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Les miracles et autres prodiges
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Table of contents :
LES MIRACLES
Sommaire
Introduction
Première partie
Le Sens du miracle
1. Le temps du scepticisme
Les Évangiles mis en question
Théologie et science
Le refus du merveilleux
2. Les signes de Dieu
La démarche du cœur
La puissance de Dieu
Deuxième partie
Faux et Vrais Miracles
1. Des phénomènes inexpliqués
Les différentes sources des prodiges
Le merveilleux profane
2. Prodiges et démons
Des stigmates qui ne viennent pas de Dieu
Des apparitions qui ne viennent pas de Dieu
Les phénomènes de possession
En Allemagne, au milieu du XIXe siècle
En Italie, au début du XXe siècle
En France, au XXe siècle
3. D’origine divine
Les guérisons miraculeuses
L’hypothèse des rémissions spontanées
Une intervention divine
Les groupes de méditation de Maguy Lebrun
Des miracles à foison
Troisième partie
Des miracles au quotidien
1. La mystique de Paravati
La vision des morts
Les phénomènes d’hémographie
Les épreuves
Natuzza, médium à incorporation
Les bilocations
2. La passion de Natuzza
De 12 h 30 à 14 h 30, le Vendredi saint de 1973. Docteur Mario Cortese :
Témoignage du docteur Francesco Accini :
Quatrième partie
L’Empreinte de Dieu
1. Le linceul de Turin
Le mystère entre dans l’histoire
Une image à Édesse
Sans la main de l’homme
Le chemin de Constantinople
Le linceul qui a porté Dieu
Le linceul exposé verticalement
Le linceul en France
Les premières ostensions à Lirey
Le linceul quitte Lirey
À Turin, dans un lieu secret
L’affaire de la datation
Des témoignages iconographiques anciens
La pièce archéologique la plus étudiée
Un problème strictement scientifique
2. Le suaire d’Oviedo
De Jérusalem à Oviedo
La confirmation par les pollens
Les recherches du professeur Villalain
Le suaire et le linceul
3. La tunique d’Argenteuil
La tunique tirée au sort
Les recherches scientifiques
4. La coiffe de Cahors
Des empreintes de sang
5. La sainte face de Manoppello
Le portrait du Christ en couleurs
L’histoire commence par des légendes
La science et le miracle
Cinquième partie
Miracle pour le Nouveau Monde
1. Le visage de Marie
Un conte de Noël
2. Dans les archives
Le Nican Mopohua
Le « codex 1548 »
Le « récit primitif »
Le Codex Saville ou Codex Tetlapalco
La « tira de Tepechpan »
Les « Informations » de 1666
3. Les errements de la raison
Les contestations modernes
Une thèse de Sorbonne
La position d’Eugen Drewermann
4. L’enquête des scientifiques
Le tissu
L’image sans apprêt
Des pigments inconnus
Sans retouche
Des yeux « vivants »
Les broderies de la tunique
Les étoiles du manteau
La formation de l’image
5. Les deux missions de la Guadalupe
Une conquête qui tourne au pillage
Une religion sanglante
Les virus de l’Occident
Un pont entre deux nations
Les deux Guadalupe
Du Mexique au monde entier
Les miracles de la Guadalupe et de Juan Diego
Un modèle d’évangélisation
Conclusion

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Père François Brune

LES MIRACLES Et autres prodiges

Éditions France Loisirs

Éditions France Loisirs, 123, boulevard de Grenelle, Paris www.franceloisirs.com

© Éditions du Félin, Philippe Lebaud, 2000. ISBN : 2-7441-4064-3

Sommaire Introduction Première partie Le Sens du miracle 1. Le temps du scepticisme Les Évangiles mis en question Théologie et science Le refus du merveilleux 2. Les signes de Dieu La démarche du cœur La puissance de Dieu Deuxième partie Faux et Vrais Miracles 1. Des phénomènes inexpliqués Les différentes sources des prodiges Le merveilleux profane 2. Prodiges et démons Des stigmates qui ne viennent pas de Dieu Des apparitions qui ne viennent pas de Dieu Les phénomènes de possession En Allemagne, au milieu du XIXe siècle En Italie, au début du XXe siècle En France, au XXe siècle

3. D’origine divine Les guérisons miraculeuses L’hypothèse des rémissions spontanées Une intervention divine Les groupes de méditation de Maguy Lebrun Des miracles à foison Troisième partie Des miracles au quotidien 1. La mystique de Paravati La vision des morts Les phénomènes d’hémographie Les épreuves Natuzza, médium à incorporation Les bilocations 2. La passion de Natuzza Quatrième partie L’Empreinte de Dieu 1. Le linceul de Turin Le mystère entre dans l’histoire Une image à Édesse Sans la main de l’homme Le chemin de Constantinople Le linceul qui a porté Dieu Le linceul exposé verticalement Le linceul en France

Les premières ostensions à Lirey Le linceul quitte Lirey À Turin, dans un lieu secret L’affaire de la datation Des témoignages iconographiques anciens La pièce archéologique la plus étudiée Un problème strictement scientifique 2. Le suaire d’Oviedo De Jérusalem à Oviedo La confirmation par les pollens Les recherches du professeur Villalain Le suaire et le linceul 3. La tunique d’Argenteuil La tunique tirée au sort Les recherches scientifiques 4. La coiffe de Cahors Des empreintes de sang 5. La sainte face de Manoppello Le portrait du Christ en couleurs L’histoire commence par des légendes La science et le miracle Cinquième partie Miracle pour le Nouveau Monde 1. Le visage de Marie Un conte de Noël

2. Dans les archives Le Nican Mopohua Le « codex 1548 » Le « récit primitif » Le Codex Saville ou Codex Tetlapalco La « tira de Tepechpan » Les « Informations » de 1666 3. Les errements de la raison Les contestations modernes Une thèse de Sorbonne La position d’Eugen Drewermann 4. L’enquête des scientifiques Le tissu L’image sans apprêt Des pigments inconnus Sans retouche Des yeux « vivants » Les broderies de la tunique Les étoiles du manteau La formation de l’image 5. Les deux missions de la Guadalupe Une conquête qui tourne au pillage Une religion sanglante Les virus de l’Occident Un pont entre deux nations

Les deux Guadalupe Du Mexique au monde entier Les miracles de la Guadalupe et de Juan Diego Un modèle d’évangélisation Conclusion

Introduction En ce début du XXIe siècle où la technique semble dominer non seulement la matière mais les esprits, où la foi en Dieu est souvent accueillie sinon avec dérision du moins avec indulgence, nous assistons paradoxalement au retour du merveilleux. Ce merveilleux correspond au besoin très profond de l’humain de ne pas se borner à l’apparence, d’aller au-delà du rationalisme — dont la science a mis en évidence les failles et les limites — pour accueillir l’invisible, le surnaturel. Cette attitude n’est pas sans risque. Le merveilleux, c’est aussi l’illusion, la tromperie, la superstition et des prodiges qui ne sont pas des miracles car le divin en est absent. Comme le prodige, le miracle est un phénomène extraordinaire et inexplicable. Mais lui seul a un sens et un sens religieux qui va aider les hommes de bonne volonté à trouver Dieu. Entre faux-semblants et miracles, seule la foi permet de s’y reconnaître. Avec une solide dose de bon sens et les secours d’une science qui a redéfini le réel. Mais la notion de miracle ne peut relever d’un concept scientifique. Personne, en effet, ne connaît la totalité des lois naturelles. Et personne ne sait si, par les possibilités de cellesci, une force toute-puissante ne peut intervenir tout naturellement. Le miracle n’est pas une preuve de l’existence du divin. Une enquête historique, scientifique, menée avec rigueur peut

conforter le croyant dans l’idée qu’il se fait du miracle. Elle est nécessaire mais elle n’aura jamais valeur de preuve. Dans le grand mystère du monde, le miracle est un signe qui reste toujours à déchiffrer même s’il semble visible ou tangible. Un signe, et aussi un appel à rechercher derrière l’apparente réalité la présence de l’invisible. Il n’y a pas de miracles sans l’existence consciente ou inconsciente d’un dialogue avec Dieu. Qu’il soit intime, discret ou bien spectaculaire, le miracle n’existe que dans et par la croyance que l’on met en lui. Les miracles ne se limitent pas à des guérisons inexpliquées. Il existe d’autres phénomènes miraculeux plus troublants, plus significatifs sans doute. Ce livre, en les examinant, a voulu élargir la notion du miracle, montrer qu’entre le visible et l’invisible, il n’y a pas de frontière. Notre existence est balisée par des signes plus ou moins apparents pour nous indiquer le chemin. À nous d’être vigilants à en saisir le sens et à les suivre pour accéder à la Lumière.

Première partie Le Sens du miracle

1. Le temps du scepticisme Dans une thèse récente1, soutenue devant la Faculté de droit de l’Université libre de Berlin, Harald Grochtmann examinait la possibilité pour les tribunaux d’admettre comme pièces à conviction certains phénomènes ou témoignages d’origine paranormale. Cela l’amenait, tout naturellement, à étudier les exigences des tribunaux ecclésiastiques lors de la reconnaissance des miracles, nécessaires pour la béatification et la canonisation des saints, mais aussi à reconnaître que l’immense majorité des exégètes et théologiens des Églises d’Occident, catholique ou protestantes, n’admettent plus aujourd’hui la réalité des miracles rapportés dans les Écritures, non seulement dans l’Ancien Testament, ce qui est souvent justifié, mais aussi dans les récits évangéliques de la vie du Christ. Harald Grochtmann indique un certain nombre de théologiens convaincus qu’aucun phénomène n’étant contraire aux lois de la nature, il ne peut y avoir de miracle2. Puis il dresse une autre liste de théologiens reconnaissant que le Christ, en tant que Dieu, aurait pu faire des miracles, mais en précisant cependant qu’il semble que les récits de guérisons, de marche sur les eaux, de multiplication 1 Harald

Grochtmann, Unerklärliche Ereignisse, überprüfte Wunder und juristische Tatsachenfeststellung, Verlag Hl. Pater Maximilian Kolbe, 1989. 2 Remarquez que cette réaction implique déjà une définition très particulière du miracle !

de nourriture, de prophéties, ne sont que des reprises d’histoires venues d’écrits antérieurs à l’existence du Christ. Les miracles relatés dans les Évangiles sont donc reconnus comme théoriquement possibles, mais, en même temps, comme hautement improbables. Enfin, l’auteur donne une troisième liste, très courte, de quelques auteurs qui maintiennent la réalité des miracles 3. J’ai eu l’occasion de m’entretenir de ce problème des miracles avec des prêtres de différents pays. Ils m’ont tous dit que dans leurs séminaires et leurs facultés de théologie on professait les mêmes doutes. Récemment encore, on me rapportait qu’un des professeurs de la Faculté de théologie de l’institut catholique à Paris avait déclaré à ses étudiants qu’aujourd’hui l’unanimité était à peu près faite entre théologiens et exégètes pour reconnaître qu’il n’y avait jamais eu de miracles. Autrement dit, que la résurrection de Lazare, la marche sur les eaux, la multiplication des pains, la guérison de l’aveugle-né, n’étaient que des fables. Il s’agissait, il faut le souligner, d’un professeur revêtu de toute l’autorité que lui confère la confiance de ses supérieurs et qui, d’ailleurs, a le sentiment d’exprimer ainsi une opinion largement admise par tous ses confrères. Cette attitude a de grandes conséquences.

Les Évangiles mis en question Dans un tel contexte, Dieu apparaît en effet comme en re-

Pour ces trois listes, l’auteur s’en tient aux théologiens de langue allemande. Le résultat serait le même pour les autres langues. 3

trait, sans emprise sur le monde. Les théologiens lui accordent encore un rôle, à la création, parce que les découvertes scientifiques n’ont pu éliminer une telle hypothèse. Mais ils hésitent à s’aventurer plus loin. La vision du monde des théologiens « modernes » n’est donc plus si éloignée de celle des athées. On ne maintient l’action de Dieu que dans des zones où le discours théologique ne risque pas d’entrer en conflit avec celui des scientifiques. En se plaçant sans le vouloir, il faut l’espérer, en dehors du christianisme traditionnel, du judaïsme, de l’islam ou de n’importe quelle attitude religieuse. Dans ces conditions, il devient nécessaire, bien évidemment, de réinterpréter tous les récits évangéliques de miracles. S’ils n’ont pas eu vraiment lieu, s’ils ont été inventés, leur portée n’est plus la même. Interprétés comme des métaphores, des paraboles, leur signification se trouve souvent réduite à un enseignement moral ou social. Ainsi le récit de la multiplication des pains devient-il un moyen admirable, par sa simplicité, sa poésie concrète, etc., de nous faire comprendre la valeur du partage. En déplaçant l’accent, on espère que les fidèles ne s’apercevront pas trop que l’on sape la foi en l’eucharistie dont ce miracle était pourtant la préfiguration. L’invention de ces miracles s’expliquerait par les aléas inhérents à toute transmission orale et sur plusieurs générations. De conteur en conteur, les récits auraient pris de l’ampleur, les miracles seraient devenus de plus en plus spectaculaires. De nouveaux épisodes seraient venus mettre en relief telle ou telle parole attribuée par la tradition au Christ. L’élaboration de tous ces récits merveilleux suivant un tel schéma devient possible si l’on admet que les Évangiles n’ont pas été écrits

par des témoins oculaires directs, par des apôtres ou des disciples du Christ. Une fois cette démonstration faite, il faut en tirer à nouveau les conséquences. Si ce sont des écrits tardifs, même les textes des Évangiles qui ne rapportent pas de miracles mais seulement des paroles du Christ, ou ses faits et gestes, n’ont plus aucune valeur historique. Ce sont ainsi les fondements mêmes du christianisme qui sont complètement ruinés. Pourtant, cet abandon ne s’imposait pas. Quand on se donne la peine de faire un examen rigoureux de telles théories, non plus à partir d’a priori philosophiques, mais en resituant les Évangiles dans leur contexte, on doit bien reconnaître que toutes ces constructions intellectuelles ne tiennent pas. Les études sérieuses ne manquent pas, mais elles se heurtent à « une hargne, une violence, une passion qui trahissent bien l’existence de motivations d’un autre ordre qu’intellectuelles ou scientifiques4 ».

Théologie et science Théologie et science sont comme deux langages qui tentent, par des approches fort différentes, d’expliquer le monde, et nos connaissances scientifiques ont fait de tels progrès que notre siècle s’en est trouvé fasciné. Les théologies proposées par les hommes d’Église ne sont jamais vérifiables par l’expérience et elles n’ont aucune efficacité opérationnelle. Les théories scientifiques de nos chercheurs ne s’imposent Jacqueline Genot-Bismuth, Un homme nommé salut, Éditions Fr.-X. de Guibert, 1986, 1995, p. 209. 4

qu’après avoir été soumises victorieusement à des expériences, quitte à être corrigées, ajustées, au fur et à mesure que nos connaissances progressent. Elles sont confirmées de façon éclatante par leurs applications. La science semble avoir renoncé à donner une signification à l’existence du monde, à notre propre existence. La science décrit une apparence du réel. Les théologies proposent ce que les sciences ne peuvent donner : un sens à notre vie. Il n’en reste pas moins vrai que l’impression demeure pour tous que c’est la science qui connaît la réalité. Ce qui revient à ne plus croire en l’existence possible d’autres niveaux de réalité que celui que nous connaissons par nos sens, prolongés par tous les appareils que le génie humain a pu construire. Mais la réalité, à l’intérieur des limites étroites de ce monde éphémère, n’a aucun sens. Le sens ne peut être trouvé qu’en dépassant celles-ci, en replaçant notre existence dans un ensemble beaucoup plus vaste, à un niveau que la science ne peut atteindre. Toutes les religions supposent d’autres degrés de réalité. Ils peuvent se situer avant l’apparition de l’état actuel de ce monde, ou après. Ils peuvent exister aussi parallèlement au monde que nous appréhendons par nos sens et même parfois interférer avec celui-ci. Cet univers ne relève pas de la connaissance scientifique, mais de la foi, d’une totale transcendance de notre être. En affirmant clairement, explicitement, que ces niveaux de réalité existent, l’Église montrerait clairement que la foi se différencie du rationalisme étroit issu du scientisme du XX e siècle, aujourd’hui bien dépassé.

Le refus du merveilleux À cette cause, certes intellectuelle mais importante, s’en mêle souvent une autre, d’ordre plus affectif. C’est l’impression, inconsciente, que la foi dans les miracles que l’on trouve dans la vie du Christ, dans celle des saints, est liée à une certaine forme de piété étroitement moralisante, étouffante, qui peut paraître insupportable. C’est encore ce qui fait rejeter aujourd’hui par beaucoup de croyants, laïcs ou prêtres, voire souvent théologiens, la conception virginale du Christ dans le sein de Marie. Ce n’est pas tant l’aspect miraculeux de cette conception qui les choque, que l’exploitation qu’en a faite l’Église en faveur du célibat, de la virginité consacrée. Les Églises d’Orient n’ont jamais cédé à cette sorte de glissement. Elles ont des milliers de prêtres mariés et n’éprouvent donc pas la même réticence devant la conception virginale du Christ. Bien sûr, le Christ aurait fort bien pu être Dieu-fait-homme tout en naissant de saint Joseph. Mais ce n’est pas ce que disent les Évangiles, fort clairement. L’embarras des évangélistes à ce sujet, comme l’a bien remarqué le Père René Laurentin, est à cet égard très révélateur. C’est une vérité qui les gêne, car ils voudraient pouvoir insister, à propos de la naissance du Christ, sur la réalisation des prophéties, et donc sur la filiation davidique de Jésus. Or, c’est par Joseph que l’on peut prétendre que Jésus descend de David. Mais ils restent fidèles à la conception miraculeuse de Jésus parce qu’elle est vraie. Le résultat, aujourd’hui, c’est que tout merveilleux est systé-

matiquement rejeté, a priori, par les gens qui se veulent sérieux. Ils ne veulent même pas examiner les témoignages ou les études qui ont pu être faites sur ce sujet. Grochtmann note qu’aucun de ces théologiens rationalistes n’évoque jamais les procès de béatification et de canonisation au cours desquels des enquêtes très rigoureuses ont pourtant été menées à propos des miracles requis. À chaque fois, au cours de ces procès, plusieurs spécialistes de différentes disciplines, choisis pour leur compétence et non pour leurs croyances, sont invités à étudier les dossiers d’un œil très critique et l’on tient le plus grand compte de leur avis. Alors, pourquoi nos théologiens, tellement au fait des théories psychanalytiques, sociologiques, structuralistes, sémiologiques, refusent-ils de prendre connaissance de ces études ? Nous en arrivons là à une autre cause, moins profonde sans doute, moins avouable aussi, mais qui joue certainement un très grand rôle. C’est que, depuis des décennies, les spécialistes des Écritures ou de la théologie construisent thèses sur thèses, chacune s’appuyant sur les précédentes, comme les différents étages d’un château de cartes, et le tout reposant sur ce postulat que le merveilleux n’existe pas puisqu’il est impossible. Alors, reconnaître des faits qui remettraient en cause tout ce noble édifice ? Il n’en est pas question ! Ce sont des vies entières de réflexion, des carrières aussi, qui se sont construites sur ce postulat. C’est tout leur univers qui s’en trouverait ruiné. Cela apparaît très nettement chaque fois qu’une nouvelle découverte archéologique intervient, un nouveau document ou une nouvelle théorie qui pourraient contraindre à reconnaître aux textes des Évangiles une origine beaucoup plus

ancienne, très proche des événements relatés. Je ne parle pas ici des arguments aussitôt avancés pour s’y opposer. Il est normal qu’entre chercheurs il y ait un débat permanent. Non, ce qui me paraît révélateur, c’est le ton hostile de ces réactions, qui veulent discréditer le perturbateur et le réduire au silence ou à l’exil. Il y a là un véritable problème audelà du rationnel, un problème affectif, passionnel. Tout cela ne concerne d’ailleurs pas seulement les hommes d’Église. Les hommes de science peuvent fort bien réagir aussi mal. Je me rappelle un colloque à l’UNESCO, il y a quelques années, où un illustre professeur et chercheur criait avec rage que les ouvrages de John Eccles (prix Nobel) n’étaient même pas dignes de ses cabinets. On sait que John Eccles en est arrivé, dans ses recherches, à croire en l’existence de l’esprit, même indépendamment du corps, indépendamment de ce que nous appelons la matière. Là encore, ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les raisons scientifiques pour lesquelles ce professeur refusait les positions de son collègue. Elles sont peut-être parfaitement valables. Je n’ai pas compétence pour en juger. Mais la hargne avec laquelle il réagissait montre, à l’évidence, qu’à côté de ses raisons scientifiques il y avait des éléments affectifs très forts qui interféraient. Nous verrons à quel point la passion ou, peut-être, cette réaction de défense a pu quelquefois aveugler certains savants, tout comme nos théologiens, jusqu’à leur faire commettre des actes indignes d’hommes de science. Chez d’autres, l’hostilité aux miracles peut aller encore plus loin, tout simplement parce qu’au-delà du prodige, du signe, ils devinent la présence de Celui qui en est l’auteur et que, déjà, dans leur

cœur, ils Le refusent profondément. Le miracle n’est pas contraire aux lois de la Création mais, par son caractère exceptionnel, il révèle une action ponctuelle de Dieu, une intervention de Dieu dans notre histoire en fonction de notre propre attitude et selon un dessein de Dieu. Cela, beaucoup ne peuvent pas ou ne veulent pas le supporter. Que Dieu soit à l’origine de l’univers et qu’il en ait fixé les lois, passe encore, mais à la condition que, la pichenette initiale une fois donnée, il ne se permette plus d’intervenir. Qu’il poursuive sans cesse un dialogue avec l’homme, que nous vivions sans cesse sous son regard et que nous sentions sans cesse ce qu’il attend de nous ; qu’il intervienne ou non en fonction de notre propre conduite, une telle dépendance, beaucoup ne peuvent pas, ne veulent pas la supporter. Derrière les attentats qui visaient à détruire certaines reliques, témoins des interventions de Dieu, il y avait la volonté de détruire Dieu lui-même. De la même façon, derrière les combats feutrés, à coups d’arguments intellectuels, derrière les blocages psychologiques, il y a la guerre cosmique et métaphysique entre le Bien et le Mal, entre Dieu et Satan, et les miracles sont au cœur de cette lutte. Cette lutte peut prendre des formes plus subtiles et plus perverses qu’un affrontement ouvert. S’il est vrai que les « intellectuels », scientifiques ou théologiens, ont souvent des allergies aux miracles, il n’en est pas moins vrai que le merveilleux correspond à une attente profonde de l’homme. Besoin de savoir ou, du moins, de pouvoir espérer qu’un monde meilleur est possible, un monde qui correspondrait à d’autres lois, physiques et morales, un monde de beauté et d’amour. L’attrait du merveilleux semble même parfois

grandir dans la mesure même où la science a désenchanté le monde. Un monde où tout est soumis, impitoyablement, à une technique totalement impersonnelle finit par susciter, amplifier, exalter un besoin infini de tout autre chose. Déjà se dessine une autre façon de nier les miracles. Elle consiste à les banaliser. Au fur et à mesure que l’existence des phénomènes paranormaux commence à s’imposer, la manœuvre de récupération contre Dieu même commence aussi à s’organiser. Bien sûr, les miracles existent ! D’autres en ont fait et en font tous les jours. Le Christ n’est qu’un thaumaturge, un « grand initié » parmi d’autres. Mais oui, affirment d’autres avec la même assurance, il y a des interférences entre notre monde et d’autres mondes. Les extraterrestres visitent sûrement notre planète depuis bien longtemps. Ils sont certainement à l’origine de beaucoup de nos croyances religieuses. Toutes nos mythologies en sont probablement le reflet. Tous nos phénomènes religieux sont manipulés par eux pour nous mettre à leur service, ou, selon d’autres versions, pour nous faire évoluer peu à peu en tenant compte de l’état primitif où nous nous trouvons. Ceux-là aussi n’aiment pas beaucoup les vrais « miracles », au sens religieux, comme signes de la présence et de l’amour de Dieu. Du merveilleux, ils en veulent bien, mais sans qu’il les amène à se convertir, à changer leur vie radicalement pour se mettre au service de l’Amour absolu, inconditionnel. Ils veulent bien du merveilleux profane, mais pas du religieux. « Nous sommes déjà Dieu », se plaisent-ils à répéter. « Le mal vient seulement de ce que nous n’en sommes pas assez convaincus. » Il n’y a évidemment pas meilleur moyen

d’éliminer Dieu que de le remplacer. Prenons sa place et il ne pourra plus revenir. C’est la version dégénérée de la mystique de l’Inde, dite mystique d’immanence. C’est le New Age. Dans cette conception, l’homme se retrouve finalement seul en face de lui-même. Il ne connaîtra plus jamais la douceur de se savoir aimé par son créateur et sauveur5.

5 Pour mieux comprendre tout ce que cela implique, voir l’admirable livre

du Père Joseph-Marie Verlinde, L'Expérience interdite, Éditions SaintPaul, Versailles, 1998.

2. Les signes de Dieu Le miracle est avant tout un signe et un signe religieux. Pour être un signe, il faut qu’il s’agisse d’un phénomène extraordinaire, qui frappe l’imagination, qui attire l’attention ; un phénomène rare, exceptionnel. Malheureusement, les théologiens ont voulu en faire une preuve, ce qui en fausserait profondément le sens. J’ai expliqué ailleurs, à partir du conte de « la belle et la bête », pourquoi une véritable preuve, loin de servir à notre salut, le rendrait impossible6. J’ai toujours été contre les fameuses « preuves » de l’existence de Dieu développées par saint Thomas d’Aquin et imposées par le concile de Vatican I. J’ai même eu assez de difficultés à cause de cela dans l’Église, déjà comme séminariste et plus encore comme professeur de théologie, renvoyé d’un séminaire à l’autre parce que je refusais ces fameuses preuves et tout l’épouvantable rationalisme de saint Thomas auquel le pape Jean-Paul II tient tellement. Je me suis toujours senti, au contraire, en accord profond avec les orthodoxes qui ont toujours refusé ces « preuves » et notamment avec la formule de Paul Evdokimov : « On ne prouve pas l’existence de Dieu, on l’éprouve. » Il y a là bien plus qu’un jeu de mots. Il s’agit de situer correctement le terrain où notre rencontre de Dieu peut avoir lieu. Ce terrain comporte certainement la raison, François Brune, Pour que l'homme devienne Dieu, 2e édition, Éditions Dangles, 1992, p. 118-119, et Christ et karma, Éditions Dangles, 1995, p, 180-181. 6

mais il ne s’y réduit pas. C’est nécessairement avec tout notre être que cette rencontre peut se faire. Elle est le fruit de l’intelligence du cœur. Malheureusement, nos théologiens (et « l’Église » avec eux, c’est-à-dire, plus exactement, la hiérarchie de l’Église avec eux) ont toujours cherché à imposer la foi par la seule raison. Et cela depuis que, au Moyen Âge, on a demandé à saint Thomas d’Aquin d’élaborer une théologie en partant des postulats d’un philosophe de génie, mais païen, Aristote. C’est fatalement dans le même esprit que le même saint Thomas devait comprendre le miracle : « Un fait est miraculeux quand il dépasse l’ordre de toute la nature créée. Seul Dieu peut agir ainsi7. » Cette conception se maintint pendant des siècles, alors que l’enseignement de saint Thomas était tombé dans l’oubli. En 1950, le R. P. Garrigou-Lagrange définissait le miracle comme « un fait produit par Dieu dans le monde, en dehors de l’ordre d’agir de toute la nature créée8 ». Et en 1958, le R. P. Dhanis, professeur à l’Université grégorienne, à Rome, voyait encore dans le miracle un prodige « divinement soustrait au régime des lois naturelles ». L’argument du miracle devenait d’autant plus important que, peu à peu, la logique avait perdu de son pouvoir de fascination. L’arme absolue, maintenant, était à chercher dans les sciences. Malheureusement pour nos théologiens, la science progressant sans cesse, tel phénomène qui paraissait

« Somme théologique » la, q. 105, a. 7, ad. 2. J’emprunte cette citation au Père René Latourelle, Du prodige au miracle. Bellarmin, 1995, p. 139. 7

8

encore il n’y a guère tout à fait inexplicable le paraît aujourd’hui beaucoup moins. Le doute est ainsi jeté sur bien des « miracles » reconnus dans le passé et, ce qui est encore beaucoup plus grave, ce doute atteint déjà tous ceux que l’Église pourrait à l’avenir reconnaître. On comprend, dès lors, la réaction de plus en plus négative, vis-à-vis du miracle, des penseurs indépendants, depuis le « Siècle des lumières » jusqu’aux scientifiques d’aujourd’hui 9. Cela commence avec Thomas Hobbes et John Locke pour continuer avec Bayle et aboutir à la définition du miracle par David Hume : « Un miracle est une violation des lois de la nature10 », et Hume d’en conclure que le miracle ne peut exister. Spinoza reprend quasiment les mêmes mots : « Rien n’arrive contre l’ordre de la nature ; elle suit sans interruption un cours éternel et immuable... Si Dieu agissait contre les lois de la nature, il agirait contre sa propre essence, ce qui serait le comble de l’absurdité11... » Voltaire définit le miracle comme une « violation des lois mathématiques, divines, immuables, éternelles. Par ce seul exposé, un miracle est une contradiction dans les termes ». Comment s’étonner, dès lors, si les théologiens d’aujourd’hui, comprenant enfin qu’une telle absurdité est indéfendable, en arrivent à ne plus croire eux-mêmes aux miracles ? Cependant, nous le verrons, ce n’est pas l’existence J’emprunte les éléments du résumé historique qui suit à l'abbé André Deroo dans L’Homme à la jambe coupée, réédité par Résiac en 197/, p. 133 et suivantes. Voir aussi René Latourelle, op. cit., p. 38-41. 10 David Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction d'André Leroy, Paris, 1947, p. 163. 11 Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, chap. VI. 9

des miracles qu’ils auraient dû refuser, mais cette conception un peu infantile du merveilleux qu’ils auraient dû corriger. La plupart des théologiens se sont malheureusement contentés, sur ce point comme sur bien d’autres, de suivre l’opinion des scientifiques et des philosophes sans faire vraiment leur travail de théologiens. Cependant, ce n’était pas la seule façon possible de comprendre les miracles. Saint Augustin, dont la théologie est pourtant si souvent désastreuse, disait dans La Cité de Dieu : « Le miracle ne contredit pas la nature, il contredit la connaissance que nous en avons. » L’évolution semble s’être poursuivie, pour une bonne part grâce à une meilleure compréhension des miracles de Lourdes. L’Église s’étant engagée à travers ces miracles dans la recherche de preuves absolues de l’intervention de Dieu, il devenait de plus en plus nécessaire de ne plus reconnaître que ceux qui semblaient pouvoir résister définitivement aux futures explications de la science. Mais, avec le développement des sciences, les exigences posées par l’Église au XVIIIe siècle aboutissaient à ce que la plupart des guérisons ne pouvaient plus être officiellement reconnues. En cent quarante ans, sur environ 6 500 guérisons présentées, dont 2 000 reconnues comme inexpliquées par le Bureau médical de Lourdes, 66 seulement ont été admises par l’Église comme « miraculeuses ». Encore celles-ci ne peuvent-elles pas présenter la garantie absolue que leur processus ne pourra jamais être expliqué par la science. C’est pourquoi d’ailleurs les médecins eux-mêmes préfèrent parler seulement de guérisons « extraordinaires » et non plus « inexpliquées ». L’impasse devenait évidente, et cela d’autant plus que les guérisons

continuaient, bon an mal an, au rythme d’une vingtaine chaque année. À force de chercher des « preuves », l’Église ne reconnaissait même plus les « signes ». C’est la conclusion à laquelle est parvenu le docteur Théodore Mangiapan, médecin permanent du Bureau médical de Lourdes de 1972 à 1990 : « Je pense donc que, très bientôt, à cause de ces exigences ecclésiales qui resteront, selon toute vraisemblance, inadaptées, les médecins-experts seront empêchés de présenter aux représentants qualifiés de la même Église — je veux parler des évêques résidentiels — des guérisons de Lourdes reconnues inexplicables. Et, de ce fait, ne leur donneront plus l’opportunité de discerner éventuellement un miracle, un signe de Dieu12. » Le R. P. Gumpel de la « Congrégation pour la cause des saints » constatait la même impasse à laquelle aboutit le système actuel de reconnaissance des miracles : « En réduisant la notion de miracle à des guérisons inexplicables, l’Église a, en fait, permis à la science médicale d’usurper sa propre compétence à interpréter les signes divins13. » On a voulu utiliser la science pour faire du miracle une véritable « preuve ». Résultat, la science ne découvre aucune preuve et nous empêche de reconnaître le « signe ». Pourtant, la théologie des miracles a commencé à évoluer. En 1988, lors d’un colloque au Vatican sur les guérisons miraculeuses, le même docteur Mangiapan retrouvait fort heureusement l’intuition de saint Augustin en affirmant qu’on Théodore Mangiapan, Les Guérisons de Lourdes, étude historique et critique depuis l’origine à nos jours, Éditions Œuvre de la Grotte, 1994, p. 398. Les mots soulignés le sont dans le texte original. 13 Ibid, p. 399. 12

n’avait pas le droit d’établir « un mode de rivalité... entre les lois “naturelles” connues et exploitées par les hommes, et l’action extraordinaire, inhabituelle, surnaturelle, thaumaturgique attribuée à Dieu ». Si les miracles constituent bien un défi pour la science, ce « défi n’est pas lancé par la théologie, mais par la science elle-même », commente Pierre Delooz auquel j’emprunte cette citation14.

La démarche du cœur Si l’idée de preuve me paraît tout à fait contraire à la pédagogie de Dieu, c’est que notre adhésion à sa présence et à sa volonté se situe principalement au niveau du « cœur », au sens où l’entend toute la tradition des Pères du désert. Satan sait bien que Dieu existe. Il n’en reste pas moins prisonnier de son refus. Il ne suffit donc pas de croire que Dieu existe, il faut surtout le désirer. La preuve imposerait l’existence de Dieu avant qu’on ait eu le temps de la désirer. Elle court-circuiterait la démarche du cœur15. Mais, inversement, il ne faut pas ignorer le rôle très important du signe. Si tout prodige n’est pas signe, c’est que pour être signe il ne doit pas seulement nous mettre devant une énigme sans aucun sens, mais être porteur d’un sens. Le prodige, la guérison inexpliquée, ne sont signes que dans la mesure où, à travers eux, se laisse deviner une présence, et une présence aimante encore plus que toute-puissante. Le Christ Pierre Delooz, Les Miracles, un défi pour la science ?, Duculot, 1997, p. 177 et 180. 15 J’ai développé cela à partir du conte médiéval de « la belle et la bête » dans Pour que l'homme devienne Dieu et dans Christ et karma. 14

a parfois protesté contre ceux qui réclamaient toujours de nouveaux signes. Mais il en a donné lui-même. Saint Jean, plus particulièrement, insiste sur le rôle de ces signes : « Beaucoup crurent en son nom à la vue des signes qu’il accomplissait. » Si le miracle n’est pas contre les lois de la nature, il suppose tout de même une intervention particulière de Dieu. Cet aspect aussi choque les philosophes. Autant que l’idée d’une dérogation aux lois de la nature. Leurs réactions sont très nettes à cet égard. C’est que leur Dieu n’est qu’un « grand horloger », un Dieu cosmique, à l’origine des lois de l’univers, mais sans contact réel avec chacune de ses créatures. Saint Thomas d’Aquin est oublié, mais Aristote est resté et, avec lui, cette conception d’un Dieu « Acte pur », immuable et pétrifié. Nos philosophes n’ont pas compris ce que tant de religions, même avant le christianisme, avaient déjà deviné, qu’il y a une loi d’amour entre Dieu et l’homme, un ordre personnel de relations directes, intimes, avec Dieu qui transcende même les lois générales. Le miracle révèle la transcendance de la personne par rapport à l’être, d’où découle la suprématie de l’esprit sur la matière. Si le signe n’est pas une preuve, cela ne veut pas dire du tout qu’il n’ait aucune importance pour la foi. La meilleure preuve en est la réaction sarcastique de certains incroyants.

La puissance de Dieu Pour être des « miracles », il faut que les phénomènes inhabituels, inexpliqués, aient une valeur particulière. Autrement dit, « il faut et il suffit » que l’homme de science devine

devant le phénomène qu’un tel concours de circonstances n’a pas pu se produire sans qu’une intelligence ait été à l’œuvre. Je me permettrai ici de reprendre à ma façon un exemple proposé par Aimé Michel. Dans un moteur à explosion il n’y a aucune magie, rien de surnaturel. Tout est construit et fonctionne selon les lois naturelles. Mais pour en arriver à ce chef-d’œuvre de la technique, il a fallu déjà une bonne connaissance de ces lois et la poursuite systématique d’un but bien précis. Il n’y a cependant aucun mystère parce que nous savons bien qui a étudié ces lois et qui a poursuivi ces recherches. Ce sont nos savants et nos techniciens. Le miracle suppose lui aussi, probablement, une connaissance parfaite des lois de la nature et une intention bien précise, mais nous n’en sommes pas les auteurs, ce n’est pas nous qui l’avons construit. Il y a donc là une autre intelligence à l’œuvre et une intelligence qui en sait infiniment plus que nous16. Quand certains prodiges ne suffiront plus pour attirer notre attention et « faire signe », Dieu en trouvera d’autres. Pour le moment, tous ces signes nous prouvent que le Maître de la Création n’a pas déserté son œuvre. Dieu intervient sans cesse dans ce monde. Ces interventions, de place en place et de temps en temps, suffisent à prouver qu’il ne nous perd pas de vue et qu’il intervient, même de façon visible, voire spectaculaire, lorsqu’il le juge nécessaire pour notre salut. Les miracles sont la manifestation de la puissance de Dieu, mais aussi de sa sollicitude, de son Amour, de sa tendresse. Je reprends cette image à Aimé Michel dans Metanoia, phénomènes physiques du mysticisme, Albin Michel, 1986, p. 234. 16

Les miracles ne sont pas pour autant absurdes, arbitraires, en opposition aux lois de ce monde. Ils sont au contraire, bien souvent, révélation de ce que devrait déjà être ce monde si le péché ne s’opposait à la puissance créatrice de Dieu. Ils sont révélation de ce que ce monde est déjà, une fois passées les portes de la mort, pour ceux qui sont entrés enfin dans les étapes suivantes, plus près de Dieu. Les miracles sont déjà l’annonce d’un monde transfiguré. Ils révèlent déjà d’autres lois possibles où la matière sera plus soumise qu’elle ne l’est maintenant aux exigences de l’esprit. C’est tout cela que nos théologiens, trop souvent, n’ont pas compris. Pourquoi ? C’est qu’il faut, pour reconnaître vraiment le miracle pour ce qu’il est, une tout autre vision du monde.

Deuxième partie Faux et Vrais Miracles

1. Des phénomènes inexpliqués Si le miracle ne contredit en rien les lois de la Création, il faut que, de leur côté, pour le comprendre, les scientifiques acceptent d’élargir un peu leur vision du monde. Il ne se réduit pas à ce que nos sens ou nos instruments peuvent aujourd’hui en capter. Le miracle, très souvent, est non seulement signe de la présence active de Dieu parmi nous, mais aussi annonce du monde futur, d’un univers corrigé, rectifié, où les lois ne seraient plus les mêmes. Ce monde est à la fois celui qui nous est promis « à la fin des temps » et celui que nos « morts » ont déjà rejoint. C’est un univers parallèle, si l’on veut, ou sous-jacent à celui que nous percevons habituellement. C’est, à la fois, le monde vers lequel nous allons et un monde qui, mystérieusement, est déjà là. Je précise que je ne réserve pas dans cet ouvrage le mot « miracle » aux seules guérisons miraculeuses. Cette tendance nous vient probablement des procès de béatification et de canonisation où le « miracle » ne désigne généralement que des guérisons inexpliquées, très rarement d’autres phénomènes (quelques cas de résurrection apparente, d’incorruption du corps du saint, de multiplication de nourriture, etc.) mais en négligeant totalement des phénomènes comme les stigmates, la bilocation, la lévitation, les apparitions, etc., tous phénomènes pourtant très importants. Ces phéno-

mènes existent. Ils sont parfaitement établis et ne se retrouvent pas seulement dans les vies des saints. Or, ils représentent un défi par rapport à toutes les connaissances scientifiques acquises. Ils échappent totalement aux lois connues et supposent vraiment l’irruption dans notre univers de lois profondément différentes. Nous aurons l’occasion d’approfondir peu à peu ces considérations. Contentons-nous pour le moment d’évoquer rapidement trois cas de figures possibles : En premier lieu, les miracles peuvent révéler l’intervention de lois naturelles qui sont généralement bloquées par d’autres lois, mais qui, en certaines circonstances, se trouvent libérées lorsque l’obstacle qui les inhibait disparaît. Si quelqu’un tombe de très haut, sans parachute, il se tue. C’est une conséquence de la loi de la pesanteur et de la fragilité de notre organisme. Mais si la même personne dispose d’un parachute, elle tombe un peu brutalement, mais elle ne se tue pas. Il n’y a cependant là aucun miracle, aucune violation des lois naturelles. Simplement, la pression de l’air, compressé par la coupole du parachute, s’est opposée à la force de gravité. Il y a certainement beaucoup de phénomènes, parfaitement conformes aux lois de la nature, qui ne se déclenchent que lorsqu’un concours de circonstances tout à fait exceptionnel le permet. C’est un mécanisme de ce genre qui permettra peut-être un jour de comprendre un cas de guérison particulièrement étonnant. Il s’agissait d’un cancer inopérable. Mais les chirurgiens ayant pratiqué une laparotomie exploratoire, c’està-dire une incision de la paroi abdominale et du péritoine, la

tumeur disparut complètement. Malgré l’aspect spectaculaire de cette guérison, les chirurgiens qui ont traité le cas n’en pensent pas moins qu’il s’agit probablement d’un processus de guérison parfaitement naturel mais encore mal repéré, en raison de la rareté extrême de tels cas 17. Mais les cas de guérison spectaculaire ne sont pas les seuls où les causes d’un « prodige » semblent pouvoir rester dans le cadre des lois naturelles. Certaines coïncidences ou cas de « synchronicité », dans la vie courante, paraissent vraiment tenir du miracle, alors même que toutes les lois connues de la nature ont parfaitement et normalement fonctionné. Au niveau du monde visible, aucune force étrangère à ce monde ne peut être détectée. Ce n’est que notre esprit qui marque un certain étonnement. Il y a quantité de prodiges, de cas apparemment aberrants, totalement « inexplicables », qui pourraient fort bien s’expliquer ainsi. Le caractère rarissime, exceptionnel, du phénomène ne suffit pas pour en faire un miracle. Ce sont alors les circonstances qui, en donnant à ces phénomènes une valeur de signe religieux, peuvent, éventuellement, leur mériter ce nom. Les miracles peuvent également correspondre à des lois naturelles que nous ignorons. Notre science est encore très loin d’avoir exploré toutes les couches de notre monde matériel. Bien entendu, si ces lois nous sont encore inconnues, c’est, le J’emprunte cet exemple au texte d'une conférence du docteur H. Larcher où l'on trouvera les références scientifiques. Hubert Larcher, « Information, Kommunikation und Aktion bei den paranormalen und supranormalen Heilungen », publié dans Imago Mundi, Innsbruck, 1977, p. 658-659. 17

plus souvent, parce qu’on les rencontre rarement. Mais peutêtre aussi parce que nos instruments ne nous permettent pas encore d’atteindre certains niveaux de réalité. On commence aujourd’hui à reconnaître que l’espace et le temps ne sont pas ce que l’on croyait. Mais nous sommes loin d’en avoir encore tiré toutes les conséquences. La relation de cause à effet semble également réserver des surprises. Certains savants, et non des moindres, commencent à admettre la possibilité d’une rétro-causalité, c’est-à-dire une causalité où l’effet précède dans le temps sa cause. De même, la relation entre l’esprit et la matière est envisagée aujourd’hui comme une véritable interaction possible. Dans un cas comme celui de la guérison paranormale de Monique Couderc18, il est bien difficile de savoir quelle a été la cause principale de la guérison. Monique Couderc était atteinte d’un cancer du col de l’utérus. Alors que l’ablation était considérée par tous les cancérologues comme indispensable et urgente, Monique Couderc refusa l’opération et décida de chercher sa propre voie de salut. Elle la trouva dans le jeûne, dans une meilleure alimentation, mais aussi dans sa volonté, sa confiance inébranlable et enfin dans la prière, la sienne et celle de ses amis. Là encore, nous pouvons nous trouver devant des prodiges, absolument déroutants pour notre sens commun, sans qu’ils soient pour autant des « miracles », au sens religieux du terme. Encore une fois, seul le contexte dans lequel ces phénomènes se produisent pourrait, éventuellement, leur conférer cette qualité. Ces deux premiers cas correspondent à ce que l’on pourrait 18

Monique Couderc, J'ai vaincu mon cancer, Belfond, 1977,1979,1987.

appeler le « paranormal », mais tel phénomène qui semble paranormal aujourd’hui pourra très bien paraître normal pour la science de demain. Enfin les miracles peuvent être produits par des lois qui appartiennent habituellement à d’autres niveaux de réalité, à d’autres dimensions, comme, par exemple, celles où « vivent » déjà nos morts. L’ensemble de la Création formant une véritable unité, même si nous n’en voyons qu’une faible partie, il est assez normal qu’en certains cas, les lois de ces autres dimensions puissent interférer avec les lois de notre monde matériel. Ce sont des cas qui relèvent de ce que l’on pourrait appeler le « supranormal ». C’est probablement ce qui s’est produit lorsque le Christ, mort et ressuscité, s’est manifesté à ses apôtres, très concrètement, physiquement, invitant même Thomas à mettre le doigt dans la plaie de son côté 19. Mais, le reconnaître, c’est déjà dépasser les limites du rationalisme. Je connais un exégète réputé être, non sans raisons, plutôt conservateur par rapport aux jeunes générations de « chercheurs » et qui, pourtant, commentait ce témoignage des Évangiles en faisant remarquer que le texte ne disait pas que Thomas avait Je veux bien admettre que saint Luc ait ajouté l’épisode du poisson grillé, mangé alors par le Christ, comme le suggère le Père Boismard, à condition de ne pas entendre par là qu’il l’ait inventé. En tout cas, c’est saint Jean qui a « ajouté » l’épisode du doute de Thomas et cela aussi je ne crois pas qu’il l’ait inventé, Choisir de relater un fait ne signifie pas qu’on l'ait inventé. (Marie-Émile Boismard, Faut-il encore parier de « résurrection » ?, Éditions du Cerf, Paris, 1995, p. 154.) 19

effectivement mis son doigt dans la plaie du Christ. Pour lui, l’apparition du Christ n’avait pas vraiment eu lieu concrètement. Ce vieux prêtre, professeur d’exégèse et croyant, ne pouvait admettre une interférence, entre le monde d’avant la mort et le monde d’après la mort. Il y avait pour lui le monde matériel, celui qu’étudient nos scientifiques, et le monde de l’au-delà, totalement inaccessible, inimaginable, objet possible d’une foi, précisément et seulement, dans la mesure où il n’interfère jamais avec le monde qu’étudie la science. Pour qu’il n’y ait pas conflit avec le savoir établi, il faut que l’objet de notre foi ne repose sur aucun indice, aucun signe matériel. Dichotomie profonde entre deux mondes, mais aussi, plus profondément, entre deux modes de penser. C’est le drame qu’ont connu des savants du siècle dernier, lorsqu’ils demeuraient croyants. 11 y avait l’homme de foi, qui allait à l’église, et l’homme de laboratoire, qui ne croyait plus qu’à ce qu’il pouvait voir et toucher. Les deux faces de leur personnalité ne communiquant pas entre elles, ces savants étaient condamnés à vivre dans une sorte de schizophrénie insupportable.

Les différentes sources des prodiges Nous avons vu que tout phénomène paranormal, tout prodige, n’est pas forcément un miracle. Selon les circonstances, le prodige peut très bien n’avoir aucune valeur religieuse particulière, être l’œuvre de forces spirituelles négatives, « diaboliques », ou de forces positives, « divines ». Le prodige peut donc fort bien relever de trois causes différentes qui en détermineront toute la valeur. Il peut :

— être un simple phénomène, relativement « paranormal », ou même « supranormal » parce que encore rare et inexpliqué, mais religieusement totalement neutre, même s’il s’agit d’interférences entre notre monde et l’au-delà ; — être le fruit de circonstances exceptionnelles voulues par les forces du mal ou quelque force inconnue, mystérieuse et inquiétante ; il s’agit alors de phénomènes qui peuvent être dangereux, voire, parfois, franchement démoniaques ; — être le fruit de circonstances exceptionnelles voulues par Dieu ; c’est alors un miracle. Ce sera certainement une des tâches importantes du siècle prochain, aussi bien pour les sciences que pour les religions, de nous aider à mieux faire ces distinctions. Dans chacun des cas que nous venons de voir se pose évidemment la question que nous avons déjà envisagée : s’agit-il d’un simple conflit exceptionnel entre lois parfaitement connues, entre lois de ce monde déjà connues et d’autres encore inconnues, ou bien d’une interférence entre d’autres dimensions et notre monde. Les deux classifications sont donc à combiner ; mais il est rare qu’un type de phénomène puisse être toujours classé dans la même catégorie. La réalité est toujours plus complexe que nos grilles. Nous le constaterons bientôt.

Le merveilleux profane Je crois donc qu’il y a des cas où les phénomènes paranormaux n’ont en eux-mêmes rien de spécifiquement religieux

ni démoniaque. C’est ainsi, par exemple, que je ne pense pas que les communications entre notre monde et les « morts » que j’ai si longuement étudiées20 relèvent, à chaque fois, soit d’une intervention extraordinaire de Dieu, d’un privilège inouï accordé à quelques saints, soit d’une intervention satanique pour mieux égarer les pauvres humains que nous sommes. Sur ce point, la position de Dom Gabriele Amorth, exorciste du diocèse de Rome, me semble très exagérée21. Le Père Emetti, savant et exorciste très respecté que j’ai bien connu, ne partageait pas du tout cette opinion. Il connaissait pourtant parfaitement les dangers du spiritisme et les dénonçait vigoureusement22, mais il avait appris, par l’expérience, à faire les distinctions nécessaires. Il était très heureux de la traduction en italien de mes livres sur ce sujet et m’en avait demandé plusieurs exemplaires pour pouvoir les faire lire à Rome à certains confrères. Les phénomènes de communications avec les morts, que ce soit par la médiumnité traditionnelle ou par le truchement d’appareils électroniques, relèvent tout simplement de lois encore mal connues, correspondant à deux (ou plusieurs) dimensions, celle où nous vivons et d’autres que nous ne percevons pas. Mais cette communication s’inscrit à l’intérieur du même monde créé. Ce sont donc des lois parfaitement naturelles qui font tout naturellement partie du plan de Dieu.

François Brune, Les morts nous parlent, Philippe Lebaud éditeur, 1993, et Fr. Brune et Rémy Chauvin, À l'écoute de l'au-delà, Philippe Lebaud, 1999. 21 Dom Gabriele Amorth, Un exorciste raconte, Éditions Fr.-X. de Guibert, 1992, p. 37. 22 Pellegrino Emetti, La catechesi di Satana, Edizioni Segno, 1992. 20

Cependant, bien entendu, la teneur de ces communications sera très différente selon le niveau spirituel de ceux qui communiquent ainsi. Il n’y a pas sur terre que des saints, et beaucoup de trépassés, dans l’au-delà, n’ont pas encore achevé leur purification. Tout cela explique que certaines de ces communications, mais seulement certaines, puissent revêtir un aspect dangereux, parfois clairement démoniaque, alors que d’autres ne comportent aucun risque et sont un réconfort extraordinaire pour les proches, sans être pour autant de vrais miracles. Dans la vie des saints, on voit bien que la plupart d’entre eux étaient constamment en contact avec les saints qui les avaient précédés sur terre. Nous retrouverons cette polyvalence virtuelle dans presque tous les phénomènes. Ils peuvent presque tous se présenter comme religieusement neutres, « profanes » pourrait-on dire, ou comme démoniaques, ou encore comme « miraculeux », œuvres de Dieu.

2. Prodiges et démons Des stigmates qui ne viennent pas de Dieu Un cas tout à fait particulier est celui de Giorgio Bongiovanni, né le 5 septembre 1963 à Floridia, en Sicile. À l’âge de treize ans, il fit la connaissance d’un certain Eugenio Siragusa, bien connu des ufologues qui le considèrent généralement comme un illuminé. Le 5 avril 1989, Giorgio eut une vision de « la Sainte Vierge » qui lui dit qu’elle l’avait choisi pour une mission très importante. Elle lui donna rendezvous à Fatima et là, le 2 septembre de la même année, elle lui fit don des stigmates des mains et le chargea de révéler au monde le troisième secret de Fatima. Giorgio a eu depuis bien d’autres apparitions de « Jésus » ou de « la Sainte Vierge » ; il reçut ainsi, successivement, les stigmates des pieds, du côté, et même une grande croix sanglante sur le front. Ces plaies ont été bien des fois examinées par les meilleurs spécialistes, en divers pays, et présentent les caractéristiques habituelles : aucun moyen médical ne peut les refermer, aucune infection n’apparaît, alors même que Giorgio ne prend aucune précaution particulière. Toutes ces plaies, très spectaculaires, saignent douloureusement, au moins une fois par jour. Le sang coulant des plaies a été analysé. Il se coagule très vite, en trente secondes environ. On a prélevé aussi du sang directement dans les veines de Giorgio. C’est

bien le même sang et, pourtant, de façon tout à fait inexplicable, il se coagule normalement, en cinq à sept minutes. Des examens psychologiques ont été réalisés à plusieurs reprises. Tous confirment le parfait équilibre de ce jeune homme, doux, modeste, ouvert, correspondant parfaitement à l’impression que j’ai pu avoir lorsque je l’ai rencontré, à deux reprises, lors de congrès en Italie. D’où viennent alors mes réticences ? Du message que Giorgio délivre partout dans le monde et de l’évolution lente de ce message. Résumons d’abord ce qui, dans ce message, ne me dérange pas du tout. Il aurait reçu directement de la Sainte Vierge la mission de révéler au monde le fameux troisième secret de Fatima que les papes devaient faire connaître en I960, ce qu’ils n’ont toujours pas fait. En réalité, une partie en est déjà indirectement connue depuis longtemps, depuis au moins 1963, à travers une indiscrétion du journal allemand Neues Europa. Il s’agirait d’un avertissement à toute l’humanité, d’un appel pour que nous changions d’attitude ; entre nous, en mettant fin à nos guerres incessantes ¡ envers la nature, en veillant à ne pas la massacrer comme nous le faisons actuellement. Ce n’est évidemment pas cela qui pourrait me déranger. Giorgio nous annonce aussi que la crise que traverse l’Église va encore s’aggraver. Les cardinaux et les évêques se dresseront les uns contre les autres. De grands changements surviendront. Cela non plus ne me choque pas du tout. Il n’est pas besoin d’être prophète pour comprendre que l’Église catholique, sous sa forme actuelle, arrive au bout d’une im-

passe. Il faudra bien un renouvellement radical et douloureux. Les très violentes critiques que Giorgio Bongiovanni fait par ailleurs, personnellement, à l’Église catholique, ne me scandalisent pas non plus. Elles sont malheureusement, pour la plupart, parfaitement justifiées, encore qu’il ait parfois tendance à la simplification. Tout ce qui s’est fait de bien dans l’Église, et qu’il est tout de même bien obligé de reconnaître, ne s’est pas toujours fait contre la hiérarchie ou en dehors d’elle. Les choses sont beaucoup plus complexes. Giorgio est chargé aussi de nous révéler une partie du secret qui n’était pas encore connue ni même soupçonnée, pas même à travers l’article de Neues Europa : le début de contacts directs avec des civilisations extraterrestres. J’étonnerai peut-être ici mes lecteurs, mais cela non plus ne suffirait pas pour me faire douter de l’origine mystique chrétienne des stigmates de Giorgio Bongiovanni. Le phénomène des Objets volants non identifiés n’est aujourd’hui guère contestable. Le problème reste de savoir de quoi il s’agit. Là où je ne peux plus suivre G. Bongiovanni, c’est lorsqu’il nous annonce sa « nouvelle théologie ». Dans les premiers temps, lorsque je l’ai rencontré, il expliquait bien que la Vierge lui avait conseillé de ne s’inféoder à aucune des Églises chrétiennes existantes. Mais il affirmait nettement que, pour lui, le Christ était bien le Fils de Dieu, Dieu luimême, comme l’affirment tous les credo communs aux chrétiens23. Toutefois, le discours a peu à peu changé. Aujourd’hui, le Christ ne figure plus, avec Krishna et Bouddha, Voir Paola Giovetti, L’esperienza straordinaria di Giorgio Bongiovanni, segreti, stigmate, esseri di luce, Edizioni Mediterranee, 23

que parmi les « êtres descendus des étoiles ou de mondes plus évolués que le nôtre et que nous avons divinisés 24 ». Le discours, toujours généreux, rejoint tout à fait celui du New Age, avec la même part de simplifications et la même prétention à sauver le monde. Le discours doux et modéré, modeste même, des premiers temps, a fait place à une violente indignation. J’accepterais même cette violence, si, par ailleurs, je sentais aussi dans ses discours l’amour brûlant pour Dieu des vrais mystiques, d’un Padre Pio ou d’une Natuzza Evolo dont je vous parlerai plus tard. Hélas ! je ne trouve plus que le discours des missionnaires des extraterrestres. Ce sont eux, désormais, nos vrais maîtres et nos modèles, et Giorgio est leur prophète. Ils ont toutes les qualités, ils sont nos sauveurs et, s’appuyant sur certaines études de cas d’enlèvements25, Bongiovanni nous affirme qu’ils sont tous bienveillants à notre égard. Pourtant, les faits paranormaux, extraordinaires, sont là, indéniables. Ces stigmates existent. Chacun peut les constater. Ils sont « scientifiquement », pour le moment, inexplicables et ils semblent bien être survenus au cours d’apparitions ou de visions. Mais, j’ai l’impression que ces stigmates, comme tous ces messages, ne viennent pas de Dieu. Ajoutons encore, sans entrer dans les détails, que d’autres cas similaires ont été signalés dans le passé, de stigmates médicalement authentiques mais qui ne venaient peut-être pas

Rome, 1997, p. 89-94. 24 Voir la revue Terzo Millennio, numero 6, novembre 1998, p. 67. 25 John E. Mack, Dossier extraterrestres, l’affaire des enlèvements, Presses de la Cité, 1995.

ou probablement pas de Dieu. Ainsi, par exemple, les stigmates de Marie-Julie Jahenny, morte en 1941, et dont la valeur proprement religieuse fut et reste très discutée26, ou ceux de Palma Maria Matarelli que le pape Pie IX tenait pour être d’origine franchement diabolique27.

Des apparitions qui ne viennent pas de Dieu Dans les contes, le mauvais magicien fait apparaître des châteaux de rêve et des paysages idylliques pour y entraîner ceux qu’il veut perdre, en les liant à son service. Quand la désillusion arrive, il est souvent déjà trop tard. Il semble bien que dans le monde qui, pour le moment, est notre monde réel, il en soit de même. Aux vrais miracles, les forces du mal répondent par les faux miracles. Aux vrais mystiques, par les faux mystiques. Aux vraies apparitions, par les fausses apparitions. À cet égard la triste histoire des « apparitions » de Medjugorje restera pour longtemps un des meilleurs exemples des manœuvres de ces forces obscures. Après l’étude minutieuse et rigoureuse de Joachim Bouflet28, le doute ne me paraît plus possible. Il ne s’agit pourtant pas d’un auteur que l’on puisse soupçonner d’être systématiquement contre le Pierre Roberdel, Marie-Julie Jahenny, la stigmatisée de Blain, Éditions Résiac, 1972. 27 Herbert Thurston, Les Phénomènes physiques du mysticisme. Éditions du Rocher, 1986, p. 105 ; ou Joachim Bouflet Encyclopédie des phénomènes extraordinaires dans la vie mystique, Éditions Fr-X. de Guibert, 1992, p. 146. 28 Joachim Bouflet, Medjugorje ou la fabrication du surnaturel, Salvator, 1999. 26

surnaturel. On lui doit déjà de nombreuses études sur les phénomènes physiques qui surviennent souvent dans la vie des mystiques, notamment sur les stigmatisés, et il travaille en liaison avec le Vatican pour certains procès de béatification ou de canonisation. Je rappelle brièvement de quoi il s’agit. Le 30 juin 1981, la Vierge Marie « apparaissait » à quelques adolescents, en Yougoslavie, dans le village de Medjugorje, aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine. Et si, depuis, les adolescents ont grandi, la Vierge continue à leur « apparaître », qu’ils soient isolés ou en groupe. L’évêque de Mostar, dont relève Medjugorje, l’archevêque de Zagreb, l’ensemble des évêques de Bosnie ont multiplié les avis de réserve et les mises en garde, mais en vain. Des foules accourent, en pèlerinages plus ou moins officiellement organisés, des groupes de prière se forment, des œuvres charitables sont fondées et, comme le dit le Père Laurentin qui a suivi les événements depuis des années, il n’y a certainement actuellement dans le monde aucun lieu où l’on enregistre autant de conversions, de confessions, de communions. Les chiffres fournis par le Père Laurentin sont vertigineux29. Que l’on puisse, et doive même, juger l’arbre à ses fruits, comme le souligne depuis tant d’années le Père Laurentin, je n’en disconviens pas et Joachim Bouflet non plus. Que toutes les conversions, retours à la foi et à l’Église qui y ont eu lieu soient l’œuvre du Saint-Esprit, je n’en doute pas. Dieu est à Voir, entre autres : René Laurentin, « Medjugorje, l'hostilité abonde, la grâce surabonde », Dernières Nouvelles, numéro 17, Éditions Fr.-X. de Guibert. 29

l’œuvre dans le cœur de chaque homme et lorsque des hommes viennent à Medjugorje pour chercher Dieu d’un cœur sincère, je ne vois pas pourquoi Dieu ne répondrait pas à leur démarche avec amour. Ce sont bien là les fruits de l’Esprit saint. Mais il n’y a pas à Medjugorje que les pèlerins, témoins, de l’extérieur, de ces apparitions. Il y a aussi, et en premier lieu, les « voyants » et les prêtres qui se sont donné pour mission de diffuser l’événement. Si les apparitions étaient authentiques, leurs vies devraient être marquées par cette manifestation du divin. J’entends bien que cela n’implique pas nécessairement que tous les « voyants » doivent se faire moines ou entrer au couvent comme sainte Bernadette ou sœur Lucie, la voyante de Fatima. Je veux bien admettre qu’il puisse être dans le plan de Dieu de souligner au contraire, à cette occasion, la sainteté du mariage chrétien bien vécu. Mais ce qui me gêne, c’est que, précisément, on est à Medjugorje bien loin de cette sainteté. L’un des franciscains promoteurs des apparitions, le Père Jozo Zovko, a été l’objet de tant de plaintes de femmes de différents pays, pour agressions sexuelles, que l’évêque a fini par le déplacer. Un autre, le Père Tomislav Vlasic, quelques années avant les « apparitions », avait fait un enfant à une religieuse et, ce qui est beaucoup plus grave, il avait refusé d’en reconnaître la paternité. La religieuse, pour protéger l’honneur du Père, avait consenti à émigrer en Allemagne. Ce qui n’empêcha pas celui-ci, cette fois après les apparitions, de fonder en Italie, en 1988, sur recommandation expresse de la Sainte Vierge, une étrange communauté mixte, avec une autre religieuse, dans une sorte de mariage « mystique

». Si ce n’est pas la moralité qui, cette fois, se trouve directement mise en cause, c’est du moins l’équilibre psychologique. Que les « voyants » voyagent à travers le monde entier pour diffuser les messages de la Sainte Vierge ne me scandalise pas vraiment. Encore que l’on voie mal Bernadette ou sœur Lucie faire le tour du monde pour faire mieux connaître les messages reçus. Mais qu’ils s’enrichissent, se fassent construire des hôtels pour héberger eux-mêmes les pèlerins et mènent finalement assez grande vie ne me paraît pas compatible avec le bouleversement de valeurs que l’on est en droit d’attendre de ceux qui ont approché Dieu. Qu’ils continuent à croire à l’authenticité des messages reçus, si vraiment ils en sont convaincus, ne me choque pas. Mais qu’ils continuent à les diffuser, encouragent les franciscains à résister à l’évêque, et ce, au nom de la Sainte Vierge, cela est absolument contraire à l’attitude de tous les vrais spirituels. Que leur amour du Ciel ne leur fasse pas oublier leur patrie terrestre, nul ne songerait à le leur reprocher. Mais qu’ils attribuent à la Mère de Dieu des appels à la guerre contre les Serbes ou les musulmans, voilà qui est parfaitement inadmissible. Comme le dit, pour résumer, Joachim Bouflet, « comment admettre de la part des visionnaires, des franciscains et de leurs supporters ces fruits pourris que sont le mensonge poussé jusqu’à la calomnie, la désobéissance bientôt muée en rébellion, la cupidité et l’esprit de lucre, et même la luxure,

l’adultère30... » Là aussi, ce sont des « fruits » des apparitions. Mais ce sont certainement les fruits d’un arbre qui n’a pas été planté par Dieu. Peut-être pourrait-on quand même envisager qu’il y ait eu quelque chose de vrai dans tout cet ensemble de visions et de messages. Ces enfants et adolescents auraient vraiment vu quelque chose qui se serait manifesté régulièrement. Il faudrait alors rapprocher toutes ces manifestations « surnaturelles » de quantité de messages qui arrivent ces temps-ci de tous côtés dans le monde et en toutes langues, par écriture automatique ou inspirée, par magnétophone ou par ordinateur, et qui sont censés venir de la Sainte Vierge, du Christ, du Saint-Esprit, et même de Dieu le Père ! Je pense, par exemple, aux messages reçus par Vassula Ryden, mais aussi à bien d’autres, car nous en sommes aujourd’hui inondés. Partout on en reçoit. Pour ma part, je reconnais volontiers que les récepteurs de ces messages, chaque fois que j’ai pu les contacter, me paraissaient tout à fait sincères. Mais je ne crois pas pour autant, au vu du contenu de ces messages, que la Mère de Dieu ou les personnes de la Sainte Trinité en soient vraiment les auteurs. Alors qui ? Parfois, peut-être, quelque simple mortel passé dans l’au-delà et bien intentionné. Parfois, peut-être, d’autres entités, moins bien intentionnées, comme celles qui se sont manifestées à Giorgio Bongiovanni. Que Dieu puisse cependant tirer un bien d’un mal, cela s’est 30

Joachim Bouflet, op. cit., p. 228.

déjà vu bien souvent dans l’histoire de l’humanité. Et cela vaut même pour les faux miracles. « Les exemples ne sont pas rares, note Joachim Bouflet, de fausses apparitions et de faux miracles qui ont été à l’origine de grâces de conversion pour des fidèles de bonne foi. La statue saignante de sainte Anne, à Entrevaux, en 1953, a suscité retours à la foi et réconciliations dans des foyers désunis, des guérisons extraordinaires ont même été signalées ; pourtant, c’était une supercherie que son auteur, Jean Salvade, avoua en 1959. De même, les apparitions alléguées de Ghiaie di Bonate (Italie, 1944) ont été à l’origine de grâces diverses dont l’ordinaire du lieu (l’évêque) admettait la réalité, bien qu’il eût dénié aux faits toute origine surnaturelle... La même conclusion pourrait s’appliquer à Medjugorje. Tout le bien qui s’y fait se produit comme parallèlement aux apparitions, et sans rapport de causalité avec elles31. » Medjugorje serait alors le lieu d’un immense combat. D’un côté, les forces du mal qui tenteraient de déconsidérer tout le surnaturel. De l’autre, les forces de Dieu qui tenteraient d’utiliser pour le bien les ruses mêmes du Malin ? Malgré tout, une terrible impression de malaise ressort de tout cela. Que tant de théologiens chevronnés, experts en mystique, que tant d’évêques, de cardinaux, se soient laissés tromper et pendant tant d’années, ce malgré les avis répétés de l’évêque du lieu, quelle revanche magnifique pour les forces du mal ! Quel moyen « merveilleux », si l’on peut dire, de déconsidérer pour longtemps tout merveilleux !

