Les pédagogies critiques 9782748903850, 2748903854

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Les pédagogies critiques
 9782748903850, 2748903854

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LES PÉDAGOGIES CRITIQJJES

Dans la collection « Contre-feux » A L A I N ACCARDO, Le Petit-Bourgeois

gentilhomme

- Sur les

pré-

tentions hégémoniques des classes moyennes — Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010) PERRY ANDERSON, Comment les États-Unis ont fait le monde à leur image — (AVEC WANG CHAOHUA) Deux Révolutions. La Chine au miroir de la Russie — Le Nouveau Vieux Monde. Sur le destin d'un auxiliaire de l'ordre américain OLIVIER BARANCY, Misère de l'espace moderne. La production de Le Corbusier et ses conséquences PIERRE BOURDIEU, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique NOAM CHOMSKY, Guerre nucléaire et catastrophe écologique SOPHIE DJIGO, Les Migrants de Calais. Enquête sur la vie en transit K A R L M A R X ET FRIEDRICH ENGELS, Les Grands

Hommes

de

l'exil

THOMAS FRANK, Pourquoi les riches votent à gauche JULIAN MISCHI, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970 DAVID NOBLE, Le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail KEEANGA-YAMAHTTA TAYLOR, Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine

*

© Agone, 2019 BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20 www.agone.org ISBN : 978-2-7489-0385-0

Laurence De Cock et Irène Pereira (sous la direction de)

Les Pédagogies critiques

•un

Fondation Copernic

Les notes de référence, en chiffres arabes, sont rassemblées par chapitre, infra, p. 129. Édition préparée par Marie Laigle, Philippe Olivera et Thomas Pérès.

Introduction. Pourquoi s'intéresser aux pédagogies critiques? La pédagogie critique ne doit pas être confondue avec l'étiquette vague et large de pédagogie alternative. Dans différents pays du monde et aires linguistiques, depuis au moins le début des années 1980, on appelle « pédagogie critique » un ensemble de courants inspirés par le pédagogue brésilien Paulo Freire et son approche qui met l'accent sur la prise de conscience des oppressions (ou « conscientisation »). Cet éducateur s'est rendu célèbre à travers le monde entier pour son ouvrage Pédagogie des opprimés. Cet ouvrage demeure actuellement l'un des plus cités au monde et pourtant Paulo Freire est largement oublié en France. Néanmoins, plus que sa mémoire, ce qui nous intéresse dans les pédagogies critiques, c'est l'héritage vivant de pédagogies de transformation sociale se présentant comme féministes, queer, décoloniales, antiracistes... Car il faut bien comprendre que dans de nombreux pays, il ne s'agit pas pour les éducateurs et éducatrices progressistes de pratiquer des pédagogies seulement « alternatives », mais de viser la transformation sociale vers une justice sociale globale. Ce rappel est d'autant plus nécessaire qu'aujourd'hui, en France, la notion de pédagogies alternatives recouvre pour une bonne partie des pratiques s'adressant à des enfants issus de milieux

6 INTRODUCTION. POURQUOI S'INTÉRESSER AUX PÉDAGOGIES CRITIQUES?

socialement privilégiés, comme dans le cas des écoles Montessori privées hors contrat. Il existe pourtant une tradition de pédagogies émancipatrices en France. On peut citer par exemple les pédagogues anarchistes au début du xx e siècle qui ont mené des expériences éducatives comme l'orphelinat de Cempuis dirigé par Paul Robin (entre 1880 et 1894), la Ruche de Sébastien Faure (entre 1904 et 1917) ou encore l'Avenir social avec Madeleine Vernet (entre 1906 et 1922). Mais dans l'histoire de la pédagogie, la question de l'émancipation reste ici durablement marquée par la figure de Célestin Freinet. Cet auteur a souvent été rapproché de Paulo Freire avec qui il a partagé l'ambition de fonder une éducation qui émancipe les classes populaires. C'est ce que rappelle Gauthier Tolini dans cet ouvrage. Cette perspective émancipatrice est également présente en France au sein du Groupe français d'éducation nouvelle (GFEN) ou encore dans la pédagogie institutionnelle, courant qui constitue une scission du mouvement Freinet.

Les pédagogies en France mises à l'épreuve Néanmoins, ce glorieux passé a sans doute contribué à ce que les pédagogues en France ne prennent pas la mesure des transformations sociales actuelles. En effet, les débats pédagogiques sont restés focalisés dans ce pays sur les seules

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techniques pédagogiques : méthodes de lecture (syllabique versus globale), méthodes pédagogiques frontales (l'enseignant qui dispense sa parole face aux élèves) contre les méthodes actives (les élèves qui apprennent en faisant), etc. Mais les milieux pédagogiques progressistes n'ont su qu'imparfaitement prendre en compte les défis induits par diverses problématiques telles que le néolibéralisme, les discriminations de genre ou encore visant l'immigration postcoloniale. Dans le contexte français, ceux et celles qui visent une transformation sociale émancipatrice sont ainsi confrontés à de nombreuses difficultés que cet ouvrage collectif essaie de mettre en lumière. Cela passe notamment par la mise en question de la récupération néolibérale des thématiques issues de l'éducation nouvelle, à laquelle même Célestin Freinet n'échappe pas. Jean-Yves Mas revient dans cet ouvrage sur la manière dont cette récupération de thématiques progressistes a pu être mise en œuvre à travers l'idéologie néolibérale et plus particulièrement les théories issues du management. On pourrait prendre également l'exemple de la notion de « coopération », pourtant souvent mise à l'honneur dans les milieux pédagogiques progressistes en France, qui est promue « compétence du xxi e siècle » par l'OCDE au côté de la communication, de l'esprit critique et de la créativité (les « 4C »). Cette néolibéralisation touche aussi bien l'éducation formelle que l'éducation infor-

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melle (hors de l'école), le système scolaire que l'éducation populaire. Or les milieux pédagogiques français n'ont pas su réagir clairement face à ces défis que posent le néolibéralisme en éducation. En cela, le contraste est fort avec les États-Unis. En effet, dès les années 1980, les pédagogues états-uniens ont été confrontés à une offensive à la fois libérale sur le plan économique et conservatrice sur les questions sociétales avec les gouvernements de Ronald Reagan. Le pédagogue critique américain Henry Giroux a bien mis en lumière l'existence de trois courants : la pédagogie conservatrice (ou pédagogie traditionnelle), la pédagogie libérale et la pédagogie critique. Le contexte pédagogique français, lui, n'a pas su établir une ligne de démarcation claire entre pédagogie libérale et pédagogie critique. Giroux montre en particulier comment les pédagogies libérales, telles que celles issues de l'éducation nouvelle, ont pu être utilisées dans les quartiers socialement ségrégés comme des pratiques permettant de maintenir des relations cordiales entre enseignants et élèves, mais sans s'attaquer aux inégalités sociales. Or, le propre de la pédagogie critique ou radicale est précisément d'inviter les enseignants à mener une critique sociale plutôt qu'à rendre plus acceptables les inégalités sociales. La controverse en France autour des ABCD de l'égalité durant l'hiver 2013-2014 montre comment les thématiques autour du genre - analyse critique des stéréotypes de genre, des rôles sociaux de sexe,

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homosexualité et homoparentalité, transidentités restent des questions qui clivent la société française. Les polémiques créées par l'introduction de la notion de « genre » dans les programmes scolaires soulignent comment ce sont ces thématiques qui sont aujourd'hui porteuses d'enjeux sociopolitiques à l'école. De même, les courants pédagogiques progressistes en France restent extérieurs aux questions posées par l'immigration postcoloniale. La question de l'islamophobie est ainsi encore largement ignorée en France dans le cadre d'une éducation anti-préjugés, et ce en dépit de rapports publics du Conseil de l'Europe ou de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Dans les débats publics français, on préfère parler de l'opportunité du mot « islamophobie », plutôt que du mal bien réel qu'il recouvre. À l'étranger, la pédagogie critique a développé des courants de pédagogies féministes, queer (sur les questions LGBTI) ou anti-racistes et décoloniales dans le sillage de la pédagogie de la conscientisation de Paulo Freire. Néanmoins, les controverses que connaît la France au sujet des questions de genre et du racisme ne lui sont pas spécifiques. Au Japon ou au Brésil, par exemple, des mouvements d'opinion conservateurs se sont également fait entendre ces dernières années pour interdire l'enseignement du genre à l'école. Aux États-Unis, par exemple dans l'État d'Arizona, les études ethniques sont remises

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INTRODUCTION. POURQUOI S'INTÉRESSER AUX PÉDAGOGIES CRITIQUES?

en question dans les écoles publiques et l'ouvrage Pédagogie des opprimés de Paulo Freire a été interdit.

Préfigurations de pédagogies critiques en France C'est cette situation de décalage entre le champ de la pédagogie en France et ce qui existe à l'étranger, dans un contexte néolibéral et de montée du racisme d'une part, et de renouvellement des questions anti-sexistes d'autre part, qu'il nous a semblé pertinent d'essayer de faire connaître les pédagogies critiques en France. C'est pourquoi la Fondation Copernic a organisé à la Bourse du Travail de Paris en mai 2017 une après-midi d'hommage à Paulo Freire à l'occasion des vingt ans de sa mort. Lors de cette rencontre, nous avons pu mettre en valeur quelques expériences qui, en France, peuvent faire écho aux perspectives qui sont développées dans d'autres pays. Elles nous semblent pouvoir donner des pistes concrètes pour les praticiens et les praticiennes qui souhaitent développer une pédagogie critique. Parmi les approches qui nous semblent les plus riches de la pédagogie critique se trouve la pédagogie féministe. Elle invite les enseignantes et les enseignants à une vigilance critique dans leur salle de classe. La pédagogie féministe présente en particulier l'avantage de pouvoir s'appuyer en France

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sur une vaste littérature de travaux empiriques relevant de la sociologie des inégalités sexuées. De nombreux travaux accessibles en langue française ont mis en évidence comment, sans s'en rendre compte, les enseignants et les enseignantes peuvent contribuer à amplifier les inégalités sexuées dans la salle de classe. Les approches de pédagogies féministes s'attachent en particulier à permettre aux filles d'exprimer leur expérience d'oppression, d'augmenter leurs capacités d'agir ou encore de réguler les interactions sexuées dans la salle de classe. Des pédagogues féministes du groupe Traces, qui se réunissent depuis quelques années, partagent dans cet ouvrage leurs expériences d'enseignantes dans la mise à jour et la critique en acte des inégalités de genre. L'étude des programmes scolaires et des manuels constitue une autre dimension de la pédagogie critique. Il s'agit de les interroger comme des supports pédagogiques mais aussi politiques qui seraient porteurs de biais interprétatifs susceptibles de masquer d'autres savoirs. Cela renvoie à l'idée de Paulo Freire que l'éducation n'est jamais neutre, qu'elle est toujours politisée. C'est particulièrement vrai dans le cas des contenus et des méthodes préconisés - ce qu'on désigne aujourd'hui par le terme savant de curricula - dans la discipline historique tant, en France comme ailleurs, l'enseignement de l'histoire reste un sujet brûlant touchant aux enjeux identitaires. On peut alors, comme l'a fait Michael Apple aux États-Unis, interroger le « curriculum caché »,

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à savoir ce qui se joue d'invisible dans la relation pédagogique et qui contribue souvent à pérenniser l'ordre social dominant. Dans cette perspective, Laurence De Cock interroge ici l'enseignement du fait colonial pour débusquer les tensions qu'il induit dans le cadre de la norme nationale-républicaine française. Mais les pédagogies critiques n'ont pas uniquement leur pertinence dans le système scolaire. Bien au contraire. Elles ont également vocation à être mises en œuvre dans la formation militante ou dans l'éducation populaire. On sait qu'en France, l'éducation populaire à visée de transformation sociale a connu un renouvellement avec l'émergence de Sociétés coopératives et participatives (Scop) d'éducation populaire. Celles-ci s'appuient sur un travail qui a été mené pour retrouver l'histoire des pratiques d'éducation populaire en lien avec le mouvement ouvrier, comme la méthode de l'arpentage (pratique de lecture collective) ou encore les enquêtes sensibles (s'appuyant sur la tradition des enquêtes ouvrières). Il est possible également de citer l'introduction, ces dernières années, d'expériences inspirées du community organizing, une méthode visant à produire des mobilisations dans les quartiers populaires. En s'appuyant sur sa double expérience du community organizing en France et aux Etats-Unis, Adeline de Lépinay nous donne ici un éclairage sur les liens qui peuvent être mis en œuvre entre l'éducation populaire et la pédagogie critique. De fait, il n'est pas rare que

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l'on mette en parallèle Saul Alinsky, le fondateur du community organizing, et Paulo Freire, le fondateur de la pédagogie critique.

Plaider pour l'expansion de la pédagogie critique en France Les perspectives qui sont tracées dans cet ouvrage ne sont que des préfigurations de ce que peut amener le développement d'une pédagogie critique en France. L'objectif de la pédagogie critique est de constituer un vaste mouvement d'éducation émancipatrice qui dépasse les clivages habituellement admis : instruction scolaire, éducation populaire, enseignement universitaire, formation militante, etc. La pédagogie critique permet de faire dialoguer des milieux éducatifs qui ne se côtoient pas habituellement, dans l'objectif de développer les capacités d'agir collectives des hommes et des femmes opprimés. En particulier, la pédagogie critique permet d'aider les apprenants et les apprenantes à mieux s'approprier des courants théoriques critiques qui peuvent constituer des armes intellectuelles pour analyser le monde : théorie des privilèges, intersectionnalité, féminisme décolonial, queer matérialiste, etc. En brossant un panorama international de la pédagogie critique, je montrerai dans ces pages que son développement est nettement plus avancé dans d'autres pays.

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À titre d'illustration, et pour finir, prenons l'exemple de la pédagogie anti-oppressive : cette pédagogie critique part d'une conception de la société qui considère qu'il existe plusieurs systèmes d'oppression croisés (sexisme, racisme, classisme, etc.). C'est ce que l'on appelle l'intersectionnalité. Or, une personne peut être opprimée dans un système spécifique (par exemple par des attitudes sexistes) et bénéficier de privilèges sur un autre plan (par exemple dans le cadre du système racial). Un privilège est un avantage dont bénéficie un individu du simple fait de sa position sociale sans que cela soit nécessairement volontaire. Ces privilèges se manifestent bien souvent dans des micro-situations de la vie quotidienne. Par exemple, une personne hétérosexuelle a peu d'occasions de s'interroger sur les risques que comporte pour elle le dévoilement de sa situation amoureuse. Mais les privilèges sociaux ne se manifestent pas seulement au niveau micro-social, ils sont systémiques : cela veut dire que l'on va les observer dans plusieurs registres sociaux (par exemple : école, logement, emploi, espace public ou domestique, etc.). Ainsi, la pédagogie anti-oppression s'applique à des espaces et à des situations très variés : espace scolaire, espace militant ou encore espace de travail. Elle vise à faire prendre conscience à chacun et chacune de sa place dans les différents systèmes de privilèges et d'oppression afin de prendre conscience des privilèges dont il ou elle bénéficie et des oppressions mises en œuvre souvent

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inconsciemment. Il existe ainsi différentes activités pédagogiques qui visent à rendre conscient de ces différents rapports sociaux croisés et de la place que chacun et chacune y occupe. Par exemple, sans s'en rendre compte, les enseignants peuvent par les micro-interactions de la vie quotidienne avoir des attitudes sexistes, des propos ou des attitudes discriminatoires à l'égard des élèves de milieux populaires ou d'origine étrangère. En soi, une micro-agression ou une micro-discrimination prise isolément n'est pas grave. Mais c'est leur répétition sur la durée qui peut avoir un impact sur les personnes qui les subissent. On peut à cet égard faire la comparaison avec le harcèlement scolaire. Une micro-agression à l'égard d'un élève a sans doute des conséquences anodines mais, si les faits se répètent, ils peuvent conduire au mal-être scolaire ou même au décrochage scolaire. L'objectif de cette prise de conscience des oppressions et des privilèges est double. Elle consistait pour Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés à favoriser l'émergence de mouvements sociaux de transformation sociale chez les opprimés. Cet aspect se trouve en partie pris en compte aujourd'hui par l'enseignement pour la justice sociale, qui se donne pour objectif de développer les capacités des apprenants et des apprenantes à transformer la société vers plus de justice. Dans ce cadre, les élèves participent par exemple à des actions concernant l'environnement. Mais elle suppose également du côté des privilégiés d'adopter une posture d'allié

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ou d'alliée. Ainsi, dans une salle de classe, les rapports d'oppression concernent aussi bien l'enseignant ou l'enseignante vis-à-vis des élèves que les élèves entre eux ou elles. En ce qui concerne les enseignants ou les enseignantes, être un allié ou une alliée consiste non pas à faire à la place de l'élève, mais à faire avec lui ou elle. Cela consiste également à se renseigner et à s'informer sur les inégalités sociales, les oppressions et les discriminations sociales afin de ne pas les amplifier et les reproduire inconsciemment. L'objectif de l'approche anti-oppressive vise à constituer des espaces inclusifs, c'est-à-dire des lieux dans lesquels les personnes issues de groupes socialement minorés ne se sentent pas méprisées, agressées, discriminées ou encore invisibilisées. Alors que la catégorisation et la stigmatisation peuvent conduire à enfermer une personne dans une identité, qui plus est négative, à laquelle elle ne souhaite pas nécessairement être identifiée, à l'inverse l'invisibilisation consiste à ne pas reconnaître une caractéristique d'autrui et les conséquences que celle-ci peut avoir sur son existence. Les espaces inclusifs peuvent être des lieux dédiés à l'apprentissage, des espaces de travail ou encore des lieux militants. Nombre d'études sociologiques ont en effet souligné la forte homogénéité sociale des collectifs militants. Beaucoup de ces espaces sont peu inclusifs pour les femmes ou les personnes racisées (c'est-à-dire victime de racisme) ou les minorités sexuelles ou de genre. L'approche anti-

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oppressive suscite et valorise un regard permettant d'évaluer concrètement ce caractère plus ou moins inclusif à travers les affichages sur les murs, les activités proposées, l'accessibilité aux personnes en situation de handicap, etc. Derrière le terme « inclusif », qui n'est pas encore rentré dans le langage courant, il est question de situations de bien-être ou de souffrance qui concernent le quotidien d'individus bien réels, et dont la mesure et la prise de conscience est la première étape vers une amélioration possible. Le second intérêt de l'approche anti-oppressive sur le plan militant consiste à essayer de développer des politiques d'alliance et de coalition. Loin de vouloir isoler chacune des situations d'oppression dans la situation singulière qu'elles peuvent avoir par ailleurs, cet ouvrage espère au contraire contribuer à les rapprocher. Or, comment s'allier avec d'autres groupes opprimés si on n'a pas d'abord compris les oppressions dont ils sont l'objet et si on les reproduit dans ses pratiques militantes ? On l'a compris, le principal objectif de ce petit livre est de contribuer à remettre la question de la transformation et de la justice sociale au cœur de la réflexion sur l'école. Mettre l'accent sur les pédagogies critiques, montrer ce qui les relie entre elles et qui les distingue des autres approches pédagogiques, c'est lutter contre le silence qui a peu à peu recouvert les enjeux d'égalité et d'émancipation dans le domaine scolaire.

1. Célestin Freinet et Paulo Freire : des pédagogies de transformation sociale Chacun en leur temps et dans des espaces différents, Célestin Freinet (1896-1966) et Paulo Freire (1921-1997) ont cherché à développer une éducation émancipatrice pour les opprimés et avec eux : enfants du prolétariat et de la petite paysannerie du Sud-Est de la France pour l'instituteur français et adultes analphabètes du Brésil et du Chili pour l'éducateur brésilien. Au service du peuple, ils ont tous les deux œuvré pour une pédagogie populaire qui présente de nombreux points communs, comme le souligna Paulo Freire lui-même lors d'une conférence qu'il donna au Brésil en 1991 : « Les rêves de Freinet sont aussi mes rêves. Il y a concordance de nos rêves et de nos objectifs : la lutte, l'engagement permanent pour une éducation populaire, pour une école qui tout en étant sérieuse n'a pas honte d'être heureuse '. » Partageant la même conception de l'éducation populaire, les deux éducateurs ont formulé de profondes critiques envers l'éducation officielle et ont participé activement au développement d'une éducation de libération visant à faire prendre conscience aux démunis des possibilités d'une transformation radicale des causes de leur oppression.

