (141 p.) ; de Victor Hugo, l’album de voyage tenu et dessiné avec Célestin Nanteuil en Bretagne et Normandie en 1836, deux chapitres (et non des moindres) de Choses vues sur le retour des cendres de Napoléon (1840) et la mort de Balzac (1850, en tout 55 p.), le poème A Théophile Gautier, le discours sur l’Afrique (1879, 12 p.), son journal intime de 1883-1884 (36 p.), sans oublier le carnet de Juliette Drouet en 1833 ; de Lamartine, la tragédie Zoroïde (1813, 24 feuillets), La Mort de Socrate, six poèmes des Harmonies poétiques, des fragments de Jocelyn, le livre sur Fénelon (162 p.), la Lettre sur la République (32 p.), le poème A Némésis (5 p.) ; de Mérimée, l’ Étude sur Brantôme (28 feuillets) et la correspondance à Mme de Beaulaincourt (82 lettres) ; de Mirabeau, les Amours de la marquise de Monnier et du comte de Mirabeau (51 p.) ; de Musset, une dissertation de 1827 (6 p.), Sur la paresse (8 p.), L’Ane et le Ruisseau (45 p.) ; de Jean-Jacques Rousseau, la troisième partie de La Nouvelle Héloïse (110 p.) ; de Sainte-Beuve, un roman par lettres, Le Clou d’or (61 p.) ; de George Sand, La Tour de Percemont (477 p.) ; de Vauvenargues, le Discours sur la liberté (23 p.) ; de Louis Veuillot, L’Esclave Vindex (84 p.) ; de Vigny, Le Somnambule (4 p.), La Femme adultère (28 p.), La Prison (22 p.), la correspondance à Victor Hugo (18 lettres), un recueil comprenant cinq poèmes dont La Maison du berger, Paris et Les Amants de Montmorency, Eloa (46 p.), Le More de Venise (181 p.), Stello (275 p.), Chatterton (153 p.), Servitude et grandeur militaires (3 vol.), De Mlle Sedaine et de la propriété littéraire (50 p.), La Colère de Samson (9 p.), La Flûte (6 p.), des fragments du journal d’un poète (26 p.) ; de Voltaire, l’Épître au prince de Vendôme (8 feuillets). Dans la seconde vente, relevons encore un bel ensemble de manuscrits de Pierre Loti : Rarahu (Le Mariage de Loti), les deux états de Mon frère Yves (premier jet et texte définitif), Madame Chrysanthème, ses journaux de bord, etc. ; les discours de réception à l’Académie française de Renan, Rostand et Valéry ; de Verlaine, Sagesse et le manuscrit de Cellulairement (qui sera éclaté entre Parallèlement, Jadis et Naguère et Sagesse).

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A la suite de Louis Barthou, de nombreuses ventes de manuscrits auront lieu, la plupart du temps dans le cadre de la vente d’une bibliothèque ; une section particulière du catalogue peut être parfois consacrée aux manuscrits, ou bien les manuscrits sont mêlés aux imprimés ; parfois même, les autographes sont décrits dans un catalogue à part. Les catalogues sont de plus en plus illustrés. Citons en particulier les bibliothèques Gabriel Thomas (27-28 mars 1936) et Paul Voûte (9-11 mars 1938). Pour la bibliothèque du comte Alain de Suzannet, le catalogue est conçu comme une monographie consacrée à un auteur : Guy de Maupassant (24 mai 1938) et Prosper Mérimée (Lausanne 25-27 avril 1977). Neuf ventes seront nécessaires pour disperser la bibliothèque du docteur Lucien-Graux de 1956 à 1958, certains catalogues étant consacrés uniquement aux autographes. Du collectionneur, le professeur Henri Mondor a tracé un attachant portrait : « De plusieurs auteurs du XXe siècle, haussés, depuis, à [la] gloire [...], il avait su découvrir à temps, puis

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recueillir et préserver, des exemplaires et des manuscrits, qui ont fait, de sa collection, un capital de science, une œuvre d’art et une énorme résurrection du passé. » On trouve ainsi des carnets de Victor Hugo, des testaments de Stendhal, le manuscrit de la première Éducation sentimentale de Flaubert, l’Improvisation d’un Faune de Mallarmé, A rebours de Huysmans, Poèmes saturniens de Verlaine, les Illuminations de Rimbaud, etc. Il faut encore citer, parmi les plus importantes, les ventes René Gaffé (26-27 avril 1956) avec de beaux manuscrits surréalistes, Gérard de Berny en deux ventes (27 novembre 1958 et 12 mai 1959), Pierre Guerquin (25-26 novembre 1959), J[ean] D[avray] (6-7 décembre 1961). La collection d’Alexandrine de Rothschild, consacrée aux seuls autographes, fut dispersée sous l’anonymat au cours de trois ventes les 29 mai 1968, 26 février et 15 décembre 1969 ; une quatrième vente fut annulée avant la parution du catalogue. Jacques Guérin distille sa collection de livres et manuscrits au gré de ventes successives, parfois anonymes (1984-1999) ; les catalogues sont en partie rédigés par lui, et les descriptions souvent dithyrambiques. 35

Les ventes après décès du colonel Daniel Sickles (Bruxelles, 10 mai 1904-Paris, 31 août 1989) ne recouvrent en fait qu’une partie de sa gigantesque collection. Venu de la bibliophilie traditionnelle, il s’était séparé de cette première bibliothèque pour s’intéresser aux livres illustrés et à la reliure contemporaine ; cette seconde collection, d’une qualité exceptionnelle, fut elle aussi vendue en 1962 et 1963 pour lui permettre de se consacrer aux éditions originales et aux manuscrits des XIXe et XX e siècles. Dans les années 1950, les ventes Lucien-Graux, Gaffé, Guerquin, Gérard de Berny avaient permis l’acquisition de pièces exceptionnelles ; de même en 1961 les ventes Goudeket et Davray. Un peu à l’exemple de Lovenjoul, le colonel Sickles voulait rassembler toutes les éditions d’un texte, ses différents états imprimés, mais aussi des lettres, des manuscrits, des épreuves corrigées. Les achats vont s’intensifier chez les libraires (comme Georges Blaizot ou Marc Loliée) ou dans les grandes ventes (Lefèvre, Rothschild, Pellerin, Duché, Sacha Guitry, Gabalda, Marsan, Hild, Suzannet, Lambiotte, von Hirsch, etc.). Mais la passion devint si dévorante qu’elle engloutit fortune, terres, appartements, meubles et tableaux, et qu’il fallut un jour sacrifier des éléments de la collection pour pouvoir continuer à l’enrichir. En février 1979, une vente de livres et autographes présentait notamment le manuscrit original de Noa-Noa de Gauguin, de L’État de siège de Camus et de Guignol’s Band de Céline. En mars 1981, on dispersa la bibliothèque surréaliste, où brillaient les recueils de manuscrits et documents rassemblés par René Gaffé et reliés par Paul Bonet ; en mai, la collection de lettres de peintres. Le colonel Sickles décida bientôt de se consacrer au XIXe siècle, et se sépara de sa bibliothèque du XX e siècle (13-15 juin 1983) ; parmi les manuscrits, citons Simone de Beauvoir (première version du Deuxième Sexe), Camus (premier état de La Peste), Carco (L’Homme traqué, relié par Paul Bonet), Céline (la seconde moitié – alors seule connue – de Mort à crédit et les épreuves corrigées, D’un château l’autre), Cendrars (Poèmes élastiques et Moravagine), Cocteau (Opium illustré de 73 dessins), Delteil (Jeanne d’Arc), Giraudoux (Suzanne et le Pacifique relié par Cretté), Jarry (Messaline et La Papesse Jeanne), Jouhandeau, Léautaud, Mac Orlan, Mauriac (Le Désert de l’amour), Maurras (Le Chemin de paradis), Pergaud (Le Roman de Miraut), Perret (Le Caporal épinglé), Romains (La Vie unanime), Sartre (préface d’Aden-Arabie), Suarès, Toulet, Valéry, etc. Le 19 mars 1986, ce furent les manuscrits de Francis Jammes et Charles Maurras, ainsi que la correspondance de Valery Larbaud à Léon-Paul Fargue. Enfin, le 10 avril 1987, vint le tour des collections Apollinaire et Proust : le manuscrit du Poète assassiné, des poèmes et articles, des lettres à Lou ; parmi les lettres de Proust, les correspondances à Geneviève Straus et à Jacques Rivière.

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Après la mort du colonel Sickles, vingt et une ventes en huit ans, d’avril 1989 à avril 1997, furent nécessaires pour cataloguer et disperser sa bibliothèque au fil de 10 360 numéros (en réalité, compte tenu des invendus repassés dans des ventes ultérieures, il faut diminuer un peu ce chiffre total et arrondir aux environs de dix mille). La plupart des catalogues comportent un index, mais le courage a manqué pour établir un index cumulatif.

