Les Romains et la Loi: Recherches sur les Rapports de la Philosophie grecque et de la Tradition romaine a la Fin de la République [Paperback ed.] 2251328629, 9782251328621

English summary: The present study fills an important gap in our understanding of law in ancient Rome, exploring how the

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Les Romains et la Loi: Recherches sur les Rapports de la Philosophie grecque et de la Tradition romaine a la Fin de la République [Paperback ed.]
 2251328629, 9782251328621

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LES ROMAINS ET LA LOI

COLLECTION D’ÉTUDES ANCIENNES publiée sous le patronage de l ’ASSOCIA TION GUILLA UME BUDÉ

LES ROMAINS ET LA LOI Recherches sur les rapports de la philosophie grecque et de la tradition romaine à la fin de la République PAR

MICHÈLE DUCOS Professeur à l ’Université de Nancy II

PARIS SOCIÉTÉ D ’ÉDITION « LES BELLES LETTRES » 95, Boulevard Raspail 75006 PARIS 1984

La loi du 11 mars 1957 n ’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d ’une part, que les « copies de reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d ’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefa­ çon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.

© Société d’édition « LES BELLES LETTRES », Paris, 1984 ISBN 2.251.32.862.9 ISSN 0184.7112

Au seuil de ce livre, je tiens à exprimer ma gratitude à tous ceux qui m’ont aidée à le conduire à son terme. Elle va d’abord à M. Alain Michel qui a bien voulu accepter ce sujet et qui, par la confiance qu’il m’a témoignée, par son dévouement attentif et ses remarques stimulantes, en a permis l’heureuse réalisation ; à M. A. Magdelain, ensuite, qui m’a fait bénéficier de sa science et de ses conseils éclairés. Je remercie également pour leur courtoisie et leurs suggestions opportu­ nes les autres membres de mon jury : MM. P. Grimai, J. Hellegouarc’h, J. Modrzejewski, C. Nicolet et J.C. Richard.

INTRODUCTION

Ce livre est né d’un étonnement : la législation, les différentes lois, le concept de lex ont fait l’objet d’études importantes, surtout ces der­ nières années1, mais les problèmes que pose la notion de loi, la réflexion qu’elle fait naître, la conception de la loi à Rome n’ont pas suscité le même intérêt2. Nous possédons une abondante documentation sur les lois romaines3 : inscriptions, citations ou commentaires des auteurs anciens, renseignements que nous apportent les historiens ou les antiquaires. Il a été ainsi possible d’approfondir leur objet, leur nature, les circonstances qui les font naître. Nous connaissons leur mode d’éla­ boration, leur technique, leur style, mais nous ne savons pas très bien ce que les écrivains pensaient de la loi. Leurs œuvres pourtant nous révèlent la place qu’elle tenait dans leurs préoccupations : le seul traité que Cicéron a consacré aux lois suf­ firait à le montrer. Il s’attache en outre à leur interprétation dans ses discours, il se soucie d’en définir le rôle à l’intérieur de la cité. Toutes ces questions, dans leur diversité, laissent voir clairement la richesse et la complexité de la réflexion qui s’est élaborée à ce sujet. Tite-Live n’est pas moins sensible à l’importance de la loi : dans la première décade, à côté des guerres, les lois et les débats qu’elles entraînent (liés, 1. Des travaux importants ont été publiés ces dernières années : J. Bleicken, Lex publica. Gesetz und Recht in der römischen Republick, Berlin, 1975 ; F. Serrao, Classi, partiti e legge nella repubblica romana, Pise, 1974 ; A. Magdelain, La loi à Rome. His­ toire d'un concept, Paris, Belles Lettres, 1978 ; Legge e società nella repubblica romana, a cura di F. Serrao, Naples, 1981. 2. Quelques tentatives ont été faites à propos de Cicéron : A. H entschke, Zur histo­ rischen und literarischen Bedeutung von Ciceros Schrift « De legibus », Philologus, 115, 1971, p. 118-130 ; C.J. C lassen, Cicero the Law and the Law-courts, Latomus, 37, 1978, ρ. 598-619 ; Bemerkungen zu Ciceros Äusserungen über die Gesetze, Rheinisches Museum fü r Philologie, 122, 1979, p. 278-302. 3. On trouvera les lois romaines dans G. Bruns, Fontes Iuris Romani A ntiqui (7e éd. revue par O. Gradenwitz), Leipzig, 1909 ; V. A rangio-ruiz, S. R iccobono, T. Baviera, Fontes Iuris Romani Antiqui, t. I, Florence, 1941 ; Les lois des Romains, 7e éd. par un groupe de romanistes des Textes de droit romain, t. II de P.F. G irard et F. Senn, Naples, 1977. Il existe une traduction : A .C. J ohnson, P .R. C oleman-Norton. F. C. Bourne, Ancient Roman Statutes, Austin, 1961. Le recueil fondamental est celui de G. Rotondi, Leges publicae populi Romani, Milan, 1912 ; on le complétera par les noti­ ces de A. Berger, Encyclopedic Dictionary o f Roman Law, Philadelphie, 1953 ; et sur­ tout par G. Barbiéri, G. T ibiletti, Lex, in Dizionario di antichità romane par E. De Ruggiero, IV, 1957, col. 702-793.

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bien sûr, aux luttes entre patriciens et plébéiens) constituent l’une des données essentielles du récit. Il n’est pas rare, non plus, de trouver chez l’historien des discours qui mettent en lumière leurs avantages ou en pré­ cisent le rôle : en particulier, la discussion qui s’engage au moment de l’abrogation de la lex Oppia (au livre XXXIV) et oppose Caton l’Ancien au tribun L. Valerius, ne porte pas tant sur la mesure que l’on va abroger que sur les lois en général, leur fonction et leur autorité. De tels passages laissent ainsi penser que la loi était à Rome l’objet d’une analyse approfondie dont nous pouvons retrouver la trace chez les auteurs latins. La plupart des travaux s’attachent pourtant au droit positif, à la technique juridique et négligent par conséquent l’œuvre des écrivains dans ce qu’elle a de spécifique. On ne l’utilise qu’à titre de référence ou de témoignage pour les renseignements qu’elle nous apporte. Dans cette perspective, toutes les remarques qui portent sur l’autorité de la loi ou son rôle sont laissées de côté. On évite ainsi d’examiner les questions qui se sont posées aux Romains, les solutions qu’ils ont adoptées, leur conception de la loi enfin. Les raisons de ce silence ne sont pas très difficiles à déterminer : en apparence, il y a un véritable abîme entre la réalité que nous pouvons connaître et la façon dont les écrivains romains présentent la loi. Dans le Pro Balbo, Cicéron parle des « innombrables lois de droit privé4 » ; lorsque Tite-Live envisage l’ensemble de la législation romaine, il en fait « un amas de lois entassées les unes sur les autres5 ». Les romanistes ont au contraire insisté fortement sur le petit nombre des lois romaines et leur extrême rareté en droit privé6. Les affirmations des écrivains latins paraissent ainsi dépourvues de tout rapport avec la réalité et, à la limite, dénuées d’intérêt car elles ne sauraient nous aider à déterminer ce que peut être la loi à Rome. En outre, elles ont été le plus souvent interprétées comme le reflet d’une pensée étrangère à la pensée romaine, l’écho d’une conception philosophique d’origine grecque. Ce ne seraient que lieux communs (au sens péjoratif du terme) artificiellement plaqués sur une réalité totalement différente. Dans cette perspective, toutes les remarques de Cicéron ou de Tite-Live sur l’importance de la loi dans une cité passaient pour négligeables et ont été négligées. L’opposition irréductible entre le droit positif et les œuvres littérai­ res, si tranchée qu’elle en devient schématique, est très malaisée à admettre. On s’exagère beaucoup les erreurs des écrivains7 : assurément 4. Pro Balbo 8, 21 : Innumerabiles aliae leges de ciuili iure sunt latae. 5. Tite-Live III, 34, 6 : In hoc immenso aliarum super alias aceruatarum legum cumulo. 6. Cf. F. S c h u l z , Principles o f Roman Law, Oxford, 1936. Voir p. 28-30. 7. Comme le souligne C.S. T omulescu, La valeur juridique de l’histoire de Tite-Live, Labeot 21, 1975, p. 295-321, qui énumère surtout les termes juridiques présents chez Phistorien.

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leur vocabulaire n’est pas toujours très rigoureux ; Tite-Live ne distin­ gue pas toujours entre loi et plébiscite même pour la République archaï­ que. Mais la même imprécision existe dans la langue officielle de son temps8. Et il n’est pas possible d’imaginer que les écrivains aient parlé de la loi en négligeant complètement les usages de la cité dans laquelle ils vivaient. On ne saurait croire qu’un Cicéron dont la correspondance nous révèle l’attention qu’il portait aux problèmes de son époque, ait pu tout ignorer des lois romaines ; et le De legibus montre à l’évidence qu’il n’en était rien. Enfin, il est difficile de comprendre la vitalité d’une tradition qui persiste pendant toute la République et une partie de l’Empire, si l’on admet qu’il ait existé un tel fossé entre la loi et la réflexion qu’elle suscite. Même s’il y a quelque paradoxe à s’attacher à la loi dans une cité où elle ne se confond pas avec le droit, on peut en dégager une conception cohérente à la fin de la République ; elle mon­ tre d’abord combien les écrivains ont été attentifs aux questions qui se posaient de leur temps. Les limites chronologiques de cette étude se sont déterminées d’ellesmêmes : la loi fait son apparition à Rome au début de la République ; c’est vers 450 qu’est élaborée la loi des XII Tables et la question des lois antérieures à 509 est très délicate à résoudre9. Il n’y a pratiquement plus de lois sous l’Empire : après les mesures d’Auguste, le peuple en vote encore quelques-unes, mais elles restent fort peu nombreuses et la dernière date du règne de Nerva. La lex publica disparaît donc. Les empereurs préfèrent en effet légiférer par d’autres moyens : les sénatusconsultes jouent dans ce domaine un rôle qui n’est pas négligeable ; et les lois sont remplacées par les ordonnances des empereurs, les constitu­ tions impériales qui portent elles aussi le nom de leges10. Il s’agit d’un monde totalement différent de celui de la République ; aussi nous a-t-il paru difficile de réunir dans un même travail deux périodes qui ne sau­ raient être confondues. Nous avons donc restreint le cadre de cette étude à la République, sans négliger toutefois des auteurs plus tardifs, lorsque leur témoignage pouvait se révéler éclairant : tel passage de Tacite ou de Sénèque nous apporte des renseignements précieux, et il n’était pas non plus possible d’exclure l’œuvre de Tite-Live qui nous permet d’esquisser une histoire de la loi depuis ses origines. La réflexion qui se développe à la fin de la République ne s’élabore pas uniquement dans l’abstrait : l’histoire romaine, le rôle de la loi à Rome n’éclairent pas moins l’interprétation des écrivains que la philoso­ phie grecque. Pour en mesurer l’originalité, il faut d’abord se soucier

8. Voir p. 105. 9. Voir p. 84-87. 10. M.E. P erterlongo. Lex nel diritto romano classico e nella legislazione giustinianea, Studi Michels, Padoue, 1937, p. 227-266 ; J. G audemet. lus et leges. Iura, 1, 1950, p. 223-252.

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de tout un passé dont on ne peut la séparer arbitrairement. Il n’est pas possible de s’interroger sur la place que doit avoir le peuple pour TiteLive ou Cicéron sans examiner son rôle dans les institutions romaines, sans mentionner qu’il est le résultat d’une longue évolution. De même la loi se transforme pendant toute la durée de la République : en parti­ culier, le domaine de la législation s’étend largement dans les deux der­ niers siècles. Ces modifications dont nous étudierons les causes ne cons­ tituent pas vraiment une rupture avec le passé11 mais il est nécessaire d’en tenir compte pour comprendre la façon dont les écrivains se repré­ sentent la loi. On ne saurait croire qu’ils aient tout ignoré de la cité dans laquelle ils vivaient. Aussi les traits caractéristiques des lois romai­ nes expliquent-ils pourquoi nos auteurs se sont plus particulièrement attachés à certains aspects. Ce n’est pas un hasard s’ils ont souligné qu’elles fixaient des iura, apportaient des limites car la lex à Rome n’est pas un principe d’organisation, du moins à l’origine12. Il est donc indis­ pensable d’analyser la lex pour comprendre la réflexion sur la loi. Un autre facteur permet d’expliquer et de justifier la conception de la loi : les questions qui se posaient à la fin de la République. Le chan­ gement et la multiplication des lois occupent une place notable dans la réflexion de nos auteurs : or, les lois changent et se multiplient à cette époque. Il n’est donc pas surprenant que les écrivains aient réfléchi à ce problème. C’est sans doute pour les mêmes raisons qu’ils se sont tant attachés à l’autorité des lois à un moment où elles étaient utilisées pour remédier à certains abus. D’une façon générale la réflexion sur la nature et la fonction des lois se développe à un moment où les institu­ tions se révèlent mal adaptées à l’évolution de la cité : dans une période de crise, on s’efforce tout naturellement de préciser les garanties que la loi doit apporter, la protection qu’elle peut offrir au citoyen13. Et ces préoccupations figurent aussi chez les auteurs latins. Ces données permettent aussi de comprendre le regard qu’ils portent sur les lois les plus anciennes. C’est presque un lieu commun que d’affirmer que l’historiographie décrit la Rome archaïque à la lumière des conflits de la fin de la République. Mais si l’on ignore la place qu’occupait la loi du temps de Tite-Live, on ne peut saisir le rôle qu’il lui attribue dans les premiers temps de la République. Au respect de la tradition annalistique se mêlent les conceptions de son époque14. En outre, la comparaison de Tite-Live avec les historiens grecs qui ont traité de la Rome archaïque permet de mieux saisir l’originalité de la

11. Voir p. 154-161. 12. Voir p. 30-31. 13. E.S. G ruen, The Last Generation o f the Roman Republic, University of Califor­ nia Press, 1974 ; G. C rifô , Krise der Republik und juristische Werte, De iustitia et iure, Festschrift fü r U. von Lübtow, Berlin, 1980, p. 53-68. 14. Voir p. 174-5.

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pensée romaine et d’opposer deux conceptions de la loi, l’une grecque, l’autre romaine. On ne peut en effet étudier les problèmes de la loi à Rome sans se référer à une tradition de pensée grecque : l’influence grecque s’est exercée très tôt à Rome et même la lex, qui a pourtant une origine romaine, n’y a pas échappé, comme nous croyons l’avoir montré à pro­ pos de la loi des XII Tables15. Cette influence se fait constamment sen­ tir mais prend des formes variées : à l’époque qui nous intéresse, c’est surtout une tradition de pensée, une problématique qui ont pu servir de modèle. La réflexion sur la loi est en effet ancienne en Grèce : elle se manifeste dès le Ve siècle et les nombreux traités qui s’intitulaient Περί νόμων (mais qui ne nous sont malheureusement pas parvenus) témoi­ gnent du vif intérêt que soulevait cette question. Une telle méditation ne s’achève ni avec Platon ni avec Aristote : elle se prolonge avec le stoïcisme. C’est donc une pensée vivante dont les aspects sont multiples. Elle apporte d’abord une série de thèmes qui précisent la place de la loi dans la cité. Liée à l’origine à Υεύνομία avec Solon, puis à Vισονο­ μία avec Clisthène16, la loi a été dès le début du Ve siècle (le terme n’apparaît pas avant cette époque) associée à la démocratie. Elle incarne la lutte contre la tyrannie et l’idéal d’une vie policée17. En ce sens, l’obéissance à la loi distingue les Grecs des Barbares comme le montrent les Perses d’Eschyle ou les Histoires d’Hérodote. Elle est en outre insé­ parable de l’ordre du monde puisque le terme de νόμος désignait vrai­ semblablement l’ordre divin dont la cité est l’image18. La loi restera toujours liée à un tel idéal dans la pensée grecque : il apparaît dans les raisonnements des philosophes, même si les sophistes l’attaquent ; il figure également chez les orateurs. Par là se sont constitués des thèmes généraux qui unissent la loi, la liberté, l’égalité, par exemple, qui s’atta­ chent à la place de la loi dans la cité et aux moyens d’en assurer le res­ pect. Cette topique ne pouvait rester ignorée des écrivains romains : elle leur apporte une tradition, un modèle d’interprétation qu’ils utilisent, même si leur réflexion qui s’appuie aussi sur les institutions romaines, les amène à transformer et à dépasser cet héritage. L’influence de la philosophie n’est pas moindre : elle permet d’abord de formuler les problèmes en termes généraux. En effet les écrivains romains ne s’attachent pas à telle loi particulière (sauf

15. L'influence grecque sur la loi des Douze Tables, Paris, P.U .F., 1978. 16. M. Ostwald, Nom os and the Beginnings o f the Athenian Democracy, Oxford, 1969 ; sur le développement de la loi en Grèce voir R. H irzel, Themis, J)ike und ver­ wandtes, Leipzig, 1907 ; V. E hrenberg, Die Rechtsidee im frühen Griechentum, Leipzig, 1921 ; J.W . J ones, The Law and Legal Theory o f the Greeks, Oxford, 1956 ; E. W olf, Griechisches Rechtsdenken, 4 vol, Francfort, 1950-1956 ; J. de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Paris, Belles Lettres, 1971. 17. J. de Romilly, op. cit.t p. 18. 18. E. Laroche, Histoire de la racine Nem- en grec ancien, Paris, Klincksieck, 1949.

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lorsqu’elle est spécialement importante) mais aux questions que pose la notion de loi en général. C’est là assurément un apport de la tradition philosophique qui est loin d ’être négligeable. En outre, les problèmes que dégagent nos auteurs sont liés à des débats anciens. Les sophistes avaient mis en question l’autorité de la loi en s’interrogeant sur les rap­ ports de la loi et de la nature pour souligner l’aspect conventionnel de la première et privilégier le plus souvent la seconde19 ; c’était affirmer que la justice et la loi n’étaient pas toujours identiques, en un mot que le νόμιμον ne représentait pas toujours le δίκαιον mais l’intérêt du plus fort. Et tout l’effort de Platon et d ’Aristote consistera à réagir contre une telle conception pour affirmer au contraire l’autorité de la loi. On ne saurait assurément prétendre retrouver tel quel l’écho de ces polémi­ ques à la fin de la République. Mais la problématique qui s’est dévelop­ pée en Grèce a eu des prolongements à l’époque qui nous occupe : les épicuriens ramènent la justice au droit positif, limitent la portée du droit naturel et réduisent le respect des lois à la crainte du châtiment20. L’œuvre de Lucrèce nous révèle la vitalité d’un tel courant. Et lorsque Philus attaque la justice dans le livre III du De re publica, en s’inspi­ rant de la méthode de Carnéade, il emprunte aux sophistes leur critique de la loi et de la justice21. Ces débats sont donc bien connus à la fin de la République et les écrivains peuvent s’y référer soit en les reprenant soit en les critiquant. La tradition qui naît avec Platon et Aristote et qui affirme le lien du juste et du légal, n’est pas moins importante. Platon apporta à la réflexion sur la loi une contribution qui est loin d’être négligeable : la République et, plus encore, les Lois en témoignent bien22. En outre le platonisme a une place toute particulière dans les courants philosophi­ ques à la fin de la République : la génération de Cicéron se tourne avant tout vers les œuvres de Platon et aussi celles d’Aristote23. Cicéron qui se déclare Platonis comes24 n ’ignorait évidemment pas les thèses du philosophe ; il ne les connaît pas seulement par la tradition de l’Acadé­ mie ; nous avons la preuve qu’il se réfère personnellement à ces traités. Dans le De re publica, il traduit le passage qui traite des excès de la

19. F. H einimann, Nom os und Physis, Bâle, 1945 ; E. P eriphanakis. Les sophistes et le droit, Athènes, 1953 ; W.K.C. G uthrie , Les sophistes, trad, fr., Paris, Payot, 1976. 20. Sur répicurisme et le droit, voir en dernier lieu V. G oldschmidt, La doctrine d'Épicure et le droit, Vrin, 1977. 21. J.L. F errary, Le discours de Philus, R .E .L, 55, 1977, p. 128-156. 22. S. Moser, Platons Begriff des Gesetzes, Oesterreischische Zeitschrift fü r öffentli­ che Recht, 4, 1952, p. 134-158 ; M. Vanhoutte, La philosophie politique de Platon dans les « Lois », Louvain, 1956 ; A.C. Bayonas, The idea of Legislation in the earlier Plato­ nic dialogues, Platon, 33-34, 1965, p.26-116 et 35-36, 1966, p. 103-174; H. C airns, Plato’s theory of Law, Harvard Law Review, 56, 1942, p. 359-387. 23. O. G igon, Die Erneuerung der Philosophie in der Zeit Ciceros, Recherches sur la tradition platonicienne. Entretiens de la Fondation Hardt, t. III, Genève, 1955, p. 25-61. 24. De re publica I, fgt 3.

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liberté dans une démocratie corrompue ; dans le De legibus, il men­ tionne si précisément la fonction des préambules législatifs que Ton ne peut douter qu’il connaisse le passage des Lois qui en traite25. L’auteur du De officiis avait donc lu deux traités essentiels pour notre sujet : il ne se contente d’ailleurs pas d’allusions précises à l’œuvre du philoso­ phe grec ; il s’en inspire sur bien des points comme nous espérons le montrer dans cette étude. L’influence de Platon se manifeste avec le plus de netteté chez Cicéron mais elle s’est aussi exercée sur d’autres écrivains : nous pensons en particulier à Salluste qui lui doit beaucoup2627. La pensée aristotélicienne et son influence posent d’autres problè­ mes : les traités que nous possédons actuellement furent publiés pour la première fois par Andronicos de Rhodes vers 60 et il n’est pas sûr qu’ils aient tous été connus de Cicéron bien que l’on puisse supposer que la tradition péripatéticienne n’ait pas ignoré leur contenu. En revanche les dialogues, qui sont aujourd’hui perdus, étaient loin d’être inconnus : P. Moraux a d’ailleurs montré tout ce que le livre III du De re publica devait au traité Sur la justice21. Même s’il est souvent délicat de mesurer l’apport de la tradition péripatéticienne, il est impossible d’en nier l’importance : Antiochus d’Ascalon et Philon de Larissa, dont on sait le rôle qu’ils ont joué auprès de Cicéron, s’intéressaient vive­ ment à l’aristotélisme28. De plus, cette école s’est particulièrement sou­ ciée des lois : Aristote et ses disciples les avaient classées, avaient analysé les différentes formes de constitutions. Ils se sont enfin attachés à définir les principaux caractères de la loi, notamment sa nature géné­ rale, à examiner les problèmes que pose dans la pratique l’application de cette règle et les correctifs que peut lui apporter l’équité ; et de telles questions jouent aussi un rôle indéniable chez Cicéron29. Il faut enfin noter la part de l’aristotélisme dans le courant éclectique auquel il se

25. De re publica I, 43, 66-67, République VIII, 562d-563a ; De legibus II, 6, 14. Sans parler de sa traduction du Timée ou du Gorgias qu’il connaît sans doute. 26. A. M ichel, Entre Cicéron et Tacite : aspects idéologiques du Catilina de Salluste, Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis, 5, 1969, p. 83-92 ; Entre Thucy­ dide et Platon : éloquence et morale chez Salluste, Mélanges Heurgon, Rome, 1976, t. II, p. 641-655. Voir la thèse de E. Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste à la lumière de ses prologues, Paris, Klincksieck, 1974. 27. P. M oraux, Der Aristotelismus bei den Griechen : Die Renaissance des Aristotelismus in der I. Jh. V.C., Berlin, 1973 ; A la recherche de ΓAristote perdu, le Dialogue sur la Justice, Louvain-Paris, 1957. Voir aussi O. Gigon, Cicero und Aristoteles, Hermes, 87, 1959, p. 143-162 ; E. Pahnke, Studien über Ciceros Kenntnis und Benutzung des Aristoteles und die H erkunft der Staatsdefinition Rep I, 39, Diss. Freiburg im Brisgau, 1962. II suppose que Cicéron connaissait au moins le dialogue sur la justice et le Politique. 28. A. W eische, Cicero und die Neue Akademie, Münster, 1961 ; H .J. Kraemer, Pla­ tonismus und hellenistische Philosophie, Berlin, 1971. 29. M. H amburger, Morals and Law. The growth o f Aristotle's Legal Theory, NewYork, 1965 ; H. Cairns, Legal Philosophy fro m Plato to Hegel, Baltimore, 1949, souli­ gnent les rapports entre Cicéron et Aristote sur ce point.

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réfère souvent : il s’attache en général à une tradition où se retrouvent non seulement Aristote et Platon mais aussi les stoïciens ; c’est ce qui ressort du De legibus, par exemple30. Cicéron cherche ainsi à unir, à concilier l’apport des différentes écoles. Il paraît souvent s’inspirer des stoïciens, mais en fait les questions qu’il pose, les solutions qu’il adopte proviennent d’une tradition complexe où s’unissent des tendances diffé­ rentes et il propose une synthèse souvent originale. On ne peut enfin parler de la philosophie à Rome à la fin du Ier siè­ cle sans tenter de préciser le rôle et l’influence du pythagorisme. Ce courant pose des problèmes délicats à résoudre. Sa place est certes indé­ niable à Rome31 : il se manifeste dès la fin du IVe siècle avec Appius Claudius Caecus ; Ennius s’en réclame à la fin du siècle suivant. A la fin de la République, il est au moins présent avec Nigidius Figulus. Si l’apport du pythagorisme dans le domaine religieux est aisé à mesurer, il n’en va pas de même dans le domaine politique : nous possédons, bien sûr, des écrits attribués à des pythagoriciens mais ils proviennent le plus souvent de témoignages tardifs et, pour la plupart d’entre eux, sont postérieurs au quatrième siècle32. On peut toutefois souligner que les pythagoriciens respectaient tout particulièrement leurs traditions et qu’il est possible de dégager des thèmes qui leur sont propres33. Deux éléments paraissent particulièrement importants : l’idée d’une justice distributive fondée sur l’égalité géométrique et celle d’une loi divine qui inspire les lois humaines. Ils ont tous les deux exercé une grande influence : nous les retrouvons chez Platon ; nous en trouverons l’écho chez Cicéron. D’une manière générale le pythagorisme inspire tous ceux qui cherchent à fonder l’ordre humain sur un ordre divin ; il est donc à l’origine d’une tradition philosophique très importante même si elle ne nous apparaît pas toujours comme spécifiquement pythagoricienne. L’influence de la philosophie est donc indéniable sur la plupart des écrivains de la République et elle contribue à préciser leur conception de la loi. L’œuvre de Tite-Live échappe-telle à cette influence ? On a tenté d’apprécier la part du stoïcisme dans sa conception du fatum*4. Nous savons d’autre part qu’il écrivit des dialogues philosophiques35. Il est 30. Le De legibus I, 13, 37-39 le fait voir clairement. Cf. A. M ichel, Cicéron et les grands courants de la philosophie antique : Problèmes généraux (1960-1970), Lustrum, 16, 1971-1972, p. 81-103. 31. L. F errero, Storia del pitagorismo nel mondo romano, Turin, 1955, permet d’en mesurer l’importance. 32. Cette question est très bien étudiée dans H. T hesleff, A n Introduction to the Pythagorean Writings o f the Hellenistic Period, Acta Academiae Aboensis, Huma­ niora XXIV, 3, Abo, 1961. Mais A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège-Paris, 1922, avait déjà étudié la tradition pythagoricienne en montrant ce qu’elle avait d’incertain. 33. C. J. de Vogel. Pythagoras and early Pythagoreanism, Assen, 1961, insiste au contraire sur ce que la tradition pythagoricienne peut avoir d'authentique. 34. P.G. W alsh, Livy and stoicism, American Journal o f Philology, 1958, p. 355-375. Voir aussi I. Kajanto, God and Fate in Livy, Turku, 1957. 35. Sénèque, A d Lucilium 100, 9.

INTRODUCTION

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donc vraisemblable que la philosophie a joué un rôle dans la formation de ses idées, et nous espérons pouvoir en préciser les sources dans ce travail36. A Rome, la réflexion sur la loi se forme ainsi à partir d’une tradi­ tion complexe où se mêlent des influences diverses et multiples. Cet héritage vivant apporte une problématique : rapport des leges et des mores, rôle du droit naturel, interprétation de la loi. Ces questions figu­ rent chez les écrivains romains : ils connaissent les solutions que propo­ sent les philosophes grecs, mais leur réponse est souvent originale ; elle révèle une méditation qui ne se contente pas de formules toutes faites et reste inséparable de la philosophie grecque et de la tradition romaine. Nous nous proposons de montrer l’apport de ces deux courants, d’analyser la façon dont se mêlent et s’enchevêtrent philosophie grecque et analyse des institutions romaines. Cette enquête est complexe ; par la diversité des thèmes qu’elle fait aborder, en premier lieu : rôle du peu­ ple dans l’élaboration des lois, application d’une règle générale, rap­ ports du droit et de la morale, autant de questions qui préoccupent les auteurs latins. Toutes les œuvres ne nous permettent assurément pas de les envisager avec le même bonheur et la même facilité ; Lucrèce se préoccupe presque exclusivement des effets du châtiment, Salluste s’attache beaucoup aux mœurs ; Cicéron est presque le seul à nous per­ mettre d’étudier en détail l’interprétation des lois. Mais dans l’ensem­ ble, la plupart des thèmes que nous venons d’évoquer figurent chez tous les auteurs. Aussi avons-nous préféré proposer une synthèse pour mieux souligner l’unité de cette pensée. Une telle réflexion comprend à la fois des aspects traditionnels et des éléments originaux ; nous avons étudié en premier lieu les thèmes qui sont le plus fréquemment et le plus constamment associés à la loi : il s’agit de ses rapports avec la liberté du citoyen qui s’expriment, d’une part, dans la nature générale de la loi et les garanties qu’elle procure et, d’autre part, dans l’élaboration des lois qui est liée à la question déli­ cate et controversée de la souveraineté populaire. Ces composantes sont inséparables de la notion de loi ; elles s’enrichissent sans doute à la fin de la République mais elles ne disparaissent pas. Aussi les avons-nous étudiées dans une première partie. L’interprétation qui est donnée de la loi suppose toute une réflexion sur sa place dans les sources du droit, sur ses fondements naturels. Peut-on concilier une loi naturelle, qui est fixe par essence, avec les impératifs de la vie en cité ? Comment envisa­ ger les changements nécessaires des lois, leur application aux cas parti­ culiers tout en tenant compte de cette loi véritable ? Telles sont les 36. Si les sources historiques de Tite-Live ont fait l’objet d’études nombreuses, on s’est moins préoccupé de ses idées et de leurs sources ; voir cependant P .G. W alsh, Livy, his historical aims and methods, Cambridge, 1961 et surtout T .J. Luce, Livy, the compo­ sition o f his history, Princeton, 1977.

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questions que nous avons examinées dans une seconde partie. On ne saurait enfin parler des lois sans s’interroger sur leur efficacité, sans s’attacher aux moyens d’en assurer le respect. Faut-il privilégier la répression ou rechercher une obéissance qui ignore la contrainte ? Les écrivains anciens se sont largement préoccupés de ces questions auxquel­ les nous avons consacré notre troisième partie ; ils se sont notamment interrogés sur la place de l’éducation, le rôle des mœurs, en un mot, sur les rapports de la loi et de la vertu. C’est dire que la réflexion sur la loi ne se réduit pas à des banalités, ni à des formules vagues ; elle s’attache au contraire aux fondements des lois, à leur autorité. Cette attitude suppose toute une recherche des lois idéales mais, loin de se séparer radicalement de leur cité, comme l’a fait un Platon, les écri­ vains romains s’efforcent en même temps de souligner la qualité des institutions romaines. Ainsi apparaît une pensée qui est certes liée à une tradition à laquelle elle emprunte des questions (et quelquefois des réponses) et qui en même temps n’ignore pas les problèmes de son époque.

Première partie LA LOI, LE CITOYEN ET LA LIBERTÉ Pour les Romains, une cité sans loi ne méritait pas le nom de cité. Cette conception que l’on retrouve dans la première décade de Tite-Live ou dans le De legibus, se fonde sur une idée très précise du rôle de la législation qui en explique l’importance et en justifie l’autorité. Trois éléments confèrent en effet sa valeur à la loi : elle assure l’égalité de tous parce qu’elle est une règle générale, elle fonde la liberté de chacun, elle témoigne enfin de la puissance du peuple. Ces trois composantes se retrouvent chez la plupart des écrivains et permettent ainsi de définir une image traditionnelle, même si la réflexion qui se développe à la fin de la République a pu privilégier d’autres aspects. Ces trois éléments n’ont pas une importance absolument égale : la place du peuple dans la cité s’accroît au cours de la République et le vote des citoyens devient ainsi un aspect essentiel de la loi car, plus que toute autre activité, il témoigne de leur liberté. Aussi est-ce sur cette question qu’a porté tout particulièrement la réflexion d’écrivains comme Cicéron ou Tite-Live. Ils ont développé une interprétation originale de la liberté du peuple dans ce domaine. Elle les a amenés à souligner, non plus l’importance sociale ou politique de la loi, mais la façon dont elle contribue à l’union de tous. Ainsi apparaît à la fin de la République un déplacement de perspec­ tive, une évolution dont nous étudierons les causes. La loi conserve sans doute ses caractères traditionnels : elle est toujours liée à la libertas parce qu’elle la garantit et en témoigne. Mais des transformations se sont produites depuis le début de la République : les lois se sont multi­ pliées, s’appliquent à de nouveaux domaines et peut-être la loi change-telle en même temps dans sa nature, tandis que de nouveaux thèmes de réflexion lui sont associés. Une espèce de « légalisme » se développe : il

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permet de comprendre comment les Romains se représentaient la Rome archaïque. La conception de la loi à Rome est par conséquent complexe : elle est liée d’abord au développement et à la transformation d’une notion archaïque proprement romaine. Elle est ensuite l’héritière de la pensée grecque : les concepts d’égalité et de liberté qui lui sont liés trouvent leur modèle en Grèce ; mais la façon dont les Romains associent et combinent ces notions est souvent originale et l’identité des formules ne doit pas masquer la différence des points de vue. Tels sont donc les dif­ férents points qu’abordera notre enquête afin de nous permettre d’expli­ quer pourquoi le pouvoir des lois est supérieur à celui des hommes.

CHAPITRE I

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Les écrivains romains ont souligné avec une constance remarquable que la liberté est l’œuvre des lois. C’est l’idée qui s’exprime le plus sou­ vent dans leurs œuvres et pour laquelle nous avons la documentation la plus abondante. Elle figure d’abord dans des discours comme celui que Salluste fait prononcer à Lépide et où il défend la « liberté et le droit de n’obéir qu’aux lois1 ». Cicéron en attaquant les projets de Rullus rappelle aussi que la liberté repose sur les lois et, quelques années aupa­ ravant, dans le Pro Cluentio il s’était écrié : « Nous sommes tous escla­ ves des lois pour pouvoir être libres2. » Ces formules célèbres marquent sans ambages que la liberté est inséparable des lois. L’œuvre de TiteLive le confirme également : le livre II qui retrace les débuts de la République s’ouvre sur la notion de liberté ; elle inspire ses premiers mots à l’historien. La loi lui succède presque immédiatement puisqu’il mentionne les deux caractéristiques d’un peuple libre : « des magistrats élus pour un an et des lois dont le pouvoir est supérieur à celui des hommes3. » Il existe donc une approche commune chez tous ces écri­ vains : elle consiste à affirmer le lien étroit qui unit la liberté et les lois. Elle suppose par là que la loi possède des caractéristiques précises qui lui permettent de jouer ce rôle ; elle implique ainsi toute une définition. Or ces éléments ne sont pas précisés par les écrivains romains. Ils paraissent s’être contentés de ces affirmations sans chercher à les appro­ fondir, sans déterminer plus nettement le rôle de la loi. S’agit-il vrai­ ment de formules toutes faites où cette notion se réduirait à des don­ nées très vagues et serait simplement un équivalent de règles de droit4 ? Pour répondre à cette question essentielle, il nous paraît indispensable

1. Oratio Lepidi 4 : Quid a Pyrrho, Hannibale Philippoque et Antiocho defensum est aliud quam libertas et suae quisque sedes neu cui nisi legibus pareremus ? 2. De lege agraria II, 50, 102 : ... uos, quorum libertas in legibus (scii, consistit)... Pro Cluentio 53, 146 : legum idcirco omnes serui sumus ut liberi esse possimus. 3. 11,1,1 : Liberi hinc iam populi res pace belloque gestas, annuos magistratus, impe­ riaque legum potentiora quam hominum peragam. 4. U. von Luebtow, Das römische Volk, sein Staat und sein Recht, Francfort, 1955, p. 233.

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de préciser ce que peut-être la loi à Rome, quelles en sont la nature et la fonction pour examiner ensuite si les caractères que les écrivains romains lui ont attribués s’accordent ou non avec ce que nous savons des leges. Nous pourrons ainsi déterminer ce qu’il faut entendre par loi et comment elle peut défendre la liberté. Considérée comme la protection de la liberté, la loi suppose en outre que l’exercice du pouvoir réponde à des conditions précises : il doit notamment apporter des garanties aux citoyens. En ce sens, l’analyse que nous proposent les auteurs latins ne s’attache pas tant à la loi en elle-même qu’aux avantages qu’elle assure aux citoyens. Elle s’inscrit par là dans une tradition démocratique dont les origines sont anciennes. Cette constatation pose un second problème : quelle est l’originalité de la pensée romaine ? Il y a en effet une parenté certaine avec la tradition grecque, au moins dans les thèmes que nous allons rencontrer. Les Grecs ont également associé la liberté et les lois. Aussi est-il nécessaire de s’attacher à la fois à la pensée grecque et aux institutions romaines pour mieux préciser l’analyse des auteurs latins.

A. LE RÔLE DE LA L E X PUBLICA DANS LA CITÉ 1. La notion de lex A Rome, le terme de lex5 désignait d’abord le texte proposé par un magistrat et accepté par les citoyens : c’est la lex publica, la loi votée par le peuple, qui énonce des normes générales applicables à tous56. L’adjectif publicus en indique avec précision le caractère distinctif : la participation du peuple ; d’autres actes juridiques portaient également le nom de leges mais leur procédure d’élaboration est totalement diffé­ rente : il n’y a pas de proposition faite par une partie et acceptée par l’autre ; ce sont des règlements unilatéraux. Ces leges, que les romanis­ tes contemporains ont regroupées sous le nom leges dictae7, se distin­ guent ainsi de la loi comitiale qui est une lex rogata. Elles sont extrême­ ment diverses dans leur origine puisqu’elles peuvent être l’œuvre d’un magistrat, d’un particulier ou même d’une association ; leur objet est

5. Pour tout ce développement voir A. M agdelain, La notion archaïque de lex, Con­ férence faite à l’institut de droit romain (1975) et La loi à Rome, histoire d*un concept, Paris, Belles Lettres, 1978. 6. Sur le sens de cette expression, voir G. Rotondi, Leges publicae populi Romani, Milan, 1912, p. 9. 7. Le concept de leges dictae est inconnu des juristes romains bien que l’expression legem dicere soit fréquente dans leurs écrits. Voir G. T ibiletti, Leges dictae, Studia Ghisleriana, I, 2 (Studi giuridici in memoria di A. Passerini) Milan, 1955, p. 179-190.

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tout ausi varié et leurs dispositions n’ont pas nécessairement une valeur générale ; enfin, les unes sont des créations récentes, les autres ont des origines très lointaines. Ainsi la lex templi, qui est lue par le magistrat au moment de la dédicace d’un temple et en détermine le statut cultuel et financier8, paraît des plus anciennes9. Les traités internationaux font également partie des leges et apparaissent comme une loi commune à deux peuples qui fixe les relations internationales et même, parfois, les relations de droit privé entre les deux cités101. Au moment de leur entrée en charge, les censeurs indiquent par voie d’affichage la procédure qu’ils vont suivre pendant les opérations du cens. Ce document que l’on nomme parfois formula census est aussi appelé lex censui censendo11. A partir du IIIe siècle, la lex censoria désignera les cahiers des charges des marchés publics donnant lieu à adjudication par les censeurs12. Les for­ mulaires de vente et de louage cités par Caton l’Ancien dans le De agri­ cultura portent aussi le nom de leges, bien qu’ils soient établis de sa propre autorité par le propriétaire du domaine13. Le terme de lex s’applique également au statut d’une association fixé par ses membres : c’est la lex collegii. Et à la fin de la République, on utilisera l’expres­ sion dare leges pour indiquer l’octroi de statuts à une province, statuts fixés unilatéralement par le magistrat14. La lex a donc des formes très diverses qu’il paraît bien difficile de regrouper sous un concept unique. Outre leur appellation identique, toutes ces mesures ont pourtant des traits communs qu’elles partagent avec la lex publica. Elles sont toutes, sinon affichées, du moins lues à haute voix et cette lecture n’est pas seulement nécessaire pour la lex templi ; elle l’est tout autant pour la lex publica qui est toujours lue à haute voix par un héraut avant le vote. De plus toutes ces leges sont rédigées à l’impératif ; ce mode est 8. Sur la lex templi voir A. Magdelain, La loi à Rome, p. 29 et suiv. On associe en général aux leges templi les leges lucorum qui fixent le statut des bois sacrés et prévoient des sanctions contre les contrevenants (voir Bruns, Fontes Iuris Romani Antiqui, n. 104). 9. C ’est la lex arae Dianae in Auentino qui sert de modèle aux leges templi postérieures. 10. Y. Bongert, Recherches sur les récupérateurs. Varia (Études de droit romain) I, Paris, Sirey, 1952, p. 99-267 ; et B. Schmidlin, Das Rekuperatorenverfahren, Diss. Fri­ bourg, 1963. Cette interprétation du foedus s’appuie sur un passage d’Aelius Gallus cité par Festus (342 L) : Reciperatio est, ut ait Aelius Gallus, cum inter populum et reges nationesque et duitates peregrinas lex convenit, quomodo per reciperatores reddantur res reciperenturque resque priuatas inter se persequantur. Pour comprendre ce passage, il faut adm ettre que le mot lex désigne 1*« acte juridique dans son ensemble, c’est-à-dire le traité, mais ce traité n ’a pas été qualifié de foedus par le jurisconsulte parce qu’il ne s’agit pas d ’un accord conclu par les deux peuples sur un pied d’égalité » (Y. Bongert, p. 119 ; Schmidlin , p. 6-10). 11. Tite-Live XLII1, 14, 5 ; voir A. Magdelain, op. cit., p. 72 et suiv. 12. A. M agdelain, p. 32-38. 13. Sur les lois de Caton, voir V.A. Georgesco, Essai d'une théorie générale des leges priuatae, Paris, 1932 ; U. von Luebtow, Catos leges venditioni et locationi dictae, Eos, 48, 1956, p. 222-241. 14. Sur la lex data, voir G. T ibiletti, Sulle leges romane, Studi De Francisci, Milan, 1956, t. IV, p. 593-645.

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propre à la lex : il est présent dans les leges de Caton comme dans les lois comitiales. Au contraire, l’impératif n’est jamais utilisé dans les autres sources de droit, édits ou sénatus-consultes15. L’unité de ce con­ cept n’est pas seulement formelle : toutes les leges dont nous avons parlé prévoient des amendes pour faire respecter leurs dispositions ou instituent des legis actiones16. En ce sens, elles sont des sources du droit, comme la lex publica. Et la lex est donc, d’une façon générale, la formule qui fixe le ius et le dévoile par une proclamation solennelle. Les juristes romains n’ont pourtant pas mis en lumière l’unité de ce concept : ils n’ont pas souligné que les différentes leges ne formaient qu’une seule et même catégorie. C’est uniquement la lex publica qui les a retenus et qu’ils se sont souciés d’analyser et de définir17 ; c’est à elle seule qu’ils réservent le nom de lex : il est très rare en effet de trouver l’expression lex publica dans les sources juridiques18. Cette attitude n’est pas très surprenante car les différentes leges forment un ensemble disparate, au moins à première vue. En outre, les pouvoirs du peuple se sont développés au cours de la République : la lex publica s’est ainsi acquis la première place d’autant plus que le magistrat n’a conservé la possibilité d’édicter unilatéralement des leges que dans des domaines très particuliers. Aussi ni les juristes ni les écrivains romains n’éprouvent-ils le besoin de préciser que la lex dont ils nous parlent est la lex publica ; cette expression est également très rare dans les œuvres littéraires19. C’est donc elle seule qui nous retiendra dans cette étude, 15. L’impératif est très rare dans les sénatus-consultes et c’est un renvoi à une loi (voir les exemples cités par D. Daube, Forms o f Roman legislation, Oxford, 1956, p. 88 et suiv.) Sur la signification de l’impératif dans les lois voir A. Magdelain, La loi à Rome, p. 26. 16. Les leges lucorum prévoient une amende qui peut être réclamée selon la procédure de la manus iniectio (cf. Lex Lucerina ) la lex censoria accorde une pignoris capio au publicain ; la lex censui censendo frappe Y incensus de la peine de mort, puis de la vente au-delà du Tibre, c’est-à-dire de l’esclavage. 17. Voir les remarques et les exemples cités par G. T ib ile tti, s . u. Lex, in Dizionario Epigrafico di antichità romane de E. De Ruggiero, IV, Rome, 1957, col. 703-705. 18. Elle figure seulement dans la formule du testament per aes et libram (Gaius II, 104 : quo tu iure testamentum facere possis secundum legem publicam), dans celle de la solutio per aes et libram (Gaius III, 174 : hanc tibi libram primam postremamque expende secundum legem publicam) et dans un passage de Gaius {Digeste XLII, 22, 7) où celui-ci mentionne la liberté d ’association que les XII Tables auraient accordée aux colle­ gia dum ne quid ex publica lege corrumpant. On convient de voir dans les deux premières formules une allusion à la loi des XII Tables qui serait considérée comme une loi votée par le peuple (voir p. 100) mais de toute façon une telle mention de la lex publica n ’est pas très ancienne (A. Magdelain, op. cit., p. 70). Pour le passage de Gaius, voir P. Stein, The meaning of lex publica, Studi Volterra, t. II, Milan, 1971, p. 313-319. Notons enfin que la lex publica est souvent mentionnée dans les inscriptions funéraires pour les servitudes existant au profit d ’un tombeau (Bruns, Fontes, n. 172, 45-46). 19. Cicéron précise que la lex est publica quand il veut l’opposer soit à des actes pri­ vés soit à un autre type de lois ; Pro Caecina 26, 74 : ciuili ac publica lege ; Pro Balbo 11, 27 : ius quod est (...) non solum in legibus publicis positum, sed etiam in priuatorum uoluntate ; Philippiques XIII, 1 : nec priuatos focos nec publicas leges ; De legibus II, 15, 39 : Negat enim (scii. Plato) mutari posse musicas leges sine mutatione legum publicarum. Il est impossible de donner la même précision pour les Origines (Fr 90 Peter) : Duo exules lege publica et exsecrati.

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même s’il faut se souvenir qu’elle n’est qu’une espèce d’un genre bien plus vaste pour en comprendre la nature. Bien que les leges publicae forment une catégorie unique, elles n’en sont pas moins variées dans leur objet. Le terme de lex s’applique en effet à tous les actes votés par le peuple qui ne sont ni une élection ni un jugement20. Il recouvre ainsi des mesures d’importance inégale puis­ que les déclarations de guerre (les leges de bello indicendo), la ratifica­ tion des traités, la décision d’accorder le triomphe à un général portent ce nom, bien que leur objet et leur portée soient limités21. Il en va de même pour les dispenses des lois, la concession d’honneurs extraordi­ naires, l’octroi de la citoyenneté romaine à des individus ou des peu­ ples. Ce ne sont pas moins des leges que l’investiture accordée à un magistrat qui porte le nom de loi curiate. Et c’est le même terme qui désigne des mesures d’ordre général qui s’appliquent à toute cité : c’est par des lois en effet qu’est fixé le taux des amendes, que sont précisées les attributions des magistrats et des tribuns, organisées les provinces, pour ne rien dire des lois agraires, des lois somptuaires ou des mesures qui limitent la liberté de tester, les affranchissements ou les donations. Cette extrême diversité, qui fait coexister des mesures particulières et des réglementations générales, laisse deviner l’importance de la loi dans la cité : l’avis du peuple s’exprime sous la forme d’une lex ; elles sont donc très nombreuses. Et l’on comprend mieux pourquoi les écrivains romains ont développé cet aspect : Cicéron fait de Rome une cité fon­ dée sur des lois ; Tite-Live, au début du livre II, associe les magistrats et la loi qui sont les deux fondements d’un État libre22 ; et le grand nombre des lois paraît bien justifier de telles affirmations.

20. M ommsen, Droit Public, IV, p. 372 ; voir aussi J. Bleicken, Lex publica. Gesetz und Recht in der römischen Republik, Berlin, 1975, p. 59. 21. Voir également la façon dont F. Serrao, Classi, partiti e legge nella repubblica romana, Pise, 1974, p. 64, les classe. Bleicken {op. cit., p. 106 et suiv.) oppose dans ces lois la loi normative et la loi mesure de circonstance {Das normative Gesetz und das situa­ tionsgebundene Gesetz). Cette distinction reprend sous une autre forme la distinction déjà opérée par Rotondi {Leges, p. 47) à la suite de A. P ernice (Formelle Gesetze im römis­ chen Rechte, Festgabe R. Gneist, Berlin, 1888, p. 99-135). Elle correspond à une idée très répandue chez les juristes allemands du xix* siècle ; ils opposent les lois matérielles qui ont par leur contenu la nature d'une loi (ce sont des règles générales) et les lois formelles qui sont des lois parce qu'elles ont été votées par un parlement, mais n'ont pas le carac­ tère d’une règle législative parce que ce ne sont pas des règles générales. Cette distinction est très discutable pour le droit public contemporain (voir les arguments de R. C arré de M alberg, La loi expression de la volonté générale, Paris, Sirey, 1931 et J.M . C otteret, Le pouvoir législatif en France, Paris, L.G .D .J., 1962). Dès l’instant où l'on admet que la loi est l’expression de la volonté générale, même une mesure particulière s'impose à tous et vaut comme règle de droit. 11 en va de même à Rome. Pour la question de « lois de circonstance à valeur non-normative », voir p. 127. 22. Pro Cluentio 53, 146, Tite-Live II, 1, 1.

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2. La rareté des lois romaines L’examen des lois romaines ne permet pourtant pas de tirer de telles conclusions. C’est, au contraire, leur faiblesse numérique qui frappe. Dans le recueil qu’il a consacré aux leges publicae populi Romani, G. Rotondi ne compte que huit cents lois environ sur plus de cinq siè­ cles de république23. C’est donc un chiffre très modeste, et encore le romaniste italien a-t-il intégré à sa liste des projets qui ont été retirés ou repoussés par le peuple, et des mesures dont l’authenticité est extrême­ ment discutable. Le nombre des lois romaines reste par conséquent très restreint. Leur rareté devient plus saisissante encore, si l’on considère que les mesures de portée limitée occupent une place importante dans cette liste : le nombre des leges de bello indicendo n’y est pas négligea­ ble, ce qui réduit encore la part des règles générales. Il convient en outre de distinguer les deux domaines du droit public et du droit privé ; dans le second, en effet, la législation n’est pas simplement rare, elle est exceptionnelle. Rotondi ne comptait que vingt-six lois pour toute la République romaine, en incluant dans cette liste les mesures prises par Auguste. M. Kaser en trouve une cinquantaine, en ajoutant les lois con­ cernant la procédure ou l’octroi du droit de cité24, mais de toute façon la législation de droit privé n’est pas très considérable (du moins par le nombre des lois). En un mot, « le peuple du droit n’est pas le peuple de la loi », pour reprendre la célèbre formule de F. Schulz25. Comment expliquer une telle rareté ? On serait tout d’abord tenté d’affirmer que les lois sont rares parce qu’elles fixent définitivement et de façon exhaustive l’ensemble du droit. Ainsi, en 450, la loi des XII Tables est une codification de tout le droit ; par la suite, il n’y a plus besoin de nouvelles mesures mais d’un simple travail d’adaptation et d’interprétation qui est l’œuvre de la jurisprudence. De 450 à la fin de la République, le droit évolue toutefois ; au dernier siècle de notre ère, il n’est plus fondé sur la loi des XII Tables qui reste un monument vénérable mais dépourvu d’utilité pratique26. Il n’y a pourtant pas eu de nouvelle codification ou de lois organiques qui fixaient l’ensemble du droit. Le seul exemple que nous possédons est le code décemviral, à part le Code Théodosien et le Code de Justinien qui sont nettement plus tardifs. Autrement dit, les codifications sont très rares à Rome27 et ce n’est pas ainsi que l’on peut expliquer le petit nombre des lois romaines. 23. Voir aussi Rotondi, Osservazioni sulla legislazione comiziale di diritto privato, Scritti Giuridici, I, Milan, 1922, p. 1-42 et J. G audemet, Etudes sur le droit et la loi, cours de droit romain approfondi, polyc., Paris, 1949-1950. 24. Le droit et la loi à la lumière du droit privé, Romanitas, 12-13, 1974, p. 72-89. 25. Principles o f Roman Law, Oxford, 1936, p. 7. 26. A. W atson, Law-making in the Later Roman Republic, Oxford, 1974, p. 111-122. 27. Sur cette question, voir en dernier lieu M. Ducos, L ’influence grecque sur la loi des Douze Tables, Paris, P.U .F., 1978.

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Le code décemviral n’a en outre rien d’exhaustif. Tite-Live en fait certes « la source de tout le droit public et privé28 », mais les disposi­ tions de droit public sont très réduites ; trois seulement appartiennent à cette catégorie et leur authenticité est fort discutable29. Le droit privé n’est pas non plus fixé dans son ensemble. Sans doute le code mentionnait-il les différentes formalités requises pour le déroulement de tel ou tel procès, les legis actiones, et il énumérait toutes celles qui étaient en vigueur à cette époque. Dans le domaine du droit pénal, la loi fixait sans doute l’ensemble des peines applicables bien qu’elle ne mentionne pas la peine prévue en cas d’homicide volontaire30. Mais en dehors de ces domaines importants, elle procède avec concision ; elle ne fixe jamais de principes généraux et dans aucun secteur ne propose une réglementation d’ensemble : une étude rigoureuse, conduite par M. Kaser, a révélé que, dans toutes les situations qu’elle envisage, la loi s’insère dans un ordre juridique préexistant et se borne à résoudre des cas litigieux, des questions particulières31. Son rôle consiste à apporter des précisions, à proposer une solution pour les questions de détail qui se posent à la cité, mais elle ne fixe pas de règles générales. Les lois de droit privé postérieures aux XII Tables ne sont pas différentes : il y a très peu de mesures de portée générale et elles ne réglementent le plus souvent que des secteurs très particuliers. La lex Cincia interdit les honoraires des avocats et limite les donations supérieures à un certain taux, sauf pour les personnes qui bénéficient d’une exception, la lex Plaetoria assure la protection des mineurs de moins de vingt-cinq ans en les empêchant de contracter des obligations, la lex Voconia empêche les femmes d’être instituées héritières par des citoyens appartenant à la pre­ mière classe censitaire. Dans l’ensemble, ces lois, comme les XII Tables, résolvent surtout des questions de détail. Ces limites expliquent leur rareté et montrent que la loi est loin d’être la seule source en droit privé ; de vastes domaines se développent sans recours à la législation : les contrats, la propriété, les successions, par exemple32. Le droit s’éla­ bore en effet par d’autres moyens : l’interprétation des prudents et sur­ tout l’édit du préteur. Le magistrat au moment de son entrée en charge 28. III, 34, 6 : leges perlatae sunt qui nunc quoque in hoc immenso aliarum super alias aceruatarum legum cumulo, fo n s omnis publici priuatique est iuris. 29. Ce sont la disposition sur les priuilegia, celle qui prévoit que le vote de la peine capitale n’aura lieu que devant le comitiatus maximus, celle qui affirme que le peuple est souverain. Sur les priuilegia, voir p. 59-64 ; sur le comitiatus maximus, voir p. 76-77, sur la souveraineté populaire, voir p. 95-96. 30. Cette lacune a souvent étonné ; la seule allusion à l’homicide volontaire se trouve dans un passage de Pline l’Ancien (XVIII, 3, 2). En évoquant le terrible châtiment réservé au voleur de moissons, il précise que c’est grauius quam in homicidio. En fait, si l’on considère que la peine applicable n ’offre pas de difficultés et que ce n ’est donc pas une question litigieuse, il n’y a pas lieu de s’étonner du silence de la législation décemvirale. 31. M. K a s e r , Die Beziehung von ius und lex und die zwölf Tafeln, Studi Donatuti, Milan, 1973, t. II, p. 523-546. 32. F. S c h u lz , Principles, p. 10.

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indique les cas dans lesquels il acceptera d ’accorder une action et crée ainsi des droits nouveaux car il peut combler de cette façon les lacunes de la loi ou en étendre le champ d ’application. C’est le moyen essentiel de faire progresser le droit ; les Romains en étaient conscients, comme le révèle une remarque d’Atticus au début du De legibus33. La loi n’a donc qu’un rôle limité en droit privé. Sa place est assurément plus grande en droit public car ni les édits des magistrats, ni les sénatus-consultes ne peuvent avoir une autorité comparable. Mais les institutions fondamentales de la Rome républi­ caine n’ont pas été fixées par des lois34 : aucune ne précise le rôle du sénat, ni n’enregistre la date d’apparition des différentes tribus rusti­ ques ; rien sur la naissance des comices ou la réforme des comices centuriates. Les principales magistratures elles-mêmes n’ont pas été créées ou définies par des lois : aucune lex ne vient préciser les attributions et la fonction des consuls, aucune ne le fait pour la préture35. Tite-Live cite une loi sur la dictature qu’il mentionne au moment où apparaît cette magistrature36 ; mais elle ne paraît pas l’avoir créée. Dans le récit livien, elle permet de justifier le choix d ’un consulaire mais, étant donné que cette pratique n ’est pas attestée avant le IVe siècle, l’authenti­ cité de cette règle est des plus douteuses. Il n’y a donc pas de lois fon­ datrices des magistratures37. Au départ, la loi n’est pas non plus néces­ saire pour augmenter le nombre des titulaires38. Une grande partie du droit public se forme donc sans intervention législative. Et la loi sert seulement à réglementer la durée et la compétence d’une magistrature. Ainsi la lex Aemilia fixe à dix-huit mois la durée des pouvoirs des cen­ seurs, la lex Villia annalis établit le cursus honorum39. C’est à l’intérieur d’un cadre donné et préétabli que se définit la fonction de la loi ; elle ne fixe pas de principes généraux mais apporte des précisions successives. Cet aspect persiste pendant toute la durée de

33. I, 5, 17 : N on ergo a praetoris edicto, ut plerique nunct neque a duodecim tabulis, ut superiores (...) hauriendam iuris disciplinam putas. 34. H. Siber, Römisches Verfassungsrecht, Lahr, 1952, p. 56 ; A. M agdelain, Recherches sur Γ« imperium ». La loi curiate et les auspices d*investiture, Paris, P . U.F., 1968, p. 6-12. 35. Tite-Live (VI, 42) déclare simplement : concessum ab nobilitate plebi de consule plebeio, a plebe nobilitati de praetore uno qui ius in Vrbe diceret. Rien ne permet de croire que Phistorien fait ici allusion à une loi ; l’hypothèse de L ange (Römische Alterthümer, Berlin, I, 1863, p. 679) qui pensait à une loi de Camille ne repose sur rien. La censure n'a pas non plus fait l'objet d ’une loi. 36. II, 18, 5 : Consulares legere : ita lex iubebat de dictatore creando lata. Voir A. Magdelain, Recherches sur Γ« imperium », p. 9. 37. Pour le tribunal militaire à pouvoir consulaire, voir p. 174. 38. Même si Pon constate des changements dans les deux derniers siècles de la Répu­ blique ; voir p. 157-158. 39. En 434, la lex Aemilia limite à dix-huit mois la durée des pouvoirs des censeurs (Tite-Live IV, 24, 5) ; en 180, la lex Villia annalis établit un certus ordo magistratuum. Tite-Live XL, 44, 1, précise : eo anno rogatio primum lata est ab L. Villio tribuno plebis quot annos nati quemque magistratum peterent caperentque.

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la République : il n’y a pas de loi établissant d’une façon générale les quaestiones mais une série de mesures particulières qui créent des quaes­ tiones pour tel chef d’accusation puis tel autre40, de la même façon, il n’y a pas une loi unique instituant un scrutin secret dans tous les domaines où s’exerce l’activité du populus, mais quatre leges qui éten­ dent peu à peu un tel type de scrutin41. La loi ne sert donc pas à fixer des principes généraux mais à établir des réglementations particulières. Et c’est ce qui explique à la fois la rareté des leges romaines et leur nature. La loi ne peut être ce qui organise et réglemente les institutions et la vie politique dans son ensemble, ni ce qui fixe le droit privé tout entier puisque la législation reste parcellaire. Comment comprendre une telle attitude ? Pour les Romains, la plupart des institutions fondamen­ tales de la cité se passaient de définition42 : il est inutile, selon eux, de définir ce qu’est un consul, d’en préciser les pouvoirs ou d’indiquer ceux du sénat ; ils n’éprouvent pas davantage le besoin d’expliquer ce qu’est la patria potestas, le mancipium ou la manus. On ne rencontre aucune définition de ce genre dans les écrits des juristes. Ces institu­ tions appartiennent à une espèce de « droit naturel » ; elles sont nées avec la cité et, faisant partie de cet ordre naturel, n’ont nul besoin d’être précisées et définies par une loi. Dans cette perspective, la loi ne peut que préciser des points de détail à l’intérieur de ce cadre tradition­ nel. Sa fonction restera identique tout au long de la République, même si des modifications apparaissent aux deux derniers siècles. 3. Le rôle des circonstances Si telle est la fonction de la loi, elle ne saurait intervenir qu’en fonc­ tion des circonstances. Toute loi est bien sûr liée aux circonstances ; c’est une évidence pour les mesures de portée limitée que sont les leges de bello indicendo ou la ratification des traités. Mais la plupart des lois ne cherchent pas tant à établir un certain ordre pour l’avenir qu’à réa­ gir aux impératifs d ’une situation présente, à préciser un point de droit quand c’est nécessaire. En ce sens, la législation romaine est bien plus une improvisation que la réalisation d’un programme déterminé. L’exemple de la lex Villia annalis le montre bien. Cette loi de 180 éta40. Sur cet aspect des lois judiciaires, voir en dernier lieu M. Bianchini, Osservazioni sul carattere delle leges iudicariae repubblicane, Ment. delVlst. Lom., Acc. di Scienze e Lettere, Classe di Lettere, XXXV, fasc. 5, 1975, p. 241-287. 41. En 139, une lex Gabinia introduit le scrutin dans les comices électoraux ; en 137, la lex Cassia le fait pour les iudicia populi, en 131, la lex Papiria pour les lois et en 107 la lex Caelia introduit le vote tabellaire dans les procès de perduellio. 42. Voir sur ce point Particle fondamental de M. Kaser, Mores maiorum und Gewohnheitsrecht, Z .S.S., R .A ., 59, 1939, p. 52-101. L’expression « droit naturel » est de l’auteur. 11 nuance fortement ses conclusions dans Das römische Privatrecht 2e éd., Munich, 1971, en parlant de droit coutumier.

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blit un certus ordo magistratuum et deviendra une réglementation fon­ damentale dans ce domaine avant les mesures de Sylla. Mais elle ne tra­ duit pas le désir d’apporter des modifications « constitutionnelles », de créer un système et d’établir des principes clairs et précis dans ce domaine. Elle cherche à réagir contre la situation qui s’est créée pen­ dant la seconde guerre punique et au début du IIe siècle : des hommes comme Scipion l’Africain ou T. Quinctius Flamininus sont en effet par­ venus au consulat sans avoir été d’abord préteurs43. Aussi cette loi estelle avant tout faite pour éviter le retour d’une telle situation jugée inacceptable. Elle fixe des limites pour l’accès aux différentes magistra­ tures ; elle n’établit pas de principes. C’est le même désir de réagir con­ tre des abus qui inspire les quatre lois tabellaires, qui rendent le scrutin secret obligatoire ; Cicéron le précise nettement dans le De legibus en déclarant que ces lois ont été réclamées par le peuple « quand il s’est trouvé accablé par la tyrannie des grands44 ». C’est également en fonction des circonstances que s’élabore la légis­ lation de droit privé. En effet, les Romains n’interviennent dans ce sec­ teur qu’à la suite d’excès ou d’abus. L’exemple le plus frappant et le plus souvent cité dans ce domaine est la lex Poetelia Papiria de 326 qui abolit le nexum, c’est-à-dire la contrainte par corps. Tite-Live a peint en des traits vigoureux les circonstances qui aboutirent au vote de cette loi. Elle eut pour cause, nous dit-il, la sensualité et l’extrême cruauté d’un seul usurier45. L’historien décrit le malheureux débiteur qui s’élance sur le forum pour se plaindre des sévices qu’il a subis. La foule indignée se rassemble et envahit la curie pour faire comprendre aux sénateurs l’horreur d’une telle situation. Et les consuls reçurent du sénat la mission de proposer au peuple l’abolition du nexum par une loi. Ce tableau dramatique montre clairement que les lois de droit privé ont pour cause le scandale et le désir de l’éviter à l’avenir. Sont-elles toutes identiques ? Notre documentation ne nous permet pas toujours de préciser les circonstances qui ont provoqué le vote de telle ou telle loi, surtout dans 43. Voir A. E. A stin The lex annalis before Sulla, Bruxelles, 1958 ; G. R o eg ler, Die lex Villia annalis, Klio, 40, 1962, p. 76-123 ; R. Develin, Patterns in office-holding 366-49 B.C.t Bruxelles, 1979. 44. 111, 15, 34 : ... quam (scii, legem) populus liber numquam desiderauit idemque oppressus dominatu ac potentia principum flagitauit. 45. Tite-Live VIII, 28 : mutatum ius ob unius faeneratoris simul libidinem, simul cru­ delitatem insignem (...) Iuuenis cum se in publicum proripuisset, libidinem crudelitatem­ que conquereris faeneratoris, ingens uis hominum cum aetatis miseratione atque indigni­ tate iniuriae accensa, tum suae condicionis liberumque suorum respectu, in fo ru m atque inde agmine facto ad curiam concurrit ; et, cum consules tumultu repentino coacti sena­ tum uocarent, introeuntibus in curiam patribus laceratum iuuenis tergum, procumbentes ad singulorum pedes, ostentabant. Victum eo die ob impotentem iniuriam unius ingens uinculum fidei ; iussique consules ferre ad populum, ne quis, nisi qui noxam meruisset, donec poenam lueret, in compedibus aut in neruo teneretur ; pecuniae creditae bona debi­ toris, non corpus obnoxium esset. Ita nexi soluti cautumque in posterum ne necterentur.

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le domaine du droit privé. Quelques témoignages nous sont parvenus sur la lex Cincia de 204 qui interdit les honoraires des avocats et les donations dépassant un certain taux, sauf pour les personnes qui béné­ ficient d’une exception. Tacite nous dit que la licence des orateurs la rendit nécessaire ; et Tite-Live fait déclarer à Caton l’Ancien qu’elle fut votée parce que « la plèbe avait déjà commencé à payer un tribut et une redevance au sénat46 ». Ces renseignements ont fait supposer que quelques patrons avaient réclamé abusivement des donations excessives à leurs clients ; et c’est pourquoi cette loi avait été faite pour éviter de tels excès4748. Pour les supprimer, on interdit absolument tous les hono­ raires, quel qu’en soit le montant, et toutes les donations supérieures à un certain taux. Il s’agit là d’une mesure disproportionnée à son objet qui était de remédier à quelques abus. De la même façon, la lex Voco­ nia ne limite pas simplement le montant des héritages que peuvent rece­ voir les femmes, elle les empêche absolument d’être instituées héritières par des citoyens appartenant à la première classe censitaire. La lex Plae­ toria48 encore protège certes les mineurs, mais en empêchant tout citoyen de les amener à s’engager par dol. Ces lois ont donc en com­ mun de poser des interdictions absolues, sans rapport avec les abus qu’elles veulent éviter. Ce manque de nuances témoignerait, pour F. Wieacker49, de la précipitation avec laquelle elles ont été votées : elles cherchent à répondre à l’urgence d’une situation, à faire cesser un scandale. Ce sont donc des mesures de circonstance qui ont pour but, non de préciser un point de droit, mais de remédier à des excès. Dans cette perspective, la législation de droit privé n’a qu’une faible valeur technique : ces lois se bornent à poser des interdictions absolues, sans prévoir des solutions précises et nuancées pour les différents cas qui peuvent se présenter. Leur but est seulement de protéger les plus fai­ bles, économiquement et socialement, pour faire cesser un scandale et rétablir de cette façon l’ordre social. Ainsi entendue, la loi n’a de valeur que politique : elle n’est même plus un élément secondaire dans le ius ciuile ; dépourvue de valeur technique, elle n’est qu’un corps étranger dans le droit50 ; même la loi des XII Tables a pour principale 46. Annales XV, 20, 4 : Sic oratorum licentia Cinciam rogationem (peperit). TiteLive XXXIV, 4, 9 : Quid legem Cinciam de donis et muneribus nisi quia uectigalis iam et stipendiaria plebs esse senatui coeperat ? 47. F. Senn, Leges perfectae, minus quam perfectae et imperfectae, Paris, 1902, p. 18-24. Cette loi devait empêcher les citoyens d’être à la merci des personnages importants. 48. Le nom discuté Laetoria ou Plaetoria est confirmé par le témoignage de la Table d’Héraclée. Voir l’étude de S. Di Salvo, Lex Laetoria, Naples, 1979. 49. Lex Publica in Vom römischen Recht, 2e éd., Stuttgart, 1961, p. 45-82. L’auteur est extrêmement sévère pour les lois postérieures aux XII Tables ; il en attaque l’aspect excessif, le manque de technique et explique ces deux défauts en disant que ces lois sont des mesures de circonstances, tandis que l’influence grecque permettrait de comprendre la qualité technique du code décemviral. 50. F. Schulz, Principles, p. 10-11, a souligné que ces lois correspondaient au désir de protéger les plus faibles ; F. Schwind. Der Geltungsbegriff bei den römischen Volksch-

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raison d ’être de mettre fin à une grave crise entre patriciens et plé­ béiens, du moins si l’on en croit la tradition. Ces analyses sévères ont pour résultat de restreindre considérable­ ment le rôle déjà limité de la loi. Réponse à un scandale, solution d’une crise, elle ne saurait être en aucun cas la formule qui fixe le ius mais une simple mesure politique, une satisfaction accordée à l’opinion publique. De telles analyses s’appuient toutefois, faute d’autre docu­ mentation, sur l’exemple de la lex Poetelia-Papiria et, d’une façon générale, sur la première décade de Tite-Live. Et il est vrai que, dans l’œuvre de l’historien, les lois sont toujours liées à un conflit social. La première proposition de loi agraire est pré­ parée par le pitoyable tableau d ’un ancien soldat51 : il a été ruiné par les guerres qui ont détruit sa demeure, et les intérêts d’une dette dont il n’a pu s’acquitter. Son apparition sur le forum est suivie d’une émeute ; la foule réclame que l’on mette fin à cette situation tragique : le débiteur ruiné est en effet devenu esclave de son créancier. La propo­ sition de loi est postérieure, parce qu’entre temps, le péril extérieur oblige à renoncer au débat pour parer au plus pressé52. Même agitation quand le tribun Terentilius propose de limiter le pouvoir des consuls par des lois ; et il faudra dix années pour que les patriciens acceptent que l’on nomme un collège de dix membres chargés de rédiger des lois53. Même agitation pour la proposition de Canuleius qui vise à obte­ nir l’abrogation de la disposition décemvirale où était prévue l’interdic­ tion du conubium entre patriciens et plébéiens54. Même agitation encore durant dix années pour obtenir qu’un consul soit plébéien55. Le vote des lois obéit ainsi à une présentation systématique : les tribuns propo­ sent un projet pour remédier à une situation qu’ils jugent intolérable. lüssen, Studi Solazzi, Naples, 1948, p. 763-779 ; voir aussi C. G ioffredi, lus, Lex, Prae­ tor, S.D .H .I., 13-14, 1947-1948, p. 6-140, et J. Gaudemet, Études sur le droit et la loi. D’autres raisons sont souvent avancées par ces auteurs pour affirmer que la loi n ’est qu’un corps étranger dans le ius ciuile : 1° La législation romaine est le plus souvent fa ite de plébiscites (voir Rotondi, Osservazioni sulla legislazione comiziale di diritto privato in Scritti I ; à nuancer avec C. C osentini, Il carattere della legislazione comiziale di d iritto privato, Archivio Giuridico, 131, 1944, p. 130-146 ; et dernièrement E.S. G ruen, The la st generation o f the Roman Republic, Berkeley, Los-Angeles, 1974. Mais toutes les lo is romaines ne sont pas des plébiscites. 2° La loi passe pour être soumise au ius et ne p o u ­ voir y déroger. On s’appuie sur la clause qui figurait dans les lois républicaines (si q u id ius non esset rogarier, eius ea lege nihil rogatum voir p. 215-6) et l’on en conclut que la loi n’a qu’une faible valeur. 3° Les lois dont nous parlons sont en outre des leges im p er­ fectae c’est-à-dire des lois qui édictent une interdiction sans annuler l’acte qui contrevient à celles-ci et sans prévoir de sanctions contre lui ; on voit encore dans ce caractère la marque d ’une faiblesse de la loi. Sur cette question, voir p. 217-221. 51. II, 23. 52. Voir R.M. Ogilvie, A commentary on Livy, Oxford, 1970, p. 295. Il montre c la i­ rement comment luttes intestines et péril extérieur alternent et s’équilibrent harm onieuse­ ment dans toute la partie du Livre II consacrée aux dettes et aux problèmes des plébéiens. 53. III, 9. 54. IV, 1-6. 55. VI, 34-42.

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Ce projet, que les patriciens n’acceptent pas, entraîne de graves désor­ dres. La loi est donc liée à un conflit social, d’autant plus que ces réso­ lutions sont dans leur majorité des plébiscites (c’est-à-dire des mesures qui n’engagent en principe que les plébéiens) que les tribuns veulent rendre obligatoires pour tous56. Ces affirmations demandent toutefois à être fortement nuancées. La loi n’est pas toujours liée au scandale, à l’émotion qui pousse la cité tout entière à réclamer une loi pour éviter le retour de pareille situation. Dans la première décade de Tite-Live, il n’y a que deux exemples de ce type : la loi (ou le serment) qui met fin à la royauté en 509 et la lex Poetelia-Papiria. La première loi est la conséquence du viol et de la mort de Lucrèce ; Brutus convoque le peuple pour lui faire connaître les crimes de Tarquin et pousse la foule à « ordonner l’exil de Lucius Tarquin ainsi que celui de sa femme et de ses enfants57 ». L’emploi du verbe iubeo laisse penser qu’il s’agit d’une loi puisque c’est le terme technique qui désigne l’approbation du peuple ; mais cette « loi » se transforme au début du livre II en un serment de haine à la royauté. Cette contradiction flagrante, qui s’ajoute aux nombreuses difficultés que fait naître le vote d’une loi à cette époque, ne permet absolument pas d’utiliser cette mesure comme un témoignage sûr. La lex PoeteliaPapiria soulève, elle aussi, bien des difficultés : le récit livien n’est pas différent dans sa construction d’autres épisodes du même ordre, comme la première proposition de loi agraire dont nous parlions plus haut. Il peut en outre rappeler en quelque sorte l’histoire de Lucrèce et de Vir­ ginie ; Tite-Live en fait un aliud libertatis initium et lui donne ainsi une importance comparable à l’expulsion des décemvirs. Et cet aspect roma­ nesque rend cette loi suspecte58. Il paraît donc difficile d’affirmer que la loi naît toujours d u ,scandale, même si la plupart des projets (au moins pour la première décade) semblent liés à une crise. Elle n’est pas davantage la solution d’un conflit, le moyen de ramener la paix sociale : les projets des tribuns entraînent au contraire de graves désor­ dres et pour toutes les lois que nous avons mentionnées plus haut, le retour au calme est dû à des concessions mutuelles de la part des patri-

56. K. von F ritz , The reorganisation o f the Roman government in 366 B.C. and the so-called Licinio-Sextian Laws, Historia, 1, 1950, p. 3-44, explique de tels conflits en sou­ lignant qu’à l’origine les plébiscites n ’ont pas de place bien fixée dans le système législatif de la République. 57. I, 59, 11 : perpulit (scii. Brutus) ut imperium regi abrogaret (scii, multitudo) exsu­ lesque esse iuberet L. Tarquinium cum coniuge ac liberis ; II, 1, 9 : iure iurando adegit neminem Romae passuros regnare. 58. Sur les problèmes que pose cette loi et les modifications qu’elle apporta au nexum, voir en dernier lieu G. Mac C ormack, The lex Poetelia, Labeo, 19, 1973, ρ. 306-317 ; F. D e Martino, Riforme del IV. Secolo A .C., 78, 1975, p. 29-70. Il faudrait souligner que la transformation du nexum est sans doute due avant tout à l’apparition de la monnaie (et non au développement du commerce des esclaves comme le pense A. Di P orto , in F. Serrao, Legge e società, p. 375).

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ciens et des plébéiens ; elles entraînent la modification du projet de loi ; et les patriciens finissent par céder59. Si la loi est liée aux circonstances, elle n’est donc pas nécessairement un remède au scandale ; une telle interprétation s’appuie principalement sur une lecture superficielle de la première décade de Tite-Live et sur des exemples discutables. Les lois romaines en droit privé ne fixent pas tant des principes que des interdictions ; d’où leur rareté. Mais elle s’explique aussi par d’autres raisons : la jurisprudence cherchait plus à faire avancer le droit, à en faire un instrument souple qu’à interpréter des lois trop précises ou trop nombreuses60. La loi intervient donc quand l’intérêt public est en jeu ou pour donner des précisions qui ne peuvent être données autrement. La lex Aebutia, à la fin du IIe siècle, introduit la procédure formulaire qui remplace les legis actiones et il faut nécessairement une loi pour consacrer une telle transformation. De la même façon la lex A tilia sur la tutelle dative précise les attributions du magistrat61. Ces remarques valent aussi bien pour le droit public que le droit privé. Il faut donc en retenir que la loi n’est pas un principe organisateur mais qu’elle intervient pour fixer le ius et le préciser quand les circonstances le rendent nécessaire. Cette attitude implique toute une conception de la loi et de son autorité. On ne saurait dire en effet qu’elle est le meilleur moyen pour faire face rapidement aux impératifs d’une situation. En 186, ce n’est pas une loi qui met fin au scandale des Bacchanales mais un sénatusconsulte d’une sévérité extrême : le sénat décrète d’interdire absolument le culte de Bacchus et prévoit la mort pour ceux qui continueraient à pratiquer ce culte62. Pourquoi avoir choisi ce moyen plutôt qu’une loi ? Le domaine religieux, d’une part, a toujours relevé de la compétence du sénat et n’a pas comme tel à être soumis à l’approbation du peuple63. En outre, un sénatus-consulte permettait de réagir immédiatement au danger que le sénat voulait écarter : les projets de loi doivent être affi­ chés pendant un certain temps avant d’être proposés au vote des comi­ ces. Il n’est donc pas possible de prendre les mesures d’urgence qui s’imposent par le moyen d’une loi et elle a un autre rôle à jouer. L’exemple de la lex Claudia de sociis le montre bien. Cette loi64 se 59. Tite-Live souligne le rôle des concessions mutuelles (VI, 42, 10 : Concessum est ab nobilitate plebi (...) a plebe nobilitati) ou présente le résultat comme une victoire de la plèbe (IV, 6 : Victi tandem patres ut de conubio ferretur concessere). Voir les remarques de K. von F ritz, art. cit. 60. F. Schulz, Roman Legal Science, Oxford, 1946, p. 60-61. 61. F. Schulz, Principles, p. 16. 62. Sénatus-consulte des Bacchanales 1. 24-25 : Sei ques esent quei arvorsum ead fecissent quam suprad scriptum est, eeis rem capitalem faciendam censuere. Pour mesurer toute la portée de ce sénatus-consulte, il faut se souvenir qu’en principe la peine de mort ne peut être votée que par les comices centuriates. 63. En outre le sénat possède une compétence administrative qui lui permet de consti­ tuer une commission d ’enquête, une quaestio. 64. Tite-Live XLI, 8, 12 : Petebant legati (...) ut lege cauerent ne quis quem duitatis

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double en effet d’un édit consulaire et d’un sénatus-consulte. Elle a pour objet de limiter le ius migrationis : les alliés de nom latin pou­ vaient en effet devenir citoyens romains, en s’établissant à Rome, à condition de laisser au moins un fils dans leur cité d’origine. Mais cette règle avait été tournée de plusieurs manières et la lex Claudia de 177 cherche à éviter les abus qui ont résulté de cette fraude : les alliés de nom latin devaient tous rentrer dans leur cité d’origine avant les calendes de novembre. Le préteur doit mener une enquête sur ceux qui ne seraient pas rentrés dans leur cité. A ces mesures s’ajoute un sénatus-consulte instaurant l’obligation d’un serment quand un esclave serait affranchi. 11 fallait jurer que l’affranchissement n’avait pas pour but un changement de citoyenneté. La loi, que Tite-Live ne cite pas, limite le ius migrationis pour l’avenir. L’édit est fait pour prendre les mesures d’application nécessaires dans la situation présente : il fixe un terme pour l’année en cours. Le sénatus-consulte prévoit une mesure particulière qui vient renforcer la loi65. Seule la loi propose une régle­ mentation qui vise l’avenir. Bien qu’elle soit liée aux circonstances, elle a cependant une portée plus vaste. La loi en fixant le ius apporte donc une espèce de certitude. Cet aspect est particulièrement net pour des lois qui ne créent pas un droit nouveau mais qui interviennent pour donner une force nouvelle à des usages déjà inscrits dans le mos maiorum. Ainsi, en 67, un plébiscite du tribun C. Cornélius décide que les préteurs doivent rendre la justice en se conformant strictement aux termes de leur édit66. Il serait paradoxal m utandae causa suum faceret neue alienaret ; et si ita ciuis Romanus factus esset, id ne ratum esset. XLI, 9, 9 : Legem deinde de sociis C. Claudius tulit ex senatus consulto et edixit qui socii ac nominis Latini, ipsi maioresque eorum, M. Claudio, T. Quinctio censo­ ribus postue ea apud socios nominis Latini censi essent ut omnes in suam quisque duita­ tem ante kal. Nouembres redirent. Quaestio, qui ita non redissent, L. Mummio praetori decreta est. A d legem et edictum consulis senatus consultum adiectum ut dictator, consul, interrex, censor, praetor, qui nunc esset, quiue postea futurus esset apud eorum quem qui m anu mitteretur, in libertatem uindicaretur ut ius iurandum daret, qui eum manu mitte­ ret, duitatis mutandae causa manu non mittere : in quo id non iuraret, eum manu mit­ tendum non censuerunt. Haec in posterum cauta. 65. La présence de ce sénatus-consulte soulève de nombreuses questions. G. G rosso (N ote critiche di diritto romano 1 La lex Claudia de sociis e i rapport! fra lex e ius, M élanges Meylan, Lausanne, 1963, t. II, p. 167-169) l’explique en disant que cette loi était sans doute une lex imperfecta qui ne déclarait pas nuis les affranchissements faits en fraude de cette loi ; d'où le s.c., qui précise la sanction (Grosso critique ainsi les conclu­ sions de P. F rezza. 11 precetto della legge e il precetto della autonomia privata neU’ordinam ento rom ano, lus, 12, 1961, p. 473-482, qui fait de cette loi la première lex perfecta). L e texte de Tite-Live ne permet pas de déterminer avec précision la nature de cette loi ; et la présence du sénatus-consulte n'est pas plus facile à expliquer : on peut toutefois se dem ander si l'obligation de prêter serment n'a pas une valeur limitée dans le temps (ju sq u 'au moment où les Latins doivent être de retour dans leur cité d ’origine) : elle est en outre un moyen d'éviter la fraude à la loi (c'est-à-dire les actes qui respectent formelle­ m ent la loi sans en respecter l'esprit) et il faut peut-être un autre moyen que la lex pour y m ettre fin. 66. Asconius, in Cornelianam 52 : Aliam deinde legem Cornelius etsi nemo repugnare ausus est, multis tamen inuitis tulit, ut praetores ex edictis suis perpetuis ius dicerent : quae res studium aut gratiam ambitiosis praetoribus qui uarie ius dicere assueuerant sus-

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d’affirmer qu’avant cette date, les préteurs ne se sont jamais conformés à l’édit qu’ils publiaient au moment de leur entrée en charge et où ils promettaient d’accorder une action (judicium dare), c’est-à-dire de pro­ téger certaines situations que la loi ne prenait pas en considération. Toutefois l’obligation de respecter l’édit restait purement morale67 : un préteur pouvait toujours refuser d’accorder à un citoyen l’action qu’il avait promise. Et un Verrès ne s’était pas privé, aux dires de Cicéron, de prendre des décisions contraires aux termes de son édit68. Tous les magistrats ne rendaient certes pas un ius uerrinum. Mais cette mesure a sans doute été décidée pour éviter de telles situations (malgré bien des oppositions). Il s’agissait, en un mot, de donner une force nouvelle à des obligations déjà existantes mais tacites en les précisant par écrit et surtout en les assortissant de sanctions : la loi apporte une garantie nouvelle. La loi à Rome n’est donc pas un principe organisateur, du moins à l’origine. Elle répond au désir de préciser le droit quand les événements le rendent nécessaire. En ce sens, elle est liée aux circonstances et la législation romaine peut apparaître comme une improvisation constante. De nombreux domaines lui échappent, du moins dans les premiers temps de la République. Mais, si les lois se multiplient à la fin de la République, se transforment dans leur objet, et peut-être dans leur nature, elles n’en gardent pas moins les caractéristiques de la lex. Il y a en tout cas une grande différence entre la lex et le νόμος. Les Grecs lui avaient en effet attribué une place essentielle dans la cité. Il est vrai que le terme de νόμος ne désignait pas la loi à l’origine mais un principe d’ordre général qui peut exister aussi bien dans l’univers que dans la cité69. Son vaste champ sémantique le rendait ainsi apte à expri­ mer dans leur diversité toutes les règles de droit qui peuvent jouer un rôle dans une communauté civique : usages, coutumes, lois70. Aussi tulit. Pour comprendre les données de ce problème, il faut se souvenir que le magistrat dans la procédure formulaire avait la possibilité de refuser une action à un plaideur (idenegatio actionis) si la demande lui paraissait dépourvue de fondement ou s’il lui paraissait inutile de poursuivre le procès. 67. Un passage de Cicéron le fait bien voir : Fam, XIII, 59 : seruabis, ut tua fîdes et dignitas postulat, edictuum tuum, cf. A it. V, 21, 11. Voir S c h u l z , Principles, p. 230 et A. M etrô, La lex Cornelia de iuris dictione alla luce di Dio Cass. 36, 40, 1-2, Iura, 20, 1969, p. 500-524. 68. Actio secunda in Verrem I, 46, 119 : Cum edictum totum eorum arbitratu, quam diu fu it designatus, componeret qui ab isto ius ad utilitatem suam nundinarentur, tum uero in magistratu contra illud ipsum edictum suum sine ulla religione decernebat. 69. E. L a r o c h e , La racine Nem-, p. 162-219 ; la loi portait à l’origine le nom de θεσ­ μός (sur cette notion, voir R. H i r z e l , Themis, Dike und verwandtes ; V. E h r e n b e r g , Die Rechtsidee im frühen Griechentum). Ce n ’est pas le seul moyen de désigner la loi en grec, mais les autres termes sont surtout attestés dans le domaine épigraphique (voir F. Q uass, Nomos und Psephisma, Untersuchungen zum griechischen Staatsrecht, Munich, 1971). Νόμος est le plus fréquent et celui auquel se réfèrent les écrivains romains (cf. De legi­ bus, I, 6, 19). 70. J. d e R o m illy , La loi dans la pensée grecque, p. 23-4 ; J. I m b e r t, La loi et la cou­ tume en Grèce, Travaux et Recherches de T Institut de droit comparé de T Université de

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Pimportance qui lui a été accordée n’est-elle pas surprenante. Elle l’est d’autant moins que c’est bien par des lois, des codes, tel celui de Solon, que les Grecs ont voulu réglementer les aspects essentiels de l’organisa­ tion et de la vie politique. Les lois de Solon, puis les mesures de Clis­ thène avaient orienté dans un sens bien précis les institutions et la vie politique athéniennes : la démocratie. Les Athéniens ont donc souligné que rien dans la cité ne se faisait sans lois71. De plus, la loi est à Athè­ nes la source du droit par excellence : devant les tribunaux, on ne reconnaît pas d’autorité plus haute et « aucun décret ni du conseil, ni du peuple, ne peut prévaloir contre la loi72 ». Droit et lois ont ainsi ten­ dance à se confondre73 et chaque fois que l’on a voulu modifier une règle de droit, on a eu recours à la loi. Bien différente est la lex romaine qui n’a de place fondamentale ni dans le droit civil ni dims l’organisation de la cité. Il n’est donc pas possible d’affirmer que les écrivains ont emprunté purement et simplement les idées des Grecs.

B. UNE RÈGLE GÉNÉRALE La lex est la formule qui fixe le ius. Cette définition, toute moderne, ne saurait évidemment se retrouver en ces termes chez les écrivains romains. Toutefois, l’image traditionnelle de la loi réunit des composantes qui ne sont pas en contradiction avec elle : permanence, stabilité, précision. Ces trois aspects cependant ne sont jamais analysés pour eux-mêmes ; si les écrivains définissent les principaux caractères de la loi, c’est avant tout pour en souligner la valeur et opposer ainsi les régimes fondés sur la loi à ceux qui l’ignorent ou la négligent. Cette analyse implique par conséquent un parallèle (explicite ou implicite) entre la monarchie et la démocratie. Parler de la loi, c’est donc parler des bienfaits qu’elle apporte.

Paris, t. 23, 1962, p . 13-33 ; H .J. W o l f f , Gewohnheitsrecht und Gesetzesrecht in der Griechischen Rechtsauffassung in Zur Griechischen Rechtsgeschichte, Herausg. von E. B e rn e k e r , Darmstadt, 1968, p. 99-121. 71. J. d e R o m illy , op. cit.t p. 23. 72. Andocide, Sur les Mystères I, 87 ; Démosthène, Contre Aristocrate 87, Contre Timocrate 30. Sur la distinction entre loi et décret, outre l’ouvrage de F. Q u a s s, voir M . H a n s e n , Nomos and Psephisma in Fourth-Century-Athens, Greek, Roman and Byzan­ tine Studies, 19, 1978, p. 315-330. 73. J.W . J o n e s , The Law and Legal Theory o f the Greeks. Les héliastes prêtent ser­ ment de juger conformément aux lois et c’est seulement en l’absence de dispositions léga­ les qu’ils se réfèrent à la γνώμη διχαιοτάτη. Il n ’y a pas aux yeux de la justice athénienne une autre source du droit qui ait une autorité supérieure : voir E. W eiss, Griechisches Pri­ vatrecht I, Leipzig, 1923.

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1. Une garantie de certitude La loi à Rome sert avant tout, comme nous l’avons vu plus haut, à établir une réglementation de détail dans un cadre donné et préétabli et à apporter des précisions. En ce sens, la certitude qu’elle assure n’a jamais été considérée comme un aspect secondaire. Dans le Manuel écrit au IIe siècle de notre ère par le juriste Pomponius, c’est même son avantage principal74. Pomponius décrit d’abord la naissance et le déve­ loppement du droit jusqu’à son époque ; il mentionne les lois proposées par Romulus et ses successeurs75 et, après l’expulsion des rois et l’ins­ tauration de la République, souligne le rôle du code décemviral. Ces paragraphes sont rythmés par l’opposition entre un ius incertum et la loi : au départ règne l’incertitude en matière de droit, mais les lois royales y mettent fin ; au début de la République, c’est de nouveau l’incertitude et pour y remédier, les Romains décident de confier à un collège de dix membres la mission de « fonder la cité sur les lois ». Ainsi est élaborée la loi des XII Tables qui est même affichée pour être mieux connue de tous. L’apparition des lois est donc la conquête de la certitude en matière de droit. C’est pourquoi Pomponius fait des XII Tables le point de départ du ius ciuile : il comprenait le droit fondé sur le code décemviral, les legis actiones, c’est-à-dire les différentes pro­ cédures permettant d’agir en justice, et l’interprétation du droit élaborée par les prudents76. Tout l’édifice juridique de la cité s’appuie ainsi sur la loi qui fixe le ius et en permet l’interprétation. Ce point de vue reste original : il réduit les avantages de la loi à la certitude qu’elle fait naître. Pomponius se soucie uniquement d’étudier la naissance et le développement du droit. D’autres écrivains soulignent également la certitude qu’apporte la loi, en décrivant les premiers temps de la République, mais ce caractère n’est jamais développé pour lui-

74. Sur les problèmes que pose VEnchiridion de Pomponius (livre unique ou deux livres ?) on se reportera à M. B r e t o n e , Techniche e idéologie dei giuristi romani, Naples, 1971 ; et à la mise au point de D. N o e r r , Pomponius oder « Zum Geschichtsverständis der römischen Juristen », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 15, BerlinNew-York, 1976, p. 497-604. Sur les sources de Pomponius voir F. S a n io , Varroniana in den Schriften der römischen Juristen, Leipzig, 1867 et les remarques de D. N o e r r . 75. Digeste I, 2, 2, 2 : Et quidem initio duitatis nostrae populus sine lege certa, sine iure certo primum agere instituit. (...) Leges quasdam et ipse (scii. Romulus) curiatas ad populum tulit ; tulerunt et sequentes reges. (...) Exactis deinde regibus, lege tribunicia omnes leges hae exoleuerunt iterumque coepit populus Romanus incerto magis iure et consuetudine aliqua uti quam per latam legem (...) Postea ne diutius hoc fieret placuit publica auctoritate decem constitui uiros per quos peterentur leges a Graecis duitatibus et duitas fundaretur legibus (...) et appellatae sunt leges duodecim tabularum. 76. Ibid. 6. E t ita eodem paene tempore tria haec iura nata sunt : lege duodecim tabu­ larum, ex his coepit fluere ius ciuile, ex isdem legis actiones compositae sunt. Omnium tamen harum et interpretandi scientia et actiones apud collegium pontificum erant. Pour comprendre ce passage, il faut savoir que selon Pomponius le ius ciuile est le ius quod sine scripto in sola prudentium interpretatione consistit. Voir les remarques de M. B r e ­ t o n e . op. cit.t p. 127-130.

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même. Les précisions que donne la loi ne sont jamais envisagées isolé­ ment ; elles sont associées à d’autres aspects : sa stabilité par exemple. Tel est bien le point de vue qu’adopte Cicéron dans le De officiis. En évoquant les premiers temps de Rome, il explique que la foule, écrasée par les plus puissants, se réfugiait auprès des hommes qui l’emportaient par leur vertu. En défendant les petits de l’injustice, ils maintenaient sous un même droit les puissants et les humbles : ces hommes de bien furent les rois. Mais comme les petits n’obtenaient pas toujours l’égalité de droit qu’ils recherchaient, « on inventa les lois pour qu’elles tinssent à tous, toujours, un seul et même langage77 ». Ce passage est original à plus d ’un titre ; soulignons simplement que Cicéron envisage l’établisse­ ment de la loyauté d’une façon générale, sans référence particulière à l’histoire romaine. Il veut opposer la décision d’un seul homme, même s’il est juste et bon, à la loi : celle-là peut changer mais la loi reste fixe. Cicéron a accumulé les termes qui soulignent cette idée avec force : semper, una atque eadem uoce. La certitude qu’elle apporte est donc inséparable de sa permanence. En un mot, on attend de la loi qu’elle ne varie pas et elle peut ainsi établir des règles fixes. C’est bien ce qui la sépare de la royauté. Nous retrouvons la même distinction dans les pro­ pos que Tite-Live prête aux partisans de la royauté, au début du livre II. Ils souhaitent la rétablir et opposent la souplesse et l’indulgence du pouvoir royal à la rigueur excessive de la loi qui « n’a ni ménage­ ment ni indulgence », car elle est « sourde et inexorable »78. La loi est en effet immuable et inébranlable ; le roi peut se montrer sévère ou clé­ ment. Malgré la différence des points de vue, ce passage rejoint celui que nous venons d’analyser : il est fondé sur une opposition identique entre un pouvoir royal changeant par essence et une loi qui ne l’est pas. Stable et permanente, la loi ne varie donc ni en fonction des cir77. D e officiis II, 12, 41 : Nam cum premeretur in otio multitudo ab iis qui maiores opes habebant, ad unum aliquem confugiebant uirtute praestantem ; qui cum prohiberet iniuria tenuiores, aequitate constituenda summos cum infimis pari iure retinebat. Eademque constituendarum legum fu it causa quae regum. Id (scii, ius) si ab uno iusto et bono uiro consequebantur, erant eo contenti ; cum id minus contingeret, leges sunt inuentae, quae cum omnibus semper una atque eadem uoce loquerentur. Ce passage est original à plus d ’un titre. Sans doute Cicéron a-t-il déjà souligné dans le De inuentione (I, 2, 3) ou dans le Pro Sestio (42, 91) le rôle des hommes éloquents et sages qui rassemblèrent les hommes et contribuèrent à la fondation des cités. Dans le De re publica, il montre l'im portance de l’instinct social (1, 25, 39). Ici il s’attache avant tout à l’équité. Sur cette question voir p. 331. 78. II, 3, 4 : Leges rem surdam, inexorabilem esse, salubriorem melioremque inopi quam potenti ; nihil laxamenti nec ueniae habere si modum excesseris. L’originalité de l ’historien consiste à avoir mis dans la bouche des partisans de la royauté une critique de la loi. Ce discours est-il en outre l’écho des débats contemporains ? C’est ce que suggère P . D e F r a n c i s c i , Idee vecchie e nuove intorno alla formazione del diritto romano, Scritti Ferrini, Milan, 1947, t. 1, p. 191-232. L’historien reproduirait les arguments de ceux qui étaient favorables à Auguste et qui soulignaient les bienfaits de la monarchie. Mais ce dis­ cours ne contient aucun élément susceptible de faire penser à des questions d ’actualité : le prince ne prétend pas être au-dessus des lois et la solutio legum est bien postérieure. TiteLive de toute façon se prononce en faveur de la loi.

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constances, ni en fonction des individus. Appius Claudius, le décemvir, le rappellera au moment du procès de Virginie79 ; il justifiera même sa conduite par le respect d’une loi qui ne doit pas être modifiée. Elle doit en effet être impartiale, traiter tous les citoyens de la même façon. Dans le passage du De officiis que nous citions plus haut, Cicéron le souligne très nettement : « La loi doit tenir à tous, toujours, un seul et même langage. » En ce sens, elle apporte la certitude d’une règle géné­ rale qui ignore les déterminations de personne et est identique pour tous. Certitude, stabilité, impartialité, tels sont donc les caractères fon­ damentaux de la loi : ils sont inséparables de l’idée même de loi80 et l’originalité des auteurs latins n’est pas tant de les avoir mentionnés que d’avoir développé particulièrement certains aspects. Deux raisons expliquent que ces qualités aient été surtout mises en évidence. D’une façon générale, la loi apparaît assez tardivement dans les sociétés, à la différence de la coutume81 Elle émane d’un organe spécialisé et requiert une procédure spéciale pour être élaborée. En ce sens, la loi est un acte précis et datable. Les conditions mêmes de son élaboration font qu’elle est nécessairement portée à la connaissance de tous ; c’est manifeste à Rome où les projets de lois sont affichés préala­ blement au vote et où le vote est lui-même précédé d’une lecture solen­ nelle de la loi. Cette recitatio, qui est l’un des caractères communs à toutes les leges, en assure ainsi la publicité. La loi est en outre un texte écrit ; c’est par là qu’elle se distingue également de la coutume. Cet aspect est important : elle peut ainsi être connue de tous. Les citoyens ne sont plus soumis à une espèce d’arbitraire mais savent avec précision et à l’avance (puisque la loi est affichée après le vote) comment ils seront traités. De plus, la loi ne risque pas en principe d’être transfor­ mée : elle peut être interprétée, mais non modifiée. Une telle garantie est assurément des plus précieuses dans le domaine pénal, mais n’est pas moins utile dans le domaine civil. Les Romains ont attaché une impor­ tance extrême à la précision et à la certitude des lois. Quelques moments de l’histoire romaine mettent en lumière leur valeur : Pompo­ nius en fait le bienfait essentiel des XII Tables. Et cet aspect n’est pas négligé même chez des auteurs qui soulignent surtout que le code

79. Tite-Live III, 45, 2 : Ceterum ita in ea (scii, lege) firm um libertati fo r e praesi­ dium, si nec causis nec personis uariet. C .A . M a s c h i (Certezza dei diritto e potere discrezionaJe, Studi E. Betti, t. Ill, Milan, 1962, p. 411-449) n ’insiste pas sur une telle certitude qui est, à ses yeux, liée uniquement au respect de Yaequum et bonum. 80. Ces aspects recouvrent très exactement ce que L. F u l l e r (The morality o f the Law, Yale University Press, 1964) appelle the inner morality o f the law, c’est-à-dire les conditions qui rendent la loi efficace. Voir également P. S te in et J. S h a n d , Legal Values in Western Society, Edimbourg, 1974. 81. Sur le développement progressif de l’idée de loi, voir A.S. D ia m o n d , L'évolution de la loi et de Tordre, trad, franç., Paris, Payot, 1954 ; H. L é v y -B ru h l, Sociologie du droit, Paris, P.U .F., 1961 ; L’écriture et le droit, in L'écriture et la psychologie des peuples, Paris, 1963, p. 325-333.

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décemviral a consacré l’égalité entre patriciens et plébéiens. A l’origine, en effet, le tribun Terentilius proposait de rédiger des lois pour préciser les attributions des consuls82 : il voulait ainsi obtenir des garanties sûres pour les plébéiens. La publication du calendrier et des formules d ’action par Cn. Flavius, cet affranchi du censeur Ap. Claudius Caecus, n ’est pas moins importante parce que ces données ne sont plus « renfer­ mées dans les sanctuaires des pontifes83 » mais connues de tous. Les Romains se sont donc souciés tout particulièrement de la certitude qu’apportait la loi84. Ils paraissent ainsi avoir fait preuve d’originalité : la philosophie et la rhétorique grecques n’ont pas en effet mis cet aspect en lumière de la même façon que les Romains. Chez les Grecs, la loi s’oppose à l’arbi­ traire mais ils ont plutôt opposé la décision d’un seul homme à la loi, symbole de la démocratie et de l’accord de tous. S’ils ont souligné son impartialité, c’est surtout pour mettre en lumière l’égalité qu’elle apporte. Dans les Suppliantes d’Euripide, le débat qui s’instaure entre un héraut venu de Thèbes et Thésée, le montre bien : le héros athénien décrit un régime démocratique : « Là, quand les lois sont écrites, le fai­ ble et le riche jouissent d’un droit égal85. » Il faut attendre les analyses d ’Aristote pour voir la loi s’opposer à l’arbitraire, à cause de sa préci­ sion, et être ainsi une garantie d’impartialité. Au livre II de sa Politi­ que, le philosophe analyse la constitution crétoise et étudie les pouvoirs des magistrats de cette île, les cosmes. En précisant leur mode d’élec­ tion, il explique dans quelles conditions ces magistrats sortent de charge : « Souvent les cosmes sont chassés du pouvoir par une coalition de plusieurs de leurs propres collègues ou de simples particuliers ; ils ont aussi la faculté de se démettre de leur charge en cours d’exercice. Il serait certes préférable que de telles matières fussent réglementées par une loi, au lieu d’être laissées à la discrétion des individus, car la règle n ’est pas sûre86. » La loi apparaît donc comme une garantie de certi­ tude parce qu’elle établit des règles fixes et qu’elle est « une sorte d ’ordre », selon la propre expression d’Aristote87. Un tel point de vue s’accorde parfaitement avec la façon dont le philosophe se représente la 82. Tite-Live III, 9, 4. 83. Tite-Live IX, 46, 5 : ciuile ius repositum in penetralibus pontificum euulgauit fa s­ tosque circa forum in albo proposuit ut quando lege agi posset sciretur. Il est certain que Tite-Live exagère la portée de l’œuvre de Cn. Flavius : il ne s’agit pas d ’une publication du droit (qui a été réalisée par la législation décemvirale) mais simplement de celle du calendrier et des formules d’action, comme le confirme en particulier le témoignage de Cicéron : Pro Murena 11, 25 ; De oratore I, 41, 185 ; A d Atticum, VI, 1, 8. 84. Cicéron s’est nettement préoccupé de l’assurer en confiant aux censeurs la garde des lois {De legibus III, 20, 46) : il s'agissait avant tout de veiller à ce que leur texte ne fût pas altéré. 85. Suppliantes 434-435 ; voir J. d e R o m illy , La loi dans la pensée grecque, p. 148. 86. Politique II, 10, 1272 b 5. Nous citons partout la traduction de J. T r i c o t , Paris, Vrin, 1962. 87. III, 16, 1287 a 18 ; VII, 4, 1326 a 30.

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loi : c’est à ses yeux, une règle générale, tandis que les cas particuliers sont du ressort des magistrats88. Il n’est donc pas étonnant qu’il en ait souligné à la fois la stabilité, l’impartialité et la précision. C’est en tout cas une analyse originale que l’on ne retrouve guère chez d’autres écri­ vains grecs. Elle est sans doute liée aux préoccupations du philosophe qui s’interroge sur le rôle pratique de la loi, tout autant que sur la loi idéale89. N’oublions pas ses études sur les constitutions. Dans cette pers­ pective, il ne pouvait négliger la certitude et l’impartialité de la loi. Faut-il souligner à ce propos l’influence d’Aristote sur Rome ? La notion de certitude n’a pas une place fondamentale chez le philosophe. Il ne s’agit pas de ces thèmes proprement aristotéliciens, comme la généralité de la loi, qui se retrouvent également chez ses disciples90. Il n’est donc pas possible de se fonder sur ce passage isolé pour affirmer une influence d’autant plus discutable qu’il n’est pas sûr que la Politi­ que ait été connue à la fin de la République sous la forme où nous la connaissons. En outre, la certitude de la loi, sa stabilité sont des notions inséparables de toute réflexion sur la loi. Elles sont spéciale­ ment liées au concept de lex puisque celle-ci est la formule qui fixe le ius. Garantie de certitude, la loi s’oppose de toute évidence à l’arbi­ traire, au caprice de l’individu qui change selon les circonstances. Et l’opposition entre lex et libido, la loi et le caprice, est largement déve­ loppée chez les écrivains romains. Elle prend d’ailleurs plusieurs aspects. Dans la première décade de Tite-Live, la loi est présentée comme une garantie contre les décisions arbitraires du magistrat. C’est bien ce qui ressort des paroles du tribun Terentilius Harsa : s’il propose des lois, c’est pour fixer les pouvoirs des consuls et les empêcher de « n’avoir pour loi que leur bon plaisir et leur fantaisie91 ». Tous les ter­ mes utilisés par l’orateur dans ce discours suggèrent l’idée d’un pouvoir

88. Politique III, 11, 1282 b 1-5 : « C ’est dans les lois que doit résider l’autorité sou­ veraine, dans les lois correctement établies, tandis que le magistrat (...) ne statue sans appel que dans les matières où les lois sont radicalement impuissantes à se prononcer avec précision. » Voir également IV, 4, 1292 a 30 : « Il est essentiel que la souveraineté de la loi s’étende à toutes choses et que les magistrats statuent seulement sur les cas particu­ liers. » Sur ce point généralement étudié dans ses rapports avec la théorie aristotélicienne de l’équité, voir par exemple M. H a m b u r g e r , Morals and Law, the growth o f Aristotle*s legal theory, 2e éd., New York, 1965, W. von L e y d e n , Aristotle and the concept of Law, Philosophy, 1967, p. 1-19. 89. Comme le souligne par exemple R. W e il, Aristote et Vhistoire, Essai sur « la Poli­ tique », Paris, Klincksieck, 1960. 90. Cette idée figurait aussi chez Théophraste : cf. Digeste I, 3, 3 ; I, 3, 6 ; voir R. D a r e s t e , La science du droit en Grèce, Paris, 1893, p. 302 et suiv. et A. S zeg ed y M a sz a k , The Nom oi o f Theophrastus, New York, 1981. 91. Ill, 9, 4-5 : quippe duos pro uno dominos acceptos, immoderata, infinita potes­ tate, qui soluti atque effrenati ipsi omnes metus legum omniaque supplicia uerterent in plebem. Quae ne aeterna illis licentia sit, legem se promulgaturum ut quinque uiri creen­ tur legibus de imperio consulari scribendis ; quod populus in se ius dederit, eo consulem usurum, non ipsos libidinem ac licentiam suam pro lege habituros.

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sans limites et par là même excessif : ils sont soluti atque effrenati ; leur pouvoir est défini par les deux substantifs libido et licentia. La loi s’oppose fondamentalement à cette conduite : elle est d’abord un gage de certitude et ne saurait changer ; en outre, elle est une limite à l’arbi­ traire du magistrat qui se voit lié par la loi. Cette opposition est impor­ tante : historiquement la loi est conçue comme une limite aux pouvoirs des magistrats92 et c’est particulièrement vrai à Rome avec les lois sur l’appel au peuple ou le montant des amendes. Cela implique, bien entendu, qu’elle ait une autorité qui s’impose à tous et elle passe ainsi pour le moyen de garantir des droits aux plébéiens contre la volonté des patriciens. Le discours que Tite-Live prête au tribun Licinius Stolo le laisse bien voir : en défendant ses projets, qui ont pour but d’assurer l’accès des plébéiens au consulat, il déclare en effet : « Il faut obtenir par une loi ce qu’on ne peut obtenir à l’amiable des comices93. » Si le tribun réclame une loi, c’est que seule, elle peut avoir une autorité suf­ fisante pour s’imposer à tous et rendre ainsi obligatoire la présence d ’un consul plébéien ; elle se distingue par conséquent d’une faveur révocable et changeante, d’un caprice. Il n’est pas étonnant que l’opposition entre lex et libido se déve­ loppe surtout dans la première décade de Tite-Live ; ces livres sont en effet consacrés à la République archaïque et c’est le moment où les attributions des magistrats se précisent tandis que les plébéiens obtien­ nent peu à peu une place dans la cité. Mais elle se retrouve également à la fin de la République ; elle a pris toutefois une forme différente : elle ne se fonde plus sur la certitude de la loi et l’incertitude de l’arbitraire. Elle oppose, plus vigoureusement peut-être, la soumission générale des citoyens et l’audace de quelques hommes qui se sont crus assez forts pour remplacer les lois par leur seule volonté ; cette transformation est liée à la place croissante que reçoit le peuple dans la cité : la loi qui est l’œuvre de tous s’impose à tous, comme nous le verrons plus loin ; remplacer la loi par son propre caprice, c’est donc nier la volonté com­ mune. Une telle idée est fortement exprimée par Cicéron dans les Verrines : « Toi, que toutes les lois tenaient enchaîné, tu as voulu que ton bon plaisir te tînt lieu de loi94. » L’antithèse vigoureuse, renforcée encore par le terme implicatus, met en lumière ce que la conduite de Verrès, qui était alors préteur de Sicile, a de scandaleux. En tant que magistrat, Verrès avait pour mission de faire respecter les lois ; or il a négligé la volonté du peuple romain qui s’exprimait en elles pour la 92. Voir d’une façon générale les analyses de J.M . C otteret, Le pouvoir législatif en France, Paris, 1962 ; sur les premières lois romaines voir p. 98-99. 93. VI, 37, 7 : Lege obtinendum esse quod comitiis per gratiam nequeat. 94. Actio secunda in Verrem III, 35, 82 : Tu, qui omnibus legibus implicatus tenebare, libidinem tuam tibi pro lege esse uoluisti. On trouve une idée voisine, moins vigou­ reusement exprimée peut-être, chez Tite-Live ; pour attaquer Scipion l’Africain, les tri­ buns déclarent : nutum eius pro decretis patrum, pro populi iussis esse (XXXVIII, 51, 4).

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remplacer par la sienne. La même idée revient dans les discours que prononce Cicéron pour attaquer Clodius ou Marc-Antoine, mais elle reste en général plus suggérée qu’affirmée : dans la Seconde Philippi­ que, l’orateur souligne que Marc-Antoine a fait des lois ce qu’il a voulu95 mais le terme de libido n ’apparaît pas pour désigner une telle conduite. L’attitude de Clodius n’a pas été différente ; mais l’orateur n’emploie pas non plus le terme de libido, trop faible sans doute pour s’appliquer à Clodius, et il lui préfère celui de furor96. Mais d’une façon générale, on oppose la loi et l’arbitraire : les discours que Salluste prête au tribun Memmius le soulignent nettement et l’historien lui-même dans les Lettres qu’il adressait à César ne s’était pas privé d’attaquer la conduite de la nobilitas qui n’était pas plus respectueuse des lois97. L’opposition entre la loi et l’arbitraire qui a un rôle si important dans la littérature latine sert assurément à mieux mettre en lumière les caractères de la loi et ses avantages. En ce sens, elle n’est pas surpre­ nante ; toutefois la place qu’elle occupe peut paraître excessive en com­ paraison de son importance réelle ; et bien des développements sont peut-être artificiels. N’est-elle pas l’écho d’une tradition ? Cette opposition n’était pas non plus inconnue de la rhétorique grec­ que : les discours de Démosthène contiennent des développements du même ordre. L’orateur grec insiste sur les dangers qu’une telle attitude fait courir à la cité et à l’autorité des lois : un discours attribué à Démosthène, le Contre Aristogiton, le fait bien voir : « Supposons que chacun regarde sa volonté comme loi ... La cité peut-elle subsister, les lois peuvent-elles garder leur autorité98 ? » Ce type d’argumentation permet bien sûr de souligner le bouleversement de la cité : elle ne sau­ rait vivre sans lois et l’ordre qu’elles créent est indispensable à la sécu­ rité des citoyens. On ne saurait donc tolérer que des particuliers érigent leur volonté en lois sans nier en même temps l’autorité de ces dernières. C’est ce qui apparaît chez Démosthène, c’est ce que souligne Cicéron 95. Philippiques II, 42, 109 : leges alias sine promulgatione sustulit, alias ut tolleret promulgauit. L’orateur suggère ainsi la liberté d ’Antoine à l’égard des lois de César, et l’on trouve des idées voisines dans la Première Philippique. 96. Dans le Pro Milone (32,87) Cicéron énumère les crimes de Clodius et rappelle : incidebantur iam domi leges, quae nos seruis nostris addicerent. L ’orateur veut par là souligner que Clodius n’attendait pas le vote des lois et qu’il entendait ainsi remplacer la volonté du peuple par la sienne. Sur la notion de fu ro r et sa signification politique, V. A. W eische, Studien zur politischen Sprache der römischen Republik, Münster, 1966. 97. Jugurtha 31, 7 ; le tribun rappelle que ce n’est pas une loi mais le bon plaisir de la nobilitas qui a mis fin aux massacres qui suivirent l’assassinat de C. Gracchus et de M. Fulvius : il veut ainsi dénoncer la conduite d ’un groupe qui se croit maître de l’État et qui remplace la volonté de tous par sa fantaisie. Les thèmes développés dans les Lettres à César ne sont pas différents : Salluste y attaque les sénateurs qui « n ’ont d ’autres lois que leur passion et leur bon plaisir » (II, 3, 4). Même si l’on conteste l’authenticité de ces Lettres (Cf. R. Syme, Sallust, University of California Press, 1964 ; A. E rnout dans son introduction aux Lettres, Paris, Belles Lettres, 1962) elles constituent un document important. 98. I, 26. Sur ce discours, voir p. 173.

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d’une autre manière en montrant le danger que de tels individus font courir à la cité. Ce lieu commun de la rhétorique grecque n’a donc pas été ignoré à Rome, mais il apparaît dans le cadre d’une analyse plus vaste et reçoit ainsi une nouvelle vigueur et une portée nouvelle. L’homme qui se place en dehors des lois, qui n’a pour règle que son propre caprice, c’est le tyran. Opposer la loi et le caprice individuel, c’est ainsi suggérer que ceux qui nient la première pour suivre le second se comportent en tyrans. Ce n’est pas un hasard si le tribun Terentilius qualifie les consuls de domini au moment même où il dénonce leurs abus de pouvoir car ce terme était précisément utilisé par les Romains pour désigner le pouvoir absolu du monarque". L’attaque contre Ver­ rès que nous avons citée fait suite à un paragraphe consacré à Sylla et à ses excès et le rapprochement entre ces deux hommes est lourd de signi­ fications. Clodius a tous les vices ; Marc-Antoine est un monstre ; ils sont loin de respecter les lois et Cicéron en fait des tyrans99100. Une telle analyse rejoint d’ailleurs la description de la royauté à Rome : c’est en effet là que se déchaînent caprices et faveurs. Et, dans le livre II de Tite-Live, ses partisans rappellent que le roi est un homme, accessible à la colère et à l’indulgence, susceptible de distribuer bienfaits et hon­ neurs. L’opposition entre lex et libido ne se réduit donc pas à une for­ mule vague, à une évidence sans grande portée ; elle acquiert ainsi une signification profonde. Ce thème constant tire bien sûr son origine des analyses que propo­ sait depuis le Ve siècle la pensée grecque. Le débat sur les constitutions qui apparaît dans le livre III des Histoires d’Hérodote, développe déjà des idées voisines. Otanès attaque en effet les excès du monarque qui bouleverse les coutumes et met à mort les citoyens sans jugement, et fait au contraire l’éloge de la démocratie qui respecte les lois101. L’homme tyrannique de Platon a lui aussi toutes les audaces102. Des réflexions voisines se retrouvent chez Aristote et plus tard chez Polybe103 ; il n’est pas étonnant qu’elles apparaissent également à

99. C’est ce que nous apprend un passage de Cicéron {De re publica II, 26, 47) : Hic est enim dominus quem Graeci tyrannum uocant. N ’oublions pas que ce terme désigne le maître par rapport à l’esclave et indique ainsi un pouvoir absolu. 100. Pro Milone 27, 74 : eum (scii. Clodium) occidisti cui iam nulla lex erat, nullum ciuile ius. Cicéron déclare dans le même discours (§ 80) que l’on devrait décerner à Milon les honneurs qui ont été décernés aux tyrannicides. Antoine lui est un monstre : N on est uobis res, Quirites, cum scelerato homine ac nefario sed cum immani taetraque belua {Phil. IV, 5, 12 ; cf. V, 8, 21). 101. Hérodote III, 8 0 : «Com m ent la monarchie serait-elle chose bien ordonnée quand il lui est loisible, sans avoir de comptes à rendre, de faire ce qu’elle veut ? » 102. Gorgias 464 c ; Republique IX, 579 c. 103. Politique III, 16, 1287 a 30 : « Vouloir le règne d ’un homme, c’est vouloir en même temps celui d’une bête sauvage, car l’appétit irrationnel a bien le caractère bestial et la passion fausse l’esprit des dirigeants, fussent-ils les plus vertueux des hommes. » Polybe VI, 7, 7-8 : « Lorsque les rois tinrent leur pouvoir d ’une succession héréditaire et qu'ils trouvèrent leur sécurité tout assurée, tout assurées des ressources supérieures même

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Rome. Qu’apportait en effet une telle tradition ? En Grèce, la tyrannie est depuis le IVe siècle l’un des régimes les moins estimables : le Hiéron de Xénophon décrivait la solitude et les malheurs du tyran, isolé, vivant dans la crainte104. Platon avait montré, à son tour, que le tyran qui passe pour le plus libre des hommes, est en fait l’esclave de ses désirs et de ses craintes105. Et pour ces deux penseurs, la tyrannie est le plus grand des maux pour celui qui l’exerce, comme pour ceux qui la subissent : « Crois-tu, déclare Socrate, pouvoir trouver dans un autre État plus de lamentations, de gémissements, de douleurs et de plaintes106? » Cette analyse a été approfondie par les Romains ; ils ont notamment souligné que la tyrannie crée un régime de violence et de terreur et qu’elle brise ainsi toute communauté humaine : c’est ce que montrent par exemple les Annales de Tacite107. Mais Cicéron avait affirmé avant lui que le tyran s’exclut de la communauté humaine : « Qui peut appeler homme, déclare-t-il dans le De re publica10*, celui qui ne veut d’aucune commu­ nauté de droit, d’aucune alliance dans l’humanité entre lui et ses conci­ toyens et, en un mot, entre lui et le genre humain tout entier ? » Un tel régime est absolument incompatible avec la loi : c’est encore plus vrai à la fin de la République où l’évolution de la législation, la transforma­ tion même de la loi font que des écrivains comme Cicéron ou Tite-Live insistent avant tout sur l’union qu’elle réalise dans la cité. On comprend mieux ainsi pourquoi ils l’ont si vivement opposée à l’arbitraire. 2. La loi et Végalité Le premier avantage qu’apporte la possession de lois à une cité est la certitude d’une règle fixe. Elle est inséparable de la permanence de la loi qui ne change ni en fonction des circonstances, ni en fonction des personnes : elle garantit ainsi que chaque citoyen sera traité de façon identique et assure l’égalité de tous. Ce principe n’a pas été négligé à Rome ; il figure très souvent dans la description que donnent les écrivains des premiers temps de la cité. En retraçant les luttes entre patriciens et plébéiens, ils s’attachent, dans la perspective d’une lente conquête de l’égalité, aux mesures qui la réali­ sent progressivement. L’interprétation qu’ils donnent de la loi des à leurs besoins, alors ce supernu les fit céder à leurs désirs. » Sur la permanence de ce thème, voir J. d e R o m illy , Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote, R.E.G., 72, 1959, p. 81-99. 104. Hiéron VI ; la vie du tyran est constamment menacée. 105. République IX, 571 c. 106. République IX, 578 a. 107. En décrivant la série d’exécutions qui suivirent la mort de Séjan, Tacite peut déclarer : Interciderat sortis humanae commercium ui metus (Annales VI, 19, 3). 108. II, 26, 48 : Quis enim hunc hominem rite dixerit, qui sibi cum suis ciuibus, qui denique cum omni hominum genere nullam turis communionem, nullam humanitatis societatem uelit ?

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XII Tables le révèle très nettement. La plupart des auteurs ont en effet vu dans le code décemviral la consécration de l’égalité entre patriciens et plébéiens. Tel était son but avoué si Ton en croit Tite-Live : dès l’instant où les tribuns modifient leur projet initial (qui consistait à faire des lois pour diminuer l’arbitraire des consuls), ils entendent que ces lois « soient utiles aux deux ordres et capables d’assurer la liberté et l’égalité109». L’idée d’égalité court tout au long du livre III et s’exprime par des formules qui ne prêtent pas à confusion : iura aequare, leges aequare et même aequare libertatemll°. La législation décemvirale à laquelle s’appliquent les expressions que nous venons de citer, aurait donc réalisé l’égalité de tous ; sans doute le fond même du code qui oppose les adsidui et les proletarii, qui interdit les mariages entre les deux ordres laisse-t-il penser qu’une telle interprétation est pour le moins discutable111. Mais elle figure avec constance dans la tra­ dition romaine ; et les formules générales, les tournures impersonnelles devaient rendre sensible l’impartialité de la loi. Tacite exprime-t-il la même idée ? Dans la longue digression qu’il consacre aux origines du droit et des lois dans le livre III des Annales, il retrace l’histoire de la législation à Rome et expose en ces termes les débuts de la République : « Après l’expulsion de Tarquin, le peuple prit de nombreuses mesures pour protéger la liberté et affermir la con­ corde ; on créa des décemvirs et (...) on composa les XII Tables112. » L ’historien ajoute que ce code fut finis aequi iuris. Cette formule con­ cise est délicate à interpréter : on y voit en général une allusion à un droit équitable qu’aurait réalisé cette loi113. Aequum ius ne désignerait donc pas un droit fondé sur l’égalité mais sur l’équité ; ce serait l’équi­ valent du substantif aequum ou de l’expression aequum et bonum114. Il s’agirait ainsi d ’un droit établi, non plus sur une égalité arithmétique (qui assure à chacun le même traitement), mais sur une égalité géomé­ trique, c’est-à-dire distributive115. Plusieurs raisons nous empêchent 109. Ill, 31, 7 : Si plebeiae leges displicerent, at illi communiter legum latores et ex plebe et ex patribus, qui utrisque utilia ferrent quaeque aequandae libertatis essent, sine­ rent creari. 110. III, 34, 3 : iura aequasse ; III, 61, 6 ; o3, 10 ; 67, 9 : aequare leges ; 39, 8 ; 56, 9 ; 67, 9 : aequare libertatem. 111. Voir les remarques de J. B ayet dans l’appendice du livre III de Tite-Live, Paris, Belles Lettres, 1943, p. 129 et suiv. Le code assure l’égalité devant la loi, mais non 1’« égalité dans la loi ». Sur cette distinction voir L ’Égalité, travaux du centre de Philoso­ phie du droit de l’université libre de Bruxelles, t. 1, Bruxelles, 1971, t. V, 1975. 112. Tacite, Annales III, 27, 1 : Pulso Tarquinio, aduersus patrum factiones multa p opulu s parauit tuendae libertatis et firmandae concordiae, creatique decemuiri, et (...) com positae duodecim tabulae, finis aequi iuris. 113. « Dernières lois dont l’équité soit le fondement » (J.L. B u r n o u f ) ; « La plus haute expression du droit et de l’équité » (H. G o e lz e r , Paris, Belles Lettres, 1923) ; « le degré suprême du droit fondé sur l’équité » (P. W u ille u m ie r , Paris, Belles Lettres, 1974). 114. Sur ces expressions, voir chapitre VI, p. 307. 115. F.D . H a r v e y . T w o kinds of equality, Classica et Mediaeualia, 26, 1965,

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d’adopter ce point de vue : il n’est pas assuré d ’abord que les écrivains anciens aient considéré que les XII Tables étaient une législation fondée sur l’équité ; Cicéron nous dit sans doute que les décemvirs les avaient rédigées summa aequitate prudentiaquen6, mais c’est la sagesse des décemvirs qu’il admire : il ne porte pas de jugement sur le caractère équitable ou égalitaire du code. En second lieu, l’usage des auteurs latins est clair : aequum ius sert à indiquer sans doute possible un droit fondé sur l’égalité, et non l’équité ; les occurrences de cette expression dans Tite-Live, dans Cicéron et dans Tacite le montrent nettement117. Enfin, les intentions de Tacite dans ces lignes sont faciles à compren­ dre : il oppose les XII Tables et les lois qui leur ont succédé ; celles-ci, nées de la dissension entre les ordres, sont liées au désir de chasser des hommes illustres ou d’obtenir des honneurs : elles n’ont donc aucun point commun avec le code décemviral ; le souci d’égalité qui le carac­ térisait a disparu. Les XII Tables représentent ainsi la fin d’un droit fondé sur l’égalité118. Tacite, qui dans ce passage propose une synthèse de la tradition républicaine, reprend donc la tradition qui fait des XII Tables un code égalitaire. L’égalité qu’assure la loi a été très fortement soulignée par les écri­ vains romains. Ce principe a pris des formes multiples. Il consiste d’abord à empêcher tout citoyen de s’élever au-dessus des lois, qui sont le bien commun de tous. C’est ce que déclare la foule au moment du procès de Scipion l’Africain : « Les uns disaient qu’aucun citoyen ne devait avoir une telle supériorité sur les autres qu’on ne pût l’entendre en justice conformément aux lois ; rien n’était mieux fait pour assurer l’égalité et la liberté que la possibilité donnée à tous les puissants de défendre leur cause119. » Deux aspects importants se dégagent de ce pas­ sage : implicitement la foule souligne que la loi doit être la même pour p. 103-146 qui s’attache surtout aux écrivains grecs ; voir également chapitre VI, p. 328. 116. De re publica II, 36, 61. 117. De officiis I, 34, 124 : Priuaîum autem oportet aequo et pari iure cum ciuibus uiuere ; De re publica III, 9, 16 : Lycurgus, ille legum optumarum et aequissumi iuris inuentor. La même expression est fréquente dans les discours : A ctio secunda in Ver­ rem III, 3, 6 : Qui iure aequo omnes putat esse oportet is tibi non infestissimus sit cum cogitet uarietatem libidinemque decretorum tuorum, voir aussi I, 118 ; II, 38 ; III, 27. Cette expression existe aussi dans Tite-Live V I, 37, 4 : non posse aequo iure agi, ubi imperium penes illos, penes se auxilium tantum sit ; X X I, 3, 6 : aequo iure cum ceteris uiuere (voir aussi III, 53, 9 ; X , 24, 16 ; X X V I, 24, 3 ; X X X V III, 50, 9). Son sens n'est pas différent chez Tacite : Annales II, 82, 2 : neque ob aliud interceptos (scii. Drusi fllii) quam quia populum Romanum aequo iure complecti, reddita libertate agitauerint. Aequum ius nous paraît donc toujours désigner le droit égal, tandis que ius aequabile, aequitas, aequum, désignent l'équité chez Cicéron. 118. Pour nous, fin is n’est pas ici un équivalent de τέλος. Tacite décrit une évolution et le code décemviral représente la fin d'une conception de la loi. 119. Tite-Live XXXVIII, 50, 8 : A lii neminem unum ciuem tantum eminere debere ut legibus interrogari non possit ; nihil tam aequandae libertatis esse quam potentissimum quemque posse dicere causam (...) Qui ius aequum pati non possit, in eum uim haud iniustam esse.

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tous et offrir à tous les mêmes garanties ; on lui oppose en outre l’influence personnelle d’un citoyen, la potentia qui risquerait de le met­ tre au-dessus des lois. Rappelons que ce terme, à la différence de potestas, désigne en latin un pouvoir qui s’attache à la personne, et non à la fonction120. Il est donc incompatible avec l’égalité que crée la loi. Il ne suffit pas d’attaquer tous ceux qui rejettent l’égalité qu’établit la loi ; les lois mêmes qui se refusent à consacrer une telle égalité sont l’objet de critiques. Ainsi s’explique que les lois rédigées par le second collège de décemvirs ne soient jamais présentées sous un jour favorable. Selon la tradition, les premiers décemvirs préparèrent dix tables écrites summa aequitate prudentiaque pour reprendre l’expression de Cicé­ ron121. Une fois ces lois acceptées par le peuple, le bruit se répandit qu’il manquait deux tables et que si on les ajoutait, l’ensemble serait parfait122. Un second collège des décemvirs fut donc élu. Ces décemvirs toutefois devinrent très vite des tyrans. Et les lois qu’ils établirent sont à leur image ; selon la tradition, les deux dernières tables contenaient des lois injustes : elles consacraient par exemple l’interdiction du conu­ bium entre patriciens et plébéiens. Cicéron qualifie d’ailleurs une telle mesure à*inhumanissima et dénonce le manque de justice qui consiste, par un bien étrange paradoxe, à accorder le conubium à des peuples étrangers et à le refuser à des Romains123. Quelques années plus tard, le tribun Canuleius proposera un plébiscite pour abolir cette disposition et il présente son projet comme une mesure égalitaire ; la loi des XII Tables consacrait la division de la société parce qu’elle traitait dif­ féremment patriciens et plébéiens et faisait presque deux cités à l’inté­ rieur d’une seule124. Canuleius retourne ici contre les patriciens l’argu­ ment qu’ils employaient traditionnellement contre la plèbe ; ils repro­ chaient en effet aux tribuns de diviser la cité, en opposant sans cesse ces deux groupes125. Mais son discours nous permet de mieux compren­ dre pourquoi les Romains ont attaché tant d’importance à l’égalité que crée la loi. En traitant tous les citoyens de la même façon, elle contri120. J. H e l l e g o u a r c ’h , Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques, Paris, Belles Lettres, 1963, p . 228-242 ; H . D r e x l e r , Potentia, Rheinisches Museum fü r Philologie, 102, 1959, p . 50-95. 121. De re publica II, 36, 61. 122. Tite-Live III, 34, 7 : Volgatur deinde rumor duas deesse tabulas quibus adductis absolui posse uelut corpus omnis Romani iuris. 123. De re publica II, 37, 63 : qui (scii, decemuiri) duabus tabulis iniquarum legum additis, quibus etiam quae diiunctis populis tribui solent conubia, haec illi ut ne plebei cum patribus essent, inhumanissima lege sanxerunt quae postea plebiscito Canuleio abro­ gata est. 124. Tite-Live IV, 4, 10 : Quod priuatorum consiliorum ubique semper fu it, ut in quam cuique fem inae conuenisset domum nuberet, ex qua pactus esset uir dom o in matri­ monium duceret, id uos sub legis superbissimae uincula conicitis, qua dirimatis societatem ciuilem duasque ex una duitate faciatis. 125. II, 44, 9 : duas duitates ex una factas disent les chefs étrusques qui appellent à la lutte contre Rome ; III, 67, 10 : Qui fin is er it discordiarum ? Ecquando unam urbem habere, ecquando communem hanc esse patriam licebit ?

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bue ainsi à les unir parce qu’ils sont dans des situations identiques, et non à les séparer. Et c’est là un aspect essentiel aux yeux des écrivains romains126. Il n ’est certes pas original de souligner le lien entre la loi et l’égalité. Une telle idée est répétée à l’envi chez les orateurs attiques. Lysias affirme que « la loi accorde aux faibles et aux puissants la même ven­ geance ; grands et petits ont les mêmes droits127 » ; Isocrate et Démosthène tiennent des propos semblables : le second souligne en effet que « les lois assurent à tous une part égale aux autres », qu’il est « néces­ saire dans un État démocratique qui tous aient les mêmes droits12* ». Et c’est également ce que déclarera Périclès dans le long discours que Thucydide lui prête et où il fait l’éloge de la démocratie athénienne : « La loi fait à tous pour leurs différends privés la part égale129. » Il n’est pas étonnant que les orateurs attiques ou les écrivains aient mis en lumière un tel aspect. Rédiger des lois égales pour le pauvre et le riche, tel avait déjà été le dessein de Solon130. Les réformes de Clisthène avaient contribué à développer cette idée : il avait en effet voulu instau­ rer l’isonomia. Ce terme, qui en lui-même n’indique qu’un partage égal, une égale répartition des droits, ne présageait en rien de la nature d’un régime — c’était seulement un principe politique — mais il devint très tôt associé à un régime démocratique et à la toute-puissance des lois131. Aussi la loi et l’égalité ne se séparent-elles pas. Mais par égalité, les Athéniens n’entendaient pas seulement l’égalité civile, c’est-à-dire la possibilité accordée à tous de faire valoir leurs droits, mais l’égalité politique : la possibilité de participer à la gestion des affaires publiques et l’accès à toutes les magistratures. L’évolution démocratique du Ve siè­ cle, la généralisation du tirage au sort pour toutes les magistratures ne demandant pas de compétences spéciales avaient puissamment contribué au développement de cette idée. Périclès le soulignait dans le discours que Thucydide lui prête132 et la participation de tous aux affaires publi­ ques en était un aspect essentiel. C’est celui que les orateurs mettaient le plus souvent en lumière, celui que les philosophes devaient critiquer le plus fréquemment en soulignant les dangers de l’incompétence. Les 126. Voir p. 189-190. 127. Sur le meurtre d ’Eratosthène I, 2. 128. Contre Midias XXI, 188 ; Isocrate, Contre L o k h itè sX X , 20. 129. Thucydide II, 37. 130. Solon 24, 18 (Diels). 131. Sur les problèmes que pose cette notion complexe, voir G. V l a s t o s , ΙΣΟΝΟΜΙΑ ΠΟΛΙΤΙΚΗ in J. M a u , E. S c h m id t, Isonomia, Berlin, 1964, p. 1-35 où l’on trouvera la bibliographie antérieure ; M. O s tw a l d , N om os and the Beginnings o f the Athenian democracy, p. 96-160 ; Chr. M e ie r, Drei Bemerkungen zur Vör- und frühgeschichte des Begriffs Demokratie, Discordia Concors, Festgabe fü r E. Bonjour, Bâle, 1968, p. 3-29 ; Entstehung des Begriffs Demokratie, Francfort, 1970. 132. II, 37, 1 : « La pauvreté n 'a pas pour effet qu’un homme pourtant capable de rendre service à l’État, en soit empêché par l’obscurité de sa situation » (Trad. J. d e R o m illy ).

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Romains au contraire se sont surtout attachés à Inégalité des droits dans le domaine civil et c’est ce qui fait l’originalité de leur conception de la liberté, de même qu’ils ont ainsi réfléchi de façon originale sur le rôle de la loi. Même si le ius aequum romain et l’égalité à laquelle s’attachent les Athéniens ne sont pas identiques, les uns et les autres n’ont pas attaqué ce principe. Rares sont en effet les auteurs qui le critiquent. Les sophis­ tes ne l’ont pas mis en question, ils l’ont poussé à l’extrême. Phaléas de Chalcédoine affirme que les citoyens doivent non seulement avoir des droits égaux, mais aussi des biens égaux133 ; Antiphon attaque dans la même perspective la séparation entre gens de haute et basse naissance134 et va même jusqu’à critiquer les distinctions entre les races : pour lui l’opposition entre Grecs et Barbares est sans fondement et sans signifi­ cation. Il n’est pas plus logique de séparer hommes libres et esclaves135. L’idée d’égalité est donc étendue, généralisée au point d’abolir toute différence entre les hommes. Même quand la loi est critiquée, on ne rencontre jamais l’idée que l’égalité et la loi sont incompatibles. Thrasymaque dans la République, et plus encore Calliclès dans le Gorgias, soulignent sans doute que toute nature recherche son propre intérêt, bien que la loi l’oblige à dévier de cette recherche et à respecter l’éga­ lité136 ; ils affirment certes que la loi est convention, qu’elle est l’œuvre des plus faibles qui ont voulu se protéger des plus forts. Mais s’ils atta­ quent la loi dans sa nature artificielle, ils n’affirment nulle part que l’égalité et la loi ne peuvent se concilier. L’idée que les lois consacrent l’inégalité est rare. On la trouve pour­ tant chez quelques écrivains tardifs ; elle a pris en outre une forme très originale : celle d’une image hardie qui assimile les lois et les toiles d’araignée. L’un des témoignages les plus précis à ce sujet se trouve dans la Vie de Solon qu’a écrite Plutarque : le scythe Anacharsis est l’hôte de Solon au moment où celui-ci « s’occupait déjà des affaires publiques et de la rédaction de ses lois. Anacharsis, l’ayant su, se moqua de l’entreprise de Solon, qui pensait réprimer par des formules écrites l’injustice et la cupidité de ses concitoyens : “ Les lois, dit-il, sont exactement pareilles à des toiles d’araignée : elles arrêteront les fai­ bles et les petits qui se laisseront prendre, mais elles seront déchirées 133. Aristote, Politique II, 7, 1266 a 30 : « Phaléas de Chalcédoine a été le premier à introduire un plan de réforme et à déclarer que les propriétés des citoyens doivent être égales. » 134. Antiphon, Sur la vérité 5 : « Ceux qui sont de bonne famille nous les respectons et les honorons, ceux qui sont issus d ’humbles foyers, nous ne les respectons ni ne les honorons, en quoi nous nous comportons comme des barbares les uns vis-à-vis des autres. Le fait est que par nature nous sommes tous et en tout de naissance identique. » 135. Alcidamas (un disciple de Gorgias) déclare : « la nature n’a fait de personne un esclave. » Sur cette formule que nous ne connaissons que par une scholie à la Rhétorique d’Aristote, voir W.K.C. G uthrie, Les sophistes, p. 167. 136. Gorgias 483 d ; République I, 339-340.

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par les puissants et les riches137.” » Valère-Maxime rapporte le même propos qu’il attribue, lui aussi, à Anacharsis. La même idée est reprise par Diogène Laërce qui en fait, lui, une remarque de Solon lui-même. Dans le Florilège de Stobée, elle est mise dans la bouche d’un autre législateur, Zaleucos qui donna des lois à Locres Epizéphyrienne ; elle est enfin attribuée à Thalès par le byzantin J. Tzetzes138. Il s’agit donc d’un thème traditionnel que l’on retrouve chez des auteurs tant grecs que latins : tantôt un tel jugement est attribué à un législateur fameux (Solon ou Zaleucos) ou à Anacharsis dont les formules lapidaires et les opinions vigoureuses sont bien connues. Dans la plupart des cas, les écrivains anciens nous ont transmis cette formule détachée de son contexte ; Plutarque fait seul exception mais un tel jugement s’insère mal dans l’ensemble du paragraphe : Anachar­ sis vient d’affirmer que les passions humaines seront toujours plus for­ tes que les lois et Solon répond « que les hommes observent les conven­ tions quand aucune des deux parties n’a intérêt à les violer ; ses lois seront donc telles que tout le monde verra qu’il vaut mieux pratiquer la justice que la transgresser139 ». Mais le passage qui nous occupe ne con­ cerne ni les passions humaines ni l’intérêt qu’ont tous à pratiquer la justice. C’est une critique de la loi et de l’égalité qu’elle prétend instau­ rer : une telle égalité est un leurre parce que les rigueurs de la loi frap­ pent seulement les plus faibles, les moins riches tandis que les puissants y échappent. Cette idée est développée sous une forme vigoureuse et familière comme le montre la comparaison avec les toiles d’araignée ; elle ne surprend pas dans la bouche d’Anacharsis qui s’exprime souvent avec une rude franchise140. Elle prend plus de relief encore quand elle est attribuée à un sage comme Thalès ou à Zaleucos et Solon : qu’un législateur, qui se soucie normalement d’établir de bonnes lois, aille les

137. Solon 5, 3-4 (Trad. R . F lacelière). 138. Valère-Maxime VII, 2 ext. 14 : Quam porro subtiliter Anacharsis leges aranea­ rum telis comparabat ; nam ut illa infirmiora animalia retinere, ualentiora transmittere, ita his humiles et pauperes constringi, diuites et praepotentes non alligari. Diogène Laërce I, 58 : « Solon disait que les lois sont semblables aux toiles d ’araignée : les choses légères et sans force y restent prises, tout ce qui est lourd les déchire et passe. » Stobée IV, p. 191 (éd. Hense) : « Zaleucos disait que les lois sont semblables aux toiles d ’araignée ; si une mouche ou un moucheron tombe sur elles, ils restent pris, si c’est une guêpe ou une abeille, elle les déchire et s’envole ; de même, si un pauvre tombe sous le coup d ’une loi, il reste pris, si c’est un riche ou un orateur habile, il les déchire et s’en va. » J. Tzet­ zes, Chiliades V, 355-360 : « Tandis que Solon rédigeait ses lois, Thalès lui dit : “ Solon, tu te donnes inutilement du mal pour une entreprise malheureuse. Les lois ressemblent en effet aux toiles d ’araignée : elles sont capables d ’arrêter les petits et les faibles mais sont facilement déchirées par les plus puissants.’’ » Sur Anacharsis et les Sept Sages, voir J.F. Kindstrand, Anacharsis. The Legend and the Apophthegmata, Uppsala, 1981, p. 149-150. 139. Solon 5, 5. 140. Voir par exemple le Banquet des Sept Sages de Plutarque. Anacharsis représente souvent la nature opposée à la loi (K .L . F re e m a n , The L ife and Works o f Solon, New York, 1926, p. 197 qui se réfère à Diodore de Sicile IX, 26, et J.F. K in d s t r a n d , op. cit.)

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critiquer et suggère ainsi l’inanité de son œuvre, reste un comportement hors du commun ! La survie de cette formule s’explique par la forme qu’elle prend et l’image audacieuse qui l’accompagne. 11 est plus délicat d’en préciser les origines et d’expliquer pourquoi on l’a attribuée à des personnages aussi divers que Solon, Anacharsis ou Zaleucos. Nous n’en avons que des témoignages tardifs dont les plus récents sont Valère-Maxime et Plutar­ que qui puisent l’un et l’autre à des sources plus anciennes. Selon toute vraisemblance, l’écrivain grec s’inspire ici d’Hermippos de Cnide, un péripatéticien du mc siècle, qui avait écrit un ouvrage sur les Sept Sages et un autre sur les législateurs141 mais nous n’avons pas d’autres préci­ sions sur ses informations. En fait, cette comparaison dans sa saveur familière n’a pas le ton des formules habituelles des philosophes qui préfèrent souligner les mérites de la loi ; même lorsqu’ils la critiquent, ils ne le font pas en ces termes. C’est plutôt dans la comédie que l’on trouve des expressions de ce type : pour montrer que les Athéniens ne savent pas choisir les meilleurs chefs, Aristophane use d’une comparai­ son entre l’or pur et les pièces de cuivre142 ; Plaute compare l’effet des lois à une eau bouillante qui se refroidit143. Et c’est bien chez un auteur comique que nous trouvons d’abord cette comparaison : elle figure en effet dans les fragments de Platon le Comique, un contemporain d’Aristophane : « Les lois ressemblent aux fines toiles que tisse l’arai­ gnée sur les murs144. » Seul ce fragment a été conservé par les lexicogra­ phes et nous ne pouvons savoir si la comparaison était plus développée, comme elle l’est dans les autres passages que nous avons cités. Elle appartenait en tout cas à la pièce Hellas ou les îles, qui était vraisem­ blablement consacrée à l’impérialisme athénien145. L’auteur affirmait ainsi que les lois ne valent rien devant les puissants. Une telle insistance sur le droit du plus fort et ses rapports avec la loi s’accorde parfaite­ ment avec l’atmosphère intellectuelle du Ve siècle grec ; c’est le moment où les idées traditionnelles sont remises en cause : le dialogue

141. P. von der M ü h l , Antiker Historismus in Plutarchs Biographie des Solons, Klio, 35, 1942, p. 89-101 ; M.L. P a l a d i n i , Influenza della tradizione dei sette Savi sulla « Vita di Solone » di Plutarco, R .E .G ., 64, 1956, p. 377-411 ; M. M a n f r e d in i et L. P i c c i r i l l i ,· Plutarco la Vita di Solone, Milan, 1977. Pour Valère-Maxime, les travaux les plus récents s’accordent pour souligner l’étendue de son information, voir M.L. P a l a d i n i , Latomus, 1957 ; M. F l e c k , Untersuchungen zu den Exempla des Valerius Maximus, Diss. Marburg, 1974. 142. Grenouilles 717-737. 143. Curculio 509-511 ; sur ce passage, voir p. 370. 144. Platon le Comique fag 22 (Comicorum Atticorum Fragmenta, T. K o c k , Berlin, 1880, p. 609). V. E h r e n b e r g (The people o f Aristophanes, Oxford, 1951, p. 338) cite ce passage en déclarant que les opinions d ’Aristophane sont à peu près semblables mais aucun élément ne permet d ’affirmer qu’il en soit ainsi. 145. La pièce a pu être représentée après la défaite d ’Athènes en 404 comme le sug­ gère A. M e in e k e , Fragmenta Comicorum Graecorum, Berlin, 1839, p. 170. Voir aussi A. K o e r t e , R.E., XX, 2, col. 2537-2541.

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« mélien » montre bien que les Athéniens se fient à leur force pour mettre à mort les habitants de Mélos au mépris du droit146. En même temps la critique de la loi se développe ; il n’est pas surprenant que ce passage qui l’exprime vigoureusement ait conservé une célébrité certaine. Il n’est pas possible de préciser comment cette formule percutante a pu être attribuée à des législateurs. Hermippos appartient à l’école péri­ patéticienne qui s’est occupée de recueillir toutes les lois existantes et sans doute tout ce qui avait été dit à leur sujet. C’est probablement dans cet ensemble qu’il puise sans qu’il nous soit possible de préciser quand et comment de tels propos ont été mis dans la bouche d’Anacharsis puis de Solon. Ainsi s’est créé un topos, mais il convient d’en souligner la portée limitée : il n’a aucun écho chez les écrivains de la République. Il aurait pu accompagner la critique de la justice que l’on trouve dans le livre III du De re publica mais il n’y figure pas. Il est rare en effet de trouver dans la littérature latine, pour la période républicaine, des passages où l’on affirme que la justice n’est pas la même pour tous, ce qui contredit bien sûr le principe d’égalité inséparable de la loi. Plaute fait sans doute dire à l’un de ses personna­ ges que « la loi n’a pas les mêmes complaisances pour le pauvre et le riche147 » mais cette idée ne tient pas une très grande place dans son théâtre ; les revendications des plébéiens ont le même fondement : ils déclarent que les châtiments retombent sur eux seuls mais cette situation les amène précisément à réclamer des lois pour y mettre fin148. Si la loi est critiquée par les partisans de la royauté, c’est bien parce qu’elle traite tous les coupables avec une stricte égalité et elle est, selon eux, « meilleure et plus avantageuse pour les pauvres que pour les puis­ sants149 ». Il est donc très rare de trouver des passages qui réduisent l’égalité établie par les lois à une apparence : Tite-Live souligne sans doute que la loi sur la prouocatio fut renouvelée en 300 parce que l’influence de quelques hommes l’empêchait d’être efficace, mais il ajoute qu’elle fut munie d’une nouvelle sanction pour éviter le retour de pareille situation150. L’égalité devant la loi ne paraît donc pas avoir été mise en cause par les écrivains romains : un ouvrage récent, consacré à la critique du droit dans Vantiquité romaine151, n’en dit absolument rien. 146. Thucydide V, 85-111. 147. Cistellaria 531-2 : Postremo quando aequa lege pauperi cum diuite / Non licet... (Trad. A. E r n o u t ) . Une telle idée semble avoir eu plus d'audience sous l'Empire (voir les références données par J.M . K e l l y , Roman Litigation, Oxford, 1966, p. 38-39). 148. Tite-Live III, 9, 5 : ipsi (scii, consules) omnes metus legum et omniaque supplicia uerterent in plebem. 149. Tite-Live, II, 3, 4. 150. X, 9, 4 : Causam renouandae saepius haud aliam fuisse reor quam quod plus paucorum opes quam libertas plebis poterat. L'historien a précisé dans la phrase précé­ dente que cette loi avait été diligentius sancta. 151. D. N o e r r , Rechtskritik in der römischen Antike, Bayerische Akademie der Wis­ senschaften, Phil. hist. Klasse, Heft 77, Munich, 1974.

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L ’égalité, tant vantée par les écrivains, peut pourtant passer pour une illusion. L’étude détaillée de la procédure révèle en effet qu’un plai­ deur risquait d’avoir toutes sortes de difficultés pour faire valoir ses d ro its 152. Telle est la thèse de J.M. Kelly. Le défendeur peut d’abord résister à la citation à comparaître que lui lançait son adversaire ; autrement dit, il ne suffisait certainement pas de dire à un adversaire in ius te uoco pour le voir plier devant l’autorité du droit ; et il n’était pas toujours possible de le faire compa­ raître de force devant le magistrat. L’autorité publique en effet n’aide jam ais un demandeur qui ne réussit pas à traîner en justice un défen­ deur plus fort et qui résiste153. A la fin de la République le préteur déli­ vre sans doute des actions contre celui qui, assigné, ne se présente pas, ni ne fournit de uindex comme caution, ou « contre celui qui aura empêché par la force une partie assignée de se présenter », mais elles restent, semble-t-il, inefficaces et sans force154 : il faut de plus une nou­ velle in ius uocatio pour que le magistrat accorde une telle action. Il n ’était pas plus facile d’obtenir l’exécution d’un jugement. La partie qui a gagné son procès doit s’en charger. Comment contraindre le perdant à céder s’il refuse ? L’aide de l’autorité publique est tout aussi inexistante dans ce cas que pour la comparution155. La missio in possessionem prévue p ar le préteur est le plus souvent dépourvue d’efficacité. L’exécution du jugem ent suppose en outre que le plaideur ait réussi à obtenir gain de cause et nombreux sont les obstacles qui pouvaient s’y opposer. Trois termes suf­ fisent à les résumer : gratia, potentia, pecunia156. Le plus important est l’argent ; la corruption des juges paraît avoir été pratique courante à Rom e : si l’on en croit Aulu-Gelle, elle était déjà prévue dans la loi des XII Tables, et même punie de la peine capitale157. A la fin de la République, c ’est un mal que tentent d’enrayer la lex Aurelia iudicaria ou la lex Pompeia iudicaral58. Leur existence même atteste les difficultés que rencontra la 152. J.M . K e l l y , Roman litigation. Oxford, 1966 ; voir également Particle de R. V ill b r s . Le droit romain droit d ’inégalité?, R.E.L., 47, 1969, p. 462-481. J.H. M ic h e l, L ’inégalité en droit romain, in YÉgalité, t. I, Bruxelles, 1971, p. 159-175 ne s’occupe pas d e cet aspect. 153. Voir les exemples donnés par J.M. K e lly , op. cit., p. 6-10. 154. G aius, Institutes IV, 46 : Ceterae quoque formulae (...) in factum conceptae sunt u e lu t aduersus eum qui in ius uocatus neque uenerit, neque uindicem dederit, item contra e u m q u i ui exemerit qui in ius uocatur. 155. J.M . K e l l y , p. 13-14 ; seule une manus iniectio est prévue (XII Tables III, 1-3). L a m issio in possessionem qui existe à la fin de la République est elle aussi dépourvue d ’efficacité. 156. J.M . K e l l y et R. V i l l e r s se réfèrent à un passage de Cicéron (Pro Caecina 73) : Q u o d enim est ius civile ? Quod neque inflecti gratia neque perfringi potentia neque adul­ terari pecunia possit. Us soulignent au contraire que ces trois termes résument bien les o bstacles qui s’opposent au fonctionnement équitable de la justice. 157. X X. 1, 7. 158. La lex Aurelia répartit les juges de chaque tribunal en trois décuries, une de sén ateu rs, une de chevaliers et la troisième de tribuni aerarii. Mais il semble (contraire-

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lutte contre ces abus. Le crédit et la faveur ne jouaient pas un rôle moins important. Les exemples abondent : Cicéron peut opposer la modestie de son client à la puissance de son adversaire dans le Pro Quinctio ou évoquer dans le Pro Sestio le cas d’un homme qui enfreint les lois sans pouvoir échapper au procès ou être sûr d’être acquitté159. Ainsi analysée, l’égalité juridique n’est qu’un leurre. C’est pourquoi, comme l’a montré J.M. Kelly, on ne plaide que contre des inférieurs ou des égaux. Le tableau de la justice romaine que nous venons de tracer est assu­ rément très sombre ; et une telle série d’arguments, étayés par de nom­ breuses citations, demeure impressionnante. Elle révèle qu’il ne suffit pas de proclamer l’égalité devant la loi pour voir se réaliser dans la pra­ tique une justice équitable160 ; mais on ne peut se défendre de quelque étonnement en se demandant comment des écrivains comme Cicéron ou Tite-Live ont pu tant parler d’égalité si leurs propos ne trouvaient aucun écho dans la réalité. Sans doute reste-t-elle un idéal, une valeur qui n’est pas toujours parfaitement réalisée dans la pratique, comme en témoignent les abus que l’on dénonce à toute époque. D’ailleurs les pas­ sages où Cicéron traite de cet aspect ne sont pas extrêmement nom­ breux. S’il insiste longuement sur ce point dans les Verrines, c’est pour mieux souligner les crimes du préteur de Sicile. Il ne semble pas que l’aspect inégalitaire du droit ait été spécialement critiqué. En outre, la justice fonctionnait avec une série de contrôles et l’arbitraire du juge ou du préteur est moins grand qu’on ne le pense : un collègue peut essayer de réparer les erreurs d’un juge ; les tribuns de la plèbe n’hésitaient pas à intervenir s’il le fallait et la nota censoria pouvait aussi frapper un juge dont la conduite laissait à désirer. On ne peut enfin opposer d’un côté le pauvre, isolé et désarmé, et, de l’autre, l’aristocrate puissant et intouchable, entouré d’un cortège d’amis et de clients. Les humbles avaient aussi leurs protecteurs qui devaient les assister en justice161. La justice n’était sans doute pas parfaite, l’égalité n’était peut-être pas

ment à ce qu’affirme K e l l y ) qu’elle n ’ait pas eu spécialement pour but de lutter contre la corruption des juges : voir C. N i c o l e t , L ’ordre équestre, t. 1, Paris, De Boccard, 1966, et E.S. G r u e n , The last generation o f the Roman Republic, p. 29-30. La lex Iulia repe­ tundarum de 59 s’occupait de cette question mais ce n’était pas l’objet essentiel de cette loi. En 55, la loi de Pompée s’attache aussi à cette question et Cicéron, In Pisonem 39, 94, évoque tous les avantages qu’elle apportera. 159. Pro Quinctio 1, 1 ; Pro Sestio 64, 134. 160. Ch. P e r e l m a n , Égalité et valeurs, in L ’égalité', t. 1, Bruxelles, 1975, p. 319-326 ; Liberty, equality and the public interest in Equality and Freedom, Past present and future, Archiv fü r Rechts— und Sozialphilosophie, Beihefte 10, Wiesbaden, 1977, p. 1-7 ; H. L e v y -B ru h l, Le mythe de l’égalité juridique, Cahiers internationaux de Socio­ logie, 18-19, 1955, p. 8-16, rappelle que l’égalité devant la loi ne suffit pas (il faut un minimum d ’égalité économique) mais souligne le caractère égalitaire du droit romain ; voir également Romanitas, 3-4, 1961, p. 47-56 : Le droit romain est-il égalitaire ? 161. Comme le fait très justement remarquer C. N i c o l e t , Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1977, p. 454-455.

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absolument assurée, mais dans l’ensemble, l’égalité devant la loi n’avait rien de mythique. Et l’on comprend que les écrivains romains y aient été particulièrement attentifs. 3. Les priuilegia Ce désir d’égalité se manifestait avec éclat dans l’interdiction des priuilegia. A la fin de la République, ce terme a un sens très précis : il désigne une mesure dirigée contre un individu ou prise en sa faveur162. Un chapitre des Nuits Attiques où Aulu-Gelle explique « ce qu’est la loi, la rogatio, le priuilegium » nous permet d’en déterminer la signifi­ cation. L’écrivain reprend la définition d’Ateius Capito, un juriste de l’époque augustéenne, et oppose à la loi qui est un generale iussum populi, une décision du peuple s’adressant à tous, le priuilegium qui est une mesure particulière. Les exemples qu’il cite permettent de préciser ce qu’il faut entendre par là ; il énumère en effet quelques-unes des lois votées à la fin de la République pour montrer qu’elles portent abusive­ ment ce nom. « Ni la décision concernant le commandement de Pom­ pée, ni celle qui concerne le retour de Cicéron, ni le tribunal institué pour le meurtre de P. Clodius, ni les autres décisions analogues du peu­ ple ou de la plèbe ne peuvent s’appeler lois. Ce ne sont pas des déci­ sions qui s’adressent à tous et elles ne concernent pas l’ensemble des citoyens, mais des individus ; aussi devraient-elles plutôt être appelées priuilegia16*. » Dans cette énumération, l’écrivain omet la mesure qui est, pour nous, liée à l’idée de priuilegium : la loi de Clodius qui exilait Cicéron. En 58, Clodius, alors tribun de la plèbe, avait proposé de nombreuses lois : l’une d’elles visait tout magistrat ayant fait exécuter ou condamné à mort un citoyen sans jugement. Une seconde loi, votée quelques semaines plus tard, mentionnait nommément Cicéron, qui avait déjà quitté Rome, et lui interdisait l’eau et le feu164. A son retour, l’orateur utilise de nombreux arguments, dans les discours qu’il pro­ nonce, pour dénoncer l’illégalité de cette mesure. Il affirme à plusieurs reprises que les Romains ont toujours interdit le vote des priuilegia : « Il est défendu par les lois sacrées, il est défendu par les XII Tables de proposer des lois contre des particuliers : tel est en effet un priuilegium.

162. A l’époque classique le priuilegium est une notion bien différente, cf. G. Wesen­ berg, Priuilegium, R .E ., XXIII, 1, col. 17-29. 163. Aulu-Gelle X, 20, 3 : Ea definitio, si probe facta est, neque de imperio Cn. Pompei neque de reditu M . Ciceronis neque de caede P. Clodi quaestio neque alia id genus populi plebisue iussa 'leges' uocari possunt. Non sunt enim generalia iussa neque de uniuersis ciuibus, sed de singulis concepta ; quocirca 'priuilegia' potius uocari debent quia ueteres priua dixerunt quae nos singula dicimus. 164. Pour le détail des faits, voir J. C a r c o p i n o , César, 5e éd., 1968, p . 256 et suiv. ; P. G r i m a l , Études de chronologie cicéronienne, Paris, Belles Lettres, 1967.

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Personne n’en a jamais proposé ; il n’y a rien de plus cruel, rien de plus dangereux, rien de plus intolérable pour notre cité165. » L’auteur de De re publica s’élève avec violence contre de telles lois dans d’autres discours. En outre il introduira cette interdiction dans la constitution qu’il établit dans le De legibus : « Que l’on ne propose pas de priuilegia ; que l’on ne juge de la tête d’un citoyen que dans les comices sou­ verains. » En commentant ces deux dispositions, il rappelle qu’elles figuraient déjà dans la loi des XII Tables : « Nos ancêtres n’ont pas voulu que l’on proposât de mesures concernant des particuliers, si ce n’est dans les comices centuriates, et c’est bien cela un priuilegium. Que peut-il y avoir de plus contraire au droit quand l’essence de la loi, c’est d’être ce qui est décidé et ordonné pour tous166 ? » Cicéron attaque donc violemment de telles mesures ; il n’est pas le seul. Tacite, à son tour, oppose la loi des XII Tables et la législation qui lui a succédé ; si la première représente la fin du droit fondé sur l’éga­ lité, les lois suivantes furent surtout inspirées par le désir d’obtenir des honneurs illicites ou de bannir des citoyens illustres ; et il termine ce tableau de la République romaine en concluant : « On n’institua plus de tribunaux pour juger tout le monde, mais contre des individus167. » L’historien développe ici des idées voisines de celles de Cicéron, il veut souligner la disparition des règles générales : les lois ne créent plus de quaestiones pour juger tous les citoyens coupables d’un même crime, mais elles attaquent des individus ; on pense ici au tribunal institué pour juger Milon. L’historien peut ainsi critiquer vivement la corrup165. De domo 17, 43 : Vetant leges sacratae, uetant X II tabulae leges priuatis homini­ bus inrogari : id est enim priuilegium. Nem o unquam tulit ; nihil est crudelius, nihil per­ niciosius·, nihil quod minus haec ciuitas ferre possit. Voir également Pro Sestio 30, 65 : Cur cum de capite ciuis — non cuiusmodi ciuis — et de bonis proscriptio ferretur, cum et sacratis legibus et X I I tabulis sanctum esset ut ne cui priuilegium inrogari liceret, neue de capite nisi comitiis centuriatis rogari, nulla uox est audita consulum... ? 166. III, 4, 11 : Priuilegia ne inroganto ; de capite ciuis nisi per comitiatum maximum ne ferunto. III, 19, 44 : Ferri de singulis nisi centuriatis comitiis noluerunt (scii, maiores) id est enim priuilegium. Quo quid est iniustius cum lex haec uis sit ut sit scitum et iussum in omnis ? 167. Annales III, 27, 5 : iam non modo in commune sed etiam in singulos latae quaestiones. La plupart des traducteurs donnent à quaestio dans ce passage un sens iden­ tique à celui de rogatio et traduisent : « on prit des dispositions non seulement pour la communauté mais contre des individus » (P. W u i l l e u m i e r ad loc.) ou même « on légi­ féra » (H. G o e l z e r ) . Cette interprétation pourrait être confirmée par Aulu-Gelle (X, 20, 3) qui semble utiliser ce terme pour désigner les mesures de la fin de la République qu’il qualifie de priuilegia, et non de lois. Mais rogatio et quaestio ne sont jamais synonymes en latin. L’expression quaestionem ferre qui a gêné les traducteurs n ’est pas isolée : on la trouve chez Cicéron dans le Pro Milone (7, 16, 19, 20) et elle signifie « instituer un tribu­ nal pour juger quelqu’un » : le tribunal créé pour juger Milon en est un bon exemple. Quaestio désigne donc un tribunal, comme c’est souvent le cas en latin. Il en va de même chez Aulu-Gelle où ce terme ne peut s’appliquer qu’à la dernière mesure : le tribunal chargé de juger le meurtre de Clodius et il faut sous-entendre un autre terme pour les deux premières mesures. Tacite aussi fait allusion à la création de juridictions d'exception instituées pour des crimes particuliers qu'il oppose aux juridictions ordinaires (in commune).

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tion d’une cité où la multiplication des lois n ’est pas seulement en ellemême un signe de décadence ; elle témoigne également de la dégrada­ tion d’un État où l’on fait servir les lois à des fins particulières. Tacite oppose comme Cicéron les règles générales et les mesures dirigées contre des individus ; mais il ne se contente pas comme l’orateur de dénoncer l’illégalité des secondes, il les examine dans le cadre d’une analyse d’ensemble où il envisage la multiplication des lois et ses causes ainsi que le déclin progressif de l’État. Les commentaires de Cicéron et de Tacite soulèvent plusieurs ques­ tions. Le terme de priuilegium est d’abord d’un usage peu courant dans le vocabulaire latin : il fait son apparition avec l’œuvre de Cicéron et est peu attesté168. En outre, l’auteur du De legibus s’est empressé de souligner l’illégalité des priuilegia169 mais ils semblent bien avoir existé dans l’histoire romaine : les lois citées par Aulu-Gelle n’en sont pas le seul exemple. Le peuple romain s’est toujours reconnu le droit de dis­ penser des lois à qui il voulait ou d’accorder des honneurs à des particuliers quand il le souhaitait ; et ce principe, au moins sous sa première forme, avait été rappelé à la fin de la République par le tribun C. Cornelius170. En outre on voit apparaître dans l’histoire romaine des mesures qui frappent d’exil un individu. Dans le Brutus, Cicéron qualifie de priuile­ gium la proposition faite par Scribonius en 149 : elle devait rendre la liberté aux Lusitaniens que Ser. Sulpicius Galba avait vendus comme esclaves, manquant ainsi à la fides, mais elle fut repoussée171. On peut aussi citer d’autres mesures comme la lex Caruilia de exilio M. Postumii Pyrgensis de 212 ou le plébiscite de exilio Cn. Fuluii Flacci en 211. Elles sont liées à des procès où l’accusé encourt la peine capitale et s’est exilé pour prévenir la condamnation et donc l’éviter. La procédure qui préside au vote de telles lois est la suivante : « Les tribuns demandèrent d’abord à la plèbe, et la plèbe décida que si M. Postumius ne se présen­ tait pas avant les calendes de Mai, s’il ne répondait pas ce jour à la citation et ne se faisait pas excuser, on le considérerait comme exilé et on déciderait de vendre ses biens et de lui interdire l’eau et le feu172. » 168. A part Aulu-Gelle et Cicéron, ce terme apparaît seulement chez Asconius (in Milonianam 31 C) et Festus 252 L. 169. Une seule mesure fait exception : Cicéron la qualifie de priuilegium et s’abstient d’en dénoncer l’illégalité ; il est vrai qu’il s’agit de la loi instituant la quaestio qui devait juger Clodius au moment de l’affaire des Mystères de la Bonne Déesse (Paradoxa 4, 32). On comprend la réserve de Cicéron envers son ennemi. 170. Voir p. 161. Pour l’analyse de « priuilegia favorables » voir H. L e g r a s , Le priui­ legium en droit public à la fin de la République, Nouvelle Revue Historique de Droit français et étranger, 32, 1908, p. 584-611, 650-664. 171. Brutus 23, 89 : Cum Lusitanis a Ser. Galba praetore contra interpositam, ut exis­ timabatur, fidem interfectis, L. Libone tribuno plebis populum excitante et rogationem in Galbam priuilegi similem ferente. 172. Tite-Live XXV, 4, 9 : tribuni plebem rogauerunt plebesque ita sciuit si M. Postu­ mius ante kal. Maias non prodisset citatusque eo die non respondisset neque excusatus esset, uideri eum in exilio esse bonaque eius uenire, ipsi et aqua et igni placere interdici. cf. XXVI, 3, 12.

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Faut-il qualifier ces mesures de priuilegia ? Dans ces cas particuliers, la décision populaire confirme une sanction pénale et c’est autant un juge­ ment qu’une loi ; dans ce cas limite on ne peut décider avec certitude s’il s’agit d’un iudicium ou d’un priuilegium™. Même en admettant que c’est réellement une mesure législative dirigée contre un particulier, on peut dénier la qualité de priuilegium à ces résolutions : elles visent cer­ tes des particuliers mais qui ne sont plus des citoyens ; l’exil leur a fait perdre cette qualité173174175. Quelle que soit l’interprétation adoptée, force nous est de reconnaître qu’il y a bien des lois concernant des particu­ liers. La mesure de Clodius s’apparentait sans doute à celles que nous venons de citer. Elle légalisait et ratifiait en quelque sorte l’exil de Cicé­ ron en lui interdisant l’eau et le feu comme c’était l’usage en pareilles circonstances. Mais Clodius avait omis de lancer des poursuites contre l’orateur : sa « loi » n’était à aucun titre la confirmation d’une sanction pénale ou l’aboutissement d’un procès. C’est d’ailleurs un des argu­ ments que Cicéron ne se prive pas d’utiliser contre le tribun ; il peut ainsi faire de cette loi un véritable priuilegium115. Et la nature même de ces décisions nous fait mieux comprendre pourquoi Cicéron associe étroitement l’interdiction des priuilegia et la nécessité absolue de ne pas mettre à mort un citoyen sans l’accord des comices centuriates : elles confirment en effet un exil qui fait suite à un procès capital. Les priuilegia ne paraissent donc pas avoir été inconnus à Rome. Cicéron affirme pourtant que de telles mesures sont en contradiction absolue avec les principes de la cité. Les lois les plus anciennes en font état puisque, selon l’orateur, cette interdiction était à la fois contenue dans la loi des XII Tables et les lois sacrées : cette dernière expression est utilisée par l’auteur du De re publica pour désigner les plus ancien­ nes résolutions plébéiennes176. Il confère ainsi à cette interdiction une origine vénérable puisqu’elle serait pratiquement née avec la cité et la République. Son témoignage est toutefois unique et s’oppose à la prati­ que romaine. Aussi a-t-on souvent souligné que de telles interdictions

173. C ’est ce qu’affirme R o t o n d i ( Leges p. 256) à la suite de H. L e g r a s , Le priuile­ gium, Nouvelle Revue Historique de droit, 32, 1908. Voir aussi J. B le ic k e n , L ex publica, p. 113 et 206 ; A. M a g d e l a i n , La loi à Rome, p. 56 et 81. 174. Comme le souligne M om m sen, Droit public, VI, p. 383. Voir aussi G. N o c e r a , Il potere dei comizi e i suoi limiti. Milan, 1940, p. 215-219. G. C r i f o , Richerche su ll* exi­ lium nel periodo repubblicano. Milan, 1961. 175. De domo 17, 45 : quid indignius quam qui neque adesse sit iussus neque citatus, neque accusatus, de eius capite, liberis, fortunis omnibus conductos et sicarios et egentis et perditos suffragium ferre et eam legem putari. Cicéron souligne ainsi l’illégalité de la procédure. Il rappelle même qu’aux dires de L. Cotta une loi n'était même pas nécessaire pour son retour {De legibus III, 19, 45). Il ne nous paraît pas (contrairement à ce que suggère E.S. G r u e n , op. cit., p. 245-246) que Cicéron ait assimilé par un artifice d'avocat les deux lois de Clodius pour les présenter toutes deux comme des priuilegia alors que la première n’en était pas un et qu’il le reconnaît lui-même dans sa correspondance (Quint. III, 15, 5). 176. Voir p. 179-180.

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ne pouvaient avoir réellement existé. On ne peut admettre qu’une réso­ lution plébéienne ait déterminé la compétence des comices centuriates (puisque les priuilegia et le vote de la peine capitale par les comices cen­ turiates sont étroitement liés dans la pensée cicéronienne), surtout à une époque où la lutte entre les deux ordres est vive et où les résolutions plébéiennes n’engageaient que les plébéiens177. Une telle interdiction était-elle contenue dans le code décemviral ? Pour Cicéron, elle a pour contrepartie la compétence exclusive des comices centuriates en matière de peine capitale : il refuse ainsi de laisser les comices tributes décider sur ce point. Une telle mesure ne peut être que postérieure aux XII Tables : la compétence des centuries en matière capitale n’apparaît pas avant l’an 300 et le rôle des comices tributes n’est pas véritablement développé avant le début du IIIe siècle. L’interdiction des priuilegia est donc récente : c’est sans doute, comme le suggère A. Magdelain, un moyen de protéger l’aristocratie en évitant que les plébiscites ne jouent un rôle en matière capitale178. Une telle disposition ne pouvait donc exister dans les XII Tables, mais en l’attribuant au code décemviral, on a voulu en faire l’un des principes fondamentaux de la cité179. Cette interdiction traduit la ferme volonté de définir la loi comme une règle générale et révèle ainsi l’importance qu’attachent les écrivains romains à ce principe. Doit-elle quelque chose à l’influence de la Grèce ? Démosthène cite par deux fois une loi à peu près identique qui figure également chez Andocide : « Que l’on ne fasse pas de loi concer­ nant un individu, si elle ne s’applique pas en même temps à tous les Athéniens180. » A s’en tenir à ces lignes, il paraît impossible de nier, malgré les différences dans la formulation, la parenté entre Rome et Athènes. Mais Andocide et Démosthène, après avoir mentionné ces interdictions, précisent que de telles mesures peuvent être prises à l’encontre d’un citoyen à condition qu’il y ait un vote secret et six mille suffrages exprimés. Les Athéniens ont donc entouré un tel vote de garanties importantes, parce que c’est sans nul doute une décision dont la portée n’est pas négligeable, mais ils ont utilisé une telle possibilité181

177. C ’est ce qu’explique très clairement et très justement J. B le ic k e n , Lex publica, p. 89. Nous ne croyons pourtant pas pouvoir le suivre quand il affirme (p. 198-217) que les priuilegia étaient à l’origine des mesures privées qui ne concernaient que les seuls plé­ béiens ; d ’où leur interdiction dans les lois sacrées puis les XII Tables. Rien ne permet d ’étayer une telle affirmation. 178. A. M a g d e la in , La loi à Rome, p. 81. 179. Les priuilegia n’en sont pas le seul exemple, la prouocatio (voir p. 71-79) et la souveraineté populaire (voir p. 95-96) auraient aussi été contenues dans les XII Tables. Sur la signification de cette attitude voir p. 181. 180. Contre Aristocrate 86 ; Contre Timocrate 59 ; Andocide, Sur les mystères 87. Ce rapprochem ent est l’œuvre de J. D e lz , Der griechische Einfluss auf die Zwölf Tafeln, M useum Helveticum, 23, 1966, p. 69-82. 181. Voir les exemples donnés par G . G l o t z , La cité grecque. Albin Michel, réim pr. 1968, p. 181.

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au cours de leur histoire. Dans ces conditions, il est difficile de penser que la loi romaine est une simple copie de la loi grecque : les Athéniens n’ont pas hésité à prendre des mesures de ce genre (rarement, il est vrai) pas plus qu’ils n’ont hésité à éloigner de la vie politique pour dix ans les citoyens jugés trop influents. Rien de tel à Rome. L’interdiction des priuilegia, avec d’autres mesures que nous verrons plus loin, reflète l’importance qu’attachaient les Romains à la personne du citoyen. Ils sont particulièrement sensibles au respect de tels droits. Il est vrai qu’à la fin de la République, le souvenir des proscriptions de Sylla ne s’était pas perdu. Cicéron rappelle encore dans le De domo l’horreur qui s’attachait à un tel régime. Les proscriptions en soulignaient toute la cruauté ; proscrire des citoyens, ce n’était rien d’autre que « prononcer un châtiment contre eux nommément et sans jugement182 ». La défini­ tion que donne Cicéron des priuilegia n’est pas différente. En attaquant de telles mesures, il défend une cause qui lui est chère : la sienne ; mais il veut aussi rappeler que de telles mesures sont inséparables d’un régime personnel. En outre, l’exil de Cicéron a sans doute fait naître de nouvelles discussions : la lex Pompeia de ui de 52 qui permit l’accusa­ tion de Milon avait été qualifiée de priuilegium par C. Caelius183. Les allusions aux priuilegia sont ainsi tardives mais elles témoignent de l’attention qui est portée à la personne et aux « droits » du citoyen. L’égalité que crée la loi ne s’interprète donc pas pour les Romains en termes de participation au pouvoir mais avant tout en termes d’éga­ lité civile. C’est pourquoi ils se sont attachés avant tout à souligner l’impartialité de la loi et la certitude qu’elle apporte. Ces notions sont inséparables de la nature générale de la loi. Si elles ont été particulière­ ment développées à Rome, c’est à cause de l’attention qui est prêtée à la personne du citoyen, surtout à la fin de la République, et c’est ce qui explique le lien étroit qui existe entre la loi et la libertas.

C. LOI ET DROITS DU CITOYEN Les bienfaits de la loi ne proviennent pas uniquement de sa stabilité ou de l’égalité qu’elle instaure ; ils sont également liés à son contenu : la loi définit les rapports des citoyens entre eux et avec le pouvoir, c’est-à-dire les magistrats. Elle apporte de ce point de vue un certain nombre de garanties dont les écrivains romains ont très largement souli182. De domo 17, 43 : Proscriptionis miserrimum nomen illud et omnis acerbitas Sul­ lani temporis quid habet quod maxime sit insigne ad memoriam crudelitatis ? opinor, poenam in dues Romanos nominatim sine iudicio constitutam. 183. Asconius, in Milonianam 31 C.

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gné Timportance : ils ont insisté d’une part sur la protection et la sécu­ rité qui naissaient des lois ; d’autre part ils se sont tout particulièrement attachés aux lois qui protègent la personne du citoyen et préservent sa libertas. 1. Les iura libertatis La loi apporte d’abord aux citoyens des règles fixes : elle peut ainsi créer un certain ordre dans la cité, organiser l’existence de ses habitants au même titre que les usages qu’ils ont adoptés. Aussi n’est-il pas sur­ prenant de voir la loi associée dans les textes latins au mos maiorum et aux institutions de la cité184, c’est-à-dire à toutes les pratiques qui ordonnent la vie des citoyens. A l’inverse, lorsque Cicéron veut évoquer les bouleversements de l’État, au moment du tribunat de Clodius, il précise : « Il n’y avait plus de cité quand les lois n’avaient plus de force, quand les tribunaux étaient sans vie, quand la coutume des ancê­ tres était anéantie185. » La ruine de la cité est ainsi caractérisée par l’impossibilité de défendre ses droits contre les attaques d’autrui, qui se traduit dans la suppression des tribunaux et même des lois, et par la disparition de toutes les règles qui assurent sa stabilité. Créatrice d’un ordre dont tous profitent, la loi est à ce titre le bien commun de tous. Cicéron le rappelle dans le De officiis : « Les citoyens ont bien des choses en commun : place publique, temples, portiques, rues, lois, règles de droit, tribunaux, droit de suffrage186. » Cette réflexion figure dans un paragraphe où l’écrivain distingue trois com­ munautés d’étendue diverse : la famille, la cité, le genre humain. En isolant ces trois catégories, Cicéron se réfère très certainement à la phi­ losophie187 et son analyse est peut-être originale en ce sens. Mais, en 184. Voir par exemple Philippiques VIII, 3, 9 : N os deorum immortalium templa , nos muros, nos domicilia sedesque populi Romani, aras, fo co s, sepulcra maiorum, leges, iudicia, libertatem, coniuges, liberos, patriam defendimus. Voir également Tite-Live V, 6, 17 : ... ea demum Romae libertas est non senatum, non magistratus, non leges, non mores maiorum, non instituta patrum , non disciplinam uereri militiae. Ces propos ironiques sont ceux d’Appius Claudius. Sur la signification de ce passage, voir O gilvie {ad loc.) qui en souligne l’aspect rhétorique et montre surtout q u ’il mentionne les principales institutions romaines. Dans le Pro Sestio (46, 98) la loi est avec Y auctoritas senatus un des fonde­ ments de Y otiosa dignitas : Huius otiosae dignitatis haec fundam enta sunt, haec membra, quae tuenda principibus et uel capitis periculo defendenda sunt, religiones, auspicia, potestates magistratuum, senatus auctoritas, leges, mos maiorum, iudicia, iuris dictio, fides, prouinciae, socii, imperi laus, res militaris, aerarium. 185. Paradoxa Stoicorum 4, 27 : Non igitur erat illa tum ciuitas, cum leges in ea nihil ualebant, cum mos patrius occiderat, cum iudicia iacebant, cum ferro pulsis magistratibus senatus nomen in re publica non erat. 186. De officiis I, 17, 53 : Multa sunt ciuibus inter se communia, forum , fana, porti­ cus, uiae, leges, iura, iudicia, suffragia. 187. La Politique d’Aristote (livre I) oppose communauté civique et communauté familiale ; le stoïcisme, lui, distingue bien communauté civique et communauté du genre humain.

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montrant le lien étroit qui unit la loi et la communauté civique, il ne se sépare pas de la tradition romaine, comme le fait voir un passage de Caton l’Ancien : « Il faut profiter tous en commun du droit, de la loi et de la liberté188. » Comment comprendre une telle affirmation ? Elle est d’abord liée à la nature même de la loi qui est l’œuvre de tous comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Ensuite la lex doit offrir à tous des garanties identiques ; et nous avons vu plus haut à quel point les écrivains avaient insisté sur l’égalité stricte qui est inséparable d’une bonne légis­ lation. C’est en ce sens que la loi est fréquemment associée par eux à l’idée de protection, de secours189. Ce thème trouve son expression la plus vive dans les Verrines où Cicéron fait des lois un autel auprès duquel se réfugient les suppliants190. Par là les écrivains insistent sur la sécurité qu’apporte la loi : elle étend sa protection sur les personnes et les biens. Les sanctions qu’elle établit défendent de la violence et du crime ; cet aspect est particulièrement important. Il se manifeste d’abord dans l’opposition entre lex et uis qui est relativement fré­ quente191. Il se traduit tout spécialement dans la façon dont nous est présentée la naissance de la cité : dans le début du De inuentione, comme dans le Pro Sestio, l’apparition du droit et des lois met fin à une ère de violence192. La loi se présente comme un gage de sécurité. Cet avantage avait été largement souligné dans la tradition grecque. Dans le discours qu’il prononça contre Midias, Démosthène l’avait lon­ guement rappelé : « Tout à l’heure quand le tribunal aura levé séance, chacun de vous rentrera chez lui (...) sans s’inquiéter, sans se retourner, sans avoir peur, sans se demander si l’homme qu’il va rencontrer est un ami pour lui ou ne l’est pas, s’il est grand ou petit, vigoureux ou chétif, 188. Caton l’Ancien, O.R.F. 252 (Malcovati) : Iure, lege, libertate, re publica commu­ niter uti oportet, gloria atque honore quom odo sibi quisque struxit. 189. Elle s’exprime par des termes comme praesidium {Catilina 33,5, Tite-Live III, 45, 2 ; Cicéron, Pro Cluentio 52, 143, 144 ; 57, Î58 ; A d senatum 2, 4 ; A d Quirites 5, 14) auxilium (Tacite Annales I, 2, 2) par des images comme celle d ’un rempart : Cicéron {Pro Tullio, 21, 49) évoque en ces termes le pouvoir des tribuns : ... quo magistratu munitae leges sunt, eius magistratus corpus legibus uallatum. 190. Actio secunda in Verrem II, 3, 8 : Magistratuum nostrorum iniurias ita multo­ rum tulerunt (scii. Siculi) ut numquam ante ad hoc tempus ad aram legum praesidiumque uestrum (...) confugerint. Il s’agit bien sûr ici de la protection que Rome pouvait accorder aux Siciliens mais ce passage a sans doute une portée plus large. 191. Sur l’importance de la lutte contre la violence : A.W. L i n t o t t , Violence in Repu­ blican Rome, Oxford, 1968 ; E. L a b r u n a , Vim fieri ueto, aile radici di una ideologic, Milan, 1970. 192. De inuentione 1, 2, 3 ; Pro Sestio 42, 91-92 ; Lucrèce {De rerum natura, V, 1141-1147) montre aussi comment le droit et les lois apparaissent après une ère de vio­ lence à laquelle ils mettent fin. Nous n ’avons pas cru devoir nous étendre ici sur ce pas­ sage parce que les épicuriens limitent l’apport de la loi à la sécurité (voir infra, p. 205) alors que ce n’est pas son bienfait essentiel pour Cicéron. Sur l’importance de la notion de sécurité, voir l’article de G. C rifô , Krise der Republik und juristischen Werte, De iustitia et iure. Mélanges von Lübtow, Berlin, 1980. Notons que la libertas se réduira uni­ quement à cet aspect sous l’Empire.