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À l'école du capitalisme : éloignement social, neutralité et adaptation

Célestin Freinet et Paulo Freire ont développé une critique sans concession de l'éducation officielle instaurée par les classes dirigeantes. Cette éducation, présentée comme « neutre », avait pour objectif d'éloigner les questions sociales de l'enseignement et d'adapter les élèves à servir un ordre social établi sans être en capacité de le remettre en cause. Freinet et Freire dénoncent un enseignement vertical fondé sur la parole du maître ou sur le contenu des manuels éloignés des réalités sociales des élèves. Cette éducation verticale est souvent assimilée à du « gavage » dans les écrits de Freinet et elle est nommée « éducation bancaire » dans l'œuvre de Freire. Dans une lettre adressée aux parents d'élèves dans la revue L'Éducateur prolétarien en 1935, Freinet critique l'éducation gavage et son rôle de domestication au service de l'exploitation capitaliste : « L'École ne vous habitue pas à réfléchir, à penser par vous-mêmes, à voir avec vos propres yeux. Ce serait bien trop dangereux. Dès le plus jeune âge, elle vous dresse à penser comme le maître et comme les livres ; elle vous force à voir à travers ces livres d'essence capitaliste les problèmes humains et sociaux; elle vous gave de formules dont vous n'avez que faire, non pas tant pour garnir et orner votre esprit que pour vous enchaîner à ce

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rôle réceptif qui annihile peu à peu votre puissance active, vos velléités de réalisation personnelle2. » Dans son ouvrage Pédagogie des opprimés rédigé en 1968, Paulo Freire développe une interprétation similaire de l'éducation, de ses méthodes et de ses objectifs : « L'éducateur qui projette l'ignorance sur ses élèves reste sur des positions fixes, invariables, il sera toujours celui qui sait, alors que les élèves seront toujours ceux qui ne savent pas. La rigidité de ces attitudes nie l'éducation et la connaissance en tant que processus de recherche. Si l'éducateur est celui qui sait, si les élèves sont ceux qui ne savent rien, il revient au premier de donner, de livrer, d'apporter, de transmettre son savoir aux seconds. Et ce savoir n'est plus celui de Inexpérience vécue", mais celui de l'expérience racontée ou transmise. Plus on leur impose la passivité, plus, de façon primaire, au lieu de transformer le monde, ils tendent à s'adapter à la réalité parcellaire contenue dans les "dépôts" reçus. Dans la mesure où cette vision "bancaire" annule le pouvoir créateur des élèves ou le réduit au minimum, en favorisant leur côté primaire au lieu de développer leur sens critique, elle sert les intérêts des oppresseurs : pour ceux-ci l'essentiel n'est pas la découverte du monde, ni sa transformation 3 . » Ainsi, étouffer la « puissance active », « les velléités de réalisation personnelle », le « pouvoir créateur », le « sens critique » sont les objectifs de l'éducation promue par les pouvoirs en place d'après Freinet et Freire. Pour promouvoir cette éducation anni-

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hilante, l'institution se cache souvent derrière le principe de neutralité. Pour les deux auteurs, l'éducation officielle utilise une prétendue neutralité pour éviter d'aborder en classe les problèmes sociaux dont souffrent les élèves des classes les plus pauvres. Ainsi, pour Freinet, « c'est à dessein que le régime a essayé jusqu'à ce jour de cantonner l'instituteur dans sa seule fonction scolaire; que les revues professionnelles s'abstiennent farouchement de toute allusion aux rapports entre l'école et l'organisation économique et sociale. Il importe pour la neutralité, pour la sécurité et la paix des enfants que, entre les quatre murs de sa classe, l'instituteur ne regarde pas, ne voit pas plus loin que ses livres, ses tableaux ou ses cartes pour que se perpétue le mensonge intellectualiste au service d'un régime d'exploitation et d'hypocrisie 4 ». De la même manière, Freire met en garde les enseignants contre cette prétendue aspiration à la neutralité, aspiration qui sert en fait les intérêts des classes dominantes : « Je crois que jamais le professeur progressiste n'a eu à être autant attentif et informé qu'aujourd'hui face à l'expertise avec laquelle l'idéologie dominante diffuse subtilement l'idée de neutralité de l'éducation » ; « Du point de vue des intérêts dominants, il n'y a aucun doute que l'éducation doit être une pratique qui occulte les vérités et qui fige les individus dans leur classe sociale » 5 . En imposant un enseignement vertical éloigné des milieux sociaux dans lesquels vivent les élèves

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au nom d'une prétendue « neutralité », Freinet et Freire considèrent que l'éducation au service des puissants vise à adapter les élèves au besoin de l'économie capitaliste. Freinet déclare ainsi : « Libre à ceux qui s'accommodent de la société présente d'adapter leurs élèves à un régime d'injustice et d'exploitation6. » Il développe cette idée dans sa première lettre adressée aux parents d'élèves : « Et, effectivement, l'école actuelle a été créée par le capitalisme, elle est entretenue - si peu, hélas! - pour vous instruire d'abord. Et non pas vous instruire dans le sens humain et philosophique qui serait de vous aider à connaître, dans ses plus intimes manifestations, la vie que vous devriez dominer, mais vous instruire seulement au point de vue technique, afin de mieux vous utiliser économiquement, de tirer de vous un meilleur rendement, tout comme on apprend aux bœufs à labourer ou au poulain, naturellement si fier et si indépendant, à accepter le collier et à traîner la voiture en obéissant au mors impératif 7 . » Dans d'autres écrits, Freinet utilise également le terme de « robots » pour désigner les élèves adaptés par les enseignants aux besoins de l'économie. Il dénonce « ceux qui pensent que les enfants du peuple doivent d'abord être dressés à obéir, à suivre des mots d'ordre, à réciter des formules qui les préparent à devenir les manœuvres, les esclaves et les robots de la grande machine d'exploitation capitaliste0 ». Dans l'œuvre de Paulo Freire on retrouve ces mêmes idées autour de la notion d'adaptation à

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l'ordre économique, qui occupe une place centrale dans l'ensemble de son œuvre. Dans Pédagogie des opprimés, écrit en 1968, il la reprend en insistant sur son lien avec un système d'oppression : « Dès lors, comme les hommes qui reçoivent en eux le monde sont déjà des êtres passifs, il appartient à l'éducation de les rendre encore plus passifs et de les adapter au monde. Plus ils sont adaptés, du point de vue "bancaire", plus ils sont "éduqués", parce qu'ils sont ajustés au monde. C'est là une conception et, par voie de conséquence, une pratique qui ne peuvent intéresser que des oppresseurs, lesquels seront d'autant plus tranquilles que les hommes seront plus ajustés au monde. Et d'autant plus préoccupés que les hommes remettront davantage le monde en question. Plus les grandes majorités s'adaptent aux finalités qui leur sont imposées par les minorités dominatrices, perdant ainsi le droit d'avoir leurs finalités propres, plus ces minorités exerceront leur domination » ; « Ceux qui agissent sur les hommes pour les endoctriner, les adapter toujours davantage à la situation qui doit rester inchangée, ce sont les dominateurs » 9 . Pour Paulo Freire, la pédagogie de l'adaptation va de pair avec l'idéologie fataliste selon laquelle le système économique et social mondialisé ne peut être changé. Cette idée est particulièrement présente dans son dernier ouvrage, Pédagogie de l'autonomie : « C'est exactement cette permanence de la domination néolibérale actuelle que propose l'idéologie contenue dans le discours qui soutient

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l'idée de la "mort de l'Histoire" : permanence de l'aujourd'hui à laquelle se réduit le futur déproblématisé. De là, le caractère désespéré, fataliste, antiutopique d'une telle idéologie au sein de laquelle on forge une éducation froidement techniciste et on requiert un éducateur excellent dans la tâche d'accommodation au monde et non dans celle de sa transformation' 0 . » Après avoir montré que le rôle de l'école aux mains des classes dirigeantes était de reproduire les inégalités sociales en adaptant les élèves à cette société inégalitaire dominée par les classes possédantes, Freinet et Freire ont tous les deux œuvré pour le développement d'une éducation au service des classes les plus défavorisées.

Une éducation populaire pour la transformation sociale Le projet d'une éducation au service des plus défavorisés et de la transformation sociale s'inscrit dans un projet politique pleinement assumé par Freinet et Freire. Ce projet se fonde sur l'affirmation du caractère intrinsèquement politique de l'éducation. Pour Freinet, de manière très concrète, l'éducation ne peut pas être neutre, car elle dépend des décisions du gouvernement et subit l'influence de la société : « L'éducation est influencée si directement par les gouvernements au pouvoir; elle a d'autre part une telle répercussion sur les desti-

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nées politiques des peuples qu'il n'est pas possible d'être effectivement neutre quand on étudie le vaste problème de l'Éducation". » Freinet ajoute que les conditions matérielles de l'enseignement et que l'état de santé des enfants fréquentant les écoles sont indissociablement liés au domaine de l'éducation et que ces sujets dépendent aussi des choix politiques opérés par les personnes qui gouvernent : « On feint de croire que les méthodes et les techniques constituent tout l'essentiel de l'éducation. Si le local est mal situé et mal divisé, si la classe ne possède aucun matériel d'enseignement, si les enfants sont mal nourris, s'ils s'étiolent dans des taudis, tout cela, dira-t-on, ne dépend plus de l'école mais de la société; c'est affaire sociale et politique 12 ! » Paulo Freire insiste à son tour sur le caractère profondément politique et idéologique de l'éducation. Ainsi, pour le pédagogue brésilien, l'éducation dépend toujours d'objectifs qui lui ont été fixés : « La nature de la pratique éducative, sa nécessité de finalité, les objectifs, les rêves qui en découlent interdisent sa neutralité. La pratique éducative est toujours politique. C'est ce que j'appelle la "politisation" de l'enseignement. La nature même de l'enseignement est politique. La question se pose alors de savoir quel type de savoir quel type de politique, en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui elle est dirigée ,3 . » Célestin Freinet et Paulo Freire ont clairement défini les objectifs politiques de leur pédagogie : il

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s'agit d'une éducation au service des classes les plus pauvres, fondée notamment sur l'apprentissage de la participation politique et sur la transformation sociale. Ils ont tous les deux lutté pour que l'école devienne un lieu d'apprentissage et d'expérimentation de la démocratie. Ainsi, en instituant des conseils coopératifs hebdomadaires durant lesquels les élèves décidaient d'une partie de l'organisation des activités scolaires et géraient également le budget de la classe, Freinet visait à préparer à la fois les futurs citoyens (« Il faut les faire vivre en république dès l'école 14 ») et les futurs travailleurs qui seraient capables de s'intégrer dans une nouvelle société post-révolutionnaire : « Il est du devoir de l'instituteur de remettre l'économie et l'activité de la classe entre les mains des enfants, d'orienter ceuxci vers une collaboration communautaire selon les techniques nouvelles que nous préconisons, première étape vitale de la coopération scolaire, qui s'épanouira un jour dans toutes les écoles libérées par la libération du prolétariat 15 » ; « Si l'avenir appartient au socialisme, la voie pédagogique est nécessairement vers une socialisation toujours plus grande de l'école : socialisation au sein même de l'organisme scolaire et adaptation de l'école aux fins sociales nouvelles 16 ». Pour Paulo Freire, les espaces éducatifs devaient également être des lieux d'apprentissage de la démocratie (« C'est en décidant que l'on apprend à décider 17 »). Quand il commença son activité pédagogique auprès des adultes brésiliens au tout début

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des années i960, la question de l'alphabétisation était en lien direct avec la démocratie. En effet, le droit de vote n'était alors accordé qu'aux personnes sachant lire et écrire. L'action alphabétisante de Paulo Freire auprès des plus démunis devait leur permettre d'obtenir le droit de participer à la vie démocratique, mais elle devait leur permettre aussi un engagement critique dans les luttes sociales : « Il faut souligner que, pour nous, le travail d'alphabétisation, dans la mesure où il entraîne une lecture critique de la réalité, représente le principal moyen de redonner à chacun son identité et consolide l'engagement du citoyen au sein des mouvements sociaux qui luttent pour l'amélioration de la qualité de vie et la transformation sociale ,8 . » Près de trente ans après ses premières expériences d'enseignement auprès des adultes brésiliens, Paulo Freire, alors secrétaire de l'éducation à la mairie de Sào Paulo, développa un programme ambitieux de démocratie dans l'éducation en instituant dans chaque établissement scolaire un conseil d'école délibératif ouvert aux enseignants, aux parents et aux élèves 19 . Pour Freinet comme pour Freire, l'apprentissage de la démocratie par l'expérience concrète devait pérenniser les acquis d'une révolution sociale et politique souhaitée. Pour Freinet, des élèves domestiqués par une éducation traditionnelle risquaient de devenir des forces contre-révolutionnaires : « Si les foules affamées se dressaient enfin et qu'on les mène à la Révolution, que sera notre école au lendemain de cette action? [...] Oui, nous ferons la

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Révolution chez les autres, mais, après la libération, nous ferons encore tous à nos enfants - oh! ne récriminez pas! - des âmes d'esclaves. Et nous qui avons la charge de faire des hommes nouveaux, nous ne saurons produire que des contrerévolutionnaires, ou des égarés qui se livreront aussitôt à quelque nouveau Napoléon 20 ». C'est également une contre-révolution que produirait le maintien d'une éducation bancaire d'après Freire : « Une société révolutionnaire qui maintiendrait la pratique de l'éducation "bancaire" ou bien se fourvoierait, ou bien se laisserait entamer par la méfiance et la défiance envers les hommes. En toute hypothèse, elle serait menacée par le spectre de la réaction 2 '. » Au cœur des pratiques pédagogiques développées par Célestin Freinet et Paulo Freire se trouvent le vécu, les expériences et les aspirations des élèves : « Nous déplaçons l'axe éducatif : le centre de l'École n'est plus le maître, mais l'enfant. Nous n'avons pas à rechercher les commodités du maître, ni ses préférences : la vie de l'enfant, ses besoins, ses possibilités sont à la base de notre méthode d'éducation populaire 22 . » Chez Paulo Freire, il est fondamental que l'enseignant ait connaissance des conditions de vie de ses élèves : « J e sais déjà, il n'y a pas de doute, que les conditions matérielles dans lesquelles vivent les apprenants conditionnent leur compréhension du monde même, leur capacité à apprendre et à répondre aux défis. J'ai besoin maintenant de connaître ou de m'ouvrir à la réalité

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1. CÉLESTIN FREINET ET PAULO FREIRE

de ces élèves avec lesquels je partage mon activité pédagogique. Il faut que je devienne, si ce n'est absolument plus intime avec leur forme de vie, pour le moins plus familier, moins étranger et distant de celle-ci 23 . » Les activités de libre expression, comme le texte libre, occupent une place importante dans la pédagogie développée par Freinet à partir des années 1920. Ces activités permettent l'expression d'un vécu social souvent difficile pour des enfants des classes ouvrières ou paysannes : « Par eux nous parviennent alors les plus graves révélations sur l'état social, sur la vie, sur les peines, d'une des portions les plus misérables de l'humanité : nous pénétrons les secrets de la dure vie familiale, la promiscuité des taudis, l'exploitation de la misère et à la campagne - les péripéties de la lutte ancestrale que le paysan livre avec la terre pour échapper, sans y réussir, à l'incertitude du lendemain, au poids irréductible que font peser sur lui l'organisation rurale, l'individualisme outrancier et l'exploitation 24 . » Les thèmes abordés dans les textes libres - celui du chômage, par exemple - pouvaient être approfondis par des enquêtes sociales réalisées par les élèves 25 . Paulo Freire proposait également de lier les apprentissages et l'expérience sociale des apprenants à travers le dialogue : « Pourquoi ne pas discuter avec les élèves de la réalité concrète à laquelle on se doit d'associer la discipline dont on enseigne le contenu, de la réalité agressive dans laquelle la violence est la constante et dans laquelle

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les personnes côtoient bien davantage la mort que la vie ? Pourquoi ne pas établir une nécessaire "intimité" entre les savoirs curriculaires fondamentaux pour les élèves et l'expérience sociale qu'ils ont en tant qu'individus 26 ? » De manière concrète, Paulo Freire avait lié indissociablement l'apprentissage de la lecture et de l'écriture à une réflexion critique sur le milieu social des apprenants. Par exemple, au cours des séances d'alphabétisation menées dans les régions les plus pauvres du Brésil, les apprenants étaient invités par les éducateurs à discuter de leur vie dans les favelas à travers un support visuel. Le débat tournait alors autour des problèmes de logement, de santé, de travail, d'éducation. Puis, une fois la discussion achevée, les enseignants amorçaient alors l'apprentissage de la lecture et de l'écriture dans sa dimension technique à partir du mot écrit « favela » 2 7 . En partant de l'expérience vécue des apprenants et de leur lecture du monde, Freinet et Freire voulaient aiguiser leur compréhension critique des causes véritables des difficultés sociales qu'ils rencontraient et les aider à agir contre ces causes. Ainsi, l'objectif de la pédagogie prolétarienne développée par Freinet était d'orienter « les enfants vers la compréhension sociale, en les habituant au raisonnement sain, en commençant à former leur esprit critique, en les plongeant toujours davantage dans leur milieu et en les habituant à réagir contre ce milieu28 ». Pour lui l'un des objectifs des enseignants est d'amener les élèves

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vers la « compréhension sociale », c'est-à-dire faire prendre conscience aux élèves des causes réelles et profondes de leur souffrance grâce à leur « esprit critique ». Cependant, la pédagogie de Freinet ne s'arrête pas à cette simple prise de conscience, elle s'ouvre vers l'action, car elle doit entraîner les élèves « à réagir contre ce milieu ». La pédagogie proposée par Freinet est tout à fait semblable dans l'esprit à la « pédagogie des opprimés » telle que Paulo Freire la concevait : « Pédagogie qui fait de l'oppression et de ses causes un objet de réflexion des opprimés d'où résultera nécessairement leur engagement dans une lutte pour leur libération29. » L'éducation populaire de Célestin Freinet et de Paulo Freire présente des fondations semblables : il s'agit d'une éducation où s'expérimente la participation démocratique et où l'expérience sociale des élèves occupe une place primordiale. Elle est le point d'appui vers une compréhension critique de la société et des origines des inégalités sociales. Cette compréhension doit aboutir à l'engagement des apprenants pour une société plus égalitaire. La pédagogie développée par Freinet et Freire est ainsi porteuse d'espoir, car elle laisse entrevoir pour les opprimés la possibilité d'une transformation sociale radicale.

2. Panorama international des pédagogies critiques Ce chapitre propose une petite cartographie et présentation des pédagogies critiques depuis les années 1980 dans différentes aires linguistiques étrangères. La pédagogie critique constitue un courant international qui existe depuis les années 1980 et qui est inspirée du pédagogue brésilien Paulo Freire. Il est possible de distinguer deux phases dans l'œuvre de Paulo Freire : Pédagogie des opprimés (publié pour la première fois en 1970) correspond à la première période de son travail et est centré sur une grille de lecture marxiste accordant une centralité à la classe sociale. C'est durant cette période qu'il accorde une grande importance à la notion de « conscientisation ». Cette notion désigne un processus éducatif qui permet de passer de la conscience quotidienne à la conscience critique. La conscience critique consiste à être en capacité de concevoir les oppressions non pas comme de simples relations interpersonnelles, mais comme des rapports sociaux de pouvoir qui structurent la société. C'est généralement pour cette partie de son œuvre qu'il est connu en France et c'est elle qui lui a valu la reconnaissance de l'Unesco à travers sa méthode d'alphabétisation des adultes. Mais Paulo Freire a été conduit, comme il le précise lui-même, à revoir sa grille de lecture, en particulier par rapport à la question du genre,

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2 . PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

sous l'influence des féministes états-uniennes1. Son œuvre a eu par ailleurs une grande influence sur la pédagogie engagée de l'intellectuelle féministe africaine-américaine bell hooks à partir des années 1980 2 . Dans la deuxième partie de son œuvre, Paulo Freire développe une pédagogie libératrice, qu'il appelle le plus souvent à la fin de sa vie « pédagogie critique ». C'est à cette période qu'il est nommé secrétaire de l'éducation de la ville de Sâo Paulo (entre 1989 et 1991), dont il réorganise le système d'enseignement primaire et la formation des enseignants. Son ouvrage Pédagogie de l'autonomie, publié en 1997, donne une vue synthétique des idées qu'il a développées à la fin de sa vie. Le terme de « pédagogie critique » est également employé pour parler de la pédagogie inspirée de Paulo Freire, que ce soit en Amérique latine, du Nord et dans les pays de langue anglaise, comme l'Angleterre, l'Australie ou l'Afrique du Sud, dans les pays de l'Europe du Sud, les pays scandinaves, etc. La pédagogie critique semble s'être implantée dans différentes aires linguistiques, mais pas dans les pays de langue française. Cela apparaît clairement par le manque de traduction des textes de ce courant, alors que l'on constate une forte circulation entre le monde anglophone et hispanophone. Comme déjà souligné en introduction de ce volume, la pédagogie critique se donne pour objectif de lutter contre les rapports sociaux « de classe, de sexe et de race » et de transformer la société. Pour cela, son objectif consiste à faire en sorte

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que les apprenants et les apprenantes accèdent à une conscience critique. Dans ce cadre, le dialogue occupe une place centrale. Mais il n'est pas le seul objectif, car il s'agit également de développer des capacités à la lecture critique du monde pour finalement parvenir à développer la capacité d'agir (c'est la notion d'empowerment) des apprenants et des apprenantes afin qu'ils et elles puissent lutter contre l'injustice. Depuis les années 1980, la pédagogie critique n'est pas un mouvement figé; elle a su s'adapter aux nouveaux courants critiques issus des milieux universitaires : néo-marxisme, postmodernisme, multiculturalisme, queer, décolonial, etc. La notion d'intersectionnalité désignant parmi ces courants la capacité de concevoir les différentes oppressions non pas de manière séparée, mais articulée entre elles 3 , nous centrerons notre analyse sur cette approche. Pour analyser les relations entre l'intersectionnalité et la pédagogie critique, on s'attachera ici à présenter plusieurs courants au sein de ce mouvement en se concentrant sur les tendances les plus actuelles dans différentes zones géographiques. On montrera en particulier le changement de perspective qui s'est effectué dans le passage d'une pédagogie tiers-mondiste à sa mise en œuvre dans les pays du Nord.