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Il ne saurait être question d’énumérer ici tous les précieux manuscrits de cette collection. Contentons-nous de signaler les plus importants dispersés dans les premières ventes : de Barbey d’Aurevilly, deux des Diaboliques (Le Bonheur dans le crime et A un dîner d’athées), Du dandysme et de George Brummell, le Mémorandum de Caen ; de Baudelaire, Le Voyage à Cythère, de précieuses lettres (dont 67 à sa mère), les contrats des Fleurs du Mal, les Notes sur Les Liaisons dangereuses ; de Léon Bloy, Sueur de sang ; de Chateaubriand, la correspondance au comte de Chambord ; de Daudet, les Contes du Lundi, Sapho, Jack, le carnet de premier jet pour Tartarin de Tarascon ; de Dumas père, L’Alchimiste calligraphié pour le Tsar Nicolas I er et orné de peintures romantiques ; de Flaubert, les cahiers du Voyage en Orient et du Voyage en Grèce, Le Candidat ; de Gautier, Mademoiselle Dafné ; des Concourt, Germinie Lacerteux, Madame Gervaisais et la correspondance à Zola ; de Remy de Gourmont, Sixtine ; de Victor Hugo, les épreuves corrigées des Misérables, des carnets, la correspondance à M me Biard ; de J.-K. Huysmans, Marthe, Là-bas, La Cathédrale et Sainte Lidwyne de Schiedam ; de Laforgue, les Moralités légendaires ; de Lamartine, les Harmonies sacrées ; de Loti, Aziyadé ; de Louÿs, les Notes pour Aphrodite et un ensemble de manuscrits érotiques inédits ; de Mallarmé, Les Fenêtres, la conférence sur Villiers de l’Isle-Adam, la copie préparée des Poèmes d’Edgar Poe, la correspondance de Manet au poète ; de Maupassant, Une vie, Miss Harriet, En canot ; de Mérimée, La Vénus d’Ille, La Chambre bleue, Il Viccolo de Madame Lucrezia illustré d’aquarelles ; de Mirbeau, Le Jardin des supplices et Les Affaires sont les affaires ; de Gérard de Nerval, Poésies et Poèmes, et divers manuscrits et lettres ; de Germain Nouveau, le Calepin du mendiant ; de Jules Renard, Le Plaisir de rompre, Le Pain de ménage, Monsieur Vernet ; de George Sand, Consuelo, un album de dessins et aquarelles, les Légendes rustiques, Horace ; de la comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie ; de Stendhal, Histoire d’une partie de ma vie 1811, Des périls de la langue italienne, des lettres à sa sœur ; de Verlaine, Bonheur, Dédicaces, Dans les limbes ; de Vigny, La Maison du berger et plusieurs autres poèmes des Destinées-, de Villiers de l’Isle-Adam, un rare manuscrit pour les Contes cruels ; de Zola, la préface à L’Assommoir et le discours du 13 janvier 1900 sur l’affaire Dreyfus, etc.

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En tête de l’index de la collection de Barthou, Georges Blaizot écrivait fort justement : « Décrire un livre, le bien décrire, demande une ampleur de temps, une commodité de recherches, une abondance de références, une méthode, et aussi une flânerie de l’esprit, que toujours refusera aux experts l’obligation de paraître à une date inflexible et toujours trop prochaine. » Cela est encore bien plus vrai pour les manuscrits, chacun d’eux étant unique et nécessitant une étude complète, et nous verrons combien les libraires sont souvent embarrassés pour rédiger une fiche descriptive de manuscrit.

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La partie la plus aisée peut-être est de reconstituer l’histoire du manuscrit. Celui-ci peut avoir suivi divers circuits. Il peut avoir été offert par l’écrivain à un dédicataire, un ami ou un mécène ; ainsi, Louis Barthou a reçu divers manuscrits de Pierre Loti. Conservés par l’auteur, les manuscrits peuvent être vendus par ses héritiers, ou à leur décès. Ainsi, de nombreux manuscrits de Flaubert furent dispersés lors du décès de sa nièce, Caroline Franklin-Grout (Antibes, 28-30 avril 1931 ; Paris, 18-19 novembre 1931) ; les papiers de Baudelaire, passés chez son conseil judiciaire Narcisse-Désiré Ancelle, furent vendus par

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les descendants de ce dernier au libraire Maurice Chalvet qui les céda à Alexandrine de Rothschild. Ce sont parfois les écrivains eux-mêmes qui négocient leurs manuscrits, comme les surréalistes auprès de Jacques Doucet, ou par l’intermédiaire de libraires (comme Jean Giraudoux chez Georges Blaizot, ou les auteurs de Gallimard chez Roland Saucier), ou encore comme Paul Valéry ou René Char qui recopiaient facilement, moyennant finance, tel poème. 40

Certaines provenances illustres rehaussent incontestablement le prestige d’un manuscrit. Ainsi, le projet de frontispice par Bracquemond pour Les Fleurs du Mal, en marge duquel Baudelaire a écrit pour Poulet-Malassis ses critiques, et au verso duquel il a dressé la liste des poèmes de son recueil, a fait partie des collections Poulet-Malassis (p. 126 du catalogue de sa vente), Noilly, F. Vandérem (I, no 98), André Lefèvre (I, n o 81), avant de figurer dans la première vente Sickles sous le numéro 25. La fameuse lettre de Baudelaire à Mme Sabatier, la « Présidente », du 31 août 1857, peut être suivie à la trace : passée par les soins du libraire Maurice Chalvet de la collection Ancelle chez Alexandrine de Rothschild (vente en mai 1968, I, no 45), achetée alors 14 500 francs (plus les frais) par le libraire Marc Loliée, on la retrouve en octobre 1984 à la vente de Jacques Dennery (no 19) où elle est achetée par le colonel Sickles 250 000 francs (plus frais) ; à sa vente en 1989 (J, no 28), elle est acquise pour 450 000 francs (plus frais) par Dina Vierny, qui la remet en vente en octobre 1996 (no 14) où elle est adjugée 330 000 francs (plus frais).

41

Quelques exemples suffiront à montrer l’évolution dans la façon de décrire des manuscrits.

42

– Dans la vente Barthou, sous le numéro 1050, figuraient deux carnets de Victor Hugo, ainsi présentés :

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1050. HUGO (Victor). DEUXCARNETS autographes. Octobre 1871 à mars 1872, 1 vol. – Janvier à août 1877, 1 vol. Ens. 2 vol. in-8, cartonnés, réunis dans une chemise demi-maroq. (étui). Précieux carnets autographes inédits où le grand poète notait au jour le jour ses pensées, les incidents quotidiens, ceux de la vie politique et ceux de sa vie de famille, les visites rendues et faites, les hommages que le monde entier adresse à sa glorieuse vieillesse ; devant ces notes très curieuses et ses pensées profondes, Hugo épinglait les cartes de visite, les portraits de ses amis, les découpures de journaux le concernant, etc. [...] Parmi tant de notes d’un intérêt si général, on lit celles concernant les menues dépenses du poète. Elles voisinent avec celles concernant la publication de la Légende des Siècles, de l’Art d’être grand-père, ou la reprise de Ruy Blas... Émouvants, évocateurs de la grande figure du poète et du citoyen généreux, ces carnets sont aussi une très riche mine de renseignements sur cette époque troublée, et aussi sur la vie littéraire, l’Académie, etc.

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– Dans la vente Sickles (I, 103), le second carnet seul est présenté, mais au lieu de ces quelques lignes, on trouve sur quatre pages du catalogue une analyse détaillée du contenu du carnet, assortie de substantielles citations, qu’il ne saurait être question de reprendre ici.

45

Voici, par contre, quatre descriptifs successifs du manuscrit d’Une vie de Maupassant.

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– Vente Lang (1925, I, no 285) :

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(Guy de). Une Vie. – Petit in-4 de 417 feuillets montés sur onglets, mar. bleu jans., encadr. int. de mar. orné de rangs de fil., doublé et gardes de soie grenat et noir, doubles gardes, non rogné (Mercier). Précieux manuscrit autographe de l’œuvre maîtresse de Guy de Maupassant, il a servi MAUPASSANT

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pour l’impression chez Victor-Havard. Un épisode, la visite aux hôtes du château de Briseville, a été découpé dans les colonnes d’un journal et intercalé dans le manuscrit avec des corrections autographes de l’auteur. 48

— Vente Suzannet (1938, no 27) :

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UNE VIE. – Manuscrit de 413 ff. montés sur onglets et reliés en 1 vol. in-4, mar. bleu jans., bord. int. de fil., doublé et gardes de soie, doubles gardes. (Mercier.) MANUSCRIT AUTOGRAPHE ayant servi pour l’impression de l’édition originale de l’œuvre maîtresse de Maupassant. Le titre porte sa signature et son adresse, 83 rue Dulong.

50

Les feuillets du manuscrit sont numérotés de 1 à 417, mais l’auteur a supprimé les ff. 29-35 et mentionné cette suppression en marge de la page 36. Il y a trois pages portant des numéros bis. Sur les feuillets 141-146, Maupassant a collé, en remplacement des pages manuscrites, le texte correspondant découpé dans le Gil B/as, où Une Vie avait paru en feuilleton. Ce texte, de même que celui du manuscrit, porte d’assez nombreuses corrections de la main de l’auteur. De la bibliothèque GEORGES-EMMANUEL LANG.