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sans se poser aucune de ces questions. Pourquoi donc ? Parce qu’il sait au fond de lui-même, dans la ferme confiance qu’il a pour le régime, que personne ne viendra l’enlever, ni le frapper, ni lui faire vio­ lence193. » Ce sentiment de sécurité, dit Démosthène, est créé par les lois parce qu’elles garantissent que les citoyens seront défendus et proté­ gés. L’orateur athénien n’est pas le seul à insister sur ce point. Un long passage de l’anonyme de Jamblique développe la même idée en mon­ trant le climat de tranquillité et de confiance que créent les lois194. La sécurité qui naît des lois a été aussi analysée de façon originale par Cicéron : il ne s’est pas seulement attaché à la sûreté des personnes, mais a insisté sur les certitudes qu’apportent les lois. C’est ce que nous révèle le grand éloge du droit civil dans le Pro Caecina. L’orateur y énumère en effet les assurances qu’il donne aux citoyens : « Qu’est-ce en effet que le droit civil ? Ce que le crédit ne peut faire plier, ce que l’influence personnelle ne peut briser, ce que l’argent ne peut corrom­ pre. Non seulement si on l’anéantit, mais si l’on s’en écarte ou si l’on s’y conforme avec négligence, il n’est plus rien que l’on puisse espérer en toute certitude recevoir de son père ou léguer à ses enfants. A quoi bon en effet posséder une maison ou une terre léguée par un père, ou légalement acquise d’une autre façon, si vous n’êtes pas sûrs de conser­ ver la jouissance des jours qui sont à vous selon le statut de la pro­ priété et si le statut des murs mitoyens ne peut être garanti par un accord privé ou une loi du peuple contre le crédit d’un adversaire ? A quoi bon, dis-je, posséder une terre, si les règles de droit définies avec tant de soin par nos ancêtres, relativement aux limites, aux possessions, aux eaux et aux chemins peuvent être en quelque manière bouleversées et modifiées ? Croyez-moi, chacun de nous reçoit ces biens par héritage plus du droit et des lois que des personnes qui ont laissé ces biens. Je puis entrer en possession d’un domaine en vertu d’un testament, mais conserver ce qui est ma propriété, je ne le puis que grâce au droit civil. Une terre peut m ’être laissée par mon père, mais l’usucapion de cette terre qui mettra fin à toute inquiétude et aux risques de procès, ce n’est pas à mon père que j ’en suis redevable mais aux lois. Le droit d’amener de l’eau, d’en puiser, le droit de passer et de faire passer mes bêtes me vient de mon père, mais la garantie de tous ces avantages me vient du 193. Contre Midias, 221. 194. On trouve dans le Protreptique de Jamblique un long développement qui est con­ sidéré comme un écrit sophistique. Mais ni l’auteur, ni même la date de l’écrit ne sont connus avec certitude. Sur cet ouvrage et sa postérité, on consultera surtout l’article de A.T. C o le , The anonymus Jamblichi and His Place in Greek Political Theory, Harvard Studies in Classical Philology, 65, 1961, p. 127-163. « Le premier avantage que procure le respect de la légalité (Ευνομία) est la confiance qui est avantageuse pour la société et fait partie des grands biens. (...) En outre la légalité fait que les hommes ne sont pas obligés de consacrer leur temps aux procès, mais peuvent se consacrer aux tâches vitales. » (Nous citons ce texte dans la traduction donnée par J.-P. D u m o n t, Les sophistes, Paris, P.U .F., 1969.)

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droit civil195. » Nous avons cité ce passage en entier parce qu’il met clairement en lumière les avantages du droit civil et des lois. L’énumé­ ration de Cicéron concerne la propriété sous toutes ses formes : trans­ mission, acquisition, respect des servitudes, autant de garanties qu’apportent le droit civil et les lois. Ce passage est en effet rythmé par la certitude qu’ils peuvent seuls procurer. La loi protège les biens, elle permet de les conserver sans risques parce qu’un propriétaire est assuré de faire valoir ses droits en justice ; de même elle rend possible la trans­ mission des biens par héritage ; tout citoyen peut faire un testament et avoir l’assurance que sa volonté sera respectée. Nous voyons ainsi com­ ment se définissent la certitude et la sécurité que crée la loi : par les situations qu’elle protège, elle apporte des garanties. En outre, par ses injonctions et ses interdictions, elle modèle la conduite des citoyens et crée ainsi un certain ordre. Par conséquent un citoyen peut prendre des décisions qui engagent son avenir (acquérir un bien ou le léguer par exemple) et dont il peut espérer qu’elles seront suivies d’effet parce que les lois sont là pour lui assurer des garanties dans ce domaine. La loi apporte donc des certitudes qui permettent l’action196. L’analyse si riche et si profonde de Cicéron n’a guère rencontré d’échos dans la littérature latine. Les écrivains romains en effet ont été surtout sensibles aux garanties touchant la personne du citoyen dans ses rapports avec le pouvoir. La loi accorde des garanties essentielles à tous les citoyens : les Romains les désignaient en général par le terme de iura libertatis, selon une expression qui revient aussi bien chez Salluste que chez Cicéron ou Tite-Live197. Que voulaient-ils dire en affirmant que la loi fixe les iura libertatis ? Le terme de libertas n’est pas en lui-même obscur : ce substantif qui est de la même racine que liber, indiquait avant tout la situation de l’homme libre et, par conséquent, celle du citoyen : dans la plupart des 195. Pro Caecina 26, 73-74 : Quod enim est ius ciuiie ? Quod neque inflecti gratia, neque perfringi potentia neque adultari pecunia possit ; quod si non modo oppressum, sed etiam desertum aut neglegentius adseruatum erit, nihil est quod quisquam habere cer­ tum aut a patre acceptum aut relicturum liberis arbitretur. Quid enim refert aedis aut fundum relictum a patre, aut aliqua ratione habere bene partum si incertum est quae lumina tua iure mancipi sint, ea possisne retinere, si parietum communium ius ciuili ac publica lege contra alicuius gratiam teneri non potest ? Quid, inquam, prodest fundum habere, si, quae diligentissime descripta a maioribus iura finium , possessionum, aquarum itinerumque sunt, haec perturbari aliqua ratione commutarique possunt ? Mihi credite, maior hereditas unicuique nostrum uenit in isdem bonis a iure et a legibus quam ab iis quibus illa ipsa bona nobis relicta sunt. Nam ut perueniat ad me fun d u s testamento ali­ cuius fieri potest ; ut retineam quod meum factum sit sine iure ciuili fieri non potest, at usucapio fundi, fundus a patre relinquiom, hoc est finis sollicitudinis ac periculi litium non a patre relinquitur sed a legibus. Aquae ductus, haustus, iter, actus a patre sed rata auctoritas harum rerum omnium ab iure ciuili sumitur. 196. Voir les analyses de F. H a y e k , Droit législation et liberté, t. 1. Règles et ordre. Trad, française, Paris, P.U .F., 1980 qui insiste beaucoup sur cette forme de certitude. 197. De domo 30, 80 ; Philippiques XIII, 1 ; Actio secunda in Verrem III, 66 ; V, 169 : Tite-Live III, 56, 8 ; XXIII, 10, 8 ; XXIV, 16, 11 ; Salluste, Catilina 37, 9.

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cas, en effet, libertas et duitas sont inséparables à Rome198. Le citoyen est un homme libre et inversement tout homme libre est nécessairement citoyen. Il ne faut pourtant pas en conclure que la loi énumérait des pouvoirs et des devoirs. Il n’entre pas dans sa fonction d’apporter des définitions et des précisions de ce genre. En outre, les Romains sont intervenus avec une grande réserve dans le domaine du droit privé199 ; ils n’ont pas touché à la patria potestas. La loi ne fixe pas non plus les relations entre époux et ni le mariage ni le divorce ne sont son affaire. La propriété n’a que peu de limitations et, comme elle, le testament reste avant tout affaire individuelle : l’ingérence de l’État dans ce domaine est réduite au strict nécessaire et les seules lois testamentaires (qui protègent les droits des héritiers) n’ont été imposées que sous la pression des circonstances. La loi ne fixe donc pas la situation du citoyen. Elle lui donne des iura. Ce terme n’est pas simple à définir. Il est hors de question d’en faire des droits du citoyen que l’on opposerait à des « devoirs » fixés par la loi200 puisque c’est précisément la loi qui fixe le ius et donc les iura. Il n’est pas non plus possible de voir dans cette expression des « droits subjectifs », c’est-à-dire des droits attachés à la personne du citoyen, qu’il posséderait en tant que personne. M. Villey a nettement démontré que cette notion est une notion moderne qui ne saurait s’appliquer à Rome : on ne peut pas dire que le citoyen possède en tant qu’individu des facultés (c’est-à-dire des pouvoirs) que le droit viendrait ensuite reconnaître et sanctionner201. Le ius n’est pas un pouvoir, mais 198. Voir sur cette question E. L ev y , Libertas und ciuitas, Z.S.S., R .A ., 77, 1961, p. 142-172 et C. G i o f f r e d i , Liberté e cittadinanza, Studi Betti, 1962, t. II, p. 511-529. Sur la libertas à Rome, voir les remarques de F. S c h u l z dans les Principles o f Roman law, H. K l o e s e l , Libertas, Diss. Breslau, 1935 ; Ch. W irsz u b s k i, Libertas as a political Idea at Rome during the Late Republic and the Early Principate, Cambridge, 1950 ; U. von L u e b to w , Blüte and Verfall der römischen Freiheit, Berlin, 1953 ; G. C r i f ô , Su alcuni aspetti della liberté a Roma, Archivio Giuridico, 154, 1958, p. 3-72 ; J. B le ic k e n , Staatliche Ordnung und Freiheit in der römischen Republik, Kallmunz, 1972. 199. S c h u l z , Principles, p. 19-35. 200. Comme le pense J . H e l l e g o u a r c h , Le vocabulaire latin des relations et des par­ tis politiques sous la république, p. 546. 201. M. V i l l e y , Les Institutes de Gaius et l’idée du droit subjectif, R .H .D ., 24-25, 1946, p. 201-227 ; La form ation de la pensée juridique moderne, Paris, DomatMontchrestien, 1968, p. 227-228 ; Philosophie du droit, t. I, Définitions et fin s du droit, Paris, Dalloz, 1975. L ’idée de droit subjectif commence é se développer dans la philoso­ phie de Guillaume d’Occam. Elle apparaît plus nettement encore dans des systèmes comme celui de Hobbes qui partent de l’individu dans l’état de nature, en lui supposant un droit infini qui sera peu é peu restreint avec le développement de la cité. Les travaux sur la notion de droit subjectif dans l’antiquité s’attachent surtout aux formules du Digeste (par exemple, A. d ’ORS, Aspectos objetivos y subjetivos dei concepto de ius, Studi Albertario, t. II, Milan, 1953, p. 277-299 ; C. G io f f r e d i, Osservazioni sui problema del diritto soggettivo nel diritto romano, B .I.D .R ., 70, 1967, p. 227-238). Il paraît diffi­ cile de soutenir comme le fait G. F a s s ô (Riflessioni su diritto soggettivo e diritto oggettivo, Studi Donatuti, t. I, Milan, 1973, p. 347-364) que l’antiquité a connu le droit sub­ jectif qu’elle exprime dans la formule suum cuique tribuere. Il ne nous paraît pas possible d’établir un rapport entre la conception d ’une justice distributive qui s’exprime dans cette formule et le droit subjectif.

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un statut : celui d’une personne, d’une classe de personnes, ou même d’un bien. Fixer ce statut, c’est préciser la part qui revient à chacun, établir un rapport entre deux pouvoirs, deux personnes, ou même deux terrains, en déterminant les limites de chacun. La notion de iura liberta­ tis indique ainsi les garanties attachées au citoyen, c’est-à-dire les limites à l’intérieur desquelles peut s’exercer son action, les limites de l’action d’autrui (et principalement du magistrat) à son endroit. Il ne s’agit pas de pouvoirs même si quelques passages peuvent le laisser croire : il est en effet facile de glisser de l’idée de statut, de sphère d’action à celle de pouvoir202. Mais en parlant des iura libertatis, les écrivains romains ont voulu avant tout insister sur les garanties que le pouvoir doit apporter aux citoyens. Même si cette notion n’est jamais véritablement définie dans les textes, il est possible d’en préciser le contenu. Nous découvrons par là une réflexion approfondie sur les rapports du citoyen et du pou­ voir et le rôle que joue la loi dans la détermination de leurs rapports. Ainsi s’esquisse une méditation sur les « droits » du citoyen et peut-être même ceux de la personne203. Les iura libertatis ne se réduisent pas en effet à une formule vague. Le citoyen romain s’était vu reconnaître certaines garanties touchant sa personne et ses biens. Ce ne sont point des principes généraux mais des déterminations précises. Le passage du Pro Caecina que nous citions plus haut nous en donne un premier aperçu : Cicéron y énumère en effet des iura qui sont, dit-il, garantis par le droit civil et les lois204. Il s’attache d’abord à la propriété sous toutes ses formes, ce qui nous révèle l’importance qu’avait la protection des biens. Cicéron a longue­ ment développé ce point de vue dans le De officiis où il affirme que chacun doit conserver ses propriétés205 et il attaquera pour cette raison les auteurs de réformes agraires. Ce point de vue n’est pas en contradic­ tion avec la tradition romaine : l’homme libre, qui est sui iuris, est en 202. Comme le rappelle M. V i l l e y lui-même. Voir par exemple De re publica I, 32, 48 : si uero ius suum populi teneant, negant quicquam esse praestantius, liberius, beatius, quippe domini sint legum, iudiciorum, belli, pacis, foederum, capitis uniuscuiusque, pecu­ niae. Le rapprochement entre ius et domini fait bien penser à un pouvoir. Sur la notion de ius comme sphère d’action voir G. D u m é z il, A propos de latin jus. Revue de Vhistoire des religions, 134, 1947-1948, p. 95-112 et lus, in Idées Romaines, Paris, Gallimard, 1969, p. 31-45. 203. Comme le laisse voir le De officiis. Cf. A. M ic h e l, Philosophie grecque et liber­ tés individuelles dans le « De officiis » de Cicéron, La filosofîa greca e il diritto romano, Rome, 1977, t.I, p. 83-96. 204. Pro Caecina 26, 73-74. 205. De officiis I, 7, 21 : Sunt autem priuata nulla natura sed aut uetere occupatione, aut uictoria, aut lege (...) Ex quo, quia suum cuiusque f i t eorum quae natura fuerant communia, quod cuique obtigit id quisque teneat ; II, 22, 79 : Quam autem habet aequi­ tatem, ut agrum multis annis aut etiam saeculis ante possessum, qui nullum habuit habeat, qui autem habuit, amittat ? Dans le même passage (II, 21, 73) Cicéron précise que les cités et les États ont été établis pour conserver les biens de chacun. Sur les sources stoïciennes de cette attitude, voir I. H a d o t , Tradition stoïcienne et idées politiques au temps des Gracques, R .E.L., 48, 1970, p. 133-179.

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même temps un propriétaire. La loi doit donc lui garantir la jouissance de ses biens. Si les biens et la demeure du citoyen étaient respectables et respectés par le droit et les lois, sa personne ne l’était pas moins. Aucun citoyen ne peut devenir esclave dans sa propre cité : dès la loi des XII Tables, le débiteur insolvable, s’il n’est pas mis à mort, est vendu comme esclave, non dans sa cité, mais au-delà du Tibre206. La lex PoeteliaPapiria avait en outre aboli le nexum, la contrainte par corps, et depuis ce moment aucun citoyen ne peut se voir réduit en esclavage pour det­ tes. Elle conservait un grand prestige : Tite-Live en fait « un nouveau commencement de la liberté207 » et Cicéron la rapproche de l’œuvre de Solon puisqu’une des principales mesures prises par le législateur grec avait consisté à abolir l’esclavage pour dettes. La qualité de citoyen est donc protégée. En outre, le procès de liberté (au cours duquel un citoyen tente de faire reconnaître à un autre la qualité d’homme libre et donc de citoyen) est entouré de garanties très précises. Ce type de pro­ cès archaïque se fait par sacramentum : il faut donc verser une certaine somme (ou s’engager à la verser) ; or Gaius nous apprend que dans le procès de liberté le montant du sacramentum était très faible208. En outre, c’est le seul procès que l’on puisse renouveler indéfiniment : il a ainsi un caractère exceptionnel puisque tous les autres procès ne peu­ vent être réitérés. Les Romains ont donc voulu protéger la liberté du citoyen, permettre qu’elle fût facilement reconnue : aussi ont-ils accordé toutes facilités à Yadsertor libertatis, le citoyen qui faisait reconnaître la liberté d’un autre. Mais c’est surtout l’intégrité de la personne qu’ils ont défendue. 2. La prouocatio Le plus précieux privilège du citoyen romain, c’était en effet la prouocatio ad populum, la possibilité de faire appel au peuple contre un magistrat. La tradition fait remonter ce droit à l’époque royale209 et le procès d’Horace en était une illustration très nette. Il tombait en

206. Aulu-Gelle XX, 1, 46-47 : Erat autem interea ius paciscendi ac, nisi pacti forent, habebantur in uinclis dies sexaginta. Inter eos dies trinis nundinis continuis ad praetorem in comitium producebantur quantaeque pecuniae iudicati essent praedicabatur. Tertiis autem nundiniis capite poenas dabant aut trans Tiberim peregre uenum ibant. 207. VIII, 28, 1 ; sur ce point voir H. K l o e s e l , Libertas, Diss. Breslau, 1935. De re publica II, 34, 59. 208. IV, 14 : Si de libertate hominis controuersia erat, etiamsi pretiosissimus homo esset, tamen ut L assibus sacramento contenderet eadem lege cautum est, fauore scilicet libertatis, ne onerarentur adsertores. Sur ce procès, voir M. K aser, Das römische Priva­ trecht, 2e ed, Munich, 1971. 209. De re publica II, 31, 54 : prouocationem etiam a regibus fuisse declarant pontifi­ cii libri, significant nostri etiam augurales.

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effet sous le coup d’une accusation de perduellio pour avoir tué sa sœur ; le roi remet l’affaire au peuple et lui délègue le soin de juger cette cause ; et le peuple l’acquitte210. Ce droit est réaffirmé (ou créé) en 509, avec la naissance de la République : une lex Valeria, proposée par le consul Valerius Publicola, permet d’en appeler au peuple211. Il est à nouveau prévu par le code décemviral puisque « les XII Tables indi­ quent dans de nombreuses dispositions que l’on peut faire appel de tout jugement et de toute sentence pénale212213». Après l’expulsion des décem­ virs et le retour à la République, une lex Valeria-Horatia, proposée par les deux consuls, interdit une nouvelle fois de créer des magistrats qui ne soient pas soumis à la prouocatio212. Une nouvelle lex Valeria de 300 renforce cette obligation et en précise la sanction214. Les trois leges Por­ ciae2'5, au IIe siècle, auraient enfin interdit d’infliger à un citoyen la peine des verges, pour la première, étendu la prouocatio aux actes accomplis en vertu de Yimperium militaire, pour la seconde, la troi­ sième est plus incertaine. En 123, la lex Sempronia de prouocatione réaffirme ce principe et lui confère une nouvelle importance216. C’est dire la valeur qu’il avait : l’histoire romaine et les fréquents renouvelle­ ments de cette loi le font bien voir. Les écrivains romains ont attaché autant d’importance à ce droit. Dans les écrits de Cicéron, la prouocatio apparaît comme un droit imprescriptible du citoyen romain. « Je suis citoyen romain ! » criait Gavius de Compsa, ce citoyen romain enfermé dans les latomies par

210. Tite-Live I, 26, 6. Il paraîtrait bien plus logique et bien plus vraisemblable de voir Horace accusé de parricidium puisqu’il a tué sa sœur. En fait Camille s’était déjà rendue coupable d ’un crime en pleurant la mort d ’un ennemi et méritait donc un châti­ ment. Horace l’a tuée avant le jugement et s’est ainsi substitué à l’État en devançant le cours de la justice, d ’où le chef d ’accusation qui pèse sur lui. Voir A. M a g d e la in , Remarques sur la perduellio, Historia, 22, 1973, p. 405-422. 211. Tite-Live II, 8, 2 ; De re publica II, 31, 53 ; Denys d*Halicarnasse V, 19, 4 ; Plu­ tarque, Publicola 2 ; Valère-Maxime IV, 1, 1. 212. De re publica II, 31, 54 : A b omni iudicio poenaque prouocari licet indicant X II Tabulae compluribus legibus. 213. Tite-Live III, 55, 4 : Aliam deinde consularem legem de prouocatione decemuirali potestate euersam, non restituunt modo sed etiam in posterum muniunt sanciendo noua lege ne quis ullum magistratum sine prouocatione crearet, qui creasset, eum ius fasque esset occidi, neue ea caedes capitalis noxae haberetur. 214. Tite-Live X, 9, 3 : Eodem anno M. Valerius consul de prouocatione legem tulit diligentius sanctam. Tertio ea tum post reges exactos lata est, semper a familia eadem. 215. Tite-Live X, 9, 6 : Porcia tamen lex sola pro tergo ciuium lata uidetur, quod graui poena si quis uerberasset necassetue ciuem Romanum sanxit. Cicéron, De re publica II, 31, 54 : neque uero leges Porciae, quae tres sunt Porciorum ut scitis, quicquam praeter sanctionem attulerunt noui. Le détail de ces lois est imprécis : la première est sans doute proposée par Caton l’Ancien ; la seconde par P. Porcius Laeca (tribun en 199 et préteur en 195) ; la troisième est très incertaine. Voir en dernier lieu la synthèse de A.W. L i n t o t t , Prouocatio, Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, I, t. II, BerlinNew York, 1972, p. 226-261. 216. Pro Rabirio perduellionis reo 4, 12 : Ne quis de capite ciuium Romanorum iniussu vestro iudicaretur. Sur cette loi voir E .S. G r u e n , Criminal Courts and Roman Politics 149-78 B .C ., Harvard University Press, 1968.

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Verrès. Il avait réussi à s’en échapper mais avait été repris et Verrès avait donné l’ordre de le battre de verges. Cette décision soulève l’indi­ gnation de Cicéron et il peut célébrer avec ferveur la liberté du citoyen romain : « O doux nom de liberté ! Privilège de nos citoyens ! Loi Por­ cia ! Loi Sempronia ! O pouvoir des tribuns si vivement regretté et enfin rendu à la plèbe romaine ! Toutes ces garanties ont-elles abouti à ce qu’un citoyen romain, dans une province du peuple romain, dans une ville d’alliés fût attaché et tailladé à coups de verges sur le forum par celui qui tenait du peuple romain les faisceaux et les haches217 ? » Ces lignes célèbres montrent clairement le prix que l’on attachait à la prouocatio : elle était liée à la liberté du citoyen romain car le pouvoir de faire appel contre un magistrat, la possibilité même d’être jugé par le peuple en faisaient une limite à l’arbitraire du magistrat, une garantie pour le citoyen. Aussi la prouocatio était-elle saluée par tous comme la « citadelle qui protège la liberté218 ». Quel est le mécanisme de la prouocatio ? On traduit en général ce terme par appel au peuple ; on serait donc tenté de penser qu’elle est opposable à tout jugement, toute sentence rendue par un magistrat et qu’elle fonctionne comme un droit d’appel au sens moderne du terme. C’est bien ainsi que Cicéron la présente dans le De re publica, en disant : « on peut faire appel de tout jugement219 ». Autrement dit, après un premier procès et une sentence rendue par le magistrat, il y aurait en quelque sorte une seconde instance et un second procès devant le peuple qui déciderait en dernier ressort. Cette interprétation toutefois ne paraît pas confirmée par les rares témoignages de prouocatio que nous ayons : aussi admet-on en général qu’au bout de trois séances d’instruction menées par le magistrat devant le peuple, la décision était prise par le peuple la quatrième fois ; il ne s’agit donc pas d’un droit d’appel mais d’un jugement rendu par le peuple220. Il est toutefois difficile de préciser dans tous ses détails le méca­ nisme de la prouocatio. Nous n’en avons pas d’exemple historique en matière capitale. Les invraisemblances du procès d’Horace sont extrê­ mement nombreuses : les duumvirs que mentionne Tite-Live n’ont que la possibilité de condamner, et non celle d’absoudre, ce qui est bien sur-

217. Actio secunda in Verrem V, 63, 163 : O nomen dulce libertatis ! O ius eximium nostrae duitatis ! O lex Porcia legesque Semproniae ! O grauiter desiderata et aliquando reddita plebi Romanae tribunicia potestas ! Hucine tandem haec omnia reciderunt ut ciuis Romanus in prouincia populi Romanif in oppido foederatorum, ab eo qui beneficio populi Romani fasces et secures haberet, deligatus in fo ro uirgis caederetur. 218. A rx tuendae libertatis : Tite-Live III, 45, 8 ; cf. De oratore II, 199 : patrona d u i­ tatis ac uindex libertatis. 219. Telle était l’hypothèse de Mommsen, Droit Public VI, p. 403 et suiv. 220. Comme l’ont montré des études plus récentes, C. B re c h t,Z .S.S., R .A ., 1939, p. 261-314 ; H. Siber, Z.S.S, R .A ., 1942, p. 376-390 et surtout W. K unkel, Untersuchun­ gen zur Entwicklung des römischen Kriminalverfahrens in der vorsullqnischer Zeit, Munich, 1962.

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prenant si ce sont véritablement des magistrats, possédant un pouvoir réel. Ils paraissent seulement figurer dans le récit pour mieux mettre en lumière le pouvoir du peuple. La loi citée par Tite-Live est tout aussi étrange que cette magistrature ; elle imite sans doute dans son style les lois archaïques mais ne donne aucune des précisions que Ton attend en général dans une loi : rien sur le mode de désignation des duumvirs, rien sur la procédure comitiale221. Toutes ces invraisemblances laissent penser que le procès d’Horace, au moins sous cette forme, est dépourvu d’authenticité. Les procès de Manlius Capitolinus ou de Sp. Cassius sont diversement décrits dans la tradition annalistique ; Tite-Live se fait lui-même l’écho de ces incertitudes en rapportant deux traditions oppo­ sées pour Sp. Cassius222 : selon certains, il aurait été mis à mort par son père ou accusé de haute trahison et condamné par le peuple. L’ambi­ guïté de cette tradition ne permet pas de se fier à elle. Et des variantes semblables apparaissent dans l’épisode de Manlius Capitolinus223. Il ne reste qu’un seul exemple de jugement par le peuple : le procès de Rabi­ rius, accusé de perduellio et que défendit Cicéron en 63. Mais ce pro­ cès, comme on l’a souvent souligné, est une imitation du légendaire procès d’Horace224. En outre, Cicéron nie systématiquement qu’il y ait eu appel au peuple ; il peut ainsi retourner contre Labiénus l’accusation qu’il a lancée le premier : mettre à mort un citoyen sans jugement. Les exemples de prouocatio en matière capitale sont donc inexis­ tants. Comment expliquer une telle absence ? Les magistrats éviteraient systématiquement de prononcer la peine capitale dès lors qu’il peut y avoir appel au peuple. Cette hypothèse serait confirmée par les réflexions de Cicéron dans la Première Philippique ; Antoine avait proposé d’accorder le droit d’appel au peuple dans les procès pour violence ou lèse-majesté et l’orateur de s’écrier : « Ce que l’on veut, ce que l’on propose, c’est de rendre toute accusation impossible en vertu de ces lois. Se trouvera-t-il un accusateur assez insensé pour consentir, une fois l’accusé condamné, à affronter une multitude soudoyée ou bien un juge qui ose condamner un accusé pour être lui-même traîné aussitôt devant des bandes salariées225 ? » Les magistrats s’abstiendraient de 221. La loi, qualifiée par Tite-Live de lex horrendi carminis, précise simplement (I, 26, 6) : Duumuiri perduellionem iudicent ; si a duumuiris prouocarit, prouocatione cer­ tato, si uincent caput obnubito ; infelici arbori reste suspendito ; uerberato uel intra pomerium uel extra pomerium. Hac lege duumuiri creati qui se absoluere non rebantur ea lege ne innoxium quidem posse. Sur les invraisemblances de cette loi, voir A. M a g d e l a i n , Remarques sur la perduellio. Historia, 1973. 222. II, 41, 10 : Sunt qui patrem auctorem eius supplicii ferant. (...) Inuenio apud quosdam, idque propius fid em est, a quaestoribus Caesone Fabio et L. Valerio diem dic­ tam perduellionis, damnatumque populi iudicio, dirutas publice aedes. Sur les incertitudes de la tradition voir les remarques de J. B a y e t dans l’appendice au tome VI de Tite-Live. 223. VI, 20, 12 : Sunt qui per duumuiros qui de perduellione anquirerent creatos, auc­ tores sint damnatum. Tribuni de saxo Tarpeio deiecerunt. 224. A. M a g d e l a i n , Perduellio, Historia, 1973. 225. I, 9, 22 : Id agitur, id fertur ne quis omnino unquam istis legibus reus fia t. Quis

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porter les procès devant le peuple. Il y a certes des exemples de juge­ ments prononcés par les comices en matière capitale mais ce sont des procès de perduellio, menés par des tribuns de la plèbe, dans lesquels la prouocatio ne joue pas. C’est le tribun qui soumet de son propre chef la décision au peuple car il ne peut seul se prononcer en matière capi­ tale226. Les seuls exemples de prouocatio que nous ayons sont très parti­ culiers : ils concernent des amendes infligées par le grand pontife à des prêtres qui veulent exercer des fonctions politiques. En 189, par exem­ ple, le flamine de Quirinus souhaite partir comme préteur en Sardai­ gne ; après de longs débats, une amende est fixée par le grand pontife. L’affaire est finalement portée devant le peuple ; il ordonne d’ailleurs au flamine de s’incliner devant les ordres du pontife, mais il lui fait remise de l’amende227. Ces exemples laissent penser que la prouocatio ne joue qu’en matière de coercition ou d’amende228. Mais comment expliquer alors l’importance indéniable qu’elle avait pour les Romains ? C’est l’un des droits fondamentaux du peuple qui naît avec la cité. En fait, il n’est pas possible d’admettre son existence à l’époque royale et au début de la République. Pour que le peuple puisse juger en dernier ressort, il faut qu’il possède une espèce de souveraineté. Elle n’existe pas tant que les lois comitiales doivent être ratifiées, après le vote, par les sénateurs229. En ce sens, le procès d’Horace n’a pas de valeur, et les trois leges sur la prouocatio ne sont pas authentiques : la première qui sera reprise terme pour terme en 300 est à peu près impossible à admettre230. Il se peut toutefois qu’ait existé, avant l’établissement officiel de la prouoca­ tio par une loi, une espèce de recours au peuple dont témoignerait l’antique expression fidem Quiritium implorare ou le verbe quiritare231. aut accusator tam amens reperietur, qui, reo condemnato, obicere se multitudini conduc­ tae uelit aut iudex qui reum damnare audeat, ut ipse ad operas mercennarias statim pro­ trahatur ? (Trad. P. W uilleum ier, Paris, Belles Lettres, 1966). 226. A. M agdelain, art. cit. 227. Tite-Live XXXVII, 51, 1 et suiv. : Certamen inter P. Licinium pontificem maxi­ mum fu it et Q. Fabium Pictorem, flaminem Quirinalem (...) praetorem hunc, ne in Sardi­ niam proficisceretur, P. Licinius tenuit, et in senatu et ad populum magnis contentionibus certatum, et imperia inhibita ultro citroque, et pignera capta et multae dictae, et tribuni appellati, et prouocatum ad populum est. Religio ad postremum uicit, dicto audiens esse flamen pontifici iussus et multa iussu populi ei remissa. Voir d ’autres exemples chez TiteLive XL, 42, 9 et Cicéron, Philippiques XI, 18. Cf. les remarques de A .H.M . Jones, The Criminal Courts o f the Roman Republic and Principate, Oxford, 1972, p. 10 et suiv. 228. Comme l’ont affirmé J. B leicken, Ursprung und Bedeutung der Provocation, Z.S.S., R .A . 86, 1959, p. 324-377 ; Prouocatio, R.E. XXIII, 2, col. 2230-2256 et W. Kunkel, op. cit. 229. A. M agdelain, Praetor maximus et comitiatus maximus, Iura, 20, 1969, p. 257-286. 230. Voir E. S taveley , Prouocatio during the Fifth and Fourth Centuries B.C., His­ toria, 3, 1954-1955, p. 412-428. Seul R. D evelin (Provocatio and plebiscites, Mnemosyne, 31, 1978, p. 45-60) n’y croit guère et fait de cette loi une simple recommandation. 231. S taveley, art. cit.t L’expression fid em Quiritium implorare apparaît dans TiteLive II, 25, par exemple ; Varron, De lingua latina VI, 68 : quiritare dicitur is qui Quiri­ tium fidem clamans implorat.

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Mais il est bien difficile d’en préciser les modalités. Peu à peu le recours au peuple aurait pris des formes précises mais la prouocatio est liée à la souveraineté populaire. Ce n’est qu’en 339 qu’est supprimée la ratification sénatoriale, ce qui laisse penser que la première loi sur la prouocatio date en fait de 300. L’appel au peuple existait-il dans les XII Tables ? Cicéron le souligne nettement dans le De re publica mais son témoignage est isolé. En outre, les dispositions du code décemviral que nous avons conservées, ne permettent pas de le penser. Une loi seu­ lement peut paraître y faire allusion ; Cicéron la mentionne dans le De legibus : priuilegia ne inroganto, de capite ciuis nisi per comitiatum maximum ne ferunto232. Elle implique donc que seuls les comices souve­ rains (qui sont les comices centuriates) peuvent se prononcer en matière capitale. Faut-il nécessairement en conclure qu’il s’agit d’une allusion à la prouocatio ? Rien n’est moins sûr. C’est bien plutôt un moyen d’empêcher les procès tribuniciens devant les concilia plebis, l’assemblée de la plèbe, ou plus tard devant les comices tributes, et par là même d’éviter de voir la peine capitale prononcée par cette assemblée232233. La loi Valeria de 449 n’a de sens que par rapport au décemvirat : il ne pouvait en effet (selon la tradition) y avoir appel contre ces magistrats ; et c’est pour éviter le retour de pareille situation que fut votée une telle loi234. Ces différentes lois, même si elles sont d’une authenticité discutable, attestent la valeur qu’avait la prouocatio pour les Romains. Voilà pour­ quoi ils l’ont fait naître avec la cité, ou avec la République, pour la rendre plus vénérable et montrer ainsi qu’elle était inséparable des tradi­ tions de la cité. Les derniers siècles de la République ne paraissent pourtant pas lui avoir conféré un plus grand poids : la multiplication des quaestiones a pour conséquence de dessaisir le peuple de ce pouvoir dans la pratique235. En outre le senatus consultum ultimum donne pleins pouvoirs aux consuls pour « veiller à ce que la république ne subisse aucun dommage » et semble ainsi écarter toute possibilité d’appel au peuple. Dans les Catilinaires, Cicéron s’appuie sur de nombreux précé­ dents (la mort de Tiberius Gracchus ou de Saturninus et Glaucia, par exemple) pour montrer que dans des circonstances exceptionnelles, on peut mettre à mort des citoyens sans l’accord du peuple236. Le senatus consultum ultimum dispensait, à ses yeux, de respecter les lois ; mais 232. III, 4, 11. 233. Voir W. K unkel, op. c/Λ, et les remarques de J. B leicken, L ex publica, p. 201. 234. S tav eley , art. cit. Il ne peut non plus y avoir de prouocatio contre les sentences rendues par un dictateur, du moins à l’origine. 235. Comme le souligne C. N ic o le t dans son compte rendu de l’ouvrage de E.S. G ruen, Criminal courts and Roman Politics, paru dans la R .E .L ., 1969 ; cf. Le métier de citoyen, p. 447. 236. In Catilinam I, 1, 3 ; II, 4 : quo ex senatus consulto confestim te interfectum esse, Catilina, conuenit. Sur le Senatus-consultum ultimum voir J. U n g e rn -S tern b erg von P u rk e l, Untersuchungen zum Spätrepublikanischen Notstandsrecht, Munich, 1970.

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c’était une situation extraordinaire et elle ne se justifiait, pour l’orateur, que par la nécessité où étaient les consuls de défendre la République et la légalité contre des individus qui ne les respectaient pas non plus. Une bonne partie de l’argumentation des Catilinaires est consacrée à montrer que Catilina est un hostis, un ennemi public237. Inexistante pour les premiers temps de la République, peu attestée dans les derniers siècles, la prouocatio est-elle donc un rêve, un droit idéal qui n’existe que dans une république idéale ? On serait tenté de le croire. Cicéron lui attribue une place importante dans le De legibus et le De re publica ; mais ce sont là des écrits théoriques où il trace le modèle d’un État parfait. Dans le De legibus, le recours à la prouocatio est d’ailleurs limité : il n’existe pas à l’armée ; le droit de coercition du magistrat est sans doute restreint par la possibilité d’un appel au peu­ ple, il l’est tout autant par Vintercessio d’un pouvoir égal ou supé­ rieur238. N’est-ce pas l’expérience même de Cicéron qui l’a conduit à attribuer tant de poids à ce droit ? Exilé par une résolution des comices tributes, il aurait ainsi été conduit à nier les priuilegia et à surestimer l’importance des comices centuriates et de la prouocatio. Et c’est le témoignage de Cicéron qui en aurait fait un droit imprescriptible du citoyen romain alors que dans les faits rien ne permet d’affirmer qu’il en soit ainsi239. Ce « droit d’appel » comprend pourtant deux éléments essentiels qui en expliquent la valeur. Il protège d’abord le citoyen contre l’arbitraire du magistrat ; il empêche d’être soumis à la coercition et condamné sans avoir pu débattre publiquement sa cause. Ce sont là deux possibili­ tés essentielles. De nombreux exemples illustrent cette composante fon­ damentale de la liberté à Rome. Une anecdote rapportée par Cicéron et Tite-Live souligne la modération des premiers décemvirs et met en même temps très clairement en lumière ce principe. C. Iulius, l’un des décemvirs, se refuse à instruire seul un procès en matière de meurtre, alors qu’il pouvait le faire en toute légalité, puisque la prouocatio ne jouait pas contre la sentence des décemvirs. Mais « il renonça à son droit pour ajouter à la liberté du peuple, ce qu’il ôtait à sa puissance coercitive de magistrat240 ». Cet épisode, sans doute dépourvu d’authen237. In Catilinam, I, 2, 5 ; 5, 13. 238. Ill, 3, 6 : Magistratus nec oboedientem et noxium ciuem multa uinculis uerberibusue coerceto ni par maiorue potestas populusue prohibessit, ad quos prouocatio esto (...)Militiae ab eo qui imperabit prouocatio nec esto. W. Kunkel, op. cit., s’attache beau­ coup à ce texte. 239. A Heuss, Ciceros Theorie vom römischen Staat, N. G.G., 1975, p. 197-272, insiste trop sur cet aspect mythique. 240. Tite-Live III, 33, 10 : Cum sine prouocatione creati essent, defosso cadauere domi apud P. Sestium, patriciae gentis uirum, inuento prolatoque in contionem, in re iuxta manifesta atque atroci, C. Iulius decemuir diem Sestio dicit et accusator ad popu­ lum exstitit, cuius rei iudex legitimus erat, decessitque iure suo, ut demptum de ui magis­ tratus populi libertati adiceret. A la suite de W eissenborn-M ueller et de R.-M. Ogilvie, nous Privons decessit iure suo et non decessit ei iure suo. La correction se justifie parce

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ticité, a néanmoins une signification profonde : un magistrat limite de lui-même sa propre puissance coercitive ; cette conduite digne d’éloge témoigne bien d’un refus d ’éviter toute condamnation arbitraire et tel est, selon nous, le sens de ce droit. C’est le même désir de limiter l’arbitraire du magistrat, d’éviter toute juridiction exceptionnelle qui se manifeste dans la lex Sempronia, proposée en 123 par Caius Gracchus. Elle ne rendait sans doute pas obligatoire le recours au jugement du peuple en matière capitale. Le développement des quaestiones est déjà important à cette époque. Mais elle interdisait vraisemblablement l’insti­ tution d’un tribunal spécial sans l’accord du peuple et cherchait ainsi à empêcher toute condamnation indicta causa. Les juridictions exception­ nelles ne disparaissent pas après cette loi, mais elles sont désormais ins­ tituées avec l’accord du peuple241. C’est dans ce principe que réside la valeur de la prouocatio ; et les proscriptions de Sylla avaient encore mieux fait mesurer l’acuité du problème. On comprend mieux ainsi que les Romains en aient fait une règle fondamentale de la cité, qu’elle leur ait paru née avec la République. La prouocatio constitue donc une garantie essentielle pour le citoyen. Cicéron a les mêmes accents que les tribuns de la plèbe pour la définir comme la protectrice de la cité, la caution de la liberté. Elle avait pris toutefois une valeur particulière pour ceux que l’on appelait les populares ; elle assurait en effet au citoyen la même protec­ tion que les tribuns de la plèbe, les garantissait comme eux contre l’arbitraire d’un magistrat et constituait comme eux « le rempart de la liberté242 ». Affirmer l’importance de la prouocatio, c’était dans cette perspective affirmer l’importance du peuple puisqu’il restait seul maître de la décision243 ; c’était s’opposer aux optimates. Les mêmes hommes avaient également souligné que même des circonstances exceptionnelles ne devaient pas détourner du respect de la légalité. Aussi se sont-ils éle­ vés contre une interprétation extensive du senatus consultum ultimum. Et les magistrats qui l’ont utilisé un peu trop largement ont été l’objet de leurs attaques. Le procès de Rabirius le fait bien voir et ce n’est peut-être qu’un avertissement donné à Cicéron pour lui rappeler de pré­ server la légalité et lui montrer ce qu’il risque s’il s’y refuse. C’est dire qu’il est essentiel de respecter la liberté du citoyen. que decessit iure suo est l’expression la plus courante. Voir les remarques de R.M. O g il­ vie dans son commentaire ad ioc. Cicéron (De re publica II, 36, 61) rapporte également cet épisode : Laus est eximia ilia C. luli (...) Cum ipse potestatem summam haberet quod decemuirum unus sine prouocatione esset, uades tamen poposcit, quod se legem illam praeclaram neglecturum negaret quae de capite ciuis Romani nisi centuriatis comitiis statui uetaret. 241. Sur cette loi et ses conséquences voir E.S. G ruen, Criminal courts and Roman politics. 242. Tite-Live I II, 45, 8, ; cf. A .U . S tylow , Libertas und liberalitas. Diss. Munich, 1972. 243. Ch. M eier, Populares, R.E., suppi. X, col. 552 et suiv. ; voir aussi Res publica amissa, Wiesbaden, 1966.

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Aussi une telle loi a-t-elle une place exceptionnelle parmi toutes les lois romaines. Bien des passages le montrent : c’est aux lois sur l’appel au peuple que fait allusion Cicéron dans le Pro Rabirio : il oppose en effet la Rome royale et la République où quelques hommes ont voulu que « la liberté des citoyens fût garantie par la douceur des lois, et non que les supplices la fissent paraître redoutable244 ». Il veut ainsi mettre en lumière les garanties qui ont été laissées à tout citoyen quand il tom­ bait sous le coup d’une accusation. C’est la même idée qu’expriment hardiment les Verrinés. Pour marquer la joie de Gavius qui avait réussi à s’évader des latomies où Verrès l’avait enfermé, l’orateur s’écrie vive­ ment qu’au sortir de la crainte de la mort et des ténèbres, « il était ranimé et ressuscité par la lumière de la liberté et, pour ainsi dire, le parfum des lois245 ». Cette expression forte et originale montre l’impor­ tance exceptionnelle qu’attachaient les Romains à de telles garanties. 3. Libertas et licentia Elle nous fait mieux comprendre l’association étroite qui existe entre les lois et les iura libertatis. Les analyses que nous venons de faire nous montrent bien que ces iura ne déterminent absolument pas un statut du citoyen ; il s’agit d’un certain nombre de garanties fixées par les lois et qui sont ainsi mieux assurées. A les examiner de près, on voit bien qu’il ne s’agit pas de pouvoirs reconnus au citoyen, mais de restrictions à l’arbitraire du magistrat, de limites à la liberté de chacun qui garantis­ sent ainsi celle de tous. Elles n’impliquent pas seulement que la loi ait les qualités que nous avons définies précédemment, elles supposent éga­ lement qu’elle possède une autorité suffisante pour se faire respecter. Ainsi s’éclaire la célèbre formule de Cicéron dans le Pro Cluentio : « Nous sommes tous esclaves des lois pour pouvoir être libres246. » Les Romains se trompaient-ils quand ils affirmaient que leur liberté reposait sur des lois ? Ce n’est pas là discours creux et sans fondement. Les Grecs se sont surtout préoccupés de la participation du citoyen au pouvoir — fût-il le plus humble. L’existence du tirage au sort pour la plupart des magistratures montre que les institutions confirmaient dans la pratique cette préoccupation. Il n’y a pas de tirage au sort à Rome et l’exercice du pouvoir ne s’effectue pas selon les mêmes modalités qu’à Athènes. Mais les Romains ont été attentifs aux droits du citoyen. 244. Pro Rabirio perduellionis reo 3, 10 : Sed ista laus primum est maiorum nostro­ rum, Quirites, qui expulsis regibus nullum in libero populo uestigium crudelitatis regiae retinuerunt, deinde multorum uirorum fortium qui uestram libertatem non acerbitate sup­ pliciorum infestam sed lenitate legum munitam esse uoluerunt. 245. A ctio secunda in Verrem V, 61, 160 : Cum (scii. Gauius) ex illo metu mortis ac tenebris quasi luce libertatis et odore aliquo legum recreatus reuixisset... 246. Pro Cluentio 53, 146.

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Aussi ont-ils à la fois souligné d’une façon générale le rôle des lois et, en même temps, attribué une importance particulière à quelques règles qui fixaient des garanties fondamentales. On peut dire bien sûr que le but de toutes les lois est de protéger la personne et les biens du citoyen et qu’en ce sens la cité romaine n ’a rien d’original. Mais l’originalité romaine se trouve ailleurs ; elle réside dans l’attention qui a été portée à la libertas, aux droits du citoyen (ce qui était rare dans les cités anti­ ques). Dans cette perspective, la prouocatio a pu passer pour une espèce d’habeas corpus comme le souligne très justement C. Nicolet247248. Il n’est donc pas étonnant que les Romains aient été fiers de leur libertas : pour les uns, c’était un moyen d’attaque contre la dominatio paucorum et la revendication d’une aequa libertas qui demeure en définitive assez vague, pour les autres, elle passait par la soumission à la disciplina et aux lois, mais dans tous les cas, elle restait liée à l’homme libre, au citoyen et à la libera res publica. Ainsi se précisent les liens complexes qui unissent la loi et la libertas. Tantôt ce terme désigne la situation du citoyen et la loi doit alors la garantir, assurer son maintien par les limites qu’elle apporte à l’arbi­ traire du magistrat ou à la liberté de chacun. Mais quand la libertas devient synonyme de libera res publica248, quand elle implique que les Romains ne sont soumis à aucun autre peuple et ignorent l’obéissance à un roi249, le droit de n’obéir qu’aux lois devient, à leurs yeux, l’assu­ rance de leur liberté. C’est ce que revendique Lépide dans le discours qu’il prononce pour attaquer le régime syllanien : « Qu’avons-nous défendu contre Pyrrhus, Hannibal, Philippe et Antiochus sinon notre liberté, les foyers de chacun d’entre nous et le droit de n’obéir qu’aux lois250 ? » Dans un tel contexte, la loi s’oppose aux décisions individuel­ les que l’autorité d’un seul homme impose à tous, elle montre que les Romains n’ont d’autre maître que leur volonté qui s’exprime dans cette œuvre commune. Telle est aussi la signification qu’il faut attribuer à la formule du Pro Cluentio : « Nous sommes tous esclaves des lois pour pouvoir être libres. » Inséparable des lois sous toutes ses formes, la libertas n’a rien de commun avec la licentia. Par ce terme, ou par celui de nimia libertas, les Romains ont indiqué une liberté sans limites et sans mesures où les lois n’ont plus la moindre efficacité. Cicéron en analyse longuement les excès à la fin du livre I du De re publica : « Si le pouvoir exerce la moindre contrainte, les citoyens s’irritent et sont incapables de le sup247. C. N icolet, Le métier de citoyen, p. 430. 248. Voir C. W irszubski, Libertas ; O. G igon, Der Begriff der Freiheit in der Antike, Gymnasium, 80, 1973, p. 8-53, fait bien remarquer que la liberté dans les cités antiques unit l'autonomie du citoyen et l'autonomie de la cité. 249. De re publica II, 23, 43 : Desunt omnino ei populo multa qui sub rege est in primisque libertas quae non est ut iusto utamur domino sed ut nullo. 250. Oratio Lepidi 4.

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porter ; ils se mettent alors à négliger les lois si bien qu’ils n’ont plus du tout de maître251. » Cette ivresse de la liberté, qui refuse toute auto­ rité, traduit les excès de la souveraineté populaire, comme nous l’apprend un autre passage du De re publica et comme nous le montre aussi le Dialogue des Orateurs où la licentia est la compagne d’un peu­ ple sans frein252. Une telle description doit assurément beaucoup à Pla­ ton et à Aristote qui ont largement analysé la démocratie corrompue253, même si les concepts qui servent à l’exprimer restent, eux, proprement romains. Elle nous révèle en tout cas que la libertas suppose la modéra­ tion et est liée à un juste milieu. Cette opposition constante dans la littérature latine, cette insistance sur la mesure inhérente à la libertas soulèvent toutefois des problèmes essentiels pour la compréhension de la loi à Rome et extrêmement déli­ cats à résoudre. La libertas sous toutes ses formes implique que le peu­ ple est libre et vote les lois : c’est seulement parce qu’elle se fonde sur l’accord de tous que la loi peut avoir une autorité suffisante pour limi­ ter la liberté de chacun et garantir les droits de tous. C’est seulement parce que les citoyens votent les lois qu’ils sont libres et ne sont soumis à personne : le peuple obéit aux lois qu’il a faites. Mais comment con­ cilier ces déclarations avec le refus de la licentia, c’est-à-dire d’un régime où le peuple est souverain ? Il y a là une contradiction très nette : elle nous oblige à nous poser très précisément la question de la place réservée au populus.

251. 1, 43, 67 : ... Si minima adhibeatur uis imperii irascantur et perferre nequeant ; ex quo leges quoque incipiunt neglegere ut plane sine ullo domino sint. 252. De re publica III, 13, 23 : Si uero populus plurimum potest omniaque eius arbi­ trio geruntur, dicitur illa libertas, est uero licentia. Dialogue 40, 2 : Licentia quam stulti libertatem uocant (...), comes seditionum, effrenati populi incitamentum. 253. A la fin du De re publica /, dans les lignes que nous citions plus haut, Cicéron traduit, comme il le signale lui-même, un passage de la République (VIII, 546 a et suiv.) qui montre la corruption de la démocratie.

CHAPITRE II

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La loi ne se définit pas seulement par sa fonction ou par les avanta­ ges qu’elle apporte mais aussi par son élaboration ; c’est l’acte voté par le peuple qui devient ainsi une règle de droit obligatoire pour tous. Les définitions des juristes ne laissent place à aucun doute sur ce point : pour Ateius Capito, à l’époque augustéenne, la loi est un iussum populij un ordre du peuple1, et la définition de Gaius n’est pas diffé­ rente puisque c’est, à ses yeux, ce que le peuple ordonne2. Par là s’affirment deux aspects essentiels : le vote du peuple est d’abord ce qui distingue la loi d’autres actes administratifs, comme l’édit du magistrat. Ensuite il a une importance capitale parce que la loi n’est pas simple­ ment approuvée par les citoyens, elle est l’œuvre du populus, l’expres­ sion de sa volonté, et le terme de iussum populi le suggère sans amba­ ges. C’est donc le peuple qui fait la loi ; une telle idée apparaît fré­ quemment chez les écrivains romains dans des discours ou même dans des ouvrages historiques : dans l’œuvre de Tite-Live, le vote des lois est dès les premiers temps de la République l’un des pouvoirs réservés au peuple, l’une de ses attributions fondamentales ; et c’est de là que les lois tirent leur autorité. Ces affirmations ne vont pas sans soulever maintes questions. Si le rôle du peuple est indéniable à la fin de la République, il ne semble pas qu’il ait toujours été aussi important. Il est au contraire le résultat d’une longue évolution qu’il faut analyser en détail pour pouvoir préci­ ser la part exacte que prend le peuple dans l’élaboration de la loi. Les écrivains romains, comme les juristes, affirment en outre que c’est le peuple qui fait la loi et n’attribuent ainsi qu’une place secondaire au magistrat ; mais si l’on examine son élaboration, le pouvoir du peuple paraît fort limité, à l’inverse de celui du magistrat. Œuvre du magis­ trat ? Œ uvre du peuple ? On peut donc hésiter sur l’origine de la loi, et c’est là une question délicate à résoudre. Cette ambiguïté confère en 1. Aulu-Gelle X, 20, 2 : lex est generale iussum populi aut plebis, rogante magistratu. Sur l’utilisation de iubeo voir p. 128. 2. Gaius, Institutes I, 1, 3 : lex est quod populus iubet atque constituit.

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tout cas à la lex une originalité indéniable qui la distingue des autres décisions du populus. Trois domaines relèvent en effet de la compétence comitiale : le vote des lois, Γélection des magistrats et les jugements en matière d’amende ou de peine capitale. On est amené à les étudier con­ curremment pour analyser le développement du pouvoir populaire, mais sa complexité donne à la loi une place originale. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi les écrivains romains ont fait porter sur elle une part notable de leur réflexion, en s’efforçant à la fois de préciser la place du peuple et l’autorité de la loi.

A. LES POUVOIRS DU POPULUS : LEUR DÉVELOPPEMENT A l’époque archaïque, la notion de lex se définit par un aspect uni­ que : c’est la formule lue à haute voix, rédigée à l’impératif, qui fixe le ius et le dévoile. La recitatio du texte, sa lecture solennelle, a une valeur rituelle et constitue en même temps une mesure de publicité3. Le traité entre Romains et Albains est lu en présence des deux peuples assemblés pour la circonstance4 ; la lex templi est lue au moment de la dédicace d’un temple par le magistrat chargé de la dédicace5. Dans tous ces cas, la recitatio reste l’œuvre du seul magistrat ; le peuple n’est là qu’à titre de témoin et aucune procédure n’est prévue pour lui permet­ tre de donner son avis. La lex est donc un acte unilatéral. Ce caractère persistera tout au long de la République pour ces formes archaïques mais ce n’est pas la survivance d’une époque révolue. La lex censoria, ce cahier des charges établi par les censeurs, qui est bien plus récente, est aussi l’œuvre des seuls magistrats ; en pratique le publicain peut demander des modifications et les obtenir, mais en droit la lex n’est pas son œuvre6. C’est de la même façon que, dans les formulaires de vente et de louage, le propriétaire fixe seul ses conditions et les leges de Caton l’Ancien dans le De agricultura le font bien voir. 1. L*époque royale D’une façon générale, la lex est donc un acte unilatéral. La lex publica fait-elle exception ? Pour que le peuple puisse donner son accord, il faut que les citoyens puissent se réunir en une assemblée 3. 4. 5. 6.

A. Magdelain, La loi à Rome, p. 55 et suiv. Tite-Live I, 24. G. W isso w a, Dedicatio, R.E., IV, 2, col. 2356-2359. A. Magdelain, La loi à Rome, p. 32-38.

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organisée capable d’émettre des suffrages. Dans les premiers temps, à l’époque des rois, seule existe l’assemblée curiate, où les citoyens sont regroupés en trente curies. L’organisation centuriate en effet apparaît seulement sous le règne de Servius Tullius, si l’on en croit la tradition. Les curies se réunissent pour l’inauguration de certains prêtres, Yadro­ gatio1, c’est-à-dire l’adoption d’un sui iuris, Yenuptio gentis1. C’est aussi en présence du peuple que, deux fois par an, tout citoyen pouvait donner lecture de son testament78. Il s’agit donc d’actes importants qui intéressent l’ensemble de la communauté. Faut-il penser que le peuple y jouait un véritable rôle ? La formule de Yadrogatio, qui nous a été transmise par Aulu-Gelle, le fait supposer : elle commence en effet par Velitis, iubeatis9. Or, c’est l’expression qui est constamment utilisée pour proposer une loi au vote du peuple. Elle laisse donc penser que les curies devaient donner leur avis officiellement toutes les fois qu’un citoyen en adoptait un autre et que cet avis n’était pas une simple for­ malité mais une loi authentique. Cette interprétation a même été éten­ due au testament calatis comitiis : ce serait, selon Mommsen, une véri­ table loi sur laquelle les citoyens devaient se prononcer parce que c’est une modification du droit existant10. Le vote des curies n’est attesté nulle part pour le testament : Aulu-Gelle précise qu’il se fait in populi contione11, ce qui exclut un vote étant donné que le vocabulaire politi­ que romain distingue très soigneusement les contiones des comitia où l’on vote12. De plus, on imagine mal qu’un acte de droit privé ait pu nécessiter l’accord de la communauté civique. Pour Yadrogatio, le seul témoignage qui puisse faire penser à un vote est celui d’Aulu-Gelle : il fait ainsi de cette adoption un cas exceptionnel puisque dans les autres réunions des comitia calata le peuple n’est là qu’à titre de témoin. Aulu-Gelle écrit en se référant à une tradition qui voit dans la loi l’expression de la volonté du peuple et qui définit tout acte qui n’est ni une élection ni un jugement comme une lex. Il était donc nécessaire, à ses yeux, de présenter Yadrogatio comme une loi et par conséquent de

7. Sur les pouvoirs des curies voir F. De M artin o , Storia della costituzione romana, t. I, Naples, 1958, p. 126 ; U. Coli, Regnum, S.D .H .I., 17, 1951, p. 1-168 ; R.E.A. Palm er, The Archaic Community o f the Romans, Cambridge, 1970 ; d ’une façon géné­ rale pour tout ce qui concerne les assemblées romaines G.W. B o tsfo rd , The Roman assemblies, New York, 1909. 8. Gaius, Institutes II, 100. 9. V, 19, 9 : Eius rogationis uerba haec sunt : Velitis, iubeatis uti L. Valerius L. Titio tam iure legeque filius siet, quam si ex eo patre matreque familias eius natus esset, utique ei uitae necisque in eum potestas siet, uti patri endo filio est. Haec ita uti dixi, ita, uos, Quirites, rogo. 10. Mommsen, Droit public, VI, p. 362 et suiv., pour Yadrogatio considérée comme une lex, voir aussi M. Kaser, Das altrömische Ius, p. 64 et Das römische Priuatrecht, t. 1, 2e éd., Munich, 1972. 11. XV, 27, 3 : unum (scii, testamentum) quod calatis comitiis in populi contione fieret... 12. Aulu-Gelle XIII, 16, 23. Voir p. 113.

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la faire précéder de la formule uelitis iubeatis. Il en a sans doute été ainsi à la fin de la République13 mais pour les premiers temps de la Rome royale, un vote est à peu près impossible à admettre : le peuple figure en tant que témoin et sa présence assure la publicité de cet acte. En dehors de ces cas, la participation des curies à l’exercice du pouvoir était inexistante : rien ne permet de penser qu’elles se soient prononcées sur la paix ou la guerre ou sur les traités. L’assemblée n’avait pas non plus de fonctions judiciaires qui appartiennent au roi. Nous n’avons enfin aucun élément indiquant avec certitude qu’elle ait pu émettre un avis sur les mesures que prenait le ro i14. Ses attributions se limitaient-elles au vote de la loi curiate ? Sous la République, cette loi confère au magistrat l’ensemble de ses attributions et l’investiture par les curies est essentielle à un moment où il n’y a pas encore d’élection15. Dans le De re publica, Cicéron attribue aux rois une loi curiate ; Numa en est à ses yeux le créateur : « Bien que le peu­ ple l’eût élu dans des comices curiates, il présenta lui-même une loi curiate pour se faire conférer le pouvoir16. » La même formule revient à chaque avènement17 et laisse donc supposer que chaque roi, comme les magistrats républicains, avait une loi curiate. Au contraire, Tite-Live et Denys d’Halicarnasse sont muets sur ces lois et ne parlent que d’élec­ tions qui ont lieu après un interregnum. Il existe donc deux traditions opposées. Dans le De re publica, la royauté sert de modèle au pouvoir consu­ laire18 puisque Y imperium des consuls n’est pas différent du pouvoir des rois. Les magistrats républicains ont une loi curiate ; les rois devaient donc en avoir une. En outre, le roi, qui possède un pouvoir illimité, fait lui-même la rogatio de sa loi curiate, comme le fera le dictateur sous la République. De plus, la façon dont Cicéron présente ce vote, correspond à une intention bien précise : Numa a déjà été élu par le peuple et, en proposant de nouveau une loi au peuple pour se faire con­ férer le pouvoir, il fait une concession, il accepte de remettre son élec­ tion en question. L’interprétation que donne ici l’auteur du De re 13. A. M agdelain, La loi à Rome , p. 82-85. 14. Contrairement à ce qu’affirment R.E.A. P alm er, op. cit., p. 205-213 ; A. W a t­ son, Roman Private Law and the leges regiae, J.R .S., 62, 1972, p. 100-105 ; S. Tondo, Profilo di storia costituzionale romana, I, Milan, 1981, p. 118. Sur les affirmations de Denys d ’Halicarnasse (II, 14, 3 ; IV , 20, 3) et de Pomponius {Digeste I, 2, 2, 1) voir infra, p. 127-128. 15. A. M agdelain, Recherches sur l ’imperium. La loi curiate et les auspices d'investi­ ture, Paris, P.U .F., 1968. 16. De re publica II, 13, 25 : ... quamquam populus curiatis eum (scii. Numam) comitiis regem esse iusserat, tamen ipse de suo imperio curiatam legem tulit. 17. De re publica II, 17, 31 ; II, 18, 33 ; II, 20, 35 ; II, 21, 38. Seul Tarquin le Superbe fait bien sûr exception. 18. II, 32, 56 : Tenuit hoc in statu senatus rem publicam... ut... consules potestatem haberent tempore dumtaxat annuam, genere ipso ac iure regiam ; De legibus III, 3, 8 : Regio imperio duo sunto.

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publica est liée à sa conception de la loi curiate. A la fin de la Républi­ que, en effet, ce n’est plus qu’une formalité : la présence des citoyens n’est même plus indispensable puisque trente licteurs suffisent. C’est l’élection qui constitue l’acte le plus important. Il est difficile, dans cette perspective, de comprendre le rôle de la loi curiate et d’en justifier l’existence. Aux yeux de Cicéron, elle représente un second vote, une possibilité de se rétracter qui est donnée au peuple19. Ainsi s’éclaire la conduite de Numa : il permet au peuple de revenir sur sa décision, il remet en jeu son élection ; par ce biais il accorde un pouvoir aux citoyens. Les autres rois, sauf Tarquin le Superbe, auront la même con­ duite. La loi curiate, aux yeux de Cicéron, laisse donc au peuple la pos­ sibilité de revenir sur son choix ; elle traduit la façon dont cet auteur se représente son rôle sous la royauté comme sous la République. Mais, historiquement, la lex curiata est liée à la notion de magistrature et paraît bien plutôt une création républicaine ; et il est tout aussi difficile de parler d’élections sous la Rome royale. Il est donc vraisemblable que les curies ne participaient pas à l’exer­ cice du pouvoir, même sous la forme réduite et limitée que serait l’élec­ tion ou le vote d’une loi curiate. L’assemblée curiate n’est pas une assemblée délibérante ; un seul argument suffit à en donner une preuve irréfutable : le nombre pair de ses unités qui risque d’aboutir à un par­ tage des voix. Dans toute assemblée délibérante, le nombre des partici­ pants (ou des unités de vote) est un nombre impair pour permettre à une majorité de se dégager ; or il y a trente curies. L’assemblée curiate n’avait donc qu’un rôle extrêmement limité et il n’y avait point de lois votées par le peuple. Dans cette perspective, il n’est pas possible de se fier à la tradition qui mentionne des lois à l’époque royale. Salluste, en retraçant dans le Catilina les premiers temps de Rome, déclare : « Leur gouvernement était fondé sur des lois, il portait le nom de royauté20. » L’alliance, sans doute paradoxale, entre les deux adjectifs regium et legitumum montre en tout cas qu’aux yeux de Salluste, pouvoir royal et lois ne s’excluaient pas. Il faut toutefois ajouter que sa formule n’est pas d’une précision extrême et ne permet pas de déterminer quels étaient pour cet écrivain le contenu ou la nature de ces lois. Il est vrai que, dans ce pas­ sage, l’historien ne se soucie pas de décrire la Rome royale mais de fixer les grandes lignes d’une évolution qui va jusqu’à son époque.

19. De lege agraria II, 11, 26 : Maiores de singulis magistratibus bis uos sententiam ferre uoluerunt. Nam cum centuriata lex censoribus ferebatur, cum curiata ceteris patriciis magistratibus tum iterum de iisdem iudicabatur, ut esset reprehendendi potestas si popu­ lum beneficii paertiteret. 20. Catilina 6, 6 : Imperium legitimum, nomen imperi regium habebant. K. V r e t s k a dans son commentaire (Heidelberg, 1976) souligne qu’aux yeux de Salluste, le respect des lois est aussi important que la forme du gouvernement. A. M ic h e l, Mel. Heurgon, indi­ que aussi que Salluste s’attache moins au nom du gouvernement qu’à sa forme.

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C’est le même désir de dégager les grands traits d’une évolution qui explique également l’imprécision de Tacite. Dans la longue digression des Annales qu’il consacre au droit et aux lois, il rappelle que « Servius Tullius fut le plus important des législateurs » et qu’il « créa des lois auxquelles même les rois devaient obéissance21 ». Ces lois ne sont pas non plus citées, mais le caractère général de ce passage ne permettait pas à l’historien de les énumérer. En outre, cette phrase constitue la conclusion de tout un paragraphe qui concerne les rois de Rome. Tacite y décrit le développement progressif de l’idée de législation. En effet « Romulus avait commandé selon son bon plaisir ; ensuite Numa imposa au peuple le frein des scrupules religieux et du droit sacré, cer­ taines dispositions furent trouvées par Tullus et Ancus22 ». L’historien s’est donc soucié de décrire des transformations successives qui aboutis­ sent finalement aux réformes de Servius Tullius. En ce sens, l’histoire de la Rome royale est une illustration de la règle générale qu’il a déga­ gée un peu plus haut : « Quelques nations tout de suite ou plus tard prirent les rois en dégoût et préférèrent les lois23. » L’apparition pro­ gressive des lois sous la royauté constitue ainsi une transition entre les premières sociétés qui n’en avaient pas besoin et les régimes fondés sur des lois, comme le sera la République. Tacite n’énumère pas ces diffé­ rentes mesures, car ce n’est pas son propos ; il se contente d’y faire allusion. Le De re publica est à peine plus précis. Cicéron ne parle que des lois curiates ; il ne mentionne aucune loi pour Romulus car ce dernier gouverne seulement avec les sénateurs24. Numa, lui, inspire à ses sujets l’amour de la paix et de la tranquillité, et développe la justice et la loyauté ; il adoucit par des cérémonies religieuses et par les lois qu’il a proposées des âmes encore belliqueuses25. Tullus Hostilius établit le ius belli. Les réformes de Servius Tullius sont à peine mentionnées dans cet ouvrage, à part la création des centuries : le passage consacré à son règne comporte une lacune. Cette énumération nous montre toutefois que Cicéron suit la tradition la plus courante qui fait de Numa le créa­ teur du droit sacré et de son successeur, celui du droit de la guerre. Les chapitres où l’orateur analyse la royauté, ne sont ni ne prétendent être une histoire de la Rome royale : leur auteur entend souligner le déve­ loppement progressif des institutions romaines puisqu’elles ne sont pas, à ses yeux, l’œuvre d’un législateur unique. Il veut en outre montrer les 21. Annales III, 26, 4 : Sed praecipuus Seruius Tullius sanctor legum fu it, quis etiam reges obtemperarent. 22. Ibid. : Nobis Romulus ut libitum imperitauerat ; dein Numa religionibus et diuino iure populum deuinxit, repertaque quaedam a Tullio et Anco. 23. Ill, 26, 3 : Quidam, statim aut postquam regum pertaesum, leges maluerunt. 24. II, 8, 14 : Romulus patrum auctoritate consilioque regnauit. 25. II, 14, 26 : ... animos propositis legibus his quas in monumentis habemus ardentis consuetudine et cupidine bellandi religionum caerimoniis mitigauit.

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avantages de la royauté et la nécessité d’un équilibre du pouvoir. C’est ce qui explique qu’il n’ait pas cherché à donner de précisions sur les lois royales. On s’attendrait à trouver des renseignements moins vagues dans l’œuvre de Tite-Live puisque l’historien se propose ouvertement de raconter en détail l’histoire du peuple romain. Mais les lois dont il nous parle ne sont ni très nombreuses ni très précises. C’est Numa qui fonde la royauté sur les lois et les mœurs26 alors que Romulus n’avait fixé que des règles de droit. Pour décrire l’action du fondateur de Rome TiteLive utilise une formule vague : iura dare. Elle n’appartient pas au vocabulaire technique du droit et ne suggère en elle-même rien de pré­ cis : seul le commentaire de l’historien montre implicitement que ce terme possède, à ses yeux, une signification voisine de celle de leges. Romulus en effet « après avoir convoqué en assemblée cette foule qui ne pouvait former un corps politique que par le moyen des lois, fixa des règles de droit27 ». Le contexte laisse penser que ces principes con­ cernaient l’organisation politique, mais Tite-Live se contente d’en men­ tionner l’existence sans en donner le détail ; il se borne à décrire la con­ duite d’un roi qui donne des iura à une foule qui ne les discute pas. L’historien ne se fait pas plus précis quand il décrit le règne de Numa ; sans doute énumère-t-il ses réformes religieuses mais l’idée de lois n’apparaît qu’indirectement : elle figure au début du chapitre 19 où l’écrivain porte un jugement d’ensemble sur l’œuvre du roi mais dispa­ raît dans la suite du récit. Dans tout le livre I, un seul texte législatif est cité : la loi sur la prouocatio qui justifie le déroulement du procès d’Horace. Mais elle n’est pas authentique malgré son style archaïsant28. 26. I, 19, 1 : Vrbem nouam conditam ui et armis, iure eam legibusque ac moribus de integro condere parat. 27. I, 8, 1 : uocataque ad concilium multitudine quae coalescere in populi unius cor­ pus nulla re praeterquam legibus poterat, iura dedit. Pour U. C oli (Regnum, S .D .H .I., 1951) cette expression signifierait « donner des solutions de droit » et exprimerait une des activités essentielles du roi. Cette interprétation, si juste soit-elle dans son analyse de la fonction royale, ne saurait s’appuyer sur ce passage. Le contexte (voir les remarques de Weissenborn-Mueller ad loc.) empêche de l’admettre : iura et leges ont ici une significa­ tion voisine pour l’historien. Tout le chapitre VIII est consacré en outre à l’organisation de la cité. Cette expression n ’est d ’ailleurs pas isolée en latin. Elle est utilisée en poésie comme un équivalent de ius dicere (Ovide, Fastes I, 207 ; Enéide VII, 246-247) ; elle peut aussi servir à désigner le statut, l’organisation d ’une province après la conquête (iura dare populis uictis). Mais elle est souvent associée à la fondation d ’une cité et à son organisa­ tion politique (Enéide II, 137-138 ; V, 758) : c’est une attribution du roi puisque Didon et Enée donnent des iura à leurs sujets. C ’est en ce sens que Tacite l’emploie pour évoquer l’oeuvre constitutionnelle d ’Auguste (Annales III, 28, 2) : Sexto demum consulatu Caesar Augustus potentiae suae securus quae triumuiratu iusserat aboleuit dedit que iura quis pace et principe uteremur. L’expression est habile parce qu’elle permet à l’historien de montrer le changement de régime, la création d ’un nouvel ordre qui associe la paix et le prince. Ce changement n ’a pas été accompli par des lois ou une constitution mais en transformant les principes politiques sur lesquels reposait la cité. Et iura, comme dans le passage de Tite-Live qui nous occupe, ne peut désigner que des règles de droit, des principes. 28. I, 26, voir p. 74.

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En dehors de cette loi, les mesures que Tite-Live attribue aux différents rois, ne semblent pas avoir pris une forme législative. Ancus fixe sans doute le ius fetiale, mais P historien déclare : « Il établit les règles de droit que suivent les féciaux29 » et cette phrase dépourvue de précision ne permet pas de supposer l’existence d’une loi. Tite-Live laisse donc entendre qu’il y a eu des lois sous la royauté, mais cette conviction ne va pas jusqu’à lui faire citer des mesures précises qui portent ce nom. Il ne se sépare pas ainsi de la tradition qui apparaît chez d’autres écri­ vains. Un tel manque de précision s’explique aisément : la lex publica était, nous l’avons vu plus haut, inconnue de la Rome royale. Mais les historiens romains sont convaincus que le peuple a dû jouer un rôle et qu’il y a eu des lois à cette époque ; cette idée correspond à toute une conception de la participation populaire que nous étudierons plus loin : le peuple doit avoir sa place dans la cité même si elle est limitée ; et ce principe trouve aussi une illustration dans l’histoire de la Rome royale. Il n’en va pas de même pour des auteurs comme Denys d’Halicarnasse ou Plutarque. Le premier attribue à Romulus une foule de lois qui précisaient dans tous les domaines « ce que chacun devait faire30 » ; le roi répartit en effet les tâches des différents organes de la société : aux patriciens les magistratures et les sacerdoces, aux plébéiens l’agri­ culture et le commerce. Il précise les devoirs des patrons et des clients, les obligations des parents, la conduite des femmes. Numa, à son tour, organise, toujours par des lois, tout ce qui relève du droit sacré ; c’est aussi ce qu’indique Plutarque31. Les lois de Tullus Hostilius sont moins nombreuses : Denys nous dit en effet qu’il aurait proposé une loi pré­ voyant que les triplés fussent nourris aux frais de l’État pendant leur enfance et une autre sur les déserteurs32. Ce n’est qu’avec Servius Tul­ lius que l’on retrouve de nouveau une multitude de lois portant sur les contrats (plus de cinquante), les affranchissements, les châtiments33. Deux raisons expliquent le nombre impressionnant de ces lois, incon­ nues de la tradition romaine. Plutarque et Denys d’Halicarnasse sont des historiens grecs et, en Grèce, droit et lois ne sont pas toujours bien distingués34. Les multiples lois de Romulus et de Servius Tullius illus­ trent parfaitement une telle conception. En outre, le terme de νόμος est ambigu : il désigne à la fois la loi et l’usage, la coutume35. Denys l’uti29. I, 32, 5 : ius quod nunc fetiales habent descripsit. 30. Denys, Antiquités romaines II, 9 ; pour l’ensemble des lois romuléennes, voir II, 10-29. Sur ce passage et ses sources, E. G a b b a , Studi su Dionigi da Alicarnasso I La costituzione dit Romulo, Athenaeum, 38, 1960, p. 175-225 ; J.P.V .D . B a ld s o n , Dionysos on Romulus : a Political Pamphlet, J.R .S., 61, 1971, p. 18-27. 31. Denys II, 63-74 ; Plutarque, Num a 10, 12, 17. 32. Denys III, 22 ; III, 30. 33. Denys IV, 13, 15, 22, 25. 34. Voir p. 38-39. 35. Selon Denys d ’Halicarnasse (IV, 24, 1) la plupart des lois de Romulus n ’étaient pas écrites mais il les qualifie de νόμοι, parle néanmoins de législation à leur sujet et sug­ gère l’existence de lois votées par les curies (IV, 20,3).

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lise pour parler d’usages qui relèvent du mos maiorum et n’ont donc jamais été établis par des lois : le mariage par confarreatio, par exem­ ple, ou l’interdiction faite au client d’ester en justice contre son patron. Ainsi se mêlent des aspects proprement anachroniques — par exemple la répartition entre patriciens et plébéiens qui n’a jamais fait l’objet d’une loi3637— et des aspects archaïques. En effet, quelques-unes des lois citées par l’historien grec se retrouvent dans les XII Tables. C’est le cas pour les rapports entre patrons et clients : selon Denys, une loi de Romulus interdisait au patron de nuire à son client ; cette interdiction est men­ tionnée dans le code décemviral : Patronus, si clienti fraudem fecerit, sacer esto37 ; et l’archaïsme de la sanction atteste l’antiquité de la dispo­ sition. Les XII Tables prévoient également que le fils qui a été vendu trois fois par son père sera libéré de la puissance paternelle ; l’historien grec attribue, pour sa part, cette règle de droit à Romulus38. Denys a donc transformé un certain nombre d’usages anciens en lois ou donné à des mesures républicaines une antiquité qu’elles n’avaient pas, alors que la tradition romaine est muette sur ce point. Bien que la tradition annalistique n’en dise rien, les antiquaires ont également conservé un certain nombre de lois qui auraient été l’œuvre des rois. Plutarque nous dit par exemple que tout meurtre portait le nom de parricide ; il se fait l’écho d’une loi attribuée à Numa : Si qui hominem dolo sciens morti duit, paricidas esto39. Le roi aurait d’ail­ leurs établi d’autres règles de droit concernant, par exemple, l’homme frappé par la foudre ou la paelex qui s’approche de l’autel de Junon. La plupart de ces dispositions, qui appartiennent au droit sacré, sont en effet attribuées à Numa ; quelques autres seraient l’œuvre de Servius Tullius40. Une tradition tardive nous apprend que ces lois avaient été réunies en un recueil par un certain Papirius. C’est bien ce que déclare Pomponius dans son Enchiridion : « On dit que Romulus répartit le peuple en trente divisions, divisions qu’il nomma curies (...) Il proposa des lois curiates au peuple ; les rois suivants en proposèrent aussi. Tou­ tes ces lois se trouvent réunies dans le livre de Sextus Papirius, qui fai36. Denys II, 9 ; sur le patriciat et la plèbe voir P.C. Ranouil, Recherches sur le patricial, Paris, Belles Lettres, 1975 ; et J.C. R ichard. Les origines de la plèbe romaine, Rome, 1978. A. W atson (J.R.S., 1972) souligne que le tableau donné par Denys est exact, mais ne s’attache absolument pas à la forme législative qu’auraient prise ces mesu­ res et qui nous paraît des plus discutables. 37. Tab. VIII, 21 ; Denys II, 10 ; Plutarque, Romulus 13. 38. Denys II, 27 ; Tab. ÎV, 2. La disposition concernant l’enfant atteint d ’une malfor­ mation (IV, 1) est également mentionnée par Denys (II, 15) qui l’attribue à Romulus. 39. Romulus 22 ; Festus Parricidii quaestores (247 L). Nous laissons de côté la ques­ tion très controversée du sens de paricidas. 40. Festus Pelices (248, 5) : Paelex aram Iunonis ne tangito. Si tangit, Iunoni crinibus demissis agnum fem inam caedito ; Occisum (190, 5) : Si hominem fulm inibus occisit, ne supra genua tollito. H om o si fulm ine occisus est ei nulla iusta fieri oportet. Ces deux dis­ positions sont attribuées à Numa. Une autre l’est à Servius Tullius : Plorare (260, 4) : Si parentem puer uerberassit, ast olle plorassit, puer diuis parentum sacer esto.

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sait partie des premiers citoyens à l’époque où vécut Tarquin le Superbe, fils du corinthien Démarate. Ce livre, comme nous l’avons dit, s’appelle his ciuile Papirianum, non parce que Papirius y a ajouté des interprétations personnelles, mais parce qu’il a réuni en un tout des lois votées sans ordre41. » Aux dires de Pomponius, le recueil de Papirius aurait compris toutes les lois curiates votées sous la royauté ; un tel témoignage est des plus discutables : aucun élément ne permet de penser à des lois votées par les curies à cette époque, sans parler de la confu­ sion entre Tarquin le Superbe et Tarquin l’Ancien qui rend très incer­ taine la date d’une telle compilation. Pomponius n’est toutefois pas le seul à mentionner un recueil de prescriptions royales réunies par Papi­ rius : Denys d’Halicarnasse, qui est notre source la plus ancienne sur ce point, l’indique également. Il en précise plus nettement le contenu : ce n’est plus un ensemble incertain de lois royales mais les prescriptions religieuses de Numa, déjà publiées par le roi Ancus, qui font l’objet d’une nouvelle publication par Papirius au début de la République42. Cette tradition n’est pas très ancienne : elle est inconnue à la fin de la République. Varron ne nous en dit rien. Cicéron mentionne sans doute les lois de Numa qu’il connaît, mais ne fait pas la moindre allusion au recueil de Papirius43. Tite-Live parle quelquefois de leges regiae conser­ vées par les pontifes, mais sans plus de précision44. Il s’agit donc d’une tradition très récente dont l’authenticité est à peu près impossible à admettre : sans parier de l’incertitude qui règne sur le prénom et la fonction de Papirius45, soulignons d’abord qu’elle contredit tout ce que nous savons de l’élaboration des XII Tables46 qui marquent la naissance d’un droit écrit. En second lieu, c’est principalement à la fin de la République que se développe l’idée de rassembler les lois en un tout47, de les classer. Il est donc vraisemblable qu’un tel recueil attribué à 41. Pomponius, Digeste I, 2, 2, 2 : Postea ipsum Romulum traditur populum in tri­ ginta partes diuisisse, quas partes curias appellauit (...) E t ita leges quasdam et ipse curia­ tas ad populum tulit : tulerunt et sequentes reges. Quae omnes conscriptae exstant in libro Sexti Papirii, qui fu it illis temporibus quibus Superbus Demarati Corinthii filius, ex prin­ cipalibus uiris. Is liber, ut diximus, appellatur ius ciuile Papirianum, non quia Papirius de suo quicquam ibi adiecit, sed quod leges sine ordine latas in unum composuit. Ibid. 36 : Fuit in primis peritus Publius Papirius qui leges regias in unum contulit. 42. Denys III, 36, 4. Pour la publication des prescriptions de Numa, voir Tite-Live I, 32, 2. 43. De re publica II, 14, 26 ; V, 2, 3. 44. VI, 1, 10 : Après l’incendie de Rome, on recherche toutes les lois existantes, en particulier les XII Tables et certaines lois royales. Ces dernières sont d ’ailleurs conservées par les pontifes qui ne souhaitaient pas les voir publiées. Tite-Live utilise très rarement l’expression leges regiae : en dehors de ce passage elle figure uniquement dans le livre XXXIV : uetus regia lex (6, 8). 45. Sextus {Digeste I, 2, 2, 2) ; Publius {Ibid. 36) ; Manius (Denys V, 1 , 4 ) ; Caius {Id. Ill, 36). Il s’agit d’un juriste pour Pomponius, pour Denys il est pontifex maximus ou rex sacrorum. 46. C.W. W e s tr u p , Introduction to Early Roman Law, IV, 1, Copenhague, 1950, p. 55-6. 47. Voir p. 182.

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Papirius a été élaboré vers la fin du Ier siècle48. Toutefois, le style archaïque des dispositions attribuées aux rois, leur objet qui est surtout religieux ou familial, laissent penser que ce sont non des leges, mais des prescriptions de droit sacré qui étaient sans doute l’œuvre des ponti­ fes49. Certaines se retrouvent dans les XII Tables, ce qui explique que l’on ait pu les confondre avec des lois50. Il faut donc écarter la tradition qui parle de lois sous la royauté, si l’on entend par ce terme des mesures votées par le peuple. Nous ne voulons pas dire en effet que les règles de droit aient été inconnues à cette époque, mais que le peuple ne jouait aucun rôle dans leur élaboration. 2. Les débuts de la République L ’apparition de la République n’amène guère de changements. Sans doute Cicéron et Tite-Live nous parlent-ils de lois votées dès les débuts de la République puisque la libera res publica et la libertas populi Rom ani sont à leurs yeux inséparables. Mais le peuple ne joue aucun rôle dans les trois domaines qui lui sont traditionnellement réservés : il n ’a pas à juger les citoyens condamnés à mort puisque la prouocatio est bien postérieure ; il n’a pas à voter les lois ni à élire les magistrats. En effet, à cette époque, les magistrats reçoivent simplement leur investi­ ture des curies, ce qui leur confère l’ensemble de leurs pouvoirs51. C’est le seul rôle que joue le populus et son activité peut paraître très res­ treinte, même si l’approbation des curies n’est pas réduite à une simple formalité, comme ce sera le cas à la fin de la République. Toutefois cette investiture est lourde de signification : par ce biais, le magistrat, dès les premiers temps de la cité, tient son pouvoir du peuple52 qui reçoit

48. En ce sens l’hypothèse de C arcopino (Les prétendues « lois royales », Mél. d ’A rch . et d'H is., 54, 1937, p. 334-376) qui pensait à Granius Flaccus dont nous savons q u ’il avait commenté le ins Papirianum (Cf. Macrobe, Saturnales 111, 11, 5 ; Paul, D igeste, L, 16, 144) n ’est pas inacceptable. La coloration pythagoricienne du recueil nous p araît beaucoup moins convaincante. La question du ius Papirianum est bien plus com­ plexe : J. P aoli (Le « ius Papirianum » et la loi Papiria, R .H .D ., 24-25, 1946-1947, p. 157-200) et S. Di P aola (Dalla « Lex Papiria » al « ius Papirianum », Studi Solazzi, N aples, 1948, p. 631-651) ont montré qu’il n’avait aucun rapport avec les leges regiae ou P ap iriu s. Le premier le rattache à une lex Papiria du iv* siècle Fixant les règles de dédi­ cace des sanctuaires, le second adopte une interprétation voisine même si le contenu et la d ate de la loi sont à ses yeux différents. C'est seulement plus tard que cet ensemble de norm es de droit sacré a été rattaché à l’époque royale et que s’est formée la légende d ’un P apirius auteur de ce recueil. 4 9 . C ’est en général admis : voir W e s tr u p , op. cit. ; M . K a s e r, Das altrömische ius. 50. La disposition de la table X, 6 est toute proche de la « loi de Numa » citée par Pline l’Ancien (B r u n s . Fontes, p. 8). 51. A . Magdelain, Recherches sur Vimperium, p. 5-35. 52. A . M agdelain, La loi à Rome, p. 65, tient à souligner fortement que la loi cu riate est une « vraie loi ». Il entend par là qu’elle est présentée au peuple qui vote réel­ lem ent. U n passage de Tite-Live (IX, 38, 15) lui permet de confirmer que le magistrat fait

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ainsi un rôle essentiel. En outre, tous les citoyens participent au vote ; et c’est là une coupure radicale avec la royauté où le suffrage universel était inconnu53. Les curies n’ont jamais eu d’autre rôle et le développement des pou­ voirs populaires est lié à l’extension d’une autre assemblée : l’assemblée centuriate puisque c’est à elle que seront confiés le vote des lois et l’élection des magistrats. Selon la tradition, elle fut créée par le roi Ser­ vius Tullius. Le système que décrivent Cicéron, Tite-Live et Denys d’Halicarnasse54, est fondé sur une répartition censitaire en cinq classes, elles-mêmes divisées en centuries, et constitue à la fois une organisation militaire et surtout une organisation politique. L’ordre du vote assure en effet une répartition timocratique du pouvoir ; comme nous l’expli­ que Tite-Live, le roi « établit des degrés qui, sans exclure personne du vote, mettaient toute la puissance aux mains des premières classes : les cavaliers votaient les premiers, puis les quatre-vingts centuries de la pre­ mière classe ; ainsi il fallait un désaccord entre elles, ce qui était rare, pour que l’on appelât la deuxième classe ; presque jamais on ne descendait jusqu’aux classes les plus basses55 ». Ces passages ont fait l’objet de maintes exégèses : il est difficile d’admettre que ce système élaboré se soit constitué d’une seule pièce dès le VIe siècle56. Vraisemblablement la division en cinq classes n’existait pas à l’origine : on avait en effet gardé le souvenir d’une époque où les plus riches (qui formeront la première classe) constituaient une classis unique57 ; dans un second temps apparaîtront les cinq classes censitai­ res : cette nouvelle répartition correspond au moment où tous les citoyens sont regroupés dans les centuries. Ce système qui n’était que militaire, devient aussi politique. Telle que nous la connaissons en effet l’organisation centuriate est plus politique que militaire : la centurie est devenue un cadre ; elle ne correspond plus à une unité comprenant réelrappel des curies en vue du vote. Il nous paraît toutefois douteux que ce système élaboré (qui n’est attesté qu’en 310) ait été pareillement développé pour les premiers temps de la République. 53. A. M agdelain, Le suffrage universel à Rome au Ve siècle av. Jésus-Christ, CRAI, 1979, p. 698-713. 54. De re publica II, 22, 39 ; Tite-Live I, 43 ; Denys IV, 9, 16-21 ; VII, 59. 55. I, 43, 10 : ... gradus fa cti ut neque exclusus quisquam suffragio uideretur et uis omnis penes primores duitatis esset : equites enim uocabantur primi, octoginta inde pri­ mae classis centuriae, ita ibi si uariaret — quod raro incidebat — ut secundae classis uocarentur nec fere unquam infra ita descenderent ut ad infimos peruenirent. 56. Voir les mises au point de E.S. S tav eley , The constitution of the Roman Repu­ blic 1940-1954, Historia, 5, 1956, p. 74-122 ; W. Kunkel, Bericht über neuere Arbeiten zur römischen Verfassungsgeschichte, Z.S.S., 72, 1955, p. 288-325 ; 73, 1956, p. 307-325 ; on consultera également C. N icolet, L’idéologie du système centuriate, in La filosofia greca e il diritto romano, Rome, 1976, t. I, p. 111-137 ; R. T homsen, King Servius Tul­ lius. A historical synthesis, Gyldendal, 1980. 57. Aulu-Gelle VI, 13, 1 ; Festus Infra classem (100, 22 L). Voir J.C. R ichard, Classis-infra classem, Revue de Philologie, 51, 1977, p. 229-236 ; Proletarius : quelques remarques sur l'organisation servienne, L*Antiquité Classique, 48, 1978, p. 438-447.

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lement cent hommes, ou un nombre égal d’hommes. Les écrivains anciens nous apprennent en effet que les citoyens sont très nombreux dans les centuries des dernières classes, mais que dans la première classe, il y en a beaucoup moins58. En outre, les centuries de seniores sont égales en nombre à celles des iuniores, ce qui ne correspond pas non plus à une réalité démographique59. La centurie reste avant tout une unité de vote. Une telle répartition apparaît sans doute au moment où les centuries deviennent une assemblée politique, et c’est en même temps que s’accomplit le passage de la classis unique aux cinq classes censitaires : tous les citoyens font partie de cette organisation parce que tout le peuple doit pouvoir, au moins en droit, voter les lois et élire les magistrats. C ’est donc une transformation capitale. Mais il n’est pas possible d ’en préciser les étapes ; à peine peut-on suggérer le moment où elle a pu se produire. Le problème le plus irritant que posent les comices centuriates est en effet celui de leur rôle politique. Quand cette organisation militaire devient-elle une assemblée du populus capable d’émettre des suffrages ? La participation des centuries au pouvoir n’est guère évidente pour les premiers temps de la République : dans le système le plus ancien il n’y a pas d ’élection60. Le consentement populaire n’était pas non plus nécessaire pour décider de la guerre : bien que les centuries représentent le peuple en armes, elles n’avaient pas à se prononcer sur cette ques­ tion. Tite-Live nous apprend même qu’en 423 on se demanda s’il fallait vraiment l’accord du peuple pour déclarer la guerre ou si un sénatusconsulte ne suffirait pas61. Légende ou fait réel ? Peu importe ; ces hésitations révèlent de toute façon que la déclaration de guerre n’entrait pas à l’origine dans les attributions du peuple et que son approbation n’était pas indispensable. On utilise souvent la disposition des XII Tables citée par Cicéron dans le De legibus pour affirmer que les centuries étaient bien avant 450 une assemblée souveraine : « Qu’on ne propose pas de condamner à mort un citoyen, si ce n’est devant les comices souverains62. » Le comitiatus maximus désigne en effet les comices centuriates, comme le précise le commentaire de cette loi63. Cicéron utilise en outre le superla58. Denys IV, 19, 2 ; Cicéron, De re publica II, 22, 40. 59. E. M eyer . Römischer Staat und Staatsgedanke, Zurich, 1948, p. 48-50. Voir égale­ ment A. M agdelain , Remarques sur la société romaine archaïque, R .E.L., 49, 1971, p. 103-127. 60. Il est encore plus difficile de croire, comme le fait F. De Martino, (Storia della costituzione romana, I, p. 154) que dès sa naissance, sous la royauté, l’assemblée était convoquée pour débattre des questions les plus importantes. Nous n’avons aucun témoi­ gnage le confirm ant. 61. IV, 30, 15 : Controuersia fu it utrum populi iussu indiceretur bellum an satis esset senatus consultum . Mais la décision revient finalement au peuple. 62. III, 4, 11 : De capite ciuis nisi per comitiatum maximum ollosque quos censores in partibus populi locassint ne ferunto. 63. Ill, 19, 44.

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tif maximus pour indiquer la compétence souveraine des centuries puis­ que c’est la seule assemblée qui prononce la peine capitale64. Sa formule ne laisse à cet égard place à aucune ambiguïté. La souveraineté des comices centuriates était-elle toutefois inscrite dans le code décemviral ? Il est important de se poser la question car elle peut permettre de préci­ ser à quel moment le peuple commence à jouer un rôle politique important. La disposition qui consacrerait la souveraineté populaire en matière de peine capitale ne peut s’interpréter isolément. Il faut en effet la rat­ tacher aux deux autres mesures de droit public que contient la loi des XII Tables puisqu’elle traite surtout de droit privé. La première interdit les priuilegia, la seconde affirme la toute-puissance du peuple en procla­ mant : « Toute décision prise en dernier ressort par le peuple est légale et valable65. » Cette disposition, jointe à celle que cite Cicéron, laisse penser que le peuple est tout-puissant. La souveraineté du peuple réuni en centuries semble être reconnue par le code décemviral. Toutefois l’authenticité de ces mesures de droit public est suspecte. L’interdiction des priuilegia est liée à une conception de la liberté et de l’égalité des citoyens qui n ’est pas archaïque66. Ce n’est que plus tard que le peuple reçut le pouvoir de décider souverainement et en dernier ressort pour les procès capitaux : cette possibilité suppose en effet la reconnaissance de la prouocatio qui est postérieure67. La troisième disposition affirme cer­ tes de façon absolue la souveraineté du peuple. Tite-Live la cite à deux reprises dans deux discours différents. Dans le premier un tribun veut obtenir l’élection d’un plébéien au consulat, conformément à la lex Licinia qui prévoyait qu’un plébéien pouvait être consul mais le peuple a élu deux patriciens et l’interroi déclare : « Les XII Tables contenaient une loi aux termes de laquelle toute décision prise en dernier ressort par le peuple était légale et valable ; les élections aussi étaient une décision populaire68. » La même disposition sert de référence en 311 pour obli­ ger Appius Claudius à se démettre de ses fonctions de censeur au bout de dix-huit mois, comme le prévoyait la lex Aemilia. Le tribun Sempro­ nius rappelle que la loi en vigueur est la lex Aemilia, la plus récente des lois sur la censure, selon lui, et qu’elle s’applique à tous, car « toute décision prise en dernier ressort par le peuple est légale et valable69 ». 64. A. M a g d e l a i n , Praetor maximus et comitiatus maximus, lura, 20, 1969, p. 257-286. 65. Tab. XII, 5 : in X I I Tabulis legem esse ut quodcumque postremum populus iussisset, id ius ratumque esset. 66. Voir p. 59-64. 67. Voir p. 76. 68. VII, 17, 12 : In secundo interregno orta contentio est quod duo patricii consules creabantur ; intercedentibusque tribunis interrex Fabius aiebat in duodecim tabulis legem esse ut quodcumque postremum populus iussisset, id ius ratumque esset ; iussum populi et suffragia esse. 69. IX, 34, 6-7 : Nemo eorum (scii, censorum) duodecim tabulas legit ? Nemo id ius esse quod postremo populus iussisset sciit ? Im m o uero omnes sciuerunt.

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Cette disposition apparaît donc seulement dans des discours : elle est une référence destinée à justifier la souveraineté populaire. L’absence de témoignages plus solides que les discours de Tite-Live laisse penser que son authenticité n’est pas très sûre. D’autres arguments viennent le con­ firmer. Le style de cette loi ne ressemble pas beaucoup au style des XII Tables : le code décemviral se contente de la formule ita ius esto ; cette disposition précise ius ratumque esto70 en une formule qui ne sem­ ble pas apparaître avant le IIIe siècle. En ce sens, cette loi est plus tar­ dive. Elle contient en outre un principe général, une règle de droit qui s’applique toutes les fois que c’est nécessaire. Or, le code de 450 ne fixe jamais de principes généraux : il règle des points litigieux, il s’attache à des cas particuliers. De ce point de vue, la disposition qui nous occupe n’a rien de commun avec l’œuvre des décemvirs. Ces arguments sont à eux seuls suffisants pour mettre en doute l’authenticité de cette loi. Mais il faut aussi ajouter qu’elle consacrerait la souveraineté du peuple en affirmant la validité de ses décisions. Or, il est absolument exclu qu’il ait pu en être ainsi en 450 : il est impossible de parler de souverai­ neté populaire tant que les résolutions comitiales doivent être ratifiées par le sénat et à cette époque, cette ratification n’avait pas été suppri­ mée. Les XII Tables ne marquent donc pas l’apparition de la toutepuissance du peuple ; on peut difficilement penser que le comitiatus maximus a eu avant cette date un réel pouvoir de décision. C’est au cours du Ve siècle toutefois que le peuple commença à avoir une place dans les institutions et que l’assemblée centuriate devint une assemblée politique. Deux faits permettent de s’en convaincre : en 443 apparaît la censure, magistrature détachée du consulat. Les censeurs n’ont pas de loi curiate qui leur confère l’ensemble de leurs pouvoirs, comme c’est le cas pour les consuls ; c’est par une loi centuriate qu’ils reçoivent leur investiture71. On explique en général cette originalité en soulignant que les Romains ont ainsi voulu mettre en lumière le lien étroit qui existe entre les opérations du cens et la répartition censitaire des citoyens dans les centuries72. Mais l’existence d’une loi centuriate implique de toute évidence celle d’une assemblée centuriate. On peut donc penser qu’elle fait son apparition à ce moment, peut-être sous une 70. Selon Y. T homas (Cicéron, le Sénat et les Tribuns de la plèbe, R .H .D ., 55, 1977, p. 189-210), cette formule est « l’expression de la force juridique qui s’attache à une déci­ sion sans appel ». Elle figure surtout dans les lois républicaines postérieures au iii* siècle : on la trouve dans la lex Rubria de Gallia Cisalpina (20, 11, 19) et dans la lex Colonia Genetiuae (LXIII, XCII, XCV1, CXXVI11) ; elle figurait dans la lex Iulia de repetundis aux dires de Cicéron (Fam. VIII, 8, 3) ainsi que dans la lex Aebutia qui légalise la procé­ dure formulaire. Le sens de l’expression oblige à comprendre la disposition des XII Tables où elle aurait été inscrite comme la reconnaissance du pouvoir souverain du peuple. Voir sur ce point les remarques de A. G uarino, L ’ordinamento giuridico romano, Naples, 4e ed, 1980. 71. Cicéron, De lege agraria, II, 11, 26 : cum centuriata lex censoribus ferebatur, cum curiata ceteris patriciis magistratibus... 72. A. Magdelain, Recherches sur l'imperium, p. 13-14.

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forme encore peu développée et mal définie. C’est à peu près au même moment que la questure devint une magistrature élective, comme nous le précise Tacite73. C’est là une nouvelle attribution du peuple. Il est probable que le consulat devint également une magistrature élective vers le même moment (peu avant ou peu après), peut-être à l’imitation de la plèbe qui choisissait elle-même ses magistrats. C’est donc dans la seconde moitié du V e siècle que s’accroît le rôle du peuple : il ne se borne plus à donner une investiture, il choisit. La question du vote des lois est moins claire. Le rôle du peuple dans ce domaine n ’est pas plus attesté dans les premiers temps de la Républi­ que que pour l’élection des magistrats. La tradition qui nous a transmis les lois comitiales les plus anciennes est remplie d’obscurité et suspecte. Pour la République, Pomponius nie toute mesure législative antérieure aux XII Tables ; Denys d’Halicarnasse et Plutarque multiplient les lois comme ils l’avaient déjà fait pour la royauté74. Tite-Live mentionne des lois importantes votées dès le début de la République : loi (ou serment) refusant la royauté, loi sur la prouocatio de Publicola, loi déclarant sacer celui qui désirait exercer la royauté, sans parler des projets de loi agraire sans cesse renouvelés dans les années suivantes75 ou des leges de bello indicendo innombrables citées par Denys d’Halicarnasse. Si l’on met à part l’œuvre des historiens grecs pour les raisons qui ont été indi­ quées plus haut, les mesures qui auraient été prises en 509 ou peu après se voient renouvelées à plusieurs reprises au cours des deux premiers siècles de la République. L’exemple le plus net est celui des lois sur l’appel au peuple. Et les autres lois qui auraient été votées dans les pre­ mières années de la République sont de même nature : elles consacrent le refus de la royauté, garantissent les droits du citoyen ; elles donnent par là une force supérieure à des principes qui passaient pour fonda­ mentaux à la fin de la République et qui devaient être entourés de véné­ ration parce qu’ils étaient nés avec la cité. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que les lois antérieures au code décemviral aient été soumises à une critique impitoyable par les savants76. On a souligné 73. Annales XI, 22, 2 : les questeurs, auparavant nommés par les consuls, furent élus pour la première fois « soixante-trois ans après l'expulsion des Tarquins », c'est-à-dire en 447. La transformation de la questure en magistrature élective ne va d ’ailleurs pas sans poser des problèmes délicats à résoudre : les questeurs sont en principe élus par les comi­ ces tributes mais le développement de cette assemblée est mal connu. L'annaliste Junius Congus Gracchanus avait toutefois voulu faire remonter cette élection à la période royale {Digeste I, 13, 1) mais il voulait, en s'opposant à la nobilitas, montrer l’ancienneté du vote populaire. Cf. B. Z u c c h e l l i , Un antiquario romano contro la nobilità M. Giuno Congo Graccano, Studi Urbinati, 49, 1975, p. 109-126. 74. Pomponius, Digeste I, 2, 2, 3 : ... coepit populus Romanus incerto iure uti. Plu­ tarque cite de nombreuses lois qu’il attribue à Valérius Publicola {Publicola 11-12). Denys d'Halicarnasse cite un grand nombre de leges de bello indicendo : V, 37, 3 ; 15, 3, VIII, 91, 4. 75. Loi refusant la royauté : I, 59 et II, 1 ,2 (sur ces passages voir chapitre I, p. 35). Lois de Publicola : II, 8. 76. Voir par exemple E. H e r z o g , Ueber die Glaubwürdigkeit der aus der römischen

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leur caractère anachronique, démontré qu’elles n’étaient que des dou­ blets de lois bien postérieures. La loi dans ces conditions ne ferait son apparition qu’avec les XII Tables. Y a-t-il eu des leges avant cette date ? P. De Francisci a proposé une réponse simple à cette question : pour le savant italien, toutes les leges antérieures aux XII Tables ne sont pas des leges rogatae, des lois votées par le peuple, mais des leges latae, c’est-à-dire des dispositions formulées unilatéralement par le magistrat et portées à la connaissance du peuple mais sans que les citoyens aient à se prononcer sur elles par un vote77. Une telle interprétation s’accorde parfaitement avec ce que nous savons de la lex qui est, dans la plupart de ses formes, un acte unilatéral. Toutefois la loi curiate, qui semble faire son apparition dès les premiers moments de la République, suggère que le peuple avait déjà un rôle à cette date. Aussi a-t-on pu penser que ni la loi ni le pou­ voir législatif ne font leur apparition avec les XII Tables. Telle est la thèse d’André Magdelain. Certaines lois lui paraissent résister à la criti­ que : la loi régissant le taux des amendes infligées par le magistrat, d’abord. Elle fixait le montant des amendes en têtes de bétail, ce qui oblige à la placer à une date antérieure au code décemviral, qui ne con­ naît que Vaes comme instrument de paiement78. Seule une loi pouvait ainsi établir une limite au pouvoir des magistrats. A cette mesure A. Magdelain ajoute deux autres lois : l’une de contenu incertain qui aurait été votée pendant un mois intercalaire79, une autre qui aurait pour objet le lotissement de l’Aventin. La compétence populaire existe donc avant le code décemviral et il faut dans ce cas supposer que l’assemblée centuriate apparaît dans la première moitié du Ve siècle, comme l’a suggéré A. Magdelain lui-même80. C’est dire que dès les débuts de la République le peuple a été associé à la res publica. La compétence des comices a donc été reconnue très tôt, même si l’accord du peuple est plus une approbation que l’expression de sa volonté, puis­ que le magistrat conserve une place importante. Le code décemviral lui-même n’a sans doute pas été approuvé par les centuries. Sans doute est-il qualifié de lex publica dans la formule du testament et dans celle de la solutio per aes et libram%\ et cette expression implique un vote comitial. Tite-Live lui-même affirme que Republik bis zum Jahre 387 der Stadt überlieferten Gesetze, Tübingen, 1887. La même critique se retrouve dans des ouvrages récents : E. G jerstad, Early Rome, t. V, Lund, 1973 ; J. Bleicken, Lex publica, Berlin, 1976, p. 75, 77, 95. Sur le renouvellement des lois M. E lster, Studien zur Gesetzgebung der frühen römischen Republik. Gesetze­ sanhäufungen und -Wiederholungen, Francfort, Berne, 1976. 77. P. de F rancisci, Per la storia dei comitia centuriata, Studi Arangio-Ruiz, I, Naples, s.d. (1959), p. 1-32. 78. La loi à Rome, p. 66-67. 79. Ibid., p. 67. 80. C ’est ce qu’il précise dans son article de la R .E .L ., 1971, p. 125. 81. Gaius, Institutes II, 104 ; III, 174, voir p. 26.

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les dix premières tables ont été adoptées par l’assemblée centuriate82. Il se fait même l’écho d’une tradition particulièrement démocratique, lorsqu’il retrace leur élaboration ; en présentant leurs lois au peuple, les décemvirs l’invitent à les méditer et à les améliorer : « Ils devaient réflé­ chir à chaque disposition, puis en discuter entre eux et examiner en commun ce qu’il y avait dans chacune à retrancher ou à ajouter : le peuple romain aurait des lois que tous les citoyens à l’unanimité auraient moins adoptées après leur proposition qu’en quelque sorte pro­ posées83. » Tite-Live insiste sur le moment exceptionnel que constitue cette discussion ; le verbe ferre, en principe réservé au magistrat qui propose une loi au peuple, traduit la situation sans exemple dans laquelle s’est trouvé le peuple romain : pour la première fois, il a eu un rôle actif et n’est pas borné à approuver les lois par un vote84. Cette circonstance unique correspond au caractère unique du code décemviral. Ce témoignage isolé constitue sans doute une interprétation personnelle de l’historien : pour lui, la collaboration de tous est indispensable pour établir les lois les meilleures85. Mais sa valeur historique est discutable : les deux dernières tables sont simplement affichées avec les autres lois par les deux consuls Valerius et Horatius, après la chute des décem­ virs86. En outre, le mandat extraordinaire confié aux décemvirs ne ren­ dait pas nécessaire une ratification comitiale87. Il est donc vraisemblable qu’il n’y a pas eu de vote populaire à ce moment. Mais l’importance indéniable de ce code dans l’ensemble du droit romain, le moment exceptionnel qu’il représente font qu’on l’a considéré très tôt comme une lex publica. Même si les XII Tables n’ont pas été ratifiées par le peuple, il reste que peu avant ou peu après le milieu du v« siècle, le peu­ ple obtient une place dans les institutions, dont on ne saurait nier l’importance. C’est donc très tôt que le peuple eut un rôle à jouer dans la res publica et c’est pourquoi le vote populaire a toujours paru asso­ cié à la loi. Pendant longtemps toutefois le peuple n’a pas été réellement libre de ses choix. Les résolutions populaires devaient en effet être ratifiées 82. III, 34, 6 : centuriatüs comitiis decem tabularum leges perlatae sunt. 83. Ill, 34, 4-5 : Versarent in animis secum unamquamque rem, agitarent deinde ser­ monibus atque in medium quid in quaque re plus minusue esset conferrent : eas leges habiturum populum Romanum quas consensus omnium non iussisse latas magis quam tulisse uideri posset. 84. Voir p. 119. 85. Un législateur unique ne saurait tout prévoir ; voir p. 299. 86. III, 57, 10 : Priusquam urbe egrederentur, leges decemuirales, quibus tabulis duo­ decim est nomen, in aes incisas in publico (scii, consules) proposuerunt. L’authenticité du second collège décemviral est généralement mise en doute : il sert avant tout à justifier des lois impopulaires et l’insurrection qui mit fin au pouvoir des décemvirs. Voir l'analyse minutieuse de E. T aeu b le r, Untersuchungen zur Geschichte des Decemvirats und der Zwölftafeln, Berlin, 1921, qui montre bien comment l’évolution tyrannique du second décem virât se précise peu à peu dans les sources. 87. A. M agdelain, La loi à Rome, p. 68.

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après le vote par les patres, c’est-à-dire les sénateurs patriciens. Cette ratification porte le nom d*auctoritas patrum**. Tite-Live est le seul à en placer la naissance sous la royauté, après la mort de Romulus889 ; Cicéron en affirme l’existence et la nécessité dans les premiers temps de la République90 et souligne l’importance de ce contrôle. En quoi consistait-il ? Le terme à 'auctoritas n’est pas seulement utilisé en droit public ; en droit privé, cette notion sert en particulier à désigner la garantie solennelle que donne le tuteur aux actes de son pupille ; sans elle, l’acte passé par le pupille n’a aucune valeur ; il faut d’ailleurs que le tuteur soit présent au moment même où le pupille s’engage et accorde son auctoritas en termes solennels. Le parallèle entre le droit public et le droit privé permet de préciser la nature de Y auctoritas patrum : comme un pupille, le peuple romain a une capacité limitée. Seule la ratification sénatoriale peut donner une valeur normative, ajou­ ter aux résolutions populaires une force obligatoire qu’elles n’auraient pas à elles seules. La comparaison avec le tuteur n’est peut-être pas très exacte car Yauctoritas des patres intervenait initialement après le vote mais ces deux ratifications ne sont pas de nature opposée. Le sénat exerce donc un contrôle sur les mesures votées par le popu­ lus. Il semble d’ailleurs avoir été nécessaire pour tous les actes des comices, qu’il s’agisse d’élections ou de lois, et pour toutes les réunions des comices par centuries, par tribus ou même par curies, quoique ce dernier cas soit mal attesté91. Le contenu de cette ratification n’est pas très clair ; le parallèle avec le droit privé laisse penser qu’elle avait pour but de donner une valeur normative à des actes qui en étaient par euxmêmes dépourvus. Y avait-t-il en outre un contrôle portant sur la léga­ lité des mesures votées ? L’exemple de la lex Manlia de uicesima manu­ missionum infirme une telle interprétation, bien que le sénat ait tou­ jours été le gardien de la légalité. En effet, cette loi votée en 357, qui instituait une taxe d’un vingtième sur les affranchissements, le fut sur la proposition du consul Manlius ; elle fut approuvée par les comices réu­ nis par tribus (ce qui était déjà étrange car le rôle des comices tributes 88. Voir A. G uarino, La genesi storica dell*auctoritas patrum, Studi Solazzi, Naples, 1948, p. 21-31 et A. Biscardi, Auctoritas patrum, B .I.D .R ., 48, 1941, p. 403-521 ; et 57-58, 1953, p. 213-294 ; Plebiscita et auctoritas dans la législation de Sylla, R .H .D ., 29, 1951, p. 153-172 ; V. Mannino, L’« auctoritas patrum », Milan, 1979. 89. I, 17, 8 : Decreuerunt enim (seit, patres) ut, cum populus regem iussisset, id sic ratum esset si patres auctores fierent. Hodie quoque in legibus magistratibusque rogandis usurpatur idem ius... SK). De re publica II, 32, 56 : Vehementer id retinebatur populi comitia ne essent rata nisi ea patrum adprobauisset auctoritas. 91. M ommsen, Droit public, VII, p. 239 s’appuie en particulier sur Tite-Live VI, 41, 10 : Nec centuriatis nec curiatis comitiis patres auctores fiant. Mais il ajoute : « nous manquons de témoignages spéciaux pour la ratification des résolutions des curies. » Une telle ratification ne paraît pas nécessaire puisque les curies n’étaient pas une assemblée délibérante (Voir A. G uarino, art. cit. et F. De Martino, Storia della costituzione romana, I, p. 219).

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paraît peu développé à cette époque) et le vote eut lieu, non à Rome, mais dans un camp à Sutrium, ce qui implique que tous les citoyens n’étaient pas présents car il y avait seulement ceux qui étaient en âge de porter les armes. Cette loi est donc très exceptionnelle par les conditions à peine légales dans lesquelles elle fut passée. Le sénat la ratifia toute­ fois à cause des revenus importants qu’elle pouvait rapporter au trésor public, nous dit Tite-Live92. Cet exemple montre bien que Vadctoritas patrum n’est pas un simple contrôle portant sur la légalité des mesures votées : les patres examinaient également l’opportunité des résolutions. On comprend mieux que ce contrôle n’ait pu être que postérieur au vote, ce qui permettait de mieux juger de la valeur des lois. On ne sau­ rait donc admettre qu’une telle ratification ait été donnée en une seule fois pour toute l’année. Un passage de Tite-Live est parfois utilisé à l’appui d’une telle interprétation. L’historien déclare en effet qu’en 367 les patres ratifièrent tous les votes de l’année9394. En fait, le contexte infirme un tel point de vue. Cette décision a lieu au moment où les plé­ béiens viennent d’obtenir l’accès au consulat grâce aux lois liciniennes ; le peuple a élu un consul plébéien ; le sénat commence par refuser de ratifier l’élection et cède finalement, en ratifiant toutes les élections fai­ tes pour l’année suivante, car tel est ici le sens de comitia. U auctoritas patrum est donc un contrôle portant essentiellement sur la valeur et l’opportunité des lois. Cicéron le confirme sans ambiguïté en précisant que les patres furent les reprehensores comitiorum94. Cette expression rappelle la formule toute proche qu’utilisait l’orateur pour analyser la loi curiate : reprehendendi potestas. Elle implique par là même un contrôle portant sur un acte déjà accompli. Mais cela montre en même temps que le peuple n’était pas libre de ses choix. Il n’y avait en effet aucun recours possible si le sénat refusait son auctoritas et ainsi s’expliquent bien des conflits. Aussi Yauctoritas fut-elle transformée : avec la lex Publilia Philonis de 339, elle n’est plus une ratification postérieure au vote mais un accord préalable95. Cette loi établit en effet que les patres accorderaient 92. VII, 16, 7 : A b altero consule nihil memorabile gestum nisi quod legem nouo exemplo ad Sutrium in castris tributim de uicensima eorum qui manumitterentur tulit. Patres quia ea lege haud paruum uectigal inopi aerario additum esset, auctores fuerunt. Sur cet épisode voir A. Di P orto, Il coipo di mano di Sutri e il plebiscitum de populo non sevocando, in F. Serrao, Legge e Società, p. 307-384. 93. VI, 42, 14 : patres auctores omnibus eius anni comitiis fierent ; F. D e M artino (Storia, I, p. 220), G. N ocera (Il potere dei comizi e i suoi limiti. Milan, 1940, p. 250) et V. Mannino semblent suggérer que comitia désigne ici les décisions des comices prises pendant toute une année. Mais ce n ’est pas le sens habituel de ce terme qui, employé iso­ lément, se réfère souvent aux élections (voir les exemples cités par L. Ross-T aylor, Roman Voting Assemblies, Ann Arbor, 1966, p. 138). En outre le contexte infirme abso­ lument une telle interprétation. 94. Pro Plancio 3, 8. 95. V. Mannino, L*auctoritas patrum (p. 74-76) croit pouvoir s’appuyer sur quelques passages de Tite-Live pour affirmer que même avant la lex Publilia Philonis, Vauctoritas

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leur auctoritas avant le vote des comices96. Une lex Maenia, dont la date est incertaine mais de toute façon postérieure à cette première loi, modifia dans le même sens Γauctoritas pour les élections97. Tite-Live cite la lex Publilia Philonis sans la commenter, mais il avait déjà donné son avis sur cette réforme dans le livre I : « de nos jours cette règle de droit est encore en usage pour le vote des lois et l’élection des magis­ trats, mais elle a perdu son importance : c’est avant que le peuple se mette à voter quand l’issue des comices est encore incertaine que les patres accordent leur ratification98. » L’historien souligne ainsi que ces lois ont eu pour conséquence un affaiblissement de la puissance sénato­ riale : les patres ne peuvent plus s’opposer à une délibération du peu­ ple. Uauctoritas patrum est transformée, réduite à un avis dont le peu­ ple ne tient pas toujours compte : il peut y avoir dès ce moment des lois votées malgré l'avis du sénat. Mais il faut tout aussitôt ajouter que ces lois sont rares. U auctoritas a cependant perdu de son poids99 : le vote populaire n’a plus besoin d’un contrôle a posteriori pour être vala­ ble, la volonté du peuple suffit pour conférer aux lois leur force obliga­ toire. Cette loi représente donc un moment très important : le populus acquiert ainsi un pouvoir de décision indéniable puisque son avis pré­ vaut en dernier ressort. Dans l’histoire des deux premiers siècles de la République, l'atten­ tion des savants ne s’est pas tant portée sur le développement de la sou­ veraineté populaire que sur les luttes entre patriciens et plébéiens. Il faut en effet près de deux siècles pour que les seconds deviennent les égaux des premiers. L’accès de la plèbe aux principales magistratures est le résultat de ces conflits. L’assimilation des plébiscites aux lois n’est pas moins importante : depuis sa première sécession, la plèbe possédait en effet ses propres magistrats et pouvait prendre des mesures législati-

patrum pouvait précéder le vote du peuple. Il utilise notamment un passage du livre VII (17, 6-9 : sine auctoritate patrum populi iussu triumphauit) ; à ses yeux, Tordre même des termes où auctoritas précède populi iussu suffit à prouver que Taccord du sénat a été préalable (sinon Tite-Live aurait dit l'inverse). Ce raisonnement n'emporte pas la convic­ tion ; assurément la formule la plus courante qu'utilise l'historien après 339 est bien : ex auctoritate patrum populique iussu (X, 45, 8 ; XXI, 18, 10, XXII, 14, 11 par exemple) mais on ne saurait tirer argument de non populi iussu non ex auctoritate patrum (XXVI, 2, 1) pour affirmer qu'en 211, Y auctoritas a été postérieure au vote. 96. Tite-Live VIII, 12, 15 : Alteram (scii, legem dictator tulit) ut legum quae comitiis centuriatis ferrentur, ante initum suffragium patres auctores fierent. 97. Cicéron {Brutus 14, 55) cite l'exemple du tribun Manius Curius qui obligea le sénat à ratifier à l'avance une élection, et cela avant le vote de la lex Maenia. L’affaire qu’il mentionne se situe en 286, ce qui permet de dater la loi du début du ni* siècle. 98. I, 17, 9 : Hodie quoque in legibus magistratibusque rogandisque usurpatur idem ius ui adempta : priusquam populus suffragium ineat in incertum comitiorum euentum patres auctores fiunt. 99. G. N o c e r a (// potere dei comizi, p. 268-272) s’interroge longuement pour savoir si Yauctoritas existe toujours après ces réformes et explique qu’alors les sources utilisèrent l’expression de patrum auctoritas pour désigner le sénatus-consulte qui précédait le vote des lois.

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ves : les plébiscites. A l’origine ces mesures étaient votées par les seuls plébéiens et n ’engageaient qu’eux. Mais la plèbe s’était efforcée d’obte­ nir que les plébiscites eussent une valeur normative qui les rendrait obli­ gatoires pour tous les citoyens. C ’est ce qui se produit en 287 avec la lex Hortensia. Elle établit en effet que les plébiscites engageraient l’ensemble du peuple100. Ils ont alors la même valeur que les lois. Dans la tradition romaine, pourtant, cette loi reprend et renforce deux lois précédentes qui avaient été passées exactement dans les mêmes termes. En 449, l’une des nombreuses leges Valeriae votées après l’expulsion des décemvirs affirme que « les décisions de la plèbe, réunie par tribus, engageraient le peuple entier101 ». Cette décision apparaît brusquement dans le récit livien sans être précédée des revendications plébéiennes habituelles. C’est une concession des deux consuls qui souhaitent ne laisser place à aucune controverse et mettre fin à toute discussion sur ce point. Tite-Live ne s’étend guère sur les conséquences de cette impor­ tante innovation constitutionnelle : il se borne à dire qu’elle devint une arme redoutable pour les tribuns, mais reste muet sur les résistances qu’elle aurait pu rencontrer. Il serait en outre très difficile de s’expli­ quer les luttes postérieures entre patriciens et plébéiens, si cette loi avait existé. Son authenticité paraît donc très contestable102. On ne comprendrait pas toutefois l’importance des débats provoqués par les plébiscites dans la seconde moitié du Ve siècle, s’ils avaient été totalement dépourvus de valeur normative. Les plébéiens cherchent en effet à faire de leurs résolutions des mesures qui engagent le peuple tout entier et tous les moyens de pression leur sont bons pour obtenir ce résultat. C’est le cas pour la lex Canuleia qui abolit l’interdiction du conubium entre patriciens et plébéiens, bien qu’une telle interdiction fût 100. Gaius, Institutes I, 3 . ... lex Hortensia lata est qua cautum est ut plebiscita uni­ versum populum tenerent, itaque eo modo exaequata sunt ; voir aussi Pomponius, Digeste I, 2, 2, 8 ; Pline, Histoire Naturelle XVI, 10, 37 ; Aulu-Gelle XV, 27. Sur ce pro­ blème A. G uarino, L’exaequatio legibus dei plebisciti, Festschrift Schulz, Weimar, 1951, t. I, p. 458-465. 101. Tite-Live III, 55, 3 : ... legem centuriatis comitiis tulere (scii, consules) ut, quod tributim plebes iussisset populum teneret. Voir K. von F ritz, The Reorganisation of the Roman Government in 336 B. C. and the so-called Licinio-Sextian Laws, Historia, I, 1950, p. 3-44 ; Leges sacratae and plebiscita. Studies Robinson, Saint-Louis (Missouri), 1953, vol. II p. 893-905. E. S. Staveley, Tribal legislation before the lex Hortensia, Athenaeum, 33, 1955, p. 3-33 ; R. D evelin, Comitia tributa plebis, Athenaeum, 53, 1975, p. 302-337. 102. En effet les patres se seraient par la suite trouvés dans une situation illégale en refusant d’accepter les plébiscites. Voir M. E lster, Studien zur Gesetzgebung der frühen römischen Republik (p. 84) qui montre que l’on s’accorde en général pour refuser toute authenticité à cette loi. F. Serrao (Legge e società, p. 133) y croit pourtant ; elle lui paraît nécessaire pour légaliser une pratique en vigueur dans les années précédentes : les plébiscites avec l'approbation du sénat peuvent engager tous les citoyens sans pourtant faire l’objet d’un vote devant les comices centuriates. En outre, il était indispensable de préciser si la disposition des XII Tables qui consacre la toute-puissance du peuple (cf. p. 96-97) pouvait s’appliquer à la plèbe. Mais nous avons vu les réserves qu'il convenait de faire sur ce principe.

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contenue dans la loi des XII Tables. Or, il est impossible, surtout à cette date, qu’un plébiscite abroge une loi103. Il ne pouvait avoir un tel effet qu’en devenant une loi et en engageant ainsi le peuple entier. Autrement dit, un magistrat patricien l’a sans doute proposé aux comi­ ces centuriatesI04. La même procédure a sans doute été utilisée pour les lois liciniennes, bien que le texte de Tite-Live permette difficilement de le préciser. Cette transformation restait toutefois exceptionnelle. Peutêtre une nouvelle loi avait-elle fixé les règles selon lesquelles elle devait s’accomplir : l’une des leges Publiliae Philonis de 339 aurait facilité l’assimilation des résolutions plébéiennes aux leges en prévoyant que les patres pouvaient accorder leur auctoritas aux plébiscites. Cette interpré­ tation serait confirmée par un passage d’Appien où l’historien explique que Sylla avait voulu revenir à un tel usage105. Il est difficile toutefois de préciser les modalités pratiques qui aboutissaient à ce résultat. U auctoritas était-elle accordée avant le vote de la plèbe ? Mais les plé­ béiens auraient alors été les seuls à voter une lex publica valable pour tous. Ou bien après ? Mais il fallait alors un second vote. De telles dif­ ficultés peuvent faire légitimement douter de l’authenticité de cette loi. Il paraît toutefois bien peu probable que la transformation des plébisci­ tes en lois (qui représentait quelque chose de considérable) ait pu s’accomplir brutalement, sans étape intermédiaire. Les questions délica­ tes que pose la loi de 339, montrent bien qu’elle n’apportait pas de solution simple à ce problème et qu’elle n’a rien résolu. Seule la lex Hortensia a pu mettre fin à ce conflit. Cette loi consacre définitivement l’égalité entre patriciens et plé­ béiens et marque la fin des luttes qui ont eu lieu à ce sujet. Elle donne ensuite une nouvelle importance et une nouvelle signification aux plébis­ cites qui engagent désormais le peuple entier : de mesures révolutionnai­ res qu’ils étaient, ils deviennent peu à peu des instruments de gouverne­ ment. Il n’est pas rare en effet de trouver des sénatus-consultes pré­ voyant que « les consuls ou les tribuns proposeront au peuple ou à la plèbe » tel ou tel projet106107. Cette évolution explique que la distinction entre loi et plébiscite s’estompe progressivement : quelques textes offi­ ciels la conservent mais dans l’ensemble elle est loin d’être stricte à la fin de la République, comme le font voir des formules telles que lex plebeiue scituml(n. La même imprécision existe dans le vocabulaire des 103. E. M eyer, Römischer Staat, p. 68. 104. K. von F ritz (Historia, 1950) croit voir une allusion à cette procédure dans la phrase suivante du discours de Canuleius (Tite-Live, IV, 5, 2) : Oportet lecere populo Romano, si uelit, iubere legem. Mais cette phrase nous paraît plutôt avoir une portée générale. 105. Tite-Live VII, 12, 15 ; Appien, B.C. I, 59. 106. Tite-Live XXVII, 3, 16 ; Cicéron, A d familiares VIII, 8, 5 ; Valerius Probus III, 23 (F.I.R.A. II, p. 455). 107. A. Magdelain, La loi à Rome, p. 56-57 ; L. Ross-Taylor, Roman voting assem­ blies, p. 138. Quelques textes épigraphiques conservent strictement la distinction (Lex

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écrivains : Tite-Live ne distingue pas clairement loi et plébiscite même pour la période archaïque. Ce manque de rigueur ne lui est pas propre et ne traduit pas nécessairement une absence d’information : il repro­ duit la langue de son temps. Ce tableau ne serait pas complet si l’on ne mentionnait pas le dévelop­ pement des comices tributes qui constituent, à la fin de la République, l’assemblée qui se réunit le plus fréquemment. S’il est facile de retracer le développement des tribus108, il est beaucoup plus malaisé de discerner comment apparaissent et se développent les comitia tributa. Malgré l’exemple de la lex Manlia, leur rôle politique est mal attesté à ses débuts109.. Le concilium plebis, l’assemblée plébéienne, votait également par tribus, mais, malgré les confusions qui s’établissent quelquefois, ces deux assemblées ne paraissent pas devoir être confondues110. En tout état de cause, il est assuré que les comices tributes prennent beaucoup d’importance à partir du IIIe siècle. De 287 à l’époque de Sylla, presque toutes les lois sont votées par cette assemblée tandis que les centuries ne gardent qu’une compétence réduite : élection des magistrats supérieurs titulaires de Yimperium, prouocatio — dans la mesure où elle existe —, vote des leges de bello indicendo. Le peuple joue par conséquent un rôle important à partir du IIIe siè­ cle ; c’est le résultat d’un long processus commencé depuis les premiers temps de la République et qui s’accomplit en plusieurs étapes. Au terme de cette évolution, l’assemblée populaire s’est acquis une place évidente dans les institutions : sa compétence est indéniable puisque la transfor­ mation de Y auctoritas patrum a rendu en quelque sorte sa volonté auto­ nome. Son accord est nécessaire depuis 300 environ chaque fois qu’un citoyen encourt la peine capitale ; son accord n’est pas moins nécessaire pour toutes les décisions qui engagent l’avenir de la communauté et il porte le nom de lex. Il est ainsi facile de mesurer les progrès de la par­ ticipation populaire. On voit en outre le peuple intervenir dans des domaines qui n’étaient nullement de son ressort à l’origine. C’est parti-

Antonia de Thermessibus, Lex Papiria de sacramentis) ; d ’autres s’en tiennent à une for­ mulation prudente : ex hac lege plebiue scito (lex Latina Tabulae Bantiae, lex de Gallia Cisalpinat lex agraria) ; parfois même un plébiscite s’appelle lex (Lex repetundarum 74). Tite-Live à son tour confond loi et plébiscite (II, 56, 2 ; III, 9, 5 ; 14, 4 ; 31, 1 ; IV, 1, 1 ; 25, 14 ; VI, 42, 2 ; VII, 15, 12). 108. U. C oli , Tribù e centurie dell’ antica repubblica romana, S.D .H .I, 21, 1955, p. 181-220; A. M agdelain, Remarques sur la société romaine archaïque, R .E .L, 1971. L'intervention de ces comices est mentionnée en 445 pour l'arbitrage rendu par Rome dans la querelle qui opposait Aricie et Ardée (Tite-Live III, 71, 3). 109. E.S. Staveley, Tribal Legislation before the lex Hortensia, Athenaeum, 33, 1955, p. 3-31 ; L. F ascione, Bellum indicere e tribù, in F. Serrao. Legge e société, p. 225-255, discute la compétence exclusive des comices centuriates en matière de déclara­ tion de guerre pour affirmer celle des tribus. Mais il ne peut s'appuyer que sur TiteLive VI, 21, 5, un passage pour lequel on fait toujours remarquer l’erreur de l’écrivain (cf. W eissenborn-M ueller ad loc.t M ommsen, Droit public, VI, p. 392). 110. L. Ross-T aylor, Roman Voting Assemblies, p. 60-61.

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culièrement net au cours de la seconde guerre punique ; en 217, en effet, le peuple romain, effrayé des désastres qui se multiplient, décida de recourir au vieux rite italique du uer sacrum et de sacrifier à Jupiter tout le bétail né dans l’année11112. Pour que cette procédure archaïque soit efficace, le grand pontife précise qu’il faut l’accord du peuple : iniussu populi uoueri non posseul. La décision s’exprime donc sous la forme d’une lex extrêmement minutieuse dans le détail de sa rédaction. Nul doute qu’il ne soit nécessaire de porter cette mesure à la connais­ sance de tous : toutes les familles sont concernées. Mais il est beaucoup plus original d’affirmer que l’accord du peuple est indispensable. On mesure ainsi la place qu’il occupe puisque son consentement est néces­ saire pour tous les actes qui engagent l’avenir de la communauté. C’est ce que prouvent les interventions du populus en matière de religion, à la fin du IIIe siècle ; c’est encore ce que révèle la loi qui assurait, au mépris de toute la tradition, l’égalité entre le dictateur et son maître de cavalerie113 : le consentement du peuple permet de déroger à l’ordre traditionnel. C’est également au cours du IIIe siècle que la place du peuple devait grandir. Une réforme « plus démocratique » des comices centuriates114 lui donne un poids nouveau. Les écrivains qui la mentionnent ne don­ nent guère de précisions à son sujet. Tite-Live y fait allusion en décla­ rant : « Ne nous étonnons pas si notre organisation actuelle avec le nombre de ses tribus qui atteint trente-cinq, chiffre que les centuries de iuniores et de seniores multiplient par deux, ne correspond plus au total fixé par Servius Tullius115. » La phrase de l’historien n’est pas très claire : il oppose le système créé par le roi étrusque qui ignorait, selon lui, le lien entre tribus et centuries116 et le nouveau système qui les aurait mises en rapport. Cette réforme a fait l’objet de nombreuses dis­ cussions ; personne ne croit plus que chaque classe ait comporté soixante-dix centuries117. Leur total est toujours resté de cent quatre111. Sur ce rite et les modifications qu’on lui apporta en 217 voir J. H eurgon, Trois études sur le uer sacrum, Bruxelles, 1957. 112. Tite-Live XXII, 10, 1 : L. Cornelius Lentulus pontifex maximus (...) omnium primum populum consulendum de uere sacro censet ; iniussu populi uoueri non posse. 113. Tite-Live XXII, 25, 6. 114. Selon la formule de Denys d ’Halicarnasse IV, 21, 3. 115. I, 43, 12 : Nec mirari oportet hunc ordinem qui nunc est post expletas quinque et triginta tribus, duplicato earum numero centuriis iuniorum seniorumque, ad institutam ab Servio Tullio summam non conuenire. Qui nunc est se réfère bien sûr au système que connaît l’historien (contra J.J. N i c h o l l s , The reform of the comitia centuriata, A .J.P h , 1956, p. 225-254). 116. Un tel lien existait vraisemblablement dès la création des tribus urbaines par Ser­ vius Tullius. Voir l’article de A. Magdelain, Remarques sur la société romaine archaï­ que, R .E .L ., 1971. 117. C ’est le système dit pantagathien (du nom d ’Ottavio Baccato un érudit du XVI* siècle). Mais ce système qui aboutissait à un total de 373 centuries, avec les centuries de cavaliers et les centuries hors classe, n’est confirmé par aucun texte. Cette interpréta­ tion a cependant été reprise tout dernièrement par C. L etta, Studi classici ed orientali, 27, 1977, p. 193-282.

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vingt-treize ; mais la première classe n’a plus que soixante-dix centuries, comme nous l’apprend un passage du De re publica qui a longtemps suscité de nombreuses discussions mais dont on admet aujourd’hui la valeur118. Chaque tribu comprend une centurie de iuniores et de senio­ res ; en outre, pour les autres classes, la découverte de la Tabula Hebana a permis de comprendre comment on pouvait regrouper diffé­ rentes unités de vote pour ne pas dépasser le total antérieur. Cette réforme donne un rôle un peu plus grand au peuple : sans doute le retrait de la prérogative aux cavaliers ne concerne que la première classe à qui elle est donnée119 ; mais la première classe n’a plus que soixantedix centuries et c’est une modification importante : elle déplace la majorité car le vote des dix-huit centuries de cavaliers et de la première classe ne suffit plus pour l’assurer ; il faut faire voter (au moins en par­ tie) la seconde classe120. C’est donc un moyen d’accorder plus de poids, sinon à tout le peuple, du moins à une partie des citoyens. La date d’une telle réforme est controversée : quelques passages de Tite-Live montrent que la prérogative a été retirée aux cavaliers. Tous se situent dans les livres qui traitent de la seconde guerre punique ; il faut ainsi supposer que la réforme est antérieure à 215. Les dates de 230 ou de 220 ont ainsi été proposées tandis que la réforme se voyait attribuée à Q. Fabius Maximus Verrucosus (lors de sa censure de 230) ou à Flaminius121. En affirmant que Tite-Live décrit des cas isolés qui 118. De re publica II, 22, 39 : nunc rationem uidetis esse talem ut equitum centuriae cum sex suffragiis et prima classis addita centuria quae ad summum usum urbis fabris tignariis est data, L X X X V IIII centurias habeat. En retranchant les 18 centuries équestres et la centurie de fabri tignarii, on aboutit à 70 centuries pour la première classe. Mais le total de 89 est une correction d ’une deuxième main qui n’a pas toujours été acceptée (en particulier par G.V. Sumner, Cicero on the Comitia centuriata, A .J. PA., 81, 1960, p. 136-156). Néanmoins cette leçon a été largement défendue. Voir L. Ross-Taylor, The corrector of the codex of Cicero’s De re publica, A .J.P h, 82, 1961, p. 337-345, dont G.V. Sumner a fini par admettre les arguments (Cicero and the comitia centuriata, Histo­ riar, 13, 1964, p. 125-128) ; et elle ne semble plus aujourd’hui discutée. 119. Tite-Live XXIV, 7, 12 ; XXVI, 22, 2-5 ; XXVIII, 6 : dans ces passages la centu­ rie prérogative est désignée par des formules telles que Veturia iuniorum ou Galeria iuniorum. Ces expressions concises signifient centuria iuniorum primae classis tribus Vetu­ riae» par exemple. Elles indiquent ainsi qu’à cette époque (en 214, 211 et 210) la centurie prérogative avait été retirée aux cavaliers. Mais quand votaient les centuries équestres ? Le problème reste délicat à résoudre. Un passage des Philippiques (II, 33, 82) laisse pen­ ser que les sex suffragia votaient après la première classe. Sur cette question voir en der­ nier lieu R. Develin, The Voting position of the equites after the centuriate reform, Rheinisches Museum, 122, 1979, p. 155-161. 120. Cf. Philippiques II, 33, 82. 121. Bien des dates ont été proposées : elles hésitent essentiellement entre 230 et 220, puisque cette réforme doit être postérieure à la création de la trente-cinquième tribu en 241 et antérieure à la seconde guerre punique. L. Ross-Taylor (The centuriate assembly before and after the reform, American Journal o f Philology, 1957, p. 337-354 ; Roman Voting Assemblies, p. 151) propose la date de 230 en s’appuyant sur Y elogium de Brin­ disi ; elle serait l’œuvre de Q. Fabius Maximus Verrucosus censeur en 230 ou de Q. Fabius Maximus Cunctator, en 232 (comme le suggère F. C assola) / gruppi politici Romani, Trieste, 1962). Mais l’utilisation de Yelogium de Brindisi est sujette à caution : l’inscription est mutilée et il peut s’agir d ’un magistrat local (voir E. G abba, Athenaeum,

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témoignent seulement d’une crise, C. Nicolet préfère s’appuyer sur un autre passage de l’historien qui ferait plus nettement allusion à une réforme des comices : « Les censeurs, écrit Tite-Live pour l’année 179, firent un changement dans les votes, et c’est par régions qu’ils firent la répartition des tribus, en tenant compte de l’origine, de la situation et des gains des hommes122. » La réforme des comices daterait donc de 179. Plutôt que de nous étendre longuement sur cette question, nous pré­ férons remarquer que cette réforme s’intégre dans un courant d’inspira­ tion nettement démocratique qui apparaît à la fin du IIIe siècle ; c’est à cette époque que disparaît la centurie procum patricium. Il s’agissait d’une centurie hors classe de patres, c’est-à-dire de consulaires patri­ ciens, qui était une des pièces essentielles du « premier âge républi­ cain », selon la formule d’A. Magdelain, et donc de la république archaïque123. Sa suppression date de l’époque hannibalique. Elle montre que l’on évite de donner un poids trop grand à l’aristocratie et c’est le même esprit qui apparaît dans la réforme des comices centuriates. A la même époque se fixe la description canonique du système centuriate : les montants censitaires correspondent aux montants en vigueur entre 217 et 175. C’est l’époque à laquelle écrit Fabius Pictor et son histoire romaine inspirera fortement ses successeurs. En même temps s’élaborent également les premières justifications philosophiques du système centuriate124. Le IIIe siècle représente par conséquent un moment essentiel. Une longue évolution a donné au peuple un pouvoir important ; même s’il n’est pas déterminant, il se voit confirmé et nettement accru à cette époque. Les institutions prennent leur forme « classique » et ne change­ ront guère jusqu’au principat. A quelques nuances près, le système cen­ turiate ne se transformera pas. Ainsi s’achève une lente progression qui a accordé une place indéniable au populus.

1958 ; A. G uarino, Fabio et la riforme dei comizi centuriati, Labeo, 9, 1963, p. 89-95). R. Develin, Athenaeum , 1978, propose aussi une date comprise entre 249 et 215 mais suggère curieusement que la réforme a nécessité une loi, ce qui est peu plausible. 122. XL, 51, 9 : mutarunt censores suffragia regionatimque generibus hominum cau­ sisque et quaestibus tribus descripserunt. Voir le commentaire de ce passage dans l’article de C. N icolet, La réforme des comices de 179 av. J.-C., R.H .D ., 1961, p. 341-358. 123. A. Magdelain, Procum Patricium, Studi Volterra, II, Milan, 1971, p. 247-267. Sur cette centurie, voir aussi A. Momigliano, J.R .S., 1966, p. 228-232. 124. C. N icolet, L’idéologie du système centuriate, in La filosofia e il diritto romano, Rome, 1976.

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B. LA PART DU PEUPLE DANS L’ÉLABORATION DES LOIS 1. La préparation des lois Le vote est l’ultime étape de l’élaboration des lois et le moment essentiel de la participation populaire ; aussi convient-il d’en déterminer la signification, mais la rogatio est le résultat de tout un travail préala­ ble qu’il faut retracer pour mieux préciser la place du peuple. Avant d’être voté, tout projet de loi125 doit d’abord être porté à la connaissance du peuple : il est donc affiché. Ce projet est en premier lieu proposé par les magistrats les plus importants : l’initiative des lois n’appartient donc pas au peuple, elle revient aux consuls, plus rarement aux dictateurs (pour la période archaïque), aux préteurs et, bien entendu, aux tribuns. Il faut en effet avoir le ius agendi cum populo pour présenter un projet puisque le magistrat qui propose une loi devra également convoquer les comices et les présider. Aussi est-il nécessaire que le magistrat possède Vimperium sauf pour les tribuns qui sont évi­ demment dans une situation particulière. Bien que 1’auctoritas patrum se soit transformée depuis la loi Publi­ lia Philonis de 339, le projet est d’abord examiné et discuté au sénat. Il ne s’agit pas d’une formalité : c’est là que s’élaborent les projets de lois. Certains ne dépassent pas même ce stade et sont retirés après cet examen126. Sans doute, un magistrat pouvait passer outre à l’avis du sénat et les Gracques n’ont pas hésité à le faire127. Mais dans la plupart des cas, les magistrats le consultent et tiennent compte de son opinion. En 167, le préteur M’. Iuventius Thalna proposa de sa propre autorité de déclarer la guerre aux Rhodiens, mais les critiques que rapporte TiteLive montrent bien que c’est un comportement qui n’a rien d’habi­ tuel128. L’avis du sénat est donc important. Avant d’être affiché, le projet a été rédigé. On ne sait trop qui était l’auteur d’une telle rédaction : sans doute le magistrat le faisait-il lui125. Pour tout ce qui suit voir M ommsen, Droit Public, VI ; G. Rotondi, Leges publicae populi Rom ani, p. 119-137 ; G. Nocera, II potere dei comizi ; L. Ross-T aylor, Roman Voting Assemblies ; C. N icolet, Le métier de citoyen dans la Rome antique. 126. En 63, le projet de loi du tribun L. Caecilius Rufus fut retiré juste après son examen par le sénat. Voir Cicéron, Pro Sulla 23, 65 : Lex dies fu it proposita paucos, ferri coepta numquam, deposita est in senatu. 127. Les Gracques sont 1’exemple le plus frappant mais il existe d'autres lois propo­ sées malgré l'avis du sénat : c’est ce qui s'est passé en 228 pour la loi agraire de Flami­ nius, en 218 pour la lex Claudia qui interdit aux sénateurs de posséder des navires de fort tonnage. Pour d ’autres exemples voir P. W illems, Le sénat de la république romaine, t. II, p. 102. 128. Tite-Live XLV, 21, 4 : Sed et praetor nouo maloque exemplo rem ingressus erat, quod non ante consulto senatu, non consulibus certioribus factis de sua unius sententia rogationem ferret, uellent iuberentne Rhodiis bellum indici, cum antea semper prius sena­ tus de bello consultus esset, deinde ex auctoritate patrum ad populum latum.

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même assisté d’un collège de scribes. Ce ne sont donc pas des juristes ; la rédaction des lois n’entre pas dans les attributions traditionnelles de ces derniers et on a ainsi voulu expliquer le style des lois républicai­ nes129 et leur manque de qualité technique. Mais le magistrat prenait sans doute conseil auprès de spécialistes130. Le projet est communiqué au peuple par voie d’affichage : c’est ce que l’on appelle la promulgatio, comme nous l’apprend un passage de Festus131, pour ne rien dire des multiples emplois de ce terme dans TiteLive. Une fois affiché, il doit être déposé à Yaerarium et ne peut être modifié au moment du vote. C’est donc sur ce texte que les citoyens se prononceront. Cette obligation, que Cicéron reprendra dans le De legi­ bus'32, avait été instaurée par une lex Licinia-Iunia de 62133134. Comme d’autres lois républicaines, elle reprend sans doute un usage plus ancien en l’assortissant de précisions et de sanctions qu’il n’avait pas jusqu’alors. Mais elle traduit ainsi la volonté d’éviter toute altération dans le texte des lois. D’autres mesures ont précisé l’objet de la rogatio : la lex CaeciliaDidia de 98 interdit de réunir dans un même projet des dispositions hétérogènes. C’est ce que l’on nommait les leges per saturamm . Cette interdiction a pour but d’épargner au peuple la contrainte d’accepter ce qui lui déplaît ou de refuser ce qui lui plaît comme nous le précise Cicé­ ron135. Elle paraît avoir été prévue dès la fin du IIe siècle comme l’indi­ que sa présence dans la lex repetundarum dont Caius Gracchus est sans doute l’auteur136. De telles lois sont d’ailleurs assez rares137. 129. Voir par exemple les remarques de F. W ieacker, Lex publica, in Vom römischen Recht, 2e éd. Stuttgart, 1961, p. 45-82. Rotondi, {Leges, p. 120) qui reprend P acchioni {Corso di diritto romano, I, p. 109) estime curieusement que la collaboration du magistrat et du sénat explique le style minutieux des lois romaines. Cf. M. Kaser, Zum Ediktstyl, Festsch. Schulz, Weimar, 1951, t. II, p. 21-71. 130. Rotondi, p. 119 se réfère à Plutarque, Tiberius Gracchus 9 ; Cicéron, A d A tti­ cum III, 23, 4. 131. Festus 251 L. 132. Ill, 4, 11 : promulgata proposita in aerario cognita agunto. 133. Nous connaissons mal cette loi dans le détail ; les scholies à Cicéron (Schol. Bob., p. 240 Stangl) précisent : Licinia uero et Iunia consulibus Licinio Murena et Iunio Silano perlata illud cauebat ne clam aerario ferri liceret, quoniam in aerario conde­ bantur. Cette phrase reste vague mais quelques passages de Cicéron précisent que la sanc­ tion était un iudicium publicum (R otondi, ad loc). Nocera (p. 114) s’appuie sur un frag­ ment de l’annaliste Sisenna (117 Peter) pour montrer que cette obligation existait à l’épo­ que de la guerre sociale, mais ce passage n ’apporte aucune précision sur ce point. 134. Festus 416 L : Lex multis alis legibus conferta. 135. De domo 20, 53 : Quae est, quaeso, alia uis, quae sententia Caeciliae et Didiae legis, nisi haec, ne populo necesse sit in coniunctis rebus compluribus aut id quod nolit accipere aut id quod uelit repudiare ? 136. Lex repetundarum 1. 72 : extra quam sei quid in saturam feretur. Sur l’attribu­ tion de cette loi, voir C. N icolet, L fordre équestre, I, p. 487. 137. Nocera (p. 169) ne cite que les lois licinio-sextiennes, celles de Publilius Philo et la lex Aquilia de damno. 11 faut y ajouter des mesures plus récentes : les lois de Livius Drusus dont Cicéron nous dit qu’elles étaient contraires à la lex Caecilia-Didia (De domo 19, 50) bien que d’autres témoignages indiquent d ’autres motifs de cassation : per uim

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L’affichage de la rogatio permettait essentiellement à tous les citoyens d’en prendre connaissance. Aussi un certain temps doit-il s’écouler entre la promulgation et le vote, du moins en principe138. L’édit du magistrat qui convoque les comices et présente la rogatio, prévoit également leur date de réunion. Elle ne peut avoir lieu qu’après un délai d’au moins un trinum nundinum, selon la formule qui figure dans les textes139. La nécessité de respecter ce délai paraît ancienne140 et vaut pour toutes les réunions des comices, bien que seule la lex Caecilia-Didia en affirme l’obligation. Quelle en était exactement la durée ? Il s’agit d’un intervalle qui doit comprendre entre la promulga­ tion et le vote au moins trois jours de marché : ils ont en principe lieu de huit jours en huit jours. Toute la question est de savoir si ce délai comprend dix-sept jours au minimum (deux intervalles de huit jours plus un) ou s’étend jusqu’à vingt-quatre. Il est difficile d’y répondre avec précision parce que nous manquons d’exemples qui donnent des indications sûres. Asconius évoque assurément la « précipitation » avec laquelle fut votée la loi sur le vote des affranchis proposée en décembre 67 par le tribun Manilius : elle fut sans doute promulguée dès son entrée en charge le 10 décembre et votée le dernier jour du mois, le 29. Cette loi fut cassée par le sénat, mais elle n’apporte pas un argument très probant : Manilius a fait voter le peuple un jour férié, les Compitalia, sans attendre un jour comitial ; une telle forme de « précipitation » était un motif suffisant pour invalider la loi141. Il n’est donc pas possi­ ble de préciser si le trinum nundinum a été respecté ou non. Les lois de Clodius apportent-elles plus de certitude ? Elles ont sans doute été pro­ mulguées dès le 10 décembre et nous savons qu’elles ont été votées le 4 janvier142 sans que Clodius ait été attaqué pour n’avoir pas respecté les délais légaux. Ces lois laissent ainsi penser qu’il fallait un intervalle

(Tite-Live Periochae 71), contra auspicia (Asconius, in Cornelianam 60) ; voir A. W. LinViolence..., p. 142-143. Et il faut bien entendu inclure dans cette liste les lois de Clodius sur l’exil de Cicéron. 138. Sauf quand le consul doit réunir les comices primo quoque die (M ommsen, Droit Public, VI, p. 432) ou quand le délai est allongé {Ibid., p. 478). 139. Elle figure sous cette forme dans le S.C. des Bacchanales (1. 22) dans la lex latina de Bantia (1.6). 140. Ce délai est en tout cas mentionné par Tite-Live (III, 35, 1) ; Denys VII, 53, IX, 41, X, 3, X, 35. En outre les XII Tables nous font voir qu’il est requis avant le châtiment du débiteur insolvable : Tertiis nundinis partes secanto (Table III, 6 ; cf. Aulu-Gelle XX, 1, 16-17 : habebantur in uinculis dies sexaginta. Inter eos dies trinis nundinis continuis ad praetorem in comitium producebantur (...) Tertiis autem nundinis capite poenas dabant...) 141. Asconius 57 C, A.W. L intott, Trinundinum, Classical Quaterly, 59, 1965, p. 281-285 ; Violence... p. 134 et 143. Cette loi était contra auspicia et semble aussi avoir été passée per uim (Asconius 40 C). Voir aussi A. Kirsopp-Michels, The calendar o f the Roman Republic, Princeton, 1967. 142. P. G rimal, Études de chronologie cicéronienne, p. 19 et suiv. ; son analyse des lois de 58-57 lui fait préférer le délai de vingt-quatre jours. Telle est aussi la thèse de Mommsen, Römische Chronologie, p. 240. tott,

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de vingt-quatre jours entre l’affichage et le vote. Mais cette conclusion est infirmée par la lex Gabinia-Calpurnia de Insula Delo qui a très pro­ bablement fait l’objet d’une promulgation dans les premiers jours de février 58 et d’un vote le 20143. On en est ainsi réduit à penser que le trinum nundinum s’étendait sur une période comprenant trois jours de marché et un délai variable qui dépend à la fois du moment de la pro­ mulgation et du jour comitial le plus proche144 ; il n’est pas possible d’en fixer la longueur avec précision : les comices doivent se réunir un jour à la fois faste et comitial ; ce qui ne correspond pas nécessaire­ ment à une durée de dix-sept ou de vingt-quatre jours. Cet intervalle ne servait pas seulement à faire connaître le projet ; il rend possible sa discussion dans les contiones. Dans ces réunions, les citoyens discutent mais ne votent pas à la différence des comitia où ils votent mais ne discutent pas145. Elles n’ont pas nécessairement lieu le jour même du vote, avant le début du scrutin. La longueur des opéra­ tions ne le permettait pas. Les contiones, en outre, ne sont pas forcé­ ment convoquées par le magistrat qui a proposé la loi et qui présidera les comices. Si les auteurs d’un projet peuvent réunir de telles assem­ blées, leurs adversaires ont la même possibilité. C’est là que les orateurs et les hommes politiques prononcent de longs discours pour défendre leurs lois ou celles d’autrui, ou encore pour les attaquer. Nous en pos­ sédons de nombreux exemples : Tite-Live s’attache tout particulièrement à décrire les débats qui ont lieu dans de telles réunions, alors qu’il se contente d’une phrase pour mentionner le vote et son issue. Qui prenait la parole à cette occasion ? Quelques textes suggèrent que tous les citoyens ont la possibilité, même s’ils sont de simples parti­ culiers, de défendre ou d’attaquer la loi146. Mais rien n’est moins sûr. Dans le discours qu’il prononce pour défendre la rogatio de Manilius, qui voulait confier à Pompée le commandement de la guerre contre Mithridate, Cicéron affirme que c’est la première fois qu’il prend la parole dans une assemblée de ce genre147. Il est alors préteur. Il ne sem­ ble donc pas que n’importe quel citoyen ait pu prendre la parole dans 143. Telle est la conclusion de J.-C. Dumont, in Insula Sacra, la loi Gabinia Calpur­ nia de Délos (58 avant J.-C.), Édition et commentaire sous la direction de C. N icolet, par J.-C. Dumont, J.-L. F e rra ry , P. M oreau et C. N ico let, Rome, 1980, p. 32-33. 144. Nous nous rallions ainsi à l’interprétation de A.W. L in to tt, art. cit. 145. Aulu-Gelle XIII, 16, 2-3 : ... manifestum est aliud esse ‘cum populo agere' aliud *contionem habere'. Nam ‘cum populo agere* est rogare quid populum, quod suffragiis suis iubeat aut uetet ; ‘contionem * autem 'habere' est uerba facere ad populum sine ulla rogatione. 146. De legibus III, 4, 11 : nec plus quam de singulis rebus semel consulunto, rem populum docento, doceri a magistratibus priuatisque patiunto. Tite-Live XLV, 21, 6 : cum ita traditum esset ne quis prius intercederet legi quam priuati suadendi dissuadendique legem potestas facta esset. Voir les autres références dans L. R oss-Taylor, Roman Voting Assemblies. 147. De imperio Cn. P o m p e il, 1. Sur ce problème voir C. N ico let, Le Sénat et les amendements aux lois, R .H .D ., 36, 1958, p. 260-275.

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ces réunions. Seuls les collègues du magistrat ou ses supérieurs expri­ maient leur avis et c’est une faveur du président que de permettre à un particulier de s’exprimer. Le peuple n’a donc guère de rôle et il est plu­ tôt témoin que participant. Mais c’est parfois un témoin bruyant, comme le montrent, par exemple, les contiones tenues par Clodius148 ; il est vrai que le tribun n’hésitait pas à poser des questions à la foule. Ces réunions permettaient en tout cas à l’auteur de la rogatio de faire connaître son point de vue et de constater les réticences que soule­ vait son projet. Mais il ne pouvait être amendé ni par le peuple ni dans les contiones. Chaque fois qu’un projet de loi est modifié, la procédure est autre : il y a d’abord le jour du vote intercessio d’un magistrat ; le projet, qui ne peut donc plus donner lieu à un vote, est à nouveau dis­ cuté au sénat ; l’auteur de la rogatio accepte de la modifier ; la nou­ velle proposition de loi est ainsi le résultat d’une espèce de compromis : c’est ce qui se passe par exemple pour la loi du tribun C. Cornelius sur les dispenses de lois ou pour la loi de Cicéron sur la brigue149. Dans tous les cas, le peuple ne peut proposer d’amendement. Son rôle se limiterait-il uniquement à voter les lois ? La procédure de vote ne lui laisse pourtant qu’une place restreinte. Après avoir pris les auspices au lever du jour, puis prononcé une prière, le magistrat qui préside les comices fait lire le texte de la loi par un héraut : et cette lec­ ture solennelle rappelle les origines de la lex. Il leur demande ensuite « s’ils veulent et s’ils ordonnent » que la rogatio devienne une loi, selon la formule consacrée : uelitis iubeatis, Quirites. Ces deux termes mon­ trent clairement que l’on demande au peuple de manifester sa volonté : le magistrat lui pose une question. C’est bien ce que révèle la formule finale du carmen rogationis : ita uos Quirites rogo. C’est encore ce que montre le nom de rogatio, ce substantif qui sert à désigner le projet de loi sur lequel le peuple se prononce. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir les deux termes de lex et de rogatio se confondre en latin : Aulu-Gelle le confirme150 et la Tabula Hebana se qualifie elle-même de rogatio'sl. 148. Plutarque, Pompée 48, 11, 12 et Cicéron A d Quintum Fratrem II, 3, 2. 149. Voir les exemples mentionnés par C. N ico let, art. cit. et E.S. G ruen, The Last Generation o f the Roman Republic, Berkeley, 1974. 150. Aulu-Gelle X, 20, 10 : eademque omnia confuso et indistincto uocabulo rogatio­ nem dixerunt. Festus 326 L précise curieusement : Rogatio est, cum populus consulitur de uno pluribusue hominibus, quod non ad omnis pertineat, et de una pluribusque rebus, de quibus non omnibus sanciatur. Nam quod in omnis homines resue populus sciuit, lex appellatur. Itaque Gallus Aelius ait : *inter legem et rogationem hoc interest. Rogatio est genus legis ; quae lex, non continuo ea rogatio est. Rogatio non potest non esse lex, si modo iustis comitiis rogata est*. Sur ce texte voir P. de Francisci, Per la storia dei comi­ tia centuriata, Studi Arangio-Ruiz I et A. d ’ORS, La ley romana, acto de magistrado, Emerita, 38, 1969, p. 137-149. L’ouvrage de F. Bona (Contributo alio studio della composizione dei *de uerborum significatu* di Festo, Milan, 1964) n’apporte pas d ’éclaircisse­ ments sur ce point. Ce passage comprend en effet deux parties : une citation d ’Aelius Gallus qui indique que la lex a une portée plus large que la rogatio : elle ne provient pas nécessairement d’une décision comitiale. Elle est précédée par un commentaire du gram­ mairien qui distingue une lex générale et une rogatio qui n'ose pas s’appeler priuilegium

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En ce sens, le consentement du peuple qui succède à la question du magistrat paraît essentiel et le rôle du magistrat se réduirait ainsi à pro­ voquer un tel consentement, à présider le scrutin. En fait le peuple n’a qu’une place limitée : il ne peut répondre que par oui ou non à la roga­ tio du magistrat, sans la modifier, sans la discuter. Cette réponse s’exprime par les deux expressions uti rogas ou antiquo152. Mais il est clair que l’on demande surtout au peuple de manifester son approbation. En outre, tous les citoyens ne semblent pas avoir pu faire connaître leur choix par un vote. Ce n’est pas le vote des individus qui compte, mais celui des unités de vote : la centurie ou la tribu ; et à l’intérieur de celle-ci, c’est la majorité des suffrages exprimés qui détermine la déci­ sion. De plus, le vote de la première unité était particulièrement impor­ tant. Dans les comices centuriates on détermine par tirage au sort quelle sera la première centurie à voter, la centurie prérogative. Depuis la réforme, elle est prise parmi les centuries de iuniores de la première classe. Son choix est loin d’être négligeable : il est considéré comme un présage, il constitue un omen, nous dit Cicéron153. A ce titre il pouvait donc guider les autres centuries ; d’où les pressions qui s’exerçaient sou­ vent sur elle. Dans les comices centuriates, le vote est successif : on appelle d’abord les citoyens de la première classe, puis ceux de la seconde et ainsi de suite. A l’époque où le vote est oral, chaque citoyen défile devant le rogator qui lui répète la question posée par le magistrat et note sa réponse. Mais il est certain que ce système exposait les citoyens à toutes sortes de pressions154. Aussi au cours du IIe siècle, quatre lois, les lois tabulaires, ont-elles remplacé le vote oral par un vote écrit et secret, qui devait ainsi laisser une plus grande liberté au peuple. Dans ce cas, le citoyen passe sur une espèce de passerelle puis jette sa tablette mais qui en paraît bien l’équivalent. Si l’interprétation d ’Aelius Gallus paraît digne de foi (cf. Chapitre I), il est bien difficile en revanche d ’accepter l’assimilation de la rogatio et du priuilegium (Cf. Les critiques de Mommsen. Droit Public, VI, p. 346). 151. Tabula Hebana 1. 14, 17, 44, 46, 49 ; Tite-Live XLII, 22, 8, Tacite, Annales XV, 20, 3. Ces références laissent penser que la confusion entre lex et rogatio est tardive. 152. Vti rogas : De legibus II, 10, 24 ; Tite-Live VI, 38, 5 ; X, 9, 12 ; XXX, 43, 3 ; XXXI, 8, 1 ; XXXIII, 25, 7 ; XXXVIII, 54, 12. A ntiquo : De legibus III, 17, 38 ; De officiis II, 21, 73 ; Tite-Live V, 30, 7 ; VIII, 37, 11 ; XXII, 30, 4 ; XXXI, 6, 3. Festus sM. antiquare. Après l’introduction du vote écrit, les tablettes portaient l’une ou l’autre de ces expressions (L. R oss-T aylor, Roman Voting Assemblies). Il est extrêmement rare que le peuple réponde uolo et iubeo voir Tite-Live XXVI, 33, 13 (Mommsen, Droit Public VI, p. 346 attire l'attention sur ce cas exceptionnel où la réponse était arrêtée d’avance) et peut-être De domo 30, 80. 153. Pro Plancio 20, 49 : una centuria praerogatiua tantum habet auctoritatis ut nemo unquam prior eam tulerit quin renuntiatus sit aut eis ipsis comitiis consul aut certe in illum annum ; cf. Pro Murena, 18, 38 ; De diuinatione I, 45, 103. Voir sur ce point R. R illin g e r, Der Einfluss des Walhleiters bei den römischen Konsulwahlen von 366 bis 50 V. Chr.t Munich, 1976. 154. Voir les exemples donnés par C. N icolet, Le métier de citoyen, p. 362.

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dans une urne. Les résultats sont proclamés dès qu’une centurie a voté. En outre, dès que la majorité est atteinte, on arrête les opérations de vote : pratiquement les dernières classes participent très rarement au scrutin155. De plus, les opérations de vote sont très longues et c’est ce qui explique que la plupart des lois soient proposées aux comices tributes. Sans doute le vote est-il également successif dans les comices tribu­ tes, au moins pour les comices législatifs et judiciaires. On s’arrête aussi dès que la majorité est atteinte. Mais il était sans doute très rare que des tribus fussent systématiquement exclues du vote, comme cela pou­ vait se produire avec les centuries. La première tribu à voter, qui porte le nom de principium156, est tirée au sort parmi toutes les tribus et non dans un groupe restreint. Les opérations de vote sont donc longues et complexes. Le vote des lois est resté une procédure solennelle, qui rappelle peut-être l’impor­ tance qu’avait la loi à l’époque archaïque, et qui se termine par la pro­ clamation officielle des résultats. Il n’y a d’ailleurs que deux façons d’interrompre le déroulement du scrutin : Vintercessio ou 1’obnuntiatio. L’intercessio permet à un magistrat de paralyser les actes d’un collègue. L’obnuntiatio est l’œuvre du magistrat qui préside l’assemblée, ou bien d’un augure : elle suspend, souvent pour des motifs religieux, les opéra­ tions de vote157. Elle fut fixée par les leges Aelia et Fufia, probablement au cours du IIe siècle et c’est encore un moyen de renforcer les pouvoirs du magistrat. L’élaboration des lois permet donc de mieux mesurer le rôle du peu­ ple. Il doit plus consentir que réellement proposer ou exprimer sa volonté. En effet l’initiative des lois ne lui appartient pas, ni le droit de les amender. La cassation des lois n’est nullement son œuvre. Bien que nous soyons mal renseignés sur cette dernière, nous savons cependant qu’elle appartient au sénat et s’exprime par la formule ea lege populus non teneri uidetur, et a en général pour cause un vice auspicial et la violence158. 155. C. N icolet, Le métier de citoyen, p. 381 s’appuie sur Tite-Live (XLIII, 16, 16) pour montrer que dans un cas exceptionnel 186 centuries ont voté. Mais il s’agit d ’une discussion serrée dans des comices judiciaires et il n ’est pas sûr qu'il en ait été ainsi dans des comices législatifs. 156. Comme le prouve la praescriptio d ’un grand nombre de lois ; sur le vote dans les comices tributes, voir C. N icolet, R .E .A ., 1970, p. 113-137. 157. Sur le rôle des augures, voir De legibus II, 12, 31. Sur les leges Aelia et Fufia qui nous demeurent assez mal connues puisqu’il faut les reconstruire à travers les trans­ formations qu'y apporta Clodius, voir les études de G. Sumner, Lex Aelia, Lex Fufia, A .J. Ph., 84, 1964, p. 337-358, A.-E. A stin , Leges Aelia et Fufia, Latom us, 23, 1964, p. 421-445, et E .J. W einrib, Obnuntiatio, Two problems, Z .S.S., R .A ., 87, 1970, p. 395-425. 158. Un passage de Cicéron conservé par Asconius (In Cornelianam 60-61) nous apprend que le sénat pouvait prendre quatre types de décisions concernant les lois : quat­ tuor omnino genera suntt iudices, in quibus per senatum more maiorum statuatur aliquid

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2. La loi, acte unilatéral ? Les analyses précédentes nous aident à préciser la place du peuple dans l’élaboration des lois et à mieux déterminer qui fait la loi. La réponse à une telle question n’est pas simple : la loi est complexe et l’on peut souligner tantôt le rôle du magistrat, tantôt celui du peuple. C’est ce qu’ont fait les savants contemporains, en privilégiant le pre­ mier ou le second. Ces hésitations sont le reflet des interprétations variées que l’on peut tirer des textes. Dans un chapitre des Nuits Attiques, Aulu-Gelle cite la définition d’Ateius Capito : lex est generale iussum populi, rogante magistratu159 ; il souligne ainsi la place prépondé­ rante du peuple car le magistrat, dans cette perspective, se contente de poser une question, tandis que le peuple ordonne. Mais, dans le même chapitre, l’écrivain affirme que la rogatio est la partie principale et l’origine de la loi : il fait ainsi du magistrat la source de la lex et cette interprétation réduit le rôle du peuple ; il se borne à consentir et la loi reste fondamentalement l’œuvre du magistrat ; et pourtant Aulu-Gelle avait plus haut donné un rôle essentiel au peuple. De telles contradic­ tions nous obligent donc à réfléchir longuement sur la nature de la loi. Peut-on parler de souveraineté populaire ? De nombreux passages le laissent entendre. Tite-Live comme Cicéron mentionnent la summa potestas populi160. Ils désignent ainsi un pouvoir de décision auquel rien ne peut faire obstacle. C’est bien ce qui ressort du De domo ; pour exalter la prouocatio et les lois qui l’ont établies l’orateur rappellera que « nos ancêtres ont garanti l’égalité et la liberté par des droits que ni la violence du moment, ni la puissance des magistrats, ni la chose jugée, ni enfin le pouvoir de tout le peuple romain, qui est souverain dans tous les autres domaines, ne peuvent ébranler161 ». Cicéron affirme ici la toute-puissance du peuple et le fait en utilisant le superlatif maxi­ mus qui désigne un pouvoir souverain. Plus hardi encore est le discours du tribun Canuleius : il ne se contente pas de parler de potestas, c’està-dire d’un pouvoir en principe limité, il affirme que le peuple romain possède un summum imperium162, c’est-à-dire un pouvoir absolu et sans de legibus : unum est eius modi placere legem abrogari (...) alterum quae lex lata esse dicatur, ea non uideri populum teneri (...) Tertium est de legum derogationibus... Sur la cassation des lois voir N ocera, Il potere dei comizi ; A.W. L in to tt, Violence, p. 132-148. A l’époque qui nous intéresse elle est l’œuvre du sénat et concerne des lois faites per uim et contra auspicia latae. 159. X, 20, 2 ; ibid. 8 : caput et origo et quasi fo n s rogatio est. 160. Tite-Live VIII, 33, 17 parle du peuple penes quem potestas omnium rerum esset. 161. 30, 80 : de duitate et libertate ea iura sanxerunt quae nec uis temporum, nec potentia magistratuum nec res iudicata nec denique uniuersi populi Romani potestas quae ceteris in rebus est maxima, labefactare possit. 162. Tite-Live IV, 5, I : utrum tandem populi Romani an uestrum summum imperium est ? Il est très rare de voir associés populus et imperium et c’est en général le substantif potestas qui sert à désigner le pouvoir du peuple. Faut-il s’appuyer sur ce terme pour affirmer que le pouvoir du peuple est restreint puisque potestas désigne en principe le

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bornes. Dans cette perspective, la loi ne saurait être que l’expression de sa volonté, un ordre ; et l’emploi du verbe iubere qui désigne l’activité populaire le montre bien. Cicéron le reconnaît indirectement : dans le De legibus, il se refuse à donner une définition juridique de la loi et déclare qu’il ne faut pas la fonder sur les iussa populorum, mais il reprend ainsi la définition la plus répandue163. De telles affirmations demandent toutefois à être replacées dans leur contexte : elles figurent le plus souvent dans des discours adressés au peuple pendant des contiones ; pour servir son dessein qui est de con­ vaincre, l’orateur est amené à exalter le rôle du peuple, à l’interpréter de façon idéale, à lui attribuer enfin un poids qu’il n’a pas réellement. Il est donc difficile de croire que ces formules traduisent une analyse précise de la réalité romaine. Lorsque Cicéron parle de la summa potes­ tas populi, il veut se comporter en homme « populaire » et le compor­ tement de Canuleius est celui d’un démagogue. Il ne faut donc pas attribuer une trop grande importance à de tels passages et Cicéron tient un tout autre langage dans le De re publica, comme nous le verrons plus loin. On s’attendrait à trouver plus de précisions chez les juristes. Ateius Capito ou Gaius définissent assurément la loi comme un ordre du peu­ ple164. Mais ces définitions ne permettent pas de conclusions très sûres. Elles apparaissent en effet dans des paragraphes où l’auteur énumère les sources du droit. Si la loi est associée au peuple, c’est justement pour l’opposer aux édits où le magistrat n’a pas besoin de son concours, aux sénatus-consultes qui réclament encore moins son accord. Ces formules ne prouvent donc pas que la loi est l’œuvre du populus. Faut-il privilégier le rôle du peuple dans l’élaboration de la loi ? La formule de la rogatio le laisserait penser. L’alliance des deux verbes uelle et iubere indiquerait avec force l’importance du peuple. La loi passe ainsi pour l’expression de sa volonté et c’est l’opinion courante que l’on retrouve chez les écrivains ou chez les juristes. Dans cette pers­ pective, le magistrat n’a qu’un rôle limité : il n’est plus qu’un « organe dont le concours est nécessaire pour que le peuple puisse manifester sa volonté165 ». Il est là moins pour poser une question que pour inviter les citoyens à voter ; et c’est encore plus net avec le scrutin secret qui supprime la question posée par le rogator. Le magistrat n’est plus

pouvoir des magistrats inférieurs et indique donc un pouvoir limité par opposition à celui des magistrats supérieurs qui ont Vimperium ? Cette distinction, précise à l’extrême, n ’est pas toujours vérifiée ; potestas peut désigner un pouvoir fort : l’expression regia potestas le montre bien et la patria potestas est loin d ’être restreinte. (Voir U. von L uebtow, Potestas, R .E., XXII, col. 1040-1046). On ne peut donc utiliser le terme de potestas pour souligner le caractère limité du pouvoir populaire. 163. De legibus I, 6, 19 ; I, 16, 44. 164. Nuits at tiques X, 20, 1 ; Institutes I, 1, 3. 165. U. C oli, Regnum, 1951, p. 113.

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qu’un président de scrutin et c’est le peuple qui exprime sa volonté166. Les différentes lois romaines témoigneraient ainsi du désir qu’avait le peuple de faire des réformes et de sa capacité d’innover167. La loi est donc essentiellement un acte unilatéral, si on l’interprète de cette façon ; elle n’a pas changé de sens depuis ses origines ; toutefois ce n ’est plus l’œuvre du magistrat mais du peuple. Ces analyses paraissent bien difficiles à admettre : il suffit de com­ parer avec la démocratie athénienne pour voir combien le rôle du peu­ ple est limité. Dans cette cité, l’assemblée du peuple a l’initiative des lois, même si le projet doit être examiné par la βουλή et faire l’objet d ’un προβούλευμα pour pouvoir être soumis au vote. La seule limite à ce droit est le risque d ’une accusation : l’auteur d’un projet de loi peut en effet encourir une accusation publique pour illégalité, la γρ ά φ η π α ρ α ­ ν ό μ ω ν 168. Rien de tel à Rome ; l’assemblée n’a pas l’initiative des lois ; elle n’a même pas la possibilité de discuter les projets de loi. Le seul exemple de ce genre que nous connaissions est sans valeur historique. Il paraît donc très difficile d’admettre que la loi soit l’œuvre unique du populus : il ne peut agir seul, ni même se réunir seul puisque les comi­ ces, et même les contiones, doivent être présidés par un magistrat. En dehors de ces moments, on peut dire qu’il n’a d’existence que virtuelle, comme un mineur in potestate169. Le pouvoir du peuple à Rome ne sau­ rait donc être analysé en termes de souveraineté populaire au sens moderne du terme170. Ce rôle limité a même fait penser qu’il ne fallait pas faire du peuple mais du magistrat la source de la loi. C’est lui en effet qui propose la /ex, qui lui donne son nom. Et les auteurs anciens ont souligné la part importante, sinon essentielle, que prend le magistrat à l’élaboration de la loi. Cicéron lui-même n’avait-il pas affirmé que les actes du magis­ trat et les lois qu’il faisait voter étaient identiques ? C’est ce qu’il déclare dans les Philippiques pour définir ce que sont les actes de César : « Est-il rien qui, plus que la loi, puisse être en termes propres appelé l’acte d’un magistrat civil, traitant des affaires publiques en vertu de pouvoirs légaux ? Demandez les actes de Gracchus ; on vous présentera les lois semproniennes. Demandez ceux de Sylla ; on vous présentera les lois cornéliennes. Et le troisième consulat de Pompée ? Quels actes comporte-t-il ? Ses lois évidemment. Si vous aviez demandé

166. G. Nocera, Il potere dei comizi, p. 166 et suiv. 167. F. Serrao, Classi, partiti e legge nella repubblica Romana, p. 108 et suiv. 168. H .J. W olff, Normenkontrolle und Gesetzesbegriff in der attischen Demokratie, Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Phil. Hist. Klasse, 1970. 169. C. N icolet, Le métier de citoyen, p. 290-291. 170. La plupart des auteurs qui se sont attachés à la démocratie romaine s'accordent pour reconnaître que la notion de « souveraineté populaire » est peu adéquate pour étu­ dier Rome. Voir J. Gaudemet, Le peuple et le gouvernement de la république romaine, Labeo, 11, 1965, p. 147-192 ; A. G uarino, La democrazia a Roma, Naples, 1979.

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à César ce qu’il avait fait à Rome en tant que magistrat civil, il aurait répondu qu’il avait proposé un grand nombre de lois excellentes171. » Ce passage est sans doute destiné à opposer les actes officiels de César à ses notes parce qu’Antoine prétendait utiliser ces dernières et c’est ce qui explique l’insistance de Cicéron. Mais en même temps, il met nette­ ment en lumière le rôle fondamental du magistrat. La loi est son œuvre et l’auteur du De re publica l’affirme sans ambiguïté. Le magistrat en effet prépare la loi, la propose et la fait voter. Il lui donne son nom et lorsqu’on parle de leges consulares ou praetoriae, il s’agit des lois pro­ posées par ces magistrats172. La lex qui était à l’origine l’acte du magis­ trat n’a pas changé de nature avec le développement du vote. Elle était unilatérale et impérative, elle l’est restée. Dans cette perspective, la rogatio ne peut plus être interprétée comme une prière ou une demande, elle est un acte de supériorité173. L’engagement entre un créancier et son débiteur, la stipulatio, permet de comprendre la nature de la loi. Le créancier propose, le débiteur accepte : c’est donc un acte de supériorité du créancier, un acte de soumission du débiteur. Les effets de la stipu­ lation ne sont d’ailleurs pas bilatéraux : c’est seulement pour le débiteur qu’elle constitue une obligation solennelle. Il en va de même pour la loi : le magistrat est dans une position supérieure et le peuple est obligé de reconnaître à l’avance la supériorité de celui-ci. Rogare ne signifie pas seulement demander, poser une question, mais « diriger une demande » vers autrui, obtenir son consentement et ce verbe que A. d’Ors veut rattacher à regere, est nettement l’expression d’une supé­ riorité à ses yeux. La rogatio est peut-être un peu moins impérative que la stipulation, car le magistrat se borne à exiger une réponse (qui n’est pas forcément une approbation) mais le peuple ne peut modifier la question et sa réponse constitue un engagement solennel. La fonction du peuple est uniquement passive et iubere ne peut signifier ordonner, mais « accepter d’assumer les effets de l’acte d’autrui ». C’est donc au magistrat qu’appartient le rôle essentiel dans l’élaboration de la loi. Ainsi s’explique la confusion entre lex et rogatio : elle laisse bien voir qu’au fond le peuple n’a qu’une place secondaire. Aussi le magistrat et 171. Philippiques I, 7, 18 : Ecquid est quod tam proprie dici possit actum eius qui togatus in re publica cum potestate imperioque uersatus sit quam lex ? Quaere acta Grac­ chi ; leges Semproniae proferentur ; quaere Sullae ; leges Corneliae. Quid ? Pompei ter­ tius consulatus in quibus actis consistit ? Nempe in legibus. De Caesare ipso si quaereres quidnam egisset in urbe et in togat leges multas responderet se et praeclaras tulisse (Trad. P. W uilleum ier, Paris, Belles Lettres, 1966). 172. En Grèce au contraire les lois tirent leur nom des affaires auxquelles elles s'appli­ quent ou du magistrat auquel il faut s'adresser parce qu'il connaît de tel ou tel délit : les ν ό μ ο ι ά ρ χ ο ν τ ι χ ο ί ne sont pas les lois faites par les archontes mais celles qu'ils font appli­ quer. Et les lois restent en Grèce des instructions qui s'adressent au magistrat : Hypéride, Pour Euxénippe 5-8. Voir E. Weiss, Griechisches Privatrecht, p. 46 ; J.W . Jones, The Law and Legal Theory o f the Greeks, p. 15. 173. A. d'ORS, La ley romana, acto de magistrado, Emerita, 1969, p. 137-149 ; voir aussi P. De F rancisco Primordia duitatis, Rome, 1959.

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la loi sont-ils souvent assimilés : c’est manifeste dans le De legibus où Cicéron n’hésite pas à déclarer que « le magistrat est une loi qui parle et la loi un magistrat qui se tait174 ». Une telle identification est seule­ ment possible parce que l’une est l’œuvre de l’autre. Il est évidemment impossible de nier le rôle du magistrat ou la part qu’il prend à l’élaboration de la loi. Toutefois, il est extrêmement déli­ cat d’oublier totalement le populus ou de ne lui accorder qu’une place secondaire. En particulier la place supérieure du magistrat ne peut être soulignée à l’excès : dire qu’il y a inégalité entre le magistrat qui propose et le peuple qui répond est une perspective fausse ; dans la legum dictio augu­ rale, c’est l’augure qui fixe les conditions dans lesquelles apparaîtra le signe divin ; on ne pourra pourtant pas en conclure que l’augure est dans une situation supérieure à celle des dieux ! S’il y a inégalité entre les deux parties parce que l’une propose et l’autre accepte, elle n’impli­ que absolument pas que le peuple est subordonné au magistrat. Il a même une certaine liberté, car il n’est pas contraint d’accepter la roga­ tio : les exemples de lois refusées par le peuple n’ont rien d’exception­ nel, même s’il revient sur sa décision, lorsque le même projet est pré­ senté à nouveau175. Une telle interprétation est surtout en contradiction avec le dévelop­ pement progressif de la compétence populaire. On peut l’admettre pour les premiers temps de la République, à une époque où le peuple ne votait pas et se bornait à assister passivement à la lecture des leges. Mais les domaines où le magistrat peut légiférer de sa propre autorité sont dès la République extrêmement restreints et ne touchent qu’à des secteurs très particuliers et très limités. La lex publica est tout autre chose et la collaboration entre le peuple et le magistrat a été très tôt indispensable. On ne comprendrait pas que la compétence populaire se soit étendue à des domaines où l’accord du peuple n’était pas nécessaire à l’origine, si le magistrat était resté tout-puissant. L’accord du peuple est tout aussi nécessaire et obligatoire pour créer des commandements extraordinaires ou pour augmenter le nombre des titulaires d’une magis­ trature. A la fin de la République, le consentement du peuple est donc loin d’être négligeable. Si le magistrat avait un pouvoir absolu, comme l’implique une telle interprétation, il pourrait agir seul dans ces domai­ nes, ainsi qu’il le faisait à l’époque archaïque. La loi n’est donc pas un acte unilatéral, et c’est une erreur que de vouloir privilégier à tout prix un des organes de la constitution aux dépens d’un autre, car on ne comprend plus très bien ce que pouvait

174. De legibus III, 1, 2 : uereque dici potest magistratum legem esse loquentem, legem autem mutum magistratum. Sur ce passage, voir p. 336. 175. Les tribus repoussent à une voix de majorité le projet d ’émigration à Véies (TiteLive V, 30, 7). La guerre contre Philippe V de Macédoine est d ’abord repoussée par les centuries (Tite-Live XXXI, 63), puis acceptée.

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être la loi. Si Ton refuse cette perspective, il faut nécessairement souli­ gner l’interdépendance entre le magistrat et le peuple car ni l’un ni l’autre ne peuvent agir seuls. La loi est donc un acte bilatéral. C’est en ce sens qu’elle a très souvent été considérée comme une espèce de con­ trat entre le peuple et le magistrat. Telle était bien l’interprétation de Mommsen : la lex était, à ses yeux, 1’« engagement d ’un sujet de droit envers un autre, et cela toujours en ce sens qu’une partie formule les conditions de l’engagement et a l’initiative, tandis que l’autre se soumet à ses conditions176 ». En droit privé, la lex était, selon lui, le contrat proposé par une des parties et accepté par l’autre, en droit public, c’est 1’« engagement proposé au peuple par son chef ». A la question du magistrat répond l’accord du peuple, sans qu’il faille en conclure que l’une des parties est subordonnée à l’autre. Cette interprétation se fonde donc sur une conception d’ensemble de la lex dont on retrouve les caractéristiques en droit privé comme en droit public, tout en négligeant la spécificité de la lex publica. Il est certain que la plupart des leges peuvent justifier un tel point de vue : le fœ d u s (qui est une lex) est le fruit d ’un accord entre les deux peuples, la lex censoria est liée aux adjudications censoriennes et implique un contrat et les leges de Caton l’Ancien débouchent elles aussi sur un contrat. Une telle conception est largement répandue chez les historiens et les juristes et exerce une espèce de fascination177. Elle ne sert pas seulement à comprendre les rapports du peuple et du magistrat ; d’elle semblent découler tous les aspects de la lex publica. Elle permet d’abord d’expli­ quer l’étymologie du mot lex : si ce terme désigne l’engagement d’un sujet de droit envers un autre, c’est qu’il faut rapprocher lex et legare ; de la même façon iubere ce n’est pas ordonner, c’est « faire du droit178 ». Même si l’on rapproche lex et legere, c’est pour souligner qu’à la « base du mot lex, il y a une idée de convention179 ». Cette interprétation cherche aussi une confirmation dans la façon dont la loi intervient : elle apparaît, dit-on, pour mettre fin à un conflit social et serait par conséquent le résultat d’une espèce d’accord entre le peuple et les magistrats. C’est ce que révélerait l’histoire de la Rome archaïque, où les conflits entre patriciens et plébéiens passent pour être résolus par des lois : elles représenteraient une espèce de pacte entre les citoyens180. Elle permet enfin d’expliquer la place limitée de la loi à l’intérieur

176. M ommsen, Droit public, VI, p. 352. 177. Elle est extrêmement répandue, voir J hering, L'esprit du droit romain, I, p. 218, Rotondi, Leges ; L ongo, Lex, N .N .D .L IX, 187 ; C. N icolet, Le métier de citoyen, p. 290. 178. M ommsen, Droit public VI, p. 353. 179. E rn o u t-M e ille t s . u. Lex. 180. P. F rezza . Lex et nomos, B .I.D .R ., 1968, p. 1-30 ; cf. Serrao. Legge e Società, qui affirme systématiquement l’aspect contractuel des lois.