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2 . PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

Une pédagogie intersectionnelle contre les privilèges sociaux Conscientisation des enseignants et mise en lumière des privilèges sociaux

S'il est possible de considérer que les courants de la pédagogie critique sont intersectionnels, il peut sembler pertinent de commencer par une auteure comme Kim Case qui revendique explicitement ce label. Professeure de psychologie à l'université, elle a dirigé un ouvrage sur la pédagogie de l'intersectionnalité (Intersectional Pedagogy) paru en 2017 4 , et elle avait auparavant publié un livre sur la pédagogie intersectionnelle intitulé Deconstructing Privilege5. Comme d'autres auteurs et auteures de la pédagogie critique de l'hémisphère nord, elle insiste sur l'importance de mettre à jour les privilèges et les évidences qui les fondent (c'est ce que l'on désigne le plus souvent par l'idée de « déconstruction »), et en particulier pour les enseignants et les enseignantes de « conscientiser » leur situation de privilégiés et de privilégiées (s'appuyant en cela sur la théorie du privilège de Peggy Mclntosh6). La notion de « privilège social » désigne un avantage que possède une personne simplement du fait de sa position sociale et indépendamment de sa volonté consciente. Par exemple, un homme qui se présente à un entretien d'embauche bénéficie auprès des recruteurs d'un privilège social du simple fait qu'il

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est un homme, et ce dans bon nombre de secteurs professionnels. Il s'agit là d'une différence avec la pédagogie des opprimés qui s'adressait initialement aux opprimés et aux opprimées dans les pays du Sud. Le regard tourné vers ceux et celles qui détiennent un privilège apparaît comme une adaptation aux pays économiquement privilégiés. Cela consiste en particulier dans le développement d'une conscience de soi chez les enseignants et les enseignantes et de leur situation de privilégiés ou privilégiées : en termes de classe sociale, de race ou d'origine nationale, de sexualité, etc. Cela consiste également à considérer que ce ne sont pas les opprimés et les opprimées qui doivent « conscientiser » leur situation, mais au contraire les oppresseurs et les oppresseuses qui sont aveugles aux privilèges qu'ils et elles possèdent. L'objectif de la « conscientisation » consiste alors à faire en sorte qu'ils ou elles deviennent des alliés. C'est parce qu'il existe des oppressions croisées et que l'on peut être opprimé selon certains rapports et privilégiés relativement à d'autres qu'il est possible que se constituent des alliances et des politiques de coalitions. Ainsi, Ricky Lee Allen et César Augusto Rossatto, dans « Does Critical Pedagogy Work with Privileged Students ? » (« Est-ce que la pédagogie critique fonctionne avec des étudiants privilégiés ») 7 , mettent en avant l'importance de l'analogie comme stratégie pédagogique dans la formation des enseignants et des enseignantes. Ces dernières

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2. PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

étant particulièrement nombreuses, elles peuvent donc prendre conscience des autres oppressions par analogie avec leur situation socialement dominée en tant que femmes. Les enseignants et les enseignantes peuvent également utiliser leur situation sociale pour favoriser une identification de la part des élèves : un enseignant « homme » ou/et « blanc » peut mettre en avant la manière dont il a pris conscience de l'oppression des groupes minoritaires et le fait qu'il n'adhère pas au système de privilèges malgré ses propres privilèges sociaux.

La pédagogie critique de la norme

Dans les pays scandinaves s'est développé un courant appelé « pédagogie critique de la norme ». Ce courant a élaboré un discours distinct de la pédagogie de la tolérance. La pédagogie de la tolérance est une pédagogie qui a le défaut de centrer le propos sur les personnes discriminées. En voulant bien faire, elle entérine involontairement leur statut de personnes marginales avec un discours du type : « Il faut être tolérant avec les personnes différentes. » Mais les individus discriminés ne se considèrent pas en soi comme marginaux, c'est le regard des autres qui les étiquette comme tels. La pédagogie critique de la norme se donne à l'inverse pour objectif de porter son regard sur les privilégiés. La démarche consiste à mettre en valeur le fait que ceux qui détiennent des privilèges sont inconscients de leur situation de privilégiés. Il s'agit de s'intéresser

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aux groupes privilégiés pour montrer comment se construit leur identité et comment elle se représente comme une norme évidente et un point de vue qui est in-questionné et qui tend à se considérer comme « universel ». La pédagogie critique de la norme utilise en particulier des méthodes relevant d'un apprentissage par l'expérience. Il s'agit de faire vivre aux individus des situations concrètes qui leur font prendre conscience de leurs privilèges. Les éducateurs utilisent des exercices comme celui de l'inversion, cité par Élise Devieilhe dans la thèse qu'elle a en partie consacrée à la pédagogie de la norme, où le questionnaire est renversé vers ce qui va de soi : « Je trouve que les hétérosexuels devraient avoir le droit d'adopter des enfants. Quoi? Mais la question ne se pose pas ! - Ah bon, OK. Mais comment ça se fait que la question ne se pose pas, alors 8 ? » Aussi bien aux États-Unis que dans les pays Scandinaves, on constate ainsi une orientation actuelle de la pédagogie critique vers la conscientisation du système de privilèges. Pour déconstruire les privilèges, la pédagogie critique s'appuie entre autres sur des théories critiques apparues dans le champ universitaire et militant.

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2 . PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

Les théories critiques au sein de la pédagogie intersectionnelle Au cours des années 1980, la pédagogie critique états-unienne était marquée par un schéma marxiste inspiré par l'École de Francfort. Des auteurs comme Henry Giroux ou Peter McLaren critiquaient la montée de la raison instrumentale dans une pédagogie techniciste, sans visée émancipatrice. Mais dans les années 1990 et 2000 apparaissent différents sous-courants de la pédagogie critique. L'intersectionnalité constitue alors une matrice visant à articuler ces différents courants. La pédagogie critique féministe

Comme le rappelle Vanina Mozziconacci, dans « Théories féministes de l'éducation : où est le care'? » 9 , il existe plusieurs approches au sein de la pédagogie féministe". Celles qui revendiquent d'être des pédagogues féministes critiques, comme bell hooks, mettent en avant une approche radicale s'inscrivant dans la continuité de Paulo Freire. Se démarquant des pédagogies féministes libérales qui s'en tiennent à une perspective d'égalité des I. Pour mémoire, le care (« s'occuper de », « se soucier de », en anglais) est à l'origine une notion philosophique qui vise à mettre en lumière une dimension de l'éthique faite de sollicitude et d'attention aux autres, vers laquelle les femmes seraient plus particulièrement tournées de par leur socialisation. II. Sur ce sujet, lire le chapitre suivant p. 51.

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droits, elles s'inscrivent au contraire dans une grille d'analyse marxienne qui s'intéresse également aux rapports sociaux d'exploitation. La pédagogie de Paulo Freire et les pédagogies féministes partagent en effet des pratiques communes : valeur accordée aux savoirs d'expériences, utilisation de groupes de parole et donc du dialogue comme pratique de conscientisation, accent mis sur l'augmentation du pouvoir d'agir des opprimées.

La pédagogie

queer

La pédagogie queer entretient une certaine proximité avec la pédagogie critique de la norme dans la mesure où elle met l'accent sur la critique des normes dominantes. La théorie queer a en effet plus particulièrement émergé en effectuant une critique de l'hétéronormativité et du système de genre binaire masculin ou féminin. Aux ÉtatsUnis, les théories queer ont eu en particulier une influence dans la prise en compte pédagogique des minorités sexuelles et des personnes en situation de handicap. En effet, à partir de la problématique de la sexualité des personnes en situation de handicap, le mouvement queer a su mettre en valeur des analogies entre la situation des personnes queer et celles en situation de handicap : le poids des normes sociales, la médicalisation et la pathologisation, etc. Le philosophe Paul B. Preciado met en avant les analogies entre les deux situations en considérant

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2 . PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

que les personnes trans*1 comme les personnes en situation de « diversité fonctionnelle » ne réclament pas une école inclusive qui les incluraient dans la norme, mais prétendent remettre en question radicalement les normes oppressives. À la suite du suicide d'un adolescent trans* consécutif à un harcèlement scolaire, Paul B. Preciado s'interroge ainsi en 2016 sur ce que pourrait être une école queer, une école qui soit accueillante à la nonbinéarité de genre, à la diversité des constructions de genre, etc. 10 Pour cela, l'école pourrait proposer des ateliers queer dans lesquels les élèves expérimenteraient de nouvelles constructions de genre qui leur permettraient de se construire l'identité qu'ils et elles désirent, à distance du système de genre binaire et hétéronormatif. La pédagogie queer a en particulier mis en valeur la notion de « performance artistique » comme approche de la construction de son identité de genre et de son corps, que ce soit pour les personnes queer et/ou les personnes en situation de « diversité fonctionnelle ». En effet, la « performance », de type artistique, permet d'expérimenter d'autres rapports aux normes corporelles et de genre. Ces approches développent la capacité d'agir des personnes queer et/ou en situation de « diversité fonctionnelle » en favorisant une construction de soi positive. I. L'astérisque est utilisé dans les milieux queer pour éviter d'avoir recours aux marques de genre.

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La pédagogie critique de la race

Outre le fait d'inclure les théories queer dans leur approche intersectionnelle, les courants actuels de la pédagogie critique aux États-Unis et au Royaume-Uni s'appuient également sur la théorie critique de la race, un courant issu des juristes noirs américains, dont Kimberlé Crenshaw, l'auteure de la notion d'intersectionnalité, constitue une des figures de référence. La théorie critique de la race met en lumière l'existence d'un système de privilège blanc qui perdure dans les sociétés occidentales. La pédagogie critique de la race constitue donc un courant de pédagogie anti-raciste. L'une des approches les plus significatives de la pédagogie critique de la race repose sur les contre-narrations ou contre-histoires. Il s'agit d'une méthode de renforcement de la capacité d'agir (empo-werment) qui consiste à encourager les apprenants et les apprenantes à produire leurs propres récits à l'oral et à l'écrit : ceux-ci consistent à présenter une autre narration d'eux ou d'ellesmêmes ou de leur groupe racial d'appartenance à distance des stéréotypes qui leur sont accolés. Parmi les sous-courants de la pédagogie critique pouvant mobiliser des contre-narrations à des fins anti-racistes, figure la pédagogie critique du hiphop. Aux États-Unis, le rap est la musique la plus écoutée par les jeunes noirs et latinos. Un courant de pédagogues critiques a développé un travail de prise de conscience et de renforcement de la

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2. PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

capacité d'agir à travers le rap. Les auteurs utilisent le rap critique et conscient de la nature ainsi que du fonctionnement des privilèges, mais ils essaient également de mettre en lumière comment le rap commercial peut développer une vision machiste et viriliste. La pédagogie critique

décoloniale

La pédagogie décoloniale, qui constitue une des orientations présentes dans la pédagogie intersectionnelle critique actuelle, a émergé en Amérique latine. Elle s'est diffusée aux États-Unis via le milieu des études chicanas'. La figure initiatrice de ce courant pédagogique est Catherine Walsh, qui a été une des participantes au groupe Modernidad/Colonialidad (« modernité/colonialité », en espagnol) qui a donné naissance à la pensée décoloniale latino-américaine. On trouve également l'élaboration d'une pédagogie critique décoloniale chez le penseur portugais Boaventura de Sousa Santos avec la notion de « pédagogie du conflit » ". La pensée décoloniale propose en particulier une décolonisation épistémologique des savoirs. Cela signifie qu'elle se donne comme objectif de mettre en cause les savoirs élaborés depuis la position

I. De « chicano », terme à connotation péjorative à l'origine, et qui désigne les personnes mexicano-américaine ou plus largement celles qui partagent des origines états-uniennes et d'Amérique latine. II. Lire infra, p. 70.

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dominante des intellectuels des pays colonisateurs en fonction de leur propres présupposés et questionnements. Elle prend une position radicale face aux courants qui se contentaient de promouvoir une société multiculturelle et de faire un éloge de la diversité. Ainsi, Peter McLaren, une des figures importantes de la pédagogie critique, après avoir défendu un multiculturalisme critique, promeut désormais une pédagogie révolutionnaire décoloniale. Il ne s'agit pas de valoriser la diversité sans prendre en compte les rapports sociaux. Il s'agit de combattre la centralité d'une représentation du monde européocentré, de décoloniser les savoirs. Cela conduit certains pédagogues critiques, comme l'espagnol Jurjo Torres Santomé, à revendiquer une « justice curriculaire ». Cette notion désigne le fait que les programmes scolaires doivent rendre justice aux minorités opprimées en reconnaissant leur place dans l'histoire et dans la constitution des savoirs. Par exemple, il s'agit de construire un récit historique qui redonne leur place d'actrices et d'acteurs aux opprimés, et non pas de les invisibiliser.

La pédagogie critique du classisme

La pédagogie critique mène également une critique de la reproduction des inégalités de classe sociale à l'école. On peut à cet égard souligner le travail du pédagogue critique Paul Gorski, qui a travaillé en

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2 . PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

particulier sur le mythe de la culture de la pauvreté et la manière dont les enseignants devaient prendre conscience et lutter contre les préjugés classistes qui orientent leurs actions et les conduisent à discriminer, sans le faire intentionnellement, les élèves issus de milieux défavorisés. Paul Gorski met en garde en particulier les enseignants concernant les préjugés et les discours portant sur les familles des élèves de milieu populaire. Le travail de Paul Gorski consiste à montrer que les stéréotypes négatifs ne portent pas seulement sur les filles ou les personnes racisées ou ethnicisées, mais également sur les personnes des classes populaires. C'est ce qu'aux ÉtatsUnis, on appelle le classisme' 1 . Cette approche rejoint en France les travaux qui s'intéressent entre autres aux préjugés des enseignants sur les familles de milieu populaire ' 2 .

L'éco-pédagogie

Il est possible, pour finir, de souligner que la lutte pour la justice globale auquel s'attelle la pédagogie critique comprend en outre tout un travail autour de la question de l'éco-pédagogie. Celle-ci a été en particulier développée par le Costaricain Francisco Gutiérrez et le Brésilien Moacir Gadotti. Ce travail a en particulier abouti en 1999, dans la continuité du Sommet de la Terre à Rio en 1992, à une charte de l'éco-pédagogie' 3 . L'éco-pédagogie se donne pour objectif de développer chez les élèves une conscience mondiale leur permettant de saisir les

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problèmes écologiques à un niveau systémique, dépassant leur simple impact local. La pédagogie critique constitue donc actuellement un vaste mouvement international, présent dans de nombreuses aires géographiques et linguistiques, à l'exception notable du monde francophone. Née du marxisme, la pédagogie critique est aujourd'hui en lien avec les théories critiques universitaires les plus actuelles : féminisme, théories queer, pensée décoloniale, théorie critique de la race, intersectionnalité, théorie du privilège, etc. L'intérêt pour l'intersectionnalité en pédagogie critique est lié à une phase consistant à re-synthétiser ensemble les différents courants (féministe, décolonial, théorie critique de la race, etc.) qui ont émergé après la première période de pédagogie critique marquée par une unité théorique marxiste. On peut en outre constater un relatif changement de perspective : le discours est moins centré sur la conscientisation des opprimés et des opprimées que sur la prise de conscience des privilèges. Un des enjeux consiste alors à favoriser des postures d'alliés ou d'alliées chez les personnes privilégiées. La pédagogie critique s'intéresse à la transposition didactique des théories critiques dans la salle de classe ou dans la formation militante, afin de favoriser une conscientisation et un renforcement de la capacité d'agir en vue d'une action collective de transformation sociale pour la justice globale.

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2 . PANORAMA INTERNATIONAL DES PÉDAGOGIES CRITIQUES

En France, dans le cadre scolaire, la pédagogie critique peut trouver une application dans la lutte contre les discriminations et les inégalités sociales. Les textes de l'Éducation nationale soulignent en effet l'importance accordée à la lutte contre cinq discriminations : LGBT-phobies, discriminations sexuées, situation de vulnérabilité économique et de précarité sociale (pauvreté), situation de handicap, racisme, antisémitisme et xénophobie.

3. Pédagogie féministe

Depuis 2013, en France, des militantes féministes, professionnelles de l'Éducation nationale, spécialisée ou populaire, de la petite enfance ou de l'animation se retrouvent chaque année lors de Rencontres de pédagogies féministes. L'objet de ces rencontres est de concilier convictions et pratiques professionnelles, de rompre l'isolement, de faire culture commune et de nous constituer en réseau. Ces rencontres sont une des étapes d'un cheminement nourri de vécus de femmes, de violences sexistes, des questionnements que pose la pratique d'enseignement-animation-formation par rapport à la pensée féministe. Les modalités de travail en commun et d'organisation témoignent d'une approche expérimentale et tâtonnante, étayée par nos expériences autogestionnaires et libertaires, en pédagogie active, éducation populaire, etc. Interroger les postures éducatives sous cet angle permet de s'en distancier, de les enrichir et d'en percevoir les limites. La pédagogie féministe articule la théorie à la pratique en mobilisant les pensées, le vécu, le corps et les émotions. Cette approche, résolument politique, poursuit un objectif de transformation sociale et de lutte contre la reproduction des inégalités. Si l'éducation est le lieu privilégié de reproduction du système de

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3- PÉDAGOGIE FÉMINISTE

normes qui hiérarchise le masculin et le féminin, elle peut, à l'inverse, devenir l'un des principaux leviers de l'action contre la misogynie, l'homophobie et le sexisme banalisés dans notre société, et participer à la prévention des violences faites aux femmes, aux filles et aux personnes LGBT (harcèlement, violences sexuelles, etc.). À partir de témoignages de praticiens et praticiennes, nous illustrons ici quelques-uns des chemins permettant d'appliquer à la relation éducative les fondements de la pensée féministe. Quatre thématiques fondamentales sont ici abordées : le langage, les violences sexuelles, les activités genrées, le travail avec les adultes.

Langage et domination Penser le féminisme, c'est avant tout penser l'espace, et sa répartition genrée. Nous parlons d'espace physique, psychologique et symbolique. Un des espaces symboliques qui concentrent les relations de domination est celui des échanges en groupe, du langage. L'espace de communication est, dans la relation éducative, un des premiers espaces où se jouent la prise de conscience et la compréhension critique des normes intégrées, car, comme l'expose ici Flora, « Nommer, c'est faire exister » :

GROUPE TRACES

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Depuis ma rencontre avec des espaces féministes, je démasculinise1 mon langage au sein de ma classe. Mon hypothèse est que les petites filles, avant qu'elles n'arrivent à l'école, notamment en maternelle, ont été habituées à ce qu'on leur parle au féminin (« Est-ce que tu es contente ? ») et sont de fait exclues du langage collectif « masculin » utilisé à l'école. Ainsi, elles ne sont pas incluses et ne se sentent pas concernées par ce qui est énoncé. J'ai commencé par démasculiniser les règles de moments collectifs (« On écoute celui ou celle qui parle »), et j'ai peu à peu élargi mon registre. Aujourd'hui, je fais systématiquement en sorte, lorsque je m'adresse à tout le groupe classe, de tout démasculiniser (à l'oral comme à l'écrit). Les élèves s'y sont habitué-e-s " et y tiennent ! C'est devenu une nouvelle institution (au sens de la pédagogie institutionnelle '") de la classe. Elles et ils

I. [Flora :] J'utiliserai ici plutôt le terme de « démasculinisation » du langage plutôt que celui de « féminisation », considérant que la langue française était davantage féminisée avant que les académiciens ne la masculinisent1. II. Les témoignages de ce chapitre utilisent plusieurs formes d'écriture dite « inclusive » (ou de langage « épicène ») dont l'objectif est de rendre neutre le langage du point de vue du genre : féminisation des mots lorsqu'ils se rapportent à des femmes ou formes de co-usage du masculin et du féminin lorsqu'ils renvoient aux deux genres (par exemple ici : « habitué.e.s », « elleux » pour « elles » et « eux », « dansereuses » pour « danseurs et danseuses », etc.). III. La pédagogie institutionnelle est une pédagogie qui a pour but d'instaurer un « tiers » dans la classe via des « institutions », qui sont autant d'espaces de parole, d'apprentissages et de régulation d'un groupe.

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me reprennent, se reprennent entre elieux lorsque le discours n'est pas démasculinisé. En début d'année, lors du premier conseil, alors que nous étions en train de définir le planning des activités de la cour, j'ai fait une demande un peu particulière : celle de placer un temps de foot pour les filles. S'en est suivi un débat intéressant sur la question de la non-mixité : les unes revendiquant ce nouveau créneau et justifiant sa nécessité, les garçons demandant de conserver un créneau dans lequel eux aussi pourraient jouer « entre eux » ; une autre élève expliquant qu'elle souhaiterait pouvoir jouer avec untel et unetelle en même temps. Finalement, le consensus a conduit à une répartition sur trois créneaux dans la semaine : un pour les filles, un pour les garçons, et un pour jouer tou-te-s ensemble. Tous les mardis matins, les filles occupent l'espace de la cour (jusqu'alors dominé par le ballon imposé par les garçons); ce sont elles qui définissent les règles de leur terrain, qui rappellent aux garçons qu'aujourd'hui ce n'est pas leur jour et qu'ils pourront jouer tous ensemble le lendemain ! Des outils très simples permettent de réguler les prises de parole et d'instaurer une meilleure répartition : Sibylle et Caroline témoignent ici de diverses méthodes pour pointer les déséquilibres et mettre

C'est elle qui est à l'origine des pratiques répandues aujourd'hui du « quoi de neuf? », du conseil de classe coopératif ou des ceintures de comportement et de compétence.

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en place des fonctionnements plus justes dans le « travail de conversation », entendu comme l'ensemble des interactions nécessaires entre participants pour qu'un sujet soit discuté au cours d'un échange verbal 2 . Il est possible de compter les prises de parole en les notant sur un tableau pour constater ensemble les déséquilibres et s'interroger. Afin de permettre davantage de prises de parole de la part des filles et des femmes, on peut formaliser les échanges en alternant toujours la prise de parole fille-garçon, femme-homme, mais aussi rendre visible ces différences en distribuant des jetons à chaque intervention et voir à la fin s'il y a eu des déséquilibres, et analyser lesquels. Ces deux pratiques constituent un moyen temporaire pour rendre visibles les inégalités en termes de parole afin de les éliminer et non des pratiques destinées à perdurer dans le temps. Pour réguler la parole et permettre aux participant.e.s de limiter les prises de parole compulsives, on peut utiliser des petits objets en nombre limité, un bâton de parole, attribuer des rôles sociaux aux participant es, utiliser un sablier, respecter les règles de prise de parole, etc., mais aussi prendre un temps de silence et de réflexion individuelle avant chaque échange, pour permettre à chacun e de réfléchir et de penser sa réponse. On peut proposer aux plus jeunes de fermer les yeux pour favoriser la concentration. Ce temps évite que les élèves plus spontané e s empêchent les autres d'intervenir. Il peut être suivi d'un échange par deux, où chacun e oralise sa réflexion avant l'échange collectif.