51

– Vente J. D. (Jean Davray] (1961, no 200) :

52

(Guy de). Une vie. – Manuscrit autographe signé ; in-4 de 413 ff., monté sur onglets et relié maroquin janséniste bleu, dos à nerfs, cadre intérieur de maroquin orné de filets dorés, doublures et gardes de soie brochée, entièrement non rogné (G. Mercier). MAUPASSANT

MANUSCRIT AUTOGRAPHE COMPLET AYANT SERVI A L’IMPRESSION DE L’ÉDITION ORIGINALE ; IL COMPORTE DE NOMBREUSES RATURES ET ADDITIONS. 53

Sur le titre se trouve la signature de Maupassant et son adresse : 63, rue Dulong. Une vie, publié en feuilleton dans le Gil Blas du 27 février au 6 avril 1883, parut aussitôt après chez Victor-Havard et obtint un succès immédiat ; ce manuscrit porte le cachet d’enregistrement de l’éditeur, daté du 14 mars 1883 ; il était resté inconnu aux éditeurs des Œuvres complètes de Maupassant qui ne signalaient de ce roman que deux manuscrits, fragmentaires et se complétant l’un l’autre, du texte publié en feuilleton, et qui se trouvaient respectivement chez Louis Barthou et Léon Hennique. Ce manuscrit semble écrit au courant de la plume, avec de nombreuses retouches ; cinq pages relatant la visite aux hôtes du château de Briseville sont suppléées par des épreuves du Gil Blas ; elles sont, comme toutes celles qui sont autographes, abondamment corrigées par l’auteur. LE TEXTE PRÉSENTE AVEC L’ÉDITION ORIGINALE DE NOMBREUSES VARIANTES INÉDITES.

Des bibliothèques G.-E. Lang (cat. 1925, no 284) et A. de Suzannet (cat. 1938, no 27). 54

— Vente Sickles (1989, I, no 142) :

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(Guy de). UNE VIE. Manuscrit autographe signé. 413 feuillets écrits au recto (environ 23 x 18 cm.) montés sur onglets et reliés en un volume in-4, maroquin janséniste bleu, dos à 5 nerfs, cadre intérieur de maroquin orné de filets dorés, doublures et gardes de soie brochée violette, doubles gardes de papier marbré, non rogné (G. Mercier S r de son père – 1921). MANUSCRIT COMPLET DU ROMAN UNE VIE . Une vie, publié en feuilletons dans Gil Blas du 27 février au 6 avril 1883, parut début avril chez Victor Havard, et obtint un succès immédiat. Le manuscrit a servi pour l’impression du volume (le feuilleton étant composé à partir des MAUPASSANT

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placards imprimés). Il est ABONDAMMENT RATURÉ ET CORRIGÉ, et présente des VARIANTES par rapport au texte imprimé. Il est paginé de 1 à 417 (les ff. 29 à 35 ont été supprimés par Maupassant qui l’indique au f. 36 ; 3 pages portent des numéros bis). La page de titre reliée en tête du manuscrit, avec la signature de Maupassant et son adresse 83 rue Dulong, est celle du chapitre XIV et dernier ; elle porte le cachet de la Librairie V. Havard avec la date 14 mars 83. On relèvera de NOMBREUX PASSAGES RAYÉS ET SUPPRIMÉS, des CORRECTIONS, des ADDITIONS et l’incorporation à plusieurs endroits de fragments de manuscrits antérieurs, découpés ou collés sur de nouveaux feuillets, qui montrent combien la genèse d’Une vie a été difficile, de 1878 à 1882. Les ff. 141 à 146 (épisode de la visite au château de Briseville) intercalent des épreuves corrigées (récit publié dans Panurge du 1 er octobre 1882 sous le titre « Une visite de campagne »). C’EST UN EXTRAORDINAIRE TÉMOIGNAGE DU TRAVAIL DE MAUPASSANT ROMANCIER . Anciennes collections G.-E. LANG (I, n o 285), A. de SUZANNET (1938, n o 27), Jean DAVRAY (vente J. D., 1961, no 200). 56

Les avancées de la critique génétique peuvent expliquer le souci croissant de précision dans les fiches descriptives des catalogues de ventes. D’objet de collection, le manuscrit est devenu sujet d’étude. Des éditions savantes, avec leur appareil critique et leurs variantes, ont permis une meilleure compréhension et donc une description plus précise du manuscrit.

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Prenons ainsi le cas d’un recueil de poèmes de Vigny ainsi présenté dans la vente Louis Barthou (1935, I, no 421) :

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(A. de). LESAMANTS DE MONTMORENCY, ÉLÉVATION, LES TROIS DERNIERS JOURS , 7 pages ; LA FILLE DE JEPHTÉ, 5 pages, SYMETHA, 4 pages ; LE DÉLUGE, 23 pages ; LAMAISON DU BERGER , 13 pages ; manuscrits autographes, reliés en 1 vol. in-4 maroq. chaudron jans., dos à nerfs ; à l’int, encad. de maroq., fil., listel de maroq. vert, motif mosaïq. en maroq. rouge aux angles, doublures et gardes de soie, doubles gardes (étui). Importante réunion des principaux poèmes ayant paru de 1822 (premier recueil) à 1864 (Les Destinées, recueil posthume). Les amants de Montmorency sont à l’état, très précieux, de brouillon. Ce poème a paru chez Gosselin en 1831. Il est daté sur le manuscrit comme dans le livre « Écrit à Montmorency, 27 avril 1830 ». Les douze derniers vers ont été recopiés sur une feuille à part ; ils sont donc là répétés deux fois. Au bas de la seconde page du brouillon, Vigny a noté :

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VIGNY

derniers vers : Ils ne pensèrent pas un seul moment à Dieu.

60

Le poème se termine en effet sur cette idée, mais plus complète et exprimée en un vers différent :

61

Et Dieu ? Tel est le siècle, ils n’y pensèrent pas.

62

La fille de Jephté, est également à l’état de brouillon ; une page manque (4 strophes).

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Ce poème a paru dans le premier recueil d’A. de Vigny (Pélicier, 1822). Symétha, également à l’état très intéressant de brouillon, a, comme le poème précédent, paru dans le premier recueil de 1822.

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Les deux vers

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Dans le port du Pyrée, un jour fut entendue Cette plainte innocente et cependant perdue 65

étaient dans la première idée de l’auteur, placés en tête du poème. Il portait une épigraphe, tirée d’Horace, qui a été biffée. Cette élégie est un des premiers poèmes composés par A. de Vigny. Il fut écrit en 1815. On y peut percevoir des échos de la grâce d’André Chénier.

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Le Déluge, fit partie du recueil de poèmes publiés en 1826 par Urbain Canel. Le manuscrit est très beau, portant des corrections, cruelles comme des cicatrices ; il offre d’intéressantes variantes ; petite lacune de douze vers. Ce poème fut écrit à Oloron, en 1823. La Maison du Berger parut pour la première fois dans le numéro du 15 juillet 1844 de la Revue des deux mondes. L’édition Fournier (1844) est un tirage à part de ce numéro. C’est un des plus beaux poèmes d’Alfred de Vigny. Il fait partie du recueil posthume des Destinées. Magnifique manuscrit ; plusieurs lacunes formant un total de 20 strophes ; une de ces lacunes est d’ailleurs signalée de la main du poète, ce qui permet de supposer qu’au moins pour celle-ci, il s’agit d’un premier état de ce long poème. Au verso de la dernière page on lit cette très précieuse note autographe : « Pascal a dit à peu près : Je suis plus grand que l’Univers parce que je sais qu'il m'écrase et il m’écrase sans le savoir. » C’est là au verso même de ces vers désespérés et fiers, un trait de lumière qui réunit, sous sa même lueur tragique le penseur des Destinées et le poète des Pensées. Mais ni le jansénisme, ni la religion ne surent guérir l’amère détresse de Vigny. Des critiques ont fait un rapprochement entre Pascal et Vigny. N’est-il pas très émouvant de le voir fait par Vigny lui-même ? par Vigny écrivant la Maison du Berger... Reliure de Marius Michel.

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Les experts de la vente d’Alexandrine de Rothschild (29 mai 1968, I, no 127) ont recopié telle quelle la description de la vente Barthou. Dans la vente Sickles (1989, I, no 217), la description a gagné en précision.

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LES AMANS DE MONTMORENCY . – LA FILLE DE JEPHTÉ. – SYMETHA. – LEDÉLUGE. – Recueil de manuscrits autographes de ces cinq poèmes. 47 feuillets (in-fol., in-4 ou in-8) montés sur onglets sur des feuilles de papier vergé, reliés en un volume gr. in-4, maroquin brun janséniste, encadrement intérieur de maroquin avec filets dorés et listel de maroquin vert, motif mosaïqué en maroquin rouge aux angles, doublures et gardes de soie brochée jaune, doubles gardes (Marins Michel). VIGNY

(Alfred de). –

MA MAISON DU BERGER.

IMPORTANT RECUEIL DES MANUSCRITS DE TRAVAIL DE CINQ DES PRINCIPAUX POÈMES DE VIGNY, DES POÈMES DU DÉBUT À LA MAISON DU BERGER . 69

C’est toute l’œuvre poétique de Vigny qui est évoquée à travers ces poèmes, depuis ses premières œuvres parues en 1822 jusqu’au chef-d’œuvre de La Maison du Berger (1844) qui fera partie du recueil posthume des Destinées. PRÉCIEUX TÉMOIGNAGES DE LA CRÉATION ET DU TRAVAIL POÉTIQUES QUE CES MANUSCRITS DE PREMIER JET, CES BROUILLONS ET CES MANUSCRITS TRÈS TRAVAILLÉS ET CORRIGÉS .

On y voit aussi peu à peu l’écriture de Vigny se transformer. Nous présenterons ces poèmes dans l’ordre de leur composition.