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du ius ciuile. On considère souvent que la loi ne peut déroger au /ws181. Le pouvoir du législateur est par conséquent limité ; il l’est parce que la loi n’est qu’une convention. Comme les conventions entre deux particu­ liers, la loi ne peut toucher au droit existant et doit le respecter ; de même que les particuliers peuvent en contractant des obligations limiter leur liberté d’action (on peut, par exemple, constituer une servitude), de la même façon « tout le peuple peut s’engager à renoncer à l’exercice de certaines facultés que le droit civil reconnaît en principe aux citoyens182 ». C’est dire que la loi n’est pas seulement une convention dans sa forme, elle l’est aussi dans sa nature. Il serait étonnant que cette conception, si elle est juste, soit restée ignorée des auteurs latins. Pourtant si on laisse de côté les théories des sophistes ou la théorie épicurienne, qui reposent sur de tout autres fon­ dements et ont une tout autre nature, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, il ne reste que très peu de témoignages d’une telle con­ ception. Un seul passage assimile expressément la loi et le contrat, c’est la définition de la loi que donne Papinien dans le Digeste. « La loi, dit-il, est un ordre général, une décision des hommes sages, le châtiment des délits qui se font volontairement ou par ignorance, le contrat com­ mun de la cité183. » Communis rei publicae sponsio : telle est la seule formule qui fasse de la loi un contrat. Mais ce n’est pas la définition d’un auteur républicain : Papinien écrit à une époque où la loi (au sens strict du terme) a disparu, il se réfère à une définition qui est d’origine grecque. Sa phrase reprend en effet un passage du Contre Aristogiton, un discours de Démosthène184. La citation de Marcien qui fait suite à celle de Papinien reproduit ce passage en grec. Il est traduit presque mot pour mot dans la définition de Papinien. On trouve une expression du même genre chez Denys d’Halicar­ nasse. Les patriciens qui s’opposent à la plèbe déclarent en effet : « Les lois sont un contrat conclu entre la cité tout entière, et non entre une partie de ceux qui habitent dans les cités185. » L’historien grec veut ici insister sur la communauté des liens qui unissent tous les citoyens et montrer que la loi contribue à les créer. C’est le terme de συνθι)χη qui vient tout naturellement exprimer cette idée. Ce n’est pas étonnant car l’idée que la loi est un contrat est très répandue en Grèce depuis le Ve siècle, même si elle prend des aspects divers186. 181. Voir p. 216. 182. V. Arangio-Ruiz, La règle de droit et la loi dans P Antiquité classique, Rariora, Rome, 1946, p. 231-269. 183. Digeste I, 3, 1 : Lex est commune praeceptum, uirorum prudentium consultum, delictorum quae sponte uel ignorantia contrahuntur coercitio, communis rei publicae sponsio. 184. 1, 16 : « Toute loi est (...) une décision des hommes sages, un correctif apporté aux erreurs volontaires ou involontaires, un contrat commun de la cité. » Cf. Digeste I, 3, 2. Sur les problèmes que pose ce discours voir p. 173. 185. Denys X, 4, 1. 186. L’idée que la loi est un contrat a pris en Grèce plusieurs aspects : un aspect

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Une telle conception n ’a pas eu la même audience à Rome. Les tex­ tes qui assimilent la loi à un contrat sont très exceptionnels : seule une analyse de la nature de la loi peut donc nous éclairer sur la portée de cette conception moderne. Est-elle un contrat entre le peuple et le magistrat ? Sans doute la question que le rogator répétait à chaque citoyen, avant l’introduction du scrutin secret, pouvait-elle donner l’impression qu’il s’agissait d’un engagement personnel, d’une espèce de contrat entre le citoyen qui donnait son accord et le magistrat. Mais ce n’est plus vrai à l’époque où le vote se fait par tablettes. Une telle interprétation oblige d’ailleurs à considérer le magistrat et le peuple comme deux puissances opposées qui parviendraient à un accord. Ce serait la convention entre deux pouvoirs de nature différente. On assi­ milerait ainsi le peuple à la plèbe et le magistrat au patriciat : certes, les luttes entre patriciens et plébéiens dans les premiers temps de la Répu­ blique pourraient peut-être justifier une telle interprétation mais la loi n’est pas la solution d’un conflit ; elle en est plutôt l’objet. En outre le magistrat à la fin de la République n’est pas une puissance à part : c’est du peuple qu’il tire son pouvoir. Cette interprétation se fonde avant tout sur un parallèle entre le droit public et le droit privé, entre la lex rogata et la lex dicta : la seconde étant un contrat, la première doit être identique dans sa nature. Toutefois la lex dicta est dans toutes ses formes irréductible au contrat, ce qui ôte beaucoup de poids à cette conception. La lex templi, qui est une des formes les plus anciennes de la lex, ne peut en aucun cas être conçue comme un contrat187. La lex censoria est un cahier des charges ; et dans les formulaires des censeurs, elle est bien distinguée du contrat qui l’accompagne. Il en va de même dans les formulaires de Caton188. A la fin de la République, la lex est donc bien distincte d’un contrat. C’est à une date postérieure que la doctrine classique fait de la lex priuata une clause annexe du contrat et finit par l’assimiler au pactum. Mais ces transformations de la doctrine n’existent pas à l’époque qui nous intéresse189. Il paraît donc difficile de faire de la loi un contrat. Le parallèle avec la leX dicta est sans objet puisque cette dernière n’a rien d’un contrat et il ne semble pas que la loi ait été conçue comme un pacte entre le peuple « historique » — la loi passe pour être le résultat d ’un accord, d ’une convention entre les membres d’une communauté — un aspect moral : le Criton en est l’exemple le plus net ; il y a une espèce d ’engagement entre le citoyen et la cité dont témoigne la loi. (Voir R. H irzel, Themis, Dike und verwandtes, Leipzig, 1907). On peut enfin souligner, comme l’a fait U.E. P aoli (Studi sui processo attico, réimp. Milan, 1974) que la loi est, en Grèce, conçue comme un contrat entre les citoyens, car elle est le résultat d ’un accord. Sur les théories des sophistes voir p. 204-5. 187. A. M agdelain, La loi à R om e, p. 11. 188. Ibid., p. 32-47. 189. V.A. G eorgesco, Essai d*une théorie des leges priuatae, Paris, Sirey, 1932, expli­ que longuement l’évolution de la lex en droit classique et post-classique.

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et le magistrat. Une telle conception a toutefois le mérite d’affirmer que la loi n’est pas un acte unilatéral : on ne peut en comprendre la com­ plexité si l’on cherche à toute force à privilégier l’un des organes de la constitution. Si les comices ne peuvent rien à eux seuls, le magistrat ne peut rien à lui seul dans tous les domaines qui font partie de la compé­ tence populaire. La procédure d’élaboration de la loi nous révèle au contraire que la cité tout entière y participe ; c’est bien sûr évident pour le magistrat et le peuple réuni en comices. Le rôle du sénat est beau­ coup moins souvent mis en lumière, il est pourtant loin d’être négligea­ ble : c’est au sénat que sont examinés et discutés les projets de lois et les amendements aux rogationes. La loi, dans cette perspective, n’est plus un accord entre deux puissances, mais l’acte commun des trois organes de la cité. C’est l’œuvre de la cité tout entière, l’œuvre du populus, si l’on entend par là l’ensemble des éléments qui collaborent à sa réalisation : le sénat, les magistrats et le peuple190. Elle exprime ainsi l’autorité de la cité. La loi est donc le résultat d’une élaboration com­ plexe, et c’est pourquoi on peut hésiter sur sa source en interprétant de façon opposée la part du peuple ou du magistrat. 3. La place du peuple : restreinte mais essentielle Le vocabulaire nous aide-t-il à saisir la place du peuple dans cette collaboration ? Deux termes servent à désigner son activité : legem acci­ pere et legem iubere ; deux termes désignent l’activité du magistrat : legem ferre et legem rogare. Ces expressions paraissent le plus souvent synonymes. Tite-Live les emploie l’une et l’autre sans distinction191. Le sens de rogare est clair : il est associé à uelitis iubeatis dans le vote des lois ; en proposant une loi au peuple, le magistrat prononce en effet cette première formule et, après la lecture du projet de loi, termine par ces mots : Haec ita, uti dixi, ita uos, Quirites, rogo192. L’emploi de rogare paraît donc correspondre au deuxième âge républicain, c’est-àdire au moment où la place du peuple dans les institutions est essen-

190. G. Nocera II potere dei comizi, p. 16-17 ; Aspetti teorici della costituzione repubblicana romana, Rivista Italiana per le Scienze Giuridiche, XVIII, 1940, p. 121-204 ; J. G audemet. La loi et la coutume, manifestations d ’autorité et sources d ’enseignement à Rome, Travaux et Recherches de TInstitut de droit comparé de TUniversité de Paris, 23, 1962, p. 37-57. 191. L’historien emploie à la fois populum rogare (XXVII, 5, 16) legem rogare (I, 17, 9) legem ferre (qui est très fréquent) et rogationem ferre, sans que le contexte puisse per­ mettre de déceler une distinction quelconque entre ces différents verbes. Leges dare est exceptionnel (Tite-Live III, 31, 8 à propos du code décemviral ; voir les critiques que Cicéron adresse à ce terme : Asconius, in Cornelianam 57 C). 192. Aulu-GeUe (V, 19, 9) cite cette formule en expliquant comment se déroulait Tadrogatio. Voir également Festus 356 L : Rogat est consulit uel petit ab eo ut id sciscat quod ferat.

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tielle ; legem ferre est sans doute plus ancien193. Des deux termes qui servent à définir l’activité du peuple, legem accipere est sûrement le moins récent194, tandis que l’association de rogare et de iubere dans le carmen rogationis montre qu’ils sont liés à un même moment, celui où le peuple a des pouvoirs importants. Legem accipere est donc une expression liée au stade le plus ancien dans l’histoire de la lex publica : l’époque où le peuple donnait certes son accord mais où seule Yauctoritas patrum conférait à la loi sa validité et où le magistrat avait une place importante. Avec la transformation de 1'auctoritas patrum et l’extension de la compétence comitiale, il y a eu en quelque sorte un déplacement de perspective : le magistrat conserve un rôle qui n’est pas négligeable, et dont les juristes aussi bien que les écrivains sont cons­ cients, mais c’est le peuple qui « veut et qui ordonne ». Et le vocabu­ laire traduit cette évolution. Ce n’est pourtant pas iubere qui indique officiellement l’activité du peuple mais un autre verbe : sciscere. Il est constamment utilisé dans les textes de lois ; la praescriptio, l’intitulé de chaque loi, comporte tou­ jours les indications suivantes : le nom du premier votant et de la pre­ mière tribu ou de la première centurie qui a voté. Ces noms sont précé­ dés de la formule suivante : consul populum iure rogauit populusque iure sciuit pour les lois, et pour les plébiscites : tribuni plebis plebem iure rogauerunt plebsque iure sciuit195. Iubere est donc inconnu. Mais sciscere paraît simplement être l’équivalent de suffragium ferre, comme nous l’apprend Festus196. Sa présence n’est pas très surprenante dans une formule qui doit avant tout signaler que les opérations de vote se sont déroulées dans la légalité ; il suffît par conséquent d’indiquer les

193. A. M agdelain, La loi à R om e, p. 82. 194. Chez Tite-Live legem accipere suggère souvent l’idée d ’une contrainte, et non d ’un choix : cette expression s’emploie pour le vaincu qui est bien obligé d ’accepter les lois proposées par le vainqueur ; c’est celle q u ’utiliseront les patriciens pour montrer qu’ils sont contraints d ’accepter les projets des tribuns, voir par exemple IV, 2, 13 : audeat Canuleius in senatu proloqui se nisi suas leges tamquam uictoris patres accipi sinant, dilectum haberi prohibiturum. Voir G. N ocera , Il potere dei comizi, p. 114 pour d ’autres exemples. Mais cette expression peut également avoir une valeur neutre et être associée (sans la moindre idée de contrainte) à iubeo : X, 9, 1 ; XXXIV, 3, 4. 195. On trouve cette formule dans la praescriptio de la lex Quinctia de aquaeductibus (Frontin, 129) ; Cicéron la cite dans les Philippiques (I, 10, 26) et elle figure dans les abréviations citées par Valérius Probus (3, 1). Pour les plébiscites la formule est encore mieux attestée ; elle figure à peu près dans toutes les lois que nous avons conservées (quand ce sont des plébiscites). Voir les exemples cités par Rotondi, Leges, p. 150. Ces exemples montrent bien que le verbe sciscere n ’est pas réservé à la plèbe, comme pour­ raient le faire croire quelques expressions où iussum populi et scitum plebis sont opposés (Cicéron, A d A tticum 4, 2, 3 ; Pro Flacco 7, 15). L ’emploi de sciscere pour la plèbe se justifie par le désir de respecter l’étymologie puisque l’on parle de plebis-scitum, d ’où son emploi fréquent chez Tite-Live qui réserve pratiquement ce verbe à la plèbe. Mais il n’est pas rare de trouver populus sciuit (voir M ommsen, Droit public, VI, 1, p. 168 ; A. Mag­ delain. La loi à Rom e, p. 80). 196. Festus (184 L) parle de la fameuse centurie ni quis sciuit et écrit : nam sciscito significat sententiam dicito ac suffragium fe rto (voir aussi p. 391 et 356).

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faits : le peuple a voté. Il est inutile de souligner que ce vote est un ordre. En ce sens, la langue officielle, dans sa sécheresse, est peut-être moins respectueuse du peuple que le magistrat lorsqu’il s’adresse aux Quirites et leur demande uelitis iubeatis. Quelques lois ont pourtant conservé cette expression ; en latin, le seul exemple épigraphique est la lex Gabinia-Calpurnia de insula Delo197. Elle commence par uelitis iubeatis et le reste du texte se trouve sous la forme d’une proposition infinitive dépendant de uelitis iubeatis. Une inscription grecque trouvée à Éphèse198 et contenant des instruc­ tions sur le culte de Diuus Iulius en Asie commence par θέλετε κελεύετε, ce qui est proprement la traduction de la formule latine. Ces deux exemples sont exceptionnels et la présence de cette formule est difficile à expliquer199. Ils permettent en tout cas de constater que iubeo peut être utilisé dans la langue officielle. En dehors de ces cas, les lois citées par les auteurs latins commencent par uelitis iubeatis, mais sont très rarement rapportées au style direct. Ces deux verbes sont suivis soit d’une proposition infinitive200, soit de la conjonction ut. Ou encore le texte de la loi peut être à l’impératif précédé de cette interrogation : uelitis iubeatis haec sic fieri ; la loi du uer sacrum citée par Tite-Live le montre bien20120. Aulu-Gelle nous a également transmis sous cette forme la formule de Vadrogatio : uelitis iubeatis uti L. Valerio L . Titio tam iure legeque filius siet, quam si ex eo patre matreque familias eius natus esset202. C’est qu’il se soucie d’exposer en détail les modalités de Vadrogatio et son déroulement. Tite-Live procède de la même façon lorsqu’il veut décrire les opérations de vote, et non se borner à en don­ ner le résultat. Il paraît donc malaisé de tirer des conclusions sur la nature de ces lois, en se fondant sur ce procédé203. 197. C .l.L. I, 2, 2500. Voir désormais Insula Sacra sous la direction de C. N icolet. 198. J . Keil , Forschungen in Ephesos, IV, 3 (1951), η. 24, ρ. 280 cité par S. W eins­ tock (Diuus Iulius, 1971, p. 402) qui en fait curieusement une lettre du sénat. 199. Pour la lex Gabinia Calpurnia, C. N icolet (op. cil.) montre qu’elle contient le texte de l’avis du sénat et la rogatio, et que ces deux textes ont été transmis à Délos pour honorer les Déliens. 200. C ’est le cas le plus courant : Tite-Live I, 46, 1 ; XXI, 17, 4 ; XXII, 10, 2 ; XXX, 43, 2 ; XXXII, 6, 1 ; XXXIII, 25, 6 ; XXXVI, 1 , 5 ; XLV, 21, 4. 201. Tite-Live XXII, 10, 2 : Velitis iubeatis haec sic fieri. Voir aussi XXXVIII, 54, 3-4 : Velitis iubeatis, Quirites, quae pecunia capta, ablata, coacta ab rege Antiocho est quique sub imperio eius fuerunt, quod eius in publicum relatum non est, uti de ea re Ser. Sulpicius praetor urbanus ad senatum referat, quem eam rem uelit senatus quaerere de iis qui praetores nunc sunt ; XLII, 21 : Sanciebatur ut... Lorsque Cicéron cite dans le De domo 18, 47, la loi qui l’exilait, il le fait sous la forme suivante : uelitis iubeatis ut M. Tullio aqua et igni interdictum sit. 202. Aulu-Gelle V, 19, 9. 203. A. M agdelain (La loi à Rome, p. 79) est très sensible à l’opposition entre les lois dont le texte est tout entier à l’impératif et celles dont le texte est à l’infinitif ou au subjonctif précédé de ut, et dépendant de uelitis iubeatis. L’opposition entre ces deux types d’énoncés lui permet de distinguer les lois de circonstance « dépourvues de carac­ tère normatif » qui n’ont donc pas besoin d ’être rédigées à l’impératif et les autres. « Aucune norme n'étant énoncée, l’impératif est inutile. » La notion de lois de circons­ tance est très délicate à analyser : comment affirmer que certains actes du populus sont

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D’une façon générale, iubere sert à désigner l’activité du peuple, même si la langue officielle ou l’usage des auteurs laissent voir que ce verbe n’est pas toujours réservé au peuple : dans le sénatus-consulte des Bacchanales, il indique l’activité du préteur ; Tite-Live écrit senatus iussit. Mais le terme de iussum populi est pratiquement synonyme de lex et iubeo est tellement associé au populus et à la lex que voter une loi se dit legem iubere204 et que l’on trouve très fréquemment lex iubet205. Enfin, la fréquence avec laquelle on retrouve populus et iubere aussi bien dans les discours, les écrits des juristes et les œuvres littéraires que dans la formule de la rogatio, montre que ce verbe exprimait l’activité officielle du peuple. On hésite quelquefois sur sa signification en se demandant s’il faut lui donner le sens d’ordonner ou une valeur plus faible : autoriser, accepter206. Les formules stéréotypées que nous trouvons chez un TiteLive {populus legem iussit, senatus decreuit et populus legem iussit) ne permettent pas vraiment de trancher dans un sens ou dans un autre ; il est vrai que dans certains contextes ce verbe ne saurait avoir le sens d’ordonner207. Mais en tout état de cause, il est impossible qu’il soit synonyme de accipere. Même s’il a pu avoir une valeur faible, elle s’est renforcée, et il faut admettre que iubeo garde sa signification ordi­ naire : ordonner. Le magistrat demande par conséquent au peuple de « vouloir et de décider208 ». C’est là un moment essentiel dans l’élabo­ ration de la loi : l’avis du peuple confère à la rogatio une force obliga­ toire qu’elle n’a pas à l’origine ; la lex, une fois votée, est impérative et moins normatifs que les autres ? Peut-on fonder cette distinction sur un critère linguisti­ que ? Il convient d ’examiner avec précision les passages où l’impératif n’apparaît pas. Chez Tite-Live ou Aulu-Gelle, deux raisons justifient le maintien de uelitis iubeatis : ce sont des citations et l’écrivain ne veut pas reproduire simplement le texte de la loi, mais décrire en détail les opérations de vote, d ’où la présence non de la lex, mais du carmen rogationis. 204. Tite-Live : IV, 5, 2 ; VI, 40, 7 ; IX, 33, 9 ; X, 8, 12... par exemple ; de même voter la guerre se dit bellum iubere : Tite-Live VI, 21, 8 ; VII, 6, 7. Cf. A d Heren­ nium II, 13, 19 : Lege ius est id quod populi iussu sanctum est. 205. Cette expression existe depuis Ennius (Annales 170 Vahlen). On la trouve égale­ ment chez Plaute (.Aululaire 793) et elle est fréquente chez Cicéron ou Tite-Live. 206. Pour A. M ag d elain (La loi à Rom e, p. 77, 102) : « Le sens fort d ’ordonner, prescrire n’est pas douteux. » Il s’appuie sur E rn o u t-M e ille t s . u. iubeo qui considèrent que le sens général d ’ordonner s’est affaibli en des sens particuliers : autoriser, engager, inviter à. Pour d ’autres, au contraire, iubeo a plutôt un sens faible (A. d ’ORS, Emerita, 1969) autoriser. Pour Mommsen (Droit public VI, p. 353), le sens d ’ordonner est un sens dérivé ; il est vrai que selon lui populus legem iubet signifie legem ius facit. Sur les origi­ nes de iubeo, qui se rattache à une racine indo-européenne signifiant « mettre en mouve­ ment », voir R. H odot, La formation de latin iubeo, Verbum, 1, 1978, p. 57-67. 207. On peut penser à une expression fréquente chez les comiques latins : te saluum esse iubeo où ce verbe n’a évidemment pas une valeur impérative. 208. Festus 92 L : Iubere ponebatur pro dicere ; quod ualet interdum pro decernere ut populus iussit. Si iubeo a un sens fort, il est possible que uolo ait eu, au moins à l’ori­ gine, une valeur plus faible et ait marqué 1'« opinion du peuple sur le problème qui lui était proposé » (J. H ellegouarc’h , Le vocabulaire latin des relations et des partis politi­ ques,, p. 182).

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s’impose à tous. Le rôle du peuple est donc capital car il donne à la loi une autorité dont elle serait dépourvue autrement. Une telle interpréta­ tion est assurément sans valeur pour la Rome archaïque où seule Yauctoritas patrum ajoute à la loi une force obligatoire qu’elle n’a pas. Une fois 1'auctoritas patrum devenue préalable, c’est le vote du peuple qui suffît à rendre la loi impérative. On comprend mieux ainsi le rôle important du populus ; et on peut s’expliquer pourquoi à la fin de la République les écrivains lui ont attribué une place essentielle : c’est le vote qui confère à la loi sa force obligatoire ; c’est de là qu’elle tire son autorité ; le peuple a donc pu passer pour le détenteur de cette autorité et la loi pour son ordre. Le rôle du peuple est par conséquent loin d’être négligeable. Il n’y a pas trois pouvoirs autonomes et indépendants mais trois éléments com­ plémentaires qui concourent ensemble à l’élaboration de la loi. C’est ce qui fonde la force obligatoire de la loi puisqu’elle est faite par tous et s’adresse à tous. Une telle répartition des pouvoirs dans la cité romaine est originale et ne doit rien à des influences extérieures. La cité athénienne est très éloignée de Rome (en ce sens, tout au moins) et la vigueur avec laquelle les Romains ont critiqué les assemblées grecques le montre bien. L’exemple du Pro Flacco en est le meilleur témoignage puisque Cicéron oppose vivement la modération des assemblées romaines à la licence de l’assemblée athénienne209. Sans doute le monde grec ne se réduit-il pas à Athènes, bien que ce soit la cité sur laquelle nous possédons le plus grand nombre de renseignements, grâce aux orateurs attiques et à Aris­ tote. D’autres cités ont connu, semble-t-il, un système de vote par uni­ tés et non par tête, ou une espèce de cursus honorum210. D’autres aussi n’ont accordé qu’une place limitée au peuple. C’est le cas pour Sparte. En effet, l’assemblée du peuple, VApella, ne possède que des pouvoirs réduits : le peuple ne peut, nous dit Plutarque211, discuter les proposi­ tions qui lui sont faites, il les accepte ou il les refuse ; en outre, toute proposition contraire à la constitution était rejetée par les rois ou l’assemblée des anciens, la gerousia ; et l’assemblée du peuple était alors dissoute. Le pouvoir du peuple est donc très restreint et toute ini-

209. Pro Flacco 7, 16 : Graecorum totae res publicae sedentis contionis temeritate administrantur. Sur cette question, voir N. P etrochilos, Roman attitudes to the Greeks, Athènes, 1974. 210. C. N icolet, L e métier de citoyen..., p. 293-294, rappelle que pour l’ostracisme le vote se faisait par tribus même s’il était compté par têtes. Voir aussi Aristote, Politique IV, 2, 11, 1300 a. Sur ces problèmes. J.A .O . L arsen, The Origin and Significance of the Counting of Votes, Classical Philology, 44, 1949, p. 164-181. 211. Le témoignage le plus précis est celui de Plutarque, Lycurgue 6, 6-8 : « Quand la foule des citoyens était assemblée, personne n’avait le droit d’émettre une proposition, sinon les sénateurs et les rois qui proposaient des mesures sur lesquelles le peuple était maître de se prononcer. » Sur les pouvoirs de l’assemblée Spartiate voir V. E hrenberg, Der damos im archaischen Sparta, Hermes, 1933 = Polis und Imperium, p. 202 et suiv.

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tiative lui échappe. La situation du peuple à Rome ne paraît pas très différente ; et des écrivains comme Polybe n’ont pas hésité à tracer un parallèle entre ces deux cités ; pour l’historien grec, Sparte est un exem­ ple de cité pourvue d’une constitution mixte, comme le sera Rome plus tard212. Mais les ressemblances qui ont arrêté l’attention des écrivains ne sont qu’extérieures et n’ont pu exercer une influence quelconque. Sparte se referme sur elle-même à l’époque où se forment les institutions romaines. De plus, l’esprit des institutions est profondément différent à Rome et à Sparte ; le rôle qui est attribué au peuple ne peut s’analyser isolément ; il est lié au mode de vie des Spartiates. Cette cité a en effet conçu un système d’éducation qui habituait le citoyen, dès l’enfance, à la discipline et au respect des anciens ; il n’est donc pas très étonnant que les décisions du peuple ne puissent être qu’une approbation des propositions faites par la gerousia. A Rome, au contraire, le peuple a un rôle décisif même s’il agit dans un cadre limité et il est difficile d’en nier l’importance. Il faut donc souligner l’originalité de Rome sur ce point. Depuis le IIIe siècle, cette répartition des pouvoirs n’a jamais été mise en question. La compétence du peuple a pu s’élargir ; ses interven­ tions ont pu se multiplier ; elles ne se sont pas transformées : la partici­ pation du peuple à l’élaboration de la loi est toujours la même. Les Gracques ont sans doute tenté de modifier les rapports du peuple et du magistrat : en particulier quand Tiberius propose aux comices tributes de déposer son collègue Octavius parce qu’il n’a pas rempli sa mission qui est d’agir pour le bien du peuple, il affirme par là que l’assemblée peut et doit exercer un contrôle sur les magistrats213. Le rôle du peuple ne consiste plus seulement à élire mais à surveiller. De cette façon, Tiberius donnait au peuple un pouvoir qu’il n’avait pas eu auparavant et qu’il ne retrouvera pas. Il n’en va pas de même pour les lois. Pour rendre le peuple souverain dans ce domaine, il eût fallu lui donner l’ini­ tiative des lois. Elle n’a jamais été accordée au populus. Les Gracques l’ont seulement laissé décider des questions qui n’étaient pas à l’origine de sa compétence. C’est ce qui se passe avec le testament d’Attale III214. Mais le rôle du peuple n’est pas transformé pour autant. Caius multi­ plie également les lois favorables du peuple et lui donne par là une nou212. Polybe, VI, 10. Le parallèle entre Rome et Sparte est fréquent dans la littérature politique de la République romaine ; voir par exemple De re publica II, 9, 15 ; II, 12, 24 et surtout II, 23, 42 : Haec enim quae adhuc exposui ita mixta fueru n t et in hac duitate et in Lacedaemoniorum et in Carthaginiensium... Il est possible qu’un tel rapprochement se soit déjà trouvé chez Caton l’Ancien. 213. Plutarque, Tiberius Gracchus 15, 16. C. N icolet (L’inspiration de Tibérius Grac­ chus, R .E .A ., 67, 1965, p. 142-158) souligne à ce propos qu’une telle conduite se réfère à des modèles grecs : le peuple athénien démet Nicias de son commandement à Sphactérie pour le remettre à Cléon ; Agis III fait déposer les éphores qui s’opposent à ses réformes. Voir aussi W. E nsslin, Die Démocratie und Rom, Philologus, 1927, p. 313-328. 214. Tiberius Gracchus 14, 1.

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velle importance puisqu’il est appelé à se réunir fréquemment pour voter des lois ; mais ces interventions ne changent pas dans leur forme215. Le rôle du peuple ne s’est pas modifié : cette répartition origi­ nale des compétences est importante car elle exercera une influence pro­ fonde sur les réflexions des écrivains et leur conception de la libertas populi.

C. LES ÉCRIVAINS ET LA LIBERTAS POPULI Les analyses précédentes nous ont permis de mieux comprendre la place du peuple et d’expliquer pourquoi elle paraît déterminante aux Romains. Il n’est donc pas surprenant de trouver de nombreux passages où est affirmé le rôle essentiel du populus. Les orateurs (car c’est sur­ tout dans des discours que l’on trouve de telles affirmations) déclarent qu’il peut tout et qu’il fait tout. De tels passages contribuent bien sûr à donner l’illusion d’une souveraineté populaire qui n’existe pas réelle­ ment, comme nous l’avons vu plus haut. Ils figurent surtout dans des discours prononcés lors d’une contio ; pour persuader son auditoire, l’orateur est amené à grandir l’importance du peuple. Ces passages n’ont donc pas une valeur capitale et ne nous permettent pas d’exami­ ner avec précision comment les écrivains conçoivent la place du peuple dans la cité. Il est plus intéressant de s’attacher à d’autres analyses où se trouvent précisés les domaines respectifs du populus et du magistrat. 1. Le rôle limité du populus Il est rare de voir le vote des lois analysé pour lui-même ; lorsqu’il s’agit de définir le rôle du peuple, les auteurs examinent de façon géné­ rale toutes les activités du populus : élection des magistrats, vote des lois, jugements. Elles correspondent à une répartition des compétences au sein de la cité tout entière. Denys d’Halicarnasse l’a mise en lumière à plusieurs reprises. Romulus, le premier, organisa l’État de la façon

215. Une autre réforme de Caius aurait peut-être donné plus d ’importance au peuple (mais sans le rendre souverain) : il avait en effet proposé de modifier le système de vote dans les comices centuriates en faisant tirer au sort les centuries (au moment du vote) parmi les cinq classes confondues ; ce qui transformait profondément le système centu­ riate. Sur cette question voir C. N icolet, « Confusio suffragiorum », à propos d ’une réforme de Caius Gracchus, Mélanges d\Archéologie et cTHistoire, 71, 1959, p. 145-225. Mais les populares semblent s’être appuyés sur le peuple sans en faire vraiment un parte­ naire politique. (Voir J. Martin, Die Populären in der Geschichte der späten Republik, Diss. Freiburg im Br., 1965).

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suivante : « au peuple il accorda ces trois pouvoirs : élire les magistrats, ratifier les lois, décider de la guerre216. » Quand Phistorien retrace les débuts de la République, il rappelle cette division des pouvoirs qu’il présente comme une coutume en vigueur depuis que les Romains habi­ tent dans la cité217. Elle apparaît enfin dans des discours218 ; Denys se réfère donc à la tradition romaine qui accorde une place au peuple dès les débuts de la royauté ; cette idée est bien sûr inexacte ; mais elle per­ met à Phistorien grec de montrer l’heureux équilibre de la cité : Rome a accordé un certain pouvoir aux consuls, au sénat, au peuple. Il souligne même qu’il est nécessaire de laisser une partie du pouvoir au peuple, bien qu’il ne faille pas le lui laisser tout entier. C’est ce qui est très net­ tement énoncé dans un discours que Denys fait prononcer à Manius Valerius, au moment du procès de Coriolan. Ce long passage développe plusieurs thèmes importants : l’orateur affirme que l’État romain est un État stable parce qu’il laisse un pouvoir royal à deux consuls, et non à un seul homme, que ce pouvoir est limité à un an et contrôlé par trois cents patriciens et qu’enfin le peuple participe aux affaires publiques219. Ces affirmations sont précédées par une sorte de préambule où l’ora­ teur déclare vivement qu’il est nécessaire de laisser au peuple une place dans les institutions : « Ce qui, plus que tout, assurera le salut de la cité, l’empêchera d’être privée de sa liberté et de sa puissance et la fera continuer à vivre dans la concorde et à n’avoir qu’un seul avis en tout, ce sera surtout le peuple s’il participe aux affaires publiques. » Et il ajoute aussitôt : « Ce qui nous sera par-dessus tout bénéfique, c’est que la constitution par laquelle l’État sera gouverné ne sera pas simple et sans mélange, ne sera ni une monarchie, ni une oligarchie, ni une démocratie, mais combinera tous ces régimes. » Deux aspects sont donc à retenir dans ce discours : le peuple doit nécessairement jouer un rôle dans la cité ; ainsi s’établit une constitution mixte qui assure la stabilité de l’État. L’idée d’une constitution mixte qui combine les trois formes de régi­ mes simples, monarchie, oligarchie, démocratie, n’est pas une décou­ verte originale de Denys. Polybe avait en effet souligné très nettement la stabilité d’un tel régime qui unit les avantages des trois constitutions simples sans en avoir les inconvénients. L’historien avait également appliqué cette analyse à Rome dans le livre VI de ses Histoires, en montrant comment chacun des trois éléments de la « constitution » romaine paraît tout-puissant mais a pourtant besoin des autres. Il y a une série de pouvoirs qui s’équilibrent parce qu’aucun n’est indépen-

216. Il, 14, 3. 217. V, 2, 2 ; en VI, 66, 5, il parle à ce propos de νόμος mais c’est sans doute une coutume et non une loi. 218. IV, 20, 2 ; VI, 66, 5 ; VIII, 56, 3. 219. VII, 55.

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dant et peut voir « son action contrebalancée et entravée par les autres » s’il devient trop important220. Mais Denys souligne plutôt la stabilité d ’un tel régime. Et son originalité consiste à affirmer que cet équilibre peut seulement être atteint en reconnaissant un rôle au peuple. Une telle idée est étrangère à Polybe ; cette insistance sur l’harmonie et la concorde dans la cité, cette volonté manifeste de laisser une place au peuple révèlent d’autres sources. De telles remarques sont toutes pro­ ches de celles de Cicéron221. L’analyse qui figure chez l’historien grec se rattache en effet à des thèmes qui reviennent fréquemment dans le De re publica. Cicéron a montré dans cet ouvrage combien il est nécessaire d’assurer un rôle au peuple et suggéré que c’est seulement ainsi que peuvent être maintenues la durée et l’harmonie de l’État. S’il affirme ses préférences pour la constitution mixte, c’est qu’elle l’emporte sur toutes les autres par sa stabilité : quelques pages du livre I opposent très fortement les dégrada­ tions qui surviennent inévitablement dans les constitutions simples (parce qu’elles se corrompent) à la permanence de la constitution mixte. Cette dernière peut durer parce que c’est un régime équilibré : elle unit à la fois la puissance royale, l’autorité des meilleurs et la liberté du peu­ ple. Sans doute, la royauté ou l’aristocratie ont leurs avantages mais le peuple n’y a aucun rôle et pour Cicéron, on ne saurait parler de res publica, si elle n’est pas res populi. Et, dans les régimes que nous venons de citer, « il y a dans la condition du peuple quelque chose qui ressemble à la servitude222 » car il n’a aucun pouvoir. La démocratie n’est certes pas préférable car elle établit une égalité inique et la cité n’y est plus chose ordonnée, c’est le règne de la licence. Ces affirmations sont extrêmement nuancées ; Cicéron refuse l’idée d’une souveraineté populaire qui serait absolue : ce n’est pas un hasard s’il traduit le passage de la République où Platon analyse les excès de la démocratie qui aboutissent à la tyrannie223. Mais l’auteur du De re publica rejette également l’absence de liberté, ou même une liberté qui ne serait qu’apparente. Cette conviction l’amène à critiquer les cités où la liberté du peuple n’est qu’un nom. La collaboration du peuple y est en effet formelle : les citoyens ont beau voter, élire des magistrats, leur vote n’a guère d’importance puisqu’ils « accordent des pouvoirs qui devraient être accordés même s’ils le refusaient224 ». Les magistrats sont 220. VI, 18, 7. 221. G .J.D . A alders, Die Theorie der gemischten Verfassung im Altertum , Amster­ dam, 1972 (p. 117) insiste bien sur cette idée. 222. De re publica I, 27, 43 : inest tamen in ea condicione populi similitudo quaedam seruitutis. Sur ce passage et pour tout ce qui suit, voir K. Buechner, Die beste Verfas­ sung, S.I.F.C., 26, 1952, p. 37-140 ; A. M ichel , A propos de l’art du dialogue dans le De republica : l’idéal et la réalité chez Cicéron, R.E.L., 43, 1965, p. 237-261 ; H .P. Kohns, Libertas populi und libertas ciuium in Ciceros Schrift De re publica, Bonner Festgabe J . Straub, Bonn, 1977, p. 201-211. 223. République VIII, 562 d-563 e ; De re publica I, 43, 66-67. 224. De re publica I, 31, 47 : Ferunt enim suffragia, mandant imperia magistratus,

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choisis parmi les grandes familles (le peuple n’a donc pas la liberté du choix) ; ils ne reçoivent pas leur pouvoir du peuple et n’ont pas besoin de son consentement pour l’exercer : ce dernier, dans ces conditions, n’a pas une véritable liberté, d ’autant plus qu’il est exclu des organes délibératifs et des tribunaux. Au contraire, Cicéron veut donner aux citoyens une liberté réelle, c’est-à-dire leur reconnaître un certain pou­ voir. Il faut qu’ils aient la possibilité de prendre des décisions qui enga­ gent l’avenir de la cité. Aussi précise-t-il à plusieurs reprises que le peu­ ple doit pouvoir délibérer et décider. Il le fait d’abord dans le livre I en rappelant que cette forme de liberté n’existe pas dans une aristocratie. Il le souligne encore plus nettement dans le livre II : Scipion fait en effet remarquer à ses interlocuteurs la sagesse des rois qui ont su accor­ der quelques droits au peuple225 en lui permettant notamment de voter la loi curiate. Mais surtout l’état d’équilibre qui existait dans les pre­ miers temps de la République garantissait la liberté du peuple en le lais­ sant prendre certaines décisions226. Il est plus délicat de préciser les élé­ ments de cette libertas : ils sont longuement énumérés dans le livre I par les partisans de la démocratie : « Le peuple est maître des lois, des tri­ bunaux, de la guerre, de la paix, des traités, de la vie et de l’argent de chaque citoyen227. » Le terme de dominus qui est utilisé ici montre bien qu’il s’agit d’un pouvoir absolu, et non d’une simple formalité. Peut-on s’appuyer sur ces lignes pour en conclure que tels sont, aux yeux de Cicéron, les domaines qu’il faut réserver au peuple ? On peut hésiter parce qu’il s’agit d’un éloge de la démocratie qui n’est assurément pas le meilleur des régimes ; mais ces formules rejoignent d’autres réflexions du même ordre où il est précisé que le peuple doit pouvoir délibérer et décider. Les attributions que Cicéron accorde au peuple correspondent d’ailleurs à la compétence des comices à Rome : lois y compris les leges de bello indicendo, jugements du peuple (en matière de prouocatio ou d’amende). La liberté du peuple ne se réduit pas ainsi à un simple droit de vote228 ; elle passe par le pouvoir de choisir et de décider en dernier ressort : c’est dire que la loi en est l’un des aspects essentiels. Il est nécessaire, pour Cicéron, que le peuple ait un tel pouvoir ; ce n’est pas une exigence gratuite de sa part, mais une conviction profonde qui s’appuie sur la volonté d’assurer l’harmonie et la concorde dans la a m b iu n tu r , r o g a n tu r , s e d e a d a n t q u a e e tia m s i n o lin t d a n d a s in t, e t q u a e ip s i n o n h a b e n t, u n d e a lii p e t u n t ; s u n t e n im q u a e fa m ilia r u m

225. II, 17, 31 : ... u id e r in t tr ib u e n d a

u t a n im a d u e r ta tis a n im u m

qu aedam

226. II, 32, 56 : p o p u lo

e x p e r te s im p e r ii, c o n s ilii p u b lic i, iu d ic ii d e le c to r u m

iu d ic u m ,

u e tu s ta tib u s a u t p e c u n iis p o n d e r a n tu r . quam

s a p ie n te r ia m

reges h o c

n o stri

esse p o p u lo ...

T e n u it ig i t u r h o c in s t a t u s e n a t u s r e m p u b l i c a m

t e m p o r i b u s i l l i s u t in

lib e r o p a u c a p e r p o p u lu m ...

227. I, 32, 48...

Q u ip p e s in t d o m in i le g u m

,

iu d ic io r u m , b e lli, p a c is , f o e d e r u m

,

c a p itis

u n iu sc u iu s q u e , p e c u n ia e ...

228. Cicéron dépasse ainsi la tradition romaine qui fait du droit de vote un des élé­ ments de la l i b e r t a s (cf. D e l e g e a g r a r i a II, 7, 17 ; Tite-Live XLV, 15,4).

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cité : pour que tous souhaitent le salut de l’État, il faut que tous jouent un rôle dans l’État ; si le peuple n’a aucun pouvoir229, il ne peut vou­ loir le maintien d’une telle situation. Ainsi se réalise la communauté d’intérêts qui est une composante organique de la définition du populus230. Seule une constitution mixte peut assurer un tel équilibre dans la cité puisqu’elle unit l’autorité des magistrats — un pouvoir d’essence royale — Vauctoritas des principes et la liberté du peuple231. Pour Cicé­ ron, Rome offre le meilleur exemple de cette heureuse harmonie et le livre II du De re publica expose la conquête progressive de cet équilibre. Il se réalise en accordant au peuple un pouvoir suffisant pour maintenir la stabilité de la cité. L’histoire de Rome et l’histoire de la libertas populi ne se séparent pas. C’est ce qui explique la façon dont Cicéron présente la Rome archaïque. S’il attache tant d’importance à la loi curiate sous la royauté, c’est que cette loi, accompagnée de l’élection, représentait le seul pouvoir laissé au peuple à cette époque. L’auteur du De re publica veut ainsi souligner que le peuple possédait quelques droits232 même sous la royauté. Ce pouvoir n’était toutefois pas suffisant car le prin­ cipe monarchique dominait et risquait de transformer la royauté en tyrannie, comme l’a montré l’exemple de Tarquin le Superbe. A l’opposé, Valerius Publicola réussit à maintenir l’équilibre de la cité en donnant au peuple une liberté mesurée233234. Les composantes de cette liberté sont, à peu de chose près, celles que Cicéron avait définies au livre I ; il insiste longuement sur la prouocatio234 car elle fit l’objet de la première loi votée par les comices centuriates et, en outre, elle assu­ rait un droit essentiel au citoyen romain : celui de voir l’assemblée déci­ der seule des condamnations capitales. Toutes ces mesures contribuaient donc à donner au peuple le sentiment de sa liberté. 229. C'est ce qui explique que l'on passe d ’une royauté ou d ’une aristocratie à une démocratie : les discordes apparaissent quand il y a des intérêts divers ; et quand les p a t r e s sont les seuls maîtres, la constitution n'est pas stable (cf. I, 32,49). 230. I, 25, 39 : p o p u l u s ( . . . ) e s t c o e t u s m u l t i t u d i n i s i u r i s c o n s e n s u e t u t i l i t a t i s c o m m u ­ n i o n e s o c i a t u s . Sur cette définition voir chapitre III, p. 189-90. 231. D e r e p u b l i c a I, 45, 69 : P l a c e t e n i m e s s e q u i d d a m in r e p u b l i c a p r a e s t a n s e t r e g a le , e s s e a li q u i d a u c t o r i t a t i p r in c ip u m im p e r tit u m a c tr ib u tu m , e s s e q u a s d a m r e s s e r u a t a s i u d i c i o u o l u n t a t i q u e m u l t i t u d i n i s . Voir également II, 32, 56. 232. II, 23, 43 : in q u a r e p u b l i c a e s t u n u s a l i q u i s p e r p e t u a p o t e s t a t e p r a e s e r t i m r e g i a , q u a m u is in e a s i t e t s e n a tu s , u t tu m f u i t R o m a e c u m e r a n t r e g e s , u t S p a r t a e L y c u r g i le g i­ b u s , e t a l i q u o d e t ia m p o p u l i iu s , u t f u i t a p u d n o s t r o s r e g e s , ta m e n il l u d e x c e lli t r e g iu m n o m e n n e q u e p o t e s t e i u s m o d i r e s p u b l i c a n o n r e g n u m e t e s s e e t u o c a r i . Sur la loi curiate sous la royauté et sa signification dans le D e r e p u b l i c a , voir plus haut, p. 86-87. 233. II, 32, 56 : T e n u i t i g i t u r h o c i n s t a t u s e n a t u s r e m p u b l i c a m t e m p o r i b u s i l l i s , u t in p o p u lo lib e r o p a u c a p e r p o p u lu m

p le r a q u e s e n a tu s a u c to r ita te e t in s titu to a c m o r e g e r e ­

r e n tu r , a tq u e u ti c o n s u le s p o te s t a te m iu r e r e g ia m

,

h a b e r e n t te m p o r e d u m ta x a t a n n u a m

q u o d q u e e r a t a d o b tin e n d a m p o te n tia m

n o b iliu m

id r e tin e b a tu r p o p u li c o m itia n e e s s e n t r a ta n is i e a p a tr u m

234. II, 31, 53-54 ; sur la

p r o u o c a tio ,

,

g e n e r e ip s o a c

u e l m a x im u m

,

u e h e m e n te r

a d p r o b a u is s e t a u c to r ita s .

voir chapitre I, p. 71-78.

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Cicéron a par conséquent nettement souligné qu’il fallait attribuer un certain rôle au peuple. Il l’a fait beaucoup plus fortement que Polybe ; son point de vue est très différent de celui de l’historien grec. Ce dernier affirme ses préférences pour la constitution mixte parce qu’aucun des éléments n’a la prépondérance sur un autre ; l’écrivain romain, lui, met l’accent sur le rôle du peuple qu’il faut associer à la res publica. Formulée en ces termes, cette exigence paraît originale. On trouve toutefois des conceptions voisines dans la Politique d’Aristote. A plusieurs reprises, le philosophe déclare qu’il est néces­ saire d’accorder une place au peuple : au livre II de cet ouvrage, il décrit la constitution Spartiate avec ses deux rois, sa gerousia, ses cinq magistrats, les éphores, et souligne le rôle prépondérant de la gerousia et des éphores. Il ajoute : « Le peuple se tient en paix à cause de sa participation au pouvoir suprême235. » L’assemblée du peuple possédait en effet le droit d’élire les magistrats et de donner un avis sur les lois (sans en avoir toutefois l’initiative). Le commentaire du philosophe reflète ainsi une des convictions qu’il développera dans son ouvrage : le peuple doit avoir une part dans l’administration de l’État. Il est néces­ saire qu’il ait un pouvoir, même limité, car « pour qu’une constitution soit appelée à durer, il faut que toutes les parties aient d’elles-mêmes la volonté d’assurer son existence et sa permanence236 ». C’est ce qu’il explique très clairement en étudiant l’œuvre de Solon : « Solon n’a attribué au peuple que le pouvoir strictement nécessaire : celui d’élire les magistrats et de vérifier leur gestion (car si le peuple ne possède même pas sur ce point un contrôle absolu, il ne peut être qu’esclave et ennemi de la chose publique237. » Aristote affirme donc qu’il est indis­ pensable d’assurer un certain rôle au peuple, même s’il reste très limité ; à la différence de Cicéron, le philosophe ne fait pas du vote des lois un des pouvoirs qui doivent lui revenir nécessairement. Mais si on

235. Politique II, 9, 1270 b 15 : « Le peuple se tient en paix à cause de sa participa­ tion au pouvoir suprême, et pareil résultat qu’il soit dû au législateur, ou l'effet du hasard, est avantageux pour la conduite des affaires ». Pour Aristote, le peuple participe au pouvoir parce que les éphores sont recrutés dans le peuple et élus par lui. 236. 1270 b 20-25. 237. II, 12, 1274 a 15 ; cf. III, 11, 1281 b 25 : « Si admettre leur participation (celle des hommes de condition libre) aux plus importantes fonctions publiques n ’est pas sans danger (...) leur refuser d'autre part tout accès et toute participation au pouvoir, c'est créer un risque redoutable. Il ne reste dès lors qu'à les faire participer aux fonctions déli­ bératives et judiciaires. C'est précisément pour cette raison que Solon et certains autres législateurs les préposent à l'élection des magistrats et au redressement des comptes de ces derniers mais ils ne les laissent pas exercer isolément le pouvoir. » E. P a h n k e (Studien über Ciceros Kenntnis und Benutzung des Aristoteles und die H erkunft der Staatsdefini­ tion Rep I, 39, Diss. Freiburg im Br., 1962, p. 58) s'efforce d'opposer sur ce point Cicé­ ron et Aristote en affirmant que le premier laisse au peuple 1'otium tandis que le philoso­ phe grec lui laisse une place dans les institutions. Une telle affirmation nous paraît inexacte : l’auteur s’appuie exclusivement sur le De re publica I, 34, 52-53 qui est le « dis­ cours » des partisans de l’aristocratie et ne nous semble pas refléter la pensée cicéronienne.

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le néglige, l’État ne peut avoir de stabilité et ne saurait durer. Une telle analyse a sans doute été inspirée à Aristote par ses études personnelles sur les constitutions : elle révèle en effet un souci d’efficacité pratique et témoigne du désir de juger les régimes, non pas en vertu d’une théo­ rie préconçue, mais d’après leur stabilité qui montre leur équilibre et donc leur valeur238. Notons en outre que ces remarques sur le rôle du peuple et sa nécessité l’amènent à proposer comme idéal une constitu­ tion mixte qui groupe plusieurs constitutions. Cette analyse n’est pas restée sans postérité : Polybe s’en inspire et Cicéron connaît la tradition péripatéticienne239. S’il est nécessaire de reconnaître au peuple une certaine place dans la cité, il ne s’ensuit pas qu’elle doive être la première ni que le peuple doive être le maître de toutes choses. Son rôle est important mais il doit rester limité : si l’auteur du De re publica attache tant d’importance aux comices centuriates, c’est bien parce que « sans priver ouvertement le peuple de son droit de suffrage, ils empêchaient la multitude d’avoir un trop grand poids240241». Il fait dans le même esprit l’éloge de Valerius Publicola car ce dernier n’a accordé au peuple qu’une liberté mesurée : les grands conservaient une prépondérance indéniable, car les décisions des comices devaient être ratifiées par les patres et le peuple n’avait que peu d’affaires à régler : il possédait un certain pouvoir, celui de faire les lois, de protéger les citoyens, mais ce rôle trouvait ses limites dans Vauctoritas patrum241. Cicéron s’est fortement soucié de souligner les restrictions qui vont de pair avec cette liberté : il est impossible de la supprimer mais l’intervention du peuple se réduit le plus souvent à choi­ sir les meilleurs citoyens et à accepter les meilleures décisions. Cette idée se trouvait déjà exprimée au livre I du De re publica par les partisans de l’aristocratie : un peuple choisit les meilleurs parce qu’il veut son propre salut242. La liberté du peuple est nécessaire pour un État ; elle est, suggère Cicéron, la plus grande possible mais elle revient à respec­ ter Yauctoritas des grands et à suivre leurs avis. On retrouve les mêmes affirmations dans le De legibus ; elles sont 238. R. W eil, A r i s t o t e e t l ’h i s t o i r e . E s s a i s u r l a « P o l i t i q u e » , Paris, Klincksieck, 1960. 239. Voir K. von F ritz , T h e t h e o r y o f t h e m i x e d C o n s t i t u t i o n in A n t i q u i t y , New York, 1954 et A ald ers, o p . c i t . Pour ce dernier 1*idéal de la constitution mixte est une application dans l’ordre politique de la théorie du juste milieu (p. 56 et suiv.). 240. 11, 22, 39 : e a s q u e ( s c i i , c e n t u r i a s ) i t a d i s p a r a u i t u t s u f f r a g i a n o n in m u l t i t u d i n i s s e d in l o c u p l e t i u m p o t e s t a t e e s s e n t , c u r a u i t q u e , q u o d s e m p e r in r e p u b l i c a t e n e n d u m

e s t,

Sur l’idéologie du système centuriate que nous n ’envisa­ geons pas ici, C. N ico let, L’idéologie du système centuriate et l’influence de la philoso­ phie politique grecque, in L a f l l o s o f i a g r e c a e i l d i r i t t o r o m a n o . 241. D e r e p u b l i c a II, 23, 43. 242. I, 34, 51 : Q u o d s i l i b e r p o p u l u s d e l i g e t q u i b u s s e c o m m i t t a t , d e l i g e t q u e s i m o d o n e p lu r im u m

s a lu u s e s s e

u a le a n t p lu r im i.

u u lt o p tim u m

s a lu s , p r a e s e r tim

cu m

quem que,

c e rte

in

o p tim o r u m

h o c n a tu r a tu le r it, n o n s o lu m

c o n s iliis p o s i t a

e s t c iu ita tiu m

u t s u m m i u ir tu te e t a n im o p r a e e s s e

im b e c illio r ib u s , s e d u t h i e tia m p a r e r e s u m m is u e lin t.

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LES ROM AINS ET LA LOI

plus précises que dans le De re publica. Cicéron propose des lois pour TÉtat dont il a tracé le modèle dans son premier traité ; il est donc amené à exposer en détail la façon dont il conçoit le rôle du peuple. Le livre III précise en effet ses pouvoirs : prouocatio, élection des magis­ trats, vote des lois. Il mentionne aussi la façon dont le vote doit se dérouler : « Que les votes soient connus des optimates, mais libres pour la plèbe243. » Cette phrase, pourtant très précise, n’est pas claire ; Atti­ cus reconnaît qu’il ne la comprend pas bien244. Cicéron la commente toutefois un peu plus loin et en dégage la signification. Cette réflexion s’insère dans le cadre d’une discussion sur le suffrage secret : Quintus y attaque les lois tabellaires qui, en introduisant un scrutin écrit et secret, ont enlevé tout pouvoir à l’aristocratie. Son frère, plus mesuré, admet que le peuple peut garder sa tablette comme « garant de sa liberté » pour éviter la brigue ; mais il ajoute qu’il doit la « montrer et la pré­ senter spontanément à tous les citoyens les meilleurs et les plus respecta­ ble, de telle sorte que la liberté consistera précisément à accorder au peuple le pouvoir de récompenser honorablement les hommes de bien245 ». C’est là une attitude étonnante et même paradoxale : la tablette, liée en principe à un scrutin secret, garantit que l’électeur ne sera soumis à aucune pression et sera libre de ses choix ; en proposant que les citoyens montrent leur tablette aux boni, Cicéron supprime par conséquent le secret du vote. La liberté du peuple est certes sauvegardée mais elle est plus apparente que réelle et les hommes de bien conservent une autorité indéniable. L’écrivain souligne d’ailleurs qu’il n’accorde la liberté au peuple qu’en laissant les hommes de bien avoir une grande influence et en faire usage ; et il parle lui-même de libertatis species246 : le peuple est ainsi conduit à se rallier à l’avis des meilleurs de la cité. Un tel choix paraît curieux : ce système de vote écrit, mais en même temps public et dépourvu de secret, n’a guère de rapports avec la prati­ que romaine ou grecque247. En revanche, il n’est pas différent de ce que 243. III, 3, 10 : c o n s c is c e n tu r , e a

C r e a tio

m a g istra tu u m ,

iu d ic ia

p o p u li,

iu s s a

15, 33 : I t a m e h e r c u l e a t t e n d i , n e c s a t i s i n t e l l e x i déclare Atticus. 17, 39 : ... S i n o n u a l u e r i n t t a m e n l e g e s , u t n e s i t

244. I b i d . Ill, u e r b a is ta u e lle n t 245.

I b id .

p o p u lu s

ta b e lla m

q u a s i u in d ic e m

lib e r ta tis d u m m o d o

c iu i o s te n d a tu r u ltr o q u e o f fe r a tu r , h o n e s te b o n is g r a tif ic a n d i d a tu r .

246.

I b id .

tu r b o n i.

39 :

u e tita

cum

s u ffr a g iis

o p tu m a tib u s n o ta , p le b i lib e r a s u n to .

38 : ...

I ta lib e r ta te m

ut

in

is ta m

L ib e r ta tis s p e c ie s d a tu r ,

eo

s it

ip s o

h a e c o p tim o lib e r ta s ,

in

q u id s ib i le x a u t q u id a m b itu s ,

h a b ea t san e

c u iq u e e t g r a u is s im o quo

p o p u lo

p o te s ta s

la r g io r p o p u lo u t a u c to r ita te e t u a le a n t e t u ta n ­

a u c to r ita s b o n o r u m

r e tin e tu r ,

c o n te n tio n is c a u sa

to llitu r .

247. Voir C. N ic o le t, Cicéron, Platon et le vote secret, H i s t o r i a , 1970, p. 39-66 qui souligne bien cet aspect ainsi que l’atmosphère platonicienne du passage que nous com­ mentons. Une interprétation originale a été proposée par L. T ro ian i (Sulla lex de suffra­ giis in Cicerone, De Legibus III, 10, A t h e n a e u m , 59, 1981, p. 180-184) : Cicéron suggére­ rait que le vote du peuple soit libre et que celui des o p t i m a t e s soit connu (de tous), c’està-dire oral : ce serait ainsi un modèle et une indication. Mais dans cette perspective on ne comprend plus les remarques de notre auteur sur la liberté apparente du peuple, on ne

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Platon propose dans ses Lois. L’élection de certains magistrats se fait aussi par un vote écrit et public puisque les tablettes, portant le nom du candidat retenu et le nom de l’électeur, sont exposées pendant trente jours et que le choix de certains citoyens peut être critiqué s’il est mau­ vais248. Ce système, fort complexe dans son détail, doit permettre de choisir les meilleurs, d’autant que les citoyens ont reçu une éducation qui leur permet de distinguer les plus qualifiés d’entre eux. Cette méthode a sans doute inspiré Cicéron ; elle est différente dans sa procé­ dure, mais c’est la même intention qui se révèle chez les deux écrivains : choisir les meilleurs de la cité249. Il y a toutefois dans ce passage une coloration proprement romaine : pour Cicéron, les meilleurs de la cité sont certainement les sénateurs, « cet ordre sans tache et qui doit servir de modèle aux autres250 ». En imposant aux citoyens de leur montrer leur tablette, il revient de façon discrète et détournée à la pratique de Yauctoritas senatus, sous sa forme la plus ancienne, dont il faisait l’éloge dans le De re publica. Mais il limite ainsi la libertas populi. Quand Cicéron décrit le système de vote que nous venons de voir, il se réfère surtout aux élections : le verbe gratificari, qui suggère l’idée d’une récompense, le laisse penser puisque l’élection a toujours été qua­ lifiée de beneficium populi2SX. Mais les commentaires qui suivent et qui précèdent ces lignes lui donnent une portée générale. Il est bien difficile d’imaginer que le vote des lois n’ait pas été accompagné d’un système analogue. En outre, dans le De re publica comme dans le De legibus, Cicéron fonde la loi de la cité sur une loi conforme à la nature et à la raison et critique les iussa populorum qui ignorent ce modèle vrai252. Dans ces conditions, on a du mal à croire qu’il ait pu laisser le peuple totalement libre de ses choix. Les restrictions qui vont de pair avec cette liberté se comprennent aisément : livré à lui-même, le peuple ne sait pas toujours prendre les décisions qui s’imposent ou choisir les meilleurs hommes ; il se laisse facilement égarer et ne réfléchit pas. En effet, il ne possède pas cette sagesse politique qui permet de calculer les conséquences de ses actes, de faire les choix judicieux qui s’imposent pour le salut de la cité.

s’explique plus pourquoi il doit présenter sa tablette au contrôle des meilleurs. Or, la question essentielle dans ces paragraphes est bien celle de la liberté du peuple qu’il faut concilier avec le meilleur des choix. Aussi nous paraît-il très difficile de nous rallier à un tel point de vue. 248. L o i s VI, 753 c-d. 249. Même s’il y a une inspiration commune, Cicéron se montre plus modéré que Pla­ ton et se soucie de la liberté des citoyens, alors que le philosophe grec, préoccupé surtout du bien et de la vertu, la réduit, s’attache avant tout au choix judicieux des citoyens et prévoit que les bulletins de vote seront exposés et qu’on pourra les critiquer. 250. D e l e g i b u s III, 3, 10 : I s o r d o u i t i o u a c a t o c e t e r i s q u e s p e c i m e n e s t o . 251. J. H e l l e g o u a r c h . L e v o c a b u l a i r e d e s r e l a t i o n s e t d e s p a r t i s p o l i t i q u e s , p. 169. 252. D e l e g i b u s I, 16, 44 ; II, 5, 11.

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Dépourvu de consilium251, il doit être guidé, s’en remettre à l’avis de ceux qui sont plus sages que lui. On ne peut pourtant pas dire que Cicéron supprime la liberté du peuple : elle est maintenue et garantie dès lors qu’il garde ses droits253254. Mais cette véritable liberté doit être utilisée pour le bien de la cité. Dans la pensée cicéronienne, la liberté du peuple est donc une ques­ tion complexe. La solution que propose l’écrivain est liée à une exigence fondamentale : assurer l’unité de la cité, préserver la concorde en son sein. Pour réaliser cette fin, il faut d ’abord donner au peuple une place dans la cité, ce qui lui confère le sentiment de son importance. En fonc­ tion de ce même impératif, il faut ensuite que la liberté qui lui est accordée, lui permette de prendre les meilleures décisions, de choisir les meilleurs, ce qui assurera également le salut de la cité, car tous s’accor­ deront sur le bien. En donnant une telle place au peuple, Cicéron se faisait peut-être l’écho de tendances aristocratiques : un passage de la Rhétorique à Herennius où sont énumérés les devoirs du peuple, du sénat et des magistrats précise que « c’est le devoir du peuple d’approuver les pro­ positions les meilleures et de choisir les hommes les meilleurs255 ». Ce n’est pas très différent de ce qu’affirme l’auteur du De re publica, mais la façon dont il se représente la liberté du peuple est indissociable d’une réflexion sur la cité. Un tel point de vue n’est pas resté isolé : nous en avons vu les échos chez Denys d ’Halicarnasse, bien que l’écrivain grec souligne moins nettement que le peuple doit choisir les meilleurs. Tite-Live a également développé des thèmes du même ordre : il sug­ gère comme Cicéron qu’il suffît de reconnaître un droit au peuple pour le rendre docile. C’est ce qu’il déclare au moment de l’élection des tri­ buns militaires à pouvoir consulaire : à la suite des troubles provoqués par Canuleius qui, outre le conubium, désirait obtenir l’accès des plé­ béiens au consulat, il avait été proposé après un compromis que des tri­ buns militaires faisant fonction de consuls fussent pris parmi les patri­ ciens ou les plébéiens. Au moment des élections, le peuple ne choisit que des patriciens, « satisfait que l’on eût tenu compte de la plèbe256 ». Tite-Live commente en outre le résultat de cette élection en soulignant

253. P r o P l a n c i o 4, 9 ; D e l e g i b u s III, 10, 23. 254. Ce problème n ’est pas posé dans les études consacrées à l’État ou au peuple chez Cicéron : F .J. H a ck elsb erg e r. D i e S t a a t s l e h r e d e s M . T u l l i u s C i c e r o , Diss. Cologne, 1948 ; K.H. M uelhaus, D a s d e m o k r a t i s c h e E l e m e n t i n C i c e r o s M i s c h v e r f a s s u n g , Diss. Munich, 1965. Voir cependant A. M ichel, R h é t o r i q u e e t p h i l o s o p h i e c h e z C i c é r o n , p. 624 et suiv. On y verra comment les méthodes de gouvernement de Cicéron illustrent une telle conception. 255. A d H e r e n n i u m IV, 35, 47 : p o p u l i e s t o f f i c i u m r e s o p t i m a s e t h o m i n e s i d o n e o s m a x im e d e lig e r e e t p r o b a r e .

256. IV, 6, 11 :

E u e n tu s

d ig n ita tis q u e , a lio s s e c u n d u m

c o m itio r u m d e p o s ita

d o c u it

a lio s

a n im o s

c e r ta m in a in c o r r u p to

o m n e s p a tr ic io s c r e a u it p o p u lu s c o n te n tu s e o

q u o d r a tio

in

iu d ic io

c o n te n tio n e

lib e r ta tis

e s s e : tr ib u n o s e n im

h a b ita p le b e io r u m

e s s e t.

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la modération et la largeur de vues qui étaient alors les qualités domi­ nantes du peuple. Il laisse voir par là qu’à ses yeux, l’essentiel est de reconnaître au peuple un certain droit, même si ce dernier n’en fait pas usage, de lui donner l’impression qu’il est libre, même s’il ne profite pas de sa liberté. Ce principe politique trouve d’autres applications : lorsqu’il s’agit de nommer le successeur de Romulus, le peuple souhaite choisir lui-même le roi. Les sénateurs cèdent et laissent le peuple décider « tout en ne lui accordant pas plus de droits qu’ils n’en conser­ vaient257 ». Cette concession suffit à rendre le peuple docile parce qu’il a le sentiment d’être libre. Au mieux, il convient de le laisser utiliser sa liberté pour choisir les meilleurs. Cette idée trouve une excellente illus­ tration dans un épisode de 211 : la centurie prérogative qui a été prise parmi les iuniores vient de choisir deux consuls ; l’un d’eux refuse son élection et demande que l’on vote à nouveau. Les iuniores de la tribu Voturia refusent, puis acceptent et demandent à consulter les seniores de la même tribu : ils tiennent compte de leur avis dans le vote et fina­ lement toutes les centuries suivent le vote de la prérogative258. Un tel comportement fait l’admiration de Tite-Live ; il ne croit pas pouvoir en trouver l’équivalent dans une société de sages. Ce passage nous permet ainsi de conclure sur la signification de la liberté pour l’historien : elle est assurément importante et indéniable, mais elle doit être avant tout utilisée pour prendre les meilleures décisions : dans le De legibus, le peuple montre sa tablette aux optimates, ici la centurie de iuniores suit l’avis plus éclairé des seniores. Nous découvrons ainsi une interprétation toute proche de l’inspiration cicéronienne, et peut-être des sources communes. D’une façon générale les écrivains ont donc souligné combien il était important d’accorder au peuple une place dans les institutions et une certaine liberté. Il est essentiel de lui laisser un rôle dans la cité, même si l’intérêt de celle-ci oblige précisément à le limiter et à permettre sim­ plement au peuple de choisir ce qu’il y a de mieux. Cela revient à lui reconnaître un droit dont il fait usage pour le salut de la cité, ce qui réduit par là même ses possibilités de choix. En affirmant que le peuple avait un rôle important mais restreint, Cicéron ou Tite-Live se sont sans doute inspirés du modèle qu’ils avaient sous les yeux : la cité romaine puisque telle est la place du peuple, comme nous l’avons vu. Mais le peuple joue un rôle de plus en plus grand dans la cité ; et ils ont nié cette évolution : Cicéron prend pour modèle la république de Scipion et insiste sur la valeur des comices centuriates. Il se soucie avant tout d’établir un État qui ne saurait tolérer les décisions arbitraires.

257. I, 17, 8 : ... ita gratiam ineunt summa potestate populo permissa ut non plus darent iuris quam retinerent. 258. XXVI, 22, 10 : Tum centuria (...) petiit a consule ut Voturiam seniorum citaret : uelle sese cum maioribus natu colloqui et ex auctoritate eorum consules dicere.

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2. Abrogation des lois et liberté du peuple Les restrictions qui sont apportées à la liberté du peuple se manifes­ tent d’abord dans les choix limités qui lui sont proposés puisqu’il doit choisir les meilleurs. Mais dès l’instant où il a .pris la résolution la meil­ leure, n’est-il pas lié par son engagement ? 11 paraît logique de voir limiter de la même façon la liberté du peuple à l’égard des lois qu’il a votées. Peut-il les modifier à son gré ? La question ne devrait pas se poser, ou du moins elle ne se pose pas en droit puisque d’une façon générale aucune résolution du peuple ne peut empêcher cette résolution d’être abrogée par le peuple lui-même. Et le peuple romain ne s’est pas privé d ’exercer cette liberté. Sans doute s’interdisait-il lui-même d’abolir les lois qui touchaient au droit sacrosaint259. Les lois elles-mêmes s’étaient prémunies contre toute atteinte de ce genre et le législateur semble avoir voulu rendre ainsi ses lois définiti­ ves. A la fin de la République, en effet, la sanction des lois comporte une clause qui interdit en principe toute abrogation ultérieure : « Que l’on n’abroge pas cette loi expressément, que l’on ne l’abroge pas par­ tiellement, que l’on n’y déroge pas260261. » Le peuple s’interdisait ainsi de toucher aux lois qu’il avait lui-même votées, limitait sa propre liberté à leur égard, tandis que le législateur se souciait de mettre ses lois à l’abri de toute atteinte pour les rendre par conséquent perpétuelles. Cette ten­ dance est* générale : Cicéron explique, en effet, dans une lettre à Atti­ cus, où il analyse la loi qui a permis son retour d’exil, en abrogeant la loi de Clodius, que toutes les lois « s’entouraient d’une barrière qui ren­ dait leur abrogation ardue Cette formule témoigne donc du désir qu’avaient les Romains, à la fin de la République, de rendre leurs lois intangibles et par là même étemelles262. 259. C ’est ce que montre la clause qui figurait dans quelques lois : si quid sacri sancti est, quod non iure sit rogatum, eius hac lege nihil rogatur. Sur les problèmes qu’elle pose, voir A. M agdelain, La loi à Rom e, p. 60-61. 260. Fragmentum Tudertinum (Bruns, Fontes 32) : Ne quis hanc rogationem abro­ gato, neue huic rogationi obrogato, neue de hac rogatione derogato (voir aussi la loi qui rappelait Cicéron d ’exil : A d A tticum III, 23, 3). Trois termes sont utilisés pour indiquer l’abrogation : abrogare qui indique une abrogation expresse et totale ; obrogare au con­ traire implique une abrogation partielle qui modifie une des dispositions de la loi : pour Festus (203 L) obrogare est prioris legis infirmandae causa legem aliam ferre. Ce passage ne nous paraît pas permettre de soutenir qu’il s’agit d ’une abrogation tacite comme le suggère L.A. C onstans dans une note à son éd. de la Correspondance de Cicéron (t. II, p. 72). Tite-Live utilise ce verbe pour parler de la lex Aemilia qui modifie ce qui serait pour lui la première loi créatrice de la censure (IX, 34, 7 ; voir le commentaire de W eissenborn-M ueller ad loc). Derogare enfin signifie interdire par une nouvelle loi ce qui était permis par une loi antérieure (Festus 61 L : Derogare proprie est cum quid ex lege uetere, quo minus fia t, sancitur lege noua cf. Digeste L, 16, 102). Voir les remarques de A. B iscardi, Aperçu du problème de l’abrogatio legis, R .I.D .A ., 1971, qui ne com­ mente malheureusement pas obrogare ; S. B orsacchi, Sanctio e attività collegiale tribunizia in Cic. A it. 3, 23, 4 in Legge e Società, p. 438-483. 261. A d Atticum III, 23, 2 : ... neque enim ulla est quae non ipsa se saepiat difficul­ tate abrogationis (trad. L.A. C onstans, Paris, Belles Lettres, 1950). 262. La date à laquelle apparaît une telle sanction est très difficile à déterminer : les

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Ce n’était toutefois qu’une formule pieuse, une barrière morale dépourvue d’efficacité réelle. Dans la lettre à Atticus que nous citions plus haut, Cicéron affirme bien qu’une telle protection restait sans effet : « Il ne t’échappe point que les sanctions des lois que l’on abroge ne sont jamais respectées. En effet, s’il en était ainsi, à peu près aucune ne pourrait être abrogée, car il n’en est aucune qui ne s’entoure d’une barrière protectrice qui rend son abrogation ardue. Mais quand on abroge la loi, on abroge précisément la clause qui interdit son abro­ gation263. » Cicéron a bien vu ce qui rendait sans force les interdictions des lois. La loi nouvelle comporte en effet une clause qui semble laisser hors d’atteinte et respecter la loi ancienne. Pour le rappel de Cicéron, elle avait pris la forme suivante : « Si le présent texte contient quelque proposition ou abrogation, soit totale, soit partielle, ou modification que les lois ou plébiscites interdisent ou aient interdite, sous peine de punition, ou qui entraîne pour son auteur peine ou amende, rien de cela n’est proposé par la présente loi264. » Mais la loi se détruirait ellemême si elle respectait une telle clause, et en fait « la loi nouvelle abolit un droit que par une clause tenue pour lettre morte elle prétend préser­ ver265 ». La loi nouvelle respecte donc la loi ancienne mais l’abroge. L’abrogation d’une loi ne peut se faire que par un autre vote. On n’imagine pas, comme ce sera le cas au Bas-Empire, que l’abrogation tacite suffise parce que la désuétude témoigne du tacitus consensus populi266. Le peuple, qui a exprimé sa volonté dans une loi, doit expri­ mer une volonté contraire. Il ne paraît donc pas lié par sa propre décision. Et l’exemple de l’abrogation (que nous n’envisageons ici que témoignages épigraphiques sont tardifs (le frag. Tuder. est d ’époque augustéenne) ; la let­ tre de Cicéron permet de préciser qu’elle était courante à la fin de la République ; le style minutieux qui est le sien ne saurait être archaïque, mais il est difficile de donner de plus grandes précisions. A. B iscardi (R .I.D .A ., 1971, p. 449-470) la lie au développement de la souveraineté populaire sans préciser davantage. F. S e rra o (Classi, partiti e legge, p. 84) suggère de la placer vers la fin du ne siècle, sans étayer d ’ailleurs cette hypo­ thèse par des arguments précis. 263. A d A tticum III, 23, 2 : Sed uides numquam esse obseruatas sanctiones earum legum quae abrogarentur. Nam si id esset, nulla fere abrogari posset ; neque enim ulla est quae non se saepiat difficultate abrogationis. Sed cum lex abrogatur, illud ipsum abroga­ tur quo non eam abrogari oporteat. Il nous paraît préférable de lire quo non eam... et non quomodo eam oporteat (que retient pourtant L.A. C onstans). 264. Ibid., III, 23, 3 : Si quid in hac rogatione scriptum est quod per leges pi. ue sc., promulgare, abrogare, derogare, obrogare sine fraude sua, non liceat, non licuerit, quod ei qui promulgauit, abrogauit, derogauit, obrogauit, ob eam rem poenae multaeue sit, e. h. I. n. r. (Trad. L. A. C onstans, avec quelques modifications). Sur cette clause voir p. 215-216. 265. A. M agdelain, p. 61. 266. Julien, Digeste I, 3, 32, 1 : Inueterata consuetudo pro lege non immerito custodi­ tur et hoc est ius quod dicitur moribus constitutum. Nam cum ipsae leges nulla alia ex causa nos teneant, quam quod iudicio populi receptae sunt, merito et ea, quae sine ullo scripto populus probauit tenebunt omnes : nam quid interest suffragio populus uoluntatem suam declaret an rebus ipsis et factis ? Quare recentissime etiam illud receptum est, ut leges non solum suffragio legis latoris, sed etiam tacito consensu omnium per desuetu­ dinem abrogentur.

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du point de vue de la souveraineté populaire) traduit clairement la liberté qui lui est reconnue dans ce domaine. Il révèle une évolution démocratique ; la loi exprime la volonté du peuple ; ce n’est plus un moyen de dévoiler ce qui a toujours existé, de fixer le ius, comme c’était le cas à l’époque archaïque, mais de réformer le droit exis­ tant267 ; la liberté du peuple à l’égard des lois qu’il a votées n’est qu’un aspect particulier de sa souveraineté. Ce principe semble avoir été largement utilisé dans l’histoire romaine. L’œuvre de Tite-Live en témoigne autant que la correspon­ dance de Cicéron. L’historien le fait intervenir dans des discours. Pour­ tant il n’apparaît pas directement dans la discussion qui a lieu au moment de l’abrogation de la lex Oppia : les deux orateurs n’envisagent pas la liberté du peuple à l’égard de la loi, sans doute parce que la ques­ tion ne se pose pas tant la réponse est évidente. Caton se soucie surtout de son respect (et l’abrogation est un moyen de l’affaiblir) et L. Vale­ rius distingue les lois que l’on peut abroger et celles qui sont intangi­ bles268. En revanche, ce principe fait l’objet d’un long débat en 311 ; Appius Claudius se refuse en effet à se démettre de ses fonctions de censeur au bout de dix-huit mois, comme l’ordonnait la lex Aemilia qui limitait à ce temps les fonctions des censeurs ; il affirme spécieusement que la lex Aemilia vaut seulement pour l’année où elle a été votée et ne s’applique pas à lui. Le tribun Sempronius lui répond longuement et déclare que « quand deux lois s’opposent, c’est toujours la plus récente qui abroge la. plus ancienne269 ». Ce débat porte en fait sur la liberté du peuple. Il n’est pas lié par sa volonté puisque c’est son avis exprimé en dernier lieu qui prévaut. Ce n’est donc pas un hasard si P. Sempronius cite la disposition des XII Tables où était affirmée la souveraineté populaire : la règle qui, en cas de conflit de lois, donne la primauté à la plus récente et la disposition du code décemviral ne sont en effet que les facettes d’une même question, celle de la liberté populaire ; on l’affirme d’une façon générale ou l’on insiste sur l’interprétation des lois, mais c’est la même idée qui est exprimée. Si la liberté du peuple à l’égard des lois est affirmée sans restrictions et a été utilisée sans limites dans la pratique puisque le peuple romain ne s’est pas privé de faire usage de cette liberté dès les premiers temps de la République en abrogeant des lois, elle devait également prendre 267. C'est ce qu’a souligné A. B iscardi dans une communication faite en 1964 au congrès de la Société internationale d ’histoire des droits de l’antiquité et publiée dans la R . I . D . A . de 1971. Voir également les remarques de P. Stein, R e g u l a e I u r i s , Edimbourg, 1966, ρ. 21 qui rejoignent celles d ’A. B iscardi. 268. XXXIV, 2 à 7 ; Sur l'interprétation de ces deux discours voir chapitre V, p. 275 et 281. 269. IX, 34, 7 : ... N e m o ( . . . ) d u o d e c i m t a b u l a s l e g i t ? N e m o i d i u s e s s e t q u o d p o s ­ tr e m o p o p u lu s iu s s is s e t, s c ii t ? I m m o p a ru eru n t q u a m

u ero

illi a n tiq u a e q u a p r im u m

o m n e s s c iu e r u n t e t id e o A e m ili a e p o t i u s le g i

c e n s o r e s c r e a ti e r a n t, q u ia h a n c p o s tr e m a m

s e r a t p o p u lu s e t q u ia u b i d u a e c o n tr a r ia e le g e s s u n t, s e m p e r a n tiq u a e o b r o g a t n o u a .

iu s -

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une autre forme : le peuple modifie les lois à son gré quand les circons­ tances l’exigent, mais peut-il également refuser de les respecter (sans les abroger toutefois) ? Quelques exemples montrent très clairement que le peuple a également voulu faire usage de cette liberté. En d’autres ter­ mes, il s’est reconnu le droit de respecter les lois s’il le souhaitait ou de délier qui il voulait de l’obéissance aux lois. En 298, au moment des élections consulaires, le bruit court que les Samnites, alliés aux Étrus­ ques, ont levé une immense armée. Devant ce péril, le peuple tout entier souhaite élire au consulat Q. Fabius Maximus qui avait déjà été consul ; ce dernier refuse et cité la loi eh vertu de laquelle il faut un intervalle de dix années entre deux consulats. Les tribuns répondent que « la loi ne sera nullement un obstacle, ils proposeront au peuple qu’il soit dispensé des lois270 ». Fabius refuse mais finit par céder au consen­ sus car tout le peuple l’a réélu. Cette conduite montre que le peuple a une liberté absolue à l’égard des lois existantes et qu’il se reconnaît le droit de ne pas en tenir compte. L’élection de Scipion l’Africain révèle une attitude comparable : « Comme il briguait l’édilité, les tribuns s’y opposèrent, en déclarant qu’il ne fallait pas tenir compte de sa candida­ ture parce qu’il n’avait pas encore atteint l’âge requis par la loi pour être candidat, il déclara : “ Si tous les citoyens romains veulent m’élire édile, je suis suffisamment âgé” 271. » C’est là affirmer la toute-puissance du peuple ; il n’est pas seule­ ment maître de remplacer une loi par une autre comme il l’entend et de fixer ainsi de nouvelles lois pour la cité ; il peut se refuser à tenir compte des règles qu’il a établies et acceptées, et qu’il respecte d’ordi­ naire, s’il le souhaite. En suggérant que le peuple possède une telle liberté, Scipion lui donne une espèce de souveraineté. C’est aussi sur cette forme de souveraineté que se fonde l’élection de Scipion Émilien au consulat : « C’était le moment des élections, et Scipion était candi­ dat à l’édilité (car les lois ne lui permettaient pas encore d’être consul à cause de son âge) ; pourtant le peuple l’élut consul. C’était illégal et quand les consuls leur eurent cité la loi, ils persistèrent et devinrent véhéments, et s’écrièrent que selon les lois de Tullius et de Romulus, le peuple était maître des élections et d’infirmer ou de confirmer les lois qui concernaient ce domaine, comme il le voulait272. » Un tel moment

270. Tite-Live X, 13, 10 : ... legem recitari iussit (scii. Fabius) qua intra decem annos eumdem consulem refici non liceret. Vix prae strepitu audita lex est, tribunique plebis nihil id impedimenti futurum aiebant : se ad populum laturos uti legibus solueretur. 271. Tite-Live XXV, 2, 6-7 : Huic (scii. P. Cornelio Scipioni) petenti aedilitati plebis cum obsisterent tribuni plebis negantes rationem eius habendam esse, quod nondum ad petendum legitima aetas esset : « si me, inquit, omnes Quirites aedilem facere uolunt, satis annorum habeo ». 272. Appien, Lybikê 112. Voir Γanalyse détaillée de ce passage dans A.E. A s tin , Sci­ pio Aemilianus, Oxford, 1967, p. 61-69 ; et les remarques de C . M e ie r, Res publica amissa, Wiesbaden, 1966, p. 126.

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est important car il révèle que les lois ne sont que ce que le peuple veut bien en faire. C’est donc l’autorité de la loi qui est en jeu. Quelle valeur les écrivains ont-ils accordé à une telle conduite ? S’ils n’ont pas nié que le peuple était libre d’abroger les lois, dans des condi­ tions que nous préciserons plus loin, pouvaient-ils admettre que le peu­ ple pût décider de ne pas en tenir compte ? La place limitée qu’ils ont attribuée au peuple laisse penser qu’ils ne pouvaient lui reconnaître une telle liberté : les exemples que nous avons cités restent finalement excep­ tionnels et prennent davantage de relief parce qu’ils s’opposent à sa conduite habituelle. A ces cas extraordinaires, où le peuple est laissé maître de commettre une illégalité en choisissant un candidat qui est inéligible en vertu des lois, s’opposent d’autres situations où il n’a pu agir ainsi273. Et c’est la réponse de P. Mucius Scaevola à Nasica citée par Plutarque qui nous paraît plutôt énoncer un principe général : au moment où Tiberius Gracchus tenait sa dernière assemblée, peu avant sa mort, Nasica au sénat « somma le consul de sauver la République ; le consul répondit avec douceur qu’il ne prendrait pas l’initiative de la violence et qu’il ne ferait périr aucun citoyen sans jugement ; que, tou­ tefois, si le peuple, persuadé ou contraint par Tiberius, votait une mesure illégale, il ne la tiendrait pas pour valable274 ». Ce passage pose de nombreuses questions que nous ne tenterons pas de résoudre ici, mais il nous paraît montrer que la liberté du peuple à l’égard du droit existant était le plus souvent fort limitée, même à la fin du IIe siècle. Tite-Live s’est tout particulièrement attaché à montrer que le peuple est lié par la loi. La réélection de Fabius Maximus au consulat, en 298, le laisse voir clairement. Il cède peut-être devant l’accord unanime du peuple, mais après avoir longtemps refusé ; « Il persistait dans son refus, nous dit Tite-Live, en ne cessant de demander : “ à quoi bon pro­ poser des lois que leurs auteurs même ne respectaient pas ? On com­ mandait désormais aux lois, elles ne commandaient plus” 275. » Par ces mots, Fabius affirme d’abord la force obligatoire de la loi : ceux qui l’ont votée doivent la respecter ; à plus forte raison ceux qui l’ont pro­ posée (il s’adresse ici aux tribuns qui veulent modifier la loi en sa faveur). Le consul rejette ainsi l’idée d’une souveraineté populaire qui permettrait de transformer et de transgresser les lois à volonté. Cela signifie que le peuple est lié par les mesures qu’il a votées et que leurs 273. A. A stin (S c i p i o A e m i l i a n u s , p. 67) se réfère entre autres à Tite-Live XXXIX, 39 où une candidature illégale fut écartée. 274. T i b e r i u s G r a c c h u s 19, 4. Nous reprenons la traduction de R. F la c e liè r e (Paris, 1976) en la modifiant légèrement : χύρων μή φυλάξει ne peut pas signifier « il ne la rati­ fierait pas » puisqu'une telle ratification n ’existait plus à cette date. Sur les problèmes que pose ce passage, voir A.E. A stin, S c i p i o A e m i l i a n u s , p. 23 et 353, où l'on trouvera la bibliographie antérieure. 275. Tite-Live X, 13, 10 : E t i l l e q u i d e m i n r e c u s a n d o p e r s t a b a t , q u i d e r g o a t t i n e r e t le g e s f e r r i r o g ita n s , q u ib u s p e r e o s d e m q u i tu lis s e n t f r a u s f ie r e t, la m r e g i le g e s , n o n reg ere.

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auteurs le sont avec lui. Dans certains cas, l’accord unanime des citoyens peut permettre de ne pas en tenir compte, mais c’est là une situation exceptionnelle276. D’une façon générale, la loi est supérieure aux hommes ; et c’est dans les lois que doit résider l’autorité, non dans les hommes ; dans le passage qui nous occupe, le verbe regere, qui a un sens très fort, le montre bien. Et l’exclamation désabusée de Fabius suggère implicitement qu’il déplore une situation où les lois ne com­ mandent plus. On ne peut affirmer à la fois la force supérieure des lois et la liberté du peuple à leur égard. Les exemples que nous avons cités le font voir clairement. L’autorité réside ou dans les lois ou dans le peuple. Les Romains ont choisi la première solution ; elle s’accorde parfaitement avec la place limitée et la liberté restreinte que Tite-Live ou Cicéron laissent au peuple. Il n’est pas maître de changer à tout instant les dis­ positions qu’il a adoptées par son vote. Et cette affirmation ne peut se concilier avec celle d’une « volonté générale » supérieure aux lois. En analysant la loi en France sous la Troisième République, R. Carré de Malberg soulignait qu’elle n’était plus un commandement, comme elle l’avait été sous l’Ancien Régime : « On commande à autrui ou à des sujets, on ne se donne pas d’ordres à soi-même. » A ses yeux, les « citoyens sont obligés par la loi pour les mêmes raisons et de la même façon que peut l’être une personne qui s’eSt fixé à elle-même sa règle de conduite et sa ligne d’action ». Voilà pourquoi la loi a perdu son carac­ tère impératif : « Quand on se trace à soi-même sa propre ligne de con­ duite, on ne se lie point par un ordre impératif : la preuve en est qu’on reste maître de changer les dispositions qu’on avait d’abord adop­ tées277. » A l’inverse, l’autorité supérieure de la loi qui s’exprime chez les écrivains romains est liée à la liberté restreinte du peuple. Le pou­ voir des lois est supérieur à celui des hommes, comme le déclare TiteLive dès les premières lignes du livre II278. Ce n’est pas là l’expression d’un idéal vague ni une formule pieuse, mais une conception très pré­ cise de la loi.

276. D’autres situations ont un caractère identique : par exemple le combat que livre Q. Fabius malgré les ordres du dictateur L. Papirius, lui vaut d ’être accusé (bien qu’il ait remporté une victoire) et il est acquitté grâce au consensus du peuple. Le peuple est lié par Yimperium qu’il confère et doit s’y soumettre mais il peut faire preuve de clémence si tous les citoyens sont d'accord. Ces remarques valent aussi pour les lois : le peuple doit les respecter, mais il peut aussi faire preuve de clémence ; le procès d ’Horace et son acquittement en témoignent. 277. La loi, expression de la volonté générale, Paris, Sirey, 1931, p. 157. 278. II, 1, 1.

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3. L ’autorité des lois La loi est en effet commandement. Le vocabulaire même vient le confirmer puisque les termes associés à la loi ont fréquemment un sens impératif qu’il s’agisse de regere, des imperia legum ou même de iubere. C’est encore cet aspect autoritaire que soulignait Crassus dans le De oratore, en employant l’expression auctoritate nutuque legum, tandis qu’il exprimait l’autorité des lois par des termes aussi forts que domare ou coercere119. Le pouvoir des lois apparaît ainsi comme un pouvoir absolu qui s’impose aux citoyens et les force d’agir. Sous une forme polémique, ce caractère autoritaire sera attaqué et passera pour répres­ sif : la loi n’est plus un commandement, elle est un frein, une entrave. C’est ce qui ressort dans le discours du tribun M. Duronius ; il proteste contre un projet de loi sur le luxe et accumule des termes violents pour dénoncer la contrainte des lois : freni, uinculum, constringere ; l’orateur va même jusqu’à parler d’esclavage imposé par la loi279280. Il montre donc que ce pouvoir absolu est une forme de violence par la contrainte qu’il impose en limitant la liberté individuelle. Mais il n’est pas réservé aux seuls tribuns d’attaquer les lois dans leur aspect contraignant. Les patri­ ciens ne s’en sont pas non plus privés. En 434, lassés des excès des tri­ buns, ils désirent instituer un dictateur dont les décisions ne peuvent faire l’objet d’un appel devant le peuple, et déclarent qu’il faut recourir à un homme « libre et délivré des entraves de la loi281 ». Il n’est pas très étonnant que la loi sur la prouocatio soit analysée en ces termes car c’est une limite à l’arbitraire du magistrat ; et cette formule insiste sur son aspect contraignant. Toutefois, ce passage, comme celui que nous citions plus haut, est un passage polémique, donc excessif. Les orateurs expriment en termes de contrainte ce que d’autres expriment en termes de pouvoir absolu. Ce ne sont pas les lois qu’ils attaquent en général dans leur nature profonde mais telle mesure particulière qu’ils n’accep­ tent pas. Et, même dans des pages qui ne sont pas une critique des lois, on trouve le mot uinculum pour qualifier leur pouvoir282. C’est dire que l’aspect autoritaire de la loi a été très fortement souligné. Impérative, la loi est par là même supérieure aux hommes puisqu’ils 279. De oratore I, 43, 194 ; ... et docemur non infinitis concertationumque plenis dis­ putationibus, sed auctoritate nutuque legum domitas habere libidines, coercere omnis cupiditates. Cicéron associe également lex et imperium dans le Pro Cluentio 53, 147 : Cir­ cumspicite omnis rei publicae partis : omnia legum imperio et praescripto fieri uidebitis. 280. Valère-Maxime II, 9, 5 (O .R.F . 263 Malcovati) : Freni sunt iniecti uobis, Quiri­ tes, nullo modo perpetiendi ; alligati et constricti estis amaro uinculo seruitutis ; lex enim lata est quae uos esse frugi iubet (...) et enim quid opus libertate si uolentibus luxu perire non licet ? 281. Tite-Live IV, 13, 10 : Opus esse non fo r ti solum uiro sed etiam libero exsolutoque legum uinclis. 282. Tite-Live X, 13, 14 : uinculumque ingens immodicae cupiditati iniectum est (il s’agit de la loi licinio-sextienne de modo agrorum) ; XXXV, 7, 2 : Cum multis faenebribus legibus constricta erat auaritia...

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ne doivent la modifier qu’avec précautions. Fabius l’associe à un ordre supérieur, celui de la cité, et, quand il est réélu malgré les lois, il sou­ haite qu’un tel acte obtienne l’approbation des dieux puisqu’il déroge à l’ordre établi. On refuse ainsi de faire de la loi une décision changeante et arbitraire ; c’est donc une conception élevée de la loi qui explique cette attitude, de même que le désir d’assurer l’harmonie de la cité con­ duisait à limiter la place du peuple. Dans la perspective qui est celle de Cicéron dans le De re publica ou dans le De legibus, ce n’est pas éton­ nant puisque la loi de la cité doit se guider sur la loi de la nature qui est la droite raison. Et cette loi éternelle ne peut être modifiée283. C’est la même attitude que l’on retrouve chez Tite-Live qui se fait également une très haute idée de la loi. C’est donc la volonté de donner une place éminente à la loi qui explique les restrictions qui sont apportées à la liberté du peuple. On peut toutefois se demander si elle ne garde pas quelque chose des origi­ nes de la lex. Affirmer de cette façon son autorité, n’est-ce pas revenir à une conception archaïque, en faire quelque chose de vénérable auquel on ne touchait qu’avec précautions284285? Cette affirmation serait très vraie si la lex publica républicaine avait pris la succession des lois roya­ les, ou si elle avait d’abord été l’œuvre du seul magistrat, ou avait des origines sacrées. Mais les leges qui sont sous la République l’œuvre du magistrat sans le concours du peuple sont très rares : on ne peut citer que les leges templi ou la lex censui censendo285. Au contraire, la lex publica, qui est une création républicaine, a toujours été associée au consentement du peuple, même s’il a pris des significations différentes au cours de la République. Il paraît donc assez difficile de croire qu’il y a eu une résurgence de la conception archaïque dans la pensée romaine. On peut toutefois penser que la lex qui dévoilait le ius de façon solen­ nelle, avait par là une autorité indéniable qui s’est peut-être affaiblie avec la multiplication des lois. Et des écrivains comme Cicéron ou TiteLive ont pu vouloir conserver le souvenir de cette autorité. La tradition grecque a-t-elle exercé une influence sur cette interpréta­ tion ? L’autorité de la loi est loin d’avoir été négligée en Grèce : la célè­ bre formule de Pindare fait de la loi la reine de toutes choses ; Héro­ dote la définit comme un maître en des termes auxquels la formule de Tite-Live paraît faire écho286. Une telle idée court tout au long de la 283.

D e re p u b lic a

III, 22, 33 :

H u ic le g i n e c o b r o g a r i f a s e s t, n e q u e d e r o g a r i a liq u id

e x h a c lic e t, n e q u e to t a a b r o g a r i p o te s t .

284. C’est ce qui s’est passé en France : si la loi a conservé pour les révolutionnaires de 1789, l’aspect d’un commandement bien qu’elle soit l’œuvre du peuple, c’est qu’ils ont repris la conception de la loi qui était celle de la royauté ; la loi est l’ordre du roi, comme l’avaient affirmé les légistes du moyen âge. Voir M. Leroy, L a l o i . E s s a i s u r l a t h é o r i e d e r a u t o r i t é d a n s l a d é m o c r a t i e , Paris, 1908. G. B urdeau, Essai sur l’évolution de la loi en droit français, A r c h i v e s d e P h i l o s o p h i e d u D r o i t e t d e S o c i o l o g i e j u r i d i q u e , 1939, p. 7-55. 285. A. M agdelain, L a l o i à R o m e . 286. Pindare (Fragment 169 Snell) « le n o m o s , roi de tous les êtres mortels et immor-

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pensée grecque : les orateurs y font allusion, les philosophes ne l’igno­ rent pas, et Platon y fait référence à plusieurs reprises tandis qu’elle revient en écho chez des auteurs comme Plutarque ou Dion Chrysostome287. Elle n’a pas non plus été oubliée des sophistes ; mais, à leurs yeux, la loi est plutôt le tyran des hommes que la reine du monde, comme le déclare Hippias288. Une telle idée est d’ailleurs aisée à com­ prendre puisque, pour les sophistes, la loi s’oppose à la nature et lui fait violence. Mais en dehors de ce courant de pensée, les écrivains grecs paraissent avoir nettement souligné l’autorité de la loi et affirmé ainsi qu’elle était supérieure aux hommes. Et l’on retrouverait à Rome des échos de ce point de vue. Mais, sous la similitude des expressions, n’y a-t-il pas à Rome et en Grèce des conceptions différentes ? Que veut dire Pindare lorsqu’il affirme que la loi est la reine du monde ? Cette formule se trouve dans d’autres passages que le fragment du poète grec qui nous occupe. Le contexte permet de comprendre qu’il veut parler, non de la loi de la cité, mais de la loi de Zeus, la loi divine qui règne sur le monde entier289. N’oublions pas qu’à l’origine nomos désignait en grec l’ordre du monde. Cette formule a eu une grande célébrité et elle a servi, indé­ pendamment de son contexte et de sa signification, à souligner l’auto­ rité de la loi qui règne dans une cité démocratique pour dire que sa force obligatoire s’impose à tous parce qu’elle est le résultat de l’accord de tous. Ce n’est donc pas affirmer que le peuple est lié par sa volonté au point de ne pouvoir modifier les lois. On retrouve peut-être à Rome des échos de la conception la plus ancienne de la loi en Grèce mais la pensée grecque ne paraît pas avoir exercé d’influence sur ce point. On peut se demander si la réflexion du IVe siècle n’a pas exercé une influence plus nette. En effet les Athéniens, à cette époque, se sont sou­ ciés de distinguer très nettement les lois et les décrets (ψηφίσματα). Les seconds, qui sont, comme les lois, des résolutions de l’assemblée, étaient en principe de portée plus limitée : Aristote oppose fréquemment les lois générales et les décrets qui représentent des applications particu­ lières des lois290. Le droit public d ’Athènes proclamait qu’aucun décret tels, les mène de son bras souverain ». Hérodote VII, 104 : « Car s’ils sont libres (les Spartiates) ils ont un maître : la loi qu’ils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent. » 287. Lysias II, 19 : « Les hommes doivent avoir le n o m o s pour roi et le l o g o s pour guide. » Platon, L e t t r e VIII, 354 c ; B a n q u e t 196 c. Il y a aussi de nombreuses allusions à cette formule dans les L o i s . Pour son aspect traditionnel (c’est souvent une réminiscence érudite), voir J. de Rom illy, L a l o i d a n s l a p e n s é e g r e c q u e , p. 62-71 ; W. Ja e g e r. Éloge de la loi, L e t t r e s d ’H u m a n i t é , 1949, p. 5-42. 288. P r o t a g o r a s 337 e. 289. Voir par exemple le début et la fin de la P r e m i è r e N é m é e n n e et les autres réfé­ rences citées par J. de Rom illy, o p . c i t . , p. 67-68. 290. É t h i q u e à N i c o m a q u e V, 1137 b : « La raison pour laquelle tout n ’est pas défini dans la loi, c’est qu’il y a des cas d ’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de sorte qu’un décret est indispensable. » Les D é f i n i t i o n s de Platon opposent la loi qui

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ni du Conseil ni du peuple ne saurait prévaloir contre la loi et Démosthène se réclame à plusieurs reprises de ce principe291. Le peuple athé­ nien paraît ainsi avoir proclamé la supériorité de la loi et s’être imposé lui-même une limite à sa souveraineté292. Aristote fait même du respect des lois ainsi entendu un critère de distinction entre la bonne démocra­ tie et la mauvaise où « ce sont les décrets qui ont une autorité absolue et non les lois293 ». Mais il faut préciser que dans la pratique les νόμοι. désignaient les vieilles lois de Dracon et de Solon qui avaient été à nou­ veau publiées en 403-402 et qui faisaient partie de l’ordre traditionnel de la cité. D’une façon générale, la distinction entre νόμος et ψ ήφ ισμα reste très floue et leur portée ne paraît pas avoir été différente. Autre­ ment dit, le peuple athénien ne s’imposait pas vraiment de limites. Cette idée toutefois joue un rôle important dans les discours des orateurs ; elle n’est pas moins importante dans la pensée aristotélicienne. Le phi­ losophe cherche en effet comme nous l’avons vu, à dégager les princi­ pes qui assurent la stabilité de l’État ; c’est au nom de cette exigence qu’il accorde une place au peuple et qu’il cherche des lois durables : elles sont par conséquent au-dessus des hommes et ne peuvent être faci­ lement modifiées. Mais il a souligné moins systématiquement que les auteurs latins les limites qui s’imposaient à la volonté du peuple. Les écrivains romains ont donc analysé de façon originale le rôle du peuple : ils ont recherché son consentement, ils ont reconnu la nécessité de le faire intervenir dans la cité mais ils ont refusé la souveraineté du peuple sous toutes ses formes ; il n’est pas maître de ses choix puisqu’il doit prendre les décisions les meilleures et il n’est pas libre à l’égard de ses propres décisions mais lié par sa volonté. Cette double conviction permet de mieux comprendre les rapports complexes de la loi et de la libertas : la loi est inséparable de la libertas parce qu’elle fixe les limites des iura libertatis et les garantit. Elle manifeste en outre la libertas du citoyen parce qu’elle est, avec d’autres actes où le peuple s’exprime, une participation du peuple à la res publica : le peuple est libre parce qu’il possède un certain pouvoir. Nous parlons de libertas, et non de licentia, car le peuple voit sa liberté limitée par les engagements qu’il a pris luimême, c’est-à-dire par les lois qu’il a votées. En ce sens, la loi a une autorité supérieure et cette idée est liée à la conception très élevée de la loi qui se développe à la fin de la République.

est une décision prise sans limite de temps au décret qui est pris pour un temps limité (415 b). 291. Contre Leptine 92 \ Contre Timocrate 30 ; Contre Aristocrate 86. Voir aussi A ndocide, Sur les Mystères 86-87. 292. Même s’il réclame parfois la liberté de commettre une illégalité comme dans l’affaire des Arginuses (Xénophon, Helléniques I, VII). 293. Politique IV, 1292 a 5.

CHAPITRE III

ORDRE ET CONCORDE : UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA LOI

Les chapitres précédents nous ont fait voir les deux aspects tradi­ tionnels de la loi : c’est d’abord une règle générale qui garantit l’égalité de tous ; c’est ensuite une mesure votée par le peuple qui tire sa force obligatoire du consentement de tous. La définition d’Ateius Capito montre bien que ces deux caractères sont inséparables de la notion même de loi puisqu’elle est à ses yeux un generale iussum populi *. Ainsi s’expliquent sa valeur et son autorité dans la cité. Ces deux composantes ne permettent pas toutefois de comprendre la place qu’occupe la loi dans les institutions et la réflexion à la fin de la République : son histoire s’étend sur plus de cinq siècles, le peuple a peu à peu reçu un rôle important et ses interventions se sont accrues ; le nombre des lois augmente par conséquent. Il se produit ainsi toute une évolution dans les lois dont nous étudierons les causes et les mani­ festations. Elle entraîne sans aucun doute un changement dans leur fonction. Les écrivains romains ont été attentifs à ces transformations : c’est une nouvelle méditation sur la loi qui se développe. Elle s’attache sur­ tout à son rôle dans la cité, à la place qui lui revient pour affirmer en définitive que la loi est inséparable de la cité et du populus et donner aux éléments traditionnels que nous venons d’étudier une portée plus grande.

1. Aulu-Gelle X, 20, 2.

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A. LES TRANSFORMATIONS DE LA LOI A LA FIN DE LA RÉPUBLIQUE 1. La multiplication des lois Les deux derniers siècles de la République se caractérisent par une indéniable multiplication des lois. Il n’est assurément pas possible de l’expliquer par la documentation plus abondante que nous possédons pour la fin de la République2 ; comme nous le verrons un peu plus loin, le peuple intervient dans des domaines où sa compétence ne s’exer­ çait nullement à l’origine. Aussi la multitude des lois doit-elle attirer notre attention : n’avons-nous pas souligné plus haut3 leur faiblesse numérique ? Elle était liée à la place limitée de la loi : celle-ci intervient seulement à l’intérieur d’un cadre donné pour apporter des précisions quand les circonstances le rendent nécessaire. Toutefois, à partir du IIIe siècle environ, le peuple a acquis une place indéniable dans les insti­ tutions 45: les comices sont appelés à prendre des décisions qui n’étaient pas à l’origine laissées à l’assemblée populaire. La ratification des trai­ tés, les déclarations de guerre n’entraient pas primitivement dans les attributions des centuries. La loi sur le uer sacrum5 nous a également montré que l’accord du peuple est nécessaire pour prendre des mesures extraordinaires. La multiplication des lois est donc liée à l’extension de la compétence comitiale : elle n’a, dans cette perspective, rien d’étonnant. En se multipliant les lois se transforment-elles dans leur nature ? Il ne le semble pas à première vue : le concept de lex publica s’élargit sim­ plement. Il regroupe en effet des résolutions diverses : la ratification des traités, les leges de bello indicendo sont des mesures de portée limi­ tée ; elles nous font voir que l’accord du peuple est indispensable dans ce domaine et il prend la forme d’une loi. En dehors de ces cas particu­ liers, la loi ne paraît pas changer : F. Wieacker a souligné, au contraire, la continuité des mesures législatives pendant toute la durée de la Répu­ blique67. Leur objet, selon lui, reste identique : les Romains ont conti­ nué à légiférer dans les seuls domaines où étaient intervenus les décem­ virs. Ces derniers avaient voulu limiter le luxe des tombes et peu* la suite les lois somptuaires se multiplient au cours de la République ; ils s’étaient attaqués à l’usure et les leges faenebres7 ne sont pas rares. 2. C .J. C lassen, Cicero, the Laws and the Law-courts, Latomus, 1978, p. 598-619. 3. Voir p. 28. 4. Voir p. 106-9. 5. Voir p. 107. 6. Lex publica in Vom römischen Recht, 2e éd., 1961, p. 67 et suivantes. 7. W ie acker, art. cit.t p. 62. Les dispositions des XII Tables auxquelles nous faisons allusion se trouvent dans la table X. Sur ce problème, voir notre ouvrage sur les

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C’est dire le poids de la tradition. En outre, les lois de la fin de la République, pas plus que les XII Tables, ne fixent de principes géné­ raux8. Il ne semble donc pas y avoir de différence entre les lois archaï­ ques et les lois républicaines plus récentes. La loi reçoit toutefois une complexité nouvelle : il n’est pas toujours facile de la distinguer de l’élection ou du jugement. Lorsque le peuple confirme une sentence pénale et décide d ’interdire d’eau et de feu un accusé qui a prévenu la condamnation en s’exilant, ce priuilegium est à la fois un jugement et une loi dirigée contre un citoyen9. De la même façon, la collation d’un commandement extraordinaire est malaisée à définir lorsqu’elle est jointe à l’élection du titulaire10 : il s’agit bien d’une élection puisque le peuple choisit un citoyen ; mais c’est tout autant une loi puisque le peuple décide de la création d’un commande­ ment extraordinaire. L’ambiguïté de telles mesures est évidente ; dans les livres consacrés à la seconde guerre punique, Tite-Live s’abstient de les définir et se borne à rapporter la formule du sénatus-consulte : le sénat prévoit que les tribuns demanderont au peuple quel citoyen muni de Yimperium il veut envoyer en Espagne11. De tels exemples montrent clairement que la notion de lex publica n ’est pas toujours facile à saisir dans ces cas particuliers. Les lois qui créent des magistratures extraordinaires ont en outre une importance indéniable : sans doute est-il logique de recourir à une loi pour modifier l’ordre existant, répondre à une situation exception­ nelle ; et les magistratures extraordinaires qui, par définition, échappent au système consacré par la tradition, le font bien voir. Il faut chaque fois une loi pour les instituer. L'imperium proconsulaire que reçoit M. Marcellus en 215, alors qu’il était préteur, en constitue le premier exemple, tandis que celui du futur Scipion l’Africain envoyé en Espagne avec Vimperium, comme nous l’avons vu plus haut, n’est pas moins important12. Une loi est tout aussi nécessaire pour créer des magistratu­ res mineures. En 212, un plébiscite, voté à la suite d’un sénatusconsulte, sert à instituer des quinqueuiri muris et turribus reficiendis, des tresuiri sacris conquirendis donisque persignandis et des tresuiri XII Tables. W ie a c k e r , p. 64, compte près de 26 l e g e s f a e n e b r e s . Voir également R o to n d i. L e g e s , p. 99. 8. Voir chapitre I, p. 29-30. 9. Sur la notion de p r i u i l e g i u m voir chapitre I, p. 78 ; pour l’aspect ambigu de cette décision voir J. B le ic k e n , L e x p u b l i c a , p.113-114 et 206 ; A. M a g d e la in , L a l o i à R o m e , p. 56. 10. A. M a g d e l a i n , i b i d . , p. 56. Voir les exemples cités par B le ic k e n , L e x p u b l i c a , p. 116 et 120. 11. Tite-Live XXVI, 2, 5 : ( t r i b u n i p l e b i s ) a d p l e b e m f e r r e n t q u e m c u m i m p e r i o m i t t i p l a c e r e t i n H i s p a n i a m . L ’emploi de p l a c e t nous paraît mériter d’être souligné car on attendrait plutôt i u b e r e . 12. Tite-Live XXIII, 30, 19 et la note précédente. Sur ces magistratures extraordinai­ res, voir les remarques de M om m sen, D r o i t p u b l i c IV, p. 367-368 et l’appendice du livre de E. G r u e n , T h e l a s t g e n e r a t i o n o f t h e r o m a n R e p u b l i c , p. 533-543.

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aedibus reficiendis'1. Ainsi se crée une série de précédents : les mêmes pratiques se poursuivent au IIe siècle14. Elles expliquent que les magistra­ tures extraordinaires soient toutes fondées sur des lois au dernier siècle de la République, qu’il s’agisse d'imperium extraordinaire, comme celui que reçut Pompée, ou de magistratures constituantes comme la dicta­ ture de Sylla. Il faut en effet une loi pour conférer à Sylla la dictature legibus scribendis et rei publicae constituendae. Une mesure législative n’est pas moins nécessaire pour donner à Pompée un imperium extraor­ dinaire aussi bien dans sa lutte contre les pirates que dans sa lutte con­ tre M ithridate15. Il n’y a qu’une seule différence entre les mesures que nous citions plus haut et celle-ci : à la fin de la République les décisions populaires portent sans ambiguïté le nom de loi et indiquent le nom du citoyen qui doit recevoir un tel commandement ; ce ne sont plus des mesures indéfinissables comme ce fut le cas au m* siècle. Toutes les magistratures extraordinaires sont donc fondées sur des lois. Elles se distinguent par là des magistratures ordinaires. Il n’avait pas fallu de loi pour créer les différentes magistratures dans les premiers temps de la République ; ce ne fut pas nécessaire en 443, au moment où apparut la censure, ni en 367 pour la préture, ou l’édilité curule. Il n’en faut pas non plus en 242 lorsqu’on institue un préteur pérégrin. Et la loi sert avant tout à réglementer la durée et la compétence des magis­ tratures16. Mais dans ce domaine aussi une évolution se produit : elle touche surtout les magistratures mineures du viginti-sexvirat. Des statuts légaux sont attestés pour certaines d’entre elles. Mettons à part les tresuiri capitales et la lex Papiria ; cette loi dont la date est ignorée précise que les tresuiri seront désormais élus et indique leurs fonctions1314567 : il 13. Tite-Live XXV, 7, 5 :

C o m itia d e in d e a p r a e to r e u r b a n o d e s e n a tu s s e n te n tia p le ­

b iq u e s c itu s u n t h a b ita , q u ib u s c r e a ti s u n t q u in q u e u ir i m u r is e t tu r r ib u s r e f ic ie n d is e t tr iu m u ir i b in i u n i s a c r is c o n q u ir e n d is

d o n is q u e p e r s ig n a n d is ,

a lte r i r e fic ie n d is a e d ib u s F o r tu ­

Le texte de Tite-Live précise donc clairement q u ’il y eut une loi (un plébiscite exactement) qui précisa sans doute la compétence et les attributions de ces magistratures extraordinaires. Peut-être même en 216 y eut-il une loi pour créer des I l u i r i m e n s a r i i . Tite-Live (XXIII, 21, 6) parle d ’une r o g a t i o du tribun M. Minucius Rufus. Et ce terme qui sert à désigner un projet de loi impliquerait donc qu’une loi fut votée à ce sujet. Mais il n ’est pas possible d ’en préciser le contenu. 14. Voir les exemples cités par E. G r u e n , o p . c i t . t p. 540. Il mentionne notamment le cas de Marius. 15. En 82, la l e x V a l e r i a confie à Sylla la dictature ; en 67 la l e x G a b i n i a donne à Pompée un i m p e r i u m extraordinaire pour lutter contre les pirates, et en 66 il reçoit aussi un i m p e r i u m extraordinaire pour lutter contre Mithridate. En 49, la l e x A e m i l i a confère la dictature à César. N ’oublions pas non plus la l e x T i t i a de 43 qui légalisait le second triumvirat. 16. Voir p. 30. 17. Cette magistrature est attestée pour la première fois en 290 (Tite-Live, P e r . XI). Le texte de la loi qui la rend élective, nous est donné par Festus, s a c r a m e n t u m 468 L. Mais sa date nous est inconnue : elle est probablement postérieure à 242, car elle suppose au moins deux préteurs et antérieure à 124 : car les t r e s u i r i figurent dans la loi de Bantia et la l e x r e p e t u n d a r u m . Voir M om m sen, D r o i t P u b l i c IV, p. 302-303 ; D e M a r t i n o , S t o ­ r i a , II, p. 221-222. Des lois sont également attestées pour les P r a e f e c t i C a p u a m C u m a s . Voir M o m m sen , i b i d . , p. 318, D e M a r t i n o , II, p. 221. n a e e t m a tr is M a tu ta e .

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n’est sans doute pas indifférent qu’il faille une loi pour rendre une fonction élective, mais on ne peut pas vraiment dire que c’est une magistrature créée par elle. En revanche, les deux collèges préposés au nettoyage des rues de la capitale sont mentionnés dans la table d’Héraclée et, sans doute, institués par une /ex18. La loi sert donc à créer des magistratures : il ne s’agit pas seulement de déroger à l’ordre tradition­ nel pour un temps et d’obtenir pour ce faire l’accord du peuple. Ces lois ont une tout autre portée : la lex n’apporte plus des précisions dans un cadre donné, elle crée quelque chose de nouveau et se transforme donc dans sa nature. Cette évolution se produit sans doute au cours du IIe siècle : nous en verrions volontiers la preuve dans la lex Licinia de 196, bien qu’elle ne concerne pas une magistrature mais un sacerdoce. Cette année-là en effet, un plébiscite du tribun C. Licinius Lucullus ins­ titue des tresuiri epulones et fixe les droits attachés à cette fonction19. Et c’est la première fois qu’il faut une loi pour créer une fonction nou­ velle, destinée à durer. Son rôle, sa nature se sont modifiés de façon très nette. Cette transformation qui nous paraît capitale n’est pas impossible à expliquer. Elle est conforme à la logique de l’évolution qui se produit au IIIe et au IIe siècles : le peuple reçoit une place importante et ses interventions se multiplient ; c’est l’usage de le laisser conférer commandements et fonctions extraordinaires. Il n’est donc pas surpre­ nant que peu à peu l’accord du peuple devienne également nécessaire pour créer de nouvelles magistratures (même si elles ne sont pas très importantes) ; d’où l’apparition des lois dans ce domaine. C’est la même évolution qui rend les lois nécessaires pour augmenter le nombre des titulaires d’une magistrature. A l’origine, ce n’est pas indispensable : il y a deux préteurs, puis quatre en 227, sans qu’inter­ vienne la moindre mesure législative ; aucun texte n’y fait allusion. En 198, encore, le nombre des préteurs passe à six sans qu’une loi soit votée20. C’est pourtant au début du IIe siècle que se produisent des transformations. Une lex Baebia, dont la date exacte est incertaine, mais qui est sans doute de cette époque, marque une nouvelle étape : en 181, Tite-Live signale que cette année-là, seulement quatre préteurs furent élus en vertu de cette loi21. Elle prévoyait en effet que tantôt quatre, tantôt six préteurs fussent élus en alternance, car les préteurs 18. La table d’Héraclée (1. 50 et suiv.) mentionne des Iluiri uieis in urbem purgandeis et des lluiri uieis extra propiusue urbem Romam purgandeis. 19. Tite-Live XXXIII, 42, 1 : Romae eo primum anno tresuiri epulones fa cti C. Lici­ nius tribunus plebis qui legem de creandis iis tulerat et P. Manlius et P. Porcius Laeca. Iis triumuiris item ut pontificibus lege datum est togae praetextae habendae ius. 20. Tite-Live XXXII, 27, 6 : Sex praetores illo anno primum creati. R o t o n d i , à la suite de L a n g e (Leges, p. 266) suppose qu’une loi fut nécessaire, bien que Tite-Live n’en dise absolument rien. Mais cette attitude est constante chez l’auteur qui suppose des lois chaque fois que le nombre des préteurs augmente, même si rien ne permet de l’affirmer. 21. XL, 44, 2 : Praetores quattuor post multos annos lege Baebia creati, quae alternis quaternos iubebat creari.

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envoyés en Espagne restaient deux ans en fonction22. Il n’est pas sur­ prenant qu’il faille une loi pour ce cas précis : elle établit un système complexe en créant une alternance et réglemente ainsi la durée de cette magistrature, ce qui correspond à la fonction courante de la loi23. Elle précise un système d’élection comme la lex Villia annalis qui date à peu près de la même époque : elle fixait et organisait l’accès aux différentes magistratures. La lex Baebia resta sans doute peu de temps en vigueur et fut rapidement abrogée24. Une nouvelle loi fut cependant nécessaire pour fixer à nouveau le nombre des préteurs à six puisqu’une disposi­ tion législative ne peut être abrogée que par une autre. La lex Baebia avait créé un précédent : désormais, il faut une loi pour préciser le nombre des titulaires d’une magistrature. Un nouveau principe s’est ainsi établi. Cette mutation ne s’est pas faite brutalement : au départ une loi était nécessaire pour apporter des précisions qu’elle seule pou­ vait donner puis pour abroger une règle antérieure ; et c’est de cette façon que s’établit l’usage de fixer par une loi le nombre des titulaires d’une magistrature. Il ne souffre guère d’exception à la fin de la Répu­ blique : c’est par une loi que Sylla élève à huit le nombre des préteurs et à vingt celui des questeurs25. Les deux derniers siècles de la République, ce « deuxième âge répu­ blicain », selon la formule d ’A. Magdelain, sont donc une période où les lois se multiplient et se transforment. Cette transformation n’est pas le résultat d’une mutation soudaine qui remplace la loi archaïque par des mesures qui n ’ont rien de commun avec elle : il y a une unité des lois romaines et des constantes qui se manifestent tout au long de la République. En outre, les changements qui se produisent sont logiques : de nouveaux domaines s’ouvrent à la loi parce que les Romains ont à faire face à une situation nouvelle depuis la fin du IIIe siècle. Ces chan­ gements s’inscrivent également dans le droit fil d’une évolution qui tend à accorder une place importante au peuple et à multiplier ses interven­ tions dans la vie publique. Mais ce qui était mesure exceptionnelle, déci­ sion extraordinaire devient peu à peu pratique courante : à la fin de la République, on ne peut attribuer un imperium extraordinaire, créer une magistrature et même augmenter le nombre des titulaires d’une magis­ trature sans faire une loi. C’est dire la place qu’elle occupe dans la cité. Ce principe prend même des formes exacerbées : des actes de droit

22. H .H . S c u lla r d , R o m a n P o l i t i c s 220-150 B.C., Oxford, 1951, p. 17. L ’auteur suggère qu’il n ’y a pas eu une loi B a e b i a d e p r a e t o r i b u s , mais une l e x s a t u r a des consuls Baebius et Cornélius qui prenait des mesures contre Y a m b i t u s tout en fixant de cette façon le nombre des préteurs. Voir aussi les remarques de W. K unkel, Gesetzesrecht und Gewohnheitsrecht in der Verfassung der römischen Republik, R o m a n i t a s , 9, 1970, p. 365. 23. Voir chapitre I, p. 32 ; cf. B leicken, L e x p u b l i c a , p. 399, et les remarques de W. K unkel. 24. Festus s . u . r o g a t ; l’abrogation eut probablement lieu en 179 ou 178. 25. En 81 ; voir R otondi, p. 353.

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privé où la présence du peuple n ’était qu’un moyen d’assurer la publi­ cité de l’acte, font l’objet d ’un vote et deviennent ainsi des leges, même si leur valeur normative est très limitée, pour ne pas dire inexistante. L’exemple le plus évident est celui de Vadrogatio. A l’époque archaï­ que, cette adoption d ’un sui iuris se faisait devant le peuple réuni en curies, mais il servait seulement de témoin26. Il n’en va pas de même à la fin de la République : le peuple réuni par curies, sous la présidence du grand pontife, se prononçait sur ces adoptions. Sans doute s’agit-il d’une innovation récente27 et malaisée à expliquer ; pourquoi le peuple intervient-il dans ce qui est fondamentalement une affaire privée ? L’importance politique que prennent les adoptions à la fin de la Répu­ blique apporte peut-être une réponse satisfaisante à cette question28. Il est en outre exceptionnel de réunir le peuple pour des actes où il est simplement témoin ; on imagine mal une réunion du peuple qui ne serait pas suivie d ’un vote. Uadrogatio devient ainsi une loi. Toute modification, même minime, de l’ordre établi requiert donc l’accord du peuple et par conséquent implique l’élaboration d’une loi. Ainsi s’instaure ce recours constant à la loi, ce « légalisme » qui, pour bien des romanistes, caractérise la fin de la République29. Ce nouvel état d’esprit consiste à exprimer toute décision sous la forme d’une loi (même s’il s’agit uniquement d ’augmenter le nombre des titulaires d’une magistrature) et à fixer par une loi toutes les règles qui doivent régir la vie de la cité. Ainsi des obligations anciennes, inscrites dans le mos maiorum, se voient, à la fin de la République, reprises dans des lois qui cherchent peut-être à leur donner une force nouvelle : une lex Cornelia de 67 oblige les préteurs à rendre la justice conformément à leur édit30 ; la lex Caecilia-Didia fixe le délai qu’il faut respecter entre la promulga­ tion et le vote de la rogatio, mais cette obligation paraît avoir été bien plus ancienne31. Dans cette perspective, la loi devient le fondement de la cité entière car les institutions, les règles de la vie politique reposent sur elle. Cet esprit légaliste, que la réflexion des écrivains n’a pas négligé, permet donc d’expliquer le nombre important des lois et la place qu’elles occupent dans la cité. En apparence, le droit privé reste en dehors de cette évolution. On ne saurait dire que les lois de droit privé se multiplient au Ier siècle puisqu’elles restent en nombre très restreint tout au long de la Républi­ que. La réserve des Romains dans ce domaine a été diversement inter­ prétée ; elle a trouvé des explications dans la fonction de ces lois. Ces 26. Voir p. 85. 27. A. M a g d e l a i n , La loi à R o m e, p. 82-86. L’absence d'auctoritas patrum prouve bien qu’un tel vote est relativement récent. 28. C’est l’explication proposée par A. M a g d e l a i n , op. cit. 29. Voir l’analyse de J. B le ic k e n , L ex publica, p. 418 et suiv. 30. Sur cette loi voir A. M e t r ô , Iura, 1969. 31. Voir p. 111.

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mesures servent en effet à protéger l’ordre social et politique, à mettre fin à un scandale. Telle est bien le but de certaines lois, comme la lex Cincia sur les donations et les honoraires des avocats32. Mais d’autres actes législatifs fixent la procédure sans référence à un scandale quelconque. Ces lois restent en tout cas fort peu nombreuses : si la loi se modifie en droit public, en droit privé toutefois elle paraît ignorer les transformations dont nous parlions plus haut. En revanche la jurisprudence se développe large­ ment à partir du IIe siècle ; elle devient, comme l’a montré M. Bretone33, une science qui établit des analyses et des classifications. L’interprétation du droit devient pratique courante. Les juristes de cette époque estiment qu’il est inutile d’entériner par une loi un résultat que l’on peut obtenir par l’interprétation. Les commentaires de P. Mucius Scaevola le font bien voir : nul besoin par exemple de faire une loi pour garantir à un ancien cap­ tif, devenu par la suite affranchi, la qualité de citoyen romain3435. La loi, en revanche, s’impose pour faire reconnaître la qualité de citoyen romain, quand l’interprétation ne peut parvenir à ce résultat. Elle sert à établir des règles et des principes que Y interpretatio iuris ne peut découvrir par elle-même34. La rareté des lois n’est donc pas très surprenante de ce point de vue. Une telle conception est cependant nouvelle, différente de la concep­ tion archaïque. Avec le développement de la jurisprudence, la fonction de la loi se transforme : elle ne consiste plus à apporter des précisions à l’intérieur d’un cadre donné, à fixer le ius. Elle sert à établir un droit nouveau que l’on ne peut découvrir ou fixer autrement. La loi est donc, à ce titre, un instrument de changement. C’est là une modification con­ sidérable puisqu’elle avait auparavant pour rôle de préciser des points de droit mais sans apporter nécessairement des modifications radicales. Bien sûr, sa place reste limitée en droit privé, à cause du développement important de la jurisprudence et de l’édit prétorien. Mais elle s’est pro­ fondément transformée : elle établit en effet un droit absolument nouveau36. Il n’y a donc pas de différence profonde entre le droit privé et le droit public, malgré les apparences. Pour des raisons différentes, qui tiennent à la nature et à la fonction de la loi dans ces deux domaines, par des voies différentes, elle connaît, ici et là, la même transforma-

32. Sur cette loi de 204, voir p. 33 ; et les remarques de F. W ieacker, L e x p u b l i c a , p. 66 et suiv. sur les lois de la fin de la République. 33. T e c h n i c h e e i d é o l o g i e d e i g i u r i s t i r o m a n i , Naples, 1971. 34. M . B r e t o n e , p. 175 et suiv. utilise deux passages de Pomponius extraits des livres a d . Q . M u c i u m , D i g e s t e XLIX, 15, 5, 3 et 49, 15, 4. 35. Cf. déjà B. B io n d i, Interpretatio prudentium e legislazione, B . I . D . R . , 43, 1935, p. 139-185. 36. P. S te in , R e g u l a e i u r i s , Edimbourg, 1969, a bien souligné cette transform ation de la loi.

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tion : elle n’est plus seulement une garantie de certitude. En droit privé, elle établit des règles nouvelles, en droit public, elle crée des commande­ ments extraordinaires ou de nouvelles magistratures. On ne lui demande plus de fixer des points litigieux ; les changements qu’elle apporte ne sont plus des aménagements à l’intérieur d’un cadre donné, comme le sont les réformes du IVe siècle même lorsqu’elles introduisent d’impor­ tantes modifications « constitutionnelles ». Ainsi est apparue une nou­ velle conception de la loi puisqu’elle fonde un nouvel ordre. 2. La loi, instrument de changement Si la loi sert à établir un droit nouveau, il est évident qu’elle est un instrument de changement et de réformes37. L’exemple des Gracques le montre assurément, mais ce n’est pas une découverte qui se fait au IIe siècle avant notre ère ; modifier Y auctoritas patrum, assimiler les plé­ biscites aux lois, c’étaient bien des réformes qui devaient transformer les institutions et la vie de la cité. Dans cette perspective, il y a, malgré tout, une continuité du début à la fin de la République. Mais l’esprit légaliste qui prédomine alors semble paradoxalement se doubler d’un affaiblissement des lois : instrument de changement, la loi devient l’ins­ trument d’une politique. Proposer des lois, ce n’est pas chercher à faire des réformes, c’est défendre les intérêts d’une faction ou un intérêt personnel, s’opposer à la faction adverse38. Quelques exemples le font voir nettement, en particulier les lois proposées en 67 par le tri­ bun C. Cornelius. Il avait promulgué cette année-là une loi sur Yambi­ tus ; elle fut jugée trop sévère par le sénat et le consul C. Calpurnius Piso dut formuler un projet plus modéré39. La rogatio consulaire devait être présentée au peuple bien que la date des élections fût déjà fixée : selon les lois Aelia et Fufia, on ne pouvait alors proposer de lois au peuple et le sénat accorda une dispense pour permettre au consul d’agir ainsi40. Cornélius déposa alors une nouvelle rogatio : il y rappelait qu’un vote du peuple était nécessaire pour être dispensé d’une loi41. Le sens de ce projet est très clair : il n’a pas pour but de rappeler la souve­ raineté du peuple dans ce domaine, mais d’empêcher le vote de la loi sur Yambitus proposée par le consul. Une fois la rogatio de Pison sup-

37. S c h u l z , P r i n c i p l e s , p. 6 ; W ie a c k e r , L e x p u b l i c a , ρ. 66, B le ic k e n , L e x p u b l i c a , p. 415 et suiv. 38. F. S e r r a o , C l a s s i , p a r t i l i . . . voit dans la loi un instrument de luttes politiques. Voir aussi B le ic k e n , o p . c i t . 39. Voir E. G r u e n , T h e l a s t g e n e r a t i o n . . . , p. 212-214 ; pour le détail des faits : Dion Cassius, XXXVI, 38, 4-5, Asconius, i n C o r n e l i a n a m 51 C. 40. Dion Cassius XXXVI, 39, 2 ; pour les l e g e s A e l i a e t F u f i a , voir A.E. A stin, L a t o m u s , 23, 1964, p. 421-445. 41. Asconius 51 ; Dion Cassius XXXVI, 39, 2.

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primée ou du moins écartée pour un temps, la rogatio de Cornélius retrouvait toute sa force et pouvait être présentée aux comices. Un tel projet n’était rien d ’autre qu’une manoeuvre politique : il a pour unique raison d’être d’empêcher un adversaire d’agir. En ce sens, la législation a perdu toute signification : le recours constant à la loi ne traduit rien d’autre qu’une série de manœuvres, son importance devient ainsi déri­ soire et sa valeur nulle. Toutes les lois de la fin de la République ne sont certes pas de ce type ; la plupart d’entre elles ont pour objet de résoudre les problèmes qui se posent à la cité. La législation se laisse aisément ranger sous des rubriques précises et révèle ainsi les préoccupations majeures de la cité à cette époque : la violence, 1’ambitus, le droit criminel, la procédure42. Les dernières décennies de la République sont caractérisées par une multitude de lois dans tous ces domaines. Comment l’interpréter ? Les leges qui se succèdent en s’attaquant sans cesse aux mêmes questions et en aggravant les peines prévues contre les contrevenants, laissent aisé­ ment penser que leur valeur est faible et témoigneraient ainsi d’une cor­ ruption généralisée et de la faiblesse des lois, incapables de maîtriser une telle situation. Une anecdote rapportée par Plutarque le fait aisé­ ment voir : Caton le Jeune, candidat au tribunat militaire, fut le seul à respecter une loi qui venait d ’être votée et qui interdisait de se faire accompagner de « nomenclateurs43 ». Ce récit témoigne sans doute de la conduite édifiante de Caton ; il montre également que les lois étaient fort peu obéies. Leur multiplication ne traduirait-elle que leur fai­ blesse ? De fait, les multiples lois sur Y ambitus montrent qu’elles ne par­ viennent pas à supprimer tout délit dans ce domaine. Aux rogationes de 67 qui aboutissent au vote de la loi Calpurnia, succède dès 63 une loi Tullia proposée par Cicéron sur le vœu du sénat. En 61, une rogatio Aufidia a le même objet et, en 56, de nouvelles mesures sont encore prises44. Chacune de ces lois apporte des précisions dans la définition du délit, aggrave les peines prévues et limite ainsi la liberté des candi­ dats : la loi Calpurnia étend les peines aux diuisores, la loi Tullia défi­ nit mieux le délit. A supposer que ces lois n’aient qu’une faible auto­ rité, elles révèlent cependant un effort indéniable pour mettre fin à des abus ; elles montrent que les Romains, à cette époque, cherchent des solutions efficaces. Faut-il voir ici un affaiblissement de la loi qu’il est sans cesse nécessaire de renforcer pour obtenir un résultat médiocre ? Ces mesures traduiraient ainsi une espèce de corruption de la cité. Une telle interprétation est possible45. 42. Voir le chapitre consacré à l’activité législative dans G ruen, o p . c i t . p. 210-260. 43. Plutarque, C a t o n l e J e u n e 8, 4 : « Une loi ayant été portée qui interdisait aux candidats à une charge de se faire accompagner de nomenclateurs, Caton le Jeune qui briguait le tribunat militaire, fut le seul qui obéit à la loi. » (Trad. R. F la c e liè r e , Paris, Belles Lettres, 1976.) 44. Voir le détail des faits dans G ruen, p. 212 et suiv. 45. C ’est ce que suggère W ieacker, L e x p u b l i c a , p. 72 et suiv.

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Elle ne nous satisfait pas : si la multiplication des lois révélait leur manque d’efficacité, les Romains se seraient contentés d’aggraver les peines prévues : or nous voyons qu’ils se sont également souciés de définir les délits, de préciser les pratiques autorisées ; ils cherchaient ainsi des solutions efficaces et paraissent avoir réussi : entre 63 et 56 il n’y a pas de nouvelle loi sur Yambitus puisque la rogatio de 61 fut repoussée46. Dans cette perspective, la multiplication des lois ne témoi­ gne pas de leur faible valeur, mais d’un effort pour trouver des solu­ tions aux questions qui se posent à la fin de la République. C’est ce que montre clairement l’étude de E. Gruen : son analyse minutieuse de la législation dans les dernières décennies de la République révèle que les Romains de cette époque souhaitaient mettre fin aux délits par des mesures qu’ils voulaient précises et définitives47. Sans doute les délits existent-ils : il n’est pas question d’en nier l’existence mais les multiples lois sur Yambitus ne prouvent pas forcément que les lois ont une trop faible autorité ; au contraire, les hommes de cette époque ont voulu limiter les abus présents et même les éviter totalement à l’avenir. Ils recherchent aussi des solutions durables, d’où leur effort pour adapter sans cesse les lois. Dans cette perspective, leur multiplication s’explique aisément. La loi devient un moyen efficace pour mettre fin à des excès de façon décisive : le législateur ne se contente plus d’assurer une espèce de tranquillité sociale, il cherche à établir un ordre nouveau dans la cité. En ce sens, la loi apparaît une seconde fois comme un instrument de changement. C’est là une conception nouvelle. Elle manifeste en outre une espèce de confiance en la loi qui mérite, selon nous, d’être mise en lumière. D’autres lois témoignent également de ce nouvel état d’esprit et de cette confiance en la législation. L’œuvre des Gracques en est l’une des premières manifestations. Leur tentative fut extraordinaire à bien des points de vue, et notre propos n’est pas ici de la retracer ou même de l’analyser en détail. Nous voudrions simplement montrer comment leurs projets ont pu modifier la conception de la loi. Bien sûr le pouvoir de décision accru qu’ils ont voulu donner au peuple, entraînait nécessaire­ ment une multiplication des lois. Mais l’originalité de leur tentative réside ailleurs. On voit en effet apparaître avec Tiberius, puis avec Caius, une politique cohérente qui cherche à atteindre un but précis : établir une certaine égalité sociale. En outre, Caius ne se contente pas de proposer des mesures qui sont faites dans le même esprit que celles de son frère. Sa législation comporte des projets nombreux et divers48.

46. Cicéron, A d A t t i c u m I, 18, 3. 47. C ’est l’interprétation de E. G r u e n , T h e l a s t g e n e r a t i o n , p. 258-259 et elle nous paraît fort exacte. 48. Sur l’ensemble de ces lois, voir C. N i c o l e t , L e s G r a c q u e s , Paris, Julliard, 1967 ; J. M a r t i n . D i e P o p u l ä r e n in d e r G e s c h i c h t e d e r s p ä t e n R e p u b l i k , Diss. Freiburg in

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En effet, des lois économiques favorisent la plèbe : Caius reprend la loi agraire de son frère, établit un prix maximum du blé dans une loi fru­ mentaire ; d’autres lois créent des ressources pour l’État, les unes en autorisant des travaux publics, d’autres en établissant la ferme d’Asie, par exemple. Des lois politiques, inspirées sans aucun doute par la fin de Tiberius, empêchent un magistrat d’exécuter un citoyen sans juge­ ment, chassent du sénat un magistrat déposé par le peuple, modifient peut-être l’ordre de vote des centuries. A ces mesures s’ajoutent égale­ ment des lois judiciaires qui confient les jurys de concussion aux cheva­ liers ; une autre prévoyait aussi de faire entrer des chevaliers au sénat. C’est donc l’ampleur du projet législatif prévu par Caius qui frappe. Le frère de Tiberius avait en effet un but précis : mettre fin à la préémi­ nence du sénat, développer le rôle du peuple ; il a voulu le réaliser par une série de lois. De plus, elles forment un ensemble cohérent : les unes expriment le « programme » de Caius ; les autres sont là pour complé­ ter ces mesures, les rendre réellement efficaces. Caius a voulu éviter de les voir détournées de leur but par le sénat et empêcher ainsi le retour d’événements comparables à ceux de 133. « Chaque proposition trouve ainsi son complément dans une autre49. » Ainsi apparaît un ensemble de mesures cohérentes qui réalisent un programme précis. Un tel choix est important. Il n’y a pas avant cette date de tentative comparable à Rome. L’expérience malheureuse de son frère a sans doute amené Caius à concevoir de telles mesures qui forment un tout pour pouvoir réaliser ses desseins50. Il s’inspire peut-être de la Grèce. L’influence grecque sur les réformes des Gracques a souvent été souli­ gnée avec raison. Tiberius et Caius se réfèrent d’abord à un modèle, la Grèce hellénistique. L’idée que Vager publicus revient à la cité se retrouve dans les cités grecques ; l’utilisation des revenus publics en faveur des citoyens est très fréquente à Athènes. Et l’exemple de Rho­ des n’a pas non plus été sans influence sur les réformes de Caius51. La philosophie stoïcienne a eu également un rôle important : n’oublions pas le rôle joué auprès de Tiberius par Blossius de Cumes52. Le vaste programme législatif que propose Caius témoigne-t-il également de

Br., 1965 ; G. W o l f , U n t e r s u c h u n g e n z u d e n G e s e t z e n d e s C . G r a c c h u s , Diss. Munich, 1972 ; D. S t o c k t o n , T h e G r a c c h i , Oxford, 1979. 49. Selon la formule de C. N i c o l e t , L e s G r a c q u e s , p. 168. 50. J. M a r t i n (et D. S t o c k t o n dans une certaine mesure) souligne combien les lois de Caius sont inspirées des leçons tirées de rexpérience de son frère ; et c’est évident pour la loi qui chasse du sénat un magistrat déposé par le peuple, ou celle qui rappelle qu'un citoyen ne peut être exécuté sans jugement. 51. Voir C. N i c o l e t , L'inspiration de Tiberius Gracchus, R .E .A ., 1965 ; sur les modèles grecs de la loi de Caius, L ' o r d r e é q u e s t r e , t. I, p. 517-529. 52. Comme le souligne C. N i c o l e t ; voir aussi I. H a d o t , Tradition stoïcienne et idées politiques au temps des Gracques, R .E .L .t 1970, p. 133-175 ; J.B. B e c k e r , The influence of Roman stoicism upon the Gracchi's economic landreform, P a r o l a d e l P a s s a t o , 1964, p. 125-134.

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l’influence grecque ? Il veut en effet créer un ordre nouveau par des lois. C’est bien ainsi qu’avaient agi de tout temps les hommes politiques grecs : les réformes de Clisthène, celles de Périclès s’étaient accomplies, non par le moyen de mesures isolées, mais par une série cohérente de transformations étroitement liées les unes aux autres. Le nouveau découpage politique de l’Attique opéré par Clisthène, les modifications dans le recrutement de la Boulé, la réforme des tribus, la loi sur l’ostra­ cisme sont des mesures inséparables les unes des autres qui réalisent un programme et établissent Visonomia53. C’est de la même façon qu’avait procédé Périclès, et c’est encore une série de réformes que proposèrent Agis, puis Cléomène, pour transformer Sparte54. Le plus souvent, ces modifications s’effectuent au moyen de lois. Il n’est pas certain que ces exemples anciens aient pu constituer un modèle vivant ; mais les trou­ bles sociaux et les problèmes de réformes agraires dans la Grèce hellé­ nistique proposaient des exemples plus actuels. Les lois de Caius nous paraissent s’inspirer de cette tradition. Comme les réformateurs grecs, il a cherché à modifier la cité par des lois qui forment un tout. Mais par ce biais, c’est une transformation considérable de l’idée de loi qui se fait jour à Rome. Nous avons sans doute vu plus haut que la loi avait peu à peu changé à la fin du IIIe siècle et au cours du IIe : elle ne sert plus seulement à apporter des précisions à l’intérieur d’un cadre, elle devient peu à peu un instrument de changement. Avec Caius Gracchus, elle se transforme encore : une série de lois permet de réaliser un pro­ gramme d’ensemble. Elle sert à modifier l’organisation et la vie de la cité, à créer une situation nouvelle, à fonder quelque chose de nouveau. Elle acquiert ainsi une nouvelle importance. Cette conduite traduit en outre une confiance en la loi et son efficacité qui mérite d’être souli­ gnée. Elle implique que la lex qui est le résultat de l’accord de tous, a une autorité suffisante pour être respectée par tous et une efficacité suf­ fisante pour imposer et réaliser des bouleversements importants (et durables) dans la cité. C’est donc une conception élevée et optimiste de la loi ; nous la retrouverons dans le dernier siècle de la République. Le programme législatif de Caius Gracchus représente une innova­ tion importante dont les conséquences ne sont pas négligeables : il oriente de façon définitive l’évolution de la cité romaine et contribue à expliquer la multiplication des lois. Les successeurs des Gracques ont tenté de revenir à l’état de choses antérieur, mais c’est par des disposi­ tions législatives qu’ils ont réalisé ce projet, car seule une loi peut en abroger une autre. Cette attitude n’est pas uniquement celle des popula­ res. Les réformes de Sylla se font également par des lois : elles ont tou­ tes pour but de restaurer la prépondérance du sénat et de revenir à la 53. Sur Clisthène et l’aspect systématique de ses réformes voir P. L évêque et P. Vidal-Naquet, Clisthène ΓAthénien, Paris, Belles Lettres, 1973. 54. Voir la Vie d*Agis et de Cléomène dans Plutarque.

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« constitution » qui existait au début du IIIe siècle ; il a cru pouvoir le faire par des mesures législatives qui limitent le pouvoir des tribuns ou restaurent Vauctoritas patrum dans sa forme primitive, par exemple. Nous retrouvons donc un programme précis qui est réalisé par des lois ; on a même pu parler d’une nouvelle constitution élaborée par Sylla55. Sans analyser en détail les réformes du dictateur, remarquons simple­ ment qu’il utilise les mêmes moyens que Caius Gracchus : une série de lois. Il est vrai qu’il avait reçu des pouvoirs spéciaux pour le faire, car la lex Valeria lui confiait une dictature rei publicae constituendae et legi­ bus scribendis mais il n’est pas indifférent que le dictateur ait fait des lois pour revenir à la constitution d’antan. C’est dire que la lex est un instrument de changement et sert à créer un ordre nouveau. Les mesu­ res de César, presque un demi-siècle plus tard, révéleront la même intention. Et la législation d’Auguste, dont on a souvent souligné l’aspect systématique et cohérent56, témoigne de la même attitude : le fondateur du principat respecte ainsi une tradition et ne fait pas sur ce point œuvre originale. Une nouvelle conception de la loi se manifeste donc à la fin de la République : au départ, elle est liée logiquement à une évolution démo­ cratique qui laisse le peuple romain décider dans des domaines sans cesse plus nombreux. En outre, la loi est utilisée pour créer quelque chose de nouveau. Une seconde étape s’amorce à la fin du IIe siècle : des ensembles de lois servent alors à transformer largement les institu­ tions de la cité. La loi reçoit ainsi une nouvelle importance : ces réfor­ mes montrent que les hommes politiques de ce temps croient à son effi­ cacité. C’est la même confiance dans sa puissance qui explique que les problèmes de la cité tels que Vambitus ou la violence aient été résolus par voie législative. Et la loi sert donc à créer et à établir un ordre nouveau. 3. La nouvelle forme des lois Cette nouvelle conception de la loi et les nouvelles fonctions qui lui sont attribuées ne vont pas sans transformations dans la forme des lois romaines. Une loi qui crée des institutions ou un ordre nouveau ne sau55. U. Laffi, Il mito di Silia, Athenaeum , 1967, p. 177-213 ; 255-277. Voir aussi Ch. Meier , Res publica amissa, p. 255. 56, F. W ieacker, Lex publica, souligne que la législation d'Auguste est la seule à avoir un aspect cohérent et à former un tout (ce qui nous paraît discutable). A. W atson, Law-making, p. 13-16, en examinant les lois de Sylla, de César et d ’Auguste, croit pou­ voir affirmer que ces trois hommes, tous les trois investis d ’un pouvoir exceptionnel, ont pu l'utiliser pour légiférer dans le domaine du droit privé alors que les hommes politi­ ques, leurs contemporains, s’en sont en général abstenus. Mais si leur législation embrasse le droit privé, cela tient plutôt à son aspect cohérent et systématique, et non à leurs pou­ voirs exceptionnels.

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rait se présenter de la même façon qu’une loi qui apporte des précisions à l’intérieur d’un cadre donné : elle doit assurément être plus détaillée. Il n’est donc pas étonnant que l’on puisse opposer la loi des XII Tables dont la concision est extrême et les lois de la fin de la République au style lourd et minutieux. Le code décemviral se borne en effet à préciser des points litigieux sans donner de principes généraux : la Table V par exemple précise simplement à qui reviennent les biens du défunt « s’il meurt intestat et sans avoir d’heres suus » : si intestato moritur, cui suus heres nec escit, adgnatus proximus familiam habeto57. En une seule phrase, le code énonce une règle de droit très précise : les biens du défunt sont recueillis par les agnats à défaut d’heres suus. En même temps, il sous-entend (ou plutôt il évoque allusivement) deux autres principes du droit successoral romain : en général l’héritier est institué par testament. En cas de succession ab intestat, les biens du défunt reviennent aux heredes sui qui font partie de la domus. La loi n’énonce pas clairement ces deux principes : elle y fait allusion pour développer une troisième règle. On peut ainsi en mesurer l’extrême concision : elle élimine les évidences, les principes qui ne font aucun doute pour ne traiter que des règles de droit qui offrent matière à discussion. Les lois de la République semblent presque appartenir à un autre monde. A la différence des XII Tables, l’ellipse et la concision y sont inconnues : elles recherchent la précision ; aussi usent-elles de synony­ mes ou de termes qui ont une signification voisine. Nous avons déjà mentionné la formule lex plebeiue scitum qui apparaît dans de telles lois5758. Elles utilisent également de longues séries d’énumérations qui se veulent exhaustives ; pour mentionner les peuples soumis à Rome, la lex repetundarum dont Caius Gracchus est sans doute l’auteur59 précise : Quoi socium nominisue Latini exterarumue nationum, quoiue in arbi­ tratu dicione potestate amicitiaue populi Romani. La même loi énumère de façon exhaustive tous les magistrats susceptibles de commettre des irrégularités : ab eo quei dictator, consul, praetor, magister equitum, censor, aidilis, tribunus plebei, quaestor, III uir capitalis, III uir agreis dandeis adsignandeis, tribunus militum legionibus IIII primis aliqua earum fuerit, queiue filius eorum quoius erit, queiue ipse uel quoius pater senator siet... C’est donc la recherche d’une précision minutieuse qui se manifeste dans ces lois : ainsi s’expliquent l’usage de termes pres­ que synonymes et les longues énumérations dont nous venons de voir un exemple. Le souci de la précision est également inséparable d’une utilisation constante de la répétition : le législateur, pour éviter de lais­ ser subsister la moindre obscurité ou la moindre imprécision, n’hésite pas à utiliser sans cesse les mêmes termes. On lit par exemple dans la 57. Table V, 3. 58. Voir p. 154. 59. Lex repetundarum 2.

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lex Cornelia de X X quaestoribus : Viatores praecones quei ex hac lege lectei sublectei erunt, eis uiatoribus praeconibus magistratus... tantumdem dato quantum ei uiatorei praeconei darei oporteret sei is uiator de tribus uiatoribus isque praeco de tribus praeconibus esset..,6061 Les mêmes mots sont constamment repris. Ce goût pour la répétition se manifeste en outre dans l’emploi de quelques procédés bien précis. L’un des plus courants consiste à reprendre l’antécédent d’un relatif dans la subordonnée relative elle-même ; on trouve par exemple dans la loi agraire de III : extra eum agrum quei ager61. Et ce procédé est d’une utilisation très fréquente. Son emploi systématique ne va pas sans quel­ que lourdeur et les répétitions constantes, qui traduisent au départ une exigence de clarté, finissent par produire l’effet contraire : ces lois deviennent obscures à force de précision. Aussi n ’est-il pas étonnant qu’elles aient souvent été jugées sévèrement : les analyses de F. Wieac­ ker qui en attaque la maladresse, l’absence de qualités techniques le font bien voir62. L’opposition entre les lois archaïques et les lois de la fin de la Répu­ blique est donc saisissante. Comment l’interpréter ? La lourdeur et l’obscurité de ces lois ont fait souvent penser qu’elles n’étaient pas rédi­ gées par des spécialistes : elles seraient l’œuvre de scribae, qui ne sont pas des juristes professionnels63. Ainsi s’expliquerait le manque de qua­ lité technique de ces lois. Les XII Tables au contraire, reprennent les formules des pontifes64 (qui faisaient à cette époque œuvre de juriscon­ sultes) et sont d ’un style tout différent ; il en va de même pour l’édit du préteur. L’opposition entre ces deux styles permettrait donc de dis­ tinguer entre des écrits élaborés par des juristes, les XII Tables ainsi que l’édit du préteur, et des lois qui ne sont pas leur œuvre et sont fort maladroites. D’autres auteurs, tels E. Norden et F. Wieacker, ont cru pouvoir expliquer la concision des XII Tables et la qualité du code décemviral par l’influence de la Grèce ; cette influence ne s’exercerait plus sur les lois de la fin de la République, d’où leur style totalement différent65. Enfin la lourdeur de ces lois traduirait leur caractère impro­ visé, puisqu’elles passent pour être des mesures de circonstance66. Nous croyons avoir répondu à cette dernière critique dans les pages qui précè­ dent en montrant au contraire que ces lois du Ier siècle sont loin d’être 60. L e x C o r n e l i a c. II, 30-35. 61. L e x a g r a r i a 1. 1. Sur ces procédés voir J. M aro u zeau , Sur deux aspects de la lan­ gue du droit, M é l a n g e s L é v y - B r u h l , Paris, 1959, p. 435-444. D. D aube, F o r m s o f R o m a n l e g i s l a t i o n , Oxford, 1956, n’étudie pas cet aspect. G. P ascu cci, Aspetti del latino giuridico, S t u d i I t a l i a n i d i F i l o l o g i a C l a s s i c a , 40, 1968, p. 3-43. 62. L e x p u b l i c a , p. 60. 63. M. K aser, Zum Ediktstyl, F e s t s c h r i f t S c h u l z , t. II, Weimar, 1951. 64. Voir A. M a g d elain , L a l o i à R o m e et notre ouvrage, L * i n f l u e n c e g r e c q u e s u r l a lo i d e s D o u z e

T a b le s .

65. E. N orden, A u s a l t r ö m i s c h e n P r i e s t e r b ü c h e r n , Lund, 1939. 66. F. W ieacker, L e x p u b l i c a , p. 45-82.

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des mesures de circonstance. L’influence grecque ne nous paraît pas non plus être une justification suffisante parce que la concision des XII Tables n’est pas une preuve de l’influence grecque6768. En un mot, les explications que nous venons de citer ne sont sans doute pas totale­ ment fausses mais leur caractère systématique ne leur permet pas d’apporter des conclusions réellement satisfaisantes. On ne peut opposer sans nuances le style concis des XII Tables et le style redondant des lois postérieures : l’un et l’autre coexistent tout au long de la République. La concision, dont on fait une spécialité du code décemviral, n’est pas inconnue de lois plus tardives : le statut municipal que l’on désigne sous le nom de lex Ursonensis n’est pas différent dans son style ; les lignes suivantes paraissent sorties du code décemviral : Vindex arbitratu II uiri quiue iure dicundo praerit locuples esto. Ni uindicem dabit iudicatumue faciet, secum ducito. Iure ciuili uinctum habeto68. De même il n’est pas rare de trouver des redondances dans les textes anciens ; dans le sénatus-consulte des Bacchanales il ne faut pas moins de quatre termes pour interdire toute conjuration à l’avenir : neue posthac inter sed coniourase neue comuouise neue conspondise neue compromesise uelet69. Il faut donc nuancer l’opposition radicale que l’on a parfois établie entre les XII Tables et les lois républicaines tardives. Mais, bien sûr, le style redondant est plus fréquent : toutefois il ne correspond pas à une maladresse, à une incapacité à s’exprimer autrement puisque certaines lois sont écrites dans un style différent. Il résulte d’un choix et témoi­ gne de l’évolution de la loi. Nous avons voulu montrer comment la conception de la loi se modifiait à la fin de la République et il n’est pas surprenant que sa forme se modifie également. Des lois qui, comme le code décemviral, précisent des points de détail, fixent des cas litigieux sans donner de principes, peuvent rester concises et allusives70. Quand la loi devient créatrice, quand elle établit des magistratures nouvelles et en détermine les attributions, quand elle définit un délit, énumère les pratiques autorisées ou interdites, elle ne peut rester allusive et, si elle l’est, elle ne remplit pas sa mission qui est de définir : aussi voit-on se généraliser un style minutieux, qui bannit toute équivoque, qui refuse toute incertitude. Ainsi s’expliquent les répétitions parfois excessives, les énumérations longues et précises qui caractérisent les lois républicaines. 67. Cette concision est inconnue des lois archaïques grecques, voir L ’i n f l u e n c e g r e c ­ p. 67-68. 68. L e x U r s o n e n s i s 61. La date exacte de cette loi est discutée mais n ’est pas posté­ rieure à la fin de la République. 69. S C . B a c . , 1. 10. 70. C’est bien ce style concis et archaïsant que reprend Cicéron ; dans D e l e g i b u s (II, 7, 18) il en souligne l’archaïsme. Ce choix est sans doute lié à sa volonté de présenter seu­ lement l’essentiel. Sur d'autres aspects de l'archaïsme du D e l e g i b u s , voir G. P a s c u c c i, L'archaismo nel D e l e g i b u s di Cicerone, S t u d a F i o r e n t i n a A . R o n c o n i , Florence, 1970, p. 311-324.

que,

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En créant un nouvel ordre, en précisant les mêmes délits pour les sup­ primer totalement (comme le montrent les lois sur Yambitus) la loi devait se faire plus minutieuse, plus subtile, plus complexe, d’où la nouvelle forme des lois. Au cours des deux derniers siècles de la République, la loi se trans­ forme donc. Cette évolution se manifeste d’abord de façon évidente dans la multiplication des lois : elles deviennent nécessaires pour créer des quaestiones, fixer les compétences des magistratures et le nom­ bre de leurs titulaires. En effet, l’accord du peuple paraît indispensable dans tous ces cas. Ainsi la loi apparaît peu à peu comme ce qui crée, ce qui fonde l’organisation et la vie de la cité, et il n’y a pas lieu de s’étonner qu’une telle conception se soit développée à Rome. De cette façon, la loi devient un instrument de changement, elle sert à transfor­ mer les institutions de la cité. Et les séries de lois proposées par Caius Gracchus ou Sylla le font encore mieux voir. Les hommes politiques cherchent ainsi, non à répondre à l’urgence d’une situation, mais à éta­ blir des lois efficaces.

B. ROME, UNE CITÉ FONDÉE SUR LES LOIS La multiplication des lois dans les deux derniers siècles de la Répu­ blique, les transformations de cette notion expliquent aisément l’impor­ tance attachée à la loi par les écrivains. En effet, elle n ’est plus seule­ ment le fondement de la libertas, elle ne sert plus seulement à mettre en lumière la puissance du peuple : la cité tout entière repose sur la loi. 1. Loi et organisation de la cité Cette idée apparaît avec force dans les écrits de Cicéron. Il ne se contente pas d’affirmer dans le De legibus qu’une cité sans lois ne mérite pas le nom de cité, au terme d ’une discussion qui imite dans sa forme la dialectique platonicienne71. Il reprend la même idée dans le De officiis en rappelant que les États sont fondés sur des lois72. Mais ces Tl. De legibus II, 5, 12 : Quaero igitur a te. Quinte, sicut illi solent : quo si ciuitas careat, ob eam ipsam causam quod eo careat, pro nihilo habenda sit, id estne num eran­ dum in bonis ? Q. A c maxumis quidem. M . Lege autem carens ciuitas estne ob < id > ipsum habenda nullo loco ? Q. Dici aliter non potest. M. Necesse igitur legem haberi in rebus optimis. Ce passage nous paraît être une imitation évidente du dialogue platonicien. Illi doit donc désigner les disciples de Platon. Pour l’influence de Platon dans le De legi­ bus voir p. 186 et chapitre IV, p. 238. 72. De officiis III, 5, 23 : Neque uero hoc solum natura, id est iure gentium sed etiam legibus populorum — quibus in singulis duitatibus res publica continetur — eodem m odo

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affirmations restent générales, et c’est surtout dans des discours qu’il se fait plus précis. L’exemple le plus net est celui du Pro Cluentio. L’ora­ teur s’attache longuement aux lois : leur présence n’a pas lieu d’étonner dans un discours où Cicéron défend la lettre de la loi, s’appuie sur elle pour montrer que son client, en tant que chevalier, bénéficie d’une exception73. Cette défense nous vaut plusieurs pages consacrées à l’éloge de la loi. Il en souligne les rapports avec la liberté en déclarant : « Nous sommes tous des esclaves des lois pour pouvoir être libres74 » et cette formule célèbre suggère déjà quelle en est la fonction. Mais sur­ tout l’orateur en définit le rôle dans la cité romaine pour bien montrer que rien ne peut se faire sans elle : « Pour quelle raison, Q. Naso, sièges-tu dans cette sixième section ? Quelle force place sous ton auto­ rité des juges qui ont un tel mérite ? Et, vous, juges, pour quelle raison parmi cette grande foule de citoyens êtes-vous si peu nombreux à vous prononcer sur le sort des personnes ? Quel droit a permis à Attius de dire ce que bon lui a semblé ? Pourquoi ai-je reçu moi-même le pouvoir de parler si longuement ? Que veulent dire ces scribes, ces licteurs, les autres hommes que je vois aux ordres de ce tribunal ? J ’estime que tout cela résulte de la loi et que cette procédure, comme je l’ai dit aupara­ vant, a pour se gouverner et se conduire une sorte d’âme qui est la loi... Examinez toutes les parties de l’État : vous verrez que tout s’y fait sous le commandement et par l’ordre des lois75. » A cette descrip­ tion Cicéron mêle des réflexions d’ordre général ; il ne se borne pas à déclarer que la loi est le fondement de la liberté, la source de l’équité ; elle devient mens et animus et consilium et sententia duitatis16. Nous constitutum est... A notre avis, continetur ne signifie pas « est maintenue » (trad. M. Testard, Paris, Belles Lettres, 1970). Une formule toute proche se trouve dans le Pro Cluentio (53, 146) ; l’orateur fait allusion en ces termes à Rome : in ea duitate quae legi­ bus contineatur ; il ajoute que dans une telle cité, il est révoltant de s’écarter des lois. Legibus contineri signifie donc être constitué par des lois, ce qui correspond au sens ordi­ naire de ce terme. 73. Cicéron tient à souligner, malgré son client, qu’il bénéficie en tant que chevalier d’une exception : la loi ne mentionne expressément que les sénateurs. L’argument de Cicéron est le suivant : même si l’avocat de la partie adverse estime qu’il est injuste que tous ne soient pas soumis aux mêmes lois, il est plus injuste encore de ne pas respecter les lois. Sur ce discours voir C .J. C lassen, Cicero the law and the law-courts, Latomus, 1978 ; W. S t r o h , Taxis und Taktik, Stuttgart, 1975. 74. Pro Cluentio 53, 146 : Legum idcirco omnes serui sumus ut liberi esse possimus. 75. Pro Cluentio 53, 147 : Quid est, Q. Naso, cur in hoc sexto loco sedeas ? Quae uis est qua abs te hi iudices tali dignitate praediti coerceantur ? Vos autem iudices, quam ob rem ex tanta multitudine ciuium tam pauci de hominum fortunis sententiam fertis ? Quo iure Attius quae uoluit dixit ? Cur mihi tam diu potestas dicendi datur ? Quid sibi autem illi scribae, quid lictores, quid ceteri quos apparere huic quaestioni uideo, uolunt ? Opi­ nor haec omnia lege fieri, totumque hoc iudicium, ut antea dixi, quasi mente quadam regi legis et administrari. Quid ergo est ? haec quaestio sola ita gubernatur ? Quid M . Plaetori et C. Flamini inter sicarios, quid C. Orchiui peculatus, quid mea de pecuniis repetundis, quid C. Aquili apud quem nunc de ambitu causa dicitur, quid reliquae quaestiones ? Cir­ cumspicite omnis rei publicae partis : omnia legum imperio et praescripto fieri uidebitis. (Trad. P. Boyancé). 76. Pro Cluentio 146 : Hoc enim uinculum est huius dignitatis qua fruim ur in re

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reviendrons un peu plus loin sur le sens de cette formule ; seul le rôle de la loi nous retiendra ici. Cicéron lui attribue une place essentielle : à elle de fonder les institutions, de déterminer la constitution des tribu­ naux, de régler le déroulement de la procédure ; en un mot, la vie de la cité est organisée et régie par la loi. C’est ce que veut faire comprendre l’orateur par cet exemple précis puisque de la présence des juges aux plaidoiries des deux avocats, tout découle de la loi. Elle organise le déroulement du procès et en constitue l’élément directeur ; ainsi elle réglemente la vie de la cité dans tous ses aspects. Cicéron a donc souligné la place fondamentale qui revient aux lois ; l’exemple précis dont il se sert empêche en effet de penser que leges puisse avoir un sens très vague et désigner à la fois les usages, les cou­ tumes et les lois : la quaestio dont il s’agit avait bien été établie par une loi77. L’éloge qu’il présente correspond toutefois à un procédé original chez lui : il n’y a pas d’autres exemples du même ordre dans les dis­ cours de Cicéron, bien qu’il ne se prive pas de commenter les termes d’une loi. Ce développement n’a toutefois rien de surprenant dans un discours qui défend la lettre de la loi : il fait partie des thèmes attendus dans ce genre de débat et le De inuentione en montre nettement l’importance78. On peut donc se demander si cette page, loin de refléter la situation de la loi à Rome, ne serait pas surtout l’écho des lieux com­ muns de la rhétorique grecque. Montrer la toute-puissance de la loi est en effet un procédé qu’utilisent fréquemment les orateurs attiques et il n’est pas impossible que Cicéron s’en soit inspiré. Un passage du Con­ tre Aristogiton de Démosthène développe des idées voisines : « Si l’un d’entre vous veut examiner quelle cause fait que le conseil se réunit, que le peuple monte à l’assemblée, que les tribunaux sont constitués au complet, que les magistrats sortants cèdent de bon gré la place aux nou­ veaux et qu’on voit se produire tout ce qui permet l’administration et le salut de l’État, il trouvera que la cause de tout cela ce sont les lois et le fait que chacun leur obéit79. » Comme Cicéron, l’orateur souligne la place qui revient à la loi en faisant voir que tout dépend d ’elle et que tout se fait dans la cité parce que la loi l’a prévu. L’orateur romain uti-

p u b lic a , h o c f u n d a m e n tu m

lib e r ta tis , h ic f o n s a e q u ita tis ; m e n s e t a n im u s e t c o n s iliu m

s e n t e n t i a d u i t a t i s p o s i t a e s t in le g ib u s .

et

V t c o r p o r a n o s t r a s i n e m e n t e , s i c c i u i t a s s i n e le g e

Voir le commentaire de ce passage, p. 206-207. 77. C ’est la loi C o r n e l i a d e s i c a r i i s e t u e n e f i c i i s (81 av. J.-C.). Sur cette loi voir U . E w in s, J . R . S . , 1960. 78. D e i n u e n t i o n e II, 45, 130 et suiv. 79. C o n t r e A r i s t o g i t o n I, 20. Le rapprochement entre ce discours et le P r o C l u e n t i o se trouve dans A. W e is c h e , C i c e r o s N a c h a h m u n g d e r a t t i s c h e n R e d n e r , Heidelberg, 1972, p. 62-63. Il cite également le C o n t r e M i d i a s 223-225 qui contient aussi un éloge des lois ; mais ce rapprochement paraît très discutable : Démosthène souligne avant tout que les lois garantissent la sécurité des citoyens et que leur force vient des citoyens eux-mêmes qui doivent les faire respecter ; or ces deux thèmes n’apparaissent pas chez Cicéron.

s u is p a r tib u s u t n e r u is a c s a n g u in e e t m e m b r is u ti n o n p o te s t .

ORDRE ET CONCORDE : UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA LOI

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lise sûrement ce procédé d’école80 : il lui donne toutefois une autre por­ tée. Son but n’est pas en effet de démontrer, comme l’auteur du Contre Aristogiton, que tous sont soumis aux lois, mais d’affirmer la fonction éminente de la loi dans la cité, ce qui se rattache à l’argumentation d’ensemble du Pro Cluentio. En ce sens la pensée grecque apporte un modèle : Cicéron l’adapte ; il s’attache à un exemple précis, celui de la procédure, et non à des aspects généraux. L’orateur peut ainsi mettre en lumière la place qui revient à la loi dans la cité, avec plus de précision qu’il ne l’a fait dans d’autres ouvra­ ges. L’originalité de sa démarche, qui s’inspire certes de la rhétorique grecque mais dans un esprit différent, laisse penser qu’il n’a pas plaqué sur la réalité romaine un développement tout fait et sans rapports avec elle, mais qu’il s’appuie sur les institutions romaines. Il souligne en effet que la loi réglemente la vie de la cité dans tous ses aspects et c’est bien ce que révèle la multiplication des lois à la fin de la République. Par là il esquisse le tableau d’une cité où tout se déroule sous le regard des lois (puisqu’elles fixent le fonctionnement des institutions) : « Les magistrats sont les serviteurs des lois, les juges leurs interprètes81 » les citoyens enfin doivent les respecter pour être libres. La loi joue un rôle essentiel : elle répartit les tâches, fixe à chacun son rôle et sa place dans la cité, en lui indiquant ce qu’il doit faire. En ce sens, elle se confond avec la cité elle-même. Elle a une place fondamentale puisqu’elle donne un rôle à des éléments qui, sans elle, n’existeraient qu’à l’état de virtua­ lités. Dans cette perspective, les affirmations qui précèdent les paragra­ phes consacrés à la procédure, prennent tout leur sens : « La cité sans la loi ne peut rien faire de ses éléments qui sont comme ses muscles, son sang, ses membres82. » La loi, ainsi entendue, est l’esprit de la cité. Une telle formule doit beaucoup à la façon toute personnelle dont Cicéron conçoit la loi ; nous nous réservons de l’analyser plus loin83. Soulignons simplement ici que ce n’est pas seulement la philosophie qui permet à Cicéron de développer une telle interprétation : le rôle de la

80. A. W eische souligne assez bien les points communs et les différences entre les deux passages. Son raisonnement ignore toutefois les problèmes spécifiques que pose le C o n t r e A r i s t o g i t o n I. Ce discours qui a été longtemps attribué à Démosthène n ’est peutêtre par son œuvre. M. P o h len z (N . G . G . 1924, p. 19 et suiv.) y voyait un anonyme π ερ ί νόμων du vc siècle. Cette thèse a depuis été nuancée car certains arguments paraissent dater plutôt du iv* siècle (voir la discussion dans M. G igante, N o m o s B a s i l e u s , Naples, 1956, cf. W.K.C. G u th rie , L e s S o p h i s t e s , p. 83 ; J. de R om illy, L a l o i d a n s l a p e n s é e g r e c q u e y p. 156). On voit dans ce discours une série de débats d ’école, une composition rassemblant les différents thèmes de discussion au iv* siècle. Néanmoins, J. de R om illy, P r é c i s d e l i t t é r a t u r e g r e c q u e , Paris, 1980, p. 144, tout en reconnaissant que c’est un dis­ cours « sans grande portée » ne met pas son authenticité en doute. 81. P r o C l u e n t i o 146 : L e g u m m i n i s t r i m a g i s t r a t u s , l e g u m i n t e r p r e t e s i u d i c e s , l e g u m d e n iq u e o m n e s s e r u i s u m u s u t lib e r i e s s e p o s s im u s .

82.

I b id . : V t c o r p o r a n o s tr a s in e m e n te , s ic c iu ita s s in e le g e s u is p a r tib u s , u t n e r u is

a c s a n g u in e e t m e m b r is u ti n o n p o te s t.

83. Voir pages 206-207.

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LES ROMAINS ET LA LOI

loi à Rome y tient une place non négligeable. Il serait donc bien éton­ nant que les écrivains de cette époque n’aient pas eu conscience du rôle fondamental de la loi. Le Pro Cluentio en témoigne clairement. Mais ce n’est pas le seul exemple. On retrouve des idées voisines chez Tite-Live : elles prennent sans doute une apparence différente puisqu’il s’agit d’une œuvre historique. L’histoire du peuple et de la loi que nous avons tenté d’esquisser dans le chapitre précédent nous a assez montré que les historiens anciens sont persuadés que les lois ont existé dès les premiers temps de la cité. Cette conviction n ’aide pas à comprendre l’histoire de la Rome archaïque et l’étude des institutions révèle sa faible valeur. Mais il n’est pas du tout surprenant que les historiens romains aient adopté un tel point de vue. La première décade de Tite-Live en est une illustration très nette. La tradition annalistique qu’il suit dans ses grandes lignes ignore sans doute les multiples lois que mentionne Denys d’Halicamasse, par exem­ ple, pour les premiers temps de la Rome archaïque. En raison de la même fidélité à cette tradition, il ne cite pas non plus de loi fondatrice du consulat ni des autres magistratures. S’il insiste sur l’importance des luttes entre patriciens et plébéiens, s’il suggère qu’apparurent bien des lois agraires, elles restent à l’état de projets et le nombre des lois votées ne paraît pas très important. En ce sens, Tite-Live paraît reproduire sans trop d’inexactitude la période archaïque bien qu’il place dès le début de la République des mesures très probablement postérieures, telle la loi sur la prouocatioM. En revanche, dans les commentaires de l’auteur, dans les discours apparaît une tout autre interprétation qui reflète les tendances de son époque. Et l’historien souligne le rôle orga­ nisateur de la loi. Cette idée est clairement développée à propos des magistratures. Lors de la création du premier dictateur, Tite-Live précise qu’il fut choisi parmi les consulaires « comme l’ordonnait la loi sur la dicta­ ture8485 ». Cette loi, qui n’est mentionnée nulle part ailleurs, qui fait allu­ sion à une pratique bien postérieure au début du Ve siècle, a fort peu de chances d’être authentique, comme nous l’avons vu plus haut86. Mais il n’est pas indifférent que l’historien en fasse mention : à ses yeux, cette règle ne peut avoir été fixée que par une loi, car c’est bien à la législa­ tion qu’il revient de donner de telles précisions. Une telle mesure est évidemment anachronique, mais elle reflète une conception courante. Et l’on comprend aisément dans une telle perspective que les plébéiens se soient proposé de fixer par des lois les attributions des consuls. Il est plus étonnant de constater que dans les discours qu’il prête à 84. Voir chapitre I p. 99-100. 85. II, 18, 5 : C o n s u l a r e s l e g e r e : i t a l e x i u b e b a t d e d i c t a t o r e c r e a n d o l a t a . 86. Cette pratique n ’apparaît pas avant le iv siècle ; voir p. 30 et les remarques d’A. M agdelain, R e c h e r c h e s s u r l ' i m p e r i u m , p. 9.

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tel ou tel personnage, l’historien fait allusion à des lois fondatrices des magistratures. En déplorant que la plèbe soit exclue en pratique du tribunat militaire à pouvoir consulaire, alors que selon la tradition, elle ne l’était nullement en droit, un tribun s’écrie : « Il ne voyait pas pourquoi on n’abrogerait pas aussi cette loi qui conférait un droit qui n’aurait jamais d’existence réelle87. » Il entend par là que le tribunat militaire a été fondé par une loi et qu’elle précisait également qu’il pourrait être ouvert aux plébéiens. Mais cette loi n’est mentionnée nulle part ; TiteLive lui-même n’en dit rien au moment de la création du tribunat mili­ taire. On constate la même contradiction à propos de la censure : il n’y a pas de loi pour consacrer son apparition en 443. Tite-Live se borne à souligner l’importance que prit cette magistrature modeste à son ori­ gine88. Seule la lex Aemilia, quelques années plus tard, limite à dix-huit mois la durée des fonctions censoriales. En revanche, il y a de nom­ breuses allusions à une loi fondatrice de la censure dans les discours prononcés en 311 : le censeur Appius Claudius se refuse alors à se démettre de ses fonctions au bout de dix-huit mois en prétextant qu’il n’est pas lié par la lex Aemilia. Ses adversaires rétorquent qu’elle s’applique à lui parce que la lex Aemilia, postérieure à la loi fondatrice de la censure, a abrogé cette dernière (pour ce qui est de la durée des fonctions)89. Il y a donc une nette contradiction dans l’œuvre. Elle s’explique aisément : l’historien respecte dans le récit la tradition qui ignore les lois fondatrices des magistratures. Dans les discours, il sem­ ble moins soucieux d’exactitude historique90 et l’on découvre des con­ ceptions propres à son époque. Aussi en vient-il tout naturellement à parler de lois fondatrices des magistratures puisque telle est la règle de son temps et telle est la réalité qu’il a pu connaître. Il souligne ainsi le rôle créateur et organisateur de la loi, comme l’avait déjà fait Cicéron. S’il associe dès le début du livre II les lois et les magistratures, ce n’est

87. IV, 35, Il : q u a m f u tu r u m

88. IV, 8, 2 : d e in d e

ta n to

N e c s e u id e r e c u r n o n le x q u o q u e a b r o g e tu r q u a id lic e a t q u o d n u m -

s it. Idem

h ie a n n u s c e n s u r a e in itiu m f u i t , r e i a p a r u a o r ig in e o r ta e ,

in c r e m e n to

a u c ta

est

ut

m oru m

d is c ip lin a e q u e

R om anae

penes

quae eam

r e g im e n ...

89. IX, 34, 7 : ...

o m n e s ( . . . ) A e m ilia e p o t i u s le g i p a r u e r u n t q u a m

illi a n tiq u a e q u a

A. M ag d elain ( R e c h e r c h e s s u r Γ i m p e r i u m , p. 11, n. 3) qualifie cette réponse de « contresens historique » : selon lui, si une telle loi constitutive de la censure avait existé, l'argumentation subtile d ’Appius Claudius n'aurait pu être for­ mulée. Son raisonnement est lié à l'absence d'une telle loi : son élection et sa loi centu­ riate (il est censeur) ne contiennent pas la mention du délai de dix-huit mois, la l e x A e m i ­ l i a ne lui est pas opposable. 90. De ce point de vue, les discours de Tite-Live posent des questions qui ont été peu étudiées. (Voir cependant les remarques de A. M agdelain, R e c h e r c h e s s u r l ' i m p e r i u m , p. 11-12.) P.G. W alsh ( L i v y , h i s h i s t o r i c a l a i m s a n d m e t h o d s , p. 231 et suiv.) souligne simplement que Tite-Live fait preuve d'une moins grande rigueur historique dans les dis­ cours. Mais en général, on se contente de mettre en lumière l’aspect oratoire des discours (cf. R. U llm ann, L a t e c h n i q u e d e s d i s c o u r s c h e z S a l l u s t e , T i t e - L i v e e t T a c i t e , Oslo, 1927).

p r im u m

c e n s o r e s c r e a ti e r a n t...

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LES ROMAINS ET LA LOI

pas seulement parce que les unes et les autres sont inséparables d’un État libre, mais aussi parce qu’elles sont inséparables d’un État organisé91. Il n’est donc pas douteux que l’on retrouve dans l’œuvre de TiteLive la conception qui est celle de son temps : en ce sens, on ne saurait prétendre qu’il a interprété les lois romaines à la lumière d’une tradition de pensée grecque dans ses origines. La question du renouvellement des lois doit s’analyser de la même façon. Tite-Live cite en effet des lois qui sont renouvelées à plusieurs reprises à l’époque archaïque : il y a trois lois sur la prouocatio, trois lois sur l’assimilation des plébiscites aux lois, trois lois sur l’accès des plébéiens au consulat. Nous avons déjà montré les problèmes historiques que posait leur existence : si l’authen­ ticité des plus récentes ne fait pas de doute, celle des plus anciennes est moins facile à accepter ; et ce sont probablement des anticipations de lois postérieures92. Une telle interprétation n’est évidemment pas celle de Tite-Live : en fait il cherche rarement à expliquer pourquoi il y a plusieurs lois sur le même objet ; la première des lois proposées par le dictateur Publilius Philo en 339 prévoit que les plébiscites seront assimi­ lés aux lois93 ; cette décision n ’appelle aucun commentaire de l’histo­ rien : il avait pourtant affirmé qu’une lex Valeria-Horatia avait eu le même objet94. Sans doute ne lui paraît-il pas étrange de constater que les mêmes lois se succèdent et nous avons vu plus haut que telle était bien la situation à la fin de la République. Mais l’historien se soucie parfois d’expliquer le renouvellement des lois : la lex Valeria-Horatia sur le tribunat ne se borne pas à rétablir cette magistrature mais la con­ solide95 ; elle est donc plus précise que la loi précédente. De même lorsqu’il mentionne la troisième loi sur la prouocatio, il ajoute que cette loi fut munie d’une sanction plus précise, qui devait lui donner une plus grande efficacité96. L’historien souligne ainsi que ces lois ne sont pas purement et simplement reprises dans les mêmes termes, mais qu’elles ont une précision accrue ou une sanction plus efficace. Ce souci appa­ raissait aussi dans les lois de la fin de la République : en s’attaquant sans cesse aux mêmes délits, elles se faisaient plus précises dans leur

91. Il, 1, 1... annuos magistratus imperiaque legum potentiora quam hominum peragam. 92. Sur la prouocatio , voir chapitre I, p. 71-79 ; sur les rapports entre lois et plébisci­ tes, voir chapitre II, p. 103-106. 93. VIII, 12, 14-15 : Dictatura popularis (...) quod tres leges secundissimas plebei, aduersas nobilitati tulit : unam ut plebi scita omnes Quirites tenerent... 94. III, 55, 3 : Omnium prim um cum uelut in controuerso iure esset tenerentume patres plebiscitis, legem centuriatis comitiis tulere ut, quod tributim plebes iussisset, popu­ lum teneret. 95. III, 55, 6 : à la lex sacrata qui est renouvelée s’ajoute une loi votée par le peuple. 96. X, 9, 3 : M. Valerius consul de prouocatione legem tulit diligentius sanctam. De la même façon, la loi sur la prouocatio votée après l’expulsion des décemvirs est munie d ’une nouvelle sanction (III, 55, 4).

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définition et l’énumération des sanctions. Il est donc vraisemblable que Tite-Live interprète le renouvellement des lois selon les conceptions de son temps. D’une façon générale, la lecture de la première décade nous montre comment s’exerce l’esprit légaliste qui fut celui du dernier siècle avant notre ère. Les changements importants sont en effet réalisés par des lois : il faut des mesures législatives pour assimiler les plébiscites aux lois ou bien ouvrir l’accès des plébéiens au consulat. La loi LicinioSextienne de 367 présente un intérêt particulier de ce point de vue : les historiens romains sont unanimes à souligner le changement radical qu’elle entraîne, changement qui semble définitif97. Les Fastes contredi­ sent ces affirmations puisque l’on trouve des collèges consulaires exclu­ sivement patriciens dans les années suivantes98. Aussi les savants con­ temporains ont-ils souligné que le plébiscite de 367 a dû être « une sorte de vote indicatif99 » qui amena le sénat à accepter pour 336 l’élection d’un plébéien au consulat. L’annalistique au contraire, et Tite-Live avec elle, présentent cette mesure comme une loi entraînant un bouleverse­ ment définitif. Il suggère ainsi qu’une loi est nécessaire pour assurer des changements importants et qu’elle apporte des transformations dura­ bles. On voit donc comment l’esprit légaliste de la fin de la République oriente l’interprétation de la Rome archaïque. 2. Des lois fondamentales La cité tout entière paraît ainsi fondée sur des lois. Mais elles n’ont pas toutes une importance égale : certaines ont une valeur particulière à cause de la place qu’elles occupent dans l’idéologie républicaine : nous l’avons constaté par exemple à propos de la prouocatio100. Aussi n’est-il pas étonnant de voir de telles lois naître en quelque sorte avec la cité puisque la loi dont nous parlons passe pour être votée dès les premiers temps de la République. Après l’expulsion des décemvirs, il y a égale­ ment une espèce de restauration républicaine dont témoigne le retour des tribuns. Cette restauration ne s’accomplit pas sans lois : trois lois « constitutionnelles » assimilent plébiscites et lois, garantissent à nou­ veau le droit d’appel et renforcent l’inviolabilité des tribuns101. Tite-Live

97. Les F a s t e s précisent par exemple : c o n s u l e s e p l e b e p r i m u m Fabius Pictor (frgt 6 Peter = Aulu-Gelle V, 4, 1) : T u m p r i m u m e x f a c tu s e s t d u o d e u ic e s im o a n n o p o s tq u a m

R om am

c r e a r i c o e p ti s u n t. p le b e

a lte r c o n s u l

G a lli c e p e r u n t.

98. En 355, 354, 353, 351, 349, 345, 343, c f. B r o u g h t o n M . R . R . 99. H. S ib e r, Plebiscita, R . E . y XXI, 1. Voir en dernier lieu J.C. R i c h a r d , Sur le plé­ biscite u t l i c e r e t c o n s u l e s a m b o s p l e b e i o s c r e a r i , H i s t o r i a , 28, 1979, ρ. 65-75, auquel nous empruntons cette formule (p. 73). 100. Voir chapitre I, p. 77-79. 101. Tite-Live III, 55.

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a donc associé le retour à la République et le vote de lois qui fixent des principes fondamentaux pour la cité. Cette idée a une double impor­ tance : elle illustre très clairement le principe que la cité est fondée sur des lois. En outre, il s’agit de trois principes fondamentaux du droit public romain ; ils sont à nouveau affirmés et inscrits dans des lois. C’est dire que certaines lois avaient pris à la fin de la République une valeur toute particulière car elles fixaient des principes qui parais­ saient essentiels. Nous les avons déjà rencontrées dans les chapitres pré­ cédents et l’importance qu’elles revêtent chez les écrivains romains nous permet de les énumérer avec une relative précision. Les lois sur la prouocatio en font évidemment partie : nous avons v u 102103que le droit d’appel (quelles qu’en soient la nature ou la portée exacte) était consi­ déré comme l’une des garanties fondamentales accordées à tout citoyen, l’un des éléments constitutifs de sa libertas. Aussi n’est-il pas surpre­ nant que les lois sur la prouocatio fassent partie des principes qu’il con­ vient absolument de respecter. A ce titre, elles étaient inséparables de la cité, et c’est pourquoi elles apparaissent dès les premiers temps de la République, et même sous la royauté, comme le font voir le procès d’Horace ou les remarques de Cicéron dans le De re publicam . La loi des XII Tables occupe, elle aussi, une place exceptionnelle. Même sous l’Empire, à un moment où elle n’a plus un rôle de premier plan dans le droit, elle conserve un éclat particulier et des juristes aussi importants que Labeo (à l’époque augustéenne) ou que Gaius (à l’épo­ que des Antonins) écrivent des commentaires sur le code décemviral104. Il a le même prestige à la fin de la République ; certes, ce code a long­ temps joué un rôle déterminant puisqu’il a fixé le droit privé au moins jusqu’au IIe siècle ; les premiers ouvrages de la jurisprudence au début du IIe siècle sont des commentaires des XII Tables : tels les Tripertita de Sextus Aelius ou l’ouvrage de L. Acilius105. Ce n’est que dans le cou­ rant du IIe siècle que la jurisprudence se détache du code décemviral, tandis que de nouvelles lois, le développement de l’édit prétorien et de la procédure formulaire lui enlèvent progressivement de son importance. Cicéron précise dans le De legibus que le droit se fonde désormais sur l’édit du préteur106. Les juristes, ses contemporains, évitent de mention102. Voir p. 77-78. 103. Cicéron, D e r e p u b l i c a II, 31, 54 : p r o u o c a t i o n e m e t i a m a r e g i b u s f u i s s e d e c l a ­ r a n t p o n t i f i c i i l i b r i , s i g n i f i c a n t n o s t r i e t i a m a u g u r a l e s . Pour le procès d ’Horace et le recours à l’appel au peuple, voir Tite-Live I, 26. 104. Nous possédons quelques fragments du commentaire de Labeo, transmis par Aulu-Gelle : N u i t s A t t i q u e s I, 12, 18 ; VI, 15, 1 ; XX, 1, 13. Gaius écrivit un ouvrage en six livres A d l e g e m X I I T a b u l a r u m (cf. S c h u l z , H i s t o r y o f R o m a n L e g a l S c i e n c e ). 105. Les T r i p e r t i t a de S. Aelius (publiés au début du »«siècle, ou à la fin du ni«) com­ portaient le texte des XII Tables, son interprétation et les formules d ’action. L. Acilius que cite Cicéron { D e l e g i b u s II, 23, 59) est un contemporain de Caton l’Ancien { L a e l . 6). 106. D e l e g i b u s I, 5, 17 : N o n e r g o a p r a e t o r i s e d i c t o , u t p l e r i q u e n u n c , n e q u e a d u o ­ d e c im ta b u lis , u t s u p e r io r e s , s e d p e n itu s e x in tim a p h ilo s o p h ia h a u r ie n d a m iu r is d is c ip li­ n a m p u ta s ?