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Ainsi pensé, organisé, ritualisé, l'espace de parole devient un espace ou chacun et chacune peut exercer sa liberté et être respecté ou respectée indépendamment de son genre ou de son statut. Libérer un espace de parole permet aussi de mettre en place des actions de prévention des violences, comme le détaille ici Audrey.

Prévenir les violences sexuelles Traditionnellement, le corps des petits enfants est « objectifié ». On les manipule, on les lève, on les assoit, alors que le bébé grandit. Il doit apprendre à identifier ce qui lui plaît ou pas et à signifier à l'autre ses choix. Or, une fille sur quatre et un garçon sur huit sont victimes de violences sexuelles avant la majorité. 10 % des victimes portent plainte, 1 % des agresseurs est condamné3. Les activités physiques (lutte, danse, éveil corporel, massage et automassage) ou le conseil de coopération, durant lequel les enfants expriment leurs émotions, permettent aussi d'aborder le consentement. La prévention des violences sexuelles s'inscrit dans l'éducation affective et sexuelle, ellemême transversale. J'apprends à mes élèves, par le jeu, à différencier les contacts physiques agréables et voulus ou pas, je rappelle que leur corps leur appartient et qu'on doit demander la permission avant de toucher l'autre. La plupart des violences sexuelles étant commises au sein des familles, nous avons, en tant que professionnel-le-s de l'éducation, un rôle primor-

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dial dans ce combat. Peu en ont conscience, d'où la nécessité d'informer et de former. Après les activités de prévention, je présente divers outils en fonction de l'âge des enfants, tels que le livre C'est ta vie. L'encyclopédie qui parle d'amitié, d'amour et de sexe aux enfantsle film Mon corps, c'est mon corps\ la plate-forme Matilda.education, des vidéos de théâtre-forum au collège, etc. Après avoir découvert ces outils, nous partageons des expériences. Enfin, je relate un signalement avec les différentes étapes : repérer, alerter, protéger, etc. Un trouble du comportement, un repli sur soi, des dessins tendancieux, un.e élève trop sage, un changement brutal d'humeur, une connaissance de la sexualité inadaptée à l'âge de l'enfant, etc., sont autant de signes éventuels. Les ressources ne manquent pas. Ni les textes officiels affirmant la volonté et la nécessité de mettre en place cette éducation à la sexualité, à l'intersection de trois champs : biologique, psychoaffectif et social, dès la naissance de l'enfant jusqu'à l'âge adulte. Dans les faits, peu d'instits s'y attellent alors que tou-te-s sont confronté-e-s à des images pornos, des attouchements dans les toilettes, voire des grossesses précoces. Persuadée que l'éducation sexuelle

I. Il s'agit d'un film en trois séquences de quinze minutes produit par l'Office national du Canada (1985) pour prémunir les enfants contre les abus sexuels en les sensibilisant aux fondements de l'estime de soi, en leur apprenant le discernement et le vocabulaire approprié, et en les incitant à demander de l'aide. La chanson du film est devenue culte.

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permet de prévenir et d'agir contre la violence faite aux femmes et aux enfants, j'ai peu à peu convaincu mon équipe de mettre en place les trois séances spécifiques recommandées par le ministère. Ainsi avons-nous instauré depuis quatre ans un protocole en quatre étapes : un recueil des questions des élèves dans une boite à « questions intimes » de façon anonyme avec réponse aux questions en non-mixité par l'enseignante, suivi d'un travail en sciences sur la reproduction humaine avec support écrit et vidéo et retour au débat en mixité. Prévenir les violences sexistes, c'est aussi travailler en profondeur sur les représentations et mettre en question les rôles de genre dès la petite enfance.

Dégenrer Les jeux et les jouets sont socialement genrés 5 afin de préparer tout le monde aux tâches induites par les rôles assignés : papa fume et maman coud. En classe, pour contrer ces assignations, Agnès développe trois approches complémentaires. Accès libre et facilité à toutes les activités : Nous (maîtresse et Atsem1) faisons en sorte que tou-te-s puissent essayer toutes les activités, pour faciliter l'accès au bricolage aux filles, et à la dînette aux garçons par exemple. Les enfants voient la maîtresse et l'Atsem bricoler, et le maître faire la

I. Agent territorial spécialisé des écoles maternelles.

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vaisselle. Le rôle de l'adulte modélisant est alors important. Ce n'est pas toujours possible dans notre contexte de profession majoritairement féminine. Des modèles non stéréotypés sont aussi proposés, ils permettent une identification large : la signalétique des espaces présente des garçons et des filles dans chaque activité. Ce travail de déconstruction des stéréotypes est aussi un enjeu avec les collègues. Dans notre classe multi-âge maternelle, les choix d'activités ne sont pas aussi massivement genrés qu'en élémentaire. Les jeunes enfants sont dans le plaisir avant tout (avant le regard de l'autre). En les incitant à utiliser des jeux absents à la maison, l'école pourrait alors devenir un lieu non plus de reproduction mais de déconstruction des stéréotypes. Revalorisation des tâches historiquement féminines et donc socialement dévalorisées (broderie, couture, cuisine du quotidien, etc.) : S'il est important de permettre aux filles d'accéder aux activités réservées aux garçons, ça l'est tout autant de ne pas valoriser que ces activités-là. La couture vaut autant que le bricolage. L'habileté vaut autant que la force. Ou pas. Mais la hiérarchie ne devrait pas être structurelle. En permettant à l'enfant d'expérimenter, il ou elle pourra (davantage) développer ses propres goûts. Dans nos classes, tout le monde participe au rangement et au ménage, le partage des tâches ménagères n'est donc pas problématique, et la règle d'usage

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« je salis, je nettoie » scrupuleusement respectée. Être capable de nettoyer, c'est aussi « être grand e ». À l'école élémentaire, ça devient plus compliqué. Instaurer un tableau des tâches et imposer un tour de rôle à tou-te-s permet de contourner cette difficulté. Maîtriser les gestes permet parfois aux garçons d'apprécier cette responsabilité. À l'inverse, on fait appel aux filles pour déplacer des tables ou porter des caisses. Proposer aux garçons ce qui est traditionnellement réservé aux filles : Je propose des activités qui ambitionnent de permettre aux garçons de se construire autrement que selon les modèles de la masculinité hégémonique, en développant et valorisant des postures plutôt socialement associées aux femmes. Le travail mené sur les émotions et le développement des postures de care1 vont dans ce sens. À travers différentes activités, les enfants apprennent à identifier et nommer leurs émotions, leurs sensations et leurs sentiments. Formée au Prodas", je mets en place des cercles de parole pendant lesquels les enfants sont invité e s à partager une émotion ; j'utilise aussi des supports (sacs à toucher, albums) ou des moments de vie de classe; un bilan météo est fait tous les soirs pour exprimer - si on le souhaite - comment on se sent ; on peut utiliser la

I. Sur le care, lire supra, la note I p. 42. II.

Programme de développement affectif et social. Originaire du

Canada, ce protocole a été introduit en France par le Planning familial de Marseille.

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roue des émotions pour faire part de notre humeur matinale, le protocole du message clair et de la réparation pour régler les conflits en partageant ses ressentis. Les garçons apprennent ainsi à mettre des mots sur ce qu'ils ressentent, à écouter ce que les autres ressentent, et à prendre soin de leurs camarades. Pendant ces moments, les garçons participent autant (ou aussi peu, au début) que les filles. Dans ce champ-là aussi, l'apprentissage précoce semble plus aisé. Cependant, si dégenrer (abolir les assignations de genre) les activités est fondamental à l'âge de la maternelle, il n'est pas inutile non plus d'y confronter les adultes au travail ou dans les loisirs, comme nous le rappelle ici Mael : Les bals trad' ou folk sont de grands moment festifs. Des musicien-nes jouent des musiques traditionnelles sur lesquelles de nombreu-ses danseureuses suent à grandes eaux avec enthousiasme. On y danse la bourrée, la scottish ou la mazurka. Il existe aussi de nombreux ateliers pour apprendre à danser. On y entend souvent : « Alors, le cavalier tient sa cavalière comme ça » ; « On se met par deux, un homme et une femme » ; « Il nous manque un homme ! Il nous manque une femme ! ». D y a aussi le cavalier qui mène la danse et la cavalière qui suit. Ce dernier rôle est assez souvent déconsidéré, vu comme un rôle facile : « Il suffit de suivre » ; « Il suffit d'écouter ». Rôles séparés des hommes et des femmes, inamovibles, rôle des femmes vu comme inférieur, couple

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hétérosexuel et séduction normalisés, etc. Bref : 1 ' hétéropatriarcat. Dans divers groupes de danseureuses en France, plusieurs dynamiques ont été mises en œuvre pour danser autrement à partir de ces questions simples : comment trouver sa place dans des espaces de bals trad' ou folk quand on est queer, trans, intersexe, asexuelle, lesbienne, femme, homo, nonbinaire ? Comment peut-on aller danser tranquillement quand on est mal à l'aise avec les rôles assignés de genre ou qu'on ne souhaite pas être dans des rapports de séduction? Dès 2014, des bals dégenrés ont été initiés en Rhône-Alpes, des ateliers dégenrés mis en place avec As queer as folk1 : nous ne genrons plus. Nous apprenons aux danseureuses à switcher de rôle en en expliquant les subtilités : savoir mener une danse et savoir la suivre. Nous parlons en utilisant le langage épicène et la féminisation du langage dès que nous sommes obligé es de conjuguer. Q est pour nous essentiel que chacun-e se sente bien dans la danse. Proposer un espace de danse dans lequel la séduction n'est pas centrale, ni même souhaitée, et, dans tous les cas, pas hétérocentrée, permet à tous-tes de profiter du bal en toute tranquillité. Au-delà du travail pratique effectué avec les groupes auprès desquels nous intervenons, nous assumons aussi une position de pouvoir en tant

I. As queer as folk est un collectif queer féministe nantais fondé en 2016 qui a pour vocation de mettre en place des ateliers dégenrés de danses traditionnelles et de danses folk.

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qu'enseignante ou enseignant, formateur ou formatrice. Diane, qui anime des formations en direction d'intervenants sociaux et d'intervenantes sociales sur le soutien à la parentalité, montre ici que cette position doit et peut être mise en question.

Déconstruire les représentations conservatrices de la famille en formation continue La famille est le lieu de prédilection des assignations de rôles de genre, de classe, de race. Au travers d'une perception des injonctions normatives adressées aux parents, mon objectif est d'amener une prise de conscience des systèmes de domination et de leurs finalités. Il s'agit de repérer et de déconstruire des modèles sexistes, classistes, racistes. Imprégnés depuis l'enfance, ils sont renforcés par les formations professionnelles et les quotidiens. La plupart des groupes sont constitués de femmes (non-mixité de fait), qui sont majoritairement mères, soumises à des injonctions managériales paradoxales (plus de travail, moins de moyens, etc.). Pour créer une ouverture propice à ce type de pédagogie critique, le climat relationnel et la dynamique de groupe sont primordiaux pour se sentir en confiance, mettre en lumière et en jeu ses représentations, ses expériences, se sentir légitime pour s'exprimer et co-construire, etc. En premier lieu, il s'agit de casser la représentation de l'experte que mon statut de formatrice induit

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pour créer une démarche de réflexion collective que chacun-e participe à alimenter. Cela réduit les hiérarchies symboliques (âge, diplôme, poste, etc.) existant au sein du groupe. Il m'a fallu passer par différentes étapes pour accepter et assumer de lâcher les privilèges que m'octroie ce statut. Cette « désacralisation » est facilitée par l'utilisation de méthodes actives. Ces outils permettent de libérer la parole, de multiplier les interactions, d'aborder les contenus par le biais des expériences, des savoirs, des opinions, des doutes des participantes pour faciliter une élaboration collective. Pour le confort et la sécurité affective de chacun e, je suis vigilante à ne pas produire de réaction tranchante (verbale ou non) à l'expression d'un propos dérangeant pour ne pas stigmatiser la personne ni, par rebond, bloquer d'autres expressions. J'accorde une attention particulière à l'état émotionnel des personnes et me rends disponible à celles qui traversent une difficulté. Ainsi le groupe évolue, sans violence, en élaborant de nouvelles compréhensions des situations vécues, dans une prise en compte de chacune et de toutes. Dans les bilans, chacune exprime une ou des prises de conscience et l'envie de poursuivre ce cheminement. J'ai détaillé l'aspect relationnel de ma pratique, mais ce n'est qu'un volet, une des bases qui facilitent la transmission d'un regard critique sur les discours conservateurs (savants et/ou politiques) concernant la famille.

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C'est ce cheminement que la pédagogie féministe essaie de construire, à la fois chez les personnes qui la mettent en place et chez leurs publics.

En conclusion... Pour des raisons de contrainte éditoriale, seule une partie de nos axes de travail a été ici développée. Nous avons constitué le groupe Traces afin de relater nos tâtonnements et expérimentations. Les implications et les extensions de la pédagogie féministe sont en cours d'exploration. La pédagogie féministe est en construction, elle interroge les rapports de domination du point de vue du genre, dans la perspective d'une pensée intersectionnelle aujourd'hui incontournable pour appréhender la complexité du monde.

4. Faut-il décoloniser l'enseignement de l'histoire? Les études postcoloniales, dites postcolonial studies, sont nées dans le monde anglo-saxon à la suite des décolonisations 1 . Elles postulent le maintien d'imaginaires et de systèmes de pensée hérités de la période coloniale et notamment de la suprématie occidentale sur le reste du monde depuis les premières colonisations du xvi e siècle. En ce sens, elles interrogent les linéaments du colonial dans les rapports sociaux contemporains. Quant à la pensée décoloniale, elle vise à substituer à l'épistémologie dite occidentale des savoirs une épistémologie dite « du Sud », dépoussiérée de tout impérialisme. Souvent critiquées, parfois jugées excessives, les études postcoloniales et la pensée décoloniale sont des théories stimulantes qui amènent à questionner la construction de récits historiques européocentrés. Elles jouent un rôle important dans les débats autour du « roman national » en France, de sa place dans l'enseignement de l'histoire et de son incapacité à rendre compte d'autre chose que des schèmes dominants de la civilisation occidentale.

La charge critique du « postcolonial » Selon cette théorie, le moment colonial instaure un mode de relation entre dominants (colons) et dominés (colonisés) qui sont des relations de pouvoir

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4 . FAUT-IL DÉCOLONISER L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE?

inédites, s'incarnant dans des formes de gouvernement, mais aussi dans des processus de subjectivations propres à la situation coloniale. Les auteurs évoquent les « réverbérations » entre métropoles et colonies. Les catégories traditionnelles d'Étatnation, de nationalisme, etc., ne sont donc pas appropriées à la singularité de la situation coloniale qui produit des métissages culturels, sociaux et juridiques. Au coeur de la pensée savante du xix e siècle, la colonisation est justifiée par l'inégalité raciale, ce qui entraîne une racialisation des rapports sociaux. Inspirés de la philosophie postmoderne, les postcolonial studies travaillent à mettre en question l'évidence (« déconstruire ») des catégories de pensée. Ainsi en est-il également du genre, beaucoup de travaux qui s'inscrivent dans les postcolonial studies questionnant alors la façon dont la situation coloniale intervient sur la construction du féminin et du masculin. En ce sens, toutes les identités, sociales, culturelles, genrées, sont repensées à l'aune de la situation coloniale. En creux se joue également, depuis l'ouvrage pionnier d'Edward Saïd sur l'orientalisme2, une remise en cause de l'universalisme républicain, accusé d'aller de pair avec l'impérialisme et de véhiculer une idéologie de la domination orchestrée par l'Occident. Conçues au départ comme un prisme d'analyse de la séquence coloniale, les postcolonial studies s'étendent ensuite aux périodes beaucoup plus récentes et se mettent à désigner toute situation contemporaine, où, pris dans la

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mondialisation, nous serions tous et toutes en prise avec des nouveaux mondes, des reconfigurations permanentes d'identités, des remises en cause de l'hégémonie occidentale et des frontières (géographiques, culturels, de genre). Le postcolonial devient donc un outil pour repenser la modernité et le progrès. Le potentiel de subversion politique des postcolonial studies est important. Elles affirment d'abord que l'expérience coloniale est à l'origine de l'identité occidentale. Par leur souci de la déconstruction des catégories usuelles, elles interrogent l'universalisme des normes et des valeurs (celles de droits de l'homme par exemple, qui peuvent apparaître comme une invention occidentale) et posent le relativisme comme horizon de référence possible. Outre cette remise en cause des idéaux de l'Étatnation et de la République héritière des Lumières, l'analyse postcoloniale pousse à s'intéresser au sort des colonisés de leur propre point de vue et non comme celui de simples agents aliénés par la situation coloniale. Elle restitue aux acteurs leur part d'autonomie (ce qu'elle appelle l'agency) et donne à voir d'autres formes de résistances, de ruses et d'accommodements. De ce point de vue, elle prétend renouveler l'interprétation des dominations. Accusé par les uns de saper le socle de l'universel républicain, par les autres de dénaturer, négliger, voire occulter des dominations sociales, et notamment de surestimer la capacité d'agir des dominés, le prisme postcolonial dérange aussi des

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courants de pensée bien installés dans le monde académique et politique français. La pensée dite cette fois « décoloniale » franchit un cap supplémentaire puisqu'elle se veut force de proposition alternative. Il ne s'agit plus de s'en tenir à l'analyse de situations historiques, mais d'affirmer la nécessité de formuler des contrepropositions pour changer les choses aujourd'hui et demain. Dans son ouvrage Épistémologies du Sud, l'un des auteurs pionniers de la pensée décoloniale, Boaventura de Sousa Santos, fait remonter son analyse aux forums altermondialistes des années 2000 et assume le caractère engagé de cette pensée qui procède d'une politique de justice et de reconnaissance vis-à-vis de savoirs produits par les oubliés de l'histoire que sont les anciens colonisés et leurs descendants3. Il s'agit donc d'en finir avec les représentations du monde hégémoniques européocentrées et de faire accéder les connaissances non occidentales au rang d'une universalité qui ne soit plus le monopole de l'homme blanc occidental. Comme l'écrit Ramôn Grosfoguel dans la revue Multitudes, fustigeant la construction d'un perpétuel inférieur : « Nous sommes passés des peuples sans écriture (pictographie) au xvi e siècle, aux peuples sans civilisation du xix e siècle, puis aux peuples sous-développés au milieu du xx e siècle et maintenant, au début du xxi e siècle, nous avons les peuples sans démocratie4. » Pour les tenants de la pensée décoloniale, il y aurait une « colonialité du pouvoir », à savoir une oppression

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politique, économique, culturelle, épistémique, spirituelle et linguistique de groupes ethno-raciaux dominants par des groupes ethno-raciaux subordonnés. Grosfoguel appelle donc à une « décolonisation radicale du monde », un contre-modèle construit dans les pays du Sud, par les intellectuels issus de ces pays, et qui réhabilite tous les savoirs construits par ces civilisations et évincés par la violence coloniale pendant cinq cents ans 5 . Certains auteurs vont encore plus loin que cette théorie décoloniale, quitte à la dénaturer de manière assez caricaturale. Ils avancent ainsi l'idée d'un « épistémicide » pour qualifier ces procédures d'effacement des savoirs non occidentaux. C'est le cas par exemple de Fatima Khemilat, doctorante en sciences politiques à Aix-en-Provence et très active sur YouTube. Dans une vidéo considérée comme fondatrice de l'importation du concept en France, elle évoque « la destruction organisée d'une science qui dérange », postulant par la suite que le « livre d'histoire » est le crime parfait 6 . S'adressant à un public vraisemblablement composé de populations jeunes, musulmanes, elle dresse une opposition eux/nous assez accusatrice dont émerge la nécessaire revanche des peuples dans une reconquête possible d'un soi aliéné et construit par l'injustice née dans le ventre colonial. Pour elle, la science n'est jamais objective, mais est là pour légitimer des formes de domination. La posture, totalement relativiste et anti-Lumières, est radicale et problématique, nous y reviendrons plus loin.

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Mais il n'en reste pas moins que les études postcoloniales et la pensée décoloniale sont précieuses pour questionner l'évidence des récits historiques dominants. Dans le domaine pédagogique, une perspective décoloniale viserait à dépoussiérer le récit historique de ses traces de domination occidentale, à rendre une place juste au fait colonial, aux savoirs non occidentaux, au point de vue et à la capacité d'action des populations colonisées, et surtout à faire prendre conscience aux élèves des rapports de domination induits par ces siècles de suprématie occidentale sur le monde. Ce faisant, la proposition semble largement souhaitable, mais sa complexité est trop souvent sousestimée. Elle suppose en effet une rupture majeure avec les fondements épistémologiques de l'histoire scolaire en France sur lesquels il nous faut revenir brièvement.

L'enseignement de l'histoire et la construction de l'universel républicain Forgé à la fin du xix e siècle, le récit scolaire de l'histoire prend la forme d'un récit national que l'on peut définir comme une narration spécifique de l'histoire reposant sur une ligne du temps chronologique, linéaire et progressiste, jalonnée et rythmée par des grands personnages - masculins1 I. Et qui ne deviennent dignes d'héroïsation qu'une fois revêtus des attributs guerriers masculins.