70

• SYMÉTHA a paru en 1822 dans le premier recueil de Vigny, Poèmes (Pélicier) ; en 1829, Vigny notera que le poème a été « écrit en 1815 ». Le manuscrit se compose de 2 feuillets (220 x 165 mm.) écrits recto verso, paginés de 1 à 4. Les pages 1-3 présentent un premier état du poème, comptant alors les 38 premiers vers ;

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le titre primitif : « Symetha, ou la Vierge de Lesbos », a été rayé, ainsi qu’une épigraphe latine empruntée à Horace ; d’une écriture plus tardive, Vigny a apporté des corrections à son poème, et ajouté deux vers de présentation prononcés par « L’Athénien » : « Dans le port du Pirée un jour se fit entendre cette plainte innocente et cependant perdue » 71

Puis il biffera ce nouveau début, et poursuivra le poème en page 4, en incorporant ces deux vers qui ouvriront la conclusion ; la fin du poème est très raturée et corrigée.

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• LA FILLE DE JEPHTÉ a également paru dans les Poèmes de 1822, et recevra plus tard l’indication « Écrit en 1820 ». MANUSCRIT DE TRAVAIL composé de 5 feuillets (220 x 170) écrits au recto, paginés par Vigny de 1 à 6 (la page 3 manque, correspondant aux vers 23 à 38) ; à la fin, Vigny a noté au crayon « 78 v. ». Vigny a ABONDAMMENT RATURÉ ET CORRIGÉ son texte, de nombreux vers sont refaits. En marge des vers 47-50, il note : « tout ce que dit le pere est faible », puis corrige la strophe. En note du vers 69, il ajoute « les Juifs portaient un cilice dans le deuil ou bien un sac de cendres. (V. mœurs des Israélites de Fleury) ».

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• LE DÉLUGE a paru en 1826 dans les Poèmes antiques et modernes (Urbain Canel), et sera faussement daté en 1829 « Écrit à Oloron, dans les Pyrénées, en 1823 » ; c’est en 1824 que Vigny fut en garnison à Oloron, ce que confirment les dates portées sur le manuscrit ; Vigny travaillera encore à son poème au début de 1825. Le manuscrit se compose de 24 feuillets (la plupart 250 x 190) écrits au recto, paginés de 1 à 24 (le f. 5 manque, correspondant aux vers 69-80 ; plus un f. intercalaire à insérer dans le f. 21). Le titre a été ajouté au crayon bleu sur le f. 1, sur lequel on peut lire la date au crayon « Oloron 23 juillet 1824 » ; de même en tête du « 2e chant » (mention rayée, f. 12) « Oloron 16 aoust » ; au f. 18 (v. 227) « Pau 27 aoust ». On relèvera, au verso du f. 11, le brouillon de 10 vers qui seront écartés. Six feuillets (6, 10, 14, 17, 20, et le f. intercalaire) représentent des additions et des amplifications du poème original, représentant plus d’une cinquantaine de vers. En tête du f. 20 (vers 259-272), on lit l’indication : « peut-être faut-il retrancher ce tableau ». Le manuscrit, qui présente de NOMBREUSES CORRECTIONS, a servi pour l’impression.

74

• LES AMANTS DE MONTMORENCY, publié dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1832 et repris dans les Poèmes antiques et modernes en 1837 (Delloye et Lecou), est daté sur le manuscrit (comme dans l’édition) : « écrit à Montmorency – 27 avril 1830 ». Le manuscrit se compose de 3 feuillets (env. 300 x 190) écrits recto verso et paginés de 1 à 6, plus un feuillet paginé 6 reprenant et mettant au net les 12 derniers vers. Le titre est ainsi rédigé : « Les amans de Montmorency. Élévation Les trois derniers jours ».

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Vigny a noté sur la première page au crayon bleu : « Brouillon des amans de Montmorency ». Au bas de la page 2, à la suite de la première partie du poème (v. 1-30), Vigny note déjà : « dernier vers. ils ne pensèrent pas un seul moment à Dieu ».

76

qui deviendra (v. 118) : « Et Dieu ? tel est le siècle ils n’y pensèrent pas ».

77

Les pages 3, 4 et 5 sont en tout premier jet, abondamment raturées et corrigées.

153

78

• LA MAISON DU BERGER, publié dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1844, fut repris dans le recueil posthume des Destinées (1864). C’est un des plus beaux poèmes de Vigny. PRÉCIEUX MANUSCRIT DE TRAVAIL , composé de 12 feuillets de formats différents, écrits au recto, avec au verso du f. 1 le premier jet très corrigé de la 3e strophe. Écrit à l’encre brune et à l’encre bleue, le manuscrit porte la trace des nombreux et profonds remaniements que Vigny apportera à son œuvre durant sa longue et difficile genèse, notamment par les déplacements et dénumérotations de pages ou de strophes, ainsi que par les indications rayées ; le titre par exemple (les mots rayés sont entre crochets) : Prologue [Stances]

[30 mars 1842] La maison du Berger –———— [Le Départ] [1ere Lettre]... à Éva... – I –

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Plus loin, il rayera l’indication : « 3eme Lettre à Éva »... Le manuscrit est incomplet de 20 strophes : plusieurs feuillets, mis au net, ont été placés par Vigny dans la copie pour l’impression conservée à la Bibliotheca Bodmeriana à Cologny (Genève). Mais il s’agit là d’un véritable atelier du poète, où l’on peut suivre la naissance du poème (par exemple le fameux vers jeté sur le papier dans un coin : « j’y roulerai pour toi la maison du berger ») et sa transformation. M. André Jarry y a consacré plusieurs pages dans son édition des Œuvres complètes de Vigny, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 1041-1063. On signalera, pour finir, cette note au dos de la dernière page : « Pascal a dit à peu près. – Je suis plus grand que l’univers parce que je sais qu’il m’écrase et il m’écrase sans le savoir » ; et nous citerons le commentaire du catalographe de la Bibliothèque Louis Barthou : « C’est là au verso même de ces vers désespérés et fiers, un trait de lumière qui réunit, sous sa même lueur tragique le penseur des Destinées et le poète des Pensées. Mais ni le jansénisme, ni la religion ne surent guérir l’amère détresse de Vigny. Des critiques ont fait un rapprochement entre Pascal et Vigny. N’est-il pas très émouvant de le voir fait par Vigny lui-même ? par Vigny écrivant la Maison du Berger »... Anciennes collections Louis BARTHOU (I, 421) et A. de ROTHSCHILD (I, 127).

80

De même, on pourra constater les progrès dans la description et l’analyse en comparant les trois fiches successives du Candidat de Flaubert.

81

– Vente Franklin-Grout-Flaubert (Antibes, 28-30 avril 1931, no 5) :

82

Dans une chemise de la main de Flaubert : Le Candidat, Brouillons. 279 pages ou fragments de pages sur grand papier vergé bleu de 34 x 32.

83

– Vente Lucien-Graux (4 juin 1957, IV, no 23) :

84

(Gustave). Le Candidat. MANUSCRIT AUTOGRAPHE de 279 pages in-folio, la plupart sur papier bleu, en feuilles dans un emboîtage à dos de mar. vert foncé, le dos en forme de reliure, étui. FLAUBERT

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Brouillons préparatoires ; immense travail de Flaubert ; la pièce s’y trouve représentée dans son ensemble. Plusieurs scènes sont traitées plusieurs fois chacune avec variantes plus ou moins importantes donnant des parties inédites ; des répliques sont transposées et des parties d’actes refondues. Ce manuscrit si curieux présente deux aspects de la conception de Flaubert. Il semble avoir été tout d’abord plus à l’aise en traitant son sujet comme il eut fait pour un roman, conduisant l’action sans dialogue, déduisant à mesure les agissements de ses personnages, motivant leurs paroles par des explications préalables, côtoyant un caractère scénique, lui concédant de temps à autre des bribes de dialogues et des répliques ; celles qu’il jugera bien venues se retrouvant à l’état terminé. La mise en actes et en dialogues vint se greffer sur ce premier fond. 85

Non seulement les feuillets de ce manuscrit sont couverts d’additions dans les marges et de ratures, mais un bon nombre sont couverts d’un texte recommencé et non moins travaillé, c’est-à-dire un travail écrasant, et aussi une difficulté d’écriture, aisément mesurable si on constate qu’aux 279 grandes pages in-folio à lignes serrées répond un texte imprimé de 165 pages en petit format.

86

– Vente Sickles (28-29 novembre 1989, II, no 338) :

87

(Gustave). LE CANDIDAT. Brouillons autographes. 137 feuillets (34 x 22,2 cm.) et 6 ff. de formats divers, la plupart écrits recto-verso, sur papier bleu, soit à peu près 280 pages ; en feuilles dans un emboîtage demi-maroquin vert foncé, dos à nerfs, étui. FLAUBERT

EXTRAORDINAIRE ENSEMBLE DES BROUILLONS DE FLAUBERT POUR SA COMÉDIE LE CANDIDAT.

