Les loyautés multiples : Mal-être au travail et enjeux éthiques 289518514X, 9782895185147

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Les loyautés multiples : Mal-être au travail et enjeux éthiques
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Sous la direction de

Jennifer Centeno, Luc Bégin et Lyse Langlois

LES LOYAUTÉS MULTIPLES Mal-être au travail et enjeux éthiques | TOME 2

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LES LOYAUTÉS MULTIPLES MAL-ÊTRE AU TRAVAIL ET ENJEUX ÉTHIQUES Tome 2

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LES AUTEURS Amélie Beausoleil Luc Bégin Annie Carrier Jennifer Centeno Marie-Josée Drolet Andrew Freeman Anne Hudon Isabelle Hudon Samia Hurst Lyse Langlois

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Sous la direction de JENNIFER CENTENO, LUC BÉGIN et LYSE LANGLOIS

Les loyautés multiples Mal-être au travail et enjeux éthiques Tome 2

NOTA BENE

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Ce livre a été édité sous la direction de Guy Champagne Le Groupe Nota bene remercie le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour leur soutien financier.

Gouvernement du Québec Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Financé par le gouvernement du Canada Funded by the Government of Canada

© Éditions Nota bene, 2020 ISBN : 978-2-89518-728-8

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La rétroaction obtenue à la suite de la publication de l’ouvrage Les loyautés multiples, notamment dans le cadre des lancements effectués à Québec et à Montréal, nous incite à pousser davantage notre réflexion et à poser notre regard sur d’autres professions qui sont également aux prises avec cette source importante d’enjeux éthiques, jusqu’alors inexplorés sous cet angle. C’est ainsi que nous proposons un deuxième tome qui reprend la structure familière de l’ouvrage original, soit, dans un premier temps, la présentation de vignettes démontrant toute la richesse de cette thématique et, dans un deuxième temps, des chapitres d’approfondissement invitant à la réflexion et à l’exploration de potentielles pistes de solution.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE Jennifer Centeno

L’ouvrage Les loyautés multiples. Mal-être au travail et enjeux éthiques (Éditions Nota bene, 2015) avait pour but de mettre en lumière les situations qui, de par leur nature même, sont telles qu’un individu est confronté à des formes d’engagements pluriels dans le cadre de ses fonctions. Par exemple, à l’égard de son organisation, de sa profession, de ses collègues de travail, de ses clients ou encore – puisqu’un n’égale pas toujours l’autre – des bénéficiaires qui, au bout du compte, reçoivent ses services. De cette multiplicité découlent des attentes et des obligations diverses – parfois explicites, parfois seulement attendues – qui peuvent s’avérer conflictuelles, voire contraires, et qui ainsi placent l’individu dans une situation d’incertitude, de malaise, voire de déchirement. Depuis la publication du premier tome, en 2015, force est de constater que nombre d’aspects caractérisant nos milieux de travail demeurent inchangés : le travail est multiforme par définition et donc implique une importante diversité en ce qui a trait aux tâches, aux responsabilités et aux rapports à l’autorité. Le contexte au sein duquel les employés, les professionnels, les gestionnaires et les dirigeants évoluent au quotidien – qu’ils travaillent au sein d’organisations privées, publiques ou encore parapubliques – est pour sa part marqué par une multitude de pressions internes et externes d’intensité variable. De même, sur le plan macro, les enjeux sociétaux, financiers et démographiques – pour ne nommer que ceux-ci – teintent la

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culture organisationnelle d’urgentéisme, de financiarisme, de précarité et d’une recherche continuelle de performance. S’ajoute à cela la grande richesse – souvent volontaire – des rôles pris en charge par les professionnels mêmes : les slash career, comme les nomme Marci Alboher (2007), soit ces individus qui ont recours à la barre oblique pour être à même de qualifier leurs occupations ou titres professionnels à-n’en-plus-finir. Cet état de fait contribuant à l’émergence – sinon à la perpétuation – de tensions et de souffrances, le phénomène que nous qualifions de loyautés multiples ne peut évidemment être perçu comme étant le sine qua non du mal-être au travail ni comme entraînant toujours un tel mal-être. Toutefois, force est de constater que le fait de vivre une situation de loyautés multiples peut entraîner d’importantes blessures et déchirements pour les acteurs impliqués de même que poser de substantiels enjeux éthiques pour ces derniers, mais aussi pour les professions qui les encadrent et les organisations qui les emploient. Il est d’autant plus important de continuer à s’y intéresser que les loyautés multiples se retrouvent dans la grande majorité, sinon la totalité, des milieux professionnels. À cet égard, il est pertinent de souligner que le présent tome adopte une structure semblable à celle de son prédécesseur. Dans un premier temps, nous proposons de toutes nouvelles vignettes démontrant la richesse de la thématique et les nombreuses formes que peuvent prendre les loyautés multiples au sein de contextes professionnels. Encore une fois, l’ouvrage s’alimente d’expériences professionnelles partagées et de regards scientifiques appuyés. Dans un deuxième temps, des chapitres d’approfondissement invitent à la réflexion sur divers aspects du phénomène des loyautés multiples ainsi qu’à l’exploration de pistes de solution. Ceux-ci étant distincts des chapitres proposés dans le tome premier, nous invitons les lecteurs à les revisiter. Le présent ouvrage se veut une continuation du travail entamé en 2015. La rétroaction obtenue lors des deux événements de lancement organisés et les généreux témoignages offerts par les participants ont non seulement validé la pertinence de notre curiosité envers le phénomène de loyautés multiples, mais ils nous ont également incités à pour8

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

suivre la réflexion sur la thématique par l’ajout de vignettes faisant état d’autres réalités professionnelles. Encore une fois, nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, mais bien à la diversité par la représentation de réalités professionnelles jusqu’alors inexplorées. Notre souhait ? Que la réflexion et les échanges entourant le défi que constituent les loyautés multiples se poursuivent et alimentent le débat public quant aux enjeux auxquels font face les professionnels.