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- et des événements considérés comme significatifs et objets de fierté. Les frères Augustin et Amédée Thierry, historiens du xix e siècle, assignent aux Gaulois la fonction d'ancêtres des Français. Plus populaires que les conquérants francs assimilés à la noblesse, les Gaulois feront office d'« origine » mieux en phase avec la matrice républicaine de l'histoire de France. C'est que la période est alors à la construction d'un sentiment national, comme dans tous les autres pays européens, reposant sur une grammaire historique commune. Le récit ainsi produit inscrit la France dans une longue continuité mythique. Il entre dans les programmes et les manuels scolaires dès le ministère Duruy en 1867 et à plus grande échelle encore après la mise en place de l'école obligatoire, gratuite et laïque par Jules Ferry en 1881-1882. Dans la foulée de la défaite française de 1870 contre la Prusse, il est spécialement conçu à des fins patriotiques et identitaires : il s'agit de former des Français républicains et prêts à défendre leur pays. Dans une France encore constituée d'agrégats de « petites patries » tant en métropole que dans l'empire colonial en formation 7 , l'enseignement de l'histoire devait participer, au côté de toutes les autres disciplines scolaires, à un projet d'assimilation. On pointe souvent le fait que ce soit le même Jules Ferry qui fut d'abord ministre de l'Instruction publique avant d'être ministre des Affaires étrangères, et qui, justifiant la colonisation, rappelait le 28 juillet 1885 devant les députés que

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« les races supérieures ont des droits vis-à-vis des races inférieures ». De fait, il y a plus qu'une simple coïncidence chronologique entre le projet scolaire et colonial de la Troisième République. Les deux procèdent d'une même croyance : les vertus assimilatrices d'un récit susceptible de fabriquer du commun et de l'identification par adhésion à la cause de la grandeur civilisationnelle de la France. Dans cette logique, l'histoire coloniale a sa place dans le récit national dès ses débuts : elle est entièrement mise au service de la démonstration de la supériorité française. Il n'y a jamais eu autant d'histoire coloniale dans le récit historique scolaire que sous la Troisième République, tant il allait de soi que les conquêtes et la colonisation traduisaient l'expansion de la civilisation. Même les violences coloniales y étaient mentionnées, certes de façon minorée, mais pour renforcer le caractère sauvage des indigènes et justifier plus avant les « bienfaits » de la colonisation, résumés souvent dans la trilogie magique : « les routes, les écoles, les hôpitaux ». La fabrique scolaire de l'histoire8 a bien maille à partir avec les enjeux de construction nationalorépublicaine dès sa fondation, et on notera au passage que l'école républicaine s'est très tôt heurtée aux questions de l'altérité culturelle : qu'elles soient régionales ou coloniales, les identités constitutives de la France et de son empire ont été au cœur du projet national-républicain. Cette matrice est longtemps restée très peu remise en cause au point d'y voir un quasi-acte de

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foi dans ses vertus intégratrices. À cet égard, ce ne sont pas simplement les savoirs non occidentaux (les histoires extra-occidentales) qui ont été rendus invisibles par le récit national, mais surtout l'ensemble des acteurs sociaux, des hommes et femmes ordinaires qui se sont trouvés dépossédés, par le principe de l'héroïsation des grands personnages, de leur capacité d'action sur le cours de l'histoire. On le voit, la question n'est pas vraiment celle de l'épistémicide, lequel réduit les faits à une stratégie délibérée d'occultation des savoirs et des imaginaires exogènes, mais plutôt sur le registre de disparitions beaucoup plus larges, aussi bien dans le domaine social (la position sociale des acteurs) que dans celui du genre (l'absence des femmes et la construction masculine du pouvoir de décision) ou le domaine racial (l'origine culturelle des acteurs). Les décolonisations vont toutefois venir fissurer cette trame du récit national.

Quand l'altérité culturelle se rappelle à l'ordre républicain Il serait mensonger de postuler que l'histoire scolaire est restée campée sur des formes figées de récit national. Les choses sont bien plus complexes et il n'y a qu'à entendre les critiques néoconservatrices faites à l'enseignement de l'histoire supposé trop « repentant », trop conciliant avec les immigrés1. I. C'est le discours d'un Eric Zemmour ou d'une Natacha Polony9.

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4 . FAUT-IL DÉCOLONISER L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE?

Depuis les années 1960-1970, beaucoup de voix se sont élevées contre le caractère restrictif d'un récit national à l'école : on en pointe ses compromissions avec le racisme dès 1945 et la production historienne prolifique, héritière de l'École des Annales' et de l'histoire culturelle, contribue à le ringardiser. Plusieurs tentatives ont été faites pour ouvrir l'enseignement de l'histoire à d'autres horizons, notamment à d'autres civilisations. C'est l'objet par exemple des programmes Braudel en 1957 pour les classes de terminale (donc pour une petite minorité d'élèves à l'époque) qui proposaient, dans une perspective anthropologique, d'étudier les différentes civilisations dans le monde. Trop lourds et difficiles, ils n'ont pas été appréciés par les enseignants et les enseignantes et ont été rapidement abandonnés. Quelque temps plus tard, la pédagogie dite « interculturelle » saisit l'école. Le phénomène est à l'échelle de la société comme l'a montré récemment Narguesse Keyhani. Il s'agit d'un processus de reconnaissance des apports de la diversité culturelle à la culture dominante française et, dans le domaine pédagogique, il invite à travailler à la valorisation culturelle de l'altérité. Tout cela s'inscrit dans une période (les années 1970) où

I. Les Annales sont une revue fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre. Dans les années 1950, une « seconde génération » s'y épanouit au côté notamment de Femand Braudel. C'est un moment de grande créativité historique qui préfère mettre en avant l'histoire économique et culturelle plutôt que le grand récit événementiel.

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la question de l'immigration est de moins en moins posée en termes économiques et sociaux et de plus en plus en termes de « cultures » 1 0 : en somme, on passe de la figure du « travailleur immigré » à celle de l'« immigré maghrébin ». Cela suscite de nombreuses dérives dans l'institution scolaire, que certains ont résumées par l'appellation méprisante de « pédagogie couscous », se caractérisant surtout par des activités confinant au folklore et par la mise en avant de cultures d'origine souvent essentialisées ; surtout, cela se substitue aux savoirs scolaires. Mais le moment clé est celui des années 1980 et de la prise de conscience du caractère permanent de la présence d'élèves héritiers de l'immigration coloniale et postcoloniale et installés définitivement, voire nés en France. La rupture est de taille car, pour la première fois, l'institution scolaire s'interroge sur la nécessaire prise en considération de la multiplicité des héritages culturels des élèves pour réécrire des programmes, notamment d'histoire. Plusieurs pistes sont ouvertes, qui passent par la nécessité d'appréhender le monde méditerranéen plutôt que la seule France, ou encore l'histoire même de l'immigration. Dans les circuits ministériels, des tensions se font jour entre des partisans d'un décloisonnement géographique et culturel qui procéderait, selon les termes d'Axel Honneth, d'une « politique de la reconnaissance » " et ceux qui préfèrent s'en tenir à un récit national-républicain, vecteur d'universel et présenté comme une offre

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généreuse à tous les enfants sans distinction culturelle dans une école devant rester indifférente aux différences. Les débats sont vifs et déjà pointent des accusations sous-jacentes de différentialisme culturel ou de dévoiement de la République par des coordonnées identitaires ' 2 . Ces débats sont tranchés de différentes manières selon les périodes d'écriture des programmes et les acteurs qui y sont impliqués, mais le cadre d'une tension est désormais posé dans lequel nous sommes encore empêtrés, à savoir le degré de prise en considération de savoirs exogènes et la capacité de l'universel républicain à s'adapter à ces demandes de reconnaissance. Les débats sur la mémoire coloniale accentuent encore cette tension.

La mémoire coloniale comme marqueur culturel et ses effets sur les programmes d'histoire Depuis la fin des années 1990, le passé algérien de la France revient comme un boomerang dans les débats politiques et mémoriels 13 . Dans les années 2000, il croise la mémoire des traites et de l'esclavage dont la loi Taubira reconnaît en 2001 le caractère de « crime contre l'humanité » et la nécessité, rappelée dans l'article 2, de donner à cette histoire la place qu'elle mérite dans l'enseignement de l'histoire. Cette rencontre entre deux pans du passé colonial confère au « fait colonial » une dimension générale qui prend la forme d'un « passé

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qui ne passe pas », pour reprendre la formule proposée à l'origine par Henry Rousso à propos du régime de Vichy. En outre, la reconnaissance d'une population qui se déclare « descendante d'esclaves » donne l'occasion aux populations héritières de l'immigration coloniale et postcoloniale de se réclamer aussi d'une ascendance de victimes, notamment indigènes. Cette notion de « continuum colonial » qui émerge à la fois dans les mobilisations politiques et sous quelques plumes académiques14 se nourrit aussi des postcolonial studies en pleine ascension dans le monde anglo-saxon, mais en proie à de sérieuses résistances en France tant leurs présupposés épistémologiques bousculent les assises spécifiques à ce pays 1 5 . Les porte-parole de ces groupes militants ou académiques n'hésitent pas à interpeller l'école pour la mettre au mieux face à ses lacunes, au pire face à ses « tabous », faisant émerger l'idée qu'il y aurait une occultation volontaire des faces les plus sombres de la colonisation par souci de ne pas ouvrir la boîte de Pandore des péchés républicains 16 . En 2005, une loi portée par les milieux anciens combattants d'Algérie comporte même un article demandant que soient enseignés « les aspects positifs de la présence française outremer » (loi Mekachera du 23 février 2005) ; il n'en fallait pas plus pour convaincre que l'institution scolaire résistait tant que possible à la vérité sur les faces sombres du passé colonial français.

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Comment l'institution scolaire et, partant, l'enseignement de l'histoire réagissent-ils à l'émergence et au déploiement de tous ces débats ? Une analyse des contenus d'enseignement liés au fait colonial dans les programmes comme dans les manuels scolaires montre que leur importance relative est restée globalement stable depuis les années 1980. Toutefois, certains manuels se montrent au début des années 1980 beaucoup plus loquaces sur les exactions coloniales qu'aujourd'hui. Dans la collection Nathan de 1983, par exemple, la torture en Algérie par l'armée française est mentionnée sans ambages; en 1984, un sujet du baccalauréat commence sa chronologie indicative par les émeutes et les massacres de Sétif du 8 mai 1945; d'autres manuels n'hésitent pas à évoquer la violence de la guerre d'Algérie, comme si l'absence de débat public à l'époque rendait possible une plus grande franchise. Curieusement donc, les débats mémoriels ne provoquent pas de « levée de nondits » sur le passé colonial mais bien le contraire, à savoir une certaine frilosité à l'égard d'un sujet qui devient brûlant et que l'école va s'attacher à refroidir en le neutralisant 17 . Les procès qui sont faits à l'enseignement du fait colonial provoquent donc l'effet inverse à celui attendu, car ils déconflictualisent et dépolitisent les enjeux. Consciente de la mise sous surveillance de ce contenu d'enseignement, l'institution scolaire prend désormais des précautions sur ce sujet plus que sur d'autres. Les manuels réduisent la part de l'écrit pour privilégier

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des images qu'ils souhaitent équilibrées entre la violence d'un camp et celle de l'autre, par exemple ; tous les mots des programmes sont soupesés pour que chacun s'y retrouve sans bruit. Les recherches les plus récentes sur l'armée, la justice, ou encore les enfants métis, les hybridations culturelles en situation coloniale, tout cela reste en dehors des manuels ou des programmes tant l'enseignement du fait colonial s'aseptise par souci d'apaisement. Parler d'épistémicide relève donc d'une surinterprétation politique dans la lignée des procès en occultation déjà faits à l'école, mais ne traduit pas la réalité d'une institution moins soucieuse de maintenir le couvercle sur son passé sombre que de chercher le consensus entre des camps cantonnés dans leur défense partisane. C'est cette tension qui brouille le message de l'enseignement du passé colonial, beaucoup plus que les complots ourdis par l'école républicaine et ses criminels livres d'histoire, lesquels, rappelons-le au passage, sont le produit d'éditeurs privés totalement indépendants de l'État.

Pour une pédagogie critique de l'histoire coloniale nationale Plutôt que de perdre son temps à débusquer les savoirs occultés, il nous semble plus urgent de nous interroger sur ce que l'enseignement de l'histoire aurait à gagner à aborder autrement le fait colonial

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dans une perspective de pédagogie critique. Une première proposition est inhérente à l'écriture du récit historique scolaire, qui gagnerait à ne plus isoler les thématiques liées au fait colonial dans des chapitres à part, conçus comme de simples addenda à un texte par ailleurs inchangé. Cette manière de procéder renforce le sentiment de déconnexion de cette part du passé de la continuité de l'histoire nationale. Un traitement plus fidèle à la réalité historique nécessiterait d'inclure la question coloniale dans toutes les autres thématiques depuis le xvi e siècle et la première colonisation. Il est en effet largement démontré qu'aux échelles mondiales et nationales le fait colonial imprègne les faits, qu'ils soient économiques (naissance du capitalisme), sociaux (officialisation du racisme) ou politiques. Il n'y a donc aucune raison d'isoler la question coloniale du reste de la narration historique. Un autre progrès serait, pour la seconde moitié du xx e siècle, de nouer ensemble la question migratoire et coloniale. En effet, l'immigration des supposées Trente Glorieuses est en grande partie d'origine coloniale, si l'on excepte les migrants portugais. Or, si cette histoire recoupe l'histoire plus large de l'immigration, elle s'en singularise néanmoins par la nature particulière des liens entre le pays d'origine et le pays d'accueil. Les travaux historiques, sans pour autant valider un continuum colonial total depuis l'époque de la colonisation jusqu'à nos jours, montrent malgré tout la persistance de traces héritées du passé colonial dans la gestion contem-

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poraine de l'immigration en France, que l'on pense aux administrations ou encore à la police ,e . Cette double modification des programmes implique un changement d'échelle montrant qu'une histoire nationale n'est possible que connectée au reste du monde, sauf à croire que le national est l'alpha et l'oméga de l'histoire, ce qui confine au ridicule. C'est précisément ce décentrement qui rend possible une analyse des rapports de domination conditionnés par la relation coloniale depuis des siècles, et ce n'est pas « repentance » que de dire cela mais objectivation de faits. C'est enfin ce pas de côté qui rend possible la redéfinition d'un universel qui s'oppose précisément au relativisme induit par les discours conspirationnistes sur les épistémicides. D'abord parce que l'histoire doit rester la quête de vérité par l'administration de la preuve, ensuite parce que les apprentissages scolaires supposent de s'en tenir à une approche rationnelle des savoirs. La pédagogie critique consiste alors à « vendre la mèche », selon l'expression bourdieusienne, ou à conscientiser les rapports de domination, non pour les inverser mais pour en souhaiter la disparition, objectif ultime d'un universel dépouillé de son tropisme oppressif.

5. De la critique artiste du capitalisme à la critique pédagogique de l'école Plusieurs événements récents révèlent l'intérêt des milieux patronaux et libéraux pour les pédagogies dites alternatives. Pour comprendre cet intérêt qui peut sembler a priori paradoxal, il nous est apparu nécessaire de revenir sur les mutations qu'a connues le capitalisme depuis les années 1970 C'est en effet en faisant ce détour que l'on comprend comment la critique même de l'aliénation par le capitalisme (dite « critique artiste ») développée à cette époque a pu en venir - parfois et même souvent - à servir le nouvel ordre capitaliste et les intérêts spécifiques de l'entreprise.

Le Medef s'intéresse aux pédagogies alternatives En 2017, dans un atelier consacré à l'école, et en présence du ministre de l'Éducation, les participants à une table ronde de l'université d'été du Medef étaient invités à se poser la question suivante : « Freinet, Montessori, Decroly, Steiner... Que penser des pédagogies alternatives ? » De même, dans son « Manifeste pour l'éducation », le Medef se montre favorable à des thèmes habituellement assez proches de ceux revendiqués par les mouvements pédagogiques, comme les méthodes actives, le « leaming by doing » ou le droit à l'erreur 2 .

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Cet intérêt du Medef pour la pédagogie n'est pas isolé : les auteurs d'une tribune publiée dans Les Échos qui appellent à un rapprochement entre l'entreprise et l'éducation le font eux aussi dans des termes qui sont d'habitude ceux des partisans de la réforme pédagogique de l'école : « Parce que la mission de l'école, aux côtés des parents, est tout autant de former les futurs citoyens que de préparer l'employabilité de tous les élèves, leur formation initiale doit, dès le plus jeune âge, favoriser leur créativité, leur curiosité, leur appétence pour l'expérimentation et la prise de conscience de la nécessité du travail collaboratif. Toutes ces qualités sont la base de la capacité d'apprendre à apprendre qui ne demande qu'à être développée en chacun de nous 3 . » Quant à Andréas Schleicher le « monsieur éducation » de l'OCDE (responsable des enquêtes Pisa '), il estime que « l'éducation doit s'attacher davantage à notre façon de raisonner, en développant notamment la créativité, l'esprit critique, la résolution de problèmes et la prise de décisions, à notre façon de travailler, en développant les compétences de communication et de collaboration, et à nos traits de personnalité, en encourageant ceux qui nous aident à mieux vivre et travailler ensemble4 ».

I. Menées au sein de l'OCDE depuis l'an 2000, les enquêtes Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) mesurent et comparent les performances des systèmes éducatifs de chaque pays.

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On le voit, militants pédagogiques et partisans du rapprochement de l'école avec l'entreprise s'accordent pour estimer que l'école doit favoriser la créativité, l'esprit critique, la coopération, l'innovation et l'esprit d'entreprendre (ou d'entreprise). Or cet intérêt peut sembler paradoxal. Pourquoi des institutions néolibérales comme le Medef ou l'OCDE s'intéressent-elles donc à des pédagogies qui se réclament d'un idéal d'autonomie et d'émancipation et dont les protagonistes (auteurs, militants, éducateurs) se situent en général à gauche, voire à l'extrême gauche de l'échiquier politique1 ? Même si les connexions entre les partisans des réformes éducatives et le monde du travail ne sont pas récentes6, pour répondre à cette question il est selon nous nécessaire de revenir sur les mutations du management contemporain, sur l'évolution des modalités de la compétitivité et sur l'évolution actuelle des nonnes de l'emploi.

Les mutations du management contemporain Depuis les années 1970, l'organisation du travail au sein des entreprises a évolué. En effet, si la division technique du travail a été critiquée dès les débuts I. Même si, par ailleurs, l'ancrage à gauche des mouvements pédagogiques peut être interrogé. De nombreux partisans de l'éducation nouvelle dans les années 1930 étaient surtout animés par un idéal pacifiste, spiritualiste ou humaniste et non par des préoccupations strictement politiques5.

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de la révolution industrielle, c'est surtout à partir des années 1970-1980 que cette critique commence à réellement être entendue par le patronat, qui prend peu à peu conscience des effets pervers d'une organisation du travail aliénante et des limites d'un mode de management directif qui fait du respect du principe hiérarchique, conformément au modèle militaire, la qualité première de la main-d'œuvre. Ce type de management entre en contradiction avec l'esprit d'une époque, les années 1960-1970, marquée par la contestation de l'autorité et la critique des institutions traditionnelles. À partir des années 1980, les nouveaux gourous du management estiment que le management autoritaire a montré son inefficacité, car il provoque au sein des entreprises des pratiques de résistance formelles et informelles qui mettent en péril leur rentabilité même. Le patronat, dans son projet de « remise au travail » de la main-d'œuvre, se donne alors pour objectif de réconcilier les salariés avec leur entreprise et de les persuader que leurs intérêts sont les mêmes que ceux de leur employeur. L'entreprise ne doit plus être perçue comme un lieu de conflit et de luttes, mais à l'inverse comme l'institution sociétale de référence au sein de laquelle le salarié doit pouvoir réaliser pleinement son potentiel créatif. Il s'agit non de renoncer à toute forme d'autorité dans l'entreprise, mais d'obtenir la participation « spontanée » du salarié au procès de travail. L'ouvrier taylorien spécialisé, auquel on avait retiré

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toute capacité d'initiative, est alors remplacé par l'opérateur en ligne, polyvalent, flexible et capable d'intervenir en cas de panne. De directif, le management devient « participatif ». Exit, dans les discours des managers, l'autorité et la contrainte directe, l'heure est à la culture et aux projets d'entreprise, aux cercles de qualité et à l'enrichissement des tâches. Un parallèle peut alors être effectué avec ce qui se passe dans les établissements scolaires, au sein desquels les mouvements pédagogiques revendiquent une plus grande implication des élèves dans la vie des établissements et se montrent favorables à la participation des représentants des élèves aux différentes instances de gestion de la vie scolaire. Un certain consensus se forme autour de la nécessité d'introduire à l'école comme dans l'entreprise des pratiques de gestion plus démocratiques.