31

Joachim Bouflet, op. cit., p. 230.

Les phénomènes de possession Il ne s’agit pas ici d’étudier ces phénomènes dans tous leurs aspects. Il existe des ouvrages entiers sur la question et ils n’ont pas épuisé le sujet. Ce qui nous intéresse présentement, ce sont seulement les cas particulièrement spectaculaires, ceux où il devient évident que le phénomène dépasse les lois physiques « normales » et où l’on doit donc admettre qu’une force inconnue est à l’œuvre derrière la manifestation extérieure. Autrement dit, les cas qui présentent les mêmes caractéristiques que les miracles, mais dont la source remonte aux forces du mal et non plus à Dieu. Je sais que ce sujet est très mal vu aujourd’hui, non seulement dans les milieux scientifiques habituels, mais aussi, et presque surtout, dans le clergé lui-même. La plupart des exorcistes n’y croient plus beaucoup et renvoient systématiquement les fidèles qui se présentent à eux vers les psychiatres. Ceux qui reconnaissent quand même qu’il y a quelques vrais cas de possession ne veulent pas en parler ou affectent de ne procéder qu’à des entretiens amicaux sans aucun caractère effrayant et spectaculaire. Ces cas existent cependant, et moins les prêtres y croient, plus ils se multiplient. À tel point que, dans certains pays, devant l’invasion des sectes sataniques avec les suites que l’on peut deviner, on peut déjà remarquer un certain retour des vrais exorcismes. Il est bien évident qu’un exorciste sérieux se doit de travailler en liaison avec des psychologues et des psychiatres, mais ceux-ci sont souvent les premiers à reconnaître que certains cas ne sont plus de leur compétence. Il est vrai que la distinc-

tion n’est pas toujours facile entre maladie mentale et possession. D’une façon plus générale d’ailleurs, il en est de l’action de Satan comme de celle de Dieu. Parmi les merveilles que Dieu accomplit tous les jours, auxquelles doit-on donner le nom de « miracle » ? Parmi le déchaînement d’égoïsme, d’orgueil et de haine qui domine le monde, à quoi reconnaître un « possédé » et comment le distinguer de chacun d’entre nous, toujours plus ou moins, à un moment ou un autre, serviteur à demi conscient des forces du mal ? Ces contre-miracles sont encore beaucoup plus rares que les miracles pour la bonne raison que les forces du mal préfèrent se faire oublier. En effet, chaque fois qu’elles interviennent de façon trop visible, elles donnent indirectement la preuve que les miracles, aussi, existent. Elles se révèlent comme forces au-delà de notre physique « normal » et renforcent involontairement, par opposition, le soupçon de l’existence de Dieu. Satan préfère agir discrètement dans le cœur de chacun d’entre nous et il faut reconnaître que cela ne réussit pas trop mal ! À voir dans quel état est ce monde, on en reconnaît facilement le prince. Je m’en tiendrai donc ici, pour illustrer ma démonstration, à quelques cas spectaculaires, heureusement rarissimes.

En Allemagne, au milieu du XIXe siècle Le cas que je vais évoquer est peu connu en France. Il présente l’inconvénient d’être assez ancien, mais la documentation que j’ai consultée me semble au-dessus de tout soupçon et il est particulièrement spectaculaire. Nous en devons le récit à l’exorciste lui-même, un luthérien allemand, Johann

Christoph Blumhardt, qui, comme pasteur, prédicateur, auteur et théologien, fut sans conteste l’une des plus éminentes personnalités protestantes du siècle dernier. On sait que les protestants sont pourtant très réticents, en général, vis-à-vis de tous les phénomènes extraordinaires, encore plus que les catholiques. Le témoignage de ce pasteur n’en est que plus significatif32. Il s’agit d’un véritable combat mené contre les forces du mal pendant plus d’un an, d’avril 1842 au 28 décembre 1843. Mais, en réalité, les phénomènes de possession avaient déjà commencé bien avant les premiers exorcismes. Les seules armes de ce pasteur étaient la foi, la prière et le jeûne, ce qui fait que ce combat a un double aspect : d’un côté la puissance des forces du mal, de l’autre, la force des armes de Dieu. L’ancienneté du cas ne doit pas nous le rendre douteux. Les médecins de ce temps savaient déjà observer, et nombreux sont ceux qui ont assisté aux phénomènes étranges, parfaitement incroyables et pourtant vrais que je vais rapidement évoquer ici. La possédée était une jeune femme du nom de Gottliebin Dittus. Elle avait reçu une bonne éducation religieuse, mais, cependant, une cousine lui avait plusieurs fois promis de l’initier à la sorcellerie et, au cours de diverses maladies de son enfance, on avait essayé pour la sauver certaines pratiques superstitieuses. Lors de sa longue lutte pour se libérer de cette possession, on découvrit qu’elle était déjà liée aux

«Blumhardts Kampf», Verlag Goldene Worte, Stuttgart-Sillenbuch, 14e Edition, 1971. 32

forces des ténèbres de telle sorte qu’elle était déjà programmée pour servir à en persécuter d’autres. Mais son esprit n’acceptait pas cette mission, d’où un combat intérieur sans merci pour l’entraîner définitivement dans la pleine magie au service de Satan. Les esprits qui la possèdent se révèlent, comme dans les Évangiles, une véritable légion : 3, 7, 14 esprits se déclarent ; puis 175, 425 ! Certains esprits, là encore tout comme dans les Évangiles, avant d’être expulsés par la prière, demandaient qu’on leur attribuât au moins un lieu de repos. Voici quelques extraits du récit que le pasteur Blumhardt fit luimême de ce long combat et que nous respectons à la lettre : « C’était pour moi terrifiant de réaliser que ce qui était considéré jusqu’ici comme superstitions populaires des plus ridicules sortait du monde des contes pour émerger dans le réel... Cela commença par des vomissements de sable et de morceaux de verre. Peu à peu arrivèrent des morceaux d’acier de toutes sortes, de vieux clous à bois tout courbés. J’en ai vu un jour, après un long étouffement, tomber douze de suite dans le bassin que l’on tenait devant sa bouche. Puis, ce furent des lacets de chaussures, de différentes formes et tailles, souvent si longs que l’on avait peine à comprendre comment ils pouvaient sortir du gosier, une fois aussi un morceau de métal si grand et large qu’elle en perdit le souffle et resta comme morte pendant plusieurs minutes. Il y eut aussi des quantités incroyables d’épingles, d’aiguilles et des morceaux d’aiguilles à tricoter, souvent aussi mêlés à du papier et des plumes. Parfois, on avait l’impression que des aiguilles à tricoter lui traversaient la tête, d’une oreille à l’autre. Il arriva même un jour que des morceaux longs d’un

doigt ressortirent d’une de ses oreilles. Une autre fois, je pouvais entendre et sentir sous ma main les aiguilles se briser dans sa tête ou se tordre et se courber. Il s’agissait d’aiguilles d’acier qui alors se frayaient lentement leur chemin en petits morceaux vers le gosier et sortaient par la bouche... Du nez aussi j’ai tiré beaucoup d’épingles. Elles descendaient d’abord de travers, d’après ce que je pouvais sentir sur l’os du nez ; puis, elles se tournaient la pointe vers le bas. Un jour, il en sortit quinze d’un seul coup, avec tant de violence qu’elles restèrent plantées dans la main que Gottliebin avait avancée pour les recueillir. Une autre fois, elle se plaignait de très forts maux de tête. Je posai ma main sur sa tête un instant et vis alors partout briller de petits points blancs. C’étaient douze épingles, encore à moitié plantées dans la tête, que je dus tirer, une à une, au prix d’une douleur marquée chaque fois d’un petit sursaut. De l’œil, j’ai tiré une fois deux épingles et un autre jour quatre. Elles se promenaient sous les paupières, mais finirent par dépasser un peu, ce qui me permit de les retirer doucement. Des aiguilles, j’en ai retiré des quantités des mâchoires supérieure et inférieure. Elle ressentait d’abord des maux de dents terribles, alors que l’on ne pouvait rien voir. Et, finalement, on pouvait commencer à sentir les pointes. Elles continuaient à ressortir toujours davantage. Venait un moment où je pouvais les saisir, mais il me fallait encore beaucoup d’efforts pour arriver à les arracher. Deux vieux morceaux de fil de fer tout courbés, de la longueur d’un doigt, se manifestèrent un jour même dans sa langue et il me fallut beaucoup de temps et de peine pour l’en délivrer. Une autre fois, elle avait sous la peau, autour du corps, deux longs fils de fer, tordus et emmêlés en plusieurs

endroits. Avec ma femme, il nous fallut bien une heure pour les extraire complètement et Gottliebin perdit connaissance plus d’une fois comme cela arrivait souvent. En outre, il lui sortait de toutes les parties du haut du corps des morceaux d’aiguilles à tricoter ou des aiguilles entières, si souvent, à différents moments, que je peux en estimer le nombre à au moins trente. Elles se trouvaient soit couchées, soit plantées verticalement, dans ce dernier cas souvent en plein dans la région du cœur. Si les aiguilles ressortaient déjà à moitié il me fallait bien encore une demi-heure en les tirant de toutes mes forces... « Je ne peux vraiment en vouloir à personne de rester sceptique devant de tels récits, car cela dépasse trop tout ce que l’on peut croire ou imaginer. Mais j’ai pu faire toutes ces observations et ces expériences pendant presque une année entière et toujours en présence de nombreux témoins. J’y tenais beaucoup pour éviter les mauvaises rumeurs. C’est pourquoi je peux raconter ces événements en toute sérénité, car je suis absolument sûr, ne serait-ce qu’en raison du caractère de Gottliebin, qu’il n’y a jamais eu ni ne pouvait y avoir la moindre supercherie. Chaque fois que j’allais la voir à cette époque-là, que l’on m’ait appelé ou non, il se passait à nouveau quelque chose et, après un moment, un nouveau tour de sorcellerie se produisait dans l’une ou l’autre partie de son corps. La douleur était toujours terrible et, presque chaque fois, elle perdait plus ou moins connaissance. Elle s’écriait généralement : “Je vais y passer, c’est ma mort !” Mais la prière venait à bout de tout, à elle toute seule. Si elle commençait à se plaindre de souffrir quelque part, il suffisait que je pose la main, habituellement sur sa tête. Instruit par

une longue expérience dans la foi, j’étais certain chaque fois de constater aussitôt l'efficacité de la courte prière que je disais. Elle sentait aussitôt que la chose bougeait en elle ou se retournait pour trouver un chemin vers la sortie. Le plus difficile était la traversée de la peau et on sentait souvent longtemps comment quelque chose poussait de l’intérieur vers l’extérieur. Elle ne saignait jamais. Cela n’était pas comme pour une blessure. Tout au plus pouvait-on reconnaître pendant un moment l’endroit d’où était sorti quelque chose, du moins tant que tout s’était passé par la force de la seule prière. Mais il arrivait aussi, si je n’étais pas là, que, souffrant trop, elle prenait un couteau pour s’entailler la peau. Ces blessures-là étaient presque impossibles à guérir. » Il n’est pas sans intérêt pour nous de noter que, d’après le pasteur Blumhardt, tous ces objets semblaient avoir pénétré dans son corps sous une autre forme, souvent dans la nourriture qu’elle absorbait ou au contact d’apparitions qui venaient la toucher. Nous retrouverons un peu plus loin ce lien entre certains maléfices et la nourriture. On pourrait douter de l’authenticité d’un tel récit ou croire que de tels phénomènes ne sont plus de notre temps. Pourtant, ceux-ci se produisent encore à notre époque dans la vie des saints. Mais dans un autre contexte, évidemment, et avec un autre sens. Cependant, ce sont probablement bien les mêmes lois physiques qui doivent être sous-jacentes aux deux types de phénomènes. Je citerai en particulier les fleurs qui sortent du corps de certains mystiques, tout particulièrement des stigmatisés. Joachim Bouflet cite le cas de Domenica Patania, une Sicilienne, veuve et mère de sept enfants, guérie « miraculeusement » d’un cancer en 1960. Lorsqu’elle

entrait en extase, ses yeux, pourtant aveugles, étincelaient d’une vive lumière, nous dit-on, et de sa bouche jaillissaient des pétales de fleurs, presque toujours rouges. « En 1970, alors que nous étions à Lourdes, rapporte le professeur Mariano Grasso, médecin à Catane, qui la suivait, elle s’absorba en prière et atteignit un état que je qualifierais d’extatique. Et voici que des pétales de roses se mirent à sortir de sa bouche ! Ils étaient frais, veloutés au toucher, comme s’ils venaient d’être effeuillés d’une fleur, et ils répandaient un parfum d’une intensité exceptionnelle33. » Nous en avons d’autres témoignages à différentes dates dans les années suivantes. Ici aussi, faut-il le préciser, il ne peut s’agir d’hallucinations collectives. Ces pétales pouvaient être ramassés et conservés. Plus spectaculaire encore est le cas de sœur Yvonne-Aimée de Jésus. Il lui sortait des roses entières de la bouche mais aussi du cœur. Voici, parmi d’autres, un de ces témoignages: « Mère Yvonne-Aimée est au lit. Elle est oppressée. Son cœur bondit... Un œillet rouge lui sort du cœur. Il me semble que j’entends craquer la chair... Ça déchire... Puis, quand l’œillet est sorti, la plaie du cœur est fermée sans cicatrice34. » Voici encore un autre témoignage : « Les roses continuent à sortir de la blessure du cœur d’Aimée. Nous en avons maintenant cinq. La dernière est venue Cité par Joachim Bouflet dans Encyclopédie des phénomènes extraordinaires dans la vie mystique, Éditions Fr.-X. de Guibert, 1991, p. 220. 34 Cité par le Père René Laurentin et le docteur Mahéo dans Yvonne-Aimée de Malestroit, les stigmates dans le sillage de François d’Assise, L’Œil, 1988, p. 96. 33

[à la chapelle] tandis qu’elle était au pied de l’autel. La voyant tant souffrir, Mlle Doublet et moi la soutenons, la rose montait vers le cou. Je la tirai avec force ; sa longue tige couverte d’épines avait du mal à sortir. C’est cette dernière rose qui a le plus fait souffrir Aimée, les autres étaient sans épines 35. » Dans cette perspective, les prodiges de Satan apparaissent comme des sortes de caricatures hideuses des pouvoirs de Dieu. Mais revenons à nos cas de possession.

En Italie, au début du XXe siècle Ce cas a déjà été signalé en France36. Je crois néanmoins utile d’y revenir brièvement, en me limitant à ce qui nous intéresse ici : l’action de forces inconnues dont l’intention se laisse aisément deviner, autrement dit, les signes constituant des contre-miracles37. Je crois nécessaire aussi de souligner que Mgr Corrado Balducci, auquel j’emprunte ce récit, n’est pas un amateur en ce domaine. Après des études de philosophie, de théologie, de droit canon et civil, il s’est spécialisé en psychiatrie et parapsychologie. Je crois donc son autorité amplement suffisante pour authentifier ce récit. L’affaire dura sept ans, de 1913 à 1920. Un soir de mai 1920, une dame se présenta à l’église Santa Maria di Campania, à Cité par le Père Paul Labutte dans Yvonne-Aimée de Jésus, Éditions Fr.-X, de Guibert, 1997, p. 315. 36 Mgr Cristiani, Présence de Satan dans le monde moderne, Éditions France-Empire, 1959, réédité en 1985, p. 165-187 (avec quelques fautes de traduction !). 37 Je me réfère ici directement au texte italien tel qu'on le trouve reproduit par Mgr Corrado Balducci dans La possessione diabolica, Edizioni Mediterranee, Rome, 9e édition 1988, p. 47-70. 35

Plaisance. Elle voulait y recevoir la bénédiction d’un prêtre. Celle-ci reçue, elle se mit à lui raconter la raison de sa démarche. « Elle disait qu’à certaines heures du jour, une force mystérieuse, supérieure aux siennes, s’emparait de son corps, de son âme, et qu’alors, bien qu’avec répugnance, elle dansait sur un rythme de tango, des heures et des heures, jusqu’à tomber d’épuisement. Elle disait qu’avec une voix magnifique elle chantait des couplets, des romances, des morceaux d’opéras qu’elle n’avait jamais entendus auparavant ; qu’elle tenait des conférences interminables en langue étrangère devant une foule imaginaire ; qu’elle chantonnait des poésies qui annonçaient sa mort prochaine et celle de toutes ses sœurs ; que, souvent, elle déchirait de ses dents tout ce qu’elle pouvait déchirer et qu’elle avait déjà détruit toute sa lingerie et presque toute celle de son mari ; que, chez elle, elle terrorisait tous ceux qui se trouvaient là, en se glissant comme une couleuvre entre les dossiers des sièges ; qu’elle rugissait, miaulait, hurlait, de plus en plus fort, semant la terreur à tel point qu’à certaines heures toute la maison semblait transformée, par on ne sait quel charme, en ménagerie de bêtes féroces. Elle avait des visions de choses lointaines, qu’elle ne pouvait connaître. « Elle raconta que, parfois, après des bonds et des vols dignes d’un acrobate, de chaise en chaise, de table en table et même de chambre en chambre, son corps retombait, inerte, et restait gonflé et tout noir, pendant des jours entiers, éveillant la pitié et le dégoût chez ceux qui la voyaient. Elle ajouta, parmi tant d’autres détails, que, pendant ses crises, par on ne sait quel fluide mystérieux, ses parents, bien que vivant assez loin, se trouvaient également indisposés.

« “Croyez-moi, mon Père, conclut la dame, ma vie est devenue un véritable enfer. Bien que j’aie deux enfants, je pense à la mort comme à un moyen d’y échapper, comme à une libération.” » On pourrait évidemment penser que cette femme affabulait pour se rendre intéressante. Mais la suite des événements ne permet pas cette interprétation. Le Père Pier Paolo Veronesi, qui avait écouté ce discours, était aumônier d’un hôpital psychiatrique et il en avait entendu bien d’autres ! Il pensa tout d’abord à un cas d’hystérie bien caractérisé, comme d’ailleurs l’avaient diagnostiqué tous les médecins de Plaisance que la pauvre dame avait pu consulter. Mais l’histoire continue et certains épisodes eurent lieu devant un large public. Ces événements furent d’abord publiés en plusieurs fascicules dans une revue, en 1953, à une époque où nombre de témoins oculaires étaient encore vivants, puis repris en un volume en 1954. Voici donc l’un de ces épisodes : « Quelqu’un me dit que sur les collines de Plaisance il y avait un curé célèbre pour ses bénédictions. Très désireuse de me faire bénir par lui, un dimanche, après le déjeuner — c’était en été —, je me fis prêter pour le trajet une calèche. Ce fut la mairie de San Giorgio qui me prêta cheval et calèche. Toute contente, je me mis en route, en compagnie de mon mari et de mes parents. Le cheval, bon trotteur, sur une bonne partie du parcours, dévora la route ; quand, à un certain moment, je commençai à me sentir mal. À l’instant même, le cheval s’arrêta, lui aussi. Ils le fouettèrent jusqu’au sang. La pauvre bête, ruant et se cabrant, planta ses pattes dans le sol, allongea le col, mais n’avança pas. Alors, comme hors de moi, je sautai de la calèche, me libérai de l’étreinte de mes proches

et, en volant (notez bien la parole : “en volant”) d’environ cinquante centimètres au-dessus du sol, je traversai les champs, gravis la colline dans la direction de l’église où nous voulions aller. Les gens, à ce moment, sortaient après la bénédiction de l’après-midi. Quand ils me virent monter de cette façon, hurlant et gesticulant, toutes voiles et cheveux à l’air, ils se mirent à s’agiter. Les femmes criaient, des chiens aboyaient, les poules s’envolaient épouvantées à travers champs vers leurs maisons. Finalement, j’arrivai sur le parvis. Tous s’écartèrent ; et moi, toujours en volant, la tête inclinée et culbutée en avant, je m’enfilai par la porte à demi ouverte de l’église et allai tomber, étendue de tout mon long, devant l’autel majeur sur lequel on avait exposé le portrait de saint Expédit. Le curé, suivi de la foule, accourut et, ayant contemplé le spectacle, il me bénit. Je revins à moi et pendant plusieurs jours je me sentis très bien. » Ce vol plané est tout à fait remarquable, non seulement en tant que phénomène extraordinaire, mais aussi parce qu’il correspond aux célèbres vols du « saint volant », saint Joseph de Copertino38. Celui-ci traversait même les églises devant — ou plutôt au-dessus — d’une foule nombreuse de fidèles et il s’arrêtait souvent, en suspension, au milieu des fleurs et des cierges allumés devant le Saint-Sacrement ou devant une peinture de la Vierge. Le phénomène se produisait presque tous les jours, devant trop de témoins et pendant trop d’années pour que l’on puisse simplement invo-

Joachim Bouflet, Encyclopédie des phénomènes... op. cit., p, 31-33, et Aimé Michel, Metanoia, phénomènes physiques du mysticisme, Albin Michel, 1886, p. 212-224. 38

quer un cas d’hallucination collective. Il lui arriva même d’atterrir (si j’ose dire !) dans un arbre. Il fallut aller chercher une échelle pour aider le malheureux à redescendre. Il y a donc, là aussi, une sorte de symétrie parfaite entre le « miracle » et le « contre-miracle ». Joachim Bouflet, dans l’étude remarquable que j’ai déjà plusieurs fois citée, signale d’autres cas de lévitation ou de vols parfaitement documentés. Mais il se limite, conformément à l’objet de son étude, aux prodiges survenus dans des contextes religieux et même mystiques. Cependant, il semble bien que l’on ait constaté le même phénomène, bien que plus rarement, en dehors de tout contexte religieux. C’est ainsi que Sir William Crookes raconte comment il observa et vérifia des démonstrations de lévitation réalisées par Daniel Dunglas Home. Aimé Michel signale aussi le cas de Stanton Moses, professeur à l’University College School de Londres, à la fin du XIXe siècle. Ses lévitations ont été, nous dit-on, contrôlées et attestées par des hommes de science dans des conditions « qui semblent irréprochables39 ». Mais entre le simple soulèvement de quelques centimètres et de véritables vols planés il y a encore une certaine différence. Les cas « profanes » semblent se limiter, si l’on peut dire, à de simples soulèvements et déplacements d’objets. Les cas mystiques ou démoniaques semblent amplifier souvent le phénomène. Ils sont plus intenses et plus spectaculaires. Mais ils suivent probablement le même processus physique, même si celui-ci nous est encore inconnu. Avec peut-être, toutefois, quelques variantes. Aimé Michel pense avoir relevé que les lévitations 39

Aimé Michel, op. cit., p. 228.

profanes, de médiums, semblent tirer l’énergie nécessaire du milieu ambiant, d’où un refroidissement très sensible de la pièce où elles ont lieu, tandis que les lévitations à contexte mystique puiseraient leur énergie dans le métabolisme anormal que l’on constate souvent chez les mystiques, d’où la chaleur intense, parfois fantastique, dégagée dans leur entourage40. Nous retrouverons bientôt ce phénomène de chaleur dans la plupart des guérisons « miraculeuses ». Mais, si nous en revenons maintenant à notre possédée italienne, on voit que dans le cas de cette femme aussi, nombreux furent les témoins de cet épisode et que tout cela dépasse de loin de simples manifestations d’hystérie. La suite des événements devait permettre de mieux comprendre l’origine de ces phénomènes. Le premier exorcisme eut lieu le 21 mai, le dernier le 23 juin. Entre-temps le prêtre exorciste eut tout loisir de faire la connaissance du mari, de toute la famille, de leur entourage, etc. Il eut la bonne idée de tenir un carnet dans lequel il relatait les principaux événements survenus. En outre, les exorcismes étaient publics. Ils eurent lieu en présence d’un médecin psychiatre et de nombreux témoins. Les dialogues furent notés en sténo, de telle sorte que l’on peut penser que nous disposons là d’une documentation très sûre. Ces séances d’exorcisme prenaient la forme d’une lutte très longue qui durait parfois plusieurs heures, parfaitement épuisantes pour le possédé comme pour le prêtre exorciste. Le lecteur ne le sait peut-être pas, mais, lors des interrogatoires qui suivent les prières rituelles, l’esprit « impur » se 40

Aimé Michel, op. cit., p. 230.

trouve contraint de répondre à certaines questions sans pouvoir dissimuler. Il n’est pas obligé de répondre à n’importe quoi, mais il doit dire son nom si on le lui demande, il doit expliquer dans quelles circonstances il s’est emparé de la personne possédée et il est souvent contraint aussi de révéler par qui et quand on le fera sortir de sa victime. Dans ce cas précis, le « démon » révéla à travers la voix de la possédée qu’il était « entré » en elle grâce à une pratique magique : « Quand es-tu entré dans ce corps ? » Contrainte par de nombreuses objurgations et avec de très violents sursauts qui mirent à dure épreuve les muscles des assistants (qui la maintenaient), elle répondit : « En 1913, le 23 avril, à 5 heures de l’après-midi. » Sombre histoire ! D’après les déclarations de la femme, un esprit étranger serait entré dans son corps grâce à un sortilège réalisé par un sorcier sur quelques aliments et quelques gouttes de sang. La suite du récit rapporte que l’esprit « impur » finit par avouer que le jour où la possédée arriverait à vomir cette boule de nourriture non digérée, il serait obligé de sortir du corps de cette femme en même temps. Au cours du onzième exorcisme, il finit même par préciser que cela aurait lieu le 23 juin, à 5 heures de l’après-midi. Et c’est ce qui finalement arriva. Rappelez-vous aussi que, dans le cas de Gottliebin, le pasteur Blumhardt avait bien l’impression que tous ces objets qui lui sortaient du corps s’y étaient d’abord introduits sous d’autres formes, apparemment normales, dans sa nourriture.

En France, au XXe siècle Voici maintenant un cas célèbre, vécu par un exorciste de grand renom, le R.P. Mathieu du diocèse de Besançon. Il existe de ce récit une version sur cassette audio. Le Père Mathieu y raconte cette aventure incroyable. Le texte en a été publié en gardant le style oral de la cassette enregistrée. J’en reproduis ici les passages essentiels pour notre sujet, en respectant le style de son auteur41 : « Un jour, un monsieur arrive avec son épouse : — Je suis malade depuis cinq ans. J’ai vu tous les médecins d’Orléans, et plusieurs de Paris. J’ai été visité par des chirurgiens. On m’a opéré de la vésicule biliaire. Il n’y avait rien. Tout ce qu’on m’a fait, c’est des essais de soins, sans aucun résultat. Et je souffre terriblement... — À quelle occasion avez-vous commencé de souffrir ? — Eh bien, ça a commencé à l’occasion d’une confession que j’ai faite. C’est la confession de ma conversion. Je suis tombé malade subitement, et j’ai mal dans le ventre depuis ce moment-là. Les médecins n’y comprennent rien et n’ont rien trouvé, absolument rien. Pourtant je souffre terriblement... « Le cas est plus typique que d’autres, bien sûr, et j’ai été plus rapide dans mon diagnostic. Pourquoi ? Parce qu’il m’a confié qu’il était converti. Alors, je lui ai demandé... ce qu’il faisait avant :

Abbé Schindelholz, Exorcisme, un prêtre parle, petite anthologie de la possession aujourd’hui, Éditions Favre, Lausanne, 1983, p. 69-79. 41

— J’étais industriel, mais je dois dire que j’ai beaucoup travaillé la magie, j’en ai fait pendant toute ma vie, je m’y suis plongé. Depuis l’âge de six ans, aucune Église n’a vu ma présence. J’ai vécu en faisant le mal, en cherchant à le faire et j’ai voulu m’allier avec Satan pour jouir de la vie le mieux possible. J’ai été vraiment exaucé. « Il pratiquait ce qu’on appelle la grande magie noire, qui met directement en contact avec l’esprit supérieur, avec le démon. Tout le monde peut se donner au démon. Le démon répond à l’appel de celui qui le lui demande... « Je n’ai pas hésité une seconde. Pour d’autres, on attend davantage, on a des recoupements, on s’arrange de façon à avoir un maximum de certitudes... Pour cet homme, ça n’a pas été nécessaire et j’ai fait l’exorcisme, du vendredi au dimanche soir. Il était près de moi et j’ai récité les prières des grands exorcismes. Il faut y mettre toute sa force, il faut y mettre tout son cœur, bien sûr... » Je suis obligé ici d’abréger le récit du Père Mathieu. Je me contenterai de reprendre quelques-unes des phrases qui permettent de suivre la progression d’exorcismes en exorcismes. « Je lui ai demandé ce qu’il ressentait. Il m’a répondu : “Mon Père, il y a quelque chose de nouveau, j’ai ressenti du feu dans le ventre. Les douleurs que j’éprouve ne sont plus les mêmes, mais j’ai senti nettement la présence du feu.” « Alors, qu’est-ce que vous avez ressenti ? Il m’a répondu : “Mon Père, l’Enfer..., l’Enfer dans mon ventre.” Il faisait la différence entre son mal de ventre, le feu et troisièmement

l’Enfer. Il donnait la description d’une sensation atroce. Il est revenu plus tard, et alors, à ce moment-là, un phénomène que je n’avais encore jamais constaté dans les mêmes proportions s’est produit : il s’est endormi. Il s’est endormi au bout d’une dizaine de minutes de prières. Il est devenu comme de la glace, comme une barre d’acier qu’on ne peut pas toucher et complètement dans le coma si l’on peut dire... « La deuxième fois que se produisit ce phénomène, il s’est endormi et toutes les muqueuses se sont mises à fonctionner. Il bavait, pleurait et tout le reste, et cela à la grande stupéfaction de sa femme. » Les choses vont se préciser peu à peu, au cours de nouveaux exorcismes. Les douleurs vont diminuer dans le ventre mais se reporter dans le dos. On prépare alors une nouvelle séance d’exorcisme chez des religieuses, avec l’aide de reliques de la vraie croix, du curé d’Ars et de sainte Thérèse de Lisieux. Je laisse le Père Mathieu raconter : « Alors, on a installé le brave homme dans une grande salle qui se trouvait au rez-de-chaussée, où il y avait dans l’angle un petit autel avec les images de la Vierge. Les sœurs s’étaient mises de chaque côté de lui, assises sur une chaise. Et nous avons commencé l’exorcisme. La sœur tenait ces reliques contre le dos, à l’endroit où il se plaignait, et au bout de quelques minutes, lorsque j’ai voulu faire le premier signe de croix, demandé par les rubriques, il s’est mis à hurler : “Non, non ! Surtout pas ça, pas ça !...” Il avait perdu connaissance tout de suite, comme chaque fois que je voulais commencer l’exorcisme ; il tombait dans le coma chaque fois... « La sœur déclare à ce moment-là : “Mon Père, ça bouge dans

le dos !...” Alors j’ai changé de côté, je suis passé par-derrière et j’ai continué la prière de l’exorcisme. Au premier signe de croix que j’ai fait à l’endroit même où il criait, à ce momentlà, il s’est détendu, il s’est mis comme une barre de fer, parallèle au plancher. Puis, il a été arraché de sa chaise et projeté à travers le bureau des sœurs, contre l’harmonium, qui se trouvait le long du mur, renversant dans sa course folle les deux religieuses, sa femme et une demoiselle. Sa femme a eu le poignet démis. Moi, j’ai été un peu surpris. J’ai eu un petit moment de frayeur, car il avait frappé avec une telle violence l’harmonium, que je me dis qu’il avait la tête brisée ! Je me suis donc précipité vers lui : il avait le crâne absolument intact. » Le Père Mathieu fit alors chercher le curé du village en renfort. On installa l’homme, toujours allongé, sur un tapis. Ils étaient désormais cinq à le tenir. « Je reprends mon rituel, je continue l’exorcisme. Au premier signe de croix, il leur a échappé complètement et il est monté au plafond, comme un bolide. Projeté en l’air, tête près du plafond, la jambe gauche allongée, la jambe droite repliée comme quand on monte un escalier. Mais quand il est arrivé à cette position-là, il s’est trouvé en face d’un panneau de la Vierge, il a été repoussé en arrière, il s’est retourné sur lui-même et il est tombé comme une masse au pied du curé qui tremblait comme une feuille. » Pour l’exorcisme suivant, qui eut lieu directement dans la chapelle de la communauté des religieuses, le Père Mathieu avait pris ses précautions. Il avait fait appel à une douzaine d’hommes, dont quelques « malabars », pour reprendre ses

propres mots. Cette fois, en plus, le possédé étendu était solidement attaché avec deux grosses cordes. Et voici le résultat : « Ils l’ont tenu, bien sûr, mais également, au premier signe de croix que j’ai fait, il leur a échappé. Les cordes sont tombées, il est parti dans l’espace. Ils ont fini par le raccrocher comme ils ont pu. Ils l’ont étendu par terre en le tenant, en le maintenant, je ne veux pas dire en le brutalisant, c’est pas exact, mais c’est tellement violent, les mouvements, qu’il faut y mettre toute sa force pour pouvoir lutter là-contre... Je leur ai dit : “Il faut qu’il y en ait quelques-uns qui s’asseyent sur lui. Avec ce poids-là, ça apporte une certaine résistance, et recommençons l’exorcisme.” « Au bout de quelques minutes, les voilà qui commencent tous à hurler : “Mon Père, mon Père ! Où va-t-on, où va-ton?” « Cet homme montait dans l’espace ; avec six hommes sur lui... Eux ne savaient pas qu’il s’arrêterait en route. Ils se disaient “pourvu qu’il ne monte pas jusqu’à la voûte”, car il n’y avait pas de raisons pour qu’il s’arrête ! « Il s’est arrêté, puis il est redescendu, toujours avec les hommes, sur le dos, sans aucun appui bien sûr, et il s’est posé par terre. J’avais des hommes livides. » L’homme ne fut pas encore délivré cette fois-là. Le Père Mathieu dut reprendre les exorcismes, toujours en présence d’un professeur, médecin psychiatre à Besançon, pour les contrôler. Ce professeur, totalement bouleversé, reconnaissait : « Jamais je n’ai vu ça ! »

J’aurais pu vous raconter encore bien d’autres cas spectaculaires. Par exemple celui d’une femme qui, dès le premier exorcisme, « bondit et se mit à grimper au mur en face d’elle, à parcourir le plafond la tête en bas, à redescendre le mur opposé » et à faire « ainsi à plusieurs reprises le même tour, à la façon d’une mouche ». On est là vraiment en pleine folie et l’on soupçonne, même involontairement, le prêtre exorciste de forcer un peu la scène. Mais le témoin, le Père Gesland, exorciste du diocèse de Paris pendant de nombreuses années, n’était pourtant pas un illuminé trop crédule. Il reconnaissait lui-même que sur les dix mille cas qu’il avait rencontrés, seuls quatre ou cinq présentaient des signes caractéristiques de possession42.

42

Abbé Schindelholz, op. cit., p. 65.

3. D’origine divine Les guérisons miraculeuses Les guérisons que nous reconnaissons aujourd’hui comme « miraculeuses » auront peut-être un jour une explication « scientifique ». Cela ne voudra pas dire du tout que l’Église se sera trompée en y reconnaissant une intervention de Dieu. Deux thèses soutenues en 1990 devant la faculté de médecine de Strasbourg vont nous aider à le comprendre43. Commençons par l’hypothèse d’une régénération spontanée. On sait, par exemple, que, dans certaines espèces animales, la régénération d’un membre, voire de la tête ou de la moitié du corps, est possible. Il n’y a là aucun miracle particulier, si ce n’est celui, permanent, de la vie et de ses merveilles. Plusieurs médecins et biologistes pensent que ce mécanisme de la nature se trouve peut-être, à l’état latent, chez l’homme. Il sera peut-être possible un jour de le réveiller et de permettre de telles régénérations d’organes, ou même de membres, chez l’être humain. Certaines guérisons « miraculeuses » pourraient relever d’un tel mécanisme. Mais là où elles se produisent spontanément, il y faut nécessairement du

Luc-Olivier Lery, Étude de cas cliniques de guérisons somatiques extraordinaires liées à la réception de sacrements ; et Marie-Pierre Lery, Étude de cas cliniques de guérisons extraordinaires liées à la prière de demande, Strasbourg, 1990. 43

temps. Une telle régénération de tissus passe par une multiplication des cellules. Celle-ci est le résultat de phénomènes biochimiques assez longs. Or, il faut nécessairement, selon la taille du tissu à reconstituer, toute une série de générations successives de cellules. Il s’ensuit, bien évidemment, qu’aucune lésion organique ne peut guérir instantanément. Et pourtant, les guérisons inexpliquées se produisent quasi instantanément44. Ainsi dans le cas de Thérèse Rouchel. L’histoire est assez ancienne mais bien documentée. En 1890, Mme Rouchel avait trente-neuf ans lorsqu’elle fut atteinte d’un lupus facial qui gagna progressivement le nez, les lèvres et la muqueuse buccale. Tous les traitements ayant échoué, elle décida en 1903 de se rendre à Lourdes. Nous avons le rapport que son médecin traitant rédigea onze jours avant son départ. Il constata deux perforations, l’une au milieu de la joue droite « assez grande pour laisser passer un doigt », l’autre au voile du palais, de deux centimètres sur un demi-centimètre. « Toutes ces ulcérations suppuraient et répandaient une odeur infecte, qui même incommodait les personnes de son entourage. » Cette description est encore confirmée le 5 septembre, à Lourdes même, par la religieuse qui l’accompagnait. Mme Rouchel alla prier à la Grotte, puis se baigna dans la piscine des malades et assista vers cinq heures de l’aprèsmidi à la procession du Saint-Sacrement. Au moment même où l’évêque passait, portant l’ostensoir, le pansement placé sur sa joue « tomba sur son livre de prières et y imprima une 44

Luc-Olivier Lery, op. cit., p. 157.

large tache de sang ». Par deux fois elle le remit en place, puis rentra à l’hôpital en priant la sœur de refaire son pansement. C’est alors que la sœur constata avec surprise que « la perforation de la joue et celle du voile du palais étaient fermées, et les plaies guéries ». La guérison fut, bien évidemment, confirmée par de nombreux médecins. Il est à remarquer qu’il y a non seulement fabrication des tissus manquants, mais élimination des tissus lésés. Il y a donc là un processus de régénération spectaculaire et instantané 45. Il existe d’ailleurs un autre cas fameux, encore beaucoup plus spectaculaire, mais aussi plus ancien. C’est le miracle de Calanda, en 1640, en Espagne. L’histoire semble au sceptique d’aujourd’hui parfaitement incroyable. Pourtant nous avons encore le protocole détaillé de toute l’histoire. Un pauvre infirme, amputé d’une jambe, récupéra cette jambe « une belle nuit », alors qu’il était plongé dans un profond sommeil. La nouvelle jambe présentait les mêmes cicatrices que l’ancienne. Elle était seulement un peu trop courte, mais elle s’allongea peu à peu dans les mois qui suivirent jusqu’à atteindre sa taille normale. Nous avons les rapports des chirurgiens qui avaient effectué l’amputation et enterré euxmêmes la première jambe. Ils identifièrent sans doute possible le même jeune homme et reconnurent sur sa jambe les cicatrices de celle qu’ils avaient coupée46.

Idem, op. cit., p. 30-34. Leandro Aina Naval, El milagro de Calanda a nivel histrico, Zaragoza, 1972. Voir aussi l'abbé André Deroo, L’Homme à la jambe coupée, Éditions Résiac, 1977. 45

46

On a pensé, pour expliquer ces régénérations subites, à une sorte de phénomène d’accélération très localisée du temps. Certaines théories, issues de la mécanique quantique, n’excluent pas la possibilité de phénomènes de ce genre. Il resterait tout de même à expliquer pourquoi ce mécanisme se déclencherait avec une telle précision, exactement à l’endroit nécessaire à la guérison et, parfois, chez le même malade, en deux endroits différents et en ceux-là seulement. En outre, cette accélération du temps ne serait pas suffisante en elle-même pour expliquer de tels phénomènes, car, dans la plupart des cas, au moment où a lieu le miracle, l’état du malade n’était pas stationnaire mais en voie d’aggravation. C’est ce que fait remarquer Luc-Olivier Lery à propos de Jeanne Frétel dont la guérison a été reconnue en 1950 47 : Jeanne Frétel avait subi, de 1938 à 1946, toute une série d’opérations chirurgicales : appendicite, kyste ovarien tuberculeux avec adhérences, péritonite tuberculeuse, fistule stercorale (cinq opérations), ostéite du maxillaire supérieur (trois opérations). Son état continuant à s’aggraver, elle était devenue grabataire. Début 1947, les douleurs abdominales se firent si intenses qu’on lui injecta tous les jours six centigrammes de morphine. On essaya en vain la streptomycine. En 1948, note son médecin traitant, « la malade est de plus en plus fatiguée ; elle ne peut prendre que de petites quantités de liquides ; des signes méningés apparaissent ; le ventre est très ballonné et très douloureux. Du pus s’écoule avec abondance dans les selles ainsi que dans les vomissements, accompagné de sang noir. Les faiblesses cardiaques sont très 47

Luc-Olivier Lery, op. cit., p. 50-61.

fréquentes et mettent en danger la vie de la malade ». Tout espoir semble perdu. Pour la troisième fois en cinq ans, on lui administre l’extrême-onction. Le 4 octobre 1948, elle part pour Lourdes avec le pèlerinage du Rosaire. Elle est alors, d’après son médecin, « en pleine évolution de péritonite tuberculeuse ». Les 6 et 7 octobre, on la transporte pour la messe, la Grotte, et la piscine des malades. Aucune amélioration. Le vendredi 8 octobre, on la transporte, mourante, jusqu’à l’autel de Bernadette pour la messe des malades. Le prêtre hésite à lui donner la communion, à cause de ses vomissements fréquents. « Sur l’insistance du brancardier, il consent à lui donner une parcelle d’hostie. » Voici maintenant quelques extraits de son propre récit : « C’est alors que je me suis sentie très bien et me suis aperçue que j’étais à Lourdes... J’avais toujours le ventre dur et ballonné, mais je ne souffrais plus du tout ; on me donna une tasse de café au lait que je pris avec appétit et que je gardai. « Après la messe, on me conduisit à la Grotte, toujours sur mon brancard. « Arrivée là, au bout de quelques minutes, j’eus la sensation qu’une personne me prenait sous les bras pour m’aider à m’asseoir. Je me suis trouvée assise. Je me suis retournée pour voir qui avait pu m’aider, mais je n’ai vu personne. Aussitôt assise, j’ai eu la sensation que les mêmes mains qui m’avaient aidée à m’asseoir, me prenaient les mains pour me les mettre sur le ventre. Je me suis demandé d’abord ce qui m’arrivait : si j’étais guérie, ou si je ne sortais pas d’un rêve. Je me suis aperçue que mon ventre était redevenu normal.

Je fus prise alors d’une faim extraordinaire. » On lui donne alors à manger et elle en redemande. L’aprèsmidi, « elle se lève seule, s’habille seule, et va aux piscines ». Le soir, elle mange à nouveau avec appétit. Le lendemain, 9 octobre, elle est examinée par cinq médecins au Bureau des constatations. Ils concluent : « Amélioration énorme, peut-être guérison complète. » À son retour, nouvel examen. Tout semble redevenu normal. Jeanne Frétel reprend du poids au rythme de 1,350 kg chaque jour. Dès le lendemain de son retour, elle reprend une activité normale. Elle se lève à cinq heures et demie et se couche à onze heures le soir. Le cas suit alors la procédure habituelle. Il est à nouveau examiné et discuté, en 1949, par vingt-huit médecins au Bureau des constatations, puis le dossier est transmis au Comité médical national qui le soumet ensuite à l’évêque du diocèse où habite Jeanne Frétel. Le 10 septembre 1950, une Commission canonique est instituée et, finalement, le 20 novembre 1959, le miracle est reconnu 48. Il y a donc bien renversement brutal et spectaculaire du processus évolutif de la maladie et non simple accélération du temps. Cette dernière hypothèse, intellectuellement très séduisante, mais jamais vérifiée, ne suffirait pas, de toute façon, à expliquer le mécanisme de cette guérison. C’est, en effet, le renversement de tendance qui est l’essentiel. Le doc-

Docteur A, Olivieri et Dom Bernard Billet, Y a-t-il encore des miracles à Lourdes, 30 dossiers de guérisons, P. Lethielleux et Œuvre de la Grotte de Lourdes, 3e édition, 1972, p. 59-69. 48

teur Hubert Larcher, ancien directeur de l’institut métapsychique international (IMI) et membre du jury des deux thèses que j’utilise ici, m’a fait remarquer que certains symptômes, signalés dans de nombreux cas, donnent à penser que le mécanisme de certaines guérisons peut être déclenché par une sorte d’explosion d’énergie. Beaucoup de ceux qui ont été guéris éprouvent aussitôt, comme dans le cas de Jeanne Frétel, une « faim féroce », considérée comme très caractéristique. Cela tendrait à prouver qu’une bonne partie de l’énergie nécessaire à la guérison a été puisée dans les cellules du corps lui-même. Il faudrait alors trouver l’origine exacte de cette énergie et ce qui l’a déclenchée. D’autres pensent plutôt, suivant certaines théories récentes, que cette énergie pourrait provenir directement du vide, l’« énergie du vide » jouant alors un rôle un peu analogue à celui du « prana » dans l’Inde, dans la mesure où ce souffle vital est considéré comme immanent à la matière elle-même. Ce serait peut-être, précisément, cette énergie qui permettrait à certains mystiques de vivre sans manger et même sans boire. C’est peut-être encore cette énergie qui permettrait aussi les phénomènes de matérialisation, bien connus en parapsychologie, notamment dans les cas de chutes ou de jets de pierres.

L’hypothèse des rémissions spontanées Les recherches peuvent donc bien progresser. Peut-être un jour l’homme maîtrisera-t-il tous ces mécanismes. Il n’en restera pas moins vrai que, pour l’instant, il ne fait, dans le meilleur des cas, qu’en entrevoir la possibilité. D’autant plus que ces mécanismes se sont déjà déclenchés bien des fois

spontanément. Là aussi, certaines guérisons restées inexpliquées ne semblent pas pour autant avoir valeur de « miracles », car elles se sont produites en dehors de tout contexte et tout impact religieux. On dénombre dans le monde, depuis 1890, environ 500 cas de rémissions spontanées de cancer, dont 370 cas de guérison totale, sans qu’on puisse invoquer une intervention de Dieu ou une foi particulièrement intense de la part du malade guéri. Elles peuvent relever de lois habituellement inhibées ou encore inconnues ou bien encore de lois propres à un autre monde qui interféreraient exceptionnellement avec le nôtre. Cependant, comme le note Luc-Olivier Lery, ces rémissions spontanées sont progressives49. Or, nous avons déjà signalé que si certaines guérisons sont finalement reconnues comme « inexpliquées » par la science et admises comme « miraculeuses » par l’Église, c’est précisément parce qu’elles se sont produites en un délai extrêmement court, souvent de façon instantanée. Notons à ce propos que des études se sont multipliées récemment aux États-Unis pour établir des comparaisons entre groupes de malades présentant des pathologies similaires et qui auraient recours ou non à la prière. Il en est ressorti que la prière pouvait être un adjuvant ou un accélérateur précieux de la guérison.

Une intervention divine La plupart des guérisons considérées comme miraculeuses 49

Luc-Olivier Lery, op. cit., p. 158.

suggèrent déjà par leur seul caractère exceptionnel, lié de très près à un contexte religieux, qu’il s’agit bien chaque fois d’une intervention « divine ». Le docteur Larcher m’a fait remarquer un indice supplémentaire : dans nombre de guérisons miraculeuses, le phénomène semble dirigé. Il ne s’agit pas dans ces cas d’une simple reconstitution des tissus détruits, comme le feraient un processus automatique de régénération ou un bon ouvrier reproduisant fidèlement le modèle initial endommagé. Il semble que, très souvent, ce soit la fonction qui soit rétablie, la fonction qui soit la priorité visée par le processus de régénération, quitte, précisément, à mettre en place une solution de fortune, moins élégante que celle que suit normalement la nature, mais la plus efficace possible. Il y a quelques cas célèbres dans le passé où cette intentionnalité apparaît très nettement. Ainsi celui de Marie Biré50 : Mme Biré est née en Vendée, en 1866. Le 14 février 1908, elle fut prise de vomissements de sang rouge. La circulation du sang s’arrêta dans son avant-bras et sa main gauche, qui devinrent complètement « noirs, comme gangrenés. La douleur était intolérable. Trois ou quatre jours plus tard, le membre reprit spontanément sa coloration normale ; la malade se plaignit de céphalées atroces, lui arrachant des cris déchirants ; puis survinrent des vomissements porracés fréquents, faciles et très abondants. La malade tomba dans le coma. La perte de connaissance fut complète et dura environ cinq jours. Enfin, le 25 février, la malade reprit ses sens, ou-

J’emprunte les détails de cette guérison à la thèse de Luc-Olivier Lery, op. cit., p. 34-39. 50

vrit grand les yeux et s’étonna de toujours être dans l’obscurité. Les réflexes lumineux étaient complètement abolis : la cécité était complète, due à une atrophie papillaire double ». En fait, un examen plus approfondi révéla que l’œil gauche distinguait quand même le jour de la nuit. Le 3 août 1908, Mme Biré part pour Lourdes avec le pèlerinage de Vendée. Le 5 au matin, elle assiste à la messe à la Grotte et reçoit la communion. À 10 h 15, un prêtre prend le Saint-Sacrement pour le porter à l’église du Rosaire. Au moment même où le prêtre passe devant elle, Mme Biré recouvre la vue ; instantanément. Le jour même, elle est examinée par un ophtalmologiste. Ce spécialiste consigne aussitôt les résultats de son examen : « Mme Biré est atteinte d’atrophie blanche, de cause cérébrale... Il est absolument étonnant de constater qu’elle lit les plus petits caractères du journal aussi bien d’un œil que de l’autre... J’insiste surtout sur la vision des plus petits caractères du journal, en contradiction avec l’état des papilles. Non seulement la papille est absolument blanche, mais les vaisseaux absolument filiformes et presque imperceptibles.» En septembre 1908, nouvel examen, par trois spécialistes : « Les traces d’atrophie papillaire ont disparu. Les lésions n’existent plus et la guérison est complète. » Novembre 1909, nouveau rapport : « Le diagnostic s’imposait : c’était une atrophie blanche du nerf optique de cause cérébrale... Cette affection des plus graves est reconnue par tous les auteurs comme absolument incurable. Or, Mme Biré avait recouvré la vue le matin... Elle avait retrouvé la vision, l’organe avait repris sa fonction, mais les lésions persistaient. Elles

devaient disparaître un peu plus tard. » 30 juillet 1910, le miracle est reconnu officiellement. Ce qui est extraordinaire dans ce cas, c’est le rétablissement de la fonction, alors que la lésion qui l’avait rendue impossible persiste. La cécité était presque complète, l’œil gauche pouvant tout juste distinguer le jour de la nuit. Au moment de l’examen ophtalmoscopique, rien n’a changé. La lésion est toujours la même. Et pourtant, Mme Biré voit et lit même les articles de journaux composés en petits caractères. On pourrait encore évoquer une guérison très semblable, celle de Gérard Baillie, survenue le 26 septembre 1947, reconnue par le Bureau médical un an plus tard, en septembre 1948 et par le Comité international en février 1949. Le miracle n’a cependant pas été reconnu officiellement par l’Église parce qu’un médecin de Lille n’aurait pas suffisamment insisté sur le caractère extraordinaire de cette guérison. Le 31 janvier 1951, la commission canonique réunie par l’évêque de Lille refuse d’y voir un événement extraordinaire et, a fortiori, une intervention de Dieu. Nous saisissons là, sur le vif, les excès de rigueur d’une conception du miracle qui semble aujourd’hui peu à peu dépassée. Mais voyons de plus près le point qui ici nous intéresse. Gérard Baillie, né à Saint-Pol-sur-Mer en 1942, était devenu quasiment aveugle, à deux ans et demi, à la suite d’une maladie considérée comme incurable. Il s’agissait d’une destruction progressive des tissus intérieurs des deux yeux (choroïdite) et d’une atrophie optique bilatérale. Pendant la guerre, il est réfugié à l’institut des aveugles d’Arras et y reste

deux années durant lesquelles il est examiné à plusieurs reprises mais sans qu’on puisse lui donner le moindre espoir : maladie irréversible et incurable. À cinq ans, on l’emmène à Lourdes, donc en 1947, et là, brusquement, il voit. On l’examine à nouveau, mais le diagnostic reste le même. Je vous épargne les termes techniques précis, mais la conclusion de l’ophtalmologiste est très claire : il ne peut pas voir et pourtant il voit. Le rétablissement de la fonction est tellement net qu’à son retour à la maison pour aveugles on lui demande au bout de vingt-quatre heures de quitter l’institut. En 1948, de retour à Lourdes, il est examiné par un ophtalmologiste anglais : même diagnostic et même conclusion. Cet enfant ne peut pas voir et pourtant, il voit ! Pendant deux ans les examens vont donner les mêmes résultats, jusqu’au jour où le diagnostic va changer : les tissus se sont reconstitués et les nerfs optiques se sont régénérés. Mais pendant deux ans la fonction a été rétablie alors que la lésion organique persistait51. Cette guérison, ou plutôt ce rétablissement de la fonction dans des conditions impossibles rappelle un autre miracle semblable. Il s’agit d’une fillette aveugle, Anna Gemma di Giorgi, guérie en 1947, à la fin d’une messe célébrée par Padre Pio. Cette femme, devenue religieuse, n’a toujours pas de pupilles et, cependant, elle voit parfaitement52. Théodore Manglapan, op. cit., p. 178, 194 et 353, et Wilhelm Otto Roesermueller, Hilfe aus dem Jenseits, Karl Rohm Verlag, Bietigheim, p. 21-22. 52 Paul Lesourd et J.-M. Benjamin, Les Mystères du Padre Pio, Éditions 51

On retrouve la même intentionnalité dans une autre guérison extraordinaire où ce n’est pas l’organe lui-même qui est reconstitué dans son état normal, mais la fonction qui est rétablie, grâce à une sorte de bricolage génial. C’est le cas de Vittorio Micheli, soldat italien guéri lors d’un pèlerinage à Lourdes53. Vittorio était atteint d’un cancer osseux au bassin, du côté gauche. L’os du fémur avait gardé sa forme normale, mais il était devenu poreux. Quant à la cavité dans laquelle l’os du bassin devait s’insérer, elle était complètement détruite et l’os avait disparu bien au-delà de cette cavité. Des débris du squelette se promenaient à travers les chairs. La jambe et la cuisse de Vittorio étaient plâtrées et il ne se déplaçait qu’avec des béquilles. De plus, les douleurs étaient très intenses et il devait prendre des analgésiques. En mai 1963, Vittorio se rend en pèlerinage à Lourdes et c’est la guérison immédiate. L’instantanéité est moins facile à prouver du fait que la jambe est dans le plâtre et qu’on n’osera le lui enlever que beaucoup plus tard. Mais Micheli lui-même raconte « sans ambages, et avec un accent de sincérité frappant : dès qu’il fut plongé dans la piscine, il eut faim. Ce cri “j’ai faim !” est caractéristique du fait de Lourdes. Il eut la sensation que son membre ballant était de nouveau attaché au bassin... il n’eut plus besoin de “calmants”, les douleurs ayant “immédiatement” disparu54 ». France-Empire, 1970, p. 124-126. Ou encore R. P. Luna, Vie et passion du Padre Pio, Nouvelles Éditions latines, 1969, p. 86-88. 53 J’utilise Ici le rapport du professeur Michel-Marie Salmon que m'a aimablement prêté le docteur Larcher. Voir aussi A. Olivieri et B. Billet, op. cit., p. 245-243. 54 Professeur Michel-Marie Salmon, op. cit., p. 36.

Étant donné la gravité de son cas, ce n’est malheureusement qu’au mois de février de l’année suivante que l’on osera le débarrasser de son plâtre. Il pourra aussitôt marcher librement. Sur les radiographies de mai 1964, on constate que l’os du bassin s’est reconstitué et qu’une nouvelle cavité s’est reconstruite pour recevoir la tête du fémur, mais à trois centimètres au-dessus de l’emplacement de l’ancienne cavité. La nouvelle cavité épouse exactement la forme de la tête fémorale. La nouvelle articulation de la hanche a une morphologie parfaitement normale. Là encore, c’est la fonction qui a été visée et pleinement rétablie, sans que le processus de guérison ait cherché à rétablir la construction osseuse normale. Le cas parut aux spécialistes cancérologues si extraordinaire qu’il fut présenté à un colloque international, à Marseille, simplement comme guérison « inexplicable », « sans évidemment parler de Lourdes ». Un résumé de ce cas fut publié dans une revue de chirurgie orthopédique de réputation nationale et internationale. Et le professeur Salmon de souligner : « Il y a quelques années, il aurait été impensable que Lourdes soit citée dans une revue médicale hautement scientifique55. »

Les groupes de méditation de Maguy Lebrun Il n’y a pas que les miracles de Lourdes. Il y a bien d’autres centres de pèlerinage à travers le monde où des phénomènes aussi extraordinaires peuvent se produire, et ceux-ci ne sont 55

Idem, op. cit, p. 46-47.

même pas forcément liés à une religion particulière. Je pense, par exemple, aux cercles de méditation fondés par Maguy Lebrun qui sont ouverts à tous, quelles que soient les croyances ou l’incroyance de chacun. Les guérisons immédiates et spectaculaires y sont plus rares, me semble-t-il. Toutefois il y en a, nous le verrons. Mais surtout, les malades y trouvent toujours un réconfort moral et spirituel. Chacun est invité, dans ces réunions, à envoyer silencieusement vers le malade, du fond de son cœur, ses prières et son amour, chacun selon sa foi, sa religion, ou simplement, pour celui qui ne croit à rien, ses pensées d’amour. Mais il s’est dégagé de tous ces cercles, au cours des années, un amour et un renouveau spirituel extraordinaire qui ont atteint peu à peu toute la France et les pays voisins. Il y a un cercle de méditation Maguy Lebrun dans quasiment toutes les grandes villes. À la fin de la réunion, comme j’ai pu le voir un jour à Grenoble, dans une salle immense, quelques membres de l’association, dont toujours quelques médecins, s’approchent des malades et passent leurs mains, à distance, au-dessus des parties atteintes. C’est alors que des guérisons peuvent se produire, et parfois dans des cas désespérés où la médecine ne peut plus rien. Je donnerai ici l’exemple d’une des guérisons immédiates obtenues dans ce groupe et le lecteur y découvrira une autre forme de collaboration possible entre notre monde et l’audelà. Il s’agit d’un jeune homme, Fernand, victime d’un accident de voiture, qui présentait une fracture de la deuxième cervicale. « Il souffrait de troubles musculaires, avec fasciculations sur tout le corps, mais particulièrement à gauche, et présentait une atrophie des muscles de la cuisse et du bras

gauche. » On finit par lui découvrir, en outre, « un rétrécissement du canal rachidien d’origine congénitale ». On lui propose une opération pour lui éviter de finir en fauteuil roulant. La sœur de ce garçon meurt alors dans un autre accident de voiture, en laissant deux petits enfants. L’état de Fernand empire. Sur l’insistance de l’entourage, Maguy demande au chirurgien de surseoir à l’opération pour trois mois, et son groupe entreprend d’essayer de soulager le jeune homme. « À la première séance de magnétisme, raconte Maguy Lebrun, j’ai eu l’impression de toucher du “bois mort”, un organisme privé de vie. Mais lui dut ressentir des picotements, une impression de bien-être et surtout, dit-il, une détente morale. J’étais, dit-il en sortant, plein de lumière. Fernand, qui ne croyait en rien, venait d’être touché par la main de Dieu, l’espérance habitait son âme. » Au bout de trois mois, la décision est prise de tenter une intervention sur le « corps astral » de Fernand. Celui-ci est invité à s’étendre sur une table, comme pour une opération. Daniel, le mari de Maguy Lebrun, est médium et travaille sous la direction de trépassés qui le guident. Ce sont les « médecins du ciel ». Daniel travaille donc sur le corps éthérique ou astral de Fernand, sans toucher son corps de chair, au niveau de la nuque, pendant une vingtaine de minutes. Fernand repart « en pleine forme ». Il va désormais tellement bien qu’il reprend bientôt son travail en usine comme manutentionnaire, portant de lourdes charges. Peu après, il se marie.

Je laisse maintenant, pour la suite du récit, la parole à Maguy: « Un soir, je me trouve dans un dîner à côté du médecin qui s’était occupé de Fernand. La conversation vient sur le magnétisme et je vois le sourire sceptique du médecin : — Pour croire, je voudrais voir, dit-il. — Justement, lui rétorquai-je, je connais un de vos patients dont je me suis occupée, qui est guéri, le jeune Fernand X... — Mais je me rappelle très bien ce garçon, il est impossible qu’il soit guéri ! « Et devant l’affirmation d’autres médecins présents et qui faisaient partie du groupe, il demeure songeur mais incapable de les croire. Je lui propose alors de conduire mon “patient” dans son service pour qu’il vérifie. Il accepte très gentiment et nous nous sommes retrouvés tous les trois un matin à l’hôpital. Lorsque les examens ont été terminés, le médecin, assis à son bureau, sort un gros dossier d’un tiroir et me dit : “Venez voir, madame Lebrun.” Sur la première page, sous le nom de Fernand, je lis avec surprise : myélite évolutive. Je suis restée sans voix, car la myélite est une maladie incurable56. » Maladie incurable ! Et pourtant un simple petit traitement par quelques « passes magnétiques », pendant quelques minutes, aura suffi. D’autres cas, fort différents, s’expliquent Maguy Lebrun, Médecins du ciel, médecins de la terre, Robert Laffont, 1987, p. 175-177. Voir aussi, du même auteur, L'Amour en partage, Robert Laffont, 1991, et La Joie qui soulève les montagnes, Robert Laffont, 1995. 56

également par le transfert du corps éthérique au corps de chair. Le docteur Lang, longtemps après sa mort, continuait à soigner et même à exécuter de véritables opérations, mais en agissant à travers un médium, George Chapman, en s’emparant de son corps. George Chapman n’était qu’un simple pompier, mais un excellent médium, de ceux que l’on appelle « médium à incorporation ». Lors de l’incorporation du docteur Lang en Chapman, la conscience de Chapman quittait son corps ou se trouvait mise complètement en veilleuse. Les attitudes, la voix devenaient celles de Lang. C’est bien avec le docteur Lang que j’ai pu parler un jour à travers Chapman. Or, lors de ces incorporations, le docteur Lang, lui aussi, soignait le corps de chair sans y toucher en intervenant seulement sur le corps éthérique. Le transfert se faisait assez rapidement du corps éthérique au corps de chair, mais tout de même pas de façon instantanée. Au terme du transfert, des cicatrices apparaissaient sur le corps de chair auquel il n’avait pourtant pas touché 57. Pour le jeune Fernand, Daniel Lebrun travaillait, lui aussi, sur le corps éthérique, mais dans son cas la répercussion semble avoir été immédiate sur le corps de chair. Ce mécanisme pourrait peut-être un jour nous permettre de mieux comprendre les cas que nous avons évoqués où la fonction a été rétablie assez longtemps avant la reconstitution organique. Ce serait alors le corps « éthérique » ou « spirituel » de Mme Biré ou de Gérard Baillie qui aurait pu voir à travers le corps de chair, alors même que celui-ci n’en avait pas encore récupéré les moyens. Ce serait par une sorte de transfert J.B Hutton, Il nous guérit avec ses mains. Fayard, 1973 ; et George Chapman, Chirurgien de l'au-delà, Fayard, 1978. 57

du corps spirituel au corps de chair que les organes lésés de celui-ci auraient fini par se reconstituer.