Depuis 1850, Flaubert songeait à une comédie de mœurs politiciennes et électorales ; il l’écrira enfin de juillet à novembre 1873. La pièce sera créée au Théâtre du Vaudeville le 11 mars 1874 ; ce fut un échec, et Flaubert retira sa pièce après la quatrième représentation. Elle fut publiée en 1874 chez Charpentier. Violente satire de l’arrivisme politique et de l’électoralisme, Le Candidat n’a bien sûr rien perdu de son actualité. Conçue en 5 actes, la comédie fut ramenée à 3 actes lors de la mise au net (manuscrit B. N., n. a. fr. 17612), puis développée à 4 actes pour la représentation et l’édition. Comme pour ses autres livres, Flaubert a considérablement travaillé et retravaillé son texte. Ces brouillons sont le TÉMOIGNAGE SPECTACULAIRE DE CET ÉNORME LABEUR. Selon son habitude, Flaubert a réutilisé ses brouillons en retournant les pages, rayant de deux traits de plume en X la rédaction ancienne, ainsi sauvegardée. La confrontation des multiples versions est du plus grand intérêt. CES BROUILLONS SONT SURCHARGÉS DE NOMBREUSES RATURES, CORRECTIONS ET ADDITIONS, ET PRÉSENTENT D’IMPORTANTES VARIANTES . Au dossier, est jointe une couverture portant le titre autographe : Le Candidat Brouillon 88

On peut distinguer trois étapes dans le travail de ces brouillons, chacune comprenant plusieurs rédactions. • ESQUISSES ET ÉBAUCHES , sous forme narrative, comme pour un roman ou une nouvelle. En marge d’un feuillet, une première liste de personnages (dont certains changeront de nom), tandis que sur la page, à travers les corrections et les additions, l’histoire s’ébauche : « Mr desire etre deputé – & se decide p. l’opposition qui a plus de chance. – declare qu’il ne recevra plus Mr Julien, trop assidu dans la maison, et il le congedie croyant qu’il est amoureux de sa fille – Mr Julien est amoureux de Madame. – Excité par Morel qui en a

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peur, le comte de Borigny vient demander la main de sa fille p. son fils Oscar. Mr n’en veut pas. Mr de B. furieux declare qu’il se posera aux elections, comme candidat du pouvoir. – Morel voudrait la main de Louise, à cause de la dot. Rousselin le refuse. – Boussaton, ami de Mr, a l’idée aussi de se poser comme candidat, 2e candidat de l’opposition », etc. Une autre version, plus détaillée, campe les personnages : « En province. M r Rousselin, bourgeois riche, 50 ans desire etre depute sans avoir aucune opinion politique bien arrêtée. Mais il desire etre depute : c’est une idée fixe. Il en mourra, s’il n’arrive pas à la chambre. Sa famille se compose de M e Rousse/in, 35 ans. Louise 20. Miss Arabelle 27, ancienne institutrice de Melle et maintenant dame de compagnie. La maison est frequentée depuis qq temps par Murel,, directeur ou co-associé d’une fonderie, parisien moitié industriel, moitié sportman, plein de bagoût et qui a sur les ouvriers une gde influence » etc. • SCÉNARIOS DES CINQ ACTES , très détaillés, avec le découpage par scènes. Bien souvent, à côté du scénario proprement dit, on peut déjà lire une première rédaction des scènes avec l’ébauche des dialogues. • BROUILLONS DE LA RÉDACTION , présentant souvent deux ou trois états des scènes, voire davantage si l’on considère les versos rayés. Ces rédactions, abondamment raturées et corrigées, présentent d’importantes variantes, et des parties qui sont restées inédites ; parfois, Flaubert note au crayon des remarques ou des corrections à faire. Les ensembles les plus importants concernent les actes II, IV et V. De la succession de Mme FRANKLIN-GROUT-FLAUBERT (vente Antibes 1931, n o 5) ; ancienne collection LUCIEN-GRAUX (IV, no 23). Exposition Flaubert, Bibliothèque nationale, 1980 (no 372). 89

Une dernière comparaison concernera les descriptifs du manuscrit d’Aziyadé de Pierre Loti.

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-Vente J. D. [Jean Davray] (6-7 décembre 1961, no 197) :

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(Pierre). Aziyadé. – Manuscrit autographe ; in-4 de 445 pp. et 112 ff., monté sur onglets et relié maroquin janséniste vert, dos à nerfs, doublures de maroquin vert, gardes de soie, tête dorée, non rogné, chemise à dos de maroquin, étui (P.-L. Martin). MANUSCRIT AUTOGRAPHE COMPLET, AYANT SERVI À L’IMPRESSION DE L’ÉDITION ORIGINALE . Il est, en de nombreux endroits, surchargé de ratures et de corrections de l’auteur. Il comporte, d’autre part, de nombreux passages jugés trop réalistes par ’éditeur et supprimés dans l’imprimé. A la suite se trouvent 112 feuillets d’ébauches de premier jet, en grande partie inédites.

92

— Vente Sickles (28-29 novembre 1989, II, no 403) :

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(Pierre). AZIYADÉ. Manuscrit autographe. 445 feuillets écrits au recto (environ 20,3 x 16 cm.), plus 112 ff. (formats divers) ; montés sur onglets et reliés en un volume petit in-4 maroquin janséniste vert, dos à nerfs, doublures de maroquin vert, gardes de soie, tranches dorées sur témoins, chemise à dos de maroquin, étui (P. L. Martin, 1953).

LOTI

LOTI

MANUSCRITCOMPLET DU PREMIER LIVRE DE PIERRE LOTI. AZIYADÉ parut en janvier 1879, sans nom d’auteur, chez Calmann-Lévy ; le titre complet était : Aziyadé. Stamboul 1876-1877. Extrait des notes et lettres d’un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 mai 1876, tué sous les murs de Kars le 27 octobre 1877. On sait que le livre est largement autobiographique ; lors de son séjour à Istanbul en 1876-1877, Loti avait vécu des amours passionnées avec une femme de harem, Hakidjé. Sous sa forme fragmentée où alternent récit, lettres et journal intime, Aziyadé relève

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autant des mémoires que du roman. Le livre fut mis au point avec l’aide d’un ami, Lucien Hervé Jousselin, que Loti désigne dans son livre sous le pseudonyme de Plumkett. Le manuscrit a servi pour l’impression du volume. Il est ABONDAMMENT RATURÉ ET CORRIGÉ, et présente des VARIANTES par rapport à l’imprimé. La numérotation des fragments ou chapitres ainsi que des pages du manuscrit a été à plusieurs reprises modifiée, et porte la trace de remaniements dans le plan du livre. De nombreuses ratures, corrections, suppressions ou additions interlinéaires sont autant le fait de Loti que de Plumkett. Le manuscrit s’ouvre sur une lettre qui ne figure pas dans le volume imprimé ; ce texte, de la main de Plumkett, a été corrigé à l’encre rouge par Loti : « De William Brown à Plumket. Juin 1877. 94

Loti est mort ; Loti a quitté la sombre terre où il avait si follement brûlé sa vie. Il a tout oublié, tout abandonné, pour suivre, dans ce galop qui l’a tué, son fatum, sa singulière destinée. Je t’adresse ces notes éparses ; le public y démêlera ce qu’il pourra, – mais je voudrais les voir publier telles qu’elles ont été écrites par la main de cet ami que nous avons tant aimé »...

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Sept pages sont de la main de Jousselin-Plumkett, dont une longue lettre « de Plumket à Loti » (datée « Liverpool 15 juin 1876 » ; Loti en a biffé un long passage). DE NOMBREUX PASSAGES SUPPRIMÉS sont biffés au crayon bleu. Les plus intéressants sont ceux où Loti s’interroge sur son attirance pour son batelier Samuel : « La tête de Samuel endormi était à mes pieds. Le sommeil lui avait imprimé une expression tranquille et grave ; c’était la beauté antique dans toute sa pureté noble et sa perfection... Et j’oubliai Aziyadé en songeant à l’étrange lien qui m’attachait cet homme... Anomalie, perversion ténébreuse... Ce sentiment [...] est comparable à ces difformités, à ces erreurs monstrueuses de la nature, qui font douter du Dieu créateur ; il inspire, quand on y réfléchit, le même dégoût et la même épouvante... Ce charme exercé sur Samuel me plonge dans des pensées pleines de trouble, de vague inquiétude et d’horreur mystérieuse »... Un bref passage biffé laisse transparaître le désespoir causé par la séparation d’avec Joseph Bernard : « Mais l’abandon de John B... a comblé la mesure » ; dans un premier temps, John est corrigé en Jane, puis la phrase est biffée. D’autres suppressions concernent des jugements politiques, des citations de proverbes turcs, etc. A la suite du manuscrit, on a relié 112 feuillets (certains recto-verso) de BROUILLONS ET ÉBAUCHES, parfois en tout premier jet, présentant de nombreux passages restés inédits ; certains épisodes sont en plusieurs états : on trouve ici de nombreuses versions de ses relations avec le batelier Samuel. On peut d’ailleurs se demander si certaines de ces pages ne sont pas des fragments de journal intime (le nom de Samuel vient en surcharge sur le nom du réel Daniel). Certaines pages présentent la forme primitive du nom de l’héroïne, Ahkidjé, corrigé plus tard en Aziyadé. Ancienne collection Jean DAVRAY (vente J. D., 1961, no 197).

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Les quelques exemples que nous avons donnés mettent en évidence l’utilité des catalogues de ventes. Au-delà du simple pedigree d’un manuscrit, par les traces et les analyses qu’ils donnent des documents, ils sont certes d’abord un instrument irremplaçable pour l’établissement des correspondances. Ils recensent également et décrivent des manuscrits, et divers états de ces manuscrits, dont certains deviennent parfois inaccessibles pour un temps, rendant ainsi de grands services aux chercheurs à venir. Jean Pommier, un des maîtres de l’histoire littéraire, ne déclarait-il pas : « Le manuscrit est notre maître » ?