Compétitivité et créativité Pendant la même période, les critères de compétitivité évoluent. À l'entreprise fordiste, dont la compétitivité reposait essentiellement sur les économies d'échelle permises par la production de masse de produits homogènes et standardisés, succède l'entreprise post-fordiste (ou toyotiste), dont le succès dépend désormais de sa capacité à innover et à différencier les produits. La compétitivité d'une entreprise ne porte plus uniquement sur sa capacité à maîtriser ses coûts de production mais à proposer

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de nouveaux produits. Dans ce contexte, la créativité devient le facteur majeur de la compétitivité des entreprises, comme le rappellent Emmanuel Combe et Jean-Louis Mucchielli dans une note de la Fondation pour l'innovation politique, une officine de réflexion (think tank) libérale proche de la droite : « Pour miser sur la créativité dans tous les secteurs de notre économie, encore faut-il que nous sortions d'une vision étroite de l'innovation, trop souvent centrée sur la RD [recherche-développement] et sur la figure de l'ingénieur. [...] En réalité, la créativité permet de repousser continuellement les besoins : tous les produits sont susceptibles d'être repensés, relookés, pour susciter chez le consommateur le désir d'achat et de renouvellement. Il n'y a pas à vrai dire de secteurs dépassés mais simplement des produits et des technologies obsolètes7. » Or favoriser la créativité des élèves a toujours été un des principaux objectifs des pédagogies alternatives.

Critique artiste et critique pédagogique La révolution culturelle qu'a traversée le monde de l'entreprise et du management à partir des années 1980 a été notamment analysée par Luc Boltanski et Ève Chiapello, qui expliquent que le système capitaliste doit faire face à deux grands types de critique. Selon la « critique artiste », « le capitalisme est une source de désenchantement et d'inauthenticité des

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objets, des personnes, des sentiments et des genres de vie qui lui sont associés, mais le capitalisme est aussi une source d'oppression en tant qu'il s'oppose à la liberté, à l'autonomie et à la créativité des êtres humains soumis à la domination du marché et aux formes de subordination de la condition salariale ». De de son côté, la « critique sociale » dénonce surtout « la misère et l'inégalité que produit le système capitaliste, mais condamne aussi le capitalisme d'un point de vue moral, puisqu'il encourage l'opportunisme et l'égoïsme, notamment lorsqu'il fait de la recherche du profit son but premier » 8 . Autrement dit, la critique artiste insiste surtout sur l'aliénation, la dépossession et la perte de sens que produit le capitalisme, alors que la critique sociale insiste, elle, surtout sur l'exploitation dont sont victimes les salariés. Pendant les supposées Trente Glorieuses, le capitalisme, notamment dans sa forme fordiste, en indexant la croissance des salaires sur les gains de productivité, a permis une relative croissance du niveau de vie des salariés et favorisé leur accès à la consommation de masse. Le mode de régulation fordiste répondait ainsi aux revendications de la critique sociale en acceptant un partage de la valeur ajoutée un peu plus favorable aux salariés que par le passé, mais au prix d'un renforcement de la division technique du travail, conformément aux principes tayloriens. Inversement, depuis les années 19701980 le « nouvel esprit du capitalisme » s'inspire de la critique artiste et cherche à montrer que,

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loin d'être un lieu d'exploitation et surtout un lieu d'aliénation, l'entreprise doit permettre l'épanouissement du salarié. Le nouvel esprit du capitalisme s'inspire fortement des critiques de la division du travail qui se développent dans les années i960 et 1970 et qui, à la suite de Marx, estiment que la division technique du travail est dés-humanisante car elle nie « l'humanité de l'homme » qui réside, selon Marx, dans ses facultés laborieuses et créatives. C'est cette négation du pouvoir créateur du travail humain qui va nourrir en grande partie ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello désignent par la « critique artiste ». Or le souci de favoriser, à l'école comme dans l'entreprise, la créativité du sujet se retrouve, pratiquement dans les mêmes termes, dans la littérature pédagogique et dans la littérature managériale. De même, l'insistance mise par les partisans des pédagogies nouvelles sur l'intérêt, sur la participation et sur l'activité de l'élève rejoint le souci des partisans du management participatif de rompre avec un mode de gestion trop directif et de jouer sur les relations humaines pour obtenir l'implication spontanée des salariés dans le projet de l'entreprise. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'obtenir la participation du sujet à un processus organisationnel en faisant le moins possible appel à la contrainte ou à l'autorité. L'élève à l'école, comme le salarié dans l'entreprise, doit devenir « acteur » et « créateur ».

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De l'emploi à l'employabilité Mais, si la créativité est devenue une des compétences clés recherchées par les entreprises afin d'augmenter leur compétitivité « hors coûts », elle favorise aussi l'employabilité des salariés, c'est-àdire « leur capacité à obtenir un emploi acceptable compte tenu de l'adéquation de leurs caractéristiques personnelles aux besoins du marché du travail9 ». En effet, selon un rapport de L'Institut de l'entreprise (IDE), un autre think tank libéral proche du Medef, « l'employabilité » a vocation à remplacer « l'emploi à vie », autrement dit les salariés doivent se préparer à des emplois plus précaires et à renoncer au confort de l'emploi traditionnel10. Les normes actuelles de l'emploi (celles qui reposent sur ce que les économistes appellent les normes de l'emploi fordiste : l'emploi à plein temps, en CDI avec un seul employeur) vont être remises en cause au profit de nouvelles formes d'emplois, de nouveaux statuts, proches de ceux des travailleurs indépendants, des travailleurs freelance ou de l'auto-entreprenariat dont les chauffeurs de la société Uber sont l'archétype. Autrement dit, les salariés de demain doivent se préparer à ne plus vraiment être salariés. Pour l'IDE, le travailleur de l'avenir ne sera plus lié par un contrat de travail pérenne à une entreprise, mais travaillera « à la mission », il devra gérer lui-même son capital humain et son portefeuille de compétences afin d'améliorer son employabilité, il devra même créer

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son propre emploi. Pour ce faire, il devra se montrer actif, réactif et surtout créatif afin de devenir véritablement « acteur de son employabilité » ! Ces mutations expliquent aussi l'intérêt porté à la créativité par le WISE (le World Innovation Summit for Education, un sommet auquel participent beaucoup d'associations et d'entreprises spécialisées dans l'éducation) en 2014 1 1 . Les participants à ce sommet estiment que le changement de paradigme économique, qui se traduit par le passage d'économies industrielles à des économies de l'innovation (on parle aussi très souvent d'économie de la connaissance), doit entraîner une véritable révolution pédagogique et faire de la créativité et de l'innovation les objectifs principaux des systèmes éducatifs. Car, comme le rappelle Tony Wagner, « le monde a besoin de gens capables d'innover ». De plus, selon Paul Collard, directeur de la fondation internationale Creativity, Culture and Education présent au WISE, « les écoles ignorent quels seront les emplois de demain. Il faut former des créateurs d'emplois, et non des professionnels capables d'occuper les métiers existants ». Or selon les organisateurs du WISE, « l'école tue la créativité », et voilà pourquoi former les Steve Jobs et les Bill Gates du futur passe par une véritable révolution culturelle dans l'éducation et par un aggiornamento pédagogique radical. Quant à Andréas Schleicher, le directeur de l'éducation à l'OCDE déjà mentionné, il établit une relation entre l'éducation et les récentes mobilisations contre la loi travail : « Voyez

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ce qui se passe avec la réforme du droit du travail. Pour que les gens puissent accepter l'idée de perdre leur boulot, il faut leur donner confiance en leur capacité d'en trouver ou d'en créer un autre. Le manque de préparation ou de confiance leur impose de s'accrocher au statu quo » (Le Monde du 28 juin 2016). La créativité et la confiance en soi deviennent des compétences nécessaires à la formation des futurs travailleurs de l'économie collaborative.

L'école comme vecteur de la subjectivation néolibérale Ces objectifs fixés à l'école républicaine sont tout à fait conformes à l'idéologie du néolibéralisme analysée par Michel Foucault dès la fin des années 1970. Pour ce dernier, le néolibéralisme n'a pas seulement pour objectif la restauration des valeurs du libéralisme classique mises à mal par le contexte keynésien et social-démocrate de l'après-guerre, mais il vise l'instauration d'un nouveau type de libéralisme. En effet, le néolibéralisme infléchit le libéralisme classique sur trois plans. À l'inverse de ce dernier, ce n'est plus l'échange marchand mais l'entreprise et la concurrence qui deviennent les formes sociales de référence, car « l'essentiel du marché n'est plus dans l'échange marchand, l'homo economicus que le néolibéralisme souhaite former n'est plus l'homme de l'échange qui cherche à maximiser son utilité par le travail et l'échange,

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mais l'homme de l'entreprise et de la concurrence 12 ». D'autre part, ce déplacement des principes néolibéraux de l'échange à la concurrence ne touche pas uniquement le domaine économique, mais l'ensemble des valeurs et des représentations des individus. Autrement dit, c'est à l'édification d'une véritable société de concurrence et non seulement à la construction d'une simple économie de marché qu'oeuvre le projet néolibéral et « c'est cette démultiplication de la forme "entreprise" à l'intérieur du corps social qui constitue l'enjeu de la politique néolibérale, il s'agit de faire du marché, de la concurrence et par conséquent de l'entreprise la puissance informante de la société 13 ». Enfin, à l'inverse du libéralisme classique qui souhaitait limiter l'intervention de l'État dans l'économie et dans la société, le néolibéralisme entend faire jouer un rôle actif à la puissance publique qui devient le vecteur privilégié de diffusion de l'idéologie néolibérale. Le gouvernement n'a donc pas à intervenir, comme dans le libéralisme classique, pour pallier les insuffisances du marché, « mais il a à intervenir sur la société elle-même dans sa trame et dans son épaisseur [...] pour que les mécanismes concurrentiels à chaque instant et en chaque point de l'épaisseur sociale puissent jouer le rôle de régulateur. [...] Le gouvernement néolibéral n'est pas un gouvernement économique mais un gouvernement de société 14 ». L'école, à ce titre, doit participer à la mise en place de la nouvelle raison du monde car, comme

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le montrent Pierre Dardot et Christian Laval, « si le marché est un processus d'apprentissage, si le fait même d'apprendre est même un facteur essentiel du processus subjectif de marché, le travail d'éducation réalisé par des économistes peut et doit contribuer à l'auto-formation du sujet. La culture d'entreprise et l'esprit d'entreprise peuvent s'apprendre dès l'école, de même que les avantages du capitalisme sur tout autre organisation économique. Le combat idéologique fait partie du bon fonctionnement de la machine 15 ». C'est ce que reconnaît explicitement le projet éducatif du Medef : « L'esprit d'entreprendre n'est pas inné ou donné, mais se construit. Il combine des représentations identitaires, mais aussi des attitudes et des compétences sur lesquelles l'éducation et la formation peuvent agir. Parce qu'il libère les potentiels individuels, y compris des enseignants, l'esprit d'entreprendre permet, dès le plus jeune âge, de développer la capacité à imaginer et produire une grande quantité de solutions, d'idées ou de concepts permettant de réaliser de façon efficace puis efficiente avec le renfort des connaissances et de la maturité. En somme, il s'agit de favoriser en chacun la créativité 16 . » Si l'esprit d'entreprendre n'est pas inné, le rôle de l'école va être de favoriser son développement, et cela dès le plus jeune âge. Il faut donc s'emparer des consciences des enfants dès l'école primaire afin d'en faire les salariés modèles de l'entreprise du futur. Le développement du potentiel créatif de

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l'individu ne doit avoir comme unique finalité que de permettre son « employabilité ». Il s'agit d'assujettir les subjectivités individuelles aux objectifs de l'entreprise et de former des salariés entreprenants qui considèrent comme légitime de n'employer leur faculté créatrice et leur capacité d'initiative qu'au service de leur futur employeur ou de leur « employabilité ». Ces objectifs font bien entendu écho à la fameuse formule de Michel Foulcault, selon laquelle le sujet néolibéral doit devenir « un entrepreneur de lui-même ». On le sait depuis Max Weber, le capitalisme n'est pas uniquement un système économique fondé sur l'exploitation des travailleurs par les détenteurs des moyens de production, il repose aussi sur un système de valeurs, un ethos, qui fait de la recherche du profit individuel la finalité principale des actions humaines 17 . Or, Y ethos capitaliste, contrairement à ce que croyaient les premiers libéraux comme Adam Smith, n'a rien d'inné. Pour conquérir les consciences, il a besoin d'institutions qui s'en fassent le support. De plus, contrairement aux tenants du libéralisme classique (John Locke, John Stuart Mill, Alexis de Tocqueville), très attachés au respect de la liberté de conscience des individus et à la neutralité de l'État, les néolibéraux estiment que l'État doit lui-même mettre en place le cadre juridique et institutionnel à l'intérieur duquel vont pouvoir se déployer les mécanismes de la concurrence et du marché.

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Comme le rappellent Pierre Dardot et Christian Laval, « le néolibéralisme est d'abord et avant tout un système de normes introduit à l'initiative de l'État dans les rapports sociaux et dans ses propres rouages 18 ». Mais pour que ce système de normes informe les pratiques individuelles, il faut que des institutions comme l'école publique s'en fassent le relais. D'où l'intérêt que porte le patronat aux réformes de l'école et du système scolaire. Pour les néolibéraux, l'école est plus que jamais un « appareil idéologique d'État » - comme le disait Louis Althusser ,9 - , elle est l'institution de prédilection qui doit diffuser l'ethos capitaliste et former les sujets de la future société néolibérale. Si les institutions néolibérales s'intéressent aux pédagogies alternatives ou aux réformes soutenues par les mouvements pédagogiques, ce n'est donc pas parce qu'elles favorisent l'autonomie ou l'épanouissement de la personne, mais parce qu'elles permettent de développer les compétences comportementales dont les futurs travailleurs auront besoin pour s'adapter aux mutations de l'organisation du travail et aux nouvelles normes de l'emploi. Le discours pédagogique qui cherche à réformer l'école afin de favoriser la créativité, l'esprit d'entreprendre, l'activité de l'élève ou la coopération croise ici les préoccupations des institutions patronales ou néolibérales, qui veulent provoquer l'évolution des valeurs et des mentalités individuelles. Dans cette perspective, la réforme pédagogique

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de l'école devient alors le vecteur privilégié de la formation de la subjectivité néolibérale. Faut-il pour autant jeter le bébé « pédago » avec l'eau du bain « néolibéral » ? Pas forcément, mais avoir bien conscience des possibles affinités entre les principes du néolibéralisme et des pédagogies alternatives permet de montrer que, pas plus que la « simple » transmission des savoirs, la réforme pédagogique de l'école n'est à elle seule un gage d'émancipation et que ces réformes peuvent très bien accompagner de nouvelles formes d'assujettissement des individus. La construction d'un véritable projet éducatif émancipateur passe donc par l'articulation des valeurs, des savoirs et des pratiques. Autrement dit, tout projet éducatif émancipateur doit s'accompagner d'un projet éthique, épistémologique et pédagogique, ou tout simplement politique.

6. L'éducation populaire : des pratiques pédagogiques émancipatrices pour adultes entre conscientisation et développement du c< pouvoir d'agir » L'éducation populaire désigne un processus visant l'émancipation de toutes et tous, et nous nous intéresserons ici particulièrement à celle des adultes. Cette émancipation doit se réaliser à deux niveaux : il s'agit d'une part de sortir des évidences, de remettre les choses en question, grâce à des prises de conscience 1 ; et d'autre part de sortir de l'impuissance, de se sentir capable d'agir, grâce à des expériences concrètes. Après un rapide panorama de l'éducation populaire en France, on prendra l'exemple d'une organisation états-unienne, ce qui nous permettra de décentrer notre regard. Cette organisation fait de l'éducation populaire : libération et conscientisation collective d'une part, et sortie de l'impuissance par le passage émancipateur à l'action d'autre part. Mais au-delà, elle réussit à

I. Dans ce texte, nous utilisons systématiquement l'expression « prise de conscience » au sens spécifique que Paulo Freire donne à la notion de « conscientisation », à savoir celui d'une prise de conscience critique (lire à ce sujet supra, p. 35).

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6 . L'ÉDUCATION POPULAIRE

lier ces deux aspects propres à l'éducation populaire avec deux objectifs supplémentaires : le soutien direct à des personnes en grande difficulté et l'action effective pour transformer la société.

L'éducation populaire actuelle en France L'éducation populaire est un processus que l'on peut trouver dans des cadres très divers. Les associations dites d'éducation populaire, c'est-à-dire disposant de l'agrément « Jeunesse et éducation populaire », sont le plus souvent présentes loin des quartiers bourgeois et mènent un travail important en termes de culture (notamment de pratiques culturelles et de leur partage), d'échanges, de vie locale. Depuis les années 1970, leur professionnalisation - a priori conçue comme une victoire les pousse irrésistiblement vers une forme d'institutionnalisation et un éloignement de la réalité dans laquelle ces associations s'inscrivent. Le plus souvent, les professionnels et les professionnelles ne sont pas issus du quartier et ne se sont pas engagés au préalable en tant que membres de l'association. Cependant, en tant que militants et militantes, ce sont des cadres qu'on aurait tort de négliger par excès de purisme : charge à nous de nous y investir et de créer les marges de manœuvre dont nous avons besoin. Les mouvements de lutte (syndicats, solidarité militante telle que Droit au logement, luttes de sans-

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papiers, balbutiements du community organizing sur lequel nous reviendrons, etc.) et les mouvements de changement de pratiques (groupes luttant ou mettant en place des formes de démocratie directe, organisations fonctionnant en autogestion, etc.) poursuivent en priorité des objectifs concrets. Si ces objectifs peuvent faire passer la préoccupation d'éducation populaire au second plan, il est possible, en s'y impliquant, de proposer d'y créer des espaces pour la discussion, le débat, la construction et la transmission de savoirs. Enfin, toutes les activités - école, art, journalisme, travail social, animation, etc. - qui peuvent être soit des cadres de conformation et de légitimation, soit des lieux de subversion et de conscientisation sont des activités que nous devons absolument nous réapproprier, à la fois directement et en créant des cadres alternatifs. L'essentiel n'est donc pas le lieu, mais la pratique. Parce que l'éducation populaire relève de la culture au sens des fondements de la dignité individuelle et collective, et que celle-ci trouve son expression dans tous les aspects de la vie, il est nécessaire de créer ces interstices, de disposer de lieux, d'occasions, de réseaux, qui permettent de se rencontrer et d'échanger de façon informelle. Et parce que l'éducation populaire n'a de sens que dans une perspective de transformation sociale, c'est toujours dans les luttes qu'elle sera la plus pertinente.

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L'exemple de l'organisation City Life/Vida Urbana L'organisation City Life/Vida Urbana (CLVU) existe à Boston, Massachusetts, depuis 1973. Aujourd'hui, son objet principal est celui de la lutte contre les expulsions immobilières (de locataires et de propriétaires, notamment depuis la crise de 2008). Elle s'inscrit dans le mouvement qu'on qualifie aux États-Unis de « radical community organizing », et qui, en de nombreux points, s'apparente aux démarches d'éducation populaire. L'organizing, méthode d'organisation syndicale élargie hors du monde du travail par Saul Alinsky dans les années 1930 aux États-Unis, est aujourd'hui outreAtlantique une pratique extrêmement diversifiée : sa version radicale se défend d'ailleurs d'appliquer les principes qui étaient ceux d'Alinsky, considérés comme trop réformistes. Les personnes qui rejoignent CLVU sont le plus souvent dans des situations d'urgence dramatique : dans le Massachusetts, il n'est pas illégal d'expulser en un mois un ou une locataire qui n'a aucun tort. Mais on peut toujours s'y opposer, retarder cette expulsion, voire l'empêcher. Les personnes qui viennent demander du soutien à CLVU pensent généralement à un soutien légal : quand elles appellent pour solliciter ce soutien, on les invite à venir à l'assemblée hebdomadaire du mardi soir, où une équipe d'étudiants et d'étudiantes en droit reçoit individuellement les gens pour étudier leur cas. C'est lors de cette

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assemblée que les personnes vont découvrir tout autre chose. Entre cinquante et cent personnes, appartenant pour beaucoup aux groupes sociaux les plus opprimés (pauvres, racisés et racisées, femmes), se réunissent chaque semaine dans un heu qui accueille de nombreuses organisations qu'on pourra qualifier pour simplifier, de notre point de vue français, d'associatives. Il y a des pizzas, et des discussions : le silence est l'ennemi du groupe, alors on commence l'assemblée en lançant plusieurs fois le slogan fétiche : « When we fight? We win ! » (« Quand on se bat ? On gagne ! »). Une traduction en espagnol est toujours proposée par une traductrice bénévole. Ensuite, un ou une membre ht pour tous et toutes la mission de l'organisation : « City Life/Vida Urbana est une organisation de membres impliquée dans la lutte pour la justice raciale, sociale et économique, ainsi que pour l'égalité des genres en construisant le pouvoir de la working class. Nous défendons Y empowerment individuel, nous accompagnons la formation d'animateurs et d'animatrices de lutte [community leaders] et nous construisons le pouvoir collectif pour obtenir des changements systémiques et transformer la société. » Puis un ou une autre membre prend la parole pour dire à l'assemblée ce que City Life représente pour lui ou pour elle. Ces prises de parole, qui permettent aux unes et aux autres de s'impliquer dans l'animation de l'assemblée sur des missions qui peuvent être

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relativement simples, se font debout, soit depuis son siège, soit en se déplaçant à l'avant de la salle : il n'y a pas de tribune figée. Ensuite, on fait le point sur les actions de la semaine qui vient de passer. Des membres font des comptes rendus des actions auxquelles ils ont participé : cela va du lobbying citoyen (nécessaire et extrêmement commun aux États-Unis, où la politique se fait à coup de pression et d'argent) à des actions directes de blocage d'expulsion, en passant par la participation à des événements de quartier et la présence en soutien lors de passages au tribunal. Ces actions concernent l'activité de l'organisation, mais également celle d'autres organisations dont on se sent solidaires : syndicats, lutte pour le système de santé, défense des écoles publiques, etc. Cette ouverture sur l'extérieur et sur d'autres luttes est cruciale pour lier les enjeux propres à l'organisation à une question de société plus large. Ces comptes rendus sont rapides, mais ils sont toujours l'occasion de se former. Ainsi, l'organisateur ou l'organisatrice - ainsi que sont dénommés les permanents d'une community organization - prend soin de poser des questions pour inviter la personne à préciser le contexte, la stratégie et la tactique : « Pourquoi être allés protester face à cette entreprise, en quoi estelle liée à la situation ? » ; « Est-ce qu'ils ont le droit de procéder à cette expulsion ? » L'organisateur ou l'organisatrice verbalise également l'émancipation en cours : « Tu avais déjà fait une action comme ça ? Qu'est-ce que tu en as pensé ? » Et puis on célèbre