L’Institut d’éthique appliquée (IDÉA) de l’Université Laval a à cœur d’animer des débats publics exprimés par la société et d’y contribuer. Sensibles au devoir de loyauté dont doit faire preuve tout professionnel envers son organisation (employeur) et sa profession (ordre professionnel) – devoirs dont les assises se retrouvent sur le plan légal et déontologique –, nous avons lancé, en 2019, la Journée sur l’indépendance professionnelle. Organisé avec la collaboration de l’Ordre des pharmaciens du Québec, cet événement annuel est destiné aux praticiens et a pour but de former ces derniers quant aux enjeux mettant à mal le jugement et l’indépendance de nos professionnels. La Journée se veut aussi un moment de réflexion où, accompagnés d’acteurs de renom du système professionnel québécois, nous œuvrons à la recherche de pistes de solution. Cet événement n’est que l’une des différentes avenues proposées par l’IDÉA. Il favorise le dialogue et la collaboration entre le monde de la pratique et celui de la recherche, dans le domaine de l’éthique. Restez à l’affût des activités de l’IDÉA en vous inscrivant à son bulletin (www.idea. ulaval.ca) ou en nous suivant sur Facebook et LinkedIn.

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BIBLIOGRAPHIE Alboher, M. (2007), One Person/Multiple Careers, PT Mizan Publika.

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PARTIE 1 : EXPLORATION DE LOYAUTÉS MULTIPLES

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LA CONFUSION DES RÔLES ET LES LOYAUTÉS MULTIPLES AU SEIN DES CONSEILS D’ADMINISTRATION Isabelle Hudon

INTRODUCTION Les décisions qui sont prises en contexte de gouvernance sont orientées par une multitude de facteurs souvent difficiles à définir tellement la complexité des situations est grande. Quand il est question d’éthique et de gouvernance publique, le sens que les personnes en poste de responsabilité donnent à leur expérience est un élément incontournable à considérer, puisqu’il est à la base des valeurs et des principes guidant leur réflexion. Partant de là, l’étude doctorale qui a inspiré la présente réflexion portait sur le sens de l’expérience des membres de conseils d’administration d’établissements publics de santé. Au cours de l’analyse préliminaire des entretiens, une réflexion sur les loyautés multiples (entendues comme les sentiments d’engagement envers des groupes ou des personnes) vécues par les personnes s’est imposée. En effet, cette question du sens est fortement influencée par les sentiments d’engagement qui motivent les personnes. Les loyautés en jeu sont multiples et influencent les orientations des membres des conseils d’administration. Il faut donc étudier les multiples sens que ces derniers donnent à leur engagement plutôt qu’étudier le concept de façon unidimensionnelle. Envers qui s’engagent les administrateurs et 13

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administratrices dans le cadre de leurs fonctions ? Comment ces personnes conçoivent-elles leur rôle ? Quelles sont les attentes qu’elles perçoivent à leur égard ? Quel sens donnent-elles à leurs décisions ? Ces questions au cœur de la recherche ont mis en lumière les loyautés multiples vécues par les administrateurs et les administratrices à titre d’individus, mais aussi à titre de groupe formant le conseil d’administration. En cherchant à mieux comprendre « pour qui » et « pour quoi » les membres de conseils d’administration s’engagent, on a vu apparaître une pluralité de réponses faisant s’entrechoquer des formes d’engagement parfois opposées ou en tension. Les loyautés multiples en jeu sont importantes et peuvent être à la source d’une confusion des rôles qui, à la fois, génère des tensions éthiques et empêche la prise en charge de problèmes de fond vécus par l’organisation. La réflexion suivante portera donc sur la confusion des rôles et les loyautés multiples existant au sein des conseils d’administration.  POUR QUI « GOUVERNER » ? En raison du pouvoir formel important et du haut niveau de responsabilités qui leur est attribué, les membres de conseils d’administration d’entreprises privées sont souvent la cible de vives critiques quant aux conséquences de leurs décisions sur la performance de l’organisation, mais aussi quant au « caractère éthique » de leurs décisions. En outre, les attentes envers eux proviennent de différents groupes d’acteurs aux intérêts souvent divergents. Les entreprises publiques subissent le même sort, encore plus aujourd’hui alors que les partenariats public-privé sont très en vogue. Dans ce contexte, les jeux de pouvoir et d’intérêts s’entremêlent au point qu’il est difficile de discerner les tenants et aboutissants des décisions qui sont prises. Par exemple, si leur capacité à servir l’intérêt public est critiquée, il n’est pas dit que la définition même de ce que constitue l’intérêt public soit similaire pour tous les acteurs. De plus, les mandats (parfois commerciaux) et les contraintes budgétaires importantes des organisations publiques rendent l’exercice décisionnel des administrateurs et administratrices particulièrement complexe et délicat. Les priorités de chacun de ses