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Aussi, nous voudrions lancer un appel pour la recension des catalogues de ventes et de libraires spécialisés dans les lettres et manuscrits autographes. Cette base de données, qui dresserait la liste de ces catalogues et leur localisation dans des collections publiques ou privées, serait de la plus grande utilité pour les chercheurs. La dispersion de la collection Sickles marque certainement la fin d’une époque. Une aussi vaste collection, presque encyclopédique, n’est plus guère envisageable de nos jours, surtout à une telle échelle : il y faut certes de très gros moyens, mais aussi beaucoup de place. Une évolution du goût incite également l’amateur à se concentrer sur une collection plus choisie en fonction de ses préférences : des collectionneurs comme le regretté Jean Lanssade ou Jacques Guérin sont les parfaits modèles de cette nouvelle collection formée par un homme de qualité. A cela s’ajoutera bientôt une crise du manuscrit contemporain : le recours de plus en plus fréquent de l’écrivain à l’informatique rendra peut-être impossible à l’avenir la constitution d’une collection de manuscrits littéraires. Pour conclure, j’aimerais citer le testament d’Edmond de Goncourt. En quelques lignes, il exprime le bonheur mais aussi l’exigence d’un vrai amateur : « Ma volonté est que mes dessins, mes estampes, mes bibelots, mes livres, enfin les choses d’art qui ont fait le bonheur de ma vie n’aient pas la froide tombe d’un musée et le regard bête du passant indifférent. Je demande qu’elles soient toutes éparpillées sous les coups de marteau du commissaire-priseur et que la jouissance que m’a procurée l’acquisition de chacune d’elles, soit redonnée, pour chacune d’elles, à un héritier de mes goûts. »

NOTES 1. Résumé : Catherine Gaviglio, « Charles Spoelberch de Lovenjoul (1836-1907). Un collectionneur et ses libraires », dans École nationale des chartes, Positions des thèses..., 1998, p. 217-224.

AUTEUR THIERRY BODIN Expert près la cour d’appel de Paris.

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L’esprit des livres (faisons un rêve...) Catherine Volpilhac-Auger

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Imaginons que nous ayons mis sur fiches la totalité des catalogues (ou « notices ») de vente de bibliothèques privées en France, dans un cadre chronologique assez vaste – par exemple 1680-1815, mais peut-être plus tôt : autant ne pas nous priver de renseignements utiles, puisque nous ne craignons pas de surcharger une base que nous supposons quasi illimitée ; et peut-être ailleurs, car au XVIIIe siècle l’Europe est la véritable dimension culturelle de la France. Tout cela reste à déterminer, mais ne constitue que le détail ; le vrai problème est apparemment en aval, et en fait en amont : qu’en tirerons-nous ? que voulons-nous en faire ? quelles limites devons-nous assigner à nos exigences ? Définissons des buts, afin de nous donner les moyens d’y arriver, et commençons par demander l’impossible : l’informatique nous a habitués à rendre banal ce qui, il y a dix ans, relevait de l’utopie. Imaginons des modes de lecture, afin de suggérer des modes d’écriture. Et affirmons sans ambiguïté que littéraire nous sommes, littéraire nous resterons : l’histoire du livre nous apparaît comme le complément indispensable, voire la base, de l’histoire de l’œuvre ; elle n’en est pas la fin. De même pour l’histoire de la lecture (qui ne peut être dissociée de l’histoire des bibliothèques), qui ne saurait être étudiée comme le simple prolongement du texte, puisqu’elle en détermine la perception ou le statut – mais qui n’en fige pas l’essence. A travers les fantômes des bibliothèques privées que sont les catalogues, retrouver la vie doublement perdue des textes...

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Rappelons d’abord quelle est l’origine de cette démarche, même si les littéraires doivent faire la moue devant notre point de départ : un article ancien de Daniel Mornet, qui ne risque pas d’être remplacé de sitôt, compte tenu du travail qu’il suppose et de la masse d’informations qu’il contient1.

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On peut remettre en cause, malgré la prudence dont fait constamment preuve Mornet, une partie de ses présupposés et de sa méthode, il n’en reste pas moins que l’idée (exploiter de manière systématique les catalogues de vente) est là, et la démonstration, généralement probante, même si on ne saurait en admettre tous les résultats. A partir de cinq cents catalogues conservés à la bibliothèque de Toulouse, il dresse un tableau sociologique (sommaire) des possesseurs de bibliothèques, avant de passer à ce qui lui paraît être l’essentiel : l’examen statistique du contenu de ces bibliothèques, par rubriques, genres, auteurs, œuvres. Faisant au préalable la part des conditions

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matérielles, Mornet se propose de donner ainsi un correctif aux estimations fournies par le relevé du nombre d’éditions, ou par d’autres témoignages plus subjectifs, et d’évaluer ainsi la diffusion d’œuvres majeures ou mineures.

I. – LA MULTIPLICATION DES DONNÉES 4

Le point essentiel sur lequel nous nous séparerons de son projet, c’est que Mornet parle constamment de « lecture » là où nous ne voulons voir qu’un « taux de pénétration » voire une « présence » dans les bibliothèques – encore faudrait-il multiplier les précautions et parler de « présence dans les catalogues » – mais d’autres que nous sauront mieux dresser les garde-fous nécessaires. En suivant la même démarche on peut cependant imaginer la constitution d’une base de données sans réelle valeur bibliographique (les indications des catalogues de vente sont souvent trop sommaires, voire approximatives ou fausses), mais d’un très grand intérêt informatif : selon quelle fréquence retrouve-t-on les œuvres de Rousseau dans les bibliothèques ? quels sont les titres favoris ? à partir de quelle date devient-il un auteur de consommation courante ? quel type de possesseur préfère La Nouvelle Héloïse au Discours sur les sciences et les arts 2 ? Autant d’éléments pour une histoire du goût qui dépasse la question de la lecture d’une œuvre.

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Inversement, on peut partir d’un catalogue, dont on fera l’analyse en détail, ou d’une série de catalogues, pour en tirer une foule de renseignements – mais à condition d’avoir rempli au préalable un certain nombre de rubriques, qui ne se contentent pas de reprendre la classification des libraires parisiens du XVIIIe siècle mais soient opératoires pour nous ; par exemple la bibliothèque antique ou les traductions (avec mention de la langue source et de la langue cible) ; ou encore la date de première publication, fort utile pour mesurer le rythme de diffusion des contemporains et le succès relatif de la Pléiade ou des écrivains de l’âge classique ; cette date, pour les écrivains antiques, sera opportunément remplacée par la mention d’une période, même grossière (République romaine, siècle d’Auguste, siècle des Antonins, etc.) qui nous permettrait enfin de vérifier si l’Antiquité du dernier XVIIIe siècle est la même que celle du règne de Louis XIV – plusieurs indices, qu’il faudrait encore corroborer, nous laissent penser que cette Antiquité est beaucoup plus large, et surtout plus tardive, que celle que nous connaissons aujourd’hui. Toutes rubriques qui pourraient être pré-remplies : Cicéron appartiendra toujours à la République, Shakespeare sera fort généralement traduit de l’anglais et Platon du grec3. Mais il faudra se méfier des pseudo-adaptations, ou des traductions déguisées : les Lettres persanes sont traduites du persan, c’est bien connu, et le Chevalier Grandisson doit tout à Prévost ; il faudra çà et là corriger les impressions laissées par les titres et les sous-titres, voire la mention des noms d’auteurs – l’indexation automatique sera même préférable.

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Dans cette perspective, faut-il privilégier le dépouillement de catalogues des bibliothèques ayant appartenu à des personnalités remarquables : Mme de Pompadour, quelques grands ou moins grands écrivains, les héritiers ou acheteurs de bibliothèques réputées ? On risque d’échapper à la statistique des masses pour permettre les analyses fines de cas exceptionnels, dont les résultats sont plus facilement utilisables, voire publiables. Mais on risque aussi de fausser les résultats d’ensemble, de confondre les amateurs et les curieux, les lecteurs et les bibliophiles. Le moyen terme et la voie de la sagesse paraissent être de commencer par des séries homogènes, les catalogues ayant

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appartenu à telle ou telle catégorie sociale par exemple, qui permettent une exploitation statistique globale et un déchiffrement plus sélectif quand il s’agit d’une individualité marquante. 7

Il paraît en tout cas nécessaire de faire apparaître dans une rubrique spéciale, et prévue pour être importante, des éléments biographiques concernant le possesseur de la bibliothèque, ainsi que l’a fait Nicole Masson. On pourra alors espérer « croiser » les enseignements de diverses bases de données dont la version informatique est en cours ( Dictionnaire des journalistes ; de Jean Sgard, ou Dictionnaire de Port-Royal, d’Antony McKenna), en laissant ouverte la possibilité d’introduire des rubriques qui pourraient s’avérer pertinentes : s’il est évident qu’il faut rappeler qui était censeur (et signaler les ouvrages qui relèvent de cette activité), il est sans doute d’autres cas de figure qu’on ne saurait envisager à l’avance.

