Les nouveaux espaces de liberté 9782355260582, 2355260583

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Les nouveaux espaces de liberté
 9782355260582, 2355260583

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L E S NOUVEAUX ESPACES DE LIBERTÉ

D E S MÊMES AUTEURS

(parutions récentes)

FÉLIX GUATTARI

Écrits pour l'Anti-Œdipe, Lignes, 2004 65 rêves de Franz Kafka, Lignes, 2007 Micropolitiques, Les Empêcheurs de penser en rond, 2007 Les Années d'hiver, Les Prairies ordinaires, 2009

TONI NEGRI

Goodbye mister socialism3 Le Seuil, 2007 L'Idée du communisme (collectif), Lignes, 2009 Spinoza et nous, Galilée, 2010

© Nouvelles Éditions Lignes, 2010

Félix Guattari Toni Negri

L E S NOUVEAUX ESPACES DE LIBERTÉ

Avec, en annexe D E S LIBERTÉS EN EUROPE

par Félix Guattari LETTRE ARCHÉOLOGIQUE

&

POSTFACE 1 9 9 0

par Toni Negri

Note de l'éditeur

Les Nouveaux espaces de liberté est né du dialogue poursuivi à distance en 1983-1984 par ses deux auteurs9 Félix Guattari et Toni Negri; à distance : le premier depuis Paris, le second depuis la prison de Rebibbia (Lignes); la fin de la captivité de Toni Negri et son exil à Paris leur permettront de donner ensemble au texte la forme sous laquelle il a paru une première fois en 1985 aux Éditions Dominique Bedou, première édition restée confidentielle. Le texte commun principal, composé de six sections, était suivi dans l'édition d'origine de deux textes écrits séparément : « Des libertés en Europe », par Félix Guattari et « Lettre archéologique », par Toni Negri. Nous les reproduisons en annexes i et //. Nous donnons en annexe m, la «Postface» de Toni Negri à Védition américaine de 1990, publiée sous le titre Communists like us ; postface que celuici fait précéder ici d'une courte actualisation, rédigée à l'occasion de la présente édition.

I

NOUS APPELONS COMMUNISME...

Le mot « communisme » est marqué d'infamie. Pourquoi? Bien qu'il indique la libération du travail comme possibilité de création collective, on en a fait le synonyme d'un écrasement de l'homme sous le poids du collectivisme. Pour notre part, nous le concevons comme la voie d'une libération des singularités individuelles et collectives, c'est-à-dire tout le contraire d'un enrégimentement des pensées et des désirs. Les régimes collectivistes se réclamant du socialisme ont manifestement fait faillite. Cependant, la question du capitalisme demeure. Les promesses de liberté, d'égalité, de progrès, de lumière ont été trahies d'un côté comme de l'autre. Les organisations capitalistes et socialistes sont devenues complices; elles ont conjoint leurs efforts pour déployer sur la planète une immense machine de mise en esclavage de la vie humaine sous tous ses aspects - ceux du travail aussi bien que ceux de l'enfance, de l'amour, de la vie, ceux de la raison aussi bien que ceux du

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rêve et de l'art. L'homme qui, naguère, faisait de son travail et de sa qualification une dignité se trouve, quelle que soit sa position, constamment menacé de déchéance sociale : chômeur, miséreux, assisté en puissance. Au lieu d'œuvrer à l'enrichissement des rapports entre l'humanité et son environnement matériel, il travaille sans relâche à sa propre éviction des processus machiniques. r Le travail et son organisation capitalistique et! ou socialiste sont devenus le foyer de toutes les irrationalités, où se nouent toutes les contraintes et tous les systèmes de reproduction et d'amplification de ces contraintes, qui parviennent ainsi à s'infiltrer dans les consciences, à proliférer dans toutes les avenues de la subjectivité collective. L'impératif premier de cette gigantesque machine d'assujettissement capitalistique est la mise en place d'un réseau implacable de surveillance collective et d'auto-surveillance capable d'interdire toute échappée à ce système ét de colmater toute mise en cause de sa légitimité politique, juridique et « morale ». Nul ne peut se soustraire à la loi capitalistique qui est devenue, par excellence, la loi de l'aveuglement, la loi des finalités absurdes. Chaque séquence de travail, quelle que soit sa nature, est surdéterminée par cet impératif de reproduction des modes de valorisation et des hiérarchies capitalistiques.

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Pourquoi la parole communiste est-elle diffamée et poursuivie par ceux-là même qu'elle prétendait libérer de leurs chaînes? Est-ce parce qu'elle s'est laissée contaminer par le « progressisme » du Capital et les impératifs de la rationalité du travail? Les agencements capitalistiques se sont approprié le discours du communisme pour le dépouiller de sa capacité d'analyse et de sa puissance de libération. Les diverses variétés de socialisme, elles aussi, ont été gangrenées par les épidémies de « récupération %y À l'« éthique » de la révolution sociale, les uns et les autres ont prétendu substituer une nouvelle transcendance des valeurs de référence, assortie d'une logique uniquement instrumentale. Le rêve de la libération est devenu un cauchemar. Toutes les révolutions ont été trahies et notre avenir paraît lesté d'une inertie historique insurmontable. Il fut un temps où la critique attaquait, à juste raison, le concept de marché. Aujourd'hui, les âmes traumatisées se soumettent passivement à son joug, le réinvestissent comme la condition prétendument la moins oppressive de la planification capitaliste et/ou socialiste. Il faut tout réinventer : les finalités du travail, aussi bien que la disposition du socius, les droits et les libertés. Nous recommencerons à appeler communisme la lutte collective pour la libération

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du travail, c'est-à-dire, en premier lieu, pour la cessation de l'état présent des choses. Les économistes à tête creuse font la loi sur tous les continents. La planète est inexorablement dévastée. Nous devons d'abord réaffirmer qu'il n'est pas vrai qu'il n'y ait qu'une voie : celle de l'imperium des formes capitalistiques et socialistes du travail. Leur persistance et leur vitalité relative relèvent, pour une large part, de notre incapacité à redéfinir un projet et des pratiques de libération. Nous appellerons communisme l'ensemble des pratiques sociales de transformation des consciences et des réalités aux niveaux politiques et sociaux, historiques et quotidiens, collectifs et individuels, conscients et inconscients. Le discours est un acte. Forger un autre discours sur ce mode peut amorcer sa destruction. Notre communisme ne sera pas pour autant un fantasme errant sur la vieille Europe. Nous le voulons comme une imagination essaimant des processus tout à la fois collectifs et singuliers, balayant le mondc-d'une immense vague de refus et d'espérance.)Le communisme n'est rien d'autre qu'un appel ae la vie à rompre l'encerclement de l'organisation capitalistique et/ou socialiste du travail, qui conduit aujourd'hui le monde, non plus seulement vers un surcroît de contraintes et d'exploitation, mais vers l'extermination de l'humanitéA

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L'exploitation s'est fait menace d'exécution sur la base de l'accumulation nucléaire, et du danger de destruction et de guerre qu'elle engendre. Nous ne sommes pas déterministes. Mais aujourd'hui, il n'est pas nécessaire de l'être pour reconnaître que la catastrophe est présente et proche, si nous abandonnons le pouvoir à l'organisation capitaliste et/ou socialiste du travail. Déjouer la catastrophe, c'est accomplir une action collective de liberté. La vie^quotidienne est RevenueJ^missante de peur. Une peur qui n'est plus celle que décrivait Hobbes - guerre permanente de l'un contre l'autre, segmentarité féroce des intérêts et des volontés de pouvoir -fil s'agit, à présent, d'une peur transcendantale, qui infiltre la mort dans les consciences individuelles et polarise l'humanité tout entière sur un point de catastrophé^Promu au titre d'interdit fondamental, l'espoir est banni de cet univers glauque. La vie quotidienne n'est plus que tristesse, ennui, monotonie, lorsqu'elle ne parvient plus à s'organiser en rupture de sens avec cet épouvantable marécage d'absurdité. La parole collective palabre, fête du logos ou concertation complice a été expropriée par le discours mass médiatique. Les relations entre les hommes sont marquées par Vin-différence^ la méconnaissance simulée de la vérité de l'autre et, par conséquent, de la sienne propre, que chacun finit par exécrer. Ce qui ne l'empêche pas cependant d'en souffrir!

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La trame des sentiments les plus élémentaires se désagrège, dans la mesure où elle ne parvient plus à se nouer à des lignes de désir et d'espoir. Une guerre larvée traverse le monde depuis 30 ans, sans que la conscience collective la perçoive comme événement-clef de l'histoire, comme entreprise massive, tenace, acharnée de destruction. Dès lors, les consciences pulvérisantes-pulvérisées n'ont d'autres recours que de s'abandonner à une individuation du désespoir, à une implosion personnelle de l'ensemble des univers de valeur. Toutes les formes particulières d'impuissance trouvent leur ancrage dans cette peur et cette paralysie massive de la vie. Seule la barrière du non-sens stupéfiant de l'existence retarde-t-elle, peut-être encore pour quelque temps, la transformation brutale du désespoir en passion du suicide collectif. L'exploitation a pris le visage de la peur : une peur universelle physique et métaphysique des lignes de singularité du désir aussi bien que des tentations de tresser pour le monde d'autres lignes d'avenir. Et pourtant, le développement des sciences et de la puissance productive du travail a atteint le seuil d'une alternative (princeps) entre l'extermination et le communisme, entendue comme libération du travail, réappropriation non de la richesse produite (cette fiente qu'on ne peut même plus utiliser comme fumier), mais mise en valeur des potentialités de la production collective.

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Le communisme consiste à créer les conditions d'émergence d'un renouvellement permanent de l'activité humaine et de la production sociale par le déploiement de processus de singularisation, d'auto-organisation, d'autovalorisation. Seul un immense mouvement de réappropriation du travail, en tant qu'activité libre et créatrice, en tant que transformation des rapports entre les sujets, seul un dévoilement des singularités individuelles et/ou collectives, écrasées, bloquées, dialectisées, par les rythmes de la contrainte, engendrera de nouveaux rapports de désir susceptibles de « retourner » la situation présente. Le travail peut être libéré, car il est, dans son essence, un mode d'être de l'homme tendanciellement collectif, rationnel, solidaire. Le capitalisme et le socialisme le soumettent à une machine logocentrique, autoritaire, potentiellement destructive. L'abaissement des niveaux d'exploitation directe et mortelle, que les travailleurs ont réussi à imposer à travers leurs mouvements progressistes dans les pays à haut développement industriel, a été payé par une accentuation et un changement de nature de la domination, par la diminution des degrés de liberté, par une précarisation de la paix, dans les zones limitrophes, marginales ou à développement industriel faible où l'exploitation du travail s'est, de surcroît, entrelacée avec l'extermination

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par la faim. La baisse relative de l'exploitation dans les zones métropolitaines a été payée par l'extermination dans le Tiers et le Quart-monde. Ce n'est pas un hasard si tous ces phénomènes adviennent dans le même temps où une libération du travail devient possible par sa réappropriation par les nouveaux prolétariats des sciences et des techniques les plus évoluées. Ce qui est fondamentalement en cause, c'est la capacité des communautés, des races, des groupes sociaux, des minorités de toute sorte, à conquérir une expression autonome. Aucune causalité historique, aucun destin n'impose que la puissance libératrice du travail soit condamnée, à mesure qu'elle augmente, à devoir être toujours plus manipulée et opprimée. Comment le Capital parvient-il à utiliser la force collective de travail dans ses variations infinies à titre de variable dépendante, tandis qu'elle se présente ellemême, dans les particularités et les variations qui la constituent, comme un invariant incontournable? C'est à cette aporie sous ses formes constamment renouvelées que les nouveaux mouvements de transformation sociale devront nécessairement s'affronter. Le refus du travail, comme perspective de lutte et comme pratique spontanée, tend à ^ la destruction des structures traditionnelles faisant obstacle à une véritable libération du travail. Il s'agit, d'ores et déjà à*accumuler un

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autre capital, celui d'une intelligence collective de la liberté, capable de piloter les singularités hors de l'ordre de sérialité et d'unidimensionnalité du capitalisme. Il s'agit d'étayer les processus d'émergence et d'amplification des projets de libération, en d'autres termes, d'une reconquête de la^ maîtrise sur le temps de la production, qui est l'essentiel du temps de la vie. La production de nouvelles formes de subjectivité collective, capables de gérer selon des finalités non capitalistiques les révolutions informatiques, communicationnelles, robotiques et de la production diffuse, ne relève nullement de l'utopie. Elle s'inscrit au carrefour présent de l'histoire comme un de ses enjeux primordiaux. Il en va de la capacité de l'humanité à décoller de ses anciens champs d'inertie à franchir « le mur » des savoirs et des pouvoirs adjacents aux vieilles stratifications sociales. Considéré de ce point de vue, le communisme est fondation et reconnaissance de nouveaux modes de vie communautaires et libération de singularité. Communauté et singularité ne • s'opposent pas. L'édification du monde nouveau n'oppose pàs les procès de singularisation et l'enrichissement des potentialités collectives. Ces deux dimensions sont partie intégrante de la libération du travail. L'exploitation du travail, en tant qu'essence générale, engendre la généralité ; mais en tant que processus libérateur et créatif,

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le travail engendre des modes d'être singuliers, une prolifération de nouveaux possibles. Le rhizome de processus autonomes et singuliers qu'il peut constituer s'enrichira infiniment plus sur le terrain d'une nouvelle collectivité que sous le joug du surcodage capitalistique. Le communisme n'est pas le collectivisme aveugle, réducteur, répressif. C'est l'expression singulière du devenir productif de collectivités qui ne sont pas réductibles, « rapportables » les unes aux autres. Et ce devenir implique lui-même une remise en acte continue, une défense, un renforcement, une amplification, une réaffirmation permanente de ce caractère de singularité. Aussi est-ce à ce titre que nous le qualifierons de processus de singularisation. Le communisme ne saurait être, en aucune façon, réduit à une adhésion idéologique, à un simple contrat juridique, ou à un égalitarisme abstrait. Il s'inscrit dans le prolongement d'un affrontement qui traverse l'histoire selon des lignes toujours nouvelles, dès lors que s'y trouvent mises en cause les finalités collectives du travail. D'innombrables alliances d'un nouveau type sont déjà mûres sur ce terrain. Elles ont commencé par se chercher à tâtons lors de la phase spontanéiste et créative qui s'est développée parallèlement à la grande désagrégationréagrégation que nous connaissons depuis les

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trois dernières décennies. Pour mieux les repérer et apprécier leur importance, on distinguera : - Les antagonismes molaires qui s'expriment sur le plan des luttes contre l'exploitation; par la critique de l'organisation du travail; par la perspective de sa libération; - et la prolifération moléculaire de processus singuliers qui transforme irréversiblement les rapports des individus et des collectivités au monde matériel et au monde des signes. Progresser sur le terrain des antagonismes molaires contre les formations de pouvoir capitalistes et/ou socialistes peut contribuer, de façon décisive, à la maturation des mutations relatives aux agencements productifs. Et inversement! Mais l'enjeu que constituent la structuration et les modes de subjectivation de la force collective de travail demeure primordial : c'est le terrain sur lequel s'enregistrent, en dernière instance, la destruction du capitalisme et/ou du socialisme et l'instauration d'une société finalisée sur la libération des nouvelles singularités qui sont ainsi dans la position d'être à la fois contenu et moyen de la révolution. Arrachons le rêve glorieux du communisme aux mystifications jacobines et aux cauchemars staliniens ; rendons-lui sa puissance d'articulation et d'alliance entre la libération du travail et l'engendrement de nouveaux modes de subjectivité.

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Singularité, autonomie et liberté sont les trois lignes d'alliance qui viendront se nouer sur le nouveau poing levé dressé contre l'ordre capitaliste et/ou socialiste. C'est à partir d'elles que pourront être, dès à présent, inventées les formes adéquates d'organisation pour l'émancipation du travail et la liberté.

III

L A RÉVOLUTION A COMMENCÉ EN 6 8

1. La production socialisée Il n'est pas nécessaire de lire dans le marc de café pour s'apercevoir que le cycle de la révolution s'est réouvert en 1968 pour atteindre une de ses plus fortes intensités. Ce qui n'était qu'une indication en 1917, ce que les luttes de libération nationale ne parvinrent pas à instaurer de façon durable, 1968 l'a mis à jour comme possibilité immédiate de la conscience et de la praxis collective. Oui, le communisme est possible. Il est vrai, plus encore qu'hier, qu'il hante le vieux monde. En 1968, s'est trouvée mise en pleine lumière la fragilité des « contrats sociaux » successivement instaurés pour contenir les mouvements révolutionnaires du début du siècle, ceux qui suivirent la grande crise de 1929 et les mouvements qui accompagnèrent et suivirent la seconde grande guerre impérialiste. Quel que soit l'angle sous lequel on considère ces « événements », il est incontestable qu'ils ont révélé que cette contractualisation n'avait nullement éliminé, ou dépassé les contradictions antagonistiques des systèmes capitalistiques.

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Nous examinerons, à présent, les trois séries de transformations matérielles, qui concernent la qualité, les dimensions, et la forme du « produire » capitalistique, en nous efforçant de mettre en relief la nouvelle « donne » objective à laquelle vont se trouver confrontés, dans les années à venir, les agencements révolutionnaires. La qualité du produire, La lutte entre les classes prolétaires et celles des patrons capitalistes et/ ou socialistes avait engendré un contexte de production toujours plus intégré et massifié. L'impossibilité de maîtriser rationnellement les crises, que révélait la persistance d'une bipolarisation sociale des pouvoirs, avait induit le projet d'une gestion relativement planifiée, à tout le moins fortement centralisée, des économies capitalistes et/ou socialistes. Dans ce cadre, la loi de la valeur ne trouvait plus son incarnation dans les sémiotiques monétaires et économiques, en tant que simple proportion entre des quantités de travail concret, mais en tant que masses de travail abstrait, déterritoriali$ées à des degrés divers et intégrant aux facteurs de temps humain de travail directement assujetti à la production, des « capitaux » de connaissance collective, de formation, de discipline, et des dispositifs machiniques, informatiques de plus en plus sophistiqués et intégrés à l'échelle planétaire. Les classes ouvrières,

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dans ce contexte, ont été peu à peu reconverties en classes de consommation. Pour parvenir à ce but, le capital plus ou moins socialisé a dû faire avancer considérablement les processus de coopération au sein de la force collective de travail. La société est devenue pour lui comme une vaste usine au sein de laquelle il négociait les taux de revenu avec la classe ouvrière organisée dans les syndicats. Cette déterritorialisation des processus productifs, cette assimilation progressive de la société à la logique du développement capitalistique a modifié fondamentalement la qualité du produire. L'intensification et la diversification des systèmes de garantie de ressources (salaires différés, assurances sociales, fonds de chômage, allocations familiales, retraites, etc.) devinrent pendant un temps une sorte de rêve social. La production demeurant foncièrement sociale, la déterritorialisation des composantes productives ouvrant à un haut niveau d'abstraction au sein des usines s'est transférée au reste de la société. En retour, la production s'est vue conférer un caractère renforcé de socialitè immédiate. Le degré d'appartenance aux différents rouages de la société est devenu la qualité productive essentielle. Une équation s'est établie entre le sens de l'inhérence de la production et de la participation aux machines sociales, instaurant tout à la fois promotion et exploitation. La revendication politique de participation s'est trouvée

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profondément remaniée par cette équation : on en est arrivé à une situation où la conscience de classe engendrée par les révolutions du siècle dernier s'est élargie et dissoute en conscience sociale. Tout l'effort du patronat, qui n'ignore rien de cette socialisation, consiste à la maintenir soit par voie démocratique, soit par voie totalitaire dans le cadre d'institutions et de règles de répartition du produit social lui permettant de reproduire et de renforcer sa position de commandement, de sorte que, du plan immédiatement économique, elle se transfère au plan politique. Avant d'examiner les conséquences de cette transformation du commandement, il convient d'insister sur un autre aspect essentiel de la transformation des modalités du produire. Le fait que la socialisation en soit devenue une qualité essentielle n'a pas manqué de concerner également la dimension de la production en tant que telle. La socialisation, plutôt qu'une qualité formelle, est ainsi devenue une qualité substantielle. On peut le constater, par exemple, avec la perte d'indépendance du monde paysan ; ou avec l'absorption du tertiaire dans des processus de mécanisation rigide et la mise en coupe fonctionnaliste de la production sociale. Jusqu'alors, la production industrielle associée au mode capitaliste et/ou socialiste d'organisation du travail n'avait pris possession de stratifications sociales que de l'extérieur.

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La grande déflagration antagonistique de 1968 a montré que les nouvelles modalités investissaient le domaine de la reproduction. Auparavant, le monde de la production relevait de la valeur d'échange et celui de la reproduction de la valeur d'usage. Tout cela est bien fini. À cet égard, on peut considérer les mouvements de cette période comme un aboutissement nécessaire. La famille, la vie personnelle, le temps libre, et peut-être le fantasme et le rêve, tout est apparu désormais assujetti aux sémiotiques du capital, selon des régimes de fonctionnement plus ou moins démocratiques, plus ou moins fascistes, plus ou moins socialistes. La production socialisée est parvenue à imposer sa loi au domaine de la reproduction presque sur toute la surface de la planète et le temps de la vie humaine a été complètement vampirisé par celui de la production sociale. Les événements de 1968 se sont instaurés comme prise de conscience antagonistique de cette transformation de la qualité sociale de la production et des procédures de travail. Ils ont révélé de manière chaotique, mais néanmoins convaincante, la contradiction fondamentale que supportent ces transformations, à savoir de conférer une force productive immense à l'humanité tout en lui imposant un nouveau destin prolétaire - celui de l'exproprié permanent, du

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déterritorialisé sans recours, du « non-garanti », non seulement au sein du socius mais également dans le registre des références inconscientes. En généralisant l'exploitation à tous les niveaux de la société et de la vie humaine, cette redéfinition du produire a engendré des charges supplémentaires de malheur et mis à jour de nouveaux types de conflictualité politique et micro-politique. Ces formes intégratives, totalisantes et totalitaires du produire transforment les anciens modes d'esclavage économique en assujettissement politique et culturel et s'efforcent de réduire à l'impuissance toute résistance aux prétendues nécessités économiques. Mais c'est précisément ce transfert des objectifs totalitaristes au plan le plus moléculaire qui engendre à son tour de nouvelles formes de résistances au niveau le plus immédiat et qui donne tout leur relief aux problématiques de la singularité tant individuelle que collective. En 1968, cette nouvelle « réactivité » s'est exprimée sous l'espèce d'un gigantesque court-circuit. Inutile de chercher à mystifier ces événements, comme ont tenté de le faire les têtes molles de la récupération; inutile de stigmatiser, à cette occasion, le retour des grandes moussons de l'irrationalité ! Que peuvent signifier d'ailleurs les références à la rationalité dans un monde dont le fonctionnalisme est étroitement finalisé sur le Capital, lequel constitue en lui-même un point de maximisation de l'irrationalité? La question

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qui reste posée depuis 68 est plutôt celle de savoir comment constituer un rapport libérateur et créateur entre le bonheur et la raison instrumentale. À partir de cette date, on a également assisté à Yinversion du cycle des luîtes de libération contre le colonialisme, contre le sous-développement et à l'apparition de tentatives de modernisation interne des secteurs les plus dynamiques des bourgeoisies capitalistes et/ou socialistes. Seulement, il y a loin de ces tentatives idéologiques aux réalités de l'exploitation et aux nouvelles formes de résistance sur le terrain concret. 1968 exprime la réouverture matérielle objective et la cristallisation de la conscience critique des mutations intervenues au sein de la force de travail et du mode de production. Cette prise de conscience apparut d'abord comme rébellion et ouverture de possibles différents du fait de la croissance économique, de son impasse, de sa crise et des réflexes de rejet qui l'ont accompagnée. La force essentielle de 1968 a résidé dans ce que, pour la première fois dans l'histoire des révoltes humaines contre l'exploitation, son objectif ne fut pas une simple ; émancipation mais une véritable libération. Les > mouvements surgissaient à un niveau de globalité que seul pouvait assumer un type de prise de conscience correspondant à l'engagement dans un processus historique de singularisation. Pour

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la première fois à ce degré d'intensité se sont mis à coïncider, au sein du même tourbillon subversif, les macrocosmes molaires et les microcosmes moléculaires. 1968 marque donc la réouverture du cycle révolutionnaire. Pas par la répétition vide des vieux mots d'ordre, mais par l'intervention de nouvelles perspectives d'action par une redéfinition du communisme en tant qu'enrichissement, diversification de la conscience et de la communauté. Bien sûr, ce mouvement demeure inséparable du développement des luttes sociales antérieures et du redéploiement de la capacité de résistance et d'offensive des patrons, mais un saut qualitatif d'importance historique s'est alors produit. Il aura fallu la mise en œuvre d'une immense énergie collective et la constitution d'une sorte de cyclotron accélérant les pensées et les affects pour que devienne possible, à ce point de radicalité et de singularisation, un tel mouvement de révolte d'une part significative de la population du globe. En 1968 est née une révolution digne des plus authentiques désirs de l'humanité. 2. Au-delà du politique Lors de ces événements, le refus de l'organisation capitaliste et/ou socialiste de l'accumulation pour le profit par le travail social vivant s'est aussi incarné et imposé sur le terrain politique* La contestation qui a émergé d'une multiplicité

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de conflits singuliers s'est heurtée de façon frontale au pouvoir politique gestionnaire de la production sociale. C'est en cela que 1968 fut révélateur de la nature révolutionnaire du mouvement. La politique traditionnelle s'est trouvée en total décalage et sans commune mesure avec le grand mouvement de transformation de la subjectivité collective. Elle n'est parvenue à l'appréhender que de l'extérieur, en termes de blocage, de répression, et, ultérieurement, de récupération et de restructuration autarcique. Mais par cette méconnaissance et cette dénégation, elle n'a rien démontré d'autre que son impuissance. La politique n'est plus aujourd'hui que l'expression de la domination des structures mortes sur les phylums de la production vivante. Naguère, à l'issue de grandes périodes révolutionnaires, l'histoire connut de semblables restaurations politiques, qui n'eurent d'autre fin que de « couvrir » l'absence foncière de légitimité des élites qui s'étaient ressaisies du pouvoir. Les princes qui nous gouvernent paraissent avoir fait retour, de la façon la plus caricaturale qui soit, sur les mêmes scènes perverses et vides, sur les mêmes cercles vicieux qui furent ceux des lendemains de la Grande Révolution et des épopées napoléoniennes (qu'il suffise d'évoquer ici La Chartreuse de Parme). Et l'exclamation de Hegel nous revient à l'esprit : « Décidément ce temple manque de

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religion, l'Allemagne manque de métaphysique, l'Europe d'humanité, le réformisme d'imagination... » En revanche, l'imagination collective demeure vivace, mais elle ne peut plus concevoir le politique en dehors des paradigmes et des agencements de transformation qui ont commencé à voir le jour en 68. Cela est d'abord évident pour ce qui concerne la gauche traditionnelle. Les partis communistes historiques, prisonniers des anciennes figures de la production ne parvinrent pas même à imaginer la force révolutionnaire du mode de production sociale qui était en train d'émerger. Incapables de se dégager du modèle centraliste d'organisation et du paradigme de « l'avant-garde » séparée des « masses », ils se trouvèrent désorientés et apeurés en face de l'auto-production organisationnelle de ce type imprévu de mouvement social. Fidèles au destin unidimensionnel du mouvement réformiste, l'irruption de nouveaux désirs sur le terrain de la production et de la reproduction a été vécu pair eux comme une catastrophe et les a littéralement rendu paranoïaques. Il en va de même, quoique dans une moindre mesure, pour la social-démocratie. Dans les pays du « socialisme réel », la réaction fut de la plus extrême brutalité tandis que, dans les pays occidentaux, elle fut plus insidieuse, manœuvrière, pleine de compromission.