ORDRE ET CONCORDE : UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA LOI

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ner les XII Tables dans leurs responsa et se bornent à parler de ius, ce qui est évidemment très vague. Le code décemviral ne semble plus avoir la moindre efficacité pratique107, bien qu’il n’ait jamais été abrogé. Paradoxalement, il conserve une grande autorité morale. Le rôle qu’il joue chez les écrivains romains le fait bien voir. Les XII Tables ne sont pas uniquement pour Cicéron, ou pour Tite-Live, le reflet d’un passé vénérable, certes, mais sans rapport avec le présent. Elles incarnent un des éléments vitaux de la cité : car elles ont fixé les principes fondamentaux sur lesquels elle repose. Elles sont la « source de tout le droit public et privé », selon la célèbre formule de TiteLive108. Nous avons vu dans le chapitre précédent les critiques qu’elle fait légitimement naître. L’étude des dispositions de droit public nous en a révélé le caractère très vraisemblablement apocryphe : ni l’interdic­ tion des priuilegia, ni l’affirmation de la souveraineté populaire, ni le vote de la peine capitale par les comices centuriates ne paraissent avoir existé à cette époque ; ces trois dispositions impliquent en effet une conception de la liberté et de la souveraineté populaire qui est posté­ rieure au Ve siècle109. Mais au dernier siècle elles étaient comprises dans la législation décemvirale : les témoignages de Tite-Live et de Cicéron le prouvent manifestement. Ces mesures de droit public fixent en outre des principes fondamentaux qui sont à cette époque intangibles : « la souveraineté du peuple » et, corollaire de cette souveraineté, le vote de la peine capitale par le peuple. Elles comprennent donc des règles que l’on peut qualifier de constitutionnelles. Dans cette perspective, la for­ mule, si souvent critiquée de Tite-Live, n’est pas fausse ; on trouve d’ailleurs des affirmations du même ordre dans l’œuvre de Cicéron : il fait en effet dire à Crassus qu’elles contiennent tous les principes de gouvernement110. Les XII Tables, tout en fixant les dispositions les plus importantes du droit privé, fixent également des principes « constitu­ tionnels » pour le droit public. Dans l’œuvre cicéronienne, le code décemviral est souvent associé à d’autres lois importantes, les leges sacratae, les lois qui protègent la plèbe. La notion de lex sacrata est en elle-même délicate à étudier. Ce type de loi, bien attesté dans le domaine italique, désigne une loi dont la sanction est la sacratio capitis pour celui qui ne la respecte p as111. 107. A. W atson, The XII tables in the Later Republic, in L a w - m a k i n g i n t h e l a t e r Oxford, 1974, p. 111-122 ; Fauteur souligne longuement que les juristes (au dernier siècle de la République) évitent de se référer au code décemviral dans la prati­ que, même quand il pourrait être utilisé. 108. III, 34, 6 : n u n c q u o q u e in h o c i m m e n s o a l i a r u m s u p e r a l i a s a c e r u a t a r u m l e g u m

R o m a n R e p u b lic ,

r u m u lo , f o n s o m n is p u b lic i p r iu a tiq u e e s t iu r is .

109. Voir p. 96-97. 110. D e o r a t o r e I, 43, 193 :

s iu e q u e m c iu ilis s c ie n tia d e le c ta t ( . . . ) t o t a m

h a n c d e s c r ip ­

tis o m n ib u s d u ita t is u tilita tib u s a c p a r tib u s X I I ta b u lis c o n tin e r i u id e b it.

111. La bibliographie de la question est immense : voir J.C . R ic h a rd , L e s p. 549 et suiv. où Fon trouvera les principaux ouvrages.

la p lè b e r o m a in e ,

o r ig in e s d e

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LES ROMAINS ET LA LOI

Mais à Rome ce terme ne s’applique pas à toutes les lois de ce genre : la loi qui déclare sacer le citoyen qui tenterait de rétablir la royauté ne porte jamais ce nom 112. Il est réservé aux mesures de la plèbe. Ce terme est lié à la première sécession plébéienne ; les plébéiens en effet se don­ nèrent des chefs, les tribuns, et proclamèrent leur inviolabilité en décla­ rant sacer quiconque porterait atteinte à leur personne. Ce serment, cette charte jurée, reçut le nom de lex sacrata, bien que ce ne fût pas réellement une loi113. En outre une telle notion s’est transformée au cours de la République : on ne parle plus d’une seule lex sacrata mais de leges sacratae. L’expression est fréquente chez Cicéron ; elle n’est pas inconnue de Tite-Live : au moment de l’institution du décemvirat, les plébéiens acceptent que les décemvirs soient tous choisis parmi les patriciens à condition que l’on n ’abroge « ni la loi Icilia ni en outre les lois sacrées114 ». Comment interpréter ce pluriel ? Un passage de Festus permet de supposer qu’il y eut plusieurs décisions prises par la plèbe au moment de la première sécession115, sans qu’il soit possible d ’en préciser le contenu : les textes se bornent à citer la lex sacrata sur les tribuns qu’ils qualifient de lex prima ou de lex antiqua116. Cette dernière expression laisse penser que les leges sacratae regroupent des mesures plébéiennes de dates diverses. Elles englobent ainsi des dispositions variées qui ont en commun de protéger la plèbe ; il semble même qu’il s’y soit ajouté des lois centuriates protectrices de la plèbe117. Grâce au 112. Tite-Live II, 8, 2 : sa cra n d o q u e cu m

a n te o m n e s d e p r o u o c a tio n e a d u e r su s m a g is tr a tu s a d p o p u lu m

b o n is c a p ite

e iu s r e g n i o c c u p a n d i q u i c o n s ilia

in is s e t g r a ta e

in

u u lg u s

Cette loi ne fait pas partie des lois sacrées pas plus que les l e g e s r e g i a e citées par Festus (5, 360 L) qui prévoient une telle sanction. Voir les remarques de A. M agdela in , L a l o i à R o m e y p. 57-58. 113. A. M a g d e la in , p. 59 : « La l e x s a c r a t a est un serment collectif de rebelles. Ici serment et l e x s’identifient. » Il s’agit, ajoute l’auteur, d ’un emploi peu conforme à la nature du mot l e x . Notons en outre que cette dénomination est sans doute tardive, rares sont les l e g e s au début du v* siècle. 114. III, 32, 7 : Admiscerenturne plebei controuersia aliquamdiu fu it : postrem o con­ cessum patribus m odo ne lex Icilia de A uentino aliaeque sacrataeque leges abrogarentur. Ce passage est souvent utilisé pour prouver que la loi Icilia faisait partie des leges sacra­ tae. A. M a g d elain (p. 58) y voit un exemple de lois centuriates protectrices de la plèbe englobées dans les lois sacrées. La question reste très discutée : v. en dernier lieu F . Serra o , Legge e società, p. 130 et suiv. qui en fait une loi sacrée. L’édition de J. B a y e t et G. B a ille t (Belles Lettres, 1943, p. 50) permet une autre interprétation « N ’y a-t-il pas ici faux-sens de Tite-Live sur un hellénisme de sa source (les autres lois, entendez les lois sacrées) ? » En fait, une telle utilisation de alius existe en latin et n ’est pas inconnue de Tite-Live : IV, 41, 8 : missa plaustra aliaque iumenta ; on envoya des chariots et en outre des bêtes de somme. Il s’agit donc dans ce passage de la « loi Icilia et en outre des lois sacrées » et rien ne prouve que la loi Icilia faisait partie des lois sacrées. Sur cet emploi de alius voir M. Leumann, J.B. H ofm an, A. S z a n ty r, Lateinische Grammatik, Bd 2, p. 208. 115. Festus 42 L s . u . S a c r a t a e l e g e s : . . . s u n t q u i e s s e d i c a n t s a c r a t a s q u a s p l e b e s le g e s f u e r e .

iu r a ta in M o n t e S a c r o s c iu e r it .

116. Cicéron, P r o T u l l i o 20, 47 : A t q u e i l l e . . . r e c i t a u i t . . . l e g e m a n t i q u a m d e l e g i b u s Festus, S a c e r M o n s 422-424 L parle de l e g e t r i b u n i c i a p r i m a . 117. A. M a g d elain (p. 58) cite une l e x s a c r a t a m i l i t a r i s (Tite-Live VII, 41, 4) de 342 et mentionne la l e x I c i l i a (cf. η. 114).

s a c r a tis .

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serment qui les garantissait, ces lois d’origine sacrée ne pouvaient être abrogées118, elles occupaient donc une place à part. Elles conservent leur place exceptionnelle à la fin de la République. Ces lois fondamen­ tales de la plèbe deviennent des lois essentielles pour Rome : elles sem­ blent refléter les principes de la cité. Lorsque Cicéron veut montrer que les priuilegia sont en contradiction absolue avec les principes de la cité, il rappelle que cette interdiction se trouvait dans les leges sacratae ainsi que dans les XII Tables119. Il en fait donc des lois inséparables de la cité et de l’ordre qu’elles créent : elles fixent des principes qui ont, en quelque sorte, une valeur constitutionnelle ; d’où leur importance. La loi des XII Tables, les leges sacratae, la loi sur la prouocatio jouent donc un rôle particulièrement important dans la pensée romaine : elles contiennent en effet des principes fondamentaux pour la cité ; ils s’imposent et doivent s’imposer à tous. Et c’est ce qui les dis­ tingue des autres lois. Le livre XXXIV de Tite-Live le fait voir avec une netteté toute particulière : les premiers chapitres traitent de l’abrogation de la lex Oppia ; deux discours opposés furent prononcés à cette occa­ sion : Caton l’Ancien se refusait à l’abrogation en affirmant la nécessité d’un respect absolu des lois. Le tribun L. Valerius lui répond en opé­ rant une distinction essentielle : il oppose en effet les lois liées aux cir­ constances, comme la lex Oppia, que l’on peut abroger quand le besoin s’en fait sentir, et des lois dont Γutilité est perpétuelle et que l’on ne saurait abroger120. De ces lois font partie la loi des XII Tables et les ueteres leges regiae nées avec la cité, dit l’orateur. Il s’agit donc des lois que nous avons énumérées : si L. Valerius peut les faire naître avec la cité, c’est que la prouocatio, aux yeux des Romains, existait à l’époque royale. Nous voyons ainsi qu’il existe des lois occupant une place excep­ tionnelle dans la cité romaine ; on pourrait les qualifier de constitution­ nelles. Ce terme ne nous paraît pas parfaitement adéquat : d’une part il est inexact de parler de constitution à Rome, d’autre part un certain 118. A. M agdelain, p. 59 et suiv. 119. De domo 17, 43 : Vetant leges sacratae, uetant X I I tabulae leges priuatis inrogari ; Pro Sestio 65 : Cum sacratis legibus et X I I tabulis sanctum esset ne cui priuilegium inrogari liceret. D’autres passages montrent que Cicéron a tendance à unir les leges sacra­ tae et les XII Tables ; par exemple De legibus II, 7, 18 : Sunt certa legum uerba, Quinte, neque ita prisca ut in ueteribus X I I sacratisque legibus ; Pro Tullio 20, 47 ; De offi­ ciis III, 31, 111 ; F. S e rra o , Cicerone e la lex publica, Ciceroniana, 3, 1978, p. 79-110, croit même à l’existence d ’un recueil de lois sacrées à la fin de la République. 120. XXXIV, 6, 4 : Ego enim quem ad modum ex iis legibus quae non in tempus ali­ quod sed perpetuae utilitatis causa in aeternum latae sunt, nullam abrogari debere fateor, nisi quam aut usus coarguit aut status aliquis rei publicae inutilem fecit, sic quas tempora aliqua desiderarunt leges, mortales ut ita dicam, et temporibus ipsis mutabiles esse uideo. Quae in pace lata sunt, plerumque bellum abrogat, quae in bello, pax, ut in nauis administratione alia in secunda, alia in aduersa tempestate usui sunt. Haec cum ita natura dis­ tincta sint, ex utro tandem genere ea lex esse uidetur quam abrogamus ? Quid ? Vetus regia lex, simul cum ipsa urbe nata aut, quod secundum est, ab decemuiris ad condenda iura creatis in duodecim tabulis scripta... ? Nous reviendrons longuement sur les problè­ mes que pose ce passage dans le chapitre V, p. 275.

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nombre de mesures qui ont établi des réglementations en droit public ne sont jamais évoquées121 : la loi qui déclare sacer celui qui tente de réta­ blir la royauté n'y figure pas ni la lex Hortensia ou la lex Villia annalis dont l'importance est pourtant indéniable. Aussi préférons-nous, à pro­ pos des mesures que nous venons de mentionner, parler de lois fonda­ mentales. Sous l'Ancien Régime, ce terme désignait des lois pourvues d ’une autorité supérieure qui s'imposaient même au souverain tant étaient grandes leur autorité et leur ancienneté. Il nous paraît donc qu’une notion voisine se développe à Rome à la fin de la République : certaines lois acquièrent une autorité supérieure parce qu’elles expriment des principes fondamentaux pour la cité. 3. Les projets de codification Ces idées devraient trouver leur aboutissement logique dans une constitution qui contribuerait à fonder la cité sur des lois ; mais cette notion n’apparaît pas vraiment. On voit toutefois s'esquisser des projets qui ont pour but de doter la cité de lois simples et claires, mais il s'agit essentiellement d’une codification. Deux hommes ont formé ce projet : Pompée et César. Les rensei­ gnements qui nous sont parvenus sur la tentative du premier sont mai­ gres ; ils se réduisent en effet à une notice d'Isidore de Séville : « Le premier, Pompée, pendant son consulat, voulut entreprendre de réunir les lois en livres, mais il ne persista pas dans cette tentative par crainte des détracteurs122. » L'authenticité de cette tentative, pour laquelle nous n’avons qu'un seul témoignage et fort tardif, a pu paraître discutable123 en l’absence d’autre documentation ; elle rejoint en tout cas un projet du même ordre, celui de César. Isidore de Séville précise que César forma le même projet et Suétone l’expose avec plus de détails : « il se proposait de réduire le droit civil et de rassembler en un tout petit nom­ bre de livres ce qu'il y avait de meilleur et d’indispensable dans la foule 121. E . F e r e n c z y (Die Grundgesetze des römischen Republik, S e i n u n d W e r d e n im Festgabe für Ulrich von Lübtow, Berlin, 1970) étudie cette question. Aux lois que nous venons d ’étudier, il ajoute d ’autres lois qui ont établi des principes « constitution­ nels » comme les lois liciniennes de 367 qui garantiraient l’accès des plébéiens au consulat ou la l e x H o r t e n s i a qui assimile lois et plébiscites. Il inclut également dans sa liste, pour les mêmes raisons, la l e x V i l l i a a n n a l i s ; la l e x C a e c i l i a - D i d i a d e m o d o l e g u m p r o m u l g a n ­ d a r u m . L’importance de ces lois ne nous paraît évidemment pas négligeable : elles n’ont toutefois pas joué le même rôle dans l’idéologie romaine. 122. Isidore de Séville, E t y m . V, 1 , 5 : L e g e s a u t e m r e d i g e r e i n l i b r i s p r i m u s c o n s u l P o m p e i u s i n s t i t u e r e u o l u i t , s e d n o n p e r s e u e r a u i t o b t r e c t a t o r u m m e t u . Sur Isidore de Séville et le droit, voir J . D e C h u r r u c a , L a s i n s t i t u t i o n e s d e G a y o e n S a n I s i d o r o d e S e v i l l a , Bilbao, 1975. 123. Elle est en tout cas nettement affirmée par E. P ô lay , Der Kodifikationsplan des Pompeius, A c t a a n t i q u a H u n g a r i c a , 13, 1965, p. 85-95 ; ce projet aurait été formé pen­ dant le troisième consulat de Pompée en 52. R e c h t,

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immense des lois éparses124». Le témoignage de Suétone nous permet de préciser le sens de ces deux tentatives. Elles ont un but évident : mettre de l’ordre dans la multitude des lois pour en dégager les mesures essentielles ; nombreuses sont en effet les remarques de Cicéron ou de Tite-Live qui soulignent le nombre important des lois. Les modifica­ tions législatives si fréquentes, la multiplication des lois à la fin de la République ont sans doute amené les Romains à en prendre conscience et les remarques des écrivains, bien loin d’être une amplification rhéto­ rique, prouvent au contraire qu’ils n’ont pas oublié ce problème, que nous analyserons plus loin125. Les projets de Pompée et de César mon­ trent le même désir de lui trouver une solution. Ils se proposaient de réduire « cet amas de lois entassées les unes sur les autres », selon la formule de Tite-Live126, à un petit nombre. Codifier le droit, c’est le réduire à quelques données essentielles : ces dispositions s’opposent ainsi à la multitude désordonnée des lois qui s’abrogent totalement ou partiellement, ou bien se contredisent. On peut également penser que ces lois seraient non seulement réunies en livres, mais ordonnées en un tout. Le but de cette codification était sans doute d’enregistrer les prin­ cipaux changements dans le droit. Il nous montre en même temps que s’esquisse un idéal de législation : celui d’un petit nombre de lois, sim­ ples et claires. Ces deux projets permettent de mesurer combien la loi s’est trans­ formée depuis ses origines. Sans doute n’est-il pas extraordinaire de parler de codification. La loi des XII Tables était à cet égard un précé­ dent dont l’importance est indéniable et nous avons vu la place qu’elle occupait dans les lois romaines. Toutefois, vers 450, lorsque les décem­ virs ont reçu mission de codifier les lois, cette rédaction et cette publi­ cation avaient pour but de résoudre une crise sociale ; aussi le code se borne-t-il à fixer des points litigieux127. Tel n’est pas le cas à la fin de la République. Il s’agit alors de fixer des principes généraux, de réduire les lois en nombre pour ne laisser subsister que les principales. Ce pro­ jet s’inscrit donc parfaitement dans le nouvel état d’esprit de cette épo­ que : il est inséparable de l’idée que les institutions de la cité sont fon-

124. Isidore, i b i d . D e i n d e C a e s a r c o e p i t i d f a c e r e , s e d 44, 3 : i u s c i u i l e a d c e r t u m m o d u m r e d i g e r e

D iu u s I u liu s

a n te in te r f e c tu s e r a t.

Suétone,

a tq u e e x im m e n s a d iffu s a q u e

c o p i a o p t i m a q u a e q u e e t n e c e s s a r i a in p a u c i s s i m o s c o n f e r r e l i b r o s . Sur ce projet voir E. P ô la y , Der Kodifizieningsplan des Iulius Caesar, l u r a , 16, 1965, p. 27-51. 125. Voir p. 280-289. 126. Tite-Live III, 34, 6 (voir p. 179) ; Cicéron dans le P r o B a l b o 21 évoque aussi les innombrables lois de droit privé. Ces remarques ont quelquefois fait l’objet de critiques. On y voit l’écho d’un thème rhétorique sans valeur réelle pour la connaissance des lois, on oppose à ces réflexions la rareté des lois en droit privé (J. Gaudem et, É t u d e s s u r l e d r o i t e t l a l o i ) · Ces critiques nous paraissent sans fondement et la multiplication des lois à la fin de la République est au contraire un fait que les écrivains romains n ’ont pas négligé. 127. Voir L * i n f l u e n c e g r e c q u e s u r l a l o i d e s D o u z e T a b l e s , p. 50.

le g u m

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dées et doivent être fondées sur des lois. Quel que soit son objet, droit civil ou droit public128, il montre qu’à côté de mesures liées aux circons­ tances, les hommes politiques romains cherchaient à établir des disposi­ tions législatives fondamentales et presque « constitutionnelles ». En outre, ces projets sont inséparables des préoccupations de l’épo­ que : ils témoignent d ’un souci de classification et de simplification qui se manifeste largement à la fin de la République. Déjà, au début du Ier siècle, Q. Mucius Scaevola le Pontife ne s’était pas contenté de don­ ner des livres de responsa, mais s’était livré à un exposé systématique dans ses livres sur le droit civil, en classant et en organisant les règles de droit, en formulant des définitions129. Il avait ainsi distingué des gen­ res et des espèces dans les institutions juridiques : il y avait, à ses yeux, plusieurs formes de tutelle ou de possession. L’œuvre de Scaevola manifeste par là un premier effort pour utiliser des catégories logiques, pour appliquer la διαίρεσίζ au droit romain et construire un système. Cette tendance se retrouve avec Ser. Sulpicius Rufus à la fin de la République : il use des mêmes méthodes que Scaevola en recourant plus nettement encore à la dialectique puisque Cicéron pouvait opposer dans le Brutus Vars de ce dernier à 1'usus de son prédécesseur130. Les juristes se livrent ainsi à tout un travail de classement et de simplification du droit ; certes, il garde avant tout des applications pratiques, mais c’est une « révolution scientifique131 » dans l’histoire de la jurisprudence. Le De oratore nous montre aussi que de telles préoccupations

128. E. P ô la y (art. cit.) s’interroge longuement pour savoir quel fut l’objet des codi­ fications de Pompée et de César : Suétone parle en effet de i u s c i u i l e et de l e g e s , Isidore simplement de l e g e s . Pour l’auteur il s’agit de deux domaines différents : les l e g e s repré­ sentent le droit public, par opposition au i u s c i u i l e . En fait, le terme de l e g e s employé par Isidore de Séville est bien vague et se distingue mal du i u s ; l’opposition i u s / l e x s’est net­ tement transformée au Bas-Empire (cf. J. G audem et, I u r a , 1950). La terminologie de Suétone est plus précise mais il n ’est pas sûr qu’il faille distinguer strictement i u s et l e x . (Sur cette question, voir chapitre IV, p. 221-224.) 129. A. Schiavone. N a s c i t à d e l l a g i u r i s p r u d e n z a , Bari, 1976 ; sur le contenu de l’ouvrage de Scaevola, A. W atson, L a w - m a k i n g in t h e l a t e r R o m a n R e p u b l i c , p. 143-158. Les procédés de division chez les juristes ont suscité de très nombreuses études : voir en dernier lieu M. T alam an c a , Lo schema genus-species nelle sistematiche dei giuristi romani, L a f i l o s o f i a g r e c a e i l d i r i t t o r o m a n o , t. II, Rome, 1977. 130. B r u t u s A l , 152. Sur l’œuvre de Servius, P. Stein, The place of Servius Sulpicius Rufus in the development o f Roman Legal Science, F e s t , f ü r F . W i e a c k e r , Göttingen, 1978, p. 175-183. O. B ehrends (dans différents travaux : Die Wissenschaftslehre im Zivilrecht des Q. Mucius Scaevola pontifex maximus, N . G . G . , 1976, p. 265-304 ; Les « vete­ res » et la nouvelle jurisprudence à la fin de la République, R . H . D . , 55, 1977, p. 7-33 ; Tiberius Gracchus und die Juristen seiner Zeit, D e r P r o f i l d e s J u r i s t e n i n d e r e u r o p ä i s c h e n T r a d i t i o n , F e s t . F . W i e a c k e r , 1980, p. 25-121) a cru pouvoir opposer deux tendances dans la jurisprudence républicaine : l’une stoïcienne, celle de Scaevola, l’autre académique, celle de Servius. Ainsi formulée une telle interprétation est extrêmement séduisante. Elle nous paraît toutefois très discutable dans l’application q u ’en fait l’auteur : on ne saurait réduire la théorie de l’Académie en matière de droit à un positi­ visme juridique (cf. chapitre IV, p. 243-4) ni la confondre avec le scepticisme comme l’auteur paraît le faire. 131. Selon la formule de P. Stein, R e g u l a e i u r i s , p. 24.

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étaient loin d’être étrangères à Cicéron : dans le livre I, il fait proposer à Crassus de « réduire tout le droit civil à un très petit nombre de gen­ res, de les partager en différents membres et d’exprimer par une défini­ tion l’essence particulière de chacun132 ». L’intention de l’écrivain est claire : il veut classer et disposer méthodiquement les données du droit pour en faire un système logique, qui rendrait plus accessible son étude. Nous ne connaissons pas la forme qu’avait prise un tel programme : seul un passage d’Aulu-Gelle nous laisse voir que Cicéron avait effecti­ vement écrit un De iure ciuili in artem redigendo133 mais dont le con­ tenu nous échappe. Ses théories trouvèrent cependant une réalisation pratique : dans l’édit qu’il rédigea en tant que proconsul de Cilicie, il avait adopté une division en deux chapitres et s’était soucié d’en classer les différentes rubriques134. La tendance systématique, l’effort de classification que nous décou­ vrons dans les œuvres des juristes ou dans celles de Cicéron s’appli­ quent surtout au droit civil ; mais les projets de codification révèlent le même souci d’organisation, la même volonté de réaliser un exposé méthodique étendu cette fois aux lois. Il n’est pas simplement le fait d’hommes politiques comme Pompée ou César, les juristes partagent le même souci. Si l’on en croit F. D’Ippolito135, les intentions de César auraient trouvé un appui dans la personne d’Ofilius. En outre, ce juriste qui était à la fois ami de César et un disciple de Ser. Sulpicius Rufus136 avait probablement laissé un ouvrage sur les lois comprenant une vingtaine de livres137 : il s’agissait de rassembler et de classer un matériel épars. La loi, que la jurisprudence laissait de côté à son ordi­ naire, devenait ainsi l’objet de recherches et d’études. C’est dire une nouvelle fois la place qu’elle tenait dans les préoccupations de l’époque, le rôle qu’elle joue dans la cité. Fonder la cité sur des lois, tel était aussi le projet de Cicéron dans le De legibus. Il cherchait ainsi à donner des lois pour l’État dont il avait 132.

D e o r a to r e

I, 42, 190 : ...

p a u c a s u n t, d e in d e e o r u m

u t p r im u m

q u a si q u a ed a m

o m n e i u s c i u i l e in g e n e r a d i g e r a t , q u a e p e r ­

m e m b r a d is p e r tia t, tu m p r o p r i a m

c u iu s q u e u im

Voir M. V illey , R e c h e r c h e s s u r l a l i t t é r a t u r e d i d a c t i q u e d u d r o i t r o m a i n , Paris, 1945 ; H .J. M e tte , l u s c i u i l e in a r t e m r e d a c t u m , Göttingen, 1954 ; F. Bona, L’ideale retorico ciceroniano ed il « ius ciuile in artem redigere », S . D . H . I . , 46, 1980, p. 282-382. Notons que cette tendance à la simplification, cette recherche d ’une for­ mule constituent une attitude fréquente chez Cicéron : dans le D e o f f i c i i s (III, 4, 19) il veut aussi établir une f o r m u l a dans le conflit entre le beau et l’utile. 133. Aulu-Gelle I, 22, 7. 134. A d A t t i c u m IV, 1, 15 : B r e u e a u t e m e d i c t u m e s t p r o p t e r h a n c m e a m διαιρέσω q u o d d u o b u s g e n e r i b u s e d i c e n d u m p u t a u i . Voir G. Pugliese, Riflessioni sulPeditto di Cicerone in Cilicia, S y n t e l e i a A r a n g i o - R u i z , Naples, 1964, t. II, p. 972-986 ; A .J. M ars­ h a ll , The structure of Cicero’s edict, A . J . P h . , 85, 1964, p. 185-191. 135. I g i u r i s t i e l a c i t t à , Naples, 1978, p. 91-112. 136. Comme nous l'apprend Pomponius, { D i g e s t e I, 2, 2, 45). 137. I b i d . : N a m d e l e g i b u s u i c e n s i m a e p r i m u s c o n s c r i b i t . On s’accorde (voir les réfé­ rences dans F. D 'ippolito, o p . c i t . t p. 105) pour corriger en X X I , ( o u X X ) l i b r o s c o n s c r i ­ b i t . Ofilius aurait également écrit sur l’édit prétorien.

d e fin itio n e

d e c la r e t.

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tracé le modèle dans le De re publica, comme il nous l’indique luimême138. Il reprend dès lors les principes fondamentaux de la cité romaine auxquels il donne une forme législative, même s’ils n’en avaient pas à l’origine. Cicéron en était d’ailleurs conscient et il s’en explique dans le De legibus : « S’il m’arrive d’en proposer aujourd’hui quelques-unes (des lois) qui n ’existent pas et n’ont pas existé dans notre cité, elles figureront presque toutes dans la tradition des ancêtres, qui avait alors force de loi139. » L’écrivain souligne ainsi l’originalité de sa démarche : il s’inspire des lois romaines puisque Rome constitue la meilleure forme d ’É tat140 mais il ne se borne pas à reprendre le droit exis­ tant, il réunit en un ensemble cohérent les lois et les usages. En établis­ sant une série de lois, il se montrait fidèle à l’esprit de son temps puis­ que la loi ne sert plus à apporter des précisions mais à fonder la cité. Il donne également aux conceptions de son époque un prolongement nou­ veau : les tentatives de Pompée ou de César s’arrêtaient à une codifica­ tion, c’est-à-dire à un travail de remise en ordre, forcément limité au droit positif. Cicéron, lui, prévoit une constitution : il n’entend pas seu­ lement fondre en un tout ordonné le droit existant, mais donner à la cité une organisation cohérente. Il le fait en regroupant à la fois les « lois fondamentales » et des usages qui, jusque-là, n’avaient jamais fait l’objet d’une loi. Telle loi crée le consulat et en fixe les attribu­ tions, alors que toute la tradition romaine a ignoré une telle mesure législative ; telle autre procède de même pour le sénat qui, lui aussi, appartient à cet « ordre naturel » de la cité où les lois sont inutiles. Cicéron prévoit donc une série importante de lois ; elles envisagent le droit sous tous ses aspects. Rome reçoit ainsi une constitution, bien que l’auteur n’entre pas dans le détail des réglementations, car il ne se pro­ pose pas de donner des lois complètes, mais leur substance141. Mais il établit un système cohérent ; comme dans les constitutions modernes, il énumère les différents « pouvoirs » (sénat, magistrat, peuple) puis envi­ sage leurs rapports. Le De legibus est donc un ouvrage extrêmement important de ce point de vue : il prolonge et enrichit les idées de son temps en leur donnant une portée nouvelle. Cette attitude originale trouve-t-elle un modèle dans la pensée grec­ que ? En écrivant un traité sur les lois, après un traité sur l’État idéal, Cicéron imite très évidemment Platon : en outre, il se réfère à ce philo­ sophe dans le De legibus et lui emprunte quelques-uns des thèmes majeurs de l’ouvrage, telle l’importance qu’il attache aux préambules 138. De legibus I, 5, 15. 139. Ibid. II, 10, 23 : Si quae a me fo rte hodie rogabuntur quae non sint in nostra re publica nec fuerint, tamen erunt fere in more maiorum qui tum ut lex ualebat. • 140. Comme il Ta montré dans le De re publica ; cf. De legibus 11, 10, 23. 141. II, 7, 18 : Leges autem a me eduntur non perfectae — nam esset infinitum — sed ipsae summae rerum atque sententiae. Les leges perfectae désignent peut-être des lois munies d ’une sanction (sur cette question voir p. 217.)

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des lois142. L’idée de fonder toute une cité sur des lois est-elle aussi empruntée à la philosophie grecque ? Dans les Lois, Platon propose en effet une législation systématique qui couvre toute l’organisation de l’État : attributions des magistrats, du conseil, des tribunaux, rapports des citoyens entre eux et avec l’État143. L’importance de la législation dans cet ouvrage tient d’abord au rôle que le philosophe attribue à la loi : il s’agit, comme dans la République, de réaliser la justice et la vertu, mais dans ce traité, il appartient à la loi de le faire. Les lois que propose le philosophe sont en outre fort détaillées. Tout le droit est ainsi fondé sur les lois, selon l’attitude qui est courante en Grèce144. Il serait donc assez logique de penser que Cicéron reprend cette idée ; nous avons également montré à propos des XII Tables que la notion de codification est empruntée à la Grèce145. Mais adopter la même inter­ prétation à propos de Cicéron revient à nier à peu près complètement le changement que nous avons voulu souligner dans ce chapitre : une nou­ velle conception de la loi est apparue ; la cité est fondée sur des lois. Il est ainsi inutile de se référer à la tradition grecque. Et le projet de Cicé­ ron n’est pas un simple décalque de celui de Platon. Il est également lié à sa conception personnelle de la loi.

C. LA LOI ET LA CONCORDE L’importance que reçoit la loi chez les écrivains romains s’explique aisément : ce n’est pas une interprétation artificielle de la législation mais le reflet de l’évolution qui se produit à la fin de la République. Il n ’est donc pas surprenant de voir se développer des notions comme celles de lois fondamentales ou de codification. Mais les écrivains romains ne s’en sont pas tenus là : ils ont élaboré une conception origi­ nale de la loi et de son rôle dans la cité, de même qu’ils ont réfléchi sur la place du peuple dans la cité. La loi apparaît ainsi comme un des élé­ ments essentiels de toute communauté organisée. 1. Le rôle unificateur de la loi A leurs yeux, en effet, la loi devient une composante fondamentale dans la cité. Elle est inséparable de la notion de ciuitas et de celle de 142. Il, 6, 14. 143. Sur cette législation et en particulier ses rapports avec le droit positif, voir l’introduction de L. G e r n e t à l’édition des Lois (Paris, Belles Lettres, 1951). 144. Sur cette idée voir p. 38-39. 145. Voir notre ouvrage sur les XII Tables, p. 50.

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populus. Cette idée s’exprime négativement aussi bien chez Tite-Live que chez Salluste. Deux termes suffisent à ce dernier pour suggérer qu’un groupement n’est pas une cité organisée : en parlant des Aborigè­ nes qui formèrent, selon certaines traditions, le premier noyau de peu­ plement à Rome, il écrit que c’était une « peuplade agreste sans lois et sans gouvernement146 ». L’historien veut ainsi souligner qu’ils vivaient dans l’anarchie et ignoraient toute espèce d’organisation politique. TiteLive, à son tour, suggère des idées voisines en décrivant la situation de Capoue après 210. Cette ville, qui avait accueilli Hannibal et ses trou­ pes, fut, après sa capitulation, privée de toute organisation munici­ pale147. Capoue qui n’a plus ni sénat, ni assemblée civique, ne saurait avoir de lois car elle est dépourvue d’organes délibérants et ne forme plus une cité148. Une même conviction s’exprime ainsi chez deux écri­ vains pourtant bien différents : il ne peut y avoir de cité sans lois. Ce point de vue est largement répandu au dernier siècle de la République. Dans le passage du De rerum natura qu’il consacre au droit et aux lois, Lucrèce associe les magistrats et les lois, qui deviennent ainsi insépara­ bles d’une cité organisée149. Cicéron qui est pourtant loin de partager les convictions épicuriennes du poète, ne dissocie pas non plus lois et cité puisqu’à ses yeux, une cité sans lois ne mérite pas le nom de cité150. Comment définir la loi dans une telle perspective ? Pour tous ces écrivains, elle est liée à l’idée d ’organisation : les exemples dont nous avons déjà fait état le font voir clairement. Une ciuitas, c’est-à-dire une cité qui possède des institutions et un pouvoir organisé, possède égale­ ment des lois. Elles sont même un élément essentiel. En effet, la loi garantit une espèce de stabilité par la certitude et les précisions qu’elle apporte. En outre, elle a, à la fin de la République, reçu un rôle nou­ veau : elle crée des institutions et peut donc fixer l’organisation de la cité entière. Cette idée n ’a pas seulement été développée pour Rome, elle a une portée générale : les exemples que nous avons cités le prouvent. 146. Catilina 6, 1 : Aborigines, genus hominum agreste, sine legibus, sine imperio, liberum atque solutum. On trouve une expression toute proche dans Jugurtha 18, 2 à pro­ pos des premiers habitants de P Afrique : E i neque moribus neque lege aut imperio cuius­ quam regebantur. 147. Pour le détail des événements, voir A .J. Toynbee, Hannibal*s Legacy, Oxford, 1965. 148. Tite-Live XXVI, 16, 9 : corpus nullum duitatis nec senatum nec plebis concilium nec magistratum esse ; sine consilio publico, sine imperio, multitudinem nullius rei inter se sociam ad consensum inhabilem fore. Une formule en apparence plus intéressante se trouve au livre IX, 20, 10 : se sine legibus certis, sine magistratibus agere querebantur. Mais il s’agit des habitants d ’Antium qui est une colonie de citoyens romains : c’est donc le droit romain qui s’y appplique. (Voir le corn, de W eissen b o rn -M u eller ad. loc. et les explications qu’ils proposent). 149. De rerum natura V, 1141-1144 : Res itaque ad sum mam faecem turbamque redibat Inde magistratum partim docuere creare luraque constituere ut uellent legibus uti. 150. De legibus II, 5, 12.

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Tite-Live et Cicéron ne se sont pas contentés de ces affirmations générales et, au demeurant, un peu vagues ; ils ont également appro­ fondi la fonction de la loi. En effet, ils ne lui ont pas seulement donné un rôle organisateur, mais un rôle dynamique. L’œuvre de Tite-Live le fait bien voir. Pour montrer la diversité des soldats qui composent l’armée d’Hannibal, il affirme que ces peuples n’avaient en commun ni lois, ni usages, ni langue151. Il suggère ainsi que des lois peuvent uni: un groupe ou un peuple au même titre qu’une langue commune. Mais c’est surtout à propos de l’œuvre « constitutionnelle » de Romulus que le rôle unificateur de la loi est largement mis en lumière ; en décrivant les débuts du règne de Romulus et de la naissance de la cité, l’historien écrit en effet : « Romulus, après avoir convoqué en assemblée cette foule qui ne pouvait former un corps politique par le moyen des lois, fixa des règles de droit152. » Nous avons déjà commenté ce passage en montrant les problèmes historiques qu’il posait153. Le rôle attribué à la loi par l’historien nous paraît mériter un commentaire tout aussi appro­ fondi. Dans ces lignes, il oppose en effet la foule inorganisée qu’il qua­ lifie de multitudo et le peuple qui est membre d’une duitas, qu’il dési­ gne sous le nom de populus. Il montre également que le passage de l’une à l’autre est lié au développement des institutions. Tite-Live dis­ tingue ainsi une foule dépourvue d’unité et une communauté organisée et unie : l’expression imagée unius populi corpus évoque un organisme dont toutes les parties sont solidaires154. L’opposition entre multitudo et populus se retrouve dans un contexte voisin chez Cicéron ; dans le livre I du De re publica, il définit ainsi le populus : « Un peuple n’est pas n’importe quelle réunion d’hommes rassemblés n’importe comment, mais la réunion d’une multitude unie par un droit sur lequel tous s’accordent et des intérêts communs155. » Il y a une parenté manifeste entre Tite-Live et Cicéron : ils distinguent l’un et l’autre un groupement dont les membres n’ont rien en commun et un peuple qui forme une société unie. Ils soulignent l’un et l’autre le rôle des lois ou du droit dans cette union. Ces deux auteurs paraissent donc avoir une inspira­ tion commune. Tite-Live utilise cependant des termes plus forts que 151. XXVIII, 12, 3 : ... Non lex, non mos, non lingua communis... ; XXX, 33, 8 : non lingua, non mos, non lex... eadem... 152. Tite-Live I, 8, 1 : Rebus diuinis rite perpetratis uocataque ad concilium multitu­ dine quae coalescere in populi unius corpus nulla re praeterquam legibus poterat, iura dedit. 153. Voir p. 89. 154. Cette expression apparaît à plusieurs reprises chez Tite-Live et désigne chaque fois un peuple qui forme un tout ; XXVI, 16, 9 à propos de Capoue : corpus nullum duitatis ; XXXVIII, 34, 3 : unius corporis fo re ; XXXIV, 9, 3 ; cf. De officiis 1, 25, 85 : totum corpus duitatis. Sur les conséquences de cette idée en matière pénale et ses origi­ nes, voir chapitre VII, p. 357. 155. De re publica I, 25, 39 : Populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis iuris consensu et utilitatis communione sociatus.

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ceux de l’orateur : là où l’auteur du De re publica parle d’union et d’accord (idée qui est rendue par sociatus puis consensus) l’historien parle de fusion (coalescere) et insiste plus vivement que Cicéron sur l’union totale qu’expriment les termes unius populi corpus. Il ne veut pas seule­ ment souligner le passage d ’un groupe dont les liens sont fort lâches et qui est constitué d’individus très dissemblables, à une communauté structurée, mais montrer comment un groupe sans unité se transforme en une totalité organique. Ce rôle considérable appartient aux lois ; bien que Romulus se soit contenté de donner des iura, il ne semble pas y avoir d’opposition majeure entre les deux termes pour l’historien156. La même idée prend une forme un peu différente dans le De re publica. Dans d’autres paragraphes de ce dialogue, Cicéron fait de la loi « le lien de la société civile157 », mais lorsqu’il s’agit de définir le populus, il ne mentionne pas la loi mais le ius. Le sens exact de ce terme peut paraître difficile à saisir, et il a fait l’objet de très nombreu­ ses interprétations qu’il serait trop long de rapporter ici158. La parenté qui existe entre Cicéron et Tite-Live, le parallèle avec d ’autres passages qui énoncent des idées voisines, tel celui que nous venons de citer, nous laissent penser que ius n ’est pas ici un équivalent de iustitia, comme on l’a cru quelquefois159, mais qu’il a son sens le plus courant en latin et désigne le droit. Si lex indique des mesures qui sont élaborées selon une procédure déterminée, ius reste plus vague160. Cicéron a préféré le second de ces termes : il lui permet de regrouper des principes, des usa­ ges et des règles qui ne rentrent pas forcément dans des dispositions législatives. Il se montre ainsi plus souple et plus nuancé que Tite-Live. Ces deux écrivains ont bien sûr en commun d’avoir souligné le rôle unificateur de la loi. Il ressort en effet de ces deux passages qu’elle a une double fonction : elle fonde d’abord l’organisation de la cité ; cette

156. Voir p. 221-224. 157. D e r e p u b l i c a I, 32, 48 : C u m l e x s i t c i u i l i s s o c i e t a t i s u i n c u l u m . 158. M. P o h l e n z , Cicero De re publica als Kunstwerk, F e s t s c h r i f t R . R e i t z e n s t e i n , Leipzig, 1931, p. 70 et suiv. ; V. P o e s c h l , R ö m i s c h e r S t a a t u n d g r i e c h i s c h e S t a a t s d e n k e n b e i C i c e r o , Berlin, 1936 ; R. S t a r k , R e s p u b l i c a , Diss. Göttingen, 1937 ; Ciceros Staats­ definition, L a n o u v e l l e C l i o , 6, 1954, p. 56-69 ; H. D r e x l e r , Res publica, M a i a , 9, 1957, p. 247-281 ; 10, 1958, p. 3-37 ; K. B u e c h n e r , Die beste Verfassung, S t u d i I t a l i a n i d i F i l o l o g i a C l a s s i c a , 1952, p. 37-40 ; E . P a h n k e , S t u d i e n U b e r C i c e r o s K e n n t n i s u n d B e n u t z u n g d e s A r i s t o t e l e s u n d d i e H e r k u n f t d e r S t a a t s d e ß n i t i o n R e p . /, 39, Diss. Freiburg im B r., 1962 ; L. P e r e l l i , La definizione e Porigine dello stato nel pensiero di Cicerone, A t t . A c c a d . S c i e n z . d i T o r i n o , 106, 1972, p. 281-309 ; F. C a n c e l l i , Iuris consensu nella defi­ nizione ciceroniana di ‘res publica’, S t u d i D o n a t u t i , Milan, 1973, t. I, p. 211-235 ; R. W e r n e r , Ueber H erkunft und Bedeutung von Ciceros Staatsdefinition, C h i r o n , 3, 1973, p. 163-178 ; H .P . K o h n s , Consensus iuris, communio utilitatis, G y m n a s i u m , 81, 1974, p. 485-498. 159. On trouvera un résumé des différentes interprétations de ce passage dans l’article de F. C a n c e l l i : i u s passe tantôt pour un synonyme de l e x ou un équivalent de i u s t i t i a ; voir également les remarques de H .P . K o h n s , art. cit. Sur le droit et l’accord de tous, voir p. 226-7. 160. Voir p. 225.

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dernière naît le jour où elle reçoit une série d’institutions qui en font une communauté ordonnée. Nous retrouvons ici les idées que nous avons développées plus haut sur le rôle organisateur de la loi. De l’organisation naît l’union et ainsi apparaît la seconde fonction de la loi. Pour comprendre ce que veulent indiquer les deux écrivains, il faut d’abord penser aux composantes traditionnelles que nous avons étudiées dans les chapitres précédents. La loi fait partie des biens communs à tous ; elle s’adresse à tous les citoyens et établit des règles communes à tous161. Elle applique des sanctions identiques : elle crée ainsi une unité indéniable dans la cité. Cette idée est développée par Tite-Live dans un passage du livre XXXVIII. Il présente en ces termes l’entrée de Sparte dans la confédération achéenne : « Les Spartiates devaient abandonner les lois et les institutions de Lycurgue et s’habituer aux lois et institu­ tions des Achéens, ils formeraient ainsi un corps unique et s’accorde­ raient plus facilement sur to u t162. » La seconde partie de cette phrase nous paraît être un commentaire de l’historien : à ses yeux, des lois identiques créent une unité indéniable dans un groupe et, à plus forte raison, dans une cité. Mais la loi ne s’adresse pas seulement à tous, elle est également l’œuvre de tous les citoyens : tous prennent part à son élaboration. Nous avons vu dans le chapitre précédent combien une telle idée est importante : il ne saurait y avoir unité dans l’État si tous les citoyens ne participent pas aux décisions communes que sont les lois ; l’exemple de Capoue le montre clairement : cette ville, privée de toute institution et de tout organe délibérant163, n’a plus rien pour unir les citoyens. Le vote des lois apparaît ainsi comme une entreprise commune ; il rappro­ che les citoyens et peut les unir. Nous voyons donc s’esquisser le rôle unificateur de la loi : il est inséparable de ses caractères traditionnels ; mais il les dépasse et leur donne une portée nouvelle. La loi reçoit par là un rôle dynamique dans la cité. La réflexion des écrivains les a donc amenés à donner une place extrêmement importante à la loi. Le rôle qui lui est attribué traduit les transformations que connaît la loi à la fin de la République. Il révèle également une analyse approfondie des problèmes de la cité. Elle s’accomplit à l’aide de la philosophie ; de nombreux travaux se sont d’ailleurs attachés à l’analyse du populus dans le De re publica pour en dégager les sources philosophiques. La définition cicéronienne a été très souvent rapprochée des définitions stoïciennes. Chrysippe avait en effet affirmé que le peuple est « un groupe d’hommes gouvernés par la

161. Voir p. 65-6. 162. XXXVIII, 34, 3 : Lycurgi leges moresque abrogarent, Achaeorum adsuescerent legibus institutisque ; ita unius eos corporis fo re et de omnibus rebus facilius consensuros. 163. XXVI, 16, 9. Tite-Live insiste nettement sur l’absence d ’unité : multitudinem nul­ lius rei inter se sociam ad consensum inhabilem fore.

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loi« ou encore « un groupe d ’hommes habitant au même endroit et gouvernés par la loi164 ». Une telle définition n’est pas sans rapport avec le De re publica : on y voit qu’un peuple est un groupe possédant une organisation. La loi n’est pas non plus absente de cette organisa­ tion : elle domine le peuple et vraisemblablement en maintient l’unité. Mais s’agit-il de la loi de la cité ? Les définitions stoïciennes que nous venons de citer ne donnent aucun élément de précision mais s’appli­ quent plutôt à la loi de la nature, éternelle et universelle, conforme à la raison. Elle constitue en effet la base de toute communauté politique et les lois de la cité doivent s’en inspirer. En outre, cette loi naturelle dis­ pose l’homme à vivre en société. Lorsque Chrysippe souligne le rôle de la loi qui unit le peuple, il veut sans doute parler de cette loi « reine de toutes choses, des choses humaines comme des choses divines165 ». C’est elle qui lie les hommes ainsi que les hommes et les dieux. Ainsi apparaît une première différence entre les stoïciens et les définitions romaines. Ces dernières s’attachent avant tout à la cité : les passages que nous avons cités plus haut le font bien voir ; il est extrêmement difficile d’y voir une allusion à une loi de la nature. Ce n’est pas la seule différence qui existe entre la définition cicéronienne et les œuvres stoïciennes. Le De re publica est loin d’être un simple décalque de celles-là. Il n’y a pas en effet beaucoup de points communs entre la formule de Chrysippe : ύπό νόμον διοιχούμενον et celle de Cicéron : iuris consensu sociatus. L’auteur du De legibus met d ’abord en lumière le rôle actif des hom­ mes qui s’accordent sur le droit alors que la définition stoïcienne en accentue l’aspect passif166. En outre l’idée dominante dans le De re publica est celle d ’unité, d ’union active : elle se fait grâce au droit et à des intérêts communs. Rien de tel n’apparaît chez Chrysippe. L’influence du stoïcisme ne permet donc pas d’expliquer précisément les sources de Cicéron. Et les réserves qu’il est légitime de faire sur ce point, ont amené à proposer d ’autres sources. Dans son étude sur Cicé­ ron et Aristote, E. Pahnke167 souligne la résonance aristotélicienne de cette définition. Le philosophe grec a en effet largement insisté sur l’idée de communauté qui est pour lui liée à celle de cité. Dans la Poli­ tique, il affirme notamment que toute cité est une sorte de communauté poursuivant un intérêt commun168. Et cet intérêt commun donne nais­ sance à des rapports de droit, comme nous l’apprend YÉthique à Nico­ maque169. Une telle interprétation insiste nettement et avec raison sur la communauté d’intérêts qui compose la cité. Mais elle ne nous aide pas à préciser le rôle de la loi : si la notion de rapports de droit apparaît 164. 165. 166. 167. 168. 169.

Voir M. P ohlenz , R. Stark et E. P ahnke ; S. V.F. III, 327 ; 329. S. V.F. III, 314. Comme Ta souligné avec raison R. Stark . Pages 116-118. Politique I, 1, 1252 et suiv. ; cf. VII, 1328 a. Ethique à Nicomaque VIII, 11, 1259 b 25.

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clairement, on ne voit pas comment la loi peut contribuer à une telle union. Or c’est là sa fonction essentielle : Cicéron nous explique en effet dans le De officiis que les lois ont pour but de maintenir Punion entre les citoyens170. Or nous trouvons de telles idées chez Platon. Et l’influence que son œuvre exerça sur Cicéron n’est pas négligeable171. La lecture de ses trai­ tés l’a-t-elle aidé à souligner le rôle unificateur de la loi ? L’auteur du Gorgias a fréquemment affirmé qu’il cherchait à créer une cité unie : c’est en effet la désunion qui perd les constitutions ordinaires172. Aussi Platon souhaite-t-il que les gardiens « pensent unanimement avoir le même intérêt et tendent au même b u t173 ». Une éducation commune donnée aux garçons et aux filles, la communauté des femmes et des enfants et sans doute des biens communs à tous (pour les gardiens) devaient réaliser cet idéal. Il réapparaît dans le Politique : les dernières pages du dialogue nous montrent en effet comment l’art du politique consiste à unir étroitement en un tissu solide le caractère énergique et le caractère tempéré pour réaliser ainsi la concorde et l’amitié174. La loi n’a pas de place dans ces projets : une telle absence s’explique aisé­ ment. Dans la République, la primauté est accordée à l’éducation175. De même, le Politique souligne les limites de la loi car rien n’est supérieur au gouvernement éclairé du véritable politique176. En revanche, le traité des Lois accorde aux mesures législatives une place essentielle. Une telle législation a assurément pour but de réaliser la justice et la vertu et sup­ pose pour se maintenir que la discorde soit inconnue de la cité. L’his­ toire des États grecs que nous propose le livre III montre clairement que la désunion les a perdus et Platon peut conclure : « Il faut (...) gar­ der l’idée qu’une cité doit être libre, raisonnable et unie et que le légis­ lateur doit viser à ce résultat quand il fait des lois177. » Et toute la légis­ lation qu’il propose, les fêtes et les danses qu’il institue, l’éducation dont il trace le modèle ont ce seul but. La législation sert donc à ren­ forcer l’union dans la cité. Cette idée joue un rôle fondamental dans la pensée platonicienne : lorsque le philosophe évoque dans les Lois la cité idéale et le modèle de cité qu’il propose dans ce dialogue, il souligne bien que c’est l’union parfaite qui fait la valeur de la première ainsi que 170. c iu iu m

D e

o ffic iis

III, 5, 23 :

H oc

e n im

s p e c ta n t

le g e s ,

hoc

u o lu n t

in c o lu m e m

esse

c o n iu n c tio n e m .

171. Voir p. 17. 172. Pour tout ce qui suit voir J. de R om illy, Les différents aspects de la concorde dans l’œuvre de Platon, R e v u e d e P h i l o l o g i e , 46, 1972, p. 7-20. R é p u b l i q u e VIII, 545 d-e : « N’est-ce pas une vérité qui saute aux yeux que tout changement de constitution vient de la partie qui gouverne, quand la division se met entre ses propres membres... ? » (Trad. E. Chambry). 173. R é p u b l i q u e V, 462 a-e ; 464 d. 174. P o l i t i q u e 310 e ; 311 a ; 311 e. 175. R é p u b l i q u e IV, 423 e-424 a. Voir p. 445. 176. P o l i t i q u e 293 e-297 b. 177. L o i s III, 693 b.

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« toutes les lois qui font l’unité de la cité aussi grande qu’elle se peut178 ». 11 est vraisemblable que la pensée platonicienne a exercé une influence certaine sur Cicéron et Tite-Live : c’est en effet la seule œuvre philosophique qui développe nettement cette idée. Elle leur a permis de préciser le rôle de la loi dans la cité : elle n’est plus seulement un prin­ cipe d’organisation, elle unit les citoyens entre eux. Cicéron a indiqué à plusieurs reprises que le but de la loi était d’assurer le salut de la cité179. Détachées de leur contexte et de leurs sources philosophiques, ces affir­ mations peuvent paraître banales : il n ’est pas très original en effet de dire que la loi est un moyen et qu’elle sert à la survie de la cité180. A la lumière du platonisme, ces remarques prennent une tout autre impor­ tance : la survie de la cité est inséparable de son unité. La notion de salut de l’État n ’est plus alors l’expression d’un idéal vague : elle se réfère à l’existence même de la cité, inséparable de l’union de tous réali­ sée par les lois. 2. Loi et concorde La loi reçoit ainsi un rôle considérable puisqu’elle maintient la cité entière. Mais Tite-Live et Cicéron paraissent tracer le modèle d’une législation idéale, sans s’interroger sur la façon dont cet idéal peut se réaliser dans la pratique. Lorsque l’historien souligne le rôle de la loi dans la cité, il s’exprime de façon générale et n’envisage pas telle ou telle mesure particulière. Cicéron adopte le même point de vue : la défi­ nition du populus est une définition générale et abstraite. Lorsqu’il affirme dans le De legibus que les lois ont été découvertes pour assurer le salut des cités181, il définit un modèle, une législation parfaite. Une telle conception paraît donc relever de l’idéal, plus que d’une analyse minutieuse de la réalité. Cette attitude est peut-être liée aux sources philosophiques dont s’inspirent Cicéron et Tite-Live. Pour Platon, le meilleur modèle d’unité reste la cité parfaite qu’il a décrite dans la République et qu’il évoque dans les Lois ; elle permet de « voir, d’entendre, d’agir en commun » car il faut réussir à « faire que tous, autant que possible, louent et blâ­ ment d’une seule voix, aient les mêmes sujets de joie ou de peine182 ». Un tel régime suppose que l’on mette en commun biens, famille et sen178. L o i s V, 739 d. 179. Cette idée apparaît aussi bien dans les discours { P h i l . I, 9, 21) que dans les trai­ tés philosophiques : D e l e g i b u s , II, 5, 11 : C o n s t a t p r o f e c t o a d s a l u t e m c i u i u m d u i t a t u m q u e in c o lu m ita te m

in u e n ta s e s s e le g e s .

180. J. F reund, L * E s s e n c e 181. II, 5, 11. 182. L o i s V, 739 c-d.

d u P o litiq u e ,

Paris, Sirey, 1965.

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timents. Il implique une fusion totale qui reste un idéal : Platon recon­ naît dans les Lois qu’un « pareil régime dépasse des citoyens nés, for­ més et élevés comme les nôtres183 » et qu’il n’est pas complètement réa­ lisable dans la future cité. Mais le philosophe s’efforce tout de même d’assurer une certaine unité : il prévoit que les habitants auront des lots de terre égaux, il veut obtenir par des chants et des danses et par l’édu­ cation que la même opinion se forme chez tous184. Sa législation n’a d’autre souci que l’intérêt commun « car ce ne sont pas des lois bien faites celles qui ne l’ont pas été dans l’intérêt commun de la cité185 ». Quelques passages mettent clairement en lumière ce souci. Le philoso­ phe reconnaît par exemple que l’on peut faire quelques entorses au principe de l’égalité géométrique. D’une façon générale, il est préférable de respecter la règle qui consiste à accorder les honneurs proportionnel­ lement au mérite, mais il faut accepter de recourir parfois à l’égalité arithmétique si l’on veut éviter les séditions. Il vaut mieux céder sur ce point plutôt que de voir s’instaurer la discorde : aussi Platon admet-il de s’en remettre à l’égalité que crée le tirage au sort pour éviter le mécontentement populaire186. Il consent à mêler élections et tirage au sort dans la désignation des bouleutes187 et, dans la répartition des sacerdoces, il prévoit également que certaines charges seront électives et les autres tirées au sort : le mélange de ces deux types de recrutement dont l’un est démocratique, et l’autre moins, doit rendre « amies entre elles les classes populaires et les autres188 ». L’auteur de la République paraît donc avoir cherché non seulement en théorie mais dans la prati­ que à réaliser l’union de la cité par des lois qui se soucient de l’intérêt commun. Mais il ne s’agit pas d’une cité réelle puisque l’Étranger d’Athènes y trace le modèle d’une colonie. On a donc le sentiment que le rôle unificateur de la loi reste un idéal. C’est pourtant le critère qu’adopte Cicéron pour distinguer les bon­ nes lois des mauvaises ; et il n’hésite pas à analyser quelques lois dans cette perspective. Il envisage ainsi leur rôle unificateur dans son aspect pratique ; mieux, il se réfère à l’histoire romaine pour en dégager la valeur. A la fin du livre II du De officiis, où il étudie les bienfaits injustes, il examine l’attitude de ceux qui se veulent populaires. De tels

183. V, 740 a. 184. II, 659 d-e ; II, 671 a-e. 185. IV, 715 b ; voir également IX, 875 b : « L’art politique véritable ne doit pas se soucier du bien particulier, mais du bien général, car le bien commun assemble, le bien particulier déchire les cités. » 186. VI, 757 d : « Pourtant l’ensemble d ’une cité doit fatalement prendre parfois aussi ces expressions en un sens détourné, si elle ne veut pas admettre les séditions en quelqu’une de ses parties : n ’oublions pas que l’équité et l’indulgence sont toujours des entorses à la parfaite exactitude aux dépens de la stricte justice ; aussi doit-on recourir à l’égalité du sort pour éviter le mécontentement populaire... » 187. VI, 756 b-e. 188. VI, 759 a.

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hommes font des réformes agraires ou accordent des remises de dette. Leurs lois sont mauvaises, dit Cicéron, parce qu’elles « sapent les assi­ ses de l’État : d ’abord la concorde qui ne peut exister quand on enlève aux uns leur argent et qu’on le donne aux autres, ensuite l’équité que l’on supprime complètement s’il n’est pas permis à chacun de posséder ce qui lui appartient189 ». Et l’auteur d’expliquer comment naît la dis­ corde : les uns privés de leurs biens ne peuvent qu’être ennemis de l’État, les autres ne sont pas réellement heureux des terres qu’ils ont reçues190. Au contraire, les lois dignes de ce nom ne dissocient pas les intérêts des citoyens, ne les dressent pas les uns contre les autres et les maintiennent tous sous une même justice. Un tel passage est impor­ tant ; il nous paraît être une illustration parfaite de la fonction de la loi telle que Cicéron l’a définie à l’aide d’une tradition platonicienne. Il nous montre comment la philosophie permet non seulement de tracer un idéal mais d’interpréter une législation qui a réellement existé ; Cicé­ ron pense en effet à des exemples précis : les Gracques, Agis et Cléomène, les réformateurs Spartiates, et d’une façon générale tous ceux « qui se veulent populares » ; il leur opposera un peu plus loin l’atti­ tude prudente et habile d’Aratos de Sicyone. Les réformes agraires per­ mettent donc à Cicéron de définir clairement le rôle de la loi. Cet exem­ ple est particulièrement éclairant ; de telles réformes sont critiquables parce qu’elles enlèvent à certains leurs terres pour les donner à d’autres : et les citoyens dépouillés de leurs biens deviennent ennemis de l’État. A l’inverse, la loi devrait les unir, c’est-à-dire éviter de rendre une partie d’entre eux hostile à la cité : telle fut la conduite d’Aratos de Sicyone. Cet homme qui succéda à Nicoclès, réussit à satisfaire tous les habitants de Sicyone : ceux qui avaient reçu des terres de Nicoclès et ceux que le tyran avait dépouillés ; certains reçurent de l’argent et ren­ dirent les terres à leurs anciens propriétaires, d’autres les gardèrent et les anciens propriétaires furent indemnisés. Ce Grec fut habile, dit Cicé­ ron car il avait pensé qu’il « fallait s’occuper de tous (...) ne pas disso­ cier les intérêts des citoyens et les maintenir tous sous une même justice191 ». Une telle analyse nous permet de mieux définir l’interprétation de Cicéron et les philosophes qui l’ont aidé à l’élaborer : le livre II du De officiis est largement inspiré par Panétius, comme son auteur lui-même 189. De officiis II, 22, 78 : Qui se populares uolunt ob eamque causam aut agrariam rem temptant ut possessores pellantur suis sedibus, aut pecunias creditas debitoribus con­ donandas putant, labefactant fundam enta rei publicae, concordiam primum quae esse non potest cum aliis adimuntur, aliis condonantur pecuniae, deinde aequitatem quae tollitur omnis si habere suum cuique non licet. 190. Ibid. 79 : ... nam cui erepta res est, est inimicus, cui data est dissimulat, se acci­ pere uoluisse... 191. Ibid. 83 : A t ille Graecus (...) omnibus consulendum putauit, eaque est sum ma ratio et sapientia boni ciuis commoda ciuium non diuellere atque omnis aequitate eadem continere. Cicéron pose par conséquent un principe général.

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nous Pindique192. Cet exemple, emprunté au monde hellénistique, évo­ que les débats qui ont lieu autour des réformes agraires193 et provient très probablement du philosophe stoïcien. S’il s’est attaché à souligner le comportement modéré d’Aratos, avait-il également insisté sur l’exi­ gence de concorde que le De officiis met en lumière ? Nous avons vu plus haut les origines platoniciennes de cette idée : mais il est fort possi­ ble qu’elle ait été également développée par Panétius qui « avait sans cesse à la bouche le nom de Platon194 ». A la lumière de cette tradition, Cicéron peut préciser le rôle des lois ; elles doivent respecter l’intérêt commun et éviter les dissensions. Par là se voient condamnées sans appel toutes les législations qui ont pour but de favoriser une classe, un groupe aux dépens des autres. Dans le passage du De officiis qui nous occupe, Cicéron attaque pour cette raison les confiscations de biens opérées par Sylla ou César et les réformes qui ont divisé Rome, comme celles des Gracques : ne leur reprochait-il pas d’avoir déchiré la cité195 ? L’auteur du De re publica propose ainsi une conception de la loi bien différente des conceptions contemporaines : il n’admet pas que la loi puisse protéger un groupe ou une série de citoyens, qu’elle soit un moyen d’action utilisé par l’État en faveur des individus196. Cicéron refuse absolument de reconnaître la moindre valeur à de telles mesures quand elles risquent de dresser les citoyens les uns contre les autres. Dans cette perspective, la loi devient avant tout une mesure égalitaire, identique pour tous et ne saurait être autre chose. C’est peut-être cc qui explique l’importance que Cicéron attache à l’égalité qu’elle crée et son refus énergique des priuilegia. Il attaque en effet toutes les lois qui ne respectent pas ce principe d’égalité car elles ne sauraient maintenir l’unité de la cité ni la concorde parmi les citoyens. Elles sont donc mauvaises. On ne trouve sans doute pas d’analyse aussi claire et aussi détaillée dans l’œuvre de Tite-Live : il est vrai que son propos est de raconter l’histoire du peuple romain, et non de commenter les différentes lois. Mais il ne s’est pas contenté de définir leur rôle dans l’abstrait : nous avons vu que la participation de tous les citoyens au vote était pour lui 192. D e o f f i c i i s II, 17, 60 : P a n a e t i u s q u e m m u l t u m in h i s l i b r i s s e c u t u s s u m . . . 193. C. N ic o le t, L’inspiration de Tibérius Gracchus, R . E . A . , 1965. On trouve des questions du même ordre chez Polybe qui nous dit s’inspirer des Mémoires d ’Aratos (II, 56, 1) et nous rapporte un autre exemple qui traduit également la modération d ’Aratos (Polybe V, 93). Sur la question de V a e q u u m et du i u s t u m qui est liée à ces problèmes, voir p. 326. 194. D e f i n i b u s IV, 28, 70. Voir E. Des P laces, Le platonisme de Panétius, M e l . d ' A r c h . e t d ' H i s t 68, 1956, p. 83-93. 195. Nous pensons à la formule du D e o r a t o r e I, 9, 38 : r e m p u b l i c a m d i s s i p a u e r u n t . Sur l’attitude de Cicéron envers les Gracques, A. M ichel, R . E . L . , 38, 1960 ; J. B éran­ g e r in A u f s t i e g u n d N i e d e r g a n g d e r r ö m i s c h e n W e l t I, 1, Berlin, 1972, p. 733-763. J. G a illa rd , Que représentent les Gracques pour Cicéron ? B . A . G . B . , 1975, p. 499-529. 1%. Cf. J.M . C o tte r e t, L e p o u v o i r l é g i s l a t i f e n F r a n c e , Paris, L .G .D .J., 1962 et G. R ipert, L e d é c l i n d u d r o i t , Paris, 1949.

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un moyen de les unir. Il a également interprété les lois de ce point de vue. On le voit en particulier dans la présentation des luttes entre patri­ ciens et plébéiens. Les lois agraires sont l’une des principales occasions de conflit. En effet, ces mesures, comme les lois que Cicéron critique dans le De officiis, favorisent une partie des citoyens et suscitent de ce fait l’hostilité des autres. L’historien n’affirme pas clairement qu’il les désapprouve, mais la présentation des faits le laisse bien voir. En 486, au moment où Sp. Cassius propose la première loi agraire, l’historien souligne les troubles qu’entraînent de telles lois car « jamais la question n’a été reprise sans amener de graves désordres197 ». Cette remarque est précédée par une description de l’état des esprits. Tite-Live montre l’effroi des patres ennemis d ’une telle mesure et par là même hostiles aux consuls qui se rendent populaires par de telles lois198. A l’opposé, chaque fois qu’il parle de lois agraires, il insiste sur l’attrait qu’elles ont pour la plèbe : et c’est le substantif dulcedo qui traduit cette idée199. Ces projets qui ne sauraient plaire à la cité entière sont nécessairement un facteur de discorde : discorde entre patriciens et plébéiens, discorde entre les patres chaque fois qu’un consul favorise les plébéiens, discorde même entre les tribuns. La politique du patriciat consiste en effet à gagner un tribun à sa cause pour éviter que la loi ne soit proposée par un de ses collègues200. Tite-Live a donc mis fortement en lumière la dis­ sension que créent ces lois : même s’il ne les qualifie pas toujours de néfastes, la description qu’il fait de leurs conséquences suffit à le mon­ trer. L’historien est parfaitement conscient des dangers qu’elles entraî­ nent et il les souligne tous : la cité d’abord n’est plus unie. C’est bien ce que remarque le tribun Canuleius : il proposait en effet un plébiscite pour abroger la disposition des XII Tables qui interdisait le conubium entre patriciens et plébéiens. Aussi attaque-t-il cette mesure qui coupe la cité en deux201. Le verbe dirimere que Tite-Live met dans la bouche du tribun le révèle de façon expressive. Il n’y a plus une cité unie mais deux groupes qui se trouvent habiter la même ville, malgré leur hostilité réciproque. Une telle division est particulièrement néfaste ; les ennemis de Rome se sentent encouragés par une telle situation et n’hésitent pas 197. II, 41, 3 : T um prim um lex agraria promulgata est, numquam deinde usque ad hanc memoriam sine maximis motibus rerum agitata. 198. Ibid. 2 : Id multos quidem patrum ipsos possessores periculo rerum suarum ter­ rebat, sed et publica patribus sollicitudo inerat largitione consulem periculosas libertati opes struere. 199. II, 43, 1. A la différence de Yhumanitas (voir p. 351-2), une telle « douceur » n ’est jamais présentée sous un jour favorable. 200. II, 44, 3. C ’est ce qu’explique Appius Claudius : Neque enim unquam defuturum qui et ex collega uictoriam sibi et gratiam melioris partis bono publico uelit quaesi­ tam (...) Darent modo et consules et primores patrum operam ut, si minus omnes, aliquos tamen ex tribunis rei publicae ac senatui conciliarent. C ’est là une tactique constante de la part de l’aristocratie. 201. IV, 4, 10: Vos sub legis superbissimae uincula conicitis, qua dirimatis societatem ciuilem duasque ex una duitate faciatis.

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à attaquer les Romains qui ne sauraient être redoutables puisqu’ils sont divisés202. Tite-Live a ainsi souligné les conséquences dangereuses de ces mauvaises lois ; elles opposent patriciens et plébéiens et sapent les fon­ dements de la concorde. Tite-Live et Cicéron ont donc, sous l’influence du platonisme, accordé une place essentielle à la loi : elle est inséparable de la cité puisqu’elle a précisément pour fonction d’unir le peuple et de maintenir l’État. Ce point de vue les amène à insister avec force sur l’égalité stricte qui reste inséparable de la loi : celle-ci doit être générale, c’est-àdire traiter tous les citoyens de la même façon, sans favoriser un groupe et encore moins un citoyen. Cette exigence est étroitement liée à la fonction de la loi dans la cité et au maintien de la concorde auquel elle participe, comme le font remarquer Tite-Live et Cicéron. Ainsi s’expli­ que l’importance extrême que ces deux auteurs attachent à l’égalité réa­ lisée par la loi. Une telle pensée est donc parfaitement cohérente, elle l’est d’autant plus qu’une même exigence permet de comprendre l’atti­ tude de ces deux écrivains à l’égard de l’égalité et de la souveraineté populaire : assurer la concorde. Nous avons vu en effet que la place limitée et pourtant essentielle du peuple était inséparable de ce but. Les caractères traditionnels de la loi reçoivent alors une portée nouvelle car ils sont liés au maintien de la concorde. La réflexion qui a la loi pour objet, retrouve ainsi l’un des thèmes majeurs de la pensée politique romaine à la fin de la République et même de la pensée antique en général. La notion de concorde joue en effet un rôle fondamental à cette époque et de nombreux travaux ont permis d’en préciser la signification et la portée203. Elle unit plusieurs aspects : c’est d’abord un programme politique, et l’on pense à la con­ cordia ordinum, cet échange précis de droits et de devoirs entre les deux ordres204. Mais elle occupe aussi une place essentielle dans l’idéologie politique romaine, place qui s’explique sans doute par le choc que pro­ duisirent les guerres civiles205. La pensée romaine retrouvait ainsi la réflexion des Grecs. Platon avait en effet attaché la plus grande impor­ tance à cette notion : pour lui, il n’était pas de « plus grand bien que celui qui unit » un État206 ; et nous avons vu qu’il cherchait à établir une union totale où tous auraient les mêmes sentiments. 11 voulait ainsi 202. II, 44, 9 : Duas duitates ex una f actas, suos cuique parti magistratus, suas leges esse. Ces propos des Véiens leur servent bien sûr à se convaincre que les Romains ne sont pas dangereux. 203. H. Strasburger, Concordia ordinum, Diss. Francfort, 1931 ; A. Momigliano, Camillus and Concord, Classical Quaterly, 36, 1942, p. 111-121 ; E. Skard, EuergetesConcordia, Oslo, 1932 ; M. A mit, Concordia, Idéal politique et instrument de propa­ gande, Iura, 1962, p. 133-169 ; P. J al , Pax ciuilis-concordia, R .E .L., 1961, p. 210-231. Voir enfin la thèse de C. N icolet, qui s’attache longuement à cette question. 204. La formule est de C. N icolet, L*ordre équestre, t. I, p. 639 et suiv. 205. P. J al , Pax ciuilis-concordia. 206. République V, 462 b.

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faire régner la justice et l'amitié dans la cité. L’auteur de la République s’inspirait ici des théories pythagoriciennes ; les pythagoriciens souli­ gnaient en effet que l’amitié doit maintenir l’univers et la cité207. Les stoïciens ne lui avaient pas accordé une importance moindre : la con­ corde règne dans la cité idéale que Zénon imagine ainsi que dans celle de Chrysippe. Elle est ainsi le fondement de la vie en cité208209. A Rome, elle n’a pas moins de valeur ; Cicéron s’est longuement intéressé à cette notion sur laquelle il projetait d ’écrire comme nous l’apprennent les let­ tres à Atticusm . Il ne s’agit pas seulement pour lui d’établir et de main­ tenir un certain équilibre de la cité qui évite les antagonismes entre les riches et les pauvres210 ; un passage du De re publica nous montre qu’elle a une portée plus large : « Ce que les musiciens appellent har­ monie dans un chant, dans la cité c’est la concorde, le lien le plus étroit dans toute la cité et la garantie la plus sûre de salut et sans la justice, elle ne peut exister en aucune façon211. » Le vocabulaire emprunté à la musique et à l’harmonie musicale révèle ici l’influence d’un courant pythagoricien que l’on trouve aussi chez Platon ; le philosophe avait, lui aussi, souligné que l’harmonie se traduit dans le domaine de la cité par une espèce d’accord et d ’équilibre qui porte le nom de concorde212. Affirmer le rôle unificateur de la loi, c’est donc la rattacher à cet idéal élevé. Et pourtant la loi ne figure pas dans cet équilibre harmo­ nieux, elle ne paraît pas capable de créer cet accord parfait dont parle Cicéron. En fait, elle est peut-être indirectement présente : pour établir la concorde dans la cité, il faut nécessairement que la justice y existe. Et c’est au droit et à la loi qu’il revient de réaliser cette exigence fonda­ mentale : la justice consiste en effet à ne pas léser une partie des citoyens, à attribuer à chacun ce qui lui revient. Ce passage confirme ainsi que la loi peut contribuer à la réalisation de la concorde dans la 207. Gorgias 507 e : « Les savants, Calliclès, affirment que le ciel et la terre, les dieux et les hommes, sont liés ensemble par Pamitié, le respect de Tordre, la modération et la justice... » Les savants dont il s’agit sont les pythagoriciens ; voir A. D e la tte , Essai sur la politique pythagoricienne, p. 100 et suiv. 208. S. V.F. I, 263 ; II, 1076 ; III, 625-630 ; voir G. A a ld e rs , Political thought in heilenistic times, Amsterdam, 1975 et M.E. R eesor, The Political Thought o f the Old and Middle Stoa, New York, 1951 ; H .C. B a ld ry , Zeno’s ideal state, 79, 1959, p. 4-15. 209. VIII, 2, 7 ; 12, 6. 210. Voir par ex. Platon, République IV, 422 e ; Aristote, Politique 111, 1281 a ; et d’une façon générale H. K ramer, Quid ualeat όμονοία in litteris Graecis, Göttingen, 1915. 211. De re publica II, 42, 69 : Vt enim in fidibus aut tibiis atque ut in cantu ipso ac uocibus concentus est quidam tenendus ex distinctis sonis quem im m utatum aut discrepantem aures eruditae ferre non possunt isque concentus ex dissimillimarum uocum moderatione concors tamen efficitur et congruens, sic ex summis et infimis et mediis interiectis ordinibus ut sonis moderata ratione ciuitas consensu dissimillimorum concinit ; et quae harmonia a musicis dicitur in cantu, ea est in duitate concordia, artissimum atque optimum om ni in re publica uinculum incolumitatis eaque sine iustitia nullo pacto potest esse. 212. République IV, 432 a : Platon compare aussi l’harmonie de la cité à un concert.

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cité. Mais il est évident qu’elle ne suffit pas, à elle seule, à l’établir. La concorde suppose en effet une volonté d’entente213 entre les citoyens que la loi ne peut créer. Elle implique que chacun accepte d’assurer une telle entente en modérant ses désirs, comme l’indique un passage de la République1™. Et ce n’est pas la loi seule qui peut y parvenir, elle peut simplement y contribuer pour sa part. Le rôle que la loi peut jouer a donc des limites certaines ; c’est peutêtre la raison pour laquelle certains auteurs n’en disent rien. Salluste attribue assurément un rôle important à la concorde mais la loi n’y tient aucune place. La naissance de Rome dans le Catilina le fait bien voir. L’historien écrit en effet que les Troyens et les Aborigènes formè­ rent une cité avec une incroyable facilité malgré leurs races, leurs lan­ gues et leurs usages différents. Et il précise : « Ainsi en peu de temps la concorde transforma une foule disparate et vagabonde en une cité215. » La loi est donc absente d’une telle description ; elle apparaît certes un peu plus loin dans le même chapitre ; l’historien se contente de préciser, conformément à la tradition romaine, qu’il y a eu des lois sous la royauté, mais nulle part n’est défini leur rôle, du moins de façon comparable à ce que nous avons découvert chez Tite-Live ou Cicé­ ron216. Et la loi n’a pas chez Salluste la fonction dont nous avons parlé. Un passage du Catilina le montre clairement ; en évoquant les premiers temps de Rome, avant l’arrivée du luxe, il écrit : « La concorde était parfaite, la cupidité nulle, la justice et la probité tiraient moins leur force des lois que d’un instinct naturel217. » L’opposition entre legibus et natura qui apparaît dans ce passage traduit l’opposition entre la con­ trainte liée à la loi et une conduite spontanée. Par là se révèlent le peu de force et le peu d’importance de la loi dans les premiers temps de la République : elle n’en acquiert pas davantage par la suite. La longue digression du Jugurtha nous fait voir les luttes entre partis et le déchire­ ment de la République218. La loi n’a guère de pouvoir dans ce monde 213. J. H ellegouarc’K, Le vocabulaire latin des partis politiques, p. 125. 214. République IV, 432 a : l’harmonie est étroitement liée à la σωφροσύνη qui modère les désirs de chacun. 215. Catilina, 6, 2 : H i postquam in una moenia conuenere, dispari genere dissimili lingua, alius alio more uiuentes incredibile memoratu est quam facile coaluerint : ita breui multitudo diuersa atque uaga concordia ciuitas facta erat. La dernière phrase est absente dans tous les manuscrits et pourrait passer pour une glose marginale introduite dans le texte. Tous les éditeurs la conservent cependant ; elle se trouve dans une citation de saint Augustin et paraît bien dans le style de Salluste. A lire ce passage, on est frappé par sa parenté avec Tite-Live I, 8 et en même temps par l’énorme différence qu’il y a entre les deux textes ; il s’agit du même thème : la naissance de la cité, le passage d ’une multitudo à une communauté unie et organisée ; mais là où Tite-Live insiste avec force sur le rôle des lois (l’expression nulla re praeterquam, dans sa lourdeur, témoigne de cette insistance) Salluste omet totalement la loi pour ne parler que de la concorde. 216. Voir supra, p. 87. 217. Ibid. 9, 1 : Ius bonumque apud eos non legibus magis quam natura ualebat. Voir le commentaire de K. Vretska, Heidelberg, 1976. Nous reviendrons plus loin sur ce pas­ sage, p. 419. 218. Jugurtha 41. De même dans le livre I des Histoires, l’historien insiste avant tout

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en proie aux dissensions et elle n ’est que l’instrument d’un parti : le tri­ bun C. Mamilius Limetanus propose une loi dangereuse pour la noblesse et « la plèbe montra une ardeur incroyable à voter la proposi­ tion, moins par amour de la République que par haine de la noblesse contre qui ces mesures étaient dirigées219 ». La loi n’est donc plus liée au salut de l’État ; elle n ’est qu’un instrument dans la lutte des fac­ tions ; et c’est pourquoi ni son rôle unificateur ni ses liens avec la con­ corde n’apparaissent chez Salluste. Tacite, lui, leur fait une place dans 1'excursus du livre III des Anna­ les : « Après l’expulsion de Tarquin, le peuple prit un grand nombre de mesures contre les factions des patriciens pour défendre la liberté et assurer la concorde220. » L’historien interprète donc les lois du début de la République dans une perspective qui se rapproche de celle de TiteLive ; comme lui, comme Cicéron, il souligne l’importance de la con­ corde et des lois qui la maintiennent. Il reprend ainsi (avec quelques nuances) les affirmations de ses prédécesseurs. L’analyse qu’il propose pour les lois postérieures aux XII Tables le montre clairement : elles n’établissent plus un droit fondé sur l’égalité, mais viennent de la divi­ sion entre les ordres et sont faites « pour obtenir des honneurs illicites ou pour bannir des hommes illustres221 ». Le monde que décrit ainsi l’auteur des Annales est un monde où règne la violence ; il se rapproche très nettement de celui que décrivait Salluste. La loi y sert des intérêts particuliers. Aussi Tacite a-t-il rejeté la concorde dans les premiers temps de la cité ; mais alors que la loi n’a que peu de rapports avec la concorde dans le Catilina, Tacite lui attribue un rôle important dans ce domaine, comme Cicéron et Tite-Live l’avaient fait avant lui. C’est dire l’influence qu’a eue une telle conception. 3. Le refus des théories utilitaires En soulignant le rôle unificateur de la loi, Cicéron et Tite-Live lui ont accordé une place essentielle dans la cité. Un tel choix traduit une claire volonté de lui donner un fondement solide et d’en faire bien plus qu’un accord passager. Aussi est-il absolument incompatible avec les sur la discorde : Nam iniuriae ualidiorum et ob eas discessio plibis a patribus aliaeque dissensiones dom i fuere iam inde a principio... (.Histoires I, frag. II Maurenbrecher). 219. Jugurtha 40, 3 : Sed plebes incredibile memoratu est quam intenta fu erit quanta­ que ui rogationem iusserit magis odio nobilitatis cui mala illa parabantur+ quam cura rei publicae. La rogatio prévoyait de mener une enquête contre ceux qui avaient encouragé Jugurtha ou qui en avaient reçu de l’argent. 220. Annales III, 27, 1 : Pulso Tarquinio aduersum patrum factiones multa populus parauit tuendae libertatis et firm andae concordiae... 221. Ibid. N am secutae leges etsi aliquando in maleficos ex delicto saepius tamen dis­ sensione ordinum et apiscendi illicitos honores aut pellendi claros uiros aliaque ob praua per uim latae sunt.

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théories utilitaires ou les théories contractuelles de la loi et de la justice. Elles n’ont trouvé aucun écho chez Cicéron ou Tite-Live et ce n’est pas étonnant. Ils refusent ainsi tout un courant de pensée qui apparaît en Grèce au Ve siècle avec les sophistes et que l’on retrouve plus près de nos auteurs avec Carnéade ou les épicuriens. L’exemple de Platon atteste à l’évidence que le souci de l’intérêt commun représente la négation d’un droit utilitaire. L’intervention de Thrasymaque au début de la République permet de le comprendre. Le jeune sophiste explique en effet que « tout gouvernement établit tou­ jours les lois pour son propre intérêt, la démocratie des lois démocrati­ ques, la monarchie des lois monarchiques et les autres régimes de même ; puis, ces lois faites, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui est leur propre intérêt et, si quelqu’un les transgresse, ils le punis­ sent comme violateur de la loi et de la justice222 ». Dans cette perspec­ tive, la loi n’incame pas une véritable justice, mais l’intérêt du plus fort que les gouvernants appellent juste. La République est d’un bout à l’autre une critique de ce point de vue puisque Platon cherche à établir une justice valable pour la cité tout entière : elle consiste en une espèce d’harmonie où chacun remplit son emploi propre223. Le même souci apparaît dans les Lois ; nous avons vu que le philosophe insiste longue­ ment sur la notion d’intérêt commun. Il attaque ainsi, comme dans la République, la thèse qui consiste à dire que le juste est l’intérêt du plus fort, que tout gouvernement fait des lois dans son propre intérêt pour se maintenir au pouvoir. Alors la loi ne reflète plus l’utilité commune, car « les vainqueurs s’approprient les affaires publiques assez fortement pour ne laisser la moindre parcelle d’autorité ni aux vaincus euxmêmes, ni à leurs descendants ; et les deux partis passent leur temps à s’épier de peur que l’on ne vienne à se révolter et à s’emparer du pou­ voir, en représailles des torts subis dans le passé. Ce ne sont pas là, nous l’affirmons maintenant, des régimes politiques et ce ne sont pas davantage des lois bien faites, celles qui ne l’ont pas été dans l’intérêt commun de toute la cité ; ne Font-elles été qu’en faveur de quelquesuns nous appelons ceux-ci partisans et non pas citoyens, et le droit que l’on prétend leur attribuer une vaine prétention224 ». Or, Platon rejette absolument les thèses sophistiques pour choisir le bien commun, c’est-àdire des valeurs universelles. En niant la théorie utilitaire du droit, Platon refusait en même temps d’admettre que les lois varient en fonction des régimes : les lois dignes de ce nom ne sont pas différentes pour les oligarchies et les démocraties car elles sont fondées sur des valeurs véritables. Le philoso­ phe enracinait ainsi ses lois dans l’absolu et s’opposait par là aux thèses 222. République I, 338 e. 223. IV, 432 a. 224. Lois IV, 715 a-b.

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sophistiques qui en faisaient une œuvre purement humaine. Dire que la loi représente l’intérêt du plus fort, c’était en effet la détacher de la loi divine, de l’ordre du monde auxquels elle était associée dans la concep­ tion archaïque225. Les sophistes avaient au contraire souligné la nature conventionnelle de la loi. Antiphon le sophiste affirme que « ce qui est du domaine de la loi est établi par convention » et Hippias dans les Mémorables définit les lois comme « des conventions que les hommes ont faites pour déterminer ce qu’il faut faire et ce dont il faut s’abste­ nir226 ». Une telle conception n’impliquait pas vraiment que la loi était quelque chose d ’arbitraire : elle suggérait simplement qu’elle était l’œuvre des hommes, et non inspirée par les dieux. Toutefois les consé­ quences qui ont été tirées de cette affirmation ruinent en définitive la valeur et l’autorité de la loi. Établie par les hommes, elle peut changer à tout instant ; c’est bien ce qui empêche le sophiste Hippias de la res­ pecter : « Comment peut-on, Socrate, prendre les lois au sérieux quand on voit ceux mêmes qui les ont établies les désapprouver à l’épreuve et les changer227 ? » La loi perdait alors toute force. Elle ne contenait en outre aucune obligation morale ; Antiphon le souligne longuement en affirmant que l’on peut l’ignorer pour suivre la nature. Il se montre ainsi particulièrement audacieux : Protagoras s’était contenté d’affirmer la nature contractuelle de la loi, Antiphon en fait une convention artifi­ cielle228. Convention et intérêt personnel se retrouvent enfin dans le Gorgias avec Calliclès ; la loi est en effet, à ses yeux, l’œuvre des fai­ bles qui pour se protéger ont fait des conventions contraires à la nature229. On voit donc combien il pouvait être dangereux d’unir la loi à l’intérêt personnel, d’en faire une convention. En outre la loi n’est plus liée à une justice absolue : « La loi sur laquelle s’accorde la cité, déclare Protagoras, est juste parce que la cité la considère comme telle et aussi longtemps qu’elle la considère comme telle. » Cette affirmation implique que la loi n’incarne plus un absolu mais quelque chose de relatif et de changeant230 ; elle est alors réduite à son contenu positif et ne saurait rendre les citoyens meilleurs ou plus heureux, comme le voudront Platon ou Aristote. Ce dernier critique, à ce propos, la théorie de Lycophron. Dans la Politique, il souligne que l’État doit assurer le bonheur des citoyens et qu’il doit « porter une attention sérieuse à tout ce qui touche la vertu et le vice chez les citoyens (...) sans quoi la communauté devient une simple alliance qui ne diffère des autres alliances conclues entre États vivant à part les uns

225. 226. 227. 228. 229. 230.

Voir p. 38. Mémorables IV, 4, 13 ; Antiphon, Sur la vérité IV. Mémorables IV, 4, 14. Sur la vérité IV ; le sophiste rappelle que la loi fait violence à la nature. Gorgias 482 c-486 d. Théètète 167 b.

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des autres que par la position géographique ; et la loi n’est alors qu’une convention, elle est, suivant l’expression du sophiste Lycophron, une simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes, mais elle est impuissante à rendre les hommes bons et justes231 ». La loi, définie comme convention, comme l’intérêt du plus fort, se détache par conséquent des valeurs absolues que sont le bien et la justice et néglige l’intérêt commun. Aussi n’est-il pas surprenant que Platon qui veut réaliser une cité juste se soit précisément opposé à de telles théo­ ries. Et le passage d’Aristote que nous citions plus haut nous montre que la loi ne se réduit pas à son contenu positif. Les mêmes critiques existent chez Cicéron ; elles sont sans doute dirigées contre les sophistes232 (l’écho de leurs thèses se retrouve dans certaines argumentations) mais aussi contre les philosophes ou les écoles philosophiques de son temps. Les épicuriens sont de ceux-là. Les Maxi­ mes d’Épicure nous montrent en effet que le philosophe avait très préci­ sément affirmé l’origine contractuelle de la justice et des lois : « La jus­ tice, écrit-il, n’est pas quelque chose en soi, mais dans les rassemble­ ments des uns avec les autres, quelles que soient l’étendue du territoire et, à chaque fois, les conditions temporelles, une espèce de contrat en vue de ne pas causer ou subir un dommage233. » Epicure refusait ainsi une justice fondée sur un absolu, une idée de la justice et soulignait au contraire sa diversité et sa variété ; mais ces multiples règles de droit ont un contenu commun : ne pas se nuire mutuellement234. Le droit est alors réduit à son contenu positif ; il exprime peut-être une utilité com­ mune mais elle se limite à assurer la sécurité de chacun235. Dans le De rerum natura, Lucrèce développe des idées voisines ; chez lui, la société (qui naît d’abord du désir de protéger les plus faibles) est fondée sur une espèce de contrat. Les lois elles-mêmes apparaissent après une

231. Politique III, 1280 b 10. Ce passage a souvent été utilisé pour faire de Lycophron le fondateur de la théorie du contrat social (cf. K. P opper , La société ouverte et ses enne­ mis, trad. fr. 1979). En fait, comme le montre W.K.C. Guthrie (Les sophistes, p. 317) Lycophron a seulement voulu faire de la loi une garantie mutuelle des droits. Il est vrai que ces deux conceptions ne sont pas très éloignées l’une de l’autre. Sur ces théories con­ tractuelles voir J. Kaerst, Die Entstehung der Vertragstheorie im Altertum, Zeitschrift fü r Politik, 2, 1909, p. 505-538, qui a un peu trop tendance à voir dans les sophistes des ancêtres de Hobbes ; H. N iedermeyer, Aristoteles und der Begriff des Nomos bei Lycophron, Festschrift Koschaker, 1939, t. III, p. 140-175 ; J.W . Gough, The social con­ tract. A critical study o f its development, Oxford, 1957 (2e édition). 232. A. Michel, A propos du De re publica III : la politique et le désir, Mel. Wuilleumier, 1980, p. 229-238, montre bien que le débat du livre III du De republica est lié à la sophistique. 233. Maximes Capitales XXXIII. Notre traduction s’inspire en partie de celle de V. Goldschmidt, La doctrine d*Épicure et le droitf Paris, Vrin, 1977. 234. Maximes Capitales XXXVI : « Selon sa notion commune, le droit est le même pour tous puisqu’il est une espèce d ’intérêt dans la communauté mutuelle ; mais selon la particularité du pays et d ’autres causes, quelles qu’elles soient, il ne s’ensuit pas que le droit soit le même pour tous. » (Trad. V. G oldschmidt.) 235. Voir V. Goldschmidt, op. cit.

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période de violence et sont censées y mettre fin236. La loi sert donc à assurer la sécurité de tous, mais elle n’a pas d’autre fonction et son rôle consiste uniquement à édicter des châtiments. L’interprétation que don­ nent les épicuriens s’oppose ainsi nettement aux conceptions platonicien­ nes ou stoïciennes qui ne réduisent pas le droit à son contenu positif. Cicéron ne leur a pas ménagé ses critiques : dans le De legibus il atta­ que ceux qui « mesurent tout par Γutilité » et réduisent la justice à l’obéissance aux lois écrites237 ; il souligne ainsi les dangers d’une telle conception, bien que les épicuriens se soient montrés nettement moins hardis dans ce domaine que les sophistes ou qu’un Carnéade. Cicéron fait une large place aux thèses de Carnéade, puisque le dis­ cours de Philus, dans le livre III du De re publica, s’en inspire large­ ment238 ; il tend à montrer que la justice n’existe pas dans la nature. Deux arguments sont particulièrement intéressants pour notre point de vue : Philus souligne notamment que les lois servent l’intérêt du plus fort ; il fait ainsi écho aux arguments développés dans la République de Platon par Thrasymaque et Glaucon, et les reprend probablement239. Il peut ainsi montrer que la loi ne reflète pas un ordre naturel. L’autorité de la loi dans la cité est ainsi ruinée, ou, plus exactement, elle se réduit à sa force de coercition240. Mais ces idées ne sont évoquées qu’allusivement. Une bonne partie du discours de Philus porte sur la conduite des cités envers les autres peuples et pose donc le problème de l’impéria­ lisme romain, problème que nous ne pouvons que mentionner ici. Cicé­ ron ne réfute pas ces affirmations en détail ; il leur oppose une théorie essentielle pour lui. Laelius répond en effet qu’il existe une loi de la nature, conforme à la raison, qui doit régir les cités et qui est le fonde­ ment de la justice. Contribuant à l’union de tous, fondée sur des valeurs absolues, et non sur l’intérêt, la loi acquiert ainsi une place très haute. Nous com­ prenons mieux pourquoi Tite-Live peut affirmer que le pouvoir des lois est supérieur à celui des hommes. La loi incarne en effet une espèce de sagesse. Une telle idée s’exprime nettement dans le Pro Cluentio : dans les paragraphes qu’il consacre à l’éloge de la loi, Cicéron nous dit que les lois contiennent mens et animus et consilium et sententia duitatis et 236. De rerum natura, V, 1025. Le poète emploie le terme de foedera pour parler de la naissance de la société ; cf. 1144 mais l’idée de contrat est absente. 237. De legibus I, 15, 42 : Quodsi iustitia est obtemperatio scriptis legibus institutisque populorum et si, ut eidem dicunt, utilitate omnia metienda sunt, negleget leges perrumpetque si poterit is qui sibi eam rem fructuosam putabit. Nous reviendrons sur ce passage dans le chapitre IV, p. 248. 238. Sur ce discours voir J.L . F errary, Le discours de Philus, R .E .L . 55, 1977, p. 128-156 et A. M ichel, A propos du De republica III : la politique et le désir, Afel. Wuilleumier, 1980, p. 229-238. 239. J.L . F errary, p. 143 : cf. De re publica III, 13, 23. L’auteur distingue heureuse­ ment deux catégories de lois pour Philus ; des lois « diktats » consacrant l’intérêt du plus fort, et des lois contrats, lorsque aucun parti ne peut imposer sa volonté. 240. Ill, 11, 18 : Legesque poena non iustitia nostra comprobantur.

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ajoute « de même que notre corps ne peut rien sans l’esprit, de même la cité, sans les lois, ne peut utiliser ses éléments qui sont comme ses muscles, son sang, ses membres241 ». Cette formule dépasse la simple affirmation que la loi est tout dans la cité ; l’orateur veut en effet souli­ gner qu’elle donne un rôle à des éléments qui sans elle n’existeraient qu’à l’état de virtualités. Il l’exprime en disant que la loi est l’esprit et l’âme de la cité. Dans la phrase suivante, la comparaison avec un orga­ nisme éclaire le sens de cette expression. Ce n’est pas simplement une formule redondante qui souligne le rôle de la loi. Le vocabulaire utilisé par Cicéron n’est pas un vocabulaire technique ; et pourtant il paraît s’inspirer ici de la philosophie stoïcienne242243. La comparaison avec un organisme vivant le fait bien voir. Les stoïciens avaient en effet souligné que le monde est un organisme vivant ; il n’est donc pas étonnant qu’on puisse en dire autant de la cité. La place attribuée à l’âme dans l’organisme est en outre tout à fait comparable à celle que lui don­ naient les stoïciens. Elle apparaît ainsi comme un principe directeur et telle était la fonction attribuée à la partie rationnelle de l’âme, Ι’ήγεμοVcxôv242. La loi a le même rôle à jouer : elle donne à la cité sa cohésion et son organisation. Deux termes expriment cette idée, mens et animus. Consilium la renforce en ajoutant à l’idée de raison, celle de réflexion et même de délibération244 ; il en va de même pour sententia. La pré­ sence de ces deux termes n’est pas surprenante car la loi est liée à l’idée de choix dans la pensée cicéronienne245.

241. Pro Cluentio 53, 146 : Mens et animus et consilium et sententia duitatis posita est in legibus. Vt corpora nostra sine mente, ita ciuitas sine lege suis partibus ut neruis ac sanguine et membris uti non potest. 242. On trouve des idées voisines énoncées par Isocrate, Panathénaïque 138 : « toute constitution est l’âme de la cité, ayant sur elle la même autorité que P intelligence sur le corps » ; Aréopagitique 14 : « Car Pâme de la cité n ’est rien d ’autre que la constitution, qui a le même pouvoir que dans le corps la pensée : c’est elle qui délibère sur tout. » Cicéron connaissait l’orateur grec, et il se peut qu’il se soit inspiré de ce passage. Certes, Isocrate parle de la πολιτεία, mais ce terme n’a pas d ’équivalent en latin : seul leges peut exprimer la même idée. Cela pose le problème des sources d’Isocrate (qu’il est malaisé de déterminer) : G. M atthieu, Les idées politiques d fIsocrate, Paris, Belles Lettres, 1925, qui montre bien ce qui peut rapprocher Isocrate et Platon et ce qui les distingue, et K. Bringmann, Studien zu den politischen Ideen des Isokrates, Göttingen, 1965, sont muets sur ce point. A. D elatte, Essai sur la politique pythagoricienne, p. 172, rapproche ce passage d’Isocrate d’un fragment d ’Ocellos (cité par Stobée I, 13, 2) mais ce parallèle ne nous paraît pas significatif : l’idée que la loi est l’âme de la cité ne s’y manifeste pas nettement. En définitive, il n’est pas absolument sûr que Cicéron s’inspire d’Isocrate ; l’orateur grec veut affirmer que la constitution doit servir de modèle aux lois, aux ora­ teurs et même aux simples particuliers. Ce n ’est pas ce que veut dire Cicéron, et la for­ mulation stoïcienne qu’il donne de cette idée lui est propre. 243. M. P ohlenz , Die Stoa ; cf. S.V.F. II, 834 et suiv. Platon compare bien la cité à un organisme, exprime bien la nature rationnelle de la loi (cf. chapitre IV, p. 238) mais n’insiste pas sur l’idée que la loi est l’âme de la cité. 244. A notre avis, consilium doit s’interpréter comme dans le De republica I, 38,59 et désigne la raison qui délibère et réfléchit. Cicéron en fait la pars optima animi. 245. De legibus II, 5, 11 : in ipso nomine legis interpretando inesse uim et sententiam iusti et ueri legendi ; sur la signification de cette formule, voir chapitre IV, page 251.

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Ce passage offre donc un intérêt certain : il met en lumière le rôle organisateur et directeur de la loi que nous avons vu plus haut. En sou­ lignant que la loi est l’âme de la cité, il lui confère un poids considéra­ ble ; l’inspiration stoïcienne de cette formule permet en outre de suggé­ rer que la loi est rationnelle comme Y animus. Cette expression a ainsi une importance capitale : dans ce discours prononcé en 66, on trouve en germe la théorie de la loi que développeront le De re publica puis le De legibus, quelque dix ans plus tard 246 ; la loi dont nous parle Cicéron n’est pas très éloignée de « la droite raison, conforme à la nature, répandue dans l’univers, constante, éternelle247 » ; mais dans ces traités, notre auteur abandonnera la formulation proprement stoïcienne que nous trouvons ici, pour mieux souligner le lien étroit entre la loi et la raison24®. Enfin, en devenant l’âme de la cité, en lui donnant sa cohé­ sion, la loi exprime une espèce de sagesse : cette conception se retrouve dans d’autres ouvrages. Elle explique notamment l’attitude de Crassus face à la loi des XII Tables, dans le De oratore. L’orateur y prononce un vibrant éloge du code décemviral qui, pour lui, résout toutes les questions de droit et de politique. Il ajoute même que la source de tou­ tes les affirmations des philosophes se trouve dans les XII Tables, et conclut : « Libre à tous de protester, je n ’en dirai pas moins mon senti­ ment, oui, toute la collection des ouvrages des philosophes, si l’on exa­ mine les sources et les fondements des lois, me paraît dépassée par le seul petit livre des XII Tables, par son autorité imposante et sa féconde utilité249. » La loi qui constitue une sagesse en acte a donc une place extrêmement importante. Sa valeur propre, autant que les fondements solides sur lesquels elle repose, explique son rôle considérable dans la cité.

246. Le De republica est écrit en 54 ; la date du De legibus est controversée mais de toute façon ce dialogue est postérieur au premier ; sur cette question, nous nous rallions aux arguments de P.L . Schmidt , Die Abfassungszeit von Ciceros Schrift über die Gesetze, Rome, 1969. 247. De re publica III, 22, 33 : Est quidem uera lex recta ratio, naturae congruens, diffusa in omnis, constans, sempiterna. 248. Sur cette question, voir chapitre IV, p. 234. 249. De oratore I, 193 ; Ibid. 195 : Fremant omnes licet, dicam quod sentio : biblio­ thecas mehercule om nium philosophorum unus mihi uidetur X II tabularum libellus, si quis legum fo n tes et capita uiderit, et auctoritatis pondere et utilitatis ubertate superare.

CONCLUSION

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Cette première partie nous permet déjà de dégager plusieurs aspects dans la réflexion romaine. Nous saisissons d’abord une image tradition­ nelle de la loi qui figure chez la plupart des auteurs latins ; elle exprime son double rapport avec la liberté. La loi assure cette dernière en apportant des garanties aux citoyens ; elle en témoigne parce qu’elle est l’œuvre du peuple. De ces deux caractères se tire une importante défini­ tion ; la loi est une règle générale votée par le peuple. Ces deux compo­ santes sont essentielles : elles ont été ici envisagées dans les avantages qu’elles procurent mais elles restent le fondement de toute réflexion sur la loi. Les questions que soulèvent les écrivains romains supposent une telle définition, même s’ils en soulignent parfois les limites. A la fin de la République, ces données sont toujours présentes dans l’œuvre des auteurs latins ; de nouveaux éléments s’y sont toutefois ajoutés. Les transformations des lois à cette époque, leur multiplication imposent nécessairement de préciser leur place et leur rôle. La loi devient ainsi le fondement de toute l’organisation civique. Cette consta­ tation est le point de départ d’une réflexion sur la valeur des différentes lois que les écrivains essayent de classer et de hiérarchiser. Cet effort d’analyse entraîne à son tour un examen plus poussé de leur fonction : elles donnent à la cité sa cohésion et son unité. Mais cette idée ne se réduit pas à une simple observation des faits ; elle constitue l’expression d’un idéal : la loi doit assurer la concorde. Une telle évolution est importante pour deux raisons ; ce principe d’union permet d’abord de retrouver l’un des caractères traditionnels de la loi : l’égalité qu’elle assure. En second lieu, nous voyons comment se dégage un critère qui permet de distinguer bonnes et mauvaises lois. Il ne s’agit plus de faire de toute loi indifféremment l’œuvre du peuple mais de discerner, dans toutes les décisions qu’il prend, les mesures salutaires et les mesures néfastes. Les écrivains latins sont par là amenés à limiter en fonction de cet idéal le rôle du peuple : il doit seulement voter des lois dignes de ce nom. En outre, ils doivent ainsi trouver à ces mesures un autre fonde­ ment que la souveraineté populaire : il faut lier la loi à des valeurs éter­ nelles. Il ne s’agit donc plus d’une définition juridique ou politique mais d’une recherche philosophique de ses sources.

Deuxième partie

L'INTERPRÉTATION DES LOIS

L’idée très haute que les écrivains romains se font de la loi explique qu’ils ne se soient pas satisfaits de la définir simplement comme un iussum populi. Ils ont au contraire voulu l’asseoir sur des valeurs dont les lois civiles seraient l’expression. C’est dans une loi naturelle ou un droit naturel qu’ils en ont trouvé le fondement et la raison d’être. Ce choix, qui reste lié à une tradition philosophique ancienne, ne se réduit pas à une simple affirmation de principe, à la formulation d’un idéal un peu vague ; il permet, au moins dans l’œuvre cicéronienne qui reste pour nous le témoignage le plus riche et le plus précis, d’exposer une théorie cohérente qui envisage toutes les règles de droit en fonction de la loi naturelle et revient constamment à cette exigence première. Un tel prin­ cipe a plusieurs conséquences : il est évidemment très satisfaisant dans son fonctionnement théorique, dans son rôle idéal. Mais aucune loi n’est concevable en dehors de la cité et des hommes auxquels elle s’adresse : n’est-il pas dangereux de s’en tenir à un principe fixe et rigide, alors que la loi doit évoluer, alors qu’il faut l’appliquer à des cas particuliers ? Tout l’effort des écrivains anciens sera ainsi de conci­ lier ces exigences contradictoires, de rendre la loi souple et vivante tout en sauvegardant ses origines naturelles. Cette réflexion élaborée, qui s’attache à une justice particulièrement élevée, permet bien sûr de por­ ter un jugement sur les lois en fonction de ce critère : elle prend comme point de départ les caractères traditionnels que nous avons définis dans la première partie de ce travail. Mais les qualités qui faisaient la force de la loi, qui en justifiaient le rôle et l’autorité peuvent-elles conserver leur valeur devant ces principes absolus ? La loi naturelle ruine-t-elle l’autorité des lois dans la cité ?

CHAPITRE IV

LES RAPPORTS ENTRE LA LOI ET LE DROIT Toute règle de droit n’est pas nécessairement une loi. C’est particu­ lièrement vrai à Rome puisque « le peuple du droit n’est pas le peuple de la loi », comme le déclarait F. Schulz dans ses Principes du droit romainl. Et nous avons déjà souligné la faiblesse numérique des lois à Rome2. Les écrivains romains ne semblent pourtant pas s’être avisés de leur place limitée ; ils leur ont au contraire accordé un rôle essentiel dans la cité. De plus, dans leur recherche du fondement des lois, ils s’attachent tantôt à une loi naturelle ou à un droit naturel qui ne se dif­ férencient pas et parfois se confondent. Leur témoignage se révèle donc être en contradiction flagrante avec la pratique romaine. On peut certes résoudre rapidement cette contradiction en affirmant que nos auteurs sont loin d’être des professionnels du droit. Mais nous avons montré, au contraire, dans les chapitres précédents combien ils ont été attentifs à leur époque. Une telle réponse n’est donc pas satisfaisante. Il ne nous paraît pas plus satisfaisant d’affirmer que l’on retrouve ici l’écho des sources grecques. Et avant d’interpréter les textes, il est nécessaire de s’interroger sur les rapports de la lex et du ius. Ainsi apparaissent les questions qui vont nous occuper dans ce cha­ pitre : faut-il faire de la loi un « corps étranger » dans le droit, un élé­ ment qui ne peut déroger au ius ? Seule une analyse détaillée permettra d’évaluer le témoignage des auteurs latins. Mais, dans leur œuvre, la question des rapports entre la loi et le droit ne se réduit pas à un pro­ blème technique : elle est liée au désir de fonder la loi sur des valeurs absolues. Et nous voyons alors s’esquisser un système cohérent qui embrasse aussi bien la loi que la coutume et le ius gentium.

1. F. Schulz, Principles, p. 7. 2. Voir p. 28-31.

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A. LES RAPPORTS ENTRE L E X ET IUS La loi n’occupe qu’une place réduite dans l’ensemble du droit romain. Certes elle a un rôle essentiel en droit public et la multiplica­ tion des lois à la fin de la République3 le prouve bien ; mais elle se voit parfois concurrencée par les sénatus-consultes. On leur reconnaît en effet force obligatoire, à la fin de la République, dans les domaines qui sont de la compétence exclusive du sénat : le droit financier, par exem­ ple4. Mais la plupart des questions de droit public sont tranchées par des lois. 1. L ’impossibilité de déroger au ius par la loi Il n’en va pas de même en droit privé : les Romains ne légifèrent plus dans ce secteur au dernier siècle de la République. Et il n’est plus fondé sur la loi. Il suffit de se reporter aux écrits des juristes romains pour constater que dans ce domaine existent d’autres sources. Les Insti­ tutes de Gaius le montrent clairement car le juriste explique que « le droit du peuple romain se compose des lois, des sénatus-consultes, des constitutions impériales, des édits de ceux qui ont le droit de prendre des édits, des réponses des prudents5 ». Il faut évidemment mettre à part les constitutions impériales parce qu’elles ne commencent à jouer un rôle en droit qu’à l’époque des Antonins où écrit Gaius, mais les autres sources citées par le juriste existent également sous la Républi­ que. Nous reviendrons plus loin sur le mos maiorum (dont Gaius ne dit rien) ; l’activité des prudents et surtout l’édit que publie chaque année le préteur au moment de son entrée en charge constituent les sources principales du droit. Il est donc évident que la loi n’a qu’un rôle très secondaire en droit privé. Les mesures législatives sont peu nombreuses. En outre, elles pas­ sent pour avoir été prises sous la pression d’un scandale ou d’une 3. Voir p. 154-161. 4. Sur la valeur des sénatus-consultes sous la République, voir Particle de G. C rifô , Attività normativa del Senato in età repubblicana, B .I.D .R ., 1968, p. 31-115 ; voir aussi A. W atson, The legal value of Senatusconsulta, in Law-making in the Later R om an Republic, p. 21-31. Sous l’Empire la question ne se pose plus puisque le rôle du sénat a été considérablement accru et le pouvoir législatif du sénat est partout reconnu : les sénatus-consultes reproduisent en fait Y oratio principis, le discours où le prince propose la mesure qu’il souhaite voir établir. Il s’agit donc de mesures très différentes des mesures républicaines. Mais les auteurs soulignent ainsi le rôle législatif du sénat, tel Gaius (Insti­ tutes I, 4) : Senatus consultum est quod senatus iubet atque constituit ; idque legis uicem obtinet quamuis fuerit quaesitum. 5. Gaius, Institutes I, 2 : Constant iura populi Romani ex legibus, plebiscitis, senatus consultis, constitutionibus principum, edictis eorum qui ius edicendi habent, responsis prudentium.

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crise6 ; ce sont des mesures de circonstance. Elles cherchent ainsi à répondre à l’urgence d’une situation, à faire cesser un état de choses déplaisant. Et, malgré les interdictions absolues qu’elles établissent, on ne saurait dire véritablement qu’elles créent des règles de droit : leur naissance n’est pas due au désir de préciser une question de droit, mais à la volonté de rétablir le calme dans la cité. En ce sens, la loi n’est qu’une mesure politique ; aussi a-t-elle pu passer pour un « corps étran­ ger » dans le droit7. D’autres arguments ont été ajoutés ; ils contribuent à faire de la loi quelque chose de totalement étranger au ius ciuile qu’elle doit respecter sans pouvoir le modifier. Cette affirmation paraît évidente si l’on se souvient que les lois archaïques fixent des points particuliers à l’inté­ rieur d’un cadre donné8. Mais ce n’est pas là-dessus que s’appuient les romanistes. Ils tirent argument d’une clause qui paraît avoir figuré dans toutes les lois républicaines. Cicéron nous l’apprend dans le Pro Cae­ cina ; pour réfuter les arguments de la partie adverse qui mentionnait une loi de Sylla, il répond : « Le même Sylla a ajouté à cette même loi la clause suivante : si cette proposition contient une disposition con­ traire au droit, il n’y a aucune proposition faite par cette loi sur ce point9. » Et l’orateur ajoute que cette disposition se trouvait dans tou­ tes les lois à son époque. De fait le témoignage de Cicéron paraît confirmé par de nombreux exemples. La loi de Clodius, qui exilait l’orateur, comportait une telle clause ; il le rappelle dans le De domo et souligne à ce propos la con­ tradiction qui existe dans cette loi : elle prétend respecter le droit, mais c’est une mesure illégale10 ! De la même façon, la loi qui rappelait Cicé­ ron d’exil comportait dans sa sanction une clause du même type mais bien plus détaillée11. Une telle formule figure également dans les notes de Valerius Probus12 : il n’est pas indifférent qu’il se soit soucié d’expli­ quer cette abréviation. Nous y voyons la preuve qu’elle devait être fort courante. Peu de témoignages épigraphiques apportent toutefois la con­ firmation de cette hypothèse. Un fragment de loi trouvé à Todi semble avoir comporté une clause assez proche de celle qui nous occupe, quoi­ que plus concise dans sa formulation : Quod aliter rogatum e [rit in hac rogatione... e (ius)Jh(ac) l(ege) n(ihilum) r(ogatur). Mais l’inscription est 6. Voir p. 33 où Ton trouvera la bibliographie. 7. Selon la formule de F. Schwind, Der Geltungsbegriff bei den römischen Volksch­ lüssen, Studi So lazzi, Naples, 1948, p. 770-771. 8. Voir p. 29. 9. 33, 95 : A t enim Sulla legem tulit... Hoc tibi respondeo ascripsisse eundem Sullam in eadem lege : si quid ius non esset rogarier, eius ea lege nihilum rogatum. 10. De dom o 40, 106 : Quid non exceperas ut si quid ius non esset rogari, ne esset rogatum ? Ius igitur statuetis esse uniuscuiusque uestrum sedes, aras, focos penates subiectos esse libidini tribuniciae ? 11. A d Atticum III, 23, 3. 12. Valerius Probus, Litt. sing. I, 2.

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lacunaire ; une grande partie de cette formule est restituée et ne peut donc constituer un témoignage précis13. Il n’est pourtant pas rare de trouver dans les textes de lois : eius hac lege nihilum rogatur, mais cette expression n’est pas accompagnée d’une formule générale, comme dans le Pro Caecina ou dans la loi sur le retour d’exil de Cicéron. Elle est associée à des clauses particulières. La loi précise ainsi les domaines qu’elle réglemente et ceux qu’elle néglige. Et ce type de formulation est fort courant dans les lois de la fin de la République14 mais ne paraît pas devoir être confondu avec le cas précédent. Comment interpréter de telles clauses ? A première vue, leur con­ tenu indique manifestement qu’il y a des secteurs dont la loi ne s’occupe pas. Mais dans les textes épigraphiques il s’agit seulement de points particuliers : le législateur indique ainsi les domaines qui ne font pas l’objet d’un règlement dans cette loi. Aucune loi ne mentionne donc le ius dans son ensemble. Or, la formulation donnée par Cicéron sug­ gère que la loi doit respecter certains domaines ; de plus son argumen­ tation dans le Pro Caecina montre qu’il y a des secteurs soustraits à la compétence des comices. En particulier la loi ne peut intervenir dans toutes les questions liées à la liberté et à la citoyenneté : « Je voudrais, s’écrie l’orateur, que l’on me montrât à qui on a enlevé le droit de cité ou la liberté en vertu d’une loi15. » Nous voyons ainsi que le législateur ne peut toucher à certains domaines ; plus exactement il s’interdit luimême d’y toucher. On peut bien sûr imaginer une loi portant sur de tel­ les matières mais, dit Cicéron, elle ne serait pas valable16. C’est ce qu’exprime la formule si quid ius non esset rogarier. Le mot ius recouvre les usages, les interdictions tacites dont nous venons de parler. La loi est ainsi subordonnée à des principes supérieurs. V. Arangio-Ruiz avait même poussé très loin les conséquences de cette interprétation. En s’appuyant sur cette clause, en donnant au mot ius son sens le plus large et le plus vague, il déclarait : « Chaque fois qu’il 13. Frag. Tuder. 11. Le passage est mutilé, ce qui rend son utilisation peu sûre ; voir les réserves de R otondi, Scritti I, Problemi di diritto pubblico romano I Eius hac lege nihilum rogatum, ρ. 373, η. 1. A ce témoignage il faut ajouter celui d'u n fragment récem­ ment découvert de la lex Latina Tabulae Bantinae où cette clause paraît avoir figuré ; on lit en effet : ious siet rogare ex hac lege n. Voir D. A dam esteanu, M. T o r e lli, Archeologia classica, 21, 1969, p. 1-17. 14. Cette formule revient constamment dans la loi agraire de 111 : 1. 34 : Q uod iudicium iudex recuperatores dati erunt sei magistratus adpellati erunt quod eorum e re publica non esse uidebitur quo minus id impediat uel intercedat, eius h(ac) l(ege) n(ihilum) r(ogato). (Voir aussi 1. 36) ; 1. 87 : quae uectigalia... quominus publicano eam legem dicat (...) quo plus populo dare debeat soluatque, e(ius) h(ac) l(ege) n(ihilum) r(ogato). Voir aussi 1. 89. Elle se retrouve dans la table d'Héraclée. Voir l'article de R o to n d i cité plus haut qui donne une liste des lois où elle apparaît. 15. 34, 100 : Nam ut haec ex iure ciuili proferunt, sic adj'erant uelim quibus lege aut rogatione ciuitas aut libertas erepta sit. 16. 33, 96 : Sed quaero abs te, putesne, si populus iusserit m e tuum aut te meum seruum esse, id iussum ratum atque firm u m futurum . Perspicis hoc nihil esse et fateris ; qua in re prim um illud concedis, non quicquid populus iusserit, ratum esse oportere.

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y avait dans la coutume une règle impérative, le législateur ne pouvait pas y toucher17. » La loi doit donc respecter le ius ciuile, de même qu’elle ne peut toucher au domaine religieux, comme le montre une clause toute proche de celle que nous étudions : si quid sacri est, quod non iure sit rogatum, eius hac lege nihilum rogatur18. Nous mesurons ainsi la faible portée de la lex. 2. Les leges imperfectae Son autorité est tout aussi restreinte. Les différentes catégories de leges le font bien voir. Un passage des Regulae d’Ulpien nous apprend en effet que l’on distinguait à Rome trois types de lois : les leges per­ fectae, les leges minus quam perfectae et enfin les leges imperfectae : « Est imparfaite la loi qui interdit un acte mais qui si on le commet ne l’annule pas ni n’édicte une peine contre celui qui a violé la loi. (...) Est moins que parfaite la loi qui interdit un acte, ne l’annule pas si on le commet mais édicte une peine contre celui qui a violé la loi19... » L’opposition de ces trois catégories montre à l’évidence qu’il existe des lois interdisant certains actes, mais sans prévoir de peine pour les con­ trevenants, sans annuler l’acte contraire à la loi : ce sont les leges imperfectae. L’auteur prend l’exemple de la lex Cincia sur les dona­ tions ; et les lois de droit privé, dans leur très grande majorité, sont de ce type. Elles paraissent à ce titre dépourvues de toute efficacité. Com­ ment assurer le respect d’une loi, alors qu’aucune sanction n’est prévue si on la viole ? Les interdictions ainsi établies semblent destinées à

17. La règle de droit et la loi dans Γ Antiquité, in Rariora, p. 259. 18. Valerius Probus 3f 13 ; voir les lois où apparaît cette formule dans J. Bleicken, Lex publica, p. 339. Pour son interprétation et sa signification voir A. M agdelain, La loi à Rome, p. 60. 19. Reg. Ulp. 1, 2 : Leges aut perfectae sunt aut imperfectae aut minus quam perfec­ tae. Perfecta lex est... imperfecta lex est quae fieri aliquid uetat nec tamen si factum sit, rescindit : qualis est lex Cincia quae plus quam ... donari prohibet exceptis quibusdam cognatis et si plus donatum sit, non rescindit. Minus quam perfecta lex est quae uetat ali­ quid fieri et si factum sit, non rescindit sed poenam iniungit ei qui contra legem fecit : qualis est lex Furia testamentaria, quae plus quam mille assium legatum mortisue causa prohibet capere praeter exceptas personas et aduersus eumt qui plus ceperit, quadrupli poenam constituit. Ce passage est lacunaire mais les éditeurs s’accordent pour restituer les premières lignes. A ces lignes, on joint fréquemment un passage de Macrobe dans son Commentaire au songe de Scipion 2, 17, 13 : sed quia inter leges quoque illa imperfecta dicitur in qua nulla deuiantibus poena sancitur. De nombreuses études ont paru sur cette question : on consultera surtout la thèse de F. Senn, Leges perfectae, minus quam perfectae et imper­ fectae, Paris, 1902 ; C. G ioffredi, La « sanctio » della legge et la « perfectio » della norma giuridica, Archivio penale, 2, 1946, p. 166-188 ; du même auteur, lus, Lex Prae­ tor, S.D .H .I., 13-14, 1947-1948, p.7-140 ; S. Di P a o la , Leges perfectae, Synteleia Arangio-Ruiz, t. II, Milan, 1964, p. 1075-1094 ; M. K aser, Ueber Verbotsgesetze und Verbotswidrige Geschäfte im römischen Recht, Sitzungsberichte der Oesterreichische Aka­ demie der Wissenschaften, Phil. Hist. Klasse, Band 312, Vienne, 1977.

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rester lettre morte. L’exemple de la lex Plaetoria le fait bien voir. Cette loi qui date probablement du début du IIe siècle, interdisait de prêter d e l’argent aux mineurs de moins de vingt-cinq ans dans des conditions qui leur sont défavorables20. Mais elle n’empêche pas le mineur de s’enga­ ger, même dans des conditions qui l’exploitent, et elle ne supprime pas l’obligation de rembourser le créancier, s’il a contracté un prêt. E n outre ce dernier peut intenter une action contre le mineur s’il refuse de payer. L’autorité de la loi est donc très limitée ; elle ne peut empêcher un créancier d’agir illégalement en exploitant le mineur et de réclamer son dû 21 malgré la loi. Une telle faiblesse s’explique facilement ; tout engagement pris dans les formes du ius ciuile est valable et la loi ne peut les annuler ou les supprimer. Elle ne peut donc opposer qu’une barrière morale, dont l’efficacité est évidemment fort restreinte. L’exemple des leges im p erfec ta eles clauses qui imposent le respect du ius montrent clairement la situation inférieure de la loi par rapport au ius ciuile. Elle ne peut ni le modifier, ni l’annuler puisque les actes conformes au ius restent valables même s’ils sont contraires aux lois. Il n ’est donc pas surprenant que l’on en ait souligné la faible valeur. Tout se passe en effet comme s’il y avait deux domaines différents, la lex et le ius, dont l’un a une autorité bien supérieure à l’autre. L’absence de sanction dans les leges imperfectae témoigne ainsi d ’une espèce de « timidité » du législateur : il ne peut ni ne veut assortir ses lois de sanction22. Et V. Arangio-Ruiz, rappelant la formule de Papinien (com­ munis rei publicae sponsio), affirmait que « la loi n’est qu’une conven­ tion qui présuppose la validité du droit et n’y touche pas23 ». La loi apparaît dès lors comme un acte dépourvu d ’autorité, une simple recommandation. On est loin de la toute-puissance du législateur ; on est encore plus loin de la place privilégiée que les écrivains romains ont attribuée à la loi. 20. M. Käser (op. cit.y p. 40-41) fait de cette loi une lex m inus quam perfecta alors qu’il est d ’usage d ’en faire une lex imperfecta (cf. Senn). Il s’appuie sur un passage du Pseudolus (v. 203) : Perii : annorum lex me perdidit quina uicenaria ; m etuont credere omnes. Ce passage est, selon nous, peu convaincant car il ne permet absolum ent pas de prouver que la loi était munie d ’une sanction. L ’argument tiré de la table d ’Héraclée (1. 112) est peut-être plus satisfaisant ; la loi mentionne en effet parm i ceux qui sont exclus des magistratures municipales : queiue lege Plaetoria ob eam rem q u o d aduersus legem fa cit fecerit, condemnatus est erit. Mais il n ’est pas prouvé q u ’il s’agisse d ’une sanction prévue par cette loi : Cicéron (de natura deorum III, 30, 74) parle d ’un iudicium rei priuatae lege Laetoria. Il désigne par ces termes une action populaire (que tout citoyen peut intenter) ; elle aboutissait sans cloute à une amende et des déchéances. Mais rien ne prouve q u ’une telle action ait été prévue par la loi, et il n ’est pas possible d ’en faire une lex m inus quam perfecta, faute d ’arguments suffisants. C ’est pourtant l’opinion de S. Di Salvo , L ex Laetoria, Naples, 1979. 21. Telle est la conclusion de V. A rangio -R uiz (op. cit.) mais le mineur n ’est pas totalement dépourvu de recours (cf. infra). 22. J. G audemet (Études sur le droit et la loi) voit en effet dans ces lois l’expression d ’une espèce de timidité du législateur qui n ’ose pas assortir ses lois de sanctions. C ’est une nouvelle fois souligner la place inférieure de la loi. 23. Rariora, p. 265.

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Une telle analyse laisse toutefois un certain nombre d’aspects de côté : elle ignore par exemple que la loi peut être source de droits. Elle donne une portée générale à certaines clauses mais c’est étendre abusi­ vement leur portée. Aussi un tel point de vue a-t-il été fréquemment cri­ tiqué. L’exemple des leges imperfectae ne peut pas s’appliquer à toutes les lois indifféremment. La distinction d’Ulpien ne concerne pas toutes les mesures législatives : seulement les lois qui interdisent tel ou tel acte. D’autres ont modifié le ius ciuile sans appartenir à cette catégorie, telle la lex Aquilia de damno ou la lex Publilia qui prévoit une action en faveur des sponsores. Elles ont ainsi interdit des comportements parfai­ tement licites24. Or aucune clause ne vient limiter la portée de ces lois. On ne peut donc s’appuyer sur les leges imperfectae, qui ne représen­ tent qu’un cas particulier, pour démontrer que la loi ne peut en aucun cas toucher au ius. Il s’agit en effet d’une catégorie limitée : le passage des Regulae d’Ulpien que nous citions plus haut mentionne également des lois de droit privé dans d’autres types, telle la lex Furia sur le testa­ ment. Ces lois, que l’on appelle « moins que parfaites » n’annulent pas l’acte qui les viole mais elles prévoient des sanctions pour les contreve­ nants ; toutes les lois de droit privé ne sont donc pas dépourvues de sanction25. Les leges imperfectae ne témoignent donc pas de la faiblesse des lois et de leur incapacité à toucher au ius ciuile. Il est en outre inexact de dire qu’elles sont totalement dépourvues d’efficacité. Elles ne prévoient sans doute pas de sanctions, mais les actes faits en fraude de ces lois ne restent pourtant pas valables. Sans doute l’obligation de payer existe-telle pour le mineur (pour reprendre l’exemple de la lex Plaetoria que nous citions plus haut) mais il n’était pas dépourvu de moyens d’actions et de recours contre le créancier. Dès le IIe siècle, lorsqu’apparaît la pro­ cédure formulaire, le préteur accorde une exception au mineur. Elle lui permet de s’opposer à la requête du demandeur exprimée dans Yintentio de la formule : la prétention du demandeur est ainsi sans valeur26. Il est 24. C. G ioffredi, Ius, Lex, Praetor, p. 64-66 ; La sanctio delle legge... p. 180 et suiv., G. P ugliese, Intorno al supposto divieto di modificare legislativamente il ius ciuile, A tti dei Congresso Internazionale di Diritto Romano et di Storia del Diritto (Vérone, 1948), t. II, Milan, 1951, p. 61-85. 25. C ’est d’autant plus vrai que certaines lois peuvent être à la fois perfectae et minus quam perfectae : par exemple la loi Voconia empêche les femmes d’être instituées héritiè­ res par des citoyens appartenant à la première classe censitaire, et interdit aux légataires de recevoir plus que ce que reçoivent les héritiers ; dans sa première partie c’est une lex perfecta et une lex minus quam perfecta dans la seconde. La lex Cincia de donis et mune­ ribus qui est comme le modèle et l’exemple type de lex imperfecta, fonctionne comme une lex m inus quam perfecta dans la partie qui concerne les avocats. L’analyse de telles lois doit donc être fort nuancée. (Voir les remarques de F. Senn et l’article de P ugliese.) 26. Dans la procédure formulaire, la « formule » rédigée durant la phase in iure du procès, comprend, outre la nomination du juge, l*intentio où le demandeur expose sa pré­ tention, l’exception qui permet au défendeur de faire jouer ses moyens de défense et la condemnatio. Dans tous les cas où une lex imperfecta est en jeu, l’existence d ’une excep­ tion pour le défenseur est communément admise.

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plus délicat de préciser les moyens d ’action du mineur à l’époque où la procédure formulaire n’existait pas. Mais le dommage causé par la vio­ lation de la loi peut être réparé27 et le créancier risquait sans doute d’avoir à payer le quadruple de la somme prêtée si elle avait été rem­ boursée. On ne saurait donc affirmer qu’il n’y avait aucune possibilité d ’assurer le respect de la loi. Les moyens qui sont à la disposition du débiteur paraissent complexes. Mais ce système, en apparence étrange, s’explique aisément. Il est lié à une question de technique législative. En effet, il n’y a pas à cette époque de théorie de la nullité ; elle ne se développera qu’à l’époque classique28. A une date plus ancienne, un acte passé dans les formes du ius ciuile est nécessairement valable et produit tous ses effets, même s’il se trouve être contraire à la loi. Il n’est pas possible de l’annuler. Seul le droit prétorien peut en corriger les effets et en atténuer la rigueur. Les leges imperfectae témoignent donc de ce stade de l’histoire du droit où la notion de nullité n’est pas encore développée. On peut ajouter avec C. Gioffredi que ce type de lois est adapté au but que poursuivait le législateur : donner au débiteur ou au donateur (lorsqu’il s’agit de la lex Cincia) le moyen de se défen­ dre s’il le souhaitait29. En aucun cas, les leges imperfectae ne traduisent par conséquent la faiblesse de la loi par rapport au ius ciuile. Elles ne se réduisent donc pas à des interdictions qui risquaient de rester lettre morte. Il ne nous paraît pas plus raisonnable d’accorder une portée géné­ rale et une valeur absolue aux clauses qui affirment le respect du ius. Elles ne traduisent pas les limites que le ius ciuile imposait au législa­ teur. Une loi qui ne les respecte pas n’en est pas moins une loi, et rien ne prouve que le pouvoir de cassation du sénat se soit exercé pour cette raison : aucun exemple ne vient le confirmer30. En outre, rien dans la pratique romaine ne montre que le législateur ait dû respecter de telles limites. Une telle clause ne semble donc pas refléter les interdits qui pesaient sur le législateur : c’est, comme l’avait déjà souligné Rotondi, une restriction qu’il s’imposait lui-même31. On peut douter que cette limitation ait eu une valeur générale : il est certes exclu de voir les 27. Les recours dont disposait le défenseur avant l’introduction de la procédure for­ mulaire (à la fin du IIe siècle) sont beaucoup moins faciles à préciser : l’existence de la denegatio actionis (c’est-à-dire de la faculté q u ’avait le magistrat de refuser une action) est très discutée pour cette époque (cf. M etrô , La denegatio actionis, 1972) ; elle est admise par M. Kaser . C. G ioffredi (la « sanctio »...) suggère q u ’une action en restitution était possible par le biais du sacramentum mais n ’a pas été suivi sur ce point. 28. Comme l’expliquent C. G ioffredi, G. P ugliese, M. Kaser . 29. C. G ioffredi, Ius,. Lex Praetor, souligne le caractère social de ces lois qui protè­ gent les plus faibles et estime que c’est la raison pour laquelle elles se bornent à interdire sans prévoir de sanctions mais en donnant tout de même des moyens de défense : frapper de nullité les donations excessives revenait à se substituer à l’initiative privée. 30. G. N ocera , qui étudie dans la dernière partie de son livre, Il potere dei comizi, la cassation des lois, n ’en dit rien. Voir également l’article de G. P ugliese . 31. Rotondi, Scritti I, Problemi di diritto pubblico romano.

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Romains supprimer par une loi l’une des institutions fondamentales sur lesquelles repose la cité comme le sénat ou les consuls. De tels projets sont inimaginables et ce n’est pas là-dessus que porte une telle clause. Mais si la loi devait respecter le ius, on ne pourrait concevoir qu’un seul type de lois : celles qui confirment le ius, c’est-à-dire les usages déjà existants, éventuellement en l’assortissant de sanctions. Il existe sans doute des lois de ce genre et nous en avons mentionné quelquesunes au cours de cette étude : on peut penser, par exemple, à la lex Cornelia sur l’édit du préteur qui impose aux préteurs de rendre la jus­ tice conformément à leurs édits32. Mais ce n’est là qu’une catégorie très limitée ; et l’évolution des lois à la fin de la République nous montre bien qu’il n’en allait pas toujours ainsi. Il est donc difficile d’accorder une valeur générale à la clause qui figurait dans les lois républicaines. Sa portée véritable est bien limitée : en aucun cas, elle ne sert à traduire les restrictions qui s’imposaient à l’auteur d’un projet de loi. Pour en comprendre la signification il faut se souvenir de la pratique romaine : des clauses interdisent en principe toute abrogation33 ; mais en abrogeant la loi, on la supprime tout entière, y compris la sanction devenue vaine. Dans cette perspective, elle ne peut jouer que dans des cas très limités : lorsqu’est présentée au peu­ ple une rogatio qui modifie une loi existante ou qui l’abroge, son auteur s’expose, si le peuple n’accepte pas ce projet, à des poursuites pour avoir tenté d’abroger une loi malgré la clause qui l’interdit. Com­ ment peut-il les éviter ? En insérant dans la rogatio une clause qui affirme respecter le ius en vigueur. Cette clause met l’auteur d’un projet de loi à l’abri de poursuites éventuelles : il n’a pas contrevenu à la loi34. En prétendant que sa proposition ne touche pas au ius, le législateur n’exprime nullement un principe général du droit public romain, il poursuit uniquement un but pratique : se protéger des sanctions prévues en cas d’abrogation. Cette formule est donc étroitement liée aux clauses par lesquelles les lois interdisent leur abrogation, auxquelles elle répond. Il n’est pas étonnant qu’on les trouve souvent associées dans la sanctio, puisque cette partie de la loi sert à situer la nouvelle mesure dans l’ordre juridique existant. 3. Le lien étroit entre lex et ius La prétendue infériorité de la loi par rapport au ius ciuile repose sur une conception étroite du ius qui est conçu comme un ius ciuile totale32. Sur cette loi voir p. 37-38. 33. G. P ugliese, art. cit. ; voir également A. Magdelain, La loi à Rome, p. 60. 34. C ’est juste après la clause interdisant l’abrogation qu’apparaît la phrase : quod aliter factum , cf. supra, p. 143-144.

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ment étranger à la loi car il aurait pour seuls fondements l’activité du préteur et l’interprétation des prudents. Or, le droit prétorien, le déve­ loppement de la jurisprudence sont relativement récents et ils ne fai­ saient pas partie originellement du ius*5. A l’époque archaïque, le ius et la lex sont difficilement séparables ; la lex9 en effet, quelle qu’en soit la forme, est une source de droit. Elle dévoile le ius et le rend public par une proclamation solennelle puis par l’affichage. Il n’y a donc pas con­ tradiction ni antinomie entre le ius et la lex puisque celle-ci est dès ses origines un ius rendu public3536. Dans cette perspective, ces deux don­ nées sont étroitement liées : la lex est rédigée à l’impératif, la langue des formules pontificales37389. On ne saurait donc interpréter le rapport entre ius et lex en termes d’infériorité ou de supériorité : tout au plus pourrait-on souligner que le premier est antérieur à la loi qui le dévoile. Mais il nous paraît bien plus important de souligner leur union. L’étroite relation qui existe entre ces deux notions n’est pas difficile à saisir ; la langue officielle le fait bien voir : les formules archaïques associent fréquemment les deux termes. C’est le cas dans la formule du testament per aes et libram ; le familiae emptor dit au testateur : quo tu iure testamentum facere possis secundum legem publicam**. Il en va de même dans celle de Yadrogatio : Velitis iubeatis uti L. Valerius L. Titio tam iure legeque filius siet quam si ex eo patre matreque familias eius natus esset*9. Dans ces deux formules, il est malaisé de distinguer ius et lex ; l’un et l’autre désignent le droit. Au mieux peut-on dire que l’un est le contenant et l’autre le contenu4041. Mais ils se laissent difficilement séparer. Les lois de la fin de la République permettent la même consta­ tation : ius et lex sont fréquemment juxtaposés, associés, mais n ’indi­ quent pas deux réalités différentes. Dans la lex Cornelia de X X quaes­ toribus cette expression revient à plusieurs reprises : Quos quomque quaestores ex lege plebeiue scito uiatores legere sublegere oportebit, ei quaestores eo iure ea lege uiatores / / / / legunto sublegunto quo iure qua lege quaestores quei nunc sunt uiatores legerunt sublegerunt41. On lit également : de eis uiatoribus quaestori omnium rerum ius lexque esto42. Les deux phrases que nous avons citées montrent que le législateur veut 35. A. Magdelain , op. cit., p. 25-28. 36. Voir chapitre I, p. 25. 37. A. M agdelain , op. cit. L ’auteur souligne également que la loi est rédigée à l’impératif, c’est-à-dire dans la langue du ius. Il ne faut donc pas souligner l’opposition entre ces deux notions, comme le fait Rotondi, Scritti I Osservazioni sulla legislazione comiziale rom ana di diritto privato. Sur l'opposition entre ius et lex, voir aussi B. B iondi, lus et lex, R .I.D .A ., 1965. 38. Gaius II, 104. 39. Aulu-Gelle V, 19. Sur ce passage, voir également chapitre II, p. 85. 40. Outre les remarques de C. G ioffredi, lus. Lex, Praetor, p. 64-66 et de A . M ag ­ delain , la meilleure étude sur cette question est celle de G. Broggini, Ius lexque esto, Festgabe M. Gutzwiller, Bâle, 1959, p. 23-44, reprise dans Coniectanea. 41. Lex Cornelia, c. II, 1. 6-10. 42. Ibid., c. I, 1. 38-40.

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donner aux nouveaux appariteurs le même statut juridique qu’aux pré­ cédents. Cette idée est exprimée par la formule eo iure ea lege sans qu’il soit possible de déterminer avec précision ce que vise lex et ce que vise ius. Cette expression sert ainsi à exprimer l’idée de droit434. Il n’est pas rare non plus de trouver dans les lois républicaines des tournures telles que optima lege optimo iureu . Elles indiquent qu’une action est parfai­ tement conforme au droit. lus et lex apparaissent ainsi comme deux ter­ mes inséparables ; ils constituent les deux éléments indissociables d’une formule qui désigne le droit dans son ensemble. Ils forment une espèce de binôme, pour reprendre une expression chère aux romanistes qui se sont occupés de la question4546. En ce sens, la formule iure lege finit par indiquer le droit : elle apparaît ainsi dans des contextes où on ne l’attendrait guère. La lex Ursonensis n’utilise pas les mots iter et aquae pour désigner les servitudes de passage et de puisage mais l’expression itineris aquarum lex iusque46 ; elle fait bien voir que l’association ius-lex n’a pas de signification précise mais représente le droit. De même, au lieu de iure facere, on trouve iure lege recteque dans la même loi. Il s’agit évidemment de cas limites où le couple ius-lex a perdu toute signification réelle pour se réduire à une formule vide de sens. Dans l’ensemble, toutefois, les lois républicaines font bien voir l’étroite association entre ius et lex, puisque cette formule sert à dési­ gner l’ensemble du droit. Sa présence peut trouver une explication dans leur goût pour la répétition : il n’est pas rare en effet qu’y soient utili­ sés des termes dont la signification est voisine47. Mais l’emploi fréquent de synonymes ne nous paraît pas une explication suffisante : ces expres­ sions témoignent surtout de la parenté entre ius et lex. Retrouve-t-on des formulations identiques chez les écrivains romains ? Elles ne sont rares ni chez Plaute, ni chez les écrivains posté­ rieurs. En ce sens, la confusion qu’ils établissent entre ius et lex, ou plutôt les rapprochements qu’ils font entre ces deux termes, n’est pas le signe d ’une ignorance du droit, mais reflète l’usage de la langue, d’une part, et l’union qui existe entre ces notions, de l’autre. Le théâtre de Plaute le fait déjà voir : on trouve en effet à plusieurs reprises leges et iura juxtaposés, associés pour désigner le droit dans son ensemble : YEpidicus évoque un homme qui est legum atque iurum fictor ; la Mos­ tellaria parle des enfants auxquels on enseigne le droit ; et ce sont les deux termes iura et leges qui expriment une telle idée48. Dans une telle 43. Com m e le souligne très clairement G. Broggini. 44. L e x Ursonensis 1. 33-37 ; Lex Salpensana, 25-27. 45. R o to n d i, Scritti I parle d ’hendyadin, G ioffredi et Broggini préfèrent parler de binôm e pour désigner cette expression dont les deux termes sont indissociables. 46. L e x Ursonensis, Table II, chap. 79, col. 3, 1. 5-7 : Itemque iis qui eum agrum habent, possident, habebunt, possidebunt, itineris aquarum lex iusque esto. Table IV, col. I, chap. 124, 1. 8-9 : itque eum s(ine) /fraude) sfua) iure lege recteque facere liceto. 47. V oir p. 167-8. 48. Epidicus 292 : hic poterit cauere recte, iura qui et leges tenet. Ibid. 523 : legum

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expression, l’emploi de ces deux substantifs ne paraît rien a v o ir d’extraordinaire et le retour de cette formule dans l’œuvre de P la u te suggère qu’il s’agit d ’un usage courant, connu de longue date49. C e n ’est pas étrange, vu le lien qui existe entre ces deux termes. L’œ u v re de Lucrèce le fait également voir puisque le poète pour désigner d es règles de droit évoque les leges artaque iura50. Il n’est pas étonnant que l’on retrouve le couple ius-lex chez les h is­ toriens romains. Dans le Bellum Iugurthinum le discours du trib u n C. Memmius mentionne les leges et les iura qui sont aux mains d’u n e poignée d ’hommes51. Tite-Live ne sépare pas non plus ces deux notions : il suffit pour s’en convaincre de penser à la façon dont il décrit l’œuvre « constitutionnelle » de Romulus : « Romulus après avoir convoqué en assemblée cette foule qui ne pouvait former un corps politique que par le moyen des lois, fixa des règles de droit52. » L’emploi de leges et de iura dans une même phrase pour désigner deux réalités voisines montre clairement leur union étroite. Et il n ’est pas toujours facile d ’établir une distinction stricte entre ces deux notions. Les propos que l’historien prête à la foule au moment de la condamna­ tion de Sp. Maelius le montrent bien. Il était coupable d ’avoir voulu rétablir la royauté et, pour mieux souligner sa conduite scandaleuse, la foule déclare qu’il est né dans un peuple libre, inter iura legesque53. L’idée que la liberté est fondée sur les lois n’a rien de déconcertant et nous l’avons déjà rencontrée. En revanche, la formulation qui lui est donnée dans ce passage est plus surprenante : on ne s’attend pas à trou­ ver ici les iura. Une telle expression montre ainsi à quel point iura et leges sont indissociables ; on ne peut pas préciser ce que chacun d’eux désigne, mais l’ensemble de l’expression sert ici à exprimer de façon générale la notion de légalité. L’œuvre de Tite-Live met donc en lumière l’étroite relation qui unit ius et lex ; aussi n’y a-t-il pas lieu de dissocier l’œuvre de l’historien de la réalité de son temps : chez lui, comme dans la langue officielle, ius et lex forment un couple dont les deux pôles sont inséparables. Il serait bien étrange qu’il n’en fût pas de même chez Cicéron.

atque iurum fic to r, conditor cluet. Mostellaria 126 : docent litteras iura leges. Rudens 643 : aduorsum ius legesque. Voir Particle de T omulescu , Iurat 1972, p. 126-135. 49. Comme le suggère A. M agdelain . 50. D e rerum natura V, 1143-1144 : Inde magistratum partim docuere creare luraque constituere ut uellent legibus uti. V, 1147 : sub leges artaque iura. 51. Jugurtha 31, 2 0 : ...c u m regna, prouinciae, leges, iura, iudicia p en es paucos erant. 52. I, 8, 1 ; sur ce passage voir p. 89 et 189. 53. IV, 15, 3. cf. XXX, 37, 9 : iurat leges, mores...

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B. LA NOTION DE IUS CHEZ CICÉRON 1. Loi naturelle et droit naturel L’œuvre de Cicéron n’est pas en contradiction avec l’œuvre des autres écrivains. lus et lex forment aussi chez l’auteur du De re publica une espèce de binôme et il utilise cette expression pour indiquer l’ensemble du droit. Dans le De oratore, la science du droit est en effet désignée par l’expression legum ac iuris ciuilis scientia ; dans le De legi­ bus, il mentionne également les uerba ciuilis iuris et legum54. Ces for­ mules suggèrent clairement qu’il n’y a pas, dans la pensée cicéronienne, antinomie entre ius et lex ; et ces deux termes paraissent souvent bien difficiles à distinguer chez notre auteur. Il est d’autant plus malaisé d ’opérer une distinction entre eux que, non content de les associer étroi­ tement, Cicéron va jusqu’à en faire des synonymes (et se montre ainsi plus audacieux peut-être que ses contemporains). Le témoignage du De legibus est, à cet égard, irréfutable. Évoquant dans ce dialogue la parenté qui existe entre les hommes et les dieux, l’écrivain affirme que c’est par la loi que les hommes sont unis aux dieux et conclut finale­ ment : « Ceux qui ont la loi en commun ont le droit en commun5455. » Autrement dit, le droit peut se déduire de la loi ; rien ne les sépare. Plus loin, cette assimilation se manifestera, plus nettement encore, par cette formule aussi elliptique qu’audacieuse : si lex, ius quoque56. Le raisonnement de Cicéron peut aussi se faire en sens inverse : c’est de l’existence d’un droit commun à tous les hommes qu’il pourra déduire celle des leges et des iura de la cité57. Et dans le livre III du même ouvrage, en parlant du ius natura, il précise : « Lorsque je parle du droit, je veux que l’on comprenne que je parle de la loi58. » De la lec­ ture du De legibus, on retire donc l’impression que ius et lex sont par­ faitement identiques. Cette assimilation a sans doute été facilitée par 54 De oratore I, 5, 15 : legum ac iuris ciuilis scientia, cf. I, 10, 40 : ignarum legum rudem in iure ciuili ; I, 34, 159 : perdiscendum ius ciuile, cognoscendae leges ; 1, 43, 193 : fontes omnium disputationum qui iure ciuili et legibus continentur ; De legibus, I, 5, 16 : fo n s legum et iuris ; I, 5, 17 : uniuersi iuris et legum ; I, 13, 35 : leges et iura ; I, 21, 56 : uerba ciuilis iuris et legum ; De officiis I, 16, 51 : quae descripta sunt legibus et iure ciuili ; III, 17, 69 : aut lege sanciri aut iure ciuili ; Orator 34, 120 : quid est enim turpius quam legitimarum et ciuilium controuersiarum patrocinia suscipere, cum sis legum et ciuilis iuris ignarus ? Cf. P. Stein, The sources of Law in Cicero, Ciceroniana, 3, 1978, p. 19-31. 55. De legibus I, 23 : Inter quos porro est communio legis, inter eos communio iuris est. 56. I, 12, 33. 57. II, 5, 13 : Ergo est lex iustorum iniustorumque distinctio, ad illam antiquissimam et rerum omnium principem expressa naturam ad quam leges hominum diriguntur... Cf. I, 13, 35 ; 1, 15, 42. 58. III, 1 , 3 : Nihil porro tam aptum est ad ius condicionemque naturae, quod quom dico, legem a me dici intelligi uolo...

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l’usage des contemporains mais le rôle que Cicéron attribue au droit et aux lois dans ses œuvres, la façon dont il se représente les sources du droit expliquent également les rapports qu’il établit entre ius et lex. Dans le De legibus, en effet, Cicéron ne parle pas en juriste, et ne cherche pas à énumérer les sources du droit comme il le fera dans les Partitiones oratoriae et les Topiques, par exemple. Il se réfère à la phi­ losophie, comme il nous l’indique lui-même très clairement, pour trou­ ver les origines de la loi et du droit59. C’est ce qui explique la vaste perspective qui domine dans le livre I car « dans aucun autre genre de discussion n’apparaissent plus nettement les facultés que la nature a données à l’homme, les excellentes notions que l’esprit humain contient en abondance, la tâche que nous avons à réaliser et à accomplir et pour laquelle nous sommes nés et venus au monde, les liens de parenté qui unissent les hommes et la société naturelle qu’ils forment60*». Le point de départ de cette réflexion est la droite raison, la recta ratio qui consti­ tue la loi, comme le montrent le De legibus et le livre III du De re publica61. Cette loi est en outre d’essence divine ; d’ou son nom : ratio summi louis62. De là découle le ius qui est étroitement lié à cette loi commune, comme l’auteur du De legibus le reconnaît à plusieurs repri­ ses63. Né d’une loi véritable, il vient de la nature et se fonde sur elle : c’est l’une des thèses essentielles de ce dialogue et elle est répétée plu­ sieurs fois. Cicéron toutefois n’envisage pas tant le ius dans ses rap­ ports avec les dieux et les hommes que dans les rapports des hommes entre eux. Il existe en effet entre les hommes qui sont tous par nature semblables et égaux64. Dans le livre I du De legibus, un long développe­ ment permet de montrer leur parenté et leur ressemblance. Notre auteur en tire la conclusion suivante : « Il s’ensuit que la nature nous a créés pour partager le droit et le mettre en commun65. » En effet, c’est dans 59. I, 5, 17 : penitus ex intim a philosophia hauriendam iuris disciplinam putas. 60. I, 5, 16 : N am sic habetote nullo in genere disputandi magis patefieri qu id sit homini a natura tributum , quantam uim rerum optim arum m ens humana contineat cuius muneris colendi efficiendique causa nati et in lucem editi sim us , quae sit coniunctio hom i­ num , quae naturalis societas inter ipsos. Le texte est très corrompu ; avec L .P. K e n te r, D e legibus. A com m entary on b o o k /, Amsterdam, 1975, p. 75, nous écrivons nullo in genere disputandi ; il ne nous paraît pas possible de conserver honesta que garde L. P. K e n te r mais qu’éliminent tous les autres éditeurs ; p o te st est une addition de G. De P lin v a l. 61 . D e legibus I, 7, 23 : E st igitur quoniam nihil est ratione melius eaque est et in homine et in deo prim a hom ini cum deo rationis societas ; I, 12, 33 : L ex quae est recta ratio in iubendo et in uetando ; I, 15, 42 : recta ratio im perandi atque proh iben di ; II, 4, 8 ; II, 4, 10 ; D e re publica III, 22, 33 : est uera lex recta ratio naturae congruens ; P hi­ lippiques XI, 12, 28. 62. D e legibus II, 4, 10 : lex uera ratio est recta sum m i Iouis ; D e re publica III, 33 : unus erit quasi magister et im perator omnium deus. 63. I, 6, 19 : a lege ducendum est iuris exordium ; I, 15, 42 : Est enim unum ius qu o deuincta est hominum societas et q u o d lex constituit una. 64. I, 10, 29 : N ihil est enim unum uni tam sim ile tam p a r quam om nes inter n osm et ipsos sumus. 65. I, 12, 33 : Sequitur igitur a d participandum alium cum alio com m unicandum que

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un sentiment mutuel d’amitié que réside le fondement du droit66. Ces remarques permettent de mieux comprendre les rapports entre le droit et la loi dans ce traité. Cicéron part de l’idée que la uera lex, naturae congruens (qui est la raison) unit à la fois les hommes et les dieux, d’une part, et les hommes entre eux, d’autre part. Cette loi crée un ius (ici l’auteur du De re publica s’exprime en juriste plus qu’en philoso­ phe) : il existe entre les hommes et les dieux. Les Partitiones oratoriae le nommeront ius diuinum67 : il est constitué par le culte que nous devons rendre aux dieux, non par crainte, mais à cause de la parenté qui existe entre les hommes et les dieux68. Le ius existe aussi entre les hommes ; il est lié à leur ressemblance et à leur parenté : c’est le ius humanum des Partitiones oratoriae. Ainsi, comme la loi civile, la loi et le droit, fondés sur la nature, unissent les hommes. Le ius humanum a des composantes précises. Leur étude nous per­ mettra de mieux définir ce que l’auteur du De legibus entend par ius. Ce traité n’expose pas en détail le contenu de cette notion : il est sim­ plement précisé que le droit a pour fondement l’amitié qui existe entre les hommes69. Mais, dans la même phrase, Cicéron a souligné que cette bienveillance mutuelle se manifestait à travers un certain nombre de vertus. Il les a énumérées plus haut : la générosité, l’amour de la patrie, l’affection, le désir de rendre service à autrui ou de lui manifester sa reconnaissance70. Quel est leur rapport avec le droit ? Cicéron ne s’en explique guère : il a seulement affirmé au début du paragraphe qui inter omnes ius nos natura esse factos. L.P. K en ter (p. 132) souligne la différence entre ces deux verbes : participare indiquerait la participation de tous à la loi sur la base de la raison, communicare en souligne au contraire l’aspect interchangeable à cause de la simili­ tudo entre les hommes. L’interprétation de A. d ’ORS (Madrid, 1953) est plus satisfai­ sante : si participare signifie bien prendre part à quelque chose de commun, communicare signifie maintenir le doit commun, donc pratiquer les vertus liées au droit naturel. Une telle parenté qui fait naître un droit commun explique qu’il puisse y avoir consensus iuris. 66. Nam haec nascuntur ex eo quod natura propensi sumus ad diligendos homines quod fundam entum iuris est (I, 43). Sur le rôle d ’une telle amitié entre les hommes, voir Renter, p. 137. 67. Partitiones oratoriae 37, 129 : Quod (scii, ius) diuiditur in duas primas partis, naturam atque legem, et utriusque generis uis in diuinum et humanum ius est distributa. 68. De legibus I, 15, 43 : in deos caerimoniae religionesque (...) quas non metu, sed ea coniunctione quae est homini cum deo conseruandas puto. 69. I, 12, 33 ; I, 15, 43. 70. I, 43 : A tque si natura confirmatura ius non erit, tollentur uirtutes. Vbi enim liberalitas, ubi patriae caritas, ubi pietas, ubi aut bene merendi de altero aut referendae gra­ tiae uoluntas poterit existere ? Nam haec nascuntur ex eo quod natura propensi sumus ad diligendos homines quod fundam entum iuris est. Avec L.P. R e n te r (op. cit.f p. 172) nous corrigeons tollantur en tollentur : le futur nous paraît nécessaire pour insister, non sur une possibilité, mais sur une conséquence certaine. R. Z ieg ler ( Ciceros Staatstheoretische Schriften, 2e ed., Berlin, 1979) conserve tollantur mais rattache curieusement cette phrase (à vrai dire lacunaire) à la phrase précé­ dente ; tollantur dépend alors de f i t ut ; il écrit en effet : lia fit ut nulla sit omnino iustitia si neque natura est, eaque quae propter utilitatem constituitur utilitate illa conuellitur, utque si natura confirmatura ius non erit uirtutes omnes tollantur. Une telle correction souligne bien le parallélisme des paragraphes 42 et 43 mais reste difficile à admettre : c’est une nouvelle idée qu’introduit le paragraphe 43.

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nous occupe que toutes les vertus disparaîtraient si la nature ne consoli­ dait pas le droit. Mais il n’indique pas ce qu’il faut entendre par cette affirmation. Et le De legibus n’aide guère à la comprendre. Toutefois ce n’est pas le seul ouvrage où Cicéron mentionne le droit fondé sur la nature. Dès le De inuentione, en effet, il en précisait les composantes : « Le droit fondé sur la nature est ce qu’a implanté en nous, non l’opi­ nion, mais une espèce d’instinct inné, comme la religion, l’affection, la reconnaissance, le désir de tirer vengeance, le respect, la vérité71. » Ces données sont ensuite longuement détaillées : la religion consiste dans le culte rendu aux dieux, la pietas dans les honneurs et les devoirs rendus à la patrie, aux membres de sa famille ; la reconnaissance est liée au souvenir des services rendus et à l’amitié. Le contenu des notions de uindicatio et d’obseruantia est également défini. L’auteur du De re publica fait donc rentrer dans le droit naturel un certain nombre de ver­ tus dont nous verrons plus loin les traits communs. Soulignons dès maintenant qu’elles ne sont pas différentes de celles qu’il énumère dans le De legibus : on y trouve également la pietas, l’amour de la patrie, la reconnaissance. A quelques nuances près, Cicéron n’a guère évolué depuis le De inuentione ; les Partitiones oratoriae font également voir la constance de sa pensée sur ce point. On y retrouve le droit naturel opposé au droit positif qui est appelé leges ; ce droit a un double con­ tenu : ius diuinum, ius humanum. Par conséquent, Cicéron distingue ici les rapports entre les hommes et les dieux d’un côté, les rapports des hommes entre eux de l’autre, alors que dans le De inuentione il mettait sur le même plan religio ei pietas. En outre, il isole différentes catégo­ ries dans le ius humanum : « l’une consiste à rendre la pareille : quand c’est un service, on le nomme reconnaissance, quand c’est une insulte, vengeance72. » Nous retrouvons ici la gratia et la uindicatio du De 71. De inuentione II, 22, 65 : Initium eius (seil, iuris) ab natura ductum uidetur... ac naturae quidem ius esse quod nobis non opinio sed quaedam innata uis adferat ut religio­ nem, pietatem, gratiam, uindicationem, obseruantiam, ueritatem. Religionem eam quae in metu et caerimonia deorum sit, appellant ; pietatem quae erga patriam aut parentes aut alios coniunctos officium conseruare moneat ; gratiam quae in memoria et remuneratione officiorum et honoris et amicitiarum obseruantiam teneat ; uindicationem per quam uim et contumeliam defendendo aut ulciscendo propulsamus a nobis et nostris, qui nobis cari esse debent, et per quam peccata punim ur ; obseruantiam per quam aetate aut sapientia aut honore aut aliqua dignitate antecedentes ueremur et colimur ; ueritatem per quam damus operam ne quid aliter quam confirmauerimus fia t aut factu m aut fu tu ru m sit. On trouve une énumération presque identique aux paragraphes 161 et suiv. : Naturae ius est quod non opinio genuit sed quaedam in natura uis inseuit, ut religionem, pietatem, gratiam, uindicationem, obseruantiam, ueritatem. Religio est quae superioris cuiusdam naturae quam diuinam uocant curam caerimoniamque adfert ; pietas per quam sanguine coniuncti patriaeque beniuolum officium et diligens tribuitur cultus ; gratia in qua amici­ tiarum et officiorum alterius memoria et remunerandi uoluntas continetur ; uindicatio per quam uis aut iniuria et omnino omne quod obfuturum est, defendendo aut ulciscendo propulsatur, obseruantia per quam homines aliqua dignitate antecedentes cultu quodam et honores dignantur ; ueritas per quam immutata ea quae sunt et ante fu eru n t aut fu tu ra sunt. Pour le commentaire de ce passage on se reportera à l’ouvrage de M. P a lla s s e , Cicéron et les sources de droits, Paris, Sirey, 1945. 72. Partitiones oratoriae 38, 129-130 : Quod (scii, ius) diuiditur in duas primas partes,

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inuentione73. La seconde catégorie a en apparence un contenu nou­ veau : Cicéron dit en effet qu’elle est fondée sur Vaequum et bonum, c’est-à-dire sur l’équité74. Rien de tel n’apparaît dans le De inuentione et, en apparence, il n’y a aucune commune mesure entre ces deux trai­ tés. Nous pensons toutefois que Cicéron mentionne ici sous une forme générale, sous la forme abstraite d’un principe, ce qu’il mentionnait dans le De inuentione sous le nom de pietas ou de respect. La pietas consiste en effet à rendre les honneurs et les devoirs qui sont dus à un certain nombre de personnes. En un mot, il s’agit de rendre à chacun ce qui lui revient. Or, c’est précisément le principe sur lequel repose l’équité75. Il n’y a donc pas d’opposition entre les deux traités, quoique les Partitiones oratoriae donnent peut-être une forme plus large à ce principe76. Le droit naturel a donc un contenu très précis dans la pensée cicéronienne : il comprend un certain nombre de vertus qui ont en commun leur caractère social77. Ce droit, en effet, ne regroupe pas toutes les ver­ tus mais seulement celles qui s’exercent dans les relations entre person­ nes : membres d’une même famille, parents, amis, membres d’une même cité. Pour chacun de ces rapports sociaux, il existe une conduite déterminée qui consiste à rendre à chacun son dû : tel est le contenu du droit naturel. Il vient en effet de la nature car il trouve son fondement dans l’amitié qui existe par nature entre les hommes et qui impose d’avoir un certain nombre d’égards pour eux78. Le De officiis précisera de la même façon les devoirs qui s’imposent à autrui79 : mais Cicéron se contente dans le De legibus de souligner l’existence d’un droit. Il est en outre étroitement apparenté à la justice puisque rendre à chacun ce qui lui revient, c’est avoir une conduite juste. Et l’on comprend mieux pourquoi Cicéron affirme que le droit doit être recherché pour luimême ainsi que l’équité80. Ces notions ne sont pas toujours distinguées dans le De legibus : un même paragraphe les réunit, les remplace l’une par l’autre81. Et ce glissement constant de Yaequitas au ius et à la iustinaturam atque legem, et utriusque generis uis in diuinum et humanum ius est distributa, quorum aequitatis est unum, alterum religionis. Aequitatis autem uis est duplex, cuius altera derecta ueri et iusti, et, ut dicitur, aequi et boni ratione defenditur, altera ad uicissitudinem referendae gratiae pertinet, quod in beneficio gratia, in iniuria poenitio nominatur. 73. Sur les rapports entre ces notions, voir M. P a lla sse , op. cit., p. 50 et suiv. 74. Voir M. P a lla s s e et surtout F. Senn, De la justice et du droit, Paris, Sirey, 1927. 75. Voir chapitre VI, p. 328. 76. Il ne s’agit plus en effet d ’une série de conduites bien précises mais d ’un principe général, susceptible par conséquent d ’applications multiples. 77. Comme le soulignent nettement M. P a lla s s e , p. 31 et F. Senn, p. 22. 78. I, 15, 43 : si le droit disparaissait, disparaîtrait également, dit Cicéron, le respect envers les hommes. 79. De officiis I, 50-60. 80. De legibus 1 , 18, 48 : Etenim omnes boni uiri ipsam aequitatem et ius ipsum amant (...) per se igitur ius est expetendum et colendum. Quod si ius etiam iustitia. 81. Ibid. Ce paragraphe est introduit par ius et omne honestum sua sponte esse expe-

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lia montre clairement que ce sont des notions très proches qui se distin­ guent à peine, mais ne se confondent pas vraiment82. Ce lien étroit s’explique facilement : la droite raison qui est à l’origine du ius permet de séparer le ius et Γ/murin83.La raison existe dans l’âme humaine où elle prend le nom de prudentia, et c’est grâce à elle que l’homme peut distinguer ce qui est juste et injuste, ce qui est bien ou mal. Le droit fondé sur la nature est également indissociable de ce sentiment et se manifeste dans les rapports sociaux. Le système exposé par Cicéron dans le De legibus est donc fort complexe : le fondement ultime du droit positif est pour lui la loi issue de la nature qu’il décrit dans le De legibus comme dans le De re publica : « La véritable loi est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, identique à elle-même, étemelle, qui par ses injonctions nous pousse à remplir notre devoir et par ses interdic­ tions nous détourne du crime (...) Il est sacrilège de modifier cette loi, de l’abroger partiellement ou totalement ; ni le sénat ni le peuple ne peuvent nous dispenser d’obéir à cette loi ; et il est inutile de chercher un Sextus Aelius pour l’expliquer ou l’interpréter. Cette loi ne sera pas différente à Athènes et à Rome, différente aujourd’hui et demain mais c’est une seule loi éternelle qui maintiendra toutes les nations en tout temps, et c’est un dieu unique qui l’enseignera à tous et sera le chef de tous84. » Le droit est pour Cicéron étroitement uni à cette loi et il ne s’en sépare pas, mais lorsque l’auteur du De re publica parle du ius, il envisage toujours des relations et des rapports : entre les dieux et les hommes, entre les hommes eux-mêmes. Ce droit naturel, à son tour, modèle et définit les lois de la cité qui doivent s’en inspirer car il con­ tient ce que M. Pallasse appelle « les données immédiates de la cons­ cience juridique85 ».

t e n d u m . De l'idée de i u s naît celle d * a e q u i t a s (qui est associée au vante. La notion de i u s enfin amène celle de i u s t i t i a . 82. Voir p. 331-334. 83. Cicéron le souligne constamment : D e r e p u b l i c a III, 33 ;

iu s

dans la phrase sui­

I, 16, 44 : ; II, 5, 13 : l e x e s t i u s t o r u m i n i u s t o r u m q u e d i s t i n c t i o . Ainsi s’explique que cette loi ait une force suffisante pour nous pousser à faire le bien et nous détourner du mal : I, 6, 18-19 :

N o n s o lu m

E adem

r a tio c u m

p r u d e n tia m

D e

le g ib u s

iu s e t in iu r ia n a tu r a d iiu d ic a tu r s e d o m n in o o m n ia h o n e s ta e t tu r p ia

e s t in h o m i n i s m e n t e c o n f i r m a t a e t p e r f e c t a l e x e s t. I t a q u e a r b i t r a n t u r

e s s e le g e m

c u iu s e a u is s i t u t r e c te f a c e r e iu b e a t, u e ta t d e lin q u e r e

; cf. II, 5,

13. 84.

D e r e p u b lic a

d iffu s a

in

o m n is ,

f r a u d e d e te r r e a t... a b ro g a ri p o te s t,

III, 22, 32-33 :

c o n s ta n s ,

E s t q u id e m

s e m p ite r n a ,

quae

H u ic le g i n e c o b r o g a r i f a s

nec

u ero

aut per

s e n a tu m

u e r a le x r e c ta r a tio , n a tu r a e c o n g r u e n s , u ocet

ad

o ffic iu m

,

iu b e n d o ,

u e ta n d o

a

e s tt n e q u e d e r o g a r i e x h a c lic e t, n e c to ta

a u t p e r p o p u lu m

s o lu i h a c

le g e p o s s u m u s

n e q u e e s t q u a e r e n d u s e x p la n a to r a u t in te r p r e s S e x tu s A e liu s n e c a lia e r it le x R o m a e , a lia A th e n is , a lia n u n c , a lia p o s th a c s e d e t o m n e s g e n te s e t o m n i te m p o r e u n a le x e t s e m p i­ te r n a

et

o m n iu m

im m u ta b ilis

c o n tin e b it

u n u squ e

deu s.

85. M. P a lla s s e ,

o p . c it.t

p. 57.

e r it

c o m m u n is

q u a si

m a g iste r

et

im p e r a to r

LES RAPPORTS ENTRE LA LOI ET LE DROIT

231

2. Loi naturelle et tradition philosophique En affirmant que la seule loi véritable est la loi de la nature, qui doit servir de modèle à la loi de la cité, en faisant de cette loi la réfé­ rence et le critère qui permet de distinguer bonnes et mauvaises lois, Cicéron parle en philosophe beaucoup plus qu’en juriste. Ces deux affirmations montrent également que l’auteur du De legibus a fait un choix précis : nous avons vu comment le rôle unificateur qu’il attribuait à la loi l’amenait à refuser toutes les théories utilitaires du droit et à lui donner un fondement solide. 11 le trouve dans la nature et la raison et s’oppose ainsi à toute une série de courants philosophiques. L’idée d’une loi naturelle est en effet vague et indistincte86 : on peut en faire, comme Cicéron, un modèle éternel qui donne sa force et sa valeur à la loi de la cité quand elle s’en inspire ; on peut également opposer la loi de la nature et la loi humaine. C’est bien ce qu’avaient fait les sophistes au Ve siècle. Hippias, Antiphon avaient nettement opposé les lois des cités, dont la variété reflète l’aspect conventionnel, et la nature. Celle-ci était conçue comme une espèce d’instinct qui faisait primer le droit du plus fort, l’intérêt personnel sur toute autre règle : Antiphon le sophiste déclarait par exemple que l’intérêt du citoyen est de respecter la justice en public et en l’absence de témoin, de suivre la nature, en transgres­ sant les règles légales87. S’il y a bien une « loi naturelle » qui consiste à respecter les exigences de la nature, c’est-à-dire l’intérêt personnel, on ne peut pas vraiment dire qu’il y ait un droit naturel. Cicéron ne saurait évidemment adopter ce système où nature et loi s’excluent ; et dans le De legibus, il écarte ou fait taire toutes les écoles qui nient l’existence d’un droit naturel ou ne le fondent pas sur des valeurs absolues. Sa critique est certes dirigée contre les sophistes ; mais il vise d’abord les épicuriens. Ces derniers avaient refusé l’idée d’un droit identique en tous temps et en tous lieux qui tirerait sa force d’une idée du juste éternelle et invariable88. Ils niaient par là l’existence d’un droit naturel commun à tous, comparable à celui que décrit Cicéron. Épicure parle sans doute d’un της φύσεως δίχαων que l’on a parfois 86. Voir A. P asserin D’E ntreves, N a t u r a l L a w , Londres, 1955. L. S tra u ss, D r o i t Paris, 1956 ; M. V illey , L e ç o n s d ' h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i e d u d r o i t , Strasbourg, 1962 ; E. B loch , D r o i t n a t u r e l e t d i g n i t é h u m a i n e , Paris, Payot, 1976. On consultera aussi L e d r o i t n a t u r e l , Institut national de Philosophie politique, Annales de Philosophie Politique, 3, P.U .F., 1959. 87. Antiphon, S u r l a V é r i t é 4 ; cf. T .J. Saunders, Antiphon the Sophist on natural Laws, P r o c e e d . A r i s t o t . S o c i e t y , 78, 1977, p. 215-236. Sur les conceptions des sophistes, voir M. Salom on, Der Begriff des Naturrechts bei den Sophisten, Z.S.S., 32, 1911, p. 129 et suiv. ; C.E. Periphanakis, L e s S o p h i s t e s e t l e d r o i t , Athènes, 1953 ; J.W . Jones, T h e l a w a n d l e g a l t h e o r y o f t h e G r e e k s , Oxford, 1956 ; W.K.C. G u th rie, L e s s o p h i s t e s ; F. D’Agos­ tin i, Il pensiero giuridico nella sofistica, R .I.F .D . , 52, 1975, p. 193-216 et 547-573, 54, 1977, p. 803-833. On peut utiliser encore E. B u rle, E s s a i s u r l e d é v e l o p p e ­ m e n t d e l a n o t i o n d u d r o i t n a t u r e l d a n s l ' A n t i q u i t é c l a s s i q u e , Paris, 1908 ; A. B ill, L a m o r a l e e t l a l o i d a n s l a p h i l o s o p h i e a n t i q u e , Paris, 1928. 88. Comme le font voir les maximes XXXIII, XXXVII et XXXVIII. n a tu r e l e t h is to ir e ,

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LES ROMAINS ET LA LOI

interprété comme un droit naturel89. Mais rien dans les écrits épicuriens ne permet d’étayer une telle interprétation et l’opposition entre nature et convention est absente dans l’œuvre du philosophe grec ; il se borne à distinguer, à l’intérieur des lois de la cité, des dispositions conformes au δίκαιον et d’autres qui ne le sont pas90. L’œuvre de Lucrèce a cependant été utilisée pour montrer que les épicuriens faisaient place à une espèce de droit naturel. En décrivant les débuts de la société, au livre V du De rerum natura, le poète écrit en effet : « Alors l’amitié commença à nouer ses liens entre voisins, désireux de s’épargner toute violence mutuelle, ils se recommandèrent et les enfants et les femmes, faisant entendre de la voix et du geste qu’il était juste que tous eussent pitié des faibles. Ce n’est pas que l’entente pût se faire partout et dans tous les cas, mais une bonne, une grande partie des hommes observait pieusement les pactes conclus...91 » Lucrèce fait-il ici allusion à un droit naturel ? On peut entendre par ce terme un droit existant avant l’apparition de toute société, au moment où les premiers hommes menaient une vie proche de la nature : tel est assurément l’objet de cette description. Mais si l’on examine le texte avec précision, il est clair que le poète ne s’attache plus aux premiers hommes, comme il l’a fait plus haut : il nous décrit un moment de transition qui précède l’appari­ tion de la société, de la propriété et de la royauté : « le genre humain commence à perdre de sa rudesse92 » et le règne de la force brutale dis­ paraît. Il ne s’agit donc pas vraiment d ’une vie proche de la nature. Le droit dont il est question dans ces vers est lié à la protection des faibles au sein d ’un groupe. L’amitié y figure bien mais elle ne résulte pas de la parenté des hommes entre eux et, encore moins, d ’un lien social dont tous prennent conscience ; elle ne se traduit pas en une série de condui­ tes spontanées, liées à des vertus dont les germes se trouvent en l’homme. Il faut un contrat pour assurer la protection des femmes et des enfants ; elle repose sur un intérêt réciproque qu’expriment les deux 89. Telle est l'interprétation de R. Philippson, Die Rechtsphilosophie der Epikureer, G e s c h i c h t e d e r P h i l o s o p h i e , 23, 1910, p. 433-446. Pour la critique de cette interprétation, voir R. M u e lle r. Sur le concept de Physis dans la philosophie épicurienne du droit. A c t e s d u V I I I e c o n g r è s d e l ' A s s o c i a t i o n G u i l l a u m e B u d é , Paris, Belles Lettres, 1969, p. 305-318 ; D i e e p i k u r e i s c h e G e s e l l s c h q f t s t h e o r i e , Berlin, 1972 ; et V. G o ld sc h ­ midt, L a d o c t r i n e d ' É p i c u r e e t l e d r o i t . 90. V. G oldschm idt, o p . c i t . t p. 26. 91. V, 1019-1025 :

A r c h iv f ü r

Tum

e t a m ic itie m

c o e p e r u n t iu n g e r e a u e n te s

F in itim i in te r s e n e c la e d e r e n e c u io la r i E t p u e r o s c o m m e n d a r u n t m u lie b r e q u e s a e c lu m V o c ib u s e t g e s tu I m b e c illo r u m N e c ta m e n S ed bon a

cu m

b a lb e s ig n ific a r e n t

esse aecu m

m is e r e r ie r o m n is .

o m n im o d is p o te r a t c o n c o r d ia g ig n i m agn aqu e p a rs seru a b a t fo ed era

c a s te .

Trad. A. E rnout, Paris, Belles Lettres. 92. Sur l’interprétation de ce passage, voir R. M u e lle r, Le concept de physis dans la philosophie épicurienne du droit, a r t . c i t . et V. G oldschm idt, o p . c i t . t p. 165-172.

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verbes nec laedere nec uiolari, formule qui traduit très exactement celle d’Épicure : μη βλά π τει ή βλάπτεσθαι93. On ne saurait donc parler d’un stade « naturel » dans le développement du droit, comme il y a un développement naturel du langage. Partout, le droit est lié à l’intérêt d’une communauté, intérêt qui varie selon sa situation ; et Cicéron ne s’est pas privé d’attaquer les épicuriens sur ce point. Le livre III du De re publica s’ouvre par le discours de Philus, qui nie toute identification entre le juste et le légal, reprenant ainsi la méthode de Carnéade. Une telle critique permet en fait de donner plus de poids à la réponse de Laelius où la loi de la nature est présentée comme le fondement des lois humaines94. Certes Philus répète à plu­ sieurs reprises que le droit naturel n’existe pas : « Le droit dont nous traitons ici est quelque chose de social, et non de naturel ; car s’il y avait un droit naturel, le juste et l’injuste seraient les mêmes pour tous, comme le sont le chaud et le froid, le doux et l’amer95. » La variété des lois et des coutumes montre ainsi que le droit n’est pas, à ses yeux, lié à la nature, c’est-à-dire à des constantes identiques pour tous, mais que c’est une institution humaine et donc changeante. A cette argumenta­ tion Laelius répond en opposant une autre théorie qui énonce des véri­ tés pour lui essentielles. De même, dans le De legibus, Cicéron prie Carnéade et la nouvelle Académie de se taire et de ne pas jeter le trou­ ble dans ses raisonnements96. Mais Cicéron ne s’oppose pas seulement à ces écoles parce qu’elles rejettent un droit naturel fondé sur la raison et commun à tous ; il ne met pas simplement en jeu deux conceptions de la loi, l’une positiviste, et l’autre non, mais deux conceptions opposées de la nature humaine. Le De legibus ne laisse place à aucun doute sur ce point : « Nous devons expliquer la nature du droit et il faut la chercher dans la nature de l’homme97. » Tous les développements sur l’homme, le rôle de la raison dans l’âme trouvent leur explication dans le principe que nous venons de citer : on ne peut parler de la loi sans s’interroger sur l’homme et sa nature. Pour Cicéron, l’homme est avant tout raison98 : comment aurait-il pu accepter des théories qui, en opposant l’homme et

93. M a x i m e s C a p i t a l e s XXXI, XXXII, XXXV. La formule revient fréquemment chez Épicure. Cf. Horace, S a t i r e s I, 3, 111 : l u r a i n u e n t a m e t u i n i u s t i . 94. Voir A. M ichel, La politique et le désir, M e l . W u i l l e u m i e r . 95. De re publica III, 8, 13 : I u s e n i m d e q u o q u a e r i m u s c i u i l e e s t a l i q u o d , n a t u r a l e n u llu m ; m a n s i e s s e t, u t c a llid a e t f r i g i d a , a m a r a e t d u lc ia , s ic e s s e n t iu s ta e t in iu s ta e a d e m o m n i b u s . Sur la variété des lois, voir les chapitres 9 et 10 de ce même livre. % . D e l e g i b u s I, 13, 39. 97. I, 5, 17 : N a t u r a e n i m i u r i s e x p l i c a n d a n o b i s e s t e a q u e a b h o m i n i s r e p e t e n d a n a tu r a .

98. Deux conséquences importantes se tirent de cette affirmation : elle exclut tout rap­ port de droit entre les hommes et les animaux, comme l’avaient pensé les péripatéticiens et les stoïciens (cf. G oldschm idt, L a d o c t r i n e d ' É p i c u r e . . . p. 50). Ensuite elle implique une conception originale du respect des lois que nous verrons dans la troisième partie.

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la nature, font de celui-ci une créature de désir99 ou qui le montrent paralysé par la crainte de la mort et recherchant sans cesse une sécurité que les lois contribuent pour leur part à assurer100 ? Le choix de Cicéron est donc net et sans équivoque. Peut-on mieux préciser les influences qui l’ont aidé à le formuler ? La plupart des commentateurs ont souligné la parenté nette qui existe entre le De legi­ bus et la pensée stoïcienne101. De fait, la définition de la loi proposée par Cicéron trouve bien des échos chez les stoïciens, en particulier chez Chrysippe. Il avait en effet affirmé, comme le fait l’auteur du De re publica que « le juste existe par nature, et non par convention, comme la loi et la droite raison102 ». De plus la définition de la loi comme recta ratio qui revient à plusieurs reprises dans le De legibus103, traduit très exactement la notion stoïcienne d 'ορθός λόγος. Enfin, en déclarant que la loi est iuris atque iniuriae regula, Cicéron retrouve aussi les formules du Portique qui font de la loi « la règle de ce qui est juste et injuste, qui ordonne ce qu’il faut faire et interdit ce qu’il ne faut pas faire104 ». Il paraît ainsi bien difficile de nier l’accord entre la concep­ tion cicéronienne et les stoïciens. Les passages que nous venons de citer sont attribués à Chrysippe mais Zénon lui-même avait déclaré, comme nous l’apprend le De natura deorum, que « la loi naturelle est divine, qu’elle ordonne le bien et interdit le mal105 ». Même en admettant que Cicéron reprend l’une des affirmations fon­ damentales du Portique, dans le détail de sa formulation, sa pensée comporte des nuances qui ne sont pas stoïciennes : l’idée d’un droit naturel qui est si importante chez lui, n’apparaît pas avec la même net­ teté dans la philosophie du Portique106. La notion même d’une loi natu­ relle est en outre pratiquement absente de l’Ancien Stoïcisme : les frag­ ments que nous possédons parlent sans doute d’un νόμος κοινός mais 99. Pour les sophistes, voir par exemple les ouvrages de E. D u p re e l ou de W.K.C. G u th rie ; pour Carnéade, J. C ro issa n t, La morale de Carnéade, R e v u e I n t e r n a ­ t i o n a l e d e P h i l o s o p h i e , 1938-1939, p. 545-570. 100. Telle est la crainte fondamentale qui trouble la vie des hommes : cf. P. B oyancé, L u c r è c e e t 1’é p i c u r i s m e , Paris, 1963, p. 147. 101. A. Schm ekel, D i e P h i l o s o p h i e d e r M i t t l e r e n S t o a i n i h r e m g e s c h i c h t l i c h e n Z u s a m m e n h a n g , Berlin, 1982 ; I. Heinem ann, P o s i d o n i o s M e t a p h y s i s c h e S c h r i f t e n , Bres­ lau, 1928 ; P. F inger, Die drei Grundlegungen des Rechtes im I Buch von Ciceros Schrift De legibus, R h e i n i s c h e s M u s e u m , 81, 1932, p. 155-243 ; M. P o h le n z , D i e S t o a II, Göttingen, 1949 ; M. V alen te , L * é t h i q u e s t o ï c i e n n e c h e z C i c é r o n , Paris, 1956. 102. S . V .F . III, 308 (Diogène Laërce VIII, 129); cf. III, 314, 326. Voir également d ’autres références plus tardives mentionnées par J.-L. F e r r a r y , Le discours de Laelius, M . E . F . R . A . , 1974. 103. S . V .F . III, 314. 104. D e l e g i b u s I, 16, 44. 105. D e n a t u r a d e o r u m I, 36 : Z e n o n a t u r a l e m l e g e m d i u i n a m e s s e c e n s e t e a m q u e u i m o b tin e r e r e c ta im p e r a n te m

p r o h ib e n te m q u e c o n tr a r ia .

106. G. W atso n , The natural law and stoicism, in A.A. L ong, P r o b l e m s i n S t o i c i s m , Londres, 1971, p. 216-238. L’auteur souligne que si l’on a attribué aux stoïciens une théo­ rie du droit naturel, c’est essentiellement en se fondant sur le D e l e g i b u s , considéré comme un traité stoïcien, mais rien ne permet d ’affirmer qu’il en soit ainsi.