Des miracles à foison Mais, autant l’Église a probablement raison de renoncer à chercher dans ces guérisons une arme absolue contre les incroyants, autant il serait regrettable qu’elle renonçât à employer le terme de « miracle » pour les désigner. Ce serait les réduire à une sorte de prodige laïque, sans signification religieuse. Il appartient au contraire précisément à l’Église de faire ce discernement entre des phénomènes qui sont seulement « inexpliqués » et des signes donnés ou permis par Dieu. Il serait d’ailleurs sans doute plus fidèle à la mission de l’Église de ne pas tellement se préoccuper de la démonstration scientifique de l’action de Dieu. Les malades qui ont fait le tour de tous les médecins possibles, pendant des années, sans trouver de remède à leurs maux, savent bien reconnaître l’action de Dieu. Et de même tous ceux qui les ont vus infirmes, dans la peine, pendant ces mêmes années. Ceux-là savent, à travers le prodige, reconnaître le signe. C’est ainsi que l’on assiste aujourd’hui à une nouvelle éclosion extraordinaire de miracles, chez ceux qui croient en l’amour de Dieu et que par Dieu tout est possible, chez ceux qui participent à cette nouvelle action de foi que l’on appelle le « Renouveau charismatique ». Le Père Émilien Tardif appartient à ce mouvement Dans ses réunions d’évangélisation, il agit exactement comme faisait le Christ. Il annonce la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu,

il invite à la conversion du cœur, à la confiance en la miséricorde de Dieu, au pardon mutuel de toutes les offenses, et il prie Dieu d’avoir pitié de tous ceux qui souffrent dans leur corps, dans leur cœur et dans leur esprit. Et Dieu répond à l’attente de son peuple. Les paralysés quittent leur fauteuil, les sourds entendent, les muets parlent, les aveugles voient et, finalement, les foules accourent. Des milliers arrivent de toutes parts. Et pas seulement les malades en quête de guérison dans leur corps, mais aussi les malheureux, les isolés, les dépressifs, les angoissés. Et, comme dans les Évangiles, au-delà des signes physiques, le rayonnement de l’amour de Dieu soigne dans le secret tous les cœurs et les ramène à Lui. Le ton de la prédication du Père Tardif sonne parfaitement juste et il faut bien reconnaître que son analyse est exacte : « Nous, nous planifions et nous recherchons mille moyens d’attirer les gens qui viennent de moins en moins à l’église. Nous organisons fêtes, concerts, partages, etc., et les résultats sont pauvres. Jésus, lui, guérissait les malades et les gens venaient en masse. Si nombreux qu’un jour on fit passer un paralytique par le toit de la maison de Pierre, car il n’y avait pas moyen de passer dans la foule 58. » Dans ces réunions de Renouveau charismatique les guérisons peuvent se produire presque en masse ; plus de cent guérisons parfois en une seule nuit. Elles s’opèrent en tous pays. Elles atteignent les intellectuels comme les gens simples. Elles sont toujours accompagnées d’une foi intense, avant la guérison, mais parfois aussi seulement après. Dieu ne vient pas à notre aide parce que nous sommes bons, mais Père Émilien Tardif, Jésus a fait de moi un témoin, Éditions de l'Emmanuel, 1990, p. 83-84. 58

pour que nous le devenions. Le Père Tardif trouve étrange notre étonnement devant ces guérisons par milliers. « Que les malades aient été guéris n’est guère surprenant. Ce qui eût été étonnant ce serait qu’ils ne l’aient pas été. Ce serait bizarre que Jésus ne tienne pas ses promesses. » C’est qu’en effet notre christianisme n’est plus trop souvent qu’une philosophie parmi d’autres. Dieu, pour beaucoup de nos théologiens, n’intervient plus dans le monde. C’est un Dieu mort ; pis, une abstraction intellectuelle. Il l’avait pourtant assez dit : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira59. » Ou encore : « Allez dans le monde entier, partout proclamez la Bonne Nouvelle. Voici les signes qui accompagneront ceux qui croiront : en mon Nom, ils expulseront les démons, ils parleront des langues nouvelles, ils prendront des serpents dans leurs mains, et même s’ils buvaient du poison, celui-ci ne leur ferait aucun mal. Ils imposeront les mains aux malades et ceux-ci seront guéris60. » Évidemment, les sceptiques n’ont pas manqué de ressortir les arguments classiques. Ces guérisons venaient probablement, prétendaient-ils, de l’effet de masse engendrant une certaine hystérie collective. Elles n’avaient donc rien de miraculeux. Mais, s’il en est ainsi, leur répondait le Père Tardif avec tout son bon sens, pourquoi n’organisez-vous pas de grandes réunions de masse pour guérir les gens 61 ?

Évangile de St Luc, XI, 9-13. Évangile de St Marc, XVI, 15-18. 61 Père Émilien Tardif, op. cit., p. 33 et p. 53. 59

60

Le Christ ne faisait pas passer les malades qu’il guérissait devant un bureau médical. Tout juste lui arrivait-il de demander aux lépreux d’aller faire constater leur guérison, comme la loi les y obligeait. Certaines guérisons obtenues de Dieu lors de réunions charismatiques ont d’ailleurs, elles aussi, été dûment vérifiées et confirmées par des médecins. Ainsi cette femme atteinte d’arthrite rhumatoïde : « Je fis des analyses, raconte-t-elle, et vis que j’étais réellement guérie... Les médecins m’expliquèrent que la personne qui souffre de cette maladie ne perd jamais, même dans l’hypothèse de sa guérison, l’arthrite, marque qui demeure toute sa vie. C’est comme le malade qui a eu un infarctus ; il en garde la cicatrice dans son cœur. Alors que moi, je n’ai plus de trace de l’arthrite. La seule explication en est un miracle de Dieu 62.» Mais, comme notre cœur est lent à croire, il est vrai que le sceptique, en l’absence de dossier médical « en béton », trouvera alors toujours une nouvelle échappatoire. Si le malade est effectivement bien portant maintenant, était-il vraiment malade ? Sœur Briege McKenna, autre grande figure du Renouveau charismatique, rapporte le cas d’un prêtre irlandais qui lui confiait ainsi ses doutes : « Ce me serait si facile d’y croire si je pouvais observer moi-même un miracle... Si seulement je pouvais voir la guérison d’un aveugle ou d’un paralytique, alors je pourrais facilement y croire. — Oh, lui répondit-elle, en êtes-vous bien sûr, Père ? J’ai vu beaucoup de guérisons, mais cela ne permet pas nécessairement d’y croire plus facilement. » Trois jours plus tard, sœur Briege se trouvait à prier avec tout 62

Idem, op. cit., p. 83.

un groupe de jésuites, parmi lesquels ce même prêtre. Or, l’un d’eux était « un prêtre français âgé qui souffrait d’un grave début de gangrène à la jambe. Le médecin lui avait dit qu’il devait se faire amputer. Il avait demandé au médecin de lui laisser faire cette retraite et qu’il se ferait opérer après ». Ils prièrent tous ensemble pour lui. Et voilà que le lendemain, au petit déjeuner, ce prêtre français « arriva en courant, son pantalon relevé sur ses jambes. Il voulait montrer à tous que sa jambe était parfaitement guérie. « Mon ami irlandais se trouvait à trois places plus loin. Je l’ai regardé et dis : “Père, voilà le miracle dont vous parliez l’autre jour.” Le prêtre irlandais le regarda, puis me regarda et dit : “Mon Dieu, comme c’est dur de croire ! Avait-il vraiment la gangrène63 ?” » C’est évidemment là l’utilité de cas rigoureusement documentés comme ils le sont à Lourdes. Mais ne croyons pas que, même alors, le dossier médical suffise à empêcher ce genre de doute. « La radio avait-elle été vraiment bien faite ? S’agit-il vraiment du même malade ? N’y a-t-il pas eu confusion de dossier ? » À vouloir trop de garanties, nous n’aurions plus jamais l’occasion de rendre grâces à Dieu de ses bienfaits. Comme c’est toujours Dieu l’auteur de la guérison miraculeuse, et comme son action transcende l’espace et le temps, il n’est même pas nécessaire que l’intermédiaire, l’intercesseur, soit présent physiquement auprès du malade. Sœur Briege McKenna, dès que le bruit se répandit des guérisons Briege McKenna, Des miracles aujourd'hui, Éditions de l’Emmanuel, 2e édition, 1997, p. 64-65. 63

déclenchées par sa prière, commençait à être débordée par tous les appels à l’aide qui lui venaient de tous côtés. Elle ne savait plus comment faire face à une telle attente. Elle eut alors une sorte de vision qu’elle raconte ainsi : « Le Seigneur me fit voir l’image d’un énorme téléphone au-dessus du tabernacle. Je pensai qu’il s’agissait d’une distraction et j’essayai de chasser cette vision de mon esprit, mais il y avait ces mots en caractères foncés sur le téléphone : “Le téléphone est un moyen de communication. Moi aussi Je peux l’utiliser. Utilise-le. Les gens t’entendront, mais ce sera Ma présence qu’ils expérimenteront.” Ce fut là qu’il me dit de prier par téléphone, que je n’avais pas besoin de me rendre auprès des gens, que la seule chose que j’avais à faire était de m’unir à eux en esprit devant Jésus. Les limites d’espace et de temps ne comptent pas pour Lui. » Les témoignages abondent aussi en Afrique, là où s’étend l’influence du Renouveau charismatique. Le Père Raymond Halter rapporte des moissons abondantes de miracles lors de ses prédications64 : « À Koudougou, une mère de sept enfants, leucémique au dernier degré et abandonnée des médecins, a été guérie instantanément durant l’eucharistie. « Lors d’une tournée de deux mille kilomètres d’un diocèse du Congo, à la demande de l’évêque, j’ai célébré dans chaque centre une messe pour la guérison des malades. Chaque soir, trente, quarante, cinquante personnes venaient témoigner de leur guérison. Raymond Halter, « Le Seigneur prend soin de ses enfants », propos recueillis par Luc Adrian dans le numéro du 23 novembre 1989 de Famille chrétienne, p. 22-28 ; cité par Luc-Olivier Lery, op. cit., p. 80. 64

« Je songe à cette messe à Kikwit où un enfant de quatorze ans, aveugle de naissance, a obtenu la vue après la communion. « Ne croyez pas que les chrétiens de ces pays soient plus naïfs que chez nous. Ils faisaient passer des tests à ceux qui avaient retrouvé la santé... Un médecin africain m’a dit, après une guérison : “Pourquoi aller constater ? On voit bien la transformation.” Ces signes sont suffisamment visibles par euxmêmes... Personnellement, les guérisons physiques ne m’intéressent pas en tant que telles ! L’important, c’est la guérison intérieure. » Je crois que, pour l’essentiel, ce médecin africain a raison, même s’il n’est pas mauvais que, dans quelques cas précis, des enquêtes rigoureuses soient menées ; même s’il est important de ne pas laisser des foules entières victimes d’illusions faciles. Un certain contrôle pour éviter des débordements ou des récupérations dangereuses reste sans doute nécessaire. Mais si ces miracles, reconnus très officiellement ou non, conduisent à la foi, c’est-à-dire à la reconnaissance de la présence et de la sollicitude de Dieu, alors ils accomplissent pleinement leur rôle. Comme le dit à propos de ces guérisons miraculeuses le Père Daniel Ange, un autre représentant encore des mouvements charismatiques et l’un des plus connus, « aujourd’hui, le durcissement du cœur est devenu tel qu’il faut des signes forts pour faire tomber les défenses, pour ouvrir les yeux aveuglés65 ». Annie Jeanneret, Partager l'essentiel (recueil d’entretiens avec des personnalités diverses), Éditions Dangles, collection « Horizons spirituels », 1999, p. 133. 65

Nous venons de voir quelques exemples assez variés de phénomènes extraordinaires, paranormaux. Quelques-uns ne sont que des prodiges qui nous paraîtront peut-être un jour tout à fait naturels, parce qu’ils correspondent seulement à des lois que nous ignorons encore. Certains sont sans connotation religieuse particulière, d’autres sont franchement inquiétants et proviennent probablement des forces du mal, d’autres enfin sont de vrais « miracles ». Cela nous a déjà permis une certaine réflexion sur la complexité des problèmes qui peuvent se présenter. Nous allons voir maintenant quelques phénomènes extraordinaires rassemblés autour d’une seule et même vie. 11 arrive en effet assez souvent que les phénomènes physiques se multiplient dans la vie de certains saints et mystiques. Le cas que nous allons étudier est totalement inconnu en France et il est, cependant, particulièrement significatif. 11 m’a paru important de donner au moins un exemple d’une vie où les miracles abondent, en resituant ceux-ci dans la démarche intérieure, spirituelle, qui a permis leur épanouissement.

Troisième partie Des miracles au quotidien

1. La mystique de Paravati Natuzza Evolo est une mystique de notre temps. J’ai eu l’honneur et le bonheur de la rencontrer personnellement deux fois au cours d’un bref séjour dans son village. Sa vie présente un ensemble de phénomènes rares, certains même uniques dans toute l’histoire de la spiritualité. Nous insisterons évidemment sur cet aspect de sa vie, puisque c’est le sujet même du livre, mais nous essaierons néanmoins d’apercevoir aussi, au-delà, un peu du mystère profond dont ces phénomènes ne sont que des signes extérieurs. Inconnue en France, elle est cependant depuis très longtemps bien connue en Italie. C’est pourquoi nous disposons déjà d’un certain nombre d’études très sérieuses en italien. Une des plus anciennes, mais toujours considérée par ses proches comme une des meilleures, est celle de Francesco Mesiano, parue en 1974 66. L’ouvrage est aujourd’hui épuisé, mais je dois à l’amitié de l’éditeur d’en avoir une photocopie. Une autre étude, capitale, est celle de Valerio Marinelli, professeur à la faculté des arts et métiers de l’université de Calabre67. C’est une véritable somme de témoignages, passés au Francesco Mesiano, I fenomeni paranormali di Natuzza Evolo, Edizioni Mediterranee, Roma, 1974. 67 Valerio Marinelli, Natuzza di Paravati, Edizioni Mapograf, Vibo Valentia, 1983, 1985, 1989, 1993 et 1998. Pour le premier tome, j’utilise la réédition de 1993 qui comporte quelques légères modifications, notamment dans la chronologie des événements. 66

crible de la critique. Elle comporte déjà cinq volumes. D’autres ouvrages, que j’utiliserai au passage, sont plutôt destinés au grand public68. Il m’a paru difficile de faire un récit chronologique linéaire de son existence. Plusieurs phénomènes à la fois se sont manifestés très tôt dans sa vie, mais comme il ne s’agit pas tant de faire ici un portrait de Natuzza Evolo que d’étudier ces phénomènes pour eux-mêmes, il m’a paru préférable, le plus possible, de les regrouper par espèces. Mais disons auparavant quelques mots de son enfance. Fortunata69 est née le 23 août 1924, à Paravati, province de Catanzaro. Son père n’était plus là à sa naissance. Quinze jours avant, il était parti pour l’Argentine. Certains auteurs tentent d’expliquer son départ en mettant l’accent sur la misère qui régnait alors en Calabre. D’autres accusent plutôt l’inconduite constante de la mère de Natuzza qui lui valut même de la prison. Natuzza verra cependant un jour son père, sans l’avoir cherché, quand elle avait onze ans, mais en bilocation70. Elle ne le connaissait alors qu’en photo. Elle se trouva donc ainsi devant son père et lui dit : « Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis Natuzza, votre fille. » Son père, bouleversé, lui répondit : « Alors, tu es morte ! » « Non, je suis vivante, reprit-elle, et je me trouve ici je ne sais comment. » Revenue dans son corps de chair, elle raconta qu’elle avait vu Incontrare Natuzza, ouvrage anonyme, Mapograf, 2e édition, 1993, et Anna Maria Turi, Natuzza Evolo, la mistica di Paravati, Edizioni Mediterranee, Rome, 1995. 69 Natuzza est le diminutif de Fortunata. 70 La bilocation est une sorte de dédoublement. La personne apparaît et agit ainsi en deux lieux en même temps. 68

son père et décrivit toute sa maison en détail. Son entourage pensa qu’il ne s’agissait que d’une affabulation d’enfant. Mais, à quelque temps de là, arriva d’Amérique une lettre du père, disant qu’il avait vu sa fille, qu’elle lui était apparue dans sa maison et qu’il avait même parlé un peu avec elle. Des personnes apparentées qui étaient allées en Amérique confirmèrent peu après tout cela, disant que la maison était bien comme Natuzza l’avait décrite. C’était encore peu de temps après la « grande guerre », le pays était pauvre et les patrons étaient les maîtres de tout. La mère de Natuzza se prostituait et elle dut continuer à le faire pour nourrir ses enfants. Natuzza, qui était l’aînée, restait à la maison pour les élever71. À l’âge de huit ans, elle eut un songe qui lui révéla la volonté de Dieu. Elle vit une figure qu’elle reconnut pour celle de saint François de Paule. Elle lui demanda une grâce. « Dans trois jours, tu seras exaucée », répondit saint François. Trois jours plus tard, très exactement, elle fut appelée par un avocat, Silvio Colloca, et, au bout d’un mois environ, elle entra à son service. En réalité, l’âge auquel elle commença à servir est assez incertain. Les souvenirs de Natuzza sont imprécis et les témoignages des autres personnes interrogées ne concordent pas. Les estimations vont de huit ans à quatorze ans, cette dernière paraissant la mieux établie.

71

A. M. Turi, op. cit., p. 29.

La vision des morts C’est dans la maison de ses patrons que les morts commencèrent à apparaître à Natuzza, en juin 1939. Le phénomène se développa à partir de 1940, à la suite d’une expérience étrange. Pendant le Carême de cette année-là, Natuzza avait décidé de faire un jeûne complet de quarante jours, sans manger ni boire. Dans la nuit du samedi au dimanche des Rameaux, des défunts lui apparurent et lui annoncèrent qu’elle mourrait « en apparence » le jour de la fête de sainte Anne et de saint Joachim, le 26 juillet 1940. Natuzza crut pourtant qu’il s’agissait de sa vraie mort. Effectivement, ce jour-là, Natuzza tomba dans un état de léthargie qui dura sept heures. Des milliers de personnes se rassemblèrent. Les Colloca firent venir en vain plusieurs médecins. Les yeux clos, le corps raidi, elle semblait vraiment n’être plus qu’un cadavre. Que s’est-il passé pendant ces sept heures ? Nous n’en savons rien, mais apparemment ce sommeil étrange n’avait rien à voir avec les Expériences aux frontières de la mort (E.F.M.), aujourd’hui bien connues. Ce phénomène de transe se reproduisit souvent et jusque vers 1958 ou 1960, selon les auteurs. Il se présentait comme une perte de conscience accompagnée de mouvements convulsifs et faisait naturellement penser à des crises d’épilepsie. Si nous ne savons rien de ce qui se passait en elle pendant cet état, il est très net qu’aussitôt après, à peine revenue à elle, elle disait avoir des visions du Christ et de la Sainte Vierge. Natuzza entrait en extase, fixant un point devant elle dans la pièce, parlait toute seule, tombait à genoux et, si d’autres personnes se trouvaient avec elle, elle les invitait à

en faire autant. Ces dialogues avec le Christ ou la Vierge se produisaient aussi en dehors de ces transes. Mme Alba Colloca raconte même comment un jour elle essaya d’en avoir le cœur net, en écoutant derrière la porte ce que Natuzza disait à la Sainte Vierge. Elle n’entendait évidemment pas ce que pouvait dire la Sainte Vierge, mais seulement Natuzza parlant à voix haute : « Ma petite Madone, quand est-ce que ça me passera, cette maladie ?... Vous m’avez dit de réciter un Ave, un Notre Père et un Gloria à trois heures... Mais moi, je ne sais pas l’heure qu’il est !... Ah, vous avez dit qu’il est trois heures moins dix ?... Que voulez-vous encore ?... Les neuf premiers vendredis ?... Mais qu’est-ce que c’est ?... Je ne vous comprends pas... pourquoi ne dites-vous pas que vous voulez une neuvaine ? Ah, vous voulez que je fasse la communion le premier vendredi pendant neuf mois. Très bien... Que ditesvous ? que Madame est derrière la porte à m’écouter 72 ?... » Depuis lors, Madame n’insista pas. Elle avait environ dix ans, lorsqu’un jour, assise devant la porte de la maison, elle vit un moine mendiant qui ressemblait fort au saint François de Paule qui lui était apparu en songe. Elle lui dit aussitôt qu’elle n’avait pas d’argent pour lui faire l’aumône. Mais, dans un sourire, il lui fit signe qu’il n’attendait rien d’elle. Un jour, en entrant dans la chambre des enfants, elle vit trois personnes assises sur les lits. Un peu étonnée, elle les pria d’aller s’asseoir au salon. Les intrus lui dirent qu’ils étaient morts. Très troublée, elle courut annoncer à sa patronne qu’il 72

Valerio Marinelli, op. cit., tome I, p. 19.

y avait trois morts assis sur les lits des enfants. Mme Alba se tourna alors en riant vers son beau-père, notaire, Antonio Colloca, lequel s’adressant à la pauvre servante désemparée, lui dit : « S’ils sont morts, pourquoi ne leur demandes-tu pas leurs noms ? » Natuzza retourna alors rapidement à la chambre, le temps de faire la demande suggérée, et revint en annonçant : « Ils s’appellent Nannina, Raffaele et Concetta 73. » Tout étonné, le notaire remarqua que trois personnes de la famille portant ces noms étaient mortes il y avait longtemps. Cette vision des morts allait, désormais, faire partie de sa vie et de sa mission. C’est un saint mort qui le lui annonça : « Un soir, rapporte-t-elle, après avoir fermé la porte cochère, je m’étais à peine retirée dans ma chambre, que je vis entrer des gens vêtus comme nous, qui me dirent qu’ils étaient des âmes de l’autre monde. C’était la deuxième fois qu’on me faisait de telles déclarations et que je voyais des morts. J’eus grand-peur et je m’enfuis en criant74. » À la suite de cet incident, quelques prêtres de la cathédrale, à Milet, persuadèrent les Colloca de faire exorciser Natuzza. L’exorcisme dura une heure environ. À la fin, en rentrant à la maison Colloca, elle s’aperçut qu’elle était suivie par un prêtre. Mais, fatiguée, elle pressa le pas, entra le plus vite qu’elle put et referma aussitôt la porte derrière elle. À sa surprise, le prêtre l’attendait sur les premières marches de l’escalier. Il lui dit de ne pas avoir peur, qu’il était saint Thomas 73 74

Fr. Mesiano, op. cit., p. 14 ; A. M. Turi, op. cit., p. 31. Idem, op. cit., p. 16, complété pour la suite par A. M.Turî, p. 36.

d’Aquin, et il lui donna sa bénédiction. Enfin il ajouta que, désormais, elle verrait des morts souvent, aussi bien de nuit que de jour. Natuzza voyait ainsi des morts presque tous les jours. Elle se sentait même plus en confiance avec eux qu’avec les « vivants ». Mais les vendredis et pendant le Carême, elle ne les voyait plus. Pendant ces jours-là, elle voyait plutôt la Madone, le Christ et, parfois, des saints. Mais elle pouvait aussi entrer en contact à distance avec des morts. C’est ainsi qu’ayant eu de nombreux entretiens avec Padre Pio de Pietrelcina, de son vivant, celui-ci, mort depuis, se manifeste encore à elle. Il lui est souvent difficile de distinguer les morts des vivants. Quand elle arrive à les toucher, elle reconnaît les morts à ce que leur chair est « assez froide comme celle des cadavres ». S’ils sont au Paradis, d’eux « émanent souvent des rayons de lumière et ils sont toujours légèrement soulevés de terre75 ». Citons un épisode, raconté par Mme Alba Colloca : « Un beau jour de 1938, nous avions reçu de la visite. J’avais dit à Natuzza de porter au salon quatre tasses de café. Elle fit ainsi et commença à servir. Mais quand je revins à la cuisine, Natuzza me dit sur un ton de reproche : “Madame, vous n’avez pas donné de café à ce prêtre !” Je lui demandai : “Mais, à quel prêtre ?” Il n’y avait pas de prêtre. Je retournai au salon et dis aux deux messieurs qui s’y trouvaient et que je ne connaissais pas : “Natuzza a vu un prêtre dans cette pièce.” L’un des deux messieurs dit alors : “Mon frère, qui est mort, était prêtre.” Natuzza, de retour au salon, commença

75

Fr. Mesiano, op. cit., p. 40.

alors, à la demande des deux messieurs, à décrire avec précision le prêtre qu’elle voyait. Il s’agissait bien de l’abbé Volonta, professeur de séminaire76. » Parfois, Natuzza reconnaissait les morts d’après les photographies qu’on lui montrait. D’autres fois, elle donnait leurs noms et en faisait la description avant même que la famille ne lui eût montré des photos. « Une nuit, j’avais très soif, raconte Natuzza. Un garçon m’apparut et je le priai de m’apporter un verre d’eau. Il me répondit qu’il ne pouvait satisfaire ma demande, car minuit était passé et je n’aurais pas pu communier le matin. Mais, quelques minutes plus tard, il réapparut me portant trois verres d’eau qu’il avait pris dans le buffet de la salle à manger. Ces trois verres restèrent dans ma chambre et l’autre domestique me demanda pourquoi ils n’étaient pas dans le buffet. Je lui racontai alors ce qui s’était passé cette nuit-là et ma compagne le rapporta à la patronne 77. » Une autre histoire renforça la conviction de Mme Alba que Natuzza n’inventait pas. Un jour, revenant de faire une visite, Mme Alba s’aperçut avec affolement qu’elle n’avait plus au doigt sa bague ornée d’un beau brillant. Grâce à Natuzza, elle la retrouva. « Le frère de l’avocat Silvio, l’ingénieur Raffaele, mort depuis

A. M. Turi, op. cit., p. 31-32. Fr. Mesiano, op. cit., p31 ; A. M. Turi, op. cit., p. 32. Valerio Marinelli rapporta cet épisode autrement, mais j’ai plutôt l’impression qu’il doit s’agir d’un autre incident très semblable (tome I, p. 24-28). 76 77

longtemps, s’est présenté à moi, raconte Natuzza. Il m’a déclaré que c’était la petite qui avait pris la bague de la dame et l’avait portée dans le jardin où elle se trouvait cachée dans un rosier. » La bague fut effectivement retrouvée, enfilée sur une petite branche du rosier78. «Je ne distingue pas toujours les vivants des morts, explique Natuzza. Bien souvent j’offre un siège à un mort. Quand ils m’apparaissent, je comprends s’ils se trouvent au Paradis, au Purgatoire ou en Enfer, s’ils ont besoin de prières ou s’ils veulent faire dire quelque chose à leurs parents. Je leur transmets les messages des vivants. Quand, par exemple, un père ou un frère mort me parlent de parents qui sont présents, ils me racontent tant de choses ! Moi seule je les entends79. » Natuzza pouvait ainsi recevoir des morts des messages dans des langues étrangères. Mais elle ne connaissait aucune langue, ne savait ni lire ni écrire, ni même, raconte-t-elle, lire les chiffres sur un réveil. Pourtant, quand elle transmettait des messages, elle s’exprimait, lui disait-on, dans un italien parfaitement correct. C’est que, expliquait-elle, son ange gardien lui murmurait ce qu’il fallait dire et elle n’avait qu’à le répéter à voix haute. « Mais les mots viennent de lui et je n’ai qu’à les répéter. Parfois je comprends aussi quand on me parle dans des langues étrangères que je ne connais pas. Mais c’est que l’ange me répète en italien ce que telle dame, par exemple, a dit en français, et il me donne la réponse que Valerio Marinelli, op. cit., tomel, p. 23-24; Fr. Mesiano, op. cit., p.30; A. M. Turi, op. cit., p. 33. 79 A. M. Turi, op. cit., p. 133. 78

je dois faire, mais, moi, je ne comprends pas ce que je dis80.» Francesco Mesiano signale quelques rares cas où d’autres personnes, en présence de Natuzza, purent voir les morts en même temps qu’elle. En voici un exemple : Une jeune femme, secrétaire d’un parlementaire, s’était suicidée au gaz. Sa mère l’avait découverte, gisant sur le pavé, les bras croisés sur un crucifix. Pendant des mois et des mois, elle chercha en vain ce qui avait pu conduire sa fille à un tel désespoir. Ayant entendu parler de Natuzza, elle se décida à aller la voir. Elle lui montra la photo d’un groupe de jeunes filles et lui demanda si elle avait déjà vu l’une d’entre elles. Natuzza s’apprêtait à lui répondre lorsque, soudain, elle vit près d’elle la jeune suicidée. Elle la regarda intensément et, n’arrivant pas à parler, elle la désigna du doigt sur la photo. Mais alors la mère elle-même l’aperçut et cria « Silvana, Silvana, ma fille ! » La défunte disparut aussitôt et Natuzza, surprise et bouleversée s’écria à son tour : « Mais comment estce possible ? Vous aussi, vous l’avez vue81 ! »

Les phénomènes d’hémographie Un beau matin d’octobre 1938, Mme Alba et Natuzza se promenaient dans la campagne aux environs de Milet, lorsque, tout d’un coup, la patronne s’aperçut que la servante saignait du pied gauche. Le sang filtrait à travers le bas et la sandale. La dame demanda à Natuzza si elle s’était fait mal, mais la servante semblait ne rien sentir. Chez elle, Mme Alba voulut 80 81

A. M. Turi, op. cit., p. 43. Fr. Mesiano, op. cit., p. 41.

faire laver et désinfecter le pied de Natuzza. Mais on ne découvrit aucune blessure. Elles s’aperçurent alors que le pied droit saignait aussi. Le lendemain, elle fit venir deux médecins, les docteurs Pata et Naccari. Ceux-ci, après examen, expliquèrent qu’il s’agissait d’exsudations de sang, phénomène qui peut se produire chez des sujets en parfaite santé. Le sang, maintenant, suintait même du visage et des mains. Mais le plus merveilleux était encore pour plus tard. Le matin du 29 juin 1939, l’évêque de Milet, Mgr Paolo Albéra, devait administrer le sacrement de confirmation dans sa chapelle privée. On y conduisit Natuzza avec d’autres enfants. Au moment où l’évêque lui signa le front avec l’huile sainte, Natuzza éprouva un frisson et se sentit parcourue dans le dos, entre les deux épaules, par quelque chose de froid et d’humide. Rentrée à la maison Colloca, elle en informa sa patronne qui, avec l’aide de Concetta Mammone, la cuisinière, découvrit qu’une grande croix sanglante s’était dessinée dans le dos de Natuzza et avait marqué sa chemise. Les exsudations se reproduisirent régulièrement. Les examens médicaux la déclarèrent cependant toujours en bonne santé. À cette période, la jeune femme avait généralement un songe précédant ses sueurs de sang. Elle voyait dans ce songe un homme qu’elle avait connu autrefois à Paravati, avant sa mort, un certain Francesco Riso qui lui annonçait ces exsudations pour le lendemain. Peu à peu, les sueurs de sang prirent forme. L’avocat Silvio Colloca évoque encore aujourd’hui avec émotion ce dont il a été souvent témoin. « Elle posait le mouchoir sur sa poitrine,

enroulé, plié ou déployé et, quand elle le retirait, c’était comme si une machine à écrire avait imprimé les textes et les dessins qui se lisaient très bien ; ils étaient très nets... L’extraordinaire, c’est que le sang paraissait guidé par une main invisible82. » Il y avait tellement de gens à lui réclamer un tel prodige que souvent elle se glissait deux, trois, cinq mouchoirs, ou même encore plus sur la poitrine. Ils étaient pliés, froissés, bouchonnés, ou bien fraîchement repassés. Certains ne pouvaient même pas se trouver vraiment en contact avec sa peau. Mais les inscriptions et les dessins apparaissaient quand même. On pouvait parfois voir le sang se déplacer tout seul sur le mouchoir, même à distance de quelques mètres de Natuzza, par exemple si le mouchoir était posé sur une table. Le sang coulait en formant des dessins et des lettres. Mais, plus fort encore, les hémographies pouvaient se produire à des kilomètres de distance de Natuzza. Elle expliquait : « Ce n’est pas moi, mais le Seigneur83. » Ces écoulements n’étaient pas du tout douloureux, sauf pendant le Carême. Ces hémographies peuvent former des dessins religieux : des croix, des calices, des hosties et des ostensoirs avec leurs rayons, des saints auréolés, des pèlerins, des anges parfois agenouillés, des madones ; des symboles comme des escaliers, des routes, des portes, des cœurs surmontés d’une couronne d’épines ou transpercés d’une lance, des couronnes d’épines, des chapelets, des étoiles à cinq branches, des flammes, des lys, des colombes. 82 83

A. M. Turi, op. cit., p. 42-43. Valerio Marinelli, op. cit., tome IV, p. 178 ; A. M. Turi, op. cit, p. 151.

Mais ces saignements peuvent aussi former des prières en diverses langues, mortes ou vivantes ; en latin, en italien, en hébreu, en allemand, en anglais moderne ou archaïque, en français et en grec. Les textes peuvent être des citations de la Bible, Ancien et Nouveau Testament, des hymnes, des devises religieuses, des psaumes, des sentences, des prières plus ou moins longues. Souvent, en effet, le texte des prières est incomplet. Il manque quelques mots, parfois une phrase entière. Mais ce qui manque sur tel mouchoir apparaît précisément sur un autre, un peu comme dans certains messages reçus en « écriture automatique ». Autre variante du phénomène : les cas où les gouttes de sang se sont formées, bien visibles, mais sans laisser de trace sur le mouchoir qui les essuyait. Parfois d’autres gouttes sont réapparues au même endroit, mais Natuzza avait beau frotter énergiquement, un peu dépitée de n’avoir rien obtenu et de décevoir les personnes qui lui avaient tendu leur mouchoir, rien n’y faisait. Ainsi en mars 1948, deux frères capucins de l’ordre des Frères mineurs se rendirent à Paravati dans l’espoir d’en rapporter des mouchoirs marqués des précieux dessins. Après la communion, le phénomène d’exsudation se produisit, comme d’habitude, et Natuzza s’essuya avec le mouchoir tendu par l’un des frères. Mais le mouchoir resta blanc et le sang commença à se coaguler sur le front de Natuzza. L’autre frère lui remit alors son mouchoir, avec le même insuccès. Se présenta alors un jeune homme qui dit à Natuzza en riant : « Tenez, faites-moi un dessin sur mon mouchoir ; je vois que

quelques gouttes de sang perlent encore. » Natuzza prit le mouchoir et s’essuya. Sur l’étoffe apparut alors une croix et, en dessous, le tracé d’une longue route. Sur la droite, une inscription : « Oh, Jésus, purifie nos cœurs et sanctifie chacune de nos intentions84. » Ce qui est certain, c’est que Natuzza elle-même n’attache pas grande importance à ce phénomène. Son attitude reste toujours « totalement passive ». En outre, n’oublions pas qu’elle est analphabète et ne peut donc lire et comprendre les textes qui accompagnent les dessins. Enfin, dessins et textes sont toujours disposés en correspondance, selon une composition nettement voulue, alors même que les mouchoirs appliqués un instant sur sa peau sont le plus souvent bouchonnés, formant de nombreux plis. Il faut donc que le sang, selon les cas, passe dans le creux des plis ou saute d’un pli à l’autre. Parfois le sang, continue même à courir, nous l’avons vu, sur un mouchoir posé à des kilomètres de Natuzza. Il y a nécessairement, à l’origine du phénomène, une force intelligente qui poursuit un but précis, une force indépendante de la volonté de Natuzza. Aucun homme sincère, scientifique ou non, ne peut échapper à cette conclusion. Toutes les hypothèses d’ordre médical qui se contentent de rendre compte de l’écoulement du sang à travers la peau, si intéressantes soient-elles, sont insuffisantes sur ce point précis, c’est-à-dire sur l’essentiel. L’apparition des dessins et des messages écrits avec le sang de Natuzza s’apparenterait aux phénomènes d’« écriture directe » constatés par ailleurs en

84

Fr. Mesiano, op. cit., p. 70-71.

parapsychologie. C’est l’hypothèse défendue par le professeur Giovanni Schepis, spécialiste de statistique à l’Université de Rome et secrétaire de la Société italienne de métapsychique, dans un article du Giornale d’Italia, en 1948. Il décrivait dans cet article comment vérifier l’existence de ce phénomène, l’essentiel étant de disposer d’un médium assez doué. Il faut alors prendre une ardoise bien propre et un bâton de craie et les enfermer dans une boîte que l’on prend la précaution de sceller. On entend alors, à travers la boîte, le grincement de la craie qui se met à écrire sur l’ardoise. Je n’ai pas moi-même assisté à cette expérience mais j’ai vu un document vidéo présenté par le professeur Wemer Schiebeler, docteur ès sciences en Allemagne et que je connais bien personnellement, où l’on voit, sur une table et sous une cloche transparente de plastique, un crayon se lever et aller écrire sur un cahier ouvert. Le docteur Schiebeler me garantit l’authenticité du phénomène et du document. L’autre point important, c’est que le but de cette force semble bien religieux et, plus précisément, chrétien. Sur ce point, j’admets que plusieurs interprétations sont encore logiquement possibles. On peut voir dans ces écritures une sorte de projection du subconscient de Natuzza. Celui-ci serait imprégné de textes religieux, aperçus, même sans pouvoir les comprendre, puisqu’elle ne sait pas lire, mais reproduits cependant à peu près fidèlement. Ce mécanisme existe. C’est un cas particulier de « cryptomnésie ». On en connaît plusieurs exemples, notamment le cas d’une personne qui, sous hypnose, avait reproduit à peu près correctement un texte célèbre d’une langue très ancienne de l’Italie : l’osque. Au cours d’une nouvelle séance d’hypnose, l’hypnotiseur lui

ayant demandé de retrouver le moment et les circonstances dans lesquelles elle avait eu connaissance de ce texte, la même personne se retrouva, non pas dans une vie antérieure, mais dans une bibliothèque. Elle avait jeté un regard distrait sur le livre que lisait son voisin. Là, en pleine page, se trouvait reproduite « L’imprécation de Vibie », en osque. Ce simple coup d’œil avait suffi. Cette expérience fut conduite par le docteur Harold Rosen de Toronto, mais le docteur Reima Kampman de l’université d’Oulu, en Finlande, en a réalisé plusieurs autres semblables. C’est par une telle projection du subconscient en écriture directe que le professeur Schepis expliquait les phénomènes d’hémographie constatés chez Natuzza. Mais, sur ce point, il semble tout de même difficile de le suivre. Bien des épisodes d’apparitions d’inscriptions et de dessins montrent à l’évidence que ces hémographies se formaient sans aucune intervention volontaire de Natuzza Evolo. Je rapporte ici l’un d’eux : « Il y a quatre ou cinq ans, tandis que je me trouvais chez Natuzza et qu’elle parlait avec une autre personne, je remarquai sur sa table un mouchoir plié et maculé de sang que Natuzza venait évidemment d’abandonner là. J’observai les taches de sang et je pensai : “Non, ça n’a rien donné !” Mais je vis alors que le sang se déplaçait, s’agitait comme du mercure ; je n’arrivais pas à réaliser si le sang se trouvait à l’intérieur ou à l’extérieur, dans ou sur le mouchoir, mais je vis que se formait une hostie avec IHS et ensuite tout un ostensoir. Je restai abasourdie, n’osant toucher le mouchoir. Natuzza, pendant que ce phénomène se produisait, continuait à parler avec une autre personne, comme je l’ai déjà

dit85. » Le professeur Marinelli insiste à propos de tels épisodes sur le fait que les phénomènes observés sont produits par une force extérieure à Natuzza, indépendamment de toute action de sa part. Je pense qu’il a tout à fait raison. Je sais bien que les phénomènes de « poltergeist » se produisent, eux aussi, en la présence de personnes bien particulières, mais sans que celles-ci aient jamais eu l’intention de les provoquer. 11 s’agit, le plus souvent, d’adolescents en période de puberté ou de personnes en pleine crise de tension psychologique. Les phénomènes semblent liés à la présence de ces personnes, mais sans qu’elles en soient responsables. Elles ne se doutent même généralement pas qu’elles jouent un rôle dans l’apparition de ces phénomènes. Mais ces constatations n’expliquent rien. Quelle est cette force qui agit concrètement ? D’où vient-elle ? Qui la dirige ? Nous n’en savons rien. Expliquer le cas de Natuzza par un phénomène de projection de ce type reviendrait déjà à expliquer un mystère par un mystère. Cependant, le cas de Natuzza ne peut même pas se ramener à un phénomène de ce genre. Ce qui se produit avec son sang, en sa présence, ce n’est pas n’importe quoi. Il ne s’agit pas de taches qui s’en iraient dans tous les sens. Ces taches forment des textes et des dessins, souvent très fins et très précis, dont le sens symbolique est clair. Or, Natuzza Evolo n’avait jamais de livres autour d’elle et surtout pas dans les différentes langues dans lesquelles sont apparues ces prières. Elle n’a certainement jamais eu l’occasion 85

Témoignage recueilli par V. Marinelli, op. cit., tornali, p. 150.

d’apercevoir, même fugitivement, des textes en hébreu, en grec, et dans tant d’autres langues. Il faudrait qu’elle les eût connus par télépathie inconsciente avec des gens connaissant ces langues et qu’elle les ait projetés, toujours inconsciemment, grâce à une force, par ailleurs elle aussi inconnue. On admet généralement, du point de vue méthodologique, que l’explication scientifique la plus simple est celle qui a le plus de chances d’être la bonne. Pourquoi alors se lancer dans tant de complications ? Pourquoi ne pas admettre qu’il s’agit de forces intelligentes vivant dans un autre monde, invisible pour nous, mais interférant avec le nôtre ? À moins que ce ne soit par un refus systématique, a priori mais absolu, d’admettre qu’il puisse y avoir d’autres forces, d’autres intelligences et d’autres dimensions que celles que nous connaissons par la science actuelle. Une fois admis que ces hémogrammes sont l’œuvre de consciences indépendantes de Natuzza Evolo, il faut encore aller plus loin. On peut, par exemple, voir dans ces inscriptions et ces dessins l’œuvre d’extraterrestres qui utiliseraient nos croyances religieuses pour nous amener à leurs fins. Ce serait certainement la conviction d’un certain nombre de spécialistes des ovnis. On pourrait aussi, en suivant l’interprétation spirite, attribuer ces écritures hémographiques à des esprits de trépassés bien intentionnés ; ou, au contraire, suivant une autre variante, à des esprits de défunts qui, dans un premier temps, feraient semblant de confirmer la foi chrétienne pour mieux la ridiculiser ensuite... Mais, de toute façon, il faut bien admettre que des forces qui

nous sont inconnues sont ici à l’œuvre, et si on replace le phénomène dans son contexte, c’est-à-dire, avant tout dans l’ensemble de la vie de Natuzza, le sens religieux en est difficile à éluder. Quelle que soit la cause secondaire produisant ces dessins et ces textes, l’origine en remonte certainement, d’une façon ou d’une autre, à la volonté de Dieu de nous donner des signes.

Les épreuves Peu à peu, le cas de Natuzza devint célèbre. Les uns la tenaient pour une sainte, les autres pour une hystérique. Les deux hypothèses en faisaient un pôle d’attraction, et les curieux, les importuns, ne manquèrent pas d’accourir. Le Père Gemelli avait suggéré à l’évêque, Mgr Albéra, de faire examiner Natuzza scientifiquement. Natuzza se trouva internée, pendant environ deux mois, en 1940, dans le service du directeur de l’hôpital psychiatrique de Reggio de Calabre, le professeur Annibale Puca. Elle y fut soumise à toute une série d’examens cliniques et de tests psychologiques. On évalua son niveau mental, son degré de concentration, la rapidité de ses réactions, sa résistance à l’effort, son émotivité, sa faculté de reconnaître des formes ou des sons, etc. Au terme de ses recherches, le professeur Annibale Puca se reconnaissait incapable de formuler la moindre hypothèse sur les phénomènes d’hémographie. Mais, par une attitude où la passion matérialiste me semble plus forte que la logique, il ne s’en déclarait pas moins convaincu que si son confrère Nicola Pende avait vraiment poussé ses recherches, il aurait dû prouver qu’il ne s’agissait que d’« un phénomène pitiatique

d’auto-hétéro-, et poly-suggestion86 ». Autre fait très révélateur, le même professeur Puca, et d’ailleurs d’autres médecins avec lui, se déclaraient persuadés que tous ces phénomènes disparaîtraient le jour où Natuzza se marierait. La suite des événements, nous le verrons, prouva qu’il n’en fut rien. Mais il est très net, ici, que ces phénomènes dérangeaient ces scientifiques et, du coup, l’essentiel pour eux n’était pas de trouver leur explication, mais qu’ils disparaissent. Car, enfin, même s’ils avaient disparu, ils avaient existé et ils posaient en eux-mêmes un problème à la science. Au lieu de souhaiter leur disparition, ces médecins auraient dû souhaiter qu’ils perdurent assez pour pouvoir les étudier. On sent ici, une fois de plus, une sorte de peur panique devant l’inconnu dont on soupçonne vaguement qu’il risque de remettre la vision habituelle du monde en question. On devine aussi, à cette attitude, qu’une fois le phénomène disparu et un vague lien avec des problèmes sexuels établi, ces honnêtes hommes de science n’auraient pas essayé d’aller plus loin. Et pourtant, même liés à des problèmes de frustration sexuelle, ces phénomènes n’en constituaient pas moins une énigme extraordinaire. « Tous me disaient que j’étais malade, se souvient Natuzza, et ils m’ont convaincue de me faire soigner. Le directeur de l’hôpital me traitait comme une folle et une hystérique, mais les sœurs m’aimaient bien. Elles me confiaient des mouchoirs et me demandaient avec insistance si je voyais des morts et ce qu’ils me racontaient. Mais je dois dire que je ne garde pas un bon souvenir de ces deux mois dans cet asile. 86

Fr. Mesiano, op. cit., p. 108-111.

Les surveillantes m’enlevèrent les épingles, les aiguilles et jusqu’aux épingles à cheveux, car elles pensaient que je m’en servais pour me faire saigner et faire des dessins, en cachette, sur les mouchoirs que les sœurs me donnaient tous les soirs et qu’elles reprenaient le lendemain matin. « Pendant ces deux mois, les morts m’apparaissaient à n’importe quelle heure de la journée et mes conversations avec eux, d’après ce que me disaient les sœurs, étaient assez fréquentes, surtout pendant la nuit. Le professeur Puca, pour se moquer de moi, me demanda pourquoi je n’étais jamais venue le voir pendant son sommeil et pourquoi je ne lui envoyais pas les morts qui parlaient avec moi. Comme s’il dépendait de moi de voir les morts, de leur parler et d’apparaître à des gens pendant qu’ils dorment ou sont éveillés ! » À bien des reprises, Natuzza confia à ces sœurs le désir d’entrer dans un ordre religieux. C’était pour elle l’unique moyen de vivre loin de la maison maternelle, d’avoir une existence plus tranquille et de n’être à la charge de personne. Mais les sœurs lui répondaient qu’étant analphabète aucune maison religieuse ne l’accepterait. En outre, ses étranges manifestations troubleraient n’importe quelle communauté. Elle devait d’abord apprendre à lire et à écrire, attendre patiemment sa guérison, et alors sa demande aurait des chances d’être entendue. « Je quittai l’hôpital et revins au pays. Mais ici, pour les gens, je n’étais qu’une pauvre malade, une hystérique, une exaltée et, pour beaucoup, une folle. Je voyais les gens prendre une attitude apitoyée en me regardant. Mais moi j’avais besoin de tout et de tous car je n’avais pas de maison, pas de famille

comme je l’aurais voulu, je n’avais rien à manger. Je sentis se dessécher en moi toute source de vie, et pourtant je n’étais pas malade. Je sentais seulement un grand désir de faire le bien. La Madone que je vis en état de veille m’assura que tous m’aimaient bien et les morts qui me parlaient tous les jours me promirent leur assistance et leurs prières. Et ils ne m’avaient pas trompée87... » Vers la Noël de 1940, une glande de l’aisselle droite se mit à suppurer. Le docteur Domenico Naccari dut l’inciser et la bander. Mais comme il avait remarqué une exsudation de sang au-dessus du sein gauche, il fit un bandage qu’il scella en deux endroits et qui allait d’une aisselle à l’autre en couvrant toute la poitrine. Quand on retira le premier bandage, on trouva sur celui-ci, à l’emplacement qui se trouvait sur le cœur, une prière incomplète. On dut mettre un deuxième bandage et, lorsqu’on le retira, on trouva sur le même endroit correspondant au cœur la suite de la même prière adressée à l’Enfant Jésus. Il en fut encore de même pour les quatre ou cinq suivants. Le docteur Naccari apposa sa signature sur chacune de ces bandes qui furent conservées par sœur Paolina, abbesse du Conservatoire de l’immaculée de Vibo Valentia. En 1942, Natuzza fut recueillie par sa grand-mère maternelle, Giuseppa Rettura. Mais elle continua à veiller sur ses frères et sœurs. À plusieurs reprises, elle chercha de l’aide auprès de prêtres pour pouvoir entrer dans une communauté religieuse, mais elle en fut chaque fois dissuadée. Cependant,

87

Fr. Mesiano, op. cit., p. 108-111.

elle se trouvait entre-temps en âge d’être mariée. Les prétendants étaient nombreux, mais elle n’en avait nulle envie.

Natuzza, médium à incorporation Natuzza finit cependant par tomber amoureuse d’un jeune du pays, un menuisier du nom de Pasquale Nicolace et ils se marièrent le 14 août 1943, alors que Natuzza venait d’avoir dix-neuf ans. Le mariage fut célébré par procuration, le jeune homme étant à l’armée. La bénédiction religieuse ne fut donnée au jeune couple que le 12 janvier de l’année suivante, à l’église Sainte-Marie-des-Anges, à Paravati. Cependant Natuzza gardait quelques craintes de n’avoir pas vraiment fait la volonté de Dieu en se mariant. Or donc, cinq jours après le début de sa cohabitation avec Pasquale, le 17 janvier, alors qu’elle était éveillée, à trois heures de l’après-midi, elle vit, en extase, la Madone, le Christ et saint Jean. Elle eut grand-peur et se mit à pleurer. Le Christ lui demanda : « Pourquoi pleures-tu ? » « J’ai pensé qu’une fois mariée, je n’étais plus digne de votre amour et que je n’aurais jamais dû me marier... » Le Seigneur reprit alors : « Je t’ai toujours aimée et je t’aimerai encore davantage si tu accomplis ton devoir d’épouse et de mère ; mais, attention ! je te mets dans les mains des fleurs fraîches et parfumées et malheur à toi si tu ne sais pas les garder 88. » Comme on était en guerre et que le jeune marié était à l’armée, Natuzza se mit au service de Mme Anna Laureani. Les phénomènes de transe et d’hémographie continuèrent et 88

Fr. Mesiano, op. cit., p. 22 ; A. M, Turi, op. cit, p. 54.

même se développèrent, prenant des formes encore plus impressionnantes. D’un seul coup, elle perdait connaissance, son corps devenait rigide, insensible aux piqûres et, peu après, sortaient de sa bouche les paroles des morts. Elle devenait ce que l’on appelle en langage plus précis « médium à incorporation ». Il s’agit donc d’un phénomène différent de celui que nous avions vu jusqu’ici. En effet, Natuzza ne répète plus ce que lui dit son ange gardien. Ce sont les morts qui parlent directement à travers sa gorge. Les timbres de voix pouvaient être très différents et correspondaient à ceux de défunts que les personnes présentes pouvaient reconnaître comme étant à ceux de parents ou d’amis décédés. Dans d’autres cas, ils n’étaient reconnus par personne mais, de toute façon, ce n’était jamais la voix de Natuzza. Presque toujours, ces voix déclinaient leur nom et leur identité. Natuzza délivrait alors des messages dans différentes langues, sans en connaître aucune. Les intonations, le style, les tournures de phrases, le vocabulaire pouvaient varier considérablement selon le milieu social et le caractère des défunts qui parlaient à travers elle. Au début, cette transe se produisait deux à trois fois par jour et les gens commençaient à aller voir Natuzza dans l’espoir de rencontrer à travers elle leurs chers disparus : « Un jour, rapporte Silvio Colloca, vers la fin de 1943 ou le début de 1944, je me trouvais à l’huilerie, à Paravati, quand ma cousine Annina Laureani m’appela pour me dire que Natuzza était tombée en transe. Je montai aussitôt chez cette

cousine et je trouvai Natuzza assise sur le divan du salon, appuyée sur l’accoudoir du divan, la tête reposant sur son bras, les yeux clos. « À peine entré, la voix argentine d’un enfant me dit par la bouche de Natuzza : “Entre, entre.” Je m’approchai en demandant : “Toi, qui es-tu ?” “Je suis ton oncle Silvio”. Je restai stupéfait... Mon oncle, cet enfant ? Je compris plus tard qu’il s’agissait d’un frère de mon père, mort à l’âge de huit ans, en 1873 ou 1874, il y avait environ soixante-dix ans, et auquel j’étais bien loin de penser. Je commençai alors à parler avec lui, lui demandant des nouvelles de ma sœur Stella, qui avait suivi son mari, le consul Simonetta, à Tarvisio. Il y avait eu le débarquement des Américains, l’Italie avait été coupée en deux et nous n’avions plus de nouvelles de ces cousins. “Sois tranquille, elle va bien, elle n’a besoin de rien, n’ayez aucune inquiétude”, me rassura la voix et, en effet, comme nous l’apprîmes plus tard, ma sœur allait très bien. Pendant que l’enfant parlait avec moi, mon beau-frère, le docteur Armando Macri, s’approcha pour toucher Natuzza. La voix argentine de l’enfant dit alors : “Inutile de la secouer, tu peux la jeter par la fenêtre, elle ne se réveillera pas.” Je lui demandai encore d’autres choses ; il me répondit avec précision, mais, à un certain moment, il me dit : “Salut, mon oncle, la permission est terminée, je dois m’en aller ; allez communier un jour pour moi89.” » « Mon mari me traite comme une femme normale, sans rien d’exceptionnel », dit aujourd’hui Natuzza. Il en fut de même pour ses cinq enfants, nés à deux ou trois ans d’intervalle : 89

A. M. Turi, op. cit., p. 52-53.

Salvatore, né en 1945, Antonio, Anna Maria, Angela, Francesco. Il est vrai qu’au début elle eut un peu peur de ne pas arriver à concilier ses obligations de mère et d’épouse avec une existence si particulière. La famille de Natuzza vivait très pauvrement. Avec la fin de la guerre et au retour du mari, la famille s’était installée dans sa propre maison, mais une maison bien pauvre et petite. Elle comportait un étage, mais ils n’en habitaient que le rezde-chaussée. Elle était entourée d’une palissade en bois où étaient entrelacés des rosiers et du lierre. De chaque côté de la porte d’entrée, deux palmiers, l’un plus jeune et svelte, l’autre au tronc tout rouillé ; les deux assez déplumés. La porte était toujours ouverte, jusque tard dans la nuit. On entrait sans frapper, comme chez soi. La première pièce, toute petite, était rectangulaire. C’était la menuiserie de Pasquale. On le comprenait à la vue de trois ou quatre tables rabotées, d’un tas de copeaux, d’une hache et d’un rabot. En réalité, Pasquale n’avait pas toujours du travail. Les premières années du ménage furent assez dures, pleines de privations au fur et à mesure que les enfants naissaient. Mais Natuzza qui se dévouait tant à son prochain n’acceptait jamais ni argent, ni cadeaux, ni offrandes. Comme il n’avait pas de travail, c’était souvent Pasquale qui accueillait les gens avec son gentil sourire. La deuxième pièce remplissait toutes les fonctions. C’était la chambre, la salle à manger et la salle de réception. Immédiatement à gauche de l’entrée, une commode, un grand lit et une couchette dans un angle de la pièce. Quelques chaises de paille et des caisses de sapin le long du mur de droite. Il fallait encore y ajouter un tableau de la Madone et des gravures

des stations du chemin de Croix. Il y avait du monde à toutes les heures, mais c’est surtout à partir de trois ou quatre heures de l’après-midi que les gens commençaient à affluer pour écouter « la radio de l’autre monde ». Les communications avaient lieu le soir de 21 h à 23 h au printemps et en été, de 18 h 30 à 20 h 30 en hiver. Les premiers arrivés occupaient les quelques sièges et les caisses. Les autres attendaient dans la première pièce.

Les bilocations C’est à partir de la deuxième moitié de 1939 que les phénomènes de bilocation commencèrent à se manifester, alors que Natuzza travaillait encore chez les Colloca. Cela se produisait aussi bien lorsqu’elle était éveillée que lorsqu’elle dormait. Son double la quittait et, généralement conduite par des défunts, elle allait chez des gens qu’elle connaissait ou ne connaissait pas. Elle pouvait ensuite décrire ce qu’elle y avait vu ou entendu. Elle pouvait y agir en ayant un effet concret sur notre monde matériel. Une cousine de l’avocat Colloca, Giuseppina, venait d’avoir un bébé et elle était en train de l’allaiter, de nuit, lorsqu’elle entendit comme un bruit de pas. Elle leva les yeux et vit Natuzza en compagnie de son grand-père Francesco Romano, mort depuis bien des années. Ils étaient au centre de la pièce et s’avançaient vers elle. Terrorisée, Giuseppina se mit à trembler. Son mari, à côté d’elle, s’en aperçut et lui toucha le bras pour lui demander ce qu’elle avait. Mais la vision avait déjà disparu et son mari affirma qu’elle avait rêvé.

Le lendemain, le mari se rendit chez les Colloca. Avant même qu’il n’ouvrît la bouche, Natuzza lui lança : « Je n’irai plus chez vous ! » « Mais, que veux-tu dire ? » répondit le mari feignant de ne pas comprendre. « Je n’irai plus chez vous, parce que votre dame a eu tellement peur, comme si elle avait vu, je ne sais quoi ! » Natuzza lui décrivit alors très exactement toute la scène, comment Giuseppina, pour protéger les yeux du bébé de la lumière, avait mis une carte postale sur la lampe ; elle décrivit la couleur de la couverture dans laquelle la maman avait enroulé le bébé et d’autres détails parfaitement exacts. Pourtant, Natuzza n’était jamais venue chez Giuseppina90. On peut citer aussi, à titre d’exemple, le cas de Giuseppe Mamone qui se produisit en octobre 1939. Giuseppe Mamone se levait chaque matin à cinq heures pour prendre le train qui l’emmenait à Vibo Valentia où il allait à l’école. Mais, cette nuit-là il s’éveilla brusquement et demanda à sa mère quelle heure il était. La signora Francesca alluma la lumière dans sa chambre et, regardant le cadran du réveil posé sur sa table de nuit, elle lui répondit qu’il était cinq heures et qu’il était temps pour lui de se lever pour ne pas manquer son train. Mais Giuseppe, qui sentait qu’il n’avait pas eu son temps de sommeil, voulut vérifier la position des aiguilles. Il se leva, vint dans la chambre de sa mère et constata qu’il n’était que minuit vingt-cinq. Sa mère avait pris la grande aiguille pour la petite et inversement. Le garçon se remit au lit et se rendormit. Mais, pour Francesca, l’histoire continue. Après avoir éteint, 90

A. M. Turi, op. cit., p. 72-73.

quand elle voulut se rendormir, elle vit à côté de son lit Natuzza, en pied et vêtue d’un vêtement d’été qu’elle ne lui avait encore jamais vu. « Mais, que fais-tu là ? » lui cria-t-elle. « Comment as-tu fait pour entrer, alors que la porte était fermée ? » — « Non, elle était ouverte », répondit Natuzza et elle ajouta, en lui prenant le poignet comme pour lui tâter le pouls : « Vous voulez rejoindre les morts ? » À cette phrase, Francesca commença à trembler et s’écria : « Va-t’en, ou je te tue ! » Natuzza disparut, mais Francesca resta très troublée. Avait-elle rêvé ? Le lendemain, Francesca se rendit chez les Colloca où elle trouva Natuzza dehors, en train de laver le linge. Elle était habillée comme elle l’avait vue dans la nuit. Natuzza, la voyant, lui demanda aussitôt : « Comment allezvous, dame Ciccia ? » Francesca répondit, menaçante : « Oh ! je vais te tuer ». Effrayée, Natuzza se réfugia dans la maison en refermant la porte derrière elle. Alors Francesca lui cria : « Pourquoi me demandes-tu comment je vais ? » — « Parce que cette nuit une vieille femme m’a conduite chez vous en me disant que vous étiez malade. Quand nous sommes arrivées, la lumière était allumée et nous ne sommes pas entrées. Puis, quand vous avez éteint la lumière, je me suis approchée de vous et je vous ai pris la main en vous demandant comment vous alliez. » — « Ce n’est pas vrai, interrompit Francesca. Tu m’as pris la main et tu m’as dit : “Vous voulez rejoindre les morts ?” Et qui était cette vieille femme avec laquelle tu es venue ? » — « Elle habite en face de la maison des Naccari. Si vous voulez, je vous fais voir la maison d’où elle est sortie. »

Il s’agissait d’une tante de Francesca, Mariana Cutulli, morte depuis deux ou trois ans. Le récit ne dit pas expressément que Natuzza se trouvait au même moment dans son lit, mais Francesca demeure convaincue que sa porte était fermée et qu’elle ne vit pas Natuzza sortir de sa chambre, mais disparaître. Comme il ne peut s’agir d’une apparition puisque Natuzza a saisi la main de Francesca, il s’agit bien d’un cas de bilocation91. Un autre récit montre bien l’action matérielle de Natuzza en bilocation. Natuzza, étant allée à Catanzaro pour voir sa mère hospitalisée, arriva avant l’heure autorisée pour les visites aux malades. Elle décida donc d’aller d’abord chez une amie. Elle y resta le temps de prendre un café, mais, en partant elle oublia, sur un fauteuil, son foulard noir. Vers la fin de l’après-midi, cette amie, qui s’appelait Italia Deodato, aperçut le foulard. C’était celui que Natuzza se mettait sur la tête quand elle allait à l’église. Elle téléphona aussitôt à Natuzza pour lui dire de ne pas s’inquiéter. Le foulard était chez elle et elle le lui ferait parvenir à Paravati, à la première occasion. Mais, le lendemain, voulant prendre le foulard sur ce fauteuil, elle ne le trouva plus. Personne dans la famille ne savait ce qu’il était devenu. Elle retéléphona donc à Natuzza pour lui dire, très ennuyée, que le foulard avait mystérieusement disparu. « Ne vous inquiétez pas, lui répondit Natuzza. Ce matin, avant d’aller à la messe, j’ai eu l’impression de passer chez vous. J’ai aperçu le foulard et je

91

A. M. Turi, op. cit., p. 71-72.

l’ai repris92. » « Ce n’est jamais moi qui provoque la bilocation, explique Natuzza. Des défunts ou des anges se présentent à moi et me conduisent dans des lieux où ma présence est nécessaire. Je vois parfaitement tout ce qui se trouve autour de moi. Je peux le décrire, je peux parler et être utile aux personnes que je trouve. Je peux ouvrir et fermer les portes, je peux agir. Je suis ici chez moi, je parle avec les miens et je me sens en même temps dans un autre lieu où je parle et j’agis de la même façon. « La bilocation, ce n’est pas comme un film que l’on voit au cinéma ou à la télévision. Je me trouve vraiment au milieu de l’endroit que je visite. Je reste dans cet endroit le temps nécessaire pour l’accomplissement de ma mission, quelques secondes ou quelques minutes. Je suis bien consciente que mon corps physique se trouve à Paravati (ou en quelque autre lieu, mais différent de celui que 1. 134 LES MIRACLES ET AUTRES PRODIGES je visite). Mais c’est comme si j’avais un autre corps. Le phénomène se produit aussi bien pendant que je dors ou de jour, tandis que je parle avec quelqu’un ou fais quelque chose. Parfois, je me trompe et je donne à la personne qui se trouve devant mon corps physique le message que je devais donner à la personne que je suis en train de visiter. Souvent je ne sais A. M. Turi, op. cit., p. 73-74 ; même récit chez Fr. Mesiano, op. cit., p. 86-87. 92

pas où je suis allée, à moins que je n’y sois déjà allée auparavant, mais normalement. C’est mon accompagnateur qui me donne le nom de la ville que je visite. Il le fait spontanément, ou à ma demande. Il n’y a pas longtemps, je suis allée à Genève, une autre fois à Londres. Le voyage ne semble pas avoir pris de temps. Je me trouve instantanément là où je dois arriver, quelle que soit la distance. Quand je vais chez quelqu’un, je me trouve directement dans la pièce ou, plus souvent, dans une pièce contiguë à celle où se trouve la personne que je dois visiter. J’ouvre la porte et je la referme, l’action terminée. Je n’ai jamais eu l’impression de traverser des murs ou des cloisons matérielles. Je me trouve directement là où je dois aller. Parfois je me rends dans une rue ou un espace extérieur. Quand je voyage ainsi, je n’observe jamais les choses d’en haut comme si je volais. Il me semble donc que le voyage ne s’effectue pas dans le monde physique mais dans le monde spirituel. Pourtant, je n’ai pas non plus l’impression de passer par un tunnel et je n’ai jamais vu de corde d’argent entre mon corps physique et mon corps spirituel. « Il m’est arrivé aussi de connaître une trilocation. Je me manifestais alors en deux endroits en même temps et, dans les deux, j’étais vue par des personnes différentes. « Les bilocations n’ont lieu que par la permission de Dieu, les âmes me le disent très clairement, et elles ont un but bien précis93. » Comme un phénomène n’en exclut pas un autre, elle pouvait fort bien laisser en souvenir quelque hémographie chez les 93

A. M. Turi, op. cit., p. 74-75.

personnes qu’elle visitait en bilocation, par exemple sur les draps ou les taies d’oreiller. En voici un exemple : Une (belle) nuit de la semaine sainte de 1972, Mme Anna Cosentino venait de se coucher, lorsque, tout d’un coup, elle voit Natuzza assise au pied de son lit. Effrayée, elle se cache la tête sous les draps. Le lendemain, en faisant son lit, elle découvre sur le drap des marques de sang formant des dessins en relation avec la Passion du Christ : une lance, une cordelette, des clous et une autre lance transperçant un cœur. Vu du côté de Natuzza, l’épisode donne ceci : « Au moment de me mettre au lit, vers les onze heures du soir, j’ai eu l’impression de me trouver chez Mme Cosentino, à Vérone. Ça n’a duré qu’un instant. J’ai vu la dame au lit, je lui ai souri, et quand, saisie par la peur, elle s’est cachée sous les draps, je me suis approchée et j’ai essayé de soulever le drap pour la rassurer. Mais j’ai fait quelques taches de sang sur le drap et comme j’en étais ennuyée, Jésus m’est apparu et, tout triste, m’a dit : “Ne t’inquiète pas ; je me manifesterai par ton sang afin que tous puissent voir, savoir et croire.” « Le lendemain matin, à peine éveillée, je racontai à mes enfants ce qui était arrivé pendant la nuit et les priai de m’appeler s’ils entendaient sonner le téléphone, car j’étais certaine que quelqu’un allait se manifester. De fait, il n’était pas encore huit heures lorsqu’un monsieur, sans dire qui il était, me demanda par téléphone si, dans la nuit, je m’étais rendue en esprit en un pays lointain. Je lui racontai ce que j’avais eu l’impression d’avoir fait pendant la nuit, et c’est seulement alors que ce monsieur me dit qu’il était l’avocat Cosentino, le mari de Mme Anna.