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Dans tous les cas, on retrouve les mêmes constantes : - le conservatisme social, assorti d'un recours systématique au corporatisme pour canaliser les luttes; - la réaction politique, assortie d'un recours systématique au pouvoir d'État et aux structures traditionnelles pour restaurer la légitimité des anciennes « élites »; - le quadrillage de la subjectivité collective, assorti d'un recours de plus en plus intensif aux mass média, aux Équipements Collectifs et au Welfare state. En fait, les partis de gauche ont été traversés en profondeur par les effets dévastateurs du mouvement de 68, et, plus encore, par les mouvements collectifs-singuliers qui ont caractérisé, depuis lors, les luttes de transformation sociale. La gauche s'est d'autant plus accrochée aux structures étatiques traditionnelles que s'effondraient les anciens rapports de conflictualité et de compromission qu'elle régulait depuis des décennies et qui constituaient le seul fondement de sa « légitimité ». Mais, parallèlement, ces structures furent, elles aussi, profondément bouleversées par les contrecoups de 68! Dès lors, c'est l'ensemble de la vieille politique politicienne qui ne parvenait plus à masquer son visage cadavérique. Les structures constitutionnelles et institutionnelles des pays développés

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d'Occident et d'Orient se trouvèrent doublement minées : de l'intérieur, par leur caractère de profonde inadaptation ; de l'extérieur, par les nouvelles formes de protestation prolétariennes, incarnées dans la masse immense des exclus et des « non-garantis » de ce type de société et par la multitude des minorités qui la rejettent activement. Aucune sorte de tentative de renouvellement n'apparut d'aucun côté. Toute perspective de capitalisme « progressiste », qui eût impliqué une participation accrue des masses populaires, fut systématiquement barrée. Certes, les structures constitutionnelles démocratiques ou totalitaires, capitalistes et/ou socialistes, subirent un certain nombre de modifications, mais toutes en termes négatifs, toutes s'inscrivant plus ou moins dans ce même registre de leur séparation d'avec le mouvement dont elles subissaient les effets, et, toujours en mystifiant les critères de fonctionnement de la représentation politique. À cette déchéance des instances de représentation des forces populaires, le pouvoir s'est efforcé de répondre par des mécanismes de substitution et de prévision, jouant un rôle de simulation symbolique, d'adaptation et de contrôle. Au moment où la société tout entière basculait dans la production et où l'organisation du travail et de la vie quotidienne, sous tous ses aspects, révélait sa nature profondément politique, cette nature

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fut réprimée, niée, manipulée. C'est un gouvernement gothique, celui qui n'entend retenir, comme son propre horizon, que des visions de château et de Cour, coupées de toute vie réelle, de petits univers aristocratiques incapables de discerner autour d'eux les nouvelles aspirations de liberté, les nouvelles territorialités qui prétendent à l'autonomie. Mais comment qualifier ces mêmes aristocraties politiques, lorsque, de leurs forteresses, elles prétendent gouverner, coûte que coûte, un mode de stratification sociale dont les principes ont perdu toute consistance, en y suppléant par une arrogance universelle et une implacable cruauté? La maladie, la corruption, la peste et la folie prolifèrent dans ces univers clos, comme dans les maisons régnantes de l'ancien régime. Mais leur temps est compté : c'est celui de l'interrègne entre leur agonie et le moment où les nouvelles potentialités historiques parviendront à s'actualiser. La paralysie des structures politiques et les « difficultés » gouvernementales qui s'ensuivent, constituent à la fois les symptômes et les caractéristiques spécifiques de formations de pouvoir moribondes, incapables d'ajuster quelque politique que ce soit aux mouvements de la société. Il est incontestable que ces problèmes virent le jour à partir des mouvements des années 1960. En effet, on assista alors à l'arrivée sur le devant de la scène de l'histoire de poussées lancinantes

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de luttes sociales. Depuis, comme nous le verrons, les tentatives de reprise de contrôle de la situation furent innombrables. Mais toutes furent sans effet profond, du fait que la crise du politique ne se ramenait pas, comme la droite la plus réactionnaire a voulu le croire, à de simples dysfonctionnements économiques, indépendants du politique, mais qu'elle résultait d'une rupture de la capacité des institutions à se transformer. La crise du politique trouve ses racines dans le social. Le silence actuel des formes d'opposition politiques correspond à une sorte de point d'interférence aveugle, de point de neutralisation qui s'est instauré transitoirement entre diverses composantes de la production sociale qui sont, par ailleurs, en plein bouleversement et en pleine mutation. La soi-disant « mort du politique », dont on nous rebat les oreilles, n'est en fait que l'expression d'un monde nouveau qui est en train de se mettre en place et qui cherche à donner consistance à des modes différents d'auto-valorisation matériels et culturels, - soit de façon totalement extérieure, soit sur les franges des formations de pouvoir dominantes, mais qui, en tout état de cause, leur sont antagonistes. C'est donc un monde en pleine mutation, qui a commencé son expansion en 68 et qui, depuis lors, à travers des transformations incessantes, des échecs et des réussites de toutes sortes, s'est efforcé de tresser un réseau inédit d'alliance au sein de la

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multitude des composantes singulières qui s'accrochent à lui. Telle est la nouvelle politique : l'exigence d'une requalification des luttes de base en vue de la conquête continue d'espaces de liberté, de démocratie, et de créativité. Et, quoi qu'en disent les militants et les intellectuels qui « sont revenus de tout ça », il n'y a rien d'anachronique, rien de rétro, rien d'anarchique dans cette perspective, dans la mesure, précisément, où elle tente d'appréhender les transformations sociales contemporaines - y compris les contradictions qui les caractérisent - à partir des activités productives, des désirs, et des besoins réels qui y président. Ce qui, en revanche, est tout à fait irrationnel et fou, c'est le pouvoir d'État, tel qu'il évolue depuis les années 1960, dans une sorte de stalinisme lunaire qui ne fait que démultiplier à l'infini sa rigidité et sa paralysie institutionnelle. La volonté féroce de « mort du politique » ne gît ) nulle part ailleurs que dans ces Palais des Glaces f du pouvoir. Pour être vide et mystificateur, ce type de pouvoir n'en possède pas moins une redoutable efficacité. Aussi, ne saurait-on ni sous-estimer ni masquer la masse immense de douleur et d'angoisse qu'il recèle derrière son cynisme et son indifférence technocratique : insécurité de la vie quotidienne, précarité du poste de travail, fragilité des libertés civiles et, peut-être pardessus tout, impossibilité de donner un sens

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individuel ou collectif à la vie, interdiction de fait à tout projet communautaire de voir le jour, à tout « devenir créatif » de s'instaurer selon son régime propre. Cette douleur attenante au manque d'humanité de la subjectivité capitalistique peut être convertie en une gamme infinie de réactions de rejet ou de symptômes paradoxaux : inhibitions, évasions de toutes sortes, mais aussi sabotage, retournements du refus en haine. Ce mouvement de va-et-vient trouve sa propre limite quand la peur de la destruction s'articule à la conscience de la folie du pouvoir et quand la douleur elle-même se fait vertige d'abolition. C'est cette volonté féroce de mort, sous toutes ses formes, qui constitue aujourd'hui la nature du politique et le fondement véritable de la douleur humaine. 3. Les nouvelles subjectivités À partir des années 1960 de nouvelles subjectivités collectives se sont affirmées sur la scène des transformations sociales. Nous avons évoqué ce qu'elles doivent aux modifications de l'organisation du travail et aux transformations de sa qualification sociale; nous avons essayé d'établir que les antagonismes dont elles sont porteuses ne sont plus récupérables dans l'horizon traditionnel du politique. Mais il nous reste à montrer que l'innovation soixante-huitarde doit surtout être saisie dans l'univers des consciencesy des désirs

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et des comportements. C'est à ce niveau que les changements sont devenus proprement irréversibles. Les nouveaux modes de subjectivation ont disloqué littéralement les anciens scénarios de lutte de classe, en s'instaurant aux racines imaginaires et cognitives des nouvelles dimensions du produire, en transmuant la prise de conscience qui leur correspond en un acte de volonté transformatrice. Les processus de singularisation de désir se sont étayés ainsi sur des pratiques collectives qui constituent depuis lors de nouveaux territoires politiques. Leur dramatique et tumultueuse affirmation a remis en cause notre « vivre » social et l'a promu comme base d'une plus haute expression subjective de l'ensemble des systèmes de production matériels et sémiotiques. Leur contestation de la propriété privée est une négation radicale de toutes les formes de collectivisme aveugle des entreprises capitalistes et/ou socialistes et leur refus du travail sur commande exprime la volonté d'une plus haute productivité sociale. Il s'agit de rompre tout rapport de nécessité entre cette dernière et la massification de la subjectivité sociale ; il s'agit de réduire ce rapport à un paradoxe où la misère de cette massification en est réduite à se confronter avec les processus de subjectivation les plus singuliers. Le communisme n'a rien à faire avec la barbarie collectiviste qu'on nous a exhibée! Le communisme, c'est l'expérimentation de la

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subjectivation la plus intense, c'est la maximisa-1 tion des processus de singularisation susceptibles de voir le jour à partir de nos souches collectives. Aucune universalité de l'homme ne peut être extraite de l'abstraction nue de la valeur sociale. Aussi ne s'agit-il plus de cela, mais de la manifestation du singulier comme multiplicité, comme mobilité, variabilité spatio-temporelle et créativité. Telle est aujourd'hui la seule valeur sur la base de laquelle on peut reconstruire le travail Un travail qui ne prétend pas se cristalliser sous forme de propriété privée, qui ne considère pas les instruments de production comme des fins en soi, mais seulement comme des moyens pour le bonheur de la singularité et son expansion en rhizomes machiniques abstraits et/ou concrets. Un travail qui refuse le commandement hiérarchique et qui pose en cela le problème du pouvoir, qui éclaire les fonctions d'artifice et d'exploitation de la société et qui refuse tout compromis, toute médiation entre sa propre existence et la productivité. (Toute chose qui implique de refonder le concept de travail à l'intérieur des transformations et des agencements de production et dans le cadre des pratiques immédiates de libération.) Les nouvelles modalités de la subjectivité collective consolident elles-mêmes ces qualités et ces désirs mutants relatifs à la productivité. Cette nouvelle production de subjectivité conçoit désormais le pouvoir

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uniquement en tant qu'horizon de libération collective des singularités et comme travail polarisé sur cette finalité - en d'autres termes, en tant qu'auto-valorisation et auto-production des singularités. Les luttes sociales qui ont explosé en 68 et dans les années qui suivirent conférèrent une grande force à la prise de conscience des étudiants et des jeunes, des mouvements de femmes, aux mouvements pour la défense et la reconquête de la nature, pour la revendication des diversités culturelles, raciales, sexuelles, et également aux tentatives de rénovation des conceptions traditionnelles de la lutte sociale, à commencer par celles des travailleurs. On a trop souvent parlé de marginalité à propos de ces expériences. Il est vrai que la marginalité a vite été tirée vers le centre et que les revendications minoritaires sont difficilement parvenues à se détacher de celles du « marais ». Et, cependant, chacune d'elles, tout en suivant son propre cours et en articulant son propre discours, représente potentiellement les besoins de la plus grande majorité. Potentiellement, mais d'une façon qui n'en est pas moins efficace! En se saisissant de la société tout entière, la socialisation productive a voulu conférer un caractère d'universalité aux individus, aux communautés et à leurs rapports réciproques. Mais cette universalité dont ils ont

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été affublés ne leur convient nullement! Ce n'est pas un chapeau seyant, mais plutôt un masque, une cagoule qui ne fait que défigurer l'expression de leurs besoins, leurs intérêts et leurs désirs. Ce n'est pas un paradoxe que de poser que seules les marginalités sont capables dyuniversalité ou, si l'on préfère, de mouvements créateurs d'universalité. Les « universaux » politiques ne sont porteurs d'aucune vérité transcendante ; ils ne sont pas indépendants des jeux de la valorisation économique; ils sont inséparables des territoires particuliers de pouvoir et de désir des hommes. L'universalité politique ne saurait donc se développer à travers la dialectique allié/ ennemi, comme les traditions réactionnaires et jacobine le prescrivent concurremment. La vérité « à portée d'univers » se constitue par la découverte de Yami dans sa singularité, de Yautre dans son irréductible hétérogénéité, de la communauté solidaire dans le respect de ses valeurs et finalités propres. Telles sont la « méthode » et la « logique » des marginalités qui sont ainsi le signe exemplaire d'une innovation politique adéquate aux transformations révolutionnaires appelées par les agencements productifs actuels. Toute marginalité, en pariant sur elle-même, est donc porteuse en puissance des besoins et des désirs de la majorité la plus large. Avant 68, le problème de la reproduction demeurait marginal par rapport à celui de la production.

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Le mouvement des femmes l'a rendu central. Alors que les questions relatives à Information de la force de travail abstraite et immatérielle restaient latérales par rapport à la force de travail d'usine, les mouvements d'étudiants les ont rendus centraux au même titre que les nouveaux besoins que l'imagination théorique et esthétique proposait. La conscience collective émergente s'est alors reconnue comme l'articulation nodale d'une multitude de marginalités et de singularités; elle a commencé de vérifier sa force à l'échelle d'une expérimentation sociale considérable, qui ne se refermait pas sur elle-même, qui ne « concluait » pas, mais ouvrait au développement des luttes, à la prolifération des processus de singularisation collectifs et sur les phylums infiniment diversifiés de leur transformation. L'imaginaire de la libération entreprit alors, avec plus ou moins de bonheur, de se superposer et de s'imposer aux fictions des réalités dominantes. Ses lignes de sensibilité collectives, sa « nouvelle douceur », sa capacité à conjuguer les préoccupations les plus immédiates aux dimensions sociales les plus amples démontraient que les figures émergentes de la production n'étaient pas l'ennemi du désir, de la liberté et de la créativité, mais seulement de l'organisation capitaliste et/ou socialiste du travail pour le profit. Ce sont les finalités humaines et les valeurs de désir qui devraient désormais qualifier et orienter la

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production. Pas l'inverse ! Durant cette période, la production de libération devint la première des finalités. Peut-être faudra-t-il encore longtemps pour prendre la mesure de ce qui fut alors en cause. Il ne s'agissait, nous le répétons, nullement d'une utopie, mais de la réalité intrinsèque du mouvement social de cette période historique. Ce fut peut-être le mouvement des femmes, avec son extraordinaire puissance de développement qui, à partir de 68, fit avancer le plus loin la nouvelle synthèse du concept de production et de libération sociale. Pour la première fois, à ce degré de lucidité, la production pour le profit et le travail pour la reproduction de l'espèce se trouvaient retournés, révolutionnés sur le terrain de la plus extrême singularité, celle de la « conception » totale de l'enfant, et de l'engendrement d'une nouvelle douceur de la vie. Mais cette formidable expérience fut aussi un symbole : la révolution s'entendait alors comme une optimisation des singularités, comme une entrée dans l'ère de l'existence contre le désastre de la situation présente et de ses formes de commandement. La corporéité de la libération vint au premier plan. Insurrection des corps comme expression de la subjectivité, comme incarnation de la matérialité des désirs et des besoins, comme promesse, pour le futur, de l'impossibilité de séparer la nature collective du développement de la singularisation de ses

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fins. Insurrection des corps, comme libération effective des gigantesques forces productives que l'homme, jusqu'alors, ne faisait qu'arc-bouter contre lui-même. 1968 représente le versant subjectif de la production; c'est une « interprétation » à grande échelle de sa texture sociale, qui disloque ses problématiques politiques antérieures sur le terrain de la représentation en tant que projet singulier de libération. 1968, c'est aussi une magnifique réaffirmation de la démocratie. Qu'il ait été traversé par un « rousseauisme » naïf, que les derniers champions du jacobinisme et d'un léninisme défiguré soient parvenus, à travers lui, à briller de quelques feux tardifs, n'entache en rien la puissance de démocratie du mouvement considéré en tant que tel. Il a révélé que le prolétariat, désormais socialisé et singularisé, ne saurait « entendre » de mouvement politique qu'à la condition qu'il soit fondé sur des agencements démocratiques en acte. Cela n'a pas été seulement une vérité théorique mais aussi une affirmation historique concrète : il n'y a pas une forme spécifique de liberté qui n'ait été rattachée aux finalités d'ensemble du mouvement, et vécue, « expérimentée », par ses composantes. Cette nouvelle « donne » fut marquée, en quelque sorte, ontologiquement dans les générations qui succédèrent à 68. Et qui pourra prétendre aujourd'hui nous renvoyer à l'école du libéralisme anglo-américain et à son

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idée du marché! L'anti-capitalisme et l'antisocialisme sont devenus la seule forme permettant une renaissance de la démocratie.

III

L A RÉACTION DES ANNÉES 1 9 7 0 I « N O FUTURE »

1. Le capitalisme mondial intégré La reprise de l'accumulation productive capitaliste et/ou socialiste dans les années 1970, et la restauration des mécanismes de commandement sont passées par une restructuration du pouvoir. L'intégration du politique et de l'économique, de l'État et du capital a été totale. Le procès s'est développé selon deux directions. En premier lieu, comme intégration transnationale, à un niveau mondial, toujours plus accentué, des relations économiques internationales et de leur subordination à un projet de contrôle polycentrique et rigoureusement planifié.f Nous appelons Capitalisme Mondial ) Intégré {C.M.I.) cette figure de commandement qui recueille et exaspère l'unité du marché mondial, la soumettant à des instruments de ï planification productive, de contrôle monétaire, de suggestion politique, avec des caractéristiques quasi étatiques. Le Capitalisme Mondial intègre dans ce procès, à côté des pays métropolitains et directement dépendants, l'ensemble des pays du socialisme réel et dispose, de surcroît,

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; des instruments d'absorption de l'économie de nombreux pays du Tiers-Monde, remettant en cause leur position antérieure dite de « dépendance périphérique ». ; Le commandement étatique et les États nationaux sont ainsi soumis à une véritable déterritorialisation. Le Capitalisme Mondial Intégré ne se borne pas à recomposer, selon de nouvelles formes d'unification, les flux et les hiérarchies des pouvoirs étatiques dans leur acception traditionnelle. Il engendre des fonctions étatiques supplémentaires qui s'expriment en propre à travers un réseau d'organisations internationales, une stratégie planétaire des mass média, une prise de contrôle rigoureuse du marché, des technologies, etc. Il convient, certes, de se garder de toute vision ingénue et anthropomorphique du C.M.I., qui conduirait à le décrire comme l'œuvre d'un Léviathan ou comme une macro-structure unidimensionnelle de type marcusien. Son expansion planétaire, ainsi que son infiltration moléculaire s'opèrent à travers des mécanismes qui peuvent être extrêmement souples et même prendre figure contractuelle. Les formes de droit que l'une et l'autre engagent relèvent de procédures continues plutôt que d'un droit substantiel contraignant. Mais il n'en reste pas moins que c'est proprement ce continuum procédural et réglementaire des rapports qui consolide la tendance centripète du système, en diluant et

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« négociant » l'effet des crises dans le temps et l'espace et en reterritorialisant de façon relative chaque processus singulier. En second lieu, et comme condition de la constitution de cette intégration mondiale, la restructuration vise le mode de production et l'ensemble des composantes de la force collective de travail qui s'y rapportent. C'est fondamentalement sur la base de l'informatisation du social que cette déterritorialisation et cette intégration ont été rendues possibles. L'exploitation peut ainsi être scientifiquement articulée sur toute la scène du social et les mécanismes de formation du profit contrôlés dans leur articulation la plus ample. Dans ces conditions, la chaîne de la production du tissu industriel et commercial s'étend au social, non dans un sens symbolique formel, mais matériel. La société n'est plus seulement subsumée par le commandement du capital; elle est totalement absorbée par le mode de production intégrée. Les différences de productivité et les divers degrés d'exploitation peuvent alors être articulés de façon souple et diffuse à l'intérieur de chaque segment géopolitique entre les régions, les pays, les continents. La concurrence, anneau principal du marché bourgeois, n'a plus grand-chose à faire avec ce processus de requalification capitalistique. L'informatisation transnationale du social ne connaît qu'une seule concurrence : celle qu'elle

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peut susciter entre les travailleurs et entre les diverses strates de la classe ouvrière et du prolétariat. Il devient ainsi possible, pour le Capitalisme Mondial Intégré de mettre en œuvre les dispositifs spécifiques d'analyse et de contrôle des classes sociales faisant éclater les luttes ou pulvérisant leur puissance là où leur degré de politisation est important, ou, au contraire, les déclenchant de façon contrôlée, là ou les problèmes de « décollage » économique et de réforme politique se posent de manière urgente. Comme il en a toujours été dans l'histoire du capital, cette rénovation des formes de commandement par le Capitalisme Mondial Intégré va de pair avec la redéfinition des formes d'extraction de la plus-value (informatisation des procès de travail, diffusion mass médiatique du contrôle social, intégration subjective par les Équipements collectifs, etc.). Et comme il a toujours été dans l'histoire de l'exploitation des luttes ouvrières, ce saut en avant de l'organisation du travail et de l'État a été « anticipé » par les mouvements de la lutte de classes. Les formes de subjectivité sociale, émergeant en 1968, engendrèrent un « tissage » de luttes moléculaires de libération portant sur des objectifs tout à la fois immédiats et de longue durée, locaux, quotidiens, triviaux et engageant cependant l'avenir de l'humanité à l'échelle planétaire. Cette opération, certes, fut d'une

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extrême complexité et, à bien des égards, impossible à « résoudre » dans le cadre d'une unique séquence historique. Il n'en reste pas moins que la dialectique pseudo-progressiste du capitalisme triomphant des lendemains de la Seconde Guerre mondiale s'est trouvée ici complètement bloquée. Après 68, la dynamique entre les diverses fonctions du capital (constant et variable) et le face-àface entre la classe des capitalistes et la force de travail social ont radicalement changé de contexte, du fait de la montée et de l'importance croissante d'agencements de subjectivité et de sensibilité de plus en plus hétérogène. La loi de la valeur a cessé de fonctionner - si jamais elle a fonctionné de la façon dont elle a été décrite - et aussi les normes de proportionnalité économique et même les modalités habituelles de la simple exploitation entre les forces sociales. L'hégémonie sociale des nouvelles subjectivités prolétaires, dès lors qu'elle s'était une fois affirmée, devait acquérir un caractère d'irréversibilité : plus rien ne pourrait faire qu'elles n'aient pas été révélées; quels que puissent être, dans la suite des choses, les rapports de force, les « hauts et les bas », en particulier sur le « front » de leur affirmation mass médiatique, plus rien ne pourrait les extirper des références de base des luttes à venir. La restructuration capitaliste et/ou socialiste ne relève pas mécaniquement de lois plus ou

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moins rationnelles. Elle n'est pas « scientifique » - quelle que soit la sophistication des dispositifs théoriques et des instruments de prévision dont elle se dote : elle est essentiellement répressive. L'informatisation du social est inséparable de son automatisation et de sa militarisation, de telle sorte qu'à la recherche de l'information, on tend à substituer sa production systématique. Telles des zones d'importance stratégique, les circuits de reproduction supportant la vie et la lutte sont de plus en plus contrôlés et quadrillés et, le cas échéant, réprimés de façon préventive, le temps de la vie se trouvant ainsi étroitement rabattu sur le temps militaire du capital. Le Igmps du capital, ou la capacité de traduire toute séquence de la vie en termes d'échange et de surdétermination avec l'urgence et la nécessité des opérations de quantification économique et de commandement politique; la terreur, ou la capacité d'annihilation de tous ceux qui refusent de se plier à lui : voilà ce qui caractérise la restructuration des fonctions traditionnelles de l'État, et l'expansion indéfinie de ces fonctions sur les gestes, la sensibilité et les esprits (par le moyen des Équipements collectifs, des médias, etc.). Tout est mis en œuvre pour contrôler les temps singuliers de la vie, pour les réduire aux temps capitalistiques, sous la menace de l'annihilation de l'être. La reprise de l'accumulation capitaliste et/ou socialiste dans les années 1970

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a dû être effectuée sur un arrière-fond de terreur, quand il est apparu qu'aucune loi, qu'aucune autre normativité ne pourrait plus désormais s'interposer entre le capital et les subjectivités collectives qui se sont mises à proliférer dans les mailles de la transformation. C'est d'abord sous l'égide de cette terreur que se sont parallèlement mises en place l'intégration du capitalisme mondial et la restructuration informatique de la production sociale. L'État nucléaire est devenu la figure centrale du Capitalisme Mondial Intégré. C'est sur lui que s'est étayé l'éventail des moyens d'anéantissement, qui donne son armature à l'ordre capitalistique. Non seulement le club des puissances nucléaires orchestre aujourd'hui à grande échelle la soumission de l'ensemble des nations et des peuples aux réseaux multicentrés qui le constituent, mais il téléguide aussi dans le détail, - suscite ou inhibe, selon les circonstances - la multitude de conflits et règlements de comptes locaux qui empoisonnent la vie de l'humanité. Dans le Tiers-Monde, depuis la période dite de « décolonisation », l'ensemble de ces conflits se relaient en une sorte de guerre mondiale qui n'ose pas avouer son nom. Dejproche en proche, cette même fonction de terreur nucléaire soutient l'ensemble des rapports d'oppression, surdétermine à tous les niveaux, politiques et micropolitiques, les rapports d'exploitation

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entre les groupes sociaux. Ainsi, l'intimidation, la menace se sont diffusées dans tous les pores du socius sans exclure, bien entendu, l'ingérence directe, et ont conféré aus pouvoirs du Capitalisme Mondial Intégré la capacité de contrôler les temps indépendants et créatifs de la vie et de les transcrire dans le temps de l'exploitation sociale; l'idéal, en la matière, étant que soient passivement acceptées la misère et l'impuissance politiques. Le capital répond : « no future » au surgissement des nouvelles subjectivités prolétaires ; malgré cela, celles-ci mettent l'État sur la défensive et le contraignent quelquefois à se reconstituer uniquement sur la terreur. En fait, toutes les perspectives de formation et de survie du Capitalisme Mondial Intégré reposent sur une immense fuite en avant dans l'expansion de sa capacité de destruction. Il est manifeste que l'intégration forcée des subjectivités ne s'opérera pas dans le cadre et en harmonie avec un projet global de restructuration, mais uniquement dans le carcan politique et économique instauré par l'État et le capital - la forme ultime de cette intégration reposant sur la possibilité d'annuler l'être au monde de l'espèce humaine. Arrivé à ce point, la question se pose d'une redéfinition de la démocratie. S'il est vrai que le mot communisme a été diffamé, le mot démocratie, lui, a été dévoyé, mutilé. De la polis

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grecque jusqu'aux insurrections populaires de la Renaissance et de la Réforme, des révoltes prolétaires parallèles aux grandes révolutions libérales jusqu'aux vagues d'espoirs, exprimées puis réprimées, à l'occasion des révolutions socialistes, la démocratie a toujours été synonyme d'une légitimation du pouvoir à travers le peuple. Légitimation d'un caractère particulier, parce que toujours concrète, ponctuelle, matérielle, en rupture avec la tradition d'une légitimation divine ou absolue. Avec la démocratie, la légitimité est dyabord humaine, temporellement et spatialement définie. Avec le C.M.I., nous sommes tous assujettis parce que nous ne pouvons plus localiser le pouvoir. Si nous cherchons à remonter à sa source, nous découvrons que nous sommes assujettis à un second, troisième, énième degré... L'origine du pouvoir remonte toujours plus haut et nous n'en prenons vraiment la mesure que lorsque nous réalisons pleinement l'ampleur de notre impuissance. Les rapports politiques, dits démocratiques que nous vivons au jour le jour ne sont, au mieux, que des faux-semblants, lorsqu'ils ne nous précipitent pas, purement et simplement, dans la douleur ou le désespoir. Tel est le trait commun, l'axiome incontournable de la restructuration capitaliste et/ou socialiste du pouvoir politique.