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pas de νόμος της φύσεως. Une telle expression apparaît au contraire chez Cicéron et chez les écrivains grecs ou latins qui lui sont postérieurs107. Enfin l’auteur du De re publica, loin d’assimiler Dieu, la loi et la raison qui ne se séparent pas toujours très bien chez les stoïciens108, les distin­ gue clairement : la loi est bien ratio dei, mens diuina mais ne se con­ fond pas avec son auteur109. Cette affirmation irréductible au stoïcisme est au contraire toute proche des dialogues platoniciens que sont le Tintée et les Lois. Dans ces conditions, la question des sources se pose tout autre­ ment : en soulignant qu’il existe une loi divine et raisonnable inscrite dans la nature, Cicéron ne s’inspire pas seulement du stoïcisme, mais d’une tradition éclectique où se retrouvent le Portique, ainsi que Platon et, sans doute, Aristote. Il est en effet impossible de négliger la réfé­ rence essentielle que constitue pour l’auteur du De legibus l’œuvre de Platon, dont nous avons déjà souligné l’importance. Mais surtout l’écri­ vain romain ne cherche pas à reproduire la thèse de telle ou telle école ; dans sa définition de la loi naturelle, il expose ce qui est admis par la plupart des philosophes (ceux dont les idées s’accordent avec les sien­ nes). Ce choix est volontaire et l’auteur du De re publica s’en explique très clairement : « Je n’espère pas l’approbation de tous, qui est impos­ sible, mais l’approbation de ceux qui pensent que ce qui est juste et honnête doit être recherché pour lui-même et qu’il n’est absolument rien qui doive être mis au nombre des biens en dehors de ce qui est louable en soi ou du moins que l’on doit seulement considérer comme un grand bien ce qui peut véritablement être loué en soi. Tous ces phi­ losophes — qu’ils soient demeurés dans l’Ancienne Académie avec Speusippe, Xénocrate, Polémon, qu’ils aient suivi Aristote et Théo­ phraste qui s’accordent avec les premiers sur le fond, mais différent un peu dans leur façon de l’exposer, qu’ils aient, comme Zénon l’a trouvé bon, changé le vocabulaire sans changer le fond, qu’ils aient même suivi la secte dure et âpre d’Ariston, aujourd’hui tombée et convaincue d’erreur, qui, sauf les vertus et les vices, considère le reste comme abso­ lument indifférent, oui, c’est à tous ceux-là que je veux faire approuver ce que j ’ai dit110. » Cicéron recherche par conséquent un accord entre 107. H . K o e s t e r , ΝΟΜΟΣ ΦΥΣΕΩΣ. The concept of natural law in Greek Thought, Essays in memory of E.R. Goodenough, Leyde, 1968, p. 520-541. 108. Diogène Laêrce Vil, 88 : « La loi commune, c’est-à-dire la droite raison qui cir­ cule à travers toutes choses et qui est identique à Zeus le chef de gouvernement de l’univers. » 109. R. H o r s l e y , The law of nature in Philo and Cicero, H a r v a r d T h e o l o g i c a l R e v i e w , 71, 1978, p. 35-59. Les formules de Cicéron sont très claires : cf. D e r e p u b l i c a III, 33. 110. D e l e g i b u s I, 38-39: n e c t a m e n u t o m n i b u s p r o b e n t u r — n a m i d f i e r i n o n p o t e s t —, s e d u t e i s q u i o m n i a r e c t a a t q u e h o n e s t a p e r s e e x p e t e n d a d u x e r u n t , e t a u t n i h i l o m n i n o in b o n i s n u m e r a n d u m n i s i q u o d p e r s e i p s u m l a u d a b i l e e s s e t , a u t c e r t e n u l l u m R e l i g i o n s in A n t i q u i t y ,

haben dum m agn u m bon u m A c a d e m ia

u e te r e c u m

n i s i q u o d u e r e l a u d a r i s u a s p o n t e p o s s e t : i i s o m n i b u s s i u e in

S p e u sip p o , X e n o c r a te , P o le m o n e

m a n s e r u n t, s iu e A r is to te le m

et

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LES ROMAINS ET LA LOI

les écoles et se refuse ici à mettre l’accent sur ce qui pourrait les sépa­ rer : il exprime des idées que peuvent admettre de nombreux philoso­ phes. C’est ce qui explique que sans mentionner de sources précises il fasse allusion en termes vagues à des uiri doctissimi ou sapientissimi11' . Dans cette attitude éclectique, dans cette volonté de concilier l’apport des différents philosophes, il faut sans doute voir l’influence d ’Antiochus d’Ascalon qui a été l’un des maîtres de Cicéron et qui insistait sur les points communs entre Platon, Aristote et les stoïciens. En outre, cette influence a été notée pour d’autres passages du De legi­ bus,n2 et il est vraisemblable qu’elle explique l’attitude de son auteur. Il faut toutefois en marquer les limites : Antiochus fait l’objet d’un juge­ ment favorable dans ce traité mais Cicéron suggère immédiatement après qu’il n’est peut-être pas toujours d’accord avec lui113 ; ce désac­ cord s’exprime notamment à la fin du livre I où figure la doctrine de Platon sur l’âme, mais non l’interprétation qu’en donnait Antiochus114. De même, dans le passage que nous citions plus haut, l’attitude deCicéron envers la Nouvelle Académie n’est sûrement pas celle d’Antio­ chus qui critiquait vivement son scepticisme : l’écrivain romain recon­ naît sans doute qu’elle risque de jeter le trouble dans ses raisonnements, mais, loin de l’écarter rudement, comme il l’avait fait pour les épicuT h e o p h r a ste n ,

cum

s iu e u t Z e n o n i u is u m to n is d if f ic ile m

illis

c o n g r u e n te s

re,

gen ere

d o c e n d i p a u lu m

d if f e r e n te s s e c u ti s u n t,

e s t, r e b u s n o n c o m m u ta tis im m u ta u e r u n t u o c a b u la , s iu e e tia m A r is ­

a tq u e a r d u a m , s e d ia m

u ir tu tib u s e x c e p tis a tq u e

u itiis c e te r a

ta m e n f r a c ta m in s u m m a

e t c o n u ic ta m s e c ta m

s e c u ti s u n t, u t

a e q u a lita te p o n e r e n t : iis o m n ib u s h a e c

d i x i p r o b e n t u r . Cette volonté de conciliation apparaît aussi dans l’anecdote de L. Gellius qui voulait arbitrer la querelle entre les philosophes { D e l e g i b u s I, 53 et suiv.). 111. I, 6, 18 ; II, 4, 8. 112. Elle avait déjà été soulignée par R. R eitzen stein , Drei Vermutungen zur Ges­ chichte der römischen Literatur, F e s t s . M o m m s e n , M arburg, 1893. Voir également G. Luck, D e r A k a d e m i k e r A n t i o c h u s , Diss. Berne, 1953 ; H .A .K . H u n t, T h e H u m a n i s m o f C i c e r o , Melbourne, 1954, et surtout les travaux de P. B oyancé : Cicéron et les semail­ les d ’âmes du Timée, in É t u d e s s u r T h u m a n i s m e c i c é r o n i e n , Bruxelles, 1970, p. 294-301 ; Cicéron et les parties de la philosophie, R . E . L . , 49, 1971; L ’éloge de la philosophie dans le « De legibus », C i c e r o n i a n a , 2, 1975, p. 21-40. 113. I, 21, 54 : V i r i s t e f u i t i l l e q u i d e m a c u t u s e t p r u d e n s e t i n s u o g e n e r e p e r f e c t u s m i h i q u e , u t s c i s , f a m i l i a r i s , c u i t a m e n e g o a d s e n t i a r i n o m n i b u s n e c n e , m o x u i d e r o . Ce désaccord se manifeste sur deux points : l’épistémologie puisqu’Antiochus est dogmatis­ te et que Cicéron reste fidèle au probabilisme ; la théorie du bonheur : Cicéron n ’admet pas la distinction entre u i t a b e a t a e t u i t a b e a t i s s i m a . Voir A. M ic h e l, Cicéron et les sec­ tes philosophiques, sens et valeur de l’éclectisme académique, E o s , 1967-1968, p. 104-116 ; A propos du souverain bien : Cicéron et le dialogue des écoles philosophiques. H o m m a ­ g e s M . R e n a r d , Bruxelles, 1969, p. 610-621 ; Cicéron et les grands courants de la philoso­ phie antique. L u s t r u m , 16, 1971-1972, p. 81-103. 114. En développant l’idée que « l’homme n ’est rien d ’autre que son âme » { D e l e g i ­ b u s I, 22, 58-60 ; cf. D e r e p u b l i c a VI, 24, 26, T u s c u l a n e s V, 25, 70) Cicéron se réfère à la doctrine du P r e m i e r A l c i b i a d e mais s’oppose ainsi à Antiochus. Voir P. B oyancé, Cicéron et le P r e m i e r A l c i b i a d e , É t u d e s s u r T h u m a n i s m e c i c é r o n i e n , p. 256-276 ; et J. Pépin, I d é e s g r e c q u e s s u r T h o m m e e t s u r D i e u , Paris, Belles Lettres, 1971 { c f . R . E . G . 1969). Dans la discussion qui l’oppose à Antiochus, Cicéron choisit donc de revenir à Platon. Sur ce retour aux sources de l’Ancienne Académie qui est une des cons­ tantes de la méthode de Cicéron (cf. D e l e g i b u s I, 55), voir A. M ich el, Eos, 1969 ; Les origines romaines de l’idée de tolérance, R . E . L . , 49, 1970, p. 433-459.

quae

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LES RAPPORTS ENTRE LA LOI ET LE DROIT

riens, il l’implore de rester silencieuse, mieux, il cherche à l’apaiser115, c’est-à-dire à proposer des thèses qu’elle puisse accepter. Assurément, il n’engage pas un débat in utramque partem sur ce point — ce qui peut donner au dialogue un aspect dogmatique — mais il faut remarquer la prudence avec laquelle Cicéron procède. Elle se traduit dans la compo­ sition du livre I ; après avoir montré que le droit véritable est lié à la raison qui unit hommes et dieux, après avoir souligné l’unité du genre humain, l’écrivain entend démontrer l’existence d’un droit naturel comme si les affirmations précédentes ne suffisaient pas : il est néces­ saire de démontrer les thèses une à une116. On voit donc les précautions dont Cicéron s’entoure, sa volonté d’asseoir ses affirmations sur des fondements solides. Une telle attitude qui n’a rien de dogmatique reflète au contraire les tendances de la Nouvelle Académie et l’influence de Philon de Larissa117. La recherche d’une approbation des philoso­ phes (le verbe probare est répété plusieurs fois dans les paragraphes 39-40) va dans le même sens : il s’agit d’énoncer des thèses admises par tous et qui seront ainsi plus que probables. Il n’est donc pas surprenant que Cicéron, tout en s’inspirant des méthodes de l’Aca­ démie, se réfère à une tradition ancienne. Il n’était pas nouveau en effet d’affirmer que les lois des cités se modèlent sur une loi divine conforme à la raison. Héraclite l’avait déjà souligné dans son œuvre : « Ceux qui parlent avec intelligence doivent s’appuyer sur l’intelligence commune à tous, comme une cité sur sa loi, et même beaucoup plus fort. Car les lois humaines sont nourries par une seule loi divine, qui domine tout, autant qu’il lui plaît, suffit en tout et surpasse tout118. » Héraclite avait donc affirmé l’existence d’une loi divine et rationnelle. Ce fragment est trop limité pour qu’on puisse en tirer d’autre conclusion ; mais il nous montre qu’une telle concep­ tion est fort ancienne. Les pythagoriciens eux-mêmes avaient énoncé des idées voisines. Il s’agit bien sûr d’un tout autre système, mais on retrouve dans cette école l’idée d’une loi divine qui modèle les lois humaines. Elle apparaît 115. I, 13, 39 :

P e r tu r b a tr ic e m

a u te m

h a ru m

C a r n e a d e r e c e n te m , e x o r e m u s u t s ile a t. N a m in s tr u c ta

e t c o m p o s ita

su m m ou ere n on

A c a d e m ia m , h a n c a b A r c e s ila e t

n im ia s e d e t ru in a s.

Q uam

q u a e s a tis s c ite n o b is

q u id e m

e g o p la c a r e c u p io ,

audeo.

116. I, 13, 36 : q u i q u a s i o ffic in a s n u n c a r tic u la tim

u id e n tu r ,

reru m

s i i n u a s e r i t in h a e c ,

V eru m p h ilo s o p h o r u m

m o r e , n o n u e te r u m

in s tr u x e r u n t s a p ie n tia e ,

qu ae fu se

o lim

q u id e m

illo r u m s e d e o r u m

d is p u ta b a n tu r a c

lib e r e ,

ea

d i s t i n c t a d i c u n t u r . N e c e n i m s a t i s f i e r i c e n s e n t h u i c l o c o q u i n u n c e s t in

m a n ib u s , n is i s e p a r a tim

h o c ip s u m ,

n a tu r a e s s e iu s , d i s p u t a r in t.

117. Comme Γa montré A. M i c h e l ( R . E . L . , 1970). On voit ainsi tout ce qui nous sépare des analyses de H .T. J o h a n n { G e r e c h t i g k e i t u n d N u t z e n . S t u d i e n z u r c i c e r o n i s c h e n u n d h e l l e n i s t i s c h e n N a t u r r e c h t s - u n d S t a a t s l e h r e , Heidelberg, 1981). Cet auteur veut avant tout mettre en lumière l’influence de Posidonius (même s’il admet un rôle très limité d'Antiochus d’Ascalon) parce qu’il tient à souligner l’accord entre le livre I du D e l e g i b u s et le livre III du D e o f f i c i i s où Cicéron aurait suivi Posidonius, bien que ce dernier affirme avoir travaillé M a r t e s u o (III, 7, 34). 118. Héraclite B 114.

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LES ROMAINS ET LA LOI

dans les écrits attribués à Archytas de Tarente : « Les lois non écrites des dieux sont pères et guides des lois écrites des hommes119. » Cette loi divine est universelle, comme le précise un autre fragment ; aussi n’est-il pas étonnant de voir le philosophe affirmer que la loi doit être conforme à la nature. Cette idée ne se réduit pas à un contenu vague et indistinct : « La loi serait conforme à la nature si elle imitait le droit de la nature ; celui-ci est le droit proportionnel et ce qui revient à chacun selon sa dignité120. » Nous retrouvons ici l’une des affirmations fonda­ mentales du pythagorisme. Selon cette doctrine, l’harmonie de l’Univers est une harmonie fondée sur des nombres et des rapports numériques. Et les pythagoriciens attachaient une grande importance à l’égalité géo­ métrique ; aussi n’est-il pas surprenant que le droit de la nature soit à leurs yeux un droit proportionnel. En outre, ils ont souligné non seule­ ment qu’il existe une loi naturelle, mais un juste selon la nature, un droit naturel, fondé sur l’égalité proportionnelle : il possède un contenu précis quoiqu’il consiste, non en une énumération de conduites justes, mais en un principe abstrait. L’idée d’une loi naturelle s’est enrichie et étendue : elle ne se réduit pas à une notion vague mais est associée à un droit naturel dont le principe est clairement formulé. Platon ne paraît pas avoir fait preuve de la même précision. On ne trouve qu’une seule fois dans son œuvre l’expression τής φύσεως δίχαιον qui indique une loi de la nature. En outre cette formule qui figure dans le Gorgias, se trouve dans la bouche de Calliclès : ce der­ nier veut ainsi opposer la nature et la loi puisque tel est le sens de son intervention dans ce dialogue121. Platon évite donc d’utiliser cette expression qui rappelle de près la sophistique. Mais cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de loi naturelle dans son œuvre. Il a en effet souligné à plusieurs reprises qu’une loi divine inspire les lois humaines. Dans son principe cette loi est rationnelle. Les Lois le font clairement voir. Νόμο^ et λόγος étaient déjà rapprochés dans le Phèdre ; dans les Lois ils sont assimilés : la loi est en effet une « détermination fixée par la rai­ son122 ». C’est manifeste dès le début du dialogue : il est en effet 119. Stobée IV, p. 79 H ; voir A. D e la tte , L a p o l i t i q u e p y t h a g o r i c i e n n e , p. 79. 120. Stobée IV, p. 83 H. Même s’il est très vraisemblable que cette œuvre est apocry­ phe, les idées qu’elle contient se réfèrent à une tradition authentique (voir C. J. De V ogel, P y t h a g o r a s a n d e a r l y p y t h a g o r e a n i s m , Assen, 1961). 121. G o r g i a s 483 e. Peu d ’études se sont occupées de cette question. Voir cependant de nombreuses remarques dans M. V a n h o u tte , L a p h i l o s o p h i e p o l i t i q u e d e P l a t o n d a n s l e s « L o i s », Louvain, 1954 ; A. V erd ro ss-d ro ssb erg , G r u n d l i n i e n d e r a n t i k e n R e c h t s ­ u n d S t a a t s p h i l o s o p h i e , Vienne, 1948 ; J.-P . M aguire, Plato’s theory o f natural law, Y a l e C l a s s i c a l S t u d i e s , 10, 1947, p. 151-178 ; M. O stw a ld , Plato on Law and Nature, I n t e r ­ p r e t a t i o n s o f P l a t o edited by H. N o rth , Leyde, 1977, p. 41-63 ; mais c’est surtout G .R. M o rro w , Plato and the Law o f nature, E s s a y s i n P o l i t i c a l t h e o r y p r e s e n t e d t o G . S a b i n e , New York, 1948, p. 17-44, qui souligne le mieux comment Platon a pu inspi­ rer les écoles philosophiques qui ont parlé d ’une loi naturelle ainsi que J. W ild , P l a t o * s m o d e m e n n e m i e s a n d t h e T h e o r y o f n a t u r a l L a w , Chicago, 1953. 122. P h è d r e , 278 c ; L o i s IV, 714 a.

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affirmé que le νους est le premier des biens divins et qu’il doit guider le législateur dans l’établissement de ses lois123 ; en un mot, il sera le lien de cette législation ; il donnera aux lois la cohérence et l’unité qui leur sont nécessaires. Un autre passage est encore plus net : le philosophe compare l’homme à une marionnette ; il est mû par des forces diverses qui le tirent en des sens différents comme les fils tirent les marionnet­ tes : l’homme doit obéir à une seule de ces tractions, « la commande d’or, la sainte commande de la raison, que l’on nomme loi commune de la cité124 ». Il n’y a donc pas d’opposition entre l’individu et la cité puisque l’un et l’autre doivent obéir à une même loi, la raison. Ce pas­ sage nous paraît particulièrement important : il fait sans doute voir, comme d’autres passages de Platon, qu’il n’y a pas d’opposition ou de dif­ férence entre la moralité et la légalité. Il montre également l’unité de la rai­ son : elle existe dans l’individu et dans la cité sous forme de loi. Une telle unité apparaît nettement dans le De legibus : la raison est liée à la loi et se manifeste aussi dans l’âme humaine où elle prend la forme de la prudentia. L’inspiration platonicienne nous paraît donc très nette sur ce point125. Un autre passage des Lois revient également sur le caractère ration­ nel de la loi, mais en insistant sur son origine divine. Au livre IV le philosophe évoque le temps de Cronos où une main divine régentait les cités. Car c’étaient alors, non des hommes, mais des démons qui régnaient sur les cités. Platon en conclura que nous devons « imiter par tous les moyens la vie légendaire du temps de Cronos et obéir à tout ce qu’il y a en nous de principes immortels pour y conformer notre vie publique et privée, administrer d’après eux nos maisons et nos cités en donnant à cette détermination fixée par la raison le nom de loi126 ». Ce passage met donc en lumière l’aspect divin de la loi et de la raison puisqu’obéir à la loi et à la raison, c’est retrouver les principes divins et immortels qui existent en nous et retrouver ainsi le temps de Cronos. Platon souligne enfin le caractère naturel de cette loi divine et rai­ sonnable. Le livre X des Lois le fait bien voir ; il vient confirmer et approfondir les idées déjà énoncées dans ce dialogue en leur donnant une dimension cosmique. Ce livre débute par une énumération des cri­ mes les plus graves : les plus dangereux pour la cité sont ceux qui se commettent contre la religion, lorsqu’ils mettent en cause la croyance aux dieux. Le philosophe estime donc nécessaire de s’attacher longue123. I, 631 c : « Le législateur établira pour tous ces règlements des gardiens (...) afin que, par l’intelligence, qui en fait le lien, toute cette législation s’avère conforme à la tempérance et à la justice... » (Trad. E. des Places.) 124. I, 645 a. 125. De legibus I, 6, 18. A. H entschke, Zur historischen und literarischen Bedeutung von Ciceros Schrift « de legibus », Philologus, 115, 1971, p. 118-130, insiste à ce propos sur l'influence platonicienne qui se manifeste chez Cicéron et affirme surtout qu’elle per­ met le développement d ’une conception radicalement nouvelle de la loi, qui n ’existait pas auparavant à Rome. 126. Lois IV, 713 e-714 a.

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ment à une telle erreur. Il en analyse les fondements : elle est en effet liée à l’idée que le hasard prédomine dans la nature et que la loi existe par convention. Platon entreprend ensuite de réfuter longuement cette thèse. Il veut, ce faisant, venir en aide à la loi et à l’art, en montrant qu’ils existent par nature, ou par un principe qui n ’est pas inférieur à la nature, s’il est vrai que c’est l’intelligence qui les engendre127. Les dimensions de cette étude ne nous permettent pas d’envisager en détail tous les problèmes que soulève ce passage complexe et délicat à interpréter. Retenons simplement que Platon rattache la loi à la nature et aux dieux. La pensée platonicienne nous paraît donc sur ce point aussi avoir exercé une influence indéniable sur la pensée cicéronienne, sur les idées que développe l’écrivain romain dans le De re publica et dans le De legibus. La lecture des Lois pouvait en effet lui montrer comment une législation peut prendre modèle sur une loi divine et naturelle : celle de la raison. Une telle conception a eu une grande fortune : on la retrouve chez Aristote qui souligne à son tour que la loi est raison. C ’est ce qu’il affirme dans la Politique en déclarant : « Vouloir le règne de la loi, c’est vouloir le règne exclusif de Dieu et de la raison128129. » Cette idée est toute proche de celle de Platon et des thèmes qu’il développait dans les Lois. Elle prend tout son sens si on la compare à la fin de YÉthique à Nicomaque où le philosophe déclare que l’homme doit vivre selon la partie la plus noble qui est en lui, c’est-à-dire le ν ο υ ς 119. On retrouve donc dans ces passages des idées peu différentes de celles de Platon. Cicéron qui est sensible à tout ce qui rapproche et unit les différentes écoles philosophiques, ne pouvait manquer de reprendre une telle con­ ception : elle apparaît certes chez les stoïciens comme nous l’avons vu plus haut, mais en fait elle est bien plus ancienne. Et pour l’auteur du De re publica, elle était sans doute plus platonicienne que stoïcienne. Bien que l’on puisse parler d’une loi d’origine divine qui est la rai­ son, rien dans la pensée platonicienne ne permet de mentionner l’exis­ tence d’un droit naturel : Platon s’attache principalement à la loi et l’idée d’un droit découlant de cette loi est absente. Il n ’y a pas dans son œuvre de droit naturel réunissant les composantes précises que l’on trouve chez Cicéron. Mais cette notion est nettement présente dans la tradition philosophique dont s’inspire l’auteur du De legibus. Nous en 127. X, 891 c. Sur ce passage difficile, outre les remarques de M. V a n h o u tte et de J.-P. M ag u ire, voir V. G o ld sch m id t, La religion de Platon, in P l a t o n i s m e e t p e n s é e c o n t e m p o r a i n e , Paris, Aubier, 1970, p. 1-129, et J. M o reau , L ' â m e d u m o n d e d e P l a t o n a u x S t o ï c i e n s , Paris, 1939. 128. P o l i t i q u e III, 1287 a 29. 129. É t h i q u e à N i c o m a q u e X, 1177 b -1178 a ; ce passage pose de nombreux problèmes sur lesquels nous ne pouvons insister ici. Soulignons simplement l’influence, nette à notre avis, de Platon, qui montrait comment l’homme peut participer à l'im m ortalité p ar l'exer­ cice du νους ( T i m é e 90 b-c). Aristote soulignait ainsi la parenté de l’homme et des dieux, le νους étant ce qu'il y a de plus divin en nous. Cf. J . P é p in , I d é e s g r e c q u e s s u r l ' h o m m e e t s u r D ie u .

LES RAPPORTS ENTRE LA LOI ET LE DROIT

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avons vu l’esquisse avec les pythagoriciens. Une telle idée apparaît encore plus nettement chez Aristote qui passe en effet pour être le père du droit naturel. Dans la Rhétorique, le philosophe souligne que l’ora­ teur peut avoir recours non seulement à la loi de la cité mais encore à la loi non écrite et à ce qu’il appelle le νομός χοινόςηο. Ce terme dési­ gne à ses yeux la loi commune à tous les peuples qui prend sa source dans la nature. La même distinction est approfondie dans le livre V de YÉthique à Nicomaque. Le philosophe s’interroge ici sur l’essence de la justice. Il distingue alors un juste conforme à la loi, un « juste politi­ que » pour reprendre la traduction de J. Tricot, et un juste naturel « qui a partout la même force et ne dépend pas de l’opinion130131 ». Et il précisera un peu plus loin que les règles de droit qui ne sont pas fon­ dées sur la nature, mais sur la volonté des hommes, ne sont pas tou­ jours les mêmes. Il existe donc pour Aristote un droit qui est partout identique, commun à tous (comme le précise la Rhétorique) : le droit naturel. Le contenu de ce droit n’est pas réellement précisé par Aristote ni sous une forme abstraite ni sous une forme concrète. En effet il s’adapte à une nature humaine éminemment variable, il se particularise dans le juste politique. La Politique montre que son auteur part de la nature pour déterminer la taille d’une cité, par exemple, ou souligner qu’il faut des classes diversifiées. En un mot l’observation de la nature permet de déterminer de justes rapports, de justes proportions132. Là réside le droit naturel, comme le fait voir YÉthique à Nicomaque. Il existe donc une conception précise du droit naturel dans l’œuvre d’Aris­ tote. En apparence, elle n’a que peu de rapports avec celle de Cicéron : le philosophe grec suggère un principe abstrait (qu’il évoque au demeu­ rant d’une façon assez vague), l’écrivain romain énumère des conduites précises, liées à des vertus sociales. Ce point de vue ne nous paraît pas vraiment confirmé par ce que nous avons étudié de Cicéron. Certes les différences entre les deux œuvres sont flagrantes : le droit naturel de Cicéron s’identifie avec un

130. R h é t o r i q u e I, 13, 1373 b Peu d ’études sur le droit naturel chez Aristote : outre l’ouvrage de H. C airns, L e g a l P h i l o s o p h y f r o m P l a t o t o H e g e l , Baltimore 1949, voir M. Salom on, Le droit naturel chez Aristote, A r c h i v e s d e P h i l o s o p h i e d u d r o i t , 1937, qui distingue la conception « moderne » du droit naturel et celle d ’Aristote ; M. H am burger, M o r a l s a n d L a w . T h e g r o w t h o f A r i s t o t l e * s l e g a l t h e o r y , 2 e éd. 1965 ; M. V illey , Deux conceptions du droit naturel dans l’Antiquité, R . H . D . , 31, 1953, p. 475-497 ; J. R itte r, N a t u r r e c h t b e i A r i s t o t e l e s , Stuttgart, 1961 ; E.M. M ichelakis, Das Naturrecht bei Aristo­ teles, in E. B erneker, Z u r G r i e c h i s c h e R e c h t s g e s c h i c h t e , Darmstadt, 1968, p. 146-171. 131. É t h i q u e V, 10, 1134 b 20 : « La justice politique est elle-même de deux espèces : l’une naturelle et l’autre légale. Est naturelle celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion ; légale celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie s’impose. » 132. Comme le montre M. V illey , art. cit. Voir aussi ses remarques dans ses deux volumes consacrés à la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1975 et 1979 ; et surtout P. Aubenque, La loi chez Aristote, A r c h i v e s d e P h i l o s o p h i e d u D r o i t , 25, 1980, p. 147-157.

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certain nombre de vertus sociales, du moins à l’origine, et ne semble pas se séparer de la morale. Mais ces deux caractères définissent préci­ sément le droit naturel, comme nous l’avons vu plus haut : il s’exprime dans des relations sociales ou familiales ; il consiste à rendre à chacun ce qui lui revient. Les Partitiones oratoriae font bien voir ce principe. Or, le droit en général et, plus précisément, le droit naturel, se définis­ sent chez Aristote par ces deux données. La parenté entre ces deux auteurs est donc plus étroite qu’il n’y paraît à première vue. Les Topi­ ques le confirment nettement puisque Cicéron réduit le droit naturel à deux principes : venger les offenses, attribuer à chacun ce qui lui revient133. C’est donc à Aristote et à la tradition péripatéticienne que Cicéron doit l’idée d’un droit naturel et les principes sur lesquels il le fonde ne sont pas très différents de ceux du philosophe grec. Ce droit naturel a toutefois chez l’écrivain romain un fondement qui n’apparaît pas aussi nettement chez cet auteur. Il dérive de l’amitié qui existe entre les hom­ mes à cause de leur parenté. Rien de tel n’est mentionné chez Aristote même si l’amitié joue un rôle important dans son système. Cicéron se réfère sur ce point à une tradition complexe : à propos de l’amitié entre les hommes, il évoque Pythagore134 et l’égalité qui naît entre deux sages lorsqu’ils sont amis ; il s’attache ainsi à une tradition stoïcoplatonicienne135. Mais en parlant de la parenté et de l’affection qui unissent les hommes et n’englobent pas simplement la famille ou la cité mais l’humanité tout entière, il retrouve une tradition qui est d’abord péripatéticienne : c’est Théophraste en effet qui avait souligné que les hommes ne formaient qu’une seule famille136 parce qu’ils ont les mêmes organes et les mêmes sensations. Les stoïciens, à leur tour, avaient attri­ bué une importance indéniable à 1’οΐχάωσις ; ce n’était pas seulement la tendance spontanée qui pousse chaque être vivant à vouloir ce qui est bon pour lui ; elle comprenait également une espèce d’affection qui s’étendait à tous les hommes et liait le genre humain. Elle formait le point de départ de la justice en permettant d’attribuer à chacun ce qui lui revient137 : nous découvrons ainsi le lien entre iustitia et caritas qui est si important dans le De legibus et qui ne figure pas nettement dans 133. T o p i q u e s 90 : N a t u r a h a b e t p a r t e s d u a s , t r i b u t i o n e m s u i c u i q u e e t u l c i s c e n d i i u s . 134. D e l e g i b u s I, 12, 33. 135. Sur une telle amitié qui est convenance au bien, voir J.-C. F raisse, P h i l i a , l a n o t i o n d * a m i t i é d a n s l a p h i l o s o p h i e a n t i q u e , Paris, 1974. 136. Porphyre, D e a b s t i n e n t i a III, 25 ; sur ce thème voir E. E lo rd u y , D i e S o z i a l p h i ­ l o s o p h i e d e r S t o a , Philologus, suppi. 28, 1936 ; F. D irlm eier, D i e O i k e i o s i s - L e h r e T h e o p h r a s t s , Philologus, suppi. 30, 1937 ; et surtout C.O. Brink, ΟΙχείωσις and οίχεώτης : Theophrastus and Zeno on moral theory, P h r o n e s i s , I, 1955, p. 123-145 ; cf. également P. Boyancé, Sur les origines péripatéticiennes de Y h u m a n i t a s , F e s t . K . B u e c h n e r, Wies­ baden, 1970, p. 21-30. 137. Outre les travaux cités à la note précédente, voir S.G. P e m b r o k e , O i k e i o s i s , in P r o b l e m s i n S t o i c i s m , p. 114-149, qui insiste bien sur cette notion de justice, absente dans Pœuvre de Théophraste.

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la tradition péripatéticienne. En accordant une place essentielle à l’ami­ tié entre les hommes, Cicéron se réfère par conséquent à une tradition aux origines multiples : il emprunte sans doute ces données à l’Acadé­ mie. Nous trouvons en effet des thèmes à peu près identiques à ceux du De legibus dans le livre V du De finibus où Pison se fait le porte-parole des idées d’Antiochus : il y a notamment le même lien entre iusîitia et caritas13*. La théorie de la loi et du droit naturel que propose Cicéron est donc une théorie complexe ; elle l’est d’abord dans les rapports qu’entretien­ nent la loi naturelle, le droit naturel et la loi de la cité. Elle ne l’est pas moins dans ses sources. Tous les thèmes que nous avons évoqués exis­ tent sans doute chez les stoïciens, mais ils tirent leur origine de Platon, d’Aristote ou de Théophraste. En effet, l’auteur du De re publica cher­ che avant tout à souligner ce que les philosophes ont de commun ; d’où son système qui est étroitement lié à la tradition grecque la plus ancienne tout en conservant ses caractères propres. On peut ainsi mesurer l’originalité de la pensée cicéronienne. Assuré­ ment l’idée d’un droit naturel ne fait pas son apparition à Rome avec elle : la Rhétorique à Hérennius mentionne également un ius natura qu’elle limite toutefois aux relations entre parents et enfants138139, mais sa place est si restreinte, sa portée si limitée qu’il n’a à peu près rien de commun avec ce que nous avons trouvé dans le De legibus. Cicéron est donc le premier à proposer un système cohérent (malgré ses sources multiples) où le droit naturel et la loi naturelle ont une place notable. Il est assurément beaucoup plus délicat d’apprécier en détail ce qu’une telle théorie doit aux interprétations personnelles de son auteur et aux débats de cette époque. Nous possédons toutefois un élément de compa­ raison qui constitue un témoignage singulièrement riche et éclairant : il s’agit de l’œuvre de Philon d’Alexandrie. On ne souligne pas toujours combien sa pensée rejoint celle de Cicéron140 ; ils s’accordent cependant 138.

D e f i n i b u s V, 23, 65. En outre, une idée semblable se trouvait dans le D e p h i l o ­ de Varron qui était lui aussi un élève d ’Antiochus d ’Ascalon (voir notamment P. Boyancé, Sur la théologie de Varron R . E . A . ,57, 1955, p. 57-84), comme le montre la C i t é d e D i e u de saint Augustin (XIX, 3). 139. A d H e r e n n i u m II, 13, 19 : N a t u r a i u s e s t q u o d c o g n a t i o n i s a u t p i e t a t i s c a u s a o b s e r v a t u r , q u o i u r e p a r e n t e s a l i b e r i s e t a p a r e n t i b u s l i b e r i c o l u n t u r . Nous trouvons ici des composantes qui figurent aussi chez Cicéron : la p i e t a s par exemple mais l’importance du i u s n a t u r a n’est pas la même dans ce traité et les commentaires en soulignent plutôt l’origine grecque. Voir l’éd. de H. C aplan, Loeb Classical Library, 1954 et le commen­ taire de G. C a lb o li, Bologne, 1969. Cette œuvre est avec celle de Cicéron la première à mentionner le droit naturel. Certes lorsqu’Aulu-Gelle commente le discours de Caton l’Ancien en faveur des Rhodiens (VI, 3) il nous dit : « Il rassembla non sans habileté les actions qui sont interdites non par le droit naturel ou le droit des gens mais par le droit fixé par des lois votées pour remédier à une situation ou à cause des circonstances » (§ 45). Mais rien ne nous permet de déterminer s’il s’agit bien des propos de Caton ou d’un commentaire d'Aulu-Gelle. 140. Voir cependant les remarques de P. Boyancé, Études Philoniennes, R . E . G . , 76, 1963, p. 64-120 ; et surtout l’article de R. H o rsle y , H a r v . T h e o l . R e v . , 1978.

s o p h ia

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sur bien des points : Philon en effet insiste à maintes reprises sur l’exis­ tence d ’une loi naturelle, conforme à la raison. L’une des expressions les plus nettes de cette idée se trouve dans le De Iosepho : « Ce monde, où nous sommes, constitue en effet une immense cité : il n’y a qu’u n seul régime politique et une loi unique car c’est la raison de la nature qui ordonne ce qu’on doit faire et interdit ce qu’il faut éviter...141. » Un tel passage n’est pas isolé : on en trouve des échos et des réminis­ cences dans la plupart des traités142. En outre, pour Philon, cette loi rationnelle et naturelle est inséparable de Dieu, son auteur : il rappelle dans la Vie de Moïse que le « père et le créateur du monde en est aussi le législateur143 » et cette formulation est toute proche du discours de Laelius. Il n’est pas question bien sûr d’assimiler totalement l’une à l’autre deux personnalités aussi différentes que l’écrivain juif et l’ora­ teur romain, il nous paraît pourtant difficile de nier qu’ils ont une interprétation à peu près identique de la loi naturelle : les thèmes origi­ naux que nous avons trouvés chez Cicéron (existence d ’une lex natura qui tire son origine de Dieu mais ne se confond pas avec lui) figurent également chez Philon. La seule différence réside dans l’importance que Cicéron attribue au ius natura, mais il est probable qu’il s’inspire ici de la tradition romaine. La parenté entre Philon et Cicéron s’explique aisé­ ment : il a connu Eudore d’Alexandrie, qui était lui-même un disciple d’Antiochus d’Ascalon. Il se trouvait ainsi en contact avec les milieux platoniciens et n’ignorait pas l’enseignement de l’Académie. Il est ainsi vraisemblable que l’Académie avait à la fin du Ier siècle élaboré toute une réflexion sur la loi dont elle soulignait le caractère naturel et ration­ nel144. C’est l’écho de ces discussions que nous découvrons chez Cicéron et chez Philon d’Alexandrie.

C. LA LOI NATURELLE ET LE DROIT POSITIF L’influence de la philosophie est manifeste dans la conception du droit naturel qu’expose Cicéron. Elle est impossible à nier et l’auteur du 141. 142.

29 ; voir l’édition de J. L a p o rte , Paris, éditions du Cerf, 1964. m u n d i 143 ; D e e b r i e t a t e 142 ; D e m i g r a t i o n e A b r a h a m i 130 ; Q u o d o m n i s p r o b u s 46 où figurent à peu près les mêmes idées avec des nuances diverses. Voir d’une façon générale E.R. G o o d en o u g h , B y L i g h t , L i g h t t h e m y s t i c g o s p e l o f J u d a i s m , 1935 (dans le chapitre intitulé T h e H i g h e r L a w , p. 48-72). 143. D e V i t a M o s i s II, 48, voir R. H o rsle y , a r t . c i t . 144. En l’absence de témoignages plus explicites, il est difficile de préciser si cette théorie appartenait en propre à Antiochus d ’Ascalon ou non. L ’œuvre de V arron ne nous apporte guère de renseignements : certes il affirme que le peuple doit obéir à la raison ( D e l i n g u a l a t i n a IX, 6 ; cf. A. M ic h e l, Le philosophe, le roi et le poète dans le D e l i n ­ g u a l a t i n a . R e v u e d e P h i l o l o g i e , 91, 1965, p. 69-79) mais on ne saurait tirer argum ent de ce passage pour penser que V arron souligne l’existence d ’une loi naturelle et rationnelle. D e Io sep h o D e

o p ific io

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De legibus reconnaît qu’il va rechercher la science du droit dans la phi­ losophie145. Il lui emprunte l’idée d’une loi naturelle et d’un droit natu­ rel et se trouve ainsi en accord avec bien des écoles philosophiques de l’Antiquité. Pourtant on ne trouve nulle part un système cohérent com­ parable au système cicéronien. L’auteur du De re publica ne sépare pas la loi naturelle et le droit naturel : le second découle de la première. La loi naturelle crée ainsi du droit naturel, de même qu’à Rome la lex publica dévoile le ius et le crée. Cicéron a donc transposé sur le plan du droit naturel l’étroite association entre ius et lex qui caractérise la cité romaine. Il se montre à la fois juriste et philosophe. Il ne s’est pas borné en effet à analyser les rapports de la loi naturelle et du droit naturel, mais il nous propose une interprétation générale qui embrasse toutes les règles de droit en usage dans la cité et même au-delà. C’est dire l’originalité d’une réflexion dont l’influence ne fut pas négligeable ; c’est dire aussi que Cicéron ne se limite pas à une méditation sur l’essence du droit, mais qu’il se soucie également du droit positif. 1. La critique du droit positif A première vue, pourtant, le droit positif et les lois des cités n’ont qu’une place restreinte dans les préoccupations de Cicéron : il porte sur eux un jugement sévère. Un critère unique lui permet en effet de les évaluer : la loi de la nature et le droit, nécessairement juste, qui en découle. La loi naturelle sert à distinguer ce qui est juste et injuste146 ; mieux, elle est la seule justice. Aussi ceux qui l’ignorent sont-ils injus­ tes, qu’il s’agisse ou non d’une loi écrite147. L’unique référence qui sert à juger les lois humaines est donc cette loi éternelle, antérieure à l’éta­ blissement de toute cité148. Par là se voient rejetées sans appel les pré­ tentions des cités et des hommes à fonder un droit sans rapport avec la nature, et donc avec la justice. Cicéron ne se prive d’ailleurs pas de cri­ tiquer les lois des cités de ce point de vue : « Il est totalement absurde de considérer comme juste ce qui est décidé dans les institutions et dans les lois des peuples149. » Deux exemples, empruntés à l’histoire, servent d’illustration à cette affirmation : le premier vient de l’histoire grecque. Il s’agit des Trente : après la défaite d’Athènes, en 404, ils firent régner 145. Voir I, 5, 17. 146. Voir, p. 230. 147. I, 15, 42 : Quam (scii, legem) qui ignorat, is est iniustus, siue est illa scripta uspiam siue nusquam. 148. I, 6, 19 : Constituendi uero iuris ab illa summa lege capiamus exordium quae saeclis innumerabilibus ante nata est quam scripta lex ulla aut quam omnino ciuitas cons­ tituta. Cf. II, 4, 10. Nous suivons ici Γédition de K. Ziegler qui corrige le texte donné par les manuscrits : saeclis omnibus en innumerabilibus. 149. I, 15, 42 : lam uero illud stultissimum existimare omnia iusta esse quae scita sint in populorum institutis aut legibus.

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la terreur dans cette ville. S’ils avaient fait des lois, elles n’auraient donc pas pu être justes, même si elles avaient obtenu l’approbation des Athéniens : ce ne pouvaient être que des lois tyranniques. Le second exemple est tiré de l’histoire romaine : c’est la lex Valeria de 82 qui conférait à Sylla la dictature rei publicae constituendae et lui donnait de ce fait tout pouvoir. Mais Cicéron ne présente pas cette mesure en ces termes ; il en fait une loi « accordant à un dictateur le pouvoir de met­ tre à mort impunément les citoyens qu’il voudrait sans autre forme de procès150 ». L’auteur du De legibus ne veut donc retenir qu’un aspect de cette loi — ou plutôt une conséquence de celle-ci151, les proscrip­ tions —, pour mieux en souligner l’injustice. Cette présentation volon­ tairement inexacte lui permet d’affirmer que le droit positif n’est pas nécessairement un droit juste. Il joue ici sur le mot ius qui désigne le droit mais est pour lui inséparable de iustum et de la iustitia152. Il reprend le principe fondamental du droit romain : la loi crée du ius, et en même temps le critique en se fondant sur une définition personnelle du ius. Ce jeu apparaît très clairement un peu plus loin : « Si le droit se fondait sur les ordres des peuples, les décisions des chefs, les senten­ ces des juges, il serait conforme au droit d’être brigand, de commettre l’adultère, de fabriquer de faux testaments, si la multitude approuvait ces actes par ses votes ou ses résolutions153. » Il n ’y a évidemment rien de commun entre de tels actes qui passent pour conformes au droit et les conduites imposées par le droit naturel qui se fondent sur le respect d’autrui et de ses biens. Et l’auteur du De legibus va même jusqu’à affirmer un peu plus loin que de tels votes peuvent renverser l’ordre de la nature154, entendons ici les comportements imposés par le droit natu­ rel. Le droit né d’un vote populaire ne constitue donc pas aux yeux de Cicéron un véritable droit ; il peut même être son contraire, quand il est l’œuvre des stulti : bien entendu ce terme désigne ceux qui ne possè­ dent pas la sagesse et sont incapables de distinguer quel est le vrai droit. Le jugement sévère que porte ici notre auteur, nous permet de 150. Ibid. Si triginta illi A thenis leges imponere uoluissent et si omnes Athenienses delectarentur tyrannicis legibus, num idcirco eae leges iustae haberentur ? Nihilo credo magis illa quam interrex noster tulit, ut dictator quem uellet ciuium uel indicta causa impune posset occidere. 151. Cicéron s’est toujours montré fort sévère envers cette loi ; cette attitude s’expli­ que par l’importance qu’il attachait aux garanties légales accordées à tout citoyen (cf. chapitre I, p. 77-8) pour ne rien dire de son hostilité envers Sylla. 152. Sur les rapports entre ces notions, voir p. 229-30. 153. I, 16, 43 ; Quodsi populorum tussis, si principum decretis, si sententiis iudicum iura constituerentur, ius esset latrocinari, ius adulterare, ius testamenta fa b a supponere, si haec suffragib aut scitb m ultitudinb probarentur. 154. I, 16, 44 : Quodsi tanta potestas est stultorum sententib atque iussb ut eorum suffragib natura uertatur, cur non sanciunt ut quae mala perniciosaque sunt, habeantur pro bonb et salutaribus ? On trouve une critique encore plus radicale de la justice humaine dans le De offîcib (III, 17, 69) puisqu’elle est réduite à une ombre et pratique­ ment inconnaissable : Sed nos ueri iurb germanaeque iustitiae solidam et expressam e ffi­ giem nullam tenemus, umbra et imaginibus utimur.

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mieux comprendre sa réserve, sa défiance à l’égard de la souveraineté populaire155. Le début du livre II du De legibus reprend les mêmes thèmes, Cicé­ ron rappelle à plusieurs reprises que des dispositions funestes ne sau­ raient recevoir le nom de lois156. Un second argument vient consacrer la faiblesse du droit positif : ces fausses lois peuvent être supprimées en un instant et remplacées par d’autres lois, tout aussi dénuées de valeur. A ces lois changeantes157 s’oppose la loi naturelle dans son éternité : le temps n’a pas de prise sur elle et il est impossible de l’abroger ou de la modifier158. Une telle affirmation fait bien sûr écho aux déclarations de Laelius dans le livre III du De re publica : il soulignait lui aussi qu’il est sacrilège d’abroger cette loi en partie ou en totalité et ajoutait que ni le sénat ni le peuple ne peuvent nous dispenser de lui obéir159. Cette dernière idée est également présente dans le De legibus ; elle sert aussi à souligner la force de la loi naturelle, mais prend une forme différente ; Cicéron affirme en effet que rien ne peut nous retenir de transgresser une loi (qui n’incarne pas la véritable justice) : « Si la jus­ tice consiste dans l’obéissance aux lois écrites et aux institutions des peuples et si, comme le disent les mêmes philosophes, l’utilité est la mesure de toutes choses, il méprisera et violera ces lois, s’il le peut, l’homme qui croira y trouver son avantage160. » Ce passage contient donc une critique très sévère d’une justice qui n’a aucun fondement naturel et de l’obéissance aux lois qui en découle ; il est situé entre deux chapitres qui montrent que le droit doit reposer sur la nature car la rai­ son naturelle nous pousse à vouloir ce qui est juste161. Les lois positives n’ont pas cette force à elles seules : on ne peut donc les respecter que par contrainte ou par intérêt ; et les limites d’une telle obéissance sont indéniables. La critique des lois positives et de la fausse justice qu’elles créent

155. Voir chapitre II, p. 138-140. 156. II, 5, 11 : e x q u o i n t e l l e g i p a r c r ip s e r in t,

quom

c o n tr a f e c e r in t

quam

e s t e o s q u i p e r n ic io s a e t in iu s ta p o p u lis iu s s a d e s ­ p o llic iti p r o fe s s iq u e

q u a m l e g e s ...

II, 5, 13 :

li s , q u a e n o n

m a g is le g is n o m e n a d ti n g u n t q u a m

r in t. N a m

n e q u e m e d ic o r u m

q u id u is p o ti u s

tu lis s e

s i la tr o n e s a liq u a s c o n s e n s u s u o s a n x e ­

p r a e c e p ta d ic i u e r e p o s s u n t, s i q u a e in s c ii im p e r itiq u e p r o

s a lu ta r ib u s m o r tif e r a c o n s c r ip s e r in t, p e r n ic io s u m

s in t,

Q u i d ? q u o d m u l t a p e r n i c i o s e m u l t a p e s t i f e r e s c i s c u n t u r in p o p u ­

a liq u id p o p u lu m

n e q u e in p o p u l o

le x c u ic u i m o d i f u e r i t illa ,

e tia m

si

a c c e p e r it.

157. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur le changement des lois et les pro­ blèmes qu’il pose (p. 280). 158. II, 6, 13 : L e x a u t e m i l l a c u i u s u i m e x p l i c a u i , n e q u e t o l l i n e q u e a b r o g a r i p o t e s t . 159. D e r e p u b l i c a III, 22, 33 : H u i c l e g i n e c o b r o g a r i f a s e s t , n e q u e d e r o g a r i e x h a c lic e t,

n ec to ta

a b ro g a ri p o te s t,

nec

u e r o p e r s e n a tu m

a u t p e r p o p u lu m

s o l u i h a c le g e

p o ssu m u s.

160. I, 15, 42 : r u m , e t, s i, u t e i d e m p e t, s i p o te r it,

Q u o d s i iu s titia e s t o b te m p e r a ti o s c r ip tis le g ib u s in s titu tis q u e p o p u lo ­ d ic u n t, u tilita te o m n ia m e tie n d a s u n t, n e g le g e t le g e s e a s q u e p e r r u m ­

is q u i s i b i e a m

rem fr u c tu o s a m

p u ta b it fo r e .

161. I, 15, 43 : A t q u e s i n a t u r a c o n f i r m a t u r a i u s n o n e r i t . . . ; I, 14, 40 et 41 : dans ces deux paragraphes Cicéron montre que la vertu doit se fonder sur la nature.

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s’accompagne dans ce passage d’une condamnation rigoureuse des éco­ les qui assimilent le juste au légal. Nous avons évoqué plus haut l’atti­ tude des épicuriens et des sophistes sur ce point. Ils avaient, les uns et les autres, réduit la justice au respect du droit positif : seul est juste ce qu’un peuple considère comme tel et inscrit dans ses lois162. Cicéron reproduit cette thèse dans le De legibus : il n ’en cite pas l’auteur et se contente d’un eidemy en apparence fort vague ; mais les idées auxquel­ les il fait allusion sont suffisamment précises pour qu’il soit possible d ’identifier les philosophes qu’il évoque : il veut parler des épicuriens et des sophistes ou de ceux qui reprennent leurs thèses163. Les uns et les autres avaient en effet souligné que le droit est lié à l’intérêt. Il y a quelque hardiesse de la part de Cicéron à mettre ces deux écoles sur le même plan : le passage qui nous occupe laisse penser que pour les uns et les autres l’idéal reste l’injustice commise impunément. Tel n’était pourtant pas l’avis d ’Épicure : il invitait à se montrer juste même en l’absence de témoins ; car on n ’est jamais absolument sûr de ne pas être découvert et la crainte d’un châtiment empoisonne dès lors la vie des criminels164. La conduite que notre auteur évoque ici paraît ainsi être plus proche de l’idéal sophistique : c’est l’attitude que louait Anti­ phon le Sophiste165. Et Calliclès dans le Gorgias faisait l’éloge de celui qui est capable de briser les lois : « Qu’il se rencontre un homme assez heureusement doué pour secouer, briser, rejeter toutes ces chaînes, il se dresserait en maître devant nous166167. » Cicéron reprend cette thèse ; il y a même une espèce de parenté entre le langage de Calliclès et le vocabu­ laire de Cicéron : le sophiste parlait de briser des chaînes, l’auteur du De legibus utilise le verbe perrumpere'61. Il peut ainsi mieux mettre en lumière les dangers d ’une telle attitude, ce qui revient à affirmer une nouvelle fois que le droit et la justice doivent se fonder sur la nature. Cicéron se livre donc à une critique très sévère du droit positif : on a nettement l’impression que les lois disparaissent au profit d’une autre échelle de valeurs fondée sur la loi naturelle et le droit qui en découle. Notre auteur ne se borne d’ailleurs pas à donner une expression théori­ que et abstraite à cette conviction : dans ses discours, il a recours à la loi naturelle pour l’opposer à la loi de la cité et justifier ainsi telle ou 162. Voir plus haut p. 231-3. 163. D e r e p u b l i c a III, 16, 26. 164. M a x i m e s C a p i t a l e s XXXV : « Il est impossible pour celui qui transgresse en quel­ que point le pacte conclu en vue de ne pas se nuire mutuellement d ’avoir bon espoir d ’échapper à la découverte, même s’il y réussit des milliers de fois, en telle circonstance donnée : jusqu’à son dernier instant il ne peut savoir s’il y échappera encore. » (Trad. V. G o l d s c h m i d t , o p . c i t . ) Cf. D e r e r u m n a t u r a , V, 1151-1160. Cicéron n ’admet pas un tel point de vue qu'il critique dans le D e l e g i b u s (I, 14, 40) car il supprime la notion d ’injustice. 165. S u r l a v é r i t é I, 4. 166. 484 a. 167. Il n’est pas exclu q u ’il y ait ici une imitation du G o r g i a s : Cicéron connaît bien ce dialogue.

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telle conduite. Les Philippiques en témoignent clairement : dans la X Ie Philippique, l’orateur propose en effet de confier officiellement la province de Syrie à Cassius alors qu’il avait reçu en principe la Cyrénaï­ que et que la Syrie revenait à Dolabella. Cassius avait d’ailleurs déjà pénétré en Syrie pour y poursuivre Dolabella qui l’occupait, ce qui lui était en principe interdit par les lois ; mais Dolabella s’était lui-même mis dans une situation illégale en tuant le gouverneur d’Asie. Cicéron ne nie pas ce que la conduite de Cassius a d’illégal mais il le défend : celui-ci a choisi, non de respecter étroitement une légalité qui le privait de tout moyen d’action, mais d’obéir à des valeurs plus hautes : le salut et la liberté de la patrie ; ces deux valeurs, souligne Cicéron, sont insé­ parables de la loi et du droit juste et il emploie les deux termes de legi­ timus et de iustus. Le droit et la loi dont il parle sont ceux « que Jupi­ ter a sanctionnés » car « la loi n’est autre que la droite raison, tirée de la volonté divine, ordonnant le bien et interdisant le contraire168 ». La loi véritable, c’est-à-dire la loi naturelle, est donc utilisée pour justifier une conduite illégale au regard du droit de la cité ; elle en réduit ainsi la portée et la valeur. Dans le conflit entre la nature et la loi, Cicéron choisit ici la loi naturelle. La même attitude existait déjà dans le Pro Milone : pour défendre Milon, l’orateur souligne que la conduite de ce dernier, con­ damnable au regard de la loi (n’a-t-il pas commis un meurtre ?), ne l’est pas selon le droit naturel. Contre le danger, contre des criminels, tout moyen est honnête pour assurer son salut. La mort d’un brigand ne peut être contraire à la justice et Cicéron d’ajouter : « Cette loi n’est pas une loi écrite, mais une loi née avec nous, que nous n’avons pas étudiée, qui ne nous a pas été imposée, que nous n’avons pas lue dans les livres, mais que nous avons tirée, que nous avons puisée et que nous avons extraite de la nature, que nous n’avons pas apprise, mais qui est dans notre nature, à laquelle nous n’avons pas été formés, mais dont nous sommes pénétrés169. » Comme dans le De legibus, Cicéron met ici 168. Philippiques XI, 27 : Nec enim nunc primum aut Brutus aut Cassius salutem libertatemque patriae legem sanctissimam et morem optimum iudicauit. Ibid. 28 : Quid ? C. Cassius, pari magnitudine animi et consili praeditus nonne eo ex Italia consilio profec­ tus est, ut prohiberet Syria Dolabellam ? Qua lege, quo iure ? Eo quod Iuppiter ipse sanxit, ut omnia quae rei publicae salutaria essent legitima et iusta haberentur ; est enim lex nihil aliud nisi recta et a numine deorum tracta ratio, imperans honesta, prohibens contraria. Huic igitur legi paruit Cassius, cum est in Syriam profectus, alienam prouinciam, si homines legibus scriptis uterentur, iis uero oppressis, suam lege naturae. 169. Pro Milone 4, 10 : Est igitur haec, iudices, non scripta sed nata lex, quam non didicimus, accepimus, legimus, uerum ex natura ipsa adripuimus, hausimus, expressimus, ad quam non docti sed facti, non instituti sed imbuti sumus ut si uita nostra in aliquas insidias, si in uim et in tela aut latronum aut inimicorum incidisset, omnis honesta ratio esset expediendae salutis. Sur le rapport entre ce passage et le De legibus, voir A. M ic h e l, Rhétorique et philo­ sophie chez Cicéron, p. 185. La parenté avec le De legibus ne surprend pas si l’on admet que ce traité a été rédigé juste après le De re publica ; c’est précisément le moment où Cicéron défend Milon.

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l’accent sur la loi qui se trouve au cœur de l’homme, inscrite dans sa nature ; il s’y réfère pour justifier des actes contraires aux lois de la cité : il souligne par là que le véritable droit est celui de la nature, et non le droit positif. Seule la loi naturelle permet ainsi de distinguer ce qui est bien ou mal et une conduite n’a besoin pour être juste que d’être conforme à cette loi, et non à un modèle écrit. Dans le De legibus, deux exemples empruntés à l’histoire légendaire de Rome précisent clairement la pensée de Cicéron : « Ce n’est pas parce qu’il n’était écrit nulle part qu’un seul homme se plaçât sur un pont face à toutes les troupes ennemies et fît couper le pont derrière lui, que nous penserons que le célèbre Codés n’a pas accompli un tel exploit, conformément à la loi et au com­ mandement du courage et si, sous le règne de Tarquin, il n ’existait à Rome aucune loi écrite sur le viol, ce n’en est pas moins à l’encontre de cette loi éternelle que Sextus Tarquin a fait violence à Lucrèce, la fille de Tricipitinus170. » Les deux exemples d’Horatius Codés et de Lucrèce illustrent les obligations du droit naturel telles qu’elles ont été définies plus haut : la défense de la patrie, le respect d’autrui en font partie. Ces obligations n’ont pas besoin de faire partie des lois écrites pour s’imposer. Car il y a « une raison, issue de la nature, qui pousse à agir comme il faut et détourne des délits, qui n’a pas commencé à être une loi lorsqu’elle a été écrite, mais lorsqu’elle est apparue171 ». Cicéron choisit donc de se référer à la loi naturelle, et non aux insti­ tutions. Comme Antigone, il oppose la loi divine et éternelle aux lois arbitraires des hommes. Il se défie des lois écrites qui ignorent la justice naturelle172. Le conflit est pourtant moins aigu qu’il n ’y paraît à pre­ mière vue : la contradiction n’est pas toujours totale entre le droit natu­ rel et les lois civiles173. L’auteur du De legibus se montre pas toujours impitoyable envers les lois positives. Il faut ici corriger les affirmations du De legibus, où seule est envisagée la loi naturelle, à l’aide des autres traités cicéroniens : le De officiis rappelle que l’on doit respecter les usages et les lois de la cité174 ; et dans les Partitiones oratoriae nous apprenons que « le respect de nos lois et de nos coutumes nous est prescrit par une sorte de droit naturel175 ». Cicéron ne condamne donc 170. De legibus II, 4, 10 : nec quia nusquam erat scriptum ut contra om nis hostium copiis in ponte unus adsisteret a tergoque pontem interscindi iuberet, idcirco m inus Cocli­ tem illum rem gessisse tantam fortitudinis lege atque imperio putabim us, nec si regnante L. Tarquinio nulla erat Romae scripta lex de stupris, idcirco non contra illam legem sem ­ piternam Sex. Tarquinius uim Lucretiae Tricipitini filiae attulit. 171. Ibid. Erat enim ratio, profecta a rerum natura et ad recte faciendum impellens et a delicto auocans quae non tum incipit lex esse quom scripta est, sed tum quom orta est. 172. Les stoïciens aussi {cf. Lucullus, 44, 136) niaient que les lois positives fussent de véritables lois mais c’était déjà l’attitude de Platon. 173 . D e legibus II, 5, 13 : Est ergo lex iustorum iniustorumque distinctio, ad illam antiquissimam et rerum omnium principem expressa naturam ad quam leges hom inum diriguntur. 174. De officiis I, 41, 148.

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pas toujours les lois civiles. On ne comprendrait d’ailleurs pas l’impor­ tance qu’il attache à la loi, s’il en était ainsi ; et le projet qu’il souhaite mener à bien dans le De legibus, n’aurait aucun sens s’il était persuadé de l’inutilité des lois. Il est certes impossible que la législation puisse fonder un droit totalement détaché des exigences de la nature175176, mais elle peut acquérir de l’autorité et de la valeur, lorsqu’elle incarne et exprime le juste véritable. Il existe des lois dignes de ce nom qui se modèlent sur la nature et reprennent les injonctions et les prescriptions du droit naturel. Et la législation que Cicéron établit dans le De legi­ bus appartient bien sûr à ce type : dans le commentaire qui fait suite à l’énoncé des prescriptions législatives, il précise qu’elles sont « confor­ mes à la nature qui est la règle de la loi177 ». Choisir d’établir de telles lois revient à choisir la véritable justice. Le nom de lex suffit à lui seul à nous le faire comprendre car il tire son origine de legere et désigne le choix178 ; cette affirmation énigmatique, lancée au début du De legibus, ne reçoit pas immédiatement son explication. Elle n’apparaît qu’au début du livre II : elle suppose ainsi que l’on connaisse la loi naturelle car la loi nous est présentée comme le choix du juste véritable179180. De cette façon, le droit et la loi qui en découle reçoivent une valeur certaine. Des lois qui expriment le droit naturel sont loin d’être inutiles dans une cité. Pour les supprimer, il faudrait imaginer une société de sages, comme celle que Zénon avait imaginée dans sa Politeiam . Mais, en réalité, les injonctions du droit naturel ne sont pas évidentes pour tous : Cicéron l’explique clairement dans le De re publica. En parlant de la loi naturelle, Laelius précise en effet : « Elle ne donne pas en vain des ordres ou des interdictions pour les hommes de bien, et elle n’entraîne les méchants ni par ses interdictions ni par ses ordres181. » Il y a ici deux catégories distinctes : les hommes de bien qui connaissent et respectent la loi naturelle, connaissent l’amitié et la parenté qui unit les hommes ; les improbi qui sont au contraire incapables de reconnaî­ tre tout cela. Ces derniers lorsqu’ils font des lois ne peuvent établir des lois véritables et justes puisque le droit véritable leur échappe. La loi de 175. 37, 131 : m odo

A tq u e e tia m

h o c in p r i m i s u t n o s t r o s m o r e s l e g e s q u e t u e a m u r q u o d a m ­

n a tu r a li iu r e p r a e s c r ip tu m

e s t.

176. Les lois sur la propriété ne sont pas en contradiction avec une telle afHimation : assurément on pourrait penser qu’elles sont contraires à la nature puisque Cicéron recon­ naît qu’il n’existe aucun bien personnel en vertu de la nature { D e o f f i c i i s I, 7, 21) mais le droit de la société humaine demande que l’on respecte les propriétés et que chacun garde ce qui lui est échu ( i b i d . ) . Les hommes se sont en effet rassemblés pour sauvegarder leurs biens (II, 21, 73). On ne saurait donc croire que les lois qui les protègent soient dépour­ vues de valeur. 177. II, 24, 61 : H a e c h a b e m u s in X I I , s a n e s e c u n d u m n a t u r a m q u a e n o r m a l e g i s e s t . 178. I, 6, 19. 179. II, 5, II. 180. Diogène Laérce VII, 32. 181. D e r e p u b l i c a III, 22, 33 : E s t q u i d e m u e r a l e x r e c t a r a t i o ( . . . ) q u a e t a m e n n e q u e p r o b o s fr u s tr a

iu b e t a u t u e ta t,

n e c im p r o b o s iu b e n d o a u t u e ta n d o m o u e t.

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la cité lorsqu’elle est digne de ce nom s’adresse à eux : elle est faite pour eux puisqu’elle doit les amener à respecter les obligations du droit naturel182 et maintiendra ainsi tous les hommes dans la voie du bien. Une telle conception a plusieurs conséquences. Elle redonne toute sa force au droit positif mais suppose en même temps un législateur sage et éclairé puisque les hommes (au moins les improbi) ne sont pas capa­ bles de distinguer le bien par eux-mêmes ; en ce sens, cet homme n’est pas très différent du Politique de Platon, ou plutôt de l’Étranger d ’Athènes qui apparaît dans les Lois. De fait c’est bien un sage législa­ teur qu’imagine Cicéron à l’origine des cités. Sans nous étendre ici sur cette importante question, soulignons simplement qu’il suppose une ère de violence à laquelle un homme doué de sagesse met fin en réunissant les hommes en cités et en établissant le règne de la justice et du droit183*. Le législateur fonde en effet des usages et des principes dont l’ensemble formera les instituta de la cité. La loi reçoit ainsi une importante fonction qui consiste à dévoiler le ius naturale en l’assortissant de sanctions. Cicéron emploie le verbe dirigere184 qui suggère un modèle ; mais on peut penser que c’est en même temps une espèce de publication : la véritable loi dévoile le droit naturel et le fait connaître à tous, comme la lex dévoile le ius. La conception philosophique de la loi qui est celle de l’auteur du De re publica, ne l’empêche pas de retrouver la signification profonde de la lex romaine. Nourrie par le droit naturel, incarnant la vraie justice, la loi exprime ainsi une sorte de sagesse parce qu’elle est le choix de valeurs vérita­ bles : nous avons vu dans le chaptire précédent comme elle constituait la sagesse de la cité. L’expression stoïcienne que lui donnait Cicéron dans le Pro Cluentio a disparu du De legibus : l’écrivain romain souli­ gne seulement que la loi doit « corriger les vices et recommander les vertus185 ». Il exprime donc une idée voisine, mais elle est formulée dif­ féremment parce qu’il cherche surtout à énoncer les fondements natu­ rels de la loi de la cité. La même idée se retrouve dans le début du De re publica : « Rien n’est dit par les philosophes (du moins de ce qui est dit justement et honnêtement) que n’aient mis au jour et confirmé ceux qui ont établi le droit des cités186. » La loi exprime donc le juste véritable. 182 . D e legibus II, 5, 13 : ... E st lex iustorum iniustorumque distinctio ad illam anti­ quissimam et rerum om nium principem expressa naturam, ad quam leges hom inum diriguntur. 183. C ’est ce que l’on trouve dans le De inuentione I, 2, 2 ; Pro Sestio 42, 91, cf. De officiis II, 4, 15. 184. De legibus II, 5, 13. 185. I, 22, 58 : uitiorum emendatricem legem esse oportet commendatricem uirtutum. Sur la loi comme sagesse de la cité, voir p. 207-8. 186. De re publica I, 2, 2 : nihil enim dicitur a philosophis, quod quidem recte honesteque dicatur, quod non ab iis partum confirmatumque sit a quibus duitatibus iura des­ cripta sunt.

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2. Le rôle de la coutume La loi reçoit ainsi un rôle considérable dans la cité : sur elle repose son organisation — le grand nombre des lois proposées par Cicéron dans le De legibus le fait bien voir — ; et il lui revient d’exprimer le droit naturel. Mais elle n’est pas seule à assumer ce rôle : la sagesse qui se révèle dans les lois de la cité se révèle également dans ses usages et ses pratiques. Cicéron affirme à plusieurs reprises le lien étroit qui unit les coutumes et les lois ; le De inuentione le fait déjà voir : « L’origine du droit part de la nature ; certaines prescriptions se transforment en coutumes à cause de leur utilité ; ensuite les usages venus de la nature et approuvés par la coutume furent sanctionnés par la crainte des lois et de la religion18718. » Ce passage est à nos yeux essentiel parce que l’on y trouve déjà un des aspects fondamentaux du système cicéronien : il unit en un tout cohérent le droit naturel, les usages de la cité et les lois ; il n’y a pas en effet de différence intrinsèque entre ces trois éléments : le droit naturel se transforme en coutume, et la coutume en loi. La cité devient ainsi le lieu d’une espèce de création continue où s’associent étroitement sans se contredire ces trois données ; Cicéron envisage donc toutes les règles de droit de la cité comme un tout : la source ultime est le droit naturel ; la coutume et la loi sont mises sur le même plan : l’unique différence entre elles tient à ce que la loi est écrite et la cou­ tume ne l’est pas, comme nous l’apprennent les Partitiones oratoriaem . Avant de nous arrêter sur cette distinction, il nous paraît indispensa­ ble de souligner combien Cicéron se montre original en accordant une telle place à la coutume. Certes une telle notion existe déjà dans la Rhé­ torique à Hérennius : le droit coutumier y est défini comme le droit uti­ lisé en l’absence de loi, comme s’il était fondé sur une loi189. Certes la notion de consuetudo est loin d’être inconnue à Rome avant Cicéron : le mot est présent chez Plaute et Térence19019. Il n’est pas non plus absent des textes officiels : on le retrouve dans la lex Antonia de Thermessibus qui date de 70, et l’édit des censeurs de 92 précisait : Haec noua quae praeter consuetudinem ac morem maiorum fiunt, neque placent neque recta uidentur191. Le rapprochement entre consuetudo et mos maiorum 187. De inuentione II, 22, 65 : Initium ergo eius (scii, iuris) ab natura ductum uidetur ; quaedam autem ex utilitatis ratione aut perspicua nobis aut obscura in consuetudi­ nem uenisse ; post autem approbata quaedam a consuetudine aut uero utilia uisa legibus esse firmata. Le paragraphe 160 est un peu différent : Eius (scii, iuris) initium est a natura profectum ; deinde quaedam in consuetudinem ex utilitatis ratione uenerunt ; pos­ tea res et ab natura profectas et ab consuetudine probatas legum metus et religio sanxit. 188. 37, 130 : quae autem scripta non sunt ea aut consuetudine (...) obtinentur. 189. A d Herennium II, 13, 19 : Consuetudine ius est id quod sine lege aeque ac si legitimum sit usitatum est. 190. Il désigne toutefois une habitude individuelle, et non un usage collectif qui est qualifié de mos. 191. Lex Antonia de Thermessibus II, 20. L ’édit des censeurs de 92 est dirigé contre les rhéteurs latins (cité par Suétone, de rhetoribus 1).

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que Ton trouve dans ce dernier texte, montre que ces deux termes dési­ gnent ensemble des usages anciens qui s’imposent192. Il n’est pas très surprenant à première vue que les traditions, les précédents aient une telle place dans une cité où le nombre des dispositions législatives est fort restreint : l’œuvre de Tite-Live nous fait bien voir le rôle des exem­ pla maiorum auxquels on se réfère lorsque se présente une situation nouvelle193. Et pourtant ces données ne semblent pas avoir été interpré­ tées comme un droit coutumier par les Romains, c’est-à-dire un droit ayant une force égale à celle de la loi. Il y a certes place pour les précé­ dents et le mos maiorum, mais ils ne sont pas considérés comme un droit coutumier. Dans un article de 1939, M. Kaser l’avait nettement souligné : les institutions qui n ’ont pas été créées par des lois sont en quelque sorte nées avec la cité et appartiennent à une espèce de « droit naturel194 ». Mais elles ne sont pas interprétées comme une coutume ayant une force égale à celle de la loi. Cette attitude est très tardive à Rome : elle n’apparaît qu’au Bas-Empire. Le texte qui figure au Digeste sous le nom de Julien le fait bien voir : « La coutume invétérée est non sans raison conservée comme une loi : c’est ce que nous appelons le droit fondé sur les mœurs. En effet puisque les lois ne nous obligent que parce qu’elles ont été reçues par une décision du peuple, c’est à bon droit que tous sont liés par ce que le peuple a approuvé sans que ce soit mis par écrit : quelle différence en effet y a-t-il à ce que le peu­ ple exprime sa volonté par un vote ou par un acte et des faits195 ? » Une telle conception est au contraire étrangère à la jurisprudence classi­ que. Chez les juristes de cette époque, la coutume n’est pas considérée comme une source de droit. Elle ne figure en effet ni chez Pomponius, ni dans les définitions de Papinien, ni même chez Gaius : ce dernier évoque sans doute au début des Institutes les peuples qui sont gouvernés par des lois ou des usages. 192. Sur la distinction entre m os m aiorum, consuetudo et instituta, voir Γarticle de W. K unkel, Gesetzesrecht und Gewohnheitsrecht in der Verfassung der römischen Repu­ blik, Romanitas, 9, 1971, p. 357-375. 193. W. K unkel, art. cit. ; les exemples q u ’il mentionne se situent tous pendant la seconde guerre punique. 194. M. K aser, Mores maiorum und Gewohnheitsrecht, Z .S .S ., 59, 1939, p. 52-101 ; sur la coutume voir également B. S chm iedel, Consuetudo im klassichen u nd nachklassichen römischen Recht, Graz-Köln, 1966 ; D. N o e rr, Z.S.S., 84, 1967, p. 454 et suiv., et Diuisio und Partitio, Berlin, 1972 ; L. Bove, La consuetudine in diritto romano, I, Milan, 1971 ; W. Flum e, Gewohnheitsrecht und römisches Recht, O pladen, 1975. 195. Digeste I, 3, 32 : Inueterata consuetudo pro lege non immerito custoditur, et hoc est ius quod dicitur moribus constitutum. Nam cum ipsae leges nulla alia ex causa nos teneant quam quod iudicio populi receptae sunt, merito et ea quae sine ullo scripto p o p u ­ lus probauit tenebunt omnes : nam quid interest suffragio populum uoluntatem suam declaret an rebus ipsis et factis ? (Trad. J. G audem et, Le droit privé romain, Armand Colin, 1974, avec quelques modifications.) Sur les problèmes que pose ce passage voir B. Schm iedel, Consuetudo... Sur la coutume au Bas-Empire, voir les travaux de J. G au ­ dem et, notamment : La coutume au bas-empire, Labeot 1956, p. 147-159 et, sur un aspect particulier, mais im portant, Coutum e et raison en droit romain, R .H .D ., 1938, p. 141-171.

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mais ignore la coutume quand il énumère les sources du droit romain196. D. Nörr avait tenté d’expliquer ce silence par le type d’exposé choisi par les juristes et suggérait ainsi que la coutume pouvait être considérée comme une source de droit197. Cette argumentation séduisante perd de sa force si l’on constate que la coutume ne sert pas non plus à fonder les décisions des juristes : ils parlent également d’usa­ ges qui ont été introduits par les mores mais cette expression ne leur sert pas à désigner un droit coutumier ; ils expriment ainsi l’origine lointaine de certaines institutions198. Dans cette perspective, l’originalité de Cicéron se manifeste avec force ; avec l’auteur de la Rhétorique à Hérennius, il est le seul à accor­ der une place importante à la coutume. Comment expliquer une telle attitude ? Pour l’un comme pour l’autre l’opposition entre la loi et la coutume est celle d’un droit écrit et d’un droit non écrit. Une telle dis­ tinction était jusqu’ici rare à Rome ; elle joue en revanche un rôle important dans la pensée grecque. Elle n’est pas seulement présente dans la Rhétorique d’Aristote199 mais chez la plupart des écrivains. Il n’est pas rare en effet de les voir opposer les lois non écrites, les άγραφοι νόμοι, aux lois écrites de la cité. Cette expression, comme R. Hirzel fut l’un des premiers à le montrer, désigne en grec deux réali­ tés différentes : il s’agit ou bien d’une série d’usages reconnus par tous les peuples et dont l’origine est divine ou naturelle, ou bien des usages et des coutumes d’un peuple particulier200. C’est la seconde de ces signi­ fications qui nous retiendra pour l’instant. En effet les écrivains oppo­ sent (ou associent) les lois écrites et les lois non écrites de la cité, pour montrer qu’elles constituent un ordre unique. Thucydide est le premier à utiliser cette expression. Dans le long discours qu’il prête à Périclès au début du livre II de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, il fait dire à l’homme politique grec : « Nous prêtons attention aux magistrats qui se succèdent et aux lois — surtout à celles qui fournissent un appui aux victimes de l’injustice, ou qui, sans être écrites, comportent pour sanction une honte indiscutée201. » Les règles de droit se composent 196. V E n c h i r i d i o n de Pomponius { D i g e s t e I, 2, 2, 12) oppose le droit fondé sur la loi et le i u s c i u i l e q u o d in s o l a p r u d e n t i u m i n t e r p r e t a t i o n e c o n s i s t i t . Papinien, D i g e s t e I, 1, 7 ignore la coutume, Gaius, I n s t i t u t e s I, 1. 197. D i u i s i o u n d p a r t i t i o ; cette interprétation serait satisfaisante si les juristes romains utilisaient la coutume pour fonder leurs décisions : or l’ouvrage de F. H o r a k { R a t i o n e s d e c id e n d i.

E n ts c h e id u n g s b e g r ü n d u n g e n

bei

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J u riste n

b is

L abeo,

Innsbruck, 1969) indique le contraire : la notion de c o n s u e t u d o sert quelquefois de réfé­ rence mais pour désigner l’usage linguistique qui donne tel sens à tel terme. La notion de m o r e s est parfois utilisée mais seulement sous la forme des b o n i m o r e s qui ne se laissent pas confondre avec la coutume. 198. W. F lu m e , o p . c i t ., p . 18 et suiv. 199. R h é t o r i q u e I, 1373 b. 200. R. H i r z e l , A g r a p h o s N o m o s , Abh der sächischen Ges. der Wissenschaften (Phil. Hist. Klasse) 20, 1900. Voir aussi J .W . J o n e s , T h e L a w a n d L e g a l T h e o r y o f t h e G r e e k s , p. 63-64. 201. Thucydide II, 37.

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ainsi de dispositions écrites et d ’usages qui ne le sont pas, mais elles ont une indéniable unité, comme le suggère aussi un discours de Lysias202. Une telle conception n’est pas surprenante puisque νόμος désigne à la fois l’usage et la loi. Cette distinction figure aussi au IVe siècle chez Pla­ ton et chez Aristote. On voit donc l’importance que les Grecs atta­ chaient aux usages de la cité : à l’origine ces lois non écrites étaient liées à des lois religieuses ou morales. C ’est bien en ce sens que Sopho­ cle, dans son Antigone, opposait les lois non écrites d’origine divine aux lois écrites et humaines de la cité, mais il semble bien que ce terme se soit assez vite coupé de son contexte religieux pour désigner les usa­ ges et les coutumes203204. Et la distinction établie par les Grecs se retrouve dans la pensée romaine, comme le montre la Rhétorique à Herennius, sans doute par l’intermédiaire de la rhétorique. L’œuvre de Cicéron nous propose toutefois plus qu’une distinction entre deux catégories de règles de droit : une réflexion élaborée sur cette notion ; l’auteur de la Rhétorique à Herennius se contentait en effet de souligner que l’autorité du ius non scriptum est équivalente à celle de la loi ; Cicéron, lui, met en lumière l’unité profonde qui existe entre les usages non écrits et les lois écrites de la cité : il n ’y a pas vraiment de différence entre ces deux systèmes car les usages de la cité peuvent devenir des lois si c’est nécessaire, en étant écrits et munis d’une sanction. Une telle idée a pu être suggérée à l’auteur du De re publica par la pratique romaine ; nous avons vu en effet que certaines lois républicai­ nes reprenaient, en les assortissant de sanctions, des usages inscrits dans le mos maiorum204. Mais d’autres exemples pouvaient le rendre attentif au rôle des usages. Platon, dont nous avons déjà souligné l’importance pour la compréhension de la pensée cicéronienne, n ’avait pas négligé les lois non écrites. Dès le Politique, en effet, il met sur le même plan les lois écrites et les lois non écrites : l’homme politique a en effet la possi­ bilité d’utiliser ces deux formes pour établir la cité205. Le rôle des lois non écrites se manifeste avec encore plus de netteté dans les Lois : le philosophe y reprend un certain nombre d’usages qui sont inscrits, dit-il, dans la coutume et la loi non écrite206. Platon ne s’en tient pas là ; il accorde à ces usages un rôle essentiel : « Toutes les règles que nous venons d’exposer sont ce que la foule appelle les coutumes non écrites et ce qu’elle nomme les lois des ancêtres n’est pas autre chose que cet ensemble de règles (...) elles sont les liens qui font la continuité 202. Lysias VI (Contre Andocide) 10. L ’authenticité de ce discours est discutée. 203. R. H irzel , op. cit.t p. 57. 204. Voir p. 38. Cicéron infléchit ainsi l’opposition du droit écrit et non écrit en un sens qui demeure étranger à la pensée grecque. Cf. P. Stein , The Sources of Law in Cicero, Ciceroniana, 3, 1978, p. 28-29. 205. Politique 295 a. 206. Lois VIII, 841 b.

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entre les lois écrites et promulguées et les lois qui restent encore à pro­ mulguer, exactement comme les coutumes ancestrales (...) qui assurent pleine sauvegarde aux lois déjà écrites207. » Un peu plus loin, l’auteur des Lois fait de ces usages les étais qui maintiennent la charpente d’un édifice208. Il rassemble donc en un tout les différentes règles de droit de la cité : il existe ainsi une unité profonde, un lien étroit entre les lois écrites et non écrites. Cette idée apparaît clairement lorsque le philoso­ phe souligne que les lois non écrites constituent un intermédiaire entre les lois promulguées et celles qui ne le sont pas encore. Il veut sans doute suggérer que ces usages peuvent devenir des lois écrites parce que leur esprit est identique à celui des dispositions déjà rédigées209. C’est à peu de chose près ce que souligne Cicéron : lui aussi unit étroitement lois et coutumes. L’importance attachée par le philosophe à ces lois tient à leur contenu ; ce ne sont pas tant des usages coutumiers que des principes moraux210 que le législateur ne saurait codifier. Il donne ainsi à la cité une charpente morale sur laquelle s’appuie une législation sus­ ceptible de quelques modifications211. Cicéron doit sans doute à la lecture de Platon l’idée de cet ensem­ ble, de cet édifice qui embrasse tout le droit de la cité en un système équilibré et cohérent. L’interprétation qu’il donne de la coutume nous paraît ainsi témoigner de l’influence platonicienne. Il lui emprunte l’idée de transformer les coutumes en lois : dans le De legibus, il reconnaît en effet que si les règles qu’il propose ne figurent pas toutes parmi les lois romaines, elles figurent au moins dans le mos maiorum qui jadis avait force de loi212. Mais le système cicéronien reflète autant les conceptions personnelles de son auteur : à ses yeux, Rome représente le meilleur type d’État ; ses coutumes et ses instituta s’inspirent de la nature et du droit naturel ; et il est évident qu’un tel point de vue n’a rien à voir avec celui de Platon qui n’a cessé de critiquer les institutions athéniennes. En soulignant l’importance de la coutume, il est possible que Cicé­ ron se réfère également à une réflexion qui se serait développée au sein de l’Académie. L’œuvre de Varron le laisse en effet supposer : cet écri­ vain s’est en effet largement occupé de la coutume. Un passage de Ser­ vius, le commentateur de l'Enéide, nous laisse voir qu’il la fondait sur l’accord de tous213. Cette idée intervient aussi largement dans le De Un­

ion.

VII, 793 a. 208. VII, 793 c. 209. Voir les remarques de M. V a n h o u tte , La philosophie politique de Platon dans les Lois, p. 42. 210. Platon nous paraît ici retrouver la tradition des lois morales d ’origine divine. 211. V oirp. 295. 212. De legibus II, 23 : ... si quae fo rte a me hodie rogabuntur, quae non sint in nostra re publica, nec fuerint, tamen erunt fere in more maiorum qui tum ut lex ualebat. 213. Servius, Aen. VII, 601 : Varro uult morem esse communem consensum hominum simul habitantium qui inueteratus consuetudinem facit ; voir A. C e n d e re lli, Varroniana. Instituti e terminologia giuridica nelle opere di M. Terenzio Varrone, Milan, 1973.

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LES ROMAINS ET LA LOI

gua latina : bien sûr, elle apparaît dans le cadre d'une analyse linguisti­ que. Varron examine les différentes théories sur l’évolution du langage en fonction de la querelle qui divisait les grammairiens anciens : les uns s’attachaient à l’analogie, c’est-à-dire aux paradigmes et aux règles générales, les autres à l’anomalie, c’est-à-dire aux irrégularités du lan­ gage214. Et l’usage, la consuetudo, jouait un grand rôle dans cette théo­ rie. Mais l’écrivain latin, loin de s’en tenir à l’exposé de deux doctrines incompatibles, cherche à les concilier. Il s’attache notamment à la con­ suetudo, une force de renouvellement du langage qui tire sa valeur de l’accord du grand nombre et que la théorie finit à son tour par recon­ naître pour en dégager les règles215. La parenté de ces idées avec celles de Cicéron est certaine : l’auteur du De re publica a montré comment la coutume acceptée par tous devenait loi, Varron montre à son tour l’autorité de la consuetudo. Et il est bien probable que ces deux écri­ vains se réfèrent à des discussions de l’Académie. 3. Le ius gentium Cicéron ne s’est pas borné à mettre en lumière, de façon originale, le rôle d’un droit non écrit, la coutume ; il accorde également une importance indéniable au droit qui est commun entre tous les hommes. En effet, il ne se contente pas de donner des lois inspirées de la prati­ que romaine et valables pour cette seule cité, il légifère pour tous les peuples qui veulent suivre le bien. Ce n’est pas lui qui s’attache à la variété des lois, mais Philus dans le De re publica lorsqu’il critique la justice et le droit en utilisant la méthode de Carnéade. Au contraire, Cicéron recherche ce qui unit des législations différentes, fonde le droit sur un modèle éternel et universel ; il n’est donc pas surprenant qu’il ait souligné l’existence d’un droit commun à tous les peuples. Ce droit n’est pas seulement présent à l’état théorique et abstrait. Il existe réelle­ ment et Cicéron lui donne un nom précis : ius gentium. Nous rencon­ trons ici une notion qui jouera un rôle important dans le droit romain et son contenu exact demande donc à être analysé. Cette étude est d’autant plus nécessaire que Cicéron est le premier à utiliser ce terme : il n’apparaît pas avant lui chez les écrivains latins216. 214. J. C o l l a r t ,

l a t i n , Paris, 1954, Analogie et anomalie, V a r ­ t. IX, Genève, 1962, p. 119-132 ; A. M ic h e l, Le philosophe et l'antiquaire ; à propos de l'influence de Varron sur la tradition gram mati­ cale, M e l . C o l l a r d , Paris, 1978, p. 163-170. 215. Comme nous l’apprend une citation de Diomède (I, p. 439 Keil) : C o n s u e t u d o V a rro n g r a m m a irie n

r o n , E n tr e tie n s d e la F o n d a tio n H a r d t,

n o n r a tio n e a n a lo g ia e s e d u ir ib u s p a r e s tt id e o s o lu m c o n u a lu it,

ita

ta m e n

ut

illi

a r tis

r a tio

non

r e c e p ta q u o d m u lto r u m

accedat

sed

in d u lg e a t.

N am

c o n s e n sio n e ea

e

m e d io

Sur ce passage voir les remarques de J. C o ll a r d , a r t . c i t . Il faut noter que Varron en s'efforçant de concilier deux systèmes se montre fidèle à la méthode d’Antiochus d ’Ascalon : cf. A. M ichel, R e v u e d e P h i l o l o g i e , 1965. 216. Sur cette question voir avant tout G. Lom bardi, R i c e r c h e i n t e m a d i i u s g e n ­ t i u m , Milan, 1946, S u l c o n c e t t o d i i u s g e n t i u m , 1947. lo q u e n d i u su p la c ita a s u m e r e c o n s u e u it.

LES RAPPORTS ENTRE LA LOI ET LE DROIT

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Que désigne une telle notion ? Les romanistes qui se sont attachés à son étude sont partagés entre deux interprétations : pour les uns, le ius gentium désigne un droit fondé sur la nature et commun à tous les hommes217. Le début des Institutes de Gaius le fait voir clairement : « Tous les peuples que gouvernent des lois ou des usages utilisent en partie un droit qui leur est propre, en partie un droit commun à tous les hommes218. » Le ius gentium apparaît ainsi comme ce droit commun à tous. Pour d’autres savants, il désigne des règles de droit communes à plusieurs peuples et plus précisément des règles qui s’appliquent aux Romains et aux pérégrins219. Il serait donc lié à une espèce de droit international ; un passage du Jugurtha le ferait voir : Salluste y expli­ que que Bomilcar fut accusé « moins en vertu du droit des gens que de l’équité, Bomilcar compagnon de l’homme qui était venu à Rome sous la garantie solennelle de l’État romain22021». Ce passage montre bien que le ius gentium n’est pas sans rapports avec le droit international : mais il ne suffit pas à prouver qu’il se limite à ce domaine. Peut-on préciser la signification de ce terme dans l’œuvre de Cicé­ ron ? Il n’apparaît pas dans le De legibus, mais il est présent à côté du ius ciuile dans le De re publica221. Il fait également partie des sources de droit énumérées dans les Partitiones oratoriae : « Font proprement par­ tie de la loi les dispositions écrites et les dispositions qui sans être écri­ tes sont contenues dans le droit des gens ou la coutume des ancê­ tres222. » Et Cicéron précise que les dispositions non écrites sont celles qui reposent sur la coutume et les conventions ou l’accord entre les hommes. De ce texte il ressort clairement que le ius gentium fait partie, non du droit théorique et abstrait, mais du droit existant que Cicéron appelle lex dans ce passage. Il constitue ainsi une catégorie plus large que le mos maiorum : ce dernier se limite à la cité, tandis que le pre­ mier fait intervenir plusieurs peuples. Par là il a également une portée plus vaste que le ius ciuile ; un passage du De officiis le confirme : « Nos ancêtres ont voulu que le droit des gens et le droit civil fussent deux choses différentes : ce qui est du droit civil n’est pas nécessaire­ ment du droit des gens aussi ; mais ce qui est du droit des gens doit 217. Telle est Γinterprétation de G. L ombardi. 218. I, 1 : O m n e s p o p u l i q u i l e g i b u s a u t m o r i b u s c o m m u n i h o m in u m

r e g u n tu r p a r tim

s u o p r o p r io p a r tim

iu r e u tu n tu r .

219. P. F rezza, Ius gentium, R . I . D . A . , 2, 1949, p. 259-308 ; et G. Grosso, Riflessioni sui concetto di ius gentium, R . I . D . A ., 2, 1949, p. 395-400. 220. J u g u r t h a 36, 7 : F i t r e u s m a g i s e x a e q u o b o n o q u e q u a m e x i u r e g e n t i u m B o m i l ­ c a r , c o m e s e iu s q u i R o m a m f i d e p u b l i c a u e n e r a t. 221. D e r e p u b l i c a I, 2, 2. Dans le P r o S e s t i o 42, 91, Cicéron fait figurer à côté du i u s c i u i l e , le i u s n a t u r a et oppose ainsi un droit propre à chaque peuple et un droit commun. 222. 37, 130 : Q u a e a u t e m s c r i p t a n o n s u n t , e a a u t c o n s u e t u d i n e a u t c o n u e n t i s h o m i ­ n u m e t q u a s i c o n s e n s u o b t i n e n t u r . On voit ce qui différencie Cicéron des épicuriens, qui admettent bien un droit des gens mais fondé sur un traité explicite, cf. G oldschm idt, o p . c i t . , p. 128.

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LES ROMAINS ET LA LOI

être aussi du droit civil22324. » En apparence l’affirmation de Cicéron est peu claire ; en fait elle se comprend aisément : le droit civil est pour lui, comme pour les Romains, le ius proprium duitatis ; il se compose des règles et des institutions juridiques propres à chaque cité, comme nous l’apprend un autre passage du De o ffid is224. Mais ces institutions n’existent pas forcément dans d’autres cités ; d’où la formule de Cicé­ ron : quod duile idem non continuo ius gentium. En revanche, les insti­ tutions du ius gentium font nécessairement partie du ius duile. Cette affirmation n’a de sens que si le ius gentium désigne un droit commun à un grand nombre de peuples225. L’emploi du terme consensus (même affaibli par quasi) dans le passage des Partitiones oratoriae que nous citions plus haut le confirme. Quelle est l’origine de ce droit ? Dans les Partitiones oratoriae, Cicéron mentionne à côté du consensus les conuenta, terme qui ne sau­ rait désigner autre chose qu’un accord. Mais cela n’implique pas que le ius gentium soit exclusivement lié aux relations internationales, aux trai­ tés entre les peuples. N’oublions pas que ce ius, au moins dans les Par­ titiones oratoriae, rentre, comme la coutume, dans la catégorie du ius non scriptum. L’accord entre les peuples ne s’est pas traduit par un acte écrit, un accord formel. Il ne s’agit donc pas d’une espèce de droit international, mais d’usages reconnus par tous les peuples, tacitement, presque spontanément. Dès lors, leur source est facile à découvrir : c’est la nature, qui fonde également l’amitié et la parenté entre les hom­ mes. Cicéron l’explique clairement dans le De offidis : tel usage est éta­ bli « non seulement par la nature, c’est-à-dire le droit des gens, mais par les lois des différents peuples226 ». Le ius gentium vient donc de la nature ; il en est même spécialement proche car il contient des règles communes à tous et exprime ainsi l’unité de la race humaine, mieux que les lois particulières des cités. Cicéron s’était soucié de montrer dans le De legibus que tous les peuples pratiquaient et honoraient les mêmes vertus227 ; il n’est donc pas étonnant qu’à ses yeux on retrouve chez tous les peuples des règles de droit et des institutions identiques. Le De offidis nous fait même connaître quelques-unes de ces règles communes : on ne peut nuire à autrui pour satisfaire son intérêt pro-

223. De o ffid is III, 17, 69 : Itaque maiores aliud ius gentium aliud ius duile esse uoluerunt : quod duile, non idem continuo gentium, quod autem gentium, idem d u ile esse debet. Il nous paraît impossible d ’admettre que maiores, dans ce passage, puisse dési­ gner les ueteres, c’est-à-dire les juristes du ne siècle comme le croit O. B ehrends (Mel. F. Wieacker, 1980, p. 41, cf. R H D , 1977) ni qu’ils aient voulu transformer tout le droit civil en ius gentium. 224. De o ffid is III, 5, 23. 225. De haruspicum responsis 14, 32. 226. De o ffid is III, 5, 23 : Neque uero hoc solum natura, id est iure gentium, sed etiam legibus populorum — quibus in singulis duitatibus republica continetur — eodem modo constitutum est ut non liceat sui com modi causa nocere alteri. 227. I, 11, 32.

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pre ; il ne peut avoir d’usucapion sur les biens des dieux immortels228 ; en un mot il s’agit des principes du droit naturel qui commandent le respect d’autrui et des dieux ; ils sont communs à tous les peuples. L’importance que Cicéron attache à cette notion s’explique sans doute par la place qu’il fait aux liens qui unissent tous les hommes. La tradition grecque lui a peut-être permis de mieux la préciser. Nous avons vu plus haut que la notion de loi non écrite ne servait pas seule­ ment à désigner les usages de la cité mais aussi un droit commun que l’on trouve chez tous les peuples. Un entretien entre Socrate et Hippias dans les Mémorables en fait voir clairement le contenu : Hippias et Socrate s’accordent pour définir les lois non écrites comme des lois que l’on observe uniformément dans tous les pays. Pour Socrate, ces usages se réduisent à des prescriptions morales, croyance aux dieux, respect des parents, des bienfaiteurs.... et il en souligne l’origine religieuse229. Tous les écrivains ne s’entendent pas sur cette origine, mais ils ont mis en lumière d’une façon générale l’existence de règles de droit en vigueur chez tous les peuples. Aristote est de ceux-là : dans la Rhétorique il appelle lois communes celles qui, sans être écrites, semblent reconnues par le consentement universel230. Comme chez Xénophon, leur contenu est constitué par des prescriptions morales en usage chez tous les peu­ ples : respect des parents, des hôtes. L’origine naturelle de ces lois est souvent soulignée231. On voit donc l’importance de cette notion dans la pensée grecque : il est probable qu’elle a aidé Cicéron à définir et à pré­ ciser la notion de ius gentium. Il paraît difficile de négliger l’apport du stoïcisme dans ce domaine : les stoïciens avaient en effet souligné que le sage n’est pas seulement un citoyen du pays où il est né mais du monde232. Cette idée joue un rôle certain dans la doctrine stoïcienne ; or Cicéron insiste lui aussi à main­ tes reprises sur l’existence de la communauté qui existe entre tous les hommes ; aussi le stoïcisme a-t-il pu l’aider à préciser les origines du ius gentium. Il était logique que l’auteur du De legibus, qui se montre si attentif à la parenté entre les hommes, soulignât l’existence d’un droit commun à tous dont l’origine réside dans la nature ; une telle idée découlait naturellement des conceptions qu’il expose et la philosophie, la pensée 228. D e o f f i c i i s III, 5, 23 ; d e h a r . r e s p . 14, 23. 229. M é m o r a b l e s IV, 4, 20. 230. R h é t o r i q u e I, 13, 1373 b : « Par loi, j ’entends d’une part la loi particulière, de l’autre la loi commune (...) par loi commune, j ’entends la loi naturelle. Car il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le senti­ ment leur est naturel et commun même quand il n ’existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat. » 231. R. H i r z e l , A g r a p h o s n o m o s , p. 32. 232. Mais cette idée est antérieure au stoïcisme, cf. P . B o y a n c é , Sur les origines péri­ patéticiennes de V h u m a n i t a s , M e l . K . B u e c h n e r , Wiesbaden, 1970, t. 1, p. 21-30. Elle n’est pas en revanche abordée par H.C. B a l d r y , T h e u n i t y o f m a n k i n d i n G r e e k t h o u g h t , Cambridge, 1965.

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grecque ont seulement permis de les préciser. L’originalité d’un tel point de vue est manifeste : certes, les rapports entre Romains et pérégrins, l’administration des provinces avaient pu révéler des règles de droit communes, sans doute le droit international avait-il établi des principes respectés par tous, mais Cicéron est le premier à souligner qu’il existe des règles de droit communes à tous les peuples. Ces princi­ pes communs n’appartiennent pas à un droit international, contraire­ ment à ce que nous verrons chez d’autres auteurs. Les écrivains grecs avaient attaché une grande importance aux lois communes des Grecs : elles portaient avant tout sur les règles que tous observaient à la guerre233. Cicéron au contraire n’a pas vraiment mis cet aspect en lumière : il analyse sans doute dans le De officiis les usages qu’il con­ vient de respecter234, il parle des iura belli mais rien ne montre qu’il éta­ blit un lien entre le ius gentium et ces iura. L’œuvre de Tite-Live en revanche fait voir clairement le lien entre ces deux notions. En effet les références au ius gentium et aux iura belli sont spécialement nombreuses dans l’œuvre de l’historien et permettent d’en préciser la signification : le respect d’un certain nombre de princi­ pes à la guerre (les iura belli) est en effet lié au ius gentium. L’une des prescriptions essentielles de ce droit est d’abord celle qui protège les ambassadeurs dans leurs personnes physiques235 : ils sont intouchables (sancti). Ce principe a une telle force que même les envoyés du roi Porsenna, qui ont pourtant encouragé la rebellion contre la république, ne sont pas traités en ennemis mais respectés236. En effet, le ius gentium impose certaines conduites : un État attaqué à l’improviste par un autre a le droit de se défendre par les armes237. Les références à ces deux obligations (respect des ambassadeurs, droit de se défendre) sont nom­ breuses : elles permettent de comprendre comment on a pu interpréter le ius gentium comme un droit international. Il s’agit en effet des règles qui s’appliquent dans les relations entre nations. Mais le ius gentium chez Tite-Live ne s’épuise pas dans les iura belli ; il a un contenu plus large. Les paroles de Persée à son frère Démétrius font découvrir un autre aspect : le principe selon lequel un fils aîné doit succéder à son père sur le trône est considéré comme un principe qui fait partie du ius gentium : ne pas le respecter c’est « aller contre l’âge, le droit des gens, la coutume des Macédoniens238 ». Il s’agit ici d’une règle que tous reconnaissent : c’est dire que la notion de ius gentium a une extension plus large que les iura belli. Nous retrou233. R. H irzel, op. cit. 234. De officiis I, 34-40. 235. Tite-Live XXXIX, 25, 10. 236. II, 4, 7. De même au moment de l’invasion gauloise, les Romains ont eu tort de ne pas respecter la personne des ambassadeurs (V, 36, 6). 237. XLII, 41, 11. 238. XL, 9, 8 : huic spei tuae obstat aetas mea, obstat ius gentium, obstat uetustus Macedoniae mos. Cf. XL, 11, 7.

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vons ici des échos de la définition cicéronienne : il s’agit d’un droit admis par tous les peuples et qui s’impose à tous. Ce droit a en outre la même origine que chez Cicéron, c’est-à-dire la nature. L’anecdote du maître d’école de Faléries le fait bien voir : il avait livré les enfants de la ville aux Romains. Camille refusa ces otages en déclarant : « Entre les Falisques et nous il n’existe pas d’alliance établie par une convention humaine, mais il y a entre nos deux peuples, et il y aura toujours, l’alliance que la nature a fait naître239. » Et le général rappelle ensuite que les usages de la guerre prescrivent d’épargner les jeunes enfants. Ce passage a une importance capitale : il nous montre l’origine naturelle du ius gentium et de ses prescriptions. Le terme n’est pas utilisé mais celui de iura belli en est tout proche. Camille souligne en outre le lien naturel qui existe entre les peuples ; le mot de societas évoque la parenté entre les hommes dont parlait Cicéron dans le De legibus. Elle entraîne bien sûr certaines obligations. Le contenu du ius gentium se laisse ainsi définir avec précision : c’est un droit que tous reconnais­ sent ; il impose, sinon à tous, du moins aux boni, d’observer certaines règles de conduite. Il s’agit avant tout du respect de la personne d ’autrui. Tite-Live insiste sur les origines naturelles de ces devoirs. La parenté entre cette analyse et celle de Cicéron est donc évidente et il ne nous paraît pas y avoir de différence majeure entre ces deux écrivains de ce point de vue : pour l’un comme pour l’autre, le ius gentium est lié à la parenté qui existe entre les hommes et à la nature. L’analyse des sources de droit révèle d’abord que les écrivains romains sont des observateurs attentifs de leur cité, comme le montre la façon dont ils présentent les rapports entre lex et ius. Mais ils ne se bornent pas à reproduire la réalité qu’ils ont sous les yeux, ils en don­ nent une interprétation qui la dépasse et l’approfondit parce qu’elle éta­ blit un système cohérent qui embrasse toutes les règles de droit (même lorsqu’elles ne sont pas considérées comme telles par les juristes) en partant du droit naturel pour aboutir au ius gentium. Ce système est donc le résultat d’une réflexion d’ensemble qui trouve son fondement dans la philosophie et, très probablement, dans les débats de l’Acadé­ mie. En son centre se trouve le droit issu de la nature qui sert constam­ ment de référence malgré les préoccupations particulières de chaque auteur. Cicéron s’attache aux sources du droit, au fondement ultime du droit positif, la loi rationnelle de la nature, tandis que Tite-Live s’inté­ resse aux relations entre les peuples et que Salluste préfère opposer aux lois une justice tirant sa force de la nature240. Ces intérêts variés tradui­ sent pourtant une préoccupation commune : donner un fondement solide à la loi pour en justifier l’autorité et en assurer le respect. 239. V, 27, 6 : Nobis cum Faliscis quae pacto f i t humano societas non estt quam ingenerauit natura utrisque est eritque. Sunt et belli sicut pacis iura iusteque ea non minus quam fortiter didicimus gerere. 240. Catilina 9, 2.

CHAPITRE V

LA LOI DANS LE TEMPS

Les écrivains romains, à la fin de la République, ont cherché à don­ ner un fondement solide à la loi en la rattachant à des valeurs absolues et par là même éternelles. Liée à la raison divine, elle doit être immua­ ble ; et Cicéron souhaite précisément faire des lois que l’on n’abrogera jamais1, qui échapperont au changement. Ce principe, en apparence simple et clair, se heurte en fait à bien des difficultés dans son applica­ tion pratique. La loi n’est pas seulement la droite raison répandue dans l’univers ; elle est aussi pour les hommes un moyen d’action dans la cité. Dès lors, comme toute œuvre humaine, elle s’inscrit dans le temps, elle en subit les effets et doit être capable de répondre à des circonstan­ ces diverses et souvent imprévisibles. De là naît une problématique com­ plexe qui apparaît d’abord chez les philosophes grecs et se retrouve ensuite à Rome, bien que les solutions proposées par les auteurs latins aient leur originalité. Cette problématique résulte de la tension entre deux impératifs à première vue incompatibles : le changement à peu près inévitable des lois dans une cité qui se transforme et évolue, et le désir d’enraciner les lois dans le temps, de les rendre perpétuelles. Le temps devient ainsi la meilleure et la pire des choses : il use les lois mais sert à les rendre immuables. C’est à partir de cette contradiction que se développe la réflexion romaine sur la loi et le temps.

1.D e legibus II, 6, 14: Eas tu igitur leges rogabis uidelicet, quae numquam abrogentur.

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A. LE VIEILLISSEMENT DES LOIS

1. La non-rétroactivité des lois Comme toute œuvre humaine, la loi est liée au temps. Elle entre­ tient même avec lui un rapport particulièrement étroit. C’est en effet un acte précis et datable : elle s’inscrit entre deux dates, celle du vote mar­ que son entrée en vigueur2, celle de son abrogation indique le moment où elle cesse de s’appliquer. A l’intérieur de ces limites chronologiques, elle exerce à son tour sa maîtrise sur le temps ; la loi est en effet une règle impérative, qui engage l’avenir. Les leges romaines ne constituent pas à cet égard une exception et bien des éléments l’attestent : en pre­ mier lieu, la langue des lois. Les lois romaines sont rédigées à l’impéra­ tif qui est l’une des caractéristiques de la lex3 ; plus précisément c’est un impératif en -to qui s’est spécialisé dans l’expression de l’obligation juridique. Il sert à indiquer un ordre qui n ’est pas seulement valable dans un futur immédiat, mais s’applique à une durée plus longue, sans limites précises4. Ce choix révèle donc que l’autorité de la loi n’est pas réduite à un futur proche mais s’étend sur un futur éloigné. Cette idée est également exprimée par les écrivains romains : dans l’œuvre de TiteLive, la présentation des rogationes le révèle nettement. Lorsque les tri­ buns proposent des lois pour limiter le pouvoir des consuls, parce qu’ils sont las de leurs excès, ils affirment qu’ils veulent ainsi « empêcher l’arbitraire des consuls d’être éternel5 ». De même, l’historien com­ mente en ces termes l’abolition du nexum : « On veilla à ce qu’il n’y eût plus d’engagement par corps à l’avenir6. » Ces mesures ont donc pour but de mettre fin à une situation, de l’empêcher de se reproduire ou de subsister à l’avenir. En ce sens, la loi cherche à exercer une action sur le temps, à maîtriser le futur par ses ordres et ses interdic­ tions. A la fin de la République, des clauses, dont nous avons vu l’importance7, interdisent toute abrogation : les hommes politiques veu­ lent ainsi donner une espèce de pérennité à leurs lois. 2. Nous laissons de côté le détail de l’entrée en vigueur des lois et, en particulier, la question du serment que les magistrats devaient prêter dans les dix jours suivant le vote de la loi. Sur ce point, voir G .l. L u z z a tto , Sul ius iurandum in legem dei magistrati e senatori romani, Sîudi Borsi, 1955, p. 3-27, S. B o rsacch i, Appunti sulla sanctio delle leges luliae agrariae del 59 a.c., Studi Senesi, 88, 1976 ; Sanctio e attività collegiale tribunizia in Legge e Società, p. 479-483. 3. Sur cette notion, voir chapitre I, p. 26. 4. H. V a ire l-C a rro n , Exclamation, ordre et défense, Paris, Belles Lettres, 1975, p. 250, 271. 5. Tite-Live III, 9, 5 : Quae ne aeterna illis licentia sit, legem se promulgaturum... De même, en 177 (XLI, 8, 9) la lex Claudia de sociis a pour but d ’empêcher les alliés d ’émi­ grer à Rome et de devenir ainsi citoyens romains Çhaec postea ne fieren t-X L l, 8, 12). 6. VIII, 28, 9 : Ita nexi soluti, cautumque in posterum ne necterentur. 7. Voir chapitre II, p. 143-4.

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Destinée à l’avenir, la loi s’interdit en principe de réglementer le passé : toute règle nouvelle abroge l’ancienne et les auteurs de projets de lois ne songent qu’à leurs effets futurs8. Le principe de nonrétroactivité paraît donc s’appliquer dans toute sa force ; et il est sou­ vent formulé dans l’Antiquité. Démosthène s’élève à plusieurs reprises contre la rétroactivité des lois, car, à ses yeux, un législateur « n’est pas en droit d’établir des prescriptions pour le temps passé et révolu et pour l’avenir9 ». A Rome, ce principe ne trouve qu’une expression très tar­ dive dans les sources juridiques10 mais les affirmations de Cicéron et les débats qui s’instaurent dès le IIe siècle entre les juristes montrent l’importance qu’il revêtait. Il est facile en effet de déclarer, comme le fait notre Code civil, que « la loi ne dispose que pour l’avenir11 ». Mais cette affirmation soulève en pratique bien des problèmes lorsqu’il s’agit de décider de l’applica­ tion de telle ou telle loi. Les lois romaines archaïques ne contiennent aucune disposition indiquant les limites de leur efficacité et la date de leur entrée en vigueur12. Mais, dès le IIe siècle, avec le développement de la législation et sa plus grande complexité, ces deux points sont claire­ ment précisés dans les lois. Leurs dispositions excluent en général la rétroactivité. La lex Plaetoria de iurisdictione s’adresse au « préteur urbain qui est en fonction actuellement et à celui qui le sera ensuite1314». Dans de nombreuses leges figure l’expression post hanc legem rogatam lA : elle montre clairement qu’elles n’ont rien de rétroactif. Avec plus de précision encore, la lex Sempronia repetundarum distingue les délits commis avant le vote de la loi, mais qui font l’objet d’une pour-

8. Tite-Live IX, 34, 7 : Ubi duae contrariae leges sunt, semper antiquae obrogat noua. Cette formule est à rapprocher de la disposition attribuée aux XII Tables : Quodcumque postremum populus iussisset id ius ratumque esse. (Voir p. 96.) On peut en outre faire remarquer que la loi qui a une origine précise, est liée à des circonstances détermi­ nées et que c’est là le fondement de la non-rétroactivité des lois. Voir G. Broggini, La retroattività della legge nella prospettiva romanistica, S.D .H .I., 32, 1966, p. 1-62 ; Retroactivity of Laws in the Roman perspective. The Irish Jurist, 1, 1966, p. 151-170. 9. Contre Timocrate 154 ; cf.§ 75, 116. Voir aussi Contre la loi de Leptine 160. Cette question est également posée dans Andocide, Sur les Mystères 90, 105. 10. Code Théodosien L, 50, 3 : Omnia constituta praeteritis non calumnia faciunt, sed futuris regulam ponunt ; C.J. I, 14, 7 : Leges et constitutiones futuris certum est dare form am negotiis, non ad facta praeterita reuocari. Pour F. Schulz (.Principles, p. 230), la non-rétroactivité est liée à la fides. 11. Article 2 ; J. Ray, Essai sur la structure logique du code civil français, Paris, 1926, p. 280-283, souligne clairement les problèmes qui se posent à ce sujet. 12. T . M a r k y , Appunti sui problema della retroattività delle norme giuridiche nel diritto romano, B .I.D .R ., N.S. 12-13, 1949, p. 241-271. Ce silence tient avant tout à la nature du code décemviral : la publication de règles de droit « coutumières ». 13. Praetor qui nunc est quiue posthac fu a tt Bruns, p. 45, n. 1. Cf. La lex Papiria de sacramentis. 14. La liste la plus complète se trouve dans H. Siber, Analogie , Amtsrecht und Rück­ wirkung im Strafrechte des römischen Freistaates, Abhandlungen der Phil. Hist. Klasse des Sächsichen Akad. der Wissenschaften, 43, 3, Leipzig, 1936. Voir par exemple lex agraria, 19, 20 ; lex Falcidia ; lex Ursonensis.

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suite postérieurement à la loi, et les délits postérieurs à la loi15. Ces mesures transitoires nous montrent ainsi le raffinement de la technique législative et le souci d’exclure toute rétroactivité. Les limites de ce principe ont pourtant été soulignées. Dans son Droit pénal, Mommsen utilise certaines lois instituant des quaestiones pour montrer qu’il existait des lois rétroactives1617. Il s’agit en effet de mesures spéciales faites pour la répression d’un acte isolé déjà accom­ pli. Mais, en fait, Mommsen n’insiste pas vraiment sur cet aspect ; il préfère souligner que ces lois sont des priuilegia. En effet, elles sont liées à des règles procédurales : l’acte en lui-même est punissable et il est communément admis qu’il peut l’être soit par la coercitio du magis­ trat ou par l’institution d’une quaestio extraordinaria11. Il nous paraît ainsi difficile de parler de rétroactivité dans ce cas très particulier. Le début porte plutôt sur la formulation de certaines lois. Il n’y a sans doute pas lieu de s’attacher longuement à l’expression ne quis fecisse uelit qui figure notamment dans le sénatus-consulte des Baccha­ nales18. L’infinitif parfait qui est employé ici n’a pas une valeur rétroactive ; il ne sert pas en effet à indiquer une action achevée mais il a une valeur « atemporelle » et transpose à l’infinitif « le subjonctif parfait atemporel de la défense ne feceris » 1920. C’est aussi une forme de perfectum qui provoqua tout un débat au IIe et au Ier siècles. Il portait sur la lex A tinia. Cette loi du IIe siècle dont la date exacte nous est inconnue, avait pour objet l’usucapion des choses volées ; elle contenait la disposition suivante : Quod subruptum erit, eius rei aeterna auctori­ tas esto. La loi affirmait ainsi que le propriétaire d ’un bien volé conser­ vait un droit de propriété perpétuel — tel est le sens que nous donnons à auctoritas20. L’usucapion des res furtiuae devenait alors impossible. 15. L ex repetundarum 1. 59 et suiv. : quod ante hanc legem rogatam probabitur cap­ tum coactum ablatum auorsum conciliatumue esse, eas res omnis simpli, ceteras res omnis, quod post hance legem rogatam consilio probabitur captum coactum ablatum auorsum conciliatumue esse, dupli. Cf. les chapitres 74 et 81. 16. Droit pénal I, p. 228-229 où Ton trouvera la liste des lois en question. J.-L. S trach an -D av id so n , Problems o f Roman Criminal law, 1912 se m ontre beaucoup plus réservé sur ce point (p. 231 et suiv.) ; cf. S. O o st A . J. Ph. 1956 ; J.-L. F e rra ry , Recherches sur la législation de Saturninus et de Glaucia II, La loi de iudiciis repetunda­ rum de C. Servilius Glaucia, M .E .F .R .A ., 91, 1979, p. 85-134. 17. S ch u lz, Principles..., p. 230-231. 18. Ce tour est constant dans le sénatus-consulte des Bacchanales ; cf. 1. 2 neiquis eorum Bacanal habuisse uelet ; on le retrouve chez Caton : Agr. 5, 4 ne quid emisse uelit insciente domino ; dans le sénatus-consulte de pago montano 1 .5 : niue stercus terramue intra ea loca fecisse coniecisseue uelit. Il est également attesté chez Plaute et Térence ; voir D. Daube, Forms o f Rom an Legislation, Oxford, 1956, p. 36-49 qui en souligne le caractère menaçant, cf. Z .S .S ., R .A ., 78, 1961, p. 391. Pour une interprétation rétroac­ tive de cette formule, voir par exemple E. F ra e n k e l, Senatusconsultum de Bacchanalibus, Hermes, 1932, p. 369-3%. 19. A. E rn o u t-F . Thom as, Syntaxe Latine, p. 259-260. 20. Tel est le sens que nous donnons à auctoritas, voir A. M ag d elain , R .I.D .A . , 1950, p. 147 et suiv. Pour une autre interprétation voir M. K aser, Z.S.S. 1951 ; Röm. Privatr., p. 136 ; Pauctoritas selon lui protégerait l’acquéreur d ’une chose volée.

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La difficulté consistait à interpréter subruptum erit. Les juristes du M. Manilius, P. Mucius Scaeuola et M. Junius Brutus, se demandaient en effet si la loi s’appliquait seulement aux vols futurs ou aux vols commis antérieurement à la loi car subruptum erit indique aussi bien le passé que le futur, disaient-ils21. La question est délicate à résoudre, non que l’usage du futur antérieur, fréquent dans les textes juridiques, soit ambigu, mais parce que l’usucapion suppose une posses­ sion prolongée ; elle peut faire intervenir des actes antérieurs à la loi, mais dont les conséquences se prolongent postérieurement à celle-ci. C’est dire la complexité du problème ; et l’on comprend mieux le débat qui a pu s’instaurer. De ces discussions le siècle suivant a gardé trace. Nous savons par Aulu-Gelle que Nigidius Figulus hésitait aussi sur le sens de subruptum erit. Mais l’opinion la plus répandue se prononce en faveur de la non-rétroactivité des lois. En dehors des juristes, elle reste la plus courante. La Vie de Caton le Jeune le montre clairement. Au cours d’une conversation avec Pom­ pée qui se proposait de faire une loi contre ceux qui ont corrompu le peuple, Caton « lui conseilla de laisser de côté le passé et de ne prêter attention qu’à l’avenir, car il n’était pas facile de fixer où l’on devait s’arrêter dans la recherche des anciens délits et si l’on décrétait des punitions nouvelles pour les fautes passées, ce serait un scandale de châtier en vertu d’une loi des gens qui n’avaient pu la violer au moment où ils se rendaient coupables22 ». L’argumentation que Plutarque prête à Caton ne se fonde pas sur le texte des lois, elle souligne au contraire la difficulté qu’il y aurait à établir des mesures rétroactives ; cette idée s’appuie sur la nature même de la loi : elle engage l’avenir. La notion de passé est dès lors relative, indéterminée et toute enquête de ce type serait fort complexe. Un second argument fait intervenir la notion de justice ; nous la retrouverons dans les débats liés à la rétroactivité. Le refus d’une telle conduite trouve son expression la plus vive dans les Verrines. L’une des critiques les plus sévères qu’adresse Cicéron à la préture urbaine de Verrès est d’avoir voulu donner une valeur rétroac­ tive à l’interprétation de la lex Voconia qu’il proposait dans son édit. L’orateur oppose ainsi la conduite de Verrès aux lois de la cité : « dans IIe siècle,

21. Ce débat est rapporté par Aulu-Gelle XVII, 7, 1-3 : Legis ueteris Atiniae uerba sunt : 'Quod subruptum erit, eius rei aeterna auctoritas esto \ Quis aliud putet in hisce uerbis quam de tempore tantum fu tu ro legem loqui ? Sed Q. Scaeuola patrem suum et Brutum et Manilium, uiros adprime doctos, quaesisse ait dubitasseque utrumne in post facta modo furta lex ualeret an etiam in ante facta ; quoniam €subruptum erit * utrumque tempus uideretur ostendere, tam praeteritum quam futurum . Itaque P. Nigidius, duitatis Romae doctissimus, super dubitatione hac eorum scripsit, (...) tum hoc uerbo non minus praeteritum tempus ostenditur quam futurum . Sur cette loi, les modifications qu’elle apporta à la loi des XII Tables, U. von L u e b to w , Die Ersitzung gestohlener Sachen nach den Recht der XII Tafeln und der lex Atinia, Fest. Schulz, t. I, p. 263-269 ; D. P u g s le y , The Misinterpretation of the lex Atinia, R .I.D .A ., 17, 1970, p. 259-272. 22. Plutarque, Caton le Jeune 48, 5-6 (Trad. R. F l a c e l i è r e , Paris, Belles Lettres, 1976).

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aucune loi, on ne revient sur le passé » et ajoute : « Nous voyons qu’il y a dans les lois de nombreuses sanctions qui n’établissent pas de pour­ suites judiciaires pour les délits antérieurs23. » Cicéron se réfère à de nombreuses lois : la lex Atinia dont nous parlions plus haut, la lex Furia, la lex Voconia elle-même. La conduite de Verrès constitue dès lors une exception : elle s’oppose à toute la tradition romaine. Le pré­ teur ne s’était pas en effet borné à donner une interprétation nouvelle de la lex Voconia. Cette loi du IIe siècle interdisait aux citoyens apparte­ nant à la première classe censitaire d’instituer des femmes comme héri­ tières. De nombreux citoyens avaient cherché à la tourner en évitant de se faire inscrire sur les registres du cens. Verrès ne se contente pas d’interdire cette fraude dans son édit en refusant une telle pratique ; il en étend l’interdiction dans le temps en la faisant remonter à 169, date à laquelle cette loi avait été votée24. Il donne par conséquent une portée rétroactive à sa décision. Et Cicéron fait porter ses attaques sur ce point, car Verrès crée de sa propre autorité un ius nouum. Il ne souli­ gne pas seulement l’injustice et l’illégalité d’une telle décision ; il affirme en outre qu’elle est uniquement établie dans l’intérêt d’un indi­ vidu25. Ainsi la notion de rétroactivité est en contradiction avec la défi­ nition même de la loi : elle détermine l’avenir, vaut pour toujours, et indique à l’avance ce qu’il faut faire. Rendre les lois rétroactives c’est supprimer la clarté et la certitude qui sont essentielles dans la notion de loi26. La loi concerne donc l’avenir seul. Mais dans les Verrines Cicéron qui s’élève contre la rétroactivité, admet curieusement une restriction à ce principe. Aucune loi n’est, selon lui, rétroactive « à moins qu’il ne s’agisse d’une action en elle-même si criminelle et si impie que, même s’il n’y avait pas de loi, il faudrait à toute force s’en abstenir27 ». En 23. A ctio Secunda y I, 42, 108 : neque in ulla praeteritum tempus reprehenditur (...) M ulta uidemus ita sancta esse legibus ut ante facta in iudicium non uocentur : Cornelia testamentaria, nummaria, (...) De iure uero ciuili si quis noui quid instituit, is non omnia quae ante acta sunt rata esse patietur ? Cedo mihi leges A tinias, Furias, ipsam ut dixi, Voconiam, omnes praeterea de iure ciuili : hoc reperies in omnibus statui ius quo post eam legem populus utatur. Sur ce passage outre les articles de M arky et de B roggini, voir S. Cassisi, L'editto di Verre et la lex Voconia, A n. Sem. Giur. Catania, 3, 1948-49, p. 490-505 ; M. B arto sek , Variazioni metodologiche su tema Ciceroniano (lex Voconia, ius nouum, retroattività), Studi Scherillo, Milan (1972), t. II, p. 649-679. 24. La rigueur de Verrès peut se comprendre car il tente de supprimer la fraude qui consiste à respecter la lettre de la loi, sans la respecter dans son esprit ; ou se contente-t-il de préciser, comme le pense Cassisi, le champ d'application de la loi ? Cicéron oppose à sa conduite une interprétation de l'édit comme lex annua qui est discutable, mais montre surtout que Verrès est guidé par son propre intérêt. Voir les remarques de G. B roggini, art. cit. 25. A ctio Secunda I, 110 : unius nominis causa ; cf. S c h e rillo , art. cit., qui insiste sur l'illégalité de cet édit. 26. Cf. G. B roggini, Dauer und Wandel im Recht, in Coniectanea, p. 21-53. 27. A ctio Secunda I, 42, 108 : neque in ulla praeteritum tempus reprehenditur nisi eius rei quae sua sponte tam scelerata et nefaria est ut etiamsi lex non esset magno opere uitanda fuerit.

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apparence, il s’agit d’une contradiction dans la pensée cicéronienne. Elle peut toutefois se résoudre : Cicéron ne s’attache pas véritablement dans cette phrase à la loi de la cité. Il mentionne en effet des crimes qui n’en sont pas moins des crimes pour ne pas être sanctionnés par des lois et il évoque un peu plus bas des crimes qui ont toujours été consi­ dérés comme tels, mais qui sont seulement à partir d’une certaine date punis par une loi23. Il s’agit bien sûr de fautes morales et l’on peut se demander si ce passage n’annonce pas par avance les analyses du De legibus. Cicéron, puisant ses exemples dans l’histoire romaine, y montre notamment que Tarquin a commis un crime en violant Lucrèce, même s’il n’a enfreint aucune loi écrite2829. Il a porté atteinte à la loi éternelle. C’est dans la même perspective qu’il faut interpréter les Verrines. Les lois civiles prennent effet à partir du moment où elles sont votées ; on peut donc souligner tous les dangers de la rétroactivité, car elle est con­ traire à la définition de la loi et à son rôle dans la cité. Les interdic­ tions de la nature sont au contraire éternelles et les crimes n’y ont pas de date de naissance ; ils sont toujours des crimes. En évoquant la loi morale, Cicéron suggère ainsi un problème qu’il écarte d’ailleurs tout aussitôt car ses préoccupations dans ce discours portent essentiellement sur la loi de la cité. 2. Le vieillissement des lois La loi est donc étroitement liée à l’avenir : elle cherche ainsi à exer­ cer une action sur le temps, en déterminant, en orientant la vie future de la cité. Mais le temps, à son tour, exerce une action sur la loi. Le temps se saisit d’abord dans le changement, la diversité des circonstan­ ces30 : l’expérience quotidienne nous le prouve ; mais la même expé­ rience peut se faire dans la cité : on déclare la guerre, on y met fin, les magistrats se succèdent d’année en année, la cité se transforme. Face à cette évolution, la loi reste immuable et ne sait que proposer une réponse unique à des situations variées. Nous avons vu qu’elle se défi­ nissait par sa stabilité et sa permanence. Ces deux qualités en justifient le rôle et l’autorité dans la cité puisque tous les citoyens sont assurés de se voir traités de la même façon. Mais ces deux caractères, qui font la force de la loi, en font précisément la faiblesse : elle nie le devenir et ne peut qu’apporter une réponse inefficace, sans cesse identique, aux ques­ tions nouvelles qui se posent.

28. Ibid. Sancitur ut, quod semper malum facinus fuerit, eius quaestio ad populum pertineat certo tempore. 29. De legibus II, 4, 10. Voir Panalyse de ce passage dans le chapitre précédent, p . 250 ; cf. les remarques de B r o g g in i, art. cit. 30. F. A lquié, L e désir d'éternité, Paris, P.U .F., 1943.

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Nous voyons ainsi comment s’exerce l’action du temps sur les lois. Il les rend inefficaces et mal adaptées. Des lois vieillissent et leur valeur et leur signification se transforment. Cette érosion s’exerce d’abord sur leurs termes ; la langue évolue mais la loi ne change pas et elle n’est plus comprise. Ce phénomène n’a pas échappé aux écrivains anciens. Lysias cite dans l’un de ses discours des lois de Solon dont les termes sont, de son temps, hors d ’usage. Il est ainsi conduit à expliquer que δρασχάζειν est l’équivalent de άποδίδράσχεω, que επωρχήσαντα signi­ fie όμόσαντα31. La langue de la loi a donc vieilli (même si l’explication de texte à laquelle Lysias se livre l’amène à montrer que les actes visés par la loi sont, eux, identiques). Les lois romaines permettent la même analyse : à la fin de la République les expressions de la loi des XII Tables ne sont plus toujours comprises. Le De legibus en témoigne clairement. Lorsque Cicéron s’attache aux dispositions concernant les funérailles, il rappelle que les plus anciens interprètes de la loi saisis­ saient mal certains termes. Le sens de lessum leur échappait : les uns ont cru que c’était un vêtement de deuil, les autres une lamentation que l’on faisait entendre au moment des funérailles ; Cicéron propose à son tour une interprétation qu’il justifie par le parallèle avec une loi de Solon32. Les termes du code n’étaient donc plus clairs à la fin de la République ; juristes et grammairiens cherchaient à en préciser la signi­ fication. La lecture de Festus nous fait voir que telle fut par exemple l’œuvre de Servius Sulpicius Rufus33, sans parler de Varron qui expli­ que souvent les termes des lois anciennes dans le De lingua Latina. A mesure que le temps passe, un tel travail d’interprétation devient de plus en plus nécessaire : le débat sur les XII Tables que nous trouvons dans les Nuits attiques nous en donne la preuve la plus claire. Le chapi­ tre I du livre XX est en effet occupé par une longue discussion entre le juriste Sex. Caecilius Africanus et le « philosophe Favorinus ». Ce dernier s’étend longuement sur l’obscurité, voire l’absurdité, du code décemvi­ ral. Pour lui répondre, Caecilius se livre à une véritable explication de texte, où il dégage le sens de nombreux termes, et finit par conclure que pour comprendre une loi il faut la replacer dans le cadre de son épo­ que, car la signification des termes a changé34. 31. Contre Théomnestos X, 16-20. 32. De legibus II, 23, 59 : Mulieres genas ne radunto neue lessum funeris ergo habento. H oc ueteres interpretes, Sex Aelius, L. Acilius, non satis se intellegere dixerunt, sed suspicari uestiment i aliquod genus funebris, L. Aelius 'lessum ' quasi lugubrem eiulationem, ut uox ipsa significat. Q uod eo magis iudico uerum esse, quia lex Solonis id ipsum uetat. 33. Il avait par exemple expliqué pedem struit (Festus 232 L) sarcito (430 L) sanates (426 L) ; voir A. W atson, The XII Tables in the later Roman Republic, in Law-making in the later Roman Republic, p. 114 sq. 34. Aulu-Gelle XX, 1 , 4 : Sed quaedam istic esse animaduertuntur aut obscurissima aut durissima aut lenia contra nimis et remissa aut nequaquam ita ut scriptum est consis­ tentia. En réponse à Favorinus, Caecilius explique les mots arcera, ium entum , m orbus (§ 26 sq.) Il avait plus haut (§ 6) donné son point de vue : Nam longa aetas uerba atque mores ueteres oblitterauit, quibus uerbis moribusque sententia legum comprehensa est.

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Dans leur fond, les dispositions légales vieillissent tout autant. Avec le temps, elles paraissent étranges, voire absurdes. Dans la Politique, Aristote est le premier à souligner que « tout ce qui subsiste des usages anciens est d’une sottise absolue35 ». Il cite l’exemple d’une loi de Cumes « aux termes de laquelle, si l’accusateur produit un nombre déterminé de témoins pris dans sa propre parenté, l’accusé est reconnu coupable de meurtre ». Et ce choix paraît ridicule au philosophe de Stagyre. Dans les Nuits attiques, Favorinus a une attitude identique : la peine du talion lui paraît à la fois ridicule et inapplicable ; la peine pré­ vue pour le débiteur insolvable ne trouve pas non plus grâce à ses yeux : la loi déclare en effet partes secanto et, pour Favorinus, le code se montre ici d’une barbarie extrême36. D’autres peines lui semblent ridicules. Il s’amuse à rapporter l’anecdote de Veratius, qu’avait déjà rapportée Labeo dans son commentaire des XII Tables. Une de leurs dispositions prévoyait en effet une peine de vingt-cinq as en cas d’iniuria. Cette somme qui était considérable à l’époque, s’était réduite à presque rien à la fin de la République, à la suite des dévaluations monétaires. Un certain Lucius Veratius en profitait : il avait pour prin­ cipale distraction de gifler tous les hommes libres qu’il rencontrait ; un esclave le suivait avec une bourse remplie et payait aussitôt vingt-cinq as, conformément à la loi, à la victime de ce passe-temps37. Le cours du temps a ainsi rendu cette disposition sans valeur ; elle devient alors inefficace et même ridicule. L’exemple que nous venons de citer reste sans doute exceptionnel : plus de six siècles se sont écoulés entre les XII Tables et l’époque des Antonins et le code décemviral n’a plus de place dans le droit de cette époque. Il est seulement le témoignage d’un passé révolu. L’attitude des Romains à la fin de la République est plus nuancée : l’absurdité des lois est rarement soulignée. Dans le Pro Murena, Cicéron compare sans doute la jurisprudence et l’art militaire pour montrer la supériorité du second et il fait voir la stupidité des juristes38 : il utilise pour ce faire Sur ce débat voir F. C asavola, Cultura e scienza giuridica nel secondo secolo d.C. : U senso del passato, Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 15, 1976, p. 131-175. 35. Politique II, 8, 1269 a 1 et suiv. 36. XX, 1, 15-18 à propos du talion ; § 19 partes secanto : quid enim uideri potest efferatius... ? 37. XX, 1, 13 : Quis enim erit tam inops quem ab iniuriae faciendae libidine uiginti quoque asses deterreant ? Itaque cum eam legem Labeo in libris quos A d Duodecim Tabulas conscripsit non probaret : quidam, inquit, L. Veratius fu it egregie homo impro­ bus atque immani uecordia. Is pro delectamento habebat os hominis liberi manus suae palma uerberare. Eum seruus sequebatur ferens crumenam plenam assium ; ut quemque depalmauerat, numerari statim secundum Duodecim Tabulas quinque et viginti asses iubebat. Il faut toutefois préciser que des édits prétoriens avaient réestimé le montant de l'amende prévue en cas d'iniuria. 38. Pro Murena 12, 26-27. Cicéron utilise effectivement des dispositions empruntées au droit ancien, cf. J.H . M ichel, Le droit romain dans le Pro Murena et l ’œuvre de Ser­ vius Sulpicius Rufus, Ciceroniana, Hommages K. Kumaniecki, Leyde, 1975, p. 181-195, A. Buerge, Die Juristenkomik in Ciceros Rede Pro Murena, Zurick, 1974.

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les formules archaïques mais n’en conclut pas que toutes les lois ancien­ nes sont dépassées. Au contraire, nous avons vu l’importance qu’atta­ chaient les écrivains romains à certaines lois anciennes qu’ils présentent comme des lois fondamentales39. Ils n’ignorent pourtant pas le rôle du temps, mais le soulignent avec plus de mesure que les écrivains posté­ rieurs. Ce n’est pas tant l’absurdité des lois anciennes qui les frappe que la perte de leur efficacité avec le temps : les sanctions des lois n’ont plus la même force40 et des circonstances nouvelles leur font perdre leur valeur. L’œuvre de Tite-Live offre à cet égard un témoignage essentiel. C’est dans son Histoire romaine que l’on saisit le mieux la naissance ou la disparition des lois, leurs modifications en fonction des circonstances. Les projets de lois permettent la même analyse. Le livre III, consacré au décemvirat et aux événements qui ont amené sa création, débute par un projet des tribuns. Lassés des excès des consuls, ils avaient proposé de faire des lois pour limiter leur pouvoir41. Pendant dix années un tel projet fut constamment proposé par les tribuns, constamment repoussé par les patriciens. Au bout de ces dix années, les tribuns, acceptèrent de modifier leur rogatio ; et patriciens et plébéiens s’accordent pour faire des lois identiques pour tous. Tite-Live commente en ces termes le revi­ rement des tribuns : « Ils abandonnèrent ce projet qui avait vieilli depuis sa promulgation42. » On retrouvera la même formule à propos des lois liciniennes ; les tribuns avaient proposé pendant dix années que l’un des consuls soit un plébéien. Et, dans un discours, Licinius déclare : « Les projets de lois qu’ils avaient promulgués avaient vieilli avec eux43. » Que veut indiquer l’historien par cette formule ? Pourquoi entend-il parler de vieillissement des lois ? Cette expression apparaît dans des situations sans issue : les plébéiens veulent obtenir le vote d’une loi et les patriciens s’y refusent. Refus de l’enrôlement, interces­ siones des tribuns gagnés à la cause des patriciens se multiplient ; cha­ cun des deux camps reste sur ses positions ; il n’y a pas de solution au conflit tant que cette situation durera ; or elle se prolonge pendant des années. La loi n’est pas capable de réunir l’ensemble des suffrages : elle n’est pas adaptée à la situation puisqu’elle ne peut être acceptée par tous. En ce sens la rogatio a vieilli : proposée pendant des années, elle ne convient plus. Elle n’a pu faire l’objet d’un vote favorable, ce qui révèle sa faiblesse. Elle doit donc être remplacée par une autre rogatio, sur laquelle tous pourront s’accorder et qui sera donc mieux adaptée aux circonstances. 39. Voir chapitre III, p. 178-181. 40. Nous préférons nous attacher à cet aspect dans la troisième partie en analysant le rôle du châtiment, p. 370. 41. Tite-Live III, 9. 42. III, 31, 7 : abiecta lege quae promulgata consenuerat, tribuni lenius agere cum patribus. 43. VI, 39, 6 : Consenuisse iam secum et rogationes promulgatas.

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Le même raisonnement vaut pour les lois ; Tite-Live lui a donné son expression la plus nette en analysant l’abrogation de la lex Oppia. Deux thèses sont en présence ; elles s’expriment dans deux discours antithéti­ ques : celui de Caton l’Ancien qui refuse l’abrogation avec des argu­ ments que nous analyserons un peu plus loin, celui du tribun L. Vale­ rius qui est favorable à l’abrogation44. Il tire argument des circonstan­ ces et l’expression temporis causa rythme ses propos. La loi a en effet été votée en 215 pendant la seconde guerre punique ; à ce moment-là, toutes les ressources de la cité étaient utilisées pour la guerre, tout l’argent et tout l’or des particuliers versés au trésor public. Les mêmes raisons conduisaient à limiter le plus possible le luxe des femmes. Une telle mesure était imposée par les nécessités d’une situation. La loi Oppia est donc une mesure liée aux circonstances : temporis causa populus iussit45. Aussi doit-elle être abrogée quand les circonstances ne justifient plus son existence ; ce principe s’applique parfaitement à la lex Oppia : tout le monde ressent les améliorations qu’a apportées la paix et il n’y a aucune raison de maintenir éternellement cette règle46. L’argumentation du tribun s’appuie sur une réflexion générale : il existe, selon lui, une catégorie de lois « mortelles que certaines circons­ tances réclament et qui varient selon les circonstances47 ». Et Valerius d’expliquer : « Les mesures prises en temps de paix sont la plupart du temps abrogées par la guerre, celles prises en temps de guerre le sont par la paix, de même que, quand on pilote un navire, il y a des manœuvres utiles par beau temps et d’autres par gros temps48. » La comparaison avec la marine éclaire la pensée du tribun : les circonstan­ ces varient et les lois, rendues nécessaires par une situation précise, ne sont plus utiles. Il souligne ainsi le rôle du temps : il use les lois et les fait vieillir. Avec la lex Oppia, nous sommes toutefois en présence d’un cas par­ ticulier puisque c’est une mesure de circonstance, caduque par nature. A ces lois changeantes Tite-Live lui-même oppose une autre catégorie : les lois « qui sont votées pour l’éternité à cause de leur utilité perpé­ tuelle49 ». On pourrait penser qu’elles échappent à l’érosion du 44. Aucun fragment portant sur ce thème ne nous est pas parvenu dans les discours de Caton : Tite-Live l’imagine, même s’il imite le style de Caton et en fait un débat sur la loi. Voir R. U llm an n , L a technique des discours chez Salluste, Tite-Live et Tacite ; et les études sur Caton l’Ancien, notamment P. F ra c c a ro , Catone il Censore in Tito-Livio, Opuscula I, p. 115-138; H. T ra e n k le , Cato in der vierten und fünften Dekade des Livius, A k. Wiss., Mayence, 1971, p. 111-136. 45. XXXIV, 6, 7 : Les circonstances qui ont justifié le vote de la loi sont analysées aux paragraphes 11 à 15. 46. XXXIV, 7, 1 à 3 : ... omnes alii ordines, omnes homines mutationem in meliorem statum rei publicae sentient... 47. XXXIV, 6, 5 : ... quas tempora aliqua desiderarunt leges, mortales ut ita dicam, et temporibus ipsis mutabiles uideo. 48. Ibid., 6 : Quae in pace lata sunt, plerumque bellum abrogat, quae in bello pax, ut in nauis administratione alia in secunda, alia in aduersa tempestate usui sunt. 49. Ibid., 4 : ... ex his legibus, quae non in tempus aliquod, sed perpetuae utilitatis causa in aeternum latae sunt nullam abrogari debere fateor.

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temps : il n’en est rien, et Valerius le reconnaît lui-même, bien qu’il ne s’étende pas sur cet aspect. L’usage peut en révéler les défauts, ou bien la situation des affaires publiques les rendre inutiles50. Le temps exerce son action sur elles et leur utilité diminue. L’œuvre de Tite-Live fait donc apparaître le rôle des circonstances : elles modifient la valeur des lois. L’historien n’est pas le seul à mettre en lumière leur rôle. Caton l’Ancien évoquait déjà dans un discours les mesures votées à cause des circonstances51 ; dans le De oratore, Antoine mentionne les lois anciennes qui vieillissent ou sont remplacées par d ’autres52 : il suggère ainsi qu’elles ne sont plus adaptées à une situa­ tion nouvelle. Varron lui-même utilise cet exemple dans son exposé en faveur de l’analogie53. Les écrivains romains ont donc été sensibles à ce problème ; ce n ’est pas étonnant : nous avons déjà souligné que la législation romaine était rarement la réalisation d’un programme, mais qu’elle s’élaborait en fonction des circonstances. La loi est liée au départ à une situation politique précise qui la rend nécessaire ; une fois ce contexte disparu, elle perd de sa force et de sa valeur, elle semble moins nécessaire ou même paraît ridicule. Au terme de cette analyse, l’expérience du temps apparaît surtout comme une expérience négative : il fait vieillir les lois et les rend incom­ préhensibles ; au mieux, il en montre toutes les faiblesses et tous les défauts : les mesures prises sous la pression des circonstances se révèlent inutiles quand d’autres circonstances se présentent. Pourtant Tite-Live, dont l’œuvre permet une analyse détaillée de ce problème, n’a pas dissi­ mulé qu’une telle expérience pouvait être fructueuse. L’épreuve du temps est utile car elle permet seule de juger la valeur des lois. Cette idée est implicitement suggérée dans le discours de Valerius : il admet que les années peuvent faire découvrir les défauts de lois pourtant desti­ nées à durer. Certaines rogationes vieillissent ; de même, à l’usage se révèlent les lacunes des lois : la lex Valeria-Horatia possède par exemple une sanction trop faible car on peut la tourner ; il est donc nécessaire de la munir d’une nouvelle sanction54. Le temps, c’est-à-dire l’utilisa­ tion constante des lois pendant une certaine durée, permet ainsi d’éprouver les lois, d ’en mesurer les faiblesses ou la force. Tite-Live exprime vivement cette idée : le temps est, à ses yeux, « le seul moyen de corriger les lois55 » ; cette formule s’applique aux lois que Paul50. Ibid. : ... nisi quam aut usus coarguit aut status aliquis rei publicae inutilem facit. 51. Aulu-Gelle VI, 3, 45 : (quae fie ri prohibentur) iure legum rei alicuius m edendae aut tem poris causa iussarum.

52. De oratore I, 58, 247 : ... non uides ueteres leges aut ipsas sua uetustate conse­ nuisse aut nouis legibus esse sublatas ? Cf. De Suppliciis V, 18, 45. 53. De lingua Latina IX, 20 : A n non saepe ueteres leges abrogatae nouis cedunt ? 54. Tite-Live X, 9, 3-4 : Eodem anno M . Valerius consul de prouocatione legem tulit diligentius sanctam (...) Causam renouandae saepius haud aliam fuisse reor quam quod plus paucorum opes quam libertas plebis poterat. 55. XLV, 32, 7 : Leges M acedoniae dedit (...) quas ne usus quidem longo tem pore qui est unus legum corrector , experiendo argueret.

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Émile donna à la Macédoine ; le verbe experiri qui figure dans la même phrase, l’idée de durée exprimée par longo tempore la renforcent. Le temps apporte ainsi une mise à l’épreuve salutaire. Dès lors la qualité des lois se mesure à leur capacité de résistance : quand elles savent répondre à l’infinie diversité des circonstances, elles acquièrent une autorité indéniable. Le jugement que porte Tite-Live sur les XII Tables en témoigne clairement : en rappelant qu’elles restent la source de tout le droit public et privé au milieu de cet enchevêtrement de lois entassées les unes sur les autres56, il souligne leur utilité constante et leur valeur ; elles peuvent en effet répondre à l’imprévisible. Les hommes n’ont toutefois aucune part à cette action du temps, à cette série d’imprévus auxquels la loi répond plus ou moins bien : le législateur voit ses lois confirmées ou infirmées par le temps, mais sans pouvoir agir sur les circonstances qui les rendent caduques ; il ne dis­ pose que d’une solution : les changer. Aussi tout l’effort des philoso­ phes qui méditent sur les lois ou qui en proposent portera-t-il sur la maîtrise du temps : ils tenteront de l’assurer en s’adaptant aux circons­ tances ou en les niant avec des arguments que nous allons examiner dans notre seconde partie.

B. CHANGEMENT ET STABILITÉ DANS LES LOIS Que faire d’une loi qui vieillit ? On peut tout simplement ne plus en tenir compte : elle n’est plus utilisée ; elle se fait oublier. Les lois qui tombent en désuétude ne sont pas rares à Rome ; toutefois ce phéno­ mène ne paraît pas avoir préoccupé les écrivains ou les juristes républi­ cains. Il est connu puisque des hommes politiques tentent de reprendre des lois anciennes : la loi de Tiberius Gracchus se présentait ainsi comme la remise en vigueur d’une loi précédente57. Antoine dans le De oratore fait allusion aux lois qui tombent en désuétude58, mais il ne s’y attache pas vraiment. Ce n’est qu’au Bas-Empire que le tacitus consen­ sus populi aura un rôle important, de même que le rôle de la coutume se voit accru59. Sous la République une loi ne disparaît véritablement que lorsque le peuple donne son consentement à une autre loi destinée à remplacer une loi ancienne. 56. III, 34, 6. 57. C. N icolet, Les Gracques, p. 119 et suiv. 58. De oratore I, 58, 247. 59. Le tacitus consensus populi est déjà mentionné par Aulu-Gelle : XI, 18, 4 ; XII, 13, 5 ; XX, 10, 9 ; voir S. Solazzi, La desuetudine della legge, Archivio Giuridico, 1929, p. 3-27 ; A. Steinw enter, Solazzi’s Lehre von der « desuetudo », Labeo# 1958, p. 131-134 ; J.A.C. Thomas, Desuetudo, R .I.D .A ., 1965, p. 469-483.

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1. Le nécessaire changement des lois Si les lois vieillissent et ne sont plus adaptées, le meilleur remède consiste à les changer quand elles ne donnent plus satisfaction60. L’œuvre de Tite-Live nous fait voir que cette solution, au demeurant logique, est le plus souvent adoptée : les tribuns modifient les projets qui ont vieilli, la lex Oppia est abrogée. Les lois changent selon les cir­ constances. Valerius le suggère et, chez Aulu-Gelle, Sex. Caecilius l’explique sans ambages à Favorinus : « Tu n’ignores pas en effet que selon les usages de l’époque, les types de gouvernement, compte tenu de l’intérêt présent, et selon le déchaînement des vices auxquels il faut remédier, les avantages offerts par les lois et les remèdes qu’elles appor­ tent se transforment, se modifient et ne restent pas dans le même état, mais bien au contraire comme l’aspect du ciel et de la mer, ils varient selon les hasards des circonstances et de la fortune61. » Ce passage est dominé par l’idée d’un renouvellement constant dans les lois, en fonc­ tion des circonstances. L’évolution de la cité est ainsi faite d’une série d ’instants discontinus, la cité vit elle-même dans un constant devenir et les lois ne peuvent que s’y adapter en changeant continuellement. Les philosophes qui ne peuvent nier le changement, lorsqu’ils étu­ dient le temps62, ne sauraient rejeter la solution qui consiste à faire de nouvelles lois. Dans le Politique, Platon oppose la rigueur de la loi à la diversité des affaires humaines : « La diversité qu’il y a entre les hom­ mes et les actes, et le fait qu’aucune chose humaine n ’est, pour ainsi dire, jamais en repos ne laissent place dans aucun art et dans aucune matière à un absolu qui vaille pour tous les cas et pour tous les temps63. » Plus loin il évoque le cas du médecin : « Aurait-il peur de substituer à ces ordonnances écrites des ordonnances nouvelles, lorsqu’en l’occurrence les conditions seraient devenues meilleures pour les malades, vu l’état des vents ou bien quelqu’autre changement ino­ piné dans les phénomènes célestes64 ? » Le changement des circonstan­ ces doit ainsi entraîner un changement dans les mesures ; certes Platon n’entend pas dans ce dialogue proposer d’apporter des modifications 60. De même en cas de conflit entre deux lois contradictoires c’est la plus récente qui doit l’emporter. 61. Aulu-Gelle XX, 1, 22 : N on enim profecto ignoras legum opportunitates et medel­ las pro temporum moribus et pro rerum publicarum generibus ac pro utilitatum praesen­ tium rationibus proque uitiorum quibus medendum est fem o rib u s mutari atque flecti neque uno statu consistere, quin ut facies caeli et maris, ita rem m atque fortunae tempes­ tatibus uarientur. 62. Le Timée où Platon donne sa définition du temps (Γimage mobile de l’éternité) part de la distinction entre l’être stable et le devenir changeant (27 d). De même Aristote part du changement dans son analyse du temps (Physique IV). Sur ces questions, voir J.F. C a lla h a n , Four views o f time in ancient philosophy, Cambridge, 1948, J. M oreau, L*espace et le temps selon Aristote, Padoue, 1965. 63. Politique, 294 b. 64. Politique, 295 c.

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constantes aux lois puisqu’il préfère à leur rigueur, la science souple et éclairée du véritable politique. Mais il se montre ainsi conscient de ce problème. Aristote ne le néglige pas non plus. En étudiant les mêmes questions que Platon, il précise que « les lois énoncent seulement les généralités sans rien prescrire pour les circonstances particulières65 ». Dans le livre II de la Politique, après avoir souligné la sottise des usages anciens, il conclut : « Même quand il s’agit de lois écrites, la meilleure solution n’est pas toujours de les conserver immuables. Comme dans les autres arts en effet, dans l’ordre politique aussi, il est impossible de préciser par écrit tous les détails, car la loi écrite a forcément pour objet le général, tandis que les actions ont rapport aux cas particuliers. Ces considérations montrent donc que les changements sont opportuns pour certaines lois et dans certains cas66. » Les affirmations d’Aristote se font ici l’écho de sa conception de la loi car c’est pour lui une règle générale, qui ignore les cas particuliers. Le philosophe se montre ainsi favorable au changement, mais il n’en ignore pas les dangers ; et en outre sa formule est très réservée : c’est seulement pour certaines lois et dans certains cas que les changements sont souhaitables. Une telle inter­ prétation témoigne en fait de la réticence d’Aristote sur ce point, réti­ cence que la suite du texte fait bien voir. D’autres auteurs se sont montrés toutefois moins hésitants. Tel était le cas de Protagoras. Dans le Théétète, Platon analyse les conséquences de sa célèbre affirmation : l’homme est la mesure de toutes choses. Ce relativisme s’étend à la cité : la loi représente dès lors l’opinion de la cité à un moment, ce qu’elle considère comme avantageux à ce moment : « et elle n’aura pas le front de prétendre que ce qui aura été son avantage personnel, cela doive aussi, plus que tout, lui être avanta­ geux dans l’avenir67 ». Des circonstances nouvelles peuvent modifier l’opinion de la cité et entraîner des transformations dans les lois. Le Théétète s’attache surtout au relativisme mais la question du change­ ment des lois selon les circonstances lui est implicitement liée. Chez les épicuriens aussi, la notion d’utilité qui est le fondement du droit est une notion relative qui change selon les peuples et selon les moments. La maxime XXXVIII d’Épicure le fait voir clairement : « Là où des cir­ constances nouvelles s’étant produites, les règles établies comme justes ne sont plus utiles, dans ce cas, elles étaient justes au moment où elles 65. Politique III, 15, 1286 a 10 ; cette idée familière à Aristote se retrouve souvent dans la Politique ; nous reviendrons sur sa signification dans le chapitre VI, p. 324. 66. Politique II, 8, 1269 a 10. 67. Théétète 172 b (trad. L. Robin) ; Platon revient plus loin sur cette thèse dans ses rapports avec le temps (178 a et suiv.) : « quand en effet nous instituons une loi, c’est en tant que devant être utiles dans le temps qui suivra, que ces lois sont instituées par nous ; et c’est là ce qu’à bon droit nous appellerions leur avenir. » La loi est donc un jugement de valeur portant sur l’avenir ; ce qui explique que l’avenir puisse en démontrer la fausseté.

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étaient utiles68. » La loi rendue inopportune par des circonstances imprévues doit par conséquent être remplacée par une loi mieux adaptée et plus juste. Cette idée rejoint celle qui est énoncée dans la maxime XXXIII où la justice varie selon les lieux et les moments, mais sans cesser d ’être liée à rutile. Les conceptions que nous venons de rappeler ont en commun de réduire la loi à son contenu positif69 ; dès lors il est aisé d ’affirmer que les lois peuvent et doivent varier. Dans les Mémorables, Hippias souli­ gne que c’est précisément le changement des lois qui empêche de les prendre au sérieux70. De même dans le livre III du De re publica la diversité des lois dans le temps constitue l’un des arguments de Philus contre le droit naturel71. Mais les écrivains auxquels nous nous atta­ chons ont cherché à donner aux lois un fondement étemel ; Cicéron n’admet pas que par exemple l’on puisse donner le nom de lois à des mesures qui peuvent être supprimées d’un trait de plume ou remplacées par d’autres7273. Aussi n ’est-il pas surprenant que tous les dangers du changement aient été soulignés. 2. Les dangers du changement Il est d’abord périlleux de modifier trop fréquemment les lois en fonction de circonstances imprévues. Des mesures trop liées à des situa­ tions précises ne sont pas satisfaisantes. Cette argumentation pour la période républicaine est le fait de Salluste. Dans le Catilina l’historien s’étend en effet longuement sur la question du châtiment qui doit être réservé aux complices de Catilina. Deux thèses sont en présence : celle de Caton qui propose la mort, celle de César qui refuse un châtiment exceptionnel ; et il souligne le danger de mesures extraordinaires. Le péril réside dans l’épreuve du temps. Trois causes risquent en effet de rendre une telle décision critiquable : tempus, dies, fortuna™. De ces trois 68. XXXVIII ; cf. XXXIII : « La justice n ’est pas quelque chose en soi, mais quand les hommes se rassemblent en des lieux, peu importe chaque fois lesquels et leur gran­ deur, une espèce de contrat en vue de ne pas commettre ou subir l’injustice. » La maxime XXXVIII est longuement commentée par V. G oldschm idt, La doctrine d ’Épicure et le droit, p. 189 et suiv., mais le problème des circonstances n ’est pas l’objet essentiel de son étude. 69. Sur cet aspect voir chapitre IV, p. 231-3. 70. Mémorables IV, 4, 14 : « Mais comment peut-on Socrate, prendre les lois au sérieux et croire qu’il faut leur obéir quand on voit ceux-mêmes qui les ont établies les désapprouver à l’épreuve et les changer ? » 71. III, 10, 17: Genera uero si uelim iuris, institutorum, morum consuetudinum que describere non m odo in tot gentibus uariat sed in una urbe, uel in hac ipsa, milliens mutata demonstrem... 72. De legibus II, 6, 14 : M. Igitur tu Titias et Apuleias leges nullas p u ta s ? Q. Ego uero ne Liuias quidem. M. E t recte, quae praesertim uno uersiculo senatus p uncto tem po­ ris sublatae sint. 73. Catilina 51, 25 : A t enim quis reprehendet quod in parricidas rei publicae decre-

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termes deux évoquent le temps, Tun dans son aspect ponctuel, sous la forme des circonstances, l’autre dans son écoulement74, le troisième fait peut-être allusion à l’imprévu. Et César d’expliquer en quoi consiste un tel danger : « Les abus ont toujours eu leur source dans de bonnes décisions, mais lorsque le pouvoir passe en des mains ignorantes ou malhonnêtes, cette mesure extraordinaire destinée d’abord à des coupa­ bles qui la méritaient, s’applique ensuite à des innocents qui ne la méri­ taient pas75. » La question qui se pose ici est donc celle de l’utilisation de mesures exceptionnelles. Nous retrouvons en quelque sorte le pro­ blème que nous analysions dans la première partie de ce chapitre. Mais il ne s’agit pas seulement dans ce débat de la faiblesse de telles mesures. L’épreuve du temps leur est nuisible parce qu’elles risquent d’être mal interprétées ou mal utilisées par la suite. Ce danger est inhérent à leur nature même : ces lois n’ont pas en effet pour but de réglementer l’ave­ nir, mais seulement le présent. Faites sous l’empire de la colère ou de la crainte, donc de passions, elles ne visent que des situations particuliè­ res : en ce sens elles méritent à peine le nom de lois puisqu’une loi a, par définition, une valeur générale. Le discours de César met donc net­ tement en lumière le danger qu’il y a à faire de nouvelles lois chaque fois que se produit une situation nouvelle. Les historiens romains n’ont pas toujours souligné aussi clairement un tel risque. Tite-Live montre sans doute le vieillissement de rogationes mal adaptées à une situation nouvelle ; ce qui revient à évoquer le même problème. Mais c’est surtout un autre aspect qui a retenu son attention : les défauts de l’abrogation. Le débat qui se développe autour de la loi Oppia lui permet de mettre en lumière les avantages de l’abrogation et les dangers qui en résultent. Et c’est à Caton l’Ancien que revient ce rôle puisqu’il n’est pas favorable à l’abrogation de la loi. L’orateur affirme en effet : « En abrogeant une seule loi, vous les affaiblissez toutes76. » En mettant cette parole dans la bouche de Caton, l’historien lui donne une rigueur et une énergie conformes à ce que nous savons du personnage. Il n’a toutefois pas jugé utile de déve­ lopper ou d’expliciter cette formule. Pourtant, dans sa brièveté, elle se fait l’écho de toute une problématique philosophique, que Tite-Live n’ignorait sans doute pas. tum erit ? Tempus, dies, fortuna, cuius lubido gentibus moderatur ; sur ces deux discours antithétiques, voir V. P oesch l, Die Reden Caesars und Cato in Sallust ‘Catilina’, in Sal­ lust, Darmstadt, 1970, p. 368-397 ; D. A b leitin g er, Beobachtungen zur Caesar Rede in der Coniuratio Catilinae des Sallusts, Fest. K. Vretska, Heidelberg, 1964, p. 322-360. 74. Voir les remarques de A. E rn o u t, p. 106 et le commentaire de K. V retska, ad. loc. 75. 51, 27 : Omnia mala exempla ex rebus bonis orta sunt. Sed ubi imperium ad igna­ ros aut minus bonos peruenit, nouom illud exemplum ab dignis et idoneis ad indignos et non idoneos transfertur. Nous citons la traduction de A. E rn o u t. 76. Tite-Live XXXIV, 3, 4 : ... Vt, quam accepistis iussistis suffragiis uestris legem quam usu tot annorum et experiendo comprobastis, hanc ut abrogetis, id est ut unam tol­ lendo legem ceteras infirmetis.

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Nombreux sont en effet les philosophes qui ont souligné qu’un changement trop fréquent dans les lois risquait de les affaiblir. Cette idée est ancienne : elle apparaît déjà chez les pythagoriciens. Selon Aristoxène, les disciples de Pythagore avaient souligné qu’il fallait obéir à la loi, même si elle est un peu moins bonne qu’ailleurs. Car il n’est ni utile ni salutaire d’introduire des innovations et de secouer le joug des lois auxquelles on se trouve soumis77. Ce « principe conservateur », pour reprendre la formule employée par A. Delatte78, trouve maintes illustrations chez les pythagoriciens ; il s’explique sans doute par la place élevée que ces philosophes avaient donnée à la loi : elle fait partie des êtres dignes de vénération avec les dieux, les démons, les héros et les parents79. C’est ce qui explique le refus de toute modification : des changements trop fréquents font perdre aux lois leur autorité ; réduites à une œuvre humaine, elles n’inspirent plus la même vénération. Telle est l’interprétation que suggère le préambule de Zaleucos : « Il n’est ni honnête ni utile que les lois établies soient vaincues par les hommes ; mais il est honnête et utile que ceux-ci soient vaincus et dominés par la loi qui est meilleure qu’eux80. » Elle est confirmée par la lecture des philosophes postérieurs. Platon analyse la question du changement des lois de façon fort nuancée. Dans la République, il ne ménage pas ses critiques envers « ceux qui passent leur vie à faire et à refaire sans cesse une foule de règlements semblables, en s’imaginant qu’ils atteindront le règlement parfait81 ». Une telle conduite est, à ses yeux, inutile : ce n ’est pas autre chose que « couper les têtes de l’hydre ». Le changement des lois, leur amélioration deviennent ainsi des tentatives vaines ; ce jugement sans nuances découle dans ce dialogue du choix opéré par Platon. Il privilé­ gie l’éducation et croit inutile de légiférer sur des points de détail82. Il importe donc de veiller sur la formation des citoyens et d ’éviter toute innovation dans la musique ou la gymnastique83. Le même refus du changement se manifeste dans le Politique : certes Platon dénonce l’excessive rigueur des lois, leur incapacité à s’adapter à des circonstan77. Stobée IV, p. 629 H ; cf. Jamblique, Vie de Pythagore 176. 78. La politique pythagoricienne, p. 53. 79. Stobée IV, p. 629 H ; et le préambule de Charondas (Diodore X II, 16-17). 80. Stobée IV, p. 126 H. 81. République IV, 425 e. 82. République IV, 423 e. Voir p. 445. 83. IV, 424 c : « L’introduction d ’un nouveau genre de musique est une chose dont il faut se garder : ce serait tout compromettre, s’il est vrai, comme le prétend Damon, et comme je le crois, q u ’on ne peut changer les modes de la musique sans bouleverser les lois fondamentales de l’État. » Cicéron fait allusion à ce passage dans le De legibus II, 15, 39 : Quam ob rem ille quidem sapientissimus Graeciae uir longeque doctissimus ualde hanc labem ueretur. Negat enim mutari posse musicas leges sine mutatione legum publica­ rum. Ego autem nec tam ualde id timendum nec plane contemnendum puto. L'écrivain romain se montre donc plus réservé que Platon sur ce point ; il est vrai q u ’il se montre plus confiant dans la valeur des institutions.

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ces nouvelles et leur préfère la science souple et éclairée du Politique84. Mais il constate en même temps qu’un tel homme se rencontre très rarement ; aussi est-il préférable de se soumettre à la loi, malgré ses limites, et de la laisser immuable. La même attitude existe dans les Lois. Platon souhaite établir des lois immuables et nous verrons qu’il s’est donné les moyens de les ren­ dre telles. En outre, dans ce dernier dialogue, il s’explique clairement sur les dangers du changement. Sa réflexion part des jeux des enfants : « Les jeux sont matière d’importance primordiale pour la législation et cause pour les lois existantes de stabilité ou de caducité. S’ils sont en effet bien réglés de telle sorte que les mêmes âges jouent toujours aux mêmes jeux selon les mêmes principes et de la même façon, et se plai­ sent aux mêmes amusements, ils laissent aussi aux coutumes qui gouver­ neront les affaires sérieuses la possibilité de durer sans que rien ne les trouble ; s’ils sont au contraire instables (...) il n’y a pas alors de plus profonde ruine pour une cité, car cela transforme insensiblement ses mœurs et l’amène à mépriser ce qui est ancien et à n’estimer que ce qui est nouveau85. » L’amour du changement entraîne l’instabilité des goûts ; cette instabilité s’étend à la vie politique : devenus hommes, ces enfants auront le désir d’autres mœurs et d’autres lois86. En un mot, ils auront l’inconstance qui, dans la République, caractérise l’homme démocratique87. Or, le changement et l’instabilité sont particulièrement néfastes dans une cité. Platon s’en explique longuement dans les Lois. Il utilise une de ses comparaisons familières, empruntée à la médecine ; pour un organisme, le changement est dangereux : « Les corps s’accou­ tument à tous aliments, tous breuvages et puisent dans leur apport même les éléments d’une croissance en chair appropriée » ; si l’on modifie ce régime, « ils ressentent d’abord des troubles, des maladies dont ils ne se rétablissent qu’avec peine, à mesure qu’ils reprennent l’accoutumance à cette nourriture 88 ». Le changement et l’instabilité n’apportent donc que troubles. Le même raisonnement vaut pour les cités et pour les lois : il entre dans l’équilibre de la cité une part d’accoutumance. Platon en conclut que le législateur doit rendre ses lois immuables pendant une durée prolongée : personne n’aura souvenir de leurs origines et ne se souciera de les changer. Le philosophe a donc souligné le rôle de l’habitude dans l’équilibre d’une société, mais il n’a pas précisément analysé ce qu’elle pouvait apporter aux lois. Aristote, au contraire, s’en est fortement soucié. Dans le livre II de la Politique, il s’attache longuement à la question du changement des 84. P o litiq u e 300 c. 85. VII, 797 b-d. 86. VII, 798 c. 87. R ép u b liq u e VIII, 561 d : « Il passe chacune de ses journées à se complaire au désir qui se présente... » 88. L o is VII, 797e-798 a-b.

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lois : c’était une question cruciale au IVe siècle, où se multipliaient lois et décrets89 ; Aristote en envisage les avantages et les inconvénients : « On se demande si c’est une chose utile ou nuisible pour les intérêts de la cité que d’apporter des changements aux lois traditionnelles, en sup­ posant qu’une autre loi soit meilleure90. » La réponse du philosophe est nuancée : il reconnaît que dans certains cas le changement est néces­ saire. « Mais il est dangereux d’habituer les hommes à abroger les lois à la légère (...) car le profit qu’on pourra retirer d’une modification de la loi sera loin de compenser le dommage qui sera causé par l’habitude de désobéir à ceux qui gouvernent (...). La loi n’a aucun pouvoir de con­ traindre à l’obéissance en dehors de la force de la coutume et celle-ci ne s’établit qu’après un laps de temps considérable, de sorte que passer facilement des lois existantes à de nouvelles lois toutes différentes, c’est affaiblir l’autorité de la loi91. » La méditation d ’Aristote nous révèle ainsi un approfondissement très net de la question du changement des lois. Elle nous permet de mesurer l’affaiblissement qu’apportent des changements trop fréquents. Le problème de la loi et du temps prend donc une nouvelle dimen­ sion : il est lié profondément à l’autorité de la loi. Cette question ne se pose pas simplement en termes de coercition ou de répression : la loi impose sans doute certaines conduites ; mais si elles se répètent avec suffisamment de fréquence, elles deviennent une habitude. L’efficacité de la loi se voit ainsi renforcée : elle n’est plus seulement respectée à cause de sa sanction. La question du temps nous fait par là toucher au délicat problème des rapports entre la loi et les moeurs, problème que nous aborderons dans la troisième partie. Mais nous comprenons mieux dès lors les dangers de l’abrogation et du changement : renouveler les lois sans cesse revient à se priver de cette heureuse transformation qui leur donne une autorité supérieure. Aristote a complété les analyses de Platon pour montrer le rôle de l’habitude dans l’obéissance aux lois. Cette analyse ne surprend pas chez un philosophe qui a souligné à plusieurs reprises le rôle de l’habi­ tude dans la vie humaine92. Une telle problématique n ’est pas restée 89. Voir sur ce point C. MossÉ, La fin de la démocratie athénienne , Paris, 1962, p. 262 et suiv. 90. Politique II, 8, 1268 b 25. Ce débat apparaît dans un chapitre où le philosophe étudie la constitution d ’Hippodamos de Milet ; ce dernier avait notam ment établi une loi prévoyant que les auteurs d ’une découverte utile à la cité devaient bénéficier d ’une récom­ pense. Le philosophe souligne les dangers d ’une telle loi et envisage à partir de là la ques­ tion du changement des lois. « Dans les autres branches du savoir les changements se sont révélés profitables. » Mais Aristote conclut finalement ce débat in utramque partem en soulignant que le parallèle avec les autres arts est sans fondement. 91. Politique II, 8, 1269 a 15-25. 92. Voir les remarques de J. d e R o m i l l y , La loi dans la pensée grecque, p. 223-224. Dans YÉthique à Nicomaque (I, 1098 a 20) il indique que le bonheur est une lente acqui­ sition. De même à la fin de ce traité, il fait apparaître dans la même perspective le üen entre la loi et l’habitude : « vivre dans la tempérance n ’a rien d ’agréable pour la plupart

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sans échos à Rome ; elle apparaît dans le discours de Caton puisqu’à ses yeux, abroger une seule loi, c’est les affaiblir toutes. Tite-Live n’a pas seulement mis ces affirmations dans la bouche de Caton parce qu’elles convenaient au personnage et au sujet qu’il développait ; elles rejoignent ses propres conceptions. D’autres passages permettent en effet d’affirmer qu’il partageait la pensée de Platon et d’Aristote. Le second a mis en lumière la place de l’habitude ; le premier reconnaissait qu’une génération serait nécessaire avant que ses lois aient acquis leur pleine efficacité93. L’historien romain, développe des idées voisines à propos des lois faites par les consuls Valerius et Horatius, après l’expul­ sion des décemvirs. A la fin de l’année 449, les Romains ont à lutter contre les Sabins, d’une part, les Éques et les Volsques, de l’autre. Après deux victoires, le sénat refuse d’accorder le triomphe aux deux consuls, mais il leur est accordé par le peuple. Les tribuns souhaitent dès lors se faire réélire et faire proroger les deux consuls ; et ils expri­ ment ainsi leur inquiétude pour l’avenir : « Qu’arriverait-il, alors que les lois n’étaient pas affermies, si les sénateurs attaquaient des tribuns sans expérience, en utilisant des consuls appartenant à leur faction94 ? » Les tribuns cherchent par conséquent à défendre les lois qui les protè­ gent ; ils souhaitent qu’elles soient « affermies ». Pour comprendre une telle expression, il faut se référer à la situation de 449 : les leges Valeriae-Horatiae qui protègent de nouveau le pouvoir des tribuns, viennent tout juste d’être votées. Mais elles ne sont visiblement pas admises par tous, et encore moins passées dans les mœurs. Il faut donc du temps pour que les lois s’intégrent et s’enracinent dans la cité : elles n’acquièrent pas immédiatement leur pleine efficacité. La durée leur confère ainsi leur valeur. A l’inverse, il est dangereux d’abroger une loi qui a acquis une telle force. Le discours de Caton en faveur de la lex Oppia le montre clairement : il évoque cette loi que « les Romains ont acceptée par leur vote et qu’ils ont approuvée en l’utilisant et en la met­ tant à l’épreuve pendant tant d’années95 ». Les notions d’habitude et d’expérience s’unissent dans cette formule pour souligner la valeur de la loi ; l’orateur y a ajouté une notion nouvelle : l’approbation. Il impli­ que par là que l’usage répété constitue une approbation tacite de la part des Romains. En quelque sorte, leur vote favorable, leur approbation se renouvelle à chaque instant. L’habitude devient ainsi une sorte d’acceptation. des hommes surtout quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen des lois la façon de les élever, ainsi que leur genre de vie qui cessera d'être pénible, en devenant habituel. » (X, 10, 1179 b). Nous reviendrons sur ce thème en examinant le lien entre la loi et l’éducation, p. 448. 93. Lois VI, 752 b. 94. Tite-Live III, 64, 3 : Quid futurum nondum firmatis legibus si nouos tribunos per factionis suae consules adorti essent ? 95. XXXIV, 3, 4 : ... legem quam usu tot annorum et experiendo comprobastis. Usus et experiri sont également associés en XLV, 32, 7.

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Le refus de l’abrogation est donc lié au désir d’assurer la stabilité de la cité. Son évolution n’est plus dès lors faite d’une série d’instants dis­ continus qui se contredisent et font apparaître des situations nouvelles. L’histoire de la cité est au contraire envisagée sous l’aspect d’une durée prolongée, d’une continuité que rien ne vient interrompre. Et la loi s’inscrit dans cette continuité. Il n’est donc pas surprenant que les légis­ lateurs aient souhaité utiliser le temps ainsi conçu, c’est-à-dire rendre leurs lois immuables. 3. Le désir de stabilité Le désir d’éternité est en effet fort répandu chez les législateurs anti­ ques : Solon avait voulu légiférer pour cent ans ; Lycurgue avait quitté Sparte après l’élaboration de ses lois et interdit que l’on y touchât avant son retour, mais il ne revint jamais dans sa patrie96. Charondas avait reconnu que l’on pouvait amender ses lois, mais il avait entouré une telle révision des plus grandes précautions : « Il institua, nous dit Diodore de Sicile, une loi singulière et sans aucun précédent : quand on voulait réviser une loi, on devait, en proposant son projet, passer le cou dans un nœud coulant et l’y laisser jusqu’à la décision du peuple. Si l’assemblée acceptait la nouvelle rédaction, son auteur était quitte, si elle repoussait l’amendement, il était immédiatement étranglé97. » Cette procédure originale est également évoquée par Démosthène98 ; il n’est pas sûr qu’elle ait réellement été mise en pratique99, mais avec les anec­ dotes que nous avons évoquées elle témoigne clairement d ’un désir : soustraire les lois à des changements trop fréquents. Les législateurs rêvent donc d’établir des lois éternelles et immuables, qui garderaient toute leur autorité au cours des siècles. Il est vrai qu’ils proposent de 96. Plutarque, Solon 25, I : « Il décida que toutes ses lois resteraient en vigueur pen­ dant cent ans. » Cf. Aristote, Constitution d'A thènes 7, 2. Hérodote (I, 29) nous précise qu’après l'établissement de ses lois, Solon partit en voyage pour dix ans : « Il ne voulait pas être contraint d'abroger l'une ou l’autre des lois q u'il avait établies. A eux seuls en effet les Athéniens n'avaient pas le droit de le faire, obligés qu'ils étaient par des ser­ ments solennels, à observer pendant dix ans les lois que Solon leur donnerait. » Cf. Plu­ tarque, 25, 6. Plutarque, Lycurgue 29, 3 et suiv. : « Ils devaient donc observer les lois établies sans les changer ni les altérer en rien jusqu’à ce que lui-même fût revenu de Delphes. » L’ora­ cle affirm a à Lycurgue que ses lois étaient bonnes et ce dernier se laissa m ourir de faim pour « garantir à ses concitoyens, qui avaient juré d ’observer ses lois ju sq u 'à son retour, la durée des grands biens qu'il leur avait procurés pendant sa vie » (29, 9). 97. Diodore de Sicile X II, 17 ; voir Polybe XII, 16 et Stobée III, 39, 36. Diodore pré­ cise que la loi ne fut modifiée que trois fois. 98. Contre Timocrate 139 : « Quiconque propose une loi nouvelle le fait la corde au cou. La proposition paraît-elle louable et utile, l’auteur se retire la vie sauve. Sinon on serre la corde et c'est la mort. » 99. Zaleucos et Charondas nous sont présentés comme des législateurs pythagoriciens ; mais il n ’est pas sûr que les lois qui ont été ainsi transmises soient véritablement authentiques.

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bonnes lois, du moins le croient-ils, et qu’ils ne sauraient souhaiter les voir disparaître rapidement. Le même idéal existe chez Platon. Dans les Lois, il fait l’éloge de Sparte et de la loi qui interdit toute critique de la législation : « Chez vous, si sage que soit l’ensemble de vos lois, l’une des meilleures est celle qui défend absolument de laisser les jeunes s’enquérir de ce que votre législation contient de bon ou de défectueux, qui leur enjoint de proclamer tous d’une seule voix, d’une seule bouche, que tout y est excellent puisque les auteurs en sont les dieux, et si l’un d’eux parle autrement, de se refuser absolument à l’entendre ; que si un vieillard trouve quelque chose à reprendre dans vos institutions, il ne tiendra de tels discours qu’à un magistrat, ou à un homme de son âge, sans qu’aucun jeune en soit témoin100. » On voit bien ce qui explique l’admi­ ration de Platon : critiquer les lois existantes, c’est admettre qu’elles sont mal adaptées et qu’elles doivent changer. Or, aux yeux de Platon, tout changement est dangereux. Il s’est lui-même efforcé de le bannir de la cité. S’il admet une période d’expérimentation, une fois ce délai écoulé, les lois ne doivent plus être modifiées. Les législateurs « ren­ dront les lois inébranlables et s’y conformeront comme à des lois ayant atteint la perfection101 ». De même pour l’organisation des tribunaux, les juges « achevant leur œuvre, leur imposeront, pour ainsi dire, le sceau de l’immutabilité et les feront observer pendant toute leur vie102 ». Et il précise même à propos des lois sur les chœurs : « A ces lois, ils n’apporteront volontairement aucun changement, au grand jamais103. » Platon souhaite établir des lois immuables ; il admet certes la possibilité de l’abrogation, mais il l’entoure de tant de précautions qu’elle en devient à peu près irréalisable : « En cette matière on ne fera jamais aucun changement volontaire, mais si quelque raison survenait qui parût y contraindre, on irait consulter tous les magistrats, tout le peuple, tous les oracles des dieux et, si tous sont d’accord, on ferait le changement ; autrement on n’en fera jamais d’aucune sorte104. » Le philosophe fixe donc une procédure complexe : elle fait intervenir la cité tout entière, y compris les dieux, et suppose une unanimité absolue. L ’auteur de la République a ainsi souhaité rendre l’abrogation des lois extrêmement délicate, pour ne pas dire impossible. Il n’est pas surprenant que Platon ait fait un tel choix. Le but de la cité n’est autre que la vertu et le bien. Les lois doivent l’imiter, le Poli­ tique nous apprend déjà que les « codes sont des imitations de la 100. Lois, I, 634 d-e. 101. VIII, 846 c. Il s’agit des lois sur la procédure. 102. XII, 957 b. 103. VI, 772 c. 104. VI, 772 c-d. Voir sur cette question les remarques de J. d e R o m i l l y , La loi dans la pensée grecque, p. 219-220 et M. V a n h o u t t e , La philosophie politique de Platon dans les « Lois », p. 78-79.

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vérité105 ». Le modèle de cité que crée Platon est par conséquent un modèle divin, et la future colonie, qui ne vient pourtant qu’au second rang après la cité idéale, cherche comme son modèle à être immuable. Le philosophe a en effet les yeux fixés sur le monde des Idées, éternel­ les et incorruptibles, lorsqu’il établit ses lois. Il veut lier la cité à des valeurs qui échappent au devenir ; et le changement pour des lois qui sont bonnes par définition ne saurait être que corruption. L’effort du législateur consiste donc à limiter ce devenir en s’appuyant sur la tradi­ tion et des lois immuables106. Il veut placer la cité en dehors du temps, comme il la coupait du monde, en évitant toute influence étrangère107. Le même refus du changement existe chez Aristote, nous l’avons vu plus haut ; il apparaît aussi chez les écrivains romains que nous étu­ dions. Cicéron fait l’éloge des Spartiates, dont les lois sont restées immuables pendant plus de sept cents ans108. Et dans le De legibus, il propose des lois que l’on n’abrogera jam ais109. Un tel choix n’est pas surprenant : Cicéron cherche des lois adaptées à la constitution la meil­ leure qu’il a définie dans le De re publica. En outre, ces lois ont pour fondement la loi éternelle de la nature ; elles contribuent à créer une cité qui échappe au devenir. Ce rêve de lois immuables, ce désir d’éter­ nité contribuent ainsi à renforcer l’autorité de la loi. Il nous permet de comprendre les réticences des écrivains romains. Ils se sont en effet attachés à limiter la liberté du peuple ; ils ont notamment affirmé que le peuple n’était pas maître de changer les lois à tout instant par son vote110. Un tel choix se fonde sur une connaissance précise des dangers du changement, qui affaiblissent les lois et ruinent leur autorité, et sur une conception élevée de la loi, liée à des valeurs éternelles. Le changement des iois n’est donc pas une question mineure. Elle est étroitement liée à leur autorité et à leur efficacité puisque celles-ci se fondent sur la durée et l’habitude. Elle est également inséparable de la qualité de la loi : modifier les lois revient à reconnaître qu’elles sont de faible valeur et à leur apporter des améliorations. Mais lorsqu’il s’agit de lois parfaites, liées le plus souvent à des valeurs éternelles, le change­ ment des lois devient nuisible ; il est au contraire souhaitable de les lais­ ser immuables. Ainsi s’esquisse un idéal de la pensée antique : des lois

105. Politique 300 c. Voir M. V a n h o u t t e , op. cit., p. 95 et suiv. 106. V a n h o u t t e , p. 194 et suiv. Voir aussi V. G o l d s c h m i d t , Le paradigme dans la théorie platonicienne de Taction (R .E .G . ,1947) in Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970, p. 79-102. 107. V. G o l d s c h m i d t , La religion de Platon, in Platonisme et pensée contemporaine, Aubier, 1970, p. 120. Voir K. P o p p e r , La société ouverte et ses ennemis, t. I : L’ascen­ dant de Platon, trad, fr., Paris, Seuil, 1979, notamment le chapitre IV, Changement et immobilité, p. 39-56. 108. Pro Flacco 26, 63 : ... qui soli (sci/. Lacedaemonii) toto orbe terrarum septingen­ tos iam annos amplius unis moribus et numquam mutatis legibus uiuunt. 109. De legibus, II, 6, 14. 110. Voir p. 147-8.

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stables111. Leur perfection même impose de n’y rien changer, de rendre leur abrogation impossible ; et réciproquement leur stabilité est le signe de leur perfection « car ce qui est imparfait, le temps et l’expérience l’apprennent aux hommes112 ». La formule d’Antiphon trouve comme un écho dans les passages de Tite-Live que nous avons cités ; elle nous révèle ainsi l’accord parfait qui existe sur ce point entre la pensée grec­ que et la pensée romaine. Ce choix identique s’explique clairement : le IVe siècle est en Grèce une période d’instabilité où les lois changent sans cesse. La fin de la République, à Rome, n’est pas très différente : nous avons montré113 combien les lois se multiplient et se transforment et les écrivains, qui réfléchissent sur la loi, sont sensibles à ces transforma­ tions incessantes et en soulignent les dangers. L’idéal de stabilité ne vaut pas seulement pour de bonnes lois ; il s’étend aussi à des lois moins parfaites. Chez Thucydide, le discours de Cléon aux Athéniens au moment de l’affaire de Mytilène illustre parfai­ tement cet état d’esprit ; il déclare en effet : « Le risque le plus redou­ table serait de n’avoir rien de fixe dans nos décisions, de ne pas voir que des lois imparfaites mais immuables rendent une cité plus forte que des lois parfaites mais sans autorité114. » Dans la bouche de Cléon, ces paroles doivent pousser les Athéniens à prendre énergiquement des déci­ sions. Mais leur portée est plus vaste : elles témoignent d’un état d’esprit qui consiste à privilégier l’autorité de la loi aux dépens de sa perfection. Une telle attitude se retrouve chez Aristote ; elle n’est pas non plus inconnue à Rome. C’est précisément ce que suggère Caton l’Ancien dans son discours ; après avoir affirmé que l’abrogation affai­ blit les lois, il continue : « Aucune loi ne satisfait parfaitement tout le monde ; si elle est utile à la majorité et dans l’ensemble, voilà la ques­ tion qui se pose115. » La tradition antique nous permet de comprendre le lien entre la faiblesse des lois et l’idée que la loi ne peut contenter tout le monde : il s’agit en somme de refuser un perfectionnisme qui consisterait à refaire sans cesse les lois pour trouver celle que tous accepteraient. C’est donc au nom de leur autorité que le changement est refusé par les écrivains anciens. Ce choix conduit à éviter la multiplica­ tion des lois, les contradictions de lois trop souvent renouvelées. Ainsi se dégage un idéal en matière de législation : des lois stables, simples et claires.

111. 112. 113. 114. 115.

Voir J. d e R o m i l l y , L a lo i dan s la p en sée grecque , Sur le choreute, 2 ; su r le m eu rtre d ’H érode, 14.

p.

203-225.

V oirp. 154-161. Thucydide, III, 37, 3. Cf. Aristote, P o litiq u e IV, 8, 1294 a. Tite-Live XXXIV, 3, 5 : N u lla lex sa tis c o m m o d a om n ibu s est ; id m o d o quaeri­

tur , si m aiori p a r ti e t in su m m am p ro d e st.

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C. LE PROGRÈS DES LOIS Les analyses précédentes nous ont fait voir les valeurs multiples du temps : conçu comme une série d’instants discontinus, il rend le change­ ment des lois nécessaire ; envisagé sous l’angle de la durée, il confère aux lois leur force, il invite à les rendre stables116. La Politique d’Aris­ tote ou l’œuvre de Tite-Live nous font voir que ces deux aspects coexis­ tent dans la pensée antique. Mais n’y-a-t-il pas là une contradiction ? Ces deux thèses conduisent l’une et l’autre à une impasse : le change­ ment des lois est le plus souvent dangereux et peu souhaitable ; mais il n’est pas possible d ’éliminer le devenir : une cité évolue nécessairement puisqu’elle se renouvelle au moins par la succession des générations117. Il paraît dès lors difficile de maintenir les lois dans leur intégrité. En outre, l’expérience du temps peut être fructueuse. Les penseurs de l’Antiquité n’ont pas ignoré ces difficultés, mais ils ont surtout voulu utiliser le temps sous son aspect créateur. 1. Lois éternelles et lois mortelles Il paraît assurément difficile de concilier les deux exigences à pre­ mière vue incompatibles que sont le désir de modifier les lois et le désir de les rendre immuables. L’opposition entre ces deux impératifs s’atté­ nue toutefois si l’on constate que l’on ne parle pas des mêmes lois dans l’un et l’autre cas : tantôt ce sont des mesures particulières dont la por­ tée est limitée, tantôt des mesures qui ont une portée plus vaste. Cette distinction importante existe chez Tite-Live : le discours du tribun L. Valerius oppose en effet les lois mortelles et les lois dont l’utilité est perpétuelle118. Les premières sont des mesures de circonstance, périssa­ bles par essence : il paraît donc nécessaire de les changer ; telle est la solution adoptée par le tribun mais elle n’est pas vraiment satisfaisante puisqu’il est périlleux de modifier sans cesse les lois. Et les philosophes antiques ont proposé d’autres choix. Le plus radical consiste à se passer purement et simplement de lois : il s’exprime nettement chez Plutarque qui nous décrit en ces termes l’œuvre législative de Lycurgue : « Quant aux règlements de moindre importance, qui ne concernent que les biens matériels, et qui doivent changer avec les besoins, tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, il 116. Ces deux aspects sont bien mis en lumière dans l’article de G. B r o g g i n i , Dauer und Wandel im Recht, Zeitschrift fü r Schweiz. Recht, 106, 1965, p. 1-38 = Coniectanea, p. 21-53. 117. H. L é v y - B r u h l , Sociologie du droit, p. 31-32, voir aussi J. C a r b o n n i e r , Flexi­ ble droit. 118. Tite-Live XXXIV, 6, 4-9.