« Quelques mois plus tard, l’avocat vint me voir et me montra un morceau de drap avec les signes de la passion de Jésus marqués par mon sang. » Nous avons donc bien ainsi, dans ce cas, une confirmation de plus de la réalité de cette bilocation94.

Fr. Mesiano, op. cit., p, 90-91 ; même récit chez A. M. Turi, op. cit., p. 80-81. 94

2. La passion de Natuzza « Ces petits trous, raconte Natuzza en montrant ses mains, ces petits trous qui me font tellement mal comme si quelqu’un me piquait avec une longue épingle, sont apparus en 1958. Je n’en ai parlé à personne. Je me suis efforcée de les tenir cachés même à ma famille. Puis, il n’y a pas bien longtemps, je leur ai raconté que ces blessures dans mes mains venaient des détergents que j’utilisais pour la lessive et la vaisselle. De même, je leur expliquais à certaines périodes de l’année que je marchais plus difficilement parce qu’un clou dans ma chaussure m’avait blessé la plante des pieds. Les gens non plus n’avaient pas remarqué ces petits trous parce que, pendant l’hiver, les manches de ma veste me couvraient les mains presque jusqu’à la moitié et, pendant le Carême, les gens ne venaient plus me voir puisque pendant cette période les morts ne se manifestaient plus. « Pasquale n’a découvert l’existence de ma plaie au côté qu’en 1972, quand il a trouvé dans la cuvette du lavabo une grosse croûte qui était tombée de la plaie cicatrisée. Le 13 juillet 1972, une autre plaie s’est aussi ouverte sur mon épaule droite. Un prêtre a voulu arrêter le sang qui en coulait avec son mouchoir et, dessus, sont apparus les dessins habituels95. »

95

Fr. Mesiano, op. cit., p. 71-72 ; A. M. Turi, op. cit., p. 85.

Dans les jours qui précèdent immédiatement le Carême, Natuzza éprouve des douleurs très vives dans les mains, les pieds et au côté gauche. Le jour des Cendres apparaissent des taches roses sur le dessus des mains, des pieds, au côté gauche et sur la poitrine. Sur le dessus des mains se forme un trou d’un demi-centimètre de diamètre avec d’autres trous, plus petits. Dans les paumes apparaissent des lésions comme de tout petits points. Les taches roses commencent alors à transpirer des gouttes de sang : il se forme de petits ulcères, très proches les uns des autres, presque tous de la même forme ronde ou ovale, de la même taille et peu profonds. Le sang s’écoule, pendant tout le Carême, rouge, mêlé à du sérum. Le dimanche de Pâques, les plaies se referment et il se forme de petites croûtes qui, en tombant, laissent des marques rosées. D’après des témoins, la plaie du côté était assez longue et profonde, comme faite par un coup de couteau. Mais les plaies des pieds et des mains ne constituent pas des perforations complètes comme c’était le cas pour Padre Pio ou Teresa Musco. Leur profondeur, chez Natuzza est d’environ un demi-centimètre. Le dessin que forment tous ces petits trous varie légèrement d’une année à l’autre mais, sur le dessus des poignets, depuis bien des années déjà, ils forment toujours une croix. Par le témoignage des familiers présents à son chevet, nous pouvons reconstituer quasiment heure par heure la participation de Natuzza à la Passion du Christ chaque Vendredi saint. Les hémographies, pendant cette période, se multiplient et sont particulièrement nettes. Les souffrances augmentent peu à peu le mercredi et le jeudi. Le vendredi, Natuzza est obligée de s’allonger sur son lit.

Les témoins que nous citons sont : le docteur Francesco Accini de Florence, le docteur Umberto Corapi, chirurgien du département orthopédique de l’hôpital civil de Nicastro et le docteur Mario Cortese de Catanzaro. Les années concernées sont 1973, 1977, 1992 et 1997. 10 h 30, le Vendredi saint de 1992. Docteur Francesco Accini : « Je me prépare à aller chez Natuzza, où se produira (ou peut-être déjà est en train de se produire) quelque chose dont j’ai seulement entendu parler mais auquel j’aurai la possibilité d’assister personnellement. Natuzza revivra dans sa chair toute la Passion du Christ, supportant les mêmes souffrances atroces que Lui, les mêmes humiliations et arrivant même à en partager la mort sur la croix ! « Je sais que ce phénomène, si extraordinaire et si terrible en même temps, se reproduit chaque année, le Vendredi saint. « Déjà pendant le Carême, Natuzza avait dû supporter, jour et nuit, les souffrances provoquées par les stigmates : à chaque visite que nous lui faisions, nous trouvions sur son corps quelque nouveau signe de la volonté de Dieu. « Les derniers jours, étaient apparus sur son front les signes sanglants de la couronne d’épines et, sur ses genoux, respectivement, le visage de Jésus, de la taille correspondante à celle du genou, sur le genou gauche, et l’hostie avec l’inscription IHS au centre, sur le genou droit. « Les marques des clous qui ont crucifié Jésus sont bien visibles aux mains et aux pieds (ou, plus exactement, à la hauteur des chevilles) et, sur l’un des poignets, à l’emplacement

du pouls, il y a une grande croix de sang. » 11 h 30, même année. Docteur Francesco Accini : « Natuzza est sur le lit, tournée vers le mur, la toux qui la fait souffrir est devenue plus intense et plus fréquente. Elle est allongée sur le côté, tournée vers le mur qui se trouve en face de moi, les jambes repliées, mais de temps en temps elle les allonge, comme sous l’effet de la souffrance. « Le souffle se fait de plus en plus court, la toux plus intense. Les seules plaintes qu’elle émette sont des “aïe”, à peine murmurés. « Les stigmates des mains sont parfaitement visibles : à la main droite, à la hauteur du pouls, se sont formées trois figures humaines avec de longs vêtements ; à la main gauche, trois trous, disposés en éventail sur le dos de la main et, à l’emplacement du pouls, un trou plus grand d’où part, en remontant vers le bras, une croix sanglante. « Sur le coussin sur lequel repose sa joue droite, on voit de longues inscriptions de sang : un fragment de prière, en italien, et d’autres phrases écrites dans un autre alphabet, peutêtre du grec... « Natuzza ne fait plus aucune attention à ce qui l’entoure ; elle est complètement absorbée dans sa souffrance et dans ses prières96. » 11 h 30, le Vendredi saint de 1977. Docteur Umberto Corapi : Valerio Marinelli, op. cit., tome IV, p. 109-110 ; A.M. Turi commence la citation à 11 h 30, op. cit., p. 87-88. 96

« Nous lui avons pris le pouls. Il était faible, filiforme, faible mais tachycardiaque, comme celui d’une personne qui aurait subi une grosse hémorragie : c’était un pouls étrange, qui ne me plaisait pas beaucoup. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais inquiet, j’avais l’impression que d’un moment à l’autre pouvait se produire quelque chose, je ne dis pas d’irréparable, mais presque. « Les plaies des poignets étaient en voie de cicatrisation, mais l’un des poignets perdit encore une goutte de sang qui finit par s’étaler sur le mur au moment où elle se retourna sur son lit. En s’étalant, elle forma une croix de six à sept centimètres. Je suis certain que cette croix n’y était pas auparavant et que c’est bien la goutte de sang sortie de son poignet qui l’a formée. « Sur le cuir chevelu, elle avait des lésions grandes et profondes qui saignaient, mais pas beaucoup ; de la tempe lui sortit une autre goutte de sang qui, en tombant sur le coussin, écrivit, comme avec une plume, en caractères d’imprimerie, la phrase “VENITE AD ME OMNES”. Les lettres étaient grandes, d’un centimètre et demi ou deux centimètres de hauteur ; la chose se produisit très rapidement, sous mes yeux, mais je ne me suis pas bien rendu compte du temps que prit le phénomène, je n’avais jamais pensé que je pourrais observer quelque chose comme ça. Les lettres furent écrites, à la suite, l’une après l’autre, mais à une vitesse supérieure à ce qu’elle aurait été normalement si quelqu’un avait écrit cette phrase avec une plume. Je suis absolument certain d’avoir observé ce phénomène et que la phrase ne se trouvait pas sur la taie auparavant. »

12 heures, le Vendredi saint de 1973. Docteur Mario Cortese : « Vers midi, j’ai été frappé par une grimace de dégoût de Natuzza qui, en même temps, rejetait la tête en arrière, comme si on lui avait fait goûter quelque chose d’infect. J’ai rapproché cela du passage de PÉvangile de Matthieu, XXVII, 33 : “Arrivés au lieu-dit ‘Golgotha’, ce qui signifie ‘lieu du crâne’, ils Lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel, mais, l’ayant goûté, il ne voulut pas en boire97.” » 12 h 30, le Vendredi saint de 1992. Docteur Francesco Accini : « Vers 12 h 30, arrivèrent le curé Don Pasquale Barone et un autre prêtre, Don Michele Cordiano ; ils se sont approchés du lit de Natuzza se mettant, respectivement, Don Pasquale à côté du lit et Don Michele au pied. Ils ont allumé un cierge, ont pris une hostie consacrée et l’ont posée dans une urne qu’ils ont ensuite exposée sur la table de nuit, près du cierge ; ils ont donné la communion à Natuzza, redressée sur son lit par sa fille, Anna Maria. Après la communion, Natuzza s’est allongée à nouveau et les deux prêtres ont commencé à réciter des psaumes (j’ai su plus tard que c’était pour éloigner les mauvaises tentations). Plus précisément, Don Pasquale lisait un livret de psaumes tandis que le Père Michele, au pied du lit, tenait en main un petit crucifix qu’il dirigeait vers Natuzza, en priant en silence. « Au bout de quelques minutes de ces prières, je me suis aperçu que Natuzza était en train d’avoir une vision. Alors 97

V. Marinelli, op. cit., tome I, p. 112-113; A. M. Turi, op. cit., p. 90.

qu’elle était étendue sur le lit et râlait en haletant, en toussant, voici que son regard était devenu fixe et tourné vers le haut, derrière le Père Michele. Les mains sont devenues raides et se sont tournées, la paume vers le haut. « Au milieu de l’émotion générale et des prières, Natuzza murmurait des paroles comme si elle s’était adressée à un interlocuteur qu’elle était seule à voir. « Quand la vision cessa, les mains se détendirent, la toux reprit ainsi que le halètement et les yeux se sont fermés ; entretemps, dans la pièce s’étaient rassemblés tous les parents et quelques amis, en prières et en larmes. « Moi, j’essayais de contenir mon émotion, les deux prêtres continuaient, sans interruption, la récitation des psaumes. Au fil du temps, les visions se succédaient : parfois le regard de Natuzza était tourné vers le haut, en face d’elle et les yeux écarquillés ; parfois au contraire il était dirigé à hauteur d’homme, vers le côté droit de son lit (où, naturellement, il n’y avait personne). « À chaque vision, le dialogue devenait plus intense et dramatique : la souffrance de Natuzza augmentait au fur et à mesure que le temps passait. « Pourtant, pendant le déroulement des visions, on pouvait parfois distinguer quelques paroles ; au cours de l’une des premières visions, Natuzza, assise sur son lit et le regard dirigé vers le haut, devant elle, s’écria à voix forte et en écartant les bras : “Mais moi, je ne te dirai jamais non !” « Quand la vision disparut, Natuzza se “relaxa” (ou, plus exactement, s’abandonna, vaincue par la fatigue) et s’étendit

à nouveau, aidée toujours par sa fille ; mais, peu après, elle commença à remuer à nouveau, à se tordre et à se toucher les épaules en poussant des gémissements de douleur à intervalles très rapprochés, comme si on était en train de la fouetter98. » De 12 h 30 à 14 h 30, le Vendredi saint de 1973. Docteur Mario Cortese : « J’ai été ensuite particulièrement impressionné par les difficultés respiratoires que présentait Natuzza, surtout à partir de midi jusque vers 14 h 30, la période correspondant à peu près à la crucifixion de Jésus : la durée de chaque acte respiratoire était très longue, comme si elle avait eu du mal à chasser l’air de ses poumons, alors que l’inspiration avait une durée à peu près normale. Moi-même, essayant aussitôt de l’imiter, je ne suis pas arrivé à reproduire ce type de respiration que Natuzza, par conséquent, ne devait pas effectuer volontairement, d’autant plus qu’elle souffre de cardiopathie mitrale. En réfléchissant sur cette respiration, si inhabituelle, j’ai pensé que ce devait être la respiration des crucifiés, lesquels, ne pouvant renouveler l’air de leurs poumons, meurent en réalité d’asphyxie. De fait, la traction exercée par le poids du corps sur les bras cloués à la croix rend très difficile le soulèvement du diaphragme pour expulser l’air vicié des poumons. Chaque bouffée d’air frais n’est gagnée qu’au prix de souffrances atroces car ils doivent pousser sur leurs pieds cloués pour se soulever et chasser l’air99. » Valerio Marinelli, op. cit., tome IV, p. 110-112 ; A. M. Turi, op. art., p. 90-91. 99 V. Marinelli, op. cit., tome I, p. 113 ; A. M. Turi, op. cit., p, 91-92. 98

Témoignage du docteur Francesco Accini : « Cette torture ne s’interrompt qu’à l’occasion d’une vision pour reprendre ensuite encore plus intense et plus déchirante quand celle-ci a pris fin ; à un moment, au cours d’une vision, Natuzza s’est écriée : “Sauve le monde, Seigneur ; je t’aime, je t’aime...” et elle répétait ses déclarations d’amour en remuant les mains comme si elle s’adressait à quelqu’un. Quand elle cessait de parler, on comprenait qu’elle écoutait la réponse. « Une autre fois elle a dit : “Ce n’est qu’avec toi que je peux y arriver.” Et alors la flagellation et les douleurs recommençaient. La respiration est devenue toujours plus oppressée et les lèvres plus sèches jusqu’à se fendiller ; on ne comptait plus ceux qui, autour d’elle, pleuraient. « Il y eut un moment particulier où elle se sentit très mal : nous comprîmes plus tard qu’elle avait eu une tentation ; nous nous sommes éloignés, nous ne voulions pas la gêner, car elle souffrait beaucoup. C’est pourquoi nous n’avons pas suivi toutes les étapes. « Elle nous expliqua plus tard, quand nous avons profité de ce que tout était fini pour lui poser des questions, qu’elle avait vu la Crucifixion de Jésus qui portait sur l’épaule une grande poutre de bois. L’Homme fut cloué aux poignets sur la poutre qu’il avait portée, puis hissé à une grande hauteur sur un poteau déjà dressé. À la fin de cette vision, elle avait vu la Madone, puis un jeune homme très normal, habillé de vêtements modernes, qui lui en avait dit de toutes les couleurs, que la prochaine fois elle en mourrait... que si elle n’arrêtait pas, quelque chose de grave arriverait à ses enfants,

etc.100 » 13 h 50, le Vendredi saint de 1992. Docteur Francesco Accini : « À 13 h 50 environ, les choses se précipitent : Natuzza, à plusieurs reprises, a porté la main à son côté, sur la gauche, puis, d’un seul coup, son dos s’est courbé, la faisant frapper violemment sa poitrine, elle a poussé un hurlement plus fort et on a vu ses jambes s’allonger, devenir rigides et ses pieds se croiser. « Les bras ont formé un angle droit, les paumes tournées vers le haut et le corps de Natuzza est devenu comme une pierre, rigide, en position de crucifixion. « Dans ces moments terribles, le cœur me battait très fort dans la poitrine ; notre douleur à tous était incommensurable. « L’un de nous n’a pas pu rester dans la pièce et est sorti prendre un peu d’air. Nous nous trouvions en face d’une personne morte, crucifiée, après avoir été flagellée et avoir souffert toutes les peines de Jésus au Calvaire ! « Natuzza est restée dans cette position rigide, morte, pendant quelques minutes. La doctoresse qui était là s’est approchée d’elle pour le constater. Nous tremblions tous, suppliant Dieu de la faire revenir parmi nous. « Son visage était devenu verdâtre, gonflé, elle était morte par asphyxie. « À un moment, c’est d’abord une main qui s’est retournée 100

A.M. Turi, op. cit., p. 93.

brusquement, flasque comme si elle avait été détachée de la croix, puis l’autre. Les jambes aussi avaient repris leur position normale. La respiration qui, pendant ces minutes interminables, s’était interrompue, a repris, faiblement. Natuzza a continué à garder les yeux clos, mais elle semblait heureuse, bien qu’épuisée. « Il était maintenant environ 14 heures. Personne ne s’approchait plus de son lit parce que, m’a-t-on expliqué, c’était Jésus ressuscité qui l’avait détachée de la croix. Et maintenant, Il la réconfortait pour les souffrances subies101. » 14 h 30, le Vendredi saint de 1973. Docteur Mario Cortese : « Vers 14 h 30, Natuzza s’est détendue et est restée pendant quelques minutes dans un état d’abandon. Puis elle s’est tournée vers moi et les autres personnes présentes dans la pièce, en les saluant comme si elle les voyait pour la première fois102. » Une autre année, le Vendredi saint 1992, à peu près à la même heure, le docteur Accini notait : « Je suis revenu la voir environ une demi-heure plus tard pour m’informer de son état. Elle était souriante, mais le visage était tuméfié, gonflé, de couleur encore verdâtre et on y lisait clairement toutes les souffrances subies. « Entre-temps, l’épreuve étant passée et Natuzza encore

Valerio Marinelli, op. cit., tome IV, p. 112-113 ; A. M.Turi, op. cit., p. 93-94. 102 Idem, op. cit., tome I, p. 113. 101

parmi nous, épuisée mais vivante, le curé s’est rendu à la paroisse où il a annoncé la bonne nouvelle aux fidèles qui avaient passé l’après-midi à l’église, priant pour Natuzza et attendant avec anxiété qu’on les rassure en leur confirmant qu’ils pourraient encore compter sur la présence et les conseils de Natuzza103. » Le professeur Marinelli souligne avec raison un détail très révélateur. En 1973, après avoir assisté à la Passion vécue par Natuzza, le docteur Cortese lui avait demandé, quelques jours plus tard, si la croix que le Christ portait était semblable à celles que l’on voit dans les églises. « Non, c’était comme une poutre, un joug, avait-elle répondu ; quand nous sommes arrivés là-haut, nous avons trouvé l’autre partie fichée dans le sol. » Les expressions spontanées de Natuzza « nous sommes arrivés » et « nous avons trouvé » montrent bien en effet à quel point elle participait de tout son corps à la Passion elle-même, la voyant, la subissant et en parcourant les différentes phases. Pendant tout le temps du Carême, et même pendant ses visions de la Passion, il lui arrivait très souvent de dialoguer avec le Christ et la Sainte Vierge. C’est toujours la joie qui l’emporte chez Natuzza. Dans une de ses visions, elle entend Jésus lui dire : « Tu souffriras beaucoup dans ton corps, mais quelle joie dans ton esprit ! » Et Natuzza expliquait un jour : « Je ne souffre pas vraiment, je suis heureuse car je continue à aimer les autres et à donner

103

Idem, op. cit., tome IV, p. 113 ; A. M. Turi, op. cit., p. 94.

une parole de réconfort à qui souffre104. » Et, vraiment, à son contact, d’innombrables visiteurs ont retrouvé la foi et, aussi, la JOIE.

104

A. M. Turi, op. cit., p. 117-118.

Quatrième partie L’Empreinte de Dieu

Le linceul de Turin n’a cessé de susciter des controverses quant à son authenticité. Et pourtant, en suivant les recherches, en tenant compte des observations récentes qui ont été faites à propos de conclusions hâtives et erronées, il me semble difficile d’hésiter. Je pense que l’existence de ce linceul, de cette image du Christ transmise à travers les siècles par un concours de circonstances proprement extraordinaire, est un des « signes » majeurs offert par Dieu pour témoigner de la Résurrection. Dès son élaboration et jusqu’à sa présence parmi nous, cette empreinte laissée par le Christ sur un linge est un miracle. Et sans doute la plus bouleversante relique du christianisme. D’autres empreintes du Christ existent qui confirment l’authenticité du linceul de Turin : le suaire d’Oviedo, la tunique d’Argenteuil, la coiffe de Cahors, la sainte face de Manoppello. Ces traces de la Passion ont également échappé au temps et aux vicissitudes de l’histoire pour venir dans leur réalité à la rencontre de notre foi. Mais ne nous y trompons pas. Ces témoignages sublimes d’un des grands mystères de la chrétienté affirment avant tout leur surréalité. Ils sont, comme le linceul de Turin, le signe, le miracle d’une présence immortelle.

1. Le linceul de Turin Le mystère entre dans l’histoire Un des arguments les plus forts des adversaires de l’authenticité du linceul était, il n’y a guère encore, le silence des documents historiques. Seule l’étude même du tissu et de son image semblait pouvoir apporter des arguments en faveur de son authenticité ; mais ceux-ci sont d’ordre scientifique, et non pas historique. Nous ignorions tout récemment encore le trajet suivi par le linceul de Turin jusqu’en 1357. Mais, à partir de cette date les documents qui attestent sa présence sont nombreux. En 1389, il est exposé à la vénération des fidèles dans une petite église collégiale, à Lirey, près de Troyes. Nous avons les actes de la fondation de cette église en 1353 et ceux de sa consécration, le 28 mai 1356. Nous savons aussi que Geoffroy I er de Chamy, son fondateur, fut tué au combat contre les Anglais le 19 septembre 1356. Cependant, dans la liste des reliques confiées à cette église qui nous est parvenue, le linceul du Christ n’est pas mentionné. Il semble bien que ce soit seulement après la mort de Geoffroy de Chamy que sa veuve, Jeanne de Vergy, décida d’exposer le linceul. À partir de ce moment, on peut parfaitement suivre son histoire. Nous savons comment il parvint à la maison de Savoie qui le déposa d’abord à Chambéry, puis à Turin où il se trouve encore. Mais, avant 1353 environ, où est-il ? Et surtout, d’où venait-

il ? Comment est-il arrivé à ce petit village de Lirey ? Il y a seulement encore quelques années, le mystère était total. Aujourd’hui la situation a beaucoup changé, grâce au labeur de nombreux chercheurs qui ont longtemps tâtonné, multipliant les hypothèses, les comparaisons des rares textes entre eux pour démêler l’histoire et la légende, scrutant les icônes anciennes ou les pièces de monnaie pour relever leurs analogies avec le linceul105. C’est le coup de génie d’un historien anglais qui permit de sortir de l’impasse. Ian Wilson eut l’idée que le linceul de Turin et la fameuse image « non faite de main d’homme », vénérée autrefois à Édesse, n’étaient peut-être qu’une seule et même chose. Il exposa cette hypothèse au congrès de sindonologie de Turin, en 1978. Cette thèse avait alors, semble-t-il, suscité parmi les autres chercheurs autant d’étonnement que d’intérêt. Ian Wilson développa par la suite ses idées, en les appuyant sur une première recherche historique très fouillée, dans un ouvrage heureusement traduit en français106. Depuis, de grands progrès ont été réalisés dans cette direction-là. Cependant les recherches continuent. Chaque spécialiste défend plus particulièrement la piste qu’il a explorée. Le linceul de Turin est-il vraiment le linge vénéré à Édesse ou s’agit-il de deux pièces d’étoffe distinctes ? Pour certaines On trouvera un résumé de ces recherches dans l'ouvrage d’A.-M. Dubarie, Histoire ancienne du linceul de Turin jusqu’au XIII e siècle, Éditions de l'Œil, 1985, p. 13-32. 106 Ian Wilson : The Shroud of Turin, the Burial Cloth of Jesus Christ ?, 1978, traduction française : Le Suaire de Turin, Albin Michel, 1978. Voir aussi du même auteur : Holy Faces, Secret Places, Double Day, New York, 1991. Je dois énormément à cet auteur. 105

périodes on se trouve finalement devant des indices très forts. Des points de repère existent, de siècle en siècle, qui ne seraient pas suffisants pour prouver l’authenticité du linceul de Turin, mais qui lèvent une objection très importante : si le linceul est authentique, comment se fait-il que l’on n’ait aucun texte ancien pendant tant de siècles pour en parler ? Cette objection ne tient plus.

Évidemment, nous n’avons pas d’acte notarié ou de rapport de la gendarmerie de l’époque pour nous certifier que les apôtres ont bien eu l’idée de conserver pieusement le linceul. Les circonstances ne se prêtaient guère à tant de précautions et les apôtres étaient bien loin de se douter de l’importance que ce linge prendrait à travers les siècles. Au départ, nous n’avons que quelques indices, faibles107. Un texte très ancien, écrit en araméen et connu sous le nom d’« Évangile des Hébreux », raconte brièvement comment le linceul fut conservé. Ce texte est malheureusement perdu, mais nous en avons quelques citations transmises par divers auteurs. Parmi eux : Clément d’Alexandrie, mort avant 215, Origène, mort vers 253-254. Il s’agit donc d’un texte qui date probablement, au plus tard, du milieu du IIe siècle et peutêtre même de la seconde moitié du premier siècle. Saint Jérôme, au IVe siècle, prétend en avoir vu encore deux exemplaires, l’un à Césarée, l’autre près d’Antioche, à Bérée (Alep), où il aurait même pu le copier.

On trouvera une étude détaillée de tous ces textes dans l’ouvrage du Père A.-M. Dubarle, op. cit., p. 107-121. 107

Or, ce texte nous dit, d’après saint Jérôme : « Le Seigneur, ayant donné le linceul (sindonem) au serviteur du prêtre (“servo sacerdotis”) alla vers Jacques et lui apparut108. » L’Évangile aux Hébreux ne nous en dit pas davantage. La suite du texte ne concerne plus que cette apparition à Jacques109. Donc, d’après ce texte, le Christ lui-même, après sa mort, serait apparu à quelqu’un dont le nom ne nous est même pas donné, à un serviteur « du prêtre » ; mais quel prêtre ? On ne peut pourtant pas écarter ce témoignage, étant donné l’autorité dont jouissait cet Évangile auprès des premiers auteurs chrétiens. Notons qu’il n’est question dans ce texte que du linceul. Aucune mention n’y est faite d’une quelconque image. Eusèbe de Césarée, mort en 339, rapporte une tradition très ancienne qui pourrait bien correspondre à l’étape suivante. Peu avant la guerre qui se termina par la ruine de Jérusalem, en 70, les premiers chrétiens auraient reçu le conseil, par un songe ou quelque vision, de fuir Jérusalem et de se réfugier au-delà du Jourdain, là où ils échapperaient à l’autorité romaine. Il semble bien que nous ayons quelque confirmation de ce « Los Evangelios apócrifos, Edición critica y bilingüe », Biblioteca de autores cristianos, Madrid, 1979, p. 38. Dubarle, op. cit., p. 120. 109 Maria Grazia Siliato suit ici les hypothèses de certains auteurs : « servo » aurait été mis par erreur de copiste à la place de « puero », et » puero », par erreur de copiste à la place de « Petro ». Ce serait donc à l’apôtre Pierre que le Christ aurait remis le linceul. Mais que faire alors du mot « sacerdotis » ? Contre-enquête sur le Saint Suaire, Plon/Desclée de Brouwer, 1998, p. 126-127. Cela fait beaucoup d’erreurs et surtout d’imagination. À vouloir trop prouver, on ne prouve rien. Le Père Dubarle ne suit pas toutes ces suppositions (op. cit., p. 120). 108

déplacement. À la fin du IVe siècle, Épiphane raconte qu’il rencontra à Pella, en Transjordanie, des chrétiens qui prétendaient descendre de ces réfugiés110. Mais il ne semble pas que l’on puisse retenir le témoignage rapporté par M. G. Siliato d’un pèlerin originaire de Plaisance, en Italie, qui aurait visité vers 530 dans la vallée de la mer Morte un monastère où le linceul du Christ aurait été longtemps conservé 111.

Une image à Édesse On retrouve la trace du linceul beaucoup plus au nord, à Edesse, aujourd’hui Urfa, petite ville du sud-est de la Turquie, à une centaine de kilomètres de la frontière syrienne. Des textes indiquent qu’un linge mystérieux est conservé dans cette ville. Ayant un rapport direct avec le Christ dont le visage figurait sur le tissu, il aurait provoqué la conversion du roi d’Edesse Abgar V. Nous avons, au cours des siècles, plusieurs versions de cette légende. Selon les récits, il s’agirait d’une peinture ou d’une empreinte directe du visage du Christ sur un linge mouillé, d’où le nom de cette image « achiropoïète » (non faite de main d’homme). Ce sont les textes les plus connus jusqu’à maintenant. Pourtant, les historiens ne voient plus dans cette conversion qu’une pure légende, mais les documents faisant allusion à un portrait du Christ sur une étoffe sont peut-être plus anciens qu’on ne le croyait encore récemment. Le Père Dubarle s’est livré à un Maria Grazia Siliato, op. cit., p. 124. Idem, p. 128. Le texte ne suggère pas que le linceul n'y était plus. « On dit que s’y trouve le sudarium » (In ipso loco dicitur esse sudanum). Voir Dubarle, op. cit., p. 126. 110 111

examen très serré de deux textes anciens peu connus. L’un est un texte en arabe, l’autre en syriaque, et tous deux remonteraient à la fin du IIIe siècle, avec d’autres variantes112. Un autre texte de Jacques de Saroug mentionne à deux reprises le pèlerinage accompli en 405 environ par un certain Daniel, à Édesse, pour y vénérer une « image du Messie », c’est-àdire du Christ113. Or, la façon dont ce texte parle de cette image suppose qu’elle était déjà bien connue à cette date et attirait beaucoup de pèlerins 114. Malheureusement, notre documentation pour ces premiers siècles reste terriblement lacunaire. Tant de textes ont été perdus ! Nous avons cependant la certitude qu’à partir d’un certain moment le voile portant le portrait du Christ disparaît. Nous n’en trouvons plus aucun témoignage ni chez Éthérie en 388, ni chez saint Ephrem qui vivait à Édesse au IVe siècle, ni chez Philoxène de Mabboug au VIe siècle. Cependant, si des récits mentionnant ce portrait réapparaissent chez les auteurs des siècles suivants, c’est bien sans doute que, depuis, un tel portrait se trouvait vraiment à Edesse et qu’on pouvait le voir. Quantité de textes le confirment115. Nous pouvons même préciser à peu près quand il fut A.-M. Dubarle, op. cit., p. 109-119. « Messie », en hébreu, araméen, syriaque, correspond à « Christ » en grec, et signifie « oint ». 114 Ian W. Dickinson, « New evidence for the image on the shroud », dans les actes du congrès de Nice en 1997, p. 114, où l’on trouvera une photo du texte de ce manuscrit. Voir aussi, du même auteur, « L’image du Messia et le bienheureux Daniel à Édesse », dans la Revue internationale du linceul de Turin, numéro 11, p. 21 -22. 115 On les trouvera rassemblés dans l’ouvrage du Père A.-M. Dubarle, op., dt, p. 79-93. 112 113

redécouvert. Un texte d’Evagre le Scolastique, écrit peu après 594, nous raconte comment, en 544116, la ville, assiégée par les Perses, fut sauvée. L’évêque d’Edesse, Eulalios, eut en songe une vision lui révélant qu’une image du Christ se trouvait murée dans une niche des remparts de la cité 117. Une grande procession avec cette sainte image, tout autour de la ville mais derrière les remparts, mit les Perses en déroute. Cependant, le récit d’Evagre est postérieur de cinquante ans à l’événement. D’autre part, nous avons un récit beaucoup plus détaillé du siège d’Edesse, rédigé peu après les faits par le propre secrétaire du général byzantin Bélisaire, Procope de Césarée. Celui-ci ne parle pas du tout de cette prétendue procession et du rôle qu’aurait tenu l’image du Christ. D’autres textes font pourtant clairement allusion à sa présence à Edesse, notamment des hymnes liturgiques. L’hypothèse la plus probable, dans l’état actuel de nos connaissances, est que cette image, comme le suppose Ian Wilson, fut redécouverte lors des travaux de reconstruction qui suivirent l’immense inondation de 527. L’empereur fit alors de l’église principale une véritable merveille dont nous avons des descriptions. Nous savons ainsi que l’image du Christ y

Donc après la mort de saint Éphrem, de Jacques de Saroug et de Philoxène de Mabboug. 117 Pour l'explication des circonstances historiques rendant cette cachette très vraisemblable, voir Ian Wilson, Le Suaire de Turin, op. cit., p. 182183. 116

fut alors placée dans une chapelle latérale, à droite de l’abside118. Mais, s’il s’agissait vraiment du linceul du Christ, pourquoi ne pas l’avoir dit clairement au lieu d’inventer toutes ces légendes de portrait peint ou d’impression miraculeuse du visage du Christ ? Il y a peut-être à cela une explication toute simple. La première communauté chrétienne d’Edesse était certainement en majorité composée de juifs comme toutes les communautés de la diaspora. Or, pour les juifs, tout objet en contact avec un cadavre devient impur et qui le touche devient impur à son tour. On comprend très bien que les apôtres aient cherché néanmoins à conserver ce linge comme un souvenir, ô combien émouvant, de leur maître. Mais il ne leur était pas très facile de présenter ce linge en avouant sa véritable origine. D’où, probablement, une première tentative de le présenter tout simplement comme une peinture ordinaire, un portrait réalisé par un peintre. Mais, à y regarder de plus près, on ne pouvait guère admettre la version de la peinture. Cette image apparaissait en négatif, ne l’oublions pas, et devait sembler vraiment trop étrange. D’où la nouvelle version, celle d’une impression miraculeuse du visage du Christ sur le linge. Il existe d’autres manuscrits, à peu près de la même époque, qui supposent de nouveaux développements dans l’examen du linge, manifestant plus clairement sa ressemblance avec

Voir pour tout cela A.-M. Dubarle, op. cit., p, 95-102, et I. Wilson, op. cit., p. 180-184. 118

le linceul de Turin tel que nous le connaissons. Une découverte importante a été faite : le Christ n’avait pas seulement imprimé son visage sur ce linge, mais tout son corps. Il se serait étendu, nu, sur un drap et son image s’y serait imprimée. Telle est, par exemple, la version donnée par les « Acta Thaddaei », mais que l’on retrouve aussi dans les Menées grecques, et même dans un texte arabe. Précisons encore que ce linge est qualifié, parfois, dans ces nouvelles versions, d’un mot qui ne se retrouve nulle part ailleurs en grec (un hapax) : « tétradiplon », c’est-à-dire « quatre fois double », et qu’il est également désigné par le mot « sindon », celui que nous retrouvons en italien pour désigner le linceul de Turin : « la santa sindone ». Cela suffit, à mon avis, pour écarter la position de ceux qui prétendent que le linceul ne peut être l’image d’Edesse parce que celle-ci était de petite dimension. Si le linceul était ainsi plié, il se trouvait ramené à de petites dimensions. De plus, plusieurs représentations anciennes montrent le visage du Christ en position verticale, normale, sur un rectangle horizontal, débordant largement le visage à droite et à gauche, de façon tout à fait inhabituelle pour un portrait. S’il s’agit bien du linceul ainsi plié, cette particularité s’explique.

Sans la main de l’homme Quoi qu’il en soit, cette image existait bien alors à Edesse. Le linge était conservé, plié en quatre, dans un coffre fermé qui se trouvait dans une chapelle à droite de l’abside de la grande église Sainte-Sophie reconstruite par l’empereur Justinien après les inondations catastrophiques de 527. Il semble bien

que le linge n’ait jamais été vraiment montré aux fidèles. Nous avons des textes qui nous affirment que personne n’avait le droit de s’en approcher, ni pour le toucher, ni même pour le regarder. La crainte révérentielle qui l’entourait n’en était que plus grande. Mais cela explique aussi que la reconnaissance de la véritable nature de ce linge ne pouvait progresser que très lentement, au gré des circonstances. En 692, le concile « in Trullo », considérant que l’on a le vrai portrait du Christ à Edesse, interdit toute représentation du Christ à travers des symboles (l’agneau, le poisson, etc.). L’empereur Justinien II fait frapper des monnaies à l’effigie du Christ, d’après le Mandylion119 d’Edesse. En 726, le pape Grégoire II, dans une lettre à l’empereur de Constantinople Léon III l’Isaurien, qualifie le linge d’Édesse d’« achiropoïète », c’est-à-dire de « non fait de main (d’homme) ». Vers 730, un autre texte reprend ce terme d’achiropoïète et donne à ce linge le nom de « soudarion », c’est-à-dire « suaire ». Le suaire ne servait qu’à essuyer ou couvrir le visage. S’il s’agit bien en réalité du linceul, le mot ne convient donc pas. Mais il semble bien qu’à cette époque le linceul était non seulement plié en deux, ce qui correspond à sa position normale, mais encore ensuite en quatre, comme le suggère le terme « tétradiplon » déjà mentionné. Dans ces conditions, la confusion devenait quasi inévitable. Elle s’est maintenue malheureusement depuis, d’où le terme de « Saint Suaire » que nous employons encore continuellement Mandylion est un mot grec qui signifie simplement : mouchoir, fichu, châle. 119

en français. En 769, le pape Etienne III, au synode du Latran, évoque encore l’image miraculeuse. En 787, pendant le IIe concile de Nicée qui rétablit le culte des icônes après de longues et sanglantes querelles, l’évocation du linge d’Edesse joua un grand rôle. Si le Christ luimême nous avait laissé directement son image authentique, alors l’antique interdit de l’Ancien Testament à l’encontre des images était dépassé. Cependant la querelle pour ou contre le culte des images n’était pas encore terminée. Il faut attendre le concile de 843, à Constantinople, qui est célébré encore aujourd’hui chaque année dans les Églises orthodoxes, comme le « triomphe de l’orthodoxie », c’est-à-dire, en fait, le triomphe des icônes. Le mot « orthodoxe » peut avoir en effet deux sens, conformément à ses racines : « opinion juste » et, en ce sens, orthodoxe s’oppose à hétérodoxe ou, plus simplement, hérétique ; ou « juste gloire » et, en ce sens, les « orthodoxes » sont ceux qui rendent correctement gloire à Dieu, en vénérant les icônes. Les Églises « orthodoxes » ne s’appellent pas ainsi par opposition aux Églises catholiques ou protestantes, mais par opposition aux iconoclastes, aux briseurs d’images. En fait, ce concile-là ne mit pas encore vraiment fin aux querelles. Il fallut attendre le concile de 879-880 pour que le « triomphe de l’orthodoxie » fut définitif. Mais, dans la conscience des chrétiens d’Orient, c’est celui de 843 qui est resté le plus important et qui reste fêté solennellement chaque année.

Le chemin de Constantinople Le grand concile marquant le triomphe des icônes étant, pour tout l’Orient, celui de 843, on s’apprêtait donc, en 943, à en célébrer solennellement le premier centenaire. Malheureusement manquait précisément l’image qui était le prototype de toutes les autres, le linge d’Edesse. La ville, en effet, était tombée entre-temps aux mains des musulmans. L’empereur de Constantinople, Romain Ier Lécapène, eut donc l’excellente idée d’envoyer son meilleur général, Jean Curcuas, camper avec toute son armée devant Edesse, non pour reconquérir le lieu, mais pour réclamer qu’on lui livrât la précieuse relique conservée jalousement par les chrétiens de la ville. Pressés de toutes parts, de l’extérieur par les chrétiens, de l’intérieur par les musulmans, ils durent s’exécuter et livrer leur grande relique, gloire et dernier espoir de la ville : le Mandylion, le linge miraculeux sur lequel se trouvait le visage du Christ120. Cette opération délicate prit tout de même un certain temps. Grégoire le Référendaire121 fut chargé d’enquêter d’abord sur la véritable origine de cette image miraculeuse « non faite de main d’homme ». Il eut accès aux sources syriaques d’Edesse et les fit traduire en grec. Certains de ces textes rappelaient que, selon les Évangiles, pendant l’agonie du Christ au jardin des Oliviers, des gouttes de sang avaient coulé de son visage. Voir Ian Wilson, op. cit., p. 191-194, et A.-M. Dubarle, plus réservé sur le vrai motif, op. cit., p. 67, note 3. 121 Ce titre de «Référendaire» désigne celui qui sert d'intermédiaire entre le patriarche et l’empereur dans toutes les négociations concernant des problèmes communs. 120

C’est à ce moment que le Christ aurait pris un linge pour s’essuyer la face et que son visage entier s’y serait imprimé. Au moment de la remise solennelle du linge aux délégués de l’empereur, le linge fut retiré du coffre où il était conservé et examiné en présence du protocamérier impérial, Théophane, de nombreux nobles de la cour, et probablement de Grégoire le Référendaire. C’est vraisemblablement à ce moment-là que l’on découvrit les traces d’une plaie au côté. Malheureusement, nous n’avons pas de procès-verbal de cette découverte, à l’instant même où elle eut lieu. Mais nous en avons l’écho peu de temps après. Le linge, désormais sous bonne garde impériale, est acheminé à Constantinople en 944. Le 15 août, fête de la Dormition de la Mère de Dieu (la fête de l’Assomption de la Vierge en Occident), le linge d’Edesse est reçu solennellement en la chapelle Sainte-Marie des Blachemes où se trouve déjà une insigne relique de la Vierge. Le soir même, une galère le transporta le long des remparts jusqu’au palais impérial du Boucoléon, à la chapelle du Pharos. Ce n’est que le jour suivant, le 16 août 944, qu’une grande procession lui fit faire, dans sa châsse, le tour de la ville, avec le patriarche, et les princes marchant à pied derrière122. Puis la procession traversa toute la ville jusqu’à la cathédrale Sainte-Sophie et on le déposa enfin dans le Chrysotriclinium du palais Boucoléon, c’est-à-dire dans la grande salle d’audience des empereurs où on l’installa sur le trône impérial lui-même123.

122 123

Romain Ier Lécapène est alors trop âgé pour participera la procession. Nous avons le récit détaillé de toutes ces cérémonies. On en trouvera

C’est Grégoire le Référendaire qui a été chargé de prononcer l’homélie. On connaissait l’existence de ce texte depuis le XVIe siècle, mais il y a quelques années seulement que Gino Zaninotto, un érudit italien, en a retrouvé le manuscrit dans la bibliothèque du Vatican. Le R.P. Dubarle en a assuré l’édition critique et la traduction. Évidemment, nous aurions souhaité trouver dans cette homélie une description précise du linge. Mais ce n’est pas du tout la préoccupation de l’orateur. D’abord, il semble bien que le linge n’ait pas été déployé. Il est même probablement resté dans son coffre reliquaire. Ensuite, le but de l’orateur est tout autre. Il veut aider le peuple des fidèles à dégager tout le sens que comporte un tel événement. On sort à peine de la longue querelle pour ou contre les icônes, querelle très liée elle-même à toute une théologie de l’union des deux natures divine et humaine dans le Christ. La vieille interdiction de faire des images est abolie, puisque le Sauveur lui-même a cru bon de nous laisser son image. Le linge comporte aussi la trace de la plaie du côté. Grégoire le Référendaire le savait certainement déjà quand il a composé son homélie, avant même l’installation du précieux linge au palais Boucoléon. Il l’avait probablement constaté lors de la transmission solennelle de la relique, comme nous l’avons vu plus haut. On sait donc désormais que l’image est faite de sueur et de sang et qu’elle comporte non seulement le visage, mais aussi un résumé dans l’ouvrage de lan Wilson, Le Suaire de Turin, Albin Michel, 1978, p. 195-196, avec la traduction intégrale du récit byzantin en Appendice, p. 315-329.

la plaie du côté. Grégoire ne mentionne pas explicitement l’empreinte de tout le corps. Cet élément n’était pas nécessaire pour l’enseignement théologique et spirituel qu’il entendait tirer de l’image. Et, de toute façon, ni les fidèles ni personne ne pouvaient voir cette empreinte, puisque le linge, semble-t-il, restait toujours enfermé dans sa châsse. Notons cependant que l’identification de ce linge avec le linceul du Christ n’est toujours pas encore faite explicitement. Pourtant, les choses continuent à progresser. N’oublions pas que seule une toute petite partie des textes de ces époques nous est parvenue.

Le linceul qui a porté Dieu En 958, l’empereur Constantin VII annonce à ses armées qu’il va leur faire parvenir de l’eau consacrée par le contact avec diverses reliques, dont « le linceul qui a porté Dieu ». Nous aurions donc ici le premier document qui nous soit parvenu, faisant explicitement mention de la présence du linceul du Christ à Constantinople. Or, par ailleurs, une icône du monastère Sainte-Catherine, au mont Sinaï, représente cet empereur, portant le Mandylion, comme un linge frangé et carré, de petites dimensions. Il serait bien étrange que ce ne fut pas le même linge. Vers l’an 1050, commencent à se multiplier les textes parlant explicitement du « linceul ». Par exemple, Christophore de Mytilène, s’adressant au Christ dans un hymne, lui dit : « Tu as imprimé tes traits sur un suaire, toi qui, mort, fus pour ta

dernière vêture enveloppé dans le suaire124. » Notons que c’est à cette époque-là, aux XIe-XIIe siècles, que se fait un changement très révélateur dans les représentations de la mise au tombeau. Le corps du Christ n’apparaît plus enveloppé de bandelettes, comme une momie, et porté au tombeau par Joseph d’Arimathie et Nicodème, mais il est étendu sur un linceul, nu, vêtu du seul pagne de la crucifixion ; la Mère de Dieu lui tient la tête dans un ultime baiser ; saint Jean soulève la main gauche du Christ et la porte à ses lèvres. En 1093, nous avons une description des reliques du Christ conservées au palais impérial, dans la chapelle du Pharos, parmi lesquelles « les linges qui furent trouvés dans son tombeau après sa résurrection ». Nouvelle allusion, même si elle est moins précise. En 1147, le roi de France Louis VII aurait vu le linceul dans la chapelle de Sainte-Marie-des-Blachemes, petite chapelle jouxtant le palais du même nom. Mais, normalement, se trouvaient à la chapelle des Blachemes les linges funéraires de la Sainte Vierge, tandis que ceux du Christ étaient conservés dans la chapelle près du Boucoléon. Y a-t-il eu confusion, comme le pense le Père Dubarle, ou le linceul aurait-il été entre-temps transféré d’une chapelle à l’autre ? C’est assez possible et même normal si l’on tient compte du fait qu’au cours du XIIe siècle le palais impérial n’est plus le Boucoléon mais le palais des Blachemes. Toujours est-il que c’est effectivement dans cette chapelle des Blachemes que d’autres témoignages le situent.

124

Texte cité par Maria Grazia Siliato, op. cit, p. 164.

En 1150, une délégation hongroise fut reçue avec tous les honneurs à Constantinople. Il s’agissait de négocier l’éventuel mariage du prince héritier de Hongrie avec la fille de l’empereur Manuel Ier Comnène. Or, nous savons aussi que la coutume des empereurs de Constantinople était de montrer leurs trésors les plus précieux, c’est-à-dire leurs reliques, à tous leurs visiteurs chrétiens de marque. Nous verrons plus tard que c’est probablement à ce moment-là qu’un des membres de la délégation hongroise remarqua un détail très caractéristique du linceul, reproduit quelques années plus tard sur une miniature hongroise de 1192-1195. Vers 1151-1154, Nicolas Sœmundarson, abbé bénédictin venu de la lointaine Islande, a été aussi autorisé à contempler le linceul. Il nous en a laissé une description assez précise 125. En 1171, Guillaume de Tyr rapporte que le roi franc de Jérusalem, Amaury Ier, rendit visite à l’empereur Manuel Ier Comnène et que celui-ci lui fit voir ses trésors les plus cachés et même « les reliques des saints, les témoignages les plus précieux de la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ, c’est-àdire la Croix, les clous, la lance, l’éponge, le roseau, la couronne d’épines, le sindon et les sandales... » Plus loin, nous dit-on, l’auteur précise ce qu’est ce « sindon » : « le tissu, qui est appelé le signe, dans lequel il (le Christ) fut enveloppé126». En 1201, au cours d’une révolution de palais, comme Constantinople en a connu tant, les saintes reliques sont mena-

125 126

Voir A.-M. Dubarle, op. cit., p. 53. Texte cité par Ian Wilson, op. cit., p. 209.

cées par la populace. Nicolas Mésaritès, pour les sauver, explique au peuple de quoi il s’agit. Il y a là « le sindon funéraire du Christ : celui-ci est en lin, un matériau bon marché et facile à obtenir, toujours dégageant une odeur de myrrhe, défiant le délabrement, parce qu’il a enveloppé le corps mort, nu, mystérieux, après la Passion127 ». En 1203, les choses ont bien changé à Constantinople. Renversement de l’empereur, guerre avec les Francs. Les précieuses reliques se trouvent bien dans la chapelle de SainteMarie-des-Blachemes. Du moins, c’est bien là que le linceul était exposé. Certains pensent même que le « sindon funéraire du Christ » n’a jamais été installé avec les autres reliques, dans la chapelle du Phare du palais Boucoléon, mais dès le début dans cette chapelle des Blachemes.

Le linceul exposé verticalement Nous avons un texte de 1203-1204 qui, pour la première fois, fait allusion à des ostensions de ce linceul. D’après la description, il semble que le linge était déployé verticalement, probablement enroulé sur un tambour horizontal que l’on tournait avec une manivelle. L’image du Christ apparaissait donc peu à peu, verticalement, un peu comme on tire un seau d’un puits profond, jusqu’à mi-corps au moins. Voici ce qu’en raconte Robert de Clari, en 1203-1204 : « Il y avait une autre de ces églises qu’on appelait Notre-

Texte cité par Ian Wilson, op. cit., p. 210. Dubarle dans Histoire ancienne... p. 39, traduit par « les linceuls sépulcraux », mais il donne bien en note le texte grec qui comporte notre mot « sindones ». 127

Dame-Sainte-Marie-des-Blachemes, où l’on gardait le sydoine dans lequel Notre-Seigneur fut enveloppé, et qui s’élevait tout droit chaque vendredi si bien qu’on pouvait y voir distinctement la forme de Notre-Seigneur128 » C’est à cette époque que se forme un nouveau type iconographique, représentant le Christ, mort, se tenant néanmoins debout dans son tombeau dont il émerge à mi-corps, les mains tombantes et croisées devant lui, comme sur le linceul de Turin (mais parfois aussi, plus rarement, écartées vers les bords latéraux du tombeau, comme en un large geste d’accueil). Ce thème a pénétré jusqu’en Occident où il porte le nom de « Christ de pitié ». Il s’appelle dans l’Orient orthodoxe « Le suprême abaissement » avec souvent, en même temps, l’inscription : « Le roi de gloire. » L’apparition de ce thème correspond donc tout à fait à ce mode particulier d’ostension et confirme, indirectement, le témoignage de Robert de Clari. Mais, le 12 avril 1204, c’est la prise de Constantinople par les croisés. La ville est mise à sac. Tous les trésors, même religieux sont pillés. Plusieurs de nos cathédrales d’Occident n’ont pu être achevées que grâce à tout l’or volé par les croisés. Le linceul disparaît. Robert de Clari, là encore est témoin. Après la prise de la ville plus personne n’y a revu le linceul.

Texte cité par A.-M. Dubarle, op. cit., p. 33-34 ; I. Wilson, op. cit., p.211. 128

Le linceul en France Comment peut-on être certain que le linceul qui apparaît mystérieusement tout d’un coup, en France, à Lirey en 1357 est bien celui qui avait disparu de Constantinople en 1204 ? Cette énorme lacune de cent cinquante ans était effectivement une raison très sérieuse de douter de l’authenticité du linceul de Turin. Mais, là aussi, les choses ont changé. Plusieurs pistes ont été prospectées. Chacune a ses défenseurs. Les indices sont parfois très forts. La multitude même de ces pistes prouve que l’on n’a pas encore vraiment trouvé de façon certaine le lien entre Constantinople et Lirey. Mais, d’un autre côté, la multitude de ces indices montre bien que le linceul était passé par là. Commençons par une première piste. Villehardouin129 nous apprend qu’après le pillage de Constantinople par les croisés, ordre fut donné de restituer les reliques. Mais beaucoup de croisés refusèrent. Ils se trouvaient même si bien dans l’empire des chrétiens d’Orient, qu’ils oublièrent complètement d’aller libérer le tombeau du Christ et s’installèrent en pays conquis. Beaudoin de Flandre s’attribua la capitale elle-même, Constantinople ; Boniface de Montferrat se proclama roi de Thessalonique ; Geoffroy de Villehardouin, prince de Morée ; Guillaume de Champlitte, prince d’Achaïe, et Othon de La Roche prit le titre de « duc d’Athènes » et fit de l’Acropole son château fort. Je suis ici les conclusions de Michel Bergeret, maître de conférences des Universités, parues dans les actes du Symposium scientifique international de Rome, en 1993, « L’Identification scientifique de l'homme du linceul, Jésus de Nazareth», Fr.-X. de Guibert, 1995, p. 345-348. 129

Il y a quelques années, le Père Rinaldi découvrit à Naples une lettre importante ou plutôt sa copie, faite par un certain Mgr Benedetto d’Acquisto, archevêque de Monreale, en Sicile, dont on nous dit qu’il s’agit d’un érudit d’une compétence et d’une rigueur au-dessus de tout soupçon. L’original devait se trouver dans le Cartularium Culisanense, à Palerme, et y fut probablement détruit pendant les bombardements de 1943130. Cette lettre fut écrite par Théodore Ange Comnène, frère de Michel Ier, despote d’Epire, et adressée au pape Innocent III. Elle est datée du mois d’août 1205. En voici les passages principaux : « À Innocent, seigneur et pontife de la vieille Rome, Théodore Ange, au nom de son frère Michel, seigneur d’Epire, et au sien propre, souhaite longue vie. « L’an dernier, au mois d’avril, détournée d’une prétendue libération de la Terre sainte, l’armée croisée est venue dévaster la ville de Constantin. Au cours de cette dévastation, les soldats de Venise et de France se sont livrés au pillage des édifices sacrés. Ils ont pris des trésors d’or, d’argent et d’ivoire et se les sont partagés : aux Vénitiens, les reliques des saints ; aux Français, ce qu’il y avait de plus sacré parmi ces dernières : le linceul où fut enveloppé après sa mort et avant sa résurrection Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous savons que ces choses sacrées sont conservées à Venise, en France et autres pays des pillards, le Sacré Linceul étant à Athènes. » Je corrige et complète ici les indications données par Michel Bergeret sur l'origine de cette lettre, par l’ouvrage de Maria Grazia Siliato, op. cit., p. 191-193. 130

La lettre continue pour demander au pape d’intervenir auprès de ces « barbares de notre temps », ajoutant « qu’aux pillards soient abandonnés or et argent, mais que nous revienne ce qui est sacré ». Il semble bien que nous ayons confirmation de la présence à Athènes du linceul. Le pape envoya effectivement deux émissaires enquêter, à travers les débris de l’empire byzantin, sur ce qu’étaient devenues les reliques : c’étaient le cardinal Benedetto di Santa Susanna, légat du pape, et Nicola d’Otrante, abbé du monastère de Casole. Celui-ci rapporta qu’ils avaient tous deux été admis, à Athènes, à voir en grand secret le linceul131. Qui a bien pu emporter le linceul jusqu’à Athènes ? Le « duc d’Athènes », Othon de La Roche, sire de Ray, avait été l’un des chefs des Bourguignons qui, avec d’autres, avaient occupé le palais des Blachemes. Le lecteur se souvient peut-être que les dernières personnes ayant vu le linceul avaient constaté sa présence dans la chapelle de SainteMarie-des-Blachemes, église construite près du palais. À Besançon, selon une tradition, Othon de La Roche aurait déposé le linceul en 1208 dans le château de son père, à La Roche-sur-l’Ognon. Mais nous n’en avons aucune certitude. Cependant, Othon de La Roche finit par rentrer en France avec son épouse, Isabelle de Ray. Jusqu’à sa mort, en 1224, il vécut avec sa femme dans l’énorme château de Ray. Ce château existe toujours et l’on y conserve une petite boîte en forme de croix byzantine, contenant une parcelle minuscule 131

D’après Maria Grazia Siliato, op. cit., p. 193-194.

de la vraie croix. Mais on peut aussi y voir encore un coffret qui, d’après la tradition familiale, aurait servi à transporter le linceul, d’Athènes jusqu’à Ray.

Est-ce Othon lui-même qui apporta le linceul en France ou l’a-t-il d’abord confié aux Templiers ? Plusieurs indices semblent en faveur de cette seconde hypothèse. On accusait les Templiers d’adorer, au cours de cérémonies nocturnes et secrètes, une mystérieuse « idole », le visage décoloré et effrayant d’un homme qu’ils considéraient comme leur Sauveur. Les descriptions que nous en avons, et peut-être même une copie de cette image retrouvée récemment en Angleterre, suggéreraient bien que ce visage n’était autre que celui du linceul132. Mais il y a encore plus intéressant : le grand maître de l’ordre, Jacques de Molay, et un de ses compagnons refusèrent jusqu’au bout de faire des aveux. Ils furent brûlés vifs, ensemble, en 1314- Ce compagnon, maître de l’ordre pour la Normandie, s’appelait Geoffroy de Chamay. Or, nous allons bientôt retrouver le linceul aux mains d’un certain Geoffroy de Chamy. On sait que pendant de nombreux siècles l’orthographe des noms propres n’était pas très fixée. Il n’y a donc pas là d’obstacle. Cependant, jusqu’à maintenant, aucun lien de parenté entre Geoffroy de Chamay et Geoffroy de Chamy n’a pu être établi. Toutefois, toujours dans l’hypothèse d’un passage par les Templiers, une variante de cette piste est encore possible qui aboutirait, elle aussi, à Geoffroy de Chamy. On sait que celui-

132

Ian Wilson, op. cit., p. 222-233.

ci était prisonnier en Angleterre en 1350. Or, certains pensent que la copie, découverte à la fin des années 1950 dans le grand centre des Templiers d’Angleterre, à Templecombe, pouvait être le couvercle d’un coffret renfermant le linceul lui-même, mis à l’abri des persécutions de Philippe le Bel par les Templiers. Geoffroy l’aurait rapporté en France et exposé à Lirey peu après133.

De toute façon, le linceul arrive en France et apparaît bientôt dans un petit village du nom de Lirey, près de Troyes. La lacune entre 1204 et 1357 commence à se combler et, de même, la distance entre Constantinople et l’Occident. Mais la voie par laquelle le linceul est parvenu en France n’est pas encore bien établie. Nous venons de voir une piste possible. Or, des recherches récentes sur la descendance d’Othon de La Roche vont nous mettre sur une autre piste, tout aussi possible. Pardonnez-moi l’ennui de la liste de noms que je vais vous infliger, mais la démonstration est importante : Othon de La Roche eut pour fils Othon II de Ray. Celui-ci eut pour fille Élisabeth de Ray qui eut pour fils Jean de Vergy, sénéchal de Bourgogne. Celui-ci eut pour fils Guillaume de Vergy, le père de Jeanne de Vergy. Le linceul a donc fort bien pu arriver jusqu’à Lirey par Jeanne de Vergy. Cependant, bien des obscurités de détail subsistent. Marguerite de Vergy, la petite-fille de Geoffroy Ier et de Jeanne de Vergy, Rex Morgan, « Did the French take the shroud to England ? More evidence from the Templecombe connection », dans les actes du 3e symposium scientifique international de Nice en 1997, « Non fait de main d’homme », Éditions du Cielt, 1998, p. 133-140. 133

prétendait que le linceul avait été « conquis par feu messire Geoffroy de Chamy (son) grand-père ». Mais le terme « conquis » n’implique pas nécessairement un combat. Il pourrait s’agir tout simplement d’un mariage134.