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2. Nord/Sud : terreur et faim Comme nous avons commencé à l'entrevoir, la réaction capitaliste et/ou socialiste des années 1970, intègre le marché mondial selon un dessein d'exploitation du travail et de contrôle politique qui évolue de manière homogène. La transition fondamentale, en ce sens, s'opère lors de la phase d'initiative nixonnienne en matière monétaire et en politique internationale. Entre 1971 et 1973, nous assistons à une série d'opérations qui confèrent sa figure politique au réseau de l'exploitation des multinationales déjà implantées sur le marché mondial. Le décollage du dollar vis-à-vis de la parité or et la crise pétrolière articulent, sous un même commandement monétaire (soustrait à toute fonction de valeur), les règles de l'organisation du travail et celles de la hiérarchie productive sur le plan international. La crise pétrolière vide les caisses des nations et pousse au paroxysme l'unification et la centralisation financière. Au départ, cette opération se présente, durant la période Kissinger, comme un coup de force de grande dimension. Les divisions que le personnel politique capitaliste et/ou socialiste connaissent alors se trouvent répercutées successivement dans la Commission Trilatérale, puis par les accords et les cooptations au sein du Capitalisme Mondial Intégré, c'est-à-dire dans les nouveaux agencements de

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la volonté politique de la domination. C'est sur cette base que se dessine la cartographie politique effective de l'exploitation au niveau mondial. L'intégration capitalistique détermine certaines polarités fondamentales autour desquelles se meuvent des sous-systèmes dépendants, en rupture partielle avec les hiérarchies de pouvoir surcodant les luttes de libération et les luttes de classes, - cela lui permet de se payer le luxe, au niveau de ces sous-systèmes, d'opérations de remaniement par grande zone. Au sein de ce jeu complexe de systèmes multicentrés, qui disjonctent les flux de lutte et opèrent des déstabilisations et/ou des stabilisations stratégiques, se consolide un mode de production transnational. Tout au long des nervures de ces ensembles systémiques, on retrouvera l'immense entreprise de production de subjectivité informatisée qui régule des réseaux de dépendance et des processus de marginalisation. La classe ouvrière et le prolétariat social productif des pays métropolitains centraux se voient de ce fait soumis à la concurrence exponentielle du prolétariat des grandes métropoles du sous-développement. Les prolétariats des pays les plus développés se trouvent ainsi littéralement terrorisés par le spectacle de l'extermination par la faim que le Capitalisme Mondial Intégré impose dans les pays marginalisés (souvent limitrophes). L'armée industrielle de réserve, dominée j^ar une nouvelle

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kri de paupérisme absolue, est à présent constituée sur des bases continentales. Le çomniandement_capitaliste et/ou socialiste, démultiplié en sous-systèmes subalternes polycentriques, fait voisiner les taux d'exploitation les plus élevés avec des zones de misère et de mort. Les luttes de libération n'en ont pas été pour autant militairement et politiquement étranglées. Mais, dans le cadre de ces divers sous-systèmes, le Capitalisme Mondial Intégré n'a cessé de stimuler des guerres fratricides pour la conquête de degrés intermédiaires de participation à l'intégration. L'ennemi est devenu le pauvre, le plus pauvre que soi. Si la théorie eût jamais besoin d'évaluer ce qui est à la base du pouvoir et du commandement sur la vie des hommes, elle trouve ici un exemple convaincant, en ce que l'essentiel du problème se révèle être dans la production et dans l'organisation du travail, dans l'effrayante voracité capitalistique qui les structure à l'échelle mondiale et les asservit dans le cadre d'une intégration informatique et mass médiatique généralisée des pôles de domination. Le pauvre se trouve, en quelque sorte, deux fois engendré dans ce système : par l'exploitation et par la marginalisation et la mort. La terreur, qui dans les pays métropolitains s'incarne comme extermination nucléaire potentielle, est actualisée, dans les pays marginaux, comme extermination par la famine. Qu'il soit

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bien entendu, toutefois, qu'il n'y a rien de « périphérique » dans ce dernier dessein; il n'existe, en fait, que des différences de degré entre : l'exploitation, l'écrasement par la pollution industrielle et urbanistique, le welfare conçu comme mise en jachère des zones de pauvreté et les exterminations des peuples entiers, comme celles qui parcourent les continents d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine. Il convient d'apprécier à sa juste mesure le caractère de nouveauté des formes de contrôle qui sont celles du C.M.I. Les stratégies de terreur et de répression tendent à être de plus en plus transversales, ponctuelles, soudaines. \ Chaque parcelle de terre, chaque segment T géopolitique, est potentiellement devenu une v frontière ennemie. Le monde s'est transformé en un labyrinthe au sein duquel chacun peut tomber à tout moment, au gré des options destructives des pouvoirs multinationaux. À la politique de puissance de la période de maturité du capitalisme impérialiste s'est substituée une pratique de piraterie, correspondant à la phase actuelle de s'urmaturité du capital. Les flottes des surpuissances sillonnent les océans et les mers à la façon de Morgan ou de l'Olonnais. Préparons-nous aux règlements de comptes entre les sous-marins des flibustiers nucléaires capitalistes et/ou socialistes! Mais ce n'est pas seulement dans des domaines terrestres,

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maritimes et aériens explicitement militarisés que se déroule cette guerre permanente du C.M.I. contre la société mondiale. C'est aussi dans l'ensemble des domaines civils, sociaux, économiques, industriels... Et, là aussi, selon les filières transversales, infiniment diversifiées, d'opérateurs de pouvoirs insaisissables pour le commun des mortels, hors prise politique ou syndicale - du moins au sens traditionnel - et au sein desquels se trouvent entremêlés : les multinationales, les Mafias, les complexes militaroindustriels, les services secrets, voire même « les ! caves du Vatican »... À tous les niveaux, à toutes , les échelles, tous les coups sont permis : spéculations, rapines, provocations, déstabilisations, chantages, déportations massives, génocides... Dans cette phase virulente de décadence, le mode de production capitaliste semble retrouver, intacte, sa férocité d'antan. Toutes ces modalités s'inscrivent à l'intérieur d'un même continuum d'intégration de l'information, du commandement et du profit. S'il est vrai que pendant une longue période, les luttes planétaires de « libération communiste » se développèrent - tout au moins dans l'imagination des révolutionnaires - selon l'axe Est-Ouest, il faut bien admettre que la contradiction fondamentale qui traverse aujourd'hui le mode de production du ^ Capital Intégré au niveau Mondial se distribue emblématiquement entre le Nord et le Sud. Si la Place

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Rouge a jamais représenté un phare d'espérance, le système socialiste est à présent devenu le stade suprême de la dégénérescence du capitalisme et fait partie intégrante de l'axe multivalent de l'exploitation Nord-Sud. La restructuration capitaliste et/ou socialiste des années 1970 a suturé les uns aux autres les anciens modes de production, elle a redistribué les fonctions de leurs protagonistes, et réorganisé à l'échelle mondiale la division de l'exploitation. Il est de bon ton, au sein de l'intelligentsia occidentale, de proclamer que, pour des raisons stratégiques ou de vieilles réminiscences maoïstes, les pays du socialisme réel et, en particulier, l'U.R.S.S. constitueraient une menace plus grande pour l'Europe et les pays du TiersMonde que les U.S.A. Ce n'est pas du tout notre point de vue; nous ne croyons pas que l'Ouest puisse être préféré à l'Est ! Dans la mesure où nous entendons nous considérer comme des « citoyens du monde », nous ne nous sentons pas concernés par l'antagonisme existant entre les deux superpuissances. Périlleuse, épuisante, dramatique, cette opposition n'en est pas moins, à certains égards, factice, mystificatrice, pour autant qu'elle est surdéterminée par un accord fonctionnel fondamental relatif à l'asservissement de la force productive des prolétariats européens et à l'appropriation d'aire d'expansion et d'approvisionnement

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quasi-gratuit en matière première et en force de travail, sur les autres continents. Sans solliciter, en « dernière instance », une ultime référence marxiste, mais tout simplement à la lumière du bon sens et de la perception au jour le jour des relations internationales, il nous apparaît que l'actuelle montée de la tension Est-Ouest a surtout pour objectif de masquer l'écrasement par la faim et la destruction de peuples entiers, dans une même fièvre de reproduction à travers le profit, qui tenaille les cartes dominantes, aussi bien aux U.S.A. qu'en U.R.S.S. À long terme, donc : complémentarité et complicité pour asseoir une domination commune, à l'échelle de la planète, sur la division du travail et son exploitation Et c'est précisément à cette échelle que « la mission civilisatrice » du capital a donné la mesure de sa férocité et de son absurdité! La pauvreté, la marginalisation, l'extermination, le génocide s'y révèlent être les conséquences ultimes d'un mode de production qui s'est instauré en symbiose, jusqu'alors relativement pacifique, avec les luttes de la classe ouvrière des pays métropolitains. Mais, face à la crise de son propre système de rentabilité et à la dégradation de ses propres principes de légitimation, le capital est maintenant contraint de recourir (et de théoriser le recours) aux moyens les plus extrêmes. L'ère de la surmaturité du capitalisme

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révèle la violence de ses origines dans un climat de panique dû à l'affaiblissement de ses motivations. La restructuration capitaliste du marché mondial, opérée à partir des années 1970, a entraîné une accélération extraordinaire des procès d'intégration, tout en différant ses effets sous forme de crises paradoxales. L'intégration capitalistique du marché mondial, si elle n'a pas couronné les rêves de promotion d'une civilisation plus humaine, a montré, en revanche, à quel niveau pouvaient se hausser la cruauté et le cynisme du mode capitalistique de production. Les tentatives de dépassement des contradictions internes, engendrées par l'émergence de nouvelles subjectivités collectives fondées sur l'élargissement du marché, malgré la prudence du personnel politique de type kissingerien ou carterien, non seulement n'ont pas mis un terme à la crise interne des pays métropolitains centraux, mais l'ont portée à son paroxysme et en ont « étalé » les effets dévastateurs sur tous les points du globe. L'espace dominé par le capital, subdivisé, fragmenté, segmenté, fonctionnalisé suivant les finalités de son commandement s'ouvre comme nouveau terrain de résistance et de conquête. Les armes extrêmes de l'extermination et de la marginalisation ne parviendront pas indéfiniment à bloquer les procès de recomposition, dont on peut déjà entrevoir la vitalité. Il est important

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de souligner la corrélation entre le niveau atteint par la restructuration capitalistique et les dimensions sans précédent de la crise de la dernière décennie. On peut ainsi constater, d'une part, que même dans la plus terrible des épreuves la nouvelle dissidence sociale n'a cessé de peser sur la situation, d'accélérer la crise et, d'autre part, que les instruments de contrôle capitalistique se révèlent de moins en moins adaptés à leur fin, de plus en plus inefficaces. C'est sans doute lors de l'été 1982 que le cycle de restructuration, qui a commencé entre 1971 et 1973, s'est heurté à un premier barrage décisif quand les pays du Tiers-Monde les plus endettés ont menacé les consortiums bancaires de déclencher délibérément leur propre banqueroute, en réponse à la politique sans précédent d'étranglement déflationniste qu'ils subissaient. Il semble que soit alors apparu - et, cela, d'une façon irréversible - un nouveau type de processus de libération et d'auto-organisation à grande échelle. Nous y reviendrons. 3. La droite au pouvoir Le mécanisme de contrôle temporel et spatial des luttes, mis en place tout au long des années 1970 lors de la restructuration capitaliste et/ou socialiste du mode de produire a investi les nouvelles figures de lutte de classes. Là où la droite a triomphé, le Capitalisme Mondial

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Intégré est parvenu à les institutionnaliser et à les faire agir comme moteur de la restructuration. Comme le cycle réactionnaire des années 1970 nous le montre, les instruments mis en œuvre par le Capitalisme Mondial Intégré pour canaliser et même produire la lutte de classes dans le cadre de l'intégration institutionnelle résident : 1) dans sa capacité de mise en place de systèmes de concurrence transnationaux entre secteurs de classe; 2) dans l'utilisation de politiques monétaires déflationnistes développant le chômage; 3) dans la reconversion qu'il effectue de la politique du welfare, vers un accroissement « contrôlé » de la pauvreté. Cette politique s'accompagne d'une répression pulvérulente, moléculaire, de toutes les tentatives de résistance et de libre expression des besoins. Il est essentiel que le contrôle qu'elle promeut parvienne à devenir efficace sur l'imaginaire collectif, et détermine ainsi une situation de crise diffuse à l'intérieur de laquelle elle s'efforcera de séparer : 1) la partie du prolétariat avec laquelle ses instances de pouvoir escomptent négocier une garantie de reproduction et 2) l'immense masse des exclus, des « non-garantis ». Cette division est démultipliée à l'infini et hiérarchisée sur le marché du travail, sur lequel s'enregistre la concurrence entre les ouvriers et, au-delà, sur le « marché social et institutionnel » sur lequel sont contraintes de se « faire valoir » toutes les autres catégories de population.

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Les événements révolutionnaires de 68, aussi bien que lés transformations matérielles du mode de produire, ont montré le poids déterminant que continuait de jouer la classe ouvrière sur la scène sociale. L'esprit de concurrence entre les ouvriers s'est alors affaibli au profit d'une prise de conscience d'objectifs révolutionnaires concernant un nombre croissant de catégories d'opprimés. Mais avec le retour de la droite au pouvoir, tout au long des années 1970, on a assisté à une reségrégation de la classe ouvrière qui se repliait sur ses « avantages acquis », ses garanties, et ses privilèges corporatifs. On a assisté au paradoxe d'une institutionnalisation qui préforme une classe ouvrière ennemie d'ellemême, (cette fois, on peut vraiment parler d'une « nouvelle classe ouvrière »). Dans ce contexte, les luttes étaient condamnées à demeurer institutionnelles, à être pilotées par le Capitalisme Mondial Intégré; elles se sont même révélées fréquemment comme étant les meilleurs supports du conservatisme politique et social. (En particulier, sur le terrain moléculaire de la subsomption du travail social par le capital et contre la diffusion sociale des besoins révolutionnaires et des désirs de transformation.) Il nous paraît fondamental d'insister sur ce point : aujourd'hui, Stakhanov, la dignité supérieure de l'ouvrier aux mains calleuses (dont Reagan a la nostalgie), une certaine conception

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de la centralité ouvrière, et tout le vieil imaginaire véhiculé par les syndicats et par la gauche dans une méconnaissance systématique de l'immense majorité du prolétariat non-garanti, se décomposent irrémédiablement. Le « socialisme réel » est devenu un instrument privilégié de la division du prolétariat métropolitain, une arme directement manœuvrée par le conservatisme capitalistique. Ce qui ne signifie pas, cependant, que les classes ouvrières, en tant que telles, ne puissent plus, à l'avenir, développer des luttes décisives dans la dynamique des transformations sociales. Mais seulement à condition qu'elles soient radicalement requalifiées par les révolutions moléculaires qui les traversent. De fait, la structuration capitaliste et/ou socialiste des années 1970 a heurté de front les nouvelles subjectivités révolutionnaires, les contraignant à intérioriser leur conscience potentielle et leur imposant de passer sous la coupe de systèmes de contrôle technologique et d'un quadrillage d'équipements collectifs toujours plus sophistiqué. L'objectif fondamental du Capitalisme Mondial Intégré fut de parvenir à un élargissement maximum de laCdimension productive intégrée au niveau social et au niveau géopolitique, assorti de la réintroduction de la pauvreté, de la faim et de la terreur comme instrument de division. La victoire de la droite a reposé sur sa capacité de neutraliser V

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la recomposition de cette subjectivité révolutionnaire qui s'est trouvée en butte à la terrible difficulté de reconstituer des lignes d'affrontement unitaires contre l'exploitation. Ce retournement réactionnaire a réussi à assumer, à renverser, et à faire éclater tout ce qui, en 68, s'était révélé comme nouvelle puissance du prolétariat - à savoir, l'ensemble des composantes sociales et des capacités collectives d'articuler la multiplicité moléculaire de ses besoins et de ses désirs. La division imposée à travers des instruments de violence économique et institutionnelle a été consolidée à travers la promotion d'un symbolisme de la destruction poussé à l'extrême. Z/« exterminisme » est devenu la valeur de référence par excellence. Extermination par la soumission ou la mort, comme horizon ultime du développement capitalistique. La seule loi de la valeur -^>que le capitalisme et/ou socialisme connaisse aujourd'hui : c'est le chantage de la mort. Nous ne nous laisserons pas prendre par ce réalisme mortifère. « Il est juste de se révolter! » La responsabilité des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, restées prisonnières de l'alternative illusoire entre capitalisme et socialisme, fut alors décisive. Il faut reconnaître que le fait que le développement du mode de production et la maturation de la conscience collective l'aient complètement dépassée n'a rien ôté à ses effets de dérive, de mystification, et de

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paralysie de toute initiative pour le mouvement ouvrier. L'inertie des mouvements sociaux, qui s'est révélée dans de nombreuses situations, l'incapacité du mouvement révolutionnaire à se reconstruire sur des bases politiquement neuves, l'impuissance du procès de transformation à s'imposer à plein régime sont essentiellement conditionnées par le monopole de la représentation politique et de l'imaginaire que l'alliance entre personnel capitaliste et socialiste a scellé depuis des décennies. Cette alliance s'appuie sur l'instauration du modèle du double marché de la force de travail : celui des travailleurs garantis et celui des non-garantis - le socialisme ne légitimant que le premier. Il en est résulté une société figée, comparable à celle de l'Ancien Régime mais, à terme, tout aussi intenable parce qu'il est travaillé par d'innombrables forces moléculaires, qui en expriment l'essence productive.^ D'où ses thématiques lancinantes de la sécurité, / de l'ordre et de la répression. D'où son imaginaire de l'urgence, son obsession de la crise, l'impression qu'il donne de ne pouvoir agir qu'au coup par coup, sans recul, sans projet cohérent. Entraînés dans la même dérive, le capitalisme et le socialisme constituent à présent les deux piliers du conservatisme et, même, dans certaines situations, de la réaction fascisante. Il n'en reste pas moins qu'une nouvelle révolution a pris son essor en 1968. Ce ne sont pas les

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fantasmes de « mort du politique » ou d'« implosion du social » qui y changeront quelque chose ! À partir des années 1970, le capitalisme et/ou socialisme a été contraint de faire étalage de sa faillite en matière de progrès social, de gestion cohérente des relations économiques et sociales à l'échelle internationale, d'impulsion dans les domaines vitaux de la création technicoscientifique. Il s'est révélé pour ce qu'il est, à savoir un système féroce et irrationnel de répression, qui fait obstacle au développement des agencements collectifs de production et qui inhibe les mouvements de valorisation et de capitalisation des richesses qu'ils engendrent. Le marché mondial, loin de répondre aux principes que le libéralisme prétend refonder, n'est qu'un instrument du « quadrillage » de la pauvreté et de la mort, un « maillage » de la marginalisation et de la disciplinarisation planétaire, sous-tendus par la terreur nucléaire. Nous y revenons immanquablement : la « raison » ultime du capitalisme et/ou socialisme c'est son impossible tension vers un unique paradigme : celui d'une passion d'abolition visant tout ce qui ne concourt pas a la maintenance de son pouvoir. Mais cette passion menace aussi de l'intérieur la raison instrumentale elle-même. En effet, la volonté d'exclusion et de ségrégation du Capitalisme Mondial Intégré tend à se retourner

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contre lui en menaçant la consistance de ses propres systèmes de % communication politique et en réduisant presqu'à zéro ses capacités d'appréciation objective des rapports de force. Aussi peut-on craindre que s'ouvre devant nous l'ère des grands paranoïaques du pouvoir! S'il en est ainsi, l'entreprise de reconquête de la signification du travail, entamée en 68, s'identifie avec celle de la libération de la vie et la reconstitution de la raison. Pour tous et partout : promouvoir les potentialités portées par les nouvelles singularités.

IV

L A RÉVOLUTION CONTINUE

1. La recomposition du mouvement Dans le contexte de la restructuration de la production, entreprise parle Capitalisme Mondial Intégré à partir de 68, les nouvelles subjectivités révolutionnaires apprirent à reconnaître les rupture s imposées par l'ennemi, à mesurer leur consistance et leurs effets. La première détermination fondamentale du Capitalisme Mondial Intégré consiste en ce qu'indépendamment des segmentations sociologiques, il produit un modèle de subjectivité au minimum tripolaire, traversant synchroniquement l'ensemble des niveaux collectifs inconscients, des consciences personnelles et des subjectivités des groupes de toutes échelles (groupes primaires, ethnies, nations, races, etc.). ^ Ces trois pôles sont : un pôle élitiste, qui comprend aussi bien la couche dirigeante et les strates technocratiques de l'Est et^de l'Ouest, que celles du Tiers-Monde; un pôle garanti, qui traverse les différentes spécifications de classe; un pôle non-garanti, qui parcourt également chaque strate de la société.

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Dans ces conditions, les nouvelles subjectivités révolutionnaires se heurtent, dès leur point de départ, à un désir de paix, de sécurité collective, de sauvegarde d'une reproduction minimale contre le chômage et la misère. Cette peur panique de l'enfer de l'absence de garantie, on la retrouve au sein des trois pôles de subjectivité ^Vparmi les populations totalement démunies, parmi les strates prolétaires déjà relativement garanties par le travail salarié ou le welfare, tout autant que parmi certaines couches de l'élite dont le statut se trouve systématiquement précarisé. Il est évident que la base essentielle de la production contemporaine repose sur la masse fluctuante constituée par ce mélange et ce dosage continu de garantisme et de non-garantisme. Les nongarantis constituent un point d'appui fondamental pour l'instauration du pouvoir capitalistique; c'est à partir d'eux que trouvent leur consistance les institutions de la répression et de la marginalisation. Mais, en contrepoint, ils assument un rôle social à l'intérieur du nouveau cadre du pouvoir et d'exploitationy en raison des valeurs et du potentiel productif dont ils sont porteurs. À cela, il convient d'ajouter qu'ils sont les détenteurs de lignes d'imagination et de luttes susceptibles de catalyser des devenirs singuliers, de mettre à jour d'autres références, d'autres praxis, propres à rompre l'immense machine de contrôle et de disciplinarisation de la force collective de travail.

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L'histoire des luttes des années 1970 a déjà esquissé le processus de recomposition et de libération sociales. Nombre de matrices de rupture furent alors amorcées par les nouveaux agencements prolétaires. Quelle que soit leur diversité, toutes tirèrent leur origine des prodigieuses mutations d'une force productive sociale toujours plus complexe, surpuissante et déterritorialisée, et s'affirmant avec une évidence renforcée contre la normalisation répressive et la restructuration par la segmentarité et la stratification sociale. Ces phases de lutte furent surtout significatives comme expérience de découverte et de compréhension ouvrière des césures et des surcodages corporatistes imposés au socius prolétaire, et comme expérience de lutte interne contre la violence par laquelle le Capitalisme Mondial Intégré a tenté constamment d'interdire les processus d'innovation dans les divers domaines concernés. La segmentation tripolaire propre au Capitalisme Mondial Intégré s'est trouvée ainsi recouverte par des luttes internes aux luttes de chaque composante subjective. Comme cela s'est toujours passé à chaque phase d'émergence d'une nouvelle subjectivité sociale, leur qualité, leur force, leur cohésion se trouvèrent auto-agencées, furent le résultat d'un self-making collectif. Le besoin, la conscience et la production fusionnèrent au sein d'un tel processus. Les années 1970 furent donc marquées par Yémergence continue

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des moments de rupture ponctuant les tentatives de restructuration capitalistes et/ou socialistes, tous caractérisés par des problématiques de nouvelles subjectivations et par un effort collectif particulier de redéfinition de leur perspective. Du 77 italien à la Grosse Bruch dans l'Europe Centrale (Allemagne, Suisse, Hollande), de la révolution iranienne à l'épopée de Solidarnosc et à la reprise des luttes révolutionnaires en Amérique Centrale, jusqu'aux mouvements de libération d'une énorme portée qui commencent à faire irruption dans le Cône Sud,... où que nous nous tournions, nous retrouvons ces caractéristiques principales du projet. Les luttes internes et antagonistes aux politiques de restructurations réactionnaires se meuvent, soit contre leur texture répressive, soit à l'intérieur de ces processus de subjectivation comme tension unificatrice et comme perspective d'auto-libération. Jamais les luttes révolutionnaires n'ont « ciblé » à ce point la définition théorique et la mise en œuvre pratique d'une orientation reposant intrinsèquement sur la subjectivation collective et impliquant, par conséquent, la liquidation de toutes les idéologies de l'avant-garde extérieure. Jamais l'autonomie ne s'est présentée avec plus de force comme objectif premier. Rien d'anarchique ici, nous le répétons, puisqu'il s'agit essentiellement d'une autonomie qualitative, capable d'appréhender la complexité sociale des mouvements, et de l'accueillir

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comme procès de convergence subversif, centré sur la qualité de la vie et sur la reconstruction communautaire des finalités de la production, et puisqu'il s'agit également à travers elle d'assumer la paix contre toutes les formes de terrorisme et d'imposer la négociation de masse comme base de mobilisation et d'organisation. Bien entendu, il est nécessaire d'être très vigilants quand nous abordons la question des expériences et des initiatives des nouveaux sujets. Fréquemment, au cours des événements que nous avons évoqués (à partir du 77 italien), l'action de ces nouveaux sujets a été présentée, d'un point de vue théorique, en terme d'hypostase et, d'un point de vue pratique, en terme de fonction linéaire. Une fois de plus, on risquait de retomber dans la vieille mythologie de « l'action des masses ». Il s'agit là d'illusions qui résultent, probablement de façon inévitable, de la déception et du reflux. Mais on ne saurait faire l'économie de l'élucidation théorique de cette question. La lutte théorique contre de telles illusions conduira à une acceptation sans réserve et sans impatience de la situation réelle, c'està-dire du fait que l'universalité de la proposition de transformation doit nécessairement se diluer dans la multiplicité des mouvements, les occasions contradictoires qui les caractérisent et dans le « long terme » du mouvement de l'imagination collective.

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Avant de développer ce point, nous devons d'abord insister sur l'effort constructif que les nouveaux modes de subjectivation ont déjà accompli sur une scène profondément transformée par rapport à l'histoire et aux traditions du mouvement ouvrier et révolutionnaire, en raison de l'élargissement des compétences et des performances des agencements de subjectivation qui s'y trouvent impliqués. Confrontés à l'ampleur de la production de subjectivité totalitaire par les États capitalistiques, les agencements révolutionnaires posent le problème de la qualité de la vie, de la réappropriation et de Vautoproductiony sur des dimensions tout aussi vastes. À travers un mouvement à tête multiple et une organisation proliférante, leurs instances de libération pourront se révéler capables d'investir le spectre entier de la production et de la reproduction. Chaque révolution moléculaire, chaque autonomie, chaque mouvement minoritaire fera corps avec un aspect du réel pour en exalter les dimensions libératrices singulières. Il rompra ainsi avec le schéma d'exploitation que le capital impose comme réalité dominante. C'est cette nouvelle prise de conscience du prolétariat moderne, - déterritorialisé et fluctuant - , qui permettra d'envisager la rupture des segmentarités capitalistiques et de reformuler, non pas les « mots d'ordre », non pas le programme, mais les « propositions diagrammatiques » du communisme et de la libération.

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Et c'est le caractère hyper-réactionnaire qu'a pris la restructuration capitaliste qui explique l'accélération positivement catastrophique qu'a connue le mouvement au tournant des années quatre-vingt. Cette restructuration n'a pas pour autant entamé les points d'émergence des nouvelles subjectivités prolétaires; elle en a simplement comprimé l'élasticité. Toutefois, de nombreux signes nous indiquent, qu'à nouveau, le mouvement est sur le point d'effectuer des pas en avant en déjouant les quadrillages répressifs qui sont parvenus à en bloquer la force durant la dernière période. Si nous revenons, à présent, sur la tripartition proposée précédemment et si nous examinons comment les processus de recomposition parcourent soit le pôle élitiste, soit le pôle garanti, soit le pôle non-garanti, nous pouvons découvrir avec quelle amplitude le mouvement des nouvelles alliances a posé ses prémisses. Cela est immédiatement sensible dès que l'on prend en compte la fluidité des rapports que la crise a introduite, et ne cesse d'accentuer, entre les garantis et les non-garantis. Mais cela n'en est pas moins évident lorsque l'on considère les articulations que le pôle élitiste entretient avec les deux autres. Nombre des individus qui évoluent dans l'administration et aux niveaux les plus hauts des institutions du savoir furent, durant ces dix dernières années, non seulement impliquées

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dans un procès de précarisation continue de leur rôle et de leur fonction, mais également introduits à une conscience critique élaborée de la légitimité de leurs statuts. L'irrationalité et la folie des choix reproductifs du C.M.I., la hantise de la course aux armements et de la guerre nucléaire, le vertige de la famine et du génocide approfondissent les différences et engendrent des clivages, jusqu'à pousser certaines élites dirigeantes au refus et à la dissidence. Ce processus, trop souvent défiguré et rendu ridicule quand il est rapporté sur le marché d'une propagande, n'en montre pas moins l'expansion de la résistance des nouvelles formes de subjectivité. Autrefois, un des mots d'ordre des communistes consistait à proposer l'importation de la lutte des classes au sein des institutions; aujourd'hui nous constaterons, plus modestement, que les nouveaux sujets sont capables d'exporter leurs valeurs et leurs références antagonistes aux niveaux les plus hauts de l'administration et des institutions du savoir. Les processus véritables de dissidence ne sont pas récupérables; ils ne constituent pas une marchandise qu'on puisse remettre en cadeau à l'adversaire ! De fait, la révolution continue. Le caractère d'irréversibilité des processus accomplis s'affirme. Les nouvelles subjectivités réagencent leur identité politique en « assimilant » (c'est-à-dire en sémiotisant et en phagocytant) les obstacles

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disposés par l'adversaire - y compris ceux qu'il leur a fait introjecter. Les qualités mutantes de la force collective de travail, les forces vives du prolétariat urbain non garanti, le réseau transfini des agencements dénonciation dissidents s'instaurent comme autant de protagonistes d'un nouveau cycle de lutte. 2. La césure terroriste Le développement des nouvelles subjectivités a subi de profondes césures internes au cours de ce processus qui tiennent, en premier lieu, au mode de production capitalistique que nous avons décrit précédemment et également aux convulsions internes des mouvements. Toute période historique peut être affectée par la naissance de pôles élitaires et de poussées extrémistes d'autoexaltation qui se développent au détriment des intérêts des mouvements dont ils prétendent représenter les intérêts. Cela a été particulièrement sensible dans une période caractérisée par le fait que le Capitalisme Mondial Intégré s'est employé à y défendre et à y refonder le modèle d'une segmentation systématique des mouvements sociaux et des idéologies. Le terrorisme fut peut-être la césure la plus profonde et la plus folle que connurent les révolutionnaires tout au long des années 1970. Face à la pression réactionnaire exercée par l'État j et le C.M.I. pour bloquer le mouvement de j

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libération, face aux tentatives de division et de mise en concurrence des différentes catégories d'exploités pour fixer les rapports sociaux et constitutionnels à des niveaux dépassés, et face à la rigidité cadavérique des formations du pouvoir dominant, la rage et la frustration se sont emparées de secteurs entiers du mouvement. Dans le contexte de bouillonnement moléculaire et de maturation des nouvelles subjectivités révolutionnaires, l'État a trouvé intérêt à imposer un ordre molaire de retour à une dichotomie sociale renforcée; il entreprit alors de faire grand étalage de sa force, en adoptant des mesures drastiques et en déployant des dispositifs de contrôle et de répression hautement sophistiqués. Par la même occasion, le terrorisme d'État entreprit de détruire indistinctement toutes les dissidences existentielles et politiques. Sur ce terrain, le C.M.I. a procédé à une véritable mobilisation des fonctions d'État et a enclenché un nouveau type de guerre civile : non seulement par des moyens militaires et policiers, par des législations d'exception, mais aussi par des moyens de guerre psychologique et informatique et des stratégies politiques et culturelles adéquates. Durant les années 1970, cette sorte de guerre civile a créé une base favorable au développement de la plus extrême réaction. Il est nécessaire, pour comprendre ce qui s'est alors passé,

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de garder présents à la mémoire les enjeux considérables de l'épreuve de force engagée entre, d'une part, les nouveaux désirs et besoins de la subjectivité collective et, d'autre part, les différentes composantes œuvrant à la restauration et la restructuration de la production et du commandement, Il est vrai que la guerre civile a fréquemment donné l'occasion à l'État de se donner les forces et l'incitation pour « réagir » contre une situation qu'il ne maîtrise plus. Aussi les nouveaux mouvements révolutionnaires ont-ils tout à gagner à reconnaître avec réalisme les réalités au sein desquelles ils se meuvent! D'autant que certains groupes peuvent avoir l'illusion d'être en mesure de contrôler par leurs propres moyens ce genre de situation, en prenant le risque de se placer sur le terrain molaire d'affrontement souhaité par l'ennemi, en s'identifiant en quelque sorte à lui, en entrant corps et biens dans les moules imaginaires et les pièges de la domination politique qui sont tendus au mouvement. Les années 1970 sont donc celles d'une guerre civile, dont l'escalade imposée par le C.M.I. a conduit jusqu'à des exterminations pures et simples, comme celles des Palestiniens, On ne peut nier que, dans ce contexte, le terrorisme d'origine ouvrière et prolétaire ne soit quelquefois parvenu à prendre l'initiative, mais sans jamais sortir toutefois de ce cercle vicieux

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de la surdétermination capitalistique. Au lieu de la réduire, il n'a fait que conforter la volonté des pouvoirs dominants d'isoler, d'exemplariser et de neutraliser les conflits. La perspective du mouvement révolutionnaire, correspondant aux transformations historiques réelles, est évidemment toute autre ! Comment les nouvelles composantes subjectives pourront-elles conquérir les espaces de vie et de liberté supplémentaires? Comment vider de sa substance la puissance de l'ennemi par la mise à jour d'autres types de force, d'intelligence et de sensibilité? Voilà, bien plutôt, les questions qui sont les siennes ! À tous points de vue, le terrorisme rouge a été une césure désastreuse pour le mouvement. Mais tout particulièrement pour la relance qu'il a faite des conceptions centralistes, abstraites et idéologiques, de l'organisation, Sa folle recherche de points centraux d'affrontement est entrée en redondance avec un léninisme ossifié, déconnecté de tout phylum historique, entièrement réduit à une interprétation étatique, sorte de référence paranoïaque qu'il prétendait imposer à la recomposition de la subjectivité prolétarienne. Rien n'est plus urgent que d'en finir avec cette fausse alternative. Il faut interdire l'accès aux territoires du mouvement à ces absurdes messagers du passé. Le terrorisme rouge n'a qu'un destin : celui de l'échec et du désespoir. Il n'a qu'une

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seule fonction : enrayer l'immense potentiel de libération qui s'est révélé au sein de la pesante période de réaction que nous traversons, Pour autant qu'il s'est plié aux rythmes historiques et aux programmations adverses, le terrorisme rouge s'est révélé pour ce qu'il est : une forme paradoxale de conservatisme, Mais les formations de pouvoir capitalistiques n'ont-elles pas, par la même occasion, « pris la mesure » des mouvements autonomes et sécrété les « antitoxines » capables de les impuissanter? C'est à cette question, précisément, que se trouvent confrontés les militants des générations précédentes qui « ré-émergent », comme d'une brume, du grand désastre réactionnaire. La césure terroriste d'origine prolétarienne des années 1970 est devenue follement, mortellement dangereuse pour Vessor des processus révolutionnaires qui avaient commencé de détotaliser, de déterritorialiser les stratifications du pouvoir, à tous les niveaux. Aussi est-il clair que les idéologies qui l'ont nourrie doivent être écartées avec force, comme autant de biais qui ne peuvent que dénaturer et conduire à la défaite les luttes du mouvement réel. Cela étant, il faut reconnaître que cette vague terroriste a posé un problème vrai à travers des prémisses et des réponses radicalement fausses : comment lier la résistance contre la réaction à la mise en place d'un nouveau type d'organisation?