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vaut mieux, pensait-il, ne pas les assujettir à des formules écrites et à des normes immuables, mais permettre d’y faire les additions et les sup­ pressions que les gens compétents jugeraient convenables119. » Plutarque souligne ainsi que les décisions liées aux circonstances n ’ont pas besoin de faire l’objet d’une loi. Le législateur Spartiate avait au contraire insisté sur l’importance de l’éducation qui devait sans doute permettre aux citoyens de prendre les décisions convenables. Nous retrouvons ainsi, appliquée à un cas particulier, les mesures de circonstance, une analyse qui est celle de Platon dans la République ; n’avait-il pas souli­ gné qu’il était préférable de donner une bonne éducation aux citoyens plutôt que de multiplier les réglementations120 ? La question du change­ ment reçoit ainsi une solution radicale : elle ne se pose plus puisque seules subsistent des lois qui ne doivent pas être modifiées121. La Vie de Lycurgue constitue le seul témoignage que nous ayons d’un choix aussi brutal. Il est rare en effet que ce problème se pose en ces termes dans la pensée grecque ; le droit public grec permettrait de trouver d’autres solutions. Dans la cité athénienne on distinguait, au moins en théorie, deux catégories de mesures législatives : les lois et les décrets122. En principe les décrets valent pour les cas particuliers : Aris­ tote affirme dans la Politique qu’un « décret ne peut jamais avoir une portée générale », et il avait déjà précisé dans YÉthique à Nicoma­ que123 : « Il y a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi de telle sorte qu’un décret est indispensable. » Le décret n’a pas seulement une portée moins grande que la loi ; il a également une durée moins importante : c’est ce que nous apprennent les Définitions platon/ciennes : le décret y est défini « comme une décision politique portée pour un temps limité124 ». A l’opposé des νόμοι qui sont stables et des­ tinés à durer, les décrets ont une vie brève ; ils peuvent ainsi être modi­ fiés ou remplacés par d’autres quand c’est nécessaire. Le problème des circonstances trouve de cette façon une solution pratique : les décrets permettent de s’adapter aux circonstances, aux cas particuliers sans alté­ rer l’autorité des lois. La nécessité du changement et le désir de stabilité se trouvent par conséquent conciliés. Les institutions romaines ne permettent pas le même choix : en effet il n’y a rien de comparable aux ψ η φ ίσ μ α τα athéniens dans la cité 119. Plutarque, Lycurgue 13, 3. Trad. R. F la c e liè re , Paris, Belles Lettres, 1957. 120. République, IV, 423 e ; sur le rapprochement avec Platon, voir la note de R. Flacelière, ad. loc. et les remarques de A. Kessler, Plutarchs Leben von Lykurgos, Berlin, 1910. 121. Puisque Lycurgue interdit de modifier ses lois. 122. Sur cette distinction voir Busolt-Swoboda, Griechische Staatskunde , I, 1920, p. 248 ; G. Glotz, La cité grecque ; V. Ehrenberg, L 'É tat grec, trad. fr. Paris, Mas­ pero, 1976, et surtout F. Quass, Nom os und Psephisma, Munich, 1971. 123. Politique IV, 4, 1292 a 35 ; cf. Constitution d'Athènes 40 et Éthique à Nicoma­ que V, 14, 1137 b 27. 124. Définitions Platoniciennes 415 b.

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romaine et tous les actes votés par le peuple y portent le nom de leges1259 même si leur valeur et leur portée sont différentes. Le discours que Tite-Live prête à Valerius constitue dans cette perspective un témoi­ gnage exceptionnel : c’est Tunique tentative, à notre connaissance, pour établir une hiérarchie entre les différentes lois ; elle permet à l’orateur d’opposer les lois « constitutionnelles » et les mesures de circonstan­ ce126. Il justifie ainsi le changement de certaines lois et résout en même temps la contradiction entre les exigences opposées que sont le change­ ment et la stabilité. L’originalité d ’une telle distinction, qui reste isolée dans la pensée romaine, nous impose d ’en déterminer la source. Le tri­ bun distingue en effet les « lois mortelles » des lois destinées à durer : la différence qu’il établit entre ces deux catégories de mesures nous paraît toute proche de la distinction entre lois et décrets que nous analysions plus haut pour la pensée grecque. Les Athéniens désignaient par νόμοι les lois constitutionnelles de Solon, Dracon et Clisthène127 et les leges perpetuae utilitatis, évoquées par l’orateur romain semblent en être la transposition romaine puisqu’il s’agit de mesures anciennes et vénérables. Au contraire, les ψ η φ ίσ μ α τ α trouvent leur équivalent dans les lois mortelles. Tite-Live reprend donc une distinction classique dans la pensée grecque ; il pouvait la connaître par les philosophes et les ora­ teurs attiques, où elle apparaît très fréquemment128. En adaptant129 cette distinction à Rome, il est amené à distinguer deux catégories de leges puisqu’il ne dispose pas d’autre terme pour désigner un acte voté par le peuple ; il trouve ainsi une solution à la question des circonstances. Le choix de Tite-Live reste isolé ; ce silence peut étonner. Il s’expli­ que en fait aisément ; le changement des lois (ou des décrets) n’est pas le seul moyen d’adapter la loi aux circonstances : l’interprétation des lois peut se révéler tout aussi utile. Nous touchons ainsi à une question fondamentale qui nous occupera longuement dans le chapitre suivant : l’équité. L’importance que prend cette notion à la fin de la République nous explique que cette distinction ne tienne pas une place essentielle dans la réflexion romaine. Les remarques précédentes nous laissent donc voir qu’il est possible de résoudre la question du changement des lois, sans porter atteinte à l’autorité des lois. Mais les philosophes n’ont pas non plus nié la valeur du temps ; ils ont même reconnu que ce pouvait être une expérience 125. Sur cet aspect voir chapitre I, p. 27. 126. Sur Γ interprétation des leges perpetuae utilitatis causa latae comme lois fonda­ mentales, voir chapitre III, p. 181. 127. G. Glotz, La cité grecque, p. 186, voir aussi Andocide, Sur les Mystères I, 89-90. 128. Voir J. de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 208 et suiv. Tite-Live n ’ignorait pas les orateurs attiques, au moins Démosthène q u ’il souhaitait imiter dans les discours, voir l’introduction de J. Bayet au livre I de Tite-Live, p. LXIX. 129. Il reste en effet fidèle à la tradition romaine puisqu’il opère une distinction dans des catégories différentes de leges, mais sans opposer les leges à d ’autres mesures.

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fructueuse. C’est d’abord le cas d’Aristote ; il constate en premier lieu qu’un législateur ne saurait tout prévoir. Le philosophe reprend ainsi un thème qui lui est cher car ce défaut vient pour lui de la trop grande généralité de la loi130 ; elle est incapable de définir les choses en détail. Le philosophe envisage plusieurs moyens de remédier à cet état de cho­ ses ; le premier consiste à laisser aux magistrats le soin d’interpréter la loi ; le second à les laisser modifier les lois : « La loi confère (aux magistrats) le droit d’apporter toutes les rectifications que l’expérience leur fait paraître préférables aux dispositions qu’elle a établies ellemême131. » Une nouvelle notion intervient ainsi dans la méditation sur le temps : l’expérience. Le temps révèle les lacunes des lois ; il permet de les modifier, de les perfectionner132. Aristote souligne donc que le temps apporte un progrès dans la législation133. Toutefois une telle idée reste simplement esquissée dans la Politique, elle ne fait pas l’objet d’un long développement. Cette réserve surprenante trouve peut-être une explication ; Aristote reprend ici des idées qui ont été largement développées par Platon dans les Lois134 et qu’il n’a peut-être pas jugé utile d’exposer à son tour.

130. Nous reviendrons sur cette idée dans le chapitre suivant qui aura pour objet l'interprétation des lois. 131. Politique 111, 16, 1287 a 27. Ce passage est une discussion sur les inconvénients de la monarchie absolue ; Aristote y affirme notamment que le roi ne réussira pas mieux à régler les détails que la loi ne peut définir : « Toutes les choses de détail que la loi apparaît impuissante à définir, un être humain ne pourrait pas non plus les connaître. » Nous retrouverons en quelque sorte cette idée chez Platon. 132. Les affirmations du philosophe ont-elles trouvé un écho dans le droit positif romain ? C'est ce que suggère W. S e s t o n (Aristote et la conception de la loi romaine au temps de Cicéron, d'après la lex Heracleensis, La filosofia greca et il diritto romano, Rome, 1976, t. I, p. 7-25). Il tire argument des dernières lignes de la Table d*Héraclée (159-174) : « Celui qui par une loi ou un plébiscite se trouve chargé ou l'a été de donner des lois à un municipium fundanum ou aux citoyens de ce municipe, si après la présente loi dans l'année qui suivra celle où en vertu de ladite loi le peuple aura exprimé sa déci­ sion (ce commissaire) aura procédé à quelque addition, changement, correction aux dites lois, qu’il y ait obligation pour les citoyens de ce municipium fundanum , comme il aurait fallu qu’il en fût ainsi si le commissaire avait procédé à des additions, changements, cor­ rections aux dites lois dans le moment où il avait donné ces lois en vertu d'une loi, d'un plébiscite. » (Nous citons la trad, de l’auteur.) La loi par une disposition sans exemple prévoit ainsi que l'on pourra dans un délai d'un an modifier les lois données au muni­ cipe. Il y a en quelque sorte un délai d'expérimentation. W. Seston affirme qu’une telle pratique est inspirée d'Aristote ou même de Platon qui prévoit une procédure assez voi­ sine (cf. p. 294). Mais lorsqu'Aristote laisse les magistrats modifier les lois, il s'agit sur­ tout de les interpréter, de décider sur des cas particuliers (c'est ce que révèle le passage de YÉthique à Nicomaque cité par W. Seston). Il nous paraît ainsi malaisé d'admettre cette interprétation, si séduisante soit-elle. 133. C'est aussi ce qui est suggéré au livre III de la Politique, 1286 a et suiv. Voir L. E d e l s t e i n , The Idea o f Progress in Classical Antiquity, Baltimore, 1967, p. 118 et suiv. 134. Voir la note de J. T r i c o t , dans son édition de la Politique, (p. 248) à propos de III, 1287 a.

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2. Le progrès dans la législation Il peut sans doute paraître étonnant de mentionner le nom de Platon en analysant le progrès des lois. N ’avons-nous pas souligné à quel point il s’est soucié d ’éliminer tout facteur de changement dans la législation, de la rendre immuable ? Le philosophe est pourtant bien loin de nier le rôle du temps. Il reconnaît d ’abord qu’il faudra plusieurs générations pour que la cité des Lois se réalise pleinement ; au départ les hommes auront du mal à accepter ses prescriptions et « il faudrait, déclare l’étranger d’Athènes, que nous puissions vivre assez longtemps pour voir prendre part à l’élection de tous les magistrats de la cité ceux qui dès l’enfance, auront goûté à nos lois, suffisamment grandi dans leur pratique et acquis la familiarité avec elles135 ». L’auteur de la Républi­ que reconnaît ainsi la force du temps : il enracine les lois et en fait des usages admis par tous. Il a également souligné que seule l’expérience du temps permettrait de préciser la valeur de ses règlements ; l’intention du législateur est cer­ tes de rédiger ses lois avec toute la précision et l’exactitude possibles ; mais le progrès du temps et l’expérience en révéleront fatalement les défauts : « Crois-tu qu’il y ait eu un législateur assez inintelligent, s’écrie l’Athénien, pour ignorer qu’un très grand nombre de points auront été fatalement négligés par lui et qu’un autre devra les corriger avec attention pour que la constitution n ’empire en aucune façon mais s’améliore136 ? » C’est dire que la cité des Lois ne se réalise que peu à peu ; l’œuvre du législateur comporte inévitablement des lacunes que ses successeurs devront compléter. Deux images permettent à Platon de préciser sa pensée ; celle d’un tableau inachevé : « Suppose qu’un peintre se mettant un jour dans l’idée de peindre une figure la plus belle possible et de faire d’autre part que son œuvre, au lieu de se gâter, devienne, avec la constante avance du temps, plus belle encore, ne conçois-tu pas que ne survivra pas longtemps le fruit de toute sa peine, à moins que le mortel qu’il est ne laisse derrière lui un successeur qui soit capable dans l’avenir de faire que la figure, restaurée par ses soins, dans le cas où le temps l’aurait endommagée, corrigée dans le cas où une défaillance de métier chez l’auteur y aurait laissé quelque chose à désirer, gagne ainsi à avoir été mise en bon état137 ? » La tâche des suc­ cesseurs est ainsi double : ils auront à préserver l’œuvre contre les inju­ res du temps ; ils devront la perfectionner pour qu’elle gagne en beauté. La législation de même doit être maintenue et améliorée. Une seconde image précise encore mieux la pensée de Platon : elle apparaît dans le 135. Lois VI, 752 c. 136. Lois VI, 769 d. Sur le caractère inachevé des Lois, voir M. V a n h o u tte , La p h i­ losophie politique de Platon dans les « Lois », p. 36 et suiv., p. 202. 137. Lois VI, 769 b (trad. L. Robin, Pléiade).

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discours qui est adressé aux gardiens des lois : « Chers amis, vous qui êtes la sauvegarde des lois, dans chacune des lois que nous instituons il y aura, c’est forcé, une foule énorme d’omissions ; cependant autant que nous le pourrons, nous ne laisserons sans explication aucun détail de quelque importance, non plus que l’ensemble dont nous donnerons une sorte d’esquisse ; mais il vous faudra compléter ces contours138. » Les Lois apparaissent ainsi comme une œuvre inachevée remplie de lacunes qu’il faudra combler. Cette tâche délicate revient aux futurs gardiens des lois, aux magistrats et même aux juges. Le domaine qui leur est laissé est extrêmement vaste : fêtes à célébrer, règlements des importations et des exportations, détail de la procédure judiciaire139. Platon fait ainsi appel à la collaboration des futurs magistrats de la cité crétoise. Ils devront prendre pour modèle l’esquisse donnée par le légis­ lateur initial ; il y a donc un principe commun d’inspiration140 dans tou­ tes les mesures législatives mais des compléments sont nécessaires parce que le législateur ne saurait tout prévoir. L’expérience du temps se transforme ici complètement : elle n’apporte ni la corruption ni l’affaiblissement des lois, mais un progrès. Elle permet en effet de combler des lacunes, de progresser dans la voie de la perfection : l’image du tableau employée par Platon le fait bien voir. Dès lors, le législateur (ou ses successeurs) n’assiste plus passive­ ment au vieillissement de ses lois tenues en échec par des circonstances nouvelles ; il ne les voit pas confirmées sans rien avoir fait en ce sens. Au contraire, il utilise au mieux cette expérience pour maintenir ses lois et les améliorer ; il les fait gagner en précision et en perfection141. Il ne s’agit donc pas d’un changement qui n’apporte que des troubles parce qu’il constitue une modification radicale, mais d’un progrès sur la voie du Bien. Le temps est alors créateur. Platon fait ainsi preuve d’un cer­ tain optimisme que l’on ne retrouve pas toujours dans d’autres dialo­ gues ; il ne pense pas que la cité puisse se corrompre, alors que la République nous montre comment les mœurs peuvent évoluer et la cité idéale disparaître, alors que le Politique nous décrit une alternance de progrès et de décadence142. Il est presque impossible de nier l’écho qu’ont trouvé les affirma­ tions de Platon dans la pensée cicéronienne. Au début du livre II du De re publica, Scipion Émilien rapporte les paroles de Caton l’Ancien : 138. VI, 770 b. 139. VI, 771 a pour les chœurs et les danses ; la construction des bâtiments VI, 779 c ; les repas en commun, VI, 783 b ; l’importation et l’exportation, L o is VIII, 847 d ; la procédure judiciaire 876 d. Les lois sont ainsi complétées par les « gardiens des lois » qui sont en même temps des législateurs (cf. VI, 770 a) et les juges. 140. V. G oldschm idt, Le paradigme dans la théorie platonicienne de l’action, in Q uestions platon icien n es , 1970, p. 79-102. 141. Cf. les remarques de Vanhoutte ; voir aussi L. E delstein, The idea o f progress , p. 112 et suiv. 142. P o litiq u e 269 c-271 a.

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« La constitution de notre cité, disait-il, est supérieure à celle des autres cités parce que dans celles-ci ce furent presque toujours des individus isolés qui ont fondé leurs États respectifs par leurs lois et leurs institu­ tions, par exemple Minos celui des Crétois, Lycurgue celui des Lacédé­ moniens, celui des Athéniens qui a si souvent changé, tantôt Dracon, tantôt Solon, tantôt Clisthène, tantôt beaucoup d’autres (...) mais notre État n’est pas l’œuvre d’une intelligence unique mais d’un grand nom­ bre, et il ne s’est pas fait en une seule vie d’homme, mais en plusieurs générations et plusieurs siècles. En effet, disait-il, il n’a pas existé une intelligence suffisamment vaste pour être capable de ne rien laisser échapper et toutes les intelligences réunies en un même endroit ne pour­ raient en un seul moment faire des prévisions capables d’embrasser tou­ tes les éventualités sans l’aide de l’expérience et du temps143. » Des pro­ pos de Caton, qui traduisent la pensée cicéronienne144, se dégagent deux termes essentiels : usus rerum ac uetustas ; ils évoquent bien entendu le temps et l’expérience qu’il apporte. S’agit-il des leçons du passé145 qui doivent inspirer toute innovation ? Le mos maiorum joue certes un rôle important dans la pensée cicéronienne et il peut permettre des innova­ tions146 mais la durée a ici une autre valeur. Cicéron oppose les législa­ teurs isolés qui ont créé une constitution mais n’ont pas su tout prévoir, à la « constitution » romaine modelée pendant des siècles, où les géné­ rations successives ont chacune ajouté quelque chose. L’évolution de la cité est ainsi envisagée dans un déroulement où les grands hommes apportent chacun des mesures nouvelles et des amélio­ rations. Cette idée commande la description de l’histoire de Rome qui est faite dans le livre II : l’œuvre de Romulus est précisée par celle de Numa. Brutus et Valerius Publicola contribuent au début de la Républi­ que à créer l’équilibre de la cité. Le mot de Caton revient en outre au paragraphe 37 pour mettre en lumière cette évolution où les perfection­ nements se succèdent147. Le livre II est donc l’application des idées 143. D e re publica II, 2 : Is dicere solebat ob hanc causam praestare nostrae duitatis statum ceteris duitatibus quod in illis singulis fuissent fere quorum suam quisque rem publicam constituisset legibus atque institutis suis, ut Cretum M inos, Lacedaemoniorum Lycurgus, Atheniensium quae persaepe commutata esset, tum Theseus, tum Draco, tum Solo, tum Clisthenes, tum m ulti alii nostra autem res publica non unius esset inge­ nio sed multorum, nec una hominis uita sed aliquot constituta saeculis et aetatibus. Nam neque ullum ingenium tantum extitisse dicebat ut quem nulla res fugeret quisquam ali­ quando fuisset neque cuncta ingenia conlata in unum tantum posse uno tempore prouidere ut omnia complecterentur sine rerum usu ac uetustate. 144. Comme le souligne par exemple V. P o e s c h l , R ö m isch er S ta a t u n d griech isch e S ta a td en k en b e i C icero , p. 70 ; voir également E. L e p o r e , Il p rin c e p s Ciceroniano , p. 233 et suiv. ; A. N o v a r a , L es idées ro m ain es su r le p ro g rès. E ssai su r le sen s latin du p r o ­ grès, Paris, Belles Lettres, t. I, 1982, t. II, 1983. 145. En commentant ce passage, M. R uch souligne par exemple que « Rome est un État où l’innovation s’inspire constamment des leçons du passé de la durée collective » (Le thème de la croissance organique dans la pensée historique des Romains, de Caton à Florus, in A ufstieg und Niedergang der römischen Welt, I, 2, p. 831). 146. Voir les remarques de E. L epore, o p . c it., p. 222 et suiv. 147. II, 21, 37 : Nunc f i t illud Catonis certius nec temporis unius nec hominis esse

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énoncées au début du livre ; il reflète ainsi les lacunes que connaît fata­ lement l’œuvre d’un législateur unique. Or tel est précisément le thème que Platon a développé dans les Lois ; nous retrouvons chez Cicéron les deux idées maîtresses qu’a mises en lumière le philosophe : les lacunes d’une intelligence unique, le rôle du temps qui les dévoile et permet de les combler. Et il est vraisemblable que c’est à Platon que Cicéron doit cette idée. Par là se révèle une fois de plus le lien étroit qui unit la pen­ sée cicéronienne et la pensée platonicienne. Dans le passage qui nous occupe, l’inspiration platonicienne mérite particulièrement d’être souli­ gnée : l’écrivain romain n’a pas ménagé ses critiques à l’auteur de la République ; il oppose nettement sa démarche à celle du philosophe grec. Ce dernier a créé une cité pour mettre en lumière sa théorie politi­ que ; Cicéron, lui, part de l’histoire romaine pour en tirer une interpré­ tation14*. Ici la lecture des Lois lui permet en quelque sorte de critiquer le Platon de la République. Le livre II du De republica nous fait voir en outre ce qui distingue ces deux penseurs, Platon propose une thèse : l’œuvre d’un législateur unique a forcément des lacunes et il envisage un progrès dans la voie de la perfection ; Cicéron applique cette idée à l’histoire romaine et il fait voir les progrès successifs de la constitution romaine. La loi concilie durée et idéal. Le temps devient par conséquent un facteur de progrès ; il permet de compléter des institutions et une législation jusqu’à un certain point. Dans les Lois de Platon, le progrès vers le Bien semble pouvoir se faire sans fin ; dans la pensée cicéronienne il s’arrête à un certain point d’équilibre. Il est vraisemblablement atteint au moment du consulat de Publicola149, puisque par la suite le peuple réclame d’autres droits. Dans cette perspective, le rôle des générations futures devrait consister, non plus à apporter les améliorations, mais à maintenir cet équilibre fragile, en conservant les institutions et en les préservant de la corrup­ tion. Une image permet à l’auteur du De re publica de préciser ce rôle : au début du livre V de ce traité, il compare l’organisation politique lais­ sée par les ancêtres à un tableau et ajoute : « Notre génération a négligé de la restaurer et ne s’est même pas préoccupée d’en sauvegar­ der le dessein et les contours150. » Par cette image qui rappelle celle constitutionem rei publicae, perspicuum est enim quanta in singulos reges rerum bonarum et utilium fia t accessio. 148. II, 11, 21 : Nam princeps ille quo nemo in scribendo praestantior fu it, aream sibi sumpsit in qua duitatem exstrueret arbitratu suo praeclaram quidem fortasse sed a uita hominum abhorrentem et moribus. Cf. II, 30, 52 ciuitatemque optandam magis quam sperandam quam minimam potuit, non quae potest esse, sed in qua ratio rerum ciuilium perspici posset, effecit. Ego autem, si modo consequi potero, rationibus eisdem quas ille uidit non in umbra et imagine duitatis sed in amplissima re publica enitar, ut cuiusque boni publici et mali causam tamquam uirgula uidear attingere. 149. II, 32, 56. 150. De re publica V, 1, 2 : Nostra uero aetas, cum rem publicam sicut picturam accepisset egregiam, sed iam euanescentem uetustate, non modo eam coloribus isdem qui­ bus fuerat renouare neclexit, sed ne id quidem curauit ut formam saltem eius et extrema tanquam liniamenta seruaret.

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qu’utilise Platon, Cicéron suggère que le rôle des générations futures est de conserver et de maintenir le système politique légué par les anciens. Il indique en même temps la fragilité de cette organisation équili­ brée : elle est sujette à se corrompre et à disparaître. Cette attitude n’est pas surprenante : en admettant que les lois peuvent s’inscrire dans le temps, progresser et se perfectionner, Cicéron est aussi forcé d ’admettre que l’action du temps peut être moins heureuse, en un mot, que les lois peuvent évoluer dans un sens défavorable et régresser. S’il peut y avoir de bonnes lois et de bonnes constitutions, il y a aussi de mauvaises lois. Cicéron ne s’est pas privé de le souligner : songeons aux critiques qu’il adressait aux lois civiles dans le De legibus151. Toutes ne se modèlent pas sur la nature et ne sont pas forcément salutaires : elles peuvent être le produit des circonstances, elles peuvent être dangereu­ ses152. Si de sages institutions peuvent communiquer l’immortalité aux cités, il est vraisemblable que des mesures dangereuses ont l’effet inverse153. Il y a aussi une corruption des lois : elle est due assurément à l’ignorance de ceux qui la font, parce qu’ils se laissent guider par leurs passions. Plus généralement elle n ’est qu’un aspect de la deprauatio consuetudinis, pour reprendre une formule chère à Cicéron154. Si la coutume est bonne lorsqu’elle est issue de la nature, elle est sujette à se corrompre : elle fait ainsi oublier l’unité et la parenté de la race humaine ; elle tolère la fraude et la dissimulation dans la vente d’immeubles ; et il est vraisemblable que les lois sont entraînées dans cette corruption ainsi que les mœurs. Cicéron n’a donc pas dissimulé que les lois, loin de permettre un progrès dans la constitution, pou­ vaient être l’instrument de sa décadence. Mais ni l’optimisme ni le pessimisme de Cicéron ne sont absolus : il n’ignore pas que l’équilibre d ’une cité est fragile et sujet à se corrom­ pre, mais de bonnes lois peuvent le restaurer. Les hommes politiques peuvent intervenir dans l’évolution des États qui n ’est pas seulement le produit de la natura155 : un tel principe suppose assurément qu’ils soient capables d’apprécier les conséquences de leurs actes, qu’ils connaissent les véritables fondements du droit, en un mot, qu’ils possèdent cette

151. Voir chapitre IV, p. 245-9. 152. De legibus II, 5, 11 : Quae sunt autem uarie et ad tempus descriptae populis fauore magis quam re legum momen tenent ; Ibid. : E x quo intelligi par est eos qui perni­ ciosa et iniusta populis iussa descripserint (...) quiduis potius tulisse quam leges... cf. II, 5, 13. 153. De re publica III, 23, 34 (Ziegler) : debet enim constituta sic esse ciuitas ut aeterna sit. Itaque nullus interitus est rei publicae naturalis. 154. De legibus I, 10, 29 : elle fait oublier la ressemblance qui existe entre les hom­ mes ; De officiis III, 17, 69 à propos du silence ou du mensonge du vendeur : Hoc quam­ quam uideo propter deprauationem consuetudinis neque more turpe haberi neque aut lege sanciri aut iure ciuili, tamen naturae lege sanctum. 155. Voir L. P e r e l l i , N atura e ratio nel II libro dei De republica Ciceroniano, R.F.I.C. 100, 1972, p. 295-311.

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sagesse politique dont le De re publica nous montre l’importance156. Dès lors l’équilibre de la cité peut être maintenu, les lois peuvent rem­ plir leur mission, et le temps reçoit à nouveau un rôle créateur. Le sentiment de la continuité de la cité, le rôle créateur du temps n’apparaissent pas uniquement dans l’œuvre de Cicéron. Tite-Live en a la même conscience ; l’historien nous propose d’abord une réflexion sur le changement des lois, le rôle de l’habitude qui rend le changement néfaste, l’importance du temps. Elle s’inspire des thèmes développés par la philosophie, dont il n’ignorait visiblement rien. La valeur de la durée et de l’expérience ne lui ont pas non plus échappé. En effet, le temps est selon lui, le correcteur des lois157. Il applique même cette interpréta­ tion à l’élaboration des XII Tables : c’est seulement après la rédaction des premières tables que l’on découvre leurs lacunes158, aussi faut-il élire un second collège décemviral qui complétera la législation. Tite-Live suggère par là que la durée et l’expérience peuvent révéler les lacunes des lois et que la collaboration de plusieurs personnes en permet le pro­ grès. Nous constatons ainsi qu’il connaissait sans doute la réflexion de Platon sur ce point : il n’y a là rien d’étonnant, vu la connaissance de la philosophie dont il fait preuve ailleurs. L’historien n’est pas moins sensible aux progrès de la cité ; au début du livre II, il remarque que « les rois ont exercé le pouvoir de manière à mériter d’être tous considérés comme les fondateurs de la cité159 ». Il entend ainsi souligner qu’il y a eu une action continue de la royauté ; les différents rois ont apporté successivement des améliorations nouvel­ les : Romulus donne des institutions à la cité, Numa lui donne ensuite des lois, par exemple160. L’interprétation de Tite-Live est par là toute proche de l’interprétation donnée par Cicéron dans le De re publica. Elle ne se manifeste pas moins nettement dans le récit ; l’historien met en lumière la naissance progressive des institutions et des usages, l’apparition de nouvelles lois ou de nouvelles magistratures ou la lente maturation qui a permis au peuple romain d’être prêt à goûter à la liberté, au moment de l’expulsion des rois161. Tite-Live interprète donc l’histoire romaine comme Cicéron : c’est une lente conquête de Péquili156. P. G r i m a l , Contingence historique et rationalité de la loi dans la pensée cicéronienne, Ciceroniana , 3, 1978, p. 175-182. 157. XLV, 32, 7. 158. Ill, 34, 7. Cette justification originale du second décemvirat ne figure pas ail­ leurs, c’est sans doute une interprétation de l’historien. 159. II, 1, 2 : N am p rio res (scii. reges) ita regnarunt ut h au d im m erito om n es dein­ ceps con ditores p a rtiu m certe u rbis... num erentur. Sur ce passage et pour tout ce qui suit voir J.T. L u c e , L iv y, The co m position o f h is h isto ry , p. 244 et suiv. 160. I, 19, 1 : Vrbem nouam con ditam u i et arm is, iure eam et legibusque ac m oribus de integro condere p a ra t. Néanmois la cité possédait des règles de droit avant le règne de ce souverain ; l’opposition entre Romulus et Numa n’est donc pas aussi importante que le pense R. V e r d i e r , Le mythe de Genèse du droit dans la Rome légendaire, RHR, 187-188, 1975, p. 3-25. 161. II, 1, 4-6.

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bre. Ce progrès doit-il avoir une fin ? Cicéron l’arrêtait, une fois atteint un certain équilibre, et en montrait la fragilité, mais Tite-Live, au con­ traire, ne paraît pas lui assigner de limites précises ; il semble faire siens les propos de Canuleius : « Comment douter que dans une ville fondée pour l’éternité, grandissant pour atteindre une taille immense, il ne faille instituer de nouvelles magistratures, de nouveaux sacerdoces, de nouvelles dispositions dans le droit des familles et des hommes162 ? » L’histoire de Rome devient ainsi une évolution continue et les lois doi­ vent s’adapter à cette évolution mais elle n’est pas sans limites ; l’histo­ rien souligne dans sa préface que Rome est accablée par sa propre gran­ deur163. Il faut ainsi trouver un point d’équilibre. Les rapports de la loi et du temps paraissent donc s’exprimer en une question unique : celle des circonstances ; elle revient à dominer ce que la loi ne maîtrise pas en proposant des solutions diverses : l’une consiste à nier le temps soit en refusant le nom de lois aux mesures liées aux cir­ constances, soit en rendant les lois immuables, l’autre à l’utiliser en montrant qu’il permet de faire progresser la législation et qu’il constitue ainsi une épreuve fructueuse. La variété de ces choix prouve ainsi que les écrivains romains ont consacré au temps une part notable de leur réflexion. Il est en définitive conçu comme créateur ; la méditation sur les lois ne constitue donc pas un cas isolé ; elle retrouve les grands thè­ mes de la pensée antique164 puique telle est en somme la conception des anciens. Enfin, ces problèmes permettent de s’interroger sur l’équilibre de la cité et l’autorité des lois. Sur un tel sujet, l’apport de la philosophie n’est pas négligeable ; les écrivains romains puisent profondément dans la pensée aristotélicienne et surtout platonicienne pour en dégager les éléments les plus originaux, notamment en ce qui concerne le progrès des lois. En revanche, l’apport du stoïcisme est négligeable, pour ne pas dire inexistant ; il est vrai que les stoïciens se sont surtout attachés au présent ; leur exigence se résume à faire à chaque instant ce qu’on doit faire165, à obéir à l’impératif du présent. Ils refusent ainsi de tenir compte de la durée, et la perfection n’est pas, selon eux, « solidaire du temps qui s’écoule166 ». Cette réflexion qui porte essentiellement sur le présent ne saurait donc être appliquée à la loi de la cité, qui par définition, tient compte de l’avenir et cherche à l’utiliser. Aussi n’est-il pas surprenant qu’aucun écho stoïcien n’apparaisse chez nos auteurs ; leur réflexion s’appuie sur

162. IV, 4, 4 : Quis dubitat quin in aeternum urbe condita et in im m ensum crescente, noua imperia, sacerdotia, iura gentium hom inum que instituantur ? 163. Praef. 4 : Quae ab exiguis profecta initiis eo creuerit ut iam magnitudine laboret sua. 164. A. M i c h e l , Quelques aspects de la conception philosophique du temps à Rome : l’expérience vécue, R .E .L ., 1979, p. 323-339. 165. V. G o l d s c h m i d t , Le systèm e stoïcien et l'idée de temps, Vrin, 1953, p. 168. 166. Ibid., p. 202.

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des philosophes qui se sont intéressés à la durée et au problème de la loi dans la cité. La question du temps ne se pose pas avec la même acuité chez nos auteurs : Cicéron ne le néglige pas, mais y introduit les limites que nous avons vues, car il s’attache surtout à des lois immuables. Salluste ne la pose pas très nettement et s’occupe plus généralement du progrès et de la décadence167. En revanche, la place qu’occupe le temps chez TiteLive mérite d’être soulignée ; il est en effet le seul à nous proposer une réflexion qui envisage tous les problèmes liés à la loi et au temps. Par là il se détache en quelque sorte des auteurs républicains pour annoncer les écrivains de l’Empire qui feront une large place à ces questions : les Nuits Attiques nous l’ont fait voir et l’œuvre de Tacite ne l’atteste pas moins. Avec la « restauration de la République » et les transformations que connaît l’Empire, le changement dans les lois devient une question importante. L’œuvre de Tite-Live nous révèle ainsi un historien profon­ dément attentif à ces problèmes et qui se préoccupe de l’autorité et de l’efficacité des lois.

167. M. R uch , L ’idée de croissance organique dans la pensée romaine, p. 833 et suiv.

CHAPITRE VI

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En étudiant le rôle du temps, nous avons suggéré que le changement des lois n’était pas l’unique moyen de les adapter aux circonstances : on peut également les interpréter. Cette question à laquelle nous allons nous attacher maintenant, constitue l’une des préoccupations majeures des écrivains, à la fin de la République. Elle figure dans les écrits rhéto­ riques et philosophiques de Cicéron comme chez les juristes et les histo­ riens romains. La place importante que nos auteurs ont donnée à l’interprétation n’est pas surprenante : celle-ci ne se réduit pas à un débat mineur qui consisterait à mettre en lumière les lacunes ou l’obscu­ rité de certaines mesures et à y remédier. L’interprétation est liée à une question fondamentale qui tient à là nature de la loi : comment adapter un texte qui s’exprime en termes généraux à l’infinie diversité des cas particuliers1 ? Parfois le passage du général au particulier se fait sans difficultés, parfois la solution commune aboutit à des conséquences absurdes ou iniques. Il faut alors interpréter la loi2, en examiner l’esprit, et non la lettre, comme l’ont souligné les écrivains romains qui se sont longuement attachés à ce conflit. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de rhétorique : l’interprétation des lois est commandée par une exigence de justice et fait intervenir l’équité qui va plus loin que la justice légale3 et tient compte des cas particuliers. Toutes ces questions sont présentes chez les écrivains romains ; les analyses de J. Stroux4 ont depuis longtemps mis en lumière ce que la réflexion romaine doit à la rhétorique et surtout à la philosophie grec­ ques ; d’autres travaux les ont précisées. Ils nous permettent de mesurer en détail l’influence profonde de la philosophie grecque que nous avons

1. H. B a t t i f o l , Questions de l’interprétation juridique, L *interprétation dan s le d ro it , Archives de Philosophie du Droit, 17, 1972, p. 9-27. 2. Sur cette question et les différents problèmes qu’elle pose, voir le volume 17 des A rchives d e P h ilo so p h ie du D ro it : L’interprétation dans le droit (1972). 3. Sur la notion d’équité, voir les différents travaux de Ch. P e r e l m a n : Justice et rai­ so n , Bruxelles, 1963 ; D ro it , M orale e t P h ilo so p h ie , Paris, L.G .D .J., 2e éd., 1976. 4. J. S t r o u x , R öm isch e R ech tsw issen sch aft u n d R h etorik, Postdam, 1949.

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déjà soulignée sur d’autres points. Mais ils ne nous aident pas toujours à apprécier la part de la tradition romaine, l’originalité de la pensée cicéronienne, en un mot, tous les éléments qui rendent cette question singulièrement complexe.

A. LES LIMITES DE LA LETTRE L’importance que revêt l’interprétation des lois à la fin de la Répu­ blique n’est pas surprenante : ce n’est pas en effet une découverte qui se fait brusquement à cette époque, mais c’est le résultat d ’une longue évolution. Très tôt, le conflit entre la lettre et l’esprit a une place indé­ niable, même s’il n’est pas encore formulé en ces termes ; très tôt, il a été nécessaire d’interpréter le droit. 7. La tradition romaine d 9interprétation des lois Tel que nous le connaissons, le droit romain archaïque est un droit formaliste : les actes juridiques sont liés à des formes précises, des for­ mules déterminées5. Toute modification dans les gestes rituels, dans les uerba qu’il faut prononcer entraîne la nullité de la procédure et la perte du procès67. Un exemple classique cité par Gaius le fait bien voir : un citoyen romain qui avait vu ses vignes coupées par son voisin, intenta contre lui une action de uitibus succisis. Mais l’action fut rejetée par le magistrat car elle n’était pas exprimée dans les termes qui convenaient : il fallait en effet intenter une action de arboribus succisis1. Cet exemple nous permet de mesurer le formalisme de ce droit : il s’attache unique­ ment aux uerba et un acte est conforme au droit s’il les respecte. Gaius nous en fait sentir les limites lui-même. Il nous explique que les actions de la loi furent peu à peu détestées à cause de leur rigueur excessive89: un plaideur perd un procès (qu’il n’aurait jamais dû perdre) faute d’avoir utilisé le terme convenable. L’exemple des leges imperfectae9 nous a en outre montré que des actes passés dans les formes requises 5. F. S c h u l z , History o f Rom an Legal Science, p. 25-29. 6. J. G a u d e m e t , Institutions de ΓA ntiquité, p. 403. 7. Gaius IV, 11 : Unde eum qui de uitibus succisis ita egisset ut in actione uites nom i­ naret, responsum est rem perdidisse quia debuisset arbores nominare eo quod lex X II Tabularum ex qua de uitibus succisis competeret actio, generaliter de arboribus succi­ sis nominatur. 8. IV, 30 : Sed istae omnes actiones paulatim in odium uenerunt. N am que ex nimia subtilitate ueterum qui tunc iura condiderunt eo res perducta est ut uel qui minimum errasset litem perderet. 9. Voir chapitre IV, p. 217-9.

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peuvent être valables même s’ils sont contraires à une loi. Un tel droit avait ainsi des limites évidentes et Ton comprend qu’il ait été remplacé par un système plus souple. Très tôt, il a été nécessaire d’interpréter un droit aussi strict. Dès l’époque archaïque, l’activité des prudents est importante. Elle est dou­ ble 10 : ils créent le droit formaliste dont nous avons parlé plus haut et en même temps ils l’interprètent avec liberté. Les formules strictes qu’ils établissent sont utilisées dans bien des domaines, adaptées à des fins pour lesquelles elles n’étaient pas prévues. L’un des exemples les plus nets en ce domaine est celui de l’adoption. Une disposition des XII Tables prévoyait : « Si un père vend trois fois son fils, celui-ci sera libéré de la puissance paternelle11. » A partir de cette loi s’est dévelop­ pée une forme d’adoption différente de Vadrogatio (procédure réservée aux sui iuris). En effet, le père mancipait trois fois son fils à un tiers ; après les deux premières mancipations, l’enfant est affranchi par son acquéreur et retombe aussitôt sous la puissance paternelle. Après la troisième, le père adoptif revendiquait l’enfant comme son fils12. La disposition décemvirale, qui avait initialement pour but de protéger le fils, a donc été employée dans un tout autre sens et pour une tout autre fin que sa destination première. Ellle constitue ainsi l’un de ces actes modelés sur un autre, selon la terminologie de Rabel13, dont il existe d’autres exemples, telle Vin iure cessio. Nous découvrons ainsi une interprétation originale : elle consiste assurément à observer les for­ mes de la loi mais à les faire servir à des actes nouveaux, sans rapport avec la portée initiale de la disposition. Les uerba sont bien respectés, mais sont utilisés pour autre chose. De tels exemples nous montrent clairement comme l’interprétation des lois a pu prendre une si grande place dans la Rome républicaine ; l’opposition de la lettre et de l’esprit n’est assurément pas analysée clai­ rement comme elle le sera au temps de Cicéron. Mais c’est bien cette question qui apparaît ici. Et, à la fin de la République, juristes et écri­ vains n’ignoreront pas que certains actes peuvent respecter la loi dans sa forme sans le faire dans son esprit. Les formules concises et générales des XII Tables ne servirent pas seulement à l’établissement de nouveaux actes, il fut également néces­ saire de les interpréter, c’est-à-dire de les appliquer à des cas particu­ liers. Ce rôle fut d’abord réservé aux jurisconsultes : les premiers que

10. F. S c h u l z , R o m an L egal Science ; sur l’activité des juristes voir également M. B r e t o n e , Tecniche e idéologie d e i giu risti R o m a n i et A. W a ts o n , L a w -M akin g in the later R om an R ep u b lic. L’article de F. S e r r a o , In terpretatio in C lassi, p a r titi e legge nella repubblica rom ana est peu éclairant. 11. Table IV, 2 b : Si p a te r filiu m ter uenum du it, filiu s a p a tr e lib er esto. 12. Pour le détail de la procédure, voir Gaius I, 134. 13. E. R a b e l, Die Nachgeformte Rechtsgeschäfte, Z .S .S . , 27, 1906, ρ. 290-335 ; 28, 1907, ρ. 311-378.

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nous connaissons laissèrent des commentaires des XII Tables, en inter­ prétèrent les dispositions, fondant ainsi ce ius ciuile qui, selon Pompo­ nius, consistait seulement dans l’interprétation des prudents14. Mais l’utilisation de la loi dans la pratique, son adaptation à des cas et à des domaines qui n’étaient pas prévus par elle à l’origine furent l’œuvre du préteur : au départ, son activité fut liée aux problèmes que posait l’application du droit romain aux pérégrins. Et l’on voit peu à peu se développer (vers le IIe siècle, semble-t-il) l’édit que le préteur publie chaque année au moment de son entrée en charge et où il promet d’accorder une action dans certains cas non prévus par la loi. Le « droit prétorien » acquiert par là une importance considérable : ce magistrat crée un droit nouveau. Il complète la loi en étendant ses dis­ positions, en comblant les lacunes du droit, en corrigeant ses disposi­ tions car il propose des solutions nouvelles, parfois contraires à celles du droit civil. Le ius ciuile, par exemple, reconnaissait qu’un acte juri­ dique passé dans les formes requises était valable quelles que fussent les circonstances qui lui avaient donné naissance ; il ignorait qu’il pût y avoir violence ou contrainte. Coactus uoluit sed tamen uoluit, dit une règle du droit romain15. Le préteur, lui, tient compte des cas particu­ liers et des circonstances ; il reconnaît que la contrainte ôte toute valeur à un acte, pourtant passé dans les formes : « Je ne ratifierai pas les actes faits par peur ou sous la contrainte1617. » C’est précisément à la fin de la République que se développent les actions quod ui, quod metus11. Le préteur corrige ainsi les lacunes de la loi en tenant compte des cir­ constances ; en même temps le développement de la procédure formu­ laire permet au demandeur de faire valoir ses droits d’une façon moins formelle. Dans cette nouvelle procédure, le juge reçoit un pouvoir nouveau : il doit souvent interpréter tel acte, vérifier la réalité de certains faits, les apprécier ou encore estimer certains biens. Ce rôle est lié à l’apparition d’actions nouvelles ; elles sont dites in factum parce qu’il s’agit d’éva­ luer les faits. La mission du juge est fixée dans la condemnatio (la par­ tie de la formule qui précise ses pouvoirs) : il doit estimer certains faits, tenir compte de la bonne foi et fixer la condamnation en vertu de ces faits ; il condamne quantum aequum et bonum uidebitur, quantum aequum uidebitur18. Nous connaissons de telles actions : il s’agit par exemple de Y actio rei uxoriae qui, en cas de divorce, permettait à la 14. Digeste I. 2. 2. 39 ; pour la définition du ius ciuile voir ib id . 5 : le ius ciuile est le ius quod sine scripto uenit compositum a prudentibus et § 12 : sine scripto in sola pru­ dentium interpretatione consistit. Sur ce passage voir M. Bretone, op.cit., p. 127-130. 15. Digeste IV, 2, 21, 5. 16. Digeste IV, 2, 1 : Quod metus causa gestum erit ratum non habebo. 17. La form ula Octauiana date de 71 av. J.-C. Voir Kaser, Röm . Privatrecht, I, p. 244 ; cf A. Watson Law-Making... p. 34 et Labruna, Vim fieri uetot Milan, 1971. 18. Pour les différentes actions dans lesquelles cette formule apparaît, voir F. Pringsh e i m , Bonum et aequum, Z .S .S .., 52, 1932, p. 78-155.

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femme de récupérer ses biens. Le mari doit en effet restituer sa dot à la femme mais le juge évalue en fonction de 1'aequum et bonum les res­ trictions que Ton peut apporter à ce principe. Il permet ainsi de corri­ ger ce que le droit strict peut avoir de trop rigoureux ou d’excessif19. De même lorsqu’il s’agit d’estimer un dommage, la violation d’une sépulture, le juge en évalue l’importance et prononce ensuite une con­ damnation conforme au bonum et à Vaequum20 ; il ne s’en tient pas à une règle stricte fixée par la loi, mais la corrige et la modifie. V aequum et bonum est le principe relatif qui le guide. Le sens de cette expression n’est pas très facile à déterminer ; elle apparaît sous des for­ mes diverses : aequum et bonum, bonum et aequum (qui est peut-être la formulation la plus ancienne)21, et même melius et aequius dans Yactio rei uxoriae. Il s’agit d’une justice qui ne s’en tient pas à une for­ mulation unique mais s’apprécie à l’aide de différents éléments : Ulpien nous précise que 1'aequum amène à tenir compte des circonstances, de la personne, de la bonne foi22. Il permet donc une évaluation qui varie selon les cas, mais qui doit rester juste et honnête : c’est ce qu’expri­ ment ensemble les deux notions à'aequum et de bonum qui se complè­ tent l’une l’autre. On peut hésiter sur la valeur de Yaequum. Nous avons vu que ce terme pouvait désigner l’égalité c’est-à-dire un principe strict mais la notion de bonum s’y ajoute et l’infléchit dans le sens de la justice2324. L’apparition d’une telle formule dans le droit est malaisée à préciser : nous connaissons mal la date à laquelle sont créées ces diffé­ rentes actions ; Yactio rei uxoriae paraît être la plus ancienne et daterait de la fin du IIIe siècle ou du début du IIe24. C’est donc vers cette épo­ que que se développe l’idée d’une justice qui ne s’identifie pas seule­ ment avec le droit strict mais le corrige. Le théâtre latin nous aide à confirmer cette hypothèse : l’expression bonum et aequum est loin d’être inconnue de Plaute ou de Térence et ils opposent l’un et l’autre le ius et Γaequum25, comme nous le verrons plus loin. 19. L 'edictum d e f e r is des édiles curules (D igeste XXI, 1, 40, 1) se référait peut-être aussi à ce principe. Cf. A. W a t s o n , L a w -m a k in g ... p. 85. 20. C’est r a d i o iniuriarum aestim atoria et r a d i o d e sepulchro u iolato (D igeste XLVII, 12, 3). 21. Comme le suggère F. P rin g s h e im , art. cit. 22. D igeste XI, 7, 14, 6 : A equ u m autem accipitu r ex dign itate eius q u i fu n era tu s est ex causa , ex tem p o re , ex b on a f i d e ... 23. Sur la notion de ius aequ u m , voir p. 50. Il nous paraît difficile de croire avec G. C iu le i, L 'éq u ité chez C icéron , Amsterdam, 1972 — qui reprend ainsi une interprétation de G. P e r o z z i, (Istitu zion i d i d iritto ro m a n o , Rome, 1928) — que bonu m se réduise à l’utilité, ce qui serait en contradiction avec la notion d 'aequum . F. P rin g s h e im (art. cit.) voit dans ces formules une transposition de la notion grecque de χάλον xai Slxgllov . Mais ces expressions tardives, et au demeurant assez rares, ne nous paraissent pas susceptibles d ’avoir exercé une influence (cf. M. K a s e r , D a s röm ische P rivatrech t , p. 194 qui en sou­ ligne l’origine romaine). 24. Telle est l’interprétation de A. W a t s o n , R om an p riv a te L aw arou n d 200 B.C., Edimbourg, 1971, p. 26-27. Il reconnaît toutefois qu’une date plus basse est possible, mais dans L a w -m a k in g ... (p. 43) il se fait plus affirmatif. 25. Curculio 6 4 : ...N e q u e quicquam qu eo / aequi boniqu e ab eo im p e tra re ;

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L’interprétation des lois n’est donc pas une question que les Romains découvrent soudainement à la fin de la République. Il existe dans ce domaine une tradition dont l’importance est loin d’être négli­ geable. Elle nous révèle d ’abord que l’interprétation des lois est fort ancienne ; il n’est donc pas surprenant que les écrivains romains aient été sensibles à l’opposition entre l’esprit et la lettre de la loi. Nous voyons ensuite que la notion d ’un juste qui n’est pas le juste légal est répandue dans la pratique du droit. Ces données se retrouvent chez les écrivains romains ; elles sont toutefois présentées dans le cadre d’une réflexion approfondie qui précise les notions d ’aequum et d'aequitas.

2. Le respect de la lettre A la fin de la République l’interprétation des lois tient une large place dans les préoccupations des écrivains et des juristes : la Rhétori­ que à Herennius et surtout le De inuentione décrivent longuement les controverses portant sur l’écrit (c’est-à-dire le texte de la loi) ; ce traité en définit les différentes catégories (ambiguïté, opposition entre la lettre et l’esprit, lois contradictoires, raisonnement, définition26) et nous expli­ que les arguments que l’on peut utiliser. Ces controverses faisaient par­ tie d’une tradition qui proposait tout un système d’arguments, toute une topique dont la trace se retrouve dans les traités de rhétorique de Cicé­ ron. C’est dire l’importance de ces débats. Ils figurent dans les discours de Cicéron ou dans ses écrits philosophiques27. Mais leur écho se ren­ contre aussi chez les auteurs latins ; en particulier l’œuvre de Tite-Live le fait bien voir. En 351, lorsque deux consuls patriciens sont élus (mal­ gré les lois liciniennes) les tribuns s’opposent à cette élection et l’interroi Fabius répond en citant la disposition des XII Tables : quodcumque populus postremum iussisset, ius ratumque esse ; iussa populi et suffra­ gia esse2*. Il s’agit avant tout d’une discussion politique mais l’interroi Fabius en fait aussi une question d’interprétation de la loi : on discute sur la définition et en quelque sorte l’extension du concept de iussum populi puisque l’interroi affirme qu’il englobe aussi les élections. De même, en 311, il s’agit de lois contradictoires : Appius Claudius, alors Menaechmi 580 : qui neque leges neque aequom bonum usquam colunt ; Mostellaria 682 : Bonom aequomque oras ; cf. Persa 399, Sticus 423, 559, 726, Trinummus 97 ; Andria 901, Phormion 450, 637 ; Heautontimoroumenos 642 : qui neque ius bonum atque aequom sciunt. L’expression bonum et aequum est sûrement fort ancienne : on la trouve déjà dans un fragment d’une tragédie d ’Ennius : Hectoris Lytra (Fgt X IX, Vahlen) : Melius est uirtute ius : nam saepe uirtutem mali Nanciscuntur : ius atque aequum se a malis spernit procul. 26. De inuentione II, 40 et suiv. 27. Voir A. M i c h e l , Rhétorique et Philosophie chez Cicéron, p . 464-485. 28. VII, 17, 12 ; voir le commentaire de ce passage dans le chapitre II, p. 96.

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censeur, refuse de respecter la loi Aemilia qui l’obligeait à mettre fin à ses fonctions au bout de dix huit mois et veut rester en fonction pen­ dant cinq ans, conformément à la « loi fondatrice » de la censure29. On est donc en présence de deux lois contradictoires. Ce cas est sans doute moins frappant que les exemples cités par Cicéron : un tyran est tué par son fils : faut-il le punir comme parricide ou P honorer comme tyranni­ cide30 ? La question posée par Tite-Live est de moindre envergure : les deux lois portent sur le même domaine et la solution est facile à trou­ ver ; le tribun P. Sempronius répond en soulignant que la loi la plus récente doit l’emporter et c’est bien ce qu’affirmait déjà Cicéron31. Nous retrouvons par conséquent l’écho des débats de rhétorique chez Tite-Live, même s’ils n’ont pas la place qu’ils tiennent chez Cicéron, ni la même complexité32. Mais la question la plus importante demeure celle de la controverse entre la lettre et l’esprit : scriptum et sententia. Cicéron s’y attache lon­ guement en nous montrant dans le De inuentione comment on peut défendre l’une ou l’autre : une telle controverse est en effet spéciale­ ment importante parce qu’il s’agit de savoir comment appliquer une formule abstraite à un cas particulier. On souligne d’ordinaire l’importance que revêt une interprétation qui tient compte de l’esprit de la loi ; notre propos n’est pas d’en nier la portée ; nous voudrions toutefois montrer que l’interprétation qui s’appuie sur les uerba n’a pas été oubliée ; Cicéron lui-même l’a défen­ due dans le Pro Cluentio. Aulus Cluentius Habitus, son client, était en effet accusé par C. Oppianicus d’avoir empoisonné le père de ce der­ nier, qui se trouvait être l’époux de la mère de Cluentius. Le fondement de cette accusation était la lex Cornelia de sicariis et ueneficiis. Or, elle ne visait que les sénateurs et Cluentius appartenait à l’ordre équestre. Cicéron s’appuie sur cette loi, malgré Cluentius qui lui avait demandé de ne pas utiliser Vexceptio legis33. L’orateur rappelle qu’il faut s’en tenir à la lettre, d’où l’éloge des lois que nous trouvons dans ce dis­ cours, d’où la longue analyse de la loi à laquelle se livre Cicéron, d’où sa conclusion : « Ne nous écartons pas des lois34. » Il ne s’en tient pas là et montre que son interprétation est juste. On peut certes regretter, comme le fait l’avocat de la partie adverse, que tous ne tombent pas 29. IX, 34, voir le commentaire de ce passage dans les chapitres II et III, p. 96 et 165. 30. De inuentione II, 49, 144. 31. De inuentione II, 49, 145 : on examine utra lex posterius lata sit ; nam postrema quaeque grauissima. 32. P. Kollatz (Vis ac potestas legis. Ein Beitrag zu Auslegungsfragen untersucht am juristischen und nichtsjuristischen Quellen bis Celsus, Diss. Francfort, 1963, p. 44-64) sug­ gère d’ailleurs que l’historien se défie d ’une interprétation trop subtile. 33. Pro Cluentio 52, 144 : A tque ille m e orare atque obsecrare coepit ut ne sese lege defenderem. 34. 57, 155.

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sous le coup des mêmes lois mais « il est injuste quand on a négligé l’éclat des honneurs qu’on soit tout à la fois privé des faveurs du peu­ ple et exposé aux dangers d’une juridiction nouvelle35 ». L’argumenta­ tion de l’orateur consiste donc à défendre la lettre parce que c’est pour lui une interprétation juste ; il refuse toute extension de la loi. Il impli­ que par là qu’elle exprime clairement ce qu’elle doit exprimer, sans refuser de préciser les évidences : « Même si c’est clair, la loi elle-même nous l’indique cependant36. » Et lorsqu’il faut désigner tout le monde, elle emploie le relatif qui : « Tous les hommes, toutes les femmes, tous ceux de naissance libre, tous les esclaves sont appelés à comparaître37. » Si l’auteur de la loi avait voulu énoncer une exception, il l’aurait fait. Cicéron applique ici à l’analyse de la lex Cornelia les arguments qu’il proposait dans le De inuentione : « Si le législateur avait voulu intro­ duire une exception, il l’aurait fait » ; et de même, il avait souligné qu’il est utile quand on défend la lettre, de montrer que ce respect est conforme à la justice38. En défendant la lettre, Cicéron implique par là que tout législateur exprime clairement sa volonté. Il se réfère ainsi à une image idéale du législateur : il veut la justice et fait connaître sa pensée et ses intentions sans la moindre obscurité. Le même souci de clarté se manifeste dans les lois de la fin de la République (et en ce sens, Cicéron n’ignore pas les exigences de son temps). Nous avons déjà eu l’occasion d’en étudier le style en montrant ce qui les sépare de la concision des XII Tables39. Elles révèlent en effet combien le législateur a voulu être précis. Lors­ que la loi s’adresse également aux hommes et aux femmes, le rédacteur l’indique en utilisant à la fois un terme masculin ou féminin : seruus seruaue par exemple40. Ainsi s’expliquent les longues énumérations des lois républicaines ; la loi doit réglementer à la fois le présent et le futur et elle le précise en évoquant par exemple « le préteur qui est mainte­ nant en fonction et celui qui le sera ensuite41 ». Elle cherche également 35. 56, 154 : Iniquum esse eos qui honorum ornamenta propter periculorum m ultitu­ dinem praemisissent populi beneficiis esse priuatos, iudiciorum nouorum periculis non carere. 36. 54, 148 : Etsi est apertum, tamen lex nos docet. Sur 1*argum entation de Cicéron dans ce passage et, d ’une manière générale, sur les problèmes d ’interprétation des lois, voir B. Vonglis, Sententia legis, Recherches sur Γinterprétât ion de la loi dans la jurispru­ dence classique et la rhétorique, Paris, Sirey, 1967. 37. Ibid. : Vbi enim omnis mortalis adligat, ita loquitur : 'Qui uenenum malum fecit fecerit\ O mnes uiri, mulieres, liberi, serui in iudicium uocantur. 38. De inuentione II, 130 : scriptori neque ingenium neque operam, neque ullam facultatem defuisse quo minus aperte posset perscribere id quod cogitaret ; non fuisse ei graue nec difficile eam causam excipere quam aduersarii proferant si quicquam excipien­ dum putasset.D e inuentione II, 135, 137. 39. Voir chapitre 111, p. 166. 40. Digeste, IX, 2, 2 pr. : Lege A quilia prim o capite cauetur : 'ut qui seruum sem amue alienum alienamue...* Pour d ’autres exemples voir Vonglis, op. c i t p. 61 et suiv. 41. L ex Plaetoria de iurisdictione : Praetor urbanus qui nunc est quique posthac fu a t. Cf. Table d ’Héraclée 1. 24.

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à envisager toutes les situations possibles et le fait à l’aide d’une série de termes presque synonymes ; la table d’Héraclée interdit « qu’on donne du blé, qu’on ordonne d’en donner, ou qu’on permette d’en donner42 ». Ce souci de précision poussé à l’extrême suggère que les rédacteurs ont voulu éviter toute interprétation restrictive ou extensive de ces lois. Une autre précaution témoignait du même désir ; elle con­ sistait à faire suivre les énumérations d’une formule suffisamment vague pour couvrir toute nouveauté, toute omission : la lex Antonia de Thermessibus établit une interdiction pour « les magistrats, les promagistrats et tous les autres43 ». Les auteurs des lois voulaient ainsi éviter que leur volonté fût négligée, que le texte fût interprété de façon trop lâche, trop éloignée de leur intention ; aussi ont-ils choisi le style minutieux qui est le leur et qui reflète une exigence de clarté, même si elle peut nous paraître paradoxale. 2. Les limites de la lettre Il n’est pas toujours possible toutefois de s’en tenir à la volonté du législateur clairement exprimée dans la loi. Il est sans doute très rare de trouver des formules très ambiguës ; et Cicéron dans le De inuentione est obligé de s’en tenir à des exemples fictifs : « Qu’une courtisane n’ait pas de couronne d’or ; si elle en a une, qu’elle soit publique44. » On discute pour savoir à quoi s’applique l’adjectif publica. De ces débats nous ne trouvons guère d’échos chez les écrivains romains, ce qui n’est pas surprenant, vu leur rareté. En revanche, les questions que pose l’utilisation du texte de la loi, ont directement retenu leur attention. Ils ont notamment souligné comment on pouvait respecter les uerba tout en tournant la loi. Les exemples ne manquent pas dans Tive-Live ; Licinius Stolo émancipe son fils pour pouvoir posséder 1 000 jugères — et non 500 comme l’ordonnait sa propre loi45. De même, l’historien nous indique le moyen qui avait été trouvé pour tourner les lois contre l’usure : elles ne visaient que les citoyens romains ; aussi les usuriers avaient-ils imaginé 42. Table d'Héraclée 1. 17-18 : nei quoi eorum... frum ento dato neue dare iubeto neue sinito. 43. Lex Antonia de Thermessibus Ch. II, 1. 6-9 : Nei quis magistratus proue magis­ tratu legatus neiue quis alius... 44. De inuentione II, 40, 118 : ...ut in hac lege — nihil enim prohibet fictam exempli loco ponere quo facilius res intellegatur— Meretrix coronam auream ne habeto ; si habue­ rit publica esto. La notion d ’ambiguïté est longuement analysée par B. Vonglis (p. 71 et suiv.) 45. VII, 16, 9 : Eodem anno C. Licinius Stolo a M. Popilio Laenate sua lege decem milibus aeris est damnatus quod mille iugerum agri cum filio possideret emancipandoque filio fraudem legi fecisset. Voir l’article de J. Bréjon, Quelques cas de fraude à la loi dans l’œuvre de Tite-Live, R .H .D ., 1948.

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une solution simple pour se livrer à l’usure en toute impunité : ils met­ taient les créances au nom des alliés46. C’est une manœuvre du même genre qui aboutit au vote de la lex Claudia de sociis, en 178 av. J.-C. Les alliés de nom latin pouvaient devenir citoyens romains en s’établis­ sant à Rome, à condition de laisser un fils dans leur cité d ’origine mais ils avaient trouvé comment tourner cette loi : ils mancipaient leur fils à des Romains, à condition que les enfants fussent affranchis, et les fils devenaient également citoyens romains47. Ces exemples nous montrent comment il est possible, tout en semblant respecter la loi, de la tourner en fait. Tite-Live utilise un terme précis pour désigner une telle con­ duite : fraus legis. A l’origine, cette expression désignait n’importe quelle violation de la loi48. Chez l’historien, elle a une signification bien moins vague ; notre auteur emploie ici un terme technique dont se ser­ vent également les juristes romains pour désigner une attitude semblable à celle que nous venons de voir. Paul précise en effet : « Celui qui fait ce que la loi interdit agit contrairement à la loi, mais il agit en fraude de la loi celui qui en respectant les termes de la loi, contrevient à son esprit49. » Ulpien nous propose une définition voisine, plus large peutêtre, puisqu’il s’agit, selon lui, de « faire ce que la loi n’a pas voulu voir se produire, mais qu’elle n ’a pas interdit50 ». Les exemples tirés de Tite-Live, comme les définitions des juristes, nous montrent que dans tous les cas une conduite qui respecte en apparence la loi pour mieux la tourner est qualifiée par les Romains de fraus. Nous ne possédons pas de définition républicaine de cette notion mais sa présence chez TiteLive laisse assurément penser qu’elle ne devait pas être inconnue à cette époque51. Elle ne l’est pas non plus de Cicéron. Le De officiis nous fait voir que le respect apparent du droit est loin d’être ce qu’il y a de plus juste. C’est en somme ce qu’exprime la célèbre formule que nous com­ menterons plus loin : summum ius, summa iniuria. Le respect de la lettre n ’implique donc pas forcément que la loi soit obéie : on peut tourner la loi tout en paraissant l’observer. De même 46. XXXV, 7, 2 : ...C um m ultis faenebribus legibus constricta auaritia esset uia fr a u ­ dis inita erat, ut in socios, qui non tenerentur iis legibus nomina transcriberent ; ita libero faenore obruebantur debitores. 47. X LI, 8, 9 : Genera fraudis duo mutandae uiritim duitatis inducta erant. L ex sociis nominis Latini, qui stirpem ex sese dom i relinquebant, dabat ut d u es R om ani fierent. Ea lege male utendo alii sociis, alii populo R om ano iniuriam faciebant. N am et ne stirpem dom i relinquissent liberos suos quibusquibus Romanis in eam condicionem ut m anumitte­ rentur mancipio dabant libertinique d u es essent... 48. H. K r u e g e r , M. K a s e r , Fraus, Z .S .S . 63, 1943, p. 117-174. Sur la notion de fra u s, voir également G. R o t o n d i , Gli in fro d e della legge, Turin, 1911 ; et J. B r e j o n , Fraus legis, Rennes, 1941, ainsi que les remarques de B. V o n g l i s p. 154-155. 49. Digeste I, 3, 29 : Contra legem fa c it qui id fa cit quod lex prohibet, in fraudem uero qui saluis uerbis legis sententiam eius circumuenit. 50. Digeste I, 3,30 : Fraus enim legi fit, ubi quod fieri noluit. Jieri autem non uetuit id fit. 51. Dans sa formulation, la définition du dolus malus ( Topiques 10, 40) en est toute proche.

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dans un procès, il est dangereux de vouloir établir une correspondance trop exacte entre les termes de la loi et l’acte qui tombe sous le coup de celle-ci. Les écrits de Cicéron révèlent clairement les insuffisances de la lettre de ce point de vue. Dans le Pro Caecina, il souligne par exemple, en s’opposant à l’avocat de la partie adverse, que suivre la lettre, c’est s’appuyer sur des interprétations trop subtiles du droit, que c’est le fait d’un chicaneur52. Cette critique rejoint en quelque sorte celle du Pro Murena où l’orateur accuse les juristes d’avoir, par la subtilité de leurs interprétations, compliqué et corrompu un droit qui en lui-même était clair53. A ses yeux, c’est paradoxalement son excès de subtilité qui rend l’interprétation selon les uerba condamnable. Nous avons déjà vu que l’on pouvait tourner la loi tout en respectant sa lettre. De même, on peut toujours nier en s’appuyant avec trop de précision sur un terme que telle loi ne s’applique pas dans tel cas. Le Pro Caecina nous permet de voir clairement ce qu’il faut entendre par là. L’édit du préteur, par exemple, parle de familia pour désigner l’ensemble des esclaves ; en pre­ nant ce terme dans son sens le plus précis, on niera que l’édit puisse être utilisé quand on ne possède qu’un seul esclave. De même, on peut se refuser à parler d’hommes armés s’ils se sont bornés à lancer des mottes de terre ou des pierres54. S’appuyer sur la lettre, c’est donc vou­ loir faire coïncider très exactement les faits et la loi, en donnant aux termes légaux leur signification la plus précise, en les définissant avec la plus grande rigueur. Le danger d’une telle attitude est bien vu par Cicé­ ron : il aboutit en fait à une injustice puisqu’un homme se voit privé de la protection de la loi, alors qu’il pouvait légitimement compter sur elle. Une telle interprétation revient par conséquent en quelque sorte à sup­ primer complètement le droit et la loi. Les limites de la lettre sont donc nettement soulignées par Cicéron ; un terme lui sert à désigner cette attitude : summo iure contendere et il l’assimile dans la même phrase à l’injustice55. Il préfère donc utiliser l’esprit plutôt que la lettre. Si le Pro Caecina nous aide à préciser ce qu’il faut entendre par l’interprétation ex uerbis, il nous permet égale­ ment de découvrir une expression chère à Cicéron et qui a fait couler beaucoup d’encre : summum ius. Elle se retrouve en effet dans le De 52. Pro Caecina 23, 65 : ...tum uociferantur ex aequo et bono, non ex callido uersutoque iure rem iudicari oportere ; scriptum sequi calumniatoris esse, bonique iudicis uoluntatem scriptoris auctoritatemque defendere 53. Pro Murena 12, 27 : Nam cum permulta praeclare legibus essent constituta, ea iure consultorum ingeniis pleraque corrupta ac deprauata sunt... in omni denique iure ciuili aequitatem reliquerunt, uerba ipsa tenuerunt. 54. Pro Caecina, 19, 55 : Neque dubium est quin si ad rem iudicandam uerbo duci­ mur, non re, fam iliam intelligamus quae constet ex seniis pluribus ; quin unus homo familia non sit. Ibid. 60 : Verba si ualent, si causae non ratione sed uocibus ponderantur me auctore dicito. Vinces profecto non fuisse armatos eos qui saxa iacerent quae de terra ipsi tollerent, non esse arma caespites neque glebas... 55. 23, 65 : Si contra uerbis et litteris, et, ut dici solet, summo iure contenditur, solent eius modi iniquitati aequi et boni nomen dignitatemque opponere.

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officiis où notre auteur écrit : « Il y a aussi souvent des injustices qui naissent d’une espèce de fraude et d ’une interprétation trop habile, mais déloyale du droit. C’est pourquoi la maxime bien connue summum ius summa iniuria est devenue un proverbe passé dans l’usage56. » Le sens de cette maxime a été maintes fois discuté : s’agit-il d’interprétation du droit, comme le pense J. Stroux, ou d’utilisation de la loi, comme le suggère K. Büchner ? Pour cet auteur, ce proverbe ne signifierait pas en effet que trop de précision dans l’interprétation des lois nuit au droit mais que nous devons parfois éviter d’utiliser les avantages que nous donne la loi pour respecter la justice57. Les exemples donnés par Cicé­ ron permettent de préciser sa pensée : il mentionne celui qui, après la conclusion d’une trêve de trente jours avec l’ennemi, ravageait son ter­ ritoire la nuit sous prétexte que l’on avait conclu une trêve pour les jours, et non pour les nuits58. Nous retrouvons donc ici l’attitude que nous analysions plus haut : elle consiste à s’appuyer exclusivement sur les termes d ’un texte, en donnant aux mots qu’il contient leur sens le plus précis. Cicéron parle donc d ’interprétation. Le Pro Caecina nous fournit en outre un argument décisif : tous les termes que contient ce passage (summum ius, calumnia, malitia) se retrouvent dans ce discours et servent à décrire l’argumentation qui s’appuie sur la lettre59. Et summo iure contendere y est présenté comme un équivalent de uerbis et litteris. Cicéron souligne par là les excès d’une interprétation trop sub­ tile qui prend les textes au pied de la lettre pour oublier leur significa­ tion véritable et nie le droit. Poussé à l’extrême, le respect du droit devient alors le comble de l’injustice. Il permet en effet de tourner la loi ou d’empêcher un citoyen de bénéficier de sa protection. Nous mesurons ainsi combien l’interprétation des lois est une ques­ tion importante. Il ne s’agit pas seulement d’une simple discussion sur des définitions, sur des lois obscures ou même sur leur signification. 56. D e officiis I, 10, 33 : Exsistunt etiam saepe iniuriae calumnia quadam et nimis callida sed malitiosa iuris interpretatione. E x quo illud ‘Sum m um ius sum m a iniuria* fa c ­ tum est iam tritum sermone prouerbium . C f Térence, Heautontimoroumenos 796 : sum­ m um ius saepe sum m a est malitia ; Columelle, De re rustica I, 7, 2 : sum m um ius antiqui summam putabant crucem. 57. J. Stroux Sum m um ius, in Römische Rechtswissenschaft und Rhetorik, Postdam 1949, p. 13 et suiv. ; K. Buechner Summum ius, summa iniuria, in Humanitas Romana Heidelberg, 1957, p. 80-105. Il existe de nombreux travaux sur cette maxime, H. Kornhardt. Summum ius, Hermes, 1953, p. 77-85 ; G. Eisser, Zur Bedeutung von « sum­ mum ius summa iniuria » im römischen Recht, in Sum m um ius, Tübinger Rechtswissens­ chaftliche A bh., Band 9, Tübingen, 1963, p. 1-21 ; M. Fuhrmann, Philologische Bemer­ kungen zur Sentenz ‘summum ius summa iniuria’ Studi Volterra, t. II, Milan, 1971, p. 53-81 ; A. Carcaterra s’attache, lui, à Térence : « ius sum m um saepe sum m ast mali­ tia », Studi Volterra, t. VI, Milan, 1971, p. 627-666 et conclut que sum m um ius désigne le droit des su m m i, en se référant aux conflits entre patriciens et plébéiens. 58. De officiis I, 10, 33 : Quo in genere etiam in re publica multa peccantur, ut ille qui, cum triginta dierum essent cum hoste indutiae factae, noctu populabatur agros, quo dierum essent pactae, non noctium indutiae. 59. Voir Pro Caecina 23, 65 (Cf. p. 313).

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L’interprétation des lois dépasse singulièrement ces débats et nous con­ duit à une question fondamentale : la justice. Or, cela revient en fait à méditer sur la loi elle-même et sa valeur, puisque la loi doit être juste et incarner la justice, comme nous l’a montré l’analyse des sources de droit.

B. L’ÉQUITÉ : UN CORRECTIF A LA LOI 7. Aequum et bonum et sententia legis Les abus qu’entraîne le respect de la lettre ont conduit les écrivains romains, et en particulier Cicéron, à choisir plutôt d’interpréter les tex­ tes selon leur esprit. A la différence de la précédente, une telle interpré­ tation permet d’éviter les injustices ; l’auteur du De re publica la ratta­ che en effet à une forme de justice dont nous allons tenter plus loin d’analyser le contenu avec précision : l’équité. Dès le De inuentione, notre auteur établit en effet une relation très étroite entre l’équité et l’interprétation qui se fonde sur l’esprit de la loi : « Il serait de la plus haute impudence que celui qui veut faire une démonstration contraire à la lettre, s’efforce de la faire sans s’appuyer sur l’équité60. » De même, il précise dans les Partitiones oratoriae : « On devra utiliser des exem­ ples où toute équité serait détruite si l’on suivait la lettre de la loi et non son esprit61. » Ailleurs, ce n’est pas la notion d"aequitas qui est liée à l’esprit des lois, mais celle d yaequum et bonum : le Pro Caecina le fait voir clairement62. Il ne semble pas toutefois y avoir de différence entre ces deux termes pour Cicéron : dans les Partitiones oratoriae, Vaequum et bonum se confond pratiquement avec l’équité63. Notre auteur retrouve ainsi une notion qu’utilisent les juristes, ses contempo­ rains, à une époque où, comme nous l’avons vu plus haut, on ne se 60. De inuentione II, 46, 136 : Nam summa impudentia sit eum qui contra quam scriptum sit aliquid probare uelit non aequitatis praesidio id facere conari. 61. Partitiones oratoriae 39, 136 : Deinde erit utendum exemplis in quibus omnis aequitas perturbetur, si uerbis legum ac non sententiis pareatur. 62. Pro Caecina 23, 65 : Si contra uerbis et litteris et, ut dici solet, summo iure con­ tenditur, solent eius modi iniquitati aequi et boni nomen opponere. 63. Partitiones oratoriae 37, 129 sq. L ’aequitas est l’une des divisions du droit, elle se divise en deux parties (§ 130) : Aequitatis autem uis est duplex cuius altera derecta ueri et iusti, et, ut dicitur, aequi et boni ratione defenditur... Sur les liens entre aequitas et aequum et bonum , voir par exemple G. Ciulei, L ’équité chez Cicéron, p. 33 et suiv., O. Robleda, L ’Aequitas en Cicero, Humanidades, II, 1950, F. Pringsheim, Bonum et aequum, Z.S.S., 1932, souligne à ce propos qu’il n’y a aucun rapport entre Vaequum et bonum que l’on peut trouver chez Cicéron et celui des juristes. Le lien entre ces deux notions nous paraît au contraire très clair, puisque dans les deux cas, il s’agit de ne pas s’en tenir au droit strict.

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réfère plus seulement au droit strict mais où Ton tient compte des cir­ constances. Toutefois Vaequum et bonum n’est pas seulement pour Cicéron un critère d’évaluation dans certains procès ; il le rattache à l’équité et, en un mot, à la justice. Il existe donc un lien étroit entre l’équité et l’interprétation ex sen­ tentia. Une telle interprétation est nécessaire lorsque le résultat d’une interprétation ex uerbis est manifestement absurde ou injuste, même si la loi est claire64. Le Pro Caecina, où l’équité constitue le fondement de l’argumentation cicéronienne65, nous permet de préciser ce qu’il faut entendre par sententia legis. L’avocat fait en effet appel à de nombreux exemples pour éclairer cette notion. Il évoque par exemple les servitudes de passage : dans le cas où un chemin est impraticable, elles permettent de faire passer le bétail par où l’on veut : « Faut-il entendre par ces mots qu’il est permis, si ce chemin impraticable se trouve dans le Brut­ tium, de faire, si l’on veut, passer les bêtes de somme dans le chemin de M. Scaurus à Tusculum66 ? » Il est évident que l’expression qua uolet se réfère à la propriété en question. Nous voyons ainsi se dessiner la notion de sententia legis ; il s’agit, non de s’appuyer sur un détail ou un seul terme, mais d’utiliser la loi tout entière pour en préciser le sens. A s’attacher à des mots isolés, on perd de vue la signification d’ensem­ ble et l’on aboutit à des absurdités : deiectus ne vaut que pour un lieu élevé ; Appius Claudius Caecus n ’aurait pu intenter une action contre le vendeur d ’un terrain, étant donné qu’elle commence par ces mots : « Puisque je t ’aperçois devant le tribunal » et qu’il était aveugle67 ! En défendant l’esprit de la loi, Cicéron se refuse donc à analyser subtile­ ment chacun de ses termes, il préfère l’utiliser dans son ensemble pour en découvrir la signification véritable, c’est-à-dire ce que la loi entend interdire ou protéger. Dans le cas du Pro Caecina l’édit a pour but d’empêcher qu’on soit expulsé de son domaine par violence ; telle en est 64. B. Vonglis , La lettre et l'esprit de la loi..., p. 122. 65. La plupart des auteurs reconnaissent dans le Pro Caecina un exemple du status scripti et uoluntatis. Cette interprétation a été toutefois discutée par U. Wesel, Zur M ethode der Interpretation von Gesetzen im römischen Recht, Diss. Sarrebrück, 1965 (et aussi par Yan-Patrick Thomas, Rhétorique et jurisprudence à Rome, Archives de Philoso­ phie du D roit, 1978, p. 93-115) : l’auteur y voit un exemple de définition ou au mieux de ratiocinatio. Il est vrai que, dans ce discours, l’argumentation joue un rôle important : Cicéron s’efforce en effet à l’aide de définitions et de raisonnements de mettre le scrip­ tum , dont il infléchit peut-être le sens, de son côté, suivant ainsi le précepte qu’il énonçait dans le De inuentione ; mais on voit que l’argumentation sert le dessein de Cicéron : défendre l’esprit de la loi ; sur le Pro Caecina et l’équité voir les remarques de Vonglis, op. cit. p. 130 et suiv. Sur les problèmes juridiques de ce discours, voir G. Nicosia, Studi sulla « deiectio », Milan, 1965 ; W. Stroh, Taxis und Taktik, Stuttgart, 1969. 66. Pro Caecina 19, 54 : Si uia sit im m unita iubet qua uelit agere iumentum. Potest hoc ex ipsis uerbis intellegi licere, si uia sit in Brutiis immunita, agere si uelit iumentum per M . Scauri Tusculanum. 67. Ibid. 17, 50 : Deiectus uero qui potest esse quisquam, nisi in inferiorem locum de superiore m otus ? Ibid. 54 : A ctio est in auctorem praesentem his uerbis : Quandoque te in iure conspicio. Hac actione A ppius ille Caecus uti non posset, si tam seuere homines uerba consectarentur ut rem, cuius causa uerba sunt, non considerarent.

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la signification profonde, ce que Cicéron appelle sententia legis ou uoluntas. En dégageant le sens vrai de la loi, sans s’arrêter au détail de ses dispositions, Cicéron est au fond amené à rechercher quel est le but de la loi ; autrement dit, il s’interroge sur l’intention du législateur. Tout débat sur la sententia legis nous ramène ainsi à l’auteur de la loi et à ce qu’il a voulu ordonner ou interdire. Le Pro Caecina le montre à l’évi­ dence : notre auteur y explique longuement que les mots nous servent à exprimer nos intentions68. De même, il précise dans les Partitiones ora­ toriae que « c’est dans le dessein et l’esprit du législateur que réside la valeur de la loi69 ». Ce principe n’est pas seulement un vœu pieux ; Cicéron l’applique à plusieurs reprises ; une cause célèbre nous montre clairement en quoi consiste une telle attitude : il s’agit de la causa Curiana qui sert de référence à Cicéron en matière d’équité. Ce procès célèbre fut plaidé en 9370 ; le débat était le suivant : un homme avait institué héritier l’enfant qui allait, croyait-il, lui naître et il lui avait substitué M. Curius si l’enfant venait à mourir avant la puberté. Mais le testateur n’eut pas de fils, même posthume. M. Coponius, agnatus proximus, réclama la succession que lui disputait Curius. Deux orateurs s’affrontèrent devant les centumvirs : Q. Mucius Scaeuola le Pontife et L. Licinius Crassus qui parlait pour Curius. Scaeuola défendait la lettre du testament71 ; Crassus se référa à l’équité, en s’appuyant, non sur la lettre du testament, mais sur la volonté du défunt : il avait voulu que Curius fût l’héritier en l’absence de fils ; qu’il ne fût pas né ou qu’il fût mort ne changeait rien à son intention. Et Crassus triompha en raillant la grande découverte de Scaeuola : « Il faut être né pour mourir. » L’argumentation de Crassus s’appuyait donc sur la volonté du testateur et dans tous les cas, l’équité consiste à retrouver les intentions du légis­ lateur. Cicéron est très clair sur ce point. 68. Ibid. 17, 50 et suiv., 53 : uerba reperta sunt, non quae impedirent sed quae indi­ carent uoluntatem. 69. Partitiones oratoriae 39, 136 : Ille autem qui se sententia legis uoluntateque defen­ det in consilio atque in mente scriptoris, non in uerbis ac litteris, uim legis positam esse defendet... 70. Ce procès est très fréquemment mentionné : Pro Caecina, 18, 53 ; 24, 67 ; Brutus 52, 193-198 ; Topiques 10, 44 ; De oratore 1, 39, 180. Un cas analogue est cité dans le De inuentione II, 42, 122. Sur les problèmes de droit qu’il pose voir B. Perrin, La subs­ titution pupillaire à l’époque de Cicéron, R .H .D ., 27, 1949, p. 335-376. La plupart des auteurs qui étudient le problème de l’équité l’analysent en détail : voir J. Stroux, Sum­ mum ius..., p. 43-45, A. Michel, Rhétorique et Philosophie chez Cicéron, p.453-470 ; B. Vonglis, La lettre et Tesprit de la loi, p. 126 et suiv., F. Wieacker, La causa curiana e gli orientamenti delle giurisprudenza coeva, Antologia romanistica ed antiquaria. Milan, 1968, p. 111-134, G. Falchi, Interpretazione tipica nella causa curiana, S.D .H .I., 46, 1980, p. 383-430. La date que nous mentionnons est celle que la plupart des auteurs retiennent comme la plus probable. 71. Seul F. Wieacker, art. cit., conteste ce point de vue : Scaevola à ses yeux s’appuierait sur la logique élémentaire des faits ; mais il reconnaît en même temps qu’il utilise le status scripti.

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Cette attitude n’implique pas que l’interprète ait toute latitude pour dégager l’intention du législateur : il ne s’agit pas de proposer une inter­ prétation qui n’entretienne que des rapports lointains avec la loi. Pour Cicéron, les mots nous servent à exprimer nos intentions : l’esprit doit par conséquent rejoindre la lettre. C ’est déjà ce qu’expliquait le De inuentione : « celui qui interprète un texte d’après sa lettre s’approche beaucoup plus de l’intention de l’auteur que celui qui n’envisage pas sa pensée à partir du texte » déclarait Cicéron en défendant les uerba ; mais réciproquement « il sera fort fort utile, pour celui qui parle contre la lettre, d’utiliser la lettre pour la tourner de son côté72 ». Il existe donc un lien étroit entre l’esprit et la lettre qui ne se séparent pas vrai­ ment ; l’équité consiste à examiner le texte globalement, et non en détail, comme on le fait en utilisant la lettre. Mais on ne saurait « oublier la loi » en défendant l’équité73. On ne saurait non plus oublier la justice en se référant à l’intention du législateur qui est le fondement de toute discussion sur l’équité. Ce principe implique que le législateur n’a pu vouloir l’injustice, ni faire une loi injuste. Cicéron se réfère ainsi à une conception philosophique de la loi, que nous avons analysée plus haut ; il se réfère également à une image idéale du législateur : il ne peut être que sage et bon, il n’a pu privilégier l’injustice. Toute discussion sur l’interprétation nous amène ainsi, au-delà de la loi, à l’intention qui la fonde, c’est-à-dire au législateur lui-même74. Il est envisagé ici comme un modèle, comme un sage qui a voulu dans ses lois exprimer une justice véritable. Cette idée apparaît clairement dans les Partitiones oratoriae où notre auteur souli­ gne que l’interprétation choisie est celle qu’aurait donnée tout homme sage et juste75. Pour Cicéron, l’interprétation n’est donc pas un pro72. De inuentione II, 44, 128 : N am m ulto propius accedere ad scriptoris uoluntatem eum qui ex ipsius eam litteris interpretetur quam illum qui sententiam scriptoris non ex ipsius scripto spectet... Ibid. 48, 142 : E t quem admodum ei dicebamus qui ab scripto diceret hoc fo r e utilissimum, si quid de aequitate ea quae cum aduersario staret derogasset, sic huic qui contra scriptum dicet plurim um proderit ex ipsa scriptura aliquid ad suam causam conuertere... Sur ce passage, voir J. Stroux, Sum m um ius... et A. Michel, Rhétorique et philosophie... p. 471. On peut noter que Cicéron s’en tient constamment à la volonté du législateur ; il laisse de côté ce que Ton appelle le sens utile de la loi, c’està-dire la signification que peut lui donner l’interprète en fonction des besoins de la cause ; au contraire les juristes romains y feront fréquemment appel (Cf. Vonglis, op. rit., p. 165 et suiv.) Pour reprendre la terminologie contemporaine, Cicéron préfère une interprétation fermée à l’interprétation ouverte (Cf. Ch. Perelman, L’interprétation juri­ dique, Archives de Philosophie du droit, 1972, p. 29-37). 73. Quintilien, Declamationes 264 : perniciosissimam esse d u itati hanc legum interpre­ tationem. N am si apud iudicium hoc semper quaeri de legibus oportet, quid in his iustum, quid aequum, quid conueniens sit duitati, superuacuum fu it scribi om nino leges. Sur ce passage, voir le commentaire de D. Noerr, Rechtskritik in der A n tik e , p. 37. 74. A. Michel, Rhétorique et Philosophie p. 475. Cicéron souligne lui-même ce retour au législateur ; voir les textes cités plus haut. 75. Partitiones oratoriae 38, 132 : Quamque defendet ipse, eam rem et sententiam quemuis prudentem et iustum hominem (...) scripturum fu isse... Ce principe est énoncé à propos des lois ambiguës, mais nous pensons qu’il a une portée plus vaste.

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blême de technique juridique ; elle est liée à une méditation philosophi­ que. Cicéron se veut ainsi objectif. Il va de soi qu’une telle méditation dépasse le cadre de l’interpréta­ tion ; ou plutôt que l’interprétation des lois n’est qu’un aspect d’une question plus générale : l’opposition entre le droit apparent et le droit réel. Lorsque l’on se réfère à l’esprit des lois et à l’équité, on recherche le droit véritable, celui qu’a voulu le législateur, sans s’arrêter forcé­ ment au droit apparent qui est lié à la lettre. Une telle attitude est sou­ haitable toutes les fois qu’il est nécessaire de dépasser le droit strict fondé sur la loi. Le De officiis nous le confirme clairement. Cicéron y souligne sans doute les dangers d’une interprétation trop subtile et se réfère au proverbe : summum ius summa iniuria ; et les exemples qui succèdent à cette formule l’éclairent. Mais les paragraphes qui précèdent lui donnent une tout autre dimension. Il est des cas, souligne l’écrivain, où certains actes qui paraissent justes ne le sont pas en réalité : par exemple, rendre un dépôt à un fou ou lui faire une promesse. En prin­ cipe, le droit oblige toujours à rendre un dépôt ou à accomplir ses engagements ; mais Cicéron souligne ici les limites du juste légal : il est des circonstances où son application stricte est nuisible76. L’auteur du De officiis affirmera même dans le livre III que le respect strict du droit n’est pas toujours juste : il autorise par exemple le vendeur à taire les vices cachés de l’immeuble qu’il vend mais pour Cicéron une telle atti­ tude n’est ni juste ni honnête77. Il oppose donc à une justice limitée au respect des obligations légales, une justice équitable qui corrige le droit strict lorsque celui-ci aboutit à une injustice : pour lui le proverbe sum­ mum ius summa iniuria ne s’applique pas seulement à l’interprétation des textes mais à tous les cas où s’opposent le droit strict et l’équité. Ce point de vue apparaît très nettement chez Cicéron mais il ne lui est pas propre. On le retrouve chez Tite-Live, notamment dans l’inter­ prétation qu’il donne d’un épisode fameux de l’histoire romaine : le procès de Virginie. Le déroulement de ce moment dramatique est clair dans ses grandes lignes : Appius Claudius s’éprend d’une jeune plé­ béienne et, ne pouvant la séduire, choisit pour parvenir à ses fins de la faire attribuer comme esclave à l’un de ses clients. L’affaire se déroule en deux phases et, finalement, au mépris de toute justice, le décemvir, qui est juge dans ce procès, la déclare esclave. Les dimensions de ce récit dramatique sont multiples : c’est le premier exemple d’un procès de liberté, c’est un moment dans la lutte entre patriciens et plébéiens, c’est aussi le crime qui entraînera la chute des décemvirs78. Il met en 76. De officiis I, 10, 31 : Sed incidunt saepe tempora cum ea quae maxime uidentur digna esse iusto homine eoque quem uirum bonum dicimus, commutantur fiuntque con­ traria, ut reddere depositum etiamnunc furioso, facere promissum. (...) 32 Potest enim accidere promissum aliquod et conuentum ut id effici sit inutile uel ei cui promissum sit, uel ei qui promiserit. 77. De officiis III, 50-72 ; nous reviendrons plus bas sur cette question. 78. Tite-Live III, 44-49 ; nous laissons ici de côté tous les problèmes (historiques, juri-

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lumière les bouleversements que cause la passion. Dans cet épisode le droit revêt une importance capitale : Appius Claudius choisit en effet de l’utiliser pour parvenir à ses fins ; le respect de la loi lui sert à fon­ der ses décisions. Ce qu’il établit ne saurait évidemment être un droit véritable puisqu’il est dès le départ fondé sur un mensonge : Virginie n’a jamais été esclave ; mais il se couvre d’une apparence de légalité ; Appius Claudius se refuse à accorder la liberté provisoire à Virginie en utilisant comme prétexte l’absence de son père et il ajoute : « Cette loi n’apportera un ferme soutien à la liberté qu’à condition de ne pas varier, ni selon les situations ni selon les personnes79. » Le décemvir s’appuie par conséquent sur le droit strict ; certes il ne s’agit pas d’un débat sur les termes de la loi mais il s’agit de montrer les excès qu’entraîne un respect trop strict de la légalité. Elle est ici source d’injustice, elle n’a même pas pour elle une apparence de justice puisqu’elle est fondée sur un mensonge et une tromperie ; l’équité con­ sisterait au contraire à tenir compte de la situation et à nier tout droit sur Virginie à ce maître inventé pour les besoins de la cause. Cet épi­ sode révèle ainsi les dangers d ’un droit trop strict qui écarte toute appréciation des facteurs propres à chaque cause. L’équité consiste donc à faire intervenir des considérations de per­ sonne et de circonstances quand on aboutit à une injustice en niant ces mêmes facteurs. Elle corrige la rigueur du droit strict, fondé sur une loi générale et identique pour tous. L’équité doit au contraire tenir compte des circonstances, des cas particuliers. Nous retrouvons donc ici sous une autre forme une question que nous avons longuement étudiée dans le chapitre précédent ; l’équité permet en effet de s’adapter aux circons­ tances sans avoir à modifier le droit ; elle assure ainsi une justice plus souple, plus clémente, plus proche d’une véritable égalité. Les écrivains romains ont donc médité profondément sur la notion d’équité ; elle fait en effet intervenir une réflexion poussée sur les con­ ditions d ’application de la loi, sur les circonstances et enfin sur le pas­ sage du général au particulier dont nous parlions en introduction ; elle s’appuie constamment sur la notion de justice ; en un mot il s’agit d’une méditation philosophique. Cela n’a rien pour nous étonner puis­ que les chapitres précédents nous ont déjà montré que la réflexion des écrivains utilisait constamment la philosophie grecque. Et la notion d’équité n ’était pas inconnue des philosophes grecs comme nous le ver­ rons plus bas. L’interprétation des lois est certes au départ une question diques) que pose ce passage : sur les différents aspects de la légende, voir E.Taeubler, Untersuchungen zur Geschichte des Decemvirats und der Z w ölftafeln, Berlin, 1921 ; sur les problèmes juridiques, voir P. Noailles, Fas et ius, p. 187-221 ; sur sa valeur histori­ que et littéraire, voir l'appendice au livre III de Tite-Live par J. Bayet et les remarques de R.M. Ogilvie, dans son édition commentée. 79. III, 45, 12 : A ppius decreto praefatus ‘quam libertati fauerit, eam ipsam legem declarare quam Vergini amici postulationi suae praetendant : ceterum in ea firm u m liber­ tati fo r e praesidium si nec causis nec personis uariet.'

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de rhétorique et la Rhétorique à Hérennius comme le De inuentione80 nous proposent des séries d’arguments, des lieux communs liés à cette question. Ils viennent assurément d’une tradition que l’on trouve dans la Rhétorique d’Aristote et qui a sans doute été connue à Rome par l’intermédiaire d’Hermagoras de Temnos81. Toutefois la réflexion que nous trouvons à la fin de la République nous paraît inséparable d’une tradition philosophique. 2. L *équité en Grèce Dans la pensée grecque la question de l’équité ne se réduit pas à un problème de rhétorique et ni le mot ni l’idée n’apparaissent avec Aris­ tote que l’on considère pourtant comme son théoricien8283. Cette notion est en effet liée à une réflexion sur la loi : dans le droit grec, l’utilisa­ tion de la γνώμη διχαιοτάτη par les juges est rare et on y recourt seule­ ment dans le cas du silence de la loi82. En revanche επιειχεία, le terme qui sert en grec à rendre la notion d’équité est ancien. Sans doute à l’origine désignait-il ce qui est approprié et servait-il à indiquer « le res­ pect des règles sociales dans les rapports entre les personnes84 » mais très vite, il exprime « ce quelque chose de plus que la justice n’exige pas ». Aussi s’oppose-t-il très tôt au droit strict : une telle distinction est déjà présente chez Hérodote85. Elle joue également un rôle impor­ tant dans le Discours Funèbre de Gorgias : les guerriers qui sont morts « faisaient plus grand cas de la douceur de l’équité que de la dureté du droit et de l’exactitude des raisonnements que de la rigueur de la loi86 ». A l’exactitude rigoureuse de la loi le sophiste oppose ainsi la souplesse de l’équité. Qu’entend-il par là ? Il ne s’agit pas vraiment des procédés offerts par la parole pour tourner la loi87 car la suite du texte précise : « il faut faire juste à propos ce que l’on doit ». Nous retrou­ vons ici une notion qui joue un rôle important chez cet auteur : le χαιρός qui permet de saisir à l’instant ce qu’il convient de faire88. 80. De inuentione II, chapitres 40 à 51. 81. Sur l’influence de ce rhéteur et son œuvre voir essentiellement D. Matthes, Her­ magoras von Temmnos, Lustrum,. 1958, p. 58-214 et G. Kennedy, The art o f Rhetoric in the Roman World, Princeton, 1972. 82. Comme le soulignent par exemple M. Hamburger, Morals and Law. The Growth o f Aristotle*s Legal Theory, 1965, ou H. Cairns, Legal Philosophy fro m Plato to Hegel. 83. H. Meyer-Laurin, Gesetz und Billigkeit im attischen Prozess, Weimar, 1965. 84. J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Belles Lettres, 1979, p. 53 et suiv. 85. Hérodote III, 53, 4 : « Beaucoup à la stricte justice préfèrent l’équité plus raisonnable. » 86. Épitaphios B6, 1. 10. 87. Comme le croit W. Volgraff, L*oraison funèbre de Gorgias, Leyde, 1952, p. 12, voir les critiques de J. de Romilly, La douceur..., p. 56-57. 88. J.-P. Dumont, Les sophistes, p. 79-80.

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L’équité ne sert donc pas à interpréter trop habilement la loi ; elle con­ siste à trouver une justice adaptée aux circonstances et permet de prati­ quer le juste dans le respect des cas particuliers, alors que la loi les ignore89. Deux thèmes essentiels se dégagent ainsi : l’utilisation d’une règle générale dans la diversité des situations particulières, la justice. Ils constituent les éléments fondamentaux de la problématique que nous avons déjà analysée à Rome et que nous allons retrouver avec Platon et Aristote, même si c’est dans le cadre d’une tout autre analyse90. Il s’agit donc d ’un débat fort ancien. C’est dans les mêmes termes assurément que la question se pose chez Platon. Dans le Politique, il insiste sur les limites de la loi : « Comparable à un homme sûr de lui, ignare, qui ne permettrait à per­ sonne de rien faire contre la consigne qu’il a édictée et ne souffrirait aucune question même en présence d’une situation nouvelle91 », elle est incapable d’entrer dans la complexité des cas individuels. Seul le posses­ seur de la véritable science politique pourrait s’adapter à la diversité des cas particuliers et chaque fois respecter l’idéal de la justice. Mais Platon ajoutait tout aussitôt qu’un naturel si heureusement doué n’existait pas ou ne se manifestait que très rarement ; il est donc préférable de s’en remettre à la loi, même si c’est une imitation imparfaite de la vérité92. Le même point de vue se retrouve dans les Lois93. La solution que pro­ pose Platon nous éloigne en apparence de notre propos : le philosophe ne propose nulle part d’assouplir ou d’améliorer la loi à l’aide de l’équité. Et les deux termes de l’alternative qu’il présente sont égale­ ment peu satisfaisants : ou bien des lois rigoureuses et imparfaites ou bien leur suppression totale avec un politique digne de ce nom, mais qui n’existe pas. En théorie le choix est facile et, après Platon, on ne manquera pas de recourir à l’homme politique plutôt qu’à la loi94. Dans la pratique, le choix est plus délicat, comme le font voir les Lois. La question se pose avec une acuité toute particulière en droit pénal : la loi doit fixer la peine que doit subir celui qui a blessé ou lésé un autre homme, l’amende qu’il doit payer. Mais il y a des « milliers de sortes 89. M. Untersteiner, I Sofïsti, p. 216. F. D’Agostino (Epieikeia, il tema dell’ equità nelVantichità greca, Milan 1973, p. 28 et suiv.) souligne curieusement que Υέπιαχεία n’a pas de valeur juridique, mais désigne la réalité elle-même, objet de la détermination de la volonté humaine. Nous ne voyons pas comment le texte peut justifier une telle interprétation. 90. Comme le souligne J.-P . Dumont, op cit., p. 79. 91. Politique 294 c. Sur la critique de la loi chez Platon, voir M. Vanhoutte La p h i­ losophie politique de Platon dans les « Lois », et E. Michelakis, Platons Lehre von der Anwendung des Gesetzes und der B egriff der Billigkeit bei Aristoteles, Munich, 1953. 92. Politique 297 a ; 297 e. 93. Lois IV, 713 c-d ; IX, 875 c. 94. Aristote pose à plusieurs reprises la question dans la Politique (III, 15, 1286 a, 1287 a) et conclut en faveur de la loi avec cette réserve : « Les lois seront tenues en échec toutes les fois qu’elles s’écarteront de ce qui est juste. » Il vaut mieux q u ’un homme seul décide sur les cas particuliers.

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de blessures et grandement différentes les unes des autres ; il est donc difficile de laisser tous les cas au jugement des tribunaux, aussi bien que de n’en laisser aucun95 ». Platon reconnaît toutefois que dans une cité modèle, on peut confler une partie des décisions aux juges, la loi se bornant à tracer une esquisse et le dessin général des sanctions96. Pour trouver un moyen terme entre la rigidité de la loi et son élimination radicale, il lui faut adapter la loi à chaque cause, équilibrer le plus exactement possible peine et délit. En confiant aux juges le soin de décider dans certains cas, il laisse place à une interprétation des lois et fait mieux ressortir les limites inhérentes à une règle générale. Le mot d’équité n’apparaît pas dans les passages dont nous venons de parler et il n’est pas prononcé à propos de l’interprétation des lois. Platon l’utilise une seule fois dans les Lois : il désigne alors une cer­ taine douceur et justifie les entorses que fait le philosophe au principe de l’égalité proportionnelle ; il admet que l’on peut recourir au tirage au sort et à l’égalité arithmétique pour mieux assurer l’unité de la cité et ajoute : « N’oublions pas que l’équité et l’indulgence sont toujours des entorses à la parfaite exactitude aux dépens de la stricte justice97. » Il s’agit bien de faire preuve de souplesse, de s’opposer à un principe trop rigide, mais l’équité n’a pas une place essentielle dans la recherche d’une justice vivante. Il revenait à Aristote d’être le premier à proposer une théorie d’ensemble de l’équité. Cette notion apparaît dans la Rhétorique mais elle est surtout développée dans YÉthique à Nicomaque98. Le philoso­ phe étudie dans le livre V le rôle de la justice et, dans le chapitre 14, il traite de l’équité, de l’équitable et de leurs rapports avec la justice. Il y montre clairement le lien de l’équité et du juste qui n’apparaissait pas très clairement chez ses prédécesseurs, puisqu’à ses yeux, « l’équitable, tout en étant supérieur à une certaine forme de justice, est lui-même juste99 ». En effet, ce n’est pas le « juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale » ; et Aristote d’expliquer ce qu’il faut entendre par là : « La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude (...) Quand, par suite, la loi pose une règle générale et que là-dessus survient un cas en dehors 95. Lois IX, 875 e. 96. 876 d-e. 97. Lois VI, 757 d-e. 98. En fait la notion d ’équité apparaît dès les Magna Moralia (II, Chapit. 1 et 2) ; à ce stade elle n’est pas encore liée à la loi, mais à la douceur, à {'ευγνωμοσύνη ; toutefois elle est déjà opposée à la stricte justice (cf. M. Hamburger, Morals and Law, p. 93-96). Sur la justice chez Aristote, voir outre les ouvrages généraux, M. Salomon, Der Begriff der Gerechtigkeit bei Aristoteles, Leyde, 1937 ; P. Trude, Der Begriff der Gerechtigkeit in der aristotelischen Rechts und Staatsphilosophie, Berlin, 1955 ; A. Siegfried ; Das Rechtsgedanke bei Aristoteles, Zurick, 1965. 99. Ethique à Nicomaque V, 14, 1137 b.

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de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l'omis­ sion et de se faire l'interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même, s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question100. » La distinction entre loi et équité est claire : la première pose une règle générale, la seconde tient compte des cas particuliers. L’originalité d’Aristote à ce propos n’est pas d ’avoir souligné les limites de la loi (d’autres l’avaient fait avant lui, en particulier Platon) mais de définir deux formes de justice, l’une géné­ rale et légale, l’autre particulière et équitable. L’existence des lois n’est pas non plus remise en cause, Aristote se contente d’en souligner les limites et de montrer qu’elles sont inhérentes à la nature même de la loi : « La loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, mais à la nature des choses101... » Le philosophe nous propose donc, non un substitut de la loi, mais un recours pour l’améliorer quand c’est néces­ saire : et il le trouve dans l’équité. Il nous précise également comment l’employer. Il est nécessaire de s’y référer quand il y a des cas d’espèce auxquels la solution générale ne convient pas : dans ce cas, on se fait l’interprète de ce qu’aurait dit le législateur. On cherche ainsi quelle était son intention. Ce principe qui n’est qu’esquissé ici est nettement développé dans la Rhétorique. Aristote y explique clairement que l’on doit se référer à l’intention du législateur, à ce qu’il appelle l’esprit de la loi102. C’est donc dans l’œuvre d’Aristote que nous découvrons les catégories et les modes d’interprétation que nous avons analysés dans la pensée romaine. Il n’est pas très difficile de voir ce que la réflexion grecque a apporté aux écrivains romains : une longue tradition de pensée qui trouve son achèvement chez Aristote a développé deux thèmes essentiels et qui sont difficilement séparables : le premier est celui de l’adaptation des lois aux circonstances : comment assouplir la loi, l’adapter aux cas particuliers ? Le second est celui d’une justice qui dépasse le droit légal et, en un mot, le droit strict. 3. Le développement de l'équité à Rome Ces idées sont connues très tôt à Rome et il est possible que la tra­ dition d’interprétation des lois ait rendu les Romains plus attentifs à ces 100. Ibid. 10 ; 25. 101. Ibid. 18 ; 20. 102. Rhétorique I, 13, 1374 b 10 : « Être équitable, c’est considérer non la loi mais le législateur, non pas la lettre de la loi, mais celui qui l'a faite. »

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questions. L'aequum et le ius sont déjà mentionnés par Ennius dans Tune de ses tragédies103 ; Plaute ne les ignore pas non plus et les associe ou les oppose au droit et aux lois104. Nous voyons par là que ces thè­ mes étaient déjà courants dès la fin du IIIe siècle, même s’ils n’ont pas encore la place qu’ils auront au dernier siècle de la République. Térence paraît leur avoir accordé une importance toute particulière ; dans VHeautontimoroumenos, il fait en effet dire à l’un de ses personnages : ius summum saepe summa est malitia105. Cette formule nous paraît digne d’intérêt ; elle annonce et prépare celle du De officiis même si elle met plus l’accent sur la ruse que sur l’injustice. Elle révèle que le res­ pect excessif du droit strict est déjà une manière de tourner la loi et n’est pas conforme à la justice. Ce vers prouve ainsi que dès le second siècle on réfléchissait sur cette question. On peut même préciser qu’il reflète une influence péripatéticienne. La pièce contient des échos de l’aristotélisme : l’idéal de bonheur qui est évoqué rappelle la morale du juste milieu106 et il se peut que cette philosophie s’exprime dans le vers fameux que Térence prête à Chrémès : « Je suis homme et je crois que rien de ce qui est humain ne m’est étranger107. » Cette inspiration péri­ patéticienne se traduit aussi dans la formule qui nous occupe ; elle montre en outre que les Romains sont déjà conscients des problèmes que pose l’équité. Elle n’a pas un rôle moindre dans la seconde moitié du IIe siècle ; la question du droit strict et de l’équité n’occupe pas une place négligeable dans les débats qui s’instaurent au moment des réformes proposées par les Gracques. Tiberius s’était appuyé sur la notion de justice pour justi­ fier ses projets de lois agraires et un passage de Florus fait très précisé­ ment écho à ses arguments en s’appuyant sans doute sur un discours de Caius : « Il y avait dans toutes ces lois une apparence d’équité. Quoi de plus juste que la plèbe reprenne les biens que lui avaient pris les patri­ ciens afin d’éviter au peuple vainqueur et maître de l’univers de vivre en banni, dépouillé de ses autels et de ses foyers ? (...) Mais ces réfor­ mes aboutissaient à la ruine (...) Comment pouvait-on rétablir la plèbe dans ses terres sans en chasser les possesseurs qui eux-mêmes étaient 103. Hectoris Lytra XIX Vahlen (texte cité p. 308). Ces propos sont sans doute extraits du discours de Priam venu racheter son fils à Achille ; mais nous ne pouvons savoir quel terme grec le poète traduit ou interprète (voir les remarques de Jordan p. 117). Sur ce passage, le premier dans la littérature latine à mentionner le ius et Vaequum (qui n ’est ici qu’une forme de justice) voir B. Riposati, A proposito di un frammento dei « Hectoris Lytra » di Ennio, Studi L. Castiglio ni, Florence, 1962, p. 789-800. 104. Voir les textes cités plus haut, p. 308. 105. Heautontimoroumeros 796. Cette formule est analysée par tous ceux qui traitent de l’équité ; voir la bibliographie p. 314. 106. Voir les remaques de P. Grimal dans son introduction à cette pièce, Bibl. de la pléiade, Gallimard, 1979, p. 1 159 ; Le théâtre à Rome, Actes du IX e Congrès de l'Asso­ ciation G. Budé (1973), p. 249-305 ; Térence et Aristote, à propos de l’Heautontimorou­ meros, B .A .G .B ., 1979, p. 175-188. 107. Heauton. 77 : Homo sum humani nil a me alienum puto.

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une partie du peuple et qui occupaient les domaines laissés par leurs ancêtres et avaient une sorte de droit de propriété108 ? » Ce passage nous permet de mesurer la complexité du débat puisque chaque adver­ saire s’appuie sur l’équité. Pour Tiberius, elle consiste à rendre à cha­ cun ce qui lui revient et sert à fonder des lois qu’il estime justes ; ses adversaires s’opposent au droit strict qui consiste à les priver d’une terre qu’ils ont injustement occupée ; mais en droit romain la posses­ sion prolongée d’une terre équivalait à la propriété et Tiberius commet­ tait une injustice, ignorait l’équité. L’importance de ce conflit est extrême ; on en retrouve les échos dans le livre II du De officiis, où Cicéron analyse les réformes agraires et les bienfaits injustes ; il y souli­ gne notamment, comme le firent les adversaires de Tiberius, qu’il n’est pas conforme à l’équité de priver d’une terre une famille qui la possède depuis de nombreuses générations109. Et face à la conduite des Gracques, il proposera comme modèle l’attitude d*Aratos de Sicyone110. Nous voyons ainsi l’importance qu’avaient Yaequum et le iustum dans les préoccupations de l’époque ; l’épisode des Gracques met en cause deux conceptions différentes de la justice et traduit les problèmes de ce temps et les discussions qui avaient lieu dans les écoles philoso­ phiques. Le rôle joué auprès de Tiberius par le philosophe Blossius de Cumes, un stoïcien, a été souvent souligné111. Il n’est donc pas surpre­ nant de le voir se référer à la philosophie lorsqu’il s’agit de justice. A cette époque, deux tendances s’opposaient dans le stoïcisme, comme le De officiis nous l’apprend, à propos du juste et de l’équitable. L’une était représentée par Diogène de Babylone : il reconnaissait que, dans une vente, par exemple, le vendeur peut déclarer les défauts de sa mar­ chandise, dans la mesure où il y est obligé par le droit civil, mais pour le reste, rien ne l’y oblige112. Il limite donc certaines obligations simple­ ment à ce qu’impose le droit civil. A cette attitude Antipater de Tarse, dont Blossius de Cumes fut le disciple, préférait un autre type de con108. Florus II, 1, 2 : Inerat om nibus species aequitatis. Quid tam iustum quam reci­ pere plebem sua a patribus ne populus gentium uictor orbisque possessor extorris laris ac fo ris ageret ? (...) Sed haec ipsa in perniciem redibant (...) Reduci plebs in agros unde poterat sine possidentium euersione qui ipsi pars populi erant, et tum relictas sibi a maio­ ribus sedes aetate quasi iure possidebant ? On s’accorde pour voir dans ce passage un fragment d ’un discours de Caius voir N. H a e p k e , C. Sempronii Fragmenta, Munich, 1915 ; E. M a l c o v a t i O.R.F. et surtout C. N i c o l e t , L’inspiration de T. Gracchus, R .E .A ., 1965. L’utilisation de l’équité par les adversaires de la loi agraire est confirmée par les témoignages de Plutarque (Tibérius Gracchus IX, 2) et d ’Appien CB .C ., 44). 109. De officiis II, 22, 79 : Quam autem habet aequitatem ut agrum multis annis aut etiam saeculis ante possessum qui nullum habuit habeat, qui autem habuit, amittat ? 110. Ibid. II, 17, 60 : sur ce passage, voir p. 196 ; sur cet exemple qui vient sans doute des Gracques et de Polybe, voir C. N i c o l e t , art. cit. 111. Voir C. N i c o l e t , Les Gracques ; sur Blossius de Cumes, D .R . D u d l e y , Blossius of Cumae, J .R .S ., 1941, p. 94 et suiv. 112. De officiis III, 50. Sur ce passage, voir notamment I. H a d o t , Tradition stoï­ cienne et idées politiques au temps des Gracques, R .E .L ., 48, 1970, p. 133-179 ; mais l’auteur n’envisage pratiquement pas la question qui nous occupe.

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duite : à l’intérêt particulier il opposait l’intérêt général et conseillait au vendeur, pour reprendre le même exemple, de ne rien taire des défauts de sa marchandise ; il invitait donc à ne pas s’en tenir aux obligations du droit civil et leur opposait une justice plus large, fondée sur le lien naturel qui existe entre tous les hommes113. Le problème qui divise les deux philosophes est donc au départ un problème de morale pratique ; il met en jeu deux conceptions de l’É tat114 ; en apparence, il n’a rien à voir avec les problèmes d’interprétation des lois qui ont occupé jusqu’ici ce chapitre, mais il révèle l’évolution du stoïcisme : la notion d’èmecxeia ne joue pas un très grand rôle dans l’ancien stoïcisme115 mais l’école, peut-être pour répondre à ses adversaires, est amenée à considé­ rer ces questions. Il s’agit bien d’opposer aux exigences du droit strict une morale plus haute, même si ce problème ne se pose pas à travers l’interprétation des textes (ou des situations) ; il est lié en effet à une question plus haute et plus large : la justice. Ces questions ne sont pas ignorées au dernier siècle de la République : la place qu’elles occupent dans le livre III du De officiis suffit à nous en convaincre. La tradition stoïcienne apporte en effet quelque chose de nouveau : elle permet de s’interroger sur les liens de la justice et de l’équité, en un mot, de faire de l’équité une forme de justice ; et c’est bien ce que nous révèle l’œuvre de Cicéron.

C. L’ÉQUITÉ, LE DROIT ET LA JUSTICE L’équité nous est jusqu’ici apparue comme un correctif à la loi et au droit strict, mais l’analyse de cette notion nous amène à une méditation qui la dépasse singulièrement : on ne peut parler d’équité sans parler de justice. L’étude d’Aristote nous a déjà montré que le philosophe envisa­ geait les rapports du juste et de l’équitable ; la pensée stoïcienne nous a également permis de poser la question sous cet angle, et nous allons voir que, dans l’œuvre de Cicéron, il existe un lien étroit entre la justice et l’équité. /. Équité et égalité géométrique L’équité nous fait également réfléchir sur la loi elle-même : nous avons vu dans la première partie116 que la loi se définit par deux carac113. D e o fficiis III, 12, 53 : Im m o uero necesse est si qu idem m em in isti esse inter hom ines natu ra coniunctam so cieta tem . Voir aussi le paragraphe 52. 114. P. G r i m a l , L e siècle d es Scipion s, 2e éd. Paris, Aubier, 1974, p. 333. 115. F . D ’A g o s tin o , E p ieikeia , Le terme est quasiment absent de l’Ancien Stoïcisme. 116. Voir notamment chapitre I, p. 42-64.

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tères difficilement séparables : c’est en effet un énoncé général qui s’adresse à tous et assure à tous le même traitement ; l’égalité est ainsi indissociable de la loi et découle de son aspect général. Ces deux données expliquent l’importance de la loi dans une cité et son rôle dans la société ; mais lorsqu’elle est examinée sous l’angle d’une justice idéale et parfaite, les éléments mêmes qui en faisaient la valeur humaine, perdent leur prix et deviennent des défauts : la loi ne sait qu’apporter une réponse identique à des cas particuliers bien différents et la justice égalitaire qu’elle instaure est souvent proche de l’injustice. Il faut dès lors recourir à l’équité ; elle sert précisément à corriger la loi pour la rapprocher de cet idéal de justice ; elle complète la loi lorsque c’est nécessaire, mais sans la supprimer dans tous les cas où elle est utile. En un mot elle tient compte des circonstances ; dès lors elle ne propose plus un traitement identique pour tous, une justice fondée sur l’égalité arithmétique ; elle apporte au contraire un traitement adapté à chaque situation : elle consiste à rendre à chacun ce qui lui revient. Il s’agit toujours d’égalité : le Pro Caecina est là pour témoigner du lien étroit entre l’équité et l’égalité117 et les Topiques mentionnent l’équité « qui dans des cas identiques demande un droit identique118 ». Mais il ne s’agit plus d’une égalité arithmétique, mais d ’une égalité proportion­ nelle, d’une égalité géométrique. Ce type d’égalité, auquel les penseurs de l’Antiquité se sont longuement attachés, consiste précisément à assu­ rer à chaque individu un traitement en rapport avec sa situation, son mérite. Par le biais de l’équité, Cicéron retrouve une des grandes tradi­ tions de la pensée antique : on en découvre la trace dans la plupart des écoles philosophiques. Les pythagoriciens, les premiers, avaient attaché une grande importance à cette égalité qui est pour eux la seule source de justice119. Platon, à son tour, lui avait fait une large place : dans le Gorgias, il souligne que l’égalité géométrique est toute-puissante parmi les hommes et Socrate y reproche à Calliclès de croire qu’il faut travail­ ler à l’emporter sur les autres et de négliger la géométrie120. De même, dans les Lois, le philosophe oppose les deux égalités, arithmétique et géométrique, et préfère nettement la seconde121. Et Aristote traite lon­ guement de la justice distributive, fondée sur l’égalité géométrique, dans l’Éthique à Nicomaque, pour en souligner lui aussi l’importance122. Cicéron se montre ainsi fidèle à une tradition antique ; et l’équité en reçoit une plus grande valeur. 117. Pro Caecina 21, 59 : q u o d etiam si uerbo differre uidebitur, re tamen erit unum et om nibus in causis idem ualebit in quibus perspicitur una atque eadem causa aequitatis. Si le mot d ’égalité n ’est pas présent dans ce passage, l’idée d ’un traitement identique dans tous les cas suffit à suggérer cette notion. 118. Topiques 4, 23 : Valeat aequitas, quae paribus in causis paria iura desiderat. 119. A. D e l a t t e Essai sur la politique pythagoricienne, p. 100-106 ; F.D. H a r v e y , Two kinds o f equality. Classica et Mediaevalia, 26, 1965, p. 101-146. 120. Gorgias 508 a. 121. L ois VI, 757 a-e. 122. Éthique à Nicom aque V, 7-8, 1131 b-1133 b.

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L’équité qui permet une justice plus souple, liée aux cas particuliers, s’apparente ainsi à une espèce de l’égalité. Elle lui est souvent associée dans les textes, comme nous l’avons vu, et nous comprenons ainsi pour­ quoi il n’est pas toujours facile dans les œuvres de distinguer le sens exact de ius aequum, aequitas, aequum : s’agit-il d’équité ou d’égalité ? On peut souvent hésiter, bien que Cicéron et les historiens romains réservent plutôt ius aequum à l’égalité, aequum et aequitas, à l’équité123. Le principe même qui fonde l’équité (suum cuique tribuere) nous aide à mieux comprendre sa double valeur dans les Topiques et les Par­ titiones oratoriae ; dans ces deux traités, elle comprend en effet deux parties : attribuer à chacun ce qui lui appartient d’une part, le droit de se venger, de l’autre124. L’art de punir fait ainsi curieusement partie de l’équité. Cette anomalie n’est toutefois étrange qu’en apparence : le principe qui fonde l’équité implique que l’on tienne compte des circons­ tances pour adoucir un châtiment quand c’est nécessaire, mais il impli­ que aussi que l’on juge avec rigueur un coupable qui le mérite. Nous mesurons ainsi plus précisément la valeur de l’équité : elle est certes indissociable de la bienveillance, mais elle ne saurait se confondre avec une indulgence coupable qui aboutirait à nier la loi. L’équité permet donc d’apprécier le degré de culpabilité d’un criminel. Le De officiis ne nous apprend pas autre chose : en traitant des devoirs des gouvernants au livre I, Cicéron souligne que la douceur est souhaitable, mais que la sévérité est nécessaire : « Il ne faut approuver la douceur et la clémence qu’à condition d’employer la sévérité pour le bien de l’É tat125. » Des deux termes que nous trouvons dans ce passage (mansuetudo et clemen­ tia) aucun ne paraît évoquer l’équité ; ils la suggèrent pourtant implici­ tement. Un fragment du De uirtutibus nous précise en effet que « la justice pratiquée avec bienveillance et générosité peut être appelée clé­ mence126 ». Et les liens de la clémence et de l’équité apparaissent claire123. Sur cette question, p. 49-50, la notion de ius aequum. Cf. P. P i n n a P a r a g l i a , Aequitas in libera repubblica, Milan, 1973. 124. Partitiones oratoriae 37, 130 : Aequitatis autem uis est duplex cuius altera derecta ueri et iusti et, ut dicitur, aequi et boni ratione defenditur, altera ad uicissitudinem referendae gratiae pertinet quod in beneficio gratia, in iniuria poenitio nominatur. Topiques 32, 90 : Cum autem de aequo et iniquo disseritur, aequitatis loci conligentur. H i cernuntur bipertito et natura et instituto. Natura partes habet duas, tributionem sui cui­ que et ulciscendi ius. 125. De officiis 1, 25, 88 : E t tamen ita probanda est mansuetudo atque clementia ut adhibeatur rei publicae causa seueritas sine qua administrari ciuitas non potest. 126. De uirtutibus frgt 8 : Sed cur tu clementiam adiungis iustitiae, cum iustitia per se tam horribilis et seuera sit ut nemo tantus sit quem non terrore afficiat si eum tetigerit, clementia autem tam dulcis et iucunda sit ut confirmet et adiuuet timidos... ? A t enim iustitia humane et liberaliter exercitata uocari potest clementia, nam liberalitas, pietas, humanitas proficiscuntur a clementia. Il ne nous est pas possible dans le cadre de ce cha­ pitre de nous attacher longuement à la notion de clementia : nous en voyons ici les débuts, mais sous l’Empire la clementia principis jouera un rôle essentiel. Le traité de Sénèque le fait bien voir. Les liens de la clémence et de l’équité sont certains : Sénèque nous dit qu’elle juge ex aequo et bono {De clementia II, 7, 3).

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ment dans le Pro Marcello, par exemple127. Le De officiis nous permet ainsi de mesurer les limites de la clémence : elle sert à corriger une injustice évidente, elle doit céder devant des valeurs qui lui sont supé­ rieures. L’une d’elles est indiquée dans le passage qui nous occupe : le bien de l’État. Le souci du bien commun est assurément conforme aux devoirs des gouvernants ; et c’est en quelque sorte une forme d’équité puisqu’elle préfère à l’intérêt immédiat d’un individu l’intérêt supérieur de toute la cité128. Nous comprenons mieux alors pourquoi elle est asso­ ciée dans le Pro Caecina à l’intérêt commun129 et comment le principe même qui la fonde aboutit au fond à ne pas en tenir compte dans cer­ tains cas. Rendre à chacun ce qui lui est dû, tenir compte de l’intérêt com­ mun, voilà des principes que nous avons déjà rencontrés. Dans le De officiis, le souci du bien commun est inséparable du lien social et cette notion n’est pas limitée au cadre étroit de la cité, elle s’étend au monde entier, à tous les hommes130. Le lien qui unit tous les hommes n’est pas moins visible dans le De legibus ; Cicéron préfère, dans ce traité, utili­ ser le terme d ’amitié, plutôt que celui de societas, mais les idées qu’il y développe sont très proches131. La notion d’utilité commune n’occupe pas une place essentielle parce que notre auteur n ’envisage pas les rap­ ports des hommes ou les rapports de droit à l’intérieur de la cité, mais dans le cadre infiniment plus vaste de l’univers où interviennent tous les hommes et même les dieux. Malgré la différence de points de vue, nous retrouvons à travers l’équité les principes qui fondent le De legi­ bus : ce sont les principes mêmes qui constituent le droit naturel. Ainsi apparaît le lien étroit qui rattache l’équité et le droit naturel ; ces deux notions s’identifient dans leur signification profonde : nous avons vu en effet que le droit naturel consistait à rendre à chacun ce qui lui revient132 et que tel est en définitive le sens de l’équité. Droit naturel et équité ont par conséquent le même fondement ; ils différent, bien sûr, dans leur application. Le droit naturel est inscrit dans la nature pro­ fonde de l’homme et se manifeste dans une série de conduites133 ; 127. Voir les remarques de M. R u c h dans son introduction au Pro Marcello (P .U .F ., 1965) et Γarticle de M. F u h r m a n n , Die Alleinherrschaft und das Problem der Gerechtig­ keit, Gymnasium, 1963. 128. A. M i c h e l , Rhétorique et Philosophie... p. 535. 129. Pro Caecina 17, 49 : ...q u i tam diligenter et tam callide uerbis controuersias non aequitate diiudicas, et iura non utilitate com muni sed litteris exprimis... Ibid. 18, 50 :... cum uoluntas et consilium et sententia interdicti intellegatur, impudentiam sum ­ mam aut stultitiam singularem putabim us in uerborum errore uersari, rem et causam et utilitatem com munem non relinquere solum sed etiam prodere ? 130. De officiis III, 6, 26-28. Sur Tintérêt général et le droit naturel voir T. M a y e r M a l y , Gemeinwohl und N aturrecht bei Cicero, Festschrift fü r A . Verdross, Vienne, 1960, p. 195-206. 131. D e legibus I, 10, 28 et suiv. Voir p. 226-7. 132. Sur cette définition du droit naturel, voir chapitre IV, p. 229 ; on peut se référer à l’ouvrage de M. P a l l a s s e Cicéron et les sources du droit. 133. C ’est ce qui ressort du D e inuentione II, 53, 160 et suiv. Voir p. 228.

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l’équité trouve au contraire son utilisation dans la cité et les règles de droit : elle permet de retrouver le droit naturel au milieu de lois qui ne sont pas nécessairement fondées sur lui ; elle restaure ainsi le droit véri­ table. C’est sans doute ce que voulait exprimer Cicéron dans le De offi­ ciis lorsqu’il écrivait : « L’équité brille par elle-même, le doute signifie que l’on pense à trahir le droit134. » Il indiquait ainsi que l’équité est inséparable du droit authentique, inscrit dans le cœur de l’homme, comme nous l’apprend le De legibus135, et nous le fait retrouver. Il ne s’agit donc pas d’une interprétation subjective. 2. Justice et équité Étroitement liée au droit naturel, l’équité est également indissociable de la justice : leurs principes sont identiques. Dès le De inuentione, nous apprenons en effet que la justice est liée à l’intérêt commun et consiste à rendre à chacun ce qui lui revient136. Mais justice et équité ne se rapprochent pas seulement dans leurs définitions : elles semblent le plus souvent se confondre. Cette confusion tient d’abord à l’emploi que fait Cicéron du terme aequitas : il ne se borne pas à l’utiliser pour dési­ gner une justice qui corrige les excès du droit strict, il l’utilise aussi pour indiquer tout simplement la justice. Ce glissement est souvent manifeste, notamment dans le De officiis : l’auteur du De re publica y déclare que « l’équité appartient surtout en propre à la justice137 ». C’est dire que ces deux notions se rapprochent singulièrement : l’équité n’est plus une forme de justice ; elle est la justice. Cette idée ressort à l’évidence dans d’autres passages du De officiis. Cicéron expose dans le livre II les origines des lois et des rois : il rap­ pelle que les humbles accablés par les plus riches cherchaient refuge auprès d’un homme supérieur par sa vertu. Et il ajoute : « En défen­ dant les petits de l’injustice, par l’établissement de l’équité, il mainte­ nait sous un même droit les grands et les petits138. » Ces hommes de bien furent les rois et les lois leurs succédèrent139. Nous voyons ici que 134. De officiis I, 9, 30 : aequitas enim lucet ipsa per se, dubitatio cogitationem signi­ ficat iniuriae. 135. De legibus I, 16, 44. 136. De inuentione II, 53, 160 : Iustitia est habitus animi communi utilitate conseruata suam cuique tribuens dignitatem. 137. De officiis II, 19, 64 : Difficile autem est cum praestare omnibus concupieris seruare aequitatem quae est iustitiae maxime propria. 138. De officiis II, 12, 41 : Nam cum premeretur in otio multitudo ab iis qui maiores opes habebant, ad unum aliquem confugiebant uirtute praestantem ; qui cum prohiberet iniuria tenuiores aequitate constituenda summos cum infimis pari iure retinebat. Eademque constituendarum legum fu it causa quae regum. 139. Ibid. 42 : id (scii, ius aequabile) si ab uno iusto et bono uiro consequebantur erant eo contenti ; cum id minus contingeret leges sunt inuentae, quae cum omnibus sem­ per una atque eadem uoce loquerentur. Sur ce passage, voir p. 41.

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l’équité est loin d’être un correctif à la loi ; elle s’identifie dans ce pas­ sage avec une justice distributive qui rend à chacun ce qui lui revient, corrige ainsi certains abus de pouvoir et rétablit une espèce d’égalité. Elle a par conséquent une fonction très importante et se confond avec la justice même. Un passage du De re publica développe des idées voisi­ nes : Cicéron y décrit les premiers temps de Rome, au lieu d’évoquer la royauté de façon générale ; mais nous trouvons la même affirmation : les rois avaient pour fonction de rendre la justice. « Rien n’appartenait plus aux rois, écrit en effet notre auteur, que de faire connaître claire­ ment l’équité, acte qui consistait dans l’interprétation du droit140. » En elles-mêmes ces lignes ne sont pas très claires, mais le passage du De officiis que nous venons de voir, les rend plus faciles à comprendre : le rôle du roi consiste à rendre la justice et, dans chaque conflit, à utiliser l’équité pour accorder à chacun ce qui lui est dû. En un mot, il s’agit d ’une justice distributive, fondée sur l’égalité géométrique. Cicéron pro­ pose ainsi une conception très haute de la fonction royale : elle a pour mission de réaliser une justice équitable ; il est vrai que les premiers rois, comme nous l’apprend le De officiis, sont des hommes sages et vertueux. Ils connaissent donc la justice véritable. Leur activité est qua­ lifiée par Cicéron de iuris interpretatio ; l’emploi d’une telle expression peut paraître étrange car elle s’applique à une époque où les règles de droit ne sont pas vraiment fixées141. Il ne peut s’agit d’interpréter la loi au sens que nous avons donné à cette expression dans la deuxième par­ tie de ce chapitre ; le roi doit ici interpréter, non des règles de droit, mais des situations : il fait ainsi connaître le droit véritable, dont nous constatons une fois de plus qu’il rejoint l’équité. Dès lors, droit, justice et équité ne font qu’un : nous avons déjà vu en examinant les sources du droit que Cicéron ne faisait pas une dis­ tinction très nette entre ces trois notions. C’est manifeste dans le De legibus ; il y a dans certains paragraphes un glissement constant entre ces trois valeurs : notre auteur passe du ius à 1'aequitas, de Yaequitas à la iustitia. Il rappelle que « le droit et tout ce qui est honnête doivent être recherchés pour eux-mêmes. En effet tous les hommes de bien aiment l’équité en elle-même et le droit en lui-même (...) le droit doit donc être recherché et honoré pour lui-même. Et avec le droit égale­ ment la justice142 ». Droit, justice et équité ne se séparent donc pas : ce sont des notions qui se recouvrent et se chevauchent. Il n ’est pas sur­ prenant qu’elles puissent s’assimiler puisqu’elles reposent sur des princi­ pes identiques : au plan du droit véritable, elles se confondent, même si 140. De re publica V, 2, 3 : nihil esse tam regale quam explanationem aequitatis in qua erat iuris interpretatio, quo d ius priuati petere solebant a regibus... 141. Sur la question des lois sous la royauté voir p. 84-92 142. D e legibus I, 18, 48 :... et ius et om ne honestum sua sponte esse expetendum. Etenim om nes boni uiri ipsam aequitatem et ius ipsum amant (...) p er se igitur ius est expetendum et colendum. Q uod si ius, etiam iustitia.

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dans leur application elles prennent des formes différentes. Le droit naturel reste le fondement commun. L’équité et la justice s’exercent avant tout dans la cité. Mais l’équité apparaît ainsi comme une partie du droit. Cette confusion est souvent manifeste dans l’œuvre de Cicé­ ron : dans les Partitiones oratoriae, l’équité est l’une des grandes divi­ sions du droit et elle l’est tout autant dans les Topiques14314. Les liens étroits qui unissent l’équité, la justice et le droit n’appa­ raissent pas seulement au sein du droit naturel, c’est-à-dire dans le domaine qui sert de modèle au droit humain. Dans les Topiques l’équité se divise en natura et institutio144 et cette division suffit à prou­ ver que l’équité joue un rôle dans la cité. De même que le droit naturel doit servir de guide aux lois des hommes, de même l’équité (toute pro­ che du droit authentique dans ses principes) n’est pas seulement un modèle : elle constitue l’essence même du droit. C’est ce que nous apprennent les TopiquesI45146. Cette affirmation n’est pas un vœu pieux, elle ne se réduit pas à une définition idéale du ius. L’équité en constitue au contraire le fondement même ; il y a ainsi une aequitas liée aux lois, une autre liée à la coutume, une troisième qui s’exprime dans la notion de conueniens146. Mieux : Cicéron ne juge pas utile après cet exposé d’énumérer à nouveau les différentes parties du ius car « elles ont été exposées avec l’équité147 ». On ne saurait affirmer plus clairement qu’il y a pas de différence entre le ius et l’équité. Dans la définition du ius ciuile9 Cicéron rappelle en outre qu’il a l’équité pour fondement puis­ que « le droit civil, c’est l’institutionnalisation de l’équité pour permet­ tre à ceux qui font partie de la même cité d’obtenir ce qui leur appar­ tient148 ». Il ne s’agit pas d’une affirmation vague ; nous retrouvons nettement ici le principe de l’équité que nous avons défini plus haut : rendre à chacun ce qui lui est dû. Le droit civil, comme 1’aequitas legi­ tima, devient ainsi une mise en forme de l’équité : il n’est pas possible en effet de se contenter des exigences du droit naturel qui ne sont pas évidentes pour tous149 et il faut des règles de droit écrites ou coutumiè­ res. Mais ces règles de droit doivent refléter dans leurs prescriptions le droit véritable, la véritable justice. Et les louanges de Cicéron vont aux législations qui ont réussi à donner forme à ces principes : la loi des 143. Partitiones oratoriae 37, 129-130 ; Topiques 90. 144. Topiques 23, 90 : Cum autem de aequo et iniquo disseritur, aequitatis loci conligentur. Hi cernuntur bipertito, et natura et institutio. Sur l’équité dans les Topiques voir B. R i p o s a t i , Studi sui'Topica' di Cicerone, Milan, 1947 p. 217 et suiv ; Una singolare nozione di « aequitas » in Cicerone, Studi B. Biondi, Milan, 1965, p. 447-465 ; A. Z a m b o n i , L’aequitas in Cicerone, Archivio Giuridico, 1966. 145. Ibid. 24, 91 : luris autem partes tum expositae cum aequitatis. 146. Ibid. 90 : Institutio autem aequitatis tripertita est una pars legitima est, altera conueniens, tertia moris uetustate firm ata. Sur la notion de conueniens, voir p. 335. 147. 24, 91. 148. Topiques 2, 9 : lus ciuile est aequitas constituta eis qui eiusdem duitatis sunt ad res suas obtinendas. 149. Sur cette question, voir chapitre IV, p. 251-2.

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XII Tables est de celles-là, puisqu’elle fut rédigée summa aequitate pru­ dentiaque15°. Tout le droit est ainsi constitué par l’équité, qui devient une institution. L ’originalité de la méditation cicéronienne est ici manifeste : ce der­ nier n ’était assurément pas le premier à faire de l’équité une partie du droit ; c’est déjà ce que nous trouvons dans la Rhétorique à Hérennius150151. Mais l’équité devient chez Cicéron l’essence même du droit : il est regroupé et analysé en fonction de ce concept unique, comme le font voir les Topiques. L ’étude des sources de droit nous a déjà montré comment Cicéron envisageait toutes les formes du droit (ius ciuile, cou­ tume, ius gentium) à partir d ’un fondement unique, le droit naturel, qui donnait leur sens et leur valeur à toutes ces formes diverses152. Nous retrouvons ici la même attitude : il y a en effet un point de départ uni­ que (l’équité) qui se manifeste sous des aspects différents dans les diver­ ses formes du droit, tantôt lié à la nature, tantôt institution humaine. Il ne s’agit plus seulement pour Cicéron de faire coïncider le droit existant avec un idéal de justice, au demeurant assez vague, mais de réaliser cet idéal au sein de la cité. La loi et, avec elle, les règles de droit sont ainsi rétablies dans toute leur puissance. En même temps l’équité, c’est-à-dire la justice, obtient une place supérieure dans le système cicéronien. Elle est une valeur essentielle, comme parallèlement aux Topiques, le De officiis nous le fait voir : la notion de justice a en effet un rôle fonda­ mental dans ce traité153. L’équité reçoit donc un poids de plus en plus important dans la pensée cicéronienne : au départ, elle sert à corriger les excès du droit strict ; elle s’identifie à la justice et au droit dans un dernier stade. Il y a donc une évolution de Cicéron154 : sa démarche consiste à approfondir la notion d ’équité pour en dégager un principe général et universel qui la rapproche d’autres valeurs. Elle s’accomplit évidemment à l’aide de la philosophie et d’une analyse approfondie de la justice au sein de la cité. 3. L'interprétation d'un droit équitable En recevant une place éminente dans la pensée cicéronienne, l’équité reste identique dans son principe ; elle a toujours pour fonction de ren150. D e re p u b lic a II, 36, 61. 151. A d H eren n iu m II, 19, 20 : E x a e q u o e t b o n o ius c o n s ta t q u o d a d u erita tem e t u tilita te m c o m m u n e m u id e tu r p e r tin e r e ... E x e o u e l n ou u m iu s c o n s titu i c o n u e n it e x te m ­ p o r e e t h o m in is d ig n ita te .

152. Voir chapitre IV, p. 244-262. 153. Elle est constamment présente dans les trois livres de ce traité et Cicéron souligne que le plus haut éclat de la vertu brille dans la justice (I, 7, 20). 154. Com m e le souligne G. C i u l e i , L 'é q u ité c h e z C icé ro n , p. 40 cf. Les rapports de l’équité avec le droit et la justice dans l’œ uvre de Cicéron, R .H .D . , 46, 1968, p. 639-647. Voir également M. P a l l a s s e , C icéro n e t les so u rc e s du d r o it , pour l’évolution de Cicéron sur ce point.

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dre à chacun ce qui lui revient, mais son rôle initial disparaît, semblet-il. L’interprétation des lois ne paraît plus aussi nécessaire quand le droit est équitable. Et, à première vue, elle est absente dans les derniers traités de Cicéron. Notre auteur ne paraît pas s’être demandé si un droit équitable supprimait toute interprétation. Le De legibus ne pro­ pose aucune réponse à cette question et elle n’apparaît pas non plus dans les Partitiones oratoriae ou les Topiques. Il n’est pas sûr qu’elle se pose : toute loi est un texte écrit rédigé sous une forme générale et dès lors il sera toujours nécessaire de l’appliquer à des situations particuliè­ res, quelle que soit par ailleurs la valeur de ce droit ou sa justice. L’interprétation n’est pas forcément liée à un texte obscur. La com­ plexité de la pensée cicéronienne est d’ailleurs manifeste de ce point de vue : en énumérant et en classant les sources de droit, l’auteur du De re publica fait intervenir un schéma philosophique où apparaissent le droit naturel, le droit positif et l’équité ; mais, dans d’autres passages, il envisage à la façon des rhéteurs les questions que posent les textes de loi et l’équité apparaît à nouveau dans les controverses portant sur le scriptum. L'aequitas est ainsi quelque chose de complexe : tantôt liée à la justice, tantôt envisagée comme un correctif à la loi. Sa signification initiale ne disparaît donc pas totalement. Est-elle absente dans le droit véritable ? Ce n’est pas non plus très sûr. Dans les Topiques Cicéron divise Y institutio aequitatis en trois parties : la loi, la coutume et un troisième domaine qu’il appelle conueniens'55. La plupart des commen­ tateurs sont d’accord pour voir dans cette notion les conventions ou les contrats passés entre particuliers156. Ce serait donc l’équivalent du pac­ tum conuentum que l’on trouve dans les Partitiones oratoriae. Il est possible qu’elle ait une signification plus large. Telle est du moins l’interprétation de M. Pallasse : à ses yeux, la notion de conueniens comprend sans doute les pacta conuenta mais aussi le iudicatum et le par'51. Ces deux derniers éléments apparaissaient dans le De inuentione et désignaient les décisions judiciaires dans la mesure où elles créent des précédents pour le premier et, pour le second, Taequum et bonum'5*. Le conueniens regroupe toutes ces notions ; c’est dire qu’il découle du droit existant et qu’il est en même temps conforme à un idéal ration­ nel : il intervient ainsi dans tous les jugements où il faut apprécier la bonne foi, le dol ou la responsabilité, en un mot, tous les cas où le droit ne s’applique pas mathématiquement, où il faut trouver une inter­ prétation qui convienne à la situation. Il représente ainsi, pour repren­ dre la formule de M. Pallasse, « la part qui est laissée à la liberté15678 155. Topiques 23, 90. 156. Voir B. R ip o s a ti, Studi sui 'Topica*, p. 221 et les références qu’il donne. Cf. Partitiones oratoriae 131. 157. M. P a l l a s s e op. cit. p. 69. 158. De inuentione II, 54, 162 : par, quod in omnes aequabile est ; iudicatum de quod alicuius aut aliquorum iam sententiis constitutum est.

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humaine » entre des lois et des coutumes à peu près immuables, que le droit naturel nous ordonne d ’observer159. Une telle interprétation est fort séduisante : elle a comme avantage de donner au conueniens une place équivalente à celle de la loi ou des coutumes. Elle trouve une con­ firmation dans les divisions proposées ailleurs par Cicéron : il affirme dans les Topiques que les divisions du droit et celles de l’équité sont identiques ; or, le ius est divisé en loi, coutume et équité160. De ces par­ ties nous retrouvons les deux premières (/ex et mos) dans l’équité ; dans le droit, une troisième notion, Yaequitas, sert à indiquer le droit qui n’est ni coutumier, ni légal ; on peut supposer qu’à l’intérieur de l’équité, il existe également un domaine qui ne fait partie ni du droit ni de la coutume : c’est le conueniens, qui sert en quelque sorte à désigner l’équité dans l’équité ; Cicéron crée ainsi un terme nouveau pour dési­ gner cette réalité originale et il se peut que ce terme soit un décalque de Yèmeixeia grecque, qui désignait au départ ce qui est convenable, approprié161. Cicéron semble ainsi suggérer que l’équité peut servir encore à corriger les lois, même au sein d’un droit équitable. Il cherche constamment à adapter le droit aux cas particuliers, à rendre la loi sou­ ple, c’est-à-dire vivante. Cette interprétation est confirmée par le De legibus : son auteur ne s’en tient pas uniquement au droit naturel, il prévoit également des lois ; et dans le livre III, consacré au droit public, il définit ainsi le rôle du magistrat : « Vous voyez donc que la tâche essentielle du magistrat consiste à diriger et à prescrire des actions justes, utiles et s’accordant avec les lois. Car comme les lois commandent aux magistrats, les magis­ trats commandent au peuple, et l’on peut dire avec raison que le magis­ trat est une loi qui parle, et la loi un magistrat m uet162. » Ce passage met d ’abord en lumière la soumission du magistrat à la loi ; il n’est pas une loi vivante, un homme capable de remplacer la loi ; il lui est sou­ mis163. Et ses ordres doivent s’accorder aux lois. Mais ce rôle ne se réduit pas à une application mécanique : le magistrat est une loi qui parle. Autrement dit, il doit interpréter les lois en donnant des solutions à la fois justes et utiles, en comblant sans doute les lacunes du droit164. 159. M. P a l l a s s e , op. eit. p. 70. 160. 24, 91 ; 6, 31 : Formae sunt igitur eae in quas genus sine ullius praetermissione diuiditur, ut si quis ius in legem, morem, aequitatem diuidat. 161. Comme le suggère M. P a l l a s s e ; à moins qu'il ne s'agisse d ’une transposition de la notion grecque de πρέπον mais elle est plutôt rendue en latin par decorum. 162. D e legibus III, 1, 2 : Videtis igitur hanc magistratus esse uim ut praesit praescr/batque recta et utilia et coniuncta com legibus. Vt enim magistratibus leges, sic populo praesunt magistratus uereque dici potest magistratum legem esse loquentem, legam autem m utum magistratum. F . S o m m e r, Studien zur Geschichte der Rechtswissenschaft im Lichte der Philosophiegeschichte, Paderborn, 1934, p. 100-134, s’attache longuement à ce passage. 163. Comme le souligne très justem ent E. L e p o r e , Il p r i n c e p s C i c e r o n i a n o , p. 282 et suiv. 164. Telle est l’interprétation de E. L e p o r e : elle est confirmée par celle de A. d ’ORS

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Il fait du droit écrit une parole vivante liée aux circonstances. Nous retrouvons le rôle que le Pro Cluentio attribuait déjà aux magistrats et aux juges165 mais il a une portée bien plus vaste. Cicéron se réfère ici à une tradition péripatéticienne, dont nous trouvons d’autres échos au début du livre III166, qui laisse au magistrat le soin de résoudre les cas particuliers et à la loi les situations les plus fréquentes. En adaptant la loi aux cas particuliers, en l’interprétant dans le sens de la justice, il propose un droit plus juste ; il « dit le droit » pour reprendre l’expres­ sion latine, en un mot, il devient une loi qui parle. Il s’agit donc de transformer un texte écrit en quelque chose de plus souple. Et nous constatons que Cicéron s’est ainsi préoccupé de l’interprétation, même au sein d’un droit équitable. Nous mesurons ainsi la place que tient l’équité dans la pensée romaine, puisqu’elle est très tôt présente dans les préoccupations des écrivains et dans les débats politiques. Elle est inséparable d’une réflexion élaborée sur la loi et son langage, mais aussi son but et ses limites. Cette méditation que l’on découvre chez la plupart des écrivains républicains, prend sa forme la plus haute et trouve son expression la plus approfondie chez Cicéron : il est le seul de nos auteurs à nous pro­ poser une analyse complète des sources du droit ; de même il est le seul à présenter une réflexion originale sur l’équité. Avec lui, elle devient une notion particulièrement complexe, ce qui la rend souvent délicate à interpréter : l’auteur du De legibus a voulu l’identifier à la justice, mais elle reste en même temps un correctif à la loi, un moyen de l’adapter aux circonstances. Ainsi s’expliquent les ambiguïtés, les glissements, les valeurs multiples de cette notion : elle nous fait voir combien Cicéron a été attentif à la justice, combien sa réflexion est nuancée et approfondie sous l’influence de la philosophie grecque. L’interprétation complexe que donne Cicéron de l’équité aboutit à une conséquence surprenante : elle restaure la loi, au lieu de la détruire. C’est dans l’application des lois aux cas particuliers que se révèlent leurs faiblesses ; et l’équité qui a pour but d’y remédier sert en même temps à mettre en lumière les limites des lois : elle fait voir que la loi, énoncé général, ne peut ni maîtriser toutes les situations, ni leur appor­ ter une solution juste. Elle ruine ainsi la valeur des lois, et l’on com­ prend que certains, tel Platon, aient préféré à la loi, un homme dont la science lui permettait de trouver dans chaque cas la solution véritabledans son édition du D e legibus , Madrid, 1953 (p. 36) qui aboutit à la même solution par des voies très différentes. 165. P ro C luentio 146 : L egu m m in istri m agistratu s , legum in terpretes iu dices... 166. En particulier l’idée que dans un régime démocratique on commande et on obéit tour à tour (III, 5). Cette idée se retrouve à maintes reprises dans la P o litiq u e d’Aristote. De même le rôle que Cicéron attribue ici au magistrat est tout proche de celui que lui donne Aristote CP olitiq u e , III, 1286 a et suiv. cf. É th iqu e à N ico m a q u e V, 7, 1132 a : « le juge tend à être comme une justice vivante »). Pour l’idée de loi vivante, voir p. 417.

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ment juste, sans s’asservir à des prescriptions trop générales et trop peu nuancées. Rien de tel chez Cicéron : l’équité est identifiée à la véritable justice ; elle est la source de tout le droit et ne ruine pas la loi ; en outre Cicéron en a. souligné les limites : l’équité ne consiste pas à oublier la loi, ni à faire preuve d’une indulgence excessive. Cicéron redonne donc toute sa valeur à la loi et son rôle dans la cité reçoit par là une nouvelle justification. * *

*

L’application des lois paraît d’abord révéler leur manque d’effica­ cité : des circonstances nouvelles font vieillir les lois, obligent à les interpréter ; et leur stabilité loin d ’être une qualité devient un défaut, de même elles ne savent qu’apporter une réponse unique et souvent injuste, à des situations particulières. Dès lors les qualités qui fondaient la force de la loi, sa permanence, sa généralité qui en justifiaient la valeur et l’autorité, deviennent la preuve de sa faiblesse. Mais il est pos­ sible de dépasser la contradiction qui s’établit entre la définition tradi­ tionnelle de la loi et l’élaboration d ’un droit plus souple et plus vivant. Cette conciliation s’accomplit à travers l’expression d ’un idéal cohé­ rent : il se fonde sur une théorie du droit naturel qui embrasse toutes les règles de droit dans la cité, et même dans les rapports entre peuples. Elle permet d’assurer la maîtrise sur le temps parce que la stabilité des lois n’exclut pas leur progrès (au moins jusqu’à un certain point) et la durée loin d’être une force négative, devient ainsi créatrice. En outre, le recours à une justice naturelle et équitable les aide à dépasser la ques­ tion des cas particuliers, fonde leur interprétation sur des valeurs soli­ des, et non sur des critères subjectifs, et restaure enfin l’autorité des lois.

Troisième partie

RÉPRESSION ET ÉDUCATION

Les écrivains romains, à la fin de la République, ont assigné à la loi une double fonction que les chapitres précédents nous ont permis de dégager : unir les citoyens en leur garantissant les mêmes droits et, en même temps, assurer la justice au sein de la cité, en se modelant sur la loi naturelle. Cet idéal ne saurait se réaliser si la loi ne se montre pas efficace, c’est-à-dire si elle n’est pas respectée : elle s’adresse à des hom­ mes et il faut obtenir d’eux qu’ils lui obéissent de bon ou de mauvais gré. Comment assurer une telle obéissance ? Cette question n’a pas laissé indifférents les écrivains de l’Antiquité et la précision de leur réflexion atteste l’importance qu’elle avait dans leurs préoccupations. Ils ont en effet envisagé tous les moyens pour faire respecter la loi : la crainte née du châtiment, la persuasion, l’éducation. Cette tradition est loin d’être inconnue à Rome ; nos auteurs se préoccupent de l’efficacité de la loi au sein de la cité (et soulignent par là la valeur du châtiment) et envisagent une loi idéale s’adressant à des citoyens parfaits. Nous retrouvons ici la double dimension de la loi qui nous est déjà apparue dans les chapitres précédents : elle imite l’idéal et pourtant elle doit être efficace dans une société donnée. Ainsi s’explique la hiérarchie que nous allons constater entre les différents moyens d’en assurer le res­ pect : châtiment, persuasion, éducation. Cette constatation laisse voir la place particulièrement importante qu’a la réflexion philosophique, même si la tradition romaine joue un rôle dans la recherche de nos écri­ vains : elle est approfondie, élaborée dans le cadre d’une analyse qui s’attache avant tout à la morale.

CHAPITRE VII

LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

Les sociologues contemporains ont fréquemment souligné qu’une règle de droit ne saurait exister sans sanction1. Une telle idée n’est évi­ demment pas exprimée sous cette forme par les écrivains de l’Antiquité. Ils se sont néanmoins avisés de l’importance du châtiment. Cette con­ viction a une double conséquence : elle les amène d’abord à réfléchir sur les modalités de la peine, la façon dont il faut l’infliger et même les fondements du droit de punir. En second lieu, ils s’attachent à la fonc­ tion du châtiment : il s’agit à la fois d’empêcher le criminel de persister dans sa conduite illégale et d’anéantir le crime dans la société2. Cette analyse est avant tout philosophique puisqu’elle met en lumière les dan­ gers de l’injustice et cherche les moyens de la supprimer pour faire régner la justice dans la cité. Une telle perspective explique que cette réflexion aboutisse à la fois à montrer la nécessité du châtiment et ses limites : s’abstenir du mal par peur de la sanction, ce n’est pas aimer la justice. Le châtiment et la crainte qu’il suscite deviennent ainsi une solution que l’on adopte à contrecœur, faute de mieux ; ils constituent par là le premier degré d’une échelle de valeurs.

A. JUSTICE ET CHÂTIMENT Malgré l’autorité éminente que la loi reçoit du consentement qui la fait naître, elle risque toujours d’être transgressée dans ses ordres et ses 1. H. L évy-B ruhl, Sociologie du droit ; A.R. Radcliffe-Brown, Structure et fo n c­ tion dans la société primitive ; J. C arbonnier, Sociologie juridique et P. A mselek, Pers­ pectives critiques d*une réflexion épistémologique sur la théorie du droit. Essai de phéno­ ménologie juridique, Paris, 1964, soulignent cependant combien il est difficile de réduire le droit à la sanction et à la contrainte. 2. L. G ernet dans son introduction aux Lois de Platon, Paris, Belles Lettres, 1951.

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interdictions. Or, elle est faite pour être observée, comme nous le disent les écrivains latins eux-mêmes3. Il faut donc en assurer le respect sous peine de la voir perdre toute valeur. Une loi qui n’est pas obéie ne mérite pas en effet le nom de loi. Cette idée trouve maints échos dans la littérature antique. Elle figure par exemple chez des auteurs aussi éloignés que Thucydide et Aristote. Le premier la met dans la bouche de Cléon et elle sert d ’argument pour encourager les Athéniens à mater la révolte de Mytilène : à des lois parfaites mais dépourvues d’autorité, l’homme politique préfère des lois moins bonnes mais plus efficaces4. Aristote enfin s’attache longuement à cette question : il souligne dans la Politique qu’un bon gouvernement ne consiste pas à avoir de bonnes lois auxquelles on n’obéit pas5 et rappelle qu’il faut prendre garde aux légères infractions car « si on ne les réprime pas, l’habitude de ne pas obéir aux lois risque de s’instaurer et de se développer6 ». Une idée toute proche apparaît chez Lysias et Démosthène : pour eux, désobéir à une loi, c’est les mépriser toutes et ébranler la cité7. Ces témoignages nous révèlent donc combien il est nécessaire de faire respecter la loi, de la rendre efficace. La meilleure solution pour réaliser cet impératif con­ siste à rendre l’infraction redoutable par ses conséquences, c’est-à-dire à prévoir des sanctions pour les délinquants. L’idée de châtiment devient inséparable de celle de loi : il constitue une réponse à l’infraction et un avertissement pour ceux qui seraient tentés de commettre le même délit. Il contribue ainsi à l’efficacité de la loi. Les écrivains romains ont été très sensibles au lien qui unit loi et châtiment. Assurément, les lois ne se réduisent pas à l’unique catégorie des lois pénales qui imposent ou interdisent telle ou telle action8 et, de plus, à Rome les leges imperfectae prévoient des interdictions sans édic­ ter aucune sanction. Mais, à lire les écrivains anciens, on a le sentiment que non seulement il n’y a pas de châtiment sans loi, mais pas de loi sans châtiment. Cette idée se traduit dans les propos prêtés à Hippoda­ mos de Milet : il déclarait, nous dit Aristote, qu’il n ’y a que trois sortes de lois parce qu’il n’y a que trois sortes de délits9. Chez les écrivains romains, loi et châtiment sont aussi inséparables. Le vocabulaire suffit à 3. Comme le montre la définition de Varron, De lingua latina VI, 66 : leges quae lec­ tae et ad populum latae quas observet et Cicéron, De inuentione II, 54, 162 : Lege ius est quod in eo scripto quod populo expositum est ut observet continetur. 4. Thucydide III, 27, 3. 5. Politique IV, 8, 1294 a. 6. Politique V, 8, 1307 b 30 : « On doit toujours veiller aux infractions légères car le mépris des lois s’insinue sans attirer l’attention. » Cf. Éthique à Nicom aque V II, 11, 1152 a 20 : « L’homme intempérant est semblable à une cité qui rend toujours les décrets q u ’il faut et possède des lois sages mais qui n ’en fait aucun usage. » 7. Lysias I, 4, 7 ; Contre M idias 225 ; cf. Lycurgue, Contre Léocrate 6 ; P laton, Criton 50 a. 8. Comme le rappellent J. C arbonnier , Flexible droit, Paris, L .G .D .J., 4e éd., 1979 ; H .L .A . H art , The concept o f law, Oxford, 1961. Sur les leges imperfectae voir p. 217-9. 9. Politique II, 8, 1267 b 35.

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traduire cette idée : lex et poena sont très fréquemment associés. L’un appelle l’autre. Cicéron se contente de ces deux termes pour indiquer les sanctions prévues par les lois101. Lorsque Tite-Live veut opposer la con­ trainte légale à la fides, il utilise l’expression legum poenarumque metus11. Loi et châtiment ne peuvent donc être dissociés ; c’est précisé­ ment la sanction qui confère à la loi sa puissance coercitive. Le discours de Crassus dans le livre I du De oratore le confirme nettement ; en fai­ sant l’éloge du droit civil et des lois, il souligne que les lois sont un encouragement à rechercher la vertu12 : il énumère dans cette perspec­ tive les différents châtiments qu’elles prévoient (les amendes, la prison, les coups, l’exil, la mort) et ajoute qu’elles nous commandent ainsi de dompter nos passions et de réfréner nos désirs. Les verbes utilisés par l’orateur (domare, coercere, abstinere) ont tous une signification forte et appartiennent au vocabulaire du droit pénal13. Ils suggèrent ainsi que la contrainte légale, l’autorité légale naissent principalement de la répression et donc du châtiment. L’autorité que la loi reçoit du suffrage universel ne suffît pas : ses ordres et ses interdictions doivent s’accom­ pagner de sanctions. Cette conception est le point de départ d’une réflexion approfondie sur la notion de châtiment et même les fonde­ ments du droit pénal. Pour qu’il soit efficace, il faut en effet que lois et sanctions répondent à certaines conditions. 7. Une hiérarchie des sanctions

Il est évident d ’abord que la loi ne doit pas ordonner l’impossible. Cette idée trouve son expression la plus vive dans un passage de la Cyropédie : « La crainte et la loi suffisent à empêcher l’amour, mais si l’on faisait une loi qui interdise à ceux qui n’ont pas mangé d’avoir faim, à ceux qui n’ont pas bu d’avoir soif, d’avoir froid l’hiver et chaud l’été, elle ne réussirait jamais à se faire obéir des hommes parce que la nature les assujettit à ces nécessités14. » En un mot, la loi ne 10. A ctio secunda in Verrem, I, 46, 124 : lex est poena est ; cf. De re publica I, 2, 3 ; III, 11, 18 ; V, 4, 6. 11. I, 21, 1 : ea pietate omnium pectora imbuerat ut fides ac ius iurandum pro sum m o legum ac poenarum metu duitatem regerent. 12. De oratore I, 43, 194 : ex his (scii, legibus) enim et dignitatem maxime expeten­ dam uidemus quoniam uirtus atque honestus labor honoribus, praemiis, splendore decora­ tur, uitia autem hom inum atque fraudes damnis, ignominiis, uinclis, uerberibus, exiliis, morte multantur ; et docemur non infinitis concertationumque plenis disputationibus, sed auctoritate nutuque legum domitas habere libidines, coercere omnis cupiditates, nostra tueri, ab alienis mentes, oculos, manus abstinere. 13. Sur la valeur de ces termes, voir C. G ioffredi, / principi del diritto romano, Turin, 1970. 14. Cyropédie V, 1, 11. Démosthène (Contre Timocrate 68) souligne également que la loi ne doit pas ordonner P impossible mais ses propos restent très généraux. Voir aussi Éthique à Nicomaque III, 7, 1113 b 25 : « On perdrait son temps à nous persuader de ne pas avoir chaud... »

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peut formuler des interdictions qui fassent abstraction des besoins natu­ rels des hommes. Un tel point de vue n’a toutefois pas rencontré beau­ coup d’échos ; au mieux, il reste implicite mais les écrivains romains ne se sont guère attachés à cette question. Ils se sont en revanche largement souciés du rapport qu’il convient d’établir entre l’infraction et la sanction. Il n’y a sans doute pas matière à écrire un traité de droit pénal en partant de la littérature latine ; toutefois des éléments nombreux nous permettent de préciser ce que doit être pour nos auteurs l’art de punir. Ici, encore, l’œuvre de Cicéron nous fournit la documentation la plus riche ; il envisage les questions de responsabilité et de châtiment dans ses traités de rhétori­ que et ne s’y attache pas moins dans ses discours ou dans le De officiis. Une idée maîtresse domine sa réflexion : les châtiments doivent être proportionnés à l’infraction . « La peine ne doit pas être supérieure au délit » déclare-t-il dans le De officiis15. Sous cette formule d’une appa­ rente banalité se cache toute une analyse de l’art de punir, se révèle une exigence de justice qui est bien la seconde condition à laquelle doit répondre la loi pour être efficace. Par là, Cicéron refuse en effet d’admettre une peine unique pour tous les délits et tous les crimes. Tel avait été en effet le choix de Dra­ con ; la tradition qui s’est attachée à ce législateur avait souligné la sévérité de ses lois. Plutarque nous le rappelle très nettement : « Il n’y avait pour ainsi dire qu’un seul châtiment appliqué à toutes les fautes : la mort ; et ceux qui avaient volé des légumes ou des fruits étaient punis avec la même rigueur que les voleurs sacrilèges ou les assas­ sins (...) Dracon lui-même, à qui l’on demandait, dit-on, pour quelle raison il avait ordonné la peine de mort pour toutes les fautes, répon­ dit : c’est que j ’ai cru que les petites fautes méritaient ce châtiment, et pour les grosses, je n’en ai pas trouvé de plus grand16. » Le législateur grec n ’avait donc établi aucune hiérarchie entre les peines ; d ’où la rigueur de ses lois que l’on disait « écrites avec du sang » 17. Cette légis­ lation n’est pas inconnue à Rome ; Horace y fait notamment allusion dans l’une de ses Satires pour en démontrer l’absurdité : « Le raisonne­ ment ne réussira pas à démontrer que la faute est aussi grave ni qu’elle est identique quand on met en pièces des choux encore tendres dans le jardin d ’autrui et quand on vole la nuit les objets sacrés des dieux18. » 15. D e officiis I, 25, 89 : Cauendum ne maior poena quam culpa sit. 16. Solon, 17, 2 et 4 ; Lycurgue, Contre Léocrate 65. 17. Selon la formule de l’orateur Démade (Plutarque, Ib id . 3). Il s’agit assurément d ’une tradition littéraire ; nous possédons en partie le texte de la loi de Dracon sur l’homicide (/.G. I, 2, 115) elle n ’a rien de commun avec cette rigueur sans nuances. Voir R.S. Stroud, Drakon*s Law on homicide, University o f California Press, 1968. 18. Satires I, 3, 115 : N ec uincet ratio hoc tantumdem ut peccet idemque Qui teneros caules alieni fregerit horti E t qui nocturnus sacra diuum legerit.

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Les lois de Dracon se caractérisent ainsi par leur dureté sans nuances ; si elles distinguent crimes et délits, elles les confondent dans une même répression ; pour le vol, il n’y a aucune commune mesure entre l’infraction et la sanction qui la frappe. Ces principes ne peuvent fonder un droit criminel et dans la pratique ils sont totalement inapplicables. Cette brutalité sans nuances a été l’objet de critiques impitoyables : nous en avons eu un aperçu avec Horace. Mais le poète ne s’en prend pas tant à Dracon qu’aux stoïciens et, avant lui, Cicéron ne s’attache pas à cette législation dont il ne parle pas mais aux disciples de Zénon. L’un des paradoxes du Portique consistait en effet à déclarer que toutes les fautes sont égales. L’orateur romain avait critiqué cette affirmation dans un passage fameux du Pro Murena où il se plaît à en montrer avec humour les conséquences absurdes19. Dans les Paradoxes des Stoï­ ciens, il développe sans doute cette idée en s’efforçant de la justifier : « Commettre une faute c’est franchir une limite ; une fois que c’est fait, la faute est commise : aussi loin que l’on aille, une fois la limite franchie, cela ne réussit pas à augmenter la faute qui consiste à franchir cette limite20. » Pour les stoïciens, il n’existe donc aucun degré intermé­ diaire entre la faute et l’absence de faute : ce sont deux domaines diffé­ rents. Cicéron tente de développer ce paradoxe mais il a malgré tout tendance, même dans ce traité, à restaurer une hiérarchie des crimes : les fautes peuvent s’accumuler et entraîner un châtiment plus sévère. Il est plus criminel de tuer son père que de tuer un esclave. Dans ce der­ nier cas, on prive de la vie injustement un être humain ; dans le pre­ mier « on attente contre celui qui nous a engendré, contre celui qui nous a nourri, contre celui qui nous a placé dans un domicile, une famille et une cité212». Le parricide mérite par conséquent un plus grand châtiment. Cicéron restaure ainsi une espèce de gradation dans les délits et peut-être s’inspire-t-il même de Zénon comme le suggère un passage du De finibusn . Il ne peut s’en prendre à ce paradoxe dans un ouvrage qui a pour but d’exposer les théories du Portique mais, dans d’autres traités, il ne ménage pas ses critiques ; en particulier, dans le livre IV du De finibus, il montre comment il est impossible que toutes les fautes soient identiques dans leur nature et égales dans leur impor-

19. Pro Murena 20, 61. 20. Paradoxa I, 20 : Peccauil nihilominus si quidem est peccare tamquam transire lineas, quod cum feceris culpa commissa est ; quam longe progediare, cum semel transie­ ris; ad augendam transeundi culpam nihil pertinet. Sur ce principe, voir Diogène Laërce VIII, 64, 120 ; S.V.F. Ill, p. 140-145. 21. Paradoxa III, 25 : Illud tamen interest quod in seruo necando, si id f i t iniuria, semel peccatur, in patris uita uiolanda multa peccantur : uiolatur is qui procreauit, is qui aluit, is qui erudiuit, is qui in sede ac domo atque in re publica conlocauit. 22. De finibus IV, 20, 56 : peccata autem partim esse tolerabilia partim nullo modo, propterea quo alia peccata plures, alia pauciores quasi numeros officii praeterirent. Sur ce qui peut rapprocher Cicéron et les stoïciens, voir A. Michel, Cicéron et les paradoxes stoïciens. Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 16, 1968 p. 223-232.

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tance23. Cicéron souhaite ainsi établir une hiérarchie entre les fautes et une même hiérarchie entre les sanctions, parce qu’il recherche la justice et refuse une sévérité excessive. L’art de punir consiste-t-il dans une stricte réciprocité entre peine et délit ? Telle était l’attitude des pythagoriciens. La justice s’exprimait à leurs yeux dans l’égalité : il convenait de faire subir au coupable exacte­ ment le tort qu’il avait fait subir à sa victime24. Il s’agit en un mot de la loi du talion. Une loi attribuée au législateur de Grande Grèce, Cha­ rondas, le montre clairement : « Quiconque avait crevé un œil, devait avoir à son tour l’œil crevé25. » Les pythagoriciens souhaitaient ainsi établir une stricte réciprocité dans le châtiment ; on faisait « souffrir à son tour » le coupable (το άντιπεπονΘός) ; c’est l’idée qu’exprime le terme qui passait pour désigner la loi du talion ; il n’est pas sûr toute­ fois que cette notion (qui en elle-même n’indique pas que le coupable doive subir exactement le traitement qu’il a fait subir à sa victime) ait réellement désigné le talion dans l’ancien pythagorisme, mais il a été interprété en ce sens par la tradition antique26. Nous le voyons à la fois par la loi de Charondas et par les critiques qu’Aristote adresse à ce principe27. Dans L ’Éthique à Nicomaque il indique clairement les diffi­ cultés que rencontre son application : « Souvent réciprocité et justice corrective sont en désaccord : par exemple, si un homme investi d’une magistrature a frappé un particulier, il ne doit pas être frappé à son tour et, si un particulier a frappé un magistrat, il ne doit pas seulement être frappé mais recevoir une punition supplémentaire28. » Un tel prin­ cipe ne tient pas compte de la diversité des cas et ne permet donc pas l’exercice de la justice proportionnelle chère à Aristote. En outre, il nie une distinction fondamentale pour le droit criminel : celle des actes volontaires et involontaires29 ; il ne peut ainsi assurer une juste appré­ ciation de la culpabilité. Cicéron évoque à peine la loi du talion dans son œuvre ; il pouvait en connaître l’existence par les XII Tables30 et 23. D e finibus IV, 27, 74 ; 28, 77. Antiochus d'Ascalon s’opposait également à ce paradoxe {Lucullus 133). 24. A. D elatte , La politique pythagoricienne, p. 65 ; cf. Aristote, Éthique à Nicoma­ que V, 8, 1132 b 21 et suiv., Métaphysique A 5, 983 b, 26. 25. Diodore de Sicile X II, 17, 4. Sur la peine du talion dans l’Antiquité, voir encore R. Hirzel, Die Talion, Philologus Supplément 11, 1910, p. 405-482. 26. Voir les remarques de A. D elatte (op. cit.) et le commentaire de R.A. G au­ thier , Y. J olif (à propos de TÉthique à Nicomaque V, 1132 b) t. I, p. 372 ; S. T zitzis , La philosophie de la peine dans Tantiquité hellénique, Thèse Paris II, 1981 p. 110 et suiv. qui renvoie à G. C ard ascia , La place du talion à la lumière des droits du Proche-Orient, Mel. J. Dauvillier, Toulouse, 1979. 27. Elle est également exposée dans les Magna Moralia, I, 33, 13, 1194 a 29 et suiv. cf. M. H amburger, Morals and Law ... 28. Éthique à Nicomaque V, 8, 1132 b 28 et suiv. 29. Ibid. 30. 30. VIII, 2 : si m embrum rup[sjit, ni cum eo pacit, talio esto. On voit que le talion est d 'un usage très limité dans le code décemviral puisqu'il n ’est employé qu’en l’absence de composition entre les deux parties.

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seul un passage de saint Augustin nous apprend qu’il mentionnait le talion parmi les châtiments prévus par les lois31. Ce silence n’est pas très surprenant : comment l’auteur du De re publica aurait-il pu faire place à de telles théories qui nient toute distinction entre actions volon­ taires et involontaires, par exemple, n’évaluent pas les responsabilités alors que le droit pénal romain s’y référait depuis longtemps ? Tel que nous le connaissons, le droit pénal est un droit élaboré. Déjà certaines « lois royales » font de la conscience de l’acte l’élément constitutif de certains délits. C’est le cas pour l’homicide où il est pré­ cisé : dolo sciens32. Cette formule permet d’exprimer en outre la volonté de nuire ; grande sera sa fortune puisqu’elle figure également dans de nombreuses lois républicaines33. De même, ces « lois royales » connais­ sent l’homicide involontaire qu’exprime le terme imprudens ; cette dis­ tinction se retrouve dans le code décemviral puisqu’il prévoit d’un trait peut s’échapper de la main qui le tient, sans être lancé34. Ces notions conservent leur importance au cours de la République ; les lois pénales continuent à tenir compte de l’intention malfaisante qu’elles désignent par dolo malo, comme la lex Cornelia de sicariis et ueneficiis ou les leges Iuliae le montrent35. Mais la notion de responsabilité n’y est pas analysée avec plus de nuances que dans les lois antérieures. Cette absence de précision tient sans doute au système du droit pénal romain ; il divise les infractions en délits publics et privés ; pour les seconds il se borne à réglementer les rapports entre le coupable et la victime ; pour les premiers à fixer la procédure dans les quaestiones36. Et les juristes s’attachent plus aux questions de procédure qu’à la notion même de responsabilité. En revanche, l’édit du préteur et le droit prétorien ont un rôle important en ce domaine. Les notions de violence et de contrainte apparaissent d’abord en droit privé puisque le préteur ne ratifie pas de 31. Cité de Dieu XXI, 11 : octo genera poenarum in legibus esse scribit Tullius dam­ num, uincla, uerbera, talionem, ignominiam, exilium, mortem, seruitutem. Sur ce frag­ ment et les raisons qui permettraient de l’attribuer au De re publica voir E. Heck, Die Bezeugung von Ciceros Schrift De re publica, Hildesheim, 1966. 32. Festus (221 L) : Si qui hominem liberum dolo sciens morti duit, paricidas esto. Sur la notion de leges regiae et les problèmes qu’elle pose, voir p. 91-92. Sur les problè­ mes que pose la notion de responsabilité, outre l’ouvrage d ’A. Lebigre, Quelques aspects de la responsabilité pénale en droit romain classique, Paris, P.U .F., 1967, voir Y.P. Tho­ mas, Acte, agent, société, sur l’homme coupable dans la pensée romaine, Archives de Philosophie du Droit, vol. 22, 1977, La responsabilité, p. 63-83. 33. Lex Silia de ponderibus publicis ; lex latina Tabulae Bantinae, 2, 8 ; lex osca Tabulae Bantinae, I, 3 ; lex municipii Tarentini, etc. 34. Servius in Verg. Ecl. 4, 43 : In Numae legibus cautum est ut si quis imprudens occidisset hominem, pro capite occisi agnatis eius in contione offerret arietem ; L e ^ X I I Tab. VIII, 24 a : Si telum manu fu g it magis quam iecit... Cette loi est citée à plusieurs reprises par Cicéron : Pro Tullio 21, 51 ; De oratore III, 39, 158 ; Topiques 17, 64. 35. A. L ebigre, op. cit. p. 71. 36. J. G audemet, Le problème de la responsabilité pénale dans l’Antiquité, Studi Betti, Milan, 1962, t. II, p. 481-508.

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tels actes37 mais elles entrent peu à peu dans le domaine pénal à la fin de la République38. En outre, le préteur réalise un régime plus souple : il sanctionne le dommage moral comme le dommage physique39. Et Ton voit peu à peu les notions de culpa ou de dolus se préciser même si une telle distinction est simplement esquissée à l’époque qui nous occupe sans avoir l’importance qu’elle aura à la période classique. Tous ces élé­ ments contribuent ainsi à rendre le droit pénal plus précis et plus nuancé. En même temps, la notion de responsabilité reçoit une place certaine dans les préocupations des écrivains. Les questions posées par l’utilisation des lois conduisent en effet les avocats à s’interroger sur la responsabilité des accusés. Nous retrouvons chez les écrivains latins l’écho de ces débats et de ces questions ; Cicéron cherche aussi à définir les responsabilités. La place que tiennent ces problèmes s’explique assurément par l’importance qu’ils revêtaient pour un avocat et par le souci de justice qui figure constamment chez notre auteur. Un tel principe suppose un examen précis du délit et Cicéron nous y convie au début du livre I : « Il importe au plus haut point en toute injustice de savoir s’il y a injustice du fait de quelque trouble de l’âme — qui est généralement de courte durée — et pour un temps, ou s’il y a injustice réfléchie, et de façon délibérée. En effet ce qui se produit par suite d’un mouvement soudain est moins grave que ce que l’on commet avec préméditation40. » Notre auteur est donc conduit à une méditation approfondie sur le délit et les circonstances dans lesquelles il a été commis, et sur la notion de culpabilité. Comme pour le droit de son époque, c’est le crime commis avec préméditation qui est pour Cicéron le plus répréhensible. Le passage nous nous venons de citer le fait bien voir. Des idées voisines sont cons­ tamment présentes dans son œuvre. Dès le De inuentione, il attache une grande importance à l’intention et à la volonté coupable. Deux termes lui servent à exprimer cette notion : uoluntas et consilium4142. Nous les retrouvons dans les Topiques*1. Si les crimes prémédités sont les plus 37. Mommsen, Droit pénal t. II, p. 371 et suiv. 38. Comme le montrent les leges de ui ; sur ces lois, voir E. G ruen , The last Generation o f the R om an Republic et L. L abnina, Vim fieri ueto, Naples, 1970. 39. Edictum perpetuum praetoris, titre XXXV, de iniuriis § 190-196. 40. De officiis I, 8, 27 : Sed in om ni iniuria perm ultum interest utrum perturbatione aliqua animi — quae plerumque breuis est — et ad tempus; an consulto et cogitata fia t iniuria. Leuiora enim sunt ea quae repentino aliquo m otu accidunt, quam ea quae medi­ tata et praeparata inferuntur. 41. De inuentione II, 33, 101 : et in omnibus rebus uoluntatem spectari oportere (...) Deinde nihil esse indignius quam eum qui culpa careat supplicio non carere. II, 28, 86 : rem non ex nomine ipsius negotii sed ex consilio eius qui fecerit et causa et tempore oportere considerare. Cf. Pro Tullio 21, 51 : Haec enim tacita lex est hum anita­ tis ut ab hom ine consilii, non fortunae poena repetatur. 42. Topiques 17, 63 : Etiam ea quae fiu n t partim sunt ignorata partim uoluntaria, ignorata quae fortuna effecta sunt, uoluntaria quae consilio.

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horribles, à l’inverse l’auteur du De officiis se montre indulgent pour les délits involontaires. Cette notion est vague et Cicéron, en distin­ guant diverses catégories, lui apporte une précision qu’elle n’a pas dans le droit de son temps. Les actes involontaires comprennent d’abord, à ses yeux, les dommages accidentels ; cette catégorie n’est pas inconnue en droit romain ; et Cicéron se réfère à la disposition décemvirale que nous avons citée plus haut43. En second lieu il fait une large place aux crimes involontaires, commis sous l’empire d’une passion. Il est ainsi conduit à une réflexion approfondie sur les mobiles des actes et la notion de cause. Dans le De inuentione, il distingue simplement deux causes : Yimpulsio et la ratiocinatio44. Il s’agit, d’une part, des mobiles irrationnels qui, sous l’influence d’une passion, font agir tel citoyen, et de l’autre, des actes accomplis avec préméditation qui comportent une justification rationnelle. Cette distinction se retrouve bien plus tard dans les Topiques où elle est présentée de façon plus précise et plus éla­ borée. Cicéron discerne plusieurs types de causes : les unes supposent l’action de la volonté, d’autres dépendent du hasard, d’autres de la pas­ sion45. Notre auteur précise en outre la portée des actes accomplis sous l’influence de la passion : « Les passions de l’âme rentrent dans la caté­ gorie de l’ignorance et de l’imprudence ; elles sont sans doute volontai­ res car les réprimandes et les avertissements les font disparaître mais elles font naître des mouvements si violents que ces actions volontaires semblent parfois inévitables ou du moins faites dans l’ignorance46. » L’analyse de Cicéron est très fine, il reconnaît d’une part que les pas­ sions peuvent passer pour volontaires (on choisit de se laisser entraîner) et que les réprimandes ou l’éducation peuvent les combattre47. Mais il souligne en outre que l’ébranlement qu’elles provoquent empêche d’y résister : elles nous conduisent à des actions en quelque sorte involon­ taires. Une telle Analyse traduit assurément l’influence de la philoso­ phie. L’idée que les passions sont des formes d’ignorance se retrouve chez les philosophes : les stoïciens déclarent notamment qu’elles naissent

43. VIII, 24 : Si telum manu fu g it magis quam iecit... 44. De inuentione II, 5, 17 : Causa tribuitur in impulsionem et ratiocinationem. Impulsio est quae sine cogitatione per quamdam affectionem animi facere hortatur (...) Ratiocinatio est autem diligens et considerata faciendi aliquid aut non faciendi excogita­ tio. Sur cette distinction et son utilisation dans les discours, voir A. Michel, Rhétorique et philosophie chez Cicéron, p. 499. 45. Topiques 17, 63. 46. Topiques 17, 64 : Cadunt etiam in ignorationem atque in imprudentiam perturba­ tiones animi, quae, quamquam sunt uoluntariae (obiurgatione et admonitione deiciuntur) tamen habent tantos motus ut ea quae uoluntaria sunt aut necessaria interdum aut certe ignorata uideantur. Sur l’aspect philosophique de ce passage voir A. Michel, Rhétorique et Philosophie chez Cicéron, p. 491. 47. C ’est en somme ce que souligne Aristote : il rejette la thèse platonicienne qui fait de l’injustice quelque chose d ’involontaire et souligne au contraire que le vice est volon­ taire : l’homme injuste ou intempérant pouvait ne pas devenir tel ; ils ont choisi de se laisser aller à leur vice (Éthique à Nicomaque III, 7, 1114 a et suiv.).

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de l’erreur48 ; et, bien avant eux, Socrate, puis Platon, avaient affirmé que nul n’est méchant volontairement. Notre propos n ’est pas ici d ’étudier les importantes conséquences qu’a dans la philosophie platonicienne le principe que nul n’est méchant volontairement. Mais il est important d ’en souligner les conséquences dans le domaine du droit criminel : toute la théorie du châtiment est fondée sur lui49 et ce principe justifie d’abord la hiérarchie des sanc­ tions ; dans les Lois, il amène le législateur à moduler les peines en fonction du degré d ’ignorance du criminel50. En outre, toute une échelle est prévue selon les différentes espèces de crimes : homicides volontai­ res, accidentels, homicides par colère ou par folie qui sont intermédiai­ res entre les crimes volontaires et involontaires. Platon pousse même le souci de précision jusqu’à distinguer, dans les meurtres accomplis sous l’effet de la colère, ceux qui sont délibérés et ceux qui sont involontai­ res et réserve bien sûr aux seconds les peines les plus douces : « Car ce qui ressemble au plus grand méfait, doit être puni plus gravement, au plus petit moins gravement51. » Et la passion qui est une forme d’igno­ rance est plus excusable que la préméditation. Le droit pénal est ainsi étroitement lié aux convictions de Platon. Nous avons découvert des conceptions toutes proches dans l’œuvre de Cicéron : comme le philosophe grec, il s’en prend d ’abord aux cri­ mes délibérés et prémédités, comme lui, il se montre indulgent à l’égard des crimes commis sous l’influence de la passion. C’est donc à partir de la philosophie qu’il envisage le droit criminel. La connaissance de Pla­ ton, que d’autres chapitres nous ont également permis de mettre en lumière, l’amène notamment à se montrer très précis dans l’évaluation des responsabilités ; il se montre bien plus nuancé dans son analyse que n’est le droit criminel de son temps et peut également s’attacher à la fonction des lois.

48. Elle est en effet liée à une opinion fausse que Ton a sur les maux et sur les biens, comme nous le montre le livre IV des Tusculanes, mais d*autre part on choisit de se lais­ ser entraîner. 49. Comme le souligne L. Gernet dans son introduction aux Lois et dans son com­ mentaire du livre IX des Lois (Paris, 1917). Sur le droit pénal chez P laton, voir égale­ ment M. Jodelet, La conception de la peine chez Platony Rouen, 1926, et W. Knoch, Die Strafbestimmungen in Platons N o m o i, Wiesbaden, 1960 (qui s’attache plus à décrire les peines q u ’à analyser les principes sur lesquels elles reposent). 50. Lois IX, 863 c : « Ce ne serait pas mentir que de compter comme troisième cause de nos fautes : l’ignorance. Notre législateur aura profit à la diviser en deux : une forme simple qu’il regardera comme cause de fautes légères, une forme double, quand on erre parce qu’on est dominé non seulement par l’ignorance, mais par une illusion de sagesse, s’imaginant q u ’on sait parfaitement ce dont on n ’a aucun savoir. » 51. Lois IX, 867 b-c.