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membres, et par conséquent celles du conseil, peuvent donc être floues et difficiles à clarifier. Or, très peu d’études portant sur les conseils d’administration s’interrogent sur le sens que les administrateurs et les administratrices donnent à cette expérience, afin de comprendre, notamment, comment leur conception de leur rôle peut influencer leur façon de réfléchir aux différents dossiers par rapport auxquels ils doivent se positionner. C’est davantage leur structure et leur fonctionnement qui sont étudiés, considérant qu’il s’agit d’une entité évoluant en vase clos (Akisimire, Masoud, Baisi et Orobia, 2016 ; Blanco-Oliver, Veronesi et ­Kirkpatrick, 2016 ; Kuzey, 2016 ; Parente et Filho, 2016 ; Sanan, 2016 ; Strydom, Yong et Rankin, 2016 ; Veltri et Mazzotta, 2016). La relation entre la composition démographique des conseils et les pratiques de responsabilité sociale des entreprises est aussi largement étudiée (Bourjade, Germain et Lyon-Caen, 2016 ; Choi, 2004 ; Deckers, Falk, Kosse et Szech, 2016 ; Hoang, Abeysekera et Ma, 2016 ; Ismail et Arshad, 2016 ; Sanan, 2016). L’intérêt pour les liens entre les pratiques de responsabilité sociale des entreprises et la performance financière des entreprises augmente également (Bogart, 2016 ; Jaka, 2016 ; Park, 2016 ; Smith, 2016 ; Yusoff, Jamal et Darus, 2016). Il existe d’ailleurs tout un débat autour de l’intérêt stratégique d’adopter des pratiques de responsabilité sociale (Angus-Leppan, Metcalf et Benn, 2010 ; Pugliese et al., 2009). Enfin, les liens entre le profil démographique des administrateurs formant le conseil et la « qualité morale » des décisions suscitent un certain intérêt depuis quelques années. Par exemple, Michael J. O’Fallon et Kenneth D. Butterfield (2005) étudient l’éthique des décisions des administrateurs par rapport à leur profil démographique en tenant compte de la culture et du climat éthique de l’organisation. Les résultats des études basées sur des variables démographiques sont toutefois peu éclairants pour comprendre les processus ou les raisons derrière les décisions des membres de conseils d’administration (Forbes et Milliken, 1999 ; Johnson et al., 1996 ; Leblanc et Schwartz, 2007 ; Rindova, 1999 ; Zahra et Pearce, 1989, dans Parente et Filho, 2016). En matière d’éthique plus particulièrement, les études portent davantage sur les infrastructures et dispositifs encadrant les processus de prise de décision afin qu’ils respectent les règles (Chaplais, Mard et 15

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Marsat, 2016 ; Mescher et Howieson, 2005 ; Quesada, Jiménez-Sánchez et Mendieta, 2013 ; Six et Lawton, 2013 ; Stenmark et Kreitler, 2016). Les efforts des administrateurs sont davantage investis dans le respect de leurs obligations légales (Dang et Mescher, 2010 ; Schwartz, Dunfee et Kline, 2005) que dans une véritable réflexion sur leurs responsabilités ou sur les enjeux moraux soulevés par leurs décisions. Pourtant, les tensions entre la conformité (ou les attentes légales envers les administrateurs) et leurs valeurs personnelles sont centrales à leur expérience de prise de décision (Mescher et Howieson, 2005). En somme, il y a plusieurs valeurs en jeu, qui ne sont pas toujours arrimées à la mission de l’organisation. La présente étude sur les membres de conseils d’administration d’établissements publics de santé montre que les loyautés multiples peuvent causer une confusion quant à leur conception de leur rôle, ce qui peut avoir un effet important sur les valeurs et les intérêts privilégiés dans leurs prises de position au conseil. LE CONTEXTE DE L’ÉTUDE : LA RÉFORME DE LA GOUVERNANCE EN SANTÉ AU QUÉBEC Les résultats préliminaires de la recherche doctorale sur laquelle s’appuie cette réflexion ont permis de mettre en lumière quelques éléments de l’expérience des loyautés multiples vécues par les administrateurs et de saisir l’influence qu’elles peuvent avoir sur les processus décisionnels. Bien que la recherche en question ne porte pas sur le sujet des loyautés multiples, cette notion est apparue centrale pour la compréhension des résultats, notamment pour les éclairages nouveaux qu’elle apporte sur les tensions éthiques et politiques vécues par les membres de conseils d’administration d’établissements de santé du Québec. La collecte de données a eu lieu environ trois ans après la réforme menée par le ministre Gaétan Barrette qui a complètement transformé la structure de gouvernance et la répartition des pouvoirs au sein du réseau québécois de la santé et des services sociaux. La sanction de la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régio-

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nales marquait, en février 2015, le début de cette réforme. L’abolition des agences régionales et l’intégration des CSSS (centres de santé et services sociaux) à des « mégas » centres de santé et de services sociaux ont réduit de façon notable le nombre d’intermédiaires entre le ministère de la Santé et des Services sociaux et les établissements. Une part nettement plus significative du pouvoir décisionnel est désormais octroyée au Ministère. Même si l’article 24 de la Loi stipule que « [l]e conseil d’administration d’un établissement régional ou suprarégional en administre les affaires et en exerce tous les pouvoirs », dans les faits, le pouvoir du conseil a été réduit, alors que celui du Ministère a considérablement augmenté. Le ministre s’est en effet accordé le pouvoir d’évaluer et de nommer les présidents-directeurs généraux des établissements, de nommer les administrateurs indépendants, de faire la planification stratégique des établissements et de leur imposer un organigramme. Depuis 2015, la coordination des soins de santé et des services sociaux par région est la responsabilité des CISSS (centres intégrés de santé et de services sociaux) et des CIUSSS (centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux), dans lesquels sont désormais intégrés tous les établissements de santé, depuis les centres hospitaliers de soins de longue durée aux centres de réadaptation en passant par les centres hospitaliers généraux et les centres jeunesse. La composition des conseils d’administration a également subi plusieurs modifications à l’occasion de cette réforme. Alors que le directeur général ou la directrice générale de l’établissement agissait sous l’autorité du conseil d’administration, un poste de président-­ directeur général (PDG) agissant sous l’autorité directe du ministre et ne répondant plus au conseil a été créé. L’autorité et la responsabilité de la représentation publique des établissements sont donc maintenant entre les mains de cette personne salariée (le ou la PDG), qui est sous l’autorité immédiate du ministre. Le président du conseil d’administration bénévole a désormais comme responsabilité principale de présider les réunions du conseil et de coordonner les travaux des comités. Les modalités de nomination et d’évaluation du ou de la PDG relèvent maintenant du ministre. C’est également lui qui procède à la nomination des présidents de conseils et des membres indépendants. Ces 17