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La réponse correcte à cette question, et la ligne stratégique qui en découle, sont déjà dans le mouvement, là où il s'est constitué sur un mode institutionnel sans s'égarer sur les sentiers de la légitimation étatique. Il s'agit alors de construire une autre société, une autre politique, un autre mouvement des femmes, un autre mouvement ouvrier, d'autres mouvements des jeunes. « Autre », « différent », « nouveau », toujours les mêmes mots trop pauvres pour indexer des vecteurs de bonheur et d'imagination capables de bouleverser le monde sclérotique où la politique n'est que frustration et paranoïa, où la société n'est que le triomphe du conformisme, où le mouvement ouvrier s'enlise dans le corporatisme, le mouvement des femmes dans l'introjection de la subordination, le mouvement des jeunes dans les drogues de toute nature et où, enfin, la limite entre la revendication de pouvoir et le terrorisme ne cesse de se restreindre. Il est également possible que la césure externe n'était que le symptôme d'une maladie interne. Il serait absurde de nier que les processus de recomposition ne véhiculent aussi des éléments groupusculaires et dogmatiques, des « virus » des anciennes stratifications qui les menacent de l'intérieur. C'est alors l'articulation entre l'immédiateté et la médiation, la tactique et la stratégie - qui ne sauraient s'instaurer qu'à titre de rapports pratiques et multilatéraux - qui risque

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de « précipiter » sous forme de chaos, d'agitation maniaque et de provocation. Et s'il en a bien été ainsi, alors la seule voie possible de guérison de cette sorte de paranoïa ne saurait être trouvée que par la mise au clair, voire l'exaltation, de ses symptômes, l'exploration de son étiologie, le dégagement des désirs dont elle est l'expression et leur libération radicale de tous surcodages par les pulsions de mort capitalistiques. Le problème du recours à la force nya pas pour cela disparu de notre horizon. Mais nous considérons qu'il est d'autant plus efficace politiquement que les forces en question sont plus diversifiées, démultipliées par mille liens avec la pensée et l'imagination. La force est le corps - et nous voulons reconstruire le mouvement en dehors du corps mort que la tradition nous a légué; nous voulons réinventer un corps vivant, réel, vivre, expérimenter une physiologie de la libération collective. C'est sur cette hypothèse d'un autre type d'expression de puissance que les mouvements des années 1970 ont réaffirmé l'urgence de la libération. Nul anarchisme en cela! Car le mouvement n'en demeure pas moins collectif et récuse l'implosion individualiste mortifère. Nous nous défions des mythes spontanéistes pour autant qu'ils tentent de dévaluer les dimensions de quotidienneté et de reformulation patiente des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Nul idéalisme, là non plus ! Car ici,

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le corps est, tout à la fois, matière d'expression du sujet et contenu, finalité, Sa promotion a pour conséquence de relativiser le formalisme de la représentation du contrat et de la loi, au profit de l'alliance et du projet commun entre les forces productives. La liquidation du concept de la pratique du terrorisme est donc corrélative à la fois de la négation des références politiques archaïques - fussent-elles spontanéistes - et de l'affirmation d'un matérialisme radical. C'est cela aussi que nous ont appris les années 1970, avec leur horrible césure-terroriste. 3. Une nouvelle politique révolutionnaire La recomposition du mouvement passe par une réorganisation des fronts de lutte en tant que processus d'auto-production au plus haut niveau de la subjectivation collective. La redécouverte de la politique, c'est-à-dire la fondation d'une autre politique, appelle un déploiement de forces sociales dans des champs d'application indéfiniment ouverts. Ces forces dépendent, bien sûr, de l'intensité des besoins révélés par les luttes immédiates et donc du heurt contre l'obstacle, mais aussi de la positivité du monde que nous voulons construire, des valeurs que nous entendons promouvoir. Qu'on ne voie là aucune dialectique ! En tout cas, pas une dialectique similaire à celle, glorieuse et douloureuse,

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qui a présidé aux luttes de classe sociologique - rhétorique relevant plus de l'imbroglio que de la science. En effet, le négatif et le positif sont ici ancrés dans la matérialité des options. Et on ne saurait concevoir aucune transition, ni aucun « saut qualitatif », qui permette de passer de la guerre à la paix, de la mort à la vie, de la destruction de l'être à la construction du monde. En cette phase du mouvement et du développement historique, il nous apparaît que seule une révolution continue et multidimensionnelle peut constituer une alternative aux projets en faillite de l'archéo-socialisme. Il ne s'agit évidemment pas de s'en tenir à ces considérations générales. Chaque composante singulière du mouvement développe des systèmes de valeur qui doivent être considérés en eux-mêmes, qui n'appellent aucune « traduction », aucune « interprétation ». Ces systèmes sont amenés à évoluer dans les directions qui leur sont propres et à entretenir quelquefois des rapports contradictoires les uns vis-à-vis des autres. Ils n'en participent pas moins du même projet de construction d'un nouveau type de réalité sociale. Dans les années 1970, une première expérience de jonction des processus révolutionnaires s'est amorcée sur un terrain positif : celui des luttes anti-nucléaires et anti-destruction de la biosphère humaine. Elles se sont trouvées immédiatement liées et impliquées à des programmes

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alternatifs de récupération de l'énergie productive. Ainsi, l'écologie ne s'est-elle pas cantonnée dans le domaine de la nostalgie ou de la protestation; elle a démontré qu'un nouveau style d'action était possible. En outre, les luttes anti-nucléaires ont ouvert des horizons spécifiques dans le registre de l'exploitation de la force de travail scientifique et de son accumulation. Les luttes des techniciens et des scientifiques, qui se révéleront essentielles dans le développement du programme communiste, commencent à éclairer les dimensions complexes d'une utilisation alternative de la science. C'est d'ailleurs au point d'articulation entre celle-ci et la force collective de production que s'opérera la mutation décisive du projet communiste. C'est sur le même continuum de luttes contre l'exploitation et pour des alternatives positives que, de plus en plus, se trouvera mise en cause l'exploitation capitaliste et/ou socialiste du temps et que s'amorcera un nouveau type d'organisation communautaire des forces productives sociales. Luttes contre le procès de travail et ses modes de surcodage du temps ; luttes pour un autre habitat et une autre manière de concevoir la socialité domestique, le voisinage, la coopération entre les segments du socius. Il s'agit de conjuguer positivement la critique de la science et la contestation de l'exploitation, par exemple de conjuguer les recherches sur les énergies alternatives et la reconstruction pratique

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de la communauté productive. C'est seulement à ce prix que nous parviendrons à saisir la cohérence des projets prolétaires actuels à travers la multiplicité et la diversité des initiatives qui les incarnent et la richesse de leur finalité productive. Nous partons du fait que la destruction de la propriété, en tant que forme juridique fondamentale de l'accumulation capitalistique, et la destruction du contrôle bureaucratique, en tant que forme juridique fondamentale de l'accumulation socialiste, dans l'entrelacement indissoluble dans lesquels aujourd'hui elles se présentent à l'analyse, constituent des conditions essentielles à la libération de la science et à l'élaboration d'une vie sociale ouverte et communautaire et aux formes d'organisation du travail social diffuses et créatives correspondant aux nouvelles subjectivités prolétaires. Non, ce que nous évoquons ici n'est pas une utopie ! C'est l'explicitation d'un mouvement réel, que d'innombrables traces et indices nous désignent comme puissance en acte. L'élaboration de l'économie politique de cette transition est devenue un problème urgent; le programme communiste ne franchira un nouveau degré de conscience que dans la mesure où il avancera sur ces questions. À cet égard, il va de soi que les programmes particuliers des différents mouvements ne sauraient que s'entremêler. Il en est de même de leur passage à

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l'organisation, par le biais de diverses tentatives à haute teneur spontanéiste. Ce qui prime avant tout, dans ce domaine, c'est la positivité des perspectives, qui interdit de basculer dans quelque jacobinisme ou léninisme que ce soit. Il nous faut insister à nouveau ici sur la matérialité de ces passages, sur la manière dont ils réussissent à démontrer leur force, y compris dans les pires secteurs de la réaction capitaliste, et comment ils finissent par planter dans la moelle même des patrons et des bureaucrates, l'aiguillon de leurs perspectives mutantes. Nous avons déjà évoqué une illustration majeure de cette conjonction entre vecteurs radicalement hétérogènes, pour mettre à bas les plans du pire des patronats réactionnaires : celui du système monétaire international. En été 1982, la déclaration de non-paiement des dettes contractées et la menace de banqueroute des grands pays latino-américains a porté un coup, peutêtre fatal, aux Reaganomics, La résistance interne des classes laborieuses des pays développés au chômage et à l'inflation s'est alors trouvée objectivement associée à la pression des prolétariats des pays du Tiers-Monde, eux-mêmes rongés par la misère et la famine. Le caractère objectif de cette nouvelle alliance de fait, ses incidences politiques considérables, ne nous indiquent pas seulement les limites historiques de la réaction : ils confirment la puissance d'intervention des

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agencements collectifs de subjectivité, dès lors qu'ils parviennent à conjoindre leurs interventions sur la ligne de faîte de la crise. Durant dix années, à partir de 1971, de Nixon à Reagan, le grand capital multinational est parvenu à instaurer un mécanisme perfide d'augmentation de la productivité dans le cadre d'une immobilisation générale des rapports de force et de la distribution des revenus - en 1982, ce sont les bases mêmes du pouvoir capitaliste qui se trouvèrent remises en cause, du fait de la résistance conjuguée de divers secteurs du prolétariat international. Il faut bien admettre que, pendant toute cette longue période de « latence historique », la subjectivité collective a dû continuer à métaboliser ses besoins et ses désirs ! Sinon, comment eût été possible une telle crise - la première du présent cycle historique de la réaction, mais d'une évidence fulgurante. Voilà, en clair, un exemple de ce que nous entendons, lorsque nous parlons de : « matérialité des voies de passage de la recomposition de la subjectivité ». Parallèlement à la prise de conscience croissante du caractère irréversible de la crise du mode de production capitalistique, surgit alors un problème fondamental : le capitalisme et! ou le socialisme disposent des moyens de détruire le monde; ces moyensy les utiliseront-ils pour défendre leur domination? Et jusqu'à quel point? Or, c'est précisément autour de cette menace que la

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recomposition des subjectivités révolutionnaires et le développement des mouvements ont partiellement reconstruit leur profil le plus haut. C'est dans les lunes pour la paix que la reconstruction du mouvement atteint son expression la plus riche et la plus complexe. De façon sinueuse, continue, ces luttes sont amenées à parcourir le territoire de l'ennemi, lui retirant la possibilité de concentrer le maximum de folie destructive qui préside à son projet, détruisant de façon continue sa force de persuasion et de concentration. Cette « guérilla de la paix » s'implante, on pourrait presque dire librement, sur des espaces se déployant entre les consciences individuelles, à partir de constructions communautaires, d'un repérage collectif des dispositifs et des séquences de la domination qui les constituent en terme de résistance et de lutte : tout cela, c'est déjà une force, un projet, qui nous fait sortir de la défensive^ qui dépasse la guerre de position et qui peut nous inspirer une guerre de mouvement. Encercler, vider les stratégies ennemies de leur substance, les déstructurer de l'intérieur : quel autre moyen y a-t-il de lutter pour la paix? Convient-il, à cet égard, de différencier le cheminement de la lutte pacifiste, de celui de la recomposition des agencements d'énonciation révolutionnaire? Nullement, car, nous le répétons, la lutte pour la paix est porteuse des potentialités alternatives les plus hautes.

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Qu'on nous accorde que nous ne sommes pas assez naïfs pour imaginer qu'il y ait, sous le chapeau du pacifisme, aussi bien des honnêtes gens que des canailles ! Dans certains pays, le mouvement pour la paix est instrumentalisé et perverti selon des méthodes qui nous évoquent les temps abjects de la « pax stalinienne ». Et nous ne sommes guère portés à goûter une « paix » de neutralisation sociale, qui s'accommoderait, par exemple, d'un muselage définitif du peuple polonais. Nous concevons, tout au contraire, la lutte pour la paix comme une trame sur laquelle peuvent se tisser les luttes collectives de libération. C'est dire que, pour nous, cette lutte ne saurait être synonyme de statu quo. Il s'agit donc fondamentalement de lever l'hypothèse qui pèse sur tous les rapports de production capitalistes et/ ou socialistes d'une surdétermination de mort. La lutte pour la paix est une lutte pour une démocratie où la liberté des individus serait garantie et où la gestion de la res publica et les finalités du développement économique trouveraient leur légitimité dans la communauté. Le vert ne naît ni du rouge des régimes socialistes, ni du noir des régimes capitalistes ! Il naît du refus de la misère et de l'oppression partout où elles prolifèrent et de l'urgence de se libérer de la peur du commandement capitalistique partout où elle s'impose. On nous interpelle de tous côtés : « Vous devez choisir

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votre camp ! » Les uns disent aux Afghans qu'ils seraient occupés par les Américains si les Russes partaient de chez eux. Mais est-ce que ce serait pire? « Si les Américains nous occupent, répondent les intéressés, nous deviendrons tous Scythes ! » Les autres nous disent que nous serons occupés par les Russes si nous refusons le parapluie américain. Mais est-ce que ça serait pire? Si les Russes nous occupent, nous deviendrons tous Polonais! Nous en avons assez de tous ces chantages. Nous rejetons aussi bien celui de la bombe que celui des prétendues valeurs capitalistes ou socialistes. La paix est une condition de la révolution À l'intérieur de la tragédie que le Capital impose à la vie, une réponse collective s'esquisse : dans l'ombre de la destruction, une exigence d'éthique, de bonheur et de vie s'affirme. La mobilisation pour la paix amorce les parcours infinis de la libération; les formes constructives dont la liberté est aujourd'hui drapée peuvent seules dissoudre le pouvoir de mort derrière lequel se retranchent les classes capitalistiques. Oui, la révolution continue : la vague réactionnaire des années 1970 ne l'a pas détruite! Elle s'est enrichie d'une sorte d'intériorisation stratégique de caractère irréversible qui lui permet de s'articuler intrinsèquement à l'immense projet éthique pour la paix.

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L'ALLIANCE NOUVELLE

1. Une méthode moléculaire d'agrégation Les transformations qui travaillent la société requièrent un nouveau type d'organisation, v Le léninisme ou l'anarchisme ne sont plus aujourd'hui que fantasme de défaite, volontarisme et désenchantement, foi forcée ou rébellion solitaire, forme antithétique de la répression ou simple revendication abstraite de singularité. Les choix organisationnels du mouvement à venir devront être repensés indépendamment des références politiques et idéologiques du mouvement ouvrier traditionnel qui l'ont conduit à la défaite. L'effondrement de ses deux modèles extrêmes - le léninisme et l'anarchisme - laisse entièrement ouverte la question des machines de lutte dont le mouvement devra se doter pour être capable de vaincre. La multiplicité de leurs fonctions et le caractère original et spécifique de l'articulation des singularités qui leur est imparti impliquent, à l'évidence, que la forme de ces machines ne répète plus le projet de centralisme, ne renouvelle plus l'illusion d'un filtrage de la démocratie

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à travers des structures centralistes. On retrouve toujours dans le centralisme pseudo-démocratique un décalque des modèles étatiques. Les caractéristiques répressives et bureaucratiques de l'État de Richelieu, de Robespierre, ou de Rothschild s'y voient reprises et illusoirement renversées. L'organisation du mouvement révolutionnaire a trop longtemps subi, dans la passivité ou dans le refus, cette homologie. Comment l'État pourrait-il être détruit par un organisme qui en subit l'hégémonie, y compris sur un plan formel? Mais comment faire venir une telle tâche au premier plan des préoccupations d'un mouvement « autre », divers, qui se construit sur l'autovalorisation et l'autoproduction de singularités? Nous ne possédons évidemment aucun modèle de rechange d'organisation, mais du moins savons-nous ce dont nous ne voulons plus. Nous refusons tout ce qui répète les modèles constitutifs de Yaliénation représentative et de la rupture entre les niveaux où se forment la volonté politique et les niveaux de son exécution et de son administration. Comme il arrive toujours, dans le cours réel d'un processus révolutionnaire, les nouvelles « demandes » d'organisation correspondent à la nouvelle essence de la force productive sociale. Et ce sont justement sa fluidité, la multivalence de ses références conceptuelles, sa capacité permanente d'abstraction, son efficience pragmatique, sa puissance

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de déterritorialisation qui rendent vaine toute tentative de division et de hiérarchisation des pouvoirs à l'intérieur du processus organisatif. La formation de la direction politique, son exécution et son administration, ne doivent plus être séparées, parce que cela est une répression des nouvelles qualités spécifiques de la force collective de travail. Le temps de Montesquieu et de la séparation des pouvoirs est révolu. Les rapports d'aliénation développés sur les plans exécutifs et administratifs par le centralisme pseudo-démocratique, sous quelque forme qu'ils se présentent, sont en passe de disparaître de l'horizon politique de la révolution (dont Rousseau et l'aliénation des volontés singulières se seront fait également expulser). Mais, jusqu'ici, notre tentative de redéfinition n'a progressé que sur des terrains négatifs : que signifie, plus positivement, l'organisation de la nouvelle subjectivité révolutionnaire? Avançons pas à pas, et tentons de mieux cerner la question. L'argument prétendument « définitif » de ceux qui soutiennent des modèles traditionnels d'organisation consiste à affirmer que seule une forme centralisée peut posséder une efficacité suffisante dans la constitution de fronts généraux de lutte, et cela serait d'autant plus vrai dans la phase actuelle de développement du capitalisme, qui impliquerait même, au contraire, pour l'organisation des opprimés,

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un surcroît de force de centralisation. Sottise que tout cela ! On n'en serait là que si l'actuelle soumission de la société au capital était dépendante d'une règle rapportant la valeur accumulée à la quantité d'exploitation et si une forme spécifique du commandement devait être nécessairement associée à une figure particulière de la production sociale ! Mais n'est-ce pas précisément ce genre de mesure et ce type de rapport qui ont sauté? La généralisation de l'exploitation capitalistique s'accompagne visiblement d'un changement de nature des fonctions répressives, tel que toute régulation structurale en leur sein tend à être éliminée. Il n'existe plus, à proprement parler, de valeur à se réapproprier. Si la loi de la valeur continuait de fonctionner, à un niveau de généralité abstraite, on pourrait peut-être encore concevoir des projets d'organisation de type léniniste. Mais il n'en est rien, Le commandement capitalistique se développe à présent en prise directe et antagoniste sur les singularités libres et proliférantes. Quels que soient les filets rigides et répressifs qu'il lance en direction de cette faune sauvage, il ne parvient pas à atteindre et à recueillir ni ses modes de temporalisation, ni ses richesses et finalités essentielles. Dans ces conditions, l'organisation des nouveaux agencements prolétaires ne saurait concerner qu'une pluralité de rapports au sein d'une multiplicité de singularités - pluralité

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focalisée sur desfonctions et des objectifs collectifs échappant aux contrôles et aux surcodages bureaucratiques, dans la mesure où elle se développe précisément dans le sens d'une optimisation des processus de singularités concernés. Ce qui est donc en cause ici, c'est un multicentralisme fonctionnel capable, d'une part, de s'articuler aux dimensions diverses de l'intellection sociale et, d'autre part, de neutraliser activement la puissance destructrice des agencements capitalistiques. Telle est la première caractérisation positive de la nouvelle subjectivité révolutionnaire. Ses dimensions coopératives, plurielles, anti-centraliste, anti-corporatiste, anti-raciste, anti-sexiste... exacerbent la capacité productive des singularités. C'est seulement de cette façon et uniquement dans le registre de ces qualifications, que les luttes prolétaires pourront reconstituer des fronts de lutte cohérents et efficaces. Ces processus organisationnels doivent être conçus comme étant essentiellement dynamiques : chaque singularité y est relancée à travers des objectifs non seulement locaux, mais de plus en plus élargis jusqu'à la définition de points de rencontre transectoriels nationaux et internationaux. Les projets globaux de société, reposant sur des corpus idéologiques fermés perdent donc ici toute pertinence, tout caractère opératoire. Il ne s'agit plus de s'appuyer sur des synthèses abstraites, mais sur des processus ouverts

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d'analyse, de critique, de vérification, de mise en acte concrète et singulière. D'un point de vue moléculaire, chaque tentative d'unification idéologique est une opération absurde et réactionnaire. Le désir, sur le terrain social, refuse de se laisser circonscrire dans des zoiles de consensus, dans des aires de légitimation idéologiques. Pourquoi demander à un mouvement féministe de trouver un accord doctrinal et programmatique avec des groupes d'initiatives écologiques ou avec une expérience communautaire de gens de couleur, ou avec un mouvement ouvrier? L'idéologie brise; elle n'unifie qu'en apparence. L'essentiel est, au contraire, que chaque mouvement se révèle capable de déchaîner des révolutions moléculaires irréversibles et de s'associer à des luttes molaires limitées ou illimitées (seule l'analyse et la critique collectives peuvent en décider) sur le terrain politique, syndical, de défense des droits généraux de la communauté nationale et/ou internationale... L'invention et la formation de ces nouveaux schémas d'organisation impliquent la mise en acte de dispositifs d'analyse permanents des finalités internes des processus d'auto-production de la subjectivité sociale. C'est la condition sine qua non pour garantir une remise en question effective des modes de fonctionnement collectifs et pour empêcher l'émergence en leur sein de tentations « groupusculaires » et sectaires.

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Telle nous paraît être l'amorce positive d'une méthode d'organisation révolutionnaire adéquate à la subjectivité collective qui en est porteuse ; méthode scientifique dans son analyse ; ouverte aux procès historiques et, cependant, capable d'imagination. « Work in progress » dans les mailles des singularités, tout entier polarisé vers leur auto-production et leur multiplication. Méthode, donc, constitutive d'une organisation en perpétuel remaniement, méthode, de ce fait, adjacente aux forces productives, qui ont fait des singularités et de leur développement, le fondement de la richesse matérielle et spirituelle. 2. Machines de lutte L'analyse a progressé; l'expérience s'est accumulée. La méthode a déjà trouvé quelques vérifications. Est-il possible de penser et de recommencer à pratiquer les formes d'organisation de cette nouvelle subjectivité révolutionnaire? Se poser cette question implique déjà une confrontation avec les difficultés, les modalités matérielles, les obstacles, les ennemis d'un projet de libération collective. Comment concevoir la construction des mouvements et leur recomposition? Comment réamorcer le développement de chacun d'entre eux et leurs articulations transversales? Nous nous trouvons face à des matériaux nombreux et hétérogènes et à des optiques fluctuantes - les différentes structures

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organisées du mouvement non seulement sont souvent jalouses de leur singularité, mais elles semblent parfois ne s'ouvrir que pour des luttes défensives, pour le renforcement et l'affirmation permanente de cette singularité. De plus, leurs logiques se présentent selon des matrices multiples et changeantes; elles réarticulent de façon toujours différente le rhizome des diverses composantes autonomes. Il va de soi que le problème d'un accord ou d'un désaccord idéologique ne se pose plus ici dans les termes de la logique politique habituelle - l'un comme l'autre ne relèvent plus du même univers idéologique. Au contraire, le premier problème à résoudre est d'aménager la coexistence des multiples dimensions idéologiques et de développer une analyse et une confrontation qui, sans chercher à surmonter les différences spécifiques, s'efforcent cependant d'éviter qu'elles ne se dégradent en divisions muettes et passives. Nous imaginons donc un processus de recomposition qui assume la conflictualité entre les dynamiques de singularisation dans le respect de leur richesse propre et de leurs lignes porteuses de productivité humaine. Cela étant dit, il n'en demeure pas moins nécessaire de construire des machines de lutte, des dispositifs organisationnels ouverts à ces dynamiques et à ce multicentralisme fonctionnel Ces machines de lutte seront d'autant

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plus efficaces que leur champ d'action sera délimité et qu'elles se fixeront comme finalité fondamentale l'optimisation des processus de singularisation. De tels modes de cristallisation organisationnelle sont apparus dans l'Amérique du Nord des années i960, lors des diverses « campagnes » du mouvement. Également dans YAllemagne des années 1970, où le développement du mouvement alternatif a révélé l'existence de lignes de différenciation allant à la fois dans le sens de la maximisation de la singularisation et dans celui de la recomposition matérielle des possibilités de lutte. Une méthode ouverte, donc, qui prend substance de son ouverture pour engendrer une organisation ouverte. Il advienyfj^quemment - aussi bien dans les pays arabes^ slaves, latino-américains qu'anglosaxons - que cette expérimentation de nouvelles formes d'organisation se développe à partir d'un imaginaire religieux. Sans doute, convient-il de faire la part entre les motivations religieuses qui s'agrègent à une action de libération et celles qui se reterritorialisent autour d'une aliénation théologique. Il est de fait que, dans un monde où les seules « bavures » ne peuvent être que des ruptures a-signifiantes, la reconquête de la valeur du témoignage9 de rengagement personnel, de la résistance singulière et de la solidarité élémentaire est devenue

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un moteur essentiel de transformation. Pour se constituer en machine de lutte, les mouvements sont tenus d'assumer, aussi complètement que possible, le rapport contradictoire entre singularité et société capitalistique, entre éthique et politique. Et ce n'est guère concevable qu'à la condition de réinventer totalement les formes du militantisme. Nous devons mener l'analyse et la critique du militantisme et des vieilles expériences, lorsqu'elles nous rendent tristes, lorsqu'elles sont devenues historiquement ternes, parce qu'elles font obstacle à une libre praxis. Mais il nous paraît impossible que puisse être fondée une nouvelle méthode ouverte d'organisation en dehors de la redéfinition concrète d'un nouveau militantisme -quelle que soit l'amplitude de ses motivations. C'est-à-dire une certaine cristallisation sociale de désir et de générosité traversant l'être des singularités. On peut attendre de cette façon d'envisager les choses, non seulement la naissance de nouvelles organisations, de machines de luttes mutantes, mais également une modification profonde de leur « contexte propositionnel », en particulier une redéfinition des « Droits de l'Homme » garantissant et encourageant les constructions communautaires. D'une façon générale, c'est la question du renouvellement des mécanismes constitutionnels et de leur capacité d'enregistrer les conflits et les mutations sociales qui sera posée.