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les victoires quand il y en a, l'occasion de refaire retentir un slogan. Chacune de ces présentations est l'occasion de rappeler qu'on refuse la légitimité de procéder à des expulsions pour faire du profit. Le point suivant à l'ordre du jour est l'accueil des nouveaux et nouvelles venues (il y a généralement entre cinq et dix nouvelles personnes à chaque assemblée). À cette étape, ceux-ci et celles-ci commencent à comprendre où ils sont arrivés. Et c'est alors qu'on les appelle pour qu'ils se présentent à l'assemblée. Ils sont invités à se regrouper à l'avant de la salle. En une minute, chacun et/ou chacune explique son cas - souvent dramatique - , et on note au tableau les éléments principaux. Un organisateur ou une organisatrice approche alors avec une épée et un bouclier en carton grandeur nature. Il ou elle explique la stratégie de l'organisation : l'épée symbolise toutes les actions de protestation publique et de pression sur les propriétaires et les banques que l'on va faire ensemble, le boucher représente le fait qu'on va se former pour connaître nos droits, et que des avocats bénévoles vont nous conseiller. Après avoir fait cette présentation, l'organisateur (ou l'organisatrice) procède à l'échange, qui est un rituel d'intégration dans l'organisation : « Estce que vous voulez vous battre pour rester dans votre maison ? » leur crie-t-il en levant son épée ; « Oui ! » sont-ils censés répondre. Mais leur première réponse est souvent timide. Alors l'assemblée fait « Bouh! » et « Quoi! On n'entend rien?! ». L'organisateur ou l'organisatrice repose alors sa

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question en criant encore plus fort, tandis que l'assemblée joue à s'exciter. Alors les nouveaux et nouvelles répondent en criant à leur tour : « Oui! » L'organisateur : « Et vous savez quoi? » Et toute l'Assemblée de crier en chœur : « On va se battre avec vous ! » Par ce rituel, l'intégration au groupe se fait et le principe de solidarité est posé. Si des nouveaux ou nouvelles refusent d'aller se présenter, l'organisateur ou l'organisatrice leur dit clairement : « Si vous ne venez que pour voir un avocat, ce n'est pas comme ça qu'on fonctionne ici. Il y a des gens qui vont se battre avec vous, pour vous, volontairement. On ne vous force pas à vous battre pour les autres, mais nous, on se battra pour vous, et on veut savoir pour qui on se bat. » C'est après la réalisation de ce rituel que l'équipe d'étudiants et d'étudiantes en droit commence à recevoir, dans l'arrière salle, les personnes qui demandent à être conseillées sur leur cas particulier. Mais l'assemblée continue pendant ce tempslà : on va parler des actions de la semaine à venir. Le répertoire d'action est toujours aussi large. Pour certaines actions, on demande des volontaires, et on applaudit celles et ceux qui s'inscrivent. Enfin vient le point d'orgue de la réunion : une heure (sur une assemblée d'une durée totale de deux heures, durée toujours respectée) consacrée à une discussion politique sur un sujet toujours différent, et souvent avec une personne qui vient de l'extérieur pour enrichir le débat (et pas pour le diriger). Une fois, on parlera du contrôle des

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loyers - quelles questions cela pose, quels sont les points forts et les limites de cette mesure, est-ce que c'est une revendication que l'on veut porter? - , une autre, du récent tremblement de terre à Mexico ou des suites de l'ouragan à Porto Rico ; on pourra aussi parler des hôpitaux et du fait qu'ils soient exonérés fiscalement, des prêts étudiants comprendre le caractère systémique du problème, que si les personnes se sont fait avoir, ce n'est pas par hasard - , ou traiter de sujets internes tels que ce que cela signifie d'être un membre-leader de l'organisation, ou encore prendre le temps de faire collectivement une vraie analyse-bilan d'une action qui n'a pas très bien fonctionné. Les organisateurs et organisatrices et les autres membres vont toujours encourager les nouvelles personnes à prendre une part active dans l'organisation. Si elles le souhaitent, ces personnes vont donc être accompagnées pour organiser leur défense, au-delà de l'aide juridique fournie gratuitement, sur différents champs : mobilisation des autres victimes potentielles si l'expulsion est collective, action directe collective de blocage en cas d'expulsion effective, action plus large de dénonciation, d'interpellation et de lobbying auprès des élus et élues ainsi que des responsables de l'expulsion, etc. L'organisateur ou l'organisatrice va encourager et accompagner la personne de façon à ce qu'elle fasse un travail de mobilisation auprès de ses voisins et voisines, s'ils sont eux aussi menacés

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d'expulsion. Les alliés et alliées qui proposent leur aide à CLVU pourront être chargés d'aider sur cette tâche. Il s'agit le plus souvent d'aller faire du porte-à-porte et de réussir à organiser une réunion collective. Le débouché pourra être de créer une association de locataires. Il s'agira d'agir collectivement, de connaître ses droits et de savoir comment réagir à ce qui peut arriver, mais également d'étudier quels sont les acteurs et actrices en jeu, leur rôle, leur pouvoir, les points sur lesquels on peut faire pression sur eux, et la façon dont il serait le plus pertinent de faire pression. De déterminer la stratégie et la tactique pour se défendre. L'organisateur ou l'organisatrice, au travers de l'ensemble de ce processus, accompagne les personnes, leur transmet des informations et des méthodes, les met en confiance, tout en ne leur faisant pas de fausses promesses : la première stratégie est de gagner du temps. La majorité des organisateurs et organisatrices sont eux-mêmes passés par cette expérience, ils sont arrivés à CLVU parce qu'ils étaient menacés d'expulsion : ils peuvent donc témoigner de leur propre expérience (pas toujours victorieuse, mais toujours émancipatrice) ainsi que de celles des autres membres de l'organisation. L'organisateur ou l'organisatrice poussera également toujours les membres à agir en solidarité les uns avec les autres. Très régulièrement, en assemblée ou au cours des discussions, la définition

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de la solidarité est rappelée : « Quand ils vous attaquent, c'est moi qu'ils attaquent aussi. Et quand ils m'attaquent, c'est vous qu'ils attaquent aussi. » Les membres qui le souhaitent pourront par ailleurs participer à une formation lors de laquelle on réfléchira notamment sur les textes cadres de l'organisation, qui définissent la stratégie et les tactiques utilisées par celle-ci : cela leur permettra de monter en responsabilité au sein de l'organisation. Celles et ceux qui ne le souhaitent pas pourront s'en tenir à agir pour défendre leur logement et, s'ils le peuvent, celui des autres membres. Parmi les personnes les plus assidues aux assemblées et aux actions, certaines n'ont pas ou plus de cas en cours les concernant : ils et elles sont là car tous les combats sont liés.

Lier conscientisation et action transformatrice L'exemple de City Life/Vida Urbana permet de comprendre des enjeux cruciaux pour l'éducation populaire. L'association parvient en effet à mettre en oeuvre dans ce domaine des processus réellement ancrés dans le réel. On retrouve les deux axes qui caractérisent l'éducation populaire : d'une part la libération et la conscientisation collective, et d'autre part la sortie de l'impuissance par le passage émancipateur à l'action. Au-delà, CLVU parvient à faire ce qui est souvent si difficile à réaliser :

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lier ces processus d'éducation populaire avec le soutien direct à des personnes en grande difficulté d'un côté, et de l'autre côté avec la transformation effective de la société. Si l'éducation populaire n'est pas liée à des cas concrets, elle court le risque d'être une forme de « consommation culturelle » : on viendrait apprendre, se libérer, réfléchir. Lorsque l'éducation populaire prend cette forme, déconnectée de cas concrets qui nous concernent, elle n'arrive généralement pas à provoquer des passages émancipateurs à l'action, et encore moins des transformations dans la société. Elle ne concerne alors la plupart du temps que des personnes qui ont le temps et la disponibilité d'esprit pour s'interroger sur le fonctionnement du monde et de notre système. Dans ce genre de cas, on espère que les prises de conscience entraîneront des passages à l'action, par exemple en rejoignant des organisations de lutte. Mais, dans les faits, cela n'a rien d'automatique. En effet, on est souvent tenté de croire que le savoir constitue la source à la fois des prises de conscience et des passages à l'action. Or c'est généralement faux. D'abord, si le savoir nourrit notre conscience des choses, ce qui nous donne en revanche envie d'en savoir plus et de comprendre mieux, c'est précisément le fait d'être déjà dans un processus de prise de conscience. Ensuite, nous avons mille preuves que savoir ne suffit pas pour agir. C'est donc autre chose qui provoque des déclenchements. C'est quand nous sommes

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directement affectés que nous prenons conscience et/ou que nous passons à l'action; quand quelque chose, qui pourra sembler insignifiant à d'autres personnes, nous touche particulièrement, pour des raisons le plus souvent très personnelles. Ainsi, c'est presque toujours à l'occasion de détours qu'adviennent les déstabilisations qui pourront créer des prises de conscience : c'est pourquoi l'éducation populaire est un processus qui se mène sur le temps long et au gré d'activités qui peuvent être très diverses. Par ailleurs, le passage à l'action est nécessaire si l'on veut réellement être dans des démarches émancipatrices : on ne se libère pas que par l'esprit. On ne devient pas capable quand on nous dit qu'on l'est, mais quand on se rend compte effectivement qu'on l'est. Or nous avons tous et toutes intégré un certain nombre de déterminismes, de comportements par lesquels nous nous auto-limitons, nous nous auto-censurons. Dépasser ces obstacles est loin d'être chose aisée : cela nécessite du temps, d'avoir confiance en soi et de faire confiance aux autres. Les jeux de rôles sont pour cela un moyen utile pour s'entraîner à adopter des comportements autres que ceux que nous avons intégrés du fait de notre situation dominée et de notre anticipation de l'échec.

Réussir à faire cela est une discipline : les organisateurs et organisatrices ainsi que les membres les plus impliqués de City Life/Vida Urbana portent de façon très claire le positionnement de l'organisation. Celle-ci aide toutes les personnes menacées d'expulsion. Il est nécessaire que ces personnes viennent le plus souvent possible aux assemblées du mardi soir, car c'est là qu'elles tireront l'énergie et la compétence qui naît d'une part de la libération et de la conscientisation, et d'autre part de la solidarité : favoriser ces deux processus est l'objectif des assemblées. Les personnes sont par ailleurs invitées à passer à l'action, à mobiliser autour d'elles, à organiser et réaliser des actions qui contribueront à leur défense; elles seront accompagnées pour cela par le collectif. Elles sont enfin invitées à construire CLVU en tant que telle : une organisation qui a vocation à durer, qui a donc besoin de se structurer de façon démocratique, et de faire vivre ses partenariats extérieurs pour ne pas se renfermer sur elle-même. CLVU est ainsi un des membres créateurs du réseau Right to the City Alliance, qui regroupe nationalement des organisations de radical community organizing luttant contre les conséquences larges de la gentrification qui fait rage aux États-Unis. Mais si CLVU est une organisation particulièrement enthousiasmante, on aurait tort de vouloir la poser en modèle. CLVU n'applique ni méthode

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incroyable, ni formule magique, ni recette miracle. Elle a en revanche une posture politique très forte : la conviction qu'il faut se battre et changer les choses, que cela nécessite de se libérer des fausses évidences (l'hégémonie culturelle du système en place qui nous fait croire que les choses ne peuvent pas être autrement), que nous devons agir en solidarité. L'essentiel, quand on veut se situer dans des démarches d'éducation populaire, est la posture, et non les méthodes. Depuis quelques années, en France, on a tendance à fétichiser des méthodes dites d'éducation populaire : des méthodes pour libérer la parole et débattre, des méthodes pour changer de l'éducation traditionnelle « descendante », des méthodes pour décider collectivement, et aujourd'hui le community organizing. Les animateurs et animatrices d'éducation populaire doivent être en perpétuelle recherche pour réaliser leur ambition. Les outils peuvent aider, mais aucun outil ne provoque, par le simple fait qu'on l'utilise, de la conscientisation et du passage émancipateur à l'action. Au contraire : des outils utilisés de façon déconnectée de leur objet émancipateur peuvent tout à fait avoir des effets nuls, voire contraires. C'est ce qui permet leur récupération néolibérale, évoquée ailleurs dans cet ouvrage '. Ainsi, il y aurait une autre façon, d'apparence pas si différente, de faire ce que fait City Life/Vida I. Lire supra, p. 85 et suiv.

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Urbana. Ce serait de faire peser sur les gens la responsabilité des « problèmes » qu'ils rencontrent. De considérer que c'est à eux de se prendre en main, qu'il faut qu'ils apprennent à bien gérer leurs affaires (connaître leurs droits) et à répondre convenablement à leurs interlocuteurs (y compris en s'opposant). Mais, si on ne prend pas le temps de créer la solidarité et de prendre conscience qu'au-delà des cas individuels il s'agit d'une question systémique, que ce n'est pas par accident que tous les gens dans l'assemblée font partie de groupes sociaux opprimés, alors on n'est pas dans un processus d'émancipation mais plutôt sur le versant néolibéral de 1 ' empowerment, celui qui sur-responsabilise les victimes et qui prétend que « Quand on veut, on peut ». C'est sur ce versant que l'éducation populaire doit prendre garde de ne pas tomber quand elle se concentre sur la question du pouvoir d'agir.

Conclusion. Opportunités et urgences de la pédagogie critique dans une perspective d'émancipation Même si la question anime les pédagogues depuis plus d'un siècle, il n'y a rien d'obsolète dans le fait de rappeler fermement que la pédagogie doit garder une visée de transformation sociale. Cet ouvrage aura atteint une bonne partie de ses objectifs s'il réussit à montrer la vitalité internationale des réflexions sur la pédagogie critique tout en pointant le retard de la France dans ce champ pourtant si stimulant. On peut imputer ce retard à plusieurs facteurs. Le premier est inhérent à la frilosité, en France, vis-à-vis des théories nées en territoires extrahexagonaux, susceptibles de fissurer le noyau d'un universel républicain que d'aucuns et d'aucunes imaginent comme éternel, incréé, échappant aux vicissitudes de l'histoire. Cette frilosité confinant parfois à l'hostilité se traduit par des oppositions, voire des procédures de censure, vis-à-vis d'initiatives tentant d'introduire dans l'institution des réflexions à même d'aider les enseignants et les enseignantes à envisager leurs pratiques professionnelles sous un angle critique. On l'a vu récemment lors d'un colloque organisé par l'université de Créteil et portant sur l'intersectionnalité dans

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les recherches en éducation. Pourtant validé par une procédure parfaitement officielle impliquant la communauté scientifique, le colloque, qui mêlait universitaires, praticiens et praticiennes, acteurs et actrices engagés ou engagées, a provoqué une polémique médiatique importante sous la pression d'organisations comme le Printemps républicain ou le Comité Laïcité République autoproclamées garantes d'une norme républicaine. Si cette tentative de censure n'a pas abouti - après moult négociations - , la formation des enseignants et enseignantes qui lui était accolée a en revanche été ajournée'. Certains mots restent tabous dans l'institution : ceux de « genre », de « race » et d'« intersectionnalité », qui ponctuent cet ouvrage particulièrement. On peut certes y voir une méconnaissance de la recherche en sciences sociales, laquelle travaille ces catégories depuis près de quarante ans en insistant bien sur leur caractère construit et donc en rien naturel, mais il faut surtout y lire une tension très forte à l'intérieur même de l'école de la République, qui s'arc-boute à de nombreux endroits sur ses fondations républicaines I. Le Printemps républicain est une association née dans la foulée des attentats de novembre 2015 à l'initiative d'intellectuels et politiques convaincus que la réponse à l'islamisme terroriste réside dans un durcissement de la laïcité et un rappel des valeurs de la république. Très lié à la première, le Comité Laïcité République est une association qui, ne se reconnaissant pas dans la vision de la laïcité de l'Observatoire de la laïcité qu'elle juge trop « accommodante » avec l'islam, plaide pour un durcissement de la loi de 1905.

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censément indifférentes aux différences et hostiles à toute percée des enjeux identitaires, que certains et certaines préfèrent qualifier de façon lapidaire de « communautarisme » 2 . On notera que les mêmes qui fustigent ces initiatives critiques pérorent sur la mainmise des « pédagogistes » sur l'école, saboteurs de savoirs, propagandistes politiques, associant de la sorte leur haine des sciences sociales engagées et de la pédagogie. Le second facteur du retard de la France en matière de pédagogies critiques est peut-être plus pernicieux puisqu'il procède d'un détournement de la pédagogie à des fins de maintien d'un ordre social. Comme l'a montré par exemple Jean-Yves Mas dans ce volume, le mot même de « pédagogie » n'est pas récusé par le pouvoir, bien au contraire; il sert également l'ambitieux projet de néolibéralisation de l'école via les sempiternels plans numériques ou les encouragements à l'innovation qui, la plupart du temps, ne font que mettre en concurrence les enseignants et les enseignantes d'une part, et les établissements d'autre part, accélérer les procédures de classement des élèves et valoriser leur développement individuel plutôt que l'émancipation collective, engraissant au passage de nombreuses entreprises privées. Ainsi, derrière le vocabulaire apparemment neutre de « développement personnel », de « motivation » ou d'« autonomie » se niche un projet social et politique exactement inverse à la suppression des

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rapports de domination pour laquelle plaide la pédagogie critique. Un dernier facteur d'hostilité à la pédagogie critique tient au paradigme de l'école française qui est celui du « consentement ». Les programmes ou disciplines (terminologie déjà hautement significative d'un carcan), ainsi que les dispositifs pédagogiques ou encore la formation des enseignants et enseignantes, surtout pour le secondaire, relèvent d'une logique verticale où le maître reste le détenteur de vérité et l'élève passif le réceptacle consentant d'un savoir prédigéré. Quasiment aucune recherche en histoire, sciences, philosophie ou sociologie de l'éducation, en épistémologie des disciplines ou encore en pédagogie n'excède quelques heures ci et là dans la formation à l'enseignement. De la sorte, les jeunes professionnels ou professionnelles arrivent sur un terrain en ne maîtrisant rien de la construction sociale des savoirs à transmettre (le fait que ces savoirs ne soient pas totalement neutres), de leur potentiel de violence symbolique (le fait d'amener les dominés à intégrer la vision du monde des dominants) ou encore de leur participation inconsciente à la reproduction sociale. C'est ainsi la plupart du temps à leur corps défendant que des enseignants et des enseignantes se font les complices d'une machine rouillée et sont aussi victimes de cette impuissance pédagogique souvent source de souffrance de chaque côté de l'estrade. Quant aux rares collègues engagés ou engagées, politiquement soucieux et soucieuses de la question

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de l'émancipation, ils ou elles subissent de plein fouet le discours bien rodé de la « neutralité » enseignante, à savoir l'injonction à taire des engagements que l'institution assimile souvent à du prosélytisme, quand elle ne les considère pas comme une déloyauté à son égard. On le voit, c'est donc à chaque palier du système éducatif que la pédagogie critique gagnerait à se faire connaître, ne serait-ce que pour que s'accomplisse le principe républicain le plus passé sous silence, à savoir la justice sociale. Il n'est dans ce contexte guère étonnant que ce soit hors l'école que se déploient les expériences les plus stimulantes de pédagogie critique, comme le montrent les articles évoquant ou consacrés à l'éducation populaire dans ce volume. Ce paradigme scolaire du consentement pose des questions d'une extrême gravité et que l'actualité récente est venue raviver. L'école française ne laisse guère de place au doute des élèves, première attitude pourtant propice à une posture d'apprentissage qui ne soit pas simple gavage. Plus encore, depuis les terribles attentats terroristes islamistes de 2015, la pédagogie dite « anti-complotiste » est devenue une priorité de l'institution. On ne peut que se féliciter de cette attention accordée aux dérives mortifères d'adolescents, d'adolescentes ou de jeunes adultes, mais il faut aussi savoir reconnaître la limite entre l'adoption d'une posture critique et le basculement dans le complotisme. Ainsi, un réflexe de doute face à une information apportée par l'école n'est pas digne de réprimandes ; il doit

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au contraire être encouragé afin d'accompagner l'élève vers l'administration de la preuve, seule pédagogie efficace face à cet énorme défi. Or, de plus en plus, des discours méfiants voire hostiles aux expressions libres de doutes des élèves se font jour, et l'offre de « kits pédagogiques » par des entreprises privées 3 ne nous semble pas servir une véritable pédagogie soucieuse de partir des questionnements propres des élèves. De la même façon, on doit s'inquiéter des « réactions » des enseignants ou enseignantes face à des élèves sceptiques, soupçonneux, voire attirés par des théories fumeuses confinant parfois - dë manière plus grave encore - au négationnisme. On sent monter en effet une propension à la simple condamnation brutale par un contre-discours supposé efficace par leur seul effet de son énonciation, quand il ne s'agit pas d'en appeler directement à la sanction4. Les propos tenus par l'ancien Premier ministre Manuel Valls contre la soi-disant « culture de l'excuse » en sont le symptôme politique. Or ces postures vont à l'encontre d'une approche rationnelle des savoirs qui doivent pouvoir montrer au contraire les échafaudages de leur construction en tant que savoirs validés par la communauté scientifique. C'est en plaidant pour que l'on rende visible, dans les classes, cette fabrique du savoir que le regretté Jean-Pierre Astolfi parlait de leur « saveur » 5 , celle de savoirs se révélant peu à peu et devenant ainsi désirables pour l'élève. C'est forts de cette conviction que nous reprenons à notre compte