II. – INTRODUIRE DES CORRECTIFS 8

Cette dernière option, d’ordre biographique, a une double finalité : livrer des informations supplémentaires et permettre de mieux interpréter le catalogue en donnant les moyens d’en expliquer certaines particularités – là encore il s’agit d’éviter de confondre l’exceptionnel et le banal, c’est-à-dire de comprendre certains écarts par rapport à la norme (au sens statistique du terme). C’est le second aspect que pourrait présenter cette base : ne jamais fournir un renseignement sans offrir simultanément les moyens de l’interpréter, ou du moins sans le rapporter à des données plus larges. Ainsi on s’étonnera moins de la présence de tel ou tel ouvrage ancien dans la bibliothèque d’un ardent partisan des Modernes, si s’affiche dans une fenêtre le calcul automatique de la fréquence de cet ouvrage dans les bibliothèques vendues la même année, ou dans la même catégorie sociale ou professionnelle, ou dans l’ensemble des catalogues correspondant à une tranche chronologique définie ; il serait tout aussi intéressant (et prudent) de confronter systématiquement un titre particulier aux données concernant le genre auquel il appartient : la présence de La Nouvelle Héloïse sera moins remarquable dans une bibliothèque qui compte un tiers de romans que chez un amateur de la philosophie antique. Correctif également (mais les correctifs sont aussi un moyen de livrer des informations nouvelles), celui qu’apporterait la fenêtre où l’on ferait défiler les ouvrages du même auteur et les ouvrages relevant du même genre, ou datant de la même époque (a-t-on affaire à un amateur de Rousseau, ou à un amateur de romans ? à un lecteuracheteur de Cicéron, ou de rhétorique judiciaire ? à un habitué des livres, ou à quelqu’un qui s’est entiché de littérature à un moment donné, puis n’en a plus eu le goût ou les moyens ?). Il serait également utile de trouver mention de certaines données propres à chaque catalogue, et permettant de F « individualiser » : par exemple les dates de la première et de la dernière publication qu’il contient. On pourrait ainsi multiplier les fenêtres...

III. – LIRE LES CATALOGUES 9

Il est certainement bien d’autres moyens et d’autres fins pour cette lecture à grande échelle des catalogues de vente de bibliothèques, bien des précautions à prendre, bien des enseignements à tirer, que nous n’avons pas mentionnés car ils nous paraissaient

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évidents : le prix des livres quand il est marqué, le nom des acheteurs ; autant de lumières jetées sur le commerce du livre – et dont nous n’avons pas parlé plus tôt car ces détails correspondent trop clairement à la fonction même du catalogue de vente ; dans le même ordre d’idées, d’autres qui ne sont pas négligeables, car ils révèlent les usages de la librairie, pris sur le vif : les déformations ou les simplifications des titres 4. A envisager aussi, mais sur un tout autre plan, la mention des traducteurs, adaptateurs ou éditeurs scientifiques, expression caractéristique d’une perception mouvante de ceux qui n’apparaissent pas tout à fait comme des auteurs, ni comme de purs et simples intermédiaires – ce que l’on retient alors du catalogue dans sa littéralité, c’est un témoignage furtif sur l’image de la littérature. 10

Il faudra beaucoup de prudence, beaucoup de raison, beaucoup de technique aussi, et de cette technique intelligente qui permet, non seulement de fournir des solutions aux problèmes qu’on lui pose, mais aussi d’inventer des méthodes et des regards nouveaux. Mais il faut dès l’abord beaucoup d’imagination, pour se donner plutôt qu’un cap, un horizon. Ainsi peut-on espérer, sans jamais confondre le catalogue et la bibliothèque, la bibliothèque vendue et la bibliothèque réelle, celle que l’on possède et celle que l’on lit, atteindre, au-delà de la lettre et des chiffres, l’esprit des livres.

NOTES 1. Daniel Mornet, « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1781) », dans Revue d’histoire littéraire de la France, t. 17, 1910, p. 449-496. 2. Et si l’on ajoute l’âge du capitaine, on peut espérer dépasser les seules considérations sociologiques pour définir des générations de « lecteurs », ou plutôt d’acheteurs. 3. Il serait vain de vouloir entrer dans le détail : bien des traducteurs de l’époque classique ont sous les yeux la version latine de l’œuvre grecque qu’ils prétendent traduire, quand il ne s’agit pas d’une version française (l’Iliade d’Houdar de la Motte, par exemple). Nous ne parlons que de la théorie, non de la pratique. 4. Plus intéressante encore, mais nous laissons à Michel Marion, qui l’a signalée, le soin de développer cette idée, la présence de titres que nous ne connaissons par aucune autre source.

AUTEUR CATHERINE VOLPILHAC-AUGER UMR LIRE (CNRS, no 5611), Université Grenoble-III.

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Vers la création d’une base de données des catalogues de vente français ? Dominique Bougé-Grandon

I. – LES CATALOGUES DE VENTE : « UNE SOURCE IRREMPLAÇABLE1 » 1

Les catalogues de vente de bibliothèques sont des « livres précieux sans en avoir l’air ». A la suite de Daniel Mornet2, historiens du livre et de la littérature, bibliographes et bibliophiles ont tenté d’exploiter ce type de sources3. Aujourd’hui, ils sont l’objet d’un intérêt grandissant.

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Certes, ces catalogues ne nous apprendront jamais quels livres furent réellement lus. Et s’ils sont pris isolément, leur caractère avant tout commercial les rend peu fiables 4 pour l’historien des bibliothèques ou l’historien de la lecture. Mais il existe d’autres sources – les inventaires après décès, les catalogues de cabinets de lecture, les inventaires des saisies révolutionnaires, les listes de souscription, les correspondances, les journaux personnels, etc. – auxquelles nous pouvons les confronter.

II. – LEUR PRÉSENCE DANS LES COLLECTIONS PUBLIQUES 3

Des catalogues de vente anciens se trouvent toujours chez les amateurs de livres et dans les collections privées. Mais les établissements publics, bibliothèques et dépôts d’archives, à Paris et en région, sont nombreux à en conserver. Ces catalogues, souvent réunis en recueils par des bibliophiles avisés, sont entrés dans les fonds publics, à l’occasion d’un don ou d’un achat. Leur aspect peu engageant et le foisonnement déroutant de leur contenu ont fait qu’ils ont été souvent délaissés par les catalogueurs, si bien qu’il est difficile de trouver leur trace dans les catalogues généraux. Il n’est donc pas certain que le Catalogue collectif de France, unissant le Système d’information de la Bibliothèque

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nationale de France, le Système universitaire et le Catalogue des bibliothèques municipales rétroconverties permettra à court terme de dresser un inventaire complet de ce type de documents. 4

Le repérage actuel de ces catalogues est très partiel. Certes, Françoise Bléchet 5 a établi un répertoire des catalogues du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècle conservés à la Bibliothèque nationale de France, répertoire qui est actuellement poursuivi par Nicole Masson. Mais le fonds de la Bibliothèque nationale de France, si riche qu’il puisse être, n’est pas exhaustif. Les catalogues provinciaux, même s’ils ne représentent qu’une part modeste de la production française de l’époque, ne s’y trouvent quasiment pas. D’autres fonds moins importants, par exemple celui de la bibliothèque municipale de Toulouse 6, ont aussi été dépouillés. Parallèlement, des travaux de recensement plus larges comme celui que mène actuellement Giles Mandelbrote7 de la British Library touchent évidemment aussi les fonds des bibliothèques françaises. Mais ces recensements, déjà réalisés ou en cours, ne permettent pas d’avoir une vision complète de la réalité. Un inventaire général, premier repérage de tous ces documents dans les collections françaises fait actuellement défaut.

III. – L’ESPRIT DES LIVRES : NOUVELLES APPROCHES POUR L’ÉTUDE DES BIBLIOTHÈQUES PRIVÉES EN FRANCE 5

A l’occasion de la journée d’étude « L’esprit des livres : nouvelles approches pour l’étude des bibliothèques privées en France, 1680-1815 » tenue le 22 janvier 1998 à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB), un groupe de travail s’est constitué. Réunissant des historiens du livre, des bibliothécaires et des historiens de la littérature, ce groupe a pour objectif de susciter en France de nouvelles recherches dans ce domaine. Un des moyens de susciter ces recherches est de promouvoir la réalisation d’une base de données des catalogues de vente de bibliothèques.

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Catherine Volpilhac-Auger a évoqué dans les pages précédentes l’attente des chercheurs de sa discipline désireux d’appréhender par ce moyen le « taux de pénétration » de tel ou tel titre à partir de sa fréquence dans les catalogues de vente. Ce type de recherche implique le dépouillement exhaustif du contenu des catalogues, ce qui représente un énorme travail même si les moyens informatiques à notre disposition pourraient nous permettre de l’envisager. En tout état de cause, il semble clair qu’avant de commencer un dépouillement de ce type, on ne peut pas faire l’économie d’un inventaire relativement complet8 des catalogues eux-mêmes.