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Seule la subjectivité engagée dans des processus singuliers de production peut rompre les codes et les normes de la production de subjectivité du C.M.I. C'est uniquement dans cette voie que la démocratie peut être refondée. L'innovation juridique passe nécessairement par l'institutionnalisation du mouvement réel. La seule norme juridique acceptable - correspondant, en d'autres termes, aux « instances de justice » portées par les populations elles-mêmes - est l'image-mouvement du réel À l'inverse, le C.M.I. nous présente des S sociétés dont les droits sont bouleversés et dont les Codes et les Constitutions légales sont soit dépassés, soit fonctionnent comme de simples paravents des pratiques illégales de castes travaillant pour leur propre compte. La prise en charge de ces problématiques constitutionnelles ne devra plus être méconnue et délaissée, comme ce fut longtemps le cas dans le mouvement, mais appartiendra en propre à la volonté politique des agencements révolutionnaires. C'est le rapport entre volonté politique et constitution de l'État qui s'inverse ici. Il reviendra à la première de conditionner la seconde, et non l'inverse, comme le prétendent les idéologies conservatrices et comme l'imposent les pratiques réactionnaires. Ce renversement n'implique pas un renoncement à l'existence d'un corpus juridique cohérent. Il procède, au contraire, de la volonté d'y promouvoir une plus

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haute rationalité, un plus grand souci de vérité et de justice, par l'intégration au sein de ses mécanismes d'une capacité de lecture des processus mutationnels essentiels. Il s'agit, en somme, que « l'esprit des lois » acquière une sensibilité et une intelligence aiguës des transformations profondes et progressistes du « marché » social. Il est plaisant de constater que les apologistes récents du marché et de sa toute-puissance thaumaturge soient les détracteurs enragés de toute promotion de ce genre de marché ! Le fait est, qu'au niveau actuel de la crise capitaliste et du développement des rapports de force entre les classes, de tels dispositifs de libre marché institutionnel et politique, par leur action de facilitation et d'incitation des potentialités de liberté collective, détruiraient et même annuleraient les conditions du marché libéralbourgeois de l'exploitation. Il est donc clair que, lorsque nous contestons la prétention de l'État à régenter de façon contractuelle la conflictualité sociale (pratique qui est toujours source de totalitarisme), nous ne nous prononçons pas pour autant en faveur des entreprises faussement naïves de saisie des processus de singularisation sociale, qui ne feignent de les reconnaître qu'au titre de tentative corporative (qu'on tentera ensuite d'intégrer au sein de ce qu'on nomme pompeusement l'« économie sociale »; l'idéologie pseudo-proudhonienne

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dont on habille certaines de ces tentatives n'a évidemment d'autres buts que de les rendre prisonnières d'un marché capitalistique élargi). Non, le corporatisme, sous quelque forme qu'il se présente, doit être renversé; il ne peut générer que des ersatz, des faux-semblants de solution aux problématiques des nouvelles subjectivités collectives. Toutes les manipulations étatiques, aussi insinuantes qu'infamantes, doivent être combattues sans relâche. Etatisme et corporatisme sont deux faces du même obstacle au développement des autonomies et des singularités. Les machines de lutte, portées par les nouvelles subjectivités prolétaires, nous le répétons, tendent essentiellement à approfondir la singularité des agencements collectifs dont elles émanent, sans que cela entame en rien leur rapport de conflictualité révolutionnaire avec l'État. Cela n'est qu'un paradoxe que si l'on méconnaît les finalités libératrices du mouvement et, spécialement, l'intérêt de chacune de ses composantes à ce que disparaissent les techniques de pouvoir, les manipulations de groupe, inhérentes aux systèmes traditionnels de représentation « au nom », prétendument, de la volonté générale. Nous avons eu notre compte de Menenius Agrippa et de ses apologues ! C'est donc en prise directe, à la même texture des agencements singuliers au sein desquels ils se forment, que les machines de lutte développeront

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leurs activités productives et leur action politique. C'est d'un même mouvement qu'elles s'engageront dans la production et la reproduction. Dans la production, afin de former la capacité de gestion autonome et communiste des activités humaines et afin de construire un nouveau type d'économie fondée sur des agencements collectifs qui en articulent les diverses modalités de sémiotisation et de mise en œuvre machinique. Et, dans l'ensemble de la société, afin de mettre en place l'autogestion d'une reproduction et d'une organisation, aussi libre que possible, de la répartition et des fonctions du temps de travail. Promotion, donc, du collectif tout autant que de l'initiative, de la création et de la responsabilité individuelle. Comme on sait, les thuriféraires du néolibéralisme aiment à retourner aux mythologies du chef comme seule garantie d'une ordination rationnelle des procès productifs complexes, comme seul agent possible de « dynamisation » de la force de travail, etc. Dans le même temps, ils tentent de déconsidérer l'autogestion comme étant synonyme de « médiocratie », (il serait impossible de l'appliquer à grande échelle, etc.). Tous ces raisonnements procèdent d'une méconnaissance totale des moyens dans tous les domaines de pointe de la science et de la technologie. Une certaine conception des hiérarchies arborescentes et des disciplines oppressives est incontestablement devenue archaïque. Il ne

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s'agit pas là d'une simple affaire de goût, ou d'un « préjugé » démocratique. L'agencement transversal, en rhizome, des composantes machiniques, des composantes informationnelles et des composantes décisionnelles, est véritablement devenu une nécessité absolue, si l'on veut continuer de faire avancer, parallèlement à la production, la société, la science, l'art, en bref, la vie humaine sur cette planète. Après quelques siècles de domination capitaliste et/ou socialiste, production et société sont devenues une seule et même chose. C'est un fait sur lequel il n'y a pas de retour possible. Les machines de lutte révolutionnaire sont tenues de devenir elles-mêmes des agencements de production des nouvelles réalités sociales et des nouvelles subjectivités. Soulignons à nouveau que la définition, le programme général de cette libération tous azimuts n'appartient pas à ces machines de luttes, mais à la multiplicité rhizomatique des processus de singularité, au sein de chacun de leurs sites de production, qu'ils transforment, remanient, démultipliant, le cas échéant, la puissance que cette libération autorise. Désormais, organiser signifie d'abord : opérer sur soi-même, en tant que collectivité singulière, construire, reconstruire, en permanence cette collectivité dans un projet multivalent de libération. Pas en référence à une idéologie directrice ; mais au sein des articulations du réel. Cette

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recomposition permanente de la subjectivité et de la praxis n'est concevable que dans une totale liberté de mouvement de chacune de ses composantes, et dans le respect absolu de leurs temps propres - temps pour comprendre ou refuser de comprendre, temps pour s'unifier ou s'autonomiser, temps de l'identification ou de la différence la plus exacerbée. Libération, production, constitution de nouveaux agencements sociaux, relèvent de niveaux distincts - tous également pertinents - à partir desquels les machines de lutte se développent. Les expériences de communauté et de solidarité, que la seconde moitié de ce siècle a connues, sont les paradigmes originaires de la venue au jour de ces nouvelles organisations que nous dénommons machines de lutte. Il s'agit à présent d'en déployer le libre jeu et la puissance. Il est clair que seule l'expérience directe des luttes permettra de cerner plus avant leur contour, - prétendre décrire par avance ce que ces machines de lutte des nouvelles subjectivités prolétaires seront sur un plan pratique, (de désir et de raison), irait à l'encontre de leur mode de génération, qui dépend, pour l'essentiel, de ce qu'on n'ose plus appeler : « les masses ». 3. Aujourd'hui, les nouvelles lignes d'alliance Au terme de la période de repli défensif, conséquence de l'actuelle vague répressive sous

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Pégide de la restructuration capitaliste et/ou socialiste - , une forme particulière d'alliance peut et doit se réaliser entre les catégories constitutives du nouveau prolétariat et les secteurs les plus dynamiques de la société productive. Ce qui la caractérise en premier lieu, c'est qu'elle devra être capable de briser les quadrillages corporatistes de la restructuration, qui se sont révélés particulièrement efficaces au sein des classes ouvrières industrielles et aussi dans les secteurs tertiaires et scientifiques de la production sociale. La séquence révolutionnaire fondamentale, à laquelle nous sommes à présent confrontés, concerne les possibilités de mise en connexion et d'interaction des classes ouvrières, des secteurs de production tertiaire et des innombrables composants de l'univers des « non-garantis ». Cette problématique de la jonction devra être prise en charge par les mouvements avec toute l'intelligence et l'énergie dont ils sont capables. Non parce que la classe ouvrière demeurerait l'élément déterminant du processus révolutionnaire. Ou que les secteurs tertiaires, intellectuels, marginaux, etc. seraient porteurs de mutations économiques essentielles... Personne n'a rien à gagner à entretenir de tels malentendus historiques. Il est évident que les discours sur la centrante et l'hégémonie ouvrière sont tout à fait périmés et qu'ils ne sauraient servir de base à la structuration de nouvelles lignes d'alliance politique et

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productive, ou même simplement de modèle de référence. En rupture avec ce genre de leurres, la véritable question est celle de l'invention d'un système> non d'unification, mais d'engagement multivalent des forces sociales précitées qui soit en mesure non seulement d'articuler les nouvelles forces subjectives, mais également de briser les blocs de pouvoir capitalistiques - en particulier leurs effets de suggestion mass médiatiques sur une partie considérable des opprimés. Il serait fictif et artificiel de n'attendre ces nouvelles lignes d'alliance qu'aux points de rupture de la restructuration, dans les zones de friction du marché du travail et de la restructuration corporatiste de divers segments de la classe ouvrière. Une telle attitude participerait encore de l'état d'esprit du C.M.I. qui est toujours prêt à faire donner la répression plutôt que de prendre en considération les tentatives de libération de la production, Or, nous l'avons vu, la question de la recomposition d'une unité conjonctive du mouvement va de pair avec celle de l'auto-production de processus de libération, à la fois singuliers sur leur versant intrinsèque, et offensifs sur leur versant extérieur - , par chacune de ses composantes. Cette autoproduction implique la reconnaissance effective et sans réserve de tout ce qui participe réellement aux nouveaux types de coopération et de subjectivité, sans immixtion des formations du pouvoir dominant. Les nouvelles lignes d'alliance anti-

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capitalistiques détruiront les mailles corporatistes de la répression, et contribueront à ce que les agencements collectifs de transformation assument leurs perspectives fondamentales. Au lieu de nouvelles lignes d'alliance politique, nous pourrions dire aussi bien : nouvelle coopération productive. On en revient toujours au même point, celui de la production, - production de biens utiles, production de communication et de solidarité sociale, production d'univers esthétiques, production de liberté... Le fait est que le centre de gravité de ces processus productifs s'est déplacé vers les trames moléculaires des marginalités et des minorités. Il ne s'agit pas cependant d'en faire une nouvelle religion et d'opposer ici, point par point, l'ensemble des garantis et l'ensemble des non-garantis. Il s'agit, au contraire, d'en finir avec la représentation que ces derniers se font d'eux-mêmes en tant qu'ensemble hétérogène, exclus par essence des « vraies réalités » productives, comme les y induisent toutes les coordonnées de représentation du capitalisme et/ ou socialisme... Seulement, une telle transformation implique aussi que nombre de secteurs de la classe ouvrière et de catégories privilégiées des prolétariats productifs se donnent d'autres « représentants » que ceux qu'ils ont aujourd'hui et qui, pour la plupart, sont vendus au régime du corporatisme. Les révolutions moléculaires,

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les nouveaux agencements subjectifs, les autonomies, les processus de singularisation sont susceptibles de restituer une portée révolutionnaire aux luttes de la classe ouvrière et de multiples secteurs de la force collective de travail, qui en sont aujourd'hui réduites à végéter dans leurs stratifications sociologiques. Nous avons la conviction que la « recomposition prolétaire » peut enrayer dans son avancée la stratégie du C.M.I. de « précarisation » du marché du travail, et de mise en concurrence des segments sociaux qui s'y trouvent confrontés. À chaque fois que des processus de détotalisation et de déterritorialisation entament les stratifications du corporatisme apparaissent des potentialités de révolution moléculaire, à petite ou grande échelle. Or, s'il est vrai que la question fondamentale est d'inverser la « pente » corporatiste, il apparaît également que le moteur de cette diminution de l'« entropie sociale » réside dans la prise de consistance d'un projet révolutionnaire de décompartimentage de la société productive. Et pas seulement comme horizon idéal, comme éthique communiste, mais avant tout comme stratégie de lutte susceptible de faire sortir le mouvement de son actuelle « névrose d'échec ». Les situations les plus démoralisantes et les rapports de force en apparence les plus négatifs peuvent rapidement changer dès lors qu'apparaîtra de façon encore plus tranchée la précarité des formes actuelles

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de la domination du C.M.I. Même les segments les plus « conservateurs » de la classe ouvrière commencent à manifester leur inquiétude, leur impatience et leur dégoût à l'égard de ceux qui sont censés les représenter. L'idée, longtemps acceptée de bon gré, selon laquelle il n'existerait plus qu'une seule économie politique de référence - celle du C.M.I. - a fait son temps. Les démantèlements d'entreprises, de branches d'industrie, de régions entières, les frais sociaux et écologiques de la crise ne peuvent plus être portés au compte d'une nécessaire reconversion du système. En fait, il est clair depuis longtemps qu't/ ne s'agit pas d'une crise ordinaire, mais d'une tentative radicale d'écrasement de plus d'un demi-siècle d'« avantages acquis » et de conquêtes sociales du réformisme correspondant aux formules antérieures du capitalisme. Cela ne signifie évidemment pas que le capitalisme soit en train de s'effondrer de lui-même et que nous en soyons arrivés, comme malgré nous, à l'avant-veille du « Grand soir » ! Ce qui est sûr, c'est que le capitalisme et/ou socialisme entendent instaurer sur toute la planète un régime de « disciplinarisation » forcené, où chaque segment de la force collective de travail, chaque peuple, chaque ethnie sera « affecté à résidence », tenu de se soumettre à un contrôle permanent. A cet égard, les ouvriers garantis seront logés à même enseigne que les non-garantis, et tout ne sera

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plus ici que question de nuance, d'insensible transition. Personne ne pourra plus se prévaloir, à l'avenir, d'une véritable garantie statutaire. Les classes ouvrières classiques devront en prendre leur parti. Mais quel pourrait être le sens de leur révolte si elles ne comprenaient pas qu'elles ne représentent plus une majorité sociale - ni en valeur numérique, ni en valeur d'idéal, ni même en valeur économique produite - et qu'elles sont tenues, si elles veulent légitimer leur rébellion, de se recomposer socialement, en alliance avec la masse immense des exploités, des marginalisés, où se retrouvent, de façon largement majoritaire, les jeunes, les femmes, les immigrés, les sous-prolétaires du Tiers-Monde et des minorités de toute nature? Réunifier les composantes traditionnelles de lutte de classe contre l'exploitation avec les nouveaux mouvements de libération et de projectualité communiste est devenu la tâche principale. C'est sur ce terrain que naîtront les nouvelles lignes d'alliance. Tirons un trait sur la tradition de la IIP Internationale, un trait noir sur ses résultantes totalitaires et/ou corporatistes. Un nouveau mouvement révolutionnaire est à la recherche de lui-même. Il naît au-dedans et au-dehors du mouvement ouvrier traditionnel, sa prolifération converge potentiellement vers un front intrinsèquement unifié par l'exploitation. Il détruira les normes répressives de la journée

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de travail et de l'appropriation capitaliste de la totalité du temps de la vie. Partout de nouveaux domaines de lutte deviennent possibles. Mais le lieu privilégié, le point chaud de la production de nouvelles machines de lutte révolutionnaire réside au sein des agencements de subjectivité marginalisés. Et là aussi, cela va de soi, pas en tant que tels ! Mais parce qu'ils s'inscrivent dans le sens de la créativité des processus de production considérés dans leur ligne d'évolution, c'està-dire non arbitrairement isolés au sein de la sphère économique capitalistique. L'imaginaire social ne pourra se recomposer qu'à travers des mutations radicales. À cet égard, on doit considérer que les phénomènes de la marginalité participent d'un contexte qui ne les définit nullement comme étant à la marge, mais qui, au contraire leur confère une place centrale dans la stratégie capitaliste. Les subjectivités marginales, pour autant qu'elles sont le produit et les meilleurs « analyseurs » de la tendance du commandement, sont aussi celles qui lui résistent le mieux. L'aspect extérieur, physique, corporel, plastique des expériences de libération des sujets marginaux devient également la matière d'une nouvelle forme d'expression et de création. La langue, l'image ne sont ici jamais idéologiques mais toujours incarnées. Ici, plus que partout ailleurs, on peut relever les symptômes de l'apparition d'un nouveau droit à la transformation

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et à la vie communautaire, sous la poussée de subjectivités en révolte. Nouvelles lignes d'alliance comme projet de production de singularités et comme possibilité de conférer à ce projet une portée sociale subversive. La méthode d'auto-analyse des agencements de la subjectivité sociale devient substance révolutionnaire dans la mesure où elle permet de discernabiliser sémiotiquement et d'amplifier politiquement les points d'implosion du corporatisme et de surgissement de ces lignes d'alliance. La conscience commune a déjà perçu ce processus de jonction; l'imagination révolutionnaire a commencé de l'appréhender; il reste à en faire la base de la constitution du mouvement à venir.

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PENSER ET VIVRE AUTREMENT : PROPOSITIONS

Le ressentiment, la répétition vide, le sectarisme sont les modalités selon lesquelles nous vivons les espoirs trahis du mouvement ouvrier traditionnel. Nous ne renions pas pour cela l'histoire des luttes; et même, au contraire, nous l'exaltons parce qu'elle fait partie intégrante de nos coordonnées mentales et de notre sensibilité. Fussions-nous des nains sur les épaules de ceux qui furent des géants, nous entendons assumer aussi bien ses fruits que les aspects déplorables de son héritage. De toute façon, nous voulons nous porter au-delà. En renouant avec les racines humaines du communisme, nous voulons faire retour aux sources de l'espoir9 c'est-à-dire à un « être pour », à une intentionnalité collective, tournée vers le faire plutôt que vers un « être contre », arrimé aux ritournelles impuissantes du ressentiment. C'est dans l'histoire réelle que nous entendons explorer et expérimenter la multitude d'univers de possible qui nous sollicitent de toutes parts. Que mille espèces de fleurs s'épanouissent sur les terrains que prétend miner la destruction capitalistique! Que mille

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espèces de machines de vie, d'art, de solidarité et d'action balayent l'arrogance stupide et sclérotique des vieilles organisations ! Qu'importe si le mouvement trébuche sur sa propre immaturité, sur son « spontanéisme », - sa puissance d'expression ne s'en trouvera, à terme, que renforcée. Sans même s'en rendre compte, et malgré l'amplitude des mouvements moléculaires qui le soulèvent, les lignes de cristallisation organisationnelles qui s'amorcent s'orientent dans le sens des nouvelles subjectivités collectives. « Que mille fleurs, mille machines de lutte et de vie s'épanouissent » n'est pas un mot d'ordre d'organisation et, moins encore, une prédication d'illuminé, mais une clef analytique de la nouvelle subjectivité révolutionnaire, une donnée à partir de laquelle les caractéristiques sociales et les dimensions de singularités du travail productif pourront être ressaisies. C'est à travers l'analyse du réel qu'elles se recomposeront et se multiplieront en tant qu'instance subversive et innovatrice. L'ennemi s'est incarné dans les formes actuelles de commandement social, par l'écrasement des différences, par l'imposition de la logique réductrice de la domination. La mise à jour de l'hégémonie des processus de singularisation sur l'horizon de la production sociale constitue aujourd'hui la caractéristique spécifique de la lutte politique communiste.

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Le développement, la défense et l'expression des subjectivités productives mutantes, des singularités dissidentes, et des nouveaux agencements prolétaires sont devenus, en quelque sorte, la matière première et la tâche première du mouvement. Cela pourra prendre la forme de la lutte sur le front du Welfare, pour la détermination d'un revenu égalitaire garanti, contre la misère sous toutes ses formes, pour la défense et l'élargissement des droits des alternatifs, contre les mécanismes de division corporatistes... On retrouvera là, si l'on veut, la tradition des luttes contre la rente, à ceci près qu'elle n'est plus seulement foncière, immobilière et financière, mais qu'elle est étayée, pour l'essentiel, sur les articulations du commandement capitalistique et qu'il s'agit donc de rente politique, de rente de position dans la hiérarchie des strates corporatistes. Les nouvelles composantes subjectives de la production et de la révolution trouveront leur premier domaine d'intervention dans ce registre, qu'elles redéfiniront sur un mode positif comme lutte de libération contre l'esclavage corporatiste et les structures réactionnaires de la production, et affirmation des processus de singularité comme ressort essentiel de la production sociale. Cette recomposition du mouvement révolutionnaire implique, certes, d'immenses efforts de courage, de patience, et surtout, d'intelligence. Mais quel progrès, déjà, par rapport

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aux périodes antérieures de lutte - inlassables et souvent désespérées - des premiers groupes conscients de cette problématique, qui ne parvenaient que rarement à ouvrir des brèches dans le ghetto syndical ou dans le monopole politique des partis prétendument ouvriers! Ici aussi, le temps de la vie doit s'imposer au temps de la production. C'est à ce carrefour que se posera la seconde tâche du mouvement communiste révolutionnaire : l'organisation consciente de la force collective de travail indépendamment .des structures capitalistes et/ou socialistes, autrement dit de tout ce qui concerne la production et la reproduction du mode de vie. Une chose, en effet, est de révéler les nouvelles forces productives sociales et une autre de les organiser en dehors et contre les structures capitalistes et/ou socialistes. Le développement de la science et des techniques et leur incorporation massive dans ce programme de transformation sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes. Aucune transformation n'est concevable, si l'ensemble du champ de travail productif n'est traversé par de grands mouvements d'expérimentation collective brisant les conceptions relatives à l'accumulation centrée sur le profit capitaliste. C'est dans cette direction que devra être appréhendée la puissance d'expansion de la force collective de travail Ainsi s'établira un double mouvement, rappelant celui du cœur humain, entre la diastole

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de la force expansive de la production sociale et la systole de l'innovation et du réaménagement radical de la journée de travail. Le mouvement du prolétariat social et des nouvelles subjectivités collectives doit investir les entreprises, les enjeux relatifs à la législation sur le temps de la journée de travail et imposer ses redéfinitions et son expérimentation permanente. Ils doivent imposer, non seulement un renouvellement du produire, mais aussi des façons novatrices d'imaginer et d'étudier la production. Penser, vivre, expérimenter et combattre autrement : telle sera la devise d'une classe ouvrière qui ne peut plus se percevoir en « autosuffisance » et qui a tout à gagner à renoncer à ses mythes arrogants de centralité sociale. Dès lors qu'on en aura fini avec ce genre de mystification qui, au bout du compte, n'a fait que profiter aux formations de pouvoir capitalistes et/ou socialistes, on découvrira la portée immense des nouvelles lignes d'alliance nouant des relais sociaux multiformes et multivalents au sein des forces productives de notre temps. Il est temps que l'imagination du communisme se hausse à la hauteur des vagues mutationnelles qui sont en passe de submerger les vieilles « réalités » dominantes. Il nous faut, à présent, introduire certaines considérations tournant autour d'une première « proposition diagrammatique » intégrant les définitions des perspectives proposées jusqu'alors.

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Il n'est que trop évident que toute tentative de prise de contrôle, par le mouvement des nouvelles subjectivités, du temps de la journée de travail ne saurait être qu'illusoire si elle ne s'attaque pas frontalement au réseau de commandement mis en place par le C.M.I. S'en prendre à ce réseau signifie mettre en cause le rapport Est-Ouest, faire dérailler le mécanisme d'intégration entre les deux superpuissances qui a surcodé, depuis les années 1970 jusqu'à aujourd'hui, toutes les relations internationales. La rupture du rapport de domination établi laborieusement entre le capitalisme et le socialisme et le renversement radical des alliances - en particulier européennes - en direction de l'axe Nord-Sudy contre l'axe Est-Ouest, constituent une base essentielle de la recomposition du prolétariat intellectuel et ouvrier dans les pays capitalistes avancés. Une base de production sociale qui conquerra sonindépendance contre l'oppression de la hiérarchie et du commandement des grandes puissances ; une base qui n'a de sens que si elle s'étaye sur la volonté collective de créer des flux et des structures alternatifs au rapport Est-Ouest. Nous ne sommes pas des arriérés du « TiersMondisme » ; nous n'avons pas la prétention de le transformer par la voie de « l'insurrectionnalisme » traditionnel ; nous ne-croyons guère pour autant à sa capacité indépendante de développement et de « rachat » - du moins dans le contexte

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capitalistique actuel. Aucune des révolutions triomphantes, dans les pays développés, n'a réussi à transformer de façon durable les structures de l'État. Il est peu probable que celles du TiersMonde y parviennent mieux! Non, c'est plutôt du côté de la coopération révolutionnaire et de l'agrégation des forces du prolétariat intellectuel et ouvrier du Nord avec la masse immense du prolétariat du Sud qu'il convient de se tourner pour remplir cette tâche historique. Tout cela peut paraître utopique, voire extravagant, parce qu'aujourd'hui nous, les ouvriers et les intellectuels des pays du Nord, nous sommes les esclaves de la politique corporative, des divisions segmentaires, de la logique du profit, des opérations de quadrillage et d'extermination, de la hantise de la guerre nucléaire, telles qu'elles nous sont imposées et dont nous nous faisons les complices. Notre libération passe par la mise à jour d'un projet et d'une pratique qui unifient, dans une même volonté révolutionnaire, les forces intellectuelles et les prolétariats du Nord et du Sud. À mesure que la jonction des processus de singularité avancera dans le projet de réinvention du communisme, se posera avec plus d'acuité le problème du pouvoir, qui demeure au cœur de l'antagonisme entre les composantes prolétaires et l'État capitaliste et/ou socialiste. Le mouvement ouvrier traditionnel pensait répondre à cette question d'une manière simple et radicale

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par la conquête du pouvoir d'État, puis par la dégénérescence progressive de ce dernier. Tout devait aller de soi ! On opposerait la destruction à la destruction et la terreur à la terreur! Inutile d'épiloguer aujourd'hui sur le caractère fictif et mystificateur de cette dialectique! Inutile de souligner le caractère scandaleux de la référence des tenants d'une telle doctrine à l'expérience héroïque de la « Commune de Paris » ! La troisième tâche fondamentale du mouvement communiste révolutionnaire consiste à en finir avec ce genre de conception et à affirmer la séparation radicale du mouvement non seulement avec l'État auquel il est directement confronté mais, plus fondamentalement, avec le modèle même d'État capitalistique et tous ses succédanés, ersatz, formes dérivées, et fonctions ramifiées dans tous les rouages du socius, à tous les niveaux de la subjectivité. Aux luttes concernant le Welfare, contre l'organisation du travail productif et du temps social de travail, aux initiatives communautaires dans ce domaine, s'ajoute donc la mise en cause de l'État, en tant que clef modélisatrice des diverses figures de l'oppression, en tant que machine de surdétermination des rapports sociaux, pour les réduire, les quadriller, les asservir radicalement, sous la menace de ses forces de mort et de destruction. Cette question nous conduit à formuler une seconde proposition diagrammatique du commu-

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nisme et de la libération. Elle concerne l'urgence d'une re-territorialisation de la praxis politique. S'affronter à l'État, aujourd'hui, cela signifie lutter contre cette figure particulière d'État qui est totalement intégrée au C.M.I. À partir de Yalta, les rapports politiques se sont de plus en plus vidés de leur légitimité territoriale, ont dérivé vers des niveaux impossibles à atteindre. Le Communisme représente la destruction tendancielle des mécanismes qui font de la monnaie et des autres équivalents abstraits les seuls territoires de l'homme. Ce qui n'implique en rien une nostalgie des « terres natales », le rêve d'un retour aux civilisations primitives, ou au prétendu communisme du « bon sauvage ». Pas question de remettre en cause les niveaux d'abstraction que les processus déterritorialisés de production ont fait conquérir à l'homme ! Ce qui est contesté par le communisme, c'est le type de reterritorialisation conservatrice, dégradante, oppressive, imposée par l'État capitaliste et/ou socialiste, avec ses fonctions administratives, ses organes institutionnels, ses équipements collectifs de normalisation et de quadrillage, ses médias, etc. La reterritorialisation opérée par la praxis communiste est d'une tout autre nature; elle ne prétend pas faire retour à un point de départ naturel et universel; elle n'est pas une révolution circulaire; elle permet de « décoller » des réalités et des significations dominantes,

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en créant des conditions qui permettent aux hommes de « faire leur territoire », de conquérir leur destin, à titre individuel et collectif, au sein des flux les plus déterritorialisés. (À cet égard, on sera conduit à distinguer très concrètement : les mouvements de reterritorialisation nationalitaire - Basques, Palestiniens, Kurdes... - qui assument, jusqu'à un certain point, les grands flux déterritorialisés des luttes du Tiers-Monde et des prolétariats immigrés et les mouvements de reterritorialisation nationaliste réactionnaires.) Notre problème, c'est de reconquérir des espaces communautaires de liberté, de dialogue et de désir. Un certain nombre d'entre eux commence à proliférer dans différents pays d'Europe. Mais il s'agit de construire, contre les pseudo-reterritorialisations du C.M.I. (exemple : la « décentralisation » en France, ou l'Europe des Dix) un formidable mouvement de reterritorialisation de la politique et comme base du renversement des alliances sur l'axe Nord-Sud. La troisième tâche du mouvement communiste révolutionnaire est donc aussi de désarticuler et de démanteler les fonctions répressives de l'État et de ses corps spéciaux. C'est l'unique terrain sur lequel les nouveaux sujets collectifs se croisent avec les initiatives de l'État et uniquement dans la mesure où ce dernier expédie ses « chevaliers teutoniques » sur les terres libérées par les

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agencements révolutionnaires. Que de forces d'amour et d'humour devront ici être mises en œuvre pour que ceux-ci ne s'abolissent pas, comme à l'accoutumée, dans l'image lunaire, mortellement abstraite et symbolique, de leur adversaire capitalistique! La répression est d'abord éradication et perversion du singulier. S'il s'agit de la combattre sur les terrains des rapports de force repérables dans le réel, il s'agit aussi de s'en défaire dans les registres de l'intelligence, de l'imagination, de la sensibilité et du bonheur collectif. Il s'agit partout d'extraire, y compris de soi-même, les puissances d'implosion et de désespoir qui vident le réel et l'histoire de leur substance. Que l'État, de son côté, vive son reste de vie dans l'isolement et l'encerclement que lui réserve une société civile reconstruite! Mais s'il fait mine de sortir de sa « réserve » et de reconquérir nos espaces de liberté, alors nous répondrons en le submergeant par un nouveau genre de mobilisation générale, d'alliances subversives multiformes. Et, cela, jusqu'à ce qu'il en crève étouffé dans sa propre fureur. La quatrième tâche : nous voilà revenus, et c'est inévitable, à la lutte anti-nucléaire et à la lutte pour la paix. Seulement, c'est à présent sur un paradigme mettant à jour les implications catastrophiques de la position de la science dans son rapport à l'État; position qui présuppose une

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dissociation entre la « légitimité » du pouvoir et la finalité de la paix. Quelle sinistre dérision, en vérité, que ces États qui accumulent des milliers de têtes nucléaires au nom de leur responsabilité pour garantir la paix et l'ordre international ! Alors qu'il est évident qu'une telle accumulation ne saurait garantir autre chose que la destruction et la mort. Mais cette ultime légitimation « éthique » de l'État, à laquelle s'accroche la réaction comme à un rempart, est, elle aussi, en train de s'effondrer, et pas seulement sur un plan théorique, mais dans la conscience de ceux qui savent ou pressentent que la production collective, la liberté et la paix sont, dans leur mouvement propre, foncièrement irréductibles au pouvoir. Interdire la catastrophe dont l'État est porteur, tout en mettant à nu combien elle lui est essentielle. Il demeure vrai que le « capitalisme porte la guerre comme les nuées d'orage ». Mais, d'une autre façon que par le passé, par d'autres moyens et sur un horizon d'horreur échappant désormais à toute imagination possible. La perspective de l'holocauste final est, en effet, devenue une base, à partir de laquelle se déploie la véritable guerre civile mondiale conduite par le pouvoir capitalistique et constituée par les mille guerres permanentes, purulentes, pulvérulentes contre les luttes d'émancipation sociales et les révolutions moléculaires. Pourtant, dans ce domaine, comme

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dans aucun autre, rien n'est fatal. Les victoires et les défaites des nouvelles lignes d'alliance du mouvement ne sont nulle part inscrites dans une causalité mécaniste ou une prétendue dialectique historique. Tout est à refaire, tout à reprendre constamment. Et il est bon qu'il en soit ainsi! L'État n'est qu'un monstre froid, un vampire à l'agonie interminable qui ne tire sa vitalité que de ceux qui s'abandonnent à ses simulacres. En 68, personne ne pouvait imaginer que la guerre deviendrait si rapidement un horizon aussi proche et envahissant. Aujourd'hui, la guerre n'est plus seulement une perspective : elle est devenue le cadre permanent de notre vie. La troisième grande guerre impérialiste a déjà commencé. Une guerre vieille sans doute de trente années, que comme la Dreissigjàhre Krieg, personne ne sait plus reconnaître; bien qu'elle soit devenue le pain quotidien des « unes » de la presse. Tel est le résultat de la restructuration capitaliste et de ses furieux assauts contre les prolétariats planétaires. La troisième proposition diagrammatique du communisme et de la libération consiste à prendre conscience de cette situation et à assumer la problématique de la paix comme base fondamentale des processus de renversement des alliances sur l'axe Nord-Sud Moins que jamais, la paix n'est un mot d'ordre vide; une formule de « belle âme »; une aspiration vague !