Faut-il tout reprendre à zéro ? Tout le travail précédent n’at-il fait que nous égarer ? Certains le pensent. La plupart des historiens sont partis de l’affirmation de Robert de Clari : après le sac de Constantinople par les croisés, plus personne n’a jamais revu le linceul. Or, cela n’est pas si sûr. Villehardouin raconte qu’avant la prise de Constantinople, les chefs croisés décidèrent que celui d’entre eux qui serait choisi comme empereur recevrait en butin les deux palais des Blachemes et de Boucoléon, ainsi que toutes les reliques de la Passion. Nous avons même un inventaire, effectué par Nicolas Idruntino et daté de 1207, des reliques qui se trouvaient ainsi dans le Trésor de l’empereur. Parmi cellesci figure en bonne place le linceul, avec la vraie Croix et la Couronne d’épines. Cette liste est d’ailleurs confirmée par un autre inventaire, réalisé la même année par Nicolas Mésaritès, celui-là même qui avait sauvé les reliques de la fureur populaire en 1201135. Plus tard, l’empereur Baudouin II, à court d’argent pour assurer la défense de son empire, l’aurait cédé directement ou Curieusement, Ian Wilson se pose beaucoup de questions sur le sens de « conquis par feu ». Voir Holy faces, secret places, Doubleday, 1991, p. 20. S'agit-il d'un simple contresens sur “feu » ? 135 Dorothy Crispino, « Pour savoir la vérité », dans les actes du congrès de Nice. 1997, p. 219-222. 134

indirectement, dans un lot d’une vingtaine de reliques, au roi de France Louis IX, c’est-à-dire saint Louis. Malheureusement, les termes employés dans les différentes listes de ces reliques qui nous sont parvenues ne sont pas très clairs. Il y est question d’une tablette portant l’empreinte de la tête du Christ et encore marquée de son sang. Le linceul était-il à nouveau plié et présenté dans un coffret de bois ? Une notice des chanoines de Lirey prétend que le linceul avait été donné à Geoffroy de Chamy par Philippe VI de Valois. Mais, dans cette hypothèse, que penser alors de la lettre de Théodore Ange Comnène au pape, réclamant le linceul qui devait se trouver, d’après lui, à Athènes ? La solution serait d’admettre tout simplement qu’il était mal renseigné et avait accordé crédit trop vite à de méchantes rumeurs. Mais on ne peut refuser aussi facilement les témoignages du cardinal Benedetto di Santa Suzanna et de Nicolas d’Otrante qui prétendaient tous deux, nous l’avons vu, avoir constaté la présence du linceul à Athènes. D’ailleurs, d’autres textes (dont un document explicite de 1247) ne mentionnent, parmi les reliques de la Sainte-Chapelle reçues de Baudouin II, qu’un « morceau » du linceul (partem sudarii). Malheureusement, la relique de la Sainte-Chapelle ellemême a été détruite, comme tant d’autres, par la Révolution. Il n’y a donc pas de vérification possible136. Père A.-M. Dubarle, « Le linceul de Turin passe incognito par la Sainte-Chapelle », dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 173-176. Les objections du Père Pfeiffer, ibid., ne me paraissent pas très convaincantes. Il ne faut probablement pas confondre non plus, comme le fait remarquer M. Raffard de Brienne, cette tablette avec le morceau de suaire qui figure aussi dans ces listes. Comme vous le voyez, tout cela 136

D’autres chercheurs encore, non sans quelques arguments, feraient plutôt passer le linceul par le sud de l’Allemagne137, d’autres le verraient bien chez les Cathares138, et d’autres encore en Hongrie, en Espagne, à Chypre, etc. Quoi qu’il en soit, le linceul arriva à Lirey, dans la maison des Chamy. Rappelons tout de même, une fois de plus, que si nous pouvons être quasiment certains qu’il s’agit bien du linceul du Christ, c’est beaucoup plus pour des raisons scientifiques qu’historiques. Les recherches historiques ne font jusqu’ici que répondre à une objection majeure : le silence de tout document avant les ostensions de Lirey. On voit bien aujourd’hui que ce serait plutôt leur abondance, leur imprécision et leurs incohérences qui feraient difficulté.

Les premières ostensions à Lirey Est-ce Geoffroy Ier de Chamy, en plein accord avec sa femme, qui fit exposer le linceul ? On pourrait le penser, car on a retrouvé, en 1855, dans le lit de la Seine, près du Pont-auChange, un insigne de pèlerin revenant probablement de Lirey, avec la double représentation du corps du Christ, comme sur le linceul, et les armes de Geoffroy Ier et de Jeanne de Vergy.

n’est pas très simple. 137 R.P. Heinrich Pfeiffer, « Le voile de sainte Véronique et le Suaire entre les treizième et quatorzième siècles », dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 127-132. 138 Jack Markwardt, « Was the shroud in Languedoc during the missing years ? » dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 177-182.

Pourtant, si c’est bien Geoffroy Ier qui fit construire une collégiale à Lirey, aucun texte, ni les actes de donation, ni l’approbation de l’évêque de Troyes, Henri de Poitiers, ni le mémorial rédigé à sa mort, survenue le 19 septembre 1356, ne font jamais mention ou allusion au linceul. Si le linceul a déjà été exposé à Lirey à cette époque-là, ce dut être juste avant sa mort ou peu après. C’est alors que l’évêque de Troyes, Henri de Poitiers, aurait déjà une première fois protesté ; ce qui aurait amené Jeanne de Vergy à emporter le linceul probablement d’abord au château de Montfort-en-Auxois, dont elle était dame, puis au château de Montfort où il resta de 1360 à 1389: Ce n’est qu’à partir de cette année-là, semble-til, que l’exposition du linceul reprit à Lirey, entraînant de nouvelles protestations de la part du nouvel évêque de Troyes, Pierre d’Arcis139. Cette protestation de Pierre d’Arcis va encore longtemps servir d’argument aux adversaires de l’authenticité du linceul. Nous retrouvons même là, de façon tout à fait caractéristique, l’attitude passionnelle que je dénonçais au début de ce livre. Parce que Pierre d’Arcis a écrit dans son mémoire 140, destiné au pape Clément VII, à Avignon, que l’image du Christ sur ce linceul était peinte et qu’on avait même retrouvé le peintre qui l’avait réalisée, nombre d’auteurs continuent à déclarer que l’affaire est parfaitement claire. Ils ne Je suis ici les indications chronologiques données par Michel Bergeret d’après des traditions locales. Sa famille étant de la région de Ray, ces traditions me semblent plus fiables que les indications assez vagues reproduites par André Marion et Anne-Laure Courage dans Nouvelles découvertes sur le Suaire de Turin, Albin Michel, 1997. 140 On trouvera la traduction française intégrale de ce mémoire dans l’ouvrage de Ian Wilson, op. cit., en Appendice, p. 309-314. 139

veulent même pas examiner les travaux scientifiques réalisés depuis quelques années et qui montrent que la thèse de la peinture ne tient pas. Dans cet épisode de l’histoire du linceul, une première chose est frappante. Comme le remarque l’historien anglais Ian Wilson, avant de procéder à toute ostension du linceul, ceux qui en étaient alors propriétaires141 auraient dû consulter ou au moins avertir l’évêque du lieu, Henri de Poitiers, une première fois, et ensuite son successeur Pierre d’Arcis. Or, les tractations eurent lieu directement avec le cardinal légat de Clément VII, pape à Avignon142, sans consultation de Pierre d’Arcis qui s’en plaint amèrement dans ce mémoire. De fait, Geoffroy II de Chamy ne s’adresse jamais à son évêque, mais au légat du pape, le cardinal Pierre de Thury, à Clément VII lui-même ou au roi Charles VI. Il y a bien un lien de famille entre les Chamy et le pape d’Avignon143, mais il ne suffit pas à expliquer que le pape ait accepté une telle attitude. D’autant plus que, si on lit le mémoire de Pierre d’Arcis, on comprend que celui-ci avait d’excellentes raisons de s’opposer aux cérémonies de Lirey. Il explique que les chanoines de Lirey étaient assez prudents pour ne pas déclarer publiquement qu’il s’agissait du linceul authentique, mais qu’en privé ils n’hésitaient pas à le laisser entendre, si bien que tout le Que ce soient Geoffroy Ier de Charny, Jeanne de Vergy ou Geoffroy il de Chamy, leur fils. 142 Ce Clément VII est aujourd’hui considéré plutôt comme un antipape. Nous sommes alors en plein dans ce qu’on a appelé « le grand schisme d’Occident ». Mais, en France, c’est Clément VII qui était alors tenu pour te pape légitime. 143 Jeanne de Vergy, veuve, épousa en secondes noces Aymon de Genève, oncle de Clément VII. 141

monde finissait par le croire. Et l’évêque de Troyes se montrait fort inquiet de ce que seraient les réactions de ses fidèles le jour où, fatalement, on découvrirait qu’il ne s’agissait que d’une supercherie. Cependant, l’authenticité même de ce mémoire semble très incertaine144.

En fait, le pape adoptera successivement trois positions différentes. Si, le 28 juillet 1389, il accorde de larges indulgences à tous les pèlerins qui viendront vénérer cette image du Christ, le 6 janvier 1390, il apporte à cet acte un certain nombre de restrictions. Mais le 1er juin 1390, il en revient à la concession de larges privilèges. Ces changements de position s’accompagnent d’un changement de vocabulaire. La première bulle, pour désigner l’image du linceul, emploie l’expression « figura seu representacio » (forme ou représentation) ; la deuxième, celle qui réduit les privilèges et multiplie les conditions, parle de « pictura seu tabula » (peinture ou tableau) ; la troisième, celle qui restitue solennellement tous les privilèges accordés, revient à la première expression. Cependant, il y a plus révélateur encore. La deuxième bulle, restrictive, est conservée à la Bibliothèque nationale, à Paris. Mais il y en a une copie dans les Archives vaticanes et, sur cette copie, les mots « pictura seu tabula » ont été rayés et remplacés par « figura seu representacio »,

Don Luigi Fossati « Il Memoriale di Pierre d'Arois e gli scritti di Clemente VII al vaglio della critica », actes du symposium de Rome, op. cit,, p. 113-121. 144

comme sur la première et la dernière bulle145. Si Clément VII rétablit tous les privilèges accordés, c’est donc bien qu’il est convaincu maintenant qu’il ne s’agit pas d’une peinture.

Le linceul quitte Lirey La suite des trajets du linceul est connue146. La France traverse alors une période troublée. Charles VI a été défait par les Anglais à Azincourt, en 1415. Les partis armagnac et bourguignon sont en lutte. Le pays est souvent dévasté par des bandes armées. La petite collégiale de Lirey menace ruine. Marguerite de Chamy, fille et unique héritière de Geoffroy II, ayant épousé vers 1415 Humbert de Villersexel, comte de La Roche (un La Roche qui n’a rien à voir avec Othon de La Roche), les deux époux emportent le linceul et le confient à la collégiale de Saint-Hippolyte, en Franche-Comté, qui n’est pas encore française à cette époque-là. Villersexel meurt en 1438. En 1443, la France a retrouvé la paix et les chanoines de Lirey intentent un procès à Marguerite de Chamy pour lui réclamer le linceul et autres reliques. Elle parviendra à conserver le linceul qui la suivra dans ses déplacements pendant plusieurs années. C’est ainsi qu’elle organise des ostensions en Belgique, à Genève, et dans d’autres pays. Finalement, en 1453, le linceul passe à la maison de Savoie. Il suit le duc dans chacun de ses déplacements ou repose dans sa capitale, à Chambéry. Le 11 juin 1502, les Idem, op. cit., p. 113-121. Je m’en tiens ici à un résumé. Pour plus de détails, voir, par exemple, André Marion et Anne-Laure Courage, op. cit., ou Daniel Raffard de Brienne, Enquête sur le Saint Suaire, Éditions Claire Vigne, 1996. 145

146

chanoines de cette ville en reçoivent la garde. À partir de 1506, les ostensions se multiplient, avec indulgences pour les pèlerins. La relique porte désormais le nom officiel de « Saint Suaire ». Les papes, les têtes couronnées défilent pour venir la vénérer. Le pape Jules II lui fait composer un office et en fixe la fête au 4 mai. Les miracles se multiplient. Dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532, un incendie se produit dans la chapelle qui était censée protéger le linceul. Celui-ci se trouve plié en quarante-huit épaisseurs dans un coffre d’argent qui commence à fondre et brûle l’étoffe sur plusieurs épaisseurs. On arrose copieusement le linceul qui porte les marques de ce désastre. Les sœurs clarisses de Chambéry répareront les dégâts de leur mieux, en cousant vingt-deux pièces de tissu à l’emplacement des brûlures et en renforçant le linceul par une toile de Hollande écrue. Le linceul voyage encore beaucoup, à Turin, à Milan, à Nice. Il revient à Chambéry et, finalement, en 1578, à Turin où il se trouve toujours.

À Turin, dans un lieu secret Au cours de l’ostension de 1898, le 28 mai, Secundo Pia réalisa un cliché du linceul qui révéla au monde, stupéfait, que l’image fonctionnait, en fait, comme un négatif photographique. C’est donc le négatif de sa photo qui nous restituait le positif, aujourd’hui largement diffusé, que nous connaissons bien. Les premières recherches commencèrent aussitôt. D’abord

historiques, puis scientifiques. Le premier congrès international eut lieu en 1950, à Rome et à Turin. Le deuxième à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, en mars 1977. Une quarantaine de scientifiques de toutes croyances fondèrent le STURP (Shroud of Turin Research Project). En 1978, une nouvelle ostension du linceul permit de prendre près de 3 000 nouveaux clichés. En 1988, on effectua des prélèvements du tissu pour le soumettre à la datation par le carbone 14. Le résultat en fut proclamé le 13 octobre 1988 par le cardinal Ballestrero, archevêque de Turin : le linceul n’était qu’un faux d’origine médiévale147 ! Les réactions ne tardèrent pas. Les 7 et 8 septembre 1989 se tenait à Paris un nouveau congrès scientifique international au cours duquel fut fondé le CIELT (Centre international d’études sur le Linceul de Turin). En juin 1993, avait lieu, à Rome, un symposium scientifique international dont les actes furent publiés à Paris en 1995 148. Les 12 et 13 mai 1997, à Nice, eut lieu un nouveau congrès scientifique international auquel j’ai eu le bonheur d’assister149. Mais le mois précédent, le 11 avril 1997, un incendie avait ravagé la chapelle où se trouvait habituellement le linceul. Le 13 avril, l’agence France Presse annonçait que le feu était Le cardinal Ballestrero, depuis, a reconnu que les examens n'avaient pas été menés dans les conditions de rigueur scientifique normales. Il a même fait état d’un certain rôle « indéniable » de la franc-maçonnerie dans la manière dont ces tests avaient été réalisés. 148 « L’identification scientifique de l’homme du linceul : Jésus de Nazareth », actes du symposium scientifique international, Rome, 1993, Éditions Fr.-X. de Guibert, 1995. 149 Pour plus de détails, voir les ouvrages cités d’André Marion et AnneLaure Courage ou de Daniel Raffard de Brienne. 147

parti de « quatre ou cinq foyers, tous localisés dans la chapelle ». L’hypothèse la plus probable est celle d’un incendie criminel. Les circonstances étaient bien choisies pour donner à celui-ci un maximum de publicité. Le même soir, en effet, avait lieu au palais royal de Turin qui communique directement avec cette chapelle, un dîner de gala en l’honneur du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. Le 16 avril 1997, dans le journal Oggi, l’historiographe du pape, Vittorio Messori, allait jusqu’à déclarer : « Croyez-moi, quelqu’un voulait détruire le Suaire : je n’exclus pas un complot international. » Le linceul fut cependant sauvé, grâce à l’héroïsme d’un homme, Mario Trematore. Ce pompier a raconté qu’il avait senti une force divine provenant de l’intérieur du reliquaire. Avec une simple masse de quatre kilos, il parvint à briser les huit épaisseurs de verre qui protégeaient normalement la châsse. Le linceul fut alors transporté dans un lieu secret. Au terme de cette longue histoire, je voudrais inviter le lecteur à méditer sur le destin de cette toile. À Jérusalem, elle risquait fort d’être détruite avec la ruine de la ville et l’acharnement des Romains à effacer tout souvenir chrétien ou juif. À Édesse, elle était en territoire souverain, échappant à la juridiction romaine. Mais une fois la ville tombée aux mains des musulmans, il fallait qu’elle trouvât refuge ailleurs. Ce fut Constantinople pour de longs siècles. Si elle était restée à Constantinople, elle serait tombée aux mains des Turcs. Elle passa en Occident, dans des conditions peut-être regret-

tables, mais elle fut ainsi sauvée. Si elle était restée à Chambéry, elle serait tombée aux mains des révolutionnaires et elle aurait été détruite, comme toutes les reliques chrétiennes partout où les révolutionnaires ont sévi. À Turin même, peu s’en fallut qu’elle ne fut détruite, n’eut été le courage héroïque d’un pompier. Il n’y a là rien de miraculeux, si l’on n’accepte comme « miracle » que le spectaculaire, l’extraordinaire, l’inexplicable. Mais si l’on songe à toutes les occasions où le linceul aurait pu être détruit, définitivement perdu, au cours d’une si longue histoire, il me semble, sans rien n’imposer à personne, qu’on peut raisonnablement y voir un certain dessein de la Providence et une protection toute particulière, un signe.

L’affaire de la datation La fameuse datation par le carbone 14 ne fait plus problème. Elle est aujourd’hui complètement dépassée. Malheureusement, la déclaration du cardinal Ballestrero restera encore longtemps dans toutes les mémoires et il faudra bien des livres, des conférences, des émissions de télévision pour arriver à en contrecarrer les effets. Cette datation n’est plus prise au sérieux par aucun des spécialistes. Ce système de datation en lui-même reste très incertain. Il a conduit déjà à des résultats complètement aberrants. Un des trois laboratoires retenus pour la datation du linceul, celui de Tucson, a daté ainsi une corne de Viking de

2006 après Jésus-Christ150. En 1983, celui de Zurich s’est trompé de mille ans, sur des échantillons 151. Une autre fois, il a vieilli une nappe de lin datant de 1950 environ, de trois cent cinquante ans 152. Enfin, même celui d’Oxford, si fier de ses résultats, s’était trompé dans un premier test de mise à l’épreuve des laboratoires pressentis, sur un tissu péruvien que l’on avait pu dater avec certitude par les moyens archéologiques habituels. Il a daté également de mille deux cents ans des peintures sur pierre exécutées onze ans auparavant. Un autre laboratoire encore, analysant une momie de Zagreb, commit une erreur de sept cents ans153. Enfin, citons encore le cas, depuis longtemps célèbre déjà, du siège romain du Gué du Plantain, daté de 4000 avant Jésus-Christ à l’aide du fameux C14. Mais il y a mieux encore. « Il y a quelques années on a trouvé en Afrique du Sud un artefact qu’on pensait daté de 1200. On a demandé à Oxford de dater l’objet à l’aide du radiocarbone. Oxford a confirmé l’évaluation avancée. Mais on a su par la suite qu’il s’agissait d’un objet fabriqué peut-être dix ans auparavant, par une maison de thérapie pour distraire les personnes âgées. On trouve ce que l’on veut trouver154. » Mais le plus drôle, peut-être, ce fut la datation de coquilles d’escargots que l’on venait de ramasser et Voir l’article du R.P. Jouvenroux dans les actes du symposium de Rome, p. 202. 151 Orazio Petrosiiio et Emanuela Marinelli, La Sindone, storia di un enigma, Rizzoli, 1998, p. 130 ; traduction française : Le Suaire, une énigme à l'épreuve de la science, Fayard, 1991, p. 56. 152 Orazlo Petrosillo et Emanuela Marinelli, op. cit., p. 186 et 250; en français, p. 155. Voir aussi l’article de Marie-Claude Van Oosterwyck-Gastuche dans les actes du symposium de Rome, p. 221. 153 Actes du symposium de Rome, p. 222. 154 Rémi Van Haelst dans les actes du symposium de Rome, p. 367. 150

qui apparurent vieilles de vingt-six mille ans155 ! Plus éloquente que tout, l’expérience tentée par le Conseil britannique pour la recherche. Des objets d’âge bien établi ont été confiés à trente-huit laboratoires spécialisés à travers le monde avec mission de les dater. Sept seulement ont donné des résultats satisfaisants. Un expert en la matière, Michael Winter, avoue : « Si une datation par le C14 confirme nos théories, nous la mettons bien en évidence dans le texte principal ; si elle les contredit, mais pas totalement, nous la reléguons en note ; et si elle les contredit totalement, nous la cachons à tout le monde156. » Il est quand même reconnu par tous les spécialistes aujourd’hui que les tests n’ont pas été effectués dans les conditions de rigueur scientifique indispensables, mais conduits de façon très partiale. L’article publié dans Nature en 1989, et cosigné par vingt et un auteurs, propose deux fourchettes possibles : 1260-1312 ou 13531384. Mais on sait que d’autres dates n’ont pas été publiées dans cet article157. « C’est incroyable, mais vrai, dit le professeur Rémi Van Haelst. Mais maintenant le British Muséum refuse de répondre. » Et le R.P. Jouvenroux se montre encore plus sévère : « Il s’agit évidemment d’une substitution scientifique de vérité ; cela ne se fait pas en science 158. » Orazio Petrosillo et Emanuela Marinelli, op. cit., p. 251. On y trouvera une liste impressionnante de petites erreurs comme celle-là ; en français, p. 252, mais aussi p. 248-253. 156 Orazio Petrosillo et Emanuela Marinelli, op. cit., p. 251 ; en français, p. 253. 157 Sauf par le Frère Bruno Bonnet-Eymard dans « La contre-réforme catholique ». 158 Voir les questions et réponses dans les actes du symposium de Rome, p. 251 et 253. 155

Les responsables de ces tests avaient d’ailleurs avoué dans leur publication même, mais très discrètement, leur propre incertitude sur la valeur de leur travail. Cela n’avait pas été suffisamment remarqué et le cardinal Ballestrero n’en avait malheureusement pas tenu compte. Il avait annoncé, pour cette datation, un « taux de certitude de 95 % ». Mais ce taux, extrêmement fort, était accompagné d’un « niveau de signification » qui, lui, n’était que de 5 %. Les tests avaient été effectués, dans le même temps et par les mêmes laboratoires, sur trois échantillons témoins : un linge provenant d’une tombe de Nubie, un autre de la momie d’une petite Cléopâtre, morte à onze ans sous l’empereur Adrien (117-138 après J.-C.) et, enfin, un fragment de la chape de saint Louis d’Anjou. Or, pour ces trois échantillons, les résultats publiés correspondaient, nous dit-on, à un « niveau de signification », respectivement, de 90, 50 et 30 %. Ce « niveau de signification » correspond au degré de convergence des résultats obtenus par les différents laboratoires. Si les résultats sont trop différents, on considère que quelque chose n’a pas bien fonctionné dans l’analyse ou que, peut-être, des éléments extérieurs dans l’histoire de l’objet sont venus fausser les résultats, et qu’en conséquence la datation obtenue est plus ou moins fiable. Ce qui veut dire, en clair, que, dans le cas du linceul, le « taux de certitude » à 95 % n’avait que 5 % de chances d’être valable159 ! Mais l’ingénieur Ernesto Brunati a repris les calculs d’après les données fournies par l’article de Nature et signé par les vingt et un responsables des tests, et il a trouvé que leurs calculs étaient faux. D’après leurs Voir pour tout cela Arnaud-Aaron Upinsky, L'Énigme du Linceul, la prophétie de l’an 2000, Fayard, 1998, p. 47-53. 159

propres données, le « niveau de signification » pour le test du linceul n’est que de 1,04 % 160 ! En 1993, le professeur Garza-Valdès, de l’université de San Antonio, put examiner au microscope quelques échantillons, prélevés en 1988 et en possession de G. Riggi, à Turin. Il y détecta ainsi une sorte de vernis formé de champignons et de bactéries. La couche ainsi formée peut atteindre de 1 à 500 microns. En plusieurs siècles elle peut former un revêtement continu. Or, les moyens classiques de lavage des échantillons, pratiqués par les laboratoires de radio-datation, sont inefficaces contre cette pollution. Le résultat de la datation correspond donc autant à l’âge de ces champignons qu’à celui du lin lui-même. Tout cela est tellement vrai que Harry Gove, l’un des principaux responsables du déroulement de ces tests, et l’un des plus fanatiques contre l’authenticité du linceul, commence lui-même à avoir des doutes sur les résultats obtenus et se montre favorable à une nouvelle opération161. Les calculs statistiques eux-mêmes, tels que publiés dans la célèbre revue Nature, sont pleins d’erreurs ou d’approximations. En outre, c’est la méthode employée qui est elle-même très sévèrement critiquée : « L’abandon de la procédure aveugle, la communication de l’âge des tissus témoins aux laboratoires, l’absence de publication des résultats bruts du Orazio Petrosillo et Emanuela Marinelli, op. cit., p. 227-229 ; en français, mais moins complet : p. 231-232. 161 Leoncio A. Garza-Valdès et Faustino Cervantes-lbarrola « Biogenic varnish and the shroud of Turin », dans les actes du congrès de Rome, 1993, p. 279-282, à compléter par O. Petrosillo et E. Marinelli, op. cit., p. 235-237 et 265-267 ; ne se retrouve pas dans la traduction française. 160

dosage du carbone 14, les irrégularités dans les procédures des calculs et le choix des méthodes d’évaluation statistique, enfin la justification d’écarter toute discussion épistémologique162. » Dernière explication, peut-être, de cette datation malencontreuse et qui dispenserait de toutes les autres, les échantillons prélevés ne proviendraient pas du linceul lui-même, mais des ajouts, des pièces qui lui ont été rapportées à la suite de ses différents accidents. C’est ce que Mme Maria Grazia Siliato, archéologue et spécialiste des civilisations méditerranéennes et du Proche-Orient, affirmait lors du symposium de Rome en 1993. Le poids moyen du linceul, d’après les meilleurs experts, est de 25 mg au cm 2. Le poids moyen de l’échantillon prélevé le 21 avril 1988 était de 36,39 mg par cm2, soit 11,89 mg de plus par cm2 que le poids moyen. Mais l’opérateur retailla ensuite cet échantillon en ôtant « quelques irrégularités et des fils libres ». Le poids moyen des échantillons effectivement soumis à la radio-datation était alors de 42,85 mg par cm 2, soit 17,85 mg de plus par cm2 que le poids moyen du linceul. C’est qu’en effet le linceul a subi bien des restaurations, réparations au cours de sa longue histoire. « La région la plus manipulée pendant les ostensions, la plus endommagée et la plus massivement restaurée, est exactement celle où l’on a découpé l’échantillon163. » Cela est d’ailleurs confirmé par l’analyse de la composition chimique des fibres. La teneur en sel des fibres des 162 Résumé fait par Olivier Pourrai dans les actes du

symposium de Rome, p. 370. 163 Article de Maria Grazia Siliato dans les actes du symposium de Rome, p. 243-246. Voir aussi un résumé de cette étude dans son ouvrage

échantillons est beaucoup plus concentrée que celle des fibres du reste du linceul164. Une telle erreur dans le choix de la partie du linceul où l’on a prélevé les échantillons n’a rien d’étonnant quand on découvre qu’après des années d’âpres discussions et de difficiles négociations entre les laboratoires pressentis, l’archevêché de Turin et le Vatican, ce choix capital s’est fait au dernier moment, totalement à l’improviste. Pourtant, le professeur Giovanni Riggi, chargé d’effectuer le prélèvement, avait déjà pu « approcher et manipuler » le linceul en 1978. Mais il n’était absolument pas spécialiste des tissus165. Le professeur Franco Testore, lui, avait certainement la compétence requise et il était conscient des écueils à éviter. Mais le souci de ne pas trop détériorer le linceul semble avoir primé dans le choix de la zone de prélèvement166. Les informations communiquées ensuite sur le poids ou les dimensions des échantillons sont d’une fantaisie incroyable, changeant continuellement, parfois dans le même exposé 167.

Contre-enquête sur le Saint Suaire, Plon/Desclée de Brouwer, 1998, p. 36-37. 164 Alan D. Adler « Concerning the side strip on the shroud of Turin », dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 103-105. 165 Actes du symposium scientifique international de Paris (7-8 septembre 1989) Éditions de l’Œil, 1990, p. 29. 166 Actes du symposium scientifique international de Paris, op. cit., p. 4849. 167 Orazio Petrosilio et Emanuela Marinelli, op. cit., p. 165-170, et p. 185186; en français, p. 119-130, et 153-156.

Des témoignages iconographiques anciens Je vous ai déjà signalé les dégâts importants causés par l’incendie de 1532 à Chambéry et réparés, tant bien que mal, par les sœurs clarisses de cette ville. Mais le linceul porte, en réalité, les traces d’autres malheurs. Il y a de chaque côté du corps du crucifié, à hauteur des mains, et sur les deux images, frontale et dorsale, quatre petits trous. Trois d’entre eux sont alignés dans le sens de la longueur du linceul. Le quatrième forme un angle droit avec cet alignement, les quatre trous formant comme un L majuscule d’imprimerie. Ce dessin se reproduit donc en tout quatre fois : deux fois pour l’image frontale, deux fois pour l’image dorsale. Nous avons donc un ensemble de seize trous, en quatre figures de forme bien précise et caractéristique. Or, nous retrouvons ce détail, si particulier, sur la miniature d’un manuscrit que l’on peut dater avec précision de 11921195. C’est le codex de Pray, numéro 1 des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Budapest. La même miniature comporte deux scènes : celle de la mise au tombeau, où le corps du Christ est dans la même position que le corps du linceul, les mains croisées, et la scène des saintes femmes arrivant au tombeau vide. Un ange leur montre le linceul, tissé en chevrons, et l’on peut y voir, très nettement, les quatre trous disposés en L, si caractéristiques du linceul. Nous avons même une hypothèse très vraisemblable sur les circonstances qui ont permis à l’artiste hongrois d’avoir connaissance de ce détail. Nous avons vu qu’en 1150 une ambassade hongroise fut reçue à Constantinople à propos d’un projet de mariage entre la fille de l’empereur et le prince héritier

de Hongrie. C’est probablement dans ces circonstances qu’un des membres de cette ambassade aura pu noter avec précision ce détail caractéristique168. Il semble bien, d’ailleurs, d’après des photographies prises en 1978, que ces trous correspondent, non seulement à des brûlures, mais à des taches de sang. C’est sans doute ce qui explique que sur de nombreuses copies ces marques soient reproduites en rouge vif, à Lisbonne, Guadalupe, Alcoy, Navarette, Rome et Lierre, en Belgique. Celle de Lierre est datée avec précision de 1516, mais elle reproduit une œuvre plus ancienne, malheureusement perdue, d’Albrecht Dürer ou, peut-être, de Bernard Van Orley. Cette copie a été exécutée à l’aide d’un poncif, ce qui veut dire qu’il s’agissait d’une production en série réalisée dans un atelier. Mais le codex de Pray est plus important pour nous puisqu’il est très antérieur aux dates annoncées par la datation au carbone 14 169. L’état des recherches scientifiques Tout d’abord, la toile. Il s’agit d’une toile de lin. Le type de tissage est un sergé de 3/1, c’est-à-dire que les fils de trame, horizontaux, n’apparaissent que tous les trois fils de chaîne. D’où le dessin en chevrons. Ce tissage était connu, en Égypte, depuis environ 3400 avant J.-C., mais on l’employait plutôt pour des nattes aux fils très grossiers170. Les tissus anciens Maria Grazia Siliato, Contre-enquête sur le Saint Suaire, Plon/Desclée de Brouwer, 1998, p. 30. 169 Remi Van Haelst « The red stains on the Lier shroud copy », dans les actes du congrès de Nice 1997, p. 183-193, et Don Luigi Fossati «The document value of the Lier shroud », ibid., p. 195-196. 170 Communication du professeur Franco Testore au symposium scientifique international de Paris (7-8 septembre 1989), Édition des actes, « Le 168

qui nous sont parvenus, toutes civilisations et toutes époques confondues, ne présentent jusqu’à aujourd’hui aucun exemple où ce mode de tissage très précis ait été utilisé pour du lin. Il s’agit toujours de laine ou de soie. De telle sorte que le tissu du linceul constitue jusqu’à maintenant, dans l’histoire des étoffes anciennes, un cas absolument unique171. L’analyse au microscope n’a pas détecté de laine. Or, une particularité de la loi juive172 est de ne jamais utiliser le même métier à tisser pour des tissus d’origine végétale et ceux d’origine animale. Pour expliquer l’absence de laine sans avoir recours à la loi juive, restait à supposer que le métier utilisé pour le linceul n’avait encore pratiquement jamais servi auparavant. Cependant, cette explication n’est pas valable, car on a retrouvé dans le linceul des traces de coton. Il a même été possible de préciser de quelle variété de coton il s’agissait, le Gossypium Herbaceum, une variété cultivée notamment au Moyen-Orient173. On sait que le coton était utilisé dans cette région dès le VIIe siècle avant J.-C. En revanche, le cotonnier ne pousse pas en Europe. Il est donc à peu près certain que cette toile a été tissée au Moyen-Orient, plus précisément à Sidon, selon Maurice Pillet, l’un des meilleurs spécialistes des tissus anciens.

prélèvement du 21-4-1988, étude du tissu », L’Œil, 1990, p. 58. 171 Communication de M. Gabriel Vial, expert au Centre international d’étude des textiles anciens de Lyon, même édition, p. 94-95. 172 Plus précisément, dans la Mishnah, la partie juridique du Talmud. Mais l’origine en est certainement beaucoup plus ancienne. Voir Rebecca J. Jackson dans les actes du symposium de Rome, p. 29-30. 173 G. Raes, article dans les actes du symposium de Rome, p. 359.

Plusieurs études récentes ont montré un autre détail intéressant. Les dimensions du linceul correspondent, très précisément, à huit coudées juives sur deux, ce qui s’explique plus facilement, évidemment, s’il s’agit bien d’une pièce tissée en Palestine, à cette époque-là174. Enfin, en 1978, le linceul fut placé sous vide pour recueillir par aspiration les poussières qui s’y étaient accumulées au cours des siècles. On trouva alors, dans les fibres de lin, une quantité très significative de sel. C’est qu’en effet l’usage s’était répandu dans tout l’Orient, sous l’influence égyptienne, de déposer sur et sous le corps des morts des granulés de sel aromatisé. Les Juifs, pour leurs morts, faisaient venir d’Égypte un sel particulièrement raffiné, celui du Wadi Natroun, que les Égyptiens utilisaient pour leurs momies. Le sel du linceul semble bien en venir, lui aussi175.

On avait fondé beaucoup d’espoirs sur les pollens retrouvés sur la toile pour confirmer son origine et le trajet que les documents lui prêtent. Dans l’état actuel des recherches, il reste quelque chose de ces premiers espoirs, mais il faudra certainement reprendre un jour cette étude pour pouvoir être plus affirmatif. En 1973, puis en 1978, Max Frei, ancien directeur du laboratoire scientifique de la police de Zurich, fut autorisé à faire des prélèvements sur le linceul en appliquant, à certains endroits, des morceaux de tissu adhésif. Il préleva ainsi Ian W. Dickinson, actes du symposium de Rome, p. 307-310. Maria Grazia Siliato, op. cit., p. 259, et, plus en détail : 0. Petrosillo et E. Marinelli, op. cit., p. 80-81 ; ne se trouve pas dans la traduction française. 174 175

une fine poussière qu’il analysa au microscope. Il annonça qu’il avait pu ainsi identifier les pollens de cinquante-huit plantes, confirmant parfaitement l’origine et les voyages attribués au linceul. Malheureusement, Max Frei est décédé avant d’avoir publié le détail de ses recherches. M. Guy Jalut, spécialiste des pollens et professeur de botanique à l’université de Toulouse, se montre aujourd’hui beaucoup plus prudent. Il ne suffit pas de connaître la présence de tel ou tel pollen. Il faudrait savoir aussi sa fréquence176. Certains pollens, notamment celui de l’olivier pourtant fréquent dans des régions que le linceul a certainement traversées, comme la France et l’Italie, ne figurent cependant pas dans la liste fournie par Frei. À quoi certains font remarquer que la pollinisation de l’olivier se faisant par les insectes et non par le vent, cette absence n’est pas tellement étonnante. La liste de Frei était-elle d’ailleurs exhaustive ou n’a-t-il nommé que les plantes qui lui paraissaient intéressantes ? De toute façon, d’après les expériences de Marta Mariotti Lippi, de l’université de Florence, il est normal qu’en position verticale le linceul ait perdu à chaque ostension une grande partie de ses pollens 177. Le professeur Silvano Scannerini, de l’université de Turin, dénonce également le manque de rigueur des recherches effectuées jusqu’à maintenant dans ce domaine 178. Pourtant, les travaux de Max Frei viennent de retrouver une Voir A. Marion et A.-L. Courage, op. cit., p, 81-87. Marta Mariotti Lippi, « Fabrics as pollen traps : some observations », dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 237-240. 178 Silvano Scannerini, « La questione dei pollini » dans la revue italienne Sindon, décembre 1996, p. 77-87. 176 177

grande partie de leur crédibilité. En 1988, toute la collection des prélèvements qu’il avait effectués a été transférée aux Etats-Unis. La liste des pollens qu’il avait trouvés a été soumise à des experts israéliens. Ceux-ci confirment qu’ils correspondent bien aux plantes de Palestine. Un professeur de botanique de l’université hébraïque de Jérusalem, Avinoam Danin, affirme même qu’on pourrait ainsi prouver par ces pollens que le linceul est passé par le Neguev jusqu’aux hauts plateaux du Liban179. Dernières nouvelles sur le sujet : on aurait trouvé, grâce à des photographies du linceul en lumière polarisée et d’autres en ultraviolet, des empreintes de fleurs correspondant tout à fait à celles que l’on peut voir dans les herbiers. Alan Whanger, professeur émérite de l’université de Duke, en Caroline du Nord, en a identifié 28 qui fleurissent toutes en Palestine entre mars et avril ; 25 d’entre elles correspondent à des pollens trouvés par Frei. « Ce sont des plantes, affirme Danin, qui, dans leur écrasante majorité, ne poussent qu’en Israël, certaines uniquement autour de Jérusalem180. » Il est vrai que le contact entre le linceul et ces plantes n’a pas pu durer très longtemps et que ces empreintes mettent plusieurs dizaines d’années à se former. Mais le professeur Jean Volckringer a montré que ce contact pouvait être bref. Il suf-

Orazio Petrosillo et Emanuela Marinelli, op. cit., p. 78 ; ne se trouve pas dans la traduction française. 180 Voir pour ces dernières découvertes : O. Petrosillo et E. Marinelli, op. cit., p. 77-80. 179

fit qu’il ait eu lieu. L’oxydation de la cellulose, une fois commencée, se poursuit d’elle-même181. Espérons que de nouvelles études, d’une rigueur au-dessus de tout soupçon, viendront confirmer cette information.

Des recherches ont été faites concernant la présence de peinture. En 1980, un chimiste américain, Walter Mc Crone, trouva quelques traces de pigment vermillon. Certains voulurent en conclure que toute l’image n’était qu’une peinture. Depuis, le problème s’est éclairci. Il y a bien des traces infinitésimales de vermillon, mais ce ne sont pas elles qui constituent l’image182. Elles peuvent venir de linges qui auraient été mis en contact avec le linceul, comme on le faisait souvent avec les reliques. En réalité, l’image n’est pas formée de peinture. Voici la déclaration faite par toute l’équipe du STURP à New London, le 9 octobre 1981 : « Aucun pigment, pas de vernis coloré, de teinture ou de taches n’ont été trouvés sur les fibrilles. La fluorescence aux rayons X et l’analyse microchimique excluent que l’on ait pu recourir à la peinture pour former l’image. L’examen à l’ultraviolet et à l’infrarouge confirme ces résultats183. »

Bernard Ribay, « Les “empreintes végétales”, une découverte du docteur Jean Volckringer », dans les actes du congrès de Rome, 1993, p. 275278. 182 Sur cet épisode, voir André Marion et Anne-Laure Courage, op. cit., p. 88-90. 183 Le STURP est le Shroud of Turin Research Project. Texte cité par Don Luigi Fossati dans les actes du symposium de Rome, p. 119, note 10. 181

L’image n’est pas non plus formée de sueur, comme certains au cours de l’histoire du linceul l’avaient supposé, nous l’avons vu, dans les documents que je vous ai cités. On a bien retrouvé un peu de sueur, mais beaucoup trop peu. L’image ne provient pas non plus d’un écoulement de la myrrhe ou de l’aloès ni d’un début de décomposition du corps. L’analyse microchimique l’aurait aussi révélé. L’image est formée par une dessiccation des fibrilles. Ce ne sont même pas les fibres de lin qui sont légèrement colorées, mais seulement leurs fibrilles. C’est pourquoi l’image est très superficielle, elle ne traverse pas l’étoffe. Elle n’apparaît pas sur le revers du tissu comme on l’a constaté le 14 octobre 1978. La dessiccation a produit une légère roussissure, un jaunissement, mais faible, la plupart des photos forçant un peu le contraste pour faire mieux apparaître l’image. La question ainsi soulevée est, bien entendu, de connaître la cause de cette dessiccation et, par-là même, de la formation de l’image. Nous aborderons ce problème un peu plus tard.

On a remarqué que cet effet de roussissure n’avait pas partout la même intensité. Paul Vignon, dès 1902, pensa que ces variations d’intensité pouvaient provenir du contact plus ou moins étroit entre le corps et le tissu. Ce n’est pas la couleur des fibrilles qui varie. Elles présentent toutes à peu près le même effet de jaunissement. Ce qui produit l’effet d’une couleur plus soutenue, c’est le nombre plus grand de fibrilles qui se trouvent colorées au centimètre carré184. Dès 1913, Gabriel Quidor, puis en 1974, Paul Gastineau obtinrent des images 184

Amaud-Aaron Uplnsky, op. cit., p. 113.

en relief du corps du linceul. Mais c’est en 1976 que les Américains J. Jackson et E. Jumper, en utilisant l’analyseur d’images « VP8 » de la NASA, réalisèrent les photographies en relief les plus convaincantes 185. Précisons que nous avons ainsi le relief de l’image faciale et de l’image dorsale. Un chercheur canadien, Gilles Picard, a expliqué au congrès international de Turin, en juin 1998, qu’en étudiant le mécanisme de formation des hologrammes, il avait découvert que certains pouvaient fonctionner, à la fois, comme hologramme et comme diapositive. C’est le cas notamment de ce qu’il a appelé les « hologrammes à contact », obtenus lorsque la pellicule est posée directement sur l’objet à photographier. On sait que les hologrammes sont des photographies en trois dimensions, réalisées grâce à des rayons laser, c’est-à-dire de la lumière cohérente. Or, les cellules vivantes émettent de la lumière cohérente et l’on sait que la mort des cellules n’intervient que progressivement après la mort de l’individu. Nous avons bien sur le linceul une image qui fonctionne comme une photographie normale, en négatif. Mais puisqu’il y a eu contact entre l’objet à photographier, c’est-à-dire le corps du Christ, et la pellicule photographique, c’est-à-dire le linceul, peut-être l’image du linceul peut-elle fonctionner aussi comme hologramme186. Sur les photos en négatif de l’image qui nous donnent donc l’équivalent d’un positif, on distingue très nettement deux Pour plus de détails, voir, par exemple, André Marlon et Anne-Laure Courage, op. cit., p, 157-159. Voir aussi j. Jackson dans tes actes du symposium de Rome, p. 365-366. 186 Si mes lecteurs se reportent à mon livre Christ et karma ils comprendront pourquoi cette hypothèse m'intéresse tout particulièrement. 185

bandes noires le long des joues et une barre noire transversale sous le menton. Le même motif se répète, un peu moins nettement, à plus grande distance du visage et donc autour du premier motif. Ces formes géométriques apparaissent naturellement en blanc sur le linceul lui-même, puisqu’il nous donne une image en négatif. Je me rappelle avoir été frappé par la netteté de ce dessin, lors de la dernière ostension du linceul en 1998. L’explication la plus probable nous est fournie par les fouilles archéologiques effectuées dans les tombes anciennes, juives ou chrétiennes, depuis l’Antiquité jusque vers le Moyen Age. On a retrouvé quelques-unes de ces logettes qui encadraient la tête du mort. Les cheveux étaient alors rabattus vers l’extérieur, ce qui donne au visage du Christ l’impression que l’on a affaire à un homme debout. Reste que l’on n’a pas jusqu’à maintenant retrouvé de seconde logette plus grande enserrant la première187. À propos des marques de sang, on a fait une première constatation étonnante : elles sont nettes et abondantes. Le corps, contre toutes les règles, n’a donc pas été lavé avant l’ensevelissement. Or, les lois juives l’exigeaient dans un certain nombre de cas précis : — Si la personne était morte de mort violente avec écoulement de sang 188. C’est le cas.

André Manon et Anne-Laure Courage, op. cit., p. 102 et 216. Cette règle semble bien avoir été observée à travers les siècles jusqu’à nos jours. Voir, par exemple, Maria Grazia Siliato, op. cit., p. 262-265. 187

188

— S’il s’agissait d’un condamné à mort pour crime religieux. C’est le cas. — S’il s’agissait d’un mort exclu de la communauté juive. C’est le cas. — S’il s’agissait d’un mort assassiné par un non-juif. C’est le cas. Le Christ répondait parfaitement à chacun de ces quatre cas189. Là aussi, les découvertes se sont faites en plusieurs étapes. Le fer de l’hémoglobine, soumis à un rayon de lumière ultraviolet, émet une légère lumière fluorescente. C’est ainsi que l’on a pu mettre en évidence la présence de sang à chacune des écorchures repérées sur le corps. Certaines ont même ainsi été révélées qui n’avaient pas encore été remarquées auparavant. Puis, des prélèvements par rubans adhésifs ont été effectués sur des taches présumées de sang : aux poignets, aux bras, aux pieds, à la tête et au côté. L’analyse spectrographique révéla la présence de porphyrine et de méthémoglobine et une analyse chimique permit de confirmer qu’il s’agissait bien de sang. On peut même préciser aujourd’hui qu’il s’agit de sang du groupe AB. Enfin, on a retrouvé aussi, dans le sang lui-même, de la bilirubine, caractéristique chez des personnes qui ont été soumises à d’intenses tortures190.

Voir l’article de Rebecca Jackson dans Sudario del Señor, Actas del Ier Congreso Internacional sobre El Sudario de Oviedo, p. 323-336, plus particulièrement p. 331-332. 190 Pour plus de détails, voir André Marion et Anne-Laure Courage, op. 189

Notons encore que plusieurs de ces taches de sang se présentent comme des grumeaux, sang coagulé, mêlé à la sueur. Si on avait arraché le drap du corps ou essayé de tirer le corps hors du linceul, on aurait nécessairement provoqué la rupture de certains caillots et des fibres auraient été arrachées. Or, on ne constate rien de cela sur toute la surface du linceul191. Le docteur Barbet notait déjà, plus précisément : « Quand on a décalqué un caillot sur un linge et qu’on décolle ensuite celui-ci, une partie seulement du caillot demeure fixée sur le linge ; une autre partie reste sur le support. Il y a donc des trous, des manques dans le portrait du caillot sur la toile. Or, les décalques du linceul sont parfaitement intacts, entiers, reproduisant l’image familière d’un caillot normal. Dans l’état actuel de nos connaissances (je ne préjuge pas de l’avenir), cela est inexplicable scientifiquement192. » Toutes ces traces sanglantes se présentent parfaitement lisibles pour les médecins. « Comment ont-elles pu résister aux manipulations de la descente de croix et de la mise au tombeau ? » se demande le docteur Jean Solas193. Rien aujourd’hui ne permet de l’expliquer. Le corps n’est resté que peu de temps dans le linceul, puisqu’il n’y a pas de traces d’un début de décomposition, mais il en est sorti sans qu’il y cit., p. 93-97. 191 Daniel Ratfard de Brienne, Enquête sur le Saint Suaire, Éditions Claire Vigne, 1996, p. 146-147. 192 Pierre Barbet, La Passion de Jésus Christ selon le chirurgien, Médiaspaul, 1997, p. 57. 193 Jean Solas « Les traces de sang sur le Saint Suaire. Particularités anatomo-pathologiques. Problème de leur transfert», article publié dans les «actes du IIIe symposium scientifique international du CIELT-Nice 1997 », Éditions du CIELT, 1998, p. 87.

ait eu, apparemment, séparation du corps et du drap ! Le corps semble avoir disparu du linceul, dans le linceul194 ! Mais le mystère va encore plus loin. Si, au moment de l’enveloppement du corps dans le linceul, le sang écoulé était déjà sec, il ne pouvait s’imprimer sur le linge. Mais s’il était encore frais, le linge aurait bu ces coulées de sang, et les taches de sang n’auraient plus guère de forme ; tout juste une zone centrale, plus intense, et une sorte de halo tout autour. Ce qui n’est précisément pas le cas ! « Il a fallu obligatoirement, remarque le professeur Antoine Legrand (et c’est là le cœur du problème), que le contact avec le corps cesse “au moment précis” où le sang arrive à un état visqueux (d’une densité comparable à celle de la gelée de groseille) et où il est suffisamment humidifié pour se reporter sur le tissu, mais pas trop pour ne pas s’y étaler195. » Cet épaississement du sang peut se constater parfois, notamment dans le cas de personnes déshydratées par la soif. Mais ce décalque du sang ne peut se produire que dans des conditions très difficiles à maîtriser. Jusqu’à maintenant, les médecins n’y sont pas encore arrivés. Le docteur Jean Solas conclut ainsi son étude : « L’apparition sur le Saint Suaire, après la mort du Christ, de ces traces de sang d’un surprenant réalisme, est, dans l’état actuel de nos connaissances, inexplicable. » Même constatation du docteur Pierre Mérat : « Ce transfert des taches de

André Marion et Anne-Laure Courage signalent l’étrangeté de ce phénomène, op. cit., p. 152. 195 Antoine Legrand, cité par Amaud-Aaron Upinsky dans L’Énigme du Linceul, la prophétie de l’an 2000, Fayard, 1998, p. 137-138. 194

sang sur le linge reste actuellement inexplicable196. » On notera bien les formules prudentes : « dans l’état actuel de nos connaissances » et « actuellement ». Rien n’exclut que l’on puisse un jour trouver enfin le mécanisme qui a permis ce transfert. Il n’en resterait pas moins tout à fait exceptionnel, ce qui suffit pour qu’il constitue par lui-même un signe. On a repéré que, sous les taches de sang, l’image du corps ne continuait pas ; il n’y a pas d’effet de roussissure du lin sous les taches de sang. Il faut donc que le phénomène qui a produit l’image soit venu de l’intérieur du linceul, décollant du corps les taches de sang séché et les imprimant sur le linge en même temps qu’il produisait l’image. Notons encore que les analyses ont prouvé que les taches de sang ne pouvaient pas avoir été appliquées par un peintre qui aurait utilisé du sang humain. Elles proviennent certainement d’un sang frais, qui vient de jaillir 197. « Le sang est entier, tel qu’il sort des veines, sans manipulations. » On a prouvé aussi que, contrairement à certaines hypothèses, aucune peinture n’est venue en raviver par endroits les couleurs.

Les empreintes des plaies et blessures sont d’une précision anatomique extraordinaire. Voici ce qu’en dit le professeur Robert Bucklin, médecin légiste de Los Angeles : « Cette photographie montre des blessures avec une telle clarté et de tels détails qu’un examen médico-légal est rendu possible... Sur 196 197

Jean Solas, op. cit., p. 87. Pierre Merat, ibid., p. 97. MariaGrazla Siliato, op. cit., p. 69.

la joue droite il y a une enflure qui a occasionné la fermeture partielle de l’œil droit. Il y a aussi un endroit sur le nez où il y a une séparation et la fracture possible du cartilage nasal. Sur le bout du nez il y a une contusion, le résultat possible d’une chute où le nez est entré en contact avec un corps dur. Sur le scalp il y a une série de taches de sang, dont l’une a coulé sur le front, présentant la forme d’un 3. Ces taches n’apparaissent pas simplement sur le front et sur tout le sommet du crâne mais aussi à l’arrière du scalp. Elles furent faites par des objets pointus qui se projetaient sous la peau et produisaient un saignement 198. » On a pu repérer que le Christ avait été flagellé avec un flagrum, c’est-à-dire un fouet comportant un manche relié à plusieurs lanières se terminant chacune par deux petites billes de plomb ou d’os. Les marques laissées sur le linceul apparaissent beaucoup plus nettes avec des rayons ultraviolets et l’on a même pu ainsi compter le nombre de coups : environ cent vingt. On a remarqué que les traces de fouet sur les omoplates étaient écrasées, comme par un poids important. C’est très probablement l’empreinte du patibulum, la barre transversale de la croix que le condamné devait porter jusqu’au lieu de son supplice. On a relevé que dans les traces de sang du genou gauche, du talon et du nez, tuméfié et ensanglanté, se trouvait un peu de terre, mêlée au sang. Ce qui suggère fortement des chutes sur

Robert Bucklin, cité par Amaud-Aaron Upinsky dans L'Énigme du Linceul..., op. cit., p. 138. 198

le chemin du Calvaire. Il semble fort possible, comme le suggère l’étude de Horst et Gesine Huismans, que l’œil droit du Christ ait été perforé, probablement par une des épines de la « couronne d’épines » qui était en réalité un véritable casque, et peut-être lors d’une des chutes du Christ sur le chemin de croix199. On a même pu établir que le sang provenant de la grande plaie, au front, a dû couler avant la mort, alors que celui qui provient du côté n’a pu jaillir qu’après la mort. Cette plaie du côté correspond tout à fait aux dimensions d’une lance romaine (48 x 15 mm). Le coup a bien atteint le cœur, mais par le côté droit, ce qui est tout à fait normal de la part d’un soldat romain. Les soldats se protégeaient sur leur côté gauche par un bouclier et se battaient avec leur épée de la main droite. Le côté vulnérable, non protégé, se trouvait donc à droite. La lance a glissé sur la sixième côte et a pénétré par le cinquième espace intercostal. Le docteur Pierre Barbet a reconstitué le trajet qu’avait dû suivre la lance. Elle a probablement rencontré le péricarde, plein de sérosité, et l’oreillette droite, encore pleine de sang. D’où l’écoulement de sang et d’eau, noté fidèlement par saint Jean. Si le coup avait été porté à gauche, il aurait perforé les ventricules qui, sur un cadavre, sont vides de sang. Il n’y aurait eu qu’un écoulement d’eau.

Une comparaison a permis d’établir que l’empreinte était Horst et Gesine Huismans, « Rekonstruktion der Gesichtsverletzungen auf dem Turiner Grabtuch ; wurde das rechte Auge mitverletzt ? », édition des auteurs, Nordenham, Allemagne. 199

bien celle d’un homme mort sur la croix. On a retrouvé, en 1968, pour la première fois, le squelette d’un crucifié. Il s’agit d’un homme jeune, supplicié lors de la première guerre juive, vers l’an 70. Nous avons même son nom : Jehohanan. Le docteur Nicu Haas, de l’université hébraïque de Jérusalem, put reconstituer, par l’examen attentif des os, la façon dont il fut cloué à la croix. Il apparaît ainsi nettement que les clous fixant les mains étaient en réalité plantés dans le poignet. Une trace d’usure par frottement sur le radius, près du poignet, semble bien l’attester. C’est d’ailleurs ce que le docteur Barbet avait déjà deviné vers les années 1930. Le clou traversant le poignet à l’endroit précis dit « espace de Destot » touche alors un nerf qui commande automatiquement le rabattement du pouce sur la paume ; ce qui explique que la marque des pouces n’apparaisse effectivement pas sur le linceul de Turin200. Cependant, ce qui semble certain dans le cas de Jehohanan ne l’est pas forcément dans le cas du Christ. Au dernier congrès scientifique international sur le linceul de Turin, dans cette ville même, du 5 au 7 juin 1998, F. Zugibe fit remarquer que la position spontanée des pouces, lorsqu’on ne cherche pas à prendre quelque chose, se trouve derrière l’index. Il est donc normal qu’ils ne figurent pas sur le linceul. De même le professeur Stefano Cicchetti affirma que le clou aurait très bien pu passer dans le deuxième espace intermétacarpique sans entraîner une déchirure de la main par le poids du corps. On a trouvé aussi comment, probablement, les pieds avaient 200 Ian

Wilson, op. cit., p. 72-76, où l’on trouvera dessin et photographies.

été cloués. Dans le cas de Jehohanan, les deux pieds avaient été traversés sur le côté, à la hauteur des talons. On le sait parce que les os tiennent encore au clou. Mais pour le Christ, comme pour beaucoup d’autres, sans doute, les pieds avaient été appliqués l’un sur l’autre en « flexion plantaire, c’est-àdire dans la position que prennent les danseuses pour faire des pointes ». Alors se dégage un passage qui permet facilement à un clou de passer, sans briser les os 201. Ainsi avaient été respectées, à la lettre, les prophéties, comme saint Jean l’a souligné dans son Évangile (XIX, 3637).

Une constatation particulièrement révélatrice a été faite à partir d’épreuves photographiques. Des études très sérieuses, menées par les professeurs Baima Bollone et Nello Balossino, tous deux de l’université de Turin, ont montré que l’on avait déposé sur les yeux du Christ au tombeau des pièces de monnaie romaines. On distingue mal leur présence sur les reproductions habituelles, mais elles apparaissent nettement sur les photos en relief obtenues par John Jackson, grâce au VP 8 de la Nasa. La présence de ces monnaies n’a rien d’étonnant. Il s’agit d’un usage bien attesté par différentes trouvailles archéologiques. Il s’agit probablement de maintenir ainsi les paupières fermées. Il paraît que cela se fait encore en Russie202.

Dr. Pierre Mérat, « L'enclouage des pieds », article paru dans les actes du symposium de Nice, 1997, op. cit., p. 95-97. 202 André Cherpillod et Serge Mouraviev, Apologie pour le Suaire de Tu201

Depuis cette première découverte, d’autres chercheurs pensent même avoir pu reconnaître ces pièces de monnaie. Francis L. Filas, de l’université Loyola de Chicago a identifié la monnaie de l’œil droit comme étant un dilepton, frappé sous Ponce Pilate entre les années 29 et 32 et marqué du nom de Tibère César. L’image est assez nette. Pendant un certain temps, une faute d’orthographe fit même naître quelque doute : un C au lieu d’un K, pour Kaisaros. Mais, depuis, les archéologues ont retrouvé deux autres pièces semblables avec la même faute. Alan Whanger, grâce à la technique de superposition en lumière polarisée, a relevé 74 points de correspondance entre l’une de ces monnaies et l’image de l’œil droit. Pour l’identification d’une empreinte digitale, 14 points de correspondance suffisent. Pour l’œil gauche, Alan Whanger a noté 73 points de correspondance avec une autre monnaie frappée seulement en l’an 29, en l’honneur de Julia, la mère de Tibère. Enfin, Baima Bollone et Nello Balossino ont identifié, sur le sourcil gauche, une petite monnaie de la seizième année du règne de Tibère, c’est-à-dire des années 29-30203. D’autres recherches confirmeront certainement toutes ces découvertes. Déjà des projets existent qui devraient permettre d’obtenir une meilleure définition des clichés 204. Évidemment, la concordance des dates de ces monnaies avec la rin par deux scientifiques non croyants, Éditions Myrmekia, Paris-Moscou, 1998, p. 139. 203 Pour plus de détails, voir 0. Petrosillo et E. Marinelti, op. cit., p, 107109; ne se trouve pas dans la traduction française. 204 Voir, par exemple : Eric de Bazelaire et Marcel Alonso « Réflexions sur l’encodage de l’image et proposition de recherches à effectuer », dans

date présumée de la mort du Christ est déjà un élément capital. L’origine palestinienne, « sous Ponce Pilate », confirme également le lieu. Un autre point important est à signaler : le métal ne pouvait pas réagir sur le tissu de la même façon que les cellules du corps du Christ. Toute explication de la formation de l’image par empreinte naturelle du corps semble donc impossible. L’hypothèse la plus probable est donc que la roussissure de la toile a été produite par une sorte de rayonnement 205. Enfin, on a également découvert des inscriptions sur le linceul. Il s’agit là de la découverte la plus récente. Autour des années 1980 certains observateurs du linceul avaient commencé à soupçonner l’existence de ces inscriptions. Aujourd’hui, le traitement numérique des images permet d’aller beaucoup plus loin. Les recherches menées par le Père Aldo Marastoni, à Milan, ont été reprises à l’institut d’optique d’Orsay par André Marion et Anne-Laure Courage, à partir de 1994206. Parmi les lettres identifiées, signalons les capitales INNECE, que l’on peut interpréter comme l’abréviation courante dans la langue populaire, nous dit-on, de IN NECEM IBIS. L’inscription reprendrait alors, quasiment, la sentence prononcée : « Tu iras à la mort. » Plusieurs lettres forment nettement le mot « Nazaréen ». Signalons encore le mot « ESOU », que je les actes du congrès de Nice, 1997, p. 7-11. 205 Daniel Raffard de Brienne, « Des monnaies sur tes yeux », dans la Revue internationale du Linceul de Turin, numéro 2, automne 1996, p. 2-5. 206 Voir André Marion et Anne-Laure Courage, op. cit., p. 172-230.

transcris ici en caractères latins et qui pourrait bien correspondre à « IESOUS ». Ces recherches ne font que commencer mais elles se révèlent déjà très prometteuses.

La pièce archéologique la plus étudiée Tout essai d’explication du mystère du linceul, pour être complet, devra rendre compte, non seulement de la formation de l’image du corps mais aussi de celle des monnaies, et également du mécanisme du transfert des traces de sang, qu’il ait eu lieu par le même processus ou par un autre, qu’il se soit produit au même moment ou à un autre. Cependant, en fait, toutes les explications proposées, jusqu’à maintenant, ne concernent directement que la formation de l’image. Le linceul de Turin est certainement, de l’aveu de tous les chercheurs, la pièce archéologique la plus étudiée au monde. Le nombre de tentatives visant à élucider les mystères de cette toile est vraiment incroyable. Les observations faites, les hypothèses échafaudées, les essais concrets de vérification, avec chaque fois quantité de variantes, tout cela forme un ensemble très impressionnant. Et pourtant, jusqu’à maintenant, aucune des explications proposées n’a pu emporter la conviction de l’ensemble des chercheurs. Ni la vaporographie (l’émanation de vapeurs), ni l’application d’un linge sur un gisant de métal chauffé à blanc, ni les empreintes comme celles que l’on trouve dans les herbiers, ni même tout à fait l’idée que le corps se serait transformé en pure énergie dans une sorte d’éclair. Mais, ce qui m’intéresse plus particulièrement dans ces essais d’explication, c’est précisément l’impression qu’ont tous

les scientifiques qui ont étudié le linceul de se trouver devant un mystère. Cela n’exclut d’ailleurs pas du tout qu’on puisse un jour comprendre enfin comment l’image s’est formée et même comment s’est effectué le transfert du sang. Mais il n’en restera pas moins vrai qu’il aura fallu un concours de circonstances rarissimes pour que tant de phénomènes aient pu se produire en même temps et sur le même objet. Ce linceul aura constitué et constituera encore un signe absolument unique, extraordinaire, un vrai « miracle » au vrai sens du mot.

Il est certain que nous n’aurons jamais de preuve absolue et contraignante. Comme le font remarquer certains chercheurs, même si nous avions découvert dans le linceul un manuscrit de Ponce Pilate nous certifiant qu’il s’agit bien du linceul du Christ, il nous serait toujours possible de douter de l’authenticité de ce manuscrit et donc de celle du linceul. Mais il y a une autre façon d’aborder le problème, en posant la question : est-il possible que ce drap ne soit pas le linceul du Christ ? Plusieurs savants statisticiens ont fait des calculs de probabilités. Ils sont partis, bien évidemment, de tout ce que l’on savait déjà du linceul. Ils ont alors procédé par étapes. Par exemple, ils ont calculé combien de possibilités il y avait encore, avec tout ce que l’on sait, pour que ce drap n’ait pas vraiment enveloppé le corps d’un homme mort. Puis, combien de chances il y avait pour qu’il ne s’agisse pas d’un crucifié. Puis, combien de chances pour qu’un autre crucifié ait porté une couronne d’épines, combien de chances pour qu’un autre crucifié, portant une couronne d’épines, ait

reçu après sa mort un coup de lance au cœur, etc. Évidemment, les estimations peuvent varier énormément selon les critères retenus. Elles ne font que donner un ordre de grandeur. Mais, chaque fois, ces statisticiens en sont arrivés à des chiffres absolument astronomiques. Au début de ce siècle, le professeur Yves Delage, agnostique, estimait qu’il ne restait même pas une chance sur dix milliards que le linceul de Turin ne soit pas le linceul du Christ. Plus récemment, et alors que nous savons beaucoup plus de choses sur le linceul, Bruno Barberis, mathématicien de l’université de Turin, pensait qu’il ne restait plus qu’une chance sur deux cents milliards et un autre encore, Giulio Fanti, de l’université de Padoue, une chance sur dix, suivi de cent zéros 207.

Un problème strictement scientifique Là encore, les gens d’Église se montrent trop souvent complexés quand ils reconnaissent qu’ils croient à l’authenticité du linceul. Ils se croient, trop souvent, comme obligés de s’en excuser en ajoutant que c’est, bien sûr, en tant que « croyants » qu’ils se sont laissé entraîner à croire aussi à l’authenticité du linceul. Heureusement, bien des chercheurs ne se réfugient pas derrière cette excuse. Ils sont bien plus qualifiés que moi, parce qu’ils ont une formation scientifique que je n’ai pas, mais je pense qu’ils ont raison. Le linceul contient assez d’informations pour prouver par lui-même, à tout chercheur honnête, croyant ou non, qu’il est bien le linceul

Orazio Petrosillo et Emanuela Marinelli, op. cit., p. 281-282 ; en français, mais seulement pour le premier exemple, p. 416-417. 207

du Christ. La reconnaissance de son authenticité est un problème strictement scientifique et il est pratiquement déjà résolu. Nous savons que le corps est resté peu de temps en contact avec le linceul. Si ce temps avait été plus bref, nous n’aurions probablement pas eu les taches de sang. S’il avait été plus long, nous aurions constaté les traces d’un début de putréfaction. Or, nous l’avons déjà dit, si quelqu’un avait tenté de séparer le corps du linceul, nous aurions des traces d’arrachement de fibrilles, des éclatements de caillots. Il n’y en a pas. Le corps est resté peu de temps dans le linceul et il y a disparu, mystérieusement, fondu, vaporisé, transformé en pure énergie. Ce que la science nous révèle correspond rigoureusement au récit des évangiles et plus particulièrement à celui de saint Jean (XX, 6-7) racontant comment saint Pierre et lui-même arrivèrent au tombeau, le matin du troisième jour, c’est-à-dire, pour nous, le dimanche matin : « Pierre considère le linceul affaissé, et le soudarion, qui était sur la tête de Jésus, non pas affaissé autant que le linceul, mais distinctement enveloppé et enroulé au même endroit. » Cette traduction, que j’emprunte à une étude récente208, explicite un peu le texte mais, me semble-t-il, ne le sollicite pas. Le verbe « keimai » suggère bien quelque chose qui est étendu, à plat, qui gît abandonné. Le linceul n’avait plus la forme bombée, arrondie, suivant la forme du corps. Il gisait, étendu à plat. Mais le suaire qui était auparavant « sur la tête du Christ » (et non sur son visage) ne pouvait pas s’aplatir de Bernard Ribay dans les numéros 8-9 de la Revue internationale du Linceul de Turin, p. 31-32. 208

la même façon, en raison même de sa forme. Il était donc « enroulé » au même endroit. Tout ce que nous raconte, à sa façon, le linceul de Turin ne fait que confirmer le témoignage de Marie de Magdala, au petit matin du « troisième jour », lorsqu’elle trouva le tombeau vide.

2. Le suaire d’Oviedo Les récentes découvertes faites sur le linceul de Turin ont entraîné un regain d’intérêt pour d’autres reliques, liées également à la Passion du Christ. L’une des plus importantes est certainement le suaire d’Oviedo. Ici, le terme de « suaire » est vraiment celui qui convient. Un « suaire » était un peu comme aujourd’hui un mouchoir. On s’en servait pour s’essuyer ou se laver le visage. Il recouvrait aussi normalement le visage des morts, ainsi, par exemple, le visage de Lazare (Évangile de saint Jean, XI, 44). Le suaire d’Oviedo aurait servi à couvrir le visage du Christ. Mais il ne semble pas pour autant que ce soit là le « suaire » dont parle saint Jean et qui se trouvait dans le tombeau. Le « suaire » de l’Évangile se traduirait mieux aujourd’hui par « mentonnière » ou même « serre-tête », comme certains le suggèrent. Le linge conservé à Oviedo, lui, aurait bien servi à recouvrir le visage du Christ, mais seulement quelques instants, de la descente de croix à la mise au tombeau. On sait que l’usage pouvait assez varier. Parfois le visage du supplicié était déjà recouvert pendant qu’on le clouait, parfois lorsqu’il était en croix, parfois seulement après sa mort. Le tout premier congrès scientifique international est encore très récent, puisqu’il eut lieu du 29 au 31 octobre 1994, à Oviedo. Il réunit tout de même cent quarante-sept participants de divers pays et les premiers résultats obtenus sont

déjà significatifs209. Le suaire d’Oviedo est une toile de lin de 83 x 53 cm. Les fils du suaire ont la même composition que ceux du linceul et la grosseur des fibres est identique. Elles ont été filées à la main, dans les deux cas et selon la torsion dite « en Z ». Mais le tissage est différent. Il est en arête de poisson pour le linceul ; la trame, au contraire, est orthogonale pour le suaire. Le suaire se présente aujourd’hui cousu sur une toile de fond, blanche, sans aucune protection. Le tout est présenté dans un cadre d’argent. À première vue, ce linge est assez décevant, quelles que soient les raisons historiques et affectives que l’on ait de le vénérer. 11 n’y a quasiment rien à voir. Le visage du Christ n’y apparaît pas du tout. On ne voit qu’un certain nombre de taches de sang. Il aura fallu les possibilités que donne la science moderne pour commencer à les faire parler. Pour la précision de l’étude, une photo du revers a été divisée en carrés. Il y en a quarante-deux par ligne dans le sens de la longueur et les lignes vont de A à Z dans le sens de la largeur. Les bords, sur deux centimètres de large, présentent des petits trous. Le linge fut en effet longtemps cloué avec des clous d’argent avant d’être cousu sur la toile de fond. Les plis ont une grande importance pour l’étude du suaire. Le pli principal correspond à peu près à l’axe central, mais un peu décalé, ce qui fait que l’un des pans dépasse un peu Sudario del Señor, Actas del I Congreso Internacional sobre El Sudario de Oviedo, 1996, Éditions de la cathédrale basilique métropolitaine d’Oviedo. 209

par rapport à l’autre et donc que certaines taches, se trouvant en extrémité du pan le plus long, ne se retrouvent pas sur l’autre. Mais il y a encore beaucoup d’autres plis, suivant des axes différents. Certains sont horizontaux, d’autres diagonaux, ce qui explique qu’à certains endroits nous ayons affaire à des groupes de taches symétriques et qu’à d’autres endroits certaines taches n’aient pas leur correspondant symétrique. Enfin, pour compliquer le tout, certains plis ne datent certainement pas de l’événement lui-même mais appartiennent plutôt à l’histoire postérieure du suaire210. Quantité de photos de ce linge ont déjà été tirées. À lumière normale, à l’infrarouge, à l’ultraviolet, par transparence, avec lumière rasante. Les images obtenues ont fait l’objet de traitements électronique, dynamique, etc. Pour vous donner un exemple de ce travail, je vous dirai que pour le seul jour du 24 mai 1985, cent quatre-vingts photos ont été réalisées en lumière normale et cent quarante-quatre à l’infrarouge211.

De Jérusalem à Oviedo Un des aspects les plus importants de ce linge est que son histoire est relativement bien connue, du moins à partir d’une date déjà assez ancienne. Cependant, comme toujours, ce sont les premières années, pourtant capitales, qui sont le moins bien documentées. Il nous faut nous contenter, là, de Guillermo Heras Moreno, «Descripción general del sudario de Oviedo», dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 41-53, et Maria Teresa Ramos Almazán, E sudario de Oviedo: otros elementos, ibid., p. 177-183. 211 Jorge-Manuel Rodriguez Almenar«Otros datos históricos sobre el sudario », dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 122. 210

textes très anciens, mais qui ne présentent pas la rigueur d’actes notariés. Donc, selon la Tradition212, (transmise notamment par Pelage, évêque d’Oviedo au XIIe siècle213), dès les premières années du christianisme, un certain nombre de reliques du Christ et de la Vierge Marie auraient été gardées par les apôtres dans un coffre de cèdre, l’« Arca Santa ». Devant l’invasion de la Palestine par Chosroès II, roi des Perses, en 614, le prêtre Philippe aurait été chargé de transporter l’Arca Santa à Alexandrie. Mais, les Perses envahissant l’Afrique, les reliques furent évacuées à travers l’Afrique du Nord et, finalement, au-delà du détroit de Gibraltar, jusqu’à Carthagène, où elles furent reçues par saint Fulgence, évêque d’Ecija. Celui-ci les remit à saint Léandre, évêque de Séville. Son successeur à Séville, saint Isidore, est bien connu des historiens. On pourrait très légitimement douter d’une reconstitution de l’histoire du suaire, car le premier témoignage de son existence ne serait pas antérieur au XIIe siècle. Or, on a retrouvé, au XVIIIe siècle, toute une série de lettres de saint Braulio, évêque de Saragosse et ami de saint Isidore. Dans l’une d’elles, datant de 620-650, saint Braulio fait allusion à la découverte « des linges et du linceul dans lequel le corps du Christ a été enveloppé ». C’est à cette époque-là que l’Arca Santa arriva à Séville. C’est saint Ildefonse, disciple de saint J'emprunte tous ces renseignements à l’article de Jorge-Manuel Rodriguez Almenar, ibid., p. 113-127. 213 Mark Guscln, « The sudarium of Oviedo : its history and relationship to the shroud of Turin », dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 197201. 212

Isidore, qui, devenu évêque de Tolède, emporta les reliques et leur coffret pour les mettre à l’abri dans la capitale du royaume hispano-wisigothique. La présence de l’Arca Santa est attestée dans cette ville au début du VIIe siècle. Dans la première moitié du VIIIe siècle, toujours pour fuir l’avance musulmane, l’Arca Santa est transportée vers le nord, dans les Asturies, où elle arrive, selon les bons auteurs, entre 812 et 842. Le coffre de cèdre, entretemps, a été remplacé par un coffre de chêne. Cependant, nous n’avons pas trace d’un inventaire qui aurait pu être effectué à cette occasion. Ce coffre va rester fermé pendant plusieurs siècles encore, entouré d’un immense respect, mais fermé. Nous possédons quand même toute une série de textes se rapportant aux reliques et à leurs gardiens, en 847, 906, 908, 1006, 1044, 1056, 1128214. Mais, avant ce dernier témoignage, un événement considérable est intervenu : En 1075, le roi Alfonse VI visite Oviedo. On ouvre alors le coffre et on dresse l’inventaire des reliques qu’il contient. Le roi ordonne que l’on recouvre d’argent le coffre de chêne. Sur le couvercle, une inscription, au repoussé, donne la date de réalisation de cette œuvre, 1113, ainsi que la liste des reliques, parmi lesquelles est mentionné « le Saint Suaire de N.-S. J.-C. » Depuis, plusieurs autres inventaires ont été faits dont nous avons les listes, notamment de celui effectué à la fin du XVIe Vicente José Gonzalez García « Las reliquias de la cámara santa y el santo sudario », dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 101-112. 214

siècle, sur ordre de l’évêque d’Oviedo. Un texte de 1765 montre bien que, pour le roi, la continuité de la présence du suaire à Oviedo ne faisait aucun doute. Les pèlerins qui allaient à Saint-Jacques-de-Compostelle (Santiago) faisaient généralement un petit détour en franchissant les monts Cantabriques pour aller vénérer le suaire à la cathédrale SaintSauveur (Salvador) d’Oviedo. Il y avait même alors un dicton qui souligne bien l’importance que l’on accordait au suaire : « Qui va à Santiago mais non à Salvador, honore le serviteur et néglige le Seigneur215. » Aujourd’hui le suaire est donc conservé à la sacristie de la cathédrale d’Oviedo. Il n’est exposé à la dévotion des fidèles que le Vendredi saint et dans l’octave de la fête de la SainteCroix.

La confirmation par les pollens On pourrait cependant avoir encore des doutes sur la fiabilité des rares documents que nous avons sur l’histoire de ce linge. Mais, là aussi, les pollens retrouvés sur le suaire sont d’un très grand secours. En 1979, le même Max Frei, auquel on doit les prélèvements de pollens les plus complets sur le linceul, effectua un travail similaire sur le suaire. Il trouva les pollens de six plantes dont on trouve également les traces sur le linceul, dont deux caractéristiques de la Palestine ; d’autres pollens, qui ne se retrouvent pas sur le linceul, correspondent à des plantes de l’Afrique du Nord ; aucun pollen de plantes propres à la Turquie où à l’Europe, alors qu’ils 215 « Quien va a Santiago y no al Salvador, honra al siervo y deja al Señor.»

sont si abondants sur le linceul216. Là aussi, les spécialistes se montrent très critiques à propos des travaux de Max Frei sur le suaire. Cependant, d’autres prélèvements ont été effectués depuis, notamment par Montero et Pintado qui ont répertorié ainsi trente types de pollens différents, lesquels ont été ensuite étudiés par Carmen Gómez Ferreras217. Ces analyses ont confirmé, à tout le moins, que le suaire provenait bien du bassin méditerranéen. Mais, si l’on tient compte de ce que les découvertes les plus récentes ont finalement confirmé les résultats de Max Frei pour le linceul, il est permis d’espérer que d’autres études sur le suaire viendront corroborer ses conclusions sur celui-ci.

Les recherches du professeur Villalain Ce fut un long et patient travail de reconstituer à peu près comment le suaire fut utilisé et dans quelles circonstances. La première étape, pour le docteur Villalain, professeur émérite de médecine légale à l’université de Valence, en Espagne, fut de prouver qu’il s’agissait bien de sang, puis de sang humain, enfin de déterminer à quel groupe sanguin il appartenait : le groupe AB218. Soulignons qu’il s’agit du même groupe que le sang trouvé sur le linceul. L’opération suivante fut de tenter de rendre compte de la Jorge-Manuel Rodríguez Almenar, « otros datos históricos sobre el sudario », dans Sudario del Señor..., p, 121-122. 217 Voir les articles de Felipe Montero Ortego et de Carmen Gómez Ferreras dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 67-82 et 83-90. 218 José Delfín Villalain Blanco, « Estudio hematológico forense realizado sobre el “Santo Sudario" de Oviedo», dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 131-176; en particulier p. 139-141. 216

couleur très délavée de ces taches. Après de nombreux essais de dilution de sang sur un linge de lin semblable, le docteur Villalain en arriva à préciser que ces taches étaient constituées de sang pour un sixième. Cependant, dans la zone centrale, correspondant au nez et aux narines, certaines parties de ces taches présentent une couleur plus intense. C’est qu’à ces endroits l’écoulement s’est fait par vagues successives dont les contours sont d’ailleurs très nets. Ce qui suppose que les premiers écoulements étaient déjà secs lorsque les suivants se produisirent. Il y eut ainsi au moins quatre écoulements successifs. Des mesures effectuées avec un densitomètre l’ont confirmé219. Le docteur Villalain a alors cherché à reconstituer à peu près comment les choses avaient pu se passer. Les premiers essais où le sang était dilué avec un sérum physiologique salin n’étaient pas concluants. Villalain poussa alors la reconstitution plus loin. On sait que les crucifiés mouraient probablement par asphyxie. Or, dans ce cas, se produit un œdème des poumons avec formation d’un liquide spécifique. Si le corps subit ensuite des chocs, ce liquide peut sortir par les narines. La plupart des taches visibles sur le suaire dans cette zone centrale sont de cette nature. Villalain dilua donc du sang frais avec le liquide provenant des poumons d’un homme mort qui avait souffert, lui aussi, mais pour d’autres raisons, d’un œdème pulmonaire, et, cette fois, le résultat fut tout à fait convaincant. Le halo produit comportait de petites Pier Luigi Baima Bollone et collaborateurs, « Risultati della valutazione dei rilievi e degli esami su alcuni prelievi effettuati sul sudario di Oviedo il 24 maggio 1985 ed il 7-8 maggio 1994 », dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 398-399. 219

pointes dans le sens de l’écoulement et de petits grumeaux, exactement comme sur le suaire. L’étude très précise de ces taches permet de situer parfaitement la pointe du nez et la forme des narines. Villalain pense même, d’après la forme des taches correspondant à ces vagues successives, pouvoir reconstruire, à chaque fois, la position des doigts qui essayaient d’arrêter l’écoulement. Cette idée de vouloir à tout prix arrêter les saignements s’explique dans le contexte juif où le sang est, à la fois, en relation avec l’esprit vital et source d’impureté. Le docteur Villalain poussa la recherche encore plus loin, à l’aide d’abord d’une tête en plâtre munie de petites sondes aboutissant aux narines et à la bouche, puis avec une tête transparente en verre, munie du même système de petits tuyaux, mais montée sur un pied métallique avec une rotule permettant de donner à cette tête n’importe quelle position, celle-ci étant chaque fois mesurée parfaitement. Cet ingénieux système lui permit de constater que toutes ces taches n’avaient pas pu se former dans les mêmes circonstances, dans la même position de la tête. Dans une première phase, la tête du Christ, déjà mort, devait être inclinée vers l’avant et légèrement sur sa droite. Le sang et le liquide pleural, sortant par les narines, avaient alors imprégné la barbe et les moustaches. Dans une deuxième phase, le corps devait se trouver à l’horizontale, à plat ventre, la tête face contre le sol, mais toujours un peu inclinée vers la droite. S’étaient alors formées les taches le long du nez, des joues et jusqu’au côté droit du front ; il n’y a pas de trace de sang côté gauche du front.

Les blessures dues à la couronne d’épines ne pouvaient pas être atteintes directement tant que le Christ était en croix et portait ce casque d’épines. Quand la tête fut dégagée de ces épines, l’essentiel du sang qu’elles avaient fait couler était déjà séché et ne s’est pas imprimé sur le suaire. Plusieurs petites taches ponctuelles se sont cependant formées, notamment à la base du cou. Le processus de leur formation n’a certainement pas été le même. Les premiers essais de reproduction se soldèrent par des échecs, jusqu’à ce que le docteur Villalain comprît que ces taches venaient probablement de saignements antérieurs à la mort et qu’il fallait donc essayer de les reproduire, non plus avec du sang provenant de cadavres mais avec du sang frais. Villalain utilisa alors son propre sang et, cette fois, il obtint sans difficulté les mêmes caractéristiques que sur le suaire. D’après ses essais d’imprégnation, le suaire dut être appliqué sur ces plaies environ une heure après l’écoulement du sang. D’autres taches encore ne semblent pouvoir s’expliquer que par application sur des cheveux ensanglantés... De tout cela, il résulte que le corps, déjà mort, dut rester en position verticale, c’est-à-dire sur la croix, pendant environ une heure, la tête inclinée de 70 degrés vers l’avant et de 20 degrés vers le côté droit, et donc, pratiquement, appuyée sur l’épaule droite, le bras droit étant étiré vers le haut, ce qui explique que le suaire n’ait pas pu être appliqué sur cette partie. C’est alors que se sont constituées les taches les plus anciennes. Le corps fut ensuite descendu de la croix et allongé par terre, sur le ventre, le front appuyé sur une surface dure, et resta dans cette position environ une heure à nouveau.

Ainsi se seraient formées les deuxièmes empreintes. Les troisièmes ont dû apparaître plus tard, lorsque quelqu’un a essayé d’arrêter l’écoulement de sang et de sérum qui venait des narines. Enfin, le corps a dû être retourné, toujours allongé, mais sur le dos. Les dernières macules ont pu se former lors du transport du corps vers le tombeau.

Le suaire et le linceul L’analyse chimique du suaire a révélé toute une série de contaminants inorganiques que l’on avait déjà détectés sur le linceul : calcium, potassium, silicium et soufre. Cela suggère que les deux linges ont dû être soumis au même traitement220. Les caractéristiques des deux visages correspondent. Il s’agit d’un homme au type juif très marqué. La longueur du nez est exactement la même : huit centimètres. La barbe se divise en deux petites pointes, la gauche étant plus fournie que la droite, sur les deux linges. Le cartilage du nez est cassé sur le suaire comme sur le linceul. La grande tache de sang en forme de 3 inversé sur le front du Christ figure sur le linceul, pas sur le suaire. Le sang devait déjà en être séché quand on appliqua le suaire sur le visage du Christ en croix. Il en est de même, nous l’avons vu, pour une grande partie des plaies dues à la couronne d’épines. Elles sont beaucoup plus abondantes sur le linceul que sur le suaire. Un autre détail se retrouve également sur les deux linges, Felipe Montero Ortego, «Sudario de Oviedo, descripción química y microscópica, elementos encontrados », dans Sudario del Señor... op. cit., p. 67-82. 220

même s’il est généralement resté inaperçu. À dire vrai on ne peut le remarquer que sur certaines photos. Il s’agit d’un flux important de sang grumeleux sur le côté droit de la barbe. Cela s’explique parfaitement en fonction de l’inclinaison à droite de la tête du Christ encore en croix, et surtout si l’on admet, avec la plupart des spécialistes, que le Christ s’est parfois appuyé sur le clou de ses pieds pour respirer et même, au moins une fois, pour parler 221. Or, d’après les Évangiles, le Christ fut crucifié entre deux larrons et, d’après la tradition, le « bon larron » se trouvait à sa droite. Nous aurions donc peut-être ainsi une trace encore visible du moment où le Christ s’adressa au bon larron pour lui dire : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui, avec moi, tu seras en Paradis.» Mais la comparaison entre les deux linges peut aller beaucoup plus loin. Mgr Ricci avait déjà noté la coïncidence entre de nombreuses traces de sang. Cependant, l’image du suaire provenait d’un linge enroulé sur la tête du mort, tandis que celle du linceul s’était formée sur une surface relativement plane. De plus, sur le suaire, la partie autour des narines ayant été pressée pour arrêter le sang, le linge une fois déployé faisait nécessairement apparaître le visage trop large. Ces différences de formation des deux images donnèrent lieu à de savants calculs mathématiques222.

Giulio Ricoi, «Comparación morfológica entre las huellas microscópicas del sudario y las anatómicas de la faz sindónica», dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 363-368. 222 Miguel Ángel Hacar Benitez, « Sudario de Oviedo, análisis matemático de las manchas », et Ángel del Campo Francés, même titre, dans Sudario del Señor..., op. Cit., p. 191-202 et 203-209. 221

Néanmoins, par superposition d’images polarisées du suaire et du linceul, Alan Whanger a pu préciser cette découverte capitale. En fait, pour le seul visage, plus de soixante-dix taches de sang coïncident et, pour le crâne et la nuque, plus de cinquante223. La conclusion s’impose : c’est bien le visage du même supplicié que les deux linges ont recouvert. Cependant, ce n’est probablement pas par le même processus que les images du linceul et du suaire se sont formées. On sait que les taches de sang du suaire ne contiennent pas d’informations tridimensionnelles comme l’image du linceul224. Ajoutons que les études scientifiques sur le suaire sont encore très incomplètes. À la fin du premier congrès international consacré au suaire, les principaux chercheurs ont dressé une liste impressionnante d’expériences et de tests à réaliser. Mais je crois que, déjà, le linceul et le suaire se confirment mutuellement de manière très nette.

Alan D. Whanger et Mary W. Whanger, « A comparison of the sudarium of Oviedo and the shroud of Turin using the polarized image overlay technique », dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 379-381. Voir aussi le résumé de Mark Gusein « The sudarium of Oviedo : Its history and relationship to the shroud of Turin », dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 197-201. 224 Pier Luigi Baima Bollone, Nello Balossino, Mario Moroni et Stefano Zaca, « Risultati della valutazione del rilievi e degli esami su alcuni prelievi effettuati sul sudario di Oviedo il 24 maggio 1985 ed il 7-8 maggio 1994», dans Sudario del Señor..., op. cit., p. 387-412. 223

3. La tunique d’Argenteuil La meilleure description que nous ayons de la tunique225 se trouve dans le procès-verbal établi le 14 septembre 1932, en préparation de l’ostension de 1934. L’ouvrage de François Le Quéré que j’utilise ici en donne les principaux extraits, mais je suis obligé de ne vous en présenter qu’un résumé. Nous le verrons au cours de ce bref exposé, le plus probable est qu’il s’agit de la tunique que le Christ a portée, après la flagellation et la scène de dérision, et tout au long du chemin du Calvaire. « Après s’être moqués de lui, nous dit l’Évangile de saint Marc, ils lui enlevèrent le manteau de pourpre et lui remirent ses vêtements, puis ils le firent sortir pour le crucifier. » La tunique, dans son état actuel, est incomplète et comporte beaucoup de trous. Elle est maintenant cousue sur une étoffe de soie blanche. Elle se compose de plusieurs morceaux. La pièce principale constitue tout le dos, l’encolure, les épaules, les manches et la partie supérieure du devant, sur la poitrine. Trois autres morceaux complètent le devant. La partie principale mesure, de l’encolure jusqu’en bas du dos, 0,95 m, et entre les extrémités des deux manches 1 m. Les manches n’ont plus que 10 cm de long. La partie du devant qui subsiste est très réduite. Elle ne mesure plus, de l’échancrure du cou Je dois tous mes renseignements sur cette tunique au seul ouvrage actuellement disponible sur cette relique : La Sainte Tunique d’Argenteuil, par François Le Quéré, Éditions Fr.-X. de Guibert, 1997. 225

au bas de ce qui reste, que 0,31 m. Deux morceaux de 35 cm de long prolongent un peu le devant de chaque côté. Il manque donc une large partie du devant, entre ces deux morceaux. Les descriptions anciennes donnaient une longueur supérieure, même pour le dos (1,48 m), ce qui nous permet de savoir que toute une bande de tissu manque actuellement au bas de la tunique, sur le dos comme sur le devant. La tunique est tissée de laine, colorée en brun foncé. Il ne s’agit pas de pourpre mais d’éléments ordinaires, utilisés alors couramment : garance et, peut-être, mordant de fer. Des taches plus sombres semblent bien correspondre à du sang. Un examen minutieux de la tunique permet de se rendre compte qu’elle était bien primitivement « inconsutile », c’est-à-dire sans couture, tissée d’un seul tenant, y compris les manches. Il s’agit d’un procédé de tissage particulier dont, paraît-il, la technique ne s’est pas perdue en Orient.

La tunique tirée au sort Le premier texte à mentionner, parmi les linges de la Passion du Christ, une tunique, c’est évidemment l’Évangile de saint Jean : « Lorsque les soldats eurent achevé de crucifier Jésus, ils prirent ses vêtements et en firent quatre parts, une pour chacun. Restait la tunique. Elle était sans couture, tissée d’une seule pièce depuis le haut. Les soldats se dirent entre eux : ne la déchirons pas, tirons plutôt au sort à qui elle ira. En sorte que soit accomplie l’Écriture : Ils se sont partagé

mes vêtements, et ma tunique ils l’ont tirée au sort226. » L’usage était, en effet, de laisser à leurs bourreaux les vêtements des condamnés. Si, parmi ceux-ci, saint Jean cite plus particulièrement la tunique, c’est en premier lieu, comme il le dit, parce qu’il y voit l’accomplissement des Écritures. Mais c’est peut-être aussi parce qu’il sait qu’elle est conservée et veut préciser, comme témoin pour les générations futures, d’où elle vient. Encore une fois, ce sont les recherches scientifiques qui nous permettront peut-être un jour de savoir, avec une certitude raisonnable, si cette relique est authentique. Car, malheureusement, une fois de plus, l’histoire de cette relique est très incertaine, du moins jusqu’à son apparition à Argenteuil. Il y a bien quelques documents anciens, mais ils sont embrouillés, incohérents. Grégoire de Tours, mort en 594, raconte qu’il a appris que la tunique avait été conservée et se trouverait dans un coffre de bois à Galatha, à environ 150 milles de Constantinople. Frégédaire, mort vers 658, prétend qu’elle se trouvait à Jaffa, près de Jérusalem et que, finalement, plusieurs évêques la transportèrent solennellement à Jérusalem. Ils ne peuvent avoir raison tous les deux. Est-ce Grégoire de Tours qui a confondu Galatha, en Bulgarie, et Galata, quartier de Constantinople au nord de la Corne d’or ? Il est vrai que, de toute façon, les empereurs byzantins avaient une tendance très marquée à rassembler dans leur capitale toutes les reliques qui pouvaient apparaître quelque part à leur portée. 226

19.

Évangile de saint Jean, XIX, 23-24 ; avec allusion au psaume XXII,

Une tradition ancienne veut que la tunique ait été donnée par Charlemagne à sa fille Théodrade, abbesse du monastère d’Argenteuil. Charlemagne lui-même l’aurait reçue en présent de l’impératrice Irène de Constantinople. Malheureusement, jusqu’à maintenant aucun texte faisant état de ce cadeau n’a pu être retrouvé. Le fait n’est cependant pas invraisemblable, car nous savons qu’il y eut des tractations pour la conclusion éventuelle d’un mariage entre Charlemagne et cette impératrice. Des légats ont été envoyés à Constantinople et ils sont revenus en avril 803, « chargés de présents religieux et de souvenirs de la Passion », nous racontent les « Annales des Francs ». Eginhard, l’historien du règne de Charlemagne, précise que l’empereur reçut ainsi divers cadeaux, à Aix-la-Chapelle, à Salzbourg et à Rome. Or, un vieux martyrologe d’Argenteuil explique que l’on célèbre chaque mois un service pour le repos de l’âme de Charlemagne, « en mémoire des bienfaits dont il a enrichi le monastère et spécialement la Tunique sans couture de Notre-Seigneur JésusChrist qu’il apporta de Rome ». Tout cela semble indirectement confirmé par un passage de la chronique de John Flete, prieur de l’abbaye de Westminster de 1457 à 1465. Énumérant les reliques que possède son abbaye, John Flete cite parmi elles une parcelle de la Sainte Tunique d’Argenteuil, cadeau de Charles le Chauve. Il y a quand même une difficulté, mais peut-être pas insurmontable. Nous avons un texte de 958 qui mentionne « la tunique vénérable » comme étant présente à Constantinople. Il s’agit de la lettre de l’empereur Constantin VII Porphyrogénète à ses armées, où il leur annonce, comme nous l’avons déjà vu, qu’il va leur faire parvenir, pour les protéger, une

eau consacrée par son contact avec différentes reliques, parmi lesquelles il cite le linceul et « la tunique vénérable ». Mais quelle était cette eau ? Et ce « contact » ne pouvait-il pas avoir eu lieu bien des années auparavant ? Ou la tunique dont il est question dans ce texte est-elle une autre tunique ? Peut-être celle de Trêves qui a des chances, semble-t-il, d’être, elle aussi, authentique, mais sans lien avec la Passion? Vers l’an 850, les Vikings détruisirent le monastère et les religieuses durent l’abandonner. Les bâtiments restèrent en ruine jusqu’en 1003. La mère de Robert II le Pieux entreprit alors de restaurer l’abbaye. Les religieuses bénédictines revinrent, mais, depuis le raid des Normands, plus personne ne parla de la tunique. C’est dans ce monastère que la célèbre Héloïse fut élevée. Après le drame de sa liaison avec Abélard, c’est là qu’elle revint, en 1120. En 1123, elle fut élue prieure, mais sous son gouvernement la règle de saint Benoît ne fut pas très strictement observée. En 1129, des moines remplacent les religieuses. Ce sont eux, semble-t-il, qui retrouvèrent la tunique. En 1156, Hugues, archevêque de Rouen, se rend à Argenteuil, entouré de nombreux évêques, abbés de monastère, dignitaires du royaume, et en présence du roi des Francs luimême. Il instaure alors solennellement, par une charte, la dévotion à la sainte tunique. Cependant, nous nous trouvons devant le même problème que nous avons rencontré pour le linceul. La relique est reconnue, mais non pour ce qu’elle est vraiment. Le texte latin parle de « cape de l’enfant Seigneur Jésus » et de « vêtement ». Robert de Thorigny, abbé du Mont-Saint-Michel, écrit dans ses chroniques : « Dans un

bourg près de Paris, au monastère d’Argenteuil, a été trouvée par révélation divine la cape de notre Sauveur. Elle est sans couture et de couleur roussâtre. Comme l’indiquaient des lettres trouvées avec elle, elle avait été faite par la glorieuse Mère du Sauveur, alors qu’il était enfant. » Ajoutons que, d’après la légende, cette « cape » grandissait en même temps que l’enfant. Cependant, comme pendant longtemps pour le linceul, si l’identification n’était pas encore correcte, la dévotion n’en grandissait pas moins. En 1544, François I er permettait à la ville de s’entourer de remparts pour mieux défendre le monastère « où repose le très sacré et précieux reliquaire de la Robe inconsutile de Notre Sauveur et Rédempteur JésusChrist ». Mais le 12 octobre 1567, les remparts n’ont pas suffi contre les huguenots. Cette fois, ce sont les calvinistes que la relique dérange. Le monastère est détruit, les églises de la ville incendiées et les reliques et ornements pillés. La tunique leur échappe. Henri III veille à la reconstruction du monastère. En 1791, tous les biens du monastère devant être saisis, la relique est transportée dans l’église paroissiale. En 1793, au pire de la tourmente révolutionnaire, le curé de la paroisse, pour mieux sauver la relique, en découpe plusieurs morceaux qu’il confie à diverses personnes et en enterre la partie principale. En 1795, libéré de prison, il revient dans sa paroisse et déterre la tunique. En 1804, le culte de la tunique est rétabli ; en 1844, la relique est installée dans un nouveau reliquaire ; en 1854, un nouveau fragment, après tant d’autres, en est coupé sur la demande de Pie IX qui voulait

absolument en avoir un morceau à Rome. En 1892-1893, sont entrepris les premiers examens scientifiques. En 1932, en vue d’une ostension prévue pour 1934, un procès-verbal décrivant la tunique est rédigé. De plus, l’évêque de Versailles envoie un vicaire général à Konnersreuth, auprès de Thérèse Neumann, pour lui soumettre un fragment de la tunique. On sait peut-être, en effet, qu’un des dons particuliers de Thérèse Neumann était la « hiérognosie », c’est-à-dire la faculté, par simple contact, de reconnaître si une relique est authentique et éventuellement de donner tout son parcours. Le vicaire général avait apporté aussi trois reliques de la croix, réputées authentiques. Mais, à leur contact, Thérèse n’eut aucune réaction. En revanche, quand il lui présenta dans une enveloppe fermée les fragments de la tunique, elle s’en saisit aussitôt, serrant l’enveloppe contre son cœur et rayonnant de joie. La dernière ostension de la relique avait eu lieu en 1934. Une autre, en principe, était prévue cinquante ans après, en 1984. Cependant, parmi les prêtres, ce n’était pas l’enthousiasme. On discutait ferme encore entre l’évêché et la paroisse pour savoir si une telle démonstration était bien opportune, lorsque, le 13 décembre 1983, le curé de la paroisse s’aperçut que la relique avait été dérobée dans la nuit. L’événement eut un retentissement, non seulement en France mais à l’étranger, qui surprit beaucoup le clergé. Finalement, après un coup de fil mystérieux et une promesse de secret absolu, la tunique fut rendue, intacte. L’ostension eut lieu pendant la Semaine sainte de 1984 et attira environ 11 000 pèlerins par jour.

Les recherches scientifiques Des recherches scientifiques ont été entreprises à la fin du XIXe siècle et poursuivies au début du XX e. Malheureusement, elles ont été interrompues depuis, malgré des résultats très prometteurs. En 1980, deux laboratoires américains, de Pasadena et de Los Alamos, firent à l’évêché de Versailles des propositions d’examens très complets de la tunique. Ils ne reçurent jamais de réponse. Mais, le 14 novembre 1998, eut lieu une première table ronde scientifique, organisée par le COSTA (Comité Sainte Tunique d’Argenteuil), et, depuis, les recherches scientifiques ont repris. Les premiers prélèvements et les premières analyses chimiques et examens au microscope remontent à 1892227. Les fibres sont bien de laine. Il s’agit d’un tissu souple et léger ; les fils sont d’une grosseur très régulière, ce qui est étonnant pour un travail entièrement manuel. Le métier à tisser devait être très primitif, même si le résultat est remarquable. La teinte, brun-rouge foncé, n’est pas naturelle mais provient d’une teinture. Tout cela correspond parfaitement aux tissus coptes chrétiens retrouvés dans des tombes des II e et IIIe siècles de notre ère. Ces examens ont été menés par les Manufactures nationales des Gobelins et de Beauvais. Les premiers examens sérieux, chimiques, microscopiques et spectroscopiques des taches de sang, datent de 1892, comme pour le tissu. Ils ont été menés par le Laboratoire de recherches appliquées à la médecine et à l’hygiène, à Paris, et par un membre de la Société chimique de Paris. Seul nous 227

François Le Quéré, op. cit., p. 81 et suivantes.

intéresse ici le résultat : « Nous avons trouvé quelques globules rouges de sang inaltérés. Le nombre de ces éléments et leur forme caractéristique sont suffisants pour établir l’existence de taches de sang. » Le procès-verbal de 1932 donne une description déjà assez précise de ces taches. « Trois grosses taches sont particulièrement apparentes dans la région dorsale de la Sainte Tunique... L’une, placée à 25 cm de l’encolure, mesure environ 15 cm de largeur sur 9... Plus bas, dans la région lombaire, se trouvent deux autres taches ; l’une mesure 14 cm de largeur sur 10... l’autre tache semble continuer la première à droite et au-dessous. Elle mesure 9 cm de largeur sur 8... » Mais il y a encore d’autres taches plus petites et moins visibles : « On peut compter ainsi environ quatre taches sur l’épaule droite, une sur l’épaule gauche, quelques autres vers la base dorsale du vêtement et sur la partie droite de la poitrine. » Le chanoine Breton, alors curé de la paroisse, a pu contempler la tunique tout à loisir lors des photographies prises avec de nombreux projecteurs. Les taches de sang lui sont alors apparues si nombreuses qu’il lui a semblé que la tunique en était couverte et parfois sur plusieurs épaisseurs. Certaines, dit-il, étaient très noires. Les médecins les expliquaient par l’éclatement et l’écrasement de nombreux caillots de sang. Lors du procès-verbal de 1932, des photographies en infrarouge permirent de repérer avec exactitude quantité de plus petites taches de sang correspondant à des blessures multiples. En 1934, le chanoine Parcot, qui travaillait aussi sur le linceul de Turin, en liaison avec le docteur Barbet et Antoine Legrand, publia un livre avec des croquis où figurait l’emplacement de ces taches.

Depuis ces premiers examens, une cartographie précise a pu être établie et publiée228. La superposition des taches de sang de la tunique et de celles du linceul a été faite. Ces travaux ont été exécutés à Orsay avec des moyens informatiques permettant une analyse très fine. Les documents photographiques ont été numérisés et optimisés par ordinateur. « Les zones du tissu imprégnées de sang sont alors apparues plus nombreuses, plus larges, et certaines à des emplacements légèrement différents de celles qui avaient été trouvées en 1934. Les zones tuméfiées semblaient former deux axes se coupant à angle droit, chacun atteignant environ vingt centimètres de largeur. Ces traces suggèrent donc que, contrairement à ce que l’on croyait jusqu’ici, le Christ aurait porté toute la croix, la poutre verticale reposant sur son épaule gauche, la poutre transversale reposant sur l’épaule droite. Les Évangiles, dans leur langage très simple et direct, parlent d’ailleurs d’une croix. Des reconstitutions ont été faites, avec un homme de la taille correspondant à celle de l’homme du linceul, et une tunique aux dimensions de celle d’Argenteuil. On a pu observer alors les plis qui se formaient spontanément lorsque l’homme portait une croix semblable en marchant. Cela permit de réaliser la superposition des deux tissus, le linceul et la tunique, dans de bien meilleures conditions. C’est alors que la correspondance des blessures dont les deux tissus portent la trace apparut évidente.

Je reprends ces dernières informations de l’article d’André Marion : « Du linceul de Turin à la tunique d'Argenteuil », dans le numéro 10 de la Revue internationale du Linceul de Turin, automne 1998, p. 21-26. 228

Tout cela est encore trop peu, sans doute. Mais désormais les recherches sont à nouveau en marche et tous les espoirs sont permis.

4. La coiffe de Cahors Il s’agit d’une autre relique, appelée souvent « suaire » et plus familièrement « Sainte-Coiffe229 ». C’était en réalité très probablement une mentonnière. En voici une description générale : « Elle a la forme et les dimensions d’un serre-tête taillé pour s’adapter tout juste à la tête d’un homme, ne laissant à découvert que le visage, depuis le milieu du front jusqu’au menton. Au toucher, la Sainte-Coiffe paraît ouatée. Elle se compose de huit linges très minces, superposés, d’inégale étoffe, chacun d’une seule pièce, cousus l’un sur l’autre de façon à paraître n’en former qu’un seul. » La coiffe comportait deux pans d’étoffe qui recouvraient de chaque côté les oreilles et les joues, mais en laissant la nuque dégagée. Chacun de ces pans se terminait par un arrondi. « On aperçoit encore à l’extrémité gauche le petit bouton auquel venait s’attacher, en dessous du menton, la boutonnière en ganse de l’extrémité droite. La boutonnière a disparu depuis le siècle dernier ; cette disposition aidait à maintenir fermée la bouche du mort. « Si l’on considère la matière dont elle se compose, la forme, la coupe, la soutache qui la borde encore, et les coutures, et J'emprunte ici toutes mes informations à deux articles de Nathalie et Robert Babinet parus dans la Revue internationale du Linceul de Turin, numéro 7, hiver 1998, p. 21-25; et numéros8-9, printemps-été 1998, p. 37-38. Ces articles citent eux-mêmes longuement une brochure anonyme de 30 pages, publiée à Cahors en 1899. 229

que l’on compare ce travail aux objets similaires du premier siècle de notre ère, on est forcé de reconnaître que la SainteCoiffe possède tous les caractères des suaires de l’époque à laquelle on l’attribue. » Une première enquête de 1640 prouvait déjà par comparaison avec d’anciennes médailles que cette coiffe correspondait parfaitement au « pathil » dont les juifs couvraient la tête de leurs morts, avec ces deux mêmes bandes attachées sous le menton. D’un point de vue historique et comme très souvent, hélas, les documents manquent presque complètement. La première attestation sérieuse de l’existence de cette relique et, en même temps, de sa présence à Cahors, date de 1239. Mais nous ignorons comment elle parvint jusqu’à la capitale du Quercy. Vers 1150, un pèlerin anglais anonyme nous a laissé la liste des reliques qu’il avait pu contempler à Constantinople. Il signale, « dans la chapelle de l’empereur », parmi les reliques du Christ, « le soudarion qui fut sur sa tête230 ». En 1201, lorsque Nicolas Mésaritès défend les reliques contre les émeutiers, il nomme parmi elles « le soudarion qui était sur la tête de Jésus ». Si donc la Sainte-Coiffe est bien ce « soudarion », elle se trouvait encore à Constantinople à cette date. Le plus probable est donc qu’elle fut volée en 1204, comme tant d’autres reliques, lors du pillage de Constantinople par les croisés.

230

A.-M. Dubarle, op. cit., p. 54.

Des empreintes de sang Deux gravures, réalisées d’après des photographies, montrent qu’il y a, à l’intérieur de la coiffe, une grande tache de sang, et derrière, à l’extérieur, des empreintes de sang plus petites, sauf peut-être une seule, près de l’oreille droite, audessus du cou. Les autres se répartissent à raison de huit du côté droit et cinq à gauche, pour ne citer que les plus apparentes. D’autres ne sont visibles qu’au microscope. Un procès-verbal daté du 8 mars 1839 atteste que d’après des analyses chimiques réalisées par un pharmacien et un médecin, il s’agit bien de taches de sang. Ce qui fait l’intérêt tout à fait particulier de cette « coiffe », c’est qu’elle semble compléter très exactement l’image du linceul. Celui-ci ne nous donne aucune image sur les côtés de la tête ni sur le sommet du crâne, dans l’espace entre les deux images frontale et dorsale. C’est d’ailleurs peut-être en partie la coiffe elle-même qui a empêché la formation de l’image négative et le décalque du sang. Il serait très intéressant de vérifier si une image négative ne se serait pas formée à l’intérieur de la coiffe. De même faudrait-il faire des analyses des taches de sang de la coiffe pour vérifier si elles correspondent bien au même groupe sanguin que le linceul et le suaire.

5. La sainte face de Manoppello Le portrait du Christ en couleurs Il s’agit d’un linge qui se trouve en Italie, dans un petit village des Abruzzes, et qui est fort connu depuis bien longtemps, comme nous le verrons. Mais rares sont encore aujourd’hui les études à son sujet231. Ce voile est un complément indispensable de tous les autres car, cette fois, il nous donne vraiment un portrait du Christ, en positif et en couleurs ! Il était probablement posé sur le visage du Christ au tombeau, sous le linceul ou par-dessus celui-ci. C’est encore le plus mystérieux de tous les linges de la Passion du Christ. Il semble bien que ce soit le voile que l’on vénérait à Rome sous le nom de « Véronique ». Le voile conservé à Manoppello mesure 17 sur 24 cm. Il est enserré entre deux plaques de verre, entourées d’un cadre en argent reposant lui-même sur un pied. L’image peut se voir

Werner Bulst et Heinrich Pfeiffer, Das Turiner Grabtuch und das Ctvistusbild ; deuxième volume, Das echte Christusbild, Verlag Josef Kneoht, 1991. Il faut y joindre les articles suivants : R. P. Heinrich Pfeiffer, « Il velo di Manoppello, la Sindone e l’immagine autentica di Cristo nell’arte », et Sœur Blandina Paschalis Schlömer, « La relique inconnue : le voile de Manoppello » dans les actes du congrès de Rome, 1993, p. 81-84 et 73-79. H. Pfeiffer « Le voile de sainte Véronique et le Suaire entre les XIIIe et XIVe siècles », et B.P. Schlömer « Le Sindon et la Véronique », dans les actes du congrès de Nice, 1997, p. 127-132 et 151-164. 231

des deux côtés. La toile est transparente comme une diapositive. Elle est faite probablement de soie ou de lin. Elle est tellement fine qu’exposée devant la lumière d’une fenêtre, on ne voit plus que le cadre, à contre-jour, et, au milieu, un grand rectangle blanc, comme un trou. Le tissage est très simple, les fils de trame et de chaîne se croisent à angle droit. Mais la finesse est extraordinaire. « On peut, sans difficulté, lire à travers la toile un journal placé à quelque distance. L’image ne gêne aucunement la lecture232. » Sur ce voile apparaît le visage du Christ, les yeux ouverts, tel qu’on peut le voir sur les icônes. Sœur Blandina Paschalis Schlömer y a relevé les caractéristiques suivantes, communes à la fois aux icônes et au voile de Manoppello : — le visage asymétrique ; — la barbe peu abondante, laissant apparaître le menton, et bifide (se terminant par deux pointes) ; — les poils de la moustache clairsemés, presque séparés; — les narines inégales ; — le blanc des yeux visible seulement au-dessous de l’iris; — une petite touffe de cheveux, juste au milieu du front. On retrouve tous ces détails sur le voile de Manoppello233.

232 233

H. Pfeiffer, actes du congrès de Rome, 1993, p. 81. Sœur B.P. Schlömer, actes du congrès de Rome, 1993, p. 73.

Précisons un peu la description : les lèvres, sur le voile, présentent une coloration légèrement rosée ; les yeux sont bruns, l’une des pupilles est un peu plus grande que l’autre. Les cheveux semblent « comme l’ombre lumineuse de cheveux naturels. Toute l’image, sur le voile, paraît être l’ombre lumineuse d’un visage totalement illuminé et transparent. Aucune photographie ne peut rendre vraiment l’aspect de l’original234 ».

L’histoire commence par des légendes Il y a d’abord une variante occidentale de l’histoire du roi d’Edesse Abgar V, guéri au contact de l’image du Christ. Dans cette version, le roi Abgar est remplacé par l’empereur romain Tibère. Lui aussi est malade. Il a entendu parler des guérisons opérées par le Christ et il lui envoie un émissaire qui doit l’amener à Rome. Malheureusement, l’envoyé de l’empereur arrive trop tard. Le Christ a déjà été crucifié. L’émissaire fait alors emprisonner Pilate, et son enquête lui révèle l’existence d’une femme qui possède une image miraculeuse du Christ. Cette femme s’appelle Veronikè, ce qui, en mélangeant un peu le grec et le latin, peut s’interpréter comme « veram icon », c’est-à-dire « véritable image », ou « image authentique ». D’autres variantes l’appellent Bérénice, ce qui revient au même, B et V se confondant facilement. Cette femme serait l’hémorroïsse guérie par le Christ, selon l’Évangile de saint Marc (IX, 20). Cependant, Véronique ne veut pas abandonner son image. Elle l’accompagne

234

H. Pfeiffer, actes du congrès de Rome, 1997, p. 81.

donc jusqu’à Rome où l’image du Christ guérit l’empereur. Mais la légende connaît plusieurs variantes. Les manuscrits les plus anciens ne semblent pas remonter au-delà du VIIIe siècle, cependant la légende elle-même s’est certainement formée beaucoup plus tôt. Certaines semblent avoir subi l’influence du linceul et tenté une synthèse de l’histoire des deux images. Ce qui est certain, c’est qu’en 574 une pièce d’étoffe sur laquelle on peut voir le visage du Christ et appelée « Kamuliana », du nom de son lieu d’origine, arrive à Constantinople. Georges Kedrenos, qui relate cet événement, désigne cette image comme « achiropoïète » (non faite de la main [de l’homme])235. Ce linge est considéré comme une relique précieuse que l’on emporte dans les batailles. En 586, notamment, l’image enflamme les troupes byzantines et leur donne la victoire, lors d’une bataille près de la rivière Arzamon, à deux cents kilomètres à l’est d’Edesse. Selon Théophylacte Simokatta, qui a chanté cette bataille, « on rapporte depuis les temps anciens que cette image est œuvre de l’art divin et qu’elle ne fut ni tissée ni peinte ». En 622, la sainte image fut emportée encore lors d’une expédition byzantine contre les Perses. Un autre poète grec, Georges Pisidès, raconte aussi son rôle décisif dans la bataille, en la décrivant dans les mêmes termes. D’autres encore, Théophane, Georges Monachos, etc.236

Ce n’est que plus tard que le terme sera repris pour le Mandylion d’Édesse, le linceul de Turin. 236 W. Bulst et H. Pfeiffer, op. cit., p. 22-23. 235

Avant 705, cependant, l’image doit avoir quitté Constantinople. On ne la mentionnera plus jamais dans cette ville à partir de cette date. Des textes plus tardifs expliquent que le patriarche Germain l’a fait parvenir à Rome, par voie de mer. Or, nous savons par ailleurs qu’effectivement, en 705, le pape Jean VII a fait construire et orner de mosaïques une chapelle dans la basilique Saint-Pierre de Rome, pour y abriter un voile connu sous le nom de « Veronica ». On comprend mieux, dès lors, que les empereurs byzantins aient voulu compenser cette perte par l’autre image « achiropoïète », le Mandylion d’Edesse, c’est-à-dire le linceul. En 1608, la vieille basilique Saint-Pierre est démolie, y compris cette chapelle, pour permettre de construire à sa place la nouvelle basilique. Nous avons encore l’inventaire de 1618 de tous les objets qui furent à cette occasion transférés. La Véronique y est bien citée et décrite, avec cette précision importante que sur cette image du Christ les yeux sont ouverts. Pourtant, sur les quelques copies certifiées authentiques qui seront faites de cette image, le Christ a les yeux clos. Il y avait d’ailleurs à Rome une autre image du Christ, à la chapelle Sancta Sanctorum du Latran. Et cette image s’appelait « Achiropita ». Son existence est parfaitement attestée depuis au moins l’an 753, lorsque le pape Étienne II la porta lui-même en procession du Latran à Sainte-Marie-Majeure. Mais les couleurs en sont aujourd’hui complètement effacées. Le pape Innocent III, au XIIe siècle, la fit recouvrir d’une étoffe peinte reproduisant pratiquement le Mandylion d’Edesse, c’est-à-dire une toile rectangulaire horizontale avec, au centre, un portrait du Christ, vertical, et paraissant

un peu perdu dans cet immense rectangle. L’intention était, très nettement, de faire croire que les deux reliques se trouvaient à Rome. Le résultat, c’est qu’à partir du VIIIe siècle au moins, deux linges réputés « achiropoïètes », avec l’image « authentique » du Christ, se trouvent à Rome. Il faut reconnaître qu’avec un tel embrouillement de traditions, l’origine véritable du voile de Manoppello n’est guère assurée. Encore dois-je avouer au lecteur que j’ai beaucoup simplifié et négligé quantité de copies, toutes plus ou moins conformes à des originaux très incertains. Ce ne seront vraiment, encore une fois, que les recherches scientifiques qui pourront peut-être nous donner garantie de l’authenticité du voile et nous éclairer un peu le mystère de la formation de son image. Mais tentons de prendre les choses par l’autre bout. Revenons plus précisément à Manoppello, puisque c’est là que se trouve aujourd’hui le voile, et essayons de voir quand et comment il a pu y arriver. Vers 1620, des capucins s’étaient installés dans une petite vallée près de Manoppello, non loin de la route qui descend vers la mer à Pescara. En 1638, ils reçurent en cadeau un voile mystérieux, avec le portrait du Christ, d’un certain Donato Antonio de Fabritijs. En 1640, un capucin, Donato da Bomba, reconstitue à peu près l’histoire de ce voile. En 1507, un inconnu porteur d’un paquet fermé serait arrivé devant l’église du pays. Il aurait trouvé, assis sur un banc, un notable du nom de Giacomo Antonio Leonelli et lui aurait donné ce paquet. Leonelli entra dans l’église, ouvrit le paquet, mais quand il ressortit, l’inconnu avait disparu. Le voile

resta dans la famille Leonelli pendant un siècle. Il arriva ainsi un jour où il fit partie de la dot de Marzia Leonelli. Cependant, comme son mari, Pancrazio Petrucci, n’arrivait pas à se faire donner cette part de la dot, il finit, en 1608, par la voler à son beau-père. Dix ans plus tard, fait prisonnier lors d’une guerre, sa femme, pour payer sa rançon, vendit le voile à Donato de Fabritijs. C’était en 1618. Vingt ans plus tard, Donato de Fabritijs le remettait aux capucins. Il y a dans ce récit deux dates clés que nous avons déjà rencontrées et ce n’est peut-être pas l’effet du hasard. 1608, c’était la date de démolition de la vieille basilique SaintPierre où était conservé le voile appelé « Véronique » ; 1618, c’était la date de l’inventaire où la Véronique était décrite pour la dernière fois. Nous avions noté alors un détail curieux : les copies de ce voile représentaient le Christ les yeux fermés, alors que l’original, sans aucun doute, les représentait ouverts. N’y aurait-il pas eu substitution ? C’est du moins l’une des hypothèses possibles qui expliquerait que la vraie Véronique ait pu arriver dans cette petite ville perdue de Manoppello.

La science et le miracle Encore une fois, on ne peut que regretter qu’une relique aussi importante ait été aussi peu étudiée. Il est vrai que cela lui a peut-être épargné d’être endommagée par des méthodes agressives et peu performantes. Mais le temps serait venu, semble-t-il, de lui permettre de délivrer son message. En attendant plus ample récolte d’informations, voici ce que l’on a déjà pu observer :

« Le voile de Manoppello a, selon l’incidence de la lumière ou de l’éclairage et suivant la nature de la lumière, des aspects différents. La lumière ultraviolette traversant l’étoffe montre beaucoup de taches, mais l’image est extrêmement délicate. Si la lumière du jour arrive un peu de côté, il a un aspect très compact, avec une surface colorée en ocre verdâtre et un dessin appuyé des yeux et des cheveux. S’il est pénétré par la lumière du jour, on ne peut pratiquement plus voir de couleur. Le voile apparaît comme une étoffe transparente, très mince et blanche avec un tissu extrêmement léger. Les prises par la lumière ultraviolette tombant à travers lui sont verdâtres parce que le voile est fluorescent 237. » « A la lumière d’une lampe Wood, on ne voit plus l’image. Sous les rayons ultraviolets l’image disparaît complètement. Ceci prouve qu’il ne peut s’agir d’une peinture, c’est-à-dire d’une composition réalisée par un artiste en appliquant des couleurs sur le tissu, à l’aide d’un instrument quelconque. J’ai cherché des traces de couleur avec une loupe sur chacun des fils du voile. Je n’ai détecté aucun grumeau. Cela suppose que l’image soit l’effet de quelque changement interne des fils qui fait qu’ils reflètent la lumière de telle sorte que l’œil humain y voit des couleurs. Du reste, ces couleurs changent en fonction de la position de la source lumineuse ou de celle du spectateur. Elles peuvent aller du brun au gris ou au rose238. » Le contour de l’iris, note ailleurs le Père H. Pfeiffer, se détache nettement sur le fond clair du blanc de l’œil. Il s’agit 237 238

B.P. Schlömer, actes du congrès de Nice, 1997, p. 163-164. H. Pfeiffer, actes du congrès de Rome, 1997, p, 81.

naturellement d’une ligne courbe. Si elle était peinte, certains fils seraient traversés en biais par la couleur de l’iris. Or, il n’en est rien. Avec un fort agrandissement on remarque que le contour est en escalier. Il ne peut donc s’agir d’un coup de pinceau qui aurait nécessairement suivi l’arrondi de l’iris. Il ne semble pas non plus que l’image puisse venir d’un tissage. Il faudrait que chaque fil ait été teinté, avant le tissage, selon les couleurs et les longueurs exactes nécessaires pour la formation de l’image au cours du tissage. Une telle précision aurait été impossible239. Il ne reste donc plus qu’à reconnaître que la formation de cette image sur ce voile est en dehors de toutes les techniques actuellement connues. Mais des recherches scientifiques beaucoup plus complètes sont, bien évidemment, tout à fait indispensables. Elles nous aideraient peut-être aussi à mieux comprendre dans quelles circonstances cette image a pu s’imprimer sur ce voile. Cette image semble, en effet, liée à la Passion du Christ ; mais comment et à quel moment ? On peut remarquer sur le voile de Manoppello des taches qui semblent être de sang. Elles sont beaucoup moins nombreuses que sur le linceul. En outre, on n’a toujours pas encore vérifié scientifiquement qu’il s’agit bien de sang humain et de quel groupe. Plusieurs correspondances ont été relevées entre les deux linges, par superposition de clichés transparents240. Sœur B.P. Schlömer en a souligné 10, lors du congrès de Rome de 1993, et je me rappelle avoir vu comment W. Bulst et H. Pfeiffer, op. cit., p. 69. Le procédé n'est probant, comme le souligne le Père H. Pfeiffer, que si les clichés ont été réalisés tous deux en grandeur naturelle. Voir à ce 239

240

elle procédait, lors du congrès de Nice, en appliquant un de ces transparents sur la diapositive immense, grandeur nature, du linceul241. Incontestablement, les images se renforcent, rendant plus évidentes les blessures, le nez brisé, la pommette tuméfiée, etc. Reste qu’à première vue, ceux qui ont travaillé sur le voile de Manoppello ne cherchent pas à le dissimuler, les deux visages semblent très différents. Les yeux, sur le voile, sont ouverts et semblent, sur le linceul, fermés. La bouche, sur le voile, est nettement entrouverte et fermée sur le linceul. Il est difficile d’affirmer, comme le fait pourtant sœur Schlömer, que les yeux, sur le linceul, sont également ouverts, malgré la présence des pièces de monnaie. Celles-ci reposeraient alors sur la pupille et l’iris des yeux, ce qui n’est pas impossible, mais difficile à démontrer, d’autant plus que le visage du linceul donne bien l’impression d’avoir les yeux fermés. Il me semble difficile aussi d’en rester aux hypothèses formulées par le Père H. Pfeiffer et sœur B.P. Schlömer sur l’emploi du voile de Manoppello. S’il avait été placé directement sur le visage du Christ au tombeau, sous le linceul, l’image du linceul, du moins telle que nous la voyons, n’aurait pas pu se former. Les taches de sang, notamment, se seraient transférées sur le voile et non sur le linceul. Il est difficile aussi d’admettre que le voile ait pu être posé au-dessus du visage, par-dessus le linceul. D’abord, on ne voit pas quelle aurait pu sujet sa réponse aux objections du Père Wemer Bulst dans les actes du congrès de Rome, 1993, p. 83. 241 On trouvera une explication détaillée de tout cela dans les actes du congrès de Rome, 1993, p. 77-78.

être son utilité. Ensuite, la formation de l’image du voile est nécessairement due à un tout autre processus que celui qui a permis l’impression de l’image du linceul, puisque l’image du voile est en positif et, de plus, en couleurs. D’ailleurs, les pièces de monnaie ne se sont pas imprimées sur le voile de Manoppello. Il faut bien alors, me semble-t-il, envisager des circonstances différentes pour la formation des deux images. Si les deux images ne se ressemblent pas, c’est probablement aussi en raison de la différence des circonstances. Le visage du linceul était entouré de logettes en bois, enserré par une coiffe qui faisait en même temps mentonnière. Le visage du voile de Manoppello ne suggère rien de tout cela. Et pourtant, lui aussi présente certainement un lien avec la Passion. Alors, s’agit-il du Christ ressuscitant ou ressuscité ? Évidemment le corps « spirituel » ou « glorieux » du Christ ressuscité échappe normalement à notre dimension. Mais il s’est manifesté, et très concrètement, quand il l’a voulu, invitant l’apôtre Thomas à mettre le doigt dans la plaie de son côté, et mangeant les poissons que ses apôtres lui offraient. Peutêtre le Christ ressuscité s’est-il manifesté ainsi, imprimant en outre son visage sur un voile, qu’on lui tendait ? Ou cette image s’est-elle imprimée sur ce voile, sans même qu’il soit apparu ? Ce serait alors un peu comme pour l’image de la Guadalupe, au Mexique, que nous allons étudier plus loin. Après plusieurs apparitions à un pauvre Indien, comme le Christ à ses apôtres, la Vierge Marie, Mère de Dieu, laissa finalement son image sur un linge sans qu’on ait pu la voir au moment même

où se formait cette image. Il s’agit là d’un miracle tout à fait fantastique, éblouissant, qui, comme d’habitude, déchaîna les passions aussi bien chez gens d’Église que gens de science. D’ailleurs bien des aspects mystérieux de ces deux toiles se ressemblent étrangement.

Il se peut fort bien qu’un jour, cependant, le mécanisme de formation de cette image soit découvert, comme, peut-être, pour tous les autres linges liés à la Passion du Christ. Mais ce sera probablement à l’aide de lois et d’interventions venant d’autres dimensions. Ces interférences étant alors, même en dehors de tout contexte religieux, mieux reconnues, elles perdront probablement leur caractère de prodige incompréhensible et fascinant. Il n’en restera pas moins vrai (faut-il répéter l’évidence ?) qu’une telle suite de phénomènes rarissimes, qu’un tel enchaînement de circonstances exceptionnelles, continueront à constituer un formidable signe, un miracle extraordinaire.

Cinquième partie Miracle pour le Nouveau Monde

1. Le visage de Marie Le miracle de la Guadalupe 242 est sans doute l’un des plus émouvants de l’histoire du christianisme. Il s’agit d’un événement majeur survenu en 1531, à Mexico. D’après les documents qui nous sont parvenus, la Sainte Vierge, Mère de Dieu, apparut à un pauvre Indien du nom de Juan Diego et laissa son image miraculeusement imprimée sur son manteau. Ce manteau existe toujours et se trouve aujourd’hui exposé dans une immense basilique à Mexico. C’est le grand centre de pèlerinage commun à toute l’Amérique latine, un peu l’équivalent de Lourdes de l’autre côté de l’Atlantique. Environ vingt millions de personnes y viennent prier chaque année et y demander des grâces. Mais qui, en France, connaît le miracle de la Guadalupe ? Pourtant, depuis quelques années surtout, les découvertes scientifiques confirmant le prodige se sont multipliées. Elles viennent de nombre de savants de différents pays et de différentes disciplines et elles paraissent incontestables. L’incroyant le plus irréductible pourra refuser d’y reconnaître un La seule étude sérieuse en français est celle du Frère Bruno BonnetEymard, publiée malheureusement par La Contre-Réforme catholique au XXe siècle de l'abbé de Nantes, en 1980, et qui, de ce fait, n’a pratiquement aucune diffusion. Il existe d'autres études sérieuses en d’autres langues qui souvent utilisent les travaux de Frère Bonnet-Eymard et lui rendent hommage. Nous les découvrirons peu à peu. Signalons encore l’existence de quelques petites brochures qui n’ont fait que résumer le travail de Frère Bonnet-Eymard. 242

miracle. Il sera bien obligé tout de même d’y reconnaître un prodige. Les faits sont là. Nous nous trouvons donc ici, comme pour le linceul de Turin, devant un cas où les documents littéraires, les textes, seraient insuffisants par eux-mêmes pour prouver qu’il y a eu miracle. C’est la science, avec les moyens extraordinaires dont elle dispose aujourd’hui, qui nous permet d’aller plus loin que le seul témoignage des textes du passé et d’affirmer la réalité du prodige. Une raison particulière de s’intéresser à ce cas exceptionnel est que ce miracle semble bien nous avoir laissé le vrai visage de la Vierge Marie, Mère de Dieu, tout comme le linceul de Turin nous a laissé le visage de son Fils, Jésus-Christ. On peut parler aujourd’hui d’un véritable renouveau des études sur la Guadalupe. La dévotion se passait depuis des siècles de preuves et de documents. Mais les découvertes scientifiques récentes et l’annonce de la canonisation de Juan Diego, qui se préparait déjà, semblent avoir donné à tous les chercheurs une nouvelle ardeur. En octobre 1997, lors de mon séjour à Mexico, la presse se désolait de l’état d’abandon dans lequel se trouvaient la maison de Juan Diego et le premier ermitage construit sur le lieu des apparitions. Mais les journaux annonçaient aussi de grands travaux de restauration et l’installation sur les lieux d’un musée. En attendant, ce sont surtout les publications du Centre d’études sur la Guadalupe qui font avancer les recherches et stimulent l’intérêt des pouvoirs publics. Les documents que m’a si aimablement communiqués Mgr Enrique Roberto Salazar Sa-

lazar m’ont permis de préciser sur plusieurs points les problèmes restés jusqu’ici en suspens.

Un conte de Noël L’histoire est belle, fraîche, presque naïve, et comme elle se situe en décembre, on pourrait facilement la prendre pour un conte de Noël. Tellement beau qu’il en semble incroyable, c’est vrai. Et pourtant, vous allez le découvrir, les recherches scientifiques récentes semblent bien confirmer la réalité des faits. Le héros de cette aventure est un pauvre Indien du nom de Cuautlactoactzin, ce qui signifie « Celui qui parle en aigle ». L’aigle étant souvent le symbole du soleil, on peut penser à des sens secondaires comme « Celui qui parle vrai », « Celui qui ne dissimule rien », etc. Cuautlactoactzin naquit probablement en 1474. Il devint chrétien avec toute sa famille et fut baptisé en 1525. C’est alors qu’il prit le nom de Juan Diego, et sa femme, Malintzin, celui de Maria Lucia. Quant à son oncle qui lui avait servi de père, puisque Juan Diego fut très tôt orphelin, il prit le nom de Juan Bernardino. Mais commençons par le récit des événements. 1er jour : Le samedi 9 décembre 1531, très tôt, Juan Diego sort de chez lui, à Tulpletac pour se rendre au catéchisme à Tlatilolco. C’est alors qu’il entend des chants d’oiseaux merveilleux qui semblent venir de la colline de Tepeyac. Puis, silence ; ce chant cesse brusquement. Il s’entend appeler par une voix très douce : « Juanito, Juan Dieguito ! » La voix semble venir du sommet de la colline. Juan Diego, intrigué, monte vers ce

sommet. Première apparition : Il y rencontre alors une très jeune femme qui lui dit qu’elle est la toujours vierge Sainte Marie, Mère du vrai Dieu. Elle envoie Juan Diego vers l’évêque pour lui demander de construire ici même une église où elle pourra manifester Dieu et le donner aux hommes, recevoir les prières de ses enfants et soulager leur peine. Juan Diego va voir l’évêque, Zumárraga, qui l’écoute un moment puis lui dit de revenir un autre jour quand il aura plus de temps. Le jour même, donc toujours samedi, Juan Diego revient au sommet de la colline de Tepeyac pour rendre compte à la Mère de Dieu de sa mission et du refus poli de l’évêque de prêter attention à sa requête. Deuxième apparition : Juan Diego se permet de faire remarquer à la Sainte Vierge que, si elle tient à son église, elle ferait mieux de charger quelqu’un de plus important de sa mission. Mais la Mère de Dieu insiste : « Il est absolument nécessaire que ce soit toi, personnellement... et je t’ordonne d’aller de nouveau demain voir l’évêque. » Juan Diego promet de revenir le lendemain soir, donc le dimanche, lui apporter la réponse de l’évêque. 2e jour : Le dimanche matin, très tôt, Juan Diego va à la messe, puis va voir l’évêque qui l’écoute plus attentivement, l’interroge, et finalement lui dit de demander à la Sainte Vierge un signe pour authentifier sa mission. Il renvoie Juan Diego, mais charge des serviteurs de le suivre et de l’épier pour voir ce qu’il y a derrière toute cette histoire. Peut-être rencontre-t-il vraiment quelqu’un qui abuse de sa naïveté. Mais les servi-

teurs perdent la trace de Juan Diego et, assez dépités, ils reviennent mettre en garde l’évêque contre Juan Diego qu’ils soupçonnent d’avoir tout fait pour les semer. Le dimanche soir, Juan Diego apporte la réponse à la Mère de Dieu. Troisième apparition : La Sainte Vierge lui dit alors : « Tu reviendras ici demain pour porter à l’évêque le signe qu’il t’a demandé. » Mais le dimanche soir, en rentrant chez lui, Juan Diego trouve son oncle malade. Or, cet oncle lui était très cher, car Juan Diego avait perdu ses parents quand il était encore tout petit et c’était cet oncle qui l’avait élevé. 3e jour : Le lundi matin, Juan Diego ne monte donc pas voir la Mère de Dieu. Il va chercher un médecin et revient avec lui pour soigner son oncle auprès duquel il reste toute la journée du lundi. Mais, le lundi soir, son oncle va de plus en plus mal. Il lui dit que, pour sûr, il va mourir et que Juan Diego doit partir, sans faute, le lendemain matin et lui ramener un prêtre. 4e jour : Le mardi matin, 12 décembre, très tôt, Juan Diego sort donc de chez lui pour aller chercher un prêtre. Toutefois, se rappelant que la Sainte Vierge doit l’attendre sur le chemin, il passe par un autre sentier. Mais, comme il arrive souvent dans chacune de nos vies lorsque nous essayons d’échapper à Dieu, la Mère de Dieu l’attendait à un tournant, au beau milieu du chemin. Quatrième apparition : Juan Diego essaie

de s’expliquer et promet à la Sainte Vierge qu’une fois le problème de l’oncle réglé, il accomplira sa volonté. Mais la Mère de Dieu le rassure sur le sort de son oncle et lui dit d’aller tout de suite sur le sommet de la colline et d’y cueillir toutes les fleurs qu’il y trouvera. Qu’il redescende ensuite pour les lui montrer. On est en plein décembre et, même au Mexique, à cette époque de l’année ne poussent sur la colline de Tepeyac que des cailloux. Or, merveille ! le sommet de la colline est rempli de fleurs toute fraîches, surtout des roses, couvertes de rosée, plus magnifiques les unes que les autres. Juan Diego en cueille le plus possible et relève sa cape pour les enrouler dedans. Puis, il redescend montrer à la Sainte Vierge ce qu’il a trouvé. Cinquième apparition : Celle-ci en prend quelquesunes, puis les remet dans son manteau et l’envoie vers l’évêque. Les serviteurs le font attendre très longtemps. En fait, ils ne veulent pas le laisser entrer. Il reste debout, tête baissée, attendant humblement. Cependant, les serviteurs remarquent qu’il tient quelque chose enroulé dans sa cape. Ils s’approchent, admirent, essaient par trois fois de tirer des roses hors de sa cape, mais en vain, comme si elles étaient peintes, brodées ou cousues. Mais, pourtant, elles embaument. L’évêque, averti, le fait venir. Juan Diego raconte toute son histoire et, à la fin, pour preuve de son récit, laisse retomber sa cape qui se déroule. Les fleurs tombent à terre, mais, à la grande surprise de Juanito, l’évêque tombe aussi, à ses pieds, à genoux devant lui. C’est que, sur la cape, il vient d’apercevoir l’image de la Mère de Dieu : apparition de l’image !

Rentré chez lui le soir même, donc mardi soir, Juan Diego apprend que la Sainte Vierge est apparue aussi à son oncle et l’a guéri (sixième apparition). Elle lui a dit que son neveu lui expliquerait tout mais qu’il devait, lui aussi, aller trouver l’évêque et lui raconter comment il avait été guéri.

L’évêque reçoit Juan et son oncle pendant quelques jours dans son palais et demande à Juan Diego de lui montrer où exactement la Vierge lui est apparue pour la quatrième fois. Arrivé sur les lieux, Juan Diego hésite un peu et c’est alors qu’une source jaillit soudain du sol à quelque distance de l’endroit où il se trouve. Attiré par ce nouveau phénomène, il reconnaît que c’est exactement là que se tenait la Mère de Dieu lorsqu’elle l’a envoyé cueillir les fleurs sur le sommet de la colline. Ce dernier épisode ne figure pas dans le texte du Nican Mopohua, mais la source existe toujours, limpide et odorante, d’un goût légèrement acide, et les pèlerins y voient tout naturellement un don de la Sainte Vierge. Ils boivent cette eau ou s’en arrosent dans l’espoir d’obtenir ainsi quelque guérison, un peu comme à Lourdes243. Cette fois, bien sûr, l’évêque fut convaincu, et quatorze jours plus tard une petite chapelle était terminée. En 1666, les autorités ecclésiastiques du Mexique firent faire une première enquête. Un deuxième procès, plus tard, à Rome, aboutit à la reconnaissance officielle du miracle par l’Église romaine, avec Benoît XIV qui fixa la liturgie de la Guadalupe

Voir à ce sujet : Francis Johnston, The Wonder of Guadalupe, op. cit., p. 58-59. 243

au 12 décembre et proclama en 1754 la Vierge de la Guadalupe patronne du Mexique. Il y a longtemps que la petite chapelle a été remplacée, d’abord par une église appelée la « basilique des Indiens » (en 1555), puis par une basilique plus vaste (de 1509 à 1622), sur l’emplacement de laquelle on construisit une autre basilique, plus grande, de style baroque (de 1694 à 1709). Celleci subsiste toujours mais les tremblements de terre l’ont fortement secouée. On a construit à côté, en 1976, une énorme basilique, la Nueva Basilica, où environ vingt millions de pèlerins viennent chaque année de toute l’Amérique latine pour vénérer la sainte relique et surtout rencontrer Dieu. De cinq mille fidèles, les jours de semaine, le nombre des pèlerins peut aller jusqu’à près de cent mille, le dimanche, et un million, le 12 décembre.

2. Dans les archives Le Nican Mopohua Le document le plus important est le « Nican Mopohua », appelé ainsi d’après les premiers mots du texte qui signifient tout simplement : « Ici, est raconté... » L’original, en effet, est en nahuatl, la langue des Aztèques. Il est daté, par la plupart des spécialistes, d’environ 1540-1545 ou peu après. On l’attribue généralement à un noble aztèque, de la maison royale de Tacuba, appelé depuis son baptême : Antonio Valeriano (1520-1605). C’était un homme cultivé, connaissant bien l’espagnol et le latin qu’il avait étudiés au collège de la Sainte-Croix de Tlatilolco. Il y fut plus tard professeur et collaborateur du Frère Bernardino de Sahagun qui le tenait en grande estime. Pendant plus de trente-cinq ans il fut même juge pour les Indiens et gouverneur de Mexico. Antonio Valeriano avait onze ans quand les apparitions eurent lieu et il eut des contacts personnels, ainsi que son père, avec Juan Diego, le bénéficiaire des apparitions, l’évêque Zumárraga, et quelques autres témoins. Antonio Valeriano avait vingtcinq ans à la mort de Juan Diego. Ce n’est pas le plus vieux texte de la littérature aztèque qui nous soit parvenu, mais c’est, en fait, le premier texte littéraire en cette langue à avoir été écrit directement, grâce à l’usage de l’alphabet latin.

Le texte du Nican Mopohua fut traduit en castillan par Luis Lasso de la Vega qui l’imprima en 1649, en l’incluant dans un ensemble plus vaste, en cinq parties, consacré à ces apparitions. Le titre général est « Huei Tlamahuizoltica », ce qui veut dire : « Apparut merveilleusement... » La première partie commence par une invocation solennelle : « Oh, grande Reine du Ciel ! » Cette introduction comporte une brève biographie de Juan Diego et fut probablement écrite par Luis Lasso de la Vega lui-même. La deuxième partie est constituée par le « Nican Mopohua », rédigée probablement, comme nous l’avons vu, par Antonio Valeriano. La troisième partie est consacrée à une description de l’image imprimée sur la cape de Juan Diego. La quatrième partie est connue sous le nom de « Nican Motecpana » (« Ici sont racontés ») et rapporte les miracles accomplis par la Vierge de la Guadalupe. L’attribution de cette œuvre à Alva Ixtlixochitl ne fait plus aujourd’hui aucun doute. La cinquième et dernière, enfin, le « Nican Tlantica » (« Ici on conclut ») a peut-être été rédigée aussi par Luis Lasso de la Vega.

Don Valeriano confia à un cousin son manuscrit qui, de place en place, finit par échouer dans la bibliothèque de l’université de Mexico avec la collection Sigüenza y Gongora. Le manuscrit original n’a pas pu être retrouvé.

Tout ce que l’on peut dire aujourd’hui, c’est que le manuscrit le plus ancien que l’on connaisse fut emporté en Europe, ainsi que deux copies du texte et quantité d’autres ouvrages, en 1867 par José Fernando Ramirez, ancien directeur du Musée national de la ville de Mexico. En 1880, la collection qui comportait 1.280 volumes fut vendue aux enchères à Londres et, finalement, les documents qui formaient les « Monumentos Guadalupanos », en cinq volumes, furent rachetés par la bibliothèque publique de New York, où ils se trouvent toujours244. Des recherches intensives permirent d’en retrouver d’autres copies, à Mexico même et dans la bibliothèque de la Société hispanique d’Amérique, à New York. En France, le Frère Bruno Bonnet-Eymard a retrouvé une copie du Nican Mopohua à la Bibliothèque nationale, dans le Fonds des manuscrits mexicains, ainsi que plusieurs autres versions des apparitions, plus ou moins longues. Les variantes de ces récits l’ont d’ailleurs amené, lui aussi, à se demander si l’unique source était vraiment le Nican Mopohua. Il a plutôt l’impression que, très tôt, il dut y avoir plusieurs récits, à partir de plusieurs témoins, tous étant d’ailleurs d’accord sur l’essentiel, mais avec les variantes normales lorsqu’il ne s’agit pas de simples copies d’une unique

Voir l’article du R. P. Ernest Burrus, S. J., « La copia mas antigua del Nican Mopohua », tiré-à-part de Histórica, la revue du Centro de Estudios Guadalupanos. Ces articles sont réunis dans des volumes qui forment une collection, depuis le n° I, paru en 1993, jusqu’au n° VI, paru en 1998. Malheureusement il n’est pas toujours facile de trouver la date exacte de parution de chaque article et la pagination reprend à 1 au début de chacun d’eux, ce qui ne facilite pas les références ! 244

source245.

Le « codex 1548 » Nous possédons aujourd’hui un autre manuscrit. Ce n’est pas, à vrai dire, un texte, un récit des événements, mais plutôt un dessin comportant quelques inscriptions. Le tout a été réalisé sur peau de cerf et ne mesure que 20 sur 13,3 cm. Ce document a été découvert lors de la préparation d’une « Encyclopédie de la Guadalupe », pour fêter le premier centenaire du couronnement de la Vierge de Guadalupe », en 1895. C’est le R.P. Xavier Escalada, jésuite, qui le fit connaître en 1996. C’est en soi peu de chose et cependant un événement considérable, car il détruit de façon encore plus claire le grand argument de ceux qui voulaient ne voir dans le récit de ce miracle qu’une habile manœuvre de gens d’Église, en s’appuyant sur le fait que nous n’avions de ces apparitions et de ce miracle que des témoignages bien tardifs, précédés d’un silence étonnant. Le document est en effet signé du Frère Bernardino de Sahagun lui-même, l’ancien maître de Don Valeriano. Sa signature a été comparée à celle d’autres documents où elle figurait déjà et trouvée tout à fait conforme. De nombreux experts du monde entier ont examiné le précieux manuscrit et l’Université nationale autonome de Mexico a publié un ouvrage de 135 pages apportant les preuves de l’authenticité du Frère Bruno Bonnet-Eymard, « La Vierge Marie au Mexique », texte publié par La Contre-Réforme catholique au XXe siècle, supplément de septembre 1980, édition de 1981, Georges de Nantes éditeur. 245

document. Ce codex a déjà fait l’objet de nombreuses recherches, non seulement sur cette signature de Frère Bernardino, mais sur les encres employées, les caractères des inscriptions, etc.246 Ce manuscrit, faute d’écriture proprement dite, est composé essentiellement de dessins, accompagnés de trois inscriptions en nahuatl, ajoutées en caractères latins. Il faut souligner ici, pour que l’on comprenne bien l’importance de ce codex malgré sa petite taille, que l’on a affaire là au système couramment utilisé par les Indiens pour garder des traces d’un événement historique. Les dessins représentent donc très nettement Juan Diego et la Mère de Dieu, à deux reprises, lors des première et quatrième apparitions. Les inscriptions, en nahuatl, mais en caractères latins, ne font que confirmer l’identification des scènes. Nous avons ainsi : 1) « Aussi, en 1531... Cuautlactoactzin eut l’apparition de notre petite mère bien aimée, notre petite fille de Guadalupe à Mexico. » 2) « Cuautlactoactzin mourut dignement. » 3) Le signe et le dessin : « Juge Anton Valeriano. » C’est ainsi que nous avons la forme exacte du nom que portait Juan Diego avant son baptême : Cuautlactoactzin, « Celui qui parle comme un aigle247 ». On trouvera un bon résumé de ces recherches dans « Estudio del “Códice 1548” a la luz de la ciencia y la historiografia », dans Histórica, colección VI, publié en 1998 par le Centro de Estudios Guadalupanos, à Mexico. 247 Ce nom était déjà assez connu auparavant, grâce à divers auteurs, mais avec de nombreuses variantes orthographiques. 246

Le manuscrit porte une date : 1548. Dans un premier temps on en a conclu, un peu hâtivement, que ce devait être la date du manuscrit, d’où l’appellation un peu malheureuse, mais qui semble devoir lui rester, de « codex 1548 ». C’eût été trop beau ! En réalité, il ne peut s’agir de la date du document luimême, car celui-ci comporte aussi, comme on l’a vu, le signe d’Antonio Valeriano comme juge et gouverneur de Mexico, charge qu’il ne remplit qu’à partir de 1573248 jusqu’à sa mort, en 1605. Le manuscrit est donc certainement, au plus tôt, de 1573 et, au plus tard, de 1590, date de la mort de Frère Bernardino de Sahagun249. La date de 1548 correspond donc à la mort de Juan Diego et à celle de l’évêque de Mexico, Frère Juan de Zumárraga, tous deux morts, on le sait par d’autres documents, en juin 1548. Tout cela n’exclut pas, par ailleurs, évidemment, une possible collaboration de Frère Bernardino de Sahagun à la composition du Nican Mopohua, comme certains250 le soupçonnent depuis longtemps251. Peut-être même peut-on y voir l’œuvre de tout un groupe, rassemblant sous la direction de Sahagun divers témoignages pour en faire une synthèse 252. 1570 selon certains, comme le signale l’étude citée précédemment (« Estudio del “Códice 1548” »). Curieusement, l’auteur de cette étude, pourtant excellente, n’a pas réalisé que le codex ne pouvait donc pas dater de 1548, comme il l’affirme encore p. 23 de son article. 249 Voir Horacio Senties Rodríguez, Genealogía de Juan Diego, Editorial Tradición, Mexico, 1998, p. 12. 250 Notamment le chanoine Don Angel Maria Garibay. 251 Voir l'article de Frère Domingo Guadalupe Diaz y Diaz dans Tepeyac numéro 344, de septembre 1997, p. 1 et 7, article construit cependant encore sur l’idée que le manuscrit découvert par le R.P. Escalada datait bien de 1548. 252 Xavier Noguez, « Documentos guadalupanos, un estudio sobre las 248

Ce document est capital, non pas tellement par sa date, puisque le Nican Mopohua fut probablement rédigé avant, mais parce qu’il met fin à une objection légitime et très importante des adversaires de l’authenticité des apparitions et du miracle de l’image. On avait, en effet, des témoignages indiscutables sur les relations d’estime et d’amitié qu’il y avait entre Don Valeriano et Frère Bernardino de Sahagun. Le silence apparent de celui-ci, plus que de tout autre, sur le miracle de la Guadalupe, rendait donc ce miracle fort suspect. Voici maintenant cette objection définitivement levée.

Le « récit primitif » Mais il y a encore mieux. Un autre texte a été retrouvé, en nahuatl. Ce document date, au plus tôt, de 1547, car la Vierge y demande à un pauvre Indien d’aller voir « l’archevêque » ; or Zumárraga ne reçut ce titre qu’en 1547. Mais rien ne prouve que le texte soit antérieur à la mort de Zumárraga, survenue en 1548, comme le suggèrent curieusement certains auteurs, quitte à proposer eux-mêmes une autre date, dans un autre article253. Ce texte semble cependant, de par sa nature même, avoir été écrit avant le Nican Mopohua. C’est assez dire toute son importance. Il s’agit d’une version brève, appelée souvent pour cela « récit fuentes de información tempranas en torno a las mariofanías en el Tepeyac », El Colegio Mexiquense, Fondo de Cultura Económica, 1993, p. 188. 253 Fray Domingo Guadalupe Diaz y Diaz, « Noticia original de las apariciones de Nuestra Señora de Guadalupe», et«Cuándo y dónde fue escrito el “Inin huey” ? » dans Histórica, colección VI, articles des 27 et 28 mai 1997.

primitif ». On y trouve tout l’essentiel, mais réduit à deux apparitions de la Mère de Dieu à Juan Diego, avec le miracle des roses épanouies en décembre et celui de l’image imprimée sur la tilma254 de Juan Diego lors de sa dernière rencontre avec l’évêque. Mais aucune mention n’y est faite de l’oncle de Juan Diego ni, par conséquent, de l’apparition de la Vierge à celui-ci et du souhait de la Mère de Dieu d’être invoquée en ce lieu sous le nom de Guadalupe. La découverte de cette version brève s’est faite par étapes. Au début de ce siècle, lors de ses recherches à la Bibliothèque publique de New York, le R.P. Mariano Cuevas S.J. tomba sur une copie du texte nahuatl de ce récit. Cette copie était de la main d’un historien célèbre, José Fernando Ramírez, accompagnée d’une note sur son origine et sa valeur, ainsi que d’une première traduction espagnole. Alerté par cette découverte, il reprit ses recherches à la Bibliothèque nationale de Mexico et y retrouva le texte original, nahuatl, qu’il publia en 1930 dans son Album Histórico Guadalupano del IV Centenario. Ce document aurait d’abord été conservé dans la bibliothèque jésuite de Tepotzotlan. En 1767, lors de l’expulsion des jésuites de toutes les possessions espagnoles d’Amérique, il serait passé à la bibliothèque du collège San Gregorio, pour échouer, finalement, à la Bibliothèque nationale de Mexico. La traduction espagnole fut réimprimée une fois, en 1931, mais apparemment sans déclencher très grand intérêt. La tilma (ou tilmatli en nahuatl) est un vêtement porté en guise de manteau par les hommes chez les Aztèques. Appelé manta par les chroniqueurs espagnols, c'était une pièce de tissu rectangulaire nouée à l'épaule, qui tenait lieu de cape ou de manteau. 254

Ce n’est, en effet, qu’en 1945 que le grand connaisseur de la langue et de la culture nahuatl, Angel Garibay-Kintana, en entreprit l’étude qu’il publia, une première fois en 1945, puis, à nouveau, en 1960. Ce grand spécialiste a d’abord cru que cette version avait été écrite vers 1573 par un historien, Juan de Tovar, mais d’après des documents plus anciens. C’était déjà l’opinion du R.P. Cuevas. Mais il paraît aujourd’hui plus probable que Tovar n’a fait que transmettre le document. Celui-ci serait vraisemblablement l’œuvre d’un témoin direct, Juan Gonzalez, avec lequel, nous le savons, il était très lié. Juan Gonzalez, en effet, d’après une tradition orale plus qu’écrite il est vrai, fut l’interprète de l’évêque Zumárraga lors de ses entretiens avec Juan Diego 255. Nous ne possédons actuellement, malheureusement, aucun texte écrit avant 1720, pour affirmer explicitement le rôle d’interprète de Gonzalez au moment même des entretiens de Juan Diego avec Zumárraga. Mais nous savons parfaitement qu’il jouait ordinairement ce rôle auprès de l’évêque, dès 1531, et, par ailleurs, l’exploration des bibliothèques étant loin d’être terminée, tout espoir n’est pas perdu de retrouver un jour une attestation formelle de sa participation à l’événement. Toutes ces recherches n’ont été entreprises, en réalité, qu’il y

Pour tout cela, voir : J. Jésus Jiménez, « El testimonio Guadalupano del Padre Juan Gonzalez», article publié en 1977 et réimprimé dans Juan Gonzalez, et interprète entre Fray Juan de Zumarraga y et hoy beato Juan Diego, Editorial Hombre, Mexico, 1995. 255

a fort peu de temps256. L’iconographie semble d’ailleurs donner déjà des indications plus anciennes257. Nous aurions donc là le récit d’un témoin direct des entretiens de Juan Diego avec l’évêque Zumárraga. Cependant, il ne faudrait pas voir pour autant dans le Nican Mopohua un développement purement littéraire où l’on n’aurait pas hésité à ajouter quelques épisodes, pour embellir le récit. Nous verrons plus loin que nombre des détails qu’il contient sont confirmés par des sources indirectes. La version brève semble avoir été écrite comme un témoignage répondant à des circonstances particulières. Peut-être, comme certains le suggèrent, au moment de la querelle entre les dominicains et les franciscains, pour s’opposer au courant de ceux qui voulaient faire croire que les apparitions avaient eu lieu sous l’épiscopat de frère Alonso de Montufar, dominicain, et non du temps de frère Juan de Zumárraga, franciscain. Gonzalez aurait pu alors laisser ce témoignage rapide, parmi ses papiers, alors qu’il était recteur de l’Université pontificale de Mexico, c’est-à-dire vers 1555-1557258. Le Nican Mopohua, au contraire, est une œuvre écrite avec soin, un récit détaillé et circonstancié. Antonio Valeriano eut Voir « El canónigo Juan Gonzalez » par Miguel Angel Cerón Ruiz, dans Histórica, Colección V, édité par le Centro de Estudios Guadalupanos. Ce texte semble dater de 1993. 257 Cf. Isaac Luis Velazquez Morales : « Juan González y García, el intérprete del diálogo entre Juan Diego y Fray Juan de Zumarraga y Lares », dans l'ouvrage collectif : Juan Gonzalez, el intérprete entre Fray Juan de Zumarraga y et hoy beato Juan Diego, Editorial Hombre, Mexico, 1995, p. 20-22. 258 Fray Domingo Guadalupe Diaz y Diaz : «Cuándo y dónde fue escrito el “Inin huey” ?» dans Histórica, colección VI. 256

certainement tout le temps d’interroger Juan Diego sur chacun des épisodes des apparitions, de confronter les récits du principal intéressé avec ceux de l’évêque Zumárraga, de l’oncle Juan Bernardino, et même avec ceux des serviteurs de l’évêque.

Le Codex Saville ou Codex Tetlapalco Il s’agit d’un manuscrit découvert au Pérou, à Tetlapalco, en 1924, par M. H. Saville, d’où les différents noms sous lesquels il est connu. Ce manuscrit est un calendrier peint, se présentant comme une bande verticale, où se trouvent évoqués les événements les plus importants de l’histoire de Mexico-Tenochtitlan depuis, semble-t-il, sa fondation jusqu’ en 1531. Le manuscrit continuait certainement au-delà de cette date, mais le haut de la bande est arraché. Il y a d’excellentes raisons de penser que la première partie, concernant la période antérieure à la conquête espagnole, fut commencée un peu avant 1454. Ce manuscrit est peut-être bien ainsi le plus ancien qui nous soit parvenu des civilisations du Mexique259. Il a dû être achevé vers 1557. Il est conservé actuellement à la Heye Foundation de la ville de New York. Ce manuscrit est fait de maguey, la même variante d’agave que le manteau de Juan Diego. Sa longueur est de 145 sur 26 cm. Il ne s’agit pas d’un texte relatant les événements mais,

J'emprunte, pour l’essentiel, mes renseignements à l’étude du père Mariano Cuevas, S. J., reproduite en traduction anglaise dans l’ouvrage de Jody Brant Smith : The image of Guadalupe, myth or miracle ?, Doubleday and Co, Garden City, New York, 1983, p. 28 et 141-157. 259

selon l’usage des anciens Mexicains, de dessins et de symboles servant d’aide-mémoire. Il fallait pour les déchiffrer un expert exercé. Seuls les événements extrêmement importants pouvaient ainsi être évoqués. Il semble bien que le manuscrit Saville donne avec une précision toute particulière les dates d’arrivée des Mexicains sur le lieu où ils fondèrent leur capitale, sur l’achèvement des travaux des digues qui reliaient la ville aux rives du lac, sur les périodes des différents règnes de leurs rois. Or, si les correspondances établies par le père Cuevas entre les signes de ce manuscrit et notre système de datation sont exactes, on trouve bien pour l’année 1531 une évocation en images des apparitions de la Sainte Vierge à Mexico. On y voit l’image d’un saint sur un piédestal et une image de la Sainte Vierge, entourée d’un trait comme dans un cadre, « mains jointes à hauteur de son cœur, la tête inclinée vers son épaule droite, vêtue d’une tunique rose saumon et d’un manteau bleu-vert ». Le plus probable est qu’il s’agit bien là des apparitions de la Mère de Dieu, considérées avec raison, par le peintre de ce calendrier, comme un événement considérable.

La « tira de Tepechpan » Il s’agit d’une bande (« tira ») de papier, un peu à la façon de nos bandes dessinées. Ce manuscrit provient de la vallée de Mexico, plus précisément d’un lieu appelé « Santa Maria Magdalena Tepechpan ». Ce papier de ficus comporte deux registres, séparés par les disques traditionnels qui permettent de repérer très clairement les années. Sur le registre supérieur sont peints les principaux événements survenus dans

la seigneurie de Tepechpan et, sur le registre inférieur, les événements importants de l’histoire de Mexico-Tenochtitlan. La période ainsi historiographiée s’étend de 1300 à environ 1590 de notre ère. On admet généralement que ce manuscrit fut réalisé par plusieurs auteurs successifs et achevé vers la fin du XVIe siècle. Il semble avoir fait partie de la collection de manuscrits de frère Alva Ixtlixochitl. Après être passé de main en main, il a fini par échouer dans le fonds de documents mexicains de la Bibliothèque nationale de France, à Paris, sous les numéros 13 et 14. On a ajouté aux dessins des inscriptions en nahuatl, mais écrites, évidemment, en caractères latins. Or, pour l’année 1531, est nettement représenté, de profil, un aigle. De son bec, sort une petite volute bleue qui semble comporter quelques petits points brillants comme des pierres précieuses. Dans le système des symboles aztèques, la petite volute sortant de la bouche indique que le personnage parle. Les pierres précieuses préciseraient que ce qu’il a dit était extrêmement important. Or, le vrai nom de Juan Diego, comme nous l’avons vu, était « Celui qui parle comme un aigle ». La représentation d’un aigle qui parle est donc la transcription exacte, faute d’un alphabet, du nom aztèque de Juan Diego. Or, cet aigle a dit des choses très importantes en 1531260. En revanche, je ne crois pas que l’on puisse encore interpréter les trois personnages qui se trouvent au-dessous de cet aigle comme le faisait le père Cuevas. Un évêque avec mitre et crosse, un soldat portant une lance et un homme portant 260

Voir Histórica, colección I.

une grande croix, cela semblait former effectivement une procession. On comprend la tentation de mettre tout cela en relation avec les apparitions elles-mêmes. Cependant, les inscriptions qui accompagnent ces figures ne laissent aucun doute. Là-dessus, la démonstration de X. Noguez est parfaitement convaincante261 : La figure de l’évêque indique le départ de Zumárraga pour le Mexique en 1530, le soldat symbolise le retour de Cortès la même année, et le porte-croix représente Sebastian Ramirez de Fuenleal, sorte de second gouverneur du Mexique, débarqué en 1531. Cela montre bien à quel point ces calendriers laissaient peu de place pour évoquer les grands événements. Ici, ils se bousculent. Et pourtant, au-dessus du porte-croix, cet aigle mystérieux a trouvé place. Il fallait donc que cet événement aussi fut d’importance.

Les « Informations » de 1666262 Nous disposons enfin de sources indirectes, mais infiniment précieuses. Les autorités ecclésiastiques du Mexique avaient demandé au pape Alexandre VII que le 12 décembre, date de la dernière apparition et du miracle de l’image, fût proclamé jour festif, avec récitation d’un office propre. Rome, avant de le concéder, avait alors demandé un rapport détaillé sur les événements. C’est ainsi qu’en 1666, une première enquête ecclésiastique eut lieu, auprès de vingt témoins : sept Indiens, douze Espagnols (dix ecclésiastiques et deux laïcs) et Xavier Noguez, Documentos guadalupanos, op. cit., p. 81 -83. Je puise ici mes renseignements dans l’étude publiée par le R. P. Luis Médina Ascensio, S. J., dans «Documentario Guadalupano, 1531-1768», numéro 3 des Monumenta Histórica Guadalupanensia édités par le Centro de Estudios Guadalupanos, Mexico, 1980. 261

262

un métis, neveu de l’empereur Moctezuma II. Les témoins avaient de cinquante-cinq ans, pour le plus jeune, à cent quinze ans pour le plus âgé. Il ne s’agissait évidemment pas de témoins directs des événements, puisque cette enquête fut entreprise cent trentecinq ans après les apparitions, mais ces témoins pouvaient raconter ce qu’ils avaient vu et entendu au sujet des apparitions pendant leur enfance. Le témoignage des Indiens est très important. Aucun d’eux ne savait lire. Ils n’ont donc pas pu prendre connaissance des textes déjà publiés entre-temps sur les apparitions. C’est tout juste si l’un d’eux put signer. Mais chacun d’eux raconte que c’est son père ou sa mère, voire telle tante qui lui a raconté toute l’histoire de Juan Diego. Certains précisent que leur père connaissait très bien Juan Diego ainsi que tous les gens du village. À travers ces témoins, on a même des échos de la fête qui eut lieu, lors de l’installation de l’image dans le premier ermitage. On sent parfaitement, en les lisant tant de siècles plus tard, la spontanéité et la sincérité de ces récits. Avant d’enregistrer leurs souvenirs, on lisait à tous ces témoins indiens la traduction en nahuatl de tout un questionnaire assez précis, où les questions suggéraient déjà fortement les réponses. Cependant, sur de nombreux points, ils ne s’occupèrent pas de donner les confirmations désirées. Aucun ne donna le nom de l’évêque, pourtant expressément nommé dans le questionnaire. L’un d’eux le cita à moitié : « Frère untel de Zumárraga. » Aucun ne confirma la date du 12 décembre

pour le miracle de l’image, alors que le questionnaire insistait précisément sur ce point. Deux d’entre eux donnèrent quand même l’année ; un autre indiqua le samedi pour la première apparition, et un troisième témoin le confirma indirectement en expliquant que Juan Diego allait les samedis à Tlatilolco écouter l’enseignement religieux. Le même précisa que c’est en décembre que Juan Diego avait cueilli les fleurs. Mais tous les témoins signalèrent, sans se tromper, que Juan Diego était du quartier de Tlayacac. En revanche, les témoins donnèrent quantité de précisions que le questionnaire ne leur avait pas demandées. Tous parlèrent de l’oncle de Juan Diego, en donnant son nom. Tous parlèrent de sa maladie, en donnant son nom indien. Deux des témoins ajoutèrent qu’il fut guéri par la Sainte Vierge. Tous donnèrent le nom de la femme de Juan Diego, en précisant qu’elle était morte depuis deux ou trois ans au moment des apparitions. La plupart racontèrent même l’épisode de Juan Diego essayant d’échapper à la Mère de Dieu en prenant un autre chemin. Plusieurs parlèrent d’une peinture qu’ils virent dans leur enfance et qui se trouvait dans le dortoir de l’église. Les témoins espagnols ne sont pas moins intéressants. Le premier à avoir été interrogé était un prêtre, don Miguel Sánchez. Il raconte qu’il avait déjà mené son enquête personnelle bien avant qu’on ne le consulte officiellement. Il s’était informé, entre autres, auprès du prêtre qui était chargé de l’ermitage construit sur le lieu des apparitions et, à partir des notes qu’il avait pu rassembler, il avait déjà publié un ouvrage sur le miracle de la Guadalupe. C’est ainsi qu’il donne

une description détaillée de la grande procession au cours de laquelle on transporta l’image de la Guadalupe dans le petit ermitage, en corrigeant avec autorité une inscription malencontreuse qui datait cette procession de 1533, alors qu’elle eut lieu le 26 décembre 1531, assure-t-il, « quinze jours après son apparition ». C’est lui aussi qui précise que l’image fut protégée par une vitre à partir de 1647. Le deuxième témoin espagnol, frère Pedro de Oyanguren, dominicain, âgé de plus de quatre-vingt-cinq ans, confirma tout à fait le récit de cette procession et sa date. Je ne puis rapporter ici le témoignage de chacun, mais il est intéressant de noter que presque tous insistent sur le fait qu’ils ont entendu le récit du miracle et de ses circonstances de la bouche de leurs parents et grands-parents, dès leur plus jeune âge, « dès qu’ils ont eu l’âge de raison », pour reprendre leurs propres termes. Ils ajoutent tous également que ce qu’ils racontent était la foi commune de tout le monde et qu’ils n’ont jamais entendu dire que qui que ce soit l’ait contesté. Il faut noter cependant qu’aucun de ces témoins, sauf le dernier, ne fit jamais le récit des apparitions, avec leurs différents épisodes, ni ne mentionna l’oncle Juan Bernardino et sa guérison. Il est évident qu’ils s’en tinrent tous au questionnaire qui leur avait été soumis et qui ne portait que sur le miracle des fleurs et de l’image. Seul le dernier témoin, Luis Becerra Tanco, déborda du questionnaire en remettant le 22 mars 1666 un papier pour qu’on l’ajoutât au dossier. Ce papier comportait six parties, parmi lesquelles un récit détaillé de toutes les apparitions, telles qu’elles nous sont rapportées dans le Nican Mopohua ou par les témoins indiens.

Cependant, pour une raison inconnue, ces « Informations » transmises à Rome ne reçurent aucune réponse. Ce n’est que le 11 décembre 1720, qu’en rangeant les archives de l’archevêché, on retrouva copie de ce dossier. On décida alors de faire une nouvelle tentative auprès de Rome. On joignit deux autres témoignages aux premiers. Mais ceux-ci datent de 1723 et sont donc encore beaucoup plus indirects263.

263

Documentario Guadalupano, 1531-1768, Mexico, 1980, p. 187-138.

3. Les errements de la raison Dans les premiers temps, une bonne partie du clergé local se montra très réticente devant ce prodige. Il y avait eu, avant l’arrivée des Espagnols, un culte païen sur le sommet de cette colline, et l’on pouvait craindre, sous une apparence chrétienne, sa résurgence. Certains théologiens faisaient valoir que cette dévotion envers la Vierge de Guadalupe risquait de réduire à néant tous les efforts entrepris depuis tant d’années pour arracher les Indiens à leurs idoles. C’est dans ce climat que fut décidée une première enquête ecclésiastique, en 1556, mais qui ne porta que sur les liens éventuels du culte rendu à la Vierge de Guadalupe avec les anciennes croyances païennes. Dans ce climat d’hostilité, le nom même de Juan Diego n’est pas une seule fois cité, ni les apparitions une seule fois mentionnées. Mais le point culminant de la querelle fut un sermon de frère Francisco de Bustamante, le 8 septembre 1556, quelques semaines avant l’ouverture de l’enquête, en la solennité de la Nativité de la Sainte Vierge. L’archevêque de Mexico, frère Alonso de Montufar, dominicain, successeur de Juan de Zumárraga, venait d’achever, l’année précédente, la nouvelle église de la Guadalupe. Le père Bustamante, franciscain, s’en prit ouvertement à l’archevêque, l’accusant d’introduire une dévotion « nouvelle » et de faire état de « miracles non prouvés ». Il l’attaqua également à propos des aumônes dont « on

ne savait pas à quoi elles étaient employées ». Il alla même jusqu’à prétendre que l’image était l’œuvre peinte d’un certain Indien du nom de Marcos. Sombre querelle de rivalités entre différents ordres religieux, aggravée par une question de gros sous264 ! Le sermon fit un véritable scandale, nous disent les contemporains, car la dévotion envers NotreDame de Guadalupe était déjà bien établie. Comme cet éclat ne fut soutenu par aucun argument, ni sérieux ni même fantaisiste, mais venait seulement d’une rancœur personnelle, il ne laissa très vite aucun souvenir. À tel point que lors de l’enquête de 1666, nous l’avons vu, les témoins espagnols terminaient tous leur déposition en ajoutant qu’ils n’avaient jamais entendu dire que les événements qu’ils venaient de rapporter aient été jamais contestés par personne.

Cependant, la contestation allait venir, mais beaucoup plus tard. Plus précisément, à partir du 18 avril 1794, lors de la présentation de la thèse que D. Juan Bautista Muñoz soutint devant l’Académie royale d’histoire, à Madrid265. Ce qui est intéressant dans son cas, c’est que nous y trouvons déjà le même mécanisme que dans les réactions négatives de beaucoup de nos contemporains : un fort préjugé contre tout Sur tout cela, voir Documentario Guadalupano, 1531-1788, Mexico, 1980, p. 117-121. 265 Sur tout ce mouvement d'opposition aux apparitions au cours du XIX e et du XXe siècle, voir J. Jesús Jiménez López, Los historiadores guadalupanos de la Ilustración dans les actes du « Congreso Marlologico, 15311981 », congrès organisé pour le 450 e anniversaire des apparitions, Mexico, 1983, p. 407-424; et Alfonso Alcála Alvarado : El antiguadalupanismo y la crítica histórica (siglos XIX-XX), ibid., p. 425-440. 264

paranormal et une solide ignorance du dossier. Nous savons en effet que Muñoz appartenait à un courant intellectuel appelé « Ilustración » et qui était, en fait, l’équivalent de ce qui a donné dans le reste de l’Europe « le Siècle des lumières ». C’est le règne tout-puissant, et même tyrannique, de la raison considérée comme l’arbitre absolu de toute connaissance. Tous les dogmes, toutes les traditions, tous les enseignements doivent être soumis à son jugement, sans aucun appel possible. Juan Bautista Muñoz avait été chargé par le roi Charles III d’écrire une histoire des Amériques pour réhabiliter un peu l’action des Espagnols, très critiquée par des historiens étrangers. Mais il n’appartenait même pas à l’Académie royale d’histoire ! Pour ménager les susceptibilités de cette royale académie, le plus simple était qu’il rédigeât une thèse en bonne et due forme et devînt lui-même académicien. Il lui fallait donc un bon sujet de thèse. Plusieurs des académiciens appartenaient au même courant de pensée que lui, il le savait. C’est alors qu’il découvrit, dans des papiers arrivés tout récemment du Mexique, un récit enthousiaste des apparitions de la Guadalupe. C’était le sujet rêvé : des faits réputés extraordinaires, à l’origine de toute une piété populaire largement développée, et accrédités par toute l’autorité de l’Église. Juan Bautista Muñoz n’est jamais allé au Mexique ; il n’a mené aucune enquête, n’a jamais vu les lieux, ni le premier ermitage, ni les églises suivantes, ni la maison de Juan Diego.

Il ne fait état d’aucun document nouveau qu’il aurait découvert dans les archives royales de Madrid, qui lui étaient pourtant largement ouvertes, ou dans celles de l’Académie royale d’histoire ; ni d’aucun document que quelqu’un lui aurait remis ou envoyé du Mexique. Il a lu probablement un ou deux ouvrages, parmi tous ceux qui avaient déjà paru et se trouvaient à Madrid. Il a lu surtout le manuscrit qui lui a révélé l’existence de ces apparitions et qui venait d’arriver à Madrid. Ce texte citait tous les documents essentiels connus à cette époque et les ouvrages sérieux qui avaient déjà été publiés sur le sujet. Muñoz, alors, les cite en faisant croire qu’il les a lus et qu’il est donc parfaitement informé. Malheureusement sa thèse révèle de telles lacunes et de si grandes confusions qu’elle démontre qu’il n’a jamais eu ces textes en main. Il cite, comme étant des récits des apparitions, des titres qui correspondent à de simples poèmes en l’honneur de la Guadalupe, il prend un récit de voyage d’un Italien qui a visité Mexico et vu la Guadalupe pour la traduction d’une œuvre de Siguenza y Gongora qui, au demeurant, n’a jamais existé, etc. 266 Son principal argument est le silence relatif des documents de première main aussitôt après les apparitions. Mais les gens du pays n’avaient pas besoin de ces documents. Ils connaissaient Juan Diego, ils connaissaient son oncle Bernardino et surtout l’évêque Zumárraga, d’abord si réticent. Au début, ils n’avaient pas besoin de faire œuvre d’historiens. Nous savons d’ailleurs mieux aujourd’hui que ce silence ne Pour cette brillante démonstration, voir J. Jesús Jímenez López, Los historiadores guadalupanos de la Ilustración, op. cit., p. 415-417, en note. 266

fut pas total. Mais ce n’est que peu à peu, les témoins directs commençant à disparaître, que le besoin se fit sentir de recueillir les témoignages encore possibles. D’où l’enquête de 1666. Mais celle-ci ne prouve rien pour Munoz. Il juge souverainement qu’on ne peut se fier au témoignage des Indiens, qui sont prêts à croire n’importe quoi, pourvu que ce soit du merveilleux ; qu’on ne peut se fier davantage au témoignage des Espagnols, puisqu’ils étaient âgés et qu’à ces âges la mémoire, c’est bien connu, se brouille aisément. Reste tout de même à expliquer comment a pu se développer cette dévotion qu’il ne peut nier. Là, il en est nécessairement réduit à des hypothèses. Il reconnaît lui-même qu’il n’a probablement pas la bonne explication. Mais il donne quelque exemple de ce qui a pu se passer : « Un peintre, par exemple, représenta Notre-Dame de Guadalupe sur une colline de Tepeyacac, avec un dévot en prière à ses pieds. Puis, si la Vierge était apparue à un simple Indien, il offrit cette peinture à son dévot. Un autre entendit la chose et la raconta partout avec assurance. Le bruit s’en répandit et, chaque jour apportant quelques détails circonstanciés nouveaux, le récit tout entier en vint à se composer peu à peu. »

Les contestations modernes Tout chercheur dans une discipline a l’impression que cette discipline lui a permis de comprendre un certain nombre de

choses mieux que d’autres. C’est un peu comme si cette discipline était pour lui une clef. Il est normal alors qu’il soit tenté, avec cette clef, d’essayer d’ouvrir toutes les serrures. En ce sens, il est normal qu’un psychologue, un sociologue, un anthropologue essaie de comprendre, à partir de sa discipline et avec les méthodes qui lui sont propres toutes sortes de phénomènes, y compris, parmi eux, les phénomènes paranormaux. De fait, d’ailleurs, ils peuvent presque toujours apporter un éclairage particulier qui permet d’avoir une compréhension plus complète de ces phénomènes. Malheureusement, il arrive souvent que tous ces spécialistes, se sentant incompétents pour juger de l’authenticité du phénomène paranormal, se concentrent uniquement, non sur le phénomène, mais sur la croyance à ce phénomène. C’est la croyance à ce phénomène qu’ils cherchent à expliquer avec leurs propres méthodes. Que le phénomène en lui-même soit authentique ou non, cela finit, pour eux, par n’avoir plus aucune importance. Ils tendent ainsi à rendre compte de cette croyance, même dans l’hypothèse où le phénomène n’aurait jamais existé, et ils finissent souvent par se persuader qu’effectivement le phénomène paranormal à l’origine de cette croyance n’a jamais existé. Nous allons voir, à propos du miracle de la Guadalupe, deux exemples très typiques de cette méthode.

Une thèse de Sorbonne Une thèse soutenue en Sorbonne par Jacques Lafaye et parue chez Gallimard en 1974 donne un très bon exemple de ce genre de simplification a priori. Le titre annonce déjà un peu

la couleur : « Quetzalcoatl et Guadalupe. La formation de la conscience nationale au Mexique267. » L’ouvrage, préfacé par Octavio Paz, comporte une bibliographie de quarante-six pages, ce qui achève de lui donner une certaine autorité. Quarante-six pages de bibliographie ! On pense que l’auteur a tout lu, tout examiné, que son travail est exhaustif et définitif. Or, de tout cela il ressort clairement que l’histoire de cette image merveilleuse n’est qu’un mythe, construit consciemment par le clergé, pour réconcilier les différents éléments ethniques du passé correspondant aux populations d’origines indienne et européenne, et faire naître ainsi un sentiment de conscience nationale. L’idée, en soi, n’est d’ailleurs pas stupide. Je préfère ne pas évoquer toutes les querelles autour du baptême de Clovis. Mais on sait aujourd’hui que c’est ainsi qu’a été utilisée la figure historique de Vercingétorix, en France, au dix-neuvième siècle, pour mieux rassembler contre leurs ennemis tous les Français, en leur donnant une histoire commune très ancienne. Mais là, la vérité historique est cruelle pour le mythe. On sait aussi aujourd’hui qu’à Alésia il y avait plus de Gaulois à se battre avec les Romains contre Vercingétorix que contre eux, avec Vercingétorix. Dans le cas de la Vierge de la Guadalupe, il semble bien que ce soit le contraire. C’est la vérité du mythe qui semble bien confirmée par les recherches récentes. À cet égard, quelques détails complémentaires sur les travaux de Jacques Lafaye ne sont pas sans intérêt. Le Père jésuite américain Burrus, lui-même chercheur particulièrement compétent pour tout 267

Voir l’étude de Frère Bruno Bonnet-Eymard, op. cit.

ce qui concerne la Vierge de la Guadalupe, avait mis à la disposition de J. Lafaye sa bibliothèque personnelle et son appartement à Rome pour l’aider dans son travail. Mais quand, plus tard, il put lire la thèse de Lafaye, il eut la surprise de découvrir que, pour ses recherches, Lafaye n’avait utilisé que la moitié de la bibliographie qu’il lui avait communiquée, éliminant systématiquement tous les travaux historiques ou scientifiques allant dans le sens de l’authenticité du miracle268. Le mépris pour les faits est si total que l’ouvrage ne contient qu’une seule reproduction de l’image de la Guadalupe avec la mention laconique : « 1,50 m de haut environ. »

La position d’Eugen Drewermann Mais il s’agissait là de la thèse d’un auteur résolument agnostique. Plus étonnant, peut-être, du moins pour qui n’est pas très au courant de l’état de la théologie dans les Églises occidentales d’aujourd’hui, est la position adoptée par le théologien allemand Eugen Drewermann. Comme d’habitude, en bon psychanalyste, Drewermann a la solution du mystère avant même de savoir de quoi il s’agit : « En fait, à voir les choses du point de vue de l’historien, le catholicisme a toujours su mettre la valeur de ses images dogmatiques en relation avec des apparitions et devrait donc, en toute honnêteté, être prêt à admettre qu’il puisse y avoir déjà, dans l’histoire des religions des différents peuples, toute une série d’autres interprétations de ces 268

Voir l’étude de Frère Bruno Bonnet-Eymard, op. cit., p. 34.

images archétypiques. « L’exemple le plus célèbre d’une telle réinterprétation d’apparitions qui, à l’origine, appartenaient à l’espace culturel d’une religion “païenne”, nous a été offert par l’Église catholique, au XVIe siècle, à Mexico, avec la vénération de la Sainte Vierge de la Guadalupe. Le 9 décembre 1531, un simple indigène nommé Juan Diego rencontra une très belle dame indienne, habillée de vêtements magnifiques. C’était sur la colline de Tepeyac où se dresse aujourd’hui la basilique de la Guadalupe. Elle parla en nahuatl et se fit reconnaître comme la Mère de Dieu. Juan Diego raconta sa vision à l’évêque Zumárraga. Les religieux s’opposèrent d’abord à ce nouveau culte, car, sur la colline de Tepeyac, se dressait autrefois le sanctuaire de la déesse Tonantzin (littéralement : “notre mère”). Cette déesse peut être identifiée à Coatlicue, mère de Huitzilopochtlis, avec son collier de mains et de cœurs humains. Que l’Église, finalement, ait “baptisé” la Madone indienne est une preuve non seulement de courage mais de profonde humanité et d’amour de la vérité269. » Naturellement, de façon plus générale, Drewermann ne croit pas du tout aux miracles. Il fait d’ailleurs en cela partie de l’immense majorité des théologiens actuels, aussi bien catholiques romains que protestants. Tout le problème est bien de savoir s’il s’agit seulement d’une « réinterprétation » d’un culte païen par une habile manœuvre de gens d’Église, ou bien d’une véritable apparition de la Vierge. Il y avait bien un lieu de culte païen sur la colline de Tepeyac, Eugen Drewermann : Tiefenpsychologie und Exegese, Tome II, Olten, 1985, p. 318. 269

mais sans aucun récit d’apparition. Les vêtements de la Vierge sur la cape de Juan Diego ne correspondent pas du tout à ceux d’une jeune Indienne du Mexique. Les études comparatives montrent bien qu’ils correspondent plutôt à ceux des jeunes juives du temps du Christ270. Mais, surtout, Drewermann donne son explication avec une parfaite assurance, comme s’il ne s’agissait que d’une évidence, alors qu’il ignore absolument tout des recherches et des découvertes faites sur ce tissu. Il n’a pas besoin de connaître les faits puisque la psychanalyse a déjà LA solution et explique parfaitement la croyance au miracle, sans le miracle. On retrouverait la même attitude chez bien d’autres « théologiens » à propos de la Guadalupe. Ainsi Richard Nebel présente-t-il l’objet de son étude sur le culte de la Guadalupe en insistant bien sur ce qui l’intéresse dans ce phénomène : « Le fait qu’un culte aussi répandu que celui de la Vierge de Guadalupe au Mexique ait pu prendre son essor à partir d’un tableau. Il est sans importance, à cet égard, que celui-ci soit l’œuvre de mains humaines ou de “puissances surnaturelles”, par exemple de l’archange Gabriel, de la Sainte Vierge elle-même ou du “pinceau divin” de l’“Artiste suprême”. » R. Nebel reprend ici, pour mieux s’en moquer, les termes mêmes de quelques-uns de ceux qu’il appelle les « apparitionnistes ». L’objet de cette thèse, soutenue à l’université de Würzburg, en 1990, et publiée par la Nouvelle Revue de science missionnaire, est en effet strictement sociopsychologique comme 270 Juan

José Benitez, « El misterio de la Virgen de Guadalupe », Planeta, 10e édition, 1988, p. 126 et 160-161.

celle de Jacques Lafaye, ce qui est, en soi, un choix parfaitement légitime. Mais il me semble cependant que le résultat d’une étude menée selon les règles de cette discipline sera nécessairement différent selon que l’on aura accepté ou non de reconnaître dans l’apparition de cette image une intervention divine. Dans le premier cas, l’extension de ce culte sera comprise comme la réalisation d’un plan de Dieu. Dans le second cas, il ne s’agira plus que d’une habile politique de gens d’Église. La différence est considérable. On peut s’étonner également de l’accusation faite par l’auteur à l’encontre de certains chercheurs de manquer de « rigueur scientifique » et de « compétence » lorsqu’il s’agit de prix Nobel, de collaborateurs de la Nasa, de professeurs d’universités, etc271. Et quelle est la compétence scientifique personnelle de l’auteur pour se permettre de juger de la valeur de leurs travaux dans des disciplines aussi diverses que la chimie, la peinture, l’ophtalmologie, l’astronomie... 1 C’est qu’en réalité, pour l’auteur, sans le dire explicitement, le miracle est impossible. Tout ce qui tend à l’accréditer ne peut donc pas être sérieux. C’est ce mécanisme qu’a parfaitement dénoncé Bertrand Méheust dans son énorme thèse de sociologie sur la résistance aux phénomènes de somnambulisme, hypnose et médiumnité : « À force de ne s’intéresser qu’au “discours-sur”, la sociologie des “parasciences” en est venue à priver de signification la question des faits, à la tenir pour désuète et même dérisoire272. » 271 Richard Nebel, Santa Maria Tonantzin, Virgen de Guadalupe, religiöse

Kintinuitäl und Transformation in Mexico, Neue Zeitschrift für Missionswissenschaft, 1992, p. 98-99 et note 227. 272 Bertrand Méheust, op. cit., tome II, p. 503.

4. L’enquête des scientifiques Le tissu Le vêtement que portait Juan Diego est appelé un peu indifféremment « tilma » ou « ayate », car les deux ont la même forme. Il s’agit d’une sorte de cape, manteau sans manche, noué sur l’épaule droite. Mais la tilma est généralement en coton, tandis que l’ayate est tissé en fils d’agave, avec une trame lâche. On sait aujourd’hui qu’il s’agit plus particulièrement de « maguey », une variante de l’agave, appelée « agave potule zacc ». La toile est composée de deux morceaux réunis au milieu, verticalement, par une couture faite de fil de la même origine. L’ensemble, en raison de son usage, n’est pas parfaitement rectangulaire ; sa longueur oscille entre 166 et 168 cm, sa largeur entre 103 et 105 cm. La pièce de tissu devait être légèrement plus longue. Elle fut raccourcie, par le haut, vers 1770, pour permettre de l’insérer dans le cadre actuel. Selon Sodi Pallarés, spécialiste des métaux de l’université de Mexico, l’ayate présente l’avantage d’être réfractaire à la poussière, aux insectes et à l’humidité. Mais c’est néanmoins un tissu extrêmement fragile. Un ayate en agave se conserve au maximum vingt ans 273. Or, pendant cent seize ans, celuici fut exposé sans même une vitre de protection. À partir de Nous avons vu tout de même que le codex Saville était fait de la même espèce d’agave. Mais il est vrai que l’usage et donc l’usure n’étaient pas les mêmes pour les deux tissus et que, de plus, le codex Saville est en bien mauvais état. 273

1647 il fut protégé par une vitre en deux morceaux dont la jointure était fort imparfaite. Ce n’est qu’à partir de 1766 que l’ayate fut protégé par une vitre en un seul morceau. Or, il s’agit d’une région de lacs, comportant des inondations... des insectes, sans compter l’effet des lampes, des cierges, des exvoto que l’on y accrocha, des linges, des scapulaires que l’on venait frotter sur l’image, des fidèles qui venaient baiser l’image, la toucher, la caresser, avant la pose des vitres (et même parfois après). Au XVIIIe siècle, on hésitait encore sur la nature exacte du tissu. On ne savait pas s’il s’agissait d’agave ou d’iczotl. On fit donc confectionner deux ayates en chacun de ces deux tissus et on fit peindre sur eux des copies de l’original. Ces deux copies furent très vite détruites par le temps. En 1791, en nettoyant le cadre d’argent, on fit couler un peu du produit sur l’angle supérieur droit de la toile. L’acide aurait dû la crever. Seules quelques taches jaunâtres apparurent et, avec le temps, elles disparaissent peu à peu ! Le 14 novembre 1921, un attentat eut lieu dans l’église de la Guadalupe pour tenter de détruire la toile. Une bombe fut placée dans un bouquet déposé au pied de l’autel. Le marbre vola en éclats. Les vitres de l’église tombèrent, ainsi même que celles des maisons alentour. Le lourd crucifix de bronze qui se trouvait sur l’autel fut courbé par la violence de la déflagration. Mais, au-dessus de l’autel, la vitre de l’ayate resta intacte, ainsi que la toile et son image.

L’image sans apprêt L’image elle-même mesure 143 sur 55 cm. Elle est directement imprimée sur le tissu d’agave sans aucun apprêt, aucun fond, ce qui est normalement impossible. Même lorsqu’il s’agit d’une toile beaucoup plus fine, on pose d’abord une couche faite de colle et de craie, ou tout autre enduit, pour éviter que les fils n’apparaissent à travers la peinture, mêlant leur propre dessin à celui de l’artiste. Cet apprêt évite aussi que la toile ne boive la peinture. L’absence totale d’un quelconque apprêt est donc déjà, pour un professionnel, un phénomène inexplicable. Cette particularité, tout à fait extraordinaire, avait déjà été remarquée lors de l’enquête menée en 1666. Le R. P. Francisco de Florencia S. J., mort en 1695, a rapporté comment des peintres avaient examiné la toile aussi bien à l’envers qu’à l’endroit et constaté ainsi qu’il n’y avait, sans aucun doute possible, aucun apprêt, aucune couche préparatoire d’aucune sorte, puisque toute l’image avec toutes ses couleurs elles-mêmes se voyait aussi bien sur le revers de la toile qu’à l’endroit. Le grand peintre mexicain du XVIIIe siècle, Miguel Cabrera, mort en 1768, fit la même constatation et la rapporta dans sa longue description de l’image miraculeuse274. Ajoutons encore qu’on ne peut, même au microscope, distinguer aucun coup de pinceau. Les couleurs forment une surface unie comme sur une photo. Le tissu d’agave a fonctionné Documentario Guadalupano, 1531-1768, Mewco, 1980, p. 229. Ouvrage édité par le Centro de Estudios Guadalupanos. 274

comme une pellicule photographique recevant directement l’image par un effet de projection mystérieuse. Phénomène évidemment absolument unique et totalement inexplicable !

Des pigments inconnus En 1936, Richard Kuhn, chimiste allemand et prix Nobel de chimie, reçoit deux fibres de cet ayate (une comportant du rouge, une comportant du jaune). Sa conclusion : les colorants ne sont d’origine ni minérale, ni végétale, ni animale, mais d’origine complètement inconnue. Malheureusement nous n’avons toujours pas, à ma connaissance, d’autres détails sur ces tests. Jody Brant Smith275 est arrivé à contacter le fils du prix Nobel, mais il n’a pu obtenir de lui aucune précision concernant les tests effectués. Le protocole des expériences a-t-il été détruit pendant la dernière guerre, ou se trouve-t-il oublié quelque part ? Nous n’en savons rien. En 1979, le 7 mai, Jody Brant Smith et Philip Sema Callahan, tous les deux de la Nasa, entreprennent de nouvelles recherches. Smith est professeur de philosophie des sciences et de l’esthétique. Il travaille déjà avec une équipe de sindonologie. Callahan est un expert en peinture. Ils prirent, cette nuit-là, soixante-quinze photos dont quarante sous lumière infrarouge. En avril 1981, Smith et Callahan purent réaliser plus de cent nouvelles photographies, certaines avec des lumières proches de l’ultraviolet ou de l’infrarouge, certaines portant sur des détails repérés grâce aux expériences précé-

Jody Brant Smith, The Image of Guadalupe, myth or miracle ? Doubleday and Company, Garden City, New York, 1983, p. 117-118. 275

dentes. Une fibre du tissu fut prélevée en bordure pour analyser sa composition, etc.276 La première constatation, qui ne semble peut-être pas très importante pour des non-spécialistes, c’est l’absence totale d’esquisse sous-jacente à l’image. Comme ils le notent euxmêmes, l’absence d’esquisse préparatoire ne suffit pas à prouver l’origine miraculeuse de l’image, mais la présence d’une telle esquisse aurait suffi à prouver qu’il s’agissait d’une œuvre humaine277. Deuxième constatation : aucun craquelé n’apparaît sur l’image, après quatre cent cinquante ans ! Or, ce phénomène est normalement inévitable. Quel que soit le procédé utilisé lors de la peinture d’un tableau, il y a nécessairement un élément humide. Celui-ci s’évapore avec les années et la peinture, en se desséchant, se craquèle278. La troisième constatation concerne les pigments : le bleu du manteau est de pigment inconnu. Callahan se livre à un certain nombre d’hypothèses sur la composition de ce pigment, mais aucune n’est satisfaisante : « La couleur du manteau ressemble bien à la nuance que l’on trouve sur les fresques mayas primitives ou sur les “livres” en peau de bêtes des Mixtèques. Ces couleurs semblent avoir été faites d’oxyde de cuivre... mais on est ici devant un phénomène inexplicable, car tous ces bleus sont semi-permanents et connus pour faner considérablement avec le temps, surtout dans les pays chauds. » Le bleu du manteau de la Vierge est, au contraire, Pour plus de détails, voir Jody Brant Smith, op. cit, p. 106-107. Jody Brant Smith, op. cit, p. 90-95. 278 Idem, op., cit., p. 91. 276 277

« d’une intensité égale, non fanée..., d’un pigment bleu à demi transparent, inconnu... aussi brillant que s’il avait été posé la semaine dernière ». Le rose de la tunique est d’une luminosité exceptionnelle : « De tous les pigments étudiés, le rose est de loin le plus transparent... et finalement inexplicable279. » Certains commentateurs de ces recherches avaient pensé à une explication fort simple : quelques artistes, au service de l’Église, auraient périodiquement repassé quelques couches pour garder aux couleurs toute leur fraîcheur. Mais, affirme Smith, il n’y a, sur ce bleu ou sur ce rose, « absolument aucun signe de retouches, aucun coup de pinceau, aucun craquelé, aucun pigment écaillé. Bref, la brillance intacte des couleurs turquoise et rose reste inexplicable280 ». Et cela d’autant plus que l’image n’a pas du tout bénéficié de mesures de protection particulières contre la lumière comme on le fait aujourd’hui dans les musées pour les œuvres anciennes. Bien au contraire ! Callahan a mesuré l’intensité de la lumière ultraviolette émise par un seul cierge du type de ceux que l’on utilise couramment dans les églises. Il a obtenu plus de 600 microwatts ! « Si l’on multiplie, dit-il, ce résultat par les centaines de cierges votifs disposés sur l’autel d’une petite chapelle, tout près de l’Image, sans la protection d’une vitre qui filtrerait cette radiation ultraviolette, on ne peut pas comprendre comment l’Image a pu même résister. L’excès de rayons ultraviolets décolore rapidement la plupart des pigments, 279 280

Callahan, cité par Jody Brant Smith, op. cit., p. 98-99. Jody Brant Smith, op. cit., p. 107-108.

qu’ils soient organiques ou inorganiques, particulièrement les bleus. Pourtant, le portrait originel garde toute sa fraîcheur et son éclat, comme au jour de sa formation281. » Les couleurs du visage et des mains constituent un mystère encore plus troublant. Leurs nuances changent selon qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne de l’image. Callahan, qui a étudié le phénomène d’iridescence que l’on trouve sur les plumes des oiseaux et les écailles des papillons ou des scarabées, explique que ce phénomène est dû à une diffraction de la lumière sur une surface irrégulière. Certains auteurs avaient pensé à une sorte de lotion ou de teinture particulière ; d’autres avaient émis l’hypothèse que les fibres avaient déjà été teintées avant le tissage de la toile. Mais, écrit Jody Brant Smith, « quand Callahan et moi-même nous examinâmes le visage à travers une loupe, dans cette nuit du 7 mai 1979, nous comprîmes qu’aucune explication ne pouvait rendre compte de toutes ses mystérieuses propriétés ». Détail particulièrement surprenant : certains défauts de la toile concourent à la beauté de l’image qui « tire avantage du manque d’apprêt de la tilma pour lui donner profondeur et la rendre plus semblable à la vie. Cela est particulièrement évident pour la bouche où une fibre grossière du tissu s’élève un peu au-dessus du niveau du reste de la toile et suit parfaitement le bord supérieur de la lèvre. La même imperfection maladroite se retrouve sous la partie éclairée de la joue gauche et sous l’œil droit282 ».

Philip S. Callahan dans La tilma de Juan Diego, técnica o milagro ?, Editorial Alhambra Mexicana, 1981, p. 91-92. 282 Callahan, cité par Jody Brant Smith, op. cit., p. 100-101. 281

Depuis, Donald J. Lynn, scientifique associé au Jet Propulsion Laboratory de Pasadena, a réalisé des travaux de spectrophotométrie sur l’image de la Guadalupe. Mais je n’en connais pas les résultats283.

Sans retouche Les travaux de Jody Brant Smith et Philip Sema Callahan donnent à penser que de nombreux détails ne faisaient pas partie de l’image primitive. Ils auraient été ajoutés. Ainsi, les rayons d’or autour de la Vierge, les étoiles de son manteau, les broderies sur sa robe et les bordures dorées de la robe et du manteau. Tous ces « ajouts », soulignent-ils, ont d’ailleurs déjà commencé à se détériorer. Même le visage et les mains auraient été retouchés. La lune sous les pieds de la Vierge et sa ceinture seraient des ajouts aussi 284, mais plus anciens que les rayons dorés et les étoiles285. Toute la partie inférieure de l’image aurait été retouchée. Certains auteurs, partant de ces découvertes, ont commencé

C’est Jody Brant Smith qui le signale, op. cit., p. 107. On ne pourrait donc pas s’appuyer sur la forme de cette ceinture pour prouver que la Vierge est apparue comme enceinte. Mais, de toute façon, les médecins reconnaissent cependant que la forme du ventre de la Vierge laisse entendre qu’elle était enceinte d’environ trois mois. Le repeint n’aurait donc fait que souligner, selon les usages locaux, ce que l'apparition elle-même avait voulu suggérer. 285 Callahan, cité par Jody Brant Smith, op. cit, p. 90. Voir aussi : Philip S. Callahan et Jody B. Smith, La tilma de Juan Diego, técnica o milagro ?, Editorial Alhambra Mexicana, 1981, p. 50. Nous verrons plus loin qu’en ce qui concerne au moins les étoiles, d’autres chercheurs les attribuent à l’image originelle. 283

284

à les commenter. Quelques-unes de ces « retouches » correspondraient à un effort pour rapprocher un peu l’image des goûts artistiques des Espagnols : ainsi les rayons dorés qui entourent la silhouette de la Mère de Dieu, la lune sous ses pieds, avec l’ange, pour harmoniser l’image avec les visions de l’Apocalypse. D’autres modifications, au contraire, auraient eu pour but de rapprocher un peu la Vierge des femmes du pays ; ainsi les mains un peu plus courtes et plus épaisses et le teint plus foncé. La plupart des ouvrages publiés à ce jour sur le miracle de la Guadalupe font encore état de ces « ajouts » comme d’une certitude286. Philip S. Callahan pense même avoir retrouvé le responsable de ces importantes modifications. Ce serait le Père Miguel Sánchez, vers 1630, lors d’un séjour de l’Image dans la cathédrale de Mexico. Le Père Sánchez, en effet, a consacré tout un ouvrage, paru en 1648, à la Vierge de la Guadalupe, et il y fait sans cesse référence à la vision de la Vierge dans l’Apocalypse de saint Jean. Or, ne se vante-t-il pas de s’être constitué « peintre dévot de cette sainte Image » ? Ne serait-ce donc pas lui qui aurait, par dévotion, voulu conformer la Vierge de la Guadalupe à cet illustre modèle ? Oui, reconnaît Faustino Cervantes, après avoir traduit le compte rendu de l’étude scientifique réalisée par Callahan, le Père Sánchez se proclame « peintre dévot de cette sainte Image », mais il ajoute aussitôt : « escriviendola », c’est-à-dire « en la décrivant », et, plus loin, évoquant à nouveau l’image de la Vierge selon l’Apocalypse de saint Jean, il écrit : « Je désirais avec

Ainsi l’ouvrage de J. J. Benitez, souvent cité, et celui de Francisco Ansan, Guadalupe, Io que dicen sus ojos, Ediciones Rialp, Madrid, 1988. 286

ma plume... comparer ces deux Images287. » D’ailleurs, le Père Florencia, dans un ouvrage paru en 1660, du vivant du Père Sánchez, décrit soigneusement l’image de la Guadalupe, telle que nous la voyons aujourd’hui, sans du tout laisser entendre qu’elle ait été jamais modifiée. Précisons aussi que tous ces « ajouts » sont déjà décrits dans la troisième partie du « Huei Tlamahuizoltica », après le récit du « Nican Mopohua ». Il faudrait donc qu’ils soient antérieurs à 1550-1560. Très tôt aussi, une copie fidèle de l’Image fut faite et envoyée au roi Philippe II. C’est elle qui se trouvait sur le navire amiral lors de la bataille de Lépante, en 1571. Elle est aujourd’hui vénérée en Italie, à Aveto, où l’on peut la voir. Or, elle comporte tous les détails que Callahan considère comme des ajouts. C’est même par elle que nous pouvons savoir comment se terminait le haut de l’image primitive qui a été raccourcie, pour raisons techniques, comme nous l’avons vu, en 1770. Par ailleurs, l’absence totale d’apprêt rendait des repeints très délicats. Nous savons cependant que l’opération fut tentée, mais, précisément, sans grand succès. Le Père Francisco de Florencia, mort à la fin du XVIIe siècle, nous raconte que « dans les premiers temps après l’apparition de l’image bénie, il sembla bon à la piété de ceux qui avaient la charge de son culte et de sa renommée de l’orner de chérubins qui lui feraient compagnie autour des rayons Voir l’appendice rédigé par Faustino Cervantes à la fin de la première partie de la traduction espagnole de l'ouvrage de Philip S. Callahan et Jody B. Smith : La tilma de Juan Diego, tècnica o milagro ?, Editorial Alhambra Mexicana, 1981, p. 99-109. 287

solaires. Ainsi fut fait ; mais, en peu de temps, tout ce qui avait été ajouté à l’œuvre du pinceau miraculeux se dégrada, si bien que pour éviter le désagrément qu’on avait à le voir, on se vit obligé de les effacer... ; c’est ce qui explique que certaines parties autour de la Sainte Image semblent avoir perdu leurs couleurs288. » Mais, si ces ajouts se sont détériorés si vite, a fortiori ceux qui auraient été exécutés encore plus tôt auraient déjà disparu depuis longtemps. Nous savons que la lune aussi fut recouverte d’argent et les rayons dorés, d’or. Mais trois témoins, médecins de la Nouvelle-Espagne, expliquèrent en 1666 que ces surcharges s’étaient déjà dégradées 289. Il semble bien que, si d’autres modifications avaient été apportées à l’image, nous en aurions eu également des commentaires chez quelque auteur au cours des siècles.

D’autres études, en insistant sur la composition, ont montré que, sans cette partie inférieure, telle qu’elle est, toute l’harmonie serait perdue. L’image respecte, jusque dans les détails de sa composition, le nombre d’or. On sait que les grands artistes construisent leur œuvre en fonction de certaines lignes géométriques qui ne sont pas tracées sur le tableau définitif, mais qui assurent mystérieusement à l’ensemble une harmonie et un équilibre que nous percevons parfaitement, si même nous ne savons pas consciemment d’où ils viennent 290. Texte cité par Francisco Anson, op. cit., p. 103 Voir Faustino Cervantes, op. cit., p. 103 et 107. 290 Voir l’étude de Juan Homero Hernández Illescas : « Estudio de la 288 289

D’autre part, des études plus récentes font remarquer que l’ensemble de l’image, avec tous ses détails, constituait un message extraordinaire dans le langage même propre aux Indiens de cette époque. Nous verrons enfin, un peu plus loin, qu’il y a également des raisons très solides de croire que les étoiles du manteau et jusqu’aux broderies de la tunique font partie de l’image primitive.

Des yeux « vivants » Les yeux paraissent absolument réels, vivants. Examinés par les ophtalmologues, avec leurs appareils, ils leur semblent creux et brillants comme les yeux des personnes vivantes. Voici comment le docteur Rafael Torija Lavoignet expliquait au Frère Bonnet-Eymard la découverte qu’il fit ainsi le 23 juillet 1956 : « Quand on dirige la lumière de l’ophtalmoscope sur la pupille d’un œil humain, on voit briller un reflet lumineux sur le cercle externe de celle-ci... En dirigeant la lumière de l’ophtalmoscope sur la pupille de l’œil de l’Image de la Vierge, apparaît le même reflet lumineux. Et par suite de ce reflet, la pupille s’illumine de façon diffuse donnant l’impression de relief en creux… Ce reflet est impossible à obtenir sur une surface plane et, qui plus est, opaque... J’ai par la suite examiné au moyen de l’ophtalmoscope les yeux sur diverses peintures à l’huile, à l’aquarelle, et sur des photographies. Sur aucune d’elles, toutes de personnages distincts, on n’apercevait le moindre reflet. Tandis que les yeux de la Sainte Vierge de Guadalupe donnent une impression de Imagen de la Virgen de Guadalupe. Breves comentarios », dans Histórica, janvier-février-mars 1987, numéro 1, p. 3-27.

vie291. » À tel point qu’un jour, un autre chercheur, le docteur Graue, pris par son travail d’observation, se surprit disant à la Vierge de la Guadalupe : « S’il vous plaît, regardez un peu vers le haut ! » Mais il y a bien plus et encore beaucoup plus étonnant.

Déjà en 1929, Alfonso Marcué, photographe officiel au service de l’ancienne basilique, avait remarqué, sur une photo en noir et blanc qu’il avait prise lui-même, qu’il y avait dans l’un des yeux de l’image de la Vierge le reflet d’un homme barbu. Il avait aussitôt informé la hiérarchie de cette découverte, mais pendant la persécution religieuse les autorités de l’Église préféraient ne pas attirer l’attention sur elles. 29 mai 1951, à 20 h 45 : J. Carlos Salinas Chavez découvre avec une loupe, sur une simple photo en noir et blanc qu’on lui a fournie, qu’il y a un homme barbu dans l’œil droit de l’image. Puis, il le découvre aussi dans l’œil gauche. Il prend cet homme barbu pour Juan Diego. On l’identifiera ultérieurement plutôt à un hidalgo espagnol. 27 mars 1956, mais relaté seulement le 26 mai 1956 : Javier Torroella Bueno, ophtalmologue, confirme ces découvertes. 20 septembre 1958, le docteur Rafael Torija Lavoignet découvre dans l’un des yeux que le phénomène de PurkinjeSamson y est parfaitement respecté. Il s’agit là d’un phénomène optique mis en évidence d’abord en 1832, à Breslau, Frère Bruno Bonnet-Eymard, La Vierge Marie au Mexique, édition de 1981, p 27-28. 291

par le docteur Purkinje et confirmé à Paris par le docteur Samson dans un ouvrage publié à Bruxelles en 1838292. Selon cette loi optique, un objet bien éclairé se trouvant entre 30 et 40 centimètres d’un œil va s’y refléter trois fois. Une fois dans le sens normal, la tête en haut, sur la surface de la cornée ; une deuxième fois, inversée, la tête en bas, sur la surface antérieure du cristallin, et une troisième fois, à nouveau en sens normal, sur la surface postérieure du cristallin. Les trois images correspondent à des tailles différentes bien précises. Pour les observer, il faut diriger vers l’œil un faisceau très étroit de lumière intense et à courte distance. En imprimant au faisceau de lumière de petits mouvements, on observe plus facilement ces images. Celles qui sont en sens normal, la tête en haut, se déplacent alors dans le même sens que le faisceau de lumière. Celle qui se présente inversée, la tête en bas, se déplace dans le sens inverse du faisceau. 5 août 1975 : le phénomène est vérifié par le docteur Amado Jorge Kuri. 1975 encore : quelques mois plus tard, nouvelle constatation effectuée par le docteur Eduardo Turati Alvarez, ophtalmologue réputé. 23 décembre 1975 : le docteur José Roberto Ahued reconnaît dans un témoignage écrit qu’il a bien constaté le même phénomène. 9 janvier 1976 : nouveau témoignage rendu par le docteur et professeur Enrique Graue, directeur de l’institut mexicain Dr Jorge A. Escalante Padilla,« Los ojos de la imagen de la Virgen de Guadalupe », dans Histórica, colección II. 292

d’ophtalmologie. 21 février 1976 : témoignage du docteur Torroella... Stupéfaits, tous les chercheurs doivent reconnaître le même phénomène, ainsi vérifié plus de vingt fois 293. Il faut certainement compter parmi eux l’ophtalmologue Jorge Escalante Padilla que ne cite pas Benitez, mais que mentionnent d’autres auteurs. Mgr Salazar m’a affirmé que ses travaux dataient, eux aussi, de 1976 294. Mais dans un article plus récent, du 24 août 1987, le docteur Jorge E. Padilla signale qu’Aste Tonsmann, de l’Université Cornell (New York), a encore découvert dans les yeux de l’image de la Vierge trois autres reflets, moins connus et plus difficiles à détecter. L’un de ces reflets, révélé par le docteur Tscheming, se trouve sur la face postérieure de la cornée. Les deux autres, découverts par les docteurs Vogt et Hess, sont situés dans le noyau du cristallin. À la différence des précédents, ils ne se déplacent pas en fonction des mouvements du faisceau lumineux. Or, le professeur Aste Tonsmann a retrouvé ces trois reflets dans les yeux d’une photographie non retouchée de la Vierge de Guadalupe. Il est très important de souligner en outre que ces 293 Pour plus de détails, voir J. J, Benitez, op. cit., p. 188-213, auquel j’em-

prunte tous ces renseignements. Francis Johnston avait entendu parler de cette hypothèse mais ne s’y ralliait pas. Le fait n’est plus aujourd’hui une hypothèse, mais une certitude, confirmée depuis de façon encore plus éclatante par les travaux du Dr José Aste Tonsmann : Los ojos de la virgen de Guadalupe, un estudio por computadora electrónica, Editorial Diana, Mexico, 1981, p. 101. 294 Voir Thomas Cano Montúfar, « En las pupilas de la Virgen de Guadalupe la escena del milagro », article publié par Excelsior Mexico du 26 janvier 1986, et Harald Grochtmann : « Das Wunder von Guadalupe und die Bestätigung seiner Echtheit auch durch neueste Forschungsergebnisse », article publié dans Theologisches, août 1987, p. 37-42.

reflets ne peuvent être observés que sur des yeux vivants de personnes vivantes, jamais sur des peintures295. Février 1979 : José Aste Tonsmann travaille sur photo avec un microdensitomètre. C’est l’appareil qu’il utilise pour analyser les images de la Terre retransmises par satellites. Dans un carré de 1 x 1 millimètre, son appareil distingue 1.600 points. Pour certains détails, il règle son appareil pour analyser 27.778 points dans un millimètre carré 296. Des agrandissements sont ensuite réalisés, selon les cas, de trente à deux mille fois. Il ne faut pas oublier que ces reflets ne se trouvent que dans la cornée des yeux et que, sur l’image, la cornée n’a que sept à huit millimètres de diamètre. En outre, comme on peut le voir sur les photos, les paupières de la Vierge sont à moitié baissées. Les images obtenues sont cependant loin d’être aussi nettes qu’on le souhaiterait. Mais cela provient surtout Dr Jorge A. Escalante Padilla, « Los ojos de la imagen de la Virgen de Guadalupe », dans Histórica, colección II. 296 Dr José Aste Tonsmann, op. cit., p. 122. «Francisco Ansór donne à deux reprises le chiffre, beaucoup plus modéré, de 2.778 points au millimètre carré, comme si le chiffre fantastique de 27.778 n'était dû qu'à une faute d'impression. ». Cependant, c’est certainement lui qui se trompe, à moins qu’il ne s’agisse d'une correction spontanée due à l’imprimeur. Tonsmann lui-même précise « se utilizaron varios tamaños de cuadricula (ventana), variando desde 25 micrones (1.600 cuadritos por milímetro cuadrado), hasta 6 micrones por lado (27.778 cuadritos dentro de un espacio de un milímetro por lado de la fotografía). El tamaño de la ventana fue definido, en cada caso, de acuerdo a las necesidades de la ampliación a realizar, así como de la escala de la fotografía.» Tonsmann. op. cit., p.33. Le nombre de 27.778 points n’est cependant qu’une moyenne, le millimètre carré ne correspondant pas à un nombre entier de microns. Les indications données par Juan José Benftez sont encore plus détaillées, mais conformes à celtes données par Tonsmann. (Benitez, op. cit., p. 230 et 248). C’est donc certainement Ansón qui s’est trompé. 295

du fait que le tissu lui-même a une trame trop lâche. Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici que l’existence de reflets dans l’œil n’a été vraiment démontrée que dans les années 1880 par von Helmholtz. L’idée même d’essayer de peindre de tels reflets était donc complètement impossible au XVIe siècle, sans parler des reflets de Purkinje-Samson, de Tscheming, de Vogt et de Hess. Par ailleurs, une telle finesse d’image était absolument inconcevable. Reste à savoir, évidemment, comment ces reflets ont pu se former et s’imprimer ainsi sur l’ayate de Juan Diego comme sur une plaque photographique. On est ici, dans l’état actuel de la science, en pleine folie. Mais les images sont là. On ne peut simplement les ignorer. Les photos utilisées ont été très nombreuses, toutes prises directement sur l’original — et la majorité d’entre elles sans la vitre protectrice — en noir et blanc, en couleurs, en positifs, en transparents et en négatifs. La numérisation (ou digitalisation) permet de récupérer des détails qui sont perdus pour nos yeux. L’œil humain peut distinguer, par exemple, de 16 à 32 nuances de gris, alors que le microdensitomètre peut en distinguer jusqu’à 256. Plusieurs sortes de filtres ont été utilisées. D’abord des filtres de confirmation qui, en éliminant les taches accidentelles, mettent en valeur automatiquement les véritables contours des objets. Puis des filtres visant à accentuer ou réduire les contrastes, selon les cas, pour faire ressortir certaines parties des photos. Le professeur Tonsmann a réalisé une contre-épreuve très

simple. Il a fait photographier les yeux de sa fille en train de regarder devant elle et il a constaté qu’il était effectivement possible de reconnaître ainsi ce qui se trouvait devant elle au moment où la photo a été prise297. Benitez signale deux autres contre-épreuves, l’une réalisée par Jésus Ruiz Ribera du 7 septembre 1957 au 7 décembre 1958, l’autre par le professeur C.J. Wahlig de Woodside (New York) en 1962, avec une quarantaine de photos. Les résultats confirment parfaitement la possibilité pour la cornée de l’œil de fonctionner comme un miroir convexe, permettant de reconnaître, avec un peu d’exercice, ce que la personne photographiée voyait au moment de la prise de vue298. L’homme barbu devait se trouver à une distance de 30 à 40 centimètres des yeux de la Vierge au moment de la formation de l’image, c’est-à-dire extrêmement près. On a pu reconnaître ainsi, successivement, dans les yeux de la Sainte Vierge : un Indien (probablement Juan Diego) ; un franciscain très âgé sur la joue duquel on croit reconnaître une larme (probablement l’évêque Zumárraga) ; un jeune homme qui se tient la barbe dans une attitude de grande perplexité (celui pour lequel le phénomène de Purkinje-Samson a été vérifié) ; un autre Indien, dont le corps apparaît en entier, torse nu, les lèvres entrouvertes, dans l’attitude de la prière ; une femme aux cheveux crépus (probablement une servante noire de l’évêque) ; une femme avec deux enfants et un bébé enveloppé sur son dos ; un autre homme avec un Juan José Benitez, op. cit., p. 269, Récit un peu différent de cette expérience dans Anson, op. cit., p. 124-126. 298 Voir Benitez, op, cit., p. 273-275. 297

sombrero qui semble parler à cette femme ; un autre homme et une autre femme qui semblent observer la scène ; une partie d’un meuble et une partie de la courbe du plafond, etc. Dernières découvertes de Tonsmann : dans l’œil de l’Indien nu et assis, il semble que l’on ait le reflet d’un Indien avec un grand nez aquilin, pommette saillante, qui pourrait bien être Juan Diego. Enfin dans l’œil de cet Indien et dans celui de l’homme barbu, ces deux personnages se trouvant être plus grands que les autres parce que probablement plus près de la Mère de Dieu, les reflets découverts semblent suivre, eux aussi, la loi de Purkinje-Samson. Mais les dernières recherches de Tonsmann remontent déjà à 1981, et, depuis, les appareils disponibles ont encore été bien améliorés. Il devrait être possible de reconstituer maintenant le relief de la scène, c’est-à-dire la position respective de chacun des personnages299. En 1991, des examens conduits par des ophtalmologues réputés, sous la direction de Jorge Escalante, ont constaté que le bord des paupières de l’image présentait les signes très nets d’une microcirculation artérielle.

Les broderies de la tunique Pendant très longtemps, les Occidentaux que nous sommes n’ont guère prêté attention aux dessins de la tunique. Nous n’y voyions qu’ornements. Or, depuis quelques années, la connaissance des civilisations préhispaniques a considéra-

299

Francisco Anson, op. cit., p. 127.

blement progressé. Les fouilles archéologiques se sont multipliées, ainsi que les publications de textes anciens. Le langage symbolique des anciens Aztèques est aujourd’hui mieux compris, et quelques chercheurs particulièrement attentifs ont commencé à se demander si les dessins de la tunique de l’Image de la Guadalupe ne constituaient pas tout un message, destiné tout particulièrement aux Indiens de cette époque et clair pour eux, parce qu’il était écrit selon leurs symboles habituels. Il faut d’ailleurs noter que ces dessins ne tiennent aucun compte des plis formés par l’étoffe. Ils constituent un ensemble parfaitement plat qui n’est perturbé par aucune des lignes marquant ces plis 300. L’un des symboles les plus frappants se trouve juste sous le nœud de la ceinture. Il est formé de quatre pétales de fleur autour d’un petit rond central. Ce symbole porte un nom particulier, c’est un « quincunce », qui correspond au signe cosmologique et théologique du « Nahui Ollin », ou signe des quatre mouvements. C’est la seule fleur de ce type sur toute la tunique et elle se trouve précisément au centre du ventre de la Vierge enceinte. Nous en verrons mieux l’importance un peu plus loin. D’autres fleurs paraissent, à première vue, assez semblables, mais elles comportent en réalité, entre les gros pétales, d’autres pétales, plus minces. Ces fleurs correspondent pour les Aztèques au signe de Vénus, tel qu’on le trouve dans de J'emprunte toute cette étude aux ouvrages suivants : Juan Homero Hernández Illescas, « La imagen de la Virgen de Guadalupe, un códice náhuatl », dans Histórica, colección I et, du même auteur, en collaboration avec le Père Mario Rojas et Mgr Enrique R. Salazar, La Virgen de Guadalupe y las Estrellas, Mexico, juin 1995. 300

nombreux codex préhispaniques. Il est encore important de noter que les grandes formes couvertes de fleurs correspondent assez exactement au signe symbole de la colline (« Tepetl »), bien connu par les codex du XVIe siècle. Quelques-unes de ces fleurs se terminent par une pointe en forme de narine (« Yacatl »), ce qui veut dire que nous avons là, comme sous une forme de rébus habituelle aux manuscrits aztèques, le nom même de la colline des apparitions : « Tepeyacatl », la colline qui était miraculeusement couverte de fleurs en un jour où celles-ci étaient impossibles. Très impressionné par ces premières découvertes, le Père Mario Rojas essaya alors de voir si l’on pouvait aller plus loin. Il découvrit ainsi que les différents signes de la tunique semblaient correspondre à la carte du Mexique à une échelle de 1 : 1 000 000. Encore me suis-je limité ici aux correspondances les plus importantes.

Les étoiles du manteau Des recherches récentes semblent bien démontrer que les étoiles disposées sur le manteau bleu de la Mère de Dieu correspondent à la position exacte des constellations, vues de Mexico, au matin du 12 décembre 1531, à 10 h 40, au moment même où le Soleil marquait le solstice d’hiver. N’oublions pas que ce moment précis a une importance capitale dans l’Amérique préhispanique. La grande question que se posent avec

angoisse tous ces peuples est de savoir si les nuits vont continuer à s’allonger, plongeant peu à peu le monde dans une nuit totale, sans fin, ou si le Soleil va peu à peu reprendre des forces et recommencer à illuminer la Terre et à la réchauffer. Or, c’est exactement à ce jour et à cette heure que Juan Diego a dû déployer son manteau devant l’évêque Zumárraga. Ce qui me semble accréditer les résultats de ces recherches, c’est la contre-épreuve réalisée par leurs auteurs pour voir si le hasard pourrait expliquer une telle coïncidence. Or, ni sur de quelconques objets ornés d’étoiles, ni sur cent cinquante peintures de la Vierge des XVIIe et XVIIIe siècles ils n’ont pu constater des groupements d’étoiles correspondant même à une seule constellation, encore moins, évidemment, à un ensemble de constellations réelles. Ces études ont été menées avec une très grande rigueur et ont fait l’objet d’une publication tout à fait remarquable301. Précisons que les étoiles ne sont pas disposées sur le manteau comme une représentation des constellations, telles qu’on aurait pu les voir ce jourlà, à partir du sol, en regardant vers le ciel. Il ne s’agit pas d’une représentation, mais d’une projection, comme si de mystérieux rayons avaient émané directement de ces lointaines étoiles pour venir s’imprimer sur le manteau de la Mère de Dieu. Le dessin de ces constellations est donc interverti, gauche/droite, par rapport aux représentations habituelles, comme un texte que l’on présente devant un miroir. De plus, la « voûte céleste » étant, par définition, une surface courbe, enveloppante, l’image des constellations s’est reproduite sur le manteau de la Vierge un peu à la manière des « La Virgen de Guadalupe y las estrellas », par Juan Homero Hernández Illescas, Mario Rojas et Mgr Enrique R. Salazar, México, juln 1995. 301

peintures anamorphiques. Comme le manteau de la Mère de Dieu est ouvert, un certain nombre de constellations se trouvaient hors du champ turquoise de son manteau. Mais les appareils modernes permettent, sans problème, de retrouver quelle aurait été néanmoins leur position normale, selon le même processus de projection. La constellation de la Couronne boréale arriverait sur la tête de la Mère de Dieu, le signe de la Vierge sur sa poitrine, à la hauteur de ses mains ; le signe du Lion sur son ventre (notez que l’étoile la plus importante du Lion s’appelle « Regulus », c’est-à-dire « le petit roi ») ; le signe des Gémeaux, à la hauteur des genoux, et le géant Orion, là où se trouve l’ange, sous les pieds de la Vierge. Le signe du Lion surplomberait donc, au zénith, le signe brodé sur la tunique, cette étrange fleur de quatre pétales, elle-même signe des quatre mouvements de la cosmologie nahuatl. Or, il se trouve que dans la langue nahuatl le signe du Lion n’est pas identifié, comme chez nous, à un lion, mais comme le signe des quatre mouvements, le « Nahui Ollin », centre du monde, centre du ciel, centre du temps et de l’espace302 ! Le même signe exprime donc la même idée (le Christ roi et centre du monde), selon le langage propre à chacune des deux cultures.

La formation de l’image Nous avons dans les yeux de la Vierge tous les personnages Chez les peuples préhispaniques, les constellations ne sont évidemment pas groupées de la même façon que dans notre système et ne reçoivent pas les mêmes noms. On commence seulement à les identifier. 302

qui étaient présents dans la pièce au moment où Juan Diego a déroulé son vêtement et laissé les fleurs rouler à terre. L’image se serait donc imprimée sur l’ayate à ce moment-là et non sur la colline de Tepeyac. Mais, le plus fantastique, c’est qu’il semble bien que nous ayons dans ces reflets Juan Diego lui-même au moment même où il déroula son manteau. L’hypothèse qui semble s’imposer est donc la suivante : La Mère de Dieu devait se trouver, invisible, dans la pièce, à ce même moment. Tous les personnages de la scène se sont alors imprimés invisiblement dans ses yeux invisibles et c’est alors tout son corps invisible qui s’est imprimé sur l’ayate de Juan Diego. C’est l’hypothèse faite par José Aste Tonsmann303.

José Aste Tonsmann, op. cit., p. 44. Francisco Anson semble comprendre autrement. Pour lui, la Vierge aurait été visible pour tous et serait apparue un peu à côté de Juan Diego. L’hypothèse n’est pas absurde, mais Anson semble l'attribuer à Tonsmann, alors que Tonsmann précise bien que, pour lui, la Vierge aurait assisté à la scène, mais en restant invisible. 303

5. Les deux missions de la Guadalupe Les Espagnols n’étaient pas encore bien nombreux au Mexique. Il avait suffi d’une poignée d’entre eux pour conquérir des territoires immenses. Ce n’étaient pas, pour la plupart, des guerriers entraînés mais plutôt des aventuriers, sans discipline et sans expérience. Ils n’avaient pu emporter sur leurs navires que vingt chevaux et beaucoup périrent lors des premiers combats contre les Tlaxcaltèques, bien avant d’arriver à Mexico. Quant aux armes à feu, canons de petit calibre ou arquebuses, elles étaient fort lentes et ne pouvaient guère tirer plus de trois fois avant que l’on en vînt au corps à corps. À vrai dire, une telle percée n’avait été possible que grâce à un concours tout à fait exceptionnel de circonstances. Cet empire, malgré toute sa splendeur, allait lentement vers sa fin. Des prodiges dans le ciel avaient donné l’impression que cette fin était désormais prochaine. Mais, surtout, certaines prophéties locales semblaient l’annoncer et ont dû influencer profondément les esprits des Aztèques et de leurs vassaux, les incitant à admettre que tout combat était désormais inutile, leur destin étant déjà fixé et l’heure de son accomplissement arrivée. C’est le cas certainement de la vision qu’eut en 1509 la propre sœur de l’empereur Moctezuma, la princesse Papantzin. Elle fit ce que l’on appellerait aujourd’hui une E.F.M. (Expérience

aux frontières de la mort). On la crut morte, mais à peine l’avait-on enterrée qu’on l’entendit crier et appeler à l’aide. Elle raconta alors une expérience étrange : elle avait vu un être de lumière, portant une croix noire sur le front, qui l’avait emmenée au bord de l’océan. Là, elle avait vu arriver d’énormes navires avec d’autres croix sur leurs voiles. On lui avait expliqué que, de ces navires, allaient descendre des « hommes barbus et armés, prédicateurs d’une nouvelle religion ». Ce récit fit d’autant plus d’effet qu’il n’était que la confirmation d’une tradition ancienne concernant un personnage mystérieux du même nom que le grand dieu Quetzalcoatl. Cet autre Quetzalcoatl avait été le roi-prêtre de Tula. Il était blanc de visage, de grande taille et barbu. Comme le dieu luimême, il ne voulait pas de sacrifices humains, car il aimait son peuple. Il ne sacrifiait que des couleuvres, des oiseaux et des papillons. Il « est associé à une croix, qui souvent décore ses vêtements, symbole des quatre directions de l’univers et, peut-être comme chez les Mayas, stylisation du plant de maïs, donc “arbre de vie”304 ». Il avait succombé aux ruses de ses ennemis et avait dû quitter le pays, mais il devait un jour revenir avec quelques serviteurs pour réclamer le pouvoir qui lui était dû. Ses compagnons seraient blancs et barbus comme lui-même, et moitié hommes, moitié cerfs. Les Indiens du Mexique ne connaissant pas les chevaux, on comprend aisément que les textes aient eu recours à ce qu’il y avait de plus approchant dans leur entourage. De fait, les Aztèques et autres peuples du Mexique mettront quelque Avant-propos de Jacques Soustelle à l’étude de José Lopez-Portillo, Quetzalcoatl, Gallimard, 1978, p. 35. 304

temps à réaliser que ces centaures sont faits de deux éléments complètement indépendants. Certains historiens se sont demandé si ce Quetzalcoatl ne serait pas en fait l’apôtre Thomas. Selon une hypothèse plus probable, il s’agirait de quelque chrétien, rescapé d’un naufrage, qui aurait entrepris déjà une première prédication, annonçant qu’un jour futur, certainement, d’autres hommes viendraient de la mer annoncer le vrai Dieu305. Quoi qu’il en soit, lorsque Hernan Cortés arriva aux portes de Mexico, l’empereur Moctezuma le reçut par ces paroles très révélatrices : « Seigneur, sois le bienvenu dans ce pays, dans ta ville. Tu es venu t’asseoir sur l’icpalli royal que j’ai occupé en ton nom. Je t’attendais depuis quelque temps. » Comme, conclut Jacques Soustelle, après cette citation : la conduite de Moctezuma « ne s’explique que par la connaissance qu’il avait des présages et par l’acceptation de la fatalité306 ».

Une conquête qui tourne au pillage Cependant, l’attitude des conquérants n’avait pas été très heureuse. Une fois la victoire obtenue, l’administration espagnole s’était mise en place, mais l’unanimité était encore loin d’être faite sur la manière dont on devait traiter les Indiens. Certains juristes, théologiens et hommes de science soutenaient que les Indiens n’étaient pas des êtres humains ou, du moins, pas de la même nature que les Espagnols. Pour

305 306

Francisco Anson, op. cit., p. 44. José Lopez-Portillo, op. cit., p. 39.

eux, donc, les Indiens n’avaient pas les mêmes droits que les conquérants et certains théologiens voulaient même leur nier le droit de recevoir les sacrements de l’Église. Pour les rois d’Espagne, au contraire, les Indiens descendaient d’Adam comme les Espagnols et ils avaient été sauvés par le même Christ. C’est pour faire triompher cette position que le pouvoir royal dut remplacer les membres du premier gouvernement collégial par un nouveau collège. En fait, cette période de 1530-1531 est une période cruciale. Le premier gouvernement collégial (la « Première Audience ») s’était conduit de façon abominable. Et non seulement envers les Indiens mais aussi envers ceux du clergé qui prenaient leur défense. « La persécution du Président et de ses juges contre les prêtres et le clergé est pire que celles d’Hérode et de Dioclétien », aurait écrit le premier évêque de Mexico, Zumárraga307. C’est en 1530 que le roi Charles V, enfin mis au courant des abus de cette Première Audience, décida de la destituer et d’en nommer une autre. Mais le nouveau gouvernement collégial ne se mit en place, en fait, qu’au début de 1531. Don Vasco Quiroga, juriste éminent, en fit partie et arriva à Mexico au début de 1531. Il y constata vite une situation que l’on retrouve plus ou moins dans toute l’histoire des colonies et, déjà, dans l’Empire romain : les indigènes étaient en fait victimes de deux pouvoirs conjoints, les Espagnols et la noblesse locale sur laquelle s’appuyaient les Espagnols, mais

Francis Johnston, op. cit., p.22, citant l’appendice de «La vida del obispo Zumárraga » de Garcia Icazbalceta. 307

dont, en revanche, les Espagnols protégeaient les privilèges308. On comprend dès lors sans peine combien il était important que le bénéficiaire des faveurs de la Vierge et son chargé de mission fût non seulement un Indien, mais le plus petit, le plus pauvre de tous309.

Une religion sanglante On comprend encore davantage combien le message d’amour et de consolation de la Vierge était important, quand on connaît mieux les souffrances qu’eurent à endurer les Indiens, déjà avant d’être soumis à des conquérants sans scrupules. Je suis le premier à me désoler de la destruction de la ville de Mexico que les Espagnols eux-mêmes décrivirent comme « plus belle que Grenade ou Venise », pleine de palais immenses et magnifiques, de bonne pierre et de cèdre, avec des jardins merveilleux. Mais tout cela ne peut faire oublier les horreurs de la religion qui dominait le pays. Les historiens diffèrent parfois un peu sur le nombre des victimes offertes en sacrifice. Pour les fêtes de rénovation du grand temple de Tenochtitlan (Mexico), en 1487, certains ont évalué le nombre des victimes à 80 000, d’autres à seulement (!) 20 000. 20 000 victimes sacrifiées, en leur ouvrant la poitrine avec un couteau de pierre pour leur arracher le

Sur tout cela, voir Julio Moran Garcia-Robés, « Quiroga come ideólogo », article publié dans la revue Histórica, colección V. 309 Même si, par ailleurs, ce style de langage est une particularité habituelle de la langue nahuatl. 308

cœur et l’offrir au dieu310 ! Certains spécialistes en démographie de la période précolombienne estiment que les sacrifices devaient atteindre chaque année sur le plateau central du Mexique environ 250 000 personnes311. Selon les divinités concernées, le sacrifice prenait différentes formes : arrachement du cœur, noyade, écorchement, etc. Lorsque le dieu avait eu sa part de sang, la victime était généralement découpée et l’on en mangeait les bras et les jambes dans un repas rituel. Les chroniques nous ont même laissé différentes recettes d’accommodement... On ne peut pas vraiment attribuer ces rituels à une sorte de cruauté particulière, mais plutôt à une sorte d’angoisse permanente devant la précarité de l’ordre du monde, la peur panique que le soleil n’ait pas la force de cheminer sous terre jusqu’à l’horizon de l’est pour reparaître au matin, laissant l’univers dans d’éternelles ténèbres ; la peur que les pluies ne viennent plus fertiliser la terre, etc. Cette exigence de sang atteignait d’ailleurs les Aztèques eux-mêmes. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant, même les bébés, devaient donner régulièrement un peu de leur sang. On sait que dans les écoles de prêtres et de nobles, à partir de l’âge de huit ans, les enfants devaient chaque matin se piquer les oreilles, la langue, les lèvres ou les parties génitales pour fournir du sang au dieu Soleil. Et pourtant il s’agissait d’un peuple doué de grandes qualités 310 311

Mireille Simoni-Abbat, Les Aztèques, Seuil, 1976, p. 116. Woodrow Borah, cité par Francisco Anson, op. cit., p. 28.

morales, de droiture et de générosité. On ne peut s’empêcher, cependant, devant de telles atrocités, et en si grand nombre, de repenser à la réaction des missionnaires qui voyaient dans une telle religion l’œuvre de Satan. Je sais que de tels propos soulèvent aujourd’hui l’indignation générale. Je sais aussi que de nombreux aspects de cette étrange religion ne manquaient pas de grandeur et que certains ont même relevé de curieuses analogies avec le christianisme. Mais quelque chose est venu pervertir tout cela. Une terreur inexplicable s’est insinuée dans tout ce peuple et a déclenché cette sorte de folie collective, quelque étrange influence des forces du mal a faussé complètement la relation au Créateur et, du même coup, la relation entre les hommes. Tout cela explique qu’en bien des endroits les Espagnols furent accueillis en libérateurs et que les conversions en masse au christianisme ne furent pas aussi forcées qu’une littérature hostile continue à essayer de le faire croire.

Les virus de l’Occident Cependant, avec l’arrivée des Espagnols, un autre malheur s’abattit sur les Indiens, et cette fois sur les puissants comme sur les plus démunis : les épidémies. La première se répandit quelques mois seulement après l’entrée de Cortès à Mexico, en 1520, lorsqu’un esclave noir de l’armée de Panfilo de Narvaez transmit la vérole à toute la ville. Ce fut ensuite une épidémie de rougeole de 1530 à 1531, et enfin probablement de typhus de 1545 à 1546. On estime qu’en un siècle et sur cinq générations seulement, la perte fut de 90 % de la population.

Ces froides statistiques recouvrent certainement une immense détresse et un accablement profond. Plus rien ne pouvait être après comme avant. Une telle chute de population entraîne nécessairement l’effondrement de toute une culture, un changement radical. C’est dans une telle atmosphère que se situent les apparitions de la Vierge de la Guadalupe. C’est à travers toute l’histoire du pays, siècle après siècle, que la Vierge de la Guadalupe prit peu à peu toute sa place dans le cœur des Mexicains. C’est ainsi qu’en 1737, l’Image de la Guadalupe mit fin à une épidémie qui désolait Mexico. Le clergé s’était d’abord tourné vers une dévotion espagnole de la Vierge, mais sans succès. C’est sous l’invocation de Notre-Dame de Guadalupe que l’épidémie s’arrêta. Le 27 avril, la Vierge de la Guadalupe était proclamée « Patronne de la capitale de la Nouvelle-Espagne ». La nouvelle en parvint à Mexico au début mai et l’intronisation eu lieu lors de fêtes importantes du 21 au 26 mai. L’épidémie alors régressa. Le lecteur peut mieux comprendre maintenant le rôle consolateur que voulait jouer la Mère de Dieu. Les paroles mêmes de la Vierge de Guadalupe expriment bien tout cela quand elle explique à Juan Diego pourquoi elle désire la construction de cette chapelle : « Car, en vérité, je suis votre mère compatissante, la tienne et celle de vous tous qui êtes un en cette terre, et des autres souches d’hommes de toutes sortes, qui m’aiment, m’appellent, me cherchent et se confient à moi, car là j’écouterai leurs pleurs, leur tristesse, pour les soigner, guérir toutes leurs peines, leurs misères,

leurs souffrances312. »

Un pont entre deux nations Cet aspect de la mission qu’elle voulait assumer avait d’ailleurs commencé à se révéler dès le début. On a vu que la Vierge avait guéri miraculeusement l’oncle de Juan Diego, qui était pourtant, comme on dirait aujourd’hui, en « phase terminale ». Les documents rapportent quelques autres miracles en faveur des Indiens. Puis, une évolution se fait peu à peu, et la Mère de Dieu se met à intervenir aussi en faveur des Espagnols, de « ceux qui, loin de leur patrie, souffraient aussi leurs propres drames, des déracinés, de ceux que la solitude, les grandes interrogations et les peurs tourmentaient dans un monde étranger, hostile et violent. C’est là un deuxième temps de grand intérêt, au cours duquel l’action thaumaturgique de la Vierge s’exerce en faveur du groupe d’Espagnols, de ceux qui, étrangers, étaient pourtant déjà d’ici... Commence alors un processus social très important où la philosophie de la Vierge établit un pont pour réunir les deux nations, celle des Indiens et celle des Espagnols 313 ». Les récits de ces miracles ont été conservés dans le « Nican Motecpana », œuvre transmise par Luis Lasso de la Vega, comme nous l’avons vu, mais œuvre d’un certain don Fernando, c’est-à-dire Alva Ixtlixochitl, historien et linguiste originaire de Texcoco et descendant des rois d’Acolhuacan. Nioan Mopohua, versets 29-32, d’après la traduction espagnole du Père Mario Rojas Sánchez. 313 Ana Rita Valero de Garcia Lascurain, « Santa María de Guadalupe y México : el comienzo », dans Histórica, colección V, op. cit. 312

Là aussi, le manuscrit original a été enfin retrouvé dans la section des « Monumentos Guadalupanos » de la Bibliothèque publique Lennox de New York 314. On a pu également retrouver des documents de l’époque confirmant l’identité des personnages cités et la façon dont la Mère de Dieu les avait sauvés315.

Les deux Guadalupe Il y avait déjà, depuis des siècles, une « Vierge de la Guadalupe » en Espagne. L’histoire de cette dévotion ne se perd pas tout à fait dans la nuit des temps, mais presque316. C’est ce qui explique peut-être que les documents dont nous disposons puissent commettre certaines confusions dans les dates317. Mais cela ne change rien à l’histoire qui nous intéresse. Tout commence à Rome avec saint Grégoire le Grand, pape et docteur de l’Église, à la fin du VIe siècle. Celui-ci possédait en son oratoire personnel une image sculptée de la Mère de Dieu devant laquelle il priait chaque jour318. Or, survint en Joël Romero Salinas, Juan Diego, su peregrinar a los altares, Ediciónes Paulinas, Mexico, 1992, p. 177-185. 315 Isaac Velázquez Morales, « Personajes históricos del “Nican Motecpana” », dans Histórica, colección V. 316 La source en est un vieux codex qui figure dans les archives du monastère de Guadalupe, à Cacérès et dont le titre est « Miracles de NotreDame de Guadalupe depuis l’an 1407 jusqu’en 1497 ». J’utilise ici largement le résumé qu’en a fait Juan José Benitez, op. cit., p. 134-146. 317 Ce texte place à la même époque le roi des Goths Recesvinto, vingtneuvième de la dynastie wisigothique, qui régna de 649 à 672 et le pape Grégoire le Grand qui mourut en 604 ! 318 Jody Brant Smith rapporte que, d’après les archives du monastère de 314

cette époque une grande épidémie de peste qui ravagea toute la ville. Grégoire ordonna donc une grande procession au cours de laquelle il porta lui-même cette statue de la Mère de Dieu. On entendit alors un chœur céleste chanter le Regina coeli et un ange apparut au sommet du château Saint-Ange, tenant une épée ensanglantée qu’il essuya et remit en son fourreau. Ce fut la fin de l’épidémie. Grégoire réinstalla l’image de la Vierge dans son oratoire. Le même texte raconte ensuite comment Grégoire fit don de cette image sculptée à saint Isidore, futur évêque de Séville, pour qu’il la portât à son frère saint Léandre, alors archevêque de cette même ville. Mais, au temps du roi Rodrigo (710-711), les Maures franchirent le détroit de Gibraltar et envahirent l’Espagne. Les gens fuyaient de partout. Quelques prêtres emportèrent alors la statue de la Mère de Dieu avec d’autres reliques pour les mettre à l’abri. Ils arrivèrent ainsi aux bords d’une rivière que l’on appelle Guadalupe. Près de cette rivière, il y a de hautes montagnes. Ils y découvrirent un ermitage avec un tombeau de marbre dans lequel se trouvait le corps de saint Fulgence. Les prêtres creusèrent un trou dans l’ermitage lui-même, en lui donnant la forme d’un tombeau, et ils y placèrent l’image de la Vierge avec une clochette et une lettre explicative racontant toute l’histoire de cette statuette. Puis ils couvrirent le trou de grandes pierres et s’en allèrent. Ce fut alors une longue période d’oubli... Ce n’est qu’au XIVe siècle, sous le règne d’Alfonse XI, dit le Guadalupe et d’après celles de la Bibliothèque nationale d’Espagne, cette statuette proviendrait de Constantinople. Voir op. cit., p. 65-66.

Justicier, donc entre 1312 et 1350, plus précisément en 1328, que l’image de la Mère de Dieu va réapparaître. Il s’agit d’une histoire de vache égarée, retrouvée morte, et ressuscitée au moment même où le berger, pour l’écorcher, faisait sur elle une entaille en forme de croix. La Sainte Vierge lui apparut et lui dit de n’avoir aucune crainte, de retourner chez lui avec sa vache et de la remettre avec le troupeau, mais d’aller voir les prêtres et de leur demander de venir creuser ici, car ils y trouveraient son image qu’ils devraient prendre et honorer. Malheureusement, rentré chez lui, il trouva sa femme en larmes, car leur fils était mort. Mais le berger promit à la Sainte Vierge que leur fils la servirait dans sa chapelle et, aussitôt, son fils de se lever et de dire à son père : « Mon père, préparons-nous, et allons à Sainte-Marie-de-la-Guadalupe.» C’est ainsi que fut érigée d’abord une chapelle où vinrent prier beaucoup de gens dans la détresse, beaucoup de malades qui, en touchant la statue de la Vierge, retrouvèrent la santé. Puis, ce fut le roi Alfonse XI lui-même qui, en 1340, au cours d’une bataille contre les Maures, fort mal engagée, à Salido, invoqua la Vierge de la Guadalupe et fut exaucé, c’està-dire vainqueur. Un monastère fut alors fondé sous la protection du cardinal don Pedro Barroso, et Notre-Dame de Guadalupe est restée depuis la grande protectrice de toute l’Estrémadure. Cependant, comme on le voit, cette histoire ne présente guère de point commun avec la Guadalupe mexicaine. Le nom lui-même de Guadalupe ne nous éclaire pas davantage. Sa véritable signification reste incertaine. La première

question est de savoir si la Mère de Dieu a pu elle-même se choisir ce nom, comme le texte du Nican Mopohua nous le laisse entendre. Pour certains auteurs il semble que oui. Ils font remarquer que Juan Bernardino, l’oncle de Juan Diego, même s’il avait plus de soixante ans lors de la conquête de son pays par les Espagnols, vivait tout de même en leur compagnie depuis plus de dix ans déjà au moment des apparitions. Son oreille était donc probablement déjà suffisamment habituée aux sons de la langue de ses catéchistes pour pouvoir retenir correctement un mot prononcé par la Mère de Dieu elle-même, et ce d’autant plus qu’elle semblait y accorder une certaine importance. Enfin et surtout, sur le manuscrit signé par Frère Bernardino de Sahagun, redécouvert par le Père Escalada, c’est bien déjà le nom de Guadalupe qui est mentionné La forme nahuatl, selon le chanoine Garibay, grand spécialiste de cette langue, serait Guatlasupe ou Guatlasupeo, ce qui correspond bien à l’espagnol « Guadalupe ». En outre, comme le fait remarquer le Frère Bonnet-Eymard, même si Juan Bernardino a un peu déformé le nom, quelle preuve extraordinaire pour l’évêque sceptique que d’entendre cet Indien prononcer ce nom ! Seule, la vraie Sainte Vierge pouvait avoir donné ce nom à Juan Bernardino. Et Frère Bonnet-Eymard de comparer la situation de Zumárraga à celle de l’abbé Peyramale, à Lourdes, entendant Bernadette lui dire le nom que s’était donné l’apparition : « Immaculade Councepciou ». Ces mots-là, Bernadette ne pouvait pas les avoir inventés. Seule,

la vraie Sainte Vierge pouvait les avoir prononcés 319.

Cependant d’autres auteurs font remarquer que la Sainte Vierge n’aurait pas décidé d’apparaître à un pauvre Indien pour ensuite s’identifier à une manifestation antérieure se référant à ses conquérants. D’autres encore avancent des arguments plus techniques pour expliquer qu’il n’est pas possible que la Mère de Dieu ait prononcé ce mot. Certains, comme le Père M. R. Sanchez, proposent Cuahtlapcupeuh ou Tlecuauhtlapcupeuh dont le sens serait : « Celle qui vient en volant de la région de la lumière comme l’aigle vient du feu.» On pourrait penser aussi que la mention du nom de Guadalupe a été introduite dans le texte nahuatl par quelque ecclésiastique espagnol pour lui donner plus de crédit auprès des gens de son pays. Si tel était le cas, on peut dire que la manœuvre n’eut pas le succès escompté, car dès 1556, divers franciscains s’opposèrent énergiquement à cette dénomination, faisant valoir, très logiquement, que la Mère de Dieu apparue à Tepeyac devrait y être invoquée sous le nom de Notre-Dame de Tepeyac. En 1574, les moines du monastère de la Guadalupe, à Cacérès, ayant entendu parler de cette autre Guadalupe, envoyèrent le Père Diego de Santa Maria au Mexique pour mener une enquête. Celui-ci ne put que reconnaître les faits : depuis au moins 1560, la Vierge de Tepeyac était bien appelée partout au Mexique : « Vierge de la Guadalupe. » Une autre explication, toute simple, semble réduire à néant 319

Frère Bruno Bonnet-Eymard, op. cit, p. 26.

toutes les spéculations. Parmi les Espagnols qui participèrent à la conquête du Nouveau Monde, nous explique-t-on, nombreux étaient ceux qui venaient d’Estrémadure. Ils apportèrent avec eux l’image de la Vierge espagnole de Guadalupe. Le nom même de l’île, aujourd’hui française, de « Guadeloupe », venait primitivement de là. Le culte rendu à la Vierge de la Guadalupe se développa particulièrement à partir de 1531, lorsque le roi Charles Quint eut ordonné par décret que l’on créât dans les Indes occidentales des confréries de Notre-Dame de la Guadalupe. Mais il s’agissait encore de la Vierge d’Espagne. Cependant, il y avait déjà, sur la colline de Tepeyac, une autre confrérie de Notre-Dame, liée aux apparitions à Juan Diego. Pendant quelque temps, semble-t-il, les deux confréries coexistèrent. Puis elles se fondirent en une seule et, peu à peu, la référence à la Vierge espagnole disparut320. Voilà qui semblerait clore le débat. Finalement, ce ne sont d’ailleurs pas seulement les confréries qui ont fusionné mais bien les deux peuples eux-mêmes. Les Espagnols ont retrouvé leurs racines dans l’invocation à la Guadalupe et ont été amenés ainsi à partager leur dévotion avec les Indiens. Ceux-ci, à leur tour, se sont sentis pleinement adoptés par la Mère de Dieu, la même qui protégeait les Espagnols depuis longtemps déjà. Le 10 décembre 1933, Pie XI procède solennellement, à Rome, au couronnement de l’image de la Guadalupe.

Voir l'article de Frère Domingo Guadalupe Diaz y Diaz dans Tepeyac, numéro 343, août 1997. 320

Du Mexique au monde entier Le miracle des apparitions de la Mère de Dieu à Mexico et de l’impression de son image sur le manteau de Juan Diego joue un rôle sans cesse plus important dans l’ensemble du monde. Son retentissement toujours grandissant fait ressortir de façon très significative le silence étonnant, à son sujet, aussi bien du monde scientifique, que d’une grande partie du clergé et, finalement, des médias, pourtant ordinairement si friands de sensationnel. Résumons les principales étapes historiques de cette diffusion à travers le monde. En 1570, Montufar, archevêque de Mexico, fit faire une copie fidèle, à l’huile, de la Vierge de la Guadalupe et l’envoya au roi Philippe II. Il semble bien que ce soit cette copie qui était embarquée sur le navire de l’amiral Doria lors de la célèbre bataille de Lépante, en 1571. Plus tard, un cardinal de la famille Doria devait faire don de cette copie à l’église de Santo Stefano à Aveto, où elle se trouve toujours. Le 25 avril 1754, Benoît XIV proclame Notre-Dame de la Guadalupe patronne du Mexique et cite à son sujet le psaume 147 : « Il [Dieu] n’en a fait autant pour aucune nation. » En 1828, le congrès de Mexico déclare le 12 décembre fête nationale. Le 24 août 1910, Pie X proclame N.-D. de la Guadalupe patronne de toute l’Amérique latine. Le 12 décembre 1933, au cours d’une messe pontificale dans la basilique Saint-Pierre, à Rome, Pie XI renouvelle cette proclamation. Depuis, la dévotion à la Vierge de la Guadalupe s’est peu à peu étendue aux États-Unis, au Canada et en Europe. Hors de France, plusieurs ouvrages ont paru et je ne doute pas qu’ils soient appelés à se multiplier. Juan Diego, reconnu «

bienheureux » le 6 mai 1990 par le pape Jean-Paul II, dans la basilique même de Mexico, sera proclamé saint par le même pape, en janvier 1999, à la suite de longs procès de béatification, puis de canonisation où les miracles que l’on peut lui attribuer ont été soigneusement examinés. Ce sont aujourd’hui des milliers d’images de la Vierge de la Guadalupe qui se sont répandues sur les cinq continents. Rien qu’au Vatican il y en a quatre : une dans la basilique Saint-Pierre ; une dans la chapelle de la cité du Vatican ; une sculpture représentant Juan Diego déployant son manteau devant l’évêque Zumárraga, dans les jardins privés du pape, et la petite copie de l’original que possédait Juan Diego luimême, sur le bureau du pape.

Les miracles de la Guadalupe et de Juan Diego En 1997, lorsque j’ai rencontré Mgr Enrique Roberto Salazar Salazar, directeur du Centre d’études de la Guadalupe, à Mexico, il était rentré de Rome depuis peu, où il avait présenté le dossier des miracles attribués à l’intercession de Juan Diego. Il m’avait, entre autres, rapporté un cas tout récent et assez spectaculaire. Il s’agissait d’un jeune garçon qui, en péchant à la ligne, s’était envoyé l’hameçon dans l’œil. La mère, affolée, l’avait aussitôt conduit chez un ophtalmologue qui, après les examens nécessaires, avait déclaré qu’il ne pouvait rien faire. L’œil était perdu, irrémédiablement. La mère, alors, confia dans ses prières son enfant à la Vierge de la Guadalupe et à Juan Diego. Puis elle emmena son fils chez un autre ophtalmologue, encore plus réputé. Celui-ci examina à son tour

l’œil blessé et déclara qu’il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire de plus, l’opération, dit-il, ayant été parfaitement réussie. Surprise de la mère : « Mais voyons, docteur, il n’a pas encore été opéré ! C’est précisément pour cela que nous sommes venus vous voir. — Pardon, madame. Il a certainement été opéré, et par un chirurgien très habile, car le résultat est parfait. Je vois la cicatrice. » Comme le reconnaissait Mgr Salazar, de telles histoires sont parfaitement incroyables si elles ne peuvent s’appuyer que sur un témoignage oral. Mais heureusement, dans ce cas précis, les deux examens successifs sont confirmés par des documents médicaux incontestables.

Un autre cas miraculeux attribué à l’intercession de Juan Diego a fait l’objet d’une enquête canonique rigoureuse pour le procès de sa canonisation. Il s’agit d’un jeune homme de vingt ans qui s’est jeté dans le vide, du deuxième étage d’un immeuble, le 3 mai 1990. Sa mère invoque aussitôt Juan Diego : « Juan Diego, je sais qu’ils vont te proclamer saint ! Sauve mon fils unique ! » Le jeune homme tombe la tête la première sur le ciment avec tout le poids de ses quatre-vingts kilos. Un voisin, voyant son état, le croit mort et le couvre d’un drap. Transporté à l’hôpital, le verdict des médecins est sans appel : fracture à la base du crâne, les os rompus, ainsi qu’une partie de la colonne vertébrale. C’est la mort certaine ou la paralysie. Sept jours plus tard, le jeune homme se retrouvait en parfaite

santé physique et mentale, sans aucune séquelle. Médicalement, son état est absolument inexplicable. Après enquête, le cas fut envoyé à Rome pour le procès de canonisation 321.

Un modèle d’évangélisation Nous ne pouvons évoquer ici que rapidement un autre aspect très important du message de la Guadalupe. Le récit des apparitions comme l’image d’elle-même laissée par la Mère de Dieu sont de véritables modèles de ce que devrait être l’annonce de l’Évangile à travers toutes les cultures de la Terre. Ils constituent en effet une synthèse extraordinaire de la culture européenne et de la culture aztèque322. Nous avons vu l’importance du choix de Juan Diego, en tant qu’indien vis-à-vis des Espagnols, en tant qu’indien pauvre par rapport aux Indiens riches, collaborateurs de l’occupant pour l’exploitation des plus pauvres. Nous savons que la Vierge s’est exprimée dans la langue du pays. Elle n’a pas reculé devant l’emploi de termes païens pourtant très chargés philosophiquement et théologiquement, reprenant des mots qui avaient servi dans le paganisme sans les considérer de ce fait comme impurs pour exprimer la foi dans le vrai Dieu. Son attitude est exactement à

« En 20 años de vida, nadie ha hecho ni dado tanto como el CEG por el tema Guadaiupano-Juandieguino », dans Histórica, colección VI. 322 J’emprunte ici les idées essentielles et les citations à l’étude de José Luis G. Guerrero : «Flor y Canto... Prehistoria del Guadalupanismo? » dans l’ouvrage collectif : 450e aniversario, 1531-1931, Congreso Mariologico, Mexico, 1982, p. 341-367. 321

l’inverse de celle des papes de Rome dans la douloureuse affaire des rites chinois. On se rappelle que les envoyés des papes avaient décidé souverainement, sans connaître un mot de chinois, que les mots religieux païens ne pouvaient pas servir à exprimer les vérités chrétiennes et qu’il fallait, notamment pour le nom de Dieu, recourir au latin ! Dans le choix des termes employés, les Espagnols ne pouvaient rien trouver d’opposé à leur foi, bien au contraire. Mais les termes nahuatl utilisés sont repris du meilleur de la tradition locale. La Mère de Dieu se présente sous un nom familier aux Espagnols qui marque bien la continuité avec la patrie qu’ils ont quittée. Mais elle s’adresse à Juan Diego, en nahuatl, le langage des Indiens. Elle désigne le Dieu « absolument vrai » sous des termes qui n’étaient pour les Espagnols que métaphores poétiques, au demeurant parfaitement orthodoxes, mais qui, pour les Aztèques, ne faisaient que reprendre les expressions théologiques précises de leur propre tradition. Elle laisse d’elle-même une image qui n’était, pour les Espagnols, qu’une image de plus parmi beaucoup d’autres, mais évoquant nettement la vision de l’Apocalypse, ce qui était d’excellente théologie. Pour les Aztèques, habitués à conserver les événements importants de leur histoire par des images, des dessins, des symboles, la même image représentait infiniment plus, d’autant plus qu’eux du moins savaient en déchiffrer le langage. Nous avons vu en effet comment, très subtilement, la Mère de Dieu avait utilisé, dans la composition de son image, à la fois les ornements symboliques typiques de la fin du Moyen Age espagnol et les symboles traditionnels de la culture aztèque.

Mais, plus généralement encore, c’est toute la construction de la scène avec ses différents épisodes qui constitue une sorte d’hommage à la culture indienne. Le chant des oiseaux, au début du récit, et le rôle des fleurs, comme signe apporté à l’évêque, sont une allusion claire comme le jour pour un Indien, aux thèmes classiques de toute sa littérature religieuse pour exprimer le bonheur de Dieu. Ce sont, très précisément, les deux éléments qui reviennent toujours pour chanter la gloire de Dieu, pour évoquer le bonheur que procure sa présence : « Je cherche les délices de tes fleurs, la joie de tes chants... » « Qui ne désire ardemment tes fleurs, ô Donneur de la vie ? Elles sont ton cœur, ton corps, ô Donneur de la vie... » « Avec avidité mon cœur désire des fleurs, je souffre en chantant et je m’essaie à chanter sur la terre, je veux des fleurs qui durent dans mes mains... Où trouverai-je de belles fleurs, de beaux chants ? Jamais ici n’en produit le printemps. » « Prêtres, je vous demande : d’où viennent les fleurs qui enivrent l’homme ? le chant qui enivre, le beau chant ? Ils ne viennent que de sa maison, de l’intérieur du ciel, ce n’est que de là-bas que viennent les fleurs dans leur variété. »323 Ces poèmes sont cités dans l’étude de José Luis G. Guerrero, op. cit., p. 350 et 361. On en trouvera d’autres exemples, traduits directement du nahuatl par Georges Baudot, dans Poésie nahuatl d’amour et d'amitié, Éditions Orphée/La Différence, 1991. 323

Contemplant la vanité des choses de ce monde éphémère, le poète aztèque aspire « aux fleurs et aux chants » de Dieu et de son ciel. Là où le lecteur occidental ne voyait que détails pleins de fraîcheur et de poésie apparaît, à la lumière de la tradition aztèque, un message extrêmement fort et tout à fait clair. Le vrai Dieu annoncé ici par sa Mère ne vient pas détruire et mépriser la tradition religieuse du Mexique, mais II vient combler les aspirations les plus intimes de tout un peuple. Comme pour les linges liés à la Passion du Christ, on peut vraiment dire que c’est la science de la fin de ce millénaire dans toutes ses composantes, historique, archéologique, chimique, physique, etc. qui intervient pour faire parler ces signes, comme si Dieu « savait » qu’ils nous délivreraient leur message des siècles plus tard, au moment opportun pour notre temps de technique mais aussi d’incroyance.

Conclusion Le monde n’a pas quitté Dieu. On le constate même aux États-Unis où une « modernité » teintée souvent d’extravagance aurait pu engendrer un athéisme triomphant. C’est paradoxalement en Europe, si longtemps enracinée dans le christianisme, que l’incroyance s’installe dans la tiédeur et l’indifférence. Peut-être faut-il trouver dans l’origine de ce manque de foi un changement dans notre conception même de Dieu ? Pendant des siècles, en effet, et pour le plus grand nombre de chrétiens, Dieu a régné avec les grandes images de la Bible. Il y avait la terre. Et le ciel où était Dieu. Puis l’exploration du cosmos a révélé l’insondable et Dieu a été réduit à un mystère perçu comme une absence. Cette constatation a abouti à l’idée d’un monde absurde, livré au hasard et à la nécessité, où la terre n’aurait plus son ciel. Étrangement car l’étendue de la création, offerte comme une nouvelle merveille, aurait dû donner au divin un royaume à sa mesure. Il est temps de redonner Dieu au monde. Non pas un Dieu lointain, principe absolu et froid de l’univers comme l’enseignent aujourd’hui beaucoup de nos théologiens, mais un Dieu à la fois invisible et omniprésent, mystérieux mais accessible, proche de notre quotidien.

L’Occident se meurt d’un rationalisme étouffant, d’un rationalisme infantile. Il est grand temps que l’Église retrouve le courage d’affirmer l’action de Dieu dans ce monde et même l’action concrète, matérielle. Les miracles rapportés dans le Nouveau Testament ont bien eu lieu, car pour Dieu rien n’est impossible et la vie et l’enseignement du Christ nous ont été transmis fidèlement par les Évangiles. Mais aujourd’hui encore le monde n’est pas abandonné de Dieu. Dieu continue à veiller sur nous, à nous solliciter, à nous donner des signes. Des miracles sont dans le monde, prêts à se réaliser. Ils sont proches de nous, en nous. Ne l’oublions jamais.

« Les miracles ne se limitent pas à des guérisons inexpliquées. Il existe d’autres phénomènes miraculeux plus troublants, plus significatifs sans doute. Ce livre, en les examinant, a voulu élargir la notion de miracle, montrer qu'entre le visible et l’invisible, il n’y a pas de frontière. Notre existence est balisée par des signes plus ou moins apparents pour nous indiquer le chemin. À nous d’être vigilants, à en saisir le sens et à les suivre pour accéder à la Lumière. » Père François Brune