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2. La douceur des lois L’existence du châtiment paraît aller de soi pour l’auteur du De legi­ bus. Tout délit implique pour lui une peine qui est sans nul doute fixée par la loi. En effet, dans le De officiis, il n’accepte pas que des coupa­ bles puissent échapper au châtiment qui les attend : « Il faut éviter que pour les mêmes crimes, les uns soient châtiés et les autres ne fassent même pas l’objet d’une inculpation52. » Cette idée est étroitement liée au caractère général de la loi : elle traite les coupables à égalité et leur impose de subir tous un châtiment. En ce sens, Cicéron retrouve l’un des principes du droit pénal romain : « Il n’y a pas de peine sans loi53. » Deux aspects importants en découlent : le premier est assuré­ ment le refus d’un arbitraire qui protégerait les uns pour châtier plus durement les autres. En second lieu, ce principe implique l’existence d’une juridiction et d’une procédure pénale qui permettent à chacun de se défendre. L’exemple des lois sur la prouocatio nous a révélé l’impor­ tance que revêtait ce principe aux yeux des Romains : ils se refusent à condamner sans jugement54. C’est très précisément ce qu’explique Cicé­ ron en défendant Rabirius accusé de perduellio : les ancêtres « ont voulu que votre liberté ne fût pas menacée par des supplices rigoureux, mais protégée par la douceur des lois55 ». Le contexte permet de préci­ ser la signification de ces propos : il s’agit de permettre à tout citoyen de débattre sa cause devant ses concitoyens au lieu d’être mis à mort sans jugement. Ce passage nous fait en outre découvrir une notion importante qui est presque toujours mentionnée quand il s’agit de châtiment : la dou­ ceur. Il ne s’agit pas ici d’indulgence coupable mais du refus d’une répression aveugle, d’une sauvagerie excessive : le châtiment doit rester humain. Cette idée est affirmée avec la plus grande netteté par TiteLive. Après avoir décrit l’horrible supplice infligé à Mettius Fufetius, le dictateur d’Albe —il fut écartelé— l’historien ajoute : « Ce fut la pre­ mière et la dernière fois que les Romains employèrent ce supplice qui oubliait les lois de l’humanité. Dans tous les autres cas, ils peuvent se vanter d’avoir choisi des châtiments d’une douceur qu’aucun peuple n’est arrivé à dépasser56. » Tite-Live souligne ainsi l’humanité des 52. De officiis I, 25, 89 : Cauendum est (...) ne iisdem de causis alii plectantur, alii ne appellantur quidem. 53. Digeste L, 16, 131, 1. 54. Sur ce principe, voir J.M . Kelly, Demokratie und Strafverfahren in der klassis­ chen Literatur, Synteleia Arangio-Ruiz, t. II, Naples, 1964, p. 673-683. 55. Pro Rabirio perduellionis reo 3, 10 : ... uestram libertatem non acerbitate suppli­ ciorum infestam sed lenitate legum munitam esse uoluerunt. 56. I, 28, 11 : Auertere omnes ab tanta foeditate spectaculi oculos. Primum ultimum­ que illud supplicium apud Romanos exempli parum memoris legum humanarum fu it : in aliis gloriari licet nulli gentium mitiores placuisse poenas. Sur la signification du châti­ ment voir infra p. 361-2.

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Romains et suggère en même temps qu’il faut punir avec douceur, refu­ ser un châtiment trop brutal et trop rigoureux. Salluste rejoint-il TiteLive ? Le discours de César n ’apporte pas d’arguments très probants ; bien sûr il se fait l’avocat de la clémence en affirmant qu’une peine trop rigoureuse (la mort en l’occurrence) est sans utilité politique37 ; mais il faut lui opposer la réponse de Caton qui justifie au contraire les rigueurs de la répression par l’urgence du péril. D ’autres passages, tou­ tefois, révèlent l’importance de la douceur : la préface du Jugurtha montre les dangers de la violence5758 et surtout, dans le tableau des pre­ miers temps de Rome, l’historien rappelle que les Romains ne fondaient pas leur pouvoir sur la crainte et préféraient pardonner les offenses que les poursuivre59. Une telle idée domine également toute la théorie du droit pénal chez Cicéron. En affirmant que la peine ne doit pas être supérieure au déüt, en s’efforçant d’apprécier la culpabilité avec la plus grande précision possible, il cherche à ne pas se montrer rigoureux sans raison, à punir avec douceur. Dans le De officiis, il définit en ces termes l’attitude qu’il convient d ’avoir à l’égard des criminels : il faut pouvoir « tirer ven­ geance de ceux qui ont entrepris de nous nuire et leur infliger un châti­ ment à la mesure de ce que permettent l’équité et l’humanité60 ». Il refuse par là l’excès dans la sévérité et suggère en même temps que l’art de punir est lié à l’équité, c’est-à-dire qu’il consiste à assurer à chaque criminel un traitement proportionné à ses fautes. Il ne s’agit pas d’une répression aveugle et l’on comprend mieux pourquoi l’auteur du De re publica fait l’éloge de Romulus qui préférait infliger des amendes plutôt que de recourir à des supplices61. Il n’est donc pas surprenant que l’écrivain romain refuse toute colère dans l’exercice du droit de punir. En un mot, le châtiment n’est pas pour lui l’instrument d’une ven­ geance ou d ’une expiation ; il a une tout autre fonction comme nous le verrons plus loin. Cicéron s’oppose ainsi au droit pénal romain : celui-ci ne demande jamais la simple réparation d’un dommage, mais condamne toujours le coupable au double, au triple ou au quadruple ; il y a donc à la fois réparation et expiation62. L’auteur du De officiis, au contraire, ne fait pas du châtiment une vengeance : aussi ne peut-il

57. Catilina 51, 15 : Sed plerique mortales postrem a meminere et in hom inibus impiis sceleris eorum obliti, de poena disserunt, si ea paulo seuerior f u i t . 58. Jugurtha 3, 2 : N am ui quidem regere patriam aut parentes, quam quam et possis et delicta corrigas, tamen im portunum est. 59. Catilina 9, 5 : ... beneficiis magis quam m etu imperium agitabant et accepta iniuria ignoscere quam persequi malebant. 60. D e officiis II, 5, 18. 61. D e re publica II, 9, 15 : M ultaeque dictione ouium et boum , non ui et suppliciis coercebat. 62. M. Villey, L e droit romain. Sur cet aspect du droit pénal, voir également Momm­ sen, D roit pénal. Sur la vengeance, voir R. Verdier, L a vengeance t. I, L a vengeance dans les sociétés extra-occidentales, Paris, 1980.

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trouver sa justification dans la colère. Et il souhaite, à l'opposé, que Ton punisse par équité63. Elle trouve ainsi son application dans le droit pénal, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent : l’art de punir en fait partie. Celle-ci consiste à mesurer à chacun le traitement qui lui convient ; elle permet soit d’adoucir une peine, soit de l’aggraver en fonction des circonstances, c’est-à-dire de la personnalité de l’accusé, de son degré de culpabilité et aussi de l’intérêt commun. Les éléments que nous avons dégagés plus haut trouvent donc leur place dans un cadre plus vaste : celui de l’équité. Ce cadre permet de donner un fondement solide au droit de punir. Pour Cicéron, il semble lié au droit naturel. En évoquant la loi natu­ relle au début du Pro Milone, l’orateur souligne déjà qu’elle autorise à répondre à la violence par la violence64. Les Partitiones oratoriae et les Topiques contribuent à préciser ce point de vue ; dans le premier de ces deux traités, une partie de l’équité est constituée par la réponse aux actions d’autrui : elle comprend la reconnaissance quand il s’agit d’un bienfait, et la vengeance, quand il s’agit d’un tort causé par autrui65. De même dans les Topiques, le droit naturel est divisé en deux domai­ nes : attribuer à chacun ce qui lui revient et venger les offenses66. Il faut toutefois reconnaître que Cicéron est ici peu explicite ; on ne voit pas très bien pourquoi la uindicatio est liée au droit naturel ; et il ne se soucie pas d’en donner les relisons, puisqu’il se borne à faire un exposé des sources du droit. En revanche, la comparaison avec le De officiis et le De legibus peut nous éclairer. Dans le premier de ces traités, Cicéron reconnaît à plusieurs reprises que l’on ne doit nuire à personne, si ce n’est quand on est provoqué par l’injustice67. La justice consiste à res­ serrer le lien naturel qui existe entre les hommes, à unir les membres

63. De officiis I, 89 : Illa (scil. ira) uero omnibus in rebus repudianda est optandumque ut ii qui praesunt rei publicae legum similes sint quae ad puniendum non iracundia, sed aequitate ducuntur. Sur le châtiment et l’équité, voir également chapitre VI, p. 329. 64. Pro Milone 4, 10 : sur ce passage, voir chapitre IV, p. 249. 65. Partitiones oratoriae 37, 130 : Aequitatis autem uis est duplex cuius altera derecta ueri et iusti et, ut dicitur, aequi et boni ratione defenditur, altera ad uicissitudinem refe­ rendae gratiae pertinet, quod in beneficio gratia, in iniuria poenitio nominatur. La uindi­ catio est déjà présente dans le De inuentione II, 53, 161 et surtout II, 22, 66 : uindicationem per quam uim et contumeliam defendendo aut ulciscendo propulsamur a nobis et nostris qui nobis cari esse debent et per quam peccata punimur. Sur cette notion, voir l’article de J. Brisset, Le stoïcisme et la vengeance, R.H .D ., 1980, p. 57-68. Pour l’auteur la uindicatio est liée à ΥοΙχείωσις, la tendance qui pousse tout être à se préserver et à « repousser activement tout ce qui est nocif, tout ce qui est nuisible » ; une telle inter­ prétation rend sans doute compte de l’aspect naturel de la uindicatio, mais elle ne suffit pas pour fonder le droit de punir car ΥοΙχείωσις consiste à repousser ce qui est nuisible, mais non à tirer vengeance de l’injustice : et une telle idée n ’apparaît nullement dans les passages du De finibus V (24-33) consacrés à cette tendance. 66. Topiques 23, 90 : Natura partes habet duas, tributionem sui cuique et ulciscendi ius. 67. De officiis I, 7, 20 : Sed iustitiae primum munus est ut ne cui quis noceat nisi lacessitus iniuria. Cf. III, 76.

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d ’une cité. Aussi convient-il de s’attaquer à tous ceux qui tentent de briser ce lien en se montrant injustes : on peut comprendre que c’est une prescription du droit naturel. Le De legibus nous permet de mieux préciser ce point de vue : son auteur y souligne en particulier que le droit se fonde sur un sentiment mutuel d ’amitié entre les hommes. Ce sentiment qui s’exprime dans un certain nombre de conduites68 est insé­ parable de l’amour de la justice ; il entraîne naturellement l’horreur du mal. En évoquant les instincts identiques qui prouvent la parenté entre les peuples, Cicéron précise qu’ils chérissent tous la bienveillance et ont tous la méchanceté et la cruauté en horreur69. L’amour spontané pour le bien sur lequel l’auteur du De legibus voudra fonder le respect des lois70 entraîne la haine de l’injustice et par là même rend le châtiment nécessaire. Ce point de vue implique bien sûr une conception bien pré­ cise de la fonction du châtiment que nous allons étudier dans la seconde partie de ce chapitre. Mais le droit de punir se trouve ainsi fondé sur le droit naturel. L’art de punir n’est donc pas absent dans les préoccupations de nos auteurs. Il est dominé par une idée maîtresse : il faut proportionner les peines aux châtiments. Elle rend ainsi nécessaire un examen approfondi de la responsabilité du coupable et permet en même temps de punir avec humanité et justice. Ces principes supposent une étude précise de la notion de culpabilité : elle est menée à l’aide de la philosophie qui permet à Cicéron de préciser et de dépasser le droit pénal de son temps. En méditant sur la culpabilité, en fondant le droit de punir sur le droit naturel, il cherche en somme, comme tous ceux qui réfléchissent sur les sanctions, à fonder en raison ce qui n’est pas rationnel : le mal souffert et infligé est censé être l’équivalent du mal commis et même l’effacer71. Aussi convient-il de montrer que la « peine n’est pas la liaison arbi­ traire d ’un mal infligé, avec une action défendue72 ». C ’est à cette seule condition que le châtiment peut être accepté et exercer la fonction qui est la sienne et que nos auteurs se sont attachés à définir.

68. Voir p. 228-9. 69. D e legibus I, 11, 32 : Quae autem natio non comitatem, non benignitatem, non gratum anim um et beneficii m emorem diligit ? Quae superbos, quae maleficos, quae cru­ deles, quae ingratos non aspernatur, non odit ? Le rapprochement entre les Topiques et le D e legibus est indiqué dans M. Pallasse, Cicéron et les sources du droit. 70. Voir p. 419-20. 71. Comme le souligne P. Ricoeur, Interprétation du mythe de la peine, in L e m ythe de la peine (Colloque, Rome, 1967) Paris, Aubier, 1967, p. 23-43. 72. Hegel, Principes de la philosophie du droit § 100.

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B. LA FONCTION DU CHÂTIMENT Toute peine est à la fois belle et laide, laide par la souffrance qu’elle impose, belle parce qu’elle fait à nouveau régner la justice73. Aussi n’est-il pas surprenant que les philosophes, les législateurs et tous ceux qui se sont interrogés sur le châtiment aient cherché à en montrer la beauté, c’est-à-dire à justifier par sa fonction la souffrance qu’il impose. Il s’agit en somme d’expliquer à quoi sert une sanction. Une telle méditation apparaît dès l’Antiquité : les philosophes, tel Platon, ne se sont pas bornés à proposer une série de peines (dans les Lois, par exemple) dont nous pouvons dégager la signification ; leurs remarques nous montrent qu’ils avaient réfléchi sur la fonction et le sens du châti­ ment. Toute une tradition s’est ainsi formée ; nous en trouvons la preuve dans un chapitre des Nuits attiques. Aulu-Gelle y examine les raisons pour lesquelles on punit les fautes et en découvre trois : la cor­ rection et la réprimande (χόλασις et νουθεσία) qui ont pour but de cor­ riger le criminel, τιμωρία , la peine infligée par égard pour la victime, c’est-àdire la réparation, et enfin l’exemple pour les autres citoyens74. De ces trois catégories, la seconde ne rencontre plus guère d’échos chez nos auteurs75 ; mais les deux autres révèlent la double portée du châtiment : corriger le criminel et anéantir le crime dans la société en empêchant les autres citoyens de l’imiter. Tels sont précisément les deux aspects fon­ damentaux que l’on trouve dans la tradition antique et qui apparaissent également chez les écrivains romains. 7. Protéger la société A l’époque où se développe la réflexion sur le droit pénal à Rome, les aspects archaïques du châtiment ont disparu76. Pour les sociétés 73. L. Gernet, dans son Introduction aux Lois de Platon. 74. Nuits Attiques VII, 14 : Poeniendis peccatis tres esse debere causas existimatum est. Una est causa, quae Graece uel χόλασις uel νουθεσία dicitur, cum poena adhibe­ tur castigandi et emendandi gratia ut is qui fortuito delinquit attentior fia t correctiorque. Altera est quam hi qui uocubula ista curiosius diuiserunt τιμωρίαν appellant. Ea causa animaduertendi est cum dignitas auctoritasque eius in quem peccatum tuenda est, ne praeter­ missa animaduersio contemptum eius pariat et honorem leuet (...) Tertia ratio uindicandi est quae παράδειγμα a Graecis nominatur cum poenitio propter exemplum necessaria est ut ceteri a similibus peccatis quae prohiberi publicitus interest metu cognitae poenae deterreantur. 75. Aulu-Gelle s’interroge sur la signification de ce terme qu’il rattache à τιμή. Mais sa signification exacte nous est donnée par Aristote dans sa Rhétorique (I, 1369 b, 12) : « Il y a une différence entre la vengeance (τιμωρία) et le châtiment (χόλασις) : le châti­ ment a pour fin le patient ; la vengeance, l’agent qui cherche sa satisfaction. » 76. Sur ces formes archaïques, voir les remarques de Brasiello, s .u . poena, N .N .D .I. ; et F. M. De Robertis, La funzione della pena, Scritti So lazzi, Naples, 1948, p. 167-196.

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archaïques, le crime est une souillure qui atteint la communauté tout entière ; il convient donc de l’éliminer en châtiant le criminel et en se purifiant de la souillure77. Cet aspect est encore présent dans les Lois de Platon : le philosophe y expose à plusieurs reprises la souillure qui atteint les meurtriers et prévoit les purifications nécessaires78. Cette idée en revanche est à peu près absente chez les historiens romains : TiteLive mentionne sans doute la sacratio et certaines purifications destinées à écarter les souillures qui atteignent la communauté79 ; rien ne permet de penser que ces données représentent sa conception du châtiment. De même, Cicéron parle sans doute de souillure et de purification dans le Pro Roscio Amerino où il mentionne la peine prévue pour les parrici­ des80 mais il analyse dans ce passage des données anciennes et rien ne prouve qu’elles soient le reflet de ses propres pensées. Il évoque assurément dans un passage du De legibus81 les fumigations nécessaires pour une purification expiatoire mais ses commentaires soulignent en même temps qu’elles ne suffisent pas pour les plus grands crimes. Le châtiment n ’est donc pas conçu comme une vengeance comme nous l’avons vu dans la première partie de ce chapitre82 ; il n’est pas non plus une expiation ou une purification ; ces notions liées à l’idée d’une souillure, et plus religieuses que juridiques, ont disparu. En subsiste-t-il des traces ? Peut-être apparaissent-elles confusément dans l’idée qu’il faut protéger la société en faisant disparaître les méchants qui l’habitent. Il s’agit au fond d ’éviter la contamination du crime et de maintenir la solidarité de la société83. Un tel point de vue apparaît fré77. A .R. R ad cliffe-B ro w n , Les sanctions sociales, in S t r u c t u r e e t f o n c t i o n d a n s l a ; L. G e rn e t, Sur l’exécution capitale, R . E . G . , 1924. 78. L. G e rn e t Quelques rapports entre la pénalité et la religion dans la Grèce ancienne, L * A n t i q u i t é C l a s s i q u e , 1936, p. 325-9 ; M. J o d e le t, L a c o n c e p t i o n d e l a p e i n e c h e z P l a t o n , p. 98-137. Les purifications apparaissent pour les meurtres accidentels (IX, 865 a-b), pour le meurtre d ’un esclave (865 c), l’homicide volontaire (871 c-d), le parricide (873 b). 79. Tite-Live XXXI, 12. 80. P r o R o s c i o A m e r i n o 26, 71 : N o l u e r u n t ( s c i i , m a i o r e s ) f e r i s c o r p u s o b i c e r e n e b e s ­

s o c ié té p r im itiv e

tiis q u o q u e q u a e ta n tu m m e n d e ic e r e n e , c u m

s c e l u s a t t i g i s s e n t i m m a n i o r i b u s u t e r e m u r ; n o n s i c n u d o s in f l u ­

d e l a t i e s s e n t in m a r e , i p s u m p o l l u e r e n t q u o c e t e r a q u a e u i o l a t a s u n t

e x p ia ri p u ta n tu r .

81.

D e le g ib u s

I, 13, 40 :

N am

e tia m s in e illiu s s u f f im e n tis e x p i a ti s u m u s . A t u e r o s c e ­

n u l l a e x p i a t i o e s t Cf. II, 22. Sur ce passage voir A. M ich el, Les origines romaines de l’idée de tolérance, R . E . L . 1970 ; cf. L e D é l i t r e l i g i e u x d a n s l a c i t é a n t i q u e , Rome, 1981. 82. Notons toutefois que cette conception apparaît quelquefois chez Tite-Live, mais seulement dans le domaine de la guerre et des rapports avec les ennemis de Rome : les habitants de Tarquinia ayant fait massacrer des citoyens romains, les Romains s’en ven­ gent cruellement : I n T a r q u i n i e n s e s a c e r b e s a e u i t u m ; (...) e x i n g e n t i c a p t i u o r u m n u m e r o tr e c e n ti q u in q u a g in ta o c to d e le c ti, n o b ilis s im u s q u is q u e , q u i R o m a m m i tte r e n t u r ; u o lg u s le r u m

in h o m i n e s a t q u e i m p i e t a t u m

a liu d tr u c id a tu m

( ...) I d p r o

i m m o l a t i s in f o r o

T a r q u in ie n s iu m

R o m a n is p o e n a e h o s tib u s

(VII, 19, 2-3 ; cf. IX, 32-2 ; XXXVIII, 29, 6). La notion de vengeance et de représailles subsiste donc dans les rapports entre cités. 83. Telle est la fonction que D urkheim assigne à la peine : elle est, à ses yeux, une réaction de la société qui se défend parce q u ’elle est attaquée dans ses valeurs et ses con­ victions ; voir notamment D e l a d i v i s i o n d u t r a v a i l s o c i a l (Paris, 1911) Chapitres II et III.

r e d d itu m

357

LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

quemment chez les écrivains anciens : on le trouve notamment dans les Lois de Platon. Dans le livre IX, qui est consacré au droit criminel, PÉtranger d’Athènes explique d’abord la fonction des châtiments et évoque le cas des incurables qui ne peuvent se corriger ; et il précise qu’il faut les faire disparaître et que leur élimination sera utile « parce qu’elle videra la cité des méchants qui l’habitent84 ». Un coupable qui ne peut se corriger doit périr. Cette attitude traduit le désir qu’a Platon de maintenir la cité dans la justice et d’en préserver l’intégrité en sup­ primant tout germe de mal. L’œuvre d’Aristote nous fait découvrir un point de vue semblable : pour l’auteur de la Politique, le but du législa­ teur est d’amener les citoyens à la vertu ; il faut dès lors « imposer à ceux qui sont désobéissants et d’une nature trop ingrate des punitions et des châtiments et rejeter totalement les incorrigibles hors de la cité85 ». Ici encore, il convient de faire disparaître les plus méchants. Cette idée, qui rejoint celle de Platon est dictée au philosophe de Stagyre par de tout autres considérations ; il ne croit pas que l’injustice soit involon­ taire ; et pour lui la peine se fonde sur l’utilité sociale et naît du dom­ mage causé86. Par conséquent, il s’agit avant tout de protéger la société. Nous retrouvons une attitude semblable chez Cicéron, comme le De officiis nous le fait voir. Il souligne à plusieurs reprises dans ce traité l’importance du lien social qui unit les hommes et il précise notam­ ment : « Voici ce que visent les lois, ce qu’elles veulent : que soit sauve­ gardée l’union entre les citoyens et elles répriment ceux qui la rompent par la mort, l’exil, les chaînes, les amendes87. » Toutes les peines que nous trouvons ici, ont un même but : protéger la société c’est-à-dire l’union de tous dont parle Cicéron. La même idée est plus nettement développée encore dans un passage du livre III. Il est consacré aux tyrans et notre auteur se montre impitoyable pour eux : « Toute cette race funeste et impie doit être retranchée de la communauté humaine. » Ce point de vue est ensuite éclairé par une comparaison empruntée à la médecine : « De même que l’on coupe certains membres s’ils commen­ cent eux-mêmes à être privés de sang et, en quelque sorte, de vie, et s’ils nuisent aux autres parties du corps, de même cette férocité et cette monstruosité de bête sous une forme humaine doivent être retranchées de la communauté humaine qui forme pour ainsi dire un corps88. » En 84. L o i s IX, 862 e. 85. É t h i q u e à N i c o m a q u e X, 10, 1180 a 6. 86. M. Jo d e le t, L a c o n c e p t i o n d e l a p e i n e c h e z P l a t o n , p. 320. Le droit de punir dérive du tort fait à l’État. 87. D e o f f i c i i s III, 5, 23 : ... h o c e n i m s p e c t a n t l e g e s , h o c u o l u n t : i n c o l u m e m e s s e c iu iu m

c o n iu n c tio n e m ; q u a m

q u i d ir im u n t, e o s m o r te , e x s ilio , u in c lis , d a m n o c o e r c e n t.

Sur ce passage et la fonction de la loi qui y apparaît, voir chapitre III, p. 193-6. 88. I b i d . III, 6, 32 : ... a t q u e h o c o m n e g e n u s p e s t i f e r u m a t q u e i m p i u m e x h o m i n u m c o m m u n ita te e x te r m in a n d u m e s t. E te n im , u t m e m b r a q u a e d a m a m p u ta n tu r s i e t ip s a s a n ­ g u i n e e t t a m q u a m s p i r i t u c a r e r e c o e p e r u n t e t n o c e n t r e l i q u i s p a r t i b u s c o r p o r i s , s i c i s t a in fig u r a

h o m in is f e r ita s

et

im m a n ita s

b e lu a e

a

com m u ni

ta m q u a m

h u m a n ita te

c o r p o r is

358

LES ROM AINS ET LA LOI

soulignant que le tyran est un monstre, Cicéron se réfère à une tradi­ tion dont nous trouvons maints échos dans Γ Antiquité ; mais cette comparaison qui évoque Platon89 lui permet d’affirmer qu’il doit dispa­ raître parce qu’il risque de corrompre la société par ses crimes et sa sauvagerie. Cette solution extrême traduit ainsi le désir de protéger la société. Il s’agit bien sûr d ’un moyen radical qui s’adresse à des crimi­ nels endurcis dont on ne saurait espérer aucune amélioration. Leur éli­ mination constitue donc une action de défense : la société cherche à se protéger. C’est également ce qu’exprime Sénèque dans le De clementia : l’une des fonctions du châtiment est de « permettre aux autres citoyens d ’être plus en sécurité une fois les méchants supprimés90 ». Si l’on peut envisager d ’éliminer les criminels incorrigibles, cette solution ultime n’est admise qu’en dernier recours, faute de mieux ; et d ’une façon générale, le châtiment a pour but de corriger le criminel pour lui ôter toute envie de récidiver. La peine, par la souffrance qu’elle impose, doit briser en lui toute audace, réprimer toute velléité de commettre à nouveau des actions illégales ; et la violence de la répres­ sion trouve ainsi une justification dans le but qu’elle s’est assigné : sup­ primer l’injustice. Cette idée reçoit une expression particulièrement vive dans la pensée aristotélicienne : « L’homme pervers, qui n’aspire qu’au plaisir sera châtié par une peine comme une bête de somme91. » Pour le philosophe, la plupart des hommes vivent sous l’empire de la passion et, incapables de suivre un raisonnement, ne cèdent qu’à la contrainte92. Seul le châtiment, tel une cure, peut les détourner de leur vice93. La peine a ici un caractère essentiellement négatif : il s’agit simplement d’empêcher le criminel de commettre l’injustice. La sanction qui lui est infligée doit être assez efficace pour le contraindre à se comporter ainsi. Il se corrige donc par contrainte parce que la souffrance qui lui a été infligée est plus vive que l’avantage qu’il a pu tirer du délit. Un tel s e g r e g a n d a e s t. quo

corpore

Cf.

P h ilip p iq u e s

n o c e a t id

c o r p u s in te r e a t ; s ic

VIII, 5, 15 :

u ri s e c a r iq u e p a tim u r

in r e i p u b l i c a e c o r p o r e

In c o r p o r e s i q u id e iu s m o d i e s t q u o d r e li­ u t m em bru m

u t to tu m

s a lu u m

a liq u o d p o tiu s

quam

to tu m

s it, q u iq u id e s t p e s tife r u m

a m p u te tu r .

89. P laton utilise fréquemment des comparaisons avec la médecine et la politique dans son œuvre (Cf. P. Louis L e s M é t a p h o r e s d e P l a t o n ) Mais l'assimilation de la commu­ nauté humaine à un organisme rappelle aussi les stoïciens cf. N e s tle , Die Fabel des Menenius A grippa, K l i o , 1927, p. 350-360. 90. D e c l e m e n t i a , I, 23, 1. La loi punit en s'inspirant de trois principes : u t e u m q u e m p u n i t, e m e n d e t a u t u t p o e n a e iu s c e te r o s m e lio r e s r e d d a t, a u t u t s u b la tis m a lis s e c u ­ r i o r e s c e t e r i u i u a n t . Sur le droit pénal chez Sénèque, voir J.M . A n d ré, Sénèque et la peine de m ort, R . E . L . , 57, 1979, p. 278-297. 91. É t h i q u e à N i c o m a q u e X, Ï0, 1180 a 10. 92. I b i d . 1179 b 10 et 30. 93. I b i d . II, 1104 b 16 : « Le châtiment est une sorte de cure et il est de la nature de la cure d'obéir à la loi des contraires. » Pour être efficace la peine doit donc être diamé­ tralement opposée aux plaisirs qu 'o n t goûtés les criminels (1180 a). Sur l'utilisation des contraires en médecine voir le commentaire de R.A. G a u th ie r, Y. J o lif a d l o c . Ce voca­ bulaire ne doit pourtant pas faire illusion : Aristote ne cherche pas à rééduquer le coupa­ ble, ni à le rendre meilleur.

LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

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point de vue est forcément limité puisqu’il ne réformer le coupable, mais de l’effrayer et de n’est-il pas surprenant qu’il n’occupe qu’une n’apparaît pas très nettement chez les écrivains

s’agit pas vraiment de le faire souffrir. Aussi place restreinte : et il romains.

2. Amender le coupable A la conception négative du châtiment que nous venons de voir s’oppose une conception positive qui cherche avant tout à amender le coupable : il ne s’agit plus de le briser mais de le corriger de ses vices. Cette idée prend une importance toute particulière dans la pensée anti­ que et notamment chez Platon. A ses yeux, l’injustice est un mal de l’âme et il faut l’en délivrer. Une solution apparaît : la peine. Dans le Gorgias un parallèle avec la médecine précise ce qu’il faut entendre par là : « Les traitements des médecins ne sont pas agréables, mais ils sont utiles et nécessaires94. » Il en va de même pour les châtiments. Les Lois développent la même idée ; en mentionnant le supplice réservé au sacri­ lège, Platon précise en effet : « Peut-être ayant subi cette peine, s’amendera-t-il et reviendra-t-il à la raison car une peine dans l’esprit de la loi n’a jamais le mal pour objet ; elle a pour résultat de rendre meil­ leur ou moins mauvais celui qui l’a subie95. » Cette conviction explique que les coupables ne soient pas toujours châtiés en raison de la gravité de leurs délits ; on examine s’ils sont susceptibles de se corriger ou non : « Ce n’est pas à la grandeur du vol que la loi veut que l’on ait égard en punissant l’un moins que l’autre, mais à ce que l’un est encore susceptible de guérison au lieu que l’autre est désespéré96. » Le même souci se manifeste dans les meurtres sans préméditation : lorsqu’ils sont commis sous l’empire de la colère, la peine est limitée à un exil de deux ans « pour que le coupable se corrige de son emportement97 ». Cette théorie explique encore que Platon ait prévu un système de peines fort original, si nous comparons avec les institutions de son temps98. Il pré­ voit en effet que les impies seront emprisonnés ; et ce temps doit être utilisé à faire l’éducation du coupable puisque les magistrats viennent s’entretenir avec lui pour l’amender : « Les juges condamneront l’impie 94. Gorgias 478 b-c ; cf. 525 b : « Les condamnés ont besoin de souffrance et de dou­ leur, sur terre et dans l’Hadès car, sans cela, ils ne guériraient pas de leur injustice. » Une telle remarque peut faire penser que la conception platonicienne rejoint celle d’Aris­ tote ; mais Platon se soucie avant tout de rééduquer les coupables. 95. Lois IX, 854 d-e. 96. XII, 941 d, cf. XI, 933 e. 97. IX, 867 c-d. 98. La détention en tant que peine est très rare dans le droit criminel grec et la plu­ part des commentateurs soulignent l'originalité de Platon sur ce point ; voir L. G e r n e t dans son commentaire du livre IX, p. 79, G.R. M o r r o w , Plato's Cretan city, et M . J o d e ­ l e t , op. cit.y p. 254 qui montre combien Platon est en avance sur son temps.

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LES ROMAINS ET LA LOI

à passer cinq ans dans le sophronistère (...) Pendant ce temps, aucun citoyen n’aura de commerce avec lui si ce n’est les magistrats du conseil nocturne qui iront l’entretenir pour son instruction et le bien de son âme. Lorsque le temps de sa prison sera expiré, s’il paraît qu’il soit devenu plus sage, il rentrera dans le commerce des citoyens vertueux, s’il ne l’est pas et s’il encourt une seconde fois la même condamnation, il sera puni de m ort99. » Platon cherche donc à mettre tout en œuvre pour instruire les crimi­ nels, il veut avant tout les amender, rendre leur âme moins injuste. Une telle théorie a des fondements très précis ; elle est inséparable du fameux précepte socratique : nul n’est méchant volontairement. Cette idée occupe une place essentielle dans les écrits du philosophe100. Selon lui, tout homme recherche le bien et ne peut faire le mal que par igno­ rance, et le Gorgias comme le Protagoras101 illustrent largement cette thèse. Elle se fonde sur l’identification de la vertu et de la science : le mal est donc involontaire et lié à l’ignorance. Les Lois permettent à Platon de développer toutes les conséquences de ce principe dans le domaine pénal ; il explique sa conception du châtiment et sert à définir l’attitude qu’il convient d’avoir envers les coupables : « Le criminel mérite toute compassion au même titre que n’importe quel homme atteint d’un mal ; et nous pouvons avoir pitié de celui qui a un mal guérissable, retenir et adoucir notre colère102. » Ce principe n’admet qu’une seule restriction ; les criminels endurcis, incapables de s’amender, méritent la mort. Platon ne recourt à la peine capitale que dans des cas extrêmes et l’explique à plusieurs reprises : « Contre celui qui se livre au désordre sans contrôle ni espoir d’amen­ dement, il faut déchaîner notre colère103. » Et il précise à propos des impies : « Quant au citoyen que l’on découvrira coupable de quelque grand et indicible forfait envers les dieux, ses parents ou la cité, le juge le regardera dès lors comme incurable, puisque l’excellence éducation qu’il a reçue dès l’enfance n ’a pu faire qu’il s’abstînt des plus grandes iniquités. Sa peine sera donc la mort, pour lui le moindre des maux104. » La mort est ainsi une solution que l’on adopte en dernier recours : lorsqu’un coupable est incapable de se corriger, il vaut mieux protéger la cité du mal qu’il représente. Dans la perspective platonicienne le châtiment reste par conséquent un bien parce qu’il permet au criminel d’être délivré du mal que consti­ tue l’injustice. Le philosophe pousse même ce principe à l’extrême : c’est une conduite spécialement honorable que d’aider un coupable à se 99. X, 909 a. 100. L o i s IX, 860 d ; R é p u b l i q u e IV, 444 d et suiv. ; 101. Protagoras 345 d-e, 352 b ; Gorgias 509 e-510 a. 102. V, 731 c. 103. 731 d. 104. IX, 854 e ; cf. R é p u b l i q u e III, 410 a.

M én on

77 d-e ;

T in té e

86 d-e.

LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

361

corriger. Il en arrive ainsi à justifier la délation : « Il mérite déjà qu’on l’honore celui qui n’est coupable d’aucun crime, mais celui qui ne laisse pas non plus les citoyens commettre des crimes est digne d’honneur plus de deux fois autant que le précédent car celui-là en vaut plusieurs qui signale aux magistrats les injustices d’autrui. Et celui qui aide les magis­ trats à réprimer le désordre qu’on le proclame le grand homme, l’homme accompli de la cité, le vainqueur pour la vertu105. » Dans le détail de leurs dispositions, les lois de la future cité font place à ce devoir de dénonciation ; elles prévoient des peines pour ceux qui auraient eu connaissance d’un délit mais ne l’auraient pas signalé aux autorités106 Comme l’a montré V. Goldschmidt, Platon restaure les pra­ tiques d’Athènes, mais en leur donnant un tout autre sens107 : il veut à la fois faire régner la justice dans la cité et développer une espèce d’émulation vers le bien. Avec Platon le châtiment sert avant tout à corriger le coupable, à le rendre meilleur. Un tel point de vue a-t-il rencontré des échos à Rome ? On ne le trouve nulle part exposé avec autant de clarté et de précision que chez Platon et il n’est pas sûr que les principes sur lesquels il s’appuie se retrouvent aussi nettement chez les écrivains romains. Mais la peine de mort, comme chez Platon, y apparaît souvent comme une solution extrême que l’on adopte parce que le criminel ne peut être cor­ rigé. Cette idée est notamment présente chez Tite-Live. Au moment de l’exécution de Mettius Fufetius, le dictateur d’Albe qui avilit tenté de trahir Rome, l’historien prête les paroles suivantes à Tullus Hostilius : « Si tu pouvais toi-même, Mettius Fufetius, apprendre la loyauté et le respect des traités, je te laisserais la vie et c’est moi qui t’instruirais. Mais comme tes instincts sont incurables, que du moins ton supplice apprenne aux hommes à tenir pour sacrés les engagements que tu as violés108. » Nous retrouverons dans ce passage deux idées que nous 105. V, 730 d-e ; voir V. G oldschm idt, La théorie platonicienne de la dénonciation, Vrin, 1970, p. 173-201. 106. On les trouvera énumérées en détail dans l’article de V. G oldschmidt, cité cidessus. 107. A Athènes, l'accusation publique était en effet menée à l'initiative des particu­ liers, et ce texte « vise à régénérer par l'esprit civique le métier de sycophante, rendu nécessaire à Athènes par l’absence de ce que nous appelons le ministère public » (G oldschm idt art. cit.). Les pythagoriciens avaient déjà attiré l'attention sur un tel devoir ; il revenait, à leurs yeux, à « se porter au secours de la loi » selon un principe qui leur est cher. Aussi une telle obligation apparaît-elle dans le préambule attribué à Charon­ das : « Que celui qui respecte ces autorités (les parents, les magistrats et les lois) et qui dénonce aux citoyens et aux magistrats ceux qui les méprisent soit tenu pour un citoyen très juste et très pieux. » Ce devoir se retrouve dans les S e n t e n c e s p y t h a g o r i c i e n n e s attri­ buées à Aristoxène. Pour A. D e la tte ( E s s a i s u r l a p o l i t i q u e p y t h a g o r i c i e n n e , p. 49-50) « Ce sont là des vestiges d ’une conception de la justice encore assez primitive qui rappelle la justice populaire ou sociale pratiquée par certains peuples ». 11 se peut qu’il y ait trace, dans une telle conception, des actions populaires (que n’importe quel citoyen peut inten­ ter) mais nous croyons qu’une telle attitude est avant tout liée au souci de maintenir la justice dans la cité. 108. Tite-Live I, 28, 9 : T u m T u l l u s : M e t t i F u f e t i , i n q u i t , s i i p s e d i s c e r e p o s s e s f i d e m in

Q u e s tio n s p la to n ic ie n n e s ,

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LES ROMAINS ET LA LOI

avons déjà analysées à propos de Platon ; le châtiment doit corriger les coupables, les rendre meilleurs : Tullus Hostilius se proposerait d ’ins­ truire le dictateur, si c’était possible. Mais pour les incurables la peine de mort reste la seule solution. Tite-Live propose ainsi une interpréta­ tion du châtiment qui rejoint celle de Platon dans ses conclusions. Peut-on également retrouver l’écho des conceptions platoniciennes chez Cicéron ? Il semble bien qu’il se soit lui aussi inspiré du philoso­ phe grec. Comme lui, il souligne que la mort est une nécessité pour les plus grands criminels : il expose très nettement cette idée dans le De officiis, à propos des tyrans, comme nous l’avons vu plus haut. Les dis­ cours révèlent une attitude voisine ; des hommes comme Verrès, comme Clodius ou Antoine sont présentés comme des bêtes sauvages : ils sont tellement enfoncés dans leurs vices qu’il faut les détruire109 car ils ne peuvent que nuire à la société. S’il reconnaît comme Platon que les cri­ minels les plus endurcis méritent la mort, Cicéron admet-il en même temps que les autres doivent pouvoir être corrigés et amendés ? La théorie de la responsabilité qu’il élabore sous l’influence de la philoso­ phie lui permet, comme nous l’avons vu dans la première partie, de montrer que les crimes commis sous l’influence d’une passion ne sont pas véritablement volontaires ; les passions sont conçues comme des maladies de l’âme : et cette idée suggère implicitement qu’il faut les guérir. Un passage du De legibus laisse apparaître ce point de vue : en commentant les lois relatives aux délits que peuvent commettre les magistrats, Cicéron déclare : « Que la faute soit pareille au délit » et précise le sens de cette formule ; elle a pour but « de frapper chacun dans son vice : la violence d’une peine capitale, la cupidité d’une amende, le désir des honneurs par l’infamie110. » Cicéron n’en dit pas plus mais en cherchant à frapper chacun dans son vice, n’entend-il pas ainsi corriger le coupable, le guérir de son vice ? Le De officiis con­ firme un tel point de vue : notre auteur y expose qu’il faut une mesure dans le châtiment et la vengeance111 et ajoute : « Peut-être suffit-il que celui qui a fait le mal se repente de son injustice en sorte qu’il ne com­ mette rien de semblable à l’avenir. » L’auteur du De re publica suggère peut-être ainsi que la fonction du châtiment est de faire disparaître les vices du coupable. Une telle attitude a bien sûr pour conséquence de le rendre meilleur ou moins mauvais et Cicéron se refuse par là à l’écraac foedera seruare, uiuo tibi ea disciplina a m e adhibita esset ; nunc quoniam tuum insa­ nabile ingenium est, at tu tuo supplicio doce humanum genus ea sancta credere quae a te uiolata sunt. Sur l’aspect exemplaire du châtiment voir infra p. 364. 109. Cf. A. M i c h e l , Rhétorique et philosophie chez Cicéron, p. 532. 110. D e legibus III, 20, 46 : Sequitur de captis pecuniis et de ambitu leges. Quae cum magis iudiciis quam uerbis sancienda sint, adiungitur : *noxiae poenae par esto ’ ut in suo uitio quisque plectatur, uis capite, auaritia multa, honoris cupiditas ignominia sanciatur. 111. De officiis I, 11, 34 : E st enim ulciscendi et puniendi modus : atque haud scio an satis sit eum qui lacessierit, iniuriae suae poenitere ut et ipse ne quid tale posthac et ceteri sint ad iniuriam tardiores.

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LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

ser, à le briser. Mais il n’a pas voulu éduquer et amender le coupable comme l’a fait Platon. Il se montre en effet bien plus modéré que le philosophe grec : nous avons vu en effet que l’auteur des Lois, convaincu que c’est un bien d’être délivré de l’injustice, justifiait ainsi la pratique de la délation et de l’accusation. Dans ses premiers discours Cicéron paraît être de cet avis ; dans le Pro Roscio Amerino il fait en effet l’éloge des accusa­ teurs : « Il est utile que les accusateurs soient nombreux dans la cité pour que la crainte puisse contenir l’audace. » Et il les compare aux oies et aux chiens du Capitole : les oies peuvent donner l’alarme, les chiens aboyer et mordre112. Les accusateurs sont donc utiles : sans eux un coupable ne pourrait être condamné. Certes Cicéron affirme qu’il est « plus utile de voir un innocent absous qu’un coupable qui n’a pas à plaider », et montre les dangers qu’il y a à lancer des accusations hasar­ deuses, mais l’impression dominante de ce passage demeure bien celle d’une défense des accusateurs. Dans le De officiis au contraire Cicéron est bien plus réservé : il reconnaît que « l’on ne saurait blâmer de punir trop souvent ses ennemis » et l’intérêt de l’État peut le commander. Mais il ajoute : « Il semble que ce soit le fait d’un homme cruel —ou plutôt que ce soit difficilement le fait d’un homme— de mettre en péril la tête de beaucoup de gens113. » Il y a ainsi une évolution nette de Cicéron : il est bien moins favorable à la répression dans ses derniers écrits. Il ne suit pas Platon sur ce point et, à la différence du philoso­ phe, ne pousse pas jusqu’à ses conséquences extrêmes le principe que le châtiment doit corriger le coupable. 3. L 'intimidation et l'exemple Cette réflexion nuancée qui s’inspire de Platon, sans s’asservir à son modèle, amène aussi Tite-Live et Cicéron à envisager les effets du châti­ ment sur autrui ; s’ils constatent que la peine de mort est parfois néces­ saire, ils lui reconnaissent cependant un avantage : elle peut inspirer une crainte salutaire aux autres citoyens. C’est exactement ce que le supplice 112.

P r o R o s c io A m e r in o

20, 55 :

A c c u s a t o r e s m u l t o s e s s e in d u i t a t e u t i l e e s t u t m e t u

c o n t i n e a t u r a u d a c i a . . . 5 6 A n s e r i b u s c i b a r i a p u b l i c e l o c a n t u r e t c a n e s a l u n t u r in C a p i t o l i o u t s ig n if ic a n t s i f u r e s u e n e r in t. A t f u r e s in te r n o s c e r e n o n p o s s u n t, s ig n if ic a n t ta m e n s i q u i n o c tu

in C a p i t o l i u m

u e n e r in t, e t q u ia i d e s t s u s p ic io s u m

,

ta m e ts i b e s tia e s u n t, ta m e n

in

e a m p a r te m p o ti u s p e c c a n t q u a e e s t c a u tio r . Q u o d s i lu c e q u o q u e c a n e s la tr e n t, c u m d e o s s a lu ta tu m

a liq u i u e n e r in t, o p in o r , iis c r u r a s u f f r in g a n tu r , q u o d a c r e s s in t e tia m

s u s p ic io n u lla s i t . 5 7 S im i lli m a e s t a c c u s a to r u m

Mais Cicéron reconnaît : ...

U tiliu s e s t a u te m

tu m

cu m

r a tio .

a b s o lu t in n o c e n te m q u a m

n o c e n te m c a u s a m

n o n d ic e r e .

113. lu m

D e o f fic iis

II, 14, 50 :

c a p itis in fe r r e m u ltis .

D u r i e n im

h o m in is - u e l p o ti u s u ix h o m in is - u id e tu r p e r ic u ­

364

LES ROMAINS ET LA LOI

de Mettius Fufetius nous fait voir : « Que ton supplice apprenne aux hommes à tenir pour sacrés les engagements que tu as violés114 » déclare Tullus Hostilius. Nous découvrons ainsi une nouvelle fonction du châ­ timent : il ne s'adresse pas seulement aux coupables, il doit ôter aux autres citoyens l’envie de les imiter. Cette idée a été largement dévelop­ pée par les historiens romains : ils ont analysé avec précision les divers aspects de la crainte du châtiment. Tite-Live montre notamment com­ ment l’assurance d’être punis réussit à retenir les hommes : il suffit que les édiles assignent en justice et fassent condamner plusieurs citoyens qui possèdent plus de terres que ne le permettait l’une des lois liciniennes pour que les autres respectent la loi115. Seule la certitude et la crainte du châtiment peuvent ainsi mettre un frein à la cupidité humaine. L’historien exprime cette idée en des termes extrêmement vifs puisqu’il parle de uinculum ingens. S’il n’évoque pas vraiment les effets salutaires de la crainte dans ce passage, il l’expose avec précision en décrivant la création et la construction de la prison par le roi Ancus : « Dans cet immense accroissement de la puissance romaine, au milieu d’une population si nombreuse, il était difficile de distinguer si l’on agissait bien ou mal et des crimes se commettaient en secret ; pour ins­ pirer l’effroi à cette audace croissante, une prison est construite au cen­ tre de la ville et domine le forum 116. » La prison est ici utilisée comme le symbole du châtiment117 ; elle représente l’assurance que les crimes ne resteront pas impunis. Une telle certitude est censée détourner les citoyens du crime : il s’agit donc d ’un avertissement, d ’une menace qui doit les maintenir dans le droit chemin par crainte de ce qui les attend. Cette menace est bien réelle : la prison, dont Tite-Live précise avec insistance la situation, en constitue la certitude visible. Et il n’est pas surprenant que l’historien insiste sur la terreur qu’elle fait naître. La crainte du châtiment a ainsi une valeur préventive. Pour que la crainte du châtiment soit plus forte que l’audace ou l’imagination des hommes, il faut que le châtiment qui les attend soit spécialement rude. Le supplice de Mettius Fufetius, dont nous parlions plus haut, constitue l’un de ces châtiments exemplaires qui doivent frapper les esprits et les retenir dans le devoir. Et l’exécution des fils de Brutus permet également à l’historien de souligner qu’un tel châtiment

114. I, 28,10. 115. X, 13, 14 : Eo anno plerisque dies dicta ab aedilibus, quia plus quam quod lege fin itu m erat agri possiderent ; nec quisquam ferm e est purgatus, uinculumque ingens immodicae cupiditati iniectum est. 116. I, 38, 8 : Ingenti incremento rebus auctis, cum in tanta m ultitudine hom inum discrimine recte an perperam fa c ti confuso, facinora clandestina fierent, career ad terro­ rem increscentis audaciae media urbe im m inens fo ro aedificatur. 117. En fait la prison n ’existe pas vraiment comme peine en droit rom ain. Le droit pénal ne connaît que la détention préventive ou la détention qui précède l’exécution (M o m m se n , Droit pénal III, p. 304 et suiv.).

LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

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doit servir d’exemple118. Mais il est loin d’être le seul à affirmer qu’une peine extrêmement sévère a une valeur dissuasive. La même attitude existe chez Cicéron ; dans le Pro Roscio Amerino, il oppose deux atti­ tudes : celle de Solon qui n’avait pas voulu prévoir de châtiment contre les parricides et celle des Romains : « Comme nos ancêtres furent plus sages ! s’écrie l’orateur. Comme ils se rendaient compte qu’il n’est rien de si sacré que l’audace ne puisse un jour violer, ils imaginèrent un sup­ plice extraordinaire contre les parricides capable par la sévérité du châ­ timent de détourner du crime ceux que la nature elle-même ne pouvait retenir dans le devoir : ils voulurent que les parricides fussent cousus vivants dans un sac de cuir et jetés ainsi dans le fleuve119. » Cicéron affirme donc nettement que le seul frein capable de retenir l’audace est la sévérité extrême du châtiment et la terreur qu’elle fait naître. A la loi morale, née de la nature, est ainsi substituée la contrainte que peut pro­ voquer la vue d’un tel supplice. Comme chez Tite-Live, la crainte est efficace parce que la menace peut devenir réalité : de tels châtiments ont été réellement appliqués. Il ne s’agit donc pas d’un simple avertisse­ ment. Une analyse voisine se trouve dans les Nuits Attiques d’AuluGelle : elle apparaît au cours d’une discussion sur la loi des XII Tables qui oppose un philosophe, Favorinus, et un juriste, S. Caecilius Africa­ nus. Ce dernier commente ainsi la peine, qui, dans le code décemviral, frappait le débiteur insolvable : partes secanto120. Le juriste interprète cette disposition comme une mise à mort spécialement cruelle qui con­ siste à tailler en pièces le corps du débiteur. Et il ajoute : « Les décem­ virs, pour faire de l’engagement quelque chose de sacré, ont rendu cette peine capitale horrible par la cruauté qui s’y montrait et redoutable par la terreur sans précédent qu’elle suscitait121. » Nous retrouvons ainsi, appliquée à la loi des XII Tables, l’interprétation que nous avons vue plus haut : il s’agit de montrer l’efficacité d’un châtiment exemplaire qui doit remplir de terreur les citoyens et les amener à respecter leurs

118. II, 5, 9 : Secundum poenam nocentium ut in utramque partem arcendis sceleri­ bus nobile esset, praemium indici pecunia ex aerario libertas et ciuitas data. 119. Pro Roscio Amerino 25, 70 : Quanto nostri maiores sapientius ! Qui cum intelle­ gerent nihil esse tam sanctum quod non aliquando uiolaret audacia, supplicium in parri­ cidas singulare excogitauerunt ut quos natura ipsa retinere in officio non potuisset ii magnitudine poenae a maleficio submouerentur. Sur la signification des supplices éclatants, voir M. F o u c a u l d , Surveiller et punir. Nais­ sance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. 120. Tab. Ill, 6 : La signification de cette disposition est très controversée et elle a suscité de nombreuses études : les uns refusent d’y voir un châtiment barbare et penchent soit pour un partage des biens du débiteur (M. R a d in , Secare partes, A .J. Ph., 1922) soit pour des pratiques magiques (V.A. G e o r g e s c o , Partes secanto, Mel. de Visscher, R .I.D .A ., 1948). D’autres choisissent de prendre ces dispositions au pied de la lettre : V.L. D a N o b r e g a , Partes secanto, Z .S .S ., 1959 ; G. M a c C o r m a c k , Partes secanto, T.R., 1968. 121. XX, 1, 48 : Sed eam capitis poenam sanciendae, sicuti dixi, fidei gratia horrifi­ cam atrocitatis ostentu nouisque terroribus metuendam reddiderunt.

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engagements. Ce passage s’inscrit donc dans une tradition qui souligne la force intimidatrice du châtiment. Africanus en transforme toutefois les données. Il précise en effet : « Rien n’était assurément plus cruel, rien n ’était plus barbare si ce n’est que, comme l’histoire elle-même le fait voir clairement, un châtiment d’une telle barbarie avait été institué publiquement dans l’intention de ne jamais en arriver là 122. » Et il ajoute que dans toute l’histoire romaine il n ’a jamais été utilisé. Dans cette perspective, le châtiment n’est plus une menace qui a des chances de se réaliser ; et la crainte ne naît plus du supplice spectaculaire que la cité contemple. Seule l’imagination qui se représente un tel supplice entraîne la peur ; seule, elle doit suffire à retenir les futurs criminels sans que s’y ajoute la certitude de voir cette menace mise à exécution. Le châtiment est en lui-même si terrible que l’épouvante paraît un frein suffisant. Une telle interprétation s’inspire de la tradition que nous avons vue plus haut ; mais elle la modifie en envisageant seulement la crainte et l’horreur sans y ajouter la certitude que l’on n’échappera pas à un tel supplice. Les écrivains romains ont donc souligné nettement (avec les nuances diverses que nous venons de voir) la valeur dissuasive du châtiment ; cet aspect correspond à l’un des buts que se fixe tout législateur : anéantir le crime pour l’avenir ; il s’adresse ainsi à tous les futurs criminels, à tous les citoyens, considérés comme des coupables en puissance, que le châtiment doit remplir de terreur et ainsi détourner du crime. L’analyse que proposent les écrivains romains s’inscrit dans une tradition ancienne. Elle est en effet liée à toute une réflexion qui s’est développée dans l’œuvre de Platon et d ’Aristote et qui souligne l’efficacité du châ­ timent et sa force d ’intimidation. Cet aspect apparaît dès le Protagoras de Platon. Le philosophe prête au sophiste les paroles suivantes : « Personne en punissant un coupable n’a en vue ni ne prend pour mobile le fait même de la faute commise à moins de s’abandonner comme une bête féroce à une vengeance dénuée de raison ; celui qui a souci de punir intelligemment ne frappe pas à cause du passé, mais en prévision de l’avenir afin que ni le coupable, ni les témoins de sa punition ne soient tentés de recommencer (...) s’il est vrai que le châtiment a pour but l’intimidation123. » Le sophiste tire de cette analyse la conclusion que la vertu peut s’enseigner, ce qui n’est pas assurément une conclusion que pouvait partager Platon. Les deux hommes se rejoignent en revanche lorsqu’il s’agit d ’analyser la valeur préventive du châtiment : il s’agit à la fois de corriger le coupable,

122.

I b id .

50 :

N ih il p r o f e c to

im m itiu s , n ih il im m a n iu s

n is i,

u t re

ip s a

a p p a r e t, e o

On trouve une idée voisine dans un fragment d ’Isée (Stobée IV, p. 255) « Il faut légiférer avec vigueur mais châtier avec plus de douceur que les lois ne prescrivent. » 123. P r o t a g o r a s 324 b.

c o n s ilio ta n ta im m a n ita s p o e n a e d e n u n tia ta s t n e a d e a m

u n q u a m p e r u e n ir e tu r .

LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

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d’effrayer suffisamment les témoins de sa punition pour qu’ils n’aient pas l’idée de l’imiter. Le mythe final du Gorgias nous apporte les mêmes enseignements bien qu’il ait pour objet les peines infligées aux criminels dans l’Hadès, après leur mort, et non l’efficacité des sanctions dans une société don­ née. Platon en précise clairement la fonction : « Les condamnés qui ont commis les crimes suprêmes et qui, à cause de cela, sont devenus incu­ rables, servent d’exemple et s’ils ne tirent eux-mêmes aucun profit de la souffrance, puisqu’ils sont incurables, ils en font profiter les autres qui les voient soumis en raison de leurs crimes à des supplices terribles sans mesure et sans fin, suspendus comme un épouvantail dans la prison de l’Hadès, où le spectacle qu’ils donnent est un avertissement pour cha­ que nouveau coupable qui pénètre en ces lieux124. » Ici la double valeur du châtiment apparaît nettement : pour l’auteur du Gorgias, il sert d’abord à corriger le coupable et nous avons vu que seuls les incurables devaient être mis à mort ; si cet heureux effet ne peut se produire, la peine doit servir à l’édification d’autrui et retenir les citoyens de com­ mettre les mêmes crimes. La même attitude se retrouve dans les Lois ; dès le début du livre IX, consacré au droit criminel, Platon évoque la honte qu’il y a à prévoir des crimes atroces dans une cité sagement administrée, mais le « législateur doit prévenir par des menaces leur apparition, et non seulement pour conjurer leurs crimes, mais lorsqu’ils seront commis, pour les punir, il doit faire des lois125 ». De même en précisant les peines prévues contre celui qui aura « commis quelque grand et indicible forfait envers les dieux ou ses parents ou la cité », il déclare : « Sa peine sera donc la mort, pour lui le moindre des maux, et quant aux autres, il sera pour eux un exemple salutaire126. » Et cette idée revient à plusieurs reprises dans ce dialogue127. La peine n’est donc pas uniquement tournée vers le coupable ; elle s’adresse également aux autres citoyens, elle a pour objet d’empêcher à l’avenir que les autres imitent le criminel parce qu’ils ont pu mesurer les conséquences péril­ leuses d’une telle conduite : c’est donc, selon la propre formule de Pla­ ton, un « avertissement salutaire128 ». Platon a ainsi envisagé le rôle intimidateur du châtiment, même si ce n’est pas pour lui sa fonction essentielle. Et il s’est surtout attaché à l’examen des peines exemplaires qui doivent remplir d’épouvante les autres citoyens, s’ils ne sont sensibles à aucun autre argument. Mais une telle analyse pouvait être appliquée à toute espèce de châtiment : c’est ainsi que procède Aristote. Il envisage les sanctions en général et

124. 125. 126. 127. 128.

Gorgias 525 b-c. IX, 853 c. IX, 854 e-855 a. 862 e ; 880 e ; XI, 934 b. IX, 854 e.

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souligne qu’elles seules peuvent maintenir la plupart des hommes dans le devoir : « La foule en effet n ’obéit pas naturellement au sentiment de l’honneur, ni ne s’abstient des actes honteux à cause de leur bassesse mais par peur des châtiments129. » C ’est dire que le châtiment ne doit pas seulement maintenir le coupable dans le droit chemin mais qu’il sert également d ’avertissement aux autres citoyens. Nous retrouvons donc des idées voisines de celles de Platon ; l’expression est identique, même si les conceptions sur lesquelles elle se fondent sont différentes. Chez l’auteur de la République la valeur dissuasive de la peine reste au fond secondaire : la peine doit avant tout instruire le coupable et, si ce n’est pas possible, faute de mieux, elle peut servir à l’édification des autres citoyens. Il n ’en va pas de même chez Aristote ; l’auteur de la Politique a nettement souligné la valeur coercitive du châtiment ; il n’est donc pas surprenant qu’il envisage aussi ses effets intimidants et ce n’est pas à ses yeux un aspect secondaire. Les épicuriens ne se sont pas montrés moins attentifs à cette ques­ tion et la crainte du châtiment joue un rôle important à leurs yeux. L’originalité de leur conception est toutefois manifeste ; ils n’ont pas vraiment envisagé l’effet de la sanction sur le coupable ou sur les futurs criminels, mais ils ont affirmé que la crainte des châtiments rend extrê­ mement pénible la vie des criminels : ces derniers ne sont jamais assurés d’échapper à la punition qui les attend et vivent dans l’angoisse130. Épicure et ses disciples envisagent donc, non la fonction du châtiment dans la société, mais ses effets sur l’âme du criminel, et c’est là une tout autre question que nous examinerons un peu plus loin. Au terme de cette étude, nous mesurons donc l’accord des écrivains anciens131 sur le rôle du châtiment : certes cette question ne paraît pas jouer un rôle très important chez les stoïciens avant Sénèque qui, lui, s’y arrêtera longuement132 et les épicuriens s’y attachent d ’un point de vue original. Mais elle joue un rôle important dans l’Antiquité. Les his­ toriens romains ne la négligent pas non plus et nous retrouvons chez eux un courant de pensée qui prend sa source chez Platon et Aristote. Il envisage le châtiment en s’attachant avant tout à ses conséquences futures133 : aussi nos auteurs affirment-ils qu’il doit à la fois amender le coupable et intimider les futurs criminels. Il s’agit au fond de trouver un moyen de freiner l’audace des coupables. Ainsi entendue, sa fonc129. É t h i q u e à N i c o m a q u e X, 10, 1179b 10. 130. M a x i m e s XXXIV ; cf. Lucrèce V 1151-1160, voir p. 378. 131. Les juristes romains de la période classique se sont également attachés à la fonc­ tion dissuasive du châtiment ; voir les remarques de F.M . De R o b e r t i s , La funzione della pena, S c r i t t i S o l a z z i et de C. G i o f f r e d i , I p r i n c i p i d e l d i r i t t o p e n a l e r o m a n o . 132. Comme le fait voir par exemple le D e d e m e n t i a ; on trouvera de nombreuses remarques intéressantes sur cet aspect peu étudié de la pensée de Sénèque, dans l'article de J .M . A n d r é , Sénèque et la peine de mort, cité plus haut. 133. C 'est en somme ce que veut dire Sénèque dans le D e i r a I, 19, 7 : N e m o p r u d e n s p u n it q u ia p e c c a tu m e s t, s e d n e p e c c e tu r .

LA CRAINTE DU CHÂTIMENT

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tion se réduit à la contrainte qui est obtenue par Pintimidation : c’est la crainte de la souffrance qui retient le criminel de récidiver, c’est l’effroi d’avoir à subir la même souffrance qui empêche les citoyens de l’imiter. Une telle contrainte est-elle véritablement efficace ? Telle est la question que se sont posée les écrivains de l’Antiquité et qui nous occupera dans la dernière partie de chapitre.

C. LA CRAINTE DU CHÂTIMENT ET SES LIMITES Si les écrivains romains ont analysé avec précision l’art de punir et la fonction du châtiment, ils ont également une conscience très vive de ses limites : la répression n’a selon eux qu’une efficacité restreinte. C’est en somme ce qui apparaît dans Tite-Live lorsqu’il oppose à la crainte du châtiment le respect des lois fondé sur la fides134. La con­ trainte devient ainsi un moyen parmi d’autres pour faire respecter les lois et on a souvent le sentiment qu’il n’est qu’un pis-aller, une solution que l’on choisit faute de mieux. Cette attitude est très nette chez Pla­ ton : il souligne dans les Lois qu’il y a quelque honte à prévoir des châ­ timents dans la cité parfaite qu’il a imaginée ; et il s’y résout à con­ trecœur135. Même insistance chez Aristote : il affirme qu’une telle crainte ne vaut que pour la foule, car le sens du bien ou le sentiment de l’honneur lui sont étrangers136. C’est dire que la crainte du châtiment n’a rien de très noble : une telle idée révèle une réflexion approfondie sur la notion de contrainte ; elle ne traduit pas moins une conception élevée du respect des lois. Tels sont les deux aspects que nous nous pro­ posons d’examiner dans les pages qui suivent. 1. Affaiblissement des sanctions et multiplication des lois Pour que la crainte du châtiment soit efficace, il faut que la peine suive toujours le délit ; c’est bien ce que suggérait Tite-Live en analy­ sant le rôle de la prison137 : des crimes se commettent en secret et res­ tent impunis ; la prison est alors construite et constitue, comme nous 134. I, 21, 1 : ea pietate omnium pectora imbuerat ut fides ac ius iurandum pro summo legum ac poenarum metu duitatem regerent. 135. Lois IX, 853 b : « 11 y a quelque honte à légiférer sur tous les sujets où nous nous proposons de le faire (il s’agit du droit criminel) dans une cité comme la nôtre qui, affirmons-nous, sera sagement administrée et réunira toutes les conditions favorables à la pratique de la vertu. » 136. Éthique à Nicomaque X, 10, 1179 b. 137. I, 38, 8 : Ingenti incremento rebus auctis, cum in tanta multitudine hominum discrimine recte an perperam fa cti confuso, facinora clandestina fierent, career ad terro­ rem increscentis audaciae media urbe imminens fo ro aedificatur.

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l’avons vu plus haut, un avertissement visible : elle doit témoigner que tous les délits seront réprimés. Mais une telle menace n’est pas toujours efficace, ou plutôt elle perd peu à peu de sa force avec le temps. Une telle idée apparaît déjà chez Plaute ; dans le Curculio, il l’exprime sous la forme d’une image hardie : « Les lois sont pour vous comme de l’eau bouillante qui ne tarde pas à se refroidir138. » Curculio veut dans ce passage montrer que les marchands d’esclaves cherchent toujours à tourner les lois. Mais Plaute suggère par là-même qu’avec le cours du temps la conscience de la menace se fait moins vive : nous retrouvons ici un thème que nous avons déjà étudié dans la seconde partie de ce travail. Il s’agit du rôle du temps : son effet est le plus souvent de faire perdre aux lois leur force et leur efficacité139. En ce sens, la crainte des lois n’est qu’un aspect d’une question plus vaste : l’usure des lois avec le temps. Elles s’affaiblissent progressivement et leur force intimidatrice disparaît. Nous ne reviendrons pas ici sur ce problème que nous avons analysé plus haut. Soulignons simplement que les écrivains de la Répu­ blique ne l’ont pas ignoré : il leur permet ainsi de montrer les limites inhérentes à la crainte du châtiment. Mais une telle idée trouve sa meil­ leure illustration dans l’œuvre de Tacite : l’historien n’a cessé de souli­ gner l’affaiblissement progressif des lois avec le temps : elles perdent ainsi de leur force et ne sont plus un frein efficace140. Cette analyse n’occupe pas une place aussi visible à la fin de la République mais elle n’est pas totalement absente. Le meilleur remède consiste assurément à redonner une nouvelle vigueur aux lois et à la crainte du châtiment : il suffit de rendre la répression plus intense. Les nombreuses amendes que prononcent les édiles réussissent à faire respecter la loi licinienne qui fixait une limite aux propriétés141 et Tite-Live en souligne l’heureuse efficacité. Dans d’autres cas, on choisit de renforcer la sanction ; c’est ce qui se passe lorsque la lex Valeria-Horatia sur la prouocatio n’est plus respectée : les Romains la munissent d’une nouvelle sanction142. De même, Cicéron évoque les leges de repetundis dans le De officiis : elles sont très nom­ breuses et se font toujours plus rigoureuses143. Et il suggère leur man­ que d’autorité. Un passage d’Aulu-Gelle énumère enfin les différentes lois somptuaires et leurs sanctions toujours plus sévères144. Il semble 138. Curculio 509-511 : Rogitationes plurimas propter uos populus sciuit Quas uos rogatas rumpitis ; aliquam reperitis rimam Quasi aquam feruentem frigidam esse ita uos putatis leges. 139. Voir p. 376-379. 140. Annales VI, 17, 4 : Neque emptio agrorum exercita ad form an senatus consulti acribus, ut ferm e talia, initiis, incuriosi fine. 141. Tite-Live X, 13, 14. 142. X, 9, 3-4. 143. De officiis II, 21, 75 : A t uero postea tot leges et proximae quaeque duriores, tot rei, tot dam nati... 144. N uits Attiques II, 24.

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donc que la répression, la dureté croissante des lois soient un moyen de ranimer la crainte du châtiment. Mais si les auteurs latins mentionnent de telles mesures, il n’est pas sûr qu’ils les approuvent ou qu’ils croient à leur efficacité. C’est la solution qu’adopte le législateur, il n’est pas certain que ce soit la meilleure. En outre, les écrivains romains semblent avoir eu conscience du dan­ ger qui réside dans la multiplication des lois répressives. Ils ont d’abord mis en lumière la triste situation qu’elles reflétaient. Ce thème est large­ ment développé chez les auteurs anciens. Strabon lui-même leur fait une place dans sa Géographie ; en évoquant les lois des Locriens, il précise : « Ce n’est pas la stricte observance de détails bons pour des législateurs professionnels qui fait la force d’une législation, mais le ferme maintien de principes simples. Tel était également le sentiment de Platon quand il disait que les peuples qui ont le plus de lois, ont aussi le plus de procès et les mœurs les plus corrompues, de même que là où l’on voit beau­ coup de médecins, on peut penser qu’il y a beaucoup de maladies145. » La multiplication des lois apparaît donc comme une signe de corrup­ tion ; elle témoigne de l’échec du législateur qui n’a pas su trouver d’autres moyens pour maintenir la pureté des mœurs. Strabon se réfère ici à Platon ; en fait une telle idée n’apparaît pas explicitement dans l’œuvre du philosophe : il souligne assurément que la multiplication des lois est signe de corruption dans l’État et que ce n’est pas une solution efficace puisque cela revient, selon lui, à « couper les têtes de l’hydre146 ». Mais il ne précise pas très clairement si c’est un signe de corruption des mœurs147. Cette idée est en tout cas développée très net­ tement chez Isocrate : on lit en effet dans l’Aréopagitique : « Le nom­ bre et la précision de nos lois sont un signe que notre ville est mal organisée : nous en faisons des barrières pour nos fautes et sommes obligés d’en établir beaucoup148. » Les écrivains grecs ont ainsi souligné que la multiplication des lois n’avait rien de souhaitable : elle apparaît un peu comme la solution désespérée d’un législateur qui n’a plus d’autres moyens pour réprimer les crimes. Elle suggère deux idées importantes sur lesquelles nous reviendrons : les crimes appellent les lois répressives149 (et témoignent ainsi d’une décadence dans les mœurs), mais elles sont en même temps incapables de les réprimer puisque l’on fait sans succès des lois toujours plus rigoureuses. La crainte qu’elles font naître n’est donc pas efficace. 145. G é o g r a p h i e VI, 1, 8 (nous citons la trad, de F. L a sse rre , Paris, Belles Lettres, 1967). 146. R é p u b l i q u e IV, 426 e ; cette question est traitée dans les paragraphes 425 a à 427 a. Platon n’y souligne qu’un des dangers de la multiplication des lois ; elle ne résout rien. Voir p. 444. 147. La corruption des mœurs n’est pas vraiment mentionnée. F. L asserre, op. c/7., p. 223, estime toutefois qu’une telle idée peut venir de l’enseignement oral de Platon. 148. A é r o p a g i t i q u e 40. 149. Sur l’origine des lois voir p. 422-5.

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Les lois répressives ne témoignent pas seulement de la corruption de la cité, comme le suggère l’œuvre de Tacite150. Elles comportent égale­ ment un autre danger. Il est évoqué par Cicéron dans un passage du Pro Roscio Amerino : l’orateur y oppose deux conduites envers les par­ ricides, celle de Solon et celle des Romains, et en dégage la significa­ tion. « On demandait à Solon pourquoi il n’avait pas établi de peine contre celui qui avait tué son père : il répondit qu’il pensait que personne n’agirait ainsi. On dit qu’il a sagement agi en ne prévoyant aucune sanction pour un crime qui n ’avait pas encore été commis pour éviter de paraître moins l’interdire que le suggérer. Comme nos ancêtres furent plus sages ! Comme ils se rendaient compte qu’il n ’est rien de si sacré que l’audace ne puisse un jour violer, ils imaginèrent un supplice extraordinaire contre les parricides capable d ’éloigner du crime par la sévérité du châtiment ceux que la nature elle-même ne pouvait retenir dans le devoir151. » En apparence, la question que pose ce passage est de savoir s’il faut prévoir ou non des châtiments pour des crimes qui n’ont pas encore été commis. Un terme dont la signification exacte est difficile à déterminer désigne l’attitude qui consiste à prévoir des sanc­ tions : admonere, et c’est précisément ce que Solon se refuse à faire. Que faut-il entendre par là ? Le contexte n’aide guère à le préciser. Le même verbe se retrouve toutefois dans le Pro Tullio et l’orateur utilise une formule semblable : non tam prohibere quam admonere. Dans ce discours, il évoque les interdits prétoriens sur la violence dont la créa­ tion par Lucullus est récente, et il explique que pendant longtemps de tels actes n’ont pas existé ; il était donc inutile de prévoir des disposi­ tions à leur sujet : « Si quelqu’un avait établi une loi ou une action judiciaire contre un attentat dont il ne se présentait jamais d’exemple, il aurait semblé moins l’interdire que le suggérer152. » La même idée revient dans le De domo : l’orateur mentionne la consécration de sa demeure et le plébiscite qui interdit de procéder à une consécration sans l’accord de la plèbe et ajoute : « L’illustre A. Papirius qui proposa cette loi n’eut pas l’idée ni le soupçon qu’on risquait de voir consacrer les demeures ou les biens de citoyens qui n’étaient pas condamnés : c’était alors un sacrilège ; personne ne l’avait fait et on n ’avait aucune raison en l’interdisant de paraître le suggérer au lieu de l’empêcher153. » 150. Annales III, 27, 3 : corruptissima re publica, plurim ae leges. 151. Pro Roscio A m erino 25, 70 : Is (scil. Solo) cum interrogaretur cur nullum suppli­ cium constituisset in eum qui parentem necasset, respondit se id neminem facturum putasse. Sapienter fecisse dicitur, cum de eo nihil sanxerit quod non antea commissum non erat, ne non tam prohibere quan admonere uideretur. Quanto nostri maiores sapien­ tius ! Qui cum intellegerent nihil esse tam sanctum quod non aliquando uiolaret audacia supplicium in parricidas singulare excogitauerunt ut quos natura ipsa retinere in officio non potuisset, ii magnitudine poenae a maleficio submouerentur. 152. Pro Tullio 4, 9 : quod enim usu non ueniebat, de eo si quis legem aut iudicium constitueret, non tam prohibere uideretur quam admonere. 153. De dom o 49, 127 : Neque tum ille Q. Papirius qui hanc legem rogauit sensit neque suspicatus est fo r e periculum ne domicilia aut possessiones indemnatorum ciuium

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Ces passages utilisent la même opposition entre admonere et prohibere et les dangers de la répression sont également exprimés par le verbe admonere, bien que l’orateur ne la privilégie pas comme dans le pre­ mier de ses discours. Mais sa signification n’en est pas plus claire. Et l’œuvre de Cicéron ne nous apporte guère de précisions dans ce domaine. L’interprétation de ce verbe serait donc extrêmement délicate si un passage du De clementia ne nous apportait quelques éclaircissements. Sénèque y évoque la loi de Claude contre les parricides et précise : « Tu constateras que les fautes se répètent souvent lorsqu’elles sont souvent réprimées. Ton père, en l’espace de cinq ans a fait coudre dans le sac plus de gens qu’on n’en avait cousu dans tous les siècles de l’his­ toire. Les enfants s’enhardissaient beaucoup moins à commettre le der­ nier des sacrilèges tant que ce crime n’était pas prévu par la loi. Avec une sagesse supérieure, les hommes les plus grands et les plus versés dans la science de la nature aimèrent mieux passer ce crime sous silence comme un crime incroyable et dépassant toute audace que de montrer en prescrivant des sanctions qu’il était possible. Aussi les parricides n’ont-ils commencé qu’avec notre loi et le châtiment leur a montré le crime154. » L’analyse que propose le philosophe éclaire le passage qui nous occupe puisqu’il y pose des questions identiques : pour lui, faire une loi sur un crime qui n’a pas encore été commis c’est affirmer qu’il risque d’être commis. Une telle attitude revient en somme à donner des idées aux criminels, à leur indiquer un nouveau forfait dont ils puissent se rendre coupables. Telle est également l’idée que veut indiquer Cicé­ ron en utilisant le verbe admonere. La loi n’est plus envisagée ici dans sa puissance contraignante, dans sa force intimidatrice : la menace qu’elle constitue n’est plus prise au sérieux. On analyse son effet sur des âmes corrompues qu’aucune barrière morale ou légale n’arrête : leur audace puise de nouvelles forces dans la loi. Elle leur indique un crime dont ils n’avaient pas idée et qui est plus attirant parce qu’il est interdit. Par là se révèle l’un des paradoxes de la loi : en principe, elle a pour fonction de réprimer les délits ; mais la multiplication des lois répressives entraîne curieusement la multiplication des crimes : les lois deviennent une occasion de commettre des fautes. Il vaut donc mieux éviter de multiplier lois et châtiments dans une société corrompue. Un tel point de vue est clairement indiqué chez Sénèque et il consecrarentur ; neque id enim fieri fa s erat neque quisquam fecerat neque erat causa cur prohibendo non tam deterrere uideretur quam prohibere. 154. De clementia I, 23, 1 : Praeterea uidebis ea saepe committi quae saepe uindicantur. Pater tuus plures intra quinquennium culleo insuit quam omnibus saeculis insutos accepimus. M ulto minus audebant liberi nefas ultimum admittere quam diu sine lege cri­ men fuit. Summa enim prudentia altissimi uiri et rerum naturae peritissimi maluerunt ut uelut incredibile scelus et ultra audaciam positum praeterire quam, dum uindicant, osten­ dere posse fie r i; itaque parricidae cum hac lege coeperunt, et illis facinus poena monstrauit...

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n ’occupe pas une place moins grande chez Tacite155. Il est toutefois vraisemblable que ce n ’est pas uniquement une réflexion qui se déve­ loppe sous l’Empire, comme le fait voir l’œuvre de Cicéron. Sénèque évoque l’attitude de sages et il est difficile de ne pas voir dans cette for­ mule une allusion à Solon, dont nous parle également Cicéron : la con­ duite édifiante du législateur grec nous est rapportée par Diogène Laërce, même si elle n ’est pas analysée dans les mêmes termes156 ; elle fait sans doute partie des nombreuses anecdotes qui mettent en scène le sage grec. Et toute une interprétation philosophique s’était développée autour d’elle bien que Cicéron se contente de l’évoquer par un dicitur qui est des plus vagues. Il n ’est pas très facile de préciser d’où pouvait venir une telle tradi­ tion. Les orateurs attiques parlent sans doute de crimes pour lesquels aucune loi n’est prévue mais le silence du législateur s’explique parce qu’il n ’a pu penser qu’un forfait si abominable se produirait : « C’est l’énormité du délit qui a empêché de formuler aucune loi à son sujet. Quel orateur aurait pu imaginer, quel législateur aurait pu prévoir qu’un citoyen se rendrait coupable d’un tel forfait157 ? » déclare Lysias. Et Lycurgue de développer des idées voisines : « Si l’on a omis de fixer la peine que méritent de tels forfaits, ce n’est point, citoyens, négligence du législateur de jadis mais on n ’avait jamais encore vu un tel exemple et, pour l’avenir, il paraissait inimaginable158. » L’absence de disposi­ tions, et donc de peines, pour tel ou tel délit a chez les orateurs attiques une explication simple : il ne saurait y avoir de législation pour un crime dont l’horreur dépasse l’imagination. La loi sert ainsi à réprimer les délits les plus courants et le législateur se soucie d’eux seuls. La pro­ blématique qui nous occupe est donc absente. Elle figure toutefois d’une certaine façon dans les préoccupations des philosophes, comme les Lois de Platon nous le font voir. L’Étran­ ger d ’Athènes se demande en effet s’il faut légiférer sur les plus grands crimes. Il reconnaît qu’il y a quelque honte à le faire mais même dans la cité parfaite qu’il s’efforce d’établir, il faut prévoir qu’il y aura des cœurs particulièrement endurcis et des âmes rebelles159. Mais que l’on puisse s’abstenir de légiférer sur ces crimes, voilà une idée qui reste étrangère au philosophe : elle n ’apparaît nulle part. Bien au contraire : il y a des crimes « à propos desquels légiférer est une tâche terrible et nullement attirante et ne pas légiférer est pourtant impossible160 ». Pla155. P ar exemple dans la longue digression sur les origines du droit : A n n a l e s III, 25-28. 156. Diogène Laërce I, 59 : « On demandait à Solon pourquoi il n ’avait pas établi de lois contre le parricide, il répondit : “ parce que j ’espère bien que ce crime ne sera pas comm is.’* » 157. Lysias, C o n t r e P h i l o n 27. 158. C o n t r e L é o c r a t e 9. 159. L o i s IX, 853 b. 160. IX, 872 d.

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ton choisit donc la répression comme le fait Cicéron dans le Pro Roscio Amerino, il n’imagine nullement les dangers que peut présenter une telle attitude. Il se résout à contrecœur à édicter des lois « tout en sou­ haitant qu’on n’en ait jamais besoin161 ». Le législateur s’oblige ainsi à tenir compte de la faiblesse humaine : il choisit de recourir à l’intimida­ tion là où l’éducation et la persuasion ont échoué162. Il n’envisage pas ici les dangers de la répression parce qu’il s’agit de « bonnes » lois et que l’éducation que reçoivent tous les citoyens les empêche d’imiter les criminels : c’est seulement dans la République qu’il montre, en analy­ sant la dégradation de la cité idéale, comment de mauvaises lois déve­ loppent certains vices et corrompent ainsi les citoyens163. Une telle interprétation figure seulement dans la tradition platoni­ cienne : elle ne se trouve pas chez Aristote qui affirme que les lois doi­ vent s’attacher aux délits les plus courants, ni chez les épicuriens. Sa présence chez Sénèque pourrait faire penser à une source stoïcienne mais nous ne possédons pas de passages qui expriment la même idée. L’œuvre de Philon d’Alexandrie apporte peut-être quelques éléments de précision : il montre, lui aussi, comment certaines lois enseignent à commettre des fautes164 ; il s’agit bien sûr des lois nées des guerres et des passions qui sont l’expression de l’ambition ou d’un intérêt mal compris165. Elles n’ont rien à voir avec la loi de la nature et ne peuvent que donner l’idée du mal. En outre, la loi véritable n’a aucune force et n’existe pas pour les méchants : ils l’ignorent et restent enfermés dans leurs vices. Cette analyse qui, dans sa critique des lois, rappelle Platon et même Cicéron, nous montre ainsi l’importance d’une tradition acadé­ mique très nuancée dans sa formulation : elle justifie la répression lors­ que les impératifs légaux sont liés à des valeurs véritables, lorsque la cité est juste, elle en nie la valeur lorsque la législation est mauvaise dans ses fins et n’est pas pensée selon le bien. Un tel point de vue explique les hésitations de Cicéron : il peut jus­ tifier la répression des parricides qui est conforme à une exigence natu161. IX, 880 d-e. 162. Sur cet aspect des lois de Platon, voir M. V a n h o u tte, L a p h i l o s o p h i e p o l i t i q u e d e P l a t o n d a n s l e s L o i s , p. 243-4. Pour lui les difficultés que Platon met en lumière tien­ nent avant tout au niveau différent d ’éducation que possèdent les citoyens. Or le législa­ teur a pris l’engagement d ’unir bons et méchants sous les mêmes lois. Platon est ainsi conduit à distinguer deux types de lois : « Les lois, semble-t-il, sont faites, les unes à l’usage des honnêtes gens afin de leur enseigner quelle règle ils doivent suivre dans leurs rapports mutuels pour vivre en bons termes : les autres à l’usage de ceux qui ont manqué leur éducation et dont le tempérament est si réfractaire que rien ne peut les empêcher d’atteindre une scélératesse extrême » (880 d). Sur la signification de ce passage voir p. 459. 163. R é p u b l i q u e VIII, 552, 553. 164. D e s a c r i f i c i i s 15 ; D e P r a e m i i s 40, D e v i r t u t i b u s 178 ; Q u i s r e r u m d i u i n a r u m h e r e s s i t 295 ; on trouve aussi des remarques du même ordre dans L ' É p i t r e a u x R o m a i n s (V, 20 ; VII, 7-8) Sur les rapprochements entre saint Paul et Philon voir E.R. Goodenough, By l i g h t , l i g h t , p. 394-6. 165. D e I o s e p h o 29-31.

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relie, et se montrer plus réservé envers le droit positif. Dans le reste de son œuvre cette question ne se pose plus : il n’hésite pas à prévoir des lois et des peines dans le De legibus et affirme même qu’il faut établir des sanctions contre les méchants. Il n’envisage donc pas la question des dangers de la répression parce que ces lois sont bonnes ; dans le D e officiis, il se borne à constater que de telles lois ne sont pas toujours efficaces166. Une telle attitude tient probablement à sa conception de la loi : elle doit intimider, mais elle doit aussi persuader. Cicéron n ’im a­ gine pas, comme le feront les écrivains de l’époque impériale, que la décadence des mœurs puisse rendre la loi inefficace et même aboutir à des résultats opposés à ceux que recherchent les législateurs. 2. Le problème de Γimpunité Bien que Cicéron ne montre pas toujours que les lois sont une occa­ sion de faire des fautes, ce qui revient à affirmer que la crainte du châ­ timent est spécialement vaine, il n ’en est pas moins conscient des limites d ’une telle crainte. Mais son analyse porte essentiellement sur une autre question : nous avons vu que la peur du châtiment est étroitement liée à la certitude de la punition. « La perspective d ’un châtiment modéré mais inévitable, fera toujours une impression plus forte que la crainte vague d ’un supplice terrible auprès duquel se présente quelque espoir d’impunité » soulignait Beccaria167. Mais si une telle certitude disparaît, la contrainte du châtiment perd toute force ; la crainte qu’elle crée dis­ paraît et avec elle le respect des lois. Nous touchons ici à une question fondamentale pour notre étude et elle explique en définitive la faible estime dans laquelle est tenue la crainte du châtiment. Il s’agit de l’impunité : un criminel assuré de l’impunité peut-il respecter le bien et la loi ? Une telle question avait été posée depuis longtemps par les sophis­ tes, et en particulier Antiphon. Dans son traité sur la vérité168, il évoque une telle situation. A ses yeux, l’homme habile est celui qui respecte la loi en public, et qui, seul, assuré de l’impunité, fait fi de la loi, pour suivre la nature et ses penchants. Une telle affirmation est assurément dictée au sophiste par ses convictions : selon lui nature et loi ne s’iden­ tifient pas et le plus souvent s’opposent. Ce passage pose en tout cas un problème essentiel car il montre les limites de la contrainte légale. C ’est sans doute ce qui explique sa fortune car il n’est pas rare de le retrou­ ver chez les philosophes. Il apparaît notamment dans la République de Platon : Glaucon utilise l’exemple de l’anneau de Gygès169 pour montrer 166. 167. 168. 169.

De officiis II, 75. Traité des délits et des peines § xx : Que le châtiment doit être inévitable. Sur la vérité 4. République II, 359 b-360 c. : « Nous ne trouverons aucun homme d ’une trem pe

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que le juste muni d’un tel anneau ne pourra s’empêcher de commettre tous les crimes possibles. Cette idée implique que l’on ne fait le bien que par contrainte : l’instrument de cette contrainte est la peur du châ­ timent. Une fois celle-ci supprimée, disparaissent respect de la loi et conduite juste. Dès lors nous saisissons mieux l’importance d’un tel débat ; il pose un problème essentiel (que nous allons retrouver à main­ tes reprises dans les chapitres suivants) : comment amener les citoyens agir bien ? Il nous révèle que la contrainte ne suffit pas : elle n’est pas efficace en tous temps et en tous lieux ; or le législateur cherche un moyen qui soit toujours efficace et il le trouvera, comme nous le ver­ rons, ailleurs que dans la contrainte. Le problème se pose dans les mêmes termes pour Cicéron : il utilise lui aussi l’exemple de Gygès dans le De officiis170 et dans le livre III du De re publica, dans le De legibus, examine des questions semblables. Elles se ramènent sans doute à des cas limites : que fera un homme qui se trouve tout seul dans le désert ? Mais ces situations (qui sont proba­ blement des débats d’école) permettent de voir clairement les limites de la contrainte fondée exclusivement sur la crainte du châtiment. « Que fera au milieu des ténèbres, se demande Cicéron dans le De legibusxl\ l’homme qui ne craint qu’un témoin et un juge ? Que fera-t-il s’il ren­ contre dans un lieu désert un homme faible et seul qu’il pourra dépouil­ ler d’un monceau d’or ? » Dans une telle situation, la certitude du châ­ timent ne joue plus aucun rôle, puisque l’absence de témoins empêche de se voir poursuivi et donc châtié. La contrainte que fait naître la sanction s’évanouit alors : cela revient à dire qu’elle n’engage pas pro­ fondément l’individu et qu’elle est liée à un intérêt personnel bien com­ pris. Cicéron l’explique très clairement dans le De legibus, et le même point de vue apparaît dans le livre III du De re publica, la seule diffé­ rence est que Philus défend un tel point de vue, alors que Cicéron le critique172. La crainte du châtiment a donc une efficacité très restreinte parce qu’elle est étroitement liée à la certitude de la punition : une fois cette certitude dissipée, la force contraignante de la loi disparaît. Il faut donc trouver un autre moyen pour en assurer le respect. Les épicuriens avaient pourtant cru que la crainte du châtiment était un moyen efficace et suffisant. Épicure souligne à plusieurs reprises les dangers de l’injustice : « L’injustice n’est pas en soi un mal, mais seule­ ment parce qu’elle entraîne une incertitude qui fait craindre de ne pas assez forte pour rester fidèle à la justice et résister à la tentation de s’emparer du bien d ’autrui, alors qu’il pourrait le faire impunément... et l’on pourrait voir là une grande preuve qu’on n’est pas juste par choix mais par contrainte... » 170. De officiis III, 38 : De re publica III, 20. 171. I, 14, 41 : Nam quid faciet is homo in tenebris qui nihil timet nisi testem et iudicem ? Quid in deserto quo loco nactus quem multo auro spoliare possit imbecillum atque solum ? 172. Ibid. Une telle conduite revient pour Cicéron à « tout mesurer d’après son inté­ rêt » cf. De re publica III, 30.

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échapper à ceux qui ont la charge de punir de tels actes. » Et il ajou­ tait : « Il est impossible pour celui qui transgresse en quelque sorte le pacte conclu en vue de ne pas se nuire mutuellement, d’avoir bon espoir d’échapper à la découverte, même s’il y réussit des milliers de fois, en telle circonstance donnée : jusqu’au dernier moment, il ne peut savoir s’il échappera encore173. » On voit ce qui caractérise l’attitude d ’Épicure : il examine non les effets du crime sur la société, mais sur le criminel et c’est là une des originalités de l’épicurisme : la contrainte, née de la crainte du châtiment, a ses limites parce qu’elle reste exté­ rieure à l’individu, ne l’engage pas profondément ; aussi ne peut-elle être efficace quand disparaît la certitude de la punition à laquelle elle est étroitement liée. Il convenait donc de trouver une contrainte plus forte qui puisse survivre à la disparition du châtiment. Epicure et ses disciples ont cru y parvenir en envisageant les effets du crime dans l’âme du coupable174 : jusqu’à la fin de ses jours, le criminel n ’est jamais sûr d ’échapper à la peine qu’il mérite et cette crainte empoi­ sonne son existence. C’est très précisément ce qu’expose Lucrèce dans le De rerum natura175 : « La crainte du châtiment entache les joies de l’existence. Car l’injustice et la violence sont des filets où l’on se prend soi-même ; d’où qu’elles proviennent, elles retombent le plus souvent sur son auteur et il n’est pas facile de mener une vie calme et paisible à qui viole par ses actes le contrat de la paix publique : même s’il échappe à la vue des hommes et des dieux, il ne doit pas compter que son crime demeurera toujours caché : et nombre d’hommes, dit-on, par des paroles révélées en songe ou dans le délire de la maladie ont révélé et produit à la lumière des fautes demeurées depuis longtemps dans l’ombre. » Pour l’épicurisme, l’injustice apparaît donc comme un mal ; elle n ’est pas un mal en elle-même mais par ses conséquences : les cri­ minels sont plongés dans des tourments continuels, parce qu’ils vivent dans l’attente de la peine à venir, sans savoir si elle les frappera ou n o n 176. Ils sont constamment en proie à la crainte et ne peuvent connaî­ tre la sérénité du sage qui est l’idéal pour Epicure. L’injustice est donc un mal par ses conséquences et il vaut mieux s’en abstenir. 173. M axim es Capitales, XXXIV, XXXV. 174. Comme le souligne V. G o l s c h m i d t , La doctrine d'Épicure et le droit. 175. D e rerum natura V, 1151-1160 : Inde m etus maculat poenarum praemia uitae. Circumretit enim uis atque iniuria quemque, A tq u e, unde exortast, ad eum plerumque reuertit. N ec f adlest placidam ac pacatam degere uitam qui uiolat fa ctis communia foedera pacis. E tsi fa llit enim diuom genus hum anum que perpetuo tamen id fo r e clam diffidere debet quippe ubi se m ulti per som m ia saepe loquentes A u t m orbo delirantes protraxe ferantur et celata < d iu > in medium peccata dedisse. 176. C f. V. G o l d s c h m i d t , op. cit.9 qui se réfère à un passage des Tusculanes III, 15, 32 et à la Lettre à Ménécée 125.

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L’intérêt de l’analyse épicurienne est ainsi d’avoir envisagé les effets du châtiment dans l’âme des criminels. Ils suppriment la contrainte extérieure pour montrer le mal intérieur qui naît du crime. Ils peuvent ainsi résoudre le problème que nous posions plus haut : la crainte du châtiment n’est pas efficace dans la solitude ; aux yeux des épicuriens, ce problème ne se pose plus : la peur de la sanction est constante ; on ne peut jamais être sûr qu’un crime restera impuni ; par conséquent quelles que soient les circonstances, l’injustice est un mal qu’il vaut mieux éviter. Et Philus dans le livre III du De re publica résume très clairement un tel point de vue : « Les méchants ont toujours quelque inquiétude au fond du cœur ; ils ont toujours devant les yeux la vision des tribunaux et des supplices. Or aucun avantage de l’injustice ni aucun bénéfice acquis grâce à elle ne sont assez grands pour compenser une crainte continuelle, la pensée incessante qu’un châtiment se prépare et qu’il est déjà suspendu au-dessus de nos têtes177. » L’interprétation épicurienne ne satisfait nullement Cicéron ; et il exprime sans ambiguïté ses critiques dans le De legibus : en reprenant l’exemple que nous avons mentionné plus haut (l’homme seul dans le désert) il précise : « Et s’il nous dit qu’il se refuse à lui ravir son or, la raison pour laquelle il s’y refusera, ce ne sera jamais parce qu’il juge cette conduite naturellement honteuse, mais parce qu’il craint que cela ne soit connu c’est-à-dire parce qu’il a peur d’en retirer du mal178. » Une telle attitude n’offre rien d’acceptable pour l’auteur du De re publica : selon lui, il n’est pas suffisant de refuser l’injustice, en pen­ sant qu’elle est un mal par ses conséquences. Cela revient en somme à nier ce qu’il y a en soi de laid et de répugnant dans cette conduite. Or, pour Cicéron, comme pour Platon, l’injustice est un mal en soi et nous l’avons naturellement et spontanément en horreur. Aussi n’est-il pas surprenant que l’auteur du De legibus, cherche à trouver une contrainte plus forte, moins extérieure à l’individu que la crainte du châtiment. Il le fait de deux façons : premièrement en déve­ loppant l’amour de la justice et du bien, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, deuxièmement, en montrant que tout crime appelle un châtiment : les dieux se chargent de punir les criminels, même si les hommes n’ont pu en faire autant. Et Cicéron d’insister sur les souffran­ ces morales des criminels : le De legibus le montre très clairement. Dans le Livre II, il évoque les offrandes faites aux dieux, qui doivent l’être avec une âme pure et juste ; et il prend l’exemple de Clodius, qui, après 177. III, 16, 26 (Ziegler) : ... improbis semper aliqui scrupulus in animis haereat, sem­ per iis ante oculos iudicia et supplicia uersentur nullum autem emolumentum esse, nullum iniustitia partum praemium, tantum semper ut timeas, semper ut adesse, semper ut impendere aliquam poenam putes, damna... 178. De legibus I, 14, 41 : Quod si negabit se illi uitam erepturum et aurum ablatu­ rum, numquam ob eam causam negabit quod id natura turpe iudicet, sed quod metuat ne emanet, id est ne malum habeat.

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avoir injustement exilé Cicéron, avait voulu consacrer aux dieux l’emplacement de sa demeure. « Ceux qui par leur crimes avaient atta­ qué et ruiné la religion, sont les uns dispersés, détruits et anéantis ; ceux qui avaient été les instigateurs de ces crimes, et dont l'impiété avait surpassé celle des autres dans tous les domaines de la religion, non seulement aucun tourment, aucun déshonneur ne leur ont manqué dans leur existence, mais ils ont été privés de sépulture et d’obsè­ ques179. » Cet exemple, particulièrement parlant pour Cicéron, lui per­ met donc de souligner le châtiment qui menace de toute façon les criminels même s’ils échappent à la justice humaine et un peu plus loin il évoque les tortures morales qui les attendent : « Nous avons vu des hommes qui s’ils n ’avaient haï la patrie, n’auraient pas été nos ennemis, enflammés tantôt par l’avidité, tantôt par la crainte, tantôt par le remords18018. » L’écrivain trouve une raison plus forte que la contrainte sociale (qui prend la forme du châtiment) pour détourner du crime. Cette interprétation révèle l’influence de Platon puisqu’il avait lui aussi montré dans le Gorgias et dans les L oism les peines qu’infligent les dieux aux criminels, même s’il les place surtout après la mort. Elle se retrouve chez Tite-Live : en évoquant le sort du décemvir Appius Clau­ dius, jugé par le peuple, après la chute du décemvirat, il fait dire à la foule : « Chacun se disait, à part lui, qu’après tout il y a des dieux et qu’ils ne se désintéressent pas des affaires humaines : l’orgueil et la cruauté reçoivent un châtiment qui, bien que tardif, n’en est pas moins sévère...182» Si Tite-Live se contente de mentionner l’abaissement du décemvir, sans mentionner le remords, Salluste, lui, développe cette idée quand il trace le portrait de Catilina : « Son âme impure, ennemie des hommes et des dieux, ne trouvait d ’apaisement ni dans la veille ni dans le repos : tant le remords ravageait son esprit inquiet. Aussi avait-il le teint livide, les yeux hagards, le pas tantôt rapide, tantôt lent : bref son visage et son expression reflétaient son égarement183. » Salluste, comme Cicéron et Tite-Live, montre en somme que le crime reçoit son châti­ ment. Par là les historiens romains affirment dans une perspective pla­ tonicienne qu’on ne peut échapper à la punition ; il est donc vain d’espérer faire le mal en secret. La certitude de la peine et la contrainte 179. D e legibus II, 17, 42 : Quorum scelere religiones tum prostratae adflictaeque sunt, partim ex illis distracti ac dissipati iacent ; qui uero ex iis et horum scelerum princi­ pes fuera nt, et praeter ceteros in om ni religione impii, non solum nullo in uita cruciatu atque dedecore uerum etiam sepultura et iustis exsequiarum caruerunt. 180. II, 17, 43 : Vidimus eos qui, nisi odissent patriam , num quam inimici nobis fu is ­ sent, ardentes tum cupiditate, tum m etu, tum conscientia... 181. Voir le mythe final du Gorgias 523 b et suiv., Lois IX, 872 d-873 c. On trouve aussi une analyse voisine dans le traité de Plutarque Sur les délais de la justice divine qui montre comment tout crime appelle un châtiment même s’il n ’est pas immédiat. 182. III, 56, 7 : D um pro se quisque deos tandem esse et non neglegere hum ana fr e ­ m unt, et superbiae crudelitatique etsi seras, non leues tamen uenire poenas. 183. Catilina 15, 4 : N am que animus impurus, dis hom inibusque infestus neque uigiliis neque quietibus sedari poterat ; ita conscientia mentem excitam uastabat.

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qu’elle entraîne retrouvent ainsi leur force, mais sur un tout autre plan que celui de la sanction infligée par la société. Ce point de vue permet par conséquent d’insister sur le rôle que jouent la crainte des dieux et le châtiment qu’ils infligent. Cicéron en montre l’importance dans le De legibus en rappelant « le grand nombre de gens que la crainte d’un sup­ plice divin a détournés du crime184 ». Tite-Live souligne à son tour les résultats de l’œuvre de Numa : la foi, l’idée que les dieux interviennent dans les affaires humaines, créent un sentiment du devoir185 ; la fides suffît ainsi à assurer le respect des engagements sans que la crainte des lois soit nécessaire. Le respect des lois est toujours obtenu par la crainte mais elle a changé d’objet et, sans doute, d’intensité. La loi humaine, qui trouvait son sens dans la loi divine, en reçoit aussi sa force. La crainte du châtiment apparaît ainsi comme un élément qui con­ tribue assurément au respect des lois et, à ce titre, son rôle au sein de la cité n’est pas négligé par les écrivains romains. Toutefois, ils en ont également souligné les limites parce qu’ils n’envisagent pas uniquement le respect des lois, tel qu’il se manifeste effectivement dans une société, mais tel qu’il doit être, et cherchent à assurer un respect absolu des règles de droit. Dans cette perspective, la crainte du châtiment n’est pas une solution parfaite : elle a ses limites qui tiennent à la fois à l’affai­ blissement de la peur avec le temps, au rôle dangereux de la répression et enfin à l’espoir d’échapper au châtiment. Aussi nos auteurs n’adoptent-ils cette solution que faute de mieux : elle vaut pour la foule, pour ceux qui n’ont pas l’amour du bien ; et encore les écrivains s’efforcent-ils de ruiner tout espoir d’échapper à la sanction puisque la justice divine réalise ce que la justice humaine ne peut pas toujours faire. La crainte du châtiment a ainsi une portée limitée : Salluste qui se montre le plus absolu dans ce domaine ne lui accorde qu’une place extrêmement restreinte et préfère les vertus de l’exemple ou la nature ; Cicéron et Tite-Live se montrent moins rigoureux mais, pour eux, éga­ lement, la crainte du châtiment est un pis-aller, une solution que l’on adopte en dernier recours. Aussi ont-ils cherché d’autres moyens que cette contrainte extérieure.

184. Il, 7, 16. 185. I, 21, 1.

CHAPITRE VIII

DE LA CONTRAINTE SOCIALE A LOBÉISSANCE SPONTANÉE

La crainte du châtiment n’est assurément pas Tunique solution qui permet d ’assurer le respect des lois : le chapitre précédent nous a sans doute montré que sa portée n’était pas négligeable ; mais il nous a éga­ lement révélé les limites de la contrainte qu’elle fait naître. En effet, elle s’affaiblit avec le temps, elle peut être dangereuse et surtout elle n’est pas constamment efficace. Aussi la réflexion sur le respect des lois ne s’épuise-t-elle pas avec le châtiment : les philosophes ont recherché d’autres moyens qui puissent maintenir constamment les hommes dans le devoir. Ils ont, dans cette perspective, fait appel à des solutions diverses : sentiment de l’honneur, persuasion, éducation. Leur variété témoigne ainsi de la vitalité d’une réflexion qui s’exerce à Rome comme en Grèce et nous révèle par là l’importance de cette question. En outre, une préoccupation commune apparaît malgré la diversité des moyens utilisés ; elle consiste à vouloir agir sur l’âme du citoyen, en un mot, à remplacer la contrainte extérieure par une contrainte intérieure, qui prendrait la forme du sens du devoir.

A. LA CRAINTE DE L’INFAMIE Parmi les solutions qui ont été proposées pour assurer le respect des lois, la crainte de l’infamie occupe une place importante dans la pensée antique, comme l’attestent de nombreux témoignages que nous allons analyser un peu plus loin. L’attention que les philosophes antiques ont manifestée envers une telle crainte, a quelque chose de surprenant. L’infamie est liée au blâme et à la désapprobation qu’expriment sponta­ nément tous les membres d’une société. A ce titre, elle fait partie de ce que les sociologues nomment les sanctions sociales « diffuses1 », c’est-à1. Sur cette notion, voir M.

Duverger,

Sociologie de la politique, P.U .F., 1973, et

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LES ROMAINS ET LA LOI

dire qu’elle n’a rien de comparable avec le châtiment établi par les lois et les sanctions qu’elles organisent. Aussi peut-il sembler étrange de voir les philosophes s’attacher à cette réaction spontanée, l’utiliser et lui donner en quelque sorte valeur d ’institution : ils cherchent à faire naître la désapprobation pour mieux assurer le respect des lois. Telle est l’atti­ tude que nous trouvons chez Platon, comme chez les écrivains romains. Elle s’explique toutefois aisément : l’attention portée à l’infamie n ’est pas le résultat d’une découverte soudaine, d’une création ex nihilo, mais elle reflète l’importance qu’a l’infamie ou la réputation dans une société. L’exemple des écrivains romains le fait bien voir. 7. L ’infamie à Rome A Rome, en effet, la réputation d’un citoyen est loin d’être un élé­ ment négligeable. La place qu’occupent les notions à ’existimatio et de dignitas dans le vocabulaire politique latin en témoigne clairement2. Elles révèlent que la réputation d ’un citoyen se fonde sur son mérite et aussi sur sa conduite qui doit être conforme à ce qu’on attend de lui dans sa vie publique comme dans sa vie privée. Tout manquement à ces obligations tacites nuit à Y existimatio et peut en entraîner la perte3. La conduite d ’un citoyen n ’était pas seulement appréciée par l’opinion publique ; la cité elle-même en la personne des censeurs pouvait blâmer tel ou tel comportement. En effet, les opérations du cens ne consistaient pas seulement à dresser la liste des citoyens, à en évaluer la fortune ; elles permettaient de mettre chacun « à sa juste place4 » et les mœurs des citoyens faisaient également l’objet d ’un examen. Il s’agissait de déterminer s’ils remplissaient leurs devoirs familiaux ou domestiques, s’ils respectaient leurs obligations : tout manquement à la fides entraî­ nait un blâme. De même un comportement peu honorable à l’armée, le manque de rigueur dans la gestion des biens étaient réprimés par les censeurs5. En un mot, ces magistrats avaient, comme le souligne TiteA . R . R a d c l i f f e - B r o w n , Les sanctions sociales, in Structure et fo n ctio n dans la société prim itive, trad, franç., Éditions de M inuit, 1968. 2. Sur ces notions, voir A . J . G r e e n i d g e , Infam ia its place in R om an public and p ri­ vate L aw , Londres, 1894 (notam m ent le chapitre I) ; J. H e l l e g o u a r c ’h L e vocabulaire latin des relations et des partis politiques. 3. L. P o m m e r a y , Études sur l'infam ie en droit rom ain, Paris, 1937 ; Z . Y a v e t z , Existimatio, Fam a and the Ides o f March, Harvard Studies in Classical Philology, 78, 1974, p. 35-69. 4. G. D u m é z i l , Servius et la fo r tu n e , Paris, 1942 ; voir également le chapitre Census dans Idées romaines, Paris, Gallimard, 1969. Sur la signification et la portée des opéra­ tions du cens, voir M o m m s e n , D roit public IV, trad, franç. 1894, et le chapitre Census dans C. N i c o l e t , Le métier de citoyen. 5. Sur le domaine d'application du regimen m orum , outre les ouvrages déjà cités, on se reportera à G. P i e r i , L 'histoire du cens ju sq u 'à la fin de la République rom aine, Paris, Sirey, 1968, p. 99-122.

DE LA CONTRAINTE SOCIALE A L’OBÉISSANCE SPONTANÉE

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Live, pour mission de contrôler les mœurs et les règles de vie du peuple romain6. C’est dire l’importance de ce regimen morum. Ce blâme s’exprimait d’ailleurs de façon précise par la nota censoria : elle consis­ tait en une note placée près du nom du coupable, qui mentionnait les faits reprochés7. En outre, le blâme des censeurs pouvait entraîner des déchéances précises : changement de tribu, exclusion du sénat, retrait du cheval public pour les membres de l’ordre équestre. En un mot, il revenait à exclure le coupable du groupe auquel il appartient. C’est donc une sanction grave même si le citoyen conserve par ailleurs ses droits publics et privés8. En outre la nota censoria a pour conséquence Yignominia, c’est-à-dire la perte de la réputation. Cicéron affirme très clairement qu’elle entraîne la honte9 et en souligne ainsi la portée morale. Et, dans le Pro Cluentio, il montre comment le pouvoir des censeurs repose sur la crainte du déshonneur10. Nous constatons ainsi que le citoyen devait respecter certains impératifs dans sa conduite et que, sinon, il s’exposait au blâme de la cité exprimé par les censeurs, qui portait atteinte à sa réputation. L’infamie devient ainsi la sanction d’une conduite peu honorable. L’infamie n’est pas non plus ignorée dans les lois. D’abord elle est utilisée comme sanction dans les lois archaïques. Il suffit d’examiner la loi des XII Tables pour s’en convaincre. La Table VIII précise en effet : « Que celui qui a accepté d’être témoin ou porteur de balance, s’il refuse de donner son témoignage, soit infâme et incapable de don­ ner ou de recevoir un témoignage11. » La loi envisage ici le cas d’un 6. Tite-Live IV, 8, 2 : Idem hic annus censurae initium fu it, rei a parua origine ortae, quae deinde tanto incremento aucta est, ut morum disciplinaeque Romanae penes eam regimen, senatui equitumque centuriis decoris dedecorisque discrimen sub dicione eius magistratus... 7. K uebler, Nota censoria, R .E ., XVII, 1 coi. 1055-58 ; cf. G. Pieri, Histoire du cens...y p. 113 et suiv. 8. Sur les déchéances entraînées par le blâme des censeurs, voir M o m m s e n , Droit public, IV, p. 53-67. Ses effets limités sont soulignés par M. K a s e r , Infamia und Ignomi­ nia in den römischen Rechtsquellen, Z.S.S., R .A ., 73, 1956, p. 220-278. Il rappelle notamment que les lois n’en tiennent pas compte pour revêtir une magistrature et s’appuie sur Cicéron , Pro Cluentio 43, 120 : Quapropter in omnibus legibus quibus exceptum est de quibus causis aut magistratum capere non liceat aut iudicem legi aut alterum accusare, haec ignominiae causa praetermissa est. Il faut souligner que la décision des censeurs n’est pas un jugement mais un blâme (animaduersio) comme le fait remarquer Cicéron luimême {Pro Cluentio 41, 117). 9. De re publica IV, 6, 6 : Censoris iudicium nihil fere damnato nisi ruborem obfert. Itaque ut omnis ea iudicatio uersatur tantummodo in nomine, animaduersio illa ignominia dicta est. 10. Pro Cluentio 43, 120 : Timoris causam, non uitae poenam in illa potestate esse uoluerunt. 11. Table VIII, 22 : qui se sierit testarier, libripensue fuerit, ni testimonium fatiatur, improbus intestabilisque esto. Les manuscrits donnent fariatur qui a été corrigé par S c h o e l l en fatiatur sur le modèle de infitiari ( S c h o e l l , p. 92), E r n o u t ( s . u . Farior) s’étonne de la présence d ’un indicatif après ni et propose de corriger en fatietur mais il n’y a pas lieu de critiquer la correction de S c h o e l l , l’emploi de l’indicatif après ni est un usage constant dans les XII Tables.

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LES ROMAINS ET LA LOI

citoyen qui a préalablement accepté d’être témoin ou libripens dans un acte per aes et libram et refuse ensuite d’accorder son témoignage : il ne tient donc pas ses engagements et ce manquement à la fides est réprimé très durement. La loi prévoit en effet une peine très sévère : Yintestabilitas. Il ne s’agit pas seulement de l’incapacité de donner un témoignage à l’avenir ; une telle sanction, comme le précisent les docu­ ments anciens et les auteurs contemporains, rend également le coupable incapable de recevoir un témoignage1213. Les conséquences en sont extrê­ mement graves : à une époque où la plupart des actes juridiques se font per aes et libram et supposent la présence de cinq témoins, Y improbus ne peut ni y participer ni les accomplir ; il se voit ainsi dans l’impossi­ bilité de faire un testament de cette façon ou d’aliéner ses biens. L’inca­ pacité qui le frappe est par conséquent considérable : c’est en somme une mise au ban de la société. A cette exclusion s’ajoute une autre sanction indiquée par le qualifi­ catif improbus. Une expression voisine apparaît dans la troisième loi sur la prouocatio de 300 ; l’unique peine prévue contre quiconque agi­ rait à l’encontre de cette loi était, nous dit Tite-Live, improbe factum™. Pour l’historien, il s’agit avant tout d’un blâme moral et il commente une telle sanction en soulignant le sens de l’honneur qui régnait à cette époque et suffisait à rendre la loi efficace. Il est vraisemblable qu’il interprète ce terme comme on le faisait de son temps, en lui donnant une portée assez vague : improbus est alors le contraire de bonus en politique et s’applique de façon générale à tous ceux qui commettent une faute contre la fides ou agissent contre les lois14. Mais il est proba­ ble que sa valeur était plus forte à l’époque archaïque : le lien entre improbus et intestabilitas suffit à le prouver. En outre, l’expression opposée probe factum a une valeur forte. Elle n’est pas inconnue des lois républicaines. Elle figure notamment dans une loi citée par TiteLive qui précise les conditions dans lesquelles doit s’opérer le uer sacrum décidé par les Romains après la bataille de Cannes15 : « Que 12. Inst. J. II, 10, 6 : nec is quem leges iubent im probum intestabilemque esse, pos­ sunt in num ero testium adhiberi ; Digeste XXVIII, 1, 26 : Cum lege quis intestabilis iubetur esse, eo pertinet ne testimonium eius recipiatur, et eo amplius u t quidam p u ta n t, neue ipsi dicatur testimonium ; cf. Ulpien Digeste XXVIII, 1, 18, 1. Voir M o m m s e n , Droit pénal III, p. 341-343, M. K a s e r , Römische Privatrecht I, p. 42, 274 pour les conséquen­ ces d*une telle sanction. 13. X, 9, 6 : Valeria lex, cum eum qui prouocasset uirgis caedi securique necari uetuisset, si quis aduersus ea fecisset nihil ultra quam *improbe factum * adiecit. 14. J. H e l l e g o u a r c ’h , L e vocabulaire latin des relations et des partis, p. 528-529 ; K l e i n f e l l e r , Im probus, R .E . IX, col. 1212-1213. Il nous paraît de toute façon impossi­ ble q u 'im probus puisse signifier « incapable de recevoir un témoignage » ; le passage de Tite-Live que nous venons de citer infirme absolument une telle interprétation. 15. Tite-Live X XII, 10 : ... Qui faciet, quando uolet quaque lege uolet fa c ito ; quo m odo fa xit, probe fa ctu m esto. Si id m oritur, quod fie ri oportebit profanum esto neque scelus esto ; si quis rum pet occidetue insciens, ne fra u s esto ; si quis clepsit, ne populo scelus esto, neue cui cleptum erit ; si atro die fa x it insciens, probe fa c tu m esto ; si nocte siue luce, si seruus siue liber fa x it, probe fa ctu m esto. Sur cette loi et sa signification, voir chapitre II, p. 107.

DE LA CONTRAINTE SOCIALE A LOBÉISSANCE SPONTANÉE

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celui qui accomplira (le sacrifice prévu pour le uer sacrum) le fasse quand il voudra, et dans les conditions qu’il voudra, quelle que soit la façon dont il le fera, que ce soit valable ; s’il le fait un jour néfaste sans le savoir, que ce soit un acte valable. Si c’est fait de jour ou de nuit, si c’est un esclave ou un homme libre qui le fait, que ce soit vala­ ble. » La loi tout entière est ainsi rythmée par probe factum : toutes les circonstances dans lesquelles le uer sacrum peut avoir lieu sont passées en revue dans la loi et, chaque fois, cette expression précise que le sacrifice est admis dans de telles circonstances et donc reconnu comme valable. Une autre loi républicaine utilise également la formule probe factum : il s’agit de la lex parieti faciundo de Pouzzoles. La fin du texte énonce les conditions dans lesquelles se fera la réception de l’ouvrage ; la décision appartient aux magistrats, entourés d’une partie du conseil municipal. « Ce que ces vingt hommes approuveront après avoir prêté serment, que ce soit admis, que ce qu’ils désapprouveront ne le soit pas16. » Ces deux exemples éclairent le sens de probe factum : dans les deux cas, il s’agit d’un acte qui reçoit l’approbation des magis­ trats et de la communauté ; il est donc valable juridiquement. A l’opposé, improbe factum doit désigner un acte qui ne reçoit pas l’approbation de la communauté ; 1"improbus est par conséquent celui qui encourt la désapprobation, le blâme de la cité ; il est donc infâme17. Nous voyons ainsi comment l’infamie joue un rôle indéniable dans les lois archaïques ; leur originalité consiste à en faire une sanction légale qu’elles mentionnent, comme le montre la loi des XII Tables. C’est dire son importance extrême. Les lois républicaines postérieures n’ont rien de comparable, d’où l’étonnement de Tite-Live devant la loi sur la prouocatio. L’infamie n’est plus une sanction prévue par les lois. Sans doute, une telle notion apparaît dans la lex repetundarum et surtout dans la Table d’Héraclée18, mais elle prend une forme bien différente de ce que nous venons de voir. En effet, dans la loi que nous venons de citer sont précisées les conditions d’accès aux magistratures municipales. Et les condamnés pour vol, ceux qui l’ont été pour dol ou au titre de la lex Plaetoria, ou

16. Lex parieti faciundo Puteolana (Bruns, 170) III : Hoc opus omne facito arbitratu duouirum et duouiralium qui in consilio esse solent Puteoleis dum ni minus uiginti adsient cum ea res consuletur. Quod eorum uiginti iurati probauerint, probum esto ; quod ieis improbarint, improbum esto. 17. J . B l e i c k e n (Ursprung und Bedeutung des Provocation, Z.S.S., R .A ., 76, 1959, p. 324-377) et à sa suite R. A . B a u m a n n (The Lex Valeria de prouocatione of 300 B . C . , Historia, 22, 1973, p. 34-37) semblent suggérer qu’un tel blâme prenait la forme de la nota censoria. Rien ne permet de l’affirmer et c’est en tout cas impossible pour les XII Tables puisque la création de la censure est postérieure. Et il est vraisemblable que le cou­ pable était frappé d’infamie sans procédure publique ou privée ( M o m m s e n , Droit pénal III, p. 342). 18. Sur cette loi et d'autres lois républicaines où apparaît l’infamie, voir l’article de M. K a s e r , Z.5.S., 1956. p. 255 et suiv.

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LES ROMAINS ET LA LOI

encore ceux qui exercent des métiers peu honorables en sont exclus19. L ’infamie n’est donc pas la conséquence directe d ’un délit : elle l’est indirectement à la suite d ’une condamnation ou bien elle est liée aux occupations mêmes du citoyen. Il ne s’agit pas d ’une mesure pénale ou judiciaire. Et il n ’y a pas vraiment de concept juridique d’infamie à cette époque : le magistrat peut en tenir compte ou la négliger. Par exemple, le préteur peut exclure de la représentation en justice les citoyens qui ont fait l’objet de certaines condamnations ; ils peuvent être également incapables de briguer certaines charges ; ils n’en sont pas pour autant privés de droit de vote20. L’infamie n ’est donc plus une sanction à la fin de la République ; mais elle conserve assurément une large place dans la société romaine, et il n’est pas surprenant qu’elle ait attiré l’attention des écrivains. Ils ne se sont pas souciés d ’en déterminer la valeur juridique ou extra-juridique, mais dans le cadre d’une réflexion générale sur la loi et les moyens d’en assurer le respect, ils se sont interrogés sur la façon dont un législateur pouvait utiliser l’infamie pour rendre ses lois efficaces. 2. Pudor et uerecundia Ce sont d’abord les lois archaïques qui retiennent leur attention. Tite-Live s’attache tout particulièrement à la troisième loi sur la prouocatio ; c’est lui qui nous en fait connaître la sanction et il la commente en ces termes : « Vu le sens de l’honneur qui régnait à cette époque, elle avait semblé un moyen suffisant pour assujettir les hommes à la loi. Aujourd’hui, on aurait peine à prendre au sérieux une telle menace21. » L’historien donne à improbe factum un sens assez faible comme on le faisait de son temps ; il ne semble pas percevoir toute la menace qu’il contenait. C ’est pourquoi il peut souligner qu’une telle sanction ne saurait être prise au sérieux à son époque. Il insiste à l’opposé sur le sens de l’honneur dont on faisait alors preuve et qu’il indique ici par pudor. Ce terme est toujours utilisé par l’historien pour

19. Table d ’Héraclée 1. 110-124 :

Q u e i f u r te i, q u o d ip s e f e c e r it, c o n d e m n a tu s p a c tu s u e

e s t e r it ; q u e iu e iu d ic io f i d u c i a e p r o s o c io , tu te la e , m a n d a te i, in iu r ia r u m , d e u e d o lo m a lo c o n d e m n a tu s e s t e r it ; q u e iu e le g e P la e to r ia o b e a m u e r e m f e c e r it, c o n d e m n a tu s e s t e r it

(...)

q u o iu e a p u d e x e r c itu m

q u o d a u ersu s ea m

le g e m f e c i t

in g n o m in ia e c a u s s a o r d o a d e m p ­

tu s e s t e r it ; q u e m u e im p e r a to r in g n o m in ia e c a u s s a a b e x e r c itu d e c e d e r e iu s it iu s e r it ( ...) q u e iu e

corpore

q u a e s tu m

fe c it fe c e r it ;

q u e iu e la n is ta tu r a m

a r te m

lu d ic r a m

fe c it fe c e rit

Nous laissons ici de côté tous les problèmes que pose l’identifi­ cation de cette loi et en particulier la question de savoir s’il s’agit ou non de la l e x I u l i a

q u e iu e le n o c in iu m f a c i e t. m u n ic ip a lis .

20. Mommsen, D 21. X, 9, 6 : I d ,

le g is ; n u n c u ix s e r io

ro it p u b lic ,

IV, p. 62 ;

D ro it p é n a l

q u i tu m p u d o r h o m in u m ita m in e tu r q u is q u a m .

II, p. 347.

e r a t, u is u m , c r e d o , u in c u lu m s a tis u a lid u m

DE LA CONTRAINTE SOCIALE A L’OBÉISSANCE SPONTANÉE

389

désigner un sentiment de retenue : par exemple, au combat, il empê­ chera de fuir ou incitera à combattre22. Ici il maintient dans le droit chemin. Ce passage n’est pas le seul chez Tite-Live où la notion de pudor est liée à la loi : ce terme est notamment employé en 311, dans le débat qui oppose Appius Claudius refusant de mettre fin à ses fonctions de cen­ seur et un tribun, P. Sempronius ; le tribun demande en effet au cen­ seur si ni la loi ni le sens de l’honneur ne le retiendront23 : par cette formule, il distingue en somme deux types de contrainte, l’une fondée sur la loi, l’autre sur l’honneur. La notion de pudor avait été également invoquée au moment du rappel de Camille : on décide de le faire reve­ nir d’exil mais, malgré l’accord de tous, il paraît nécessaire de consulter le sénat : « Tant le respect régnait partout, et tant on observait la hié­ rarchie dans l’État à l’heure où l’État était presque anéanti24. » Pudor sert à désigner le sentiment qui rend nécessaire l’obéissance au mos maiorum et le respect de la hiérarchie : il serait exagéré de l’identifier purement et simplement au respect des lois et des coutumes25 ; il s’agit plutôt d’un sentiment de respect envers des aînés, notion qui est sou­ vent indiquée en latin par pudor. Le passage du livre X qui nous occupe propose au contraire une analyse bien plus précise ; il fait appa­ raître en toute clarté le lien entre pudor et le respect des lois. L’histo­ rien entend ainsi souligner que le sentiment de l’honneur (envisagé sous la forme de la retenue) empêche de désobéir à la loi. Il retrouve sans doute une tradition romaine ancienne. Déjà Térence dans les Adelphes montrait son importance dans l’éducation puisque Micion déclarait : « Je crois qu’il est préférable de retenir les enfants par l’honneur et les sentiments nobles plutôt que par la crainte26. » Le respect des lois est absent de ce passage mais l’importance attachée à l’éducation, la façon de faire connaître le bien en sont très proches puisque c’est aussi le but des lois. Tite-Live n’est pas le seul à donner une telle interprétation du res22. D'une longue liste nous tirons quelques exemples, tous empruntés à des récits de bataille : II, 58, 7 : n e c m e t u s n e c p u d o r c o e r c e b a t ; III, 63, 3 : C a s t i g a t i f o r t i u m s t a t i m u tr o r u m

o p e r a e d e b a n t, ta n tu m q u e h o s p u d o r q u a n tu m

VII, 15, 3 :

a lio s la u d e s e x c ita b a n t.

T a n t o s p u d o r s t i m u l o s a d m o u i t u t r u e r e n t in h o s t i u m t e l a a l i e n a t i s a m e m o r i a

p e r ic u li a n im is .

23. IX, 34, 22 : ... N e c 24. V, 46, 7 : C o n s e n s u

le x n e c p u d o r c o e r c e t. o m n iu m p l a c u i t a b A r d e a C a m illu m a c c ir i, s e d a n te a c o n s u l to

s e n a tu q u i R o m a e e s s e t : a d e o r e g e b a t o m n ia p u d o r d is c r im in a q u e r e r u m p r o p e p e r d itis r e b u s s e r u a b a n t.

25. Selon W eissenborn et M u e lle r ( a d l o c . ) p u d o r désigne : d i e A c h t u n g v o r d e m Il est regrettable que ce passage n’ait pas été analysé par ceux qui se sont occupés de la notion de p u d o r , en particulier E. V aubel, P u d o r , u e r e c u n d i a , G e s e tz e u n d d e r S itte .

r e u e r e n tia .

U n te r su c h u n g e n

z u r P s y c h o lo g ie

von

Scham

u n d E h rfu rc h t b e i d en R ö m e rn

Diss. Münster, 1969 qui consacre pourtant un chapitre à Tite-Live. 26. A d e l p h e s 57-58 :

b is A u g u s tin .

P u d o r e e t lib e r a lita te lib e r o s R e tin e r e s a tiu s e s s e c r e d o q u a m

m e tu .

390

LES ROMAINS ET LA LOI

pect des lois. Dans le De re publica, Cicéron propose une analyse voi­ sine. L’unique différence entre ces deux passages vient de ce que cet auteur ne s’attache pas précisément aux lois ou aux institutions romai­ nes, mais évoque d ’une façon générale le rôle que joue le princeps dans une cité. Il mentionne en effet au livre V les « cités dans lesquelles les meilleurs des citoyens recherchent la gloire et l’honneur et fuient l’infa­ mie et le déshonneur ». Et il ajoute : « Ils sont moins retenus par la crainte du châtiment établi par les lois que par le sentiment de l’hon­ neur que la nature a donné à l’homme en quelque sorte pour lui faire craindre un blâme justifié. C’est ce sentiment que le chef de l’État a renforcé par le moyen de l’opinion et qu’il a développé dans toute sa force par le moyen des institutions et des principes moraux pour que le sens de l’honneur n’empêche pas moins les citoyens de commettre des délits que la crainte27. » Cicéron oppose ici à la crainte du châtiment le sens de l’honneur. Deux termes l’expriment dans ce passage : pudor et uerecundia. Nous avons déjà rencontré le premier chez Tite-Live : il paraît bien être le plus courant en latin ; c’est en tout cas celui dont Cicéron use de préférence dans ses discours28. A l’inverse, il choisit plu­ tôt d ’utiliser uerecundia dans les traités philosophiques, et c’est ici le terme qu’il s’est soucié de définir. Au contraire pudor n ’a qu’une place restreinte dans les œuvres philosophiques29. Cette répartition n’est pas l’effet du hasard ; pudor a en effet des connotations irrationnelles : c’est à l’origine un mouvement de répulsion30 ; d ’où son emploi dans des récits de bataille pour désigner le sentiment qui oblige à combattre et empêche de fuir. Dans les Tusculanes, pudor désigne d’ailleurs une des espèces de la crainte, donc une passion31. Verecundia, à l’inverse, comporte plutôt des nuances rationnelles, il s’agit bien d ’une forme de crainte mais à laquelle s’attachent calcul et réflexion32. Ces distinctions 27.

D e re p u b lic a

V, 4, 6 :

< c iu i>

ig n o m in ia m f u g iu n t a c d e d e c u s. est non

le g ib u s , in iu s ta e

quam

u e r e c u n d ia

tim o r e m .

H anc

N ec

quam ille

t a t i b u s in q u i b u s e x p e t u n t l a u d e s o p t u m i e t d e c u s , u ero

n a tu r a

ta m

m e tu p o e n a q u e

te r r e n tu r q u a e c o n s titu ta

h o m in i d e d it q u a s i q u e m d a m

r e c to r re ru m

p u b lic a r u m

u itu p e r a tio n is

a u x it o p in io n ib u s p e r f e c itq u e

i n s t i t u t i s e t d i s c i p l i n i s u t p u d o r c i u i s n o n m i n u s a d e l i c t i s a r c e r e t q u a m m e t u s . Voir notre article : La crainte de Pinfamie et P obéissance à la loi, R . E . L . , 1979. 28. Sur les rapports entre p u d o r et u e r e c u n d i a voir F. Lossm ann, C i c e r o u n d C a e s a r i m J a h r e 5 4 , Hermes Einzelschriften, 17, Wiesbaden, 1962 ; R. S ta h l , V e r e c u n d i a u n d v e r w a n d t e p o l i t i s c h - m o r a l i s c h e B e g r i f f e i n d e r Z e i t d e r a u s g e h e n d e n R e p u b l i k , Diss. Frei­ burg im Breisgau, 1968 et la dissertation de E. V au b el citée plus haut. P u d o r (Lossmann, o p . c i t . ) est le terme le plus ancien et le plus courant cf. Tacite, A n n a ­ l e s III, 54, 10 ; Ovide, F a s t e s I, 25, 1 ; I n s t i t u t e s II, 23, 1. Trois occurrences de u e r e c u n ­ d i a dans les discours : P r o Q u i n c t i o 11, 39 ; P r o C l u e n t i o 20, 198 ; P r o M a r c e l l o 1. 29. Ce terme apparaît en effet dans des énumérations où il est lié à p u d i c i t i a ou m o d e s t i a : D e r e p u b l i c a I, 2, 2 ; D e l e g i b u s I, 50, 19 ; D e f i n i b u s II, 22, 73 ; dans des passages où le sens de l’honneur est opposé à la vertu : D e f i n i b u s II, 60. Voir le détail des références dans notre article de la R . E . L . 1979. 30. E rn o u t- M e ille t, s . u .. P u d e t . 31. T u s c u l a n e s IV, 7, 16 : S u b m e t u m s u b t e c t a s i n t p i g r i t i a , p u d o r , t e r r o r , t i m o r , p a u o r , e x a n i m a t i o , c o n t u r b a t i o , f o r m i d o . P u d o r peut même s’opposer à la raison : T u s ­ c u l a n e s II, 20, 48 : S a e p e u i d e m u s f r a c t o s p u d o r e , q u i r a t i o n e n u l l a u i n c e r e n t u r . 32. L ossmann, p. 513.

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nous montrent bien sûr que Cicéron s’inspire ici de la philosophie : sa démarche est comparable à celles des stoïciens qui distinguent passions et eonäSecac. En outre, la définition que donne le Portique de Υαίδώς est identique à celle de Cicéron : « La crainte d’un blâme justifié33. » De plus, les nuances qui existent entre pudor et uerecundia nous permettent de comprendre l’utilisation qui est faite de ces termes dans le passage qui nous occupe. En associant pudor et metus, Cicéron indique deux sentiments irraisonnés qui retiennent de commettre des délits ; par l’emploi de uerecundia il montre l’aspect positif du sentiment de l’hon­ neur, son aspect raisonnable et naturel. Le passage du De re publica que nous venons de voir atteste à l’évi­ dence que l’on peut utiliser systématiquement le sens de l’honneur, la crainte de l’infamie. Il ne nous permet pourtant pas de préciser com­ ment il est possible en pratique de le faire, et les autres traités de Cicé­ ron ne nous renseignent pas plus sur ce point. Mais il existe dans ce domaine toute une tradition philosophique que cet auteur ne pouvait assurément ignorer. Nous avons vu plus haut les échos stoïciens que révélait la distinction entre pudor et uerecundia. Pourtant l’apport du stoïcisme n’éclaire pas vraiment ce passage : les subtiles analyses du Portique ont précisé la nature de Υαίδώς. Elles ne nous apprennent rien du rôle qu’elle peut jouer dans une cité. Et c’est une longue tradition philosophique qui avait contribué à le préciser et à le définir34. 3. Les philosophes grecs et le sens de Vhonneur υαίδώς est une notion importante dans la pensée grecque. Ce terme qui désigne à la fois le sentiment de l’honneur et un sentiment de res­ pect et de retenue, est tout autant social que moral35. Dans le monde homérique où sa place est grande, elle impose des obligations : elle empêche le guerrier de fuir au combat, oblige à honorer les hôtes et les suppliants, à vénérer les dieux. Elle recouvre donc ce que l’on doit aux autres et ce que l’on se doit. Les manquements à Υαίδώς sont sanction­ nés par la νέμεσι,ς, la réprobation générale36. Elle est ainsi liée à la 33. S . V .F . III, 264 ; 416 ; 432. Dans les d é f i n i t i o n s p l a t o n i c i e n n e s (412 c) Υαίδώς est également la crainte d ’un blâme justifié (mais l’authenticité de cet ouvrage est discutée et il se peut que la définition soit d ’origine stoïcienne). 34. Il est difficile de faire intervenir dans cette analyse la notion ά’άτψία. Ce terme qui sert le plus souvent à désigner la privation des « droits de citoyen » (et quelquefois une mise hors-la-loi) n’a par conséquent rien à voir avec l’infamie (voir A.R.W. Harri­ son, T h e L a w o f A t h e n s , t. II, Oxford, 1971, p. 168-176). 35. Sur cette notion, voir K.E. von E rffa , ΑΙΔΩΣ u n d v e r w a n d t e B e g r i f f e i m i h r e E n t w i c k l u n g v o n H o m e r b i s D e m o k r i t , Philologus, supplément 30, vol. 2, Leipzig, 1937 ; W .J. V erdenius, Aidos bei Homer, M n e m o s y n e , 121, 1944, p. 47-60 ; E. Benveniste, L e v o c a b u l a i r e d e s i n s t i t u t i o n s i n d o - e u r o p é e n n e s , Paris, 1969, t. I ; J.C . Riedinger, Les deux αιδώς chez Homère, R e v u e d e P h i l o l o g i e , 1980, p. 62-79. 36. Sur les rapports entre ces deux notions voir en dernier lieu José C. Turpin, R . E . G . 1980, p. 352-367.

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crainte de l’opinion publique. Pourtant elle ne saurait être associée au> lois : c’est impossible dans le monde homérique où une telle notion est absente37 ; et avec le développement de la cité, elle s’attache surtout aux obligations qui ne sont pas du ressort des lois38. Le mythe du Pro­ tagoras rappelle sans doute qu’elle est liée au maintien de la société puisque Zeus fait envoyer αιδώς et δίχη pour que l’ordre et l’harmonie régnent dans les cités. Mais elle est peu à peu remplacée par un senti­ ment de culpabilité tout intérieur qui laisse peu de place à l’opinion d’autrui39. Les philosophes au contraire se montreront attentifs à la crainte de l’opinion publique et s’efforceront de développer dans leur législation la crainte de l’infamie et le sens de l’honneur. La tradition antique nous a en effet transmis des témoignages précis dans ce domaine. Les lois attribuées à Zaleucos et Charondas en constituent le premier exemple. Ces deux législateurs de Grande-Grèce qui semblent avoir vécu au vm e siècle, bien que l’on soit mal renseigné sur leur vie et leur œuvre, ont donné des lois, l’un à Locres Épizéphyrienne, l’autre à Catane. Ce qu’une tradition, sans doute apocryphe40, a conservé de leurs lois révèle en eux des pythagoriciens. Et le livre XII de Diodore de Sicile nous apporte des détails précis sur leur œuvre. Leur originalité consiste en effet à prévoir surtout des peines infamantes. Charondas ordonne, par exemple, que les sycophantes qui ont fait l’objet d’une condamnation, soient conduits à travers la ville couronnés de tamaris, pour que tous voient « qu’ils ont remporté le premier prix en méchan­ ceté41 ». Le législateur entend par ces mesures faire connaître leur con­ duite criminelle à la cité tout entière et en même temps les exposer au blâme et à la risée de leurs compatriotes. Il fait preuve de la même sévérité envers les déserteurs : ces derniers sont exposés pendant trois 37. La notion de loi ( ν ό μ ο ς ) s t r i c t o s e n s u est inconnue du monde homérique : il n ’y a pas d'assemblée du peuple votant les lois ; sur cette question, outre les ouvrages consacrés à la notion de ν ό μ ο ς (cf. chapitre I) G.C. V lach o s, L e s s o c i é t é s p o l i t i q u e s h o m é r i q u e s , P .U .F ., 1974, p. 329 et suiv. 38. M. P o h le n z , D e r h e l l e n i s c h e M e n s c h , Gottingen, 1947 p. 310 et suiv. Malgré l’adage grec : ινα δέος h;Θα x a i α ι δ ώ ς ( E u t y p h r o n 1 2 b ) Γ α ί δ ώ ς semble rarement liée aux lois. Thucydide fait sans doute dire à Périclès (II, 37) : « La crainte nous retient avant tout de ne rien faire d ’illégal car nous prêtons attention aux magistrats qui se succèdent et aux lois-surtout à celles qui fournissent un appui aux victimes de l’injustice ou qui, sans être lois écrites, comportent pour sanction une honte indiscutée. » (Trad. J. de R om illy, Paris, 1962). La honte était sans doute considérée comme la sanction de ces usages recon­ nus par tous que les Grecs appelaient lois non écrites (V. E h re n b e rg , S o p h o c l e s a n d P e r i c l e s , O xford, 1954). Mais il s’agit plutôt ici d ’une allusion à une « sanction de la conscience morale » (J. de R om illy, La crainte dans l'œ uvre de Thucydide, C l a s s i c a e t M e d i a e u a l i a , 1956, p. 119-127). 39. P r o t a g o r a s 322 c. Mais cette notion perd de sa force : Démocrite (B 264) rappelle qu’il ne « faut pas éprouver plus de honte devant les autres que devant soi-même ». La crainte de l’opinion est donc remplacée par un sentiment de culpabilité tout intérieur. 40. M. M u e h l, Die Gesetze des Zaleucos und Charondas, K l i o , 1929, p. 104-124 et 432-463 ; voir également A. D e la tt e , L a p o l i t i q u e p y t h a g o r i c i e n n e , p. 117 et suiv. 41. Diodore X II, 12, 2. Nous citons la trad, de M. C asevitz, Paris, 1972.

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jours sur l’agora, habillés en femmes42. Il s’agit là encore de ridiculiser les coupables et de le faire publiquement. Diodore met en lumière l’heu­ reux résultat de ces sanctions : les sycophantes, incapables de supporter une telle infamie, se donnent la mort ou s’exilent ; et les soldats cessent de déserter43. De tels châtiments unissent plusieurs aspects importants, d’où leur efficacité. Ils sont d’abord spectaculaires : la tenue des déser­ teurs, les couronnes des sycophantes doivent impressionner les autres citoyens et les maintenir dans le devoir. De ce point de vue, ils ne diffè­ rent pas des châtiments extraordinaires que nous avons analysés dans le chapitre précédent et leur fonction est la même. Mais ils s’en séparent sur un autre point : il ne s’agit plus de supplicier le criminel pour mon­ trer le pouvoir de la loi. Ces châtiments le frappent, non dans ses biens ou son corps, mais dans sa dignité d’homme : le législateur veut les humilier, appeler sur eux le mépris de ses concitoyens et leur faire ressentir de la honte. Il y parvient en les mettant aux yeux de tous dans une situation ridicule : il organise ainsi l’expression du mépris. Et cette situation, qui met les coupables à l’écart de la communauté, doit les blesser suffisamment pour les empêcher de recommencer leurs crimes. Zaleucos a une attitude voisine ; bien qu’il n’ait pas vraiment édicté de châtiments infamants, il utilise pourtant la réprobation générale pour maintenir les citoyens dans le devoir : il admet certaines tenues ou cer­ taines actions, mais les associe à des conduites contraires à la morale. Par exemple, les femmes peuvent bien sortir accompagnées de plusieurs servantes, mais seulement si elles sont ivres ; elles ne sont autorisées à sortir la nuit que si elles vont rejoindre un amant ; il n’est pas non plus interdit de porter des bijoux en or, mais ces parures sont celles des prostituées44. Zaleucos n’a donc pas choisi la voie de la répression ; il n’interdit rien expressément mais indirectement il oblige les femmes à restreindre leur luxe et à limiter leurs sorties. En effet, il ne prévoit pas de peines, mais utilise l’infamie : il est possible d’adopter telle tenue mais c’est se faire reconnaître comme prostituée ou adultère et accepter en même temps de s’exposer au mépris de ses concitoyens. Or « per­ sonne ne voulait en avouant un dérèglement infamant être la risée de ses concitoyens45 ». Donc la crainte de l’infamie, même si elle ne s’exprime pas sous une forme spectaculaire, suffit à retenir les citoyens. Zaleucos et Charondas en utilisant la peur de l’humiliation, ne s’écartaient pas de la tradition pythagoricienne. L'αιδώς y tient en effet une place essentielle. Le préambule de Zaleucos le souligne clairement : « Il convient que les esclaves exécutent ce qui est juste par crainte, les

42. XII, 16, 1. 43. 12, 2. 44. 21, 1. 45. 21, 2. Et Diodore avait précisé plus haut : « Les exclusions infamantes lui permi­ rent de détourner aisément du luxe et des conduites déréglées. »

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hommes libres au contraire à cause de leur sentiment de l’honneur46. » Et Archytas de Tarente avait déjà défini l’utilité de la loi en ces ter­ mes : « La loi est utile à la cité quand elle fait consister les sanctions, non en une perte d ’argent, mais dans la privation des droits et le dés­ honneur. En effet, quand ils sont punis par l’opprobre, les citoyens cul­ tivent la décence et l’honnêteté, afin d’éviter le châtiment contenu dans les lois ; s’ils sont punis par des amendes, ils feront le plus grand cas des richesses, les considérant comme le meilleur des remèdes pour le cas où ils commettraient quelque délit47. » L’emploi de châtiments infa­ mants se trouve ainsi justifié : il fait naître une contrainte plus forte qu’une peine pécuniaire ou qu’une atteinte physique. En effet à la crainte du châtiment, dont nous avons vu les effets dans le chapitre pré­ cédent, s’ajoute celle de l’humiliation et du mépris. Lorsqu’il s’agit de châtiments spectaculaires comme ceux de Charondas, la contrainte est double : à la peur de la sanction se joint la honte ; et ces deux senti­ ments retiennent plus vivement le citoyen dans le droit chemin. Dans les lois de Zaleucos, c’est plus précisément la contrainte sociale qui est employée : le mépris s’attache à ceux qui ne se plient pas aux valeurs admises par tous. Dans les deux cas, la crainte de l’infamie retient de mal agir. Les Pythagoriciens ne sont pas les seuls à s’être attachés à Yαιδώς. Platon lui fait également une place importante mais il nous propose une réflexion plus approfondie car son originalité consiste à envisager ce sentiment à la fois sous sa forme négative, la crainte de l’humiliation, et sous sa forme positive. Chez le philosophe Υαίδώς reçoit en effet une importance indéniable. Dans les Lois, dès le début du dialogue, l’Athé­ nien remarque que la crainte de ternir sa réputation est tout aussi forte que la crainte des maux48. Et cette « bonne crainte », cette « crainte divine », a un rôle qui n ’est pas négligeable dans tout le dialogue et par conséquent dans la cité dont il trace l’esquisse. Le philosophe s’occupe de prévoir des peines infamantes : les pilleurs de temple sont exposés près des sanctuaires à la frontière du pays49. Mais d’une façon générale, l’auteur de la République n ’accorde qu’une place limitée aux châtiments spectaculaires ; et il se montre bien plus réservé que les législateurs pythagoriciens sur ce point. Cette réserve tient assurément à sa concep­ tion du châtiment. Platon, comme nous l’avons vu dans le chapitre pré­ cédent, pense qu’il doit avant tout amender le coupable : le philosophe cherche à lui faire prendre conscience de sa faute bien plus qu’à l’exclure de la communauté. Aussi ne veut-il pas avilir systématique46. Stobée IV, p. 127 H. 47. Stobée IV, p. 86 H. 48. I, 647 a. 49. IX, 855 c ; VI, 784 e. Sur ce passage voir L. G e r n e t , Quelques rapports entre la pénalité et la religion dans la Grèce ancienne, in Anthropologie de la Grèce antique, Paris, M aspero, 1968, p. 288-301.

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ment le criminel, même s’il parle quelquefois d’infamie. Il n’utilise pas non plus le mépris de la collectivité à la manière de Zaleucos. Il préfère recourir aux lois elles-mêmes pour « louer et blâmer à propos50 ». Tan­ tôt il décide que le blâme public atteindra tous ceux qui refusent de dénoncer un coupable. Ailleurs, il exclut des honneurs ceux qui refusent de se marier comme la loi l’ordonne51, mais cette exclusion ne signifie sans doute pas qu’ils perdent toute dignité et se voient exposés aux insultes des plus jeunes comme c’était le cas à Sparte52. Si le philosophe utilise le blâme public, il n’hésite pas inversement à décerner honneurs et récompenses à ceux qui se sont bien comportés. Et cette attitude est constante dans les Lois : chasse, mariage, jeux, moyens d’éviter l’injus­ tice, tout lui est prétexte à distribuer honneurs, récompenses ou blâme. Le sens de l’honneur est ainsi employé de deux manières : il sert à évi­ ter telle conduite déshonorante, il pousse à adopter tel comportement qui permet de recevoir honneurs et récompenses. Par là, Vαιδώς a un rôle qui est loin d’être négligeable : elle peut rendre les citoyens dociles et « animés de meilleurs sentiments envers les lois53 ». Ce résultat sup­ pose toutefois des citoyens sensibles au blâme et à l’honneur : pour y parvenir le législateur développe par l’éducation l’amour du bien et le sens de l’honneur ; la loi les utilise. Platon a en outre voulu réaliser une espèce d’émulation vers le bien : dans la cité des Lois chacun est cons­ tamment exposé au jugement de chacun et il s’y pratique une espèce de concours de vertu54. Aussi faut-il empêcher les citoyens de mal agir (au besoin par des sanctions plus fortes que l’infamie), les encourager à bien agir. Le sens de l’honneur prend ainsi une double forme : il est à la fois élan et retenue. Ce double aspect n’est pas absent du De re publica et Cicéron le met en lumière bien plus nettement que Tite-Live qui a surtout souligné la retenue qui était liée au sens de l’honneur. L’auteur du De legibus montre sans doute comment la crainte du déshonneur peut détourner du crime au même titre que la crainte du châtiment ; l’emploi de ver­ bes comme arcere ou terrere le fait bien voir. Mais il ne semble pas s’être limité à ce seul point de vue négatif. Le passage du De re publica qui nous occupe est lié à l’idée de la gloire et de l’honneur, que recher50. I, 632 a. 51. L o i s V, 742 b : « Si un citoyen conserve de l’argent étranger, celui qui en a con­ naissance et ne le dénoncerait pas, partagera la malédiction et l’infamie qui s’attachent au coupable. » Voir également IX, 881 b. Sur le mariage : IV, 721 d : « Si l’on désobéit à cette loi, on paiera une amende et on sera écarté des honneurs dont les jeunes gens hono­ rent leurs aînés » ; XII, 926 d : « En cas de litige portant sur un testament, le législateur infligera au perdant le blâme et la honte qui sont pour qui a du sens des peines plus lour­ des qu'une grosse amende. » 52. Plutarque, L y c u r g u e 15, 1-2. 53. V, 730 b. 54. « Que tous rivalisent de vertu sans esprit d ’envie » (V, 731 a). Voir V. G oldsch­ midt, La théorie platonicienne de la dénonciation, in Q u e s t i o n s p l a t o n i c i e n n e s , p. 184. Cf. L o i s XI, 919 a-922 a ; XII, 946 a-d ; 959 a.

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chent les meilleurs des citoyens. Il est donc vraisemblable que dans une telle cité le princeps utilise les honneurs et les récompenses pour encou­ rager les citoyens à pratiquer la vertu et à respecter les lois. Cette inter­ prétation nous paraît confirmée par un passage du De oratore. Crassus y fait l’éloge des lois et souligne qu’elles encouragent vivement à recher­ cher la dignitas : elles le font par les châtiments, les amendes, l’exil et l’ignominie dont elles frappent les crimes et les vices, et par les récom­ penses et les honneurs qu’elles décernent aux hommes de bien55. Cicéron a bien vu comment la loi pouvait recourir de deux façons au sens de l’honneur : en empêchant de mal agir par la crainte de l’infamie, en incitant à bien agir par des honneurs et des éloges. Ainsi s’esquisse une double fonction de la loi : elle définit un mode de vie ; elle encourage à le pratiquer en prévoyant louange et blâme qui pren­ nent les formes que nous avons vues. De plus, son rôle est renforcé par une éducation qui rend sensible à l’honneur : c’est manifeste dans l’œuvre de Platon56. Cicéron est tout aussi net : dans le De re publica il souligne que le princeps développe le sens de l’honneur par l’éducation, qu’il renforce son rôle dans l’opinion et qu’en outre les institutions de la cité lui font une place. Ce terme vague lui permet d’inclure sans doute les usages de la cité et des pratiques comme celle de la nota cen­ soria, dont nous avons vu plus haut l’importance57. Il est donc possible de se servir du sentiment de l’honneur dans une cité pour assurer le respect des lois : les institutions romaines pouvaient assurément rendre les écrivains sensibles à cette question. Il existe en outre toute une tradition philosophique qu’ils ne pouvaient ignorer. Ainsi s’explique l’attention que porte Tite-Live au sens de l’honneur, la place qu’il occupe chez Cicéron. Ce sentiment a en effet une double fonction : comme le châtiment, il peut retenir de commettre des délits, surtout lorsque le législateur se préoccupe de fixer des peines exemplai­ res. La contrainte qu’il exerce est alors comparable à celle du châtiment que nous avons vue dans le chapitre précédent. Mais il la dépasse sur un autre plan : la peur du châtiment détourne simplement du crime ; le sens de l’honneur doit guider les citoyens vers le bien. C’est ce que révèle par exemple le passage d’Archytas de Tarente que nous citions 55.

D e

o r a to r e

u id e m u s , q u o n ia m u itia a u te m

I, 43, 194 :

ex

h is

(scii,

le g ib u s )

e t d ig n ita te m

m a x im e

e x p e te n d a m

u ir tu s a tq u e h o n e s tu s la b o r h o n o r ib u s , p r a e m iis , s p le n d o r e d e c o r a tu r ,

h o m in u m

a t q u e f r a u d e s d a m n is , ig n o m in iis , u in c lis , u e r b e r ib u s , e x s iliis , m o r te

m u lta n tu r .

56. Il nous paraît donc difficile de dire, comme le pense V. P o e s c h l { R ö m i s c h e r S t a a t b e i C i c é r o , 2e éd., D armstadt, 1962, p. 145) que Cicéron s’éloigne ici de la R é p u b l i q u e pour se tourner vers les institutions romaines. L ’influence des L o i s de Platon nous paraît impossible à nier dans ce passage, même s'il y a un écho de la tradition romaine. 57. On s’attendrait à voir apparaître les m o r e s dans ce passage, d ’autant plus que Cicéron les associe souvent aux i n s t i t u t a : ce terme n ’est pourtant pas utilisé ; il est rem­ placé par d i s c i p l i n a qui permet à Cicéron d ’insister plus vivement sur la notion d ’éduca­ tion. Sur ces notions, voir chapitre IX, p. 449-451. u n d g r ie c h is c h e s S ta a ts d e n k e n

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plus haut58 : les citoyens mus par Υαίδώς cultivent la décence et l’hon­ nêteté. L’honneur est en effet un sentiment noble : Platon le souligne nettement. Il rappelle en effet dans les Lois que Υαίδώς empêche de faire ce qui est jugé laid moralement59. Cette attitude est encore plus nette chez Cicéron : en reprenant les distinctions stoïciennes, il avait mis en lumière l’aspect raisonnable de la uerecundia, comme nous l’avons vu plus haut. Son origine naturelle, qui est également évoquée dans le De re publica, lui confère une nouvelle importance. Cet aspect est particulièrement développé dans le De officiis : la uerecundia ne se réduit plus à une espèce de Υεύλάβεια ; elle traduit une aspiration vers Y honestum60. Elle vient de la nature, car celle-ci nous a confié un « rôle de tempérance, de mesure et de retenue61 ». Dans cette perspective, la uerecundia reçoit une force particulièrement importante et l’on com­ prend que Cicéron se soit montré attentif au rôle qu’elle pouvait jouer dans une cité. C’est pourquoi il a confié au princeps le soin d’utiliser et de développer cette tendance naturelle, en un mot de guider les hommes dans la voie où la nature les pousse62. Il n ’est donc pas étonnant que le sens de l’honneur ait arrêté l’atten­ tion des philosophes. Il permet en effet d’unir la contrainte et une espèce d’aspiration vers le bien qui n’a rien de négligeable. Il n’a pas les défauts de la crainte du châtiment qui contraint à agir malgré soi ; mais ce n’est sans doute pas l’obéissance instinctive du sage qui n’a pratiquement pas besoin des lois. Le choix de ce sentiment traduit la nécessité où se trouve le législateur de maintenir le commun des hom­ mes dans le devoir : il ne peut choisir la répression dont nous avons vu les limites. L’emploi de l’honneur et de l’infamie permet au contraire de trouver un moyen de pression plus fort, dont on suppose qu’il sera constamment efficace (à la différence de la crainte du châtiment) parce qu’il est lié aux valeurs que respecte une société. Le sens de l’honneur représente ainsi une solution moyenne où entre une part de contrainte mais aussi la volonté d’encourager les hommes à pratiquer le bien. Aussi le législateur peut-il unir louange et blâme pour y parvenir, en réservant la crainte aux criminels les plus endurcis, aux âmes les plus rebelles. Si la crainte du déshonneur possède des qualités évidentes pour maintenir les hommes dans le devoir, elle n’en a pas moins ses limites. Elle peut sans doute se rapprocher de l’amour du bien, mais elle ne 58. Voir p. 394. 59. I, 647 a. 60. D e o f f i c i i s I, 41, 148 : V e r e c u n d i a s i n e q u a n i h i l r e c t u m e s s e p o t e s t , n i h i l t u m . Cf. I, 35, 126-7. 61. I, 27, 98 : a n a t u r a c o n s t a n t i a e , m o d e r a t i o n i s , t e m p e r a n t i a e , u e r e c u n d i a e

h on es­ p a r te s

d a ta e s u n t.

62. Cette interprétation de la u e r e c u n d i a explique que Cicéron ne cherche pas coûte que coûte à pousser les citoyens dans la voie du bien, à multiplier incantations et fêtes pour les en persuader ; il suffit de les guider sur la voie où les mène la nature.

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s’identifie ni avec lui, ni avec la vertu : c’est bien cet aspect qui expli­ que les réserves d’Aristote envers elle. Nulle part dans son œuvre il n’accorde à ce sentiment la place éminente qu’il a chez Platon. Cette attitude, comme l’a montré R. Stark63, vient de la situation ambiguë de l9αιδώς qui s’apparente à la fois à une affection (πάθος) et à une dispo­ sition permanente de l’âme (έξις) comme la vertu. Pour Aristote, elle ne caractérise pas l’homme de bien et n’est pas une vertu64. Aussi n’est-il pas surprenant que le philosophe ne lui accorde aucun rôle dans le res­ pect des lois. Les critiques d’Aristote nous permettent de préciser plus nettement tout ce qui éloigne le sentiment de l’honneur d’une obéissance parfaite. Il peut mener sur la voie du bien et amener à respecter ce que les autres jugent noble et beau : il n ’est évidemment pas l’amour du bien. Envisa­ gée sous l’angle d’une vertu parfaite, Υαίδώς a même des défauts très graves : nous avons vu que l’obéissance fondée sur un tel sentiment était liée à la peur du scandale et du déshonneur. A la limite, cela signi­ fie que la crainte de l’infamie est supérieure à l’horreur que doit susci­ ter le mal, puisque c’est ce qui compte avant tout ; en un mot l’estime publique devient préférable à l’amour du bien65. C’est précisément sur ce point que portent les critiques de Cicéron : il les exprime très nette­ ment dans le De legibus. « Est-ce la crainte du déshonneur ou celle des lois et des procès qui empêche les excès ? On est donc intègre et réservé pour avoir une bonne réputation ? (...) Pouvons-nous dire que ceux que la crainte du déshonneur écarte de l’adultère sont chastes, quand le dés­ honneur même est une conséquence de la laideur de l’acte66 ? » Et Cicé­ ron poursuit en déclarant qu’une telle attitude revient à affirmer qu’il y a des biens supérieurs à la vertu. L’obéissance fondée sur la crainte de l’infamie paraît donc bien éloignée de l’amour du bien. Elle peut assu­ rément s’en rapprocher si le législateur prend soin d’honorer ceux qui pratiquent la vertu, et de développer par l’éducation le goût du bien. 63. Die Bedeutung der α ι δ ώ ς in der aristotelischen Ethik, in A r i s t o t e l e s s t u d i e n , 2e éd., Munich, 1972. 64. É t h i q u e à N i c o m a q u e IV, 15, 1128 b 10 : « En ce qui concerne la modestie ( α ι δ ώ ς ) il ne convient pas d ’en parler comme d ’une vertu, car elle ressemble plutôt à une affection qu’à une disposition ». I b i d . 25 : « Et avoir le caractère constitué de telle sorte q u ’on ressente de la honte si on a commis une action de ce genre, et penser q u ’à cause de cela on est un homme de bien, c’est une absurdité. » Pour Aristote, l’homme de bien ne saurait accomplir volontairement des actions honteuses. 65. C ’est ce que soulignent les anthropologues à propos des « civilisations de honte » ( s h a m e - c u l t u r e s ) où le plus grand bien est l’estime publique par opposition aux « civilisa­ tions de culpabilité » ( g u i l t - c u l t u r e s ) . Sur cette distinction, voir Ruth B en ed ict, T h e C h r y s a n t h e m u m a n d t h e S w o r d : p a t t e r n s o f J a p a n e s e C u l t u r e , Boston, 1946, qui fut la première à la formuler dans cet ouvrage. 66. D e l e g i b u s I, 19, 50-51 : I n f a m i a e n e m e t u n o n e s s e p e t u l a n t e s a n l e g u m e t i u d i c i o ru m

? I n n o c e n te s e r g o

e t u e r e c u n d i s u n t u t b e n e a u d ia n t...

q u i a s tu p r o a r c e n tu r in f a m ia e m e tu , p u d ic o s d ic e r e , q u o m tu d in e m quam

c o n s e q u a tu r .

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52 :

N am

n e c e sse e s t...

Q u id e n im

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ip s a in f a m ia p r o p te r r e i tu r p i­

s i p r o p t e r a lia s r e s u ir tu s e x p e titu r ,

m e liu s e s s e a liq u id

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Cette remarque nous fait voir une seconde limite inhérente à la crainte de l’infamie. Elle suppose toute une éducation des citoyens et, en définitive, un certain type de société. Aristote rappelle que la foule n’est pas sensible à l’honneur ; Tite-Live suggère tristement que le sens de l’honneur a disparu de son temps puisque la menace de l’infamie n’est pas prise au sérieux67. En d’autres termes, la loi peut recourir à des sanctions infamantes mais à condition que le sens de l’honneur ait déjà été développé dans la société et que la pression sociale soit forte ; il faut un terrain favorable. Voilà pourquoi l’utilisation de Υαίδώς dans les Lois est inséparable de tout un système d’éducation qui prend en charge le citoyen dès l’enfance, de toute une série de fêtes et de ban­ quets où chacun est constamment exposé au jugement d’autrui. Voilà pourquoi le princeps développe le sentiment naturel qu’est la uerecundia, et peut ensuite l’utiliser dans ses lois, mais il ne saurait se contenter d’y recourir uniquement dans la législation. En utilisant le sens de l’honneur pour faire respecter les lois, les phi­ losophes ont ainsi cherché une solution originale : elle ne traduit pas le désir de revenir à une société archaïque, mais constitue un effort inté­ ressant pour s’adapter à la nature humaine, pour dépasser la contrainte à laquelle se réduit la crainte du châtiment. Il existe assurément d’autres solutions pour assurer l’obéissance aux lois, et nous allons les analyser dans la suite de ce chapitre, mais ce n’est pas un hasard si toute une tradition antique que nous retrouvons à Rome s’est attachée au sens de l’honneur : elle permettait en effet de réaliser une obéissance qui soit élan, et non contrainte.

B. RESPECT DES LOIS ET PERSUASION Avec la crainte du châtiment et l’infamie, nous avons vu une des formes que prend le respect des lois dans la pensée antique : la con­ trainte. Nous avons également pu en constater les limites : elle ne sau­ rait être efficace à tout moment puisqu’un citoyen livré à lui-même ris­ que toujours de suivre ses penchants au mépris de la loi. Aussi les phi­ losophes ont-ils recherché une forme d’obéissance qui soit exempte de ces défauts : ils ont ainsi opposé à la contrainte l’obéissance volontaire. Il ne s’agit plus d’obliger les citoyens à respecter les lois, qu’ils le sou­ haitent ou non, mais d’obtenir d’eux qu’ils y consentent de leur plein gré. En un mot, il faut persuader d’obéir à la loi, et non employer la violence. 67. Éthique à Nicomaque : X, 10, 1179 b : « La foule n ’obéit pas naturellement au sentiment de l’honneur » ; Tite-Live X, 9, 6.

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Cet idéal occupe une large place dans la pensée grecque. Orateurs et philosophes se retrouvent pour en souligner la valeur. Xénophon dans la Cyropédie oppose à l’attitude de l’esclave qui obéit par force celle de l’honune libre qui « fait de bon gré ce qu’il estime le plus digne de louange68 ». Lysias dans VOraison funèbre rappelle que les morts « en combattant pour leur patrie n’obéissaient pas à la contrainte de la loi, mais suivaient l’impulsion de leur nature69 ». Ces exemples font donc apparaître une distinction nette entre l’obéissance, née de la contrainte, et une autre forme de respect, qui ménage la liberté du citoyen et en est l’expression parce qu’elle est librement consentie, et non imposée. Mais cette idée trouve son expression la plus nette dans un fragment de Démocrite où le philosophe en souligne les avantages : « Plus foncière­ ment disposé à la vertu paraîtra l’homme qui obéit aux encouragements et aux suggestions de la raison, que celui qui est mené par la loi et la contrainte. En effet, celui qui n’est détourné de mal faire que par la loi profitera du secret pour agir mal, tandis que celui qui est conduit par la persuasion à accomplir son devoir, selon toute vraisemblance, se con­ duira bien hors de la vue comme sous les regards d’autrui70. » Un telle interprétation est sans doute dictée au philosophe par un souci d ’effica­ cité et par l’importance qu’il attache aux lois. Mais il exprime avec pré­ cision combien il est utile d’obtenir une obéissance librement consentie : on peut dès lors espérer que les citoyens éviteront de commettre des délits même s’ils sont assurés de l’impunité71. Le fragment de Démocrite présente en outre un second intérêt : il nous fait connaître la méthode que peut utiliser le législateur pour obtenir un tel résultat. Ce dernier doit persuader les citoyens de respecter les lois. Ce passage limité ne nous permet assurément pas de définir en quoi consiste une telle persuasion, il ne nous fait pas connaître les moyens dont dispose le législateur pour la réaliser. Mais il nous fait découvrir une notion essentielle, il annonce toute une tradition philosophique qui s’attachera à cette question. Cette tradition n’est pas inconnue à Rome, et le De legibus nous en donne la preuve : au début du livre II, avant de commencer l’énoncé des lois religieuses, Cicéron précise qu’il veut parler en faveur de la loi. Et il souligne que « le propre de la loi est de persuader, et non de tout imposer par la violence et les menaces72 ». L’instrument de cette persua­ sion est ce que l’auteur du De re publica appelle préambule, en utilisant le terme grec de prooimion. Et de fait, nous trouvons un tel préambule

68. Cyropédie VIII, 1, 4. 69. II, 61. 70. B 181. 71. Voir p. 376-7. 72. II, 6, 14 : ... Item m ihi credo esse faciundum ut priusquam legem recitem, de eius legis laude dicam. Q uod idem et Zaleucum et Charondam fecisse uideo (...) Quos imitatus Plato uidelicet hoc quoque legis putauit esse, persuadere aliquid, non om nia ui ac minis cogere.

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dans ce livre : Cicéron y montre à la fois que les dieux sont maîtres de toutes choses et que l’Univers est seulement intelligible si l’on admet l’existence des dieux73. Une telle croyance est nécessaire et constitue le fondement des lois religieuses. Tel est ce préambule sur lequel nous reviendrons plus loin en détail. Cicéron se fait ici très allusif : il parle de persuasion, de préambule, mais ne se soucie pas vraiment d’expliquer en quoi consiste l’une ou l’autre. Il se permet cette concision parce qu’il reprend une tradition philosophique précise : il imite ici Zaleucos et Charondas, qui avaient fait, semble-t-il, précéder leurs lois de tels préambules, mais surtout il s’inspire de Platon et le reconnaît lui-même sans ambages74. Ce passage s’éclaire en effet par la comparaison avec les Lois de Platon. Dans tout le dialogue reviennent à plusieurs reprises les deux termes de contrainte et de persuasion pour définir la fonction des lois75 ; mais c’est surtout le livre IV qui nous renseigne sur leur rôle persuasif. Pla­ ton expose d ’abord sa pensée à l’aide d’une comparaison avec la méde­ cine ; il existe deux catégories de médecins : le médecin des esclaves et celui des hommes libres. Le premier soigne « sans donner d’explications à ses malades mais ordonne avec la suffisance d’un tyran ». Le second s’informe et surtout explique longuement : « Il instruit le sujet luimême, ne lui prescrit rien sans l’avoir préalablement persuadé et alors, avec l’aide de la persuasion, il instruit et dispose constamment son malade pour tâcher de l’amener à la santé76. » Ces deux méthodes sont aussi à la disposition du législateur : il peut, comme le médecin des esclaves, édicter brutalement une suite de prescriptions et d’interdic­ tions ; mais la seconde méthode reste bien préférable. Une notion essen­ tielle revient dans les passages qui traitent de la persuasion : la dou­ ceur ; douceur du législateur qui refuse la contrainte brutale, douceur des citoyens qui sont devenus bienveillants, plus faciles à instruire77. Ils sont adoucis, « apprivoisés » selon la propre formule de Platon78. La foule accueille volontiers une législation qui lui fait plaisir79 ; la persua­ sion permet de la rendre favorable à une législation qui ne recherche pas sa satisfaction mais son bien. Il ne suffit pas d’affirmer que la loi doit se montrer persuasive. 73. II, 6, 15 ; 7, 16. Cet exposé se termine par la formule suivante : p r o o e m iu m ; s ic e n im

H abes

le g is

h a e c a p p e lla t P la to .

74. II, 6, 14. 75. II, 660 a ; 661 c ;663 e ; IV, 710 c ; IV, 718 b. 76. Lois IV, 720 c-d. Sur ce passage voir J. Jouanna, Le médecin modèle du législa­ teur dans les L o i s de Platon, K t e m a , 3, 1978, p. 562-577 ; A.S. M o tte , Persuasion et violence chez Platon, ΓA n t i q u i t é C l a s s i q u e , 50, 1981, p. 562-578. 77. IV, 723 a. 78. X, 890 c : « Le législateur menacera-t-il les citoyens sans y joindre quelques mots de persuasion pour apprivoiser leurs âmes ? » le verbe ή μ ερ ο ύ ν s’applique d ’abord aux animaux rendus obéissants (cf. J. De R om illy, L a d o u c e u r d a n s l a p e n s é e g r e c q u e , p. 176). 79. L o i s III, 684 c.

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Comment y parvenir et introduire dans des textes qui doivent rester clairs et concis des éléments persuasifs ? Platon propose de les faire précéder de préambules. Il en donne un exemple dans le livre IV à pro­ pos du mariage : la loi ordonne de se marier entre trente et trente-cinq ans et prévoit une amende et la privation des honneurs en cas de refus. Sous une forme persuasive elle s’exprime en ces termes : « On se mariera de trente à trente-cinq ans dans la pensée que le genre humain participe par un côté de sa nature à l’immortalité dont le désir existe par nature chez tout homme, sous tous les rapports. Car le désir d’être illustre et de ne pas rester sans nom après la mort fait partie d’un tel désir. Or, le genre humain a une affinité naturelle avec l’ensemble du temps qu’il accompagne et accompagnera dans sa marche ; il est de cette façon immortel : en laissant des enfants de ses enfants et en étant toujours un et le même, il participe par la génération à l’immortalité. C ’est donc une impiété de se priver volontairement de ce privilège, et il s’en prive délibérément celui qui néglige d’avoir femme et enfants80. » Cet exemple nous aide à comprendre la fonction des préambules : ils permettent au législateur d ’exposer ses intentions. La loi, dans sa conci­ sion, l’empêche de s’expliquer. Grâce à eux, il peut montrer qu’elle n ’est pas le résultat d’une décision arbitraire mais s’inscrit dans un ordre ; il fait connaître les raisons qui l’ont poussé à prendre telle ou telle décision. Occasion de se justifier, le préambule instruit les citoyens : les notions d ’instruction et d’enseignement sont d ’ailleurs uti­ lisées par Platon pour définir sa fonction81. Une telle instruction est le plus souvent philosophique. Cette idée apparaît très nettement dans le livre IX : avant d’énoncer les lois sur le vol, Platon s’efforce de préciser les principes qui permettent de distin­ guer les diverses formes de vol et revient à ce moment sur la fonction du législateur. Il reprend la comparaison avec la méthode déjà énoncée au livre IV et définit le rôle du médecin libre : « Il use d’arguments qui sont tout proches de la philosophie, reprend la maladie à son origine, remonte à la nature générale du corps82. » De même le préambule du législateur ne contient pas d’explications superficielles ; il remonte aux principes mêmes sur lesquels repose la législation et qui sont évidem­ ment philosophiques. Il dévoile les fondements métaphysiques de la loi ; cet aspect est particulièrement net dans le livre X : la législation sur les crimes religieux est précédée d’un très long préambule destiné à con­ vaincre les impies. Il contient ainsi tout un exposé sur l’Univers, l’âme, la nature, les dieux et les rapports qu’entretiennent les lois et la cité avec ces différents éléments83. Il s’agit donc de donner au citoyen un 80. 81. 82. 83.

IV, 721 c-d. O n trouve constamment de tels préambules dans le livre X. IX, 857 e. IX, 857 d. X, 887 a-907 d.

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savoir métaphysique qui lui permettra de comprendre la nécessité de la croyance aux dieux. En outre, l’exposé se double d’une démonstration qui souligne la nécessité logique de cette croyance8485. Dans le livre X, le préambule est l’occasion de mettre en lumière les fondements ultimes qui donnent aux lois leur sens et les justifient. Tous ne sont pas aussi approfondis, mais chaque fois Platon y expose des principes généraux, remonte aux origines, montre comment la loi se rattache à des tendan­ ces profondes de la nature humaine (comme nous le font voir le mariage ou la tutelle). Il s’agit donc de reprendre les choses à leur ori­ gine, de dévoiler des principes généraux. Le citoyen reçoit par les préambules des éclaircissements, un savoir qui doivent l’informer sur les intentions du législateur, puisque ce dernier ne peut les exposer dans ses lois. La loi s’inscrit dans un ordre dont le préambule démontre la nécessité : il fait comprendre la loi mais il doit la faire aimer. Pour qualifier les éléments où le législateur expose les fondements des lois, mais qui ne sont pas vraiment la loi elle-même, Platon utilise un terme emprunté au vocabulaire de la musique : il les appelle προοί­ μια95. Et il précise : « Tous les discours, et tout ce qui donne un rôle à la voix, comportent des préludes et quelque chose comme des exercices préliminaires, qui constituent une mise en train méthodique utile à ce qui va suivre. Et de fait ce que l’on appelle les nomes du chant citharédique et tous les airs de musique sont précédés de préludes merveilleuse­ ment travaillés86. » Un peu plus loin, il compare les préambules des lois aux préambules des orateurs87. Ces rapprochements s’expliquent facilement : νόμος désigne en grec à la fois la loi et le mode musical. Aussi Platon peut-il utiliser le terme de προοίμιον pour la musique et les lois ; et c’est le même terme qui permet ensuite la comparaison avec la rhétorique. Ces parallèles ne sont pas gratuits : ils doivent préciser clairement la fonction des προοίμια dans les lois. Platon souligne d’abord leur valeur préliminaire ; ils servent à introduire la loi. Cette idée est d’abord exprimée par une comparaison avec la gymnastique : le philosophe parle ά'άναχίνησεί,ς. Ce terme est emprunté au vocabulaire de la gymnastique et désigne des exercices préliminaires, une mise en train qui prépare aux activités sportives proprement dites88. Cet aspect ne rend pas véritablement compte de la fonction des préambules mais il fait apparaître tous les discours qui ont été tenus auparavant dans le dialogue comme un gigantesque préambule à la législation qui va sui­ vre. Et en particulier le long discours aux colons89 qui précède les 84. 890 e : il s’agit d ’un λόγος c’est-à-dire d ’une démonstration. 85. H. Goergemans, B e i t r ä g e z u r I n t e r p r e t a t i o n v o n P l a t o n s 86. IV, 722 d. Sur la notion de préambule, voir M. Ruch, œ u v r e s p h i l o s o p h i q u e s d e C i c é r o n , Paris, Belles Lettres, 1958. 87. 723 a. 88. H. Goergemans, o p . c i t . , p. 56. 89. IV, 716 a-718 a.

N o m o i,

Munich, 1964.

L e p r é a m b u l e d a n s le s

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analyses sur la fonction des lois, peut être considéré comme un préam­ bule puisque l’Athénien y expose les principes généraux qui le guideront dans sa législation et que nous retrouverons plus loin dans le dialogue. Mais les préambules ne sont pas uniquement une mise en train ; ils ont un autre rôle à jouer : ils doivent en effet préparer l’esprit de l’auditeur pour le rendre attentif et bienveillant envers la loi qui va succéder ; Pla­ ton le dit très clairement90. Les préludes musicaux annoncent l’air qui va suivre et captent ainsi l’attention de l’auditeur. Dans la loi, le préambule doit faire la même chose. Et c’est pourquoi Platon peut uti­ liser l’exorde de la rhétorique qui doit aussi rendre l’auditeur bienveil­ lant envers ce qui va suivre ; tous les termes qui servent à définir l’action du prélude se retrouvent dans le vocabulaire de la rhétorique91. Il n’est bien sûr pas très surprenant que Platon associe rhétorique et persuasion. N’a-t-il pas défini, aussi bien dans le Gorgias que dans le Phèdre, la rhétorique comme une ouvrière de persuasion92 ? Assurément le philosophe n’a pas ménagé ses critiques à tous ceux qui, à l’exemple des sophistes, l’utilisaient sans souci du vrai pour produire des opi­ nions, et non enseigner ; les deux dialogues que nous venons de citer le font bien voir. Mais la rhétorique n’est pas toujours pour Platon art d’illusion : il existe aussi, comme le Phèdre nous l’apprend, une rhétori­ que fondée sur la vérité, et qui cherche à la faire connaître93. Il est assurément question de cette rhétorique dans les Lois : Platon parle si souvent d ’instruire les citoyens qu’on ne peut douter qu’il en soit ainsi. Il veut dans les préambules faire connaître les fondements vrais des lois et les enseigner aux citoyens, guider leurs âmes vers le bien. Le législa­ teur se fait ainsi orateur, comme il se fera poète, mais il met son art au service du vrai. Ces remarques nous empêchent de penser que les préambules constituent un appel à des « puissances irrationnelles94 ». L’auteur des Lois aurait par là « recherché une adhésion de l’âme tout entière, même si la raison ne donne pas son accord ». Le vocabulaire de Platon peut quelquefois confirmer une telle interprétation : il parle d ’encouragements, d ’apprivoiser les âmes, et même d’incantations95. Cependant les préambules n ’ont rien d’une exhortation : ils servent à expliquer les intentions du législateur, à dévoiler les fondements de la loi, comme nous l’avons vu. En outre, le philosophe s’est soucié de dis­ tinguer loi et ce qu’il appelle l’incantation : cette dernière ne figure ni 90. IV, 723 a et rid ée apparaît à plusieurs reprises dans les L o i s . 91. H. G o e r g e m a n s , o p . c i t . compare avec A ristote, R h é t o r i q u e III, 14, 1414 b et suiv. 92. G o r g i a s 452 e-455 a ; P h è d r e 260 a-262 c. Cf. P o l i t i q u e 304 d. 93. P h è d r e 262 c : « Un art oratoire que m anifestera celui qui ne connaît pas la vérité, et qui n ’a été en chasse que d'opinions, est un art risible. » Toute la troisièm e p ar­ tie du P h è d r e est d ’ailleurs consacrée à établir la nature et la méthode d ’une telle rhétorique. 94. M. V a n h o u t t e , L a p h i l o s o p h i e p o l i t i q u e d e P l a t o n d a n s l e s « L o i s », p. 296-298. 95. IV, 720 a ; VI, 773 d.

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dans la loi, ni dans le préambule ; elle appartient à un autre domaine96 qui est celui de l’éducation, des fêtes et des banquets qui rappellent constamment les fins de l’État. Les préambules ne constituent donc pas vraiment un appel à des puissances irrationnelles. En s’efforçant de persuader les citoyens, et non plus de les contrain­ dre, en plaçant en tête de ses lois un préambule pour les justifier, Pla­ ton se montrait fort original : il en avait lui-même conscience puisqu’il remarque dans les Lois : « Aucun des législateurs ne semble encore s’être avisé qu’il pouvait utiliser deux méthodes pour légiférer, la per­ suasion et la contrainte97. » Il s’écartait en effet sur ce point de la légis­ lation de son temps : les lois grecques ignorent les préambules et ne contiennent rien de comparable à ce que propose Platon98. Il n’est pas surprenant que le philosophe insiste sur l’originalité de sa démarche. Les préambules législatifs ne sont pourtant pas ignorés de la tradi­ tion philosophique et l’œuvre de Platon n’en est pas l’unique exemple : Stobée et Diodore de Sicile connaissent et citent des préambules attri­ bués aux législateurs pythagoriciens, Zaleucos et Charondas, dont nous avons examiné plus haut les lois99. Cicéron les connaît également puisqu’il les mentionne dans le livre II du De legibus et va même jusqu’à affirmer que Platon s’est inspiré de leur exemple100. Le silence du philosophe paraît ainsi étrange : comment peut-il passer sous silence de tels préambules s’ils étaient connus dans la tradition philosophique (Tœuvre législative de ces deux personnages est bien antérieure au IVe siècle) ? Ces raisons ont fait douter de l’authenticité de ces œuvres : la tradition pythagoricienne est fort obscure et remplie d’incertitudes ; l’existence même de Zaleucos et de Charondas a été mise en doute et le De legibus nous apprend qu’elle l’était déjà dans l’Antiquité101. L’authenticité des préambules est le plus souvent contestée102 et il est 96. VI, 773 d-e ; « Ainsi faut-il laisser de côté ce sujet dans notre loi et nous efforcer par une espèce d'incantation d'amener chacun à faire plus de cas de l'équilibre des enfants entre eux que de cette égalité dans les alliances... » L'incantation reste donc quel­ que chose d'extérieur à la loi et au préambule, comme c'est déjà le cas dans le C h a r m i d e 157 a. C'est encore plus manifeste dans les L o i s II, 660 a : pour amener les enfants à res­ pecter les principes que la loi déclare justes, on a recours aux chants et aux danses. Là encore la loi n 'a aucun rôle à jouer, ni les préambules. 97. IV, 722 b. 98. J.W . Jones, T h e L a w a n d L e g a l T h e o r y o f t h e G r e e k s (p. 8) insiste fortement sur ce point. 99. Voir p. 392-3. 100. D e l e g i b u s II, 6, 14. 101. I b i d . 15 : Q u i n t u s : Q u i d q u o d Z a l e u c u m i s t u m n e g a t u l l u m f u i s s e T i m a e u s ? M a rcu s : A t

a it

T h e o p h r a stu s ,

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d e te r io r

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q u id e m

s e n te n tia

( m e lio r e m

m u lti n o m in a n t) ; c o m m e m o r a n t u e r o ip s iu s d u e s , n o s tr i c lie n te s , L o c r i. S e d s iu e f u i t s iu e n o n f u i t , n ih il a d r e m : lo q u im u r q u o d tr a d itu m

e s t.

102. Sur l’authenticité des lois de Zaleucos et de Charondas, et la question des préam­ bules, voir l’analyse de D e la tte , E s s a i s u r l a p o l i t i q u e p y t h a g o r i c i e n n e , p. 177 et suiv., qui conclut à un recueil forgé au plus tôt au v* siècle, et M. M uehl, Die Gesetze von Zaleucos und Charondas, K l i o , 1929, qui en fait également une oeuvre tardive. R. D u e ll Προοίμια νόμων, S t u d i in m e m o r i a d i E . A l b e r t a r i o , Milan, 1953, t. I, p. 315-333 se pro-

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généralement admis que ces œuvres ont été composées tardivem ent, bien après l’époque où ces deux législateurs auraient vécu. Mais, quelle qu’en soit la date, ils figurent dans la tradition pythagoricienne et il nous paraît intéressant d’en examiner le contenu, d’autant plus q u ’ils sont connus à Rome, comme le montre le De legibus. Chez Stobée, les préambules de Zaleucos et de Charondas se présen­ tent avant tout comme une suite de prescriptions morales qui se succè­ dent mais sans former un tout cohérent : Charondas précise par exem­ ple qu’il faut honorer les étrangers, respecter les vieillards et les m agis­ trats, obéir aux lois et s’abstenir des méfaits103. On voit tout de suite ce qui distingue cette énumération des préambules platoniciens : il s’agit d ’une collection de règles qui s’apparentent plus à la morale q u ’au droit. En outre, ce « code de la morale publique », selon la formule de A. Delatte104, n’a aucun rapport avec les lois qui vont suivre. Dans leur esprit et dans leur contenu, ces préambules n’ont rien à voir avec ce que propose Platon ; il ne s’agit pas d’un préambule adapté à chaque loi ou même d’une introduction générale aux lois. Le législateur ne s’est nullement soucié d’expliquer ou de dévoiler les fondements métaphysi­ ques de la loi. Le préambule de Zaleucos se rapproche peut-être plus de ce que nous avons trouvé chez Platon ; le législateur déclare en effet : « Tous ceux qui habitent la ville et la campagne doivent d ’abord être persuadés et croire que les dieux existent en considérant le ciel, le monde, l’ordonnance et l’arrangement qui s’y manifestent. Car ce ne sont pas là des ouvrages du hasard ou des hommes105. » Mais Zaleucos se borne à imposer de croire aux dieux ; il ne cherche pas à convaincre ses concitoyens que cette croyance est nécessaire, ni à montrer que les lois de la cité impliquent l’existence des dieux. Son attitude est ainsi bien différente de celle de Platon. Le préambule de Zaleucos est également cité par Diodore de Sicile, et il se distingue nettement de ce que nous avons trouvé chez Stobée. Il ne s’agit plus d’énumérer des règles de morale qui se succèdent sans véritable lien, mais de proposer une véritable introduction aux lois. « Dès le préambule, en effet, Zaleucos déclarait que ses compatriotes devaient avant tout être pénétrés et convaincus de l’existence des dieux et juger, considérant l’univers, son ordonnance et sa disposition, que ce système n’était l’œuvre ni de la fortune ni des hommes ; on devait donc vénérer les dieux comme auteurs de tous les biens et avantages dont les hommes jouissent dans la vie et garder aussi son âme pure de toute méchanceté, car ce ne sont pas les sacrifices et les offrandes somptueunonce en faveur de l’authenticité ; il établit des rapprochements entre les préam bu­ les et l’œuvre d ’Hésiode, souligne qu’ils contiennent en germe les praecepta iuris d ’Ulpien, mais ne s’interroge pas vraiment sur leur origine et leur valeur. 103. Stobée IV, p. 151 H. 104. A. D e l a t t e , op. c it.t p. 184. 105. Stobée IV, p. 123-124 H.