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La paix est l'alpha et l'oméga du programme de la révolution- L'angoisse de la guerre nous colle à la peau; pollue nos jours et nos nuits. Tant de gens se réfugient dans une politique de l'autruche ! Mais même cette inconscience-là est génératrice d'angoisse. Le communisme arrachera les hommes et les femmes à la bêtise programmée par le C.M.I. et les mettra en face de la réalité de cette violence et de cette mort, que l'espèce humaine peut vaincre si elle parvient à conjuguer ses potentialités singulières d'amour et de raison. Et enfin, à ces lignes d'alliance des agencements productifs et des subjectivités collectives libérées devra s'ajouter une cinquième dimension - dont nous avons déjà amplement parlé - celle de l'organisation. Les temps sont venus de passer de la résistance éparse à la constitution de fronts de lutte déterminés et de machines de lutte qui, pour être efficaces, ne perdront rien de leur richesse, de leur complexité, de la multivalence des désirs qui les portent. Il nous appartient de travailler à cette transition. En résumé : cinq tâches attendent les mouvements à venir : la redéfinition concrète du salariat; la prise de contrôle et la libération du temps de la journée de travail; une lutte permanente contre les fonctions répressives de l'Etat; la construction de la paix et l'organisation

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de machines de lutte capables d'assumer ces tâches. Ces cinq tâches sont « diagrammatisées » par trois propositions : contribuer à la réorganisation des lignes d'alliance des prolétariats selon l'axe Nord-Sud; conquérir et inventer de nouveaux territoires de désir et d'action politique, radicalement démarqués de l'État et du C.M.I. ; lutter contre la guerre et œuvrer à la construction du mouvement révolutionnaire du prolétariat pour la paix. Nous sommes encore loin d'être sortis de la tourmente, tout laisse à penser que la fin des « années de plomb » sera encore jalonnée de dures épreuves; mais c'est avec lucidité, sans aucun messianisme, que nous envisageons la reconstruction d'un mouvement révolutionnaire et de libération, plus efficace, plus intelligent, plus humain, plus souriant qu'il ne le fut jamais. Félix Guattari, Toni Negri Rebbibia-Paris, 1983-1984

Annexe i

D E S LIBERTÉS EN EUROPE

Félix Guattari

Même si l'on refuse d'en prendre son parti, on est accoutumé à ce que dans les pays de l'Est et dans la plupart des pays du Tiers-monde, les droits et les libertés soient soumis aux pouvoirs discrétionnaires des forces politiques contrôlant l'État. Mais ce à quoi on est mal préparé, ce qu'on se refuse souvent à regarder en face, c'est qu'ils sont également menacés à l'Ouest, dans des pays qui se proclament les champions du « monde libre ». Il s'agit là d'une question difficile, qui colle à la peau, du fait d'implications humaines dramatiques, qui ne souffrent guère qu'on s'en tienne à des déclarations de principe. Or il est impossible de méconnaître que, depuis une dizaine d'années, tout un faisceau de droits et de libertés, toute une série d'espaces de liberté n'ont cessé de perdre du terrain en Europe. À s'en tenir au sort qui est fait aux immigrés ou aux distorsions que vient de subir en France le droit d'asile politique, cela relève du simple constat. Mais ce n'est pas moins évident si, prenant un certain recul par rapport à un juridisme étroit,

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on considère l'évolution concrète du « droit » à disposer d'un minimum de moyens matériels de vie et de travail, pour des dizaines de millions de personnes en Europe (chômeurs, jeunes, personnes âgées, « non garantis », etc.) ; du « droit à la différence », pour des minorités de toute nature; du « droit » à une expression démocratique effective, pour la grande majorité des populations. Un réflexe militant, qui date, il est vrai, déjà d'une autre époque, pourrait conduire à objecter qu'on ne saurait tenir sur le même plan des conflits relatifs aux libertés juridiques formelles et la conquête de nouveaux espaces de liberté, qui relèvent de luttes concrètes. La justice n'ayant jamais été au-dessus de la mêlée sociale ; la démocratie étant toujours plus ou moins manipulée; il n'y aurait rien, ou pas grand-chose, à attendre du premier domaine et, au contraire, tout à entreprendre dans le second. En ce qui me concerne, les affaires d'extradition et les procès politiques auxquels j'ai été amené à m'intéresser ces dernières années (affaires « Bifo », Klaus Croissant, Piperno et Pache, François Pain, Toni Negri...) m'ont conduit à réviser mon jugement sur l'importance qu'il convenait d'accorder à ces libertés prétendument formelles et qui m'apparaissent, aujourd'hui, comme tout à fait inséparables des autres libertés de « terrain », pour parler comme les ethnologues. Moins que jamais

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nous ne devrions nous en tenir à une dénonciation globale - et, elle, vraiment formelle - de la justice bourgeoise. Le fait que l'indépendance de la magistrature ne soit, en effet, bien souvent qu'un leurre, loin de nous conduire à y renoncer et à nous ramener à la mythologie spontanéiste des soi-disant « tribunaux populaires », devrait nous conduire à réfléchir sur les moyens de la rendre effective. La spécialisation des fonctions sociales et la division du travail étant ce qu'elles sont; rien, par ailleurs, ne nous permettant d'escompter, ni à court terme, ni à moyen terme, une transformation en profondeur des mentalités; il n'y a guère lieu d'espérer que les sociétés organisées parviennent de sitôt à se passer d'un appareil de justice. Ce qui ne signifie pas qu'on doive l'accepter tel qu'il est mais, au contraire, qu'il est essentiel de redéfinir son mode de formation, ses compétences, ses moyens, ses articulations possibles avec un environnement démocratique... Pour répondre à ces objectifs, les luttes en faveur des libertés devraient ainsi se doter de nouveaux instruments leur permettant de mener de front : - des interventions au coup par coup dans des affaires concrètes d'atteintes aux droits et aux libertés ; - une activité de plus longue haleine, en liaison avec des groupes d'avocats, de magistrats, de travailleurs sociaux, de détenus... en

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vue d'élaborer des formes alternatives de l'appareil de justice. Les luttes défensives pour le respect du droit et celles, offensives, pour la conquête de nouveaux espaces de liberté sont complémentaires. Les unes et les autres seront appelées à prendre une importance au moins égale à celle des luttes syndicales ou politiques, et à les influencer de plus en plus. C'est ce qui semble s'amorcer, en France, avec le rôle croissant que jouent les organisations telles que Amnesty International, la Ligue des Droits de l'Homme, France Terre d'Asile, la Cimade, etc. Ce préalable étant posé, il n'en reste pas moins qu'on ne saurait traiter de l'évolution des libertés en Europe comme d'une chose en soi, en la tenant séparée de son contexte de tension internationale et de crise économique mondiale. Mais à peine ai-je énoncé ces deux têtes de chapitre qu'une nuée problématique se met à bourdonner à mes oreilles. Cette tension et cette crise doivent-elles être tenues pour des causes de l'affaissement des libertés ou, à l'inverse, comme des conséquences de la montée conservatrice et réactionnaire qui a succédé aux vagues de luttes pour les libertés des années 1960? Je voudrais tenter de montrer que l'analyse de la tension Est-Ouest et celle de la crise mondiale ont tout à gagner à être ré-envisagées sous l'angle de cette question des libertés.

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J'en viens quelquefois à me demander si les libertés, dans nos sociétés qualifiées (d'ailleurs non sans imprudence) de « post-industrielles », ne sont pas destinées à subir une érosion irréversible, du fait d'une sorte d'élévation globale de l'entropie du contrôle social. Mais ce sociologisme morose ne me gagne que les jours de déprime ! À y réfléchir plus sereinement, je ne vois aucune raison d'accoler un tel destin répressif à la prolifération, dans les rouages de la production et de la vie sociale des machinismes d'information et de communication. Non, ce qui fausse tout, c'est autre chose. Ce n'est pas le « progrès » technicoscientifique, mais l'inertie de rapports sociaux dépassés. A commencer par les rapports internationaux entre les blocs ! À commencer par cette course permanente aux armements qui vampirise les économies et anesthésie les esprits ! Alors je me dis que la tension internationale est peut-être moins, comme on voudrait nous le faire croire, le résultat d'un antagonisme de base entre les deux superpuissances, qu'un moyen pour elles, précisément, de « disciplinariser » la planète. En somme, les deux gendarmes en chef se répartiraient des rôles complémentaires - pas comme dans le théâtre de marionnettes, parce qu'ici les coups font très mal ! - mais pour faire monter la tension dans le système et de telle sorte que se trouvent exacerbés les facteurs de hiérarchisation de l'ensemble de ses composantes militaires,

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économiques, sociales et culturelles. En somme, là-haut dans l'Olympe des dieux de la guerre : beaucoup de bruit, beaucoup de menaces! (et aussi, malheureusement beaucoup de choses vraiment dangereuses !) pour qu'en bas, à tous les étages, la valetaille se tienne tranquille ! Il est significatif, à cet égard, que la défense des libertés individuelles et collectives n'ait jamais constitué un enjeu sérieux dans les rapports conflictuels Est-Ouest. Une fois mises de côté les proclamations et l'étalage des grands principes, on voit bien de quel poids elle pèse dans les grands « deals » internationaux. (Le Président Carter a même réussi à se ridiculiser auprès de la classe politique américaine à insister plus que de coutume sur ce sujet!) En fait, les dirigeants occidentaux s'accommodent fort bien de ce que les peuples de l'Est soient fermement tenus en main par les bureaucraties totalitaires de l'Est. Et, au-delà des apparences, derrière leur tapage idéologique et stratégique, ils paraissent bel et bien mener des politiques similaires, visant le même type d'objectifs, à savoir contrôler les individus et les groupes sociaux de toujours plus près, les normaliser, les intégrer, si possible, sans résistance de leur part, sans même qu'ils s'en rendent compte (par le moyen des Équipements Collectifs, pour ce qui concerne leur développement et leur « maintenance », par les Média, pour modeler leur pensée

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et leur imaginaire et, sans doute, à l'avenir par une sorte de téléguidage informatique permanent, pour leur assigner une résidence territoriale et une trajectoire économique). Le résultat ! il est là, déjà visible ! Toujours plus de ségrégation génératrice de racisme ethnique, sexuel et de classe d'âge ; toujours plus de liberté d'action pour la caste des boss et managers et toujours plus d'asservissement pour les pions de base du grand jeu capitalistique. L'affaissement des libertés, auquel on assiste un peu partout, dépendrait donc d'abord de la montée de conceptions du monde plus conservatrices et plus fonctionnalistes, réactionnaires mais toujours prêtes à se saisir des « progrès » des sciences et des techniques, pour les mettre à leur service, ce contexte répressif n'ayant été rendu possible, n'ayant pu prendre de consistance, que du fait de la conjonction politique des bourgeoisies occidentales, des bureaucraties « socialistes » et des « élites » corrompues du Tiers-Monde, au sein d'une nouvelle figure du capitalisme, que j'ai qualifiée ailleurs de « Capitalisme Mondial Intégré 1 ». 1. La Révolution Moléculaire, 10/18, 1980. La mondialisation du capitalisme, qui s'opère par l'incorporation dans son système des pays de l'Est et du Tiers-Monde, selon des modalités particulières, est décrite, dans ce livre, comme étant corrélative d'une intégration « moléculaire » toujours plus poussée des facultés humaines et des affects, par le biais des Média, des Équipements Collectifs, des Appareils d'État, etc.

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La crise, les libertés... Il est bien évident qu'elles ne sont pas sans entretenir quelque rapport! L'inquiétude économique, à elle seule, pèse lourd sur les esprits; elle inhibe jusqu'aux velléités de contestation; elle peut même favoriser des effets paradoxaux, comme en France le passage d'une fraction de l'électorat communiste vers le Front National fascisant de Le Pen. Mais, là aussi, est ce que la présentation mass médiatique ordinaire ne risque pas de fausser ce problème? Est-ce la crise qui pèse sur les libertés ou n'est-ce pas, plutôt, la passivité collective, la démoralisation, la désorientation, la désorganisation des forces novatrices potentielles qui laissent le champ libre au nouveau « capitalisme sauvage » pour opérer des reconversions de profit aux effets sociaux dévastateurs? D'une part, ce terme de crise est particulièrement mal venu lorsqu'il s'agit de dénoter l'espèce de catastrophe en chaîne qui secoue le monde, et avant tout le Tiers-Monde, depuis dix ans. D'autre part, il est évident que la circonscription de ces phénomènes à la seule sphère de l'économie est tout à fait illégitime. Des centaines de millions d'êtres humains sont en train de crever de faim, des milliards d'individus s'enfoncent chaque année un peu plus dans la misère et le désespoir et on nous explique tranquillement qu'il s'agit là de questions économiques dont on ne peut escompter l'avancement qu'à l'issue de la crise ! On n'y peut rien ! La crise,

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ça tombe du ciel, ça va, ça vient, c'est comme la grêle ou le cyclone Hortense ! Seuls les augures les fameux économistes distingués auraient leur mot à dire là-dessus. Mais s'il est un domaine où l'absurdité confine à l'infamie, c'est bien celui-là ! Car enfin, quelle nécessité y aurait-il à ce que des reconversions industrielles et économiques - fussent-elles planétaires, engageassent-elles les remaniements les plus profonds des moyens de production et du socius - dussent être assorties d'un tel gâchis ! À nouveau se profile l'urgence d'un renversement à 180 degrés des façons de penser ces problèmes C'est le politique qui prime l'économique. Pas l'inverse ! Même si en l'état actuel des choses il est difficile d'affirmer que c'est lui qui fabrique la crise de toutes pièces - parce qu'il y a des effets d'entraînement, des interactions catastrophiques que plus personne ne contrôle, par exemple, entre les dévastations économiques et les désastres écologiques, ou, dans un autre ordre d'idées, entre les monnaies et le marché du pétrole il n'en reste pas moins qu'il doit être tenu pour responsable de ses effets sociaux les plus pernicieux. Et la sortie de la crise, ou si l'on préfère, de la série noire, sera politique et sociale. Ou elle ne sera pas ! De sorte que l'humanité continuera de s'acheminer vers on ne sait quelle ultime implosion. Et l'Europe, dans tout ça? On la vante fréquemment comme une aire de liberté et de

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culture, dont la vocation serait d'équilibrer les rapports Est-Ouest et d'oeuvrer à la promotion d'un nouvel ordre international entre le Nord et le Sud. Il est vrai que, dans la dernière période, son versant allemand a commencé à découvrir tout l'intérêt qu'il y aurait pour lui à calmer le jeu. Mais on est encore bien loin d'une politique européenne autonome et cohérente. D'autant que la France s'enferre dans son rôle traditionnel de Don Quichotte de la défense avancée de l'Occident! En fait, la liberté d'action de l'Europe se réduit comme une peau de chagrin à mesure qu'il se révèle qu'elle ne sortira pas indemne de la grande épreuve de reconversion du capitalisme mondial. Elle demeure pieds et poings liés à l'axiomatique stratégique économique et monétaire des U.S.A. Elle est plus que jamais empêtrée dans ce que ses technocrates estiment être des « archaïsmes » nationalistes et nationalitaires et dans ses « corporatismes » de toute nature. Au lieu de développer une dynamique unitaire entre les peuples qu'elle était censée réunir, la Communauté Économique Européenne a exhumé et exacerbé entre eux des haines qu'on croyait éteintes depuis longtemps. Et, ce qui n'est pas fait pour arranger les choses, l'ensemble de son flanc méditerranéen bascule peu à peu dans une forme intermédiaire de Tiers-mondisation. La liberté est un droit ! C'est même le premier de tous. Mais, le moins qu'on puisse dire, c'est

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que ce n'est pas un droit acquis. Les libertés concrètes ne cessent de fluctuer au gré des rapports de force et en raison des abandons ou des volontés de les réaffirmer. Pour se prémunir, dans ce domaine, contre les généralités et les abstractions, mieux vaudrait parler de degrés de liberté ou, mieux, de coefficients différentiels de liberté. La liberté humaine n'est jamais d'un seul tenant. Même dans le cas limite d'une solitude de tour d'ivoire, elle ne s'instaure que par rapport aux autres - à commencer par les blocs d'altérité inprojectés dans le moi. Dans la pratique, les libertés ne se dénouent que par rapport au droit coutumier qui s'est instauré avec mes proches et mon voisinage, par rapport à la soumission de ceux qui sont en mon pouvoir, aux effets d'intimidation et de suggestion des instances qui me dominent et, en dernier lieu, par rapport aux règlements, aux codes et aux lois qui relèvent des divers domaines publics. De même que, dans l'antiquité, le statut de libre citoyen ne s'était institué que sur fond d'un esclavage généralisé, de même, aujourd'hui, les libertés des adultes blancs disposant, en Europe, d'un minimum de revenus, n'ont trouvé leur « standing » que sur fond d'asservissement des Tiers-Mondes intérieurs et extérieurs. Ce qui veut dire que, par exemple en France, la volonté la plus élémentaire de défendre les droits des immigrés ou de sauvegarder le droit d'asile politique, aussi dépourvue

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soit-elle d'arrière-pensées politiques, procédâtelle de la simple charité, pourrait finir par porter très loin. Car, ce qu'elle met en cause, ce n'est pas seulement le respect de droits formels, mais toute une conception du monde, des axiomes cruciaux de ségrégation, de racisme, de repli sur soi, d'idéologie sécuritaire, et la perspective d'une Europe des polices plutôt qu'une Europe des libertés... C'est d'ailleurs bien pourquoi, dans le climat réactionnaire actuel, si peu de gens sortent de leur torpeur pour se mobiliser sur de tels objectifs ! Le respect des droits de l'homme, à l'Est comme à l'Ouest, au Nord comme au Sud; la paix et le désarmement, imposés aux États par les vagues, sans cesse renouvelées, de la « démoralisation pacifiste »1 ; l'instauration, entre les pays riches et le Tiers-Monde, de rapports visant à l'épanouissement des potentiels humains : voilà ce que pourraient être les principaux axes internationaux d'une nouvelle pratique sociale d'émancipation et de conquête d'espaces de liberté. Mais ces thématiques ne pourront s'incarner dans des luttes significatives que pour autant que ceux qui auront la volonté de les mettre en acte sauront concrètement apprécier la double nature des obstacles que le Capitalisme Mondial Intégré oppose à un tel projet, à savoir : '1. Allusion au thème de la « démoralisation de l'armée » développé par les socialistes du début de ce siècle.

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1) une adversité objective en constant renouvellement, du fait des transformations accélérées des moyens de production et des rapports sociaux; 2) une obnubilation subjective, une véritable production industrielle de subjectivité individuelle et collective, dont il ne faut pas s'étonner que l'efficace la plus redoutable se porte sur leurs propres rangs. Sans m'étendre outre mesure, je voudrais maintenant évoquer les conditions auxquelles devraient répondre, selon moi, les agencements militants à venir, les futures machines de lutte pour la paix et la liberté sous toutes leurs formes. Je ne prétends nullement en détenir une définition exhaustive et en proposer un modèle « bon pour le service » ! Il s'agit seulement de tirer quelques enseignements de la période faste des années 1960 et de la déroute qui s'en est suivie. Nous fûmes tout à la fois naïfs, brouillons, aveugles et éclairés, quelquefois sectaires et bornés, mais souvent visionnaires et porteurs d'avenir. Il va de soi, toutefois, que cet avenir ne sera pas à l'image de nos rêves d'alors ! Mais je suis convaincu qu'il a rendez-vous et que, de ce fait, nombre d'entre nous ont rendez-vous avec certaines données de méthodes qu'il est possible d'extraire des formes de luttes et des modes d'organisation de cette époque et avec certaines

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leçons tirées d'épreuves, où certains ont sacrifié leurs plus belles années. Ces conditions, je les vois au nombre de trois : 1) Les nouvelles pratiques sociales de libération n'établiront pas entre elles des rapports de hiérarchisation; leur développement répondra à un principe de iransversalité qui leur permettra de s'instaurer « à cheval », en « rhizome », entre des groupes sociaux et des intérêts hétérogènes. Les écueils à contourner sont ici : a - la reconstitution de partis « d'avant-garde » et d'états-majors qui dictent leur loi et qui modélisent les désirs collectifs sur un mode parallèle - bien que formellement antagoniste - à celui du système dominant. L'inefficacité et le caractère pernicieux de ce genre de dispositif ne sont plus à démontrer; b - le cloisonnement entre les pratiques militantes, selon qu'elles visent soit des objectifs politiques d'envergure, soit la défense d'intérêts sectoriels, soit une transformation de la vie quotidienne... et la séparation entre, d'une part, la réflexion programmatique et théorique et, d'autre part, une analytique - tout entière à inventer - de la subjectivité des groupes et des individus engagés concrètement dans l'action. Ce caractère transversaliste des nouvelles pratiques sociales - refus des disciplines autoritaires, des hiérarchies formelles, des ordres de priorité décrétés d'en haut, des références

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idéologiques obligées... - ne doit pas être tenu pour contradictoire avec la mise en place, évidemment inévitable, nécessaire et même souhaitable, de centres de décision utilisant, le cas échéant, les technologies les plus sophistiquées de la communication et visant à une efficacité maximale. Toute la question, ici, est de promouvoir des procédures analytiques collectives qui permettent de dissocier le travail de la décision et les investissements imaginaires de pouvoir, lesquels ne coïncident, dans la subjectivité capitalistique, que parce que celle-ci a perdu ses dimensions de singularité et s'est massivement convertie à ce qu'on pourrait appeler un éros de l'équivalence (« peu importe la nature de mon pouvoir, du moment que je dispose d'un certain capital de ce pouvoir abstrait »). 2) L'une des finalités principales des nouvelles pratiques sociales de libération sera le développement, plus encore que la simple sauvegarde, des processus de singularisation collectifs et/ou individuels. J'entends par là tout ce qui confère à ces initiatives un caractère de subjectivation vivante, d'expérience irremplaçable, qui « vaut la peine d'être vécue », qui « donne un sens à la vie ». Après les décennies de plomb du stalinisme, après les multiples allers-retours au pouvoir des socio-démocrates - toujours le même scénario de compromission, de veulerie, d'impuissance et d'échec - après le boyscoutisme borné et tout

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aussi malhonnête des groupuscules, le militantisme a fini par s'imprégner d'une odeur rance d'église qui suscite désormais un légitime mouvement de rejet. Seule sa réinvention, sur des thèmes nouveaux, à partir d'une subjectivité dissidente, portée par des groupes-sujets, permettra de reconquérir le terrain abandonné aux subjectivités préfabriquées par les Média et les Équipements du capitalisme new-look. Et nous voilà ramenés à cette nécessité d'inventer une analytique collective des diverses formes de subjectivité « engagées ». A cet égard, nous ne partons pas tout à fait à zéro. Il y aurait beaucoup à apprendre sur la façon dont les Verts, en Allemagne, ou Solidarnosc, en Pologne, ont mené à bien la construction de nouvelles formes de vie militante, Nous avons aussi des exemples négatifs inverses, avec le sectarisme de l'ETA militaire basque ou avec les monstrueuses déviations terroristes et dogmatiques des Brigades Rouges en Italie, qui ont inexorablement conduit à y faire décapiter les mouvements de libération qui étaient, sans conteste, les plus riches et les plus prometteurs d'Europe. Je le répète, il m'apparaît que le seul moyen d'échapper à ce genre de fatalité mortifère, c'est de se donner les moyens d'une gestion analytique des processus de singularisation, ou de « mise en dissidence », de la subjectivité.

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3) Ces machines militantes mutantes, pour des espaces de liberté transversaux et singularisés, n'auront aucune prétention à la pérennité. Elles assumeront d'autant mieux leur foncière précarité et la nécessité de leur renouvellement incessant, qu'elles seront portées par un mouvement social de grande ampleur, lui, de longue durée. C'est ce qui les conduira à nouer de nouvelles et larges alliances qui les feront sortir de leur plus grave maladie d'enfance, à savoir, une propension tenace à se vivre comme minorités encerclées. Il s'agit ici de promouvoir une logique d'alliances multivalentes, qui déjoue à la fois celle, duplice, des combinaisons de pouvoir et celle, puriste et sectaire, des mouvements des années 1960, qui devait les conduire à se couper définitivement de la grande masse des populations. Leur ouverture transversaliste devra être suffisante pour les mettre en mesure de s'articuler à des groupes sociaux dont les préoccupations, les styles, les façons de voir sont fort éloignées des leurs. Ce ne sera possible que pour autant qu'elles assumeront, précisément, leur finitude et leur singularité et qu'elles sauront se déprendre sans appel, sans arrière-pensée, du mythe pervers de la prise du pouvoir d'État par le parti de l'avant-garde. Personne ne prendra plus le pouvoir au nom des opprimés ! Personne ne confisquera plus les libertés au nom de la liberté. Le seul objectif désormais acceptable, c'est :

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la prise de la société par la société elle-même1. L'État ! C'est un autre problème. Il ne s'agit ni de s'y opposer de façon frontale, ni de conter fleurette sur sa dégénérescence en douceur pour les lendemains du socialisme ! D'une certaine façon, on a l'État qu'on mérite ! Je veux dire que, l'État, c'est ce qui reste comme formes les plus abjectes du pouvoir quand la société s'est délestée de ses responsabilités collectives. Et ce n'est pas seulement le temps qui viendra à bout de cette sécrétion monstrueuse, mais avant tout des pratiques organisées permettant à la société de se dégager de l'infantilisme collectif auquel la destinent les Média et les Équipements capitalistiques. L'État n'est pas un monstre extérieur qu'il faut fuir ou dompter. Il est partout, à commencer en nousmêmes, à la racine de notre inconscient. Il faut « faire avec ». C'est une donnée incontournable de notre vie et de notre lutte. La transversalité, la singularisation, les nouvelles alliances; voilà les trois ingrédients que je voudrais voir versés à profusion dans la marmite aux libertés. C'est alors qu'on verrait la fameuse « arriération » de l'Europe et ses « archaïsmes » bien connus changer de couleur. Je rêve du jour où les Basques et les clandestins de l'Ulster, les Verts allemands et les mineurs écossais et gallois, les immigrés, les pseudo1. Au sens où la Pologne contestataire oppose aujourd'hui la société et l'État-parti.