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la très enthousiasmante formule du didacticien Charles Heimberg : « Comment faire valoir sans prescrire? » 6 , seule susceptible de ramener des élèves égarés dans une enthousiasmante quête de vérité. Or la réponse à cette gageure ne peut être que pédagogique et relever plus spécifiquement de la pédagogie critique. Il en va en effet de ce que tous les articles de ce volume qualifient de conscientisation. Les expériences diverses qui sont décrites, qu'elles relèvent de la conscientisation des privilèges ou des dominations, ne sont pas du tout réductibles à de vulgaires jeux de rôles ou « activités » scolaires, comme on dit. Elles sont au contraire un préalable à des apprentissages raisonnés de savoirs qui se chargent dès lors d'une dimension émancipatrice. Car que seraient des savoirs émancipateurs ? C'est un peu la question que se posent tous les férus et toutes les férues de pédagogie critique, et les réponses ne peuvent résider que dans des hypothèses issues du croisement entre les pratiques et la théorie. Commençons par la finalité : les savoirs émancipateurs seraient ceux qui participent à libérer les individus de leurs aliénations et à poser les jalons de leur autonomisation. Cela suppose de ne pas préjuger du devenir des apprenants et des apprenantes ; une pédagogie de l'émancipation assume de laisser toute liberté d'appropriation, ce qu'avait théorisé très tôt la pédagogie de tradition libertaire ; en ce sens, on est là dans l'exact contraire

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de la croyance dans la « transmission » des savoirs et encore plus loin du procès communément fait aux pédagogues engagés et engagées de manquer de neutralité, voire d'endoctriner. Pour en arriver à ce bout de la chaîne, il faut donc que, dès le plus jeune âge, les enfants intériorisent le protocole de la quête de connaissances, que la pédagogie « de la critique » irrigue ainsi les pratiques dès la petite enfance 7 , ce qui appelle une plus large place faite à la formulation de questions, peut-être plus encore qu'à l'apport de réponses. L'une des conditions de ce changement de paradigme est l'introduction, dans le cursus de formation des enseignants et des enseignantes, d'une sensibilisation à une didactique critique des savoirs partant de la question de leur construction et, pour la formation d'adulte ou l'éducation populaire, de leur co-construction. À titre d'exemple, on rappellera qu'en histoire un savoir est le produit de l'analyse de sources, de leur croisement, et de la manière dont ces sources définissent un objet. La démarche historique part alors d'hypothèses et se met en quête de preuves et de résultats. Les questionnements varient selon les prismes choisis : le genre, l'échelle, les appartenances sociales, etc. Et c'est au final ces « questions sur les questions » qui sensibilisent à la posture critique et aiguisent l'appétit pour la recherche. En situation scolaire, le reste du cursus doit être à l'avenant et le découpage disciplinaire qui s'accentue en fonction des cycles peut permettre d'affiner ce rapport aux savoirs : quels sont les outils de

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l'histoire pour penser une situation? ceux de la philosophie ? et en quoi se distinguent-ils ou fontils écho aux savoirs mathématiques ? Aborder la construction des savoirs permet également de répondre aux défis qui nous sont posés par les approches féministes ou décoloniales : le problème de la masculinisation de la langue ou celui de la relégation des producteurs et productrices de savoirs issus des pays anciennement dominés peuvent être introduits à la faveur de telles interrogations. On nous rétorquera ici qu'il y a risque de relativisme. C'est occulter le fait qu'il ne s'agit en rien de dire que « tous les savoirs se valent », puisque la perspective rationnelle de quête de vérité est maintenue, mais qu'il en va au contraire de la nécessité de « vendre la mèche » sur des procédures de dominations générées par la construction de ces savoirs. La pédagogie de l'émancipation ne peut s'inscrire que dans une visée de pédagogie critique postulant l'abolition des dominations. On voit bien qu'on s'éloigne ici très largement des demandes faites à l'institution de « changer les programmes ». On peut par exemple en histoire reproduire exactement les mêmes types de dominations en remplaçant Jeanne d'Arc par Louise Michel si le dispositif pédagogique consistant à héroïser la seconde comme protagoniste unique de l'événement n'est pas à son tour retravaillé pour laisser place au collectif. De la même façon, même s'il s'agirait d'un préalable bienvenu, l'introduction de « femmes

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CONCLUSION

célèbres » - comme on dit - ou de « héros noirs » dans les programmes ne ferait que prolonger un rapport au social reposant sur la réussite individuelle et le caractère exceptionnel des parcours, un procédé souvent contre-productif qui produit chez les dominés et les dominées la conviction de leur impuissance. Car c'est bien cela dont l'école se rend coupable aujourd'hui : la fabrique de l'impuissance8. Et c'est bel et bien cela que la pédagogie critique est susceptible de contrer. Le défi est de taille et convoque l'idée même de démocratie. Nous avons tout à perdre à perpétuer ce système d'une éducation au service du maintien de l'ordre. Contre la naturalisation des inégalités et pour l'émancipation collective, tel est le défi d'une pédagogie résolument critique pour laquelle ce livre a posé quelques jalons.

Les auteurs Groupe Traces : Caroline Bossu, Audrey Chenu, Diane Khoury, Mael Le Bars, Agnès Lubin, Patricia Mothes, Flora Nemoz et Sibylle Thilges se sont rencontré-es dans le cadre des Rencontres de pédagogie féministes. Ces rencontres ont heu une fois par an en non-mixité et permettent à des militantes pédagogiques de se retrouver pour discuter de leurs pratiques sous l'angle du féminisme. Laurence De Cock est historienne et enseignante en lycée et à l'université Paris-Diderot. Chercheuse en histoire et sciences de l'éducation, elle est l'auteure d'une thèse sur l'enseignement du fait colonial. Derniers ouvrages : Sur l'enseignement de l'histoire. Débats, programmes et pratiques de la fin du xixe siècle à nos jours, Libertalia, 2018 ; Dans la classe de l'homme blanc. L'enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, PUL, 2018. Adeline de Lépinay a accompagné pendant dix ans des dynamiques d'éducation populaire dans l'enseignement artistique, puis dans des associations cherchant à renforcer l'implication de leurs membres, avant d'exercer le métier d'organisatrice de community organizing en France puis d'aller passer plusieurs mois aux États-Unis pour y découvrir la diversité de cette pratique là-bas. Elle partagera ses apprentissages en matière d'organizing dans un

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LES AUTEURS

livre à paraître courant 2019. Elle anime par ailleurs le blog www.education-populaire.fr. Professeur de SES à Montreuil (93), Jean-Yves Mas anime un blog consacré à l'éducation sur Mediapart : « Le paradoxe démopédique ». Irène Pereira est chercheuse en sociologie et en philosophie. Elle enseigne la philosophie à l'ESPE de Créteil. Elle est coprésidente de l'Institut de recherche, d'étude et de formation sur le syndicalisme et les mouvements sociaux (Iresmo) et a écrit près d'une dizaine d'ouvrages, parmi lesquels Les Grammaires de la contestation (La Découverte, 2010) et Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s (Libertalia, 2017). Gauthier Tolini est professeur d'histoiregéographie à Drancy (93), membre du groupe départemental ICEM-Pédagogie Freinet 93.

Notes de référence

i. Célestin Freinet et Paulo Freire : des pédagogies de transformation sociale 1. « Extraits de la conférence de Paulo Freire au Séminaire des éducateurs Freinet du Nord-Est à Olinda, Brésil », Le Nouvel Éducateur, octobre 1991, p. 4. 2. Célestin Freinet, « Deuxième discours à des parents sur l'Éducation nouvelle prolétarienne», L'Éducateur prolétarien, 10 mars 1935, n° 11, p. 245. 3. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, Paris, Maspero, 1974, p. 53. 4. Célestin Freinet, « Contre le fascisme à l'école », L'Éducateur prolétarien, 15 octobre 1934, n°2, p. 25. 5. Paulo Freire, Pédagogie de l'autonomie, Toulouse, Érès, 2006, p. 111 et 113. 6. Célestin Freinet, « Notes de pédagogie révolutionnaire », L'École émanàpée, 21 novembre 1927, n° 10, p. 152 7. Célestin Freinet, « Premier discours à des parents sur la pédagogie nouvelle prolétarienne», L'Éducateur prolétarien, 25 février 1935, n° 10, p. 218. 8. Célestin Freinet, « Défense et illustration des techniques Freinet de l'École moderne : la place de la sensibilité dans nos techniques », L'Éducateur, décembre 1952, n°6, p. 172. 9. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, op. cil, p. 57 et 79. 10. Paulo Freire, Pédagogie de l'autonomie, op. cil, p. 154. 11. Célestin Freinet, «Chronique du congrès de Locarno », L'École émancipée, 19 février 1928, n°22, p. 352-353. 12. Célestin Freinet, « Notes de pédagogie révolutionnaire : l'École organisme social », L'École émancipée, 11 décembre 1927, n° 12, p. 189. 13. Paulo Freire, L'Éducation dans la ville, Paris, Paideia, 1991, p. 23. 14. Célestin Freinet, « Chacun sa pierre : comment rattacher l'École à la vie », L'École émancipée, 7 mai 1921, n° 32. 15. Célestin Freinet, «La coopération scolaire», L'Imprimerie à l'École, mars 1932, n°50, p. 173.

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LES PÉDAGOGIES CRITIQUES

16. Célestin Freinet, « Notes de pédagogie nouvelle révolutionnaire : les coopératives scolaires», L'École émancipée, 5 mai 1929, n°31, p. 506507. 17. Paulo Freire, Pédagogie de l'autonomie, op. cit, p. 119. 18. Paulo Freire, L'Éducation dans la ville, op. cit, p. 60. 19. Ibid., p. 75 122. 20. Célestin Freinet, « Chacun sa pierre : pour la révolution à l'école », L'École émancipée, 12 mars 1921, n° 24, p. 95. 21. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 60. 22. Célestin Freinet, « Vers une méthode d'éducation nouvelle pour les écoles populaires », L'Imprimerie à l'École, décembre 1928, n° 18, p. 5. 23. Paulo Freire, Pédagogie de l'autonomie, op. cit, p. 148-149. 24. Célestin Freinet, « Pour une éducation de vérité », L'Éducateur prolétarien, janvier 1933, n°4, p. 193. 25. Lire Gauthier Tolini, « Les enfants et le chômage : enquête des élèves de Célestin Freinet », L'École poursuit l'enquête, actes du quatrième colloque de l'Anthropologie pour tous, « OLO collection » n° 6, Aubervilliers, 2018. 26. Paulo Freire, Pédagogie de l'autonomie, op. cit, p. 48. 27. Paulo Freire, L'Éducation : pratique de la liberté, Paris, Cerf, 1971, p. 151-152. 28. Célestin Freinet, « L'École prolétarienne et la crise », L'Imprimerie à l'École, février 1932, n°49, p. 139-140. 29. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit, p. 22.

2. Panorama international des pédagogies critiques 1. Paulo Freire, « Prâctica de la Pedagogla Crftica », El Crito Manso, Bueno Aires, Siglo XXI, 2003, p. 24. 2. bell hooks, « La pédagogie engagée », Tracés. Revue de sciences humaines, n° 25, 2013, disponible surTraces.revues.org. 3. Kimberlé Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l'identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 2005, n° 39-2. 4. Kim Case (dir.), Intersectional Pedagogy. Complicating Identity and Social Justice, New York, Routledge, 2017.

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NOTES DE RÉFÉRENCE

5. Kim Case (dir.), Deconstructing privilege : Teaching and Leaming as Allies in the Classroom, New York, Routledge, 2013. 6. Lire par exemple : Peggy Mdntosh, « Le privilège masculin et le "privilège blanc" » (1988), disponible sur Millebabords.org. 7. Ricky Lee Allen et César Augusto Rossatto, « Does Critical Pedagogy Work with Privileged Students?», Teacher Education Quarterly, Winter 2009. 8. Élise Devieilhe, Représentations du genre et des sexualités dans les méthodes d'éducation à la sexualité élaborées en France et en Suède, thèse de doctorat en sociologie, université de Caen, 2013. 9. Vanina Mozziconacci, « Théories féministes de l'éducation : où est le care ? », Éducation et socialisation, 2016, n°40, disponible sur Edso.revues.org. 10. Paul B. Préciado, « Une école pour Alan », Libération, 22 janvier 2016. 11. Paul C. Gorski, Reaching and Teaching Students in Poverty : Stratégies for Erasing the Opportunity Cap (Multicultural Education), New York, Teachers College Press, 2013. 12. Pierre Périer, École et familles populaires, Rennes, PUR, 2005. 13. Carta da ecopedagogia

(1999), disponible sur Ecopedago-

gia.blogspotcom.

3. Pédagogie féministe 1. Lire Éliane Viennot, Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, nouvelle édition augmentée, Donnemarie-Dontilly, éditions iXe, 2017. 2. Corinne Monnet, « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation », Nouvelles questions féministes, 1998, vol. 19. 3. Muriel Salmona, Violences sexuelles. Les 40 questions-réponses incontournables, Paris, Dunod, 2015. 4. Thierry Lenain, Benoit Morel, Paris, Oskar Jeunesse, rééd. 2015, collection « Trimestre ». 5. Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, Paris, Des Femmes, 1976.

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LES PÉDAGOGIES CRITIQUES

4. Faut-il décoloniser l'enseignement de l'histoire ?

1. Marie-Claude Smouts (dir.), La Situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Paris, Presses de Science Po, 2007. 2. Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980. 3. Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud, Paris, Desdée de Brouwer, 2016. 4. Ramon Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes, mars 2006, n° 26. 5. Claude Rougier, entretien avec Ramon Grosfoguel, Réseau d'études décoloniales, 2 septembre 2016, disponible sur Reseaudecolonial.org, consulté le 17 novembre 2017. 6. Fatima Khemalat, t Épistémicides », disponible sur YouTube.com, consulté le 10 novembre 2017. 7. Jean-François Chanet, L'École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996. 8. Laurence De Cock (dir.), La Fabrique scolaire de l'histoire, 2e édition, Marseille, Agone, 2017. 9. Voir par exemple : « Monsieur Macron, à quand un récit national? », disponible sur Polony.TV, consulté le 10 novembre 2017. 10. Angéline Escafré-Dublet, Culture et Immigration. De la question sociale à l'enjeu politique, 1958-2007, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. 11. Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000. 12. Valérie Lanier, LAccueil des enfants (d1) immigrés dans les écoles françaises. Éducation entre culture familiale et culture du pays d'arrivée, thèse de doctorat en science politique, sous la direction de Jean-Claude Fritz, université de Bourgogne, 2011. 13. Raphaëlle Branche, La Guerre d'Algérie : une histoire apaisée? L'histoire en débats, Paris, Seuil, 2005. 14. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, De l'indigène à l'immigré, Paris, Gallimard, 1998.

NOTES DE RÉFÉRENCE

131

15. Sur les débats provoqués par les postcolonial studies, lire JeanFrançois Bayart, Les Études postcoloniales, un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010. 16. Sandrine Lemaire, « Colonisation et immigration : des "points aveugles" de l'histoire à l'école?», in Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale, Paris, La Découverte, 2005. 17. Laurence De Cock, Le Fait colonial à l'école : genèse et scolarisation d'un objet de débat public, scientifique et mémoriel (des années 1980 à 2015), essai de socio-histoire du curriculum, thèse sous la direction de Françoise Lantheaume, université Lyon 2, 2016. 18. Emmanuel Blanchard, La Police parisienne et les Algériens, 19441962, Paris, Nouveau Monde, 2011.

5. De la critique artiste du capitalisme à la critique pédagogique de l'école 1. Certains passages de ce texte ont déjà été publiés sur mon blog : « Le paradoxe démopédique ». 2. vwuw.medef-montpeHier.com/wp-content/uploads/2017/03/RDLFMANIFESTE.pdf. 3. < Bâtir l'école de la confiance et de tous les talents », disponible sur LesEchos.fr. 4. « Pour une éducation globale », disponible sur Liberation.fr. 5. Voir le beau documentaire de Joanna Crudzinska consacré à l'éducation nouvelle, Révolution école 1918-1939, Les Films du poisson-Arte France, 2016. 6. Christian Laval, « L'idéologie de la "modernisation de l'école" », Carnets rouges, mai 2017, n° 10, disponible en ligne sur Calameo.com. Du même auteur lire aussi La Nouvelle École capitaliste, Paris, La Découverte, 2011. 7. « La compétitivité par la qualité », disponible sur Scribd.com. 8. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 82. 9. « L'emploi à vie est mort, vive l'employabilité ! », disponible sur Institutentreprise.fr. 10. Ibid.

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LES PÉDAGOGIES CRITIQUES

11. Aurélie Collas, « L'école tue la créativité des élèves», disponible sur LeMonde.fr, 6 novembre 2014. Les citations en italiques des intervenants du W1SE sont tirées de cet article. 12. Michel Foucault, La Naissance de la biopolitique, Gallimard-Seuil, 2004. p. 154. 13. Ibid. 14. Ibid., p. 151. 15. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, p. 237. 16. www.enpcfr/download/152954. 17. Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Champs Classique, 2017. 18. Texte paru dans La Croix du 11 avril 2014 sous le titre « Au comble de la confusion entre "libéralisme" et "ultralibéralisme" ». 19. Louis Althusser, Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995, nouvelle édition 2011.

Conclusion. Opportunités et urgences de la pédagogie critique dans une perspective d'émancipation 1. Lila Belkacem, Amandine Chapuis, Fanny Gallot, «Ce que penser l'intersectionnalité dans les recherches en éducation veut dire », sur Contretemps.eu, consulté le 18 novembre 2017. 2. Fabrice Dhume, « Le discours du "communautarisme", une logique de la guerre identitaire », in Laurence De Cock et Régis Meyran (dir.), Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences soàales, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2017. 3. L'agence de presse Premières lignes a lancé un kit pédagogique anticomplotiste à l'attention des collégiens ou collégiennes et lycéens ou lycéennes : « Attentat de Nice : un kit pédagogique pour en finir avec les théories du complot», Telemama.fr, consulté le 18 novembre 2017. 4. Servane Marzin, « L'injonction ou le travail critique. Comment déjouer le complotisme en classe », in Laurence De Cock (dir.), La Fabrique scolaire de l'histoire, deuxième édition, Marseille, Agone, 2017. 5. Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d'apprendre, Issy-les-Moulineaux, ESF édition, 2008, rééd. 2017.

NOTES DE RÉFÉRENCE

135

6. Charles Heimberg, « L'éducation à la citoyenneté à Genève et en Suisse romande : comment faire valoir sans prescrire? », Vierteljahrsschrift fur wissenchaftiche Padagogik, Paderborn, Verlag Ferdinand Schôningh, 2011/3, n° 87. 7. Irène Pereira, «Comment forme-t-on l'esprit critique?», sur NonFiction.fr, juillet 2016, consulté le 18 novembre 2017. 8. Selon l'expression de Charlotte Nordmann, La Fabrique de l'impuissance, Paris, Amsterdam, 2007

Table des matières

Introduction. Pourquoi s'intéresser aux pédagogies critiques?

7

Les pédagogies en France mises à l'épreuve

8

Préfigurations de pédagogies critiques en France

12

Plaider pour l'expansion de la pédagogie critique en France

15

1. Célestin Freinet et Paulo Freire : des pédagogies de transformation sociale

21

À l'école du capitalisme : éloignement social, neutralité et adaptation Une éducation populaire pour la transformation sociale

22

2. Panorama international des pédagogies critiques Une pédagogie intersectionnelle contre les privilèges sociaux Les théories critiques au sein de la pédagogie intersectionnelle 3. Pédagogie féministe

27 35 38 42

51

Langage et domination

52

Prévenir les violences sexuelles

56

Dégenrer

58

LES PÉDAGOGIES CRITIQUES

138

Déconstruire les représentations conservatrices de la famille en formation continue

63

En conclusion...

65

4. Faut-il décoloniser l'enseignement de l'histoire?

67

La charge critique du « postcolonial »

67

L'enseignement de l'histoire et la construction de l'universel républicain Quand l'altérité culturelle se rappelle à l'ordre républicain

72 75

La mémoire coloniale comme marqueur culturel et ses effets sur les programmes d'histoire

78

Pour une pédagogie critique de l'histoire coloniale nationale

81

5. De la critique artiste du capitalisme à la critique pédagogique de l'école

85

Le Medef s'intéresse aux pédagogies alternatives

85

Les mutations du management contemporain

87

Compétitivité et créativité

89

Critique artiste et critique pédagogique

90

De l'emploi à l'employabilité

93

L'école comme vecteur de la subjectivation néolibérale

95

TABLE DES MATIÈRES

6. L'éducation populaire : des pratiques pédagogiques émancipatrices pour adultes entre conscientisation et développement du « pouvoir d'agir »

139

101

L'éducation populaire actuelle en France

102

L'exemple de l'organisation City Life/Vida Urbana Lier conscientisation et action transformatrice

104

La posture avant les méthodes

114

111

Conclusion. Opportunités et urgences de la pédagogie critique dans une perspective d'émancipation

117

Les auteurs

127

Notes de référence

129

Achevé d'imprimer en décembre 2018 sur les presses de la SEPEC (France) pour le compte des éditions Agone,

BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20 Cet ouvrage a été préparé grâce à des logiciels libres assemblés dans la suite informatique SMAG 0.6 et mis en page sous XeLaTeX Dépôt légal 1er trimestre 2019 Bibliothèque nationale de France Numéro d'impression: 12354181148 Imprimé en France

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