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ses des dépravés qui plaisent aux dieux, mais la conduite juste et belle des honnêtes gens106. » Ce préambule n’est pas dépourvu de liens avec ce que nous avons trouvé chez Platon : le philosophe a en effet souli­ gné le rôle des dieux dans l’univers, et nous retrouvons également ce thème dans le De legibus. En outre, le législateur se propose ainsi de poser des principes et d’exhorter ses concitoyens à la justice et à la piété : Diodore le souligne très clairement107. Pourtant, bien qu’il s’agisse d’un exposé général dégageant les fondements de la loi, une notion essentielle est absente : celle de persuasion. Nulle part, il n’est question de convaincre les esprits, de les préparer à respecter la loi ; nulle part n’est mentionné le refus de la contrainte. Or, chez Platon, l’existence des préambules découle de la nécessité de persuader. La tra­ dition pythagoricienne demeure ainsi bien différente des réflexions du philosophe grec. En revanche, la persuasion n’est nullement négligée par Cicéron dans le livre II du De legibus et il donne une interprétation résolument platonicienne des préambules. Il reprend le vocabulaire même du philo­ sophe non seulement en parlant de persuader mais en utilisant le terme de προοίμων et en rappelant qu’il vient de Platon108. En outre, l’exem­ ple de préambule qu’il nous donne est comparable à ce que nous trou­ vons dans les Lois : il constitue une introduction aux lois qui vont sui­ vre, puisqu’il a pour thème l’existence des dieux et que le livre II est justement consacré aux lois religieuses. Cicéron cherche ainsi à exposer les fondements philosophiques de sa législation : il fait apparaître la nécessité des lois religieuses et apporte ainsi une justification à son pro­ pos. Les thèmes qui constituent le préambule permettent, comme chez Platon, de remonter aux origines du droit : ils ont tous été développés dans le livre I. La parenté entre les hommes et les dieux, le rôle de la raison constituent l’affirmation essentielle qui ouvre la méditation sur les principes du droit ; la belle ordonnance de l’univers a également été évoquée109. Avec le préambule du livre II Cicéron propose donc un 106. XII, 20, 2. 107. I b i d . 1 : « Il posa les principes du nouveau code en commençant par traiter des dieux célestes. » ; I b i d . 3 : « Après avoir par ce préambule invité ses concitoyens à la piété et à P équité. » 108. II, 7, 16. 109. II, 7, 15 (Ziegler) : S i t i g i t u r h o c i a m a p r i n c i p i o p e r s u a s u m c i u i b u s d o m i n o s e s s e o m n iu m

reru m

a c m o d e r a to r e s d e o s e a q u e q u a e g e r a n tu r e o r u m

e o s d e m q u e o p ti m e d e g e n e r e h o m in u m

g e r i iu d ic io a c n u m in e ,

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a d m i t t a t , q u a p i e t a t e c o l a t r e lig io n e s , in tu e r i, p i o r u m q u e e t im p io r u m h a b e r e r a tio n e m . 1 6 H i s e n im r e b u s in b u ta e m e n te s h a u d s a n e a b h o r r e b u n t a b u tili a u t a u e r a s e n te n tia . Q u i d e s t e n im n em

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p u t e t i n e s s e in c a e l o m u n d o q u e n o n p u t e t ? A u t u t e a q u a e u i x s u m m a < c o m p r e h e n d a n tu r , d ie r u m n o b is

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n u m e r a r i q u i d e c e t ? Q u o m q u e o m n ia q u a e r a tio n e m h a b e n t p r a e s te n t iis q u a e s u n t r a tio ­ n is

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livre I en raccourci : les préambules servent à rappeler aux citoyens les fondements du droit parce qu’il est nécessaire de les porter à leur con­ naissance, de les éclairer pour mieux leur faire accepter les lois. Cicéron procède ainsi à la manière de Platon, et la fonction persua­ sive des préambules est un emprunt manifeste au philosophe grec. Pourtant l’auteur du De re publica ne retient de la tradition platoni­ cienne que ses grandes lignes : tout ce qui pouvait faire difficulté dans le livre IV des Lois a disparu du De legibus ; la notion de persuasion s’oppose uniquement à la contrainte. Mais on ne sait pas à quoi elle tend : s’agit-il d ’instruire les citoyens ou de les rendre bienveillants envers les lois ? Ce n ’est pas précisé. Cicéron évite ainsi de se demander s’il s’agit d’un appel à la raison ou aux sentiments et peut omettre les questions que soulèvent ces deux notions. De même la notion de προοίμιον est simplement mentionnée sans que l’auteur du De legibus nous apprenne ce qu’il faut entendre par là. Il se borne à assimiler les préambules à un « éloge » des lois110 ; il en fait ainsi une justification mais ne précise pas davantage. En un mot, Cicéron simplifie la pensée platonicienne et il n ’en conserve que l’essentiel : la persuasion. Une telle attitude traduit peut-être l’influence de la Nouvelle Académie : l’ensem­ ble de la philosophie est lié au probable et à la persuasion et, avec elle, les fondements des lois qui apparaissent dans les préambules. Il est donc moins nécessaire d ’insister sur la fonction persuasive des lois. L’importance qu’a pu prendre une telle notion chez ces deux auteurs s’explique aisément. Chez Platon, elle correspond à une préoccupation qui est constamment rappelée : respecter la liberté des citoyens, faire preuve de douceur111. Cette idée revient à plusieurs reprises dans les Lois : le philosophe refuse de se comporter en tyran, d ’employer la force toute pure112. Il ne veut pas être « comme un tyran et un despote qui ordonne et menace et une fois ses volontés écrites sur les murs s’en va libéré113 ». Persuader les citoyens revient au contraire à ne pas les considérer comme des esclaves que l’on contraint, mais comme des hommes libres, doués d ’une raison à laquelle on peut faire appel, aux­ quels on peut donner les moyens de choisir. Les lois et leurs préambules persuasifs deviennent dès lors la conduite « d ’un père et d ’une mère pleins d ’amour et de sagesse114 » qui veulent instruire, et non contrain­ dre. Et par cette formule Platon souligne tout ce qui sépare le législa­ teur d ’un tyran. Il est vraisemblable que c’est le même désir de respec-

Sur le rôle de la raison, voir D e legibus I, 7, 22 ; 8, 25. Sur l’ordonnance du monde, voir I, 23, 61 et suiv. 110. II, 6, 14 : . . . u t priusquam legem recitem, de eius legis laude dicam. 111. L. Robin, Platon, P .U .F ., rééd., 1968, souligne (p. 217) que dans les L ois P laton fait une part plus grande à la liberté du citoyen. 112. Cette idée est répétée à maintes reprises : IV, 723 a, VI, 773 a, IX ,859 a-b. 113. IX, 859 a. 114. Ibid.

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ter la liberté des citoyens qui amène Cicéron à souligner le rôle de la persuasion. Mais il prend une valeur toute particulière pour l’auteur du De legibus. A ses yeux, c’est la loi naturelle qui fonde les lois de la cité. Dans les préambules, il reprend précisément les principes qui ser­ vent à en déduire l’existence ; il rappelle par conséquent les données sur lesquelles se fonde le droit naturel. En procédant de cette façon, il n’impose rien aux citoyens : la loi naturelle existe aussi dans l’âme humaine où elle prend la forme de la prudentia115 ; de plus tout homme de bien, en réfléchissant, doit prendre conscience des données qui per­ mettent d’affirmer l’existence du droit naturel116. Dans cette perspective, les préambules prennent une signification nouvelle : ils servent à remet­ tre en mémoire les éléments du droit naturel, à en rappeler les fonde­ ments à des hommes qui les connaissent, encore que confusément. Aussi n’est-il pas surprenant que Cicéron parle de persuasion : il n’impose pas, il rappelle. La notion de persuasion est ainsi liée à une tradition avant tout aca­ démique : elle figure chez Cicéron qui s’inspire de Platon ; elle occupe également une place importante chez Philon d’Alexandrie. Aux législa­ teurs qui se sont bornés à imposer des sanctions, il oppose très nette­ ment l’attitude de celui qui est à ses yeux le modèle des législateurs : Moïse. « Moïse ayant estimé que l’attitude qui consiste à ordonner sans encourager, comme si l’on s’adressait non à des hommes libres mais à des esclaves, est le fait d’un tyran et d’un despote (...) adopta une atti­ tude différente. Par ses ordres et ses interdictions il suggère et il encou­ rage plutôt qu’il ne commande, s’efforçant d’accompagner de préambu­ les et de conclusions la plupart des instructions indispensables qu’il donne pour incliner par consentement, plutôt que par violence117. » Un tel point de vue est chez Philon étroitement lié à sa conception de la loi : elle s’identifie à la parole de Dieu et est à la fois un ordre pour les méchants, un conseil pour ceux qui ne savent pas toujours distinguer le bien118 ; elle doit aussi persuader et encourager la plupart des hommes. Le passage de la Vie de Moïse que nous venons de citer révèle nettement l’influence de Platon ; on y retrouve la même opposition entre le tyran et le législateur qui persuade, la même volonté de ne pas réduire la loi à une défense brutale, mais d’en expliquer la signification. Il est certain que la tradition académique a attaché une grande importance à cette notion. Malgré l’importance de la persuasion et l’intérêt qu’elle présente, puisqu’elle consiste à respecter la liberté des citoyens, à faire appel à leur raison pour mieux comprendre la signification de la loi, elle n’a 115. 116. 117. 118.

Voir chapitre IV, p. 325. De legibus I, 59 et suiv. Vie de Moïse II, 49. De somniis I, 191 ; Legum allegoriae I, 93 ; III, 80.

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rencontré que peu d ’échos dans la tradition philosophique. Nous avons vu plus haut qu’elle était absente chez les pythagoriciens. Elle ne figure pas davantage chez Aristote. Le philosophe fait assurément allusion aux thèses platoniciennes dans la fin de YÉthique à Nicomaque : « Certains pensent que le législateur a le devoir d ’inviter les hommes à la vertu et de les exhorter en vue du bien, dans l’espoir d’être entendu de ceux qui grâce aux habitudes acquises ont déjà été amenés à la vertu (...) L ’homme de bien et qui vit pour la vertu, se soumettra au raisonne­ m ent119. » Mais il souligne que leur efficacité est limitée à l’aide de deux arguments. D’abord l’homme qui vit sous l’empire de la passion est incapable d’écouter un raisonnement et la passion ne cède qu’à la contrainte120. Autrement dit, la persuasion n ’est d’aucun secours quand les hommes sont les esclaves de leurs passions. Au contraire, elle sup­ pose des hommes préalablement habitués à la pratique de la vertu. Aris­ tote le marque très nettement dans le passage que nous citions ; il sug­ gère ainsi que la persuasion est inséparable d ’une éducation du citoyen, et ne saurait être utilisée dans n’importe quelle cité. Or, Aristote se sou­ cie d ’efficacité pratique et n ’envisage pas le cas d’une cité idéale : nous avons vu en outre l’importance qu’il attachait à la coercition121 qui est pour lui la seule solution valable pour éviter les délits. Il n ’est donc pas surprenant qu’il ne fasse guère de place à la persuasion. Les stoïciens ne paraissent pas non plus s’en être préoccupés. Cette notion ne figure pas dans leurs écrits et un passage de Posidonius, cité par Sénèque dans une Lettre à Lucilius, nous montre que ce philosophe était profondément hostile à une telle idée. Il déclare en effet : « Pour qui des introductions ont-elles été ajoutées aux lois de Platon ? La loi doit être brève pour être plus facilement retenue par les ignorants. Elle doit être comme une voix venue des dieux : elle doit ordonner et non discuter. Rien ne paraît plus froid, plus déplacé qu’une loi munie d ’un préambule. Ordonne, dis-moi ce que tu veux que je fasse : je ne m’ins­ truis pas, j ’obéis122. » La critique de Posidonius est liée à une concep­ tion impérative de la loi : à ses yeux, la législation est avant tout un ordre, une m enace: elle ne s’adresse pas à la faculté rationnelle123. Dans ces conditions la notion de persuasion est en contradiction avec celle de loi. En outre, de telles lois ne s’adressent pas vraiment à tous les membres d ’une cité : les ignorants ne peuvent les retenir, ni sans doute les comprendre. Nous retrouvons ici des critiques qui rejoignent

119. Éthique à N icom aque X , 10, 1180 a 5. 120. Ibid. 1179 b 25. 121. Voir p. 358. 122. A d . Luc. 94, 38 : Pro quo Platonis legibus adiecta principia sunt ? Legem enim breuem esse oportet quo facilius ab imperitis teneatur. Velut emissa diuinitus uox sit : iubeat, non disputet. N ihil m ihi uidetur frigidius, nihil ineptius quam lex cum prologo. M one, dic quid me uelis fecisse : non disco, sed pareo. 123. M. Laffranque, Poseidonios d'Apam ée, p. 492 et suiv.

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en partie celles d’Aristote : la persuasion ne peut être efficace que sur des hommes habitués à la vertu et à la philosophie. De telles critiques nous aident à comprendre la place limitée qu’occupe la persuasion. En dehors du De legibus, elle n ’apparaît pas chez les écrivains romains et, même pour Cicéron, elle n ’a pas le rôle important que lui attribue le philosophe grec. La faible audience de cette idée s’explique aisément : elle était bien sûr en contradiction avec la pratique romaine puisque les lois romaines sont dépourvues de préambules124. Mais surtout elle supposait un législateur doublé d ’un philosophe, ce qui n’est que très rarement réalisé. Elle impliquait une cité idéale, où les citoyens étaient préalablement formés à la pratique de la vertu et de la philosophie. Tous les écrivains qui analysent les lois telles qu’elles sont — et non telles qu’elles devraient être — ne pou­ vaient s’attacher à cette notion. Enfin l’efficacité de ces considérations qui a été mise en doute par tout un courant philosophique, n’était pas évidente. Malgré ces réserves, le choix de la persuasion constitue un aspect important de la pensée antique : il traduit le désir d’obtenir une obéis­ sance qui soit volontaire, et non imposée par l’intimidation et la con­ trainte. Il est en ce sens lié au souci de respecter la liberté des citoyens. Sans doute, il se heurtait à bien des difficultés dans la pratique, et ni Platon ni Cicéron ne se sont vraiment posé la question de son efficacité.

C. OBÉISSANCE SPONTANÉE ET ORIGINE DES LOIS Une préoccupation commune apparaît chez tous les écrivains qui analysent le respect des lois et les moyens de l’assurer : limiter la part de contrainte, utiliser des méthodes plus douces qui évitent de faire vio­ lence à l’individu, de lui imposer malgré lui de marcher dans la voie du bien. La persuasion en fait partie, mais il existe d’autres solutions plus réalisables, proposées par les écrivains ; elles constituent toutes une étape vers ce qui reste l’idéal en ce domaine : l’obéissance innée et spontanée qui rend contrainte ou persuasion inutiles parce que les citoyens se conduisent bien d’eux-mêmes et, en un mot, vont au-devant des obligations imposées par les lois.

124. Sur cet aspect de la législation romaine voir G. R o t o n d i Leges... La seule excep­ tion est la lex Gabinia-Calpumia sur Délos qui date de 58, mais il s’agit d ’un cas particu­ lier : elle comprend un exposé des motifs assez long qui reprend le texte d ’un sénatusconsulte ; voir J.C. D u m o n t , J.L. F e r r a r y , Ph. M o r e a u et C. N i c o l e t , Insula Sacra, La loi Gabinia Calpurnia de Delos, Rome, 1980.

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7. La valeur de l'exemple Comment obtenir que les lois soient respectées sans recourir à l’intimidation et à la contrainte ? Platon avait choisi de s’assurer la docilité des citoyens par la persuasion en leur dévoilant les fondements de la loi. Mais cette solution paraît surtout adaptée à une cité idéale. Les écrivains romains ont donc cherché d’autres moyens pour inviter les citoyens à ne pas commettre de fautes : plus qu’à la valeur persuasive du discours, ils se sont fiés à la force de l’exemple et à l’esprit d ’im ita­ tion. Une telle idée est en effet largement répandue chez les auteurs latins : ils nous font voir comment un chef vertueux peut par son seul exemple empêcher les citoyens de commettre des fautes. Dans le Jugur­ tha, c’est de cette façon que procède Métellus pour rétablir la discipline dans l’armée : il interdit d ’abord tout ce qui peut favoriser la mollesse, il entraîne les soldats. Et surtout il surveille tout lui-même : « Il posait partout des sentinelles qu’il allait inspecter lui-même avec ses officiers ; de même pendant la marche, on le voyait tantôt en tête, tantôt en queue, souvent au centre, observant que personne ne sortît du rang, qu’on marchât serré autour des enseignes, que le soldat portât ses armes et ses vivres. C’est ainsi qu’en prévenant les fautes plutôt qu’en les punissant, il rétablit en peu de temps la discipline dans l’armée125. » Salluste a ainsi souligné la surveillance constante que Métellus exerce sur ses soldats et qui les empêche de se relâcher dans leur comporte­ ment : entre la complaisance et une rigueur excessive qui consisterait à sévir, il choisit une solution moyenne126. En faisant respecter la disci­ pline, en veillant à ce que tout soit accompli comme il le faut, le géné­ ral a l’attitude qui convient à un chef : il remplit ses devoirs à la diffé­ rence de son prédécesseur qui n ’avait rien fait127. Et son exemple amène également les soldats à se comporter comme ils le doivent. Une telle analyse est assurément inspirée à Salluste par l’importance qu’il attache au rôle des grands hommes : il demeure convaincu que « c’est la valeur éminente de quelques hommes qui a tout fait » dans l’histoire républi­ caine, comme nous l’apprennent les remarques qui précèdent le portrait de Caton et de César128. Il peut ainsi mettre en lumière le poids de 1’auctoritas, l’influence que peut avoir l’exemple de quelques hommes de mérite. Et il est évident que de tels modèles peuvent amener les citoyens à respecter les lois. 125. Jugurtha 45, 2-3 : ... uigilias crebras ponere et eas ipse cum legatis circumire : item in agmine in primis m odo, m odo in postremis, saepe in medio adesse, ne quispiam ordine egrederetur, ut cum signis frequentes inciderent, miles cibum et arma portaret. Ita prohibendo a delictis magis quam uindicando exercitum breui confirmauit. 126. 44, 1 : ... tanta temperantia inter ambitionem saeuitiamque moderatum. Nous retrouvons ici l’importance que Salluste attache à la clémence plutôt q u ’à la répression ; voir p. 346. 127. Comme le montre le chapitre précédent (44). 128. Catilina 53, 4 : A c m ihi multa agitanti constabat paucorum ciuium egregiam uirtutem cuncta patrauisse...

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Une idée voisine apparaît chez Tite-Live. Elle est notamment pré­ sente dans l’analyse qu’il nous propose du règne de Numa. Ce roi s’efforça par ses réformes d’adoucir des âmes encore belliqueuses et de faire régner en elles la crainte des dieux129. Et il réussit à « remplir les cœurs de piété si bien que la fidélité au serment gouvernait la cité à la place de la terreur du châtiment établi par les lois130 ». Numa parvient donc à remplacer la contrainte et l’intimidation par la fides. Que veut indiquer l’historien par cette notion ? Elle a assurément des valeurs diverses dans le vocabulaire politique romain, mais ici la présence de ius iurandum permet de penser qu’elle désigne le respect des engagements, ce qui est l’une de ses significations les plus courantes en latin131. TiteLive peut ainsi souligner que le respect des engagements et le sens du devoir remplacent la contrainte née de l’intimidation. Numa a par con­ séquent utilisé une forme de contrainte intérieure qui est liée au sens du devoir : elle aboutit à faire respecter les lois parce que les citoyens s’en tiennent aux obligations qu’ils ont contractées et par fides ne cherchent pas à les transgresser ni à nuire à autrui. La fides devient ainsi proche de la justice132. Le roi peut développer une telle qualité chez ses sujets pour s’assu­ rer leur docilité envers les lois. On peut d’ailleurs espérer qu’elle durera constamment et aura ainsi des effets opposés à ceux de l’intimidation. Tite-Live cependant ne s’attache pas vraiment aux effets de la fides ; il constate les heureuses conséquences qu’elle a dans la cité, mais il ne les analyse pas. C’est qu’il préfère mettre en lumière la façon dont ce senti­ ment a été développé : on s’attendrait à le voir parler ici des mores et de l’éducation comme il l’a fait un peu plus haut133. Or, il rattache d’abord la fides à la pietas et à la crainte des dieux : convaincus que les dieux interviennent dans toutes les affaires humaines134, les Romains se refusent à transgresser leurs engagements, surtout lorsqu’ils sont pris sous la foi du serment, c’est-à-dire en présence des dieux. La fides est ainsi un élément et une conséquence de la pietas : en quelque sorte, il s’agit d’une forme de crainte mais la terreur du châtiment venu des dieux est plus forte que celle des sanctions humaines135 et reste bien 129. Tite-Live I, 19, 2 : ... mitigandum ferocem populum armorum desuetudine ratus... Ibid. 4 : omnium primum , rem ad multitudinem imperitam et illis saeculis rudem efficacissimam, deorum metum iniciendum ratus est... Cf. De re publica II. 130. I, 21, 1 : ea pietate omnium pectora imbuerat ut fides ac ius iurandum pro summo legum ac poenarum metu duitatem regerent. 131. Les études les plus importantes sur la fides restent encore celles de R. H e i n z e , Fides, Hermes, 1929, p. 140-166 et de E. F r a e n k e l , Zur Geschichte des Wortes Fides, Rheinisches Museum, 71, 1916, p. 187-199. 132. Sur les rapports entre fides et iustitia, voir G. D u m é z i l , Idées romaines, p. 55-56. 133. I, 19, 1 : iure eam (scii, urbem) legibusque ac moribus de integro condere parat. 134. I, 21, 1 : A d haec consultanda procurandaque multitudine omnia ui et armis conuersa, et animi aliquid agendo occupati erant et deorum adsidua insisdens cura, cum intéresse rebus humanis caeleste numen uideretur... 135. Voir p. 380.

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plus efficace. En dehors de la peur, Tite-Live insiste sur un second élé­ ment : la valeur de l’exemple. Les Romains imitent la conduite de Numa dont on connaît la piété : « Les hommes modelaient leur con­ duite sur celle du roi, comme un exemple sans égal136. » Leur attitude respectueuse est donc calquée sur celle du roi, et la place qu’ils font à la fides est le reflet de l’importance que lui attachait Numa : n’alla-t-il pas jusqu’à établir un temple, un culte et une fête pour la fid e s137 ? L’exemple de ce souverain permet donc à l’historien de souligner com­ ment un chef peut par le modèle que constitue sa propre conduite ame­ ner ses concitoyens à respecter les lois. Il ne s’agit ni de contrainte, ni d ’intimidation, mais d ’une influence due sans doute à la personnalité du roi : d’eux-mêmes les Romains imitent Numa. Cicéron ne s’est pas montré moins attentif à l’influence que peut exercer un chef vertueux par son propre exemple ; et il s’attache à cette question dans le De legibus et le De re publica. Mais à la différence de Tite-Live et de Salluste, il n’explique pas à partir d’un exemple particu­ lier comment les citoyens respectent les lois en imitant la conduite d ’un chef, il nous propose au contraire une réflexion générale sur le modèle qu’apportent les gouvernants. Sur ce point aussi, la pensée cicéronienne se révèle plus approfondie que celle des historiens. En effet ce n’est pas vraiment le respect des lois qui préoccupe l’auteur du De officiis quand il expose le rôle du chef ; cet aspect est tout juste évoqué dans le livre I du De re publica : les partisans de la monarchie soulignent que le roi n’impose pas à ses sujets des mesures qu’il est lui-même incapable de respecter et leur propose sa propre vie comme une loi138. On peut bien sûr en conclure que sa conduite vertueuse amène ses sujets à obéir aux lois, mais les idées développées dans ce paragraphe ont une portée plus vaste puisqu’il s’agit de souligner toutes les vertus du monarque. Des remarques identiques sont faites par Scipion dans le livre II : ce dernier évoque cet homme politique idéal qu’est le princeps. Il inspire aux autres « le désir de l’imiter et par l’éclat de son âme et de sa vie s’offre lui-même comme un miroir à ses concitoyens139». Dans ces lignes, encore, la notion essentielle est constituée par le modèle qu’apporte le princeps et qui lui permet de guider les citoyens vers le bien. Ces passa­ ges ainsi que les exemples empruntés à Salluste et Tite-Live que nous 136. I, 21, 2 : Cum ipsi se homines in regis uelut unici exempli mores form arent... 137. I, 21, 4 : E t soli fid e i solemne instituit ; ad id sacrarium flam ines bigis curru arcuato uehi iussit m anuque ad digitos usque inuoluta rem diuinam facere, significantes fid e m tutandam sedemque eius etiam in dexteris sacratam esse. 138. D e re publica 1, 34, 52 : Cum is qui imperat aliis seruit ipse nulli cupiditati, cum quas ad res ciuis instituit et uocat, eas om nis complexus est ipse nec leges im ponit populo quibus ipse non pareat, sed suam uitam ut legem praefert suis ciuibus... Cicéron donne ici une form ulation générale à un thème im portant : le législateur qui tombe sous le coup de ses propres lois ; seul C harondas (Diodore X II, 19) m eurt pour les respecter. 139. II, 42, 69 :...V t ad imitationem sui uocet alios, ut sese splendore animi et uitae suae sicut speculum praebeat ciuibus...

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avons cités plus haut, peuvent faire croire que de telles analyses valent simplement pour un état gouverné par un seul homme ou dans lequel un homme occupe une place prééminente. Pour défendre la démocratie, et la liberté qu’elle seule peut réaliser, les partisans de ce régime rappel­ lent que « tout État est comparable au caractère ou à la volonté de celui qui la dirige140 ». Mais Cicéron applique aussi cette analyse à la Rome républicaine en particulier dans la lettre à Lentulus de décembre 54 ; en outre dans le De legibus il l’étend à la Rome idéalisée dont il trace l’esquisse ; il commente longuement la disposition suivante qui s’applique au sénat : « Que cet ordre soit sans tache et serve de modèle aux autres141. » L’auteur du De legibus explique les raisons qui le pous­ sent à proposer une telle loi ; il est convaincu qu’une cité peut être cor­ rompue ou au contraire améliorée par ses chefs et il le répète à plu­ sieurs reprises : « Le mal n’est pas tant que les chefs commettent des fautes (bien que ce soit un grand mal en soi) mais qu’il se présente un très grand nombre de gens pour imiter les chefs. Car on peut remar­ quer, si l’on veut remonter le cours des temps, qu’une cité a toujours été pareille à ce que furent les hommes du plus haut rang. Tout change­ ment qui apparaît dans les mœurs des chefs est suivi d’un changement identique dans le peuple142. » Cicéron souligne ainsi que la cité est l’image de ses gouvernants. Une telle idée lui permet d’insister sur leur rôle puisque d’eux dépend la santé ou la corruption morale d’un peu­ ple. Il va de soi que le respect des lois, qui nous occupe dans ce chapi­ tre, n’est qu’un élément dans une analyse qui a une portée bien plus vaste. Cette idée prend une importance indéniable dans la pensée cicéronienne : elle joue un grand rôle dans le De re publica et le De legibus. Elle n’est pas non plus absente de la correspondance : la lettre à Lentu­ lus que nous mentionnions plus haut le fait bien voir. Cette lettre est particulièrement importante parce que Cicéron y expose longuement les raisons de sa « palinodie » ; elle n’est pas non plus négligeable pour le thème qui nous occupe : notre auteur y fait allusion et nous en précise la source : « Il me fallait, écrit-il, faire attention dans la politique romaine à ce que notre cher Platon a si merveilleusement formulé : 140. I, 47 et talis est quaeque res publica qualis eius aut natura aut uoluntas qui illam regit. 141. De legibus III, 3, 10 : Is ordo uitio uacato, caeteris specimen esto. 142. III, 13, 30 : Vt enim cupiditatibus principum et uitiis infici solet tota ciuitas, sic emendari et corrigi continentia. III, 14, 31 : Nec enim tantum mali est peccare principes (quamquam hoc per se ipsum malum) quantum illud quod permulti imitatores principum existunt. Nam licet uidere, si uelis replicare memoriam temporum, qualescumque summi duitatis uiri fuerint, talem duitatem fuisse ; quaecumque mutatio morum in principibus extiterit, eandem in populo secutam. Cette idée est également développée dans le paragra­ phe 32 et Cicéron souligne ainsi la responsabilité des dirigeants d'une cité : Quo pernicio­ sius de re publica merentur uitiosi principes, quod non solum uitia concipiunt ipsi sed ea infundunt in duitatem , neque solum obsunt quod ipsi corrumpuntur sed etiam quod cor­ rumpunt plusque exemplo quam peccato nocent.

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“ Tels gouvernants, tels citoyens143.“ » Cicéron s’inspire donc de Platon et il est vraisemblable que les passages de Salluste et de Tite-Live que nous avons cités témoignent de la même influence : ce n ’est pas surpre­ nant puisque nous avons eu déjà l’occasion de la mettre en lumière sur d’autres points. A vrai dire, l’auteur de la République n ’a pas donné à l’idée qui nous occupe la rigueur qu’elle a chez les auteurs latins144 : il n’expose pas vraiment un principe général de politique. Le philosophe a assuré­ ment souligné l’identité qui existait entre les mœurs des citoyens et le caractère d’un É tat145. Et cette idée fonde tout le traité sur la Républi­ que : c’est en partant de la justice dans l’individu que Socrate examine la justice dans la cité ; les livres VIII et IX l’éclairent également ; Pla­ ton y analyse la décadence de la cité idéale et surtout il montre com­ ment à chaque type de constitution correspond un type d ’individu : il y a un État oligarchique et un homme oligarchique qui en est inséparable. Platon n’établit donc pas de différence intrinsèque entre l’individu et l’État ; mais il est difficile de penser que cette idée éclaire vraiment la thèse qui nous occupe. Le philosophe a pourtant mis en lumière dans quelques passages l’influence des gouvernants : dans le livre VIII de la République, il explique de la façon suivante le passage de la timocratie à l’oligarchie. L’amour de l’argent se développe chez les gouvernants et « pour le satisfaire, ils tournent les lois et ne leur obéissent plus (...). Ensuite, ce me semble, chacun regardant son voisin et voulant l’imiter, ils ont bientôt rendu le peuple pareil à eux146 ». La corruption des chefs s’étend ainsi aux autres citoyens et la cité devient peu à peu semblable à ses gouvernants. Le philosophe ne s’est pas seulement attaché à l’influence corruptrice que peut avoir un chef ; il n’a pas non plus négligé l’exemple qui encourage à la vertu. Cette idée est esquissée dans la lettre VII : la vertu aurait pu régner dans la Sicile si Denys s’était converti à la philosophie147. Mais les Lois donnent plus de force à cette affirmation : Platon montre comment un souverain vertueux peut trans­ former une cité : « Un tyran qui veut modifier les mœurs d ’une cité n’a pas besoin de peine ni de beaucoup de temps : il faut d’abord qu’il che­ mine dans la voie où il veut pousser les citoyens, que ce soient les prati­ ques de la vertu ou le contraire, en esquissant tout lui-même le premier par sa conduite, tantôt distribuant éloges et honneurs, tantôt blâmant et

143. A d familiares I, 9, 12 : Erant praeterea haec animaduertenda in d u ita te, quae sunt apud Platonem nostrum scripta diuinitus, quales in re publica principes essent, talis reliquos solere esse dues. Î44. Comme le rappelle P. Boyancé , Études sur Vhumanisme cicéronien, p. 251. 145. République IV, 435 e. Ce passage est souvent invoqué pour éclairer le De re publica (I, 47) : voir F. Cancelli, dans son édition (Florence, 1979) et E. Breguet, Paris, Belles Lettres, 1980, t. I, p. 269. 146. République V III, 550 e. 147. Lettre VIL 336 b.

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châtiant la désobéissance à chaque manifestation14*. » Le philosophe souligne par là l’influence extrême que peut avoir celui qui exerce le pouvoir. Cette idée ne constitue assurément pas Tun des thèmes essen­ tiels de la pensée platonicienne149 et sa survie peut étonner. Les traités néo-pythagoriciens qui exposent les vertus du monarque idéal ont-ils contribué au développement de cette idée ? Ils présentent le roi comme une loi vivante : c’est ce que nous trouvons notamment chez Diotogène150. Et déjà le traité sur la justice attribué à Archytas de Tarente opposait une loi vivante, le roi, et une loi écrite et inanimée151. Que faut-il entendre par une telle expression ? Elle prend en fait plu­ sieurs aspects qu’il est nécessaire de distinguer. Lorsqu’Archytas déclare que le roi est une loi vivante mais rappelle qu’il est soumis aux lois, il ne veut pas affirmer que la volonté du souverain les remplace et les incarne, mais simplement suggérer que ce dernier les fait respecter et exécuter. C’est aussi en ce sens que Xénophon assimile le chef à une loi qui voit parce qu’il est capable de remarquer ceux qui lui désobéissent et de les punir, ou qu’Aristote définit le magistrat comme une justice vivante152. Il ne s’agit nullement de remplacer la loi, encore moins de la supprimer. D’autres théories philosophiques, au contraire, décrivent un homme politique supérieur par ses vertus et sa clairvoyance, capable de gouverner sans lois, d’en tenir lieu parce que sa sagesse le lui permet­ trait : c’est bien sûr la thèse du Politique de Platon même si l’expres­ sion qui nous occupe n’y figure pas ; et Aristote, à son tour, se fait dans la Politique l’écho d’une thèse voisine en évoquant des hommes supérieurs qui seraient eux-mêmes la loi153. La même idée figure avec plus de force encore dans les œuvres pythagoriciennes : le roi y est un personnage d’essence divine et ses paroles et sa volonté constituent la loi. Assurément il sert d’exemple et ses sujets doivent régler leur con­ duite sur la sienne154. Il nous paraît néanmoins difficile de confondre l’interprétation des écrivains romains et une telle théorie : ces derniers s’attachent au rôle des gouvernants mais n’ont jamais prétendu qu’ils devaient remplacer les lois. 148. Lois IV, 711 c ; c’est ce passage que Ton rapproche le plus souvent de la lettre à Lentulus : cf. P. B o y a n c é , op. cit, p. 251 : K. B u e c h n e r , Zum Platonismus Ciceros, in Studien zur römischen Literatur, IX, Wiesbaden, 1978, p. 76-99. 149. Elle n'occupe qu'une place très restreinte dans l'article de V. G o l d s c h m i d t , Le paradigme dans la théorie platonicienne de l'action, in Questions platoniciennes, p. 79-102. 150. Stobée IV p. 263-264 H. Sur ce thème voir L. D e l a t t e , Les traités de la royauté d'Ecphante, Diotogène et Sthénidas, Paris, 1942 et G.J.D. A a l d e r s , in Politeia und res­ publica, Wiesbaden, 1969, p. 315-329. 151. Stobée IV, p. 82 H. Il est difficile d'admettre comme le croit A. D e l a t t e (La politique pythagoricienne p. 84-5) qu'Archytas distingue deux formes de royauté (voir L. D e l a t t e , op. cit., p. 245). 152. Cyropédie VIII, 1, 22 : « Il regardait le bon chef comme une loi qui voit puisqu'il est capable de distinguer celui qui désobéit et de le punir. » Cf. Aristote, Éthi­ que à Nicomaque V, 7, 1 132 a. 153. Politique III, 13, 1 284 a 13 ; III, 17, 1 288 a 2. 154. Comme le montre le traité d’Ecphante (Stobée IV, p. 274).

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Si le modèle qu’apporte un chef vertueux représente un élément fon­ damental dans la transformation d’une cité, il ne paraît pas avoir la même valeur capitale pour le respect des lois : sans être négligeable, il ne constitue pas l’essentiel dans ce domaine, au moins sous la Républi­ que. Sous l’Empire au contraire, ce thème retrouvera une place émi­ nente et Tacite s’est attaché à dégager le rôle et les responsabilités des empereurs en ce domaine. En particulier, il montre comment l’exemple de Vespasien amena les Romains à réduire leur luxe : « Celui qui fut principalement à l’origine de mœurs moins relâchées, ce fut Vespasien qui gardait lui-même une manière antique de se nourrir et de se vêtir. L’esprit d’obéissance envers le prince et le désir de l’imiter furent plus forts que le châtiment fixé par les lois et la crainte155. » L’analyse de Tacite (que nous ne pouvons ici examiner en détail) souligne clairement ce qu’apporte une telle attitude. Le respect des lois obtenu par l’imita­ tion ne doit rien à la contrainte ni à l’intimidation. Il n’est pas question de sanctions, ni de persuasion, ni même des lois. L’imitation permet de réaliser ce qui est l’idéal dans toute cité : l’absence de crimes. Elle est réalisée par des moyens qui ne doivent rien à la loi : en somme une telle conduite revient à la supprimer, ou du moins à ne pas en tenir compte puisque d’autres moyens, étrangers à celle-ci, amènent les citoyens à se comporter comme ils le doivent. En un mot, il s’agit de respecter les lois sans utiliser les lois. 2. L ’obéissance spontanée Nous voyons ainsi s’esquisser l’idéal de la pensée antique : il con­ siste à obtenir que les citoyens observent les exigences de la loi (qui est censée incarner le bien) sans qu’il soit nécessaire d ’user de contrainte ou de persuasion. Il faut donc obtenir qu’ils suivent spontanément le bien. De cet idéal nous trouvons nombre d’exemples dans la pensée antique ; la formule de Lysias que nous citions plus haut en témoigne claire­ ment : l’orateur rappelle que les soldats morts combattaient non sous la contrainte de la loi, mais en suivant l’impulsion de leur nature156. La forme la plus haute de respect des lois consiste dès lors à se porter spontanément au-devant de leurs prescriptions sans qu’il soit nécessaire d ’user de contrainte, de persuasion ou d’une influence quelconque ; tous ces moyens impliquent en effet que les hommes pourraient suivre une autre voie que celle indiquée par la loi : ils n ’ont pas en eux l’amour du bien. Par conséquent c’est affirmer qu’ils ne sont pas d’eux155. Annales III, 55,4 : Sed praecipuus adstricti moris auctor Vespasianus fu it, anti­ quo ipse cultu uictuque. Obsequium inde in principem et aem ulandi amor ualidior quam poena ex legibus et metus. 156. Lysias II, 61, cf. supra, p. 400.

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mêmes vertueux : nous reviendrons longuement dans le chapitre suivant sur les rapports de la loi et de la vertu, mais nous avons déjà eu l'occa­ sion de souligner que des lois dignes de ce nom devaient réaliser le bien dans la cité et contribuer à le faire régner dans l'âme humaine157. Dès lors, rechercher une obéissance spontanée à des lois qui sont bonnes, c'est vouloir que les citoyens soient spontanément vertueux. Cet idéal occupe une large place chez les écrivains romains. Il appa­ raît notamment chez Salluste : la Préface du Catilina est consacrée pour une part notable aux premiers temps de Rome. L'historien décrit en particulier la vertu qui y régnait et il précise : « La justice et le bien tiraient moins leur force des lois que de la nature158. » Salluste souligne ainsi la place que tiennent la justice équitable et le bien dans la cité : il le fait en opposant les lois et la nature. La loi doit indiquer ici la con­ trainte et l’intimidation que fait naître la peur du châtiment. Les lois ne sont pas nécessairement inutiles mais l’auteur du Catilina préfère insis­ ter sur ce qu’il appelle natura. Il ne s’agit plus d’une obligation impo­ sée de l’extérieur, mais d’une recherche spontanée du juste, d’un ins­ tinct naturel159 qui porte vers le bien. Salluste suggère ainsi que, dans les premiers temps de la République, les Romains n’avaient pas vrai­ ment besoin de lois puisque leur conduite était naturellement celle qu’elles ordonnent. La loi est uniquement envisagée sous une forme répressive ; on peut lui opposer une conduite qui ne doit rien à la con­ trainte parce que les citoyens suivent naturellement le bien dans leurs actions. En un mot, ils se conforment au droit naturel sans que celui-ci ait besoin d’être précisé par une loi. Suivre de soi-même le droit naturel, sans qu’il soit inscrit dans l’appareil répressif d’une loi, tel était aussi l’idéal de Cicéron. Le De legibus suffît à nous le montrer : dans le livre II, il s’appuie sur des exemples empruntés à l’histoire romaine (en particulier celui d’Horatius Codés) pour montrer qu’une conduite n’a pas besoin d’être imposée par une loi pour être juste160. Il souligne ainsi que le droit véritable est le droit naturel qui existe avant le droit légal. Mais, en même temps, l’auteur du De re publica suggère par là qu’on peut et qu’on doit res­ pecter le bien dans sa conduite sans l’obligation d’une loi. Et dans le livre III du De re publica, Laelius développe une idée voisine : il affirme en effet que la loi véritable, c’est-à-dire la droite raison, con157. Voir p. 252. 158. Catilina 9, 1 : Ius bonumque apud eos non legibus magis quam natura ualebat. Le sens de ius bonumque est délicat à déterminer : ius ne désigne pas seulement des règles de droit mais il a un sens plus vaste et exprime l’idée de justice, tandis que bonum ajoute une dimension morale. Voir le commentaire de K. Vretska ad. loc. 159. Tel est d ’ailleurs le sens que Salluste donne fréquemment à natura ; voir les remarques et les exemples cités par K. Vretska ad loc. 160. D e legibus II, 4, 10 : nec quia nusquam erat scriptum ut contra omnis hostium copias in ponte unus adsisteret a tergoque pontem interscindi iuberet, idcirco minus Cocli­ tem illum rem gessisse tantam fortitudinis lege atque imperio putabimus... Voir p. 250.

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forme à la nature, n ’adresse jamais en vain des ordres et des défenses aux hommes de bien161. En un mot, ils suivent d’eux-mêmes les injonc­ tions de la loi naturelle sans avoir besoin de lois et de sanctions qui sont uniquement nécessaires pour les méchants parce qu’ils ignorent le véritable droit. Le meilleur respect des lois revient donc à suivre sponta­ nément le droit naturel. On ne peut manquer d ’être frappé par la cohé­ rence d ’une telle pensée : nous avons vu plus haut que le fondement du droit était le droit naturel, que chaque homme peut retrouver en lui et dont les lois de la cité doivent s’inspirer162 ; nous constatons maintenant que la meilleure manière de respecter les lois consiste précisément à sui­ vre le droit naturel. Une telle obéissance n’est assurément pas facile à obtenir et en ce sens, on la voit mal exister en dehors d ’une cité idéale où tous les citoyens seraient parfaits : elle suppose en effet des hommes qui igno­ rent le vice et sont d’eux-mêmes attentifs aux injonctions de la loi natu­ relle ; elle implique en outre qu’ils aient reçu une éducation qui n ’a pas perverti leur naturel et ne l’a pas altéré163. En un mot, il faut que les citoyens soient spontanément des hommes de bien et restent tels. Cette idée ne va pas sans quelque paradoxe : le respect des lois sous sa forme la plus noble a pour effet de rendre les lois inutiles ; elles apparaissent seulement quand les exigences du droit naturel ne sont plus perceptibles à tous, quand la répression se fait nécessaire. La meilleure solution est donc de se passer des lois : il s’agit de réaliser une cité où la contrainte est absente, où les citoyens se portent spontanément vers le bien. Tel est donc l’idéal qu’esquissent les écrivains romains164. Le chapitre précédent et les analyses que nous venons de faire mon­ trent à l’évidence l’intérêt qui a été porté à l’efficacité des lois. Les diverses solutions qui ont été proposées pour assurer le respect des lois, témoignent d’une réflexion approfondie en ce domaine. Cette médita­ tion a une orientation précise : refuser la contrainte pour privilégier l’élan spontané. Elle aboutit ainsi à instaurer une hiérarchie dans les différentes formes d ’obéissance : la crainte est opposée au sens de l’honneur qui lui est préférable, la contrainte à la persuasion, le châti­ ment à l’exemple, les lois à l’instinct naturel. Il est rare de trouver ces différents éléments réunis. Mais quelques auteurs nous proposent une synthèse qui fait apparaître ces diverses formes d’obéissance avec leurs valeurs respectives. Cette idée figure d ’abord dans le Contre Aristogiton. Nous avons 161. D e re p u b lic a III, 22, 33 : E s t q u id e m uera lex recta ra tio ( ...) q u a e ta m en n eq u e p r o b o s f r u s tr a iu b e t a u t u eta t, n ec im p r o b o s iu b e n d o a u t u e ta n d o m o u e t... 162. 163. 164. avec la verrons

Voir p. 344-352. Voir p. 351. Nous avons laissé de côté Tite-Live, car de telles idées ne sont pas exprimées même clarté chez cet auteur. Cela ne signifie pas q u ’elles soient absentes et nous plus loin que Tite-Live est loin de s’opposer à Cicéron ou à Salluste sur ce point.

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déjà eu l’occasion de souligner que ce discours proposait souvent une synthèse des différents arguments portant sur telle ou telle question165. Et il présente ainsi les diverses formes de respect des lois : « Les meil­ leurs et les plus honnêtes des hommes font tous leur devoir de leur plein gré, poussés par leur nature même, les gens qui leur sont infé­ rieurs mais qu’on ne va jusqu’à appeler tout à fait vicieux, poussés par la crainte qu’ils ont de vous et la peine que leur causent les paroles et les reproches injurieux, prennent leurs précautions pour éviter les fau­ tes, mais les francs scélérats, ceux que l’on qualifie de maudits, ce sont, dit-on, les malheurs qui les assagissent166. » L’orateur souligne donc que l’on peut respecter les lois de son plein gré, par instinct en quelque sorte ou par sentiment de l’honneur ou par contrainte. Nous retrouvons dans cette énumération les éléments que nous avons eu l’occasion d’analyser. Mais ce passage présente en outre l’intérêt d’établir une échelle de valeurs : la contrainte devient ce qu’il y a de moins respecta­ ble puisqu’elle est réservée aux plus scélérats, le sentiment de l’honneur est considéré comme une solution moyenne qui s’adresse à ceux qui commettent des fautes sans être endurcis dans le crime, les meilleurs suivent naturellement le bien ; et c’est bien sûr la conduite qui est la plus digne de louange. Une telle synthèse est tout aussi rare chez les écrivains romains ; peu d’auteurs énumèrent en détail les différentes formes d’obéissance aux lois et se soucient d’en montrer la valeur. Cette idée apparaît toutefois dans les Annales de Tacite. L’historien examine en effet, dans une lon­ gue digression du livre IN, les origines du droit et des lois ; et il analyse également l’évolution de la législation romaine. Il nous propose ainsi une synthèse. Il n’exclut pas le respect des lois, mais expose indirecte­ ment ses différents aspects en évoquant l’histoire des premiers hommes. « Les plus anciens des mortels, écrit-il, alors qu’il n’existait encore aucune mauvaise passion, vivaient sans honte et sans crime, et par là sans châtiment ni contrainte. Il n’était pas non plus besoin de récom­ penses puisque le bien était recherché pour lui-même et comme on ne désirait rien de contraire aux usages, rien n’était interdit par la crainte167. » Dans cet exposé riche et dense Tacite s’attache aux mœurs des premiers hommes : ils recherchaient spontanément le bien. Aussi peut-il se contenter d’évoquer sanctions ou encouragements pour en souligner l’absence ou l’inutilité. Il rappelle ainsi que l’on emploie d’ordinaire la contrainte ou les récompenses pour faire respecter les lois. Et il suggère par là que ces moyens ont une valeur inférieure. C’est 165. Voir p. 173. 166. Contre Aristogiton I, 93. 167. Annales III, 26, 1 : Vetustissimi mortalium, nulla adhuc mala libidine, sine pro­ bro, sine scelere eoque sine poena aut coercitionibus agebant. Neque praemiis opus erat cum honesta suopte ingenio peterentur ; et, ubi nihil contra morem cuperent, nihil per metum uetabantur.

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particulièrement vrai pour la crainte : l’idée d’intimidation est évoquée à trois reprises dans le texte ; et chaque fois l’historien en souligne l’absence. A travers une histoire de l’humanité, il propose un classe­ ment des sanctions. 3. L ’origine des lois répressives Il existe donc une hiérarchie des différents moyens de respecter les lois : elle apparaît clairement chez quelques auteurs et reste implicite chez les autres. Dans ce classement la faible place, la valeur réduite de l’intimidation demeurent frappantes. Nous avons assurément vu les limites qui sont les siennes et qui peuvent l’expliquer ; nous avons cons­ taté qu’elle restait la solution que l’on adopte en dernier recours, une solution bonne pour la foule et les moins vertueux des citoyens, comme le souligne Aristote par exemple168. Ces remarques suffisent-elles à expliquer la faible estime dans laquelle est tenue la contrainte ? Elle est en fait liée à toute une interprétation des rapports entre la loi et le châ­ timent que l’on trouve à peu près constamment chez les auteurs latins. Celle-ci consiste à souligner le lien étroit qui existe entre les lois répres­ sives et les crimes : les crimes entraînent nécessairement l’apparition de lois qui doivent les faire disparaître à l’avenir. C’est ce que dit Cicéron dans le Pro Tullio : « Toutes les lois et toutes les formules d ’action qui paraissent un peu trop dures et un peu trop sévères ont eu pour origine l’injustice des méchants et les dommages qu’ils ont causés, et la formule d ’action qui nous occupe a été constituée, il y a quelques années, à cause des mauvaises habitudes des hommes et d’une licence exces­ sive169. » Prise isolément la réflexion de Cicéron paraît sans grande ori­ ginalité : il semble logique de voir les délits donner naissance à de nou­ velles lois destinées à les réprimer plus vivement. Elle exprime pourtant ce qu’est l’origine des lois pour les écrivains romains. Nous trouvons des idées voisines chez Tite-Live : il les met dans la bouche de Caton l’Ancien qui défend la lex Oppia. L’orateur explique en effet ce qui a 168. E th iq u e à N ic o m a q u e X, 10, 1 179 b 10 15 : « La foule en effet n ’obéit pas naturellement au sentiment de l’honneur, mais seulement à la crainte, ni ne s’abstient des actes honteux à cause de leur bassesse mais par peur des châtiments. » Sur ce passage voir chapitre VII, p. 358. On peut rem arquer q u ’Aristote énumère lui aussi les différents moyens d ’assurer le respect des lois, Mais il est difficile de savoir s’il établit une hiérarchie entre eux. En outre il se sépare nettement de la tendance générale parce qu'il privilégie la répression. 169. P r o T u llio 4, 8 : C u m o m n e s leges, o m n ia iu dicia, q u a e p a u lo g ra u io ra a tq u e a sp e rio ra u id e n tu r esse , e x im p r o b o ru m in iq u ita te e t in iu ria n a ta su n t, tu m h o c iu d iciu m p a u c is h isce a n n is p r o p te r h o m in u m m a la m co n su etu d in em n im ia m q u e licen tia m c o n stitu ­ tu m est. Déjà dans le D e In u e n tio n e II, 47, 139, il déclarait : o m n ia su p p lic ia q u a e a b leg ib u s p r o fic is c a n tu r cu lp a e a c m a litia e u in d ica n d a e cau sa c o n stitu ta esse. Il est difficile

d ’adm ettre que ces idées ont uniquem ent été inspirées par l’idée que les lois romaines sont toutes issues du scandale. Sur cet aspect voir chapitre I, p. 32-3.

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rendu les lois nécessaires : ses ancêtres n’ont pas fait de lois sur le luxe parce qu’il n’y avait aucun luxe à réprimer. « De même qu’il est néces­ saire de connaître les maladies avant d’en connaître les remèdes, de même les désirs sont nés avant les lois qui devaient leur imposer une limite. Qu’est-ce qui a donné naissance à la loi Licinia sur les cinq cents arpents sinon un désir intense d’étendre les propriétés ? Et la loi Cincia sur les dons et les présents sinon le fait que la plèbe avait déjà com­ mencé à payer un impôt et une redevance au sénat170 ? » Les lois sont ainsi liées au développement des vices et des désirs : ces derniers amè­ nent les hommes à commettre des fautes et les mesures législatives deviennent dès lors nécessaires. Une telle interprétation est très répan­ due dans la pensée romaine : elle existe chez Cicéron qui rappelle dans le De legibus que la loi « peut créer du droit à partir de l’injustice171 ». Elle est implicite chez Salluste : l’instinct naturel qui guide les hommes vers le bien est inséparable d’un monde qui n’est pas encore corrompu ; au contraire le développement des vices rend les lois nécessaires. Elle est loin d’être absente chez Tacite : nous avons vu plus haut comment les premiers hommes étrangers aux passions n’avaient pas besoin de lois ni de sanctions. Et il fera également dire à Thraséa que « les meilleures des lois naissent des crimes d’autrui172 » ; il y a donc chez les écrivains romains une thèse commune : les lois naissent des passions et des cri­ mes qu’entraînent ces dernières et, selon Macrobe, un vieux proverbe affirme que « les bonnes lois naissent des mauvaises mœurs173 ». Cette attitude explique bien entendu la faible valeur du châtiment et de la répression pour nos auteurs. Elle nous révèle également que la loi ne se définit pas seulement par les qualités que nous avons dégagées dans les chapitres précédents, mais par sa sanction : l’idée de sanction est inséparable de celle de loi. Mais, surtout, ce point de vue fait appa­ raître une interprétation morale : la législation est nécessaire en dernier recours quand la nature n’est plus un guide, quand la persuasion et le sens de l’honneur ont échoué à garder les citoyens dans le droit chemin. La loi témoigne ainsi de la corruption des hommes : ils ne peuvent maî­ triser leurs passions et seule l’intimidation semble capable de les arrêter. Nous comprenons mieux dès lors pourquoi la multiplication des lois

170. Tite-Live XXXIV, 4, 7-9 : Quam causant fuisse censetis ? eadem quae maioribus nostris nihil de hac re sanciundi ; nulla erat luxuria quae coerceretur. Sicut ante morbos necesse est cognitos quam remedia eorum sic cupiditates prius natae sunt quam leges, quae iis m odum facerent. Quid legem Liciniam excitauit de quingentis iugeribus nisi ingens cupido agros continuandi ? Quid legem Cinciam de donis et muneribus nisi quia uectigalis iam et stipendiaria plebs esse senatui coeperat ? 171. De legibus I, 16, 44 cum ius ex iniuria lex facere possit. 172. Annales XV,20, 3 : Vsu probatum estt patres conscripti, leges egregias, exempla honesta apud bonos ex delictis aliorum gigni. 173. Macrobe, Saturnales III, 17, 10 : Vetus uerbum estt leges, inquit, bonae ex malis moribus procreantur.

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répressives est signe de corruption dans une cité174. Elle révèle l’impor­ tance qu’ont prise les vices. Par là la naissance de ces lois s’inscrit dans une histoire morale de l’humanité : au respect inné du bien qui se manifestait chez les premiers hommes s’oppose le développement des passions et des vices qui ren­ dent les lois nécessaires. C’est ce qu’exprime clairement Tacite. Et même si cette idée est moins nettement formulée chez les écrivains de la République, elle n’en est pas moins présente dans l’interprétation que donne Salluste des premiers siècles de la République, ou dans la façon dont ils expliquent la naissance des lois répressives. L’histoire de la loi est ainsi liée à une espèce de décadence morale : son origine est contem­ poraine des passions et de leurs ravages ; elle révèle que les hommes ne sont plus vertueux. Nos auteurs présentent donc une théorie commune sur la naissance des lois ; elle est manifestement d’origine philosophique. Peut-on en préciser la source ? Il n ’est pas très original de concevoir l’évolution de l’humanité en termes de décadence : c’est déjà ce que l’on trouve dans le mythe des races chez Hésiode. Une telle idée occupe toutefois une place importante chez Platon : la succession des différents régimes dans les livres VIII et IX de la République est présentée par le philosophe comme une corruption progressive qui s’accompagne d’une dégradation morale. Mais c’est surtout dans le livre III des Lois qu’apparaissent des thèmes voisins de celui qui nous occupe. L’Athénien y décrit l’évolution de l’humanité après le déluge. Les hommes, d’abord isolés, se regroupent peu à peu et forment une société généreuse qui ignore la démesure, la cupidité et l’injustice : ils ne connaissent pas non plus les différents moyens de se faire du to rt175. Et Platon d’ajouter : « N’est-il pas vrai qu’ils n’avaient pas besoin de législateurs et qu’une pareille institution n’avait pas pris cours à cette époque176 ? » Platon présente ainsi une société qui est formée d’hommes vertueux et qui ignore les lois. Elles ne deviennent nécessaires qu’à un autre stade de l’évolution : des groupes aux coutumes diverses se réunissent et chacun préférant les siennes, il est indispensable de faire des lois communes177. L’apparition des lois est-elle liée à une décadence morale ? Ce n’est pas absolument évident ici, mais le lien qu’établit Platon entre la simplicité vertueuse des pre­ miers hommes et l’absence de lois peut le faire penser, d’autant plus que le philosophe soulignera par la suite que les régimes ont été perdus par les excès et la démesure. De plus dans les Lois, ce sont bien les vices et la faiblesse humaine qui contraignent l’Étranger d’Athènes à prévoir des lois178 pour certains crimes. La loi naît donc de la corrup174. 175. 176. 177. 178.

Voir p. 371. Lois III, 679 c. Cf. 679 e. III, 680 a. III, 681 c. IX, 872 c ; 880 d.

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tion de la nature humaine. On peut alors penser à une influence plato­ nicienne sur les écrivains romains. Mais le stoïcisme proposait une explication voisine : nous en avons la preuve par la lettre 90 à Lucilius. Sénèque rappelle et discute les théories de Posidonius sur la vie des pre­ miers hommes et le rôle des sages. Deux éléments importants se déga­ gent de cette lettre : Posidonius souligne d’abord que les premiers hom­ mes suivaient la nature et ignoraient la corruption179. Deuxièmement les lois sont rendues nécessaires avec les progrès des vices180. L’interprétation donnée par le philosophe stoïcien (avec lequel Sénèque se déclare d’accord) est ainsi toute proche des thèmes que nous avons dégagés : les lois s’imposent forcém ent avec le développem ent du vice. Dans le détail il y a quelques différences : la phrase de Sénèque laisse penser que ce ne sont pas les sujets qui sont corrompus mais les chefs qui de rois qu’ils étaient, se transforment en tyrans. Les lois deviennent alors nécessaires pour remplacer les rois. Et Posidonius ne semble pas avoir souligné que les vices et les crimes aboutissent à la naissance des lois qui doivent maintenir dans le devoir. Mais en définitive son interpréta­ tion est proche des idées qu’ont développées nos auteurs. Nous consta­ tons ainsi que ces derniers s’inspirent d’un courant où se mêlent plato­ nisme et stoïcisme pour interpréter l’origine des lois. Ils peuvent grâce à lui insister sur les rapports étroits entre la loi et la morale, entre la législation et les mœurs, tout en soulignant qu’il est préférable de limi­ ter les mesures législatives. La réflexion sur l’efficacité des lois et le châtiment est en définitive dominée par une perspective morale : elle n’a pas pour fin d’assurer la sécurité des biens et des personnes, d’empêcher les hommes de se faire du tort, mais traduit la volonté de créer une cité juste et vertueuse. Dès lors le souci d’éviter les infractions se confond avec le désir d’amener les citoyens à pratiquer le bien : de là découle une échelle de valeurs qui privilégie l’obéissance sans contrainte aux dépens de l’intimidation et souligne les limites d’une répression qui trouve son origine dans la cor­ ruption humaine. Aussi tout l’effort des écrivains anciens consiste-t-il à développer la conscience morale : ce résultat peut être acquis en ayant recours à la pression sociale, en faisant appel à la raison et à la persua­ sion, en utilisant l’intimidation. Mais dans tous ces cas la loi reste une obligation qui s’impose de l’extérieur au citoyen. Il est donc nécessaire de lui donner une formation morale car on n’obéit bien que volontairement.

179. A d Luc. 90,4 : Sed primi mortalium quique ex his geniti naturam incorrupti sequebantur. 180. Ibid. 6 : Postquam subrepentibus uitiis in tyrannidem regna conuersa sunt, opus esse legibus coepit.

CHAPITRE IX

LA LOI, LES MŒURS ET L’ÉDUCATION

En recherchant une obéissance qui ne soit pas contrainte mais con­ sentement, en proposant comme idéal un respect spontané, les écrivains romains fondent l’observation des lois sur la conscience publique et le sens du devoir. Dès lors, ils s’attachent avant tout au comportement des citoyens et souhaitent qu’il soit spontanément en harmonie avec la légis­ lation. La réflexion sur l’efficacité des lois aboutit ainsi à une question fondamentale que les pages précédentes nous ont déjà fait découvrir : le rapport entre les mœurs et les lois ; elle débouche inévitablement sur l’éducation dont l’importance n’est jamais négligée dans l’Antiquité. Mais en affirmant que les lois ne sont rien sans les mœurs, les auteurs latins ne risquent-ils pas de privilégier ces dernières et, paradoxalement, d’assurer l’autorité des lois en les rendant superflues ? Tel n’est pour­ tant pas le sens de leur réflexion : elle les restaure au contraire dans leur puissance, précise leur fonction et la place des mœurs, tout en se montrant fidèle à la tradition romaine.

A. LA LOI ET LES MŒURS On ne peut parler des lois sans parler des mœurs : nous les avons constamment rencontrées dans les pages précédentes lorsque nous avons envisagé l’origine de la répression ou ses limites1. Ces deux questions nous ont révélé l’un des problèmes importants qu’elles posent : leur corruption. Les écrivains romains s’y attachent et dégagent ainsi, au moins négativement, l’influence qu’elles peuvent avoir. Mais leur réflexion s’oriente dans une autre direction : ils recherchent comment la conscience publique peut contribuer au respect des lois et retrouvent par là l’idéal d’une obéissance qui ignore la contrainte.

1. Voir p. 371 et 424.

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7. Corruption des mœurs et ruine des lois Les mœurs occupent assurément une place importante dans les préoccupations de nos auteurs. Elle se saisit dès les débuts de la littéra­ ture latine : c’est en effet dans l’œuvre d’Ennius qu’apparaît d ’abord cette notion puisque dans un vers fameux des Annales, le poète décla­ rait : « C’est grâce aux mœurs d’autrefois et aux hommes que Rome se maintient2. » Très tôt aussi nous découvrons le conflit des leges et des mores ; l’œuvre de Plaute en apporte le meilleur témoignage, en parti­ culier dans le Trinummus. Le poète a mis en effet dans la bouche de l’esclave Stasime toute une série de réflexions sur les mauvaises mœurs qui asservissent les lois : « Les mœurs ont fini par réduire les lois en leur pouvoir et celles-ci leur sont plus soumises que les parents à leurs enfants. Les malheureuses sont fixées au mur par des clous de fer, alors qu’il ne serait que trop juste d ’y clouer les mauvaises mœurs » et il ajoute : « Pour elles rien n ’est sacré, les lois sont les esclaves du caprice3. » Ce long passage suggère-t-il que déjà au début du IIe siècle le conflit entre les lois et les mœurs était suffisamment aigu pour que le poète y fît allusion et blâmât indirectement ses concitoyens au travers d ’une comédie ? P. Grimai en analysant ces vers a pourtant montré qu’ils contenaient des exemples qui peuvent difficilement s’appliquer à Rome4. Les comportements, que critique Stasime et qu’il considère comme caractéristiques des mauvaises mœurs, sont en effet les sui­ vants : « Abandonner son bouclier, fuir devant l’ennemi sont des cho­ ses permises5. » Or, de telles actions se comprennent mal dans une cité qui a triomphé d ’Hannibal et qui vient d’être victorieuse en Orient6. Ces thèmes, loin de représenter les préoccupations actuelles de Rome, seraient empruntés au Trésor de Philémon qui sert de modèle à cette pièce. Ils se comprennent mieux dans une œuvre écrite au début du IIIe siècle7 à un moment où les débats que suscitent les réformes de Démétrius de Phalère et ses tentatives de redressement moral, n’étaient pas oubliés. De tels arguments sont assurément très convaincants. Néan2. Annales 500 (Vahlen) : M oribus antiquis res stat Rom ana uirisque. 3. Trinum m us 1037-1040 : M ores leges perduxerunt iam in potestatem suam Magisque < is > sunt obnoxiosae quam parentes liberi < s > Eae miserae etiam ad parietem sunt fix a e clauis ferreis, Vbi m alos m ores adfigi nim io fu era t aequius. 1043-1044 : N eque istis quisquam lege sanctumst ; leges m ori seruiunt M ores autem rapere properant qua sacrum qua publicum . C f. les vers 28-31 de la pièce. 4. P . G r i m a l , Analisi dei Trinum m us e gli albori della filosofia in Roma, D ionisio, 43, 1969, p. 363-375 ; Existe-t-il une « morale » de Plaute ? B . A . G . B . , 1975, p. 485-499. 5. Trinum m us 1034. 6. Si l’on adm et, ce qui est vraisemblable, que la pièce a été composée vers 188 (voir K .H .E . Schütter, Quibus annis comoediae Plautinae prim um actae sint quaeritur, Groningue, 1952). 7. Selon la datation proposée par P . Grimal, D ionisio, 1969, p. 366.

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moins, même si cette problématique vient de Grèce et reflète l’actualité grecque, il n’est pas indifférent que Plaute l’ait utilisée ; cela prouve au moins qu’il était conscient de ce problème. Bien sûr il ne l’analyse pas avec précision et se borne à en énoncer les données : de mauvaises mœurs rendent les lois sans force. Ces dernières sont incapables de rete­ nir les citoyens lorsque leur comportement obéit à d’autres principes. Plaute ne formule qu’une constatation mais ces idées seront approfon­ dies par toute une tradition. Nous assistons ainsi à la naissance d’un thème important, que nous retrouverons à la fin de la République. Les mœurs occupent en effet une place indéniable chez les écrivains de cette époque. Ils examinent le comportement collectif des Romains pour en souligner la grandeur ou au contraire la bassesse. L’œuvre de Salluste offre une excellente illustration de ce point de vue ; au début du Catilina il décrit l’histoire de Rome en distinguant deux moments : les débuts de la République où les Romains pratiquaient la vertu et res­ pectaient le bien, la période qui suit la chute de Carthage où se mani­ festent les vices que sont l’amour du pouvoir et de l’argent8. Ils ont pour première conséquence la disparition de la vertu ; par la suite leurs effets sont plus funestes encore : ils ruinent la cité et le meilleur des États devient le plus corrompu9. L’analyse que présente l’historien se fonde donc sur une constatation : la disparition des qualités morales du peuple romain10. S’il parle des mœurs, c’est avant tout pour en souli­ gner la corruption et étudier ses effets dans la cité : « On se mit à pil­ ler, à dépenser, à mépriser son propre bien, à convoiter celui d’autrui, à confondre dans un même mépris honneur, pudeur, lois divines et humaines, sans respect ni retenue11. » Salluste propose ici une analyse générale : le mépris des lois en est seulement un aspect, un élément parmi d’autres. Assurément une telle conduite n’a rien de commun avec 8. Catilina 9, 1 : boni mores colebantur ; Catilina 10, 3 : primo pecuniae deinde imperii cupido creuit. La même analyse se retrouve dans la préface des Histoires : Opti­ mis autem moribus et maxima concordia egit inter secundum atque postremum bellum Carthaginiense... A t discordia et auaritia atque ambitio et cetera secundis rebus oriri sueta mala post Cathaginis excidium maxime aucta sunt. (Livre I, frgt 11 Maurenbrecher ; cf. le frgt 16). Nous laissons de côté les problèmes que pose l’analyse de Salluste : en par­ ticulier le choix de la date à laquelle commence la décadence (voir D.C. Earl, The politi­ cal thought o f Sallust, Cambridge, 1961) et les sources. 9. Catilina 10, 6 : Haec primo paulatim crescere, interdum uindicari ; post, ubi conta­ gio quasi pestilentia inuasit, ciuitas inmutata, imperium ex iustissimo atque optumo cru­ dele intolerandumque factum . Cf. 5, 9 : ... ut paulatim inmutata (scii, res publica) ex pulcherruma atque optuma pessuma ac flagitiosissuma facta sit disserere. 10. 12, 1 : Postquam diuitias honori esse coepere (...) hebescere uirtus... Sur la portée de cette analyse qui annonce l'effondrement de la démocratie et sur ce qu’elle doit à Pla­ ton, voir A. Michel, Entre Cicéron et Tacite : aspects idéologiques du Catilina de Sal­ luste, A cta Classica Univ. Scient. Debrecen., 5, 1968, p. 83-91. 11. Catilina 12, 2 : rapere, consumere, sua parui pendere, aliena cupere, pudorem, pudicitiam, diuina atque humana promiscua, nihil neque pensi neque moderati habere. Ce passage montre à l’évidence que le conflit entre les leges et les mores ne saurait se réduire à un conflit entre libertas et dignitas comme D.C. Earl (op. rit., p. 26) semble en être

persuadé.

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les premiers temps de la République où le respect de la justice venait d e l’instinct plus que de la législation12. Dans les deux stades de l’histoire romaine, la loi ne paraît donc pas avoir une place essentielle : a u départ, la contrainte légale n’est pas nécessaire ; quand le sens moral a disparu, la législation n’a plus aucune force. Salluste laisse ainsi voir que les lois ne sont rien sans les mœurs. L’intimidation est inutile, lorsqu’elles sont bonnes ; lorsqu’elles ne le sont plus, elle ne réussit pas mieux à maintenir les hommes dans le droit chemin. La corruption des mœurs nous avait déjà révélé la faible portée de la répression : à ce stade, il ne sert à rien d’aggraver les peines et de multiplier les lois pénales13. Avec Salluste, leur décadence paraît nous dévoiler toute leur fragilité : le respect du juste et du bien dépend uniquement des disposi­ tions morales des citoyens ; seules les mœurs sont efficaces. Tite-Live n’est pas moins sensible à leur corruption : il la mentionne dès la préface de son œuvre. L’histoire de Rome fait d’abord voir « une sorte de fléchissement des mœurs, puis un affaiblissement pro­ gressif et, enfin, un effondrement rapide14 ». Comme Salluste, cet écri­ vain se montre attentif aux qualités morales du peuple romain ; dans les derniers livres que nous possédons il en souligne la disparition en m on­ trant les conséquences funestes de Yauaritia et de la luxuria ; elles amè­ nent notamment les Romains à se montrer impitoyables envers leurs alliés et leurs provinces15. Dans ce cadre général, la loi a-t-elle une place ? Le discours de Caton l’Ancien, au début du livre XXXIV, laisse simplement voir que les progrès des vices rendent les lois nécessaires : les mœurs défaillantes donnent naissance aux lois et à la répression16. Mais c’est surtout dans la première décade que l’historien met claire­ ment en lumière le lien des mœurs et des lois. L’analyse qu’il propose de la lex Valeria-Horatia sur la prouocatio nous a déjà montré com­ ment le sens de l’honneur constituait un moyen de faire observer les lois sans utiliser d’autres formes de contrainte17. C’est suggérer que le respect des lois dépend en dernier ressort des habitudes de comporte­ ment. Cette idée est encore plus nettement développée dans un passage du livre III ; l’historien insiste sur la valeur qu’avait le serment pour les Romains d’alors : il oblige les plébéiens à s’enrôler alors que les tribuns veulent empêcher le recrutement de soldats pour faire passer leurs lois. Et Tite-Live ajoute : « L’indifférence religieuse qui domine à notre épo­ que, n’était pas encore apparue et personne en interprétant les serments 12. Catilina 9, 1. Sur ce passage voir p. 419. 13. Voir p. 373. 14. Praef. 9 : Labente deinde paulatim disciplina uelut desidentis prim o m ores sequa­ tur animo, deinde ut magis magisque lapsi sint, tum ire coeperint praecipites donec ad haec tempora quibus nec uitia nostra nec remedia p ati possumus peruentum est. 15. Dans les livres XXXIV à XLV. Voir l’analyse détaillée que propose sur ce point T .J. L u c e Livy. The Composition o f His History, Princeton, 1977, p. 250-270. 16. XXXIV, 4, 8 ; voir p. 423. 17. X, 9, 6 ; voir p. 388.

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et les lois ne les adaptait à son propre intérêt, mais on y conformait plutôt sa conduite18. » L’historien dégage ainsi la puissance d’un senti­ ment (1st crainte des dieux) qui règle la conduite des citoyens ; son affai­ blissement les pousse à négliger leurs engagements ou plus exactement à les interpréter habilement pour ne pas les tenir. Tite-Live donne en outre une portée générale à sa remarque en y incluant les lois. 11 laisse deviner par là que la disparition du sens moral a pour conséquence le mépris des lois. Certes, il se montre moins catégorique que Salluste ; leur pouvoir n’est pas totalement ruiné : les Romains cherchent plutôt un moyen de les tourner et les respectent formellement19. Pourtant TiteLive s’efforce de résoudre le même problème que Salluste : il n’y a pas de loi qui puisse contraindre à respecter les lois ; seules les habitudes de comportement, les mœurs peuvent avoir ce résultat. Tite-Live et Salluste proposent donc des interprétations voisines : ils soulignent l’un et l’autre le déclin des mœurs et en mesurent les consé­ quences sur les lois. Ils analysent ainsi un état de fait, une situation. Se bornent-ils à cette constatation ? C’est sans doute vrai pour Salluste. Il décrit avant tout la corruption des mœurs ; ce point de vue lui permet de dégager leur rôle qui est fondamental, mais la place restreinte qu’il donne aux lois l’empêche de préciser si l’on peut les renforcer par les mœurs. Même les Lettres à César sont muettes sur ce point : l’historien se contente de déclarer qu’il faut détruire ou du moins limiter l’amour de l’argent20, faire respecter les bonnes mœurs. Il n’en va pas de même pour Tite-Live ; ce dernier ne se borne pas à montrer négativement la place des mores en soulignant les conséquences de leur relâchement. Il cherche à préciser l’effet des bonnes mœurs. La façon dont il présente l’œuvre de Numa le fait bien voir : le roi fonde la cité sur les lois et les mœurs21et il insiste sur l’heureux résultat d’une politi­ que qui développe la crainte des dieux, adoucit des âmes belliqueu­ ses et remplace la crainte des lois par le respect des engagements22. L’obéissance aux lois ne repose donc plus sur l’intimidation : elle est

18. III, 20, 5 : Sed nondum haec quae nunc tenet saeculum neglegentia deum uenerat, nec interpretando sibi quisque ius iurandum et leges aptas faciebat sed suos potius mores ad ea accomodabat. 19. Voir p. 312 ; sur ce qui distingue Salluste et Tite-Live dans leur analyse de la cor­ ruption des mœurs, voir les remarques de R.M. O g i l v i e , dans son commentaire de la préface (p. 24) et celles de T . J L u c e (op. cit., p. 270-276). 20. A d Caesarem senem I, 5, 4 : Id ita eueniet si sumptuum et rapinarum licentiam dempseris, non ad uetera instituta reuocans, quae iam pridem corruptis moribus ludibrio sunt, sed si suam quoique rem familiarem finem sumptuum statueris. II, 7, 2-3 : ... in ea re maxume animum exerceto ut colantur boni mores, concordia inter ueteres et nouos coalescat. Sed multo maxumum bonum patriae, ciuibus, tibi, liberis, pos­ tremo humanae genti pepereris, si studium pecuniae aut sustuleris, aut, quoad res feret, minueris. 10 Ergo in primis auctoritatem pecuniae demiseris. 21. I, 19, 1 : ... iure eam (scii, urbem) legibusque ac moribus de integro condere parat. 22. I, 21, 1.

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une conséquence des habitudes de conduite, du comportement q u ’a voulu créer le roi. Le règne de Numa permet à Tite-Live de suggérer un modèle d ’obéissance (on sait la place exemplaire qu’a ce roi dans l’his­ toire romaine). Il laisse deviner qu’un législateur doit s’attacher aux mœurs et développer le sens du bien chez les citoyens pour assurer l’efficacité de ses lois. Une telle idée reste implicite chez Tite-Live mais elle est exprimée avec clarté dans l’œuvre de Cicéron. Il se montre, lui aussi, attentif au comportement des citoyens : le De re publica le fait bien voir. Le livre V s’ouvre en effet sur le célèbre vers d’Ennius : « C’est grâce aux mœurs d ’autrefois et aux hommes que Rome se maintient. » Et Cicéron d’ajouter : « Ni les hommes, si la cité n’avait pas eu ces mœurs, ni les mœurs, s’il n’y avait pas eu les chefs que vous savez, n’auraient pu fonder et faire durer si longtemps un État aussi grand...23 » Nous tro u ­ vons ici un thème cher à Cicéron : il s’attache aux grands hommes qui par leur prééminence maintiennent les institutions et les coutumes24. Mais les mœurs, le comportement de toute une collectivité qui forme de grands hommes font également l’objet de ses préoccupations. Mores et uiri maintiennent la cité : à l’inverse, Scipion souligne la corruption d’un État où ils ont disparu25. Nous retrouvons ici un thème que nous avons déjà rencontré plus haut : la disparition des mœurs entraîne l’affaiblissement de l’organisation politique26. Comme Salluste et TiteLive, Cicéron ne mentionne pas la loi dans ce déclin et s’attache uni­ quement aux mœurs. Il est vraisemblable que la législation disparaît avec la res publica, mais l’auteur ne l’indique pas. Le De legibus nous permet pourtant de préciser les rapports étroits qu’entretiennent mœurs et lois. Dès le début du dialogue, avant même de définir ce qu’est la loi véritable, Cicéron affirme qu’il faut « implanter des mœurs27 », tout en donnant des lois. Cette remarque permet de définir clairement l’inter­ prétation de l’écrivain : il ne se préoccupe pas ici de montrer comment des mœurs décadentes ruinent le pouvoir des lois, il veut au contraire renforcer les lois par les mœurs. C ’est en quelque sorte ce que Tite-Live laissait voir avec le règne de Numa, mais le projet de Cicéron est beau­ coup plus net et plus clair. Une telle attitude n’est pas surprenante dans un dialogue qui doit préciser les lois adaptées à la meilleure forme 23. De re publica V, 1, 1 : M oribus antiquis res stat Romana uirisque. (...) Nam neque uirit nisi ita morata ciuitas fuisset, neque mores nisi hi uiri praefuissent aut f u n ­ dare aut tam diu tenere potuissent tantam et tam fu se lateque imperantem rem publicam. 24. Voir p. 2% et p. 414. 25. V, 1, 2 : Quid enim manet ex antiquis moribus quibus ille dixit rem stare R om a­ nam ? quos ita obliuione obsoletos uidemus, ut non m odo non colantur, sed iam ignoren­ tur. N am de uiris quid dicam ? mores ipsi interierunt uirorum penuria (...) Nostris enim uitiis, non casu aliquo, rem publicam uerbo retinemus, re ipsa uero iam pridem amisimus. 26. Voir p. 297. 27. De legibus I, 6, 20 : ... tenendus est nobis et seruandus status omnesque leges adcommodandae ad illud d uitatis genus, serendi etiam m ores...

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d’État. L’auteur du De re publica est ainsi amené à se soucier de la for­ mation morale des citoyens qui, seule, permet d’assurer le respect des lois ; il repose donc sur les habitudes de conduite acquises par les citoyens. C’est ce que nous révèle le livre III du De legibus. Cicéron vient d ’énoncer les lois relatives au sénat et a déclaré : « Que cet ordre soit sans tache et serve de modèle aux autres. » Atticus et Quintus sou­ lignent combien il est difficile de mener à bien ce projet avec le sénat qu’ils connaissent et Cicéron répond qu’il suppose toute une formation des citoyens28. Il suggère ainsi qu’il faut les préparer à respecter cette loi ; s’il veut implanter des mœurs, c’est assurément pour obtenir le même résultat. L’auteur du De re publica ne s’explique pourtant pas très clairement sur ce point : il ne précise pas nettement le rôle des mores ni la façon dont il entend les utiliser. Il reste allusif ; l’est-il parce qu’il se réfère à toute une tradition philosophique qui a largement exposé ces problèmes29 ? 2. « Graver les lois dans les mœurs » : la tradition grecque Cette question avait été largement traitée par les philosophes grecs. Ils se sont en effet efforcés de faire concorder la conduite des citoyens et les lois de la cité. Mœurs et constitution doivent s’accorder. Une telle idée prend en premier lieu la forme d’une espèce de relativisme : elle consiste à affirmer que les mêmes lois ne sont pas nécessairement bon­ nes pour toutes les cités. Ce point de vue apparaît d’abord dans les fragments attribués à Archytas de Tarente : « La loi doit s’accorder avec les citoyens pour qui elle est portée. Car beaucoup ne sont pas capables de recevoir ce qui est bon par nature et en premier ordre, mais seulement le bien qui leur convient et qui est réalisable. Car c’est ainsi aussi que les malades et les personnes faibles reçoivent des soins30. » Le disciple de Pythagore soulignait ainsi qu’une constitution fondée sur le droit proportionnel, qui est celui de la nature, ne convient pas forcé­ ment à toutes les cités : la comparaison avec les malades laisse supposer que les lois doivent tenir compte des dispositions sociales et morales d’une société donnée pour être efficaces : « De même que la terre ne produit pas partout les mêmes fruits, de même l’âme des hommes ne peut admettre partout la même vertu 31 » ajoutait-il. C’est affirmer net­ tement que pour être utiles les lois doivent s’adapter aux mœurs. Une telle idée se retrouve dans la tradition grecque. Elle trouve une 28. III, 12-13, 29 : nam cum om ni uitio lex carere iubeat, ne ueniet quidem in eum ordinem quisquam uitii particeps : id autem difficile factu nisi educatione quadam et disciplina. 29. Ce n ’est pas l’unique exemple de cette attitude chez Cicéron ; voir p. 391 et 401. 30. Stobée IV, p. 84 H. 31. Stobée IV, p. 84 H.

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excellente illustration dans la réponse prêtée à Solon : « On lui deman­ dait s’il avait donné aux Athéniens les meilleures lois : les meilleures, répondit-il, qu’ils puissent accepter32. » Plutarque, qui nous rapporte cette réponse, précise en effet que Solon s’était refusé à faire des chan­ gements trop violents, craignant de ne pouvoir ensuite réorganiser la cité comme il l’entendait33. Une telle attitude traduit assurément le désir qu’a le législateur d ’être efficace en n ’imposant pas des lois trop rigou­ reuses à ses concitoyens. Paradoxalement, nous retrouvons le même souci dans les Lois de Platon ; le modèle de cité qu’il propose dans ce dialogue n ’est pas la cité idéale : en particulier la communauté des biens n’y existe pas. L’Étranger d’Athènes reconnaît en effet « qu’un pareil régime est trop dur pour des citoyens nés, formés et élevés comme les nôtres34 ». Le philosophe adapte ainsi ses mesures aux hommes qui devront les respecter ; il tient compte de leurs habitudes et de leur for­ mation. Ces derniers n’ont pas été accoutumés à considérer avant tout le bien de la cité ; il faut donc éviter de leur imposer des exigences trop rigoureuses, de les forcer à un changement radical que même la con­ trainte légale ne pourrait réaliser. Pour être observées, les lois doivent être en harmonie avec les mœurs. C’est surtout dans la Politique d’Aristote que ce point de vue trouve son application la plus nette : ce qui n’était auparavant que constata­ tion devient chez lui l’expression d’un principe. « On doit en effet con­ sidérer non seulement la constitution idéale, mais encore celle qui est simplement possible, et pareillement aussi celle qui est plus facile, et plus communément réalisable par tous les États35 » déclare-t-il. Que faut-il entendre par « constitution simplement possible » ? Le philoso­ phe l’explique clairement ; il oppose à la constitution la meilleure en soi, celle qui est la plus parfaite eu égard aux circonstances de fait36. La consti­ tution idéale ne convient pas à la plupart des peuples, elle est trop difficile à réaliser à cause de leurs traditions, de leur histoire ou de leurs mœurs : le législateur devra donc établir la constitution la meilleure possible, compte tenu de cette situation. Une comparaison avec la gymnastique éclaire cette idée : cet art « considère quelle sorte d ’exer­ cice est la meilleure en soi et quelle sorte est adaptée à la majorité des gens37 ». La constitution « simplement possible » est de la même façon celle qui est adaptée à l’état de telle ou telle cité ; c’est donc une notion relative. Une telle idée n’est pas surprenante chez Aristote qui s’est 32. Plutarque, Solon 15, 2. 33. Ibid. 15, 1 : « Il craignait, s’il troublait et bouleversait complètement la ville, de ne pas être assez fort ensuite pour la remettre dans son assiette et la réorganiser complètement. » 34. Lois V, 740 a. 35. Politique IV, 1288 b 37-39. 36. IV, 1288 b 25. 37. IV, 1288 b 12.

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occupé de classer et de définir les différentes formes d’oligarchie ou de démocratie ; il considère par là que les mêmes lois ne sont pas valables pour toutes les démocraties38. Les mœurs interviennent assurément pour déterminer l’originalité de chaque peuple et l’auteur de la Politique sait mesurer leur influence sur la constitution et les lois. Elles sont capables de transformer une constitution oligarchique en une constitution démo­ cratique : « Bien que la constitution telle qu’elle est réglée par la loi n’ait rien de démocratique, cependant par l’effet de la coutume et des habitudes de vie, elle est appliquée dans un esprit démocratique et il en est de même, à leur tour, dans d’autres États où la constitution légale étant plutôt démocratique, le genre de vie et les mœurs impriment aux institutions une tendance oligarchique39. » Et il n’est pas étonnant que le philosophe ait voulu adapter les lois aux mœurs. Dans la tradition grecque la question des mœurs se présente donc en premier lieu sous l’angle de l’efficacité : pour que les lois soient respec­ tées, il ne faut pas demander l’impossible aux citoyens, ni leur imposer coûte que coûte des exigences trop élevées pour eux, puisque la con­ trainte ne suffit pas. Aussi les philosophes recherchent-ils un accord entre les mœurs et les lois. Dans les États existants il est assuré en adaptant les lois aux citoyens ; mais lorsqu’il s’agit de réaliser une cité juste, tournée vers le bien, le législateur souhaitera, bien sûr, mettre les mœurs en harmonie avec ses lois. C’est le souhait qu’exprime Aristote dans une page vigoureuse de la Politique. En étudiant les moyens d’assurer la durée des constitutions, il déclare : « Rien ne sert, en effet de posséder les meilleures lois, même ratifiées par le corps entier des citoyens, si ces derniers ne sont pas sou­ mis à des habitudes et à une éducation entrant dans l’esprit de la cons­ titution40. » Le philosophe fait seulement intervenir les habitudes41 : il ne s’attache pas à la conscience publique ou aux moyens de développer la vertu mais se limite plus étroitement à une conduite répétée. Il se montre attentif à cette notion parce que les habitudes constituent pour lui le seul moyen d’assurer la stabilité de la constitution. Nous avons déjà vu qu’il se refusait à changer trop fréquemment les lois parce que « la loi n’a aucun pouvoir de contraindre à l’obéissance en dehors de la coutume et que celle-ci ne s’établit qu’après un laps de temps considéra­ ble42 ». Pour assurer le respect des lois, il convient donc de transformer un comportement conscient, mais né de la contrainte, en une conduite quasi-instinctive, née de l’habitude. En un mot, il faut « graver la loi dans les mœurs ». 38. IV. 1, 1289 a 20. 39. IV. 5. 1292 b 10. 40. P o litiq u e V, 9, 1310 a 15. 41. Sur la distinction entre Moi coutume et ήθη les mœurs, distinction qui reste d ’ail­ leurs assez floue, voir J. B o rd e s, P o lite ia d a n s la pen sée grecque ju sq u 'à A risto te , Paris, Belles Lettres, 1982, p. 375-377. 42. P o litiq u e II, 8, 1269 a 20. Voir p. 284-5.

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Une telle formule fait d ’abord son apparition chez les pythagori­ ciens : c’est le but que se propose Archytas de Tarente dans les frag­ ments qui lui sont attribués. « Les lois ne doivent pas être gravées sur les maisons et les portes, mais dans les mœurs des citoyens. Car à Lacé­ démone, la bien policée, la cité n ’est pas gouvernée par la masse des écrits, mais bien plutôt par les caractères des citoyens43. » Il ne s’agit plus seulement ici des habitudes mais de la conscience morale q u ’elles traduisent. L’obligation extérieure, née de l’intimidation et suggérée par la loi écrite, a disparu ; elle est remplacée par l’esprit civique. Les citoyens accomplissent spontanément ce que la loi ordonne : la con­ trainte n ’a de valeur que si elle s’accompagne de la certitude du châti­ ment et un criminel peut toujours faire le mal en secret. Dès l’instant où la loi est passée dans les mœurs, ce problème ne se pose plus. A la limite, la loi devient inutile parce que les hommes ont d ’eux-mêmes la volonté de faire le bien. C ’est ce que révèle l’exemple de Sparte, « gou­ vernée par les caractères de ses citoyens ». Le choix de cette cité n ’est pas surprenant parce qu’elle représente dans la tradition grecque la ville où la conscience publique est suffisamment développée pour rendre les lois inutiles44. Cette idée, simplement esquissée par le philosophe pytha­ goricien, est très bien illustrée dans la Vie de Lycurgue : « Lycurgue ne mit pas ses lois par écrit (...) Il croyait que les prescriptions les plus considérables et les plus importantes pour le bonheur et la pratique de la vertu demeureraient fixes et inébranlables si elles pénétraient dans les mœurs et la conduite des citoyens parce qu’elles auraient un lien plus ferme que la contrainte : le choix réfléchi de l’âme (προαίρεσις) que l’éducation inspire aux jeunes gens45. » Ce passage reprend des thèmes que nous avons déjà abordés : la stabilité ainsi assurée aux lois, l’absence de contrainte. Mais il insiste surtout sur l’obligation inté­ rieure, le sens du devoir. C ’est ce qu’exprime la notion de προαίρεσις. Le respect du bien est dès lors un choix, un élan qui porte les hommes à agir ainsi. L’idéal que nous avons esquissé dans le chapitre précédent trouve ici sa pleine réalisation : obtenir que les hommes suivent d’euxmêmes le bien et, par voie de conséquence, les prescriptions de la loi qui s’en inspire46. Il oblige tout naturellement à se soucier des mœurs : elles seules peuvent renforcer la loi et la rendre réellement efficace parce que le comportement des citoyens est censé être constamment en accord avec leur conscience morale. Les passages que nous avons cités révèlent ainsi une préoccupation commune : développer la conscience publique et le sens moral pour qu’ils se traduisent dans la conduite des citoyens : il s’agit de faire 43. 44. 45. 46.

Stobée IV, 138, p. 86 H . R. H irzel , A graphos N o m o s, p. 74 ; F. O llier , L e mirage Spartiate, Paris, 1933. Lycurgue 13, 1-2. Voir p. 418-9.

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régner la justice dans les âmes. Cette idée reste implicite dans les textes que nous venons de voir mais elle s’exprime très nettement chez Iso­ crate. Dans VAréopagitique, il montre les dangers de la multiplication des lois et ajoute : « Ce n’est pas là (les lois rédigées avec précision) ce qui cause le progrès dans la vertu, mais bien les habitudes de chaque jour ; car la plupart des gens finissent par avoir des mœurs semblables à celles dans lesquelles chacun d’eux a été élevé. Aussi le nombre et la précision de nos lois est-il un signe que notre ville est mal organisée, nous en faisons des barrières pour nos fautes et sommes ainsi forcés d’en établir beaucoup. Or les bons politiques doivent, non pas remplir les portiques de textes écrits, mais maintenir la justice dans les âmes ; ce n’est pas par les décrets mais par les mœurs que les cités sont bien réglées47. » La tâche essentielle du législateur est donc de développer la justice dans l’âme des citoyens pour créer de bonnes mœurs qui main­ tiendront la cité ; elles se manifestent par un comportement respectueux du bien. Et la loi, entendue comme une contrainte, n’a qu’un rôle secondaire à jouer, puisqu’elle n’est pleinement respectée que lorsqu’elle n’est plus loi mais conscience morale. Un tel point de vue explique l’opposition constante entre les mœurs et les lois, que nous avons rencontrée dans les textes. Les lois n’inter­ viennent que sous l’aspect de textes écrits, qui s’imposent par la con­ trainte : elles forment une barrière, dit Isocrate. Au mieux, elles consti­ tuent des rappels de la conduite qu’il faut suivre ; si elles sont affichées sur les portiques, c’est pour avertir constamment les citoyens de ce qu’ils doivent faire. On suppose donc qu’ils ne sont pas capables de le découvrir par eux-mêmes. Ainsi conçues, les lois ne sont pas efficaces : des citoyens qui ont besoin de toutes sortes d’indications pour être jus­ tes risquent fort de transgresser les lois. Il est au contraire indispensable qu’elles passent dans les mœurs, autrement dit que la conscience publi­ que se porte au-devant des lois. Les écrivains distinguent une loi écrite qui risque de rester lettre morte et une loi qui n’est pas écrite, mais vivante, inscrite dans la conscience des citoyens, et se traduit dans leur comportement. Cet idéal révèle par là le lien étroit qui existe entre la morale et la politique. La loi peut être gravée dans les mœurs parce que le but de la législation est la vertu. Ce point de vue qui ressort clairement des textes que nous avons cités, trouve son illustration la plus nette dans les Lois de Platon : elle est le fondement de toute la législation et c’est pourquoi le philosophe l’énonce dès le début du dialogue et la rappelle à maintes reprises48. Dès lors, il n’y a pas de différence entre morale et politique : 47. Aréopagitique 40-41. 48. Lois I, 630 c : « Le législateur de ce pays, et tout autre législateur n'auront en édictant chacune de leurs lois d'autre fin essentielle que la vertu suprême. » Cf. 630 e, 706 a, 714 a.

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la justice est la même dans la cité et dans l’individu. Nous retrouvons ainsi l’une des thèses fondamentales de Platon qui est longuement déve­ loppée dans la République49 et figure aussi dans les Lois. Ce point de vue qui est partagé par la plupart des philosophes de l’Antiquité nous aide à comprendre pourquoi l’on peut espérer graver la loi dans les mœurs : la loi existe à la fois dans l’âme humaine et dans la cité, elle fait connaître le bien à tous, dans l’âme elle prend la forme de la ra i­ son, de la conscience du devoir. Les écrivains romains ne semblent pas avoir insisté avec la m êm e vigueur sur la nécessité de graver la loi dans les mœurs. Ils le suggèrent quelquefois mais cette idée reste implicite et n ’a visiblement pas l’ampleur qu’elle prend en Grèce. On pourrait bien sûr expliquer leur réserve en rappelant qu’ils se réfèrent à une tradition philosophique qui a largement exposé ces problèmes et qu’ils pouvaient rester allusifs. Mais les auteurs latins ne sont pas les pâles imitateurs des Grecs. U ne autre raison explique leur attitude : l’importance des mores à R om e. Cet ensemble de conduites et de principes légués par la tradition ne trouve son équivalent ni dans la langue ni dans les institutions grecques. Or, il fait partie des données fondamentales de la mentalité rom aine50. Son contenu est extrêmement important : il ne s’épuise pas dans des manières de vivre, des usages collectifs51. Le rôle des censeurs et leur regimen morum nous le montrent avec force ; les actes qui entraînent leur blâme touchent à tous les domaines : vie privée ou publique, co n ­ duite à l’armée, gestion du patrimoine, atteintes à la fîd es52. Les m ores désignent ainsi des principes de conduite que tout citoyen doit respec­ ter : ils sont bons lorsqu’ils reçoivent l’approbation de la com mu­ nauté53. Le comportement collectif témoigne donc de valeurs et même de vertus reconnues par tous. Le lien des mores et des lois se laisse aisé­ ment deviner : les mores sont sans doute des usages, des conduites qui ne sont pas toujours sanctionnées par le droit mais ils créent un ordre qui s’impose au même titre que la loi et qui en est difficilement sépara­ ble comme le montre la fréquence avec laquelle ces deux termes sont associés chez les auteurs latins. Leges et mores se complètent et s’accor­ dent parce qu’ils reflètent les mêmes exigences et les mêmes valeurs. Tantôt les mœurs suffisent à les faire respecter, tantôt les impératifs de la loi viennent les renforcer et les confirmer. Il est donc évident que les

49. Voir le livre IV de la R é p u b liq u e 435 a-436 a : P laton explique que la justice est la même dans l’É tat et l’individu ; et il ajoute que chacun de nous porte en lui les mêmes caractères et les mêmes m œurs que l’Etat (435 e). 50. M. M e s l i n , L 'h o m m e r o m a in , Paris, 1978. 51. Sur la distinction entre m œ urs et manières de vivre (fo lk sw a y s) voir J. C a r b o n ­ n i e r , S o c io lo g ie ju r id iq u e , p. 176 et suiv. 52. Voir p. 385. C f. G. P i e r i , L 'h is to ir e d u cen st p. 99-108. 53. F. S e n n . Des origines et du contenu de la notion de bonnes m œ urs. R e c u e il F. G é n y , t. I, 1935, p. 53-67.

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écrivains romains devaient être d’emblée attentifs au rôle des mœurs qui consolident et précisent les lois ; leur tradition leur en montrait l’importance. Il ne leur était donc pas nécessaire de donner à cette idée la même ampleur que les philosophes grecs : ce n’était pas une innova­ tion ni une découverte, puisqu’ils reproduisaient les principes et les usa­ ges de leur cité et s’étaient avisés de son originalité. Les écrivains romains, comme les philosophes grecs, se sont donc attachés aux mœurs pour mettre en lumière le lien étroit qui les unit aux lois. La notion de mœurs est toutefois une notion vague ; aussi peut-elle être abordée sous des angles divers : les uns se soucient de la corruption des mœurs qui ruine les lois, d’autres en font l’élément dis­ tinctif d’une cité et veulent adapter les lois aux mœurs ; tantôt les mœurs désignent des habitudes de comportement, tantôt elles recou­ vrent en quelque sorte la conscience publique et permettent de mesurer si la justice règne dans les âmes. Ces points de vue, dans leur diversité, traduisent pourtant un idéal commun que l’on retrouve à la fois à Rome et en Grèce : le désir de développer le bien et la vertu chez les citoyens. S’ils se montrent vertueux, ils se porteront d’eux-mêmes audevant des exigences de la loi, qui sera gravée dans les mœurs. Un tel idéal suppose assurément que les citoyens soient préparés à une telle conduite : il est donc inséparable de l’éducation.

B. L’ÉDUCATION ET LA LOI En parlant du châtiment et du respect des lois, nous avons constam­ ment parlé d’éducation : elle est en effet indispensable si l’on veut fon­ der l’obéissance sur une autre chose que la contrainte. Le sens de l’hon­ neur ou la persuasion ne peuvent être efficaces dans une société donnée que si le législateur a pris soin de développer ce sentiment ou de former préalablement les citoyens à la pratique du bien54. En outre, il est impossible de s’attacher aux mœurs si l’on ne se soucie pas de dévelop­ per la conscience morale. Il n’est donc pas surprenant que l’éducation tienne une place essentielle dans la réflexion des auteurs anciens. Mais s’ils s’accordent sur le résultat, ils nous proposent cependant des moyens différents pour y parvenir : les uns se préoccupent d’une prati­ que répétée, d’autres cherchent à former des instincts. Les écrivains romains, qui s’attachent à leur tradition nationale, se sont-ils inspirés de cet héritage philosophique ?

54. Voir p. 399 et 410.

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7. Une préparation aux lois Comment obtenir que le respect des lois ne soit pas contrainte mais consentement ? Socrate dans le Criton avait proposé une réponse très simple et très ferme à cette question : la Prosopopée des lois trouve en effet son fondement dans un accord, une espèce de contrat qui lie le citoyen à sa cité. Accepter de rester dans Athènes, c’est s’engager à observer ses lois55. Socrate fait ainsi de l’obéissance aux lois le résultat d ’une convention : elle est liée au sens du devoir. Paradoxalement une conception aussi noble n’a eu que peu d ’échos. Elle n’en a trouvé aucun dans la littérature latine ; certes, les Romains affirment bien l’autorité des lois, soulignent très évidemment qu’il faut les respecter mais cette obligation ne repose pas sur un engagement (même tacite). Si la soumission aux lois est volontaire, elle ne prend pas cette forme. Cet heureux résultat peut être l’œuvre de la philosophie, comme quelques anecdotes nous le laissent voir. Aristote à qui l’on demandait l’avantage qu’il retirait de la philosophie, aurait répondu : « Celui de faire de moi-même et sans contrainte ce que les autres font par peur des lois5657. » Une réponse identique est mise dans la bouche de Xénocrate par Cicéron ; il fait dire au philosophe, au début du De re publica51, que ses disciples font spontanément ce que la loi les oblige à faire. U ne même idée s’exprime dans ces deux passages : le respect instinctif des lois ; la contrainte est inutile parce que de tels hommes font d ’euxmêmes ce que la loi impose. Nous avons déjà vu l’importance qu’avait ce thème dans l’Antiquité58. Ici cette attitude, qui représente la forme la plus haute de respect des lois, est présentée comme un bienfait de la philosophie, sans doute parce que celle-ci fait connaître le bien et amène ainsi à le mettre en pratique. Un tel résultat est assurément loua­ ble mais sa portée est limitée. Les bienfaits de la philosophie ne to u ­ chent que quelques hommes, à moins d’imaginer une société de sages. Un législateur souhaite obtenir de tous les citoyens sans exception un respect spontané des lois. Cicéron paraît avoir pressenti cette difficulté : dans le De re publica, il met au-dessus des philosophes le « citoyen qui par son pouvoir et les sanctions légales force ses concitoyens à faire le 55. C rito n 51 e : « Si quelqu’un de vous reste ici, où il peut voir comment nous adm i­ nistrons l’É tat, alors nous prétendons que celui-ci a pris en fait l’engagement d ’obéir à nos commandements. » Cf. 52 e. Voir l’analyse détaillée que propose A .D . W o o z l e y , L a w a n d o b ed ien ce. T he a rgu m en ts o f P la to *s C r ito , Londres, 1979. 56. Diogène Laërce V, 20. Une réponse du même ordre est mise par Diogène Laêrce dans la bouche d ’Aristippe de Cyrène (II, 68) « Si les lois disparaissaient, la vie des philo­ sophes n ’en serait point changée. » En somme il s’agit dans tous les cas d ’affirm er que le sage qui vit dans la vertu n ’a pas besoin de lois. 57. I, 2, 3 : Q u in etia m X e n o c ra te m fe r u n t n o b ilem in p r im is p h ilo so p h u m , cu m q u a ereretu r e x e o q u id a d seq u eren tu r eiu s d iscip u li , resp o n d isse u t id su a sp o n te fa c e r e n t q u o d co g eren tu r f a c e r e leg ibu s. La même anedocte se trouve chez Plutarque, adu . C o lo t. 30, 1124 d ; d e u irtu te m o ra li 7, 446 d. 58. Voir p. 418.

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bien59 ». Toutefois seule la contrainte peut, à ses yeux, avoir cet effet : l’emploi de termes tels que cogere ou imperium le fait assez voir. Dans ce passage, il ne propose aucune autre solution qui permette d’amener tous les citoyens à faire le bien sans recourir à l’intimidation. L’obéis­ sance instinctive qui était essentielle dans les passages que nous citions plus haut a complètement disparu. Il existe pourtant un moyen de concilier ces deux exigences : permet­ tre à tous les hommes de respecter d’eux-mêmes le bien ; c’est l’éduca­ tion. Cicéron lui-même ne l’ignore pas : s’il l’omet dans le passage que nous venons de citer, c’est parce qu’il se soucie alors d’opposer deux conduites, celle de l’homme politique et celle du théoricien, et de mon­ trer la supériorité du βίος πραχτιχός sur le βίος θεωρηπχός60. Dans le reste de son œuvre il est loin de considérer l’éducation comme négligea­ ble. Le livre IV du De re publica devait lui être consacré bien que les fragments qui en subsistent ne nous permettent pas d’en mesurer toute la portée61. Ils attestent au moins l’importance qu’elle revêtait à ses yeux et que confirme le livre V : Cicéron y évoque la formation intel­ lectuelle et morale du princeps et, surtout, montre comment le rector rei publicae peut développer le sens de l’honneur par l’éducation62. Le De legibus est tout aussi net sur la nécessité d’assurer une formation qui s’adresse à tous les citoyens. En affirmant dans le livre I qu’il faut implanter des mœurs, Cicéron suggère déjà qu’il va s’attacher à déve­ lopper des principes de conduite63 ; ce projet est précisé à la fin du même livre : Quintus déclare qu’il n’attend pas un catalogue des lois existantes, mais des règles de vie et une formation qui conviennent aux peuples et aux individus64 ; la notion d’éducation est ici clairement indi­ quée par disciplina. Nous retrouvons enfin ce terme dans le livre III associé à educatio dans le passage consacré à la formation morale des sénateurs. Le sénat doit servir de modèle aux autres et Cicéron précise : « Cela est difficile à réaliser et ne peut se faire que par une sorte d’édu­ cation et de formation ; nous en dirons peut-être quelques mots, si le sujet ou le moment s’y prêtent65. » Atticus ajoute qu’il tient à entendre 59. I, 2, 3 : Ergo Ule ciuis qui id cogit omnis imperio legumque poena quod uix per­ suadere oratione philosophi possunt, etiam iis qui illa disputant ipsis est praeferendus doctoribus. 60. Sur ce thème voir par exemple K. Buechner, Der Eingang von Cicero Staat, H om m ages J. Bayet, Bruxelles, 1964, p. 132-153 ; G. Pfligersdorffer, Politik und M usse, Munich, 1969 ; A. Grilli, / proemi del De re publica di Cicerone, Brescia, 1971. 61. V. P o esch l, Römischer Staat und Griechisches Staatsdenken... s’est attaché à m ontrer à partir des fragments que nous possédons comment Cicéron insistait sur la uerecundia et critiquait les théories de Platon, en particulier sur la communauté des femmes et des enfants. 62. D e re publica V, 4, 6. Voir chapitre VIII, p. 512. 63. D e legibus I, 6, 20. 64. I, 12, 57 : ... te existimo cum populis tum etiam singulis hodierno sermone leges uiuendi et disciplinam daturum. 65. I ll, 13, 29 : Nam cum omni uitio carere lex iubeat, ne ueniet quidem in eum ordi­ nem quisquam uitii particeps. Id autem difficile factu est nisi educatione quadam et disci-

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son ami en parler et qu’il le lui rappellera si c’est nécessaire. Ces lignes laissent supposer que la question de l’éducation devait être traitée dans les livres que nous ne possédons plus. Elles nous font voir l’importance qu’elle avait et surtout nous permettent de définir ce qu’il faut entendre par là. Dans tous les passages que nous avons cités, l’éducation est mise en rapport avec la loi ; elle revêt par là une signification très précise : il ne s’agit pas de l’acquisition d ’un savoir, mais d’une formation morale dans l’esprit de la loi, qui permet de se soumettre à ses exigences sans contrainte et en assure le respect. Elle peut avoir ce rôle parce que les vertus que l’on développe chez l’enfant sont précisément celles que l’on attendra du citoyen étant donné que morale et politique ne se distin­ guent pas. Peut-on en préciser les différents éléments ? L’œuvre de Cicéron le permet difficilement. Il se montre peu explicite sur ce point ; certes, il mentionne la nécessité de l’éducation dans ses traités philoso­ phiques : la nature n’a mis en nous que des germes de vertu et l’éduca­ tion doit les développer66. Mais il n’explique pas vraiment en quoi elle consiste ni comment il la conçoit. Cicéron s’attache de très près à la for­ mation de l’orateur ; il se préoccupe aussi du princeps mais l’éducation du citoyen est simplement indiquée, elle n’est pas précisée. Le De legi­ bus laisse simplement voir qu’elle se trouve liée à la cité et aux lois. Une telle affirmation revêt toutefois une importance indéniable : par là Cicéron retrouve une tradition philosophique qui est largement repré­ sentée chez Platon et Aristote. Il nous est nécessaire de l’analyser en détail pour mieux préciser l’originalité de l’écrivain romain. 2. Le développement de Vinstinct et des habitudes : la tradition grecque Les philosophes grecs sont loin d’avoir négligé l’éducation : les pre­ miers, les pythagoriciens s’y étaient attachés. A leurs yeux, elle devait d ’abord apporter une formation morale en apprenant la maîtrise des passions ; c’était notamment un moyen de maintenir l’harmonie dans la cité67. En outre, elle préparait les jeunes gens à observer les traditions et plina ; de qua dicemus aliquid fortasse, si quid fu e rit loci aut temporis. 30. A tticus : Locus certe non deerit quoniam tenes ordinem legum ; tem pus largitur longitudo diei. Ego autem si praeterieris, repetam a te istum de educatione et de disciplina locum. 66. De ß n ib u s V, 21, 59-60 : E tsi dedit talem m entem (scii, natura) quae om nem uirtutem accipere posset, ingenuitque sine doctrina notitias paruas rerum maximarum et quasi instituit docere et induxit in ea quae inerant tam quam elementa uirtutis. Sed uirtutem ipsam inchoauit, nihil amplius. Itaque nostrum est (quod nostrum dico, artis est) ad ea principia quae accepimus consequentia exquirere, quod sit id quod uolum us effectum . Cf. Tusculanes. Ill, 1, 2/3. 67. Dans les fragments d ’un περί πολιτείας que Stobée attribue à un certain H ippoda­ mos, il est précisé que « les passions de l’âme des jeunes gens doivent être éduquées et ramenées à la mesure ». Sur cet ouvrage qui n ’est sûrement pas authentique, voir A . D e l a t t e , L a politique pythagoricienne, p. 140-143.

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les lois de la cité68. Ainsi conçue, elle entraîne dès l’enfance le futur citoyen à la vie qu’il devra mener au sein de la cité : éducation morale et éducation civique se confondent puisque la formation morale que l’on donne à l’enfant lui permettra d’être un bon citoyen. La pensée pythagoricienne inaugure ainsi une tradition qui va prendre tout son sens dans l’œuvre de Platon. Il n’est pourtant pas le seul à se soucier de la formation des citoyens. Tel est aussi le but que se proposent les sophistes : Protagoras s’engage à faire de ses élèves de bons citoyens69 et les sophistes se pré­ sentent comme des éducateurs. Antiphon se montre conscient de la nécessité de la π α ιδεία : « C’est à l’éducation qu’on doit à mon avis accorder la priorité dans les affaires humaines. Posséder des bases soli­ des garantit vraisemblablement la solidité du résultat. Comme on sème, on récolte. Quand on sème de bonne heure une bonne éducation chez un jeune homme, on en récolte toute sa vie durant des fruits qui résis­ tent aux pluies et aux sécheresses70. » Malgré ces belles paroles, Anti­ phon ne propose qu’une éducation très restreinte : il s’agit d’apprendre à obéir71. Et, dans l’ensemble, former de bons citoyens revenait pour les sophistes à les rendre capables de prononcer des discours efficaces qui leur permettraient de l’emporter en toutes circonstances. Ils appor­ tent avant tout un art de parler et de persuader. Nous sommes donc très loin de la formation morale dont parlaient les pythagoriciens et que nous retrouverons chez Platon. Nul n’a été plus conscient que l’auteur de la République de l’impor­ tance de l’éducation et de la nécessité de façonner le citoyen dès l’enfance pour le rendre capable de respecter les lois. Dès ce moment, en effet, il s’agit de faire accepter à l’enfant les valeurs qui sont hono­ rées dans la cité. Un tel processus est déjà inscrit dans le Gorgias : cer­ tes, c’est Calliclès qui parle et il souligne comment les enfants sont accoutumés dès leur plus jeune âge à apprécier les qualités qu’honorent les plus faibles, auteurs des lois72. Le jeune sophiste souligne ainsi le poids d’une éducation qui a pour effet de préparer les jeunes gens à respecter ces règlements. Platon est assurément bien loin de partager toutes les opinions de Calliclès : il s’en sépare radicalement sur bien des

68. A. D e l a t t e , op. c//., p. 50 et suiv. 69. Protagoras 319 a. Sur la formation que proposent les sophistes, voir H .l. M arr o u , H istoire de Véducation dans ΓA ntiquité, p. 87-106.

70. Antiphon B 60. 71. B 61 : « L ’anarchie est le pire des maux humains : ils le savaient bien les hommes de jadis, qui dès le début accoutumaient les enfants à obéir et à faire ce qui leur était ordonné afin que, devenus hommes, ils ne fussent pas désemparés par un trop grand changement. » 72. Gorgias 484 a : « Nous façonnons les meilleurs et les plus vigoureux d ’entre nous, les prenant en bas âge pour nous les asservir à force d ’incantations et de mômeries en leur disant qu’il ne faut pas avoir plus que les autres et qu’en cela consiste le juste et le beau. »

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points. Mais il s’accorde avec lui sur le rôle de l’éducation. Il considère également qu’elle doit préparer les jeunes gens à obéir aux lois. Aussi le philosophe s’en est-il tout particulièrement soucié : dans le Politique, le royal tisserand se donne pour mission d’imprimer une opinion dans des esprits formés par l’éducation, opinion que vient renforcer la loi73. Mais ce sont surtout la République et les Lois qui font voir ce que doit être l’éducation pour Platon74. Implanter des opinions dans les esprits par l’éducation, tel est le but qu’il se propose dans la République. Une comparaison avec l’art des teinturiers éclaire sa pensée : il faut imprimer dans l’âme une opinion indélébile75. L’enfant doit ainsi recevoir des principes suffisamment fer­ mes pour qu’il puisse les conserver tout au long de son existence. Cette teinture est l’œuvre des lois qui fixent les deux fondements de l’éduca­ tion : la musique et la gymnastique. Il ne s’agit donc pas d ’une form a­ tion par la parole comme chez les sophistes mais d’une formation en actes. Elle consiste à graver dans l’âme les vertus nécessaires à la vie de la cité et à son équilibre. Une telle perspective permet de mieux comprendre les rapports de la loi et de l’éducation dans la République. Platon s’y montre très sévère pour ceux qui croient utile de fixer par des lois tous les détails de la vie en commun : contrats, salaires, voies de fait, plaintes en justice76... Il compare les auteurs de ces règlements à des malades qui en se soignant ne réussissent qu’à compliquer et à aggraver leurs maladies77. Une telle conduite est à ses yeux inutile et même dangereuse : inutile car elle ne résout rien, dangereuse car c’est la solution d’un État corrompu. Le philosophe choisit de renoncer à ces prescriptions trop complexes pour donner tous ses soins à l’éducation. Il se déclare convaincu qu’une for­ mation digne de ce nom rendra superflues toutes les dispositions sur les contrats ou les plaintes en justice. Elles deviennent superflues parce que les honnêtes gens ainsi formés trouveront facilement la plupart des mesures qu’il faudra prendre78. Platon insiste sur cette idée : le premier venu est capable de découvrir par lui-même une partie des lois et le reste découle des habitudes prises auparavant79. Une seule loi reste ainsi 73. Politique 310 a. 74. De nombreux travaux en ont montré l'im portance : W. J a e g e r , Paideia, t. II et III, trad, angl., O xford, 1947 ; J. S t e n z e l , Platon der Erzieher, Leipzig, 1927 ; H . G a d am e r , Platons Staat der Erziehung, in Piatos dialektische E th ik t p. 207-220. 75. République IV 429 d-430 a. 76. République IV 425 d : « Mais les affaires du marché, comme les contrats que les parties font entre elles à l’agora et, si tu veux aussi, les conventions avec les artisans, les insultes, les voies de fait, les plaintes en justice, les constitutions des juges, les im pôts à lever ou à payer dans les marchés ou les ports et, en général, une quantité de pratiques relatives à la police des marchés et des rues ou au mouillage des vaisseaux et toutes les autres choses du même genre, sont-ce là des points que nous nous chargerons de régler par des lois ? » Dans les Lois, tous ces points feront l’objet de prescriptions détaillées. 77. 426 a. 78. IV, 425 e. 79. IV 427 a.

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indispensable : inculquer aux enfants le sens de la discipline, « en faire des hommes de devoir et de vertu si bien que l’amour de la loi les suit dans toutes les circonstances de leur vie ; il ne cesse de grandir et redresse tout ce qui a pu tomber de la vieille discipline80 ». Nous mesu­ rons par là toute l’importance de l’éducation : elle crée des habitudes de conduite si profondément enracinées qu’elles subsisteront chez les citoyens parvenus à l’âge d’homme. Elle rend ainsi les lois pénales superflues : il n’est plus nécessaire de légiférer sur les voies de fait ou la police des rues parce que les citoyens élevés dans la discipline sauront s’abstenir de tels délits. La puissance de l’éducation est même si forte que toutes les autres lois deviennent inutiles puisque des hommes qui auront été formés comme il convient, trouveront ce qu’il faut faire. Platon ne s’explique pas très clairement sur ce point ; il commence par affirmer qu’une bonne éducation permet de retrouver des règles de con­ duite que l’on ne peut inscrire dans une législation : se taire en présence des vieillards, honorer ses parents, par exemple81. Autrement dit, les habitudes de comportement acquises dans l’enfance suffisent à assurer le respect spontané de ces règles. Dans un second temps, Platon étend la portée de cette affirmation ; il l’applique à tout le domaine des rap­ ports avec autrui : les contrats passés entre citoyens, la conduite à tenir dans la rue ou dans les marchés. Sur tous ces sujets, il n’est pas néces­ saire d’indiquer à l’avance ou de rappeler aux citoyens l’attitude qu’ils doivent avoir : ils le sauront d’eux-mêmes parce qu’il leur suffira de continuer à se comporter comme ils l’ont appris dans leur enfance. Pla­ ton affirme donc avec force le primat de l’éducation sur la loi. Il consi­ dère que les habitudes enracinées dès l’enfance, les règles générales de conduite acquises à ce moment sont suffisantes pour modeler le com­ portement futur des citoyens : elles les rendront capables d’agir comme il convient dans toutes les circonstances de leur vie d’adulte. Par consé­ quent la loi unique qu’il faut établir et qui rend toutes les autres inuti­ les, est de donner aux citoyens une bonne éducation. Elle consiste à éle­ ver les enfants dans la discipline, à ne tolérer aucune innovation dans la musique82. Platon fait ainsi preuve d’une confiance inébranlable dans l’éducation ; elle le conduit non sans paradoxe à réduire et à limiter le rôle de la loi. Ce bel optimisme a disparu des Lois : il est vrai que le philosophe ne s’attache plus à une cité idéale ; en outre il cherche dans ce dialogue à éduquer non plus une classe, les gardiens, mais tous les citoyens ; et ces derniers ne sont sans doute pas capables de trouver par eux-mêmes comment il convient d’agir. Aussi l’attitude de Platon est-elle diffé­ rente : il ne déclare plus que l’éducation rend les lois inutiles, il souli80. IV 424 e-425 a. 81. 425 b. 82. Sur cette loi, voir p. 282.

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gne qu’elle doit renforcer la loi pour en assurer le respect83. Le philoso­ phe se montre ainsi très conscient de l’importance de la formation : un livre entier (le livre VII) lui est consacré et dans le reste du dialogue, nombreux sont les passages où elle est mentionnée et analysée. N otre propos n’est pas ici de reprendre tout ce que dit Platon à son sujet ; il multiplie les prescriptions détaillées qui ne négligent ni les soins à don­ ner aux nourrissons ni la vie privée des citoyens. Mais il est nécessaire de dégager les principes sur lesquels elle est fondée. L’éducation est avant tout présentée comme une formation du citoyen ; elle « doit dès l’enfance entraîner un sujet à la vertu et lui inspirer le désir passionné de devenir un citoyen accompli, sachant commander et obéir selon la justice84 ». Une telle attitude est bien sûr liée à la façon dont Platon conçoit la mission du législateur qui doit « donner des conseils sur le beau, le bien et le juste, faire haïr l’injustice85 ». Inséparable de la vertu, l’éducation a pour objet d ’amener l’enfant à aimer et à respecter de telles valeurs : les lois reflètent les croyances publiques86. Il ne s’agit plus de modeler la législation sur elles, de s’adapter aux mœurs, mais de « tirer et amener les enfants aux principes que la loi déclare justes87 ». Ce résultat est d ’abord acquis par les jeux ; ils ne modèlent par seu­ lement les goûts du futur citoyen ; ils forment son caractère88. Aussi le philosophe tient-il à les contrôler strictement : il refuse absolument qu’on y introduise des innovations car elles risqueraient de donner aux enfants l’amour du changement ; or, rien n’est plus funeste que l’insta­ bilité qui corrompt et ruine les cités89. L’éducation sert à créer des habi­ tudes et des réactions instinctives, à inspirer l’amour de l’ordre. Ces exi­ gences concernent également la musique : dans la République, comme dans les Lois, Platon interdit tout changement dans les modes musi­ caux90. Grande est en effet leur valeur formatrice : imitation des mœurs humaines, ils doivent inspirer l’amour du bien91. C’est dans les fêtes que les enfants répètent les maximes qui fondent la cité et que repren­ nent les lois, et apprennent ainsi qu’il n’est pas de vie agréable sans vertu. Leur formation est donc double : on développe en eux des habi­ tudes et des instincts ; plus tard tout cela sera complété par une éduca-

83. R. G. B u ry , Theory o f education in P lato ’s « Laws », R .E .G ., 50, 1937, p. 303-320. 84. I, 643 e ; cf. 653 b. 85. IX, 858 d ; 862 e ; I, 631 a. 86. I, 644 d : « Il existe un jugem ent sur la bonté ou la perversité de ces sentiments qui, une fois érigé en croyance publique de la cité, s’appelle une loi. » 87. II, 659 d. 88. I, 643 d. Platon reviendra sur l’im portance du jeu dans le livre VII. 89. VII, 797 a-798 d ; voir p. 283. 90. République IV, 424 c. 91. L ois II, 660 a ; sur le rôle de la musique, voir M. V a n h o u t te , L a philosophie politique de Platon dans les « L ois », p. 103-106.

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tion qui s’adressera à la raison et leur donnera de nouveaux motifs d ’aimer le bien92. La cité est par conséquent peuplée d’hommes « nour­ ris et élevés dans la pratique des lois93 ». L’éducation ne se limite d’ailleurs pas aux enfants ; les adultes sont aussi invités à se rappeler les principes sur lesquels est fondée la cité : ce rappel est nécessaire parce que les bonnes habitudes se relâchent et se perdent au cours de la vie94. 11 ne suffit plus, comme dans la Républi­ que* d’assurer la formation de la première enfance, mais il faut la poursuivre tout au long de l’existence. Cette éducation permanente est d’abord assurée par les fêtes auxquelles tout le monde participe : la cité tout entière s’enchante ainsi des principes sur lesquels elle vit. Les ban­ quets ont un rôle tout aussi important : ils entraînent à résister en public aux effets de la boisson, ils obligent à lutter contre l’indiscipline et l’indécence95. Les hommes apprennent ainsi la maîtrise d’eux-mêmes par la crainte de l’opinion publique. L’éducation se définit donc chez Platon comme une préparation à la vertu : elle constitue avant tout une formation de l’âme parce que les biens de l’âme sont aux yeux du philosophe les plus importants. Elle doit ainsi faire naître un nouvel esprit civique et permettre à tous d’aimer et de pratiquer le bien. Toutes les conditions sont donc réunies pour assurer le respect des lois. En outre, la formation qu’ont reçue les citoyens ne les prépare pas seulement à la meilleure forme de vie possi­ ble : elle doit les rendre capables de compléter l’esquisse des lois qu’a établie le législateur et de perfectionner son œuvre96. La cité ne saurait donc se maintenir sans éducation. Assurer la survie de l’État par l’éducation, tel était aussi le vœu d’Aristote : « Le plus puissant de tous les moyens que nous avons indi­ qués pour assurer la durée de la constitution, c’est un système d’éduca­ tion adapté à la forme des gouvernements. Rien ne sert en effet de pos­ séder les meilleures lois, mêmes ratifiées par le corps entier des citoyens, si ces derniers ne sont pas soumis à des habitudes et à une éducation entrant dans l’esprit de la constitution97. » Comme Platon, Aristote est 92. Lois II, 653 b : « J ’entends par éducation la première acquisition qu’un enfant fait de la vertu ; si le plaisir, l’amitié, la haine, la douleur naissent comme il faut dans les âmes avant l’éveil de la raison et que, une fois la raison éveillée, les sentiments s’accor­ dent avec elle à reconnaître qu’ils ont été bien formés par les habitudes correspondantes, cet accord constitue la vertu totale. » Une analyse voisine se trouve dans la République III, 402 a. 93. VI, 751 c. 94. II, 653 d ; sur la nécessité constante de l’éducation voir J. C h a n te u r , Platon, le désir et la cité, Paris, Sirey, 1980, p. 155. 95. I, 641 a-b, 645 e-646 a ; II, 671 c-672 b ; des banquets bien réglés permettent d ’opposer à la mauvaise hardiesse la bonne crainte qu’est Yαιδώς. Cela suppose que les banquets, comme toute communauté, soient dirigés par un chef et régi par des lois. Voir M. V a n h o u tte , op. c//., p. 147 et F. D u p o n t, Le plaisir et la loi, Paris, Maspero, 1977, qui n ’envisage malheureusement pas les Lois. 96. Voir p. 294-5. 97. Politique V, 1310 a 12.

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donc persuadé de la valeur de l’éducation et en affirme la nécessité à plusieurs reprises : dans YÉthique à Nicomaque> c’est ce souci qui dis­ tingue une bonne constitution d’une mauvaise98. Dans les derniers livres de la Politique, il ne se borne pas à en affirmer la nécessité et à préci­ ser qu’elle s’adresse à des hommes qui devront commander et obéir tour à tour99, il s’y attache avec précision et en expose longuement le détail100. Elle a pour but de préparer à la vertu : « Les plus hautes valeurs morales sont les mêmes pour les particuliers et les collectivités, et ce sont ces vertus que le législateur a le devoir d’implanter dans l’âme de ses concitoyens101. » Aristote s’accorde donc avec Platon sur ce point et comme lui il envisage le rôle que peuvent jouer la musique et la gymnastique dans l’éducation. Mais il est un élément sur lequel l’auteur de la Politique insiste tout particulièrement, c’est l’habitude. Chez lui, l’éducation se ramène avant tout à son acquisition. Dans YÉthique à Nicomaque le philosophe pré­ cise que « les législateurs rendent bons les citoyens en leur faisant con­ tracter certaines habitudes102 ». Et c’est là-dessus que se fonde le res­ pect des lois. « Vivre dans la tempérance et la constance n’a rien d’agréable pour la plupart des hommes, surtout quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les élever, ainsi que leur genre de vie qui cessera d’être pénible en devenant habi­ tuel103. » L’éducation devient ainsi l’acquisition d’automatismes qui pré­ parent à respecter les lois. Il ne s’agit plus de développer un amour ins­ tinctif du bien. Une telle conception est liée à la façon dont Aristote se représente la vertu morale : à ses yeux elle est le fruit de l’habitude et suppose une pratique répétée. « C’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux104. » Ainsi l’éducation est essentielle parce qu’elle fait contracter des habitu­ des qui amènent à la vertu et en même temps au respect des lois. Les philosophes grecs se sont donc longuement attachés à l’éduca­ tion : ils en ont à la fois défini la forme et le contenu tout en précisant le but auquel elle devait tendre. Elle est avant tout une préparation à la vertu et contribue ainsi au respect des lois parce qu’elle crée des habitu98. Éthique à Nicomaque II, 1103 b : « Cette vérité est encore attestée par ce qui se passe dans les cités où les législateurs rendent bons les citoyens en leur faisant contracter certaines habitudes : c’est même là le souhait de tout législateur et s’il s’en acquitte mal son œuvre est manquée et c’est en quoi une bonne constitution se distingue d ’une mauvaise. » 99. Politique VII, 14, 1332 b 15. 100. On trouvera un exposé détaillé des conceptions d ’Aristote en matière d ’éduca­ tions dans l’ouvrage de M. D e fo u rn y , Aristote, Études sur la « Politique », Paris, 1932, p. 159-363. 101. Politique VII, 14, 1333 b 38. 102. II, 1103 b. 103. X, 1179 b 30. 104. II, 1103 b.

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des de comportement qui s’accordent avec leurs exigences. Le respect des lois devient par là spontané puisque la conduite des citoyens, leurs mœurs les portent au-devant du bien. Seuls les philosophes se sont sou­ ciés de préparer les citoyens aux ordres de la loi : ils se proposent de définir dans le cadre d’une cité idéale la meilleure forme de gouverne­ ment et le meilleur genre de vie. Les lois doivent conduire à la vertu et l’éducation y prépare également.

3. Disciplina et éducation Cette tradition éclaire-t-elle la pensée romaine ? Elle nous aide assu­ rément à comprendre l’attention portée par Cicéron à cette question. Il se soucie comme Platon et Aristote de préparer les citoyens à accepter les exigences de la loi sans avoir à user de contrainte et rejoint ainsi les philosophes grecs. Dans cette perspective, le silence de Tite-Live ou de Salluste sur cette question se comprendrait mieux : ils s’attachent à une cité donnée, ils ne se soucient pas toujours de faire régner la justice dans une cité idéalisée. Il existe pourtant des différences notables entre les préceptes éducatifs des philosophes grecs et les conceptions cicéroniennes. Certes, celles-ci nous échappent dans leur détail : le livre IV du De re publica reste trop fragmentaire pour nous permettre de tirer des conclusions précises dans tous les domaines. Mais il est possible d’en dégager les lignes de force. Elles nous révèlent que Cicéron se sépare radicalement de la tradition philosophique sur un point précis : il n ’accepte pas une éducation collective ; or cette caractéristique essen­ tielle figure à la fois chez Platon et Aristote. Le De re publica nous le précise très nettement : les Romains n’ont pas voulu qu’elle « fût fixée ou déterminée par des lois ou dictée officiellement ou qu’elle fût uni­ forme pour tous105 ». Ce rappel de la tradition romaine 106n’est pas une simple constatation ; il rejoint les convictions de l’auteur : ce n’est pas un hasard s’il critique « les efforts stériles des Grecs » en matière d ’éducation107. A Rome, l’éducation reste individuelle et se fait au sein de la famille : Scipion Émilien explique au début du dialogue qu’il a été instruit par les préceptes familiaux108. Une telle formation pourrait sans doute avoir un inconvénient : son manque d’unité ; c’est précisément ce qu’avaient voulu éviter Platon et Aristote. L’éducation collective per­ mettait d’assurer à tous une formation identique, conforme aux lois et de réaliser ainsi l’unité de la cité. Ce risque n’apparaît absolument pas 105. D e re publica IV, 3, 3 : Principio disciplinam puerilem (...) nullam certam aut destinatam legibus aut publice expositam aut unam omnium esse uoluerunt. 106. H .l. M a r r o u , H istoire de l'éducation dans l'A ntiquité , p. 343. 107. D e re publica IV, 3, 3. 108. D e re publica I, 22, 36 : ... usu tamen et domesticis praeceptis multo magis eru­ ditum quam litteris.

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dans le De re publica ; Cicéron n’a pourtant pas manqué de clair­ voyance ; même familiale, l’éducation tire son unité du mos maiorum. Elle se modèle en effet sur les traditions que respecte chaque pater familias, que la cité tout entière fait respecter. Il y a là une originalité certaine de Rome dont ses écrivains se sont avisés. Cette tradition formatrice, cette formation traditionnelle s’expriment en latin à l’aide d’une notion singulièrement complexe : disciplina. On n’en retrouve pas l’équivalent en grec : παιδεία n’exprime pas les mêmes nuances et l’idée de tradition en est absente. Disciplina au con­ traire possède une double valeur : ce terme est d’une part, étroitement associé à l’idée de formation et d’éducation109 et, d’autre part, à l’orga­ nisation politique d ’une cité : on le trouve fréquemment aux côtés des instituta, des leges et des mores110. Il figure donc parmi les éléments qui donnent sa force à une cité, les règles d’ordre qui s’imposent à elle : dans le livre V du De re publica, la disciplina constitue l’un des moyens dont se sert le princeps pour développer le sens de l’honneur111. Ces emplois nous aident à préciser la portée de cette notion : il est évi­ dent que disciplina ne désigne pas vraiment des institutions, elle figure à leur côté et au côté des lois mais ne se confond pas avec elles. Son association fréquente avec les mores l’apparente plutôt à des principes de conduite ; c’est en ce sens que Cicéron blâme Verrès de ne pas avoir formé son fils112 d’après les institutions des ancêtres et les principes de la cité (disciplina duitatis). Disciplina n’est pourtant pas exactement un synonyme de mores : ce dernier terme indique avant tout un comporte­ ment qui se modèle sur la tradition ; il s’ajoute au premier l’idée d’une formation et plus précisément l’idée de règles de conduite, de principes qui s’imposent : disciplina désigne ainsi les mores sous leur aspect for­ mateur, leur aspect de règles et de discipline que l’on respecte. En ce sens, il sert souvent à évoquer l’œuvre de Lycurgue et notamment le système d’éducation qu’il imposa à Sparte113. Nous saisissons ainsi ce qui fait l’originalité de Rome : l’éducation que reçoit le futur citoyen reste avant tout familiale mais elle trouve son unité dans la force vivante d’une tradition qui soude la commu­ nauté et s’impose à tous, qui incarne les valeurs de la cité et se retrouve dans ses lois puisque mores et leges se complètent. Il n’est donc pas nécessaire, aux yeux des écrivains romains, de prévoir un système édu­ catif, défini par des lois, qui prend en charge le citoyen dès le berceau

109. Comme le montrent ses liens avec discere. Cf. O. M a u c h , D er lateinische B egriff disciplina y Fribourg, 1941. 110. D e re publica I, 46, 70 ; II, 16, 30 ; II, 38, 64 ; V, 4, 6 ; D e officiis II, 4, 15 ; Tite-Live, P réface 9. 111. D e re publica V, 4, 6. 112. A ctio secunda in Verrem III, 69, 161 : E os instruire atque erudire a d maiorum instituta, ad d u ita tis disciplinam (...) debuisti. 113. D e re publica II, 38, 58 ; D e officiis , 1, 22, 76.

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et règle minutieusement ses jeux et ses activités pour déterminer ses goûts et l’orienter coûte que coûte dans la voie du bien. Cicéron se montre assurément conscient de l’importance de l’éducation, mais il ne cherche pas, à la différence d’un Platon, à imposer aux citoyens de l’extérieur une série de comportements qu’ils doivent assimiler. L’éduca­ tion familiale et la tradition ancestrale suffisent114 ; or, même si elles utilisent la contrainte, notamment par le biais de la pression sociale, elles procèdent avant tout à l’aide d’exemples. En un mot, il s’agit de recourir à des modèles ; les uns sont anciens, puisés dans un passé loin­ tain : ce sont ceux des ancêtres que les historiens romains ont souvent conservés. Les autres se tirent d’une réalité actuelle et vivante, à com­ mencer par ceux qu’apporte le pater familias dans sa conduite et dans les jugements qu’il porte sur la conduite d’autrui, tel le père du poète Horace instruisant son fils115. Le législateur modèle dans la tradition romaine n’a donc rien de comparable au législateur des Lois qui crée un système d’éducation : il s’incarne plutôt en Numa qui, par ses réfor­ mes religieuses et par son propre exemple, réussit à rendre les Romains moins belliqueux. Dans la tradition grecque, cependant l’éducation se présentait comme une acquisition de la vertu qui préparait à des lois fondées sur les mêmes principes. Aussi le législateur prévoyait-il un ensemble de mesures qui s’attachaient dès l’enfance à la conduite du futur citoyen. N’est-il pas dangereux au contraire de se fier à une tradition qui risque de se corrompre et de ne plus s’accorder aux exigences de vertu qui figurent dans la loi ? Un tel problème ne paraît pas se poser. Cicéron souligne que la tradition est bonne ; les valeurs qu’elle exalte et qui s’incarnent dans les vertus comme la fides ou la pietas figurent dans le droit naturel116. L’éducation peut s’attacher aux modèles fournis par la tradition, tout en respectant une législation qui recherche le bien, et contribuer ainsi à la formation d’une conscience morale. Une même idée se retrouve donc chez Cicéron et les philosophes grecs : l’éducation doit préparer aux lois et en assurer le respect. Mais alors que ces derniers ont voulu créer un système éducatif qui imposait à tous les citoyens une même formation, Cicéron reste fidèle à la tradi­ tion romaine et se montre bien plus réservé que les philosophes grecs dans ce domaine. S’il a eu conscience que le comportement spontané des citoyens était tout aussi important que les conduites exigées par la

114. Des travaux récents (G.A. L ehm ann, Politische Reformsvorschläge in der Krisis der späten Republik. Cicero De legibus III und Sallusts Sendschreiben an Caesar, Meisen­ heim an Glan, 1980 et L. T ro ia n i, Per un, interpretazione delle « Leggi » ciceroniane, Athenaeum , 70, 1982, p. 315-335) mettent l’accent la volonté de réforme orale que tra­ duit le De legibus. Mais ils ne soulignent pas assez nettement qu’il s’agit d ’un retour à la tradition dans ce qu’elle a de meilleur. 115. Satires I, IV, 105-129. 116. Voir chapitre IV, p. 228.

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loi, il n’a pas cherché à le faire naître par une législation. Néanmoins, l’éducation reste toujours liée au souci de faire régner la justice et la vertu ; elle permet de développer le sens du bien, de créer de bonnes mœurs et devrait ainsi assurer un meilleur respect des lois.

C. LA PLACE DES LOIS Les mœurs et l’éducation rendent-elles la loi superflue ? Les analy­ ses précédentes nous en persuaderaient aisément. Si le souhait de tout législateur est de graver la loi dans les mœurs, d’amener les citoyens à se porter spontanément au-devant des exigences légales, les lois parais­ sent inutiles. C’est bien ce que soulignait Platon dans la République111. Telle était aussi l’attitude de Lycurgue : il souhaitait avant tout éveiller chez les Spartiates le désir de faire le bien, « aussi fit-il dépendre toute son œuvre législative de l’éducation11718 ». Une telle attitude paraît bien être la conséquence logique des principes que nous avons formulés plus haut. Elle constitue pourtant l’exception : ni Platon dans les Lois, ni Aristote, ni Cicéron ne prétendent supprimer les lois et pourtant ils insistent, comme nous l’avons vu, sur le rôle des mœurs et de l’éduca­ tion. Cette contradiction nous invite donc à définir plus précisément le rôle respectif des mœurs et des lois et en dernier ressort à examiner la fonction de la loi. 7. La formation par la loi L’éducation et la loi ont dans la tradition philosophique le même rôle : conduire les citoyens à la vertu. Pourtant s’il convient non seule­ ment d’amener les citoyens à faire le bien, mais à l’aimer, l’éducation paraît bien préférable à la loi. Aristote nous fait en effet clairement comprendre ce qui distingue la loi de la vertu : la loi impose des con­ duites qui sont bien sûr celles de l’homme vertueux. « Elle nous com­ mande d’accomplir les actes de l’homme courageux (par exemple ne pas abandonner son poste, ne pas prendre la fuite, ne pas jeter ses armes), ceux de l’homme tempérant (par exemple ne pas commettre d’adultère, ne pas être insolent) et ceux de l’homme de caractère agréable (comme de ne pas porter des coups et de ne pas médire des autres) et ainsi de suite pour toutes les autres formes de vertu et de vices, prescrivant les unes et interdisant les autres, tout cela correctement, si la loi a été cor117. République IV, 425 b et suiv. 118. Plutarque, Lycurgue 13, 3.

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rectement établie119... » Si la loi s’apparente ainsi à la vertu dans ses exigences, elle s’en distingue pourtant. La loi ne commande ou n’inter­ dit que des actes ; elle s’attache à des faits mais néglige les intentions : peu importe que l’on agisse par crainte, par peur de la honte ou par amour du bien ; seules comptent les actions accomplies ou évitées au nom de l’intérêt général120. Or la vertu véritable suppose que l’on ait l’intention d’agir comme il convient : « De même que nous disons de certains qui accomplissent des actions qu’ils ne sont pas encore des hommes justes, ceux qui font, par exemple, ce qui est prescrit par les lois, soit malgré eux, soit par ignorance, soit pour un autre motif, mais non pas simplement en vue d’accomplir l’action (bien qu’ils fassent assurément tout ce qu’il faut faire et tout ce que l’homme vertueux est tenu de faire) ainsi, semble-t-il bien, il existe un certain état d’esprit dans lequel on accomplit ces différentes actions de façon à être homme de bien, je veux dire qu’on les fait par choix délibéré et en vue des actions mêmes que l’on accomplit121. » Aristote souligne ainsi la portée limitée de la loi par rapport à la vertu : elle ne se soucie que de la con­ duite extérieure sans envisager l’intention122. Ses exigences morales sont réduites à un minimum. Il paraît donc bien préférable de s’attacher à l’éducation : elle rend les lois superflues et, en outre, elle permet d’agir vertueusement alors que l’obéissance aux lois est bien loin de la vertu. Le De legibus paraît permettre la même analyse : dans le livre I, Cicé­ ron affirme nettement que ce qui doit éloigner de l’injustice, ce n’est pas la crainte d’un châtiment ni même le sens de l’honneur mais bien l’horreur devant le mal123. Il souligne ainsi que l’action vertueuse doit être désirée pour elle-même. La loi n’apparaît pas vraiment dans ces pages du De legibus : elle n’est évoquée que sous l’aspect de la crainte qu’elle suscite124. Mais les remarques de Cicéron laissent penser que sa valeur est limitée parce qu’elle impose des actes sans s’inquiéter de savoir s’ils sont accomplis par amour du bien. La loi semble donc n’avoir que peu de valeur : elle commande seule­ ment des actions, quand les hommes ne sont plus capables de faire le bien par choix. C’est bien ce que nous a révélé l’origine des lois : nous avons vu en effet que les passions et les crimes les rendaient nécessai­ res125. Elles témoignent de la corruption des mœurs, de la perte du sens moral ; dans cette perspective leur rôle est uniquement répressif : elles 119. É t h i q u e à N i c o m a q u e V, 3, 1129 b 20. 120. I b i d . 1129 b 15. 121. I b i d . VI, 13, 1144 a 15-20. 122. Seul le droit pénal peut envisager les intentions (cf. chap. VII). Sur le rapport de la loi et de la vertu voir D.J. A l l a n , Individual and state in the Ethics and Politics, in L a P o l i t i q u e d ' A r i s t o t e , Entretiens de la Fondation Hardt, t. XI, 1965, p. 53-86. 123. D e l e g i b u s I, 14, 40-41 ; I, 19, 50-51. 124. 1, 19, 40 : S i h o m i n e s a b i n i u r i a p o e n a n o n n a t u r a a r c e r e d e b e r e t ; I, 19, 50 : I n f a m ia e n e m e tu n o n e s s e p e t u l a n t e s a n le g u m

125. Sur Porigine des lois voir p. 424.

e t iu d ic u m .

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imposent des actions quand les citoyens ne sont plus capables de choisir d’eux-mêmes la justice. A la limite, on peut penser que dans une société juste, elles ne s’adressent qu’à une infime partie de la population, ceux qui ne pensent qu’à faire le mal. A ce titre, elles serviraient uniquement d’avertissement : aussi le rôle du législateur et de l’homme d’État consisterait-il à développer les mœurs et l’éducation, sans doute à la façon dont le princeps a développé le sens de l’honneur126. Nous ne découvrons pourtant qu’à de rares moments une telle inter­ prétation chez les écrivains anciens : assurément elle pourrait être le fait d’un Salluste qui s’attache avant tout aux mœurs comme le fait Platon dans la République. Mais, chez Cicéron, il n’est jamais question de faire disparaître la loi au profit de l’éducation ou des mœurs ; celles-ci servent uniquement à la renforcer. Cela signifie donc que la loi a un rôle précis à jouer dans la cité, un rôle que ni les mœurs ni l’éducation ne peuvent tenir à sa place. Jusqu’ici nous avons surtout envisagé l’influence des mœurs (ou de l’éducation) sur les lois : c’est en effet le thème qui est le plus fréquem­ ment développé par les écrivains anciens ; et il est certain que les lois dépendent en partie des mœurs. Mais une autre idée apparaît quelque­ fois : l’influence qu’exercent les lois sur les mœurs ; si les habitudes de conduite créées par l’éducation permettent de graver la loi dans les mœurs, l’obéissance répétée aux lois entraîne aussi la formation d’habi­ tudes et modèle ainsi le comportement. Faut-il voir un écho de cette affirmation dans un fragment d’Archytas de Tarente ? « Les lois doi­ vent s’imprimer dans les mœurs et les habitudes des citoyens127. » Il avait déjà souligné que la loi devait être gravée dans les caractères des citoyens. Ici il ne s’agit plus de la conscience publique mais des habitu­ des de conduite (ήθος) ; l’image est également différente : le verbe έγχρώζω appartient au vocabulaire de la teinturerie et suggère l’idée d’une couleur qui s’imprime. L’auteur souligne ainsi que peu à peu l’obéissance continue aux lois devient une habitude ; elle fait partie des mœurs et n’est plus une obligation imposée de l’extérieur ; elle permet de conserver le mode de vie fixé par la loi. De cette façon, elle exerce ainsi une action éducative et peut avoir une influence sur les mœurs. Nous avons déjà rencontré des idées voisines dans l’œuvre d’Aristote qui souligne comment le pouvoir des lois et leur autorité dépendent de la coutume128 : mais l’auteur de la Politique ne marque pas vraiment qu’elles peuvent passer dans les mœurs et les transformer. Au V« siècle l’action éducative de la loi n’est pas absente dans la pensée grecque : elle est implicitement suggérée par Socrate. Dans le 126. 127. ricienne 128.

Cf. De re publica V, 4, 6 ; voir p. 390. Stobée IV, p. 86 H ; voir le commentaire de A. D e l a t t e , La politique pythago­ p. 118. Voir p. 284 et 448.

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Criton, où il met en lumière le contrat qui lie le citoyen à la cité, il rap­ pelle notamment que les lois Vont élevé et éduqué129. Socrate considère qu’il leur doit sa formation ; il trouve bien sûr dans cette idée un argument supplémentaire pour refuser de désobéir aux lois. Mais le phi­ losophe ne précise pas vraiment en quoi consiste une telle formation ni quelle est la portée exacte des lois en ce sens. Il affirme simplement que puisqu’il a toujours vécu à Athènes, ce sont les lois qui l’ont formé et éduqué. C’est seulement avec Protagoras que nous trouvons une des­ cription plus détaillée de la formation qu’assurent les lois. Le sophiste souligne d’abord comment les parents, les nourrices, les pédagogues donnent à l’enfant sa première formation morale ; ils lui montrent ce qui est juste et injuste, lui ordonnent ou lui interdisent certaines actions130. Plus tard la cité par ses lois modèle leur vie et leur fait ainsi voir ce qu’est le juste : « La cité traçant à l’avance le texte des lois, œuvre des bons et anciens législateurs, oblige ceux qui commandent et ceux qui obéissent à s’y conformer131. » Les lois constituent par là le dernier moment d’une éducation qui apprend à connaître la justice et les valeurs sur lesquelles repose la cité et qui se traduisent dans la légis­ lation132. Il s’agit ainsi d’une formation qui fait découvrir le bien. La loi a donc une valeur éducative. Les termes utilisés par Protagoras montrent qu’une telle formation est surtout l’effet de la contrainte . Il n’en reste pas moins que la loi contribue par là à l’éducation des citoyens. Un tel point de vue figure aussi dans la pensée romaine. Crassus dans le De oratore souligne également comment les lois sont un encou­ ragement à pratiquer la vertu. Elles nous apprennent « à dompter nos passions, réfréner tous nos désirs, défendre notre bien, éloigner du bien d’autrui nos pensées, nos regards, nos mains133 ». Les lois amènent donc à pratiquer le bien. Ce résultat est surtout acquis par la con­ trainte : ce sont l’autorité et le commandement des lois qui obligent à une telle conduite, mais Crassus montre également que les lois encoura­ gent par leurs récompenses. Elles contribuent ainsi à la formation des citoyens, même si l’on peut s’interroger sur la valeur d’un progrès moral réalisé par la contrainte, qui consiste surtout à faire plier les citoyens devant l’autorité des lois. En participant à l’éducation des citoyens, la loi exerce bien sûr une influence sur les mœurs : si elle est bien conçue, cette action peut être 129. C r i t o n 51 c. 130. P r o t a g o r a s 325 d : « Dès que l’enfant commence à comprendre le langage, la nourrice, le pédagogue, le père lui-même font effort sans relâche pour le rendre aussi par­ fait que possible : à propos de tout ce qu’il fait ou qu’il dit, ils lui prodiguent les leçons et les explications : ceci est juste et ceci injuste, ceci est beau et ceci est laid, ceci est pieux et ceci impie, fais ceci et ne fais pas cela. » 131. I b i d . 326 d. 132. Voir J. de Romilly, L a l o i d a n s l a p e n s é e g r e c q u e , p. 234. 133. D e o r a t o r e I, 48, 194.

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heureuse ; elle aura pour effet de développer de bonnes mœurs dans la cité. Une telle influence peut être aussi néfaste : c’est ce que suggère le livre VIII de la République. Platon évoque les transformations des constitutions : les mœurs évoluent, se corrompent et donnent naissance à de nouvelles constitutions134. De timocratiques qu’elles étaient elles deviennent oligarchiques et aboutissent ainsi à l’établissement de lois fixant un cens pour occuper les fonctions publiques. Ces lois à leur tour influent sur le caractère des citoyens : elles développent chez les uns la cupidité, chez les autres la jalousie. De là naît un nouveau régime fondé sur l’égalité. La transformation des mœurs agit sur les lois, les renforce ou les affaiblit. Les mœurs amènent de nouvelles lois qui à leur tour modifient les m œurs135. Platon a donc montré au moins négativement que les lois pouvaient modifier les mœurs, même si ce n’est pas dans le sens du bien. Il fait ainsi voir qu’il existe un rapport de réciprocité entre lois et mœurs, comme les textes que nous avons cités plus haut le laissaient supposer. On ne peut donc pas se contenter de souligner que les mœurs et les lois ont une action complémentaire : elles sont inséparables. 2. La place des mœurs Cette idée nous conduit à envisager plus précisément le rôle des mœurs. Quelle place leur réserver dans la cité, puisque les lois contri­ buent à la formation des citoyens ? Il est certain qu’elles préparent avec l’éducation à respecter les lois, mais cela ne suffit pas à déterminer leur rang exact. La nécessité de développer les mœurs n’est pourtant pas un impératif vague ; le législateur est obligé de s’appuyer sur elles. Le De legibus nous aide à comprendre une telle idée : Cicéron explique en effet qu’il faut adapter les lois à la forme d ’État la meilleure qu’il a définie dans le De re publica et il ajoute qu’il faut implanter des mœurs et qu’on ne peut tout sanctionner par des écrits136. Nous retrouvons ici l’écho d ’un problème que nous avons maintes fois rencontré ; il est lié à la généralité de la loi : nous avons déjà vu comment la loi ne pouvait s’adapter ni à la diversité des circonstances ni à la variété des cas indivi­ duels 137. La même question est posée dans ce passage : peut-on régle­ menter les multiples détails de l’existence par des lois ? Cicéron ne

134. R é p u b l i q u e VIII, 544 e : « Sais-tu q u ’il y a nécessairement autant d ’espèces de caractères d ’hommes que de formes de gouvernement ou crois-tu par hasard que ces for­ mes naissent des chênes ou des rochers, et non des mœurs des citoyens qui entraînent tout du côté où elles penchent ? » 135. Voir l’analyse de J. de R o m i l l y , o p . ci/., p. 236. 136. D e l e g i b u s I, 6, 20 : O m n e s l e g e s a d c o m m o d a n d a e a d i l l u d d u i t a t i s g e n u s , s e r e n d i e tia m m o r e s , n e c s c r ip tis o m n ia s a n c ie n d a . 137. Voir les chapitres V et VI.

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s’explique pas sur cette idée dans le reste du dialogue, il ne dit pas non plus s’il faut la rattacher à la nécessité d’implanter des mœurs, bien que les deux idées paraissent liées. L’œuvre de Platon permet heureusement d’éclairer et de comprendre la pensée cicéronienne. Il s’est longuement interrogé sur la précision qu’il fallait donner à ses lois et s’est demandé jusqu’à quel point elles devaient s’attacher à tous les détails mineurs de l’existence. Dans le livre VI des Lois, il répond affirmativement à cette question ; le législa­ teur doit contrôler la vie privée : « Celui qui compte publier des lois pour les cités afin de diriger leur vie dans l’exercice des fonctions offi­ cielles et publiques sans croire qu’il en faille pour ceux des actes privés qui sont contrôlables, qui permet aux individus de vivre toute la jour­ née à leur guise et, au lieu de mettre de l’ordre partout, laisse aller la vie privée sans lui donner de lois, estimant que les citoyens consentiront à conformer aux lois leur activité publique et officielle, celui-là est loin de compte138. » Platon affirme ainsi qu’il faut contrôler la vie privée des citoyens ; de fait, les Lois montrent comment le citoyen est enserré dans un code d’obligations extrêmement strict : « Il faut qu’un règle­ ment soit fait qui prescrive à tous les hommes libres l’emploi de chaque heure de leur temps depuis environ l’aurore jusqu’au coucher du soleil139. » Mais malgré ce souci des menus détails de l’existence, le législateur ne peut tout prévoir ; tout en souhaitant pouvoir tout régle­ menter, Platon est obligé de reconnaître que c’est impossible : « La vie individuelle ou domestique comporte en effet une multiplicité de menus actes qui se font hors du regard public et, variant au gré des sentiments de peine ou de plaisir ainsi que des désirs de chacun, prompts ainsi à s’écarter des normes que recommande le législateur, risquent de mettre dans les mœurs des citoyens une diversité où rien ne se ressemble et c’est là un mal pour les cités. Ils sont en effet si petits et si souvent répétés que les pénaliser dans les textes de lois n’est ni convenable ni décent ; d’autre part, c’est la ruine des lois écrites elles-mêmes, ces transgressions légères et fréquentes par lesquelles les hommes s’accoutu­ ment à désobéir140. » On voit ici comment se pose la question de la vie privée : il est nécessaire en principe de la contrôler strictement pour évi­ ter que ne s’y introduise l’habitude de ne pas respecter les lois, pour empêcher les mœurs de perdre leur unité ; en pratique ce n’est pas pos­ sible. La toute première éducation du nourrisson est à ce moment l’objet des préoccupations du philosophe ; il précise certes comment il la conçoit tout en sachant que ses conseils ne seront pas écoutés ; il se refuse à en faire vraiment des lois. Platon s’efforce de leur donner un plus grand poids en soulignant que ses conseils rejoignent les lois ances138. VI, 780 a. 139. Lois VII, 807 e. 140. Lois VII, 788 a.

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traies141 ; il espère ainsi qu’ils seront mieux suivis. Mais, en dernier recours, il est obligé de faire confiance à la bonne volonté des citoyens en souhaitant qu’ils soient convaincus de la valeur de ses avis142. Il existe donc dans la vie privée un domaine qui échappe au contrôle du législateur, quel que soit son désir de le limiter. Il se voit par consé­ quent obligé de s’en remettre aux citoyens. C’est là qu’interviennent les mœurs et l’éducation : on peut supposer que des hommes qui ont reçu une bonne formation sauront dans toutes les circonstances de leur vie se conformer aux principes qui leur auront été inculqués. Telle est l’opi­ nion qu’exprimait Platon dans la République : une bonne éducation permet aux citoyens de retrouver dans leur conduite privée toutes sortes d’usages pour lesquels il est impossible de faire une loi sans être ridi­ cule143. Il semble que dans les Lois aussi, où la législation occupe pour­ tant une place bien plus considérable que dans la République, il y ait un domaine qui échappe à la loi et pour lequel il faut s’appuyer sur les mœurs. Cette idée est exprimée encore plus nettement dans le De legi­ bus ; dès le début du dialogue Cicéron reconnaît qu’il existe un domaine qui ne peut être compris dans la législation : il est donc néces­ saire de développer de bonnes mœurs par l’éducation pour remplacer la loi. C’est le seul moyen d ’éviter que la conduite privée des citoyens se trouve en désaccord avec la loi et ruine ainsi l’équilibre de la cité. L’auteur du De re publica ne cherche pas à établir un contrôle constant sur la vie privée des citoyens : aussi est-il absolument nécessaire d’utili­ ser le secours des mores et de la tradition dans tous les domaines où la loi ne peut intervenir, d’autant plus que la législation ne saurait se mul­ tiplier à l’infini. Les habitudes créées par l’éducation ne suffisent pourtant pas pour guider les citoyens ; nous venons de voir qu’elles avaient une place essentielle mais limitée : elles accompagnent la loi mais ne la remplacent pas totalement. C’est dire à quel point la législation est nécessaire : la discipline acquise dans l’enfance n’est pas suffisante pour permettre au citoyen de vivre dans la cité : elle ne peut apporter que l’amour du Bien. Aussi n’est-il jamais question de supprimer les lois : l’attitude de Platon dans la République constitue l’exception. Dans les Lois au con­ traire, en soulignant que des habitudes se perdent144, en instituant une 141. 793 b ; sur la notion des lois non écrites voir p. 256. 142. 790 b : « maîtres et hommes libres dans les cités, en hommes q u ’ils sont en vien­ dront peut-être en nous entendant à cette juste réflexion que si la vie individuelle à l'inté­ rieur des cités n ’arrive pas à s’organiser comme il faut, il est vain de compter que la vie commune puisse avoir des lois solidement établies. Ainsi convaincus ils adopteront peutêtre les lois que nous venons de formuler. » 143. IV, 425 c ; Platon reviendra plusieurs fois dans le livre VII des Lois sur l’idée qu’on ne peut pas donner de prescriptions détaillées sans être ridicule : par exemple il est impossible pour cette raison de fixer le nombre d ’heures pendant lesquelles chacun doit dormir. 144. I, 653 d.

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espèce d’éducation permanente, il suggère que les hommes ont constam­ ment besoin de directives. Les lois sont donc nécessaires. Aristote déve­ loppe à peu près les mêmes idées : à la fin de VÉthique à Nicomaque, il reconnaît l’importance de l’éducation mais ajoute : « Il n’est sans doute pas suffisant que pendant leur jeunesse les hommes reçoivent une édu­ cation et des soins également éclairés puisqu’ils doivent, même devenus hommes, mettre en pratique ce qu’ils ont appris et le tourner en habitu­ des, nous aurons besoin de lois pour cet âge aussi et d’une manière générale pour toute la durée de la vie145. » Aristote fait donc preuve de la même lucidité : il ne suffit pas de modeler une fois pour toutes la nature humaine ; les effets de l’éducation ne sont pas permanents, d’où la nécessité des lois. Nous pouvons à présent définir le rôle de la loi : nous avons déjà vu comment elle contribuait à préciser le fonctionnement des institutions, à assurer l’unité de la cité. Elle fixe ainsi les rapports des citoyens entre eux et avec le « pouvoir » et commande leur conduite. Dans le cadre d’une législation qui se propose comme fin la vertu, la loi a une fonc­ tion précise : elle guide les citoyens vers le bien en leur indiquant com­ ment se comporter. C’est ce qu’explique très clairement Platon dans les Lois : « Les lois sont faites, semble-t-il, les unes pour les gens de bien, pour leur enseigner comment se comporter les uns avec les autres s’ils veulent vivre en paix et en bienveillance mutuelle ; les autres pour ceux qui se sont dérobés à l’éducation et dont la nature inflexible ne s’est pas laissé attendrir assez pour empêcher leur endurcissement dans la méchanceté absolue146. » Platon distingue deux aspects dans la loi : son aspect répressif pour les plus endurcis dans le crime qui ont besoin de contrainte et de menaces. Pour les autres citoyens, elle constitue un modèle de comportement : elle transpose et elle adapte dans le domaine de la cité l’idée du Bien147, elle indique dès lors quelle est la conduite convenable ; ceux qui ont reçu une éducation appropriée sont prêts à la suivre. La loi montre ainsi par des exemples précis quel est le meilleur genre de vie dans tous les domaines où elle peut le faire : de même que le législateur n’a donné aux juges que quelques exemples des peines qu’ils pourront infliger148 de même la loi donne des exemples à suivre parce que les hommes ne peuvent les trouver d’eux-mêmes. Le code législatif se présente dès lors comme un modèle pour l’éducation des enfants149, un modèle de comportement pour tous les citoyens. La place que Cicéron attribue à la loi n’est pas très différente. Il est bien loin d’en contester l’utilité et reconnaît au contraire qu’elle fait 145. X, 1180 a 1. 146. L o i s IX, 880 e. 147. V. Goldschmidt, Le paradigme dans la théorie platonicienne de Taction, in Q u e s t i o n s p l a t o n i c i e n n e s , p. 79-102. 148. L o i s IX, 876 e ; voir p. 400. 149. V il, 811 d-e.

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partie des biens les meilleurs150. Son rôle ne se limite d’ailleurs pas à l’organisation d’une cité, même si c’est une fonction importante ; elle est liée à toute une conception de l’homme et du bonheur pour l’homme. Il s’agit donc de définir à la fois la meilleure forme de gou­ vernement et la meilleure forme de vie. Celle-ci est inséparable de la possession de la vertu. Dans cette perspective la loi doit permettre de mener la vie qui est préférable : aussi l’écrivain romain propose-t-il dans ses lois des règles de vie151. Sans doute, la loi doit-elle châtier ceux qui font le m al152, mais surtout elle indique le comportement qui fait vivre dans le bonheur et la vertu : elle transpose les exigences de la loi naturelle dans le monde des cités et en fait des modèles de conduite. Certes la loi peut exister dans l’âme humaine où elle se nomme pruden­ tia, certes l’âme humaine possède des germes de vertu, mais ils ne sont pas toujours développés ; les mœurs peuvent se corrompre et les hom­ mes ne sont pas toujours capables de découvrir par eux-mêmes le com­ portement qui fait vivre dans la vertu et le bonheur. Aussi la loi a-t-elle un rôle essentiel parce qu’elle le leur fait connaître ; elle ne saurait, à elle seule, rendre les hommes parfaitement vertueux mais elle peut les amener à vivre conformément à la loi véritable, celle de la nature.

150. De 151. De mone leges 152. II,

legibus II, 5, 12. legibus I, 22, 57 : te existimo cum populis tum etiam singulis hodierno ser­ uiuendi et disciplinam daturum . 5, 13.

CONCLUSION

Bien loin de se réduire à quelques formules vagues et rebattues, la réflexion sur la loi qui se développe à la fin de la République est singu­ lièrement riche. La variété des thèmes que nous avons abordés dans cette étude suffirait à en témoigner. L’analyse que proposent les auteurs latins est d’abord une analyse générale qui examine tous les problèmes que pose la loi dans une société. Elle doit assurément ce caractère à la tradition philosophique dont elle s’inspire. Mais elle est en même temps étroitement liée aux préoccupations de la cité : les écrivains romains n’ignorent rien des questions qui se posent à leur époque et bien qu’ils ne s’attachent pas toujours à telle loi particulière, telle mesure précise, l’écho des débats contemporains apparaît dans les thèmes qu’ils abordent. Les caractères traditionnels de la loi ne sont assurément pas absents de leurs œuvres : ses liens avec la liberté sont largement soulignés et la fréquence avec laquelle revient cette idée atteste la place qu’elle tenait dans l’idéologie républicaine. Mais la loi est surtout inséparable d’un État organisé ; elle correspond à un besoin d’ordre : aussi les écrivains insistent-ils sur les bienfaits qu’apporte sa possession à une cité. Dès lors ils analysent la certitude qui en découle, la clarté avec laquelle elle fixe le déroulement de la vie publique et les rapports des citoyens entre eux. Mais ses avantages sont avant tout étudiés dans leurs effets sur la personne du citoyen : celui-ci reçoit en effet grâce aux lois des garanties indéniables qui limitent l’arbitraire du magistrat envers lui. Ce thème occupe une place particulièrement importante dans les écrits de la fin de la République : il fait voir l’originalité de Rome. La notion de iura libertatis dégagée par Tite-Live et Cicéron n’a d’équivalent ni dans la langue ni dans la pensée grecques. Elle traduit ainsi l’une des préoccu­ pations majeures de la cité et s’inscrit en outre dans un cadre plus géné­ ral : une réflexion sur le pouvoir et les conditions auxquelles il doit répondre pour ne pas devenir tyrannique. La fin de la République est également une époque où les lois ont changé : ce n’est plus la formule qui fixe le ius à l’intérieur d’un cadre préétabli ; elle intervient constamment dans l’organisation de la cité. Cette transformation entraîne une multiplication des lois à laquelle les écrivains sont sensibles. Ils ne se bornent pas à la constater ; ils cher­ chent à établir une hiérarchie des lois, à dégager parmi elles les mesures

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indispensables pour assurer l’équilibre de la cité et esquissent dans cette perspective la notion de « lois fondamentales ». Enfin les projets de codification, la tentative « constitutionnelle » de Cicéron traduisent le désir de mettre de l’ordre dims les différentes lois à un moment où le droit fait l’objet d’une réorganisation et d’une classification. Les préoccupations de cette époque ne figurent pas seulement dans les principes qui fondent la loi et en justifient la valeur, dans son fonc­ tionnement théorique ; elles se révèlent aussi dans une réflexion sur son utilisation quotidienne. Il n’est pas surprenant que le vieillissement des lois, l e u r évolution, leur progrès même soient largement analysés dans une cité où la loi est un instrument de changement et où elle est censée apporter des solutions définitives. En outre, la loi est étudiée dans son application aux cas particuliers. Assurément cette question est l’héritière d’une tradition philosophique et rhétorique qui apparaît surtout avec Aristote ; mais une telle problématique est née très tôt à Rome et elle joue un rôle important à la fin de la République. Les auteurs latins se sont enfin largement souciés de l’autorité de la loi et de son efficacité : or, à cette époque, les Romains s’efforcent de résoudre par des lois les questions qui se posent à la cité et, en particulier, de mettre fin aux délits par des mesures toujours plus rigoureuses et plus précises. Il n’est donc pas surprenant que les écrivains à leur tour s’interrogent sur les conditions d ’efficacité des lois, les problèmes que posent l’utilisation des châtiments et la répression, même s’ils sont amenés à privilégier d’autres moyens que la contrainte et l’intimidation. La réflexion des écrivains romains est donc étroitement liée aux préoccupations de leur cité ; nous avons pu constater au cours de cette étude combien ils avaient été attentifs à la réalité de leur temps dont nous avons retrouvé maints échos. Leur analyse ne s’élabore pas uni­ quement dans l’abstrait ; elle est inséparable de leur époque. Certes, elle doit beaucoup à la tradition philosophique mais cette dernière a une place moins importante dans toutes les questions où peuvent intervenir les institutions ou l’idéologie romaine : liberté, rôle du peuple dans l’élaboration des lois, place de la loi dans l’organisation de la cité. Dans ces domaines, les interprétations et les solutions proposées par les écrivains ne se comprennent pas si l’on néglige l’esprit de leurs institu­ tions. Cette attitude est encore plus nette pour les thèmes qui touchent aux aspects originaux de Rome : les mœurs, l’éducation, la disciplina. Les auteurs latins et, en particulier, Cicéron, qui constitue notre meil­ leur témoignage, restent fidèles à leur tradition nationale qui modèle leur sensibilité et guide leurs choix : ils respectent l’originalité de leur cité et, loin de renier l’héritage du passé, trouvent dans les lois les plus anciennes des principes qui leur paraissent fondamentaux. Nos auteurs ne se bornent pourtant pas à décrire leurs institutions, à énumérer les problèmes qui peuvent se poser ; ils définissent également ce que doit être une loi digne de ce nom, ils en recherchent les fonde-

CONCLUSION

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ments. Et nous découvrons chez la plupart des écrivains un idéal cohé­ rent. Malgré les différences qui séparent Cicéron d’un Tite-Live ou d’un Salluste, ils s’accordent sur bien des points : tous soulignent l’impor­ tance de l’égalité et de l’unité que la loi doit assurer dans la cité ; tous s’efforcent de fonder la loi sur des valeurs solides qu’ils trouvent dans la nature et dans un idéal de justice qui s’en inspire. Ils conviennent tous de réduire le nombre des mesures législatives pour ne conserver qu’un petit nombre de lois simples et claires. Ils souhaitent enfin obte­ nir que le respect des lois ne soit pas contrainte mais consentement ; aussi s’attachent-ils aux mœurs et cherchent-ils en somme à faire pro­ gresser les citoyens sur la voie du bien parce que les lois répressives tirent leur origine des crimes et de la corruption. Cet idéal est en outre extrêmement cohérent. Il se fonde au départ sur deux thèmes essentiels : l’égalité (qui est liée à toute une interpréta­ tion des droits du citoyen) et la place, sans doute restreinte, mais fon­ damentale qui doit revenir au peuple dans l’élaboration des lois. Ces deux idées constituent l’expression d’une exigence primordiale : la con­ corde. Pour l’assurer, il est nécessaire de faire participer le peuple tout entier aux mesures qui engagent l’avenir de la cité, de les lui faire con­ naître et d’obtenir son consentement ; pour la maintenir, il est indispen­ sable de ne pas favoriser un groupe aux dépens d’un autre, d’où la place de l’égalité. Les écrivains romains ne se contentent pas de définir la loi par un mode d’élaboration qui la distingue des autres sources de droit ; ils opposent de bonnes et de mauvaises lois (qui ne méritent pas ce nom) en se référant à un modèle. Aussi convient-il de limiter le pou­ voir du peuple ; cette nécessité se comprend sans peine ; elle trouve une nouvelle justification dans une conception qui rattache les lois à la sagesse, à la raison, à la nature enfin. Les écrivains romains se sont ainsi efforcés de donner un fondement solide aux lois. Cette recherche ne va assurément pas sans quelques tensions : il est délicat de concilier le désir de stabilité dont elle témoigne avec le changement à peu près inévitable des lois dans une cité qui s’inscrit forcément dans le temps. Mais dans l’ensemble nous découvrons une interprétation dont la cohé­ rence mérite d’être soulignée. Cet idéal implique une définition précise de la loi. Derrière les diffé­ rents thèmes qui se rattachent à cette notion apparaissent des éléments communs qui permettent d’en préciser les caractères essentiels. En effet, deux séries de problèmes se posent constamment. Les premiers concer­ nent la nature de la loi. Elle est définie comme une règle générale dont la possession assure des bienfaits tant à la cité qu’aux citoyens, mais ce caractère qui fait la force de la loi est en même temps source de fai­ blesse : elle ne peut qu’apporter une réponse unique et invariable à des circonstances nouvelles, des situations imprévues. Cette question se pose constamment à propos du temps et de l’équité, bien sûr, mais aussi des mœurs et des lois répressives. Elle paraît ainsi être l’un des problèmes

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essentiels que pose la loi. Assurément la tradition platonicienne et péri­ patéticienne avait mis en lumière cet aspect mais il nous semble prendre une forme particulièrement systématique à Rome. D’autres problèmes sont liés à l’autorité des lois ; cette question est envisagée sous deux angles : le vote du peuple qui confère sa force obligatoire à la loi et l’efficacité de celle-ci. Dans les deux cas, la loi n’est jamais conçue comme une manifestation de force ; les écrivains recherchent avant tout le consentement des citoyens : il est acquis par le vote ; il est préparé par les mœurs et l’éducation (et quelquefois la persuasion) pour amener les citoyens à suivre les indications des lois, et non à s’y soumettre. La loi se caractérise ainsi par deux aspects : elle est générale ; elle est liée au consentement du citoyen. On peut donc la définir en ces termes : une règle générale qui tire sa force du consentement de tous. Une telle définition peut paraître sommaire et bien pauvre ; elle tra­ duit pourtant une attitude sur laquelle s’accordent Cicéron, Tite-Live et Salluste ; ils se refusent tous à concevoir la politique en termes de con­ trainte et à voir uniquement dans la loi l’instrument de la force. De là vient la faible place qu’occupent les écoles qui ont voulu réduire la loi à la contrainte : les thèses épicuriennes ou celles des sophistes sont cons­ tamment réfutées par Cicéron. En un mot, la réflexion de ces écrivains trouve son unité dans le refus des théories utilitaires qui réduisent le droit au jeu de forces antagonistes et en font uniquement un moyen de répression. A l’opposé de ces refus, nous mesurons la place considéra­ ble qu’occupe une tradition où se retrouvent Platon, Aristote et les stoï­ ciens : il s’agit en un mot d’un courant qui identifie le juste et le légal, le fonde sur une loi issue de la nature et conforme à la raison, et insiste ainsi sur le caractère rationnel de l’âme humaine. Au sein de ce cou­ rant, la part la plus considérable revient au platonisme : nous avons dû sans cesse nous y référer au cours de cette étude et la plupart des thè­ mes qui sont développés par les écrivains romains tirent leur origine de Platon ; même les solutions qu’ils proposent trouvent souvent leur ori­ gine dans l’œuvre du philosophe grec, et en particulier dans les Lois. Ce choix n’est pas l’effet du hasard ; ces données laissent en effet penser qu’une réflexion approfondie sur la loi, héritière de la tradition d’Aris­ tote et de Platon, s’était développée au sein de l’Académie à la fin du Ier siècle. Plus précisément, il faut sans doute la rattacher à Antiochus d’Ascalon et ses disciples. De ces débats nous trouvons avant tout la trace chez Cicéron mais les échos qu’ils trouvent chez Varron, et sur­ tout chez Philon d’Alexandrie, nous en montrent l’importance et la vitalité. La réflexion sur la loi qui s’élabore à la fin de la République est le résultat d’une longue évolution. Elle trouve un point de départ dans les discussions qui ont lieu en Grèce au Ve et au IVe siècle (et sans doute, plus tôt avec le pythagorisme). En outre, elle constitue un prolongement et un approfondissement des débats qui ont eu lieu au siècle précédent :

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les Romains n’ont pas attendu la fin de la République pour découvrir la loi et les problèmes qu’elle posait. Il y a très probablement une tradi­ tion de pensée ancienne dont nous ne pouvons saisir que quelques élé­ ments épars. Mais la loi apparaît relativement tôt à Rome et elle impli­ que, pratiquement dès ses origines, la participation du peuple à son éla­ boration. Très vraisemblablement une réflexion sur ces thèmes s’est développée assez vite ; la mention de la libertas chez Ennius et Caton, la présence de l’équité dans l’oeuvre du premier, celle de raequum et bonum dans les pièces de Plaute fournissent autant d’indices. Ils nous révèlent que l’on s’interroge sur la loi dès cette époque en même temps que commence la réflexion politique. Il est probable que le contact avec la pensée grecque aida à son élaboration. Ces notions se voient préci­ sées au cours du IIe siècle : la loi se transforme peu à peu en un instru­ ment d’organisation, la jurisprudence se développe. Ainsi s’explique la place qu’occupent les questions d’interprétation : l’œuvre de Térence l’atteste clairement tandis que les débats que suscite la législation des Gracques leur donnent une nouvelle actualité et soulèvent des questions qui se retrouveront plus tard. En outre la philosophie dont la place s’accroît fait découvrir de nouveaux problèmes : le sens de l’équité est précisé par la tradition péripatéticienne, les conférences de Carnéade sont l’occasion de débats sur le fondement des lois et la justice qui se poursuivent au siècle suivant. Le stoïcisme développe de façon systéma­ tique l’idée d’un droit naturel commun à tous et fondé sur la raison. Enfin la réflexion sur le droit commence avec Scaevola. Ainsi se préci­ sent les thèmes que les générations suivantes approfondiront dans un dialogue où se retrouvent la philosophie, la tradition nationale et les expériences des siècles passés. Le dernier siècle de la République nous révèle à quel point les dis­ cussions sur la loi sont importantes et approfondies. Le courant épicu­ rien qui trouve sa meilleure expression dans l’œuvre de Lucrèce n’y tient peut-être pas une grande place, mais il nous fait voir l’écho que continuent à trouver les théories utilitaires du droit. Toutefois c’est sur­ tout une tradition platonicienne dans ses origines les plus lointaines qui est la plus répandue. Elle s’affirme le plus vivement et le plus nettement dans l’œuvre de Cicéron. Celle-ci en outre nous permet d’envisager tou­ tes les questions liées à la loi. L’auteur du De re publica est en effet le seul à nous proposer une théorie complète des sources du droit (même si ces questions peuvent apparaître chez d’autres auteurs) ainsi qu’une analyse précise du fondement des lois qu’il trouve dans une loi natu­ relle, conforme à la raison. De plus, il s’attache très précisément aux questions que pose l’interprétation des lois, à l’équité ; il cherche com­ ment adapter la loi à une réalité changeante, transformer un texte écrit en une parole vivante. Il est conduit à réfléchir sur le sens profond des lois (qu’il trouve dans l’intention du législateur), sur leur langage, sur l’interprétation qu’il fonde, non sur l’arbitraire, mais sur une exigence de

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justice authentique. On mesure ainsi la variété et la richesse d’une telle méditation ; elles ne tiennent pas seulement à l’ampleur de l’œuvre. Elles viennent surtout de ce que cet écrivain réfléchit sur la loi en philo­ sophe et à la lumière d’une tradition philosophique. Sa pensée est d’abord d’une cohérence extrême ; elle découle d’une affirmation uni­ que : la loi dans la cité doit s’inspirer de la loi naturelle. C’est bien sûr le désir d’établir des lois conformes à ce modèle qui amène Cicéron à souligner la place restreinte qui doit revenir au peuple. En outre, cette loi sert constamment de référence : elle apparaît dans l’équité qui cons­ titue un retour à ce modèle vrai ; elle est présente dans l’idéal d’obéis­ sance qu’il propose car sa forme la plus haute consiste à suivre de soimême le droit naturel. Une telle conception enfin permet à notre auteur de rapprocher droit et morale qui se confondent parfois et, surtout, de proposer un modèle de législation qui n’est pas vraiment répressif parce qu’il est lié à la raison et fait de l’homme une créature de raison. Dans sa réflexion, Cicéron s’inspire essentiellement de Platon : il lui emprunte d’abord l’idée d’un droit naturel, il souligne également à la suite du philosophe qu’il faut faire régner la concorde dans la cité, et il lui doit l’idée d’utiliser la persuasion plus que la contrainte. Pour lui également, le but de la législation est la vertu ; aussi ne réduit-il pas le respect des lois à la menace. Il cherche au contraire à transformer la loi en conscience morale. Mais malgré cette parenté étroite, on ne saurait dire que l’œuvre de Cicéron soit un simple décalque de celle de Platon. S’il souhaite mener les hommes sur la voie de la vertu et du bonheur, il ne cherche pas à leur imposer à toute force une telle conduite et laisse une part plus grande à la liberté des citoyens : il se refuse notamment à leur imposer une éducation collective qui doit servir à renforcer les lois. Mais ce qui distingue surtout l’écrivain romain et le philosophe grec, c’est leur attitude envers leur cité : ce dernier critique constamment les institutions athéniennes et en souligne tous les défauts. Cicéron, en revanche, fait toujours remarquer la valeur insigne des institutions romaines. Rome incarne la meilleure forme d’État et les mesures qu’il propose dans le De legibus reprennent les lois et les usages romains. La loi naturelle et les leges romaines se rejoignent, à ses yeux, et la législa­ tion véritable trouve ainsi dans la durée et dans l’histoire une nouvelle justification. L’œuvre de Cicéron se caractérise en définitive par une confiance dans la loi qui mérite d’être soulignée. Elle traduit la volonté nette de lui attribuer une place importante : chaque fois que l’autorité de la loi pourrait être remise en cause par l’équité, les mœurs ou l’éducation même, l’auteur du De re publica la restitue dans toute sa force ; il iden­ tifie l’équité et la justice et donne un sens nouveau à la loi ; il montre comment la loi par les modèles de comportement qu’elle apporte ne saurait disparaître au profit des mores. Cicéron accorde ainsi une place éminente à la loi : elle s’explique assurément par le désir d’assurer la

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stabilité de la cité, de doter la société de règles d’ordre. Mais surtout les origines naturelles de la loi, la tradition qu’elle reprend dans ce qu’elle a de meilleur en font la sagesse de la cité. On ne trouve pas dans l’œuvre de Salluste une confiance identique en la loi. Il nous présente, assurément, surtout dans des discours, une conception traditionnelle qui la rattache à la libertas qu’elle garantit. Mais l’historien s’attache plutôt aux lois d’une cité corrompue qui sont un instrument dans la lutte des factions. Dans cette perspective, la légis­ lation n’a plus l’autorité dont elle était revêtue dans l’œuvre cicéronienne, elle constitue au mieux un instrument de répression et impose une obéissance qui ne peut plus être spontanée ; mais le plus souvent, elle reste inefficace et sans force au milieu de la corruption. Salluste attache donc plus d’importance aux mœurs qu’à la loi : elles faisaient la force des Romains dans les premiers temps de la République et assu­ raient en même temps le respect des lois ; dans une cité où dominent les passions, des mœurs corrompues rendent inutile même la répression. L’historien nous propose ainsi une vision pessimiste qui repose sur une conception bien sombre de la nature humaine. L’importance qu’il donne aux mœurs (et qui n’est pas sans rappeler le Platon de la Répu­ blique) est remarquable : elle annonce les écrivains de l’Empire, notam­ ment Tacite qui va privilégier les mœurs, et non les lois comme l’avait fait Cicéron, et ne retient de la tradition antérieure que ses conclusions les plus pessimistes. Tite-Live est plus nuancé. Son œuvre révèle d’abord une parenté indéniable avec celle de Cicéron : il propose souvent des interprétations voisines. Il s’accorde notamment avec l’auteur du De re publica sur la place qu’il faut donner au peuple, sur l’importance de la concorde. Il s’attache comme lui aux droits du citoyen et à l’égalité que doit réaliser la loi. Et son œuvre laisse voir enfin une conception très haute de l’autorité des lois. Il est donc vraisemblable que la pensée de Tite-Live puise aux mêmes sources que celle de Cicéron, c’est-à-dire à un courant académicien où s’unissent platonisme, aristotélisme et stoïcisme. L’his­ torien ne s’attache pourtant pas à toutes les questions que nous avons trouvées chez l’auteur du De re publica : il se soucie bien de l’interpré­ tation des lois mais se contente de montrer les dangers d’une interpréta­ tion qui s’appuie sur la lettre ; il parle sans doute d’un droit naturel mais le fait surtout à propos du ius gentium. Tite-Live simplifie donc un certain nombre de questions. Sur d’autres, il se fait particulièrement détaillé : il se soucie nettement du rôle du temps ; il en montre à la fois les bienfaits et les effets corrupteurs. Ce souci lui est propre et le distin­ gue des autres écrivains qui n’y attachent pas la même importance, mais le rapproche au contraire des œuvres de l’Empire où ce thème prendra une grande importance. Il développe enfin une conception originale du châtiment et de l’efficacité des lois : il souligne assurément que des mœurs corrompues rendent les lois répressives nécessaires et retrouve

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ainsi une interprétation stoïcienne mais déjà présente dans la tradition platonicienne. Surtout il insiste sur le lien entre la crainte des dieux et le respect des lois : la loi trouve en quelque sorte une garantie dans la crainte du châtiment divin. Tite-Live développe ainsi un thème qui figure déjà chez Cicéron, mais en même temps il est amené à souligner beaucoup plus fortement que ce dernier l’autorité et la part de con­ trainte qui existent dans les lois. La fin de la République constitue donc un moment important dans la réflexion sur la loi. Certes, elle ne se caractérise pas par une remise en cause systématique des idées reçues ou par un foisonnement d’idées nouvelles et de solutions inédites. Elle constitue plutôt un approfondis­ sement des questions essentielles ; il a pour conséquence de restaurer et de justifier le pouvoir des lois en conciliant le double apport de la tradi­ tion romaine et de la philosophie grecque. De cette analyse les siècles suivants garderont trace : elle se prolonge avec Philon d’Alexandrie qui s’inspire des débats de l’Académie. Elle se continue sous l’Empire avec Sénèque et, surtout, avec Tacite qui connaît bien la tradition républi­ caine même s’il n’en retient pas toutes les conclusions. Bien sûr les ins­ titutions sont différentes, la loi n’a plus la même portée et ce ne sont pas exactement les mêmes questions qui se posent ; mais l’époque des Antonins conserve un vif intérêt pour la loi bien qu’elle ne fasse pas preuve de la même confiance envers elle. Une telle attention n’est pas surprenante parce que toute réflexion sur la société et l’homme dans la société rencontre forcément l’idée de loi et que celle-ci est liée à des questions fondamentales. Elle est d’abord au cœur d’une méditation sur l’exercice du pouvoir, sur les notions d’autorité et de consentement, elle implique une interprétation de la cité et de ses fins, elle suppose enfin une conception de la nature humaine. Telle est la réflexion d’ensemble que nous proposent les écrivains de la République romaine. Elle ne pouvait rester ignorée et dans les siècles suivants, par delà les différen­ ces qu’apporte l’histoire, elle a offert un modèle et une inspiration à tous ceux qui ne réduisent pas le droit à une simple technique, à tous ceux qui ont insisté, non sur la violence de la loi, mais sur sa sagesse, à tous ceux qui n’ont pas voulu anéantir l’homme, mais l’élever par la loi.

BIBLIOGRAPHIE

Nous n’indiquons ici que les principaux travaux que nous avons uti­ lisés ; les ouvrages auxquels nous avons eu recours pour tel ou tel détail figurent dans les notes.

1 — OUVRAGES GÉNÉRAUX 1. Éditions et commentaires Pour les œuvres nous avons utilisé les éditions parues dans la Col­ lection des Universités de France aux Éditions des Belles Lettres, ou, à défaut, celles de la Bibliotheca Teubneriana ou de la Loeb Classical Library. Nous avons en outre eu recours aux éditions et aux commen­ taires suivants : — De legibus A. Du M e s n il , De legibus, Leipzig, 1873. L.P. R e n t e r , A commentary on book I de De legibus, Amsterdam, 1972. C.W. K e y e s , De republica. De legibus, Londres, 1918. A. d ’ORS, Las leyes de M. Tullio Cicéron, Madrid, 1953. K. Z ie g l e r , Ciceros Staatstheoretische Schriften (De republica. De legi­ bus), Berlin, 1974. — De re publica K. B u e c h n e r , Cicero, Vom Gemeinwesen, Zürich, Munich, 3e éd.,

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