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cathos polonais, les Italiens du sud et la meute sans nom de tous ceux qui ne veulent rien entendre, rien savoir de ce qu'on leur propose, se mettront à crier tous ensemble : « Oui, nous sommes tous des archaïques et votre modernité, vous pouvez vous la mettre où vous voulez ! » Alors la passivité et la démoralisation se transformeront en volonté de liberté et la liberté en force matérielle capable de détourner le cours d'une sale histoire. Félix Guattari Montréal, novembre 1984

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LETTRE ARCHÉOLOGIQUE

Toni Negri

Cher Félix,

On me demande de participer à une intervention à Montréal et je suis tout à fait heureux d'y penser. Mais l'idée d'un écrit que je pourrais confier à la poste pour cette lointaine rencontre ne me plaît guère. Cela apparaîtrait sec et prétentieux, alors en y repensant j'arrive à la conclusion que la chose la meilleure est de te demander de lire, au colloque, cette lettre - l'ultime des lettres que je t'ai expédiées et qui concerne, comme d'habitude, notre travail sur la pratique sociale. De cette façon, tu seras contraint d'intervenir, de clarifier les présupposés de la discussion et peut-être de polémiquer avec les autres et avec moi. Ainsi donc mon intervention lointaine et un peu sèche deviendra plus chaude et plus proche autant que l'est mon désir, après plusieurs années d'absence forcée, de reprendre une discussion productive avec les camarades. Maintenant il est évident qu'après avoir tracé certains éléments très généraux du programme

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dans Les Nouveaux espaces de liberté, nous avons été contraints de nous poser, toi et moi, le problème de la pratique sociale. Les programmes seront certainement réalisés autrement; il est inutile de les énoncer. Mais il est également vrai que sur un thème comme celui de la pratique sociale, ces dernières années, s'est déversée une telle quantité de discrédits et de scepticismes, tellement les renégats sont nombreux, qu'on est contraint de se demander non seulement si une pratique sociale, un militantisme subversif et de transformation sont désormais possibles mais également si un programme peut être formulé et un discours révolutionnaire communicable. Pour le comprendre et éventuellement pour repousser les doutes qu'il suscite, voyons les choses de plus près. Autrefois, nous avons été convaincus que les deux possibilités, celles du programme et de la pratique, étaient liées entre elles par une seule vérification. Si la pratique devait vérifier la vérité du programme, le programme se forme, lui, seulement dans la mesure où les sujets l'accomplissent. Quand j'étais petit, cela s'appelait « la recherche en commun » ; ce cercle vertueux et en concret, nous le faisions vivre dans les luttes de classe. Dans les années 1960, dans les grandes usines avec les ouvriers de la Fiat ou les usines pétrochimiques, nous avions une seule façon de vérifier la pratique immédiate et la vérité du

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refus du travail, c'était l'immobilisation des établissements, c'est-à-dire des usines. Notre scepticisme arrogant face à l'idéologie se rachetait dans la pratique par un critère très solide de vérité. La vérité était indiquée dans son évidence. Comme ils étaient wittgensteiniens, nos ouvriers ! Il est facile aujourd'hui, à ce propos, de répéter cet adage peut-être un peu brutal, « Verum ipsum factum », mais probablement non réaliste. Il ne semble pas en effet que le problème de la pratique sociale puisse être résolu par une répétition de ce type de solution. Non par une répétition théorique d'une méthode et pas non plus par un rappel émerveillé de cette antique et heureuse pratique. Une méthode n'est pas un instrument qui peut être utilisé indifféremment comme la manifestation d'un sujet hégémonique, d'une vérité émergente, d'une historicité triomphante. Et c'est pour cela aujourd'hui qu'on ne croit pas ceux qui, au milieu de la fatigue qui se manifeste actuellement de la volonté et de l'indubitable atténuation de la mémoire collective, feignent une virginité ou une adolescence critique ou une acné juvénile sur leur peau qui n'est plus imberbe et qui imaginent une félicité d'innovation à l'intérieur de rythmes linéaires de la connaissance et de son ouverture indéfinie. Face à cela, une chose est certaine. C'est que nous avons été battus, que cette défaite a une épaisseur ontologique aussi importante que celle que la

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transformation des consciences et de la lutte révolutionnaire avait construite auparavant comme richesse de besoin, de désir et d'intelligence. Alors, demandons-nous : l'épaisseur de cette défaite annule-t-elle l'épaisseur de la transformation? Je ne le sais pas. De toute façon, voyons. Nous avons été défaits. Nous devons le reconnaître. Nous devons nous convaincre qu'il n'y a pas de mémoire ni de répétition possible d'un événement. Même si tout cela pouvait se résoudre, ce ne serait sûrement pas un Ulysse qui retournerait à Ithaque, un Abraham qui irait vers l'inconnu. Cette défaite représente une limite solide, un obstacle que seule une capacité critique énorme réussira à retirer de la voie de la connaissance et de la subversion sociale. Il ne nous reste qu'à repenser la défaite, ses raisons, les points sur lesquels l'ennemi nous a battus, en nous rappelant qu'il n'y a pas de linéarité de la mémoire, qu'il y a, seule, une survie éthique. Face à moi aujourd'hui, il y a la modernisation industrielle, la redécouverte du profit, la réinvention du marché - « Dura lex sed lex ». Nous avons été battus. La culture et les luttes des années 1960 ont été battues dans les années 1970. Les années 1980 voient se consolider la victoire du capitalisme. Il est probable donc que moi je sois un résidu archéologique, que la défaite a été plus importante que la transformation que nous avons vécue, tout se présentant comme s'il ne

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pouvait pas y avoir de modernisation qui évite les lieux dans lesquels nous étions présents. Pour l'ennemi, notre défaite était première dans son projet. Elle était la cause formelle de leur modernisation. Mais quelle chose peut aujourd'hui lier notre négativité à leur affirmation? Le fait que la modernisation est seulement la reprise et la mystification puissante de ce que nous étions, nous, du savoir que nous possédions. Quelques exemples : en premier lieu, dans l'usine. Il fallait de façon négative que soit rompue cette espèce de blocage du commandement que nous constituions et que soient repoussées les requêtes de salaire garanti que nous avions imposées à travers la progression de la demande effective et en fonction de désirs qu'il était désormais impossible de contenir. Toujours dans les usines, il fallait positivement, de la part des patrons, que soit construite une nouvelle hiérarchie de la production qui récompense par moins de travail celui qui acceptait le commandement. L'automation est librement inventée par ce savoir que dégurgite le refus du travail mais elle est au contraire actuellement appliquée pour rompre et mystifier le caractère général de ce besoin ouvrier et prolétaire. En deuxième lieu, dans la société, à travers un maniement attentif, articulé et intelligent de la dépense publique, nous étions en train d'organiser un nouveau modèle de la journée de travail social. Pour moderniser, ils

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ont dû aussi nous battre sur ce niveau social à travers l'inflation, à travers le renouvellement et l'exaspération de règles d'exclusion, répressives, hiérarchiques, fonctionnelles, mais, en même temps, ils ont dû se plier au grand processus de tertiarisation, à la socialisation des capacités des entrepreneurs et ceci les a, par conséquent, contraints à un contrôle informatique généralisé. Sur ce terrain, il est en train de se développer actuellement une bataille de pouvoir qui n'est nullement résolue. L'informatisation du social est librement inventée par l'utopie positive ouvrière et prolétaire d'un temps de journée de travail soustrait au commandement patronal et voilà qu'elle se trouve vérifiée maintenant à l'intérieur de l'horizon de la coopération ouvrière et qu'elle est appliquée contre cette dernière pour rompre la pression de ce besoin et pour exploiter de façon capitaliste la puissance du travail social (du travail qui s'est libéré d'une territorialisation parasitaire industrielle et qui se montre comme universalité sociale). Enfin, partout où les luttes, les désirs de libération étaient en train de se manifester, nous avons assisté à un mécanisme toujours identique : la répression de notre pouvoir et la mystification de notre savoir, une féroce et maudite dialectique dans laquelle nous avons été écrasés. Par contre, cette dialectique ennemie de l'intérieur ne signifie pas aujourd'hui, quand il est nécessaire de le faire, oublier la

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défaite qui s'est donnée. Au contraire, cela signifie en apprécier l'intensité. Cela ne signifie certainement pas restaurer une impossible mémoire mais plutôt se confronter à la nouvelle totalité, à la nouvelle machine de la domination. Totalité qui est toujours celle de l'ennemi, qui reclassifie les éléments d'histoire concrète et les restructure dans la circularité fonctionnelle du commandement. Nous possédons des segments importants, parfois fondamentaux, que la machine de la domination est actuellement en train de réorganiser dans une nouvelle totalité. Notre mémoire peut alors parcourir certains de ces segments; mais après et à l'intérieur de la défaite notre savoir est sans force. Il ne peut s'orienter à l'intérieur de ce puissant monde mystifié qui nous est proposé, à l'intérieur de cette scène de choses et de commandement. Pour recommencer à vivre et à organiser le savoir, nous devons donc rompre cette totalité. Pour redonner puissance à notre segmentarité, nous devons arracher notre être-segment à la totalité dans laquelle celle-ci a été emprisonnée. Si l'on ne détruit pas la totalité à laquelle nous avons été tenus, il n'est aucune déclaration de notre caractère contingent, de notre particularité qui puisse, comme autrefois elle l'a fait, s'appliquer à la reconstruction du monde. La destruction de cette contrainte de la totalité se pose alors comme un des premiers actes de la

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pratique sociale ; non pas par mémoire du passé ou par nostalgie des convulsions anarchiques ni par le professionnalisme bolchévique jésuite, ni enfin pour participer à un nouveau rythme bachique qui, en attaquant le cœur de l'État, le détruit et en même temps se l'approprie ! Parce que cette destruction est l'unique façon de s'évader de la prison de la totalité et d'être libre comme segment, comme particularité. C'est sur cet acte de liberté destructive qu'aujourd'hui peut se construire une pratique sociale positive. Le réformisme, le révisionnisme, le socialisme, en somme tous les modes pour signifier ce qui dans le mouvement réel s'oppose au communisme, eh bien, c'est tout cela qui a travaillé à la négation du lien entre libération et destruction ! De l'aplatissement social-démocrate, de l'innovation sur la continuité des valeurs au terrorisme stalinien de la réduction bureaucratique de la libération à l'émancipation, dans tous les cas on nie ce rapport et, à sa fécondité, on oppose des séquences monstrueuses. N'est-il pas étrange alors que le concept de gauche devienne atone et insignifiant quand un de ses éléments fondamentaux et constitutifs, le lien justement entre la libération et la destruction, est mis de côté? Le concept de gauche est un concept de guerre. Comment peut-on prétendre en oublier les dimensions destructives? Comment peut-on renier la tension de puissance qui régit la volonté

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de libération? Encore plus paradoxal est aussi le fait que la grande augmentation de notre capacité de comprendre le pouvoir, son extension décrite par Foucault, sa pénétration moléculaire décrite par nos plus chers amis et camarades, etc. nous soit aujourd'hui imputée et ait été utilisée contre nous. Comme si la conscience de la complexité, au lieu de prédisposer à une plus haute efficacité de destruction, était un labyrinthe d'où nous ne pourrions plus sortir. Pourquoi au savoir de la transformation ne devrait être jamais donnée la capacité de dominer la complexité? Et de le faire en aimant les singularités qui la composent et contre la nécessité qui est, en revanche, celle du pouvoir ennemi, des forces de la conservation, de la destruction de chaque raison singulière de vie et de liberté? Il existe une sorte de méfiance ontologique pour ne pas dire une véritable allergie éthique face à l'idée de destruction, même parmi nos camarades les plus proches. Le communisme est en fait imaginé à juste droit comme une augmentation de l'être et si nous n'avions pas toujours été convaincus de cela, le féminisme nous l'aurait en fin de compte prescrit définitivement. Mais ces résistances sont injustes parce que la destruction que la libération communiste exige ne réduit pas la superficie de l'être. À ce propos, il me plaît de comparer notre « détruire » aux fonctions que remplit le doute philosophique dans l'histoire de la pensée.

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Le doute en fait n'insultait pas mais découvrait l'horizon de l'être. Le doute, dans toutes ses formes, de l'ignorance socratique au doute cartésien. Mais quelle force destructive celui-ci était-il capable de mettre dans la lutte pour la transformation critique? Regardons le doute cartésien. Dans le monde du seizième siècle, au moment où s'affirment la bourgeoisie et la naissance de l'État moderne, où les idées ont une réalité, où les traditions ont une puissance, où le magique constitue encore un horizon solide, là le doute n'est pas seulement une science qui touche les idées mais surtout une pratique qui a un poids sur leur caractère concret, sur leur existence mécanique et sur leur consistance matérielle. Le doute est une pratique sociale destructive des choses et pas seulement des fantasmes et des idées fictives. Il est destructif dans la mesure où il affirme la liberté; il n'est pas une suspension de la réalité mais un pouvoir contre la figure mystifiée du réel, contre la prépondérance du pouvoir et de ses formes illusoires. La foi, l'erreur, la fausseté de l'existence éthique de la vérité peuvent exister seulement à partir de la destruction de la prison de la connaissance. Le pouvoir, donc, est premier par rapport au connaître. Il l'est dans tous les cas. Dans le cas du patron qui, pour nous dominer, nous arrache le savoir et doit fonder aussi sa dignité sur le pouvoir. Le pouvoir est pour lui une condition matérielle

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du connaître. Mais également de notre côté, le pouvoir est condition du connaître, condition formelle et non pas matérielle mais pour cela non moins effective. Chaque fois que le savoir nous est enlevé, cela vient de ce que nous avons été battus sur le terrain du pouvoir. Certes, notre relation au savoir à travers le pouvoir n'est pas une chose vulgaire. Il n'a pas la signification arbitraire et aveugle de l'anticipation ou mieux de la continuelle surdétermination du savoir. Telle est bien en revanche la caractéristique, la nature de la relation que le patron entretient avec l'être au fur et à mesure que la loi de la valeur a disparu et avec elle le rôle progressiste du capital. La relation entre savoir et pouvoir est en revanche dans la pensée de la transformation celle pleine et féconde qui s'établit entre détruire et libérer dans la pratique sociale transformative. Il me plaît, à propos du couple rationnel et irrationnel, de jouer sur les mots en disant que dans cette métaphore l'anticipation capitaliste du pouvoir sur le connaître est irrationnelle. La relation prolétaire est en revanche rationnelle. Par rationnelle, on entend ici cette forme qui produit son propre contenu. Du point de vue prolétaire, le pouvoir et le connaître, la destruction et la libération se contiennent formellement et se nourrissent l'une l'autre. Le caractère contemporain, formel du savoir est condition de l'anticipation matérielle du pouvoir dans l'action

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prolétaire. Le savoir légitime ainsi, le pouvoir le rend juste. Revenons maintenant, mon cher Félix, à la détermination de notre enquête sur la pratique sociale. Pour recommencer l'analyse, développons certaines prémisses. En premier lieu, si la destruction ou le détruire est condition interne de la libération, si la dynamique est fondamentale pour la pensée de la transformation, ce n'est pas pour cela que le processus de la pratique sociale consiste en un simple flux. Au contraire, nous pouvons considérer la pratique sociale sinon comme la consistance d'agencements et d'investissements ou donc de tâches sociales. Donc, d'un côté, cette consistance est tout à faut ontologique. Elle ne prévoit ni ne retient comme possible des superstructures ou des surdéterminations. D'un autre côté, cette consistance ontologique est un entrelac de phylums structuraux et de dimensions chaque fois territorialisées de façon spécifique. La spécification est donnée selon les formes, les séries historiques du développement des formes et des faces de l'organisation sociale. Alors, quelle chose signifie spécifier, déterminer le lien entre détruire et libérer, entre pouvoir et savoir à l'intérieur de ce cadre? Comment se manifeste la relation quand nous, d'un discours très général, nous descendons à la dimension concrète de notre société, à l'horizon déterminé de notre champ ontologique et que nous nous

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confrontons à la consistance machinique et déterritorialisée des institutions et des équipements étatiques, collectifs, répressifs capitalistes? Nous pouvons affronter ce problème de deux façons. La première est celle de l'organisation structurelle de l'État et qui sera ici un exemple. La seconde est celle spécifique de l'organisation du processus de libération. Dans chacune de ces perspectives, le problème est constitué de la multiplication des sens dans lesquels on peut définir la complexité des segments sociaux, les fonctions ontologiques et matérielles qui, en convergeant, en s'entrelaçant de façon synchronique, en s'accumulant historiquement en arrivent à former progressivement une totalité structurelle. Il est évident, comme tu le soutiens, Félix, que quand on parle par exemple d'État on parle d'une dimension ontologique complexe et stratifiée qui comprend en son intérieur toute une série de niveaux, qui sont rendus disponibles, au fur et à mesure, à une territorialisation du commandement. Ces segments ne composent pas seulement l'État et se produisent et reproduisent dans la subjectivité elle-même. Si bien qu'il est hautement problématique de parler d'extinction de l'État et tout à fait absurde de parler au-delà d'une métaphore de sa pure et simple destruction. On pourra certes toujours concevoir un nouveau type de composition des segments sociaux dans l'État,

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une composition ouverte au sens de phylums plus déterritorialisés, en rupture avec les politiques capitalistes de reterritorialisation. Mais tout ceci suppose la permanence et la consistance d'une accumulation historique d'expériences ontologiques. Si désormais nous reprenons le problème du point de vue de la composition de la société et des sujets sociaux, l'on comprend comment ici, parallèlement au processus que nous avons décrit au niveau étatique, il se produit des processus analogues. Je veux dire que si, dans l'État, dans la stratification de sa structure, nous pouvons lire le développement difficile des expériences d'organisation de la société et l'accumulation des « équipements » qui sont destinés à organiser le travail social, de même dans la conscience des sujets sociaux et dans leur comportement massifié, nous pouvons retrouver des éléments de consistance et de composition : des expériences de lutte, de défaites et de victoires, des expériences de libération, d'organisation et surtout l'histoire et le phylum de ce savoir de la libération que tout cet ample développement a nourri. Il fut un temps où, au sein de l'opéraisme italien et européen, on parlait de composition technique et de composition politique des classes sociales. Le caractère double de cette approche était purement méthodique : la définition était en fait absolument homogène et les articulations

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devaient, à juste titre, se trouver vérifiées dans la dimension du vécu. Il est important de souligner toutefois la coïncidence que nous pouvons trouver aujourd'hui entre les méthodes de l'opéraisme et celles de la méthodologie la plus avancée de l'enquête historico-sociale. En suivant les séries historiques du développement de l'organisation de la journée de travail, du marché du travail, de la structure de la production et de la reproduction et avant tout la série des cycles de lutte, on était parvenu au sein de l'opéraisme à développer ce que je considère encore comme une description indépassée et indépassable de l'évolution des formes de la conscience de classe. Maintenant, cette vieille recherche voit donc confirmés ses résultats. L'histoire du parti également, c'est-à-dire l'histoire de la dialectique continuelle de la conscience de classe entre « équipement » institutionnel et « agencement » révolutionnaire, l'histoire du parti, de l'anarchie à la social-démocratie, du socialisme au léninisme, se trouvait expliquée dans l'évolution linéaire, de la composition de classe. Qu'il soit clair qu'à travers cette évolution, l'on découvrait bel et bien une accumulation, une dynamique subjective de classification, de sélection, de constitution. Tout ce qui se fixait dans les consciences et les expériences passées d'organisation devenait le matériel critique d'un projet de libération continuellement nouveau. Sous

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cet aspect, le léninisme a effectivement dépassé l'anarchisme et la social-démocratie (qui sont ses antécédents immédiats et adversaires) en les réduisant à des segments d'une nouvelle forme organisationnelle, en les récupérant, en les reclassifiant à l'intérieur de cet « agencement » original qu'il constituait lui-même. De la même façon, aujourd'hui, pour autant que les luttes de libération gagneraient en maturité et parviendraient au seuil décisif, il est évident que dans celle-ci, l'ouvrier de l'automation, de l'information sociale comprendrait et dépasserait le léninisme dans la nouvelle forme sociale de l'organisation et de la lutte pour la libération. Le léninisme rivalise avec la libération, comme l'anarchie rivalise avec le léninisme. Dans la nouvelle perspective de la lutte et de l'organisation, le léninisme est certes un élément à dépasser, même s'il vivra toujours dans l'agencement que nous prédisposons. Nous pouvons donc revenir à la discussion de la relation entre libération et destruction. Au niveau actuel des pratiques sociales, en quoi peut et doit consister le moment de la destruction? Il doit consister dans la déstructuration de la totalité dans laquelle les segments de la vie sociale et productive, ainsi que le savoir prolétaire, après la défaite des années 1970 sont en train d'être réorganisés en État. Défaire la soidisant modernisation n'implique pas de nier

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l'importance des passages techniques et matériels à travers lesquels elle s'achève. Il s'agit plutôt de les soustraire, de les libérer de la totalité, de leur permettre de se dégager des finalités que le capitalisme aujourd'hui voudrait leur imposer, donc d'évoluer contre la reterritorialisation ordonnée à laquelle il prétend les contraindre. Détruire veut dire mettre en œuvre un processus de dislocation générale de l'ensemble des composantes de la production et de la reproduction? Le léninisme ne peut certes être le moteur fondamental d'un processus social de ces dimensions à un tel niveau. Le léninisme, dès son origine, est dépourvu (privo) de ces dimensions et de ces qualités; pour ce qui a trait à son étrangeté face aux besoins d'une classe productive sociale, façonnée par une conscience hégémonique, il peut même être largement critiqué. Mais critiquer le léninisme en ce sens ne veut pas dire le traiter comme un chien crevé - car il vit et vivra toujours, comme un fort rappel d'une fonction indélébile {Le. qu'on ne peut pas effacer ou oublier?) de la lutte de classe, en tant qu'indication de la nécessité de détruire la totalité du dispositif de commandement ennemi - ce qui est une tâche à renouveler toujours, pour ceux qui désirent la libération. La dislocation du cadre de libération dans son ensemble comprend donc - comme expérience centrale la destruction de la totalité.

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À ce point, nous nous ouvrons à une nouvelle série de réflexions. Répétons-nous, pour recommencer. Aujourd'hui nous vivons une défaite, ne l'oublions jamais. La pratique sociale alternative (qui nourrit en elle-même la pensée de la destruction) a donc très peu d'espace. En effet, elle est souvent tendanciellement achevée dans le schéma de totalité que produit le pouvoir. Et pourtant, paradoxalement, la conscience du pouvoir de cloisonner et de détenir, dans le schéma de la totalité, le savoir d'autrui et pas le sien (savoir qui n'est pas prédisposé à la méditation, âpre et souvent irréductible) est très élevée. Certes, la précarité de la domination est moins révélée par la résistance des opprimés que par la fragilité des relations de la domination (à cet égard il faudrait analyser plusieurs dimensions : d'abord la circulation et la vélocité des mécanismes de formation du consensus, et ensuite la dimension temporelle de la légitimité... mais nous en parlerons une autre fois). Il ne faut pas sous-estimer cet aspect objectif de la crise. Le niveau de synthèse de la domination et le degré d'intensité dans la capacité de l'ennemi à produire la subjectivité sont minimes. Objectivement minimes. La totalité ennemie ne réussit pas à être (à se faire) organique. Mais - et voici le nouveau groupe de réflexions - ceci ne suffit pas à mettre sur pied une pensée et une pratique qui comprennent une nouvelle notion de « gauche », c'est-à-dire

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qu'il ne suffit pas de recommencer à concevoir la pensée et la pratique sociale comme des activités de base, comme tentative de destruction de la totalité opposée, comme intervention dans les contradictions objectives - bref, la pratique sociale ne peut pas seulement être (une forme de) pensée de la crise. Elle doit, au contraire, également toucher la dimension ontologique et développer la tendance constitutive. Maintenant, lorsque nous détruisons la capacité de la totalité ennemie de recueillir dans son propre domaine le savoir des exploités, nous conquérons dès ce moment la possibilité d'exprimer la puissante segmentarité de la pensée, la foncière irréductibilité des désirs, tout le tissu transversal des agencements. Dans la destruction de la totalité ennemie, en tant que totalité, est donc contenu le plein de notre pratique sociale - non pas parce que l'acte de la rupture est quelque chose d'ontologiquement prévalant dans la logique des actions sociales, mais simplement parce que la rupture ouvre une grande possibilité d'expression. La pratique sociale se révèle comme exercice de libération des segments désirants. Et lorsque cette plénitude d'expression se déploie, c'est à ce moment que les machines de guerre qui peuvent déstructurer continuellement la totalité, qui peuvent faire de cette destruction un fait constitutionnel, se mettent en mouvement. Le concept de parti, ainsi que celui de

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« gauche », non seulement comme machine de guerre, mais comme plénitude de l'expression de ces segments, de ces comportements positifs, ne peut pas par conséquent être défini ici. On a présentement devant nous quelques expériences historiques face auxquelles chacun de nous ressent une énorme nouveauté. Ce sont les expériences de Solidarnosc en Pologne, le développement du mouvement des Verts en Allemagne occidentale et une série d'autres mouvements nouveaux, très importants par analogie, même s'ils sont beaucoup moins organisés et encore en attente d'une analyse critique : le mouvement des « autoconvoqués » en Italie, la lutte contre l'OTAN en Espagne, la lutte des mineurs anglais, etc., etc. Ces mouvements d'organisation et de lutte ont des caractéristiques complètement nouvelles en comparaison des traditions organisationnelles du mouvement ouvrier. Elles ne peuvent donc pas être rapportées à notre mémoire et à notre tradition. Ces mouvements révèlent l'expérience ontologique de la rupture de la totalité et la libération d'une énergie dirigée contre la totalité d'une manière permanente. Définir les fondements matériels de la composition politique de la classe des exploités par une analyse de cette composition ne serait pas difficile, mais ce n'est pas important pour le moment. Le plus important est d'insister sur l'innovation extraordinaire qui y est contenue.

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Tous les mouvements mentionnés sont nés après le déluge ; ce n'est pas mal de s'apercevoir que non seulement le monde existe encore après le déluge mais qu'en réalité ce désastre a rendu la terre très fertile. Voyons quelles étaient les caractéristiques initiales de ces mouvements. Avant tout, il s'agit de mouvements dans la société, ensuite, ce ne sont pas des mouvements réformistes mais des mouvements différents. En conséquence, ce sont : 1) des mouvements transversaux, 2) des mouvements alternatifs. Ils ne veulent pas la totalité, ils veulent au contraire la détruire et c'est dans cette destruction qu'ils affirment l'indépendance de leur savoir (et sa richesse, et sa multiplicité bariolée, etc.) et l'efficace de leur pouvoir. Je ne connais pas les lois qui permettent à ces mouvements de rendre leur présence consistante - si ces lois existent, il faut les découvrir. Mais j'aime bien avancer, une hypothèse. C'est que le passage du flux à la consistance, du mouvement au parti, dépend essentiellement de la capacité de la force physique de masse et de la radicalité intellectuelle d'établir le rapport entre la puissance du nouveau savoir et la capacité de destruction. J'ai l'impression que le degré de consistance et de stabilité organisationnelle de l'irréversibilité ontologique ne peut être mesuré et ne peut être définitivement acquis qu'à partir du moment où le mouvement de lutte se reconnaît

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comme une machine de déplacement radical des termes de la politique. Pour la première fois, l'autonomie du politique se forme paradoxalement (mais comme la fin d'un processus utopique qui s'est développé trop longtemps) comme indépendance du social et comme refus de l'État. La droite et le libéralisme moderne ont compris un grand nombre des caractéristiques actuelles du savoir révolutionnaire : aussi ont-ils tenté de les mystifier - et c'est ainsi que nous avons assisté à une orgie de « nouveaux philosophes ». Non, en vérité, cette indépendance du politique alternatif n'a rien d'une résurgence du libéralisme : nous voulons, nous, la collectivisation totale des moyens de production, cela nous semble évident, banal. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas là le problème. Le problème est autre, et il est tout à fait crucial. La liberté consiste à poser une diversité essentielle en un monde où toute possibilité de condition de liberté et de vérité en est venue à disparaître autrement, absorbée qu'elle était dans la totalité du pouvoir. Seule l'irruption de l'autre, d'une ontologie alternative dans la sphère institutionnelle du politique peut alors permettre de redonner sens à la libération et par conséquent de fonder une pratique sociale de transformation. Dans les philosophies de la connaissance et dans celles de la science, dans l'esthétique et dans tous les systèmes structuralo-fonctionnels, l'émergence de l'élément

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catastrophique, de la différence radicale constitue un moment fondamental dans la mesure précisément où l'horizon de l'homme a subi la totalité. Seul le politique comme subversif ne sait produire cette surabondance de vérité et pourtant seul le politique comme subversif est plus d'une fois parvenu à exprimer une image de la totalité qui n'était pas celle de la fermeture mais celle de l'innovation radicale et par conséquent réussit à anticiper, à montrer le concept de catastrophe : 1848, 1870, 1917, 1968... Sans ces catastrophes jamais la science n'aurait fait les découvertes de la thermodynamique... Mais désormais le problème est celui de construire la catastrophe. Dire cela, c'est dire toutes les choses énormes que nous ne parvenons pas à résoudre. Pourtant il est un problème que nous devons au contraire résoudre : comment être la catastrophe en la construisant, comment être la totalité sans l'être, comment être le contraire destructif de la totalité capitaliste et étatique sans en subir l'homologie. La subversion comme démocratie radicale, partout où les formes d'organisation ont l'efficace du léninisme et la liberté de l'autonomie; la pratique sociale comme agencement des singularités - sans que l'on tombe dans les fétiches, que ceux-ci s'appellent « volonté générale » ou « bien commun », fétiches qui interviennent en annulant la différence et en la faisant devenir un rouage dans le cosmos de l'exploitation.

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Pour en finir. Il me vient à l'esprit, mon cher Félix, une pratique sociale terriblement efficace et terriblement ennemie que j'ai subie et qui a contribué à notre défaite ; je veux parler du terrorisme. Il n'est pas bien difficile de le définir : il s'agit d'un événement monstrueux, d'une traduction mystifiée de la violence étatique et de sa vaine fiction de totalité, il s'agit d'un blitz mystique unilatéral qui nie la libération dans la destruction en lui retirant à nouveau toute sa dynamique et en ôtant toute la douceur qui existait dans le rapport. Pourtant le terrorisme a été un scandale et il le sera encore si nous ne savons pas éviter qu'il nous reproche monstrueusement ce que nous ne sommes pas parvenus à être : des hommes qui se rebellent sans phrase, qui reconquièrent la liberté et rendent efficace la rupture de l'existence bloquée par le pouvoir. Le terrorisme a pu nous reprocher de ne pas être libres, de ne pas être des David mais plutôt des moutons face à Goliath. Nous ne pourrons inventer une nouvelle vie d'où seront bannis aussi bien le terrorisme que la violence de l'État que si nous retournons à un militantisme qui soit capable de poser le problème d'une alternative de valeurs et de méthodes totalement radicales. Que si notre pratique sociale devient celle comprise dans l'hypothèse de l'existence de quelques millions de David.

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Le « pouvoir », disions-nous, vient avant le « connaître ». On dira, mon cher Félix, que nous sommes presque fascistes quand nous disons des choses de ce genre. Que Ton raconte ce que Ton veut. Moi, pour ma part, je voudrais empirer encore la chose. Faire preuve de mauvais goût, de vulgarité : dire que l'amour, seulement l'amour, peut déterminer le lien entre le pouvoir et le savoir. Quelques vieux amis m'accompagnent et justifient au fond cet aveu honteux d'irrationalisme. Tout d'abord le bon Spinoza qui lui aussi reprend l'adage des grands philosophes de la renaissance italienne en retenant que l'amour se tient à mi-chemin entre le pouvoir et le savoir. Et puis surtout l'éternel et goethéen Lénine : « Au début était l'action ». Dépêchons-nous. Je vous embrasse tous. Toni.

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POSTFACE, 1 9 9 0

Toni Negri

Ce texte a été rédigé en 1989 pour servir de postface à Védition américaine des Nouveaux espaces de liberté, Communists like us, parue en 1990. La présente version française, traduite de Vanglais par Noémie Segoî, a été revue par Vauteur.