IV. – LES PREMIÈRES RÉALISATIONS 7

Un inventaire des catalogues de vente se trouvant dans les bibliothèques autres que la Bibliothèque nationale de France doit permettre de découvrir des catalogues inédits et des exemplaires « locaux ». Dans ce but, deux entreprises ont commencé conjointement en 1999. Un répertoire « rhône-alpin » basé sur les fonds des bibliothèques municipales de Lyon et de Grenoble est en cours d’élaboration à l’ENSSIB. 365 catalogues sont présents dans les bibliothèques municipales de Lyon et de Grenoble dont 104 sont communs aux deux établissements9. Le taux de recouvrement des deux fonds entre eux, dans le domaine

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des ventes françaises, est de 65 % dans un cas, de 50 % dans l’autre. Le taux de recouvrement de l’ensemble avec le fonds de la Bibliothèque nationale de France est globalement de 100 % pour ce qui concerne les ventes parisiennes ; en revanche, il n’est que de 36 % pour les ventes lyonnaises (comptages établis pour les éditions décrites dans le Répertoire des catalogues conservés à la Bibliothèque nationale, établi par Françoise Bléchet). 8

Un répertoire « parisien » (bibliothèques parisiennes en dehors de la Bibliothèque nationale de France), a été entrepris par l’École nationale des chartes, le recensement ayant commencé par les fonds de la bibliothèque Sainte Geneviève. Ces travaux ont été menés à partir d’une même notice-type, ce qui permet d’envisager d’intégrer les notices dans une base de données commune.

V. – LES INFORMATIONS ESSENTIELLES 9

Pour chaque catalogue, un certain nombre d’informations essentielles sont relevées concernant la vente, ses acteurs et le catalogue lui-même.

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1. Identifier les bibliothèques et leur possesseur. – Il semble important de prévoir de « doubler » une base de données de type bibliographique recensant l’ensemble des catalogues de vente (accompagnés éventuellement des affiches, annonces de la vente, etc.) d’une base de données de type prosopographique, recensant les acteurs privilégiés du monde du livre qui apparaissent à l’occasion de ces ventes : les possesseurs, les libraires, les vendeurs et les rédacteurs des catalogues.

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2. Signaler les particularités d’exemplaire. – Achetés avant tout par des collectionneurs ou des libraires, les catalogues de vente étaient souvent conçus comme des outils de travail, invitant aux commentaires ou aux annotations personnelles. Mentions de prix, d’acquéreurs présents à la vente, de dispositions spéciales, etc., ont pu être rajoutées à la main sur certains catalogues, ce qui permet de se faire une idée plus complète du déroulement de la vente. Ces particularités d’exemplaire sont rares mais précieuses.

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3. Comment rendre compte du contenu ? – Il apparaît difficile de rendre compte directement et de façon objective du contenu des catalogues. Sans un comptage long et fastidieux on ne peut pas évaluer le genre littéraire le plus représenté ou la langue dominante des éditions mises en vente dans un catalogue. En revanche quelques indicateurs sont faciles à noter : la présence dans le catalogue de tables, d’index, de pièces liminaires, et la vente concomitante d’objets d’art, d’estampes, d’incunables... Mais, pour le reste, l’exemple récent de la base hollandaise10 « The Book Sales Catalogues of the Dutch Republic 1599-1800 », qui donne assez peu d’éléments de contenu11, semble devoir être suivi.

VI. – LA RECHERCHE SUR LES CONTENUS 13

Parallèlement à ce travail de repérage des catalogues, sont menés quelques travaux de recherche complémentaires.

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A l’ENSSIB, les élèves conservateurs ont dépouillé le contenu des catalogues de vente appartenant à un groupe social bien délimité12. Trois groupes de catalogues conservés à la bibliothèque municipale de Lyon ont ainsi été étudiés : le premier concerne les collections de trois magistrats de la cour des monnaies13, le second celles de quelques membres du clergé lyonnais14, et le troisième celles de trois médecins15. Ces études permettent de

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cerner les pratiques de lecture d’hommes appartenant au même milieu social et de dresser une typologie partielle de leurs bibliothèques. Par ailleurs, des recherches biographiques ont été menées sur les collectionneurs lyonnais16 identifiés par ces catalogues. 15

D’autres entreprises pourraient concerner les bibliothèques de fermiers généraux. Ce groupe social17 a l’intérêt d’être assez restreint et de présenter des attitudes contrastées par rapport aux livres. De la bibliothèque que l’on montre pour être à la mode à la bibliothèque érudite, on trouve chez les fermiers généraux des cas de figure fort différents : les Lavoisier et La Popelinière voisinent avec les Turcaret de tout poil.

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Une entreprise de ce type menée par une équipe pluridisciplinaire complète d’autres projets existants, dont l’inventaire des catalogues de vente des années 1750-1770 conservés à la Bibliothèque nationale de France, par Nicole Masson, et la réédition de The Distribution of Books by Catalogue de Pollard et Ehrman, par Giles Mandelbrote. Nous souhaitons qu’à l’avenir cette complémentarité se renforce et que les résultats obtenus suscitent d’autres collaborations.

NOTES 1. Françoise Bléchet, Les ventes publiques de livres en France (1630-1750). Répertoire des catalogues conservés à la Bibliothèque nationale, Oxford, 1991, p. 19. 2. Daniel Mornet, « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1781) », dans Revue d’histoire littéraire de la France, t. 17, 1910, p. 449-496. 3. Voir l’article de Robert Darnton, « Reading, writing, and publishing in eighteenth-century France: a case study in the sociology of literature », dans Daedalus, hiver 1971, p. 214-256, trad. dans id., Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIII e siècle, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1983, p. 71-109. 4. Dans certains catalogues, des livres présentés comme appartenant à la collection de tel ou tel personnage ne lui ont peut-être pas tous appartenu, les libraires pouvant inclure, dans une vente, quelques livres de leur propre fonds. 5. F. Bléchet, Les ventes publiques de livres... 6. Christian Péligry, Les catalogues de bibliothèques du XVII e, du XVIIIe et du XIX e siècle jusqu’en 1815 : contribution à l’inventaire du fonds ancien de la bibliothèque municipale de Toulouse, Toulouse, 1974. 7. Voir sa contribution au présent volume. 8. Il pourrait être complété par une liste des catalogues « signalés ». Dans ce contexte, « signalé » signifie qu’un catalogue a été repéré dans une bibliographie ou un ouvrage spécialisé, mais qu’aucun exemplaire n’a encore été localisé. 9. Ce repérage a été fait par Yann Sordet, alors conservateur stagiaire à l’ENSSIB. 10. Voir dans ce volume l’article d’Otto Lankhorst. 11. La base de données américaine SCIPIO recense les ventes de livres et d’objets de tous pays et de toutes époques (500 000 notices de catalogues de vente, mais les ventes de l’Ancien Régime y sont largement minoritaires). Elle est gérée par RLG (Research Libraries Group). Seules quelques notices signalent le contenu précis des catalogues. On peut consulter la page de présentation à l’adresse électronique suivante : http://www.rlg.org/cit-sci.html.

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12. Parallèlement un groupe d’étudiants travaillait sur la curieuse Bibliographie instructive du libraire François de Los-Rios spécialiste des ventes de bibliothèques à Lyon. Voir C. Brousse, A. Chautemps, François de Los-Rios, libraire bibliographe ?, dir. D. Varry, ENSSIB, Diplôme de conservateur de bibliothèque, Formation à la recherche, 1999. Voir aussi D. Bougé-Grandon, « Carrière d’un libraire étranger à Lyon : François de Los-Rios », à paraître dans Bulletin du bibliophile, 2001. 13. S. Pantaleo, V. Travier,, D. Travier, Étude des catalogues de vente de trois bibliothèques de magistrats de la cour des monnaies, dir. D. Varry,

ENSSIB,

Diplôme de conservateur de bibliothèque,

Formation à la recherche, 1999. 14. C. Basquin, C. Chicha, C. de Coccola, C. Tatat, Les catalogues de vente de bibliothèques du clergé à Lyon au XVIIIe siècle, dir. D. Varry, ENSSIB, Diplôme de conservateur de bibliothèque, Formation à la recherche, 1999. 15. F. Delfour, J. Desjardins, F. Hurinville, A. Lauby, N. Morin, Étude des catalogues de vente de trois médecins lyonnais, dir. D. Varry,

ENSSIB,

Diplôme de conservateur de bibliothèque, Formation à la

recherche, 2000. 16. S. Berlottier, C. Deparday, K. Eyroi, Les possesseurs de bibliothèques à Lyon au XVIII e siècle : une enquête prosopographique, dir. D. Bougé-Grandon, ENSSIB, Diplôme de conservateur de bibliothèque, Formation à la recherche, 1999. 17. Cf. Yves Durand, Finances et mécénat : les fermiers généraux au XVIII e siècle, Paris, 1971, rééd. 1976.

AUTEUR DOMINIQUE BOUGÉ-GRANDON École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques.

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Éléments de bibliographie Otto S. Lankhorst

Généralités Adam (W.), « Privatbibliotheken im 17. und 18. Jahrhundert. Fortschrittsbericht (1975-1988) », dans Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, t. 15, 1990, p. 123-173. Loh (Gerhard), Die europäischen Privatbibliotheken und Buchauktionen : ein Verzeichnis ihrer Kataloge, Teil 1, 1555-1675, Leipzig, 1997 ; Teil 2, 1731-1760, 1999 (Bibliographie der Antiquariats-, Auktions-und Kunstkataloge, Sonderband 1,2). Pollard (Graham), Ehrman (Albert), The Distribution of Books by Catalogue, from the invention of printing to A. D. 1800, based on material in the Broxbourne library, Cambridge, 1965. Taylor (Archer), Book Catalogues: their varieties and uses, Chicago, 1957.

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