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derniers ont été sélectionnés parmi les personnes ayant répondu à l’appel de candidatures paru en février 2015. En somme, les changements effectués ont réduit l’autorité des conseils et de leur présidence. Les réunions des conseils d’administration ont lieu en moyenne six fois par année. La plupart des administrateurs sont membres ou présidents de comités du conseil qui se penchent sur des sujets particuliers. L’article 181 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux1 spécifie qu’ils ont notamment l’obligation de constituer un comité de gouvernance et d’éthique ainsi qu’un comité de vérification : Chacun de ces comités doit être formé d’une majorité de membres indépendants et doit être présidé par un membre indépendant. Le conseil peut en outre former d’autres comités pour le conseiller dans la poursuite de sa mission. Il détermine leur composition, leurs fonctions, devoirs et pouvoirs, les modalités d’administration de leurs affaires ainsi que les règles de leur régie interne. Le conseil d’administration peut déléguer ses pouvoirs à tout conseil ou comité, sauf ceux que le conseil d’administration ne peut exercer que par règlement.

La plupart des conseils d’administration ont ainsi créé un comité des ressources humaines. Les membres de ce comité ont pour mandat de travailler sur certains dossiers plus en profondeur que les autres membres du conseil et de leur faire des recommandations lors des réunions. Les articles 9 et 10 de la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales décrivent la composition, le mandat et la qualification des membres de conseils d’administration des centres intégrés de santé et de services sociaux et des établissements non fusionnés2.

1. [En ligne], [legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showDoc/cs/S-4.2?&digest=], (10 août 2019). 2. Voir l’annexe 1 en fin de chapitre.

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LES PARTICIPANTS À LA RECHERCHE Entre janvier et mars 2018, des entretiens semi-dirigés d’une durée moyenne d’une heure ont été réalisés auprès de 40 administrateurs et administratrices en poste depuis plus d’un an. En fonction du statut au sein du conseil, les 40 personnes ayant participé à la recherche se répartissent ainsi : – – – –

6 présidents-directeurs généraux ; 18 membres indépendants (dont 3 présidents de conseils) ; 12 membres désignés (par leur association professionnelle) ; 4 membres désignés par l’université affiliée dans le cas d’établissements universitaires3.

Dans cette recherche, la gouvernance est étudiée sous l’angle de l’expérience individuelle des membres de conseils d’administration d’établissements publics de santé du Québec selon la question suivante : quel sens donnent-ils à leur engagement ? Les entretiens de recherche visaient à mieux connaître leur imaginaire politique et leur sensibilité éthique ainsi qu’à saisir la façon dont ces éléments se traduisent concrètement dans leurs prises de décision en conseil. L’analyse thématique des entretiens menés auprès de ces personnes est encore en cours, mais la prise en compte des loyautés multiples vécues par les individus et par le conseil semble déjà porteuse d’éclairages intéressants.

3. Pour la distribution des participants par établissements, voir le tableau à l’annexe 2.

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LES LOYAUTÉS MULTIPLES AU CŒUR DE LEUR EXPÉRIENCE Le sentiment de loyauté est défini ici comme celui de se sentir engagé envers certains acteurs ou groupes d’acteurs dans l’exercice de son rôle et de ses responsabilités. L’engagement généré par ce sentiment oriente les décisions et les actions menées en faveur des ­personnes ou des groupes concernés. Une situation de loyautés multiples ne crée pas automatiquement de tensions éthiques ou politiques si les intérêts en jeu sont les mêmes ou sont cohérents entre eux. Le problème réside dans le fait que les intérêts en question sont souvent eux-mêmes nombreux et rarement de même nature. Dans le contexte de la gouvernance en santé au Québec, cette question des loyautés multiples a été centrale dans les entretiens de recherche et a révélé des nœuds éthiques importants au sujet desquels la réflexion ne fait que débuter. Les loyautés multiples sont vécues par les membres des conseils d’administration à l’échelle individuelle, mais aussi dans les conseils à l’échelle du groupe entre les membres des conseils. La variété de statuts des administrateurs et des administratrices contribue à cette réalité. En effet, bien que la diversité culturelle ou socioéconomique ne soit pas très grande au sein des conseils, on y trouve une hétérogénéité d’identités professionnelles, ce qui multiplie les groupes d’appartenance et diversifie les sentiments d’engagement et de responsabilité. Voici donc un aperçu des loyautés multiples mises en évidence par les entretiens de recherche menés auprès de 40 membres de conseils ainsi que des tensions éthiques qu’elles peuvent sous-tendre. LES LOYAUTÉS MULTIPLES VÉCUES PAR LES MEMBRES DE CONSEILS À l’échelle individuelle, chaque membre semble vivre des loyautés multiples. Ces loyautés varient en fonction du statut du membre et ne sont pas toujours en tension. D’abord, ce qui ressort des discours de la majorité des membres (à l’exception des PDG et des membres désignés par leur université) est le développement d’un sentiment

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de loyauté envers le conseil d’administration lui-même ainsi qu’envers les membres de la direction des établissements. Rencontrés à la fin d’un premier mandat de trois ans, les membres souhaitaient en majorité renouveler leur mandat par solidarité envers leurs collègues et par envie de poursuivre le travail entamé avec eux. Ils sont également solidaires des membres de la direction des établissements qu’ils doivent accompagner dans l’administration des établissements selon les demandes du ministère de la Santé et des Services sociaux. Au cours de ces trois années, les administrateurs et les administratrices ont appris à se connaître et à se faire confiance de même qu’à connaître les membres de la direction et à leur faire confiance. De plus, plusieurs sont très critiques par rapport à la réforme du système de santé entamée en 2015 et à la diminution des pouvoirs formels octroyés aux conseils d’administration dans les instances de gouvernance en santé. S’inscrivant souvent en réaction au style autoritaire du ministre, les membres du conseil ont exprimé une certaine forme de solidarité dans l’ensemble des entretiens. Si l’on se fie aux recherches qui ont démontré qu’un « ennemi commun » renforce la cohésion groupale (Schehr, 2007), les méthodes autoritaires du ministre d’alors et la centralisation des pouvoirs entre ses mains, au détriment des conseils, pourraient avoir contribué au développement de la cohésion groupale des conseils d’administration nouvellement formés. La diminution de leurs pouvoirs formels à la suite de la réforme a pu les encourager à se solidariser dans l’exercice de leurs fonctions, dans une recherche de reconnaissance et d’un nouveau sens à leur engagement. Par contre, des tensions apparaissent entre d’autres sentiments de loyauté énoncés par les administrateurs et les administratrices. Ces tensions diffèrent en fonction de leur statut au sein du conseil. De façon générale, trois principaux profils se dessinent : celui des PDG et des membres désignés par leur université, celui des membres indépendants et celui des membres désignés par leurs collèges électoraux. Rappelons que lorsque leur composition correspond à ce qui est préconisé dans la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences r­ égionales,

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les conseils d’administration comptent de 17 à 20 membres, dont 10 ont le statut de membres indépendants nommés par le ministre. En matière de loyautés multiples, les PDG et les membres désignés par leur université constituent un cas à part vu le caractère politique important de leur position. Les entretiens réalisés avec eux reflétaient bien combien leur présence au conseil d’administration était d’abord instrumentale. Les PDG présentaient pour la plupart un fort sentiment d’engagement envers le ministre. Quant à eux, les membres désignés par leur université se souciaient avant tout de faire valoir la mission universitaire des établissements et de veiller sur les partenariats en cours ou à venir. L’impression générale qui ressort des entretiens avec ces personnes est que leur engagement envers le conseil d’administration comme instance est faible et qu’il est plutôt considéré comme un moyen d’arriver à leurs fins et parfois même comme un mal nécessaire. À l’échelle individuelle, il est donc difficile de cerner les loyautés multiples vécues par ces personnes, mais on verra plus loin qu’à l’échelle du conseil, cela contribue à multiplier les loyautés en jeu. De leur côté, les membres indépendants semblent avoir développé plus fortement un sentiment d’engagement envers le groupe formé par les membres du conseil, a fortiori lorsqu’ils sont retraités. Cela pourrait s’expliquer par le fait que la structure psychosociale formée par le conseil constitue leur principal lien avec l’établissement de santé qu’ils administrent. Plusieurs considèrent leur participation au conseil comme une façon privilégiée d’utiliser leurs compétences dans l’intérêt public. Les autres loyautés en jeu entrent rarement en tension avec leur rôle au conseil, bien que leur nomination par le ministre génère un sentiment d’engagement à répondre aux exigences de ce dernier. Quant aux membres désignés par leurs collèges électoraux, ils siègent au conseil dans le cadre de leur emploi dans les établissements. Ils expriment un sentiment de loyauté au moins aussi grand envers leurs collègues sur le terrain qu’envers les autres membres du conseil d’administration, ce qui génère parfois de vives critiques de leur part à l’égard du conseil, de la direction ou du Ministère pendant les entretiens. Deux profils se dessinent chez ces membres en ce qui a trait à leur sentiment de loyauté. Environ la moitié des membres désignés 22

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ayant participé à la recherche se situe dans une posture de conformisme par rapport à la définition de leur rôle qui leur a été présenté lors de leur formation d’administrateur au début de leur mandat. Ils se voient comme une composante de la structure de gouvernance devant suivre les procédures de prises de décision en posant des questions avisées et en veillant à bien connaître leurs dossiers, surtout au sujet des aspects qu’ils maîtrisent bien. Leur sentiment de loyauté semble d’abord éprouvé envers leur employeur ou leur établissement, et ils jouent le rôle d’administrateur dans le cadre de leur emploi avant tout. Ils se situent donc dans une logique de conformité, faisant confiance aux modes de fonctionnement en place et ne les remettant pas en question. L’autre moitié renvoie d’abord à leurs collègues de tous les jours pour décrire leur sentiment d’appartenance et le sens de leur engagement au conseil. Cette posture les rend plus critiques lorsque vient le temps d’approfondir les dossiers qu’ils examinent au conseil. Les liens affectifs qu’ils privilégient étant liés à leurs collègues du terrain, ils n’hésiteront pas à remettre les choses en perspective lors de discussions au conseil, dans une recherche de cohérence entre les décisions prises en conseil et leurs répercussions sur la pratique quotidienne. Puisqu’ils sont minoritaires, il y a une tendance forte dans les conseils à recadrer leur rôle lorsque des questions de cet ordre surgissent, et ce, en vue d’éviter de trop grandes remises en question. Il est fort probable que ces loyautés multiples génèrent une confusion dans la définition que les membres des conseils se font de leur rôle au conseil, même si ce rôle leur a été présenté clairement lors d’une formation en début de mandat. Bien que chaque membre du conseil doive veiller sur l’organisation indépendamment de ses autres affiliations, les sentiments d’engagement et les informations privilégiées détenues par chacun influencent certainement leur jugement et leur sensibilité éthique. Cette confusion des rôles chez les individus semble aussi présente à l’échelle du conseil en raison de l’hétérogénéité des visions de leur rôle.

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LES LOYAUTÉS MULTIPLES VÉCUES AU SEIN DES CONSEILS D’ADMINISTRATION Les conseils d’administration constituent un groupe restreint au sens psychosociologique du terme, du fait qu’ils ont des objectifs communs et qu’ils se réunissent régulièrement pour y travailler ensemble. « Un groupe restreint est un système psychosocial composé de trois à environ vingt personnes qui, en coprésence, agissent et interagissent ensemble, leur action étant sous-tendue par le partage d’une visée plus ou moins précise qui leur est commune » (Landry, 2007 : 63). Les entretiens réalisés auprès des administrateurs et des administratrices ont montré des sentiments d’engagement, tout comme des motivations et des conceptions très variées de leur mandat et des attentes à leur égard. Une multitude de loyautés est en jeu. D’une personne à l’autre, les sentiments d’engagement par rapport au rôle dans le conseil varient. Pour ces raisons, leur sentiment de loyauté envers le conseil se traduit par le respect des collègues et des procédures en place. Tous les membres sont d’accord pour dire que leur rôle est de veiller aux intérêts de l’organisation, mais le sens de cet énoncé est très variable. Pour certains, il s’agit de s’assurer que les exigences du ministre sont respectées à partir des indicateurs du tableau de bord qui leur sont présentés par l’équipe de direction. Pour d’autres, il s’agit de réduire au minimum les impacts négatifs de la réforme sur les services sociaux, car ils considèrent la réforme comme trop axée sur les soins de santé. Même chose si on leur demande de définir ce qu’ils entendent par l’accessibilité et la qualité des soins ainsi que les méthodes à employer pour y arriver : les avis divergent grandement. Certains entendent qu’il faut augmenter la recherche de pointe dans certains secteurs, alors que d’autres se soucieront davantage de la première ligne. Ce que chacun entend par un système de santé public performant varie tout autant. De plus, lorsqu’on leur demande envers qui ils sont responsables en priorité dans leur engagement au conseil, certains répondent qu’ils sont responsables de satisfaire aux attentes du ministre, alors que d’autres se sentent avant tout redevables envers la population et souhaitent que

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les séances publiques gagnent en popularité pour améliorer la communication avec elle. Enfin, certains se voient comme des gestionnaires de haut niveau des établissements, d’autres comme des vigiles de la bonne application des commandes du ministre par les gestionnaires et d’autres encore comme venant en soutien à la direction. Les administrateurs et les administratrices ayant participé à la recherche subissent également des pressions diverses de la part d’acteurs ou de groupes d’acteurs variés aux intérêts tout aussi variés. Parmi ces acteurs, dans le cas de la santé et des services sociaux, il y a notamment le Ministère, les membres de la direction, les gestionnaires, le personnel soignant, les patients, les citoyens, les organismes partenaires, les universités et les syndicats. Les intérêts de ces acteurs sont souvent pluriels et même paradoxaux. De plus, les sentiments d’engagement peuvent aussi bien s’ancrer dans des expériences passées, dans une conception bien personnelle de leur rôle liée à leurs motivations, dans des affiliations passées ou présentes, sans compter les ambitions de carrière de chacun. Ces considérations ainsi que la complexité de la gouverne des mégastructures ont pour conséquence qu’il est presque impossible d’avoir une vision commune de leurs rôles et de leurs responsabilités. Il en résulte donc une certaine confusion entre les membres sur la définition des valeurs et principes à privilégier dans l’exercice de leur mandat. DES LOYAUTÉS MULTIPLES QUI CRÉENT DE LA CONFUSION En raison de la structure même des conseils d’administration et de la complexité de la gouvernance actuelle en santé, les loyautés multiples à l’échelle individuelle et à l’échelle du conseil sont inévitables. Le problème ne réside pas dans leur existence, et il serait illusoire de chercher une homogénéité en la matière.

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LES LOYAUTÉS MULTIPLES SOUS SILENCE

Le principal enjeu éthique généré par les loyautés multiples est plutôt cette confusion des rôles et des responsabilités des membres du conseil et de ceux du conseil d’administration lui-même, et le fait que cette question n’est pas abordée lors des discussions en réunion. Les entretiens ont révélé que les administrateurs et les administratrices n’osent pas énoncer ces enjeux de fond avec les autres membres du conseil. Ironiquement, l’une de leurs craintes est de dépasser les limites de leur rôle s’ils en parlent. Par conséquent, cette confusion des rôles les pousse au silence face aux malaises qu’ils ressentent, notamment face à la nature de leur rôle. Pourtant, cette diversité de vues sur les rôles et responsabilités des conseils, souvent ancrées dans des e­xpériences personnelles ou professionnelles très variées, peut constituer une grande richesse pour la qualité du travail effectué par les membres du conseil. Le problème n’est donc pas l’existence des loyautés multiples, mais plutôt le fait que ces questions ne sont pas discutées au sein des conseils. Si cette confusion ou cette diversité de conceptions de leurs rôles étaient reconnues par les administrateurs et les administratrices, ils pourraient en discuter lors des prises de décision et se ramener à leurs objectifs, assurant ainsi une certaine cohérence. Cependant, la majorité des personnes ayant participé à la recherche croit que sa vision des choses est partagée par les autres membres du conseil et ne voit pas l’intérêt d’en parler. Cette situation rend d’autant plus difficile l’énonciation des dissidences. LE REFUGE DANS LA CONFORMITÉ

Cette confusion des rôles et responsabilités au sein des conseils d’administration n’est pas nouvelle ; plusieurs études ont d’ailleurs porté sur la question. L’une d’entre elles montre que l’un des réflexes des membres des conseils d’administration face à cette ambiguïté est de se réfugier dans la conformité aux dispositions légales et réglementaires pour se protéger d’éventuelles poursuites (Rose, 2007). Ce

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choix de la conformité permet d’éviter d’ouvrir la boîte de Pandore que constitue le questionnement au sujet des rôles et responsabilités. The wide range of roles posed in the corporate governance literature and their seemingly overlapping and often contradictory nature suggests that the current literature and theories of corporate governance are as yet inadequate to understand the roles of governing boards (Lockhart, 2006 ; Stiles et Taylor, 2001 ; Johnson et al., 1996, p. 14) (Old et al., 2006 : 44, cité dans Hinna, Nito et Mangia, 2010 : 134).

Cette zone grise et le conformisme qui en résulte ont été mis en lumière dans les entretiens menés. Les procédures sont suivies, et on ne les remet pas en question. L’important est de bien connaître les dossiers. On remet rarement en cause les moyens pris pour atteindre les objectifs déterminés par le Ministère, et encore moins les objectifs en soi. Par exemple, un administrateur explique qu’il n’a jamais fait part de toutes ses critiques face à l’approche du Ministère au conseil parce que ce n’est pas son rôle de critiquer les orientations du ministre. Une autre administratrice désignée par son collège électoral mentionne qu’elle ne partage pas avec les membres du conseil les conséquences négatives de leurs décisions sur le terrain, car ce n’est pas son rôle de représenter ses collègues au conseil. LES DANGERS D’UNE TROP GRANDE COHÉSION

De plus, bien que les loyautés des membres envers le conseil lui-même et envers les membres de la direction ne génèrent pas de tensions entre elles a priori, on peut quand même se demander si ce sentiment de loyauté peut les freiner dans l’expression d’une opinion dissidente devant une apparence de consensus au sein du conseil. La cohésion groupale peut être un atout pour générer de la confiance dans le groupe, mais il faut veiller à préserver une certaine indépendance des membres pour s’assurer de leur capacité à exprimer des opinions dissidentes. Une indépendance affective complète des individus au sein d’un groupe restreint tel qu’un conseil est impossible à maintenir à moyen terme (Landry, 2007). En fait, un tel niveau d’indépendance

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affective n’est pas souhaitable, car la cohésion du groupe et le climat de confiance sont des éléments bénéfiques et importants pour que les questions soient posées. Cependant, cet engagement affectif doit être reconnu et mis à distance en vue d’éviter une certaine forme d’anesthésie éthique. « En effet plus la cohésion est grande, plus les membres valorisent leur appartenance au groupe, plus leur loyauté envers le groupe est importante et plus ils acceptent de se soumettre aux contraintes que leur impose cette appartenance » (Landry, 2007 : 396). En d’autres termes, il est important de veiller à ce que les liens affectifs qui sont développés entre les membres du conseil n’empêchent ni ne freinent des questionnements qui sont tout à fait légitimes dans de tels processus décisionnels. D’ailleurs, plusieurs outils existent pour éviter le phénomène de pensée groupale4, notamment s’il est lié à un niveau trop élevé de cohésion dans le groupe. LES PRESSIONS AU CONFORMISME

En plus des liens affectifs qui se développent entre les membres d’un conseil d’administration, la présence de dynamiques de pouvoir est inévitable. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas étrangères aux pressions au conformisme qui peuvent être ressenties par les membres lorsque vient le temps de prendre position sur un sujet difficile. D’un point de vue strictement groupal, la pression au conformisme s’expliquerait par l’uniformisation des normes créées par le groupe. Pour assurer une coopération entre les membres, les groupes développent leur propre culture s’appuyant sur des normes souvent informelles qui guideront le groupe dans l’exercice d’une certaine pression afin que ses membres s’y soumettent (Landry, 2007). Ce phénomène rend d’autant plus difficile l’énonciation de questionnement de fond au sujet des rôles et responsabilités du conseil ou au sujet des loyautés en jeu. Les conseils 4. « Le phénomène de pensée groupe (groupthink) […] désigne l’adhésion de tous les membres d’un groupe à une même façon de voir les choses. Dans ce cas, l’évitement du conflit à tout prix devient l’objectif premier » (Janis, 1971, cité dans Cormier, 2004 : 141).

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d’administration se réunissent en moyenne de six à huit fois par année. Cette fréquence peu élevée ajoute une pression sur les administrateurs, qui doivent faire bonne figure devant leurs collègues au statut social souvent élevé. Bien que l’appartenance à tout groupe restreigne la liberté des individus et agisse comme une contrainte (Landry, 2007), il faut considérer le fait que les administrateurs et les administratrices vivent des contraintes supplémentaires liées à leur statut et à la rareté des réunions. Cependant, comme le dit Simone Landry, « les personnes peuvent tout de même agir, dans la mesure où elles en connaissent les tenants et les aboutissants » (2007 : 397). EN CONCLUSION, IL FAUT COMMUNIQUER SUR LES LOYAUTÉS MULTIPLES La complexité actuelle de la gouvernance des organisations publiques, et plus encore dans le réseau de la santé au Québec, rend le phénomène des loyautés multiples inévitable au sein des conseils d’administration. Il faut donc veiller à mieux le comprendre pour en cerner les enjeux et les effets sur les instances de gouvernance. Il faut également que les membres de conseils arrivent à en prendre conscience et à en discuter entre eux. Bien que simple en apparence, l’exercice est délicat et requiert discernement, humilité et habiletés communicationnelles. À l’échelle individuelle, il serait bien que les membres de conseils d’administration prennent le temps de définir leurs différentes affiliations et les sentiments d’engagement impliqués dans leur expérience en conseil. Le portrait des loyautés de chacun doit être dressé pour que les membres arrivent à prendre une certaine distance dans l’exercice de leur rôle. Cet exercice requiert une bonne connaissance de soi. Ensuite, il serait pertinent de développer sa capacité d’affirmation de soi pour veiller sur son indépendance dans l’exercice de son rôle au conseil. Un obstacle très commun à l’expression d’une dissidence est notamment le temps réduit des réunions avec des ordres du jour bien remplis. Savoir exprimer ses malaises et questionnements malgré la pression du temps est une habileté non négligeable et requiert également de développer sa capacité d’affirmation de soi.

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Des outils existent à ce sujet, notamment dans l’ouvrage de Solange Cormier (2006) La communication et la gestion. Il en va de même pour la capacité d’écoute des personnes ainsi que pour l’habileté à donner et recevoir une rétroaction critique. À l’échelle du groupe, il va sans dire que les dynamiques de communication entre les personnes influencent fortement le traitement des tensions éthiques. Le rôle de la personne à la présidence du conseil s’avère crucial en vue de favoriser une bonne communication sur ces questions délicates. Elle doit veiller à créer un espace sécuritaire d’interaction tout en exerçant un leadership démocratique. À ce sujet, les travaux de Landry, notamment l’ouvrage Travail, affection et pouvoir dans les groupes restreints (2007), sont excellents pour comprendre et gérer les phénomènes de groupe. Enfin, le phénomène des loyautés multiples n’est pas nouveau, mais il est certainement exacerbé par la complexité grandissante du monde du travail. Intervenants sociaux, gestionnaires intermédiaires, employés d’agences de placement, policiers ou professionnels de la santé : peu de travailleurs sont épargnés. Les loyautés multiples sont au cœur d’enjeux éthiques et leurs répercussions se font notamment sentir sur la santé des travailleurs en raison du stress qu’elles peuvent générer. Il est donc primordial de s’intéresser au phénomène. Or, ces tensions vécues par les travailleurs découlent souvent d’une organisation du travail qui les crée et qui les alimente. Or, il est difficile de dire à quel point les membres de conseils d’administration peuvent contribuer à réduire les tensions causées par les loyautés multiples. Il est néanmoins permis de croire qu’il serait pertinent qu’ils réfléchissent à leur propre expérience du phénomène. Cela pourrait contribuer à assurer une plus grande cohérence à leur niveau décisionnel et se répercuter sur l’ensemble de l’organisation. En d’autres termes, si les gens qui ont pour mandat de diriger le navire organisationnel ne savent pas quelles attentes prioriser pour maintenir le cap, leur embarcation risque fort de faire des détours inutiles, ce qui causera stress et tensions à bord. Sans dire que les loyautés multiples vécues au sein des conseils d’administration sont à la source de la perte de sens du travail, un espace de réflexion sur ces questions pourrait leur éviter d’y contribuer. Une prise de conscience des administrateurs et des administratrices à l’égard de leur expérience des loyautés multiples est de mise, de même que l’ouverture d’une discussion à ce sujet au sein des conseils.

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ANNEXE 1 9. Sous réserve de l’article 10, les affaires d’un centre intégré de santé et de services sociaux sont administrées par un conseil d’administration composé des personnes suivantes : 1° un médecin omnipraticien qui exerce sa profession sur le territoire du centre intégré, désigné par et parmi les membres du département régional de médecine générale ; 2° un médecin spécialiste désigné par et parmi les membres du conseil des médecins, dentistes et pharmaciens ; 3° un pharmacien d’établissement désigné par et parmi les membres du comité régional sur les services pharmaceutiques ; 4° une personne désignée par et parmi les membres du conseil des infirmières et infirmiers de l’établissement ; 5° une personne désignée par et parmi les membres du conseil multidisciplinaire de l’établissement ; 6° une personne désignée par et parmi les membres du comité des usagers de l’établissement ; 7° une personne nommée par le ministre, à partir d’une liste de noms fournie par les organismes représentatifs du milieu de l’enseignement identifiés par celui-ci ; 8° neuf personnes indépendantes nommées conformément aux dispositions des articles 15 et 16 ; 9° le président-directeur général de l’établissement, nommé par le gouvernement, sur recommandation du ministre, à partir d’une liste de noms fournie par les membres visés aux paragraphes 1° à 8°.

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10. Les affaires d’un établissement non fusionné et celles d’un centre intégré de santé et de services sociaux qui se trouve dans une région