Au moment de la republication de ce texte, plus de vingt ans après sa première publication, je n'ai pas voulu y apporter de modifications, même s'il faut bien entendu tenir compte des corrections que l'histoire de ces dernières années a apportées à nos jugements de l'époque. Pourquoi ? Sans doute et avant tout parce que ce texte avait été lu et approuvé par Félix Guattari, avec lequel je partageais, dans les années 1990, tous mes projets politiques. Mais aussi, je crois, parce que l'erreur évidente de ce texte consiste à accorder à la transition gorbatchevienne une confiance excessive. Était-ce réellement une erreur ? Oui, sans doute. Pourtant, les néoconservateurs ont-ils su, de leur côté, produire quelque chose grâce à leur travail de destruction systématique du programme de transition de Gorbatchev ? Ils n'ont rien produit d'autre qu'un désert pour nos espérances, un tas de ruines et de misères, un mélange d'idioties théoriques et d'illibertés renouvelées. Comme toujours, après un tremblement de terre comme celui qu'ils ont provoqué, il faut tout reconstruire et c'est épuisant : il faut libérer le terrain des éboulis. Nous y travaillons encore. Toni Negri, mai 2010

« Rome, Prison de Rebibbia / Paris, 19831984 » : cette note chronologique, qui conclut notre texte français de 1985, n'a rien de forcé. Le dialogue entre les deux auteurs ne s'était pas interrompu au cours des longues années durant lesquelles l'un d'eux était emprisonné. À vrai dire, nous avions décidé, pendant la dernière année de cet emprisonnement, d'œuvrer ensemble à une réflexion sur la continuité du programme politique communiste, contre la répression et malgré ses effets. Quand l'un de nous passa de la prison à l'exil, il devint possible, en 1984, de rendre effectif ce projet de collaboration. C'est ainsi que naquit ce texte. La continuité du programme communiste, le souvenir de nos combats et une fidélité politique et éthique à l'option révolutionnaire furent autant de liens qui relancèrent nos discussions comme notre amitié. Faut-il rappeler combien cette période était sombre. En Italie, les années que l'on qualifiait de plomb semblaient ne jamais toucher à leur fin, et avec elles le climat social et politique, plombé lui aussi. En France, les socio-

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démocrates avaient délaissé le programme de profond renouveau social qui avait motivé leur accession au pouvoir, pour mener à bien les sinistres tâches de restructuration confiées à eux par le capital. Au sein de l'Alliance Atlantique, Reagan et Thatcher étaient au faîte de leurs épopées réactionnaires. Et en U.R.S.S. (nous pouvons le percevoir maintenant), ceux qui allaient se révéler être les derniers - mais non moins féroces - tenants du stalinisme exerçaient encore les vestiges de leur pouvoir. Rien ne semblait pouvoir ébranler cette terrible immobilité - à l'exception de quelques bruits de fond épisodiques, de quelques conflits « locaux » ou « limités » comme le « petit » bain de sang entre l'Iran et l'Irak, la résurgence du cannibalisme collectif en Asie du Sud-Est ou encore le fascisme et l'« apartheid » latinoaméricains et sud-africains. Nous vivions une époque de contre-révolution permanente. Les nouveaux mouvements qui allaient émerger dans la seconde moitié des années 1980 - riches d'aspirations diverses à la mobilité et à l'autoorganisation, à l'antiracisme, au non-matériel... - étaient encore en gestation, invisibles à notre horizon. A l'inverse, on assistait à la persistance affaiblie, pathétique, désespérée, de ceux qui avaient survécu aux années 1970. C'est très précisément à l'encontre de ce contexte que nous décidâmes, une fois encore,

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de prendre la révolution pour sujet d'écriture et de renouveler les discours de l'espoir. Car nos textes appelaient bel et bien à l'espoir, et même à l'échappée, au sens positif du terme. Cependant personne, pas même nos amis, ne semblait comprendre notre position, que l'on considérait comme étrange, impromptue, passée de mode. Mais nous ne nous préoccupions pas de ces objections. Un unique projet nous accaparait : celui de reconstituer un noyau dur, aussi petit soit-il, de militantisme et de subjectivité en devenir. Cela impliquait de surmonter la défaite politique des années 1970, en particulier là où elle avait généré, dans le camp capitaliste, une idéologie de la repentance, de la trahison et de l'auto-apitoiement, saupoudrée des valeurs « faibles » récemment venues au goût du jour - rapport cynique à l'éthique, relativisme politique, réalisme monétaire. En jouant la carte de la naïveté, nous affirmions qu'il était encore possible de vivre et de produire de la subjectivité révolutionnaire. S'il s'agissait là du fond de notre message, la manière dont nous exprimions et objectivions notre désir n'en demeure pas moins digne d'intérêt. En nous relisant aujourd'hui, nous remarquons combien les thèmes choisis dans notre analyse, combien le programme d'action que nous proposions, étaient et restent essentiellement fondés. En d'autres mots, la manière

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dont nous avions décrit les modes de production, le système de la domination, et la crise qui leur était inhérente - ou encore, d'un autre côté, les perspectives que nous devinions pour le développement des organisations alternatives, de même que notre point de vue sur les processus constitutifs du nouveau sujet, sur ses qualités productives, et sur le système culturel qui allait le former - tous ces points de notre analyse, et leur articulation, s'avèrent avoir saisi les tendances à l'œuvre. Si erreur il y eut, ce fut d'incomplétude : nous n'avions pas osé pousser ces tendances assez loin, notre imagination ne s'était pas faite assez révolutionnaire. En bref, si l'essentiel de notre analyse fut confirmé par les événements ultérieurs, certains éléments furent démentis, non par la tournure que prirent les développements de l'histoire, mais par l'intensité - prévue - de ces développements. Voyons ici lesquels. 1. Nous avions vu très clairement que le travail, dans son évolution vers des modes de plus en plus abstraits, mobiles, et socialement diffus, devait être recomposé en des formes nouvelles. Nous avions commencé à suivre les processus à l'œuvre dans la production de la subjectivité générée par la nouvelle organisation productive capitaliste. Mais nous aurions dû aller plus loin encore, et réaliser que cette subjectivité

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nouvellement produite souffrait d'une contradiction insurmontable, tant la coopération sociale s'opposait avec une violence croissante aux structures du contrôle capitaliste. Cette contradiction était particulièrement apparente dans le cas du travail intellectuel, immatériel et qui, alors qu'il devenait essentiel au système de production, exprimait d'autant plus ses différences irréconciliables avec la norme capitaliste. Nous aurions dû être plus clairvoyants quant à l'importance des luttes au sein des universités, à travers tout le système éducatif, dans les méandres de la mobilité sociale, tous ces lieux où se forme la force de travail ; nous aurions dû poursuivre plus avant notre analyse des processus d'organisation et de révolte qui commençaient tout juste à poindre dans ces espaces. 2. Nous n'avions certainement pas sousestimé la dimension nouvelle de la communication, qui œuvrait à la déterritorialisation autant qu'elle la promouvait, avec pour horizon l'usurpation intellectuelle et l'appauvrissement moral. Et il n'y avait aucun paradoxe à ce que l'on puisse détecter, en cet endroit précis où la domination capitaliste était si prégnante, les mécanismes d'une recomposition du sujet et d'une nouvelle territorialisation du désir. Mais là où nous arrêtâmes notre réflexion à l'évaluation de la possibilité d'une telle résistance, nous aurions dû

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poursuivre notre analyse et retracer les nouveaux moments de la reconstruction, de la recomposition subjective. Ce dernier processus doit être considéré hors du contexte individuel, ou de toute expérience personnelle particulière. Nous ne parlons pas ici d'une utopie à venir, mais d'une force formatrice réelle, d'un pouvoir matériel pour la reconstruction politique et sociale. 3. Nous aurions dû mieux définir le champ de la lutte écologiste, mouvement qui semblait compatible avec le programme de libération prolétaire. Il n'était pas suffisant de souligner la nécessité de défendre la nature contre les menaces de destruction qui pèsent sur elle et suggèrent une apocalypse imminente; encore fallait-il reconnaître l'urgence de la construction de nouveaux systèmes et de nouvelles conditions pour la re-production de l'espèce humaine, tout comme celle de définir les modes et les agendas de l'action révolutionnaire en cette direction. On peut aisément deviner que nous avions écrit notre texte avant Tchernobyl. 4. Attachons-nous maintenant au point le plus susceptible de critique et d'autocensure. Quand nous avons défini le Capitalisme Mondial Intégré, nous n'avons pas suffisamment mesuré l'intensité du processus activé par la participation directe de l'Union Soviétique à ce système.

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Bien entendu, nous avions insisté, tout au long de notre pamphlet, sur l'identité entre l'exploitation à l'œuvre dans les pays capitalistes et celle opérée dans les pays socialistes. Aujourd'hui, la victoire définitive du marché mondial sur l'oppression staliniste ne fait que confirmer cette observation. Mais on ne peut ignorer l'accélération des processus d'intégration durant les cinq dernières années, ni leurs effets subséquents. Des contradictions très vives apparaissent dans chacun des deux blocs, de même que dans les relations Est-Ouest. On ne peut poser aujourd'hui la question de la paix en des termes aussi utopiques qu'à l'époque où nous écrivîmes notre pamphlet. Mais c'est aussi pour cette raison précise que les processus d'accomplissement et de maintien de la paix deviennent une force positive dans la relance des mouvements de libération, de révolte et de transformation radicale. 5. Pour sûr, la question des relations Nord-Sud fut loin d'être minorée dans notre ouvrage. Mais nous l'avions abordée en des termes bien trop optimistes. Nous étions persuadés que, face au déclin catastrophique des perspectives des nations du Sud, une nouvelle forme d'alliance avec le Nord serait inévitablement conclue. Mais l'on ne vit rien de la sorte se produire, et à vrai dire, la situation empira même largement. Des continents entiers sont aujourd'hui à la dérive,

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sans boussole; et pas une seule initiative politique digne de ce nom n'a été proposée pour traiter les problèmes massifs que cette situation désastreuse génère. Les concerts de solidarité se multiplient, tout comme les soutiens étatiques aux actions caritatives - mais simultanément, l'isolement des pays les plus pauvres et le peu de cas qu'il est fait d'eux dans les actualités sont du plus mauvais augure. C'est avec désespoir que nous observons, dans une impuissance angoissée, le massacre d'innocents, les génocides sans fin... Nous les contemplons avec rage. Nous pourrions poursuivre l'analyse des manques de notre discours sans pour autant en renier la validité substantielle. Mais à quelle fin ? Les éléments qui nous permettent de penser aujourd'hui que le communisme n'a jamais été aussi proche de sa réalisation ne se trouvent pas dans nos écrits; c'est dans le tournant radical qu'a pris l'histoire ces quatre ou cinq dernières années que nous les voyons. Ce qui passa un temps pour une utopie découle maintenant du bon sens. L'ère de la contre-révolution reaganienne et la très sombre période de l'apogée néo-libérale semblent dépassées pour de bon. Nous savions qu'elles ne dureraient pas. Leurs « nouveaux philosophes » n'attiraient chez nous que la raillerie, les « repentis » l'écœurement. Cependant, nous sommes surpris de voir

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combien cette arrogance était en fait fragile. Les déclarations grandiloquentes sur le néo-libéralisme, le nouveau contrat social, les nouvelles Lumières, apparaissent aujourd'hui comme des tartufferies... qu'elles étaient déjà par le passé. Mais à l'époque il fallait du courage pour l'affirmer; désormais, il s'agit d'une vérité banale. Ce qui nous intéresse, toutefois, n'était pas tant de parler que d'être. Être, et par là même organiser. Organiser, et donc avoir la possibilité de renverser le sens de la production que le capital, au nom du profit, tisse au cœur de nos sociétés de l'information. Renverser ce sens, le subvertir... ceci nous amène à la praxis. Et la praxis se trouve aujourd'hui dans le bloc de l'Est. Avant de s'attarder sur la praxis, une rapide précision terminologique s'impose. On entend dire que le communisme est mort. De notre côté, nous tenons cette affirmation pour inexacte : c'est le socialisme qui est moribond. En quoi ces deux termes sont-ils différents? Pour les militants de la première heure, la distinction allait de soi : l'ordre politique et économique du socialisme était régi par la règle du « à chacun selon son travail », tandis que le système communiste prônait : « à chacun selon ses besoins ». Socialisme et communisme incarnaient deux étapes différentes du processus révolutionnaire, la première étant caractérisée par la socialisation

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des moyens de production et par l'administration politique de cette période de transition, la seconde par l'extinction de l'État et par la gestion spontanée de l'économie et du pouvoir. Si cette précision faisait sens pour les militants de l'époque, elle est aujourd'hui brouillée par la chute du « socialisme réel », au point que l'on confond aisément socialisme et communisme. Tous deux sont amalgamés dans une vision réductrice et hostile que défendent les adversaires du socialisme, lesquels ont entrepris une liquidation brutale de toute action entreprise dans le monde au nom du socialisme après 1917, que ce soit en Europe de l'Est ou dans le Tiers-monde. Bien entendu, ces opérations sont d'autant plus aisées que le contexte leur est favorable : dans les états socialistes d'Europe de l'Est, les quarante dernières années ont vu la mystification de l'idéologie, les fraudes bureaucratiques et une manipulation cynique de la théorie s'établir comme seules méthodes de légitimation du pouvoir - méthodes qui ont, sans surprise, engendré leurs propres symptômes de rejet radical et de dégoût. Comment les « lendemains qui chantent » promis par le communisme auraient-ils pu éviter le discrédit dans des sociétés qui n'avaient de socialiste que le nom, des sociétés entièrement bureaucratisées et où les utopies ne se réalisaient qu'à force de travestissements de la réalité?

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Cela étant dit, revenons aux concepts euxmêmes et à leur histoire, en soulignant qu'ils ne sont certainement pas réductibles aux apparences dont on les affuble dans les polémiques actuelles, pas plus qu'ils ne méritent les rejets en bloc qui ont cours aujourd'hui. En effet, depuis un siècle et demi, c'est-à-dire depuis la formation de la « Ligue des communistes » qui plébiscita Marx à sa tête au milieu du siècle précédent, le communisme a constitué l'idéologie politique centrale de l'âge moderne. Par opposition aux vieilles utopies, il se fonde véritablement sur une analyse innovante des mécanismes du développement capitaliste du point de vue du travailleur. En adoptant une approche scientifique des dynamiques socio-économiques capitalistes, en les observant se nourrir et croître par la seule exploitation de la force de travail, le parti de la classe ouvrière est à même de définir les stratégies et les tactiques du communisme futur, en se donnant pour objectif la destruction des mécanismes de l'accumulation capitaliste et la conquête du pouvoir politique. Marx nous conduit jusqu'à ce point-ci, et met à notre disposition un formidable appareil scientifique pour continuer son projet. Transférer l'analyse théorique de Marx à la question de la mobilisation révolutionnaire, dans ce contexte nouveau qu'est le capitalisme européen, au début d'un siècle marqué par une

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instabilité notable des différents systèmes politiques et sociaux, telle est la tâche à laquelle Lénine s'est attaché et qui l'a conduit à formuler les principes organisationnels d'un parti nouveau, le « parti communiste bolchévique ». Cette entité est l'avant-garde de la classe ouvrière; rompant avec les préoccupations trop uniquement économiques des syndicats, la spontanéité purement opportuniste des anarchistes, et la vision légaliste de la lutte des classes telle que pratiquée par les partis de la Deuxième Internationale, elle s'est donné un instrument discipliné et flexible apte à prendre le pouvoir et à asseoir la dictature du prolétariat. L'objectif de cette dictature est l'instauration du socialisme, c'est-à-dire la nationalisation des moyens de production et la planification centralisée. Cependant, tout ceci était censé s'insérer dans un processus radical de participation démocratique, pendant une période transitoire qui créerait les conditions de la croissance économique pour tous, et qui, simultanément, dissoudrait les pouvoirs centraux de l'État et de la loi, rendant aux citoyens à la fois la richesse et la liberté. Quelle illusion, quelles déceptions ! Les conceptions du parti et de la transition révolutionnaire développées par Lénine furent contestées sur l'aile gauche du mouvement ouvrier par Rosa Luxembourg, tant au moment des soulèvements de 1905 qu'après la révolution de 1917. Pour elle, l'organisation devait prendre

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la forme du refus permanent, à l'endroit même du lieu de travail, de toute médiation par les syndicats ou par le parti réformiste de l'expression ouvrière de la lutte des classes. De son point de vue, l'organisation dépendait directement de l'accroissement de la spontanéité ouvrière, ainsi que des institutions politiques spécifiques générées par ladite spontanéité, à l'image des « soviets » russes en 1905 et 1917 ou encore des « conseils ouvriers » allemands de 1918-1919. Lénine, au contraire, estimait que la lutte des travailleurs en organisation autodirigée ne pouvait préfigurer le parti, et qu'un directoire politique révolutionnaire détaché des luttes individuelles devrait superviser ces différentes expressions de la spontanéité afin d'assurer la réalisation du but fondamental de la dictature du prolétariat. Est-ce de cette contradiction entre Luxembourg et Lénine - entre l'idée d'un communisme comme démocratie des masses en lutte, ou, d'un autre côté, comme dictature du prolétariat - que naît la crise de la gestion du pouvoir socialiste après la victoire de l'insurrection et la prise du pouvoir? Nombreux sont ceux qui, parmi les communistes - et le monde en compte encore beaucoup - en sont convaincus, et il est fort probable que lorsque le mouvement subversif refera surface dans les décennies à venir (car il refera surface, c'est évident), il devra se pencher à nouveau sur cette question.

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D'autres sujets encore sont susceptibles d'émerger au cœur des discussions suscitées par la crise actuelle du communisme et la chute du « socialisme réel ». Il est particulièrement intéressant de suivre les développements russes du dilemme qui surgit à la mort de Lénine. Le débat politique qui s'ensuivit parmi les soviétiques se structura autour de l'alternative de la « révolution permanente » face au « socialisme dans un seul pays ». La valeur de ces deux options était jugée à l'aune de leur relation au léninisme et à la révolution d'octobre. Léon Trotski, un ardent défenseur de la première thèse en ce qu'elle constituait un moyen idéal d'immuniser la révolution contre la bureaucratisation de l'État et du parti, perdit la bataille contre ceux qui, partisans de la seconde solution, estimaient que les inégalités de développement dans les pays capitalistes et la nature exceptionnelle de la victoire prolétaire au niveau du maillon faible de la chaîne impérialiste avaient fait de l'établissement du socialisme dans un seul pays la voie d'action incontournable. Parmi les champions de la seconde thèse, Staline émergea rapidement comme l'exécutant sans pitié de la centralisation du parti et de la concentration massive du pouvoir dans l'appareil administratif-répressif. C'est ainsi que s'accrut de manière vertigineuse la distance entre la théorie marxiste de la lutte des classes contre le système capitaliste, et la pratique effective

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de fondation du socialisme. Paradoxalement, le communisme - défini par Marx comme « le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses » devint l'activité productive qui créait, quel qu'en soit le coût, les bases matérielles d'une société industrielle prise au piège de l'accroissement forcené du rythme de son développement face à celui des pays capitalistes. Le socialisme ne s'attacha pas à renverser le système capitaliste et celui du travail salarié, mais devint plutôt une alternative socio-économique au capitalisme. Pouvons-nous affirmer de là que la crise actuelle du « socialisme réel » ne représente rien de plus qu'une crise dans la gestion socialiste du capital? Que la situation présente n'a rien à voir avec une quelconque crise finale du communisme? Nous le pouvons, en effet, si, ayant accepté les leçons d'un siècle et demi d'histoire, nous insistons avec toute l'emphase nécessaire sur la distinction entre socialisme et communisme. Car le premier n'est rien de plus que l'une des formes selon lesquelles le capital s'organise et s'administre - et c'est la raison pour laquelle la plupart des pays développés capitalistes ont aujourd'hui, dans leur système économique, une composante socialiste très marquée. Mais le communisme est la forme d'organisation de la société après que tout le système capitaliste a été renversé, c'est-àdire après la destruction du système de classes

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et du système d'exploitation, une fois que le rôle d'organisation de l'État, par opposition à celui de la société, a été supprimé. Nous devons le souligner une fois encore : il est totalement faux de dire que le socialisme est une phase, ou un instrument de transition, vers le communisme. D'un point de vue historique, c'est l'exact inverse qui a été démontré, car les formes les plus féroces de l'oppression politique et économique se sont produites au sein du « socialisme réel », dont le prétendu « nouvel homme socialiste » n'était rien de plus qu'une version perfectionnée de la bête de somme. Ainsi que Marx nous l'enseigne, le communisme est né directement de l'antagonisme de classes, du refus tant du travail que de l'organisation du travail, que ce soit dans sa forme bourgeoise ou socialiste. Les nouveaux modes de cet antagonisme et de ce refus sont visibles en Europe de l'Ouest, mais sont encore plus apparents aujourd'hui dans la crise du « socialisme réel » dans le bloc de l'Est. C'est pourquoi le soulèvement des nations est-européennes constitue une incitation forte au renouvellement de la discussion et du militantisme dans le cadre communiste. À nouveau, « socialisme » et « communisme » doivent être distingués, cette fois non pas pour clarifier les frontières imprécises qui les séparent, mais parce que leur opposition est extrême. Le socialisme n'est rien d'autre qu'une forme de gestion capitaliste de l'économie

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et du pouvoir, alors que le communisme est une démocratie politique et économique absolue, une aspiration radicale à la liberté. Que nous révèlent les événements d'Europe de l'Est? En premier lieu - et nous l'avons déjà noté - ils marquent la fin de l'illusion selon laquelle il y aurait des raccourcis vers le communisme. Quoi qu'aient pu croire nos prédécesseurs, ouvriers de profession ou intellectuels d'avant-garde, nous devons admettre qu'il ne peut y avoir de progression, de transition du capitalisme au communisme via le socialisme. C'est pourquoi le communisme est le programme essentiel et minimum. Il peut et doit être construit sur la base, et dans le cadre, des conditions d'une société socialiste et/ou capitaliste. Il n'y a pas deux, ou trois, ou quatre, ou n phases (ou stades) de développement communiste : il n'y en a qu'une, celle qui consiste à se resaisir de notre liberté et à élaborer les moyens collectifs qui permettront de maîtriser la coopération dans la production. Ce stade unique de développement met en évidence à quel point le capitalisme et/ou le socialisme ont fait de la production un objet social, abstrait et partagé; il rend également possible la réorganisation de la coopération en dehors et contre le système capitaliste du commandement, en dehors et contre l'accaparement quotidien du pouvoir et des

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richesses perpétré par une minorité à rencontre de toute la société. Le communisme est déjà vivant dans les sociétés capitalistes et/ou socialistes actuelles, sous la forme d'un ordre secret dédié à la coopération dans la production : un ordre étouffé par le système capitaliste de l'autorité et/ou de la bureaucratie, pris en étau entre les forces opposées de ceux qui commandent et de ceux qui obéissent; un ordre nouveau qui s'efforce tant bien que mal de se manifester, mais ne le peut. Dans le bloc de l'Est, des révoltes de masse ont éclaté, niant purement et simplement le passé. Mais nous avons aussi assisté à l'expression d'un potentiel jusque-là inconnu à l'Ouest : dans le bloc de l'Est, une société civile active et vivante a fait surface, encore intouchée par l'homogénéisation, capable d'exprimer une volonté politique collective telle qu'on n'en voyait plus à l'Ouest - une aspiration au pouvoir portée par la base sociale plutôt que par les formes de l'État. Je suis certain qu'à l'Ouest aussi, tout ceci se manifestera, et bientôt - car ce qui s'est produit à l'Est n'est pas né de la spécificité de ces pays. Ce qui s'est produit à l'Est, justement, relève des balbutiements d'une révolte contre un capitalisme dont la tyrannie est au summum. On trouvera toujours des imbéciles qui identifieront le développement capitaliste à un certain nombre d'ordinateurs vendus : dans ce cadre, bien

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entendu, il faudrait reconnaître alors que le capitalisme n'a pas existé à l'Est, et que la révolution qui l'agite actuellement sera aisément apaisée par la vente d'ordinateurs. Certains tenteront même d'appliquer effectivement cette stratégie. Mais les choses n'en vont pas ainsi : le niveau de développement capitaliste se définit par le degré de coopération sociale dans la production. De ce point de vue, le bloc de l'Est n'est en aucun cas en retard sur l'Ouest. C'est sur ce fond que nous lisons la révolution qui vient de s'enflammer; nous suggérons même de surcroît que, comme pour toutes les révolutions dignes de ce nom, celle-ci va se répandre - de l'Est à l'Ouest cette fois, un nouveau 68 évoluant désormais dans la direction opposée. Que révèlent encore les événements à l'Est? Un autre élément, moins visible aux yeux de la majorité, mais non moins important, décisif même : la naissance d'un nouveau modèle de démocratie. Notre civilisation nous a habitués à penser qu'il n'existe qu'une forme de démocratie, celle de l'Occident, et que celle-ci doit être appliquée généralement. L'histoire aurait donc touché à sa fin, il n'y aurait plus rien à inventer, la démocratie occidentale et P« American way of life » incarneraient le produit final absolu de l'esprit humain! Arrogantes illusions. Les événements à l'Est démontrent l'exact inverse, car (quoi que Hegel

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en dise) non seulement l'itinérance de l'Esprit du monde n'est pas terminée, mais elle donne même les signes d'un nouvel élan, quittant l'outreAtlantique en direction des steppes russes. C'est là qu'elle renaît, c'est là que le débat sur la démocratie prend place. Cette dernière ne peut être le simple synonyme de l'émancipation politique; elle doit inclure la libération économique et sociale. Aucune démocratie n'est envisageable tant que les questions du travail et du commandement n'ont pas été résolues. Toute forme de gouvernement démocratique doit aussi être une forme de libération de l'esclavage du travail, un encouragement à l'émergence d'une nouvelle organisation, libre, de coordination dans la production. Il ne s'agit pas de confier les usines et la charge de l'organisation du travail social aux nouveaux patrons, de les remettre entre les mains du marché et de sa liberté hypocrite, de les abandonner aux désirs d'exploitation des capitalistes et des bureaucrates. Il faut plutôt se poser la question des règles qui doivent présider à la gestion démocratique de l'entreprise économique. Une utopie irréalisable? Les personnes qui le pensent se font rares. À l'Est et même à l'Ouest, de plus en plus d'individus s'interrogent sur les moyens de parvenir à une démocratie qui prendrait en compte une gestion démocratique de la production. Ils s'insurgent, non pas contre le communisme, mais contre les formes actuelles

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de production - forcés chaque jour d'observer, saisis et consternés, la rémanence de figures aussi obsolètes et inutiles que les patrons capitalistes et les dirigeants bureaucrates. À l'Est, la révolution offre au peuple l'expérience d'unè nouvelle forme de démocratie : la démocratie du travail, une démocratie communiste. Le bloc de l'Est nous enseigne enfin une troisième leçon. Qui s'est soulevé ? La classe ouvrière ? En partie oui, mais ce ne fut souvent pas le cas. Les classes moyennes, alors? Dans une certaine mesure, mais seulement lorsqu'elles n'étaient pas liées à la bureaucratie. Que dire alors des étudiants, des scientifiques, des employés du secteur des nouvelles technologies, des intellectuels, en bref de ceux qui opèrent un travail abstrait et intellectuel? Ils représentent, c'est certain, le noyau de la rébellion. Ceux qui se sont révoltés sont ceux, en bref, qui constituent la nouvelle espèce de producteurs. Des producteurs sociaux, maîtres de leurs propres moyens de production et aptes à fournir à la fois le travail et son organisation, à la fois l'activité innovante et la socialisation coopérative. De ce point de vue également, les événements de l'Est ne nous sont pas étrangers : nous pourrions dire, de te fabula narratur. Car dans les pays où le capitalisme règne, triomphant et stupide, corrompu et incapable d'autocritique, arrogant et confus, là aussi le sujet que l'on voit constamment prêt à

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initier la révolte est le même : le nouveau sujet productif, intellectuel et abstrait, les étudiants, les scientifiques, les employés du secteur des nouvelles technologies, les universitaires... C'est à travers ce sujet, auquel nous nous identifions, que les événements de l'Est nous atteignent. Que Gorbatchev demeure au pouvoir ou soit renversé par Ligatchev, que la perestroïka aboutisse dans sa forme actuelle ou au cours de la seconde vague qui s'ensuivra inévitablement, que l'empire russe perdure ou non - ces problèmes-ci sont uniquement l'affaire des Soviétiques. Nous avons nos propres Cosaques à combattre. Ils sont nombreux, et nous nous lançons tardivement dans la bataille. Cependant, nous sommes reconnaissants aux Soviétiques d'avoir initié, pour la deuxième fois au cours de ce siècle, un mouvement profond de renouveau de l'esprit. C'est un processus irréversible qui s'est ainsi engagé, nous le croyons; non seulement en Russie, mais pour toute l'humanité. Toni Negri, Paris Noël 1989

TABLE

Note de l'éditeur I. N O U S APPELONS COMMUNISME II. E N 6 8 , LA RÉVOLUTION EST COMMENCÉE

1. La production socialisée 2. Au-delà du politique 3. Les nouvelles subjectivités III. L A RÉACTION DES ANNÉES 1 9 7 0 : NO FUTURE

1. Le Capitalisme Mondial Intégré 2. Nord/Sud : terreur et faim 3. La droite au pouvoir IV. L A RÉVOLUTION CONTINUE

1. La recomposition du mouvement 2. La césure terroriste 3. Une nouvelle politique révolutionnaire . V. L'ALLIANCE NOUVELLE

1. Une méthode moléculaire d'agrégation 2. Machines de lutte i 3. Aujourd'hui, les nouvelles lignes d'alliance . V I . PENSER AUTREMENT, VIVRE AUTREMENT. PROPOSITIONS ANNEXES

I. Félix Guattari : Des libertés en Europe il. Toni Negri : Lettre archéologique m.Toni Negri : Postface 1990

Achevé d'imprimer en septembre 2010 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery, Clamecy, France Numéro d'impression: 009383 Dépôt légal octobre 2010 ISBN 9 7 8 - 2 - 3 5 5 2 6 - 0 5 8 - 2

EAN 9782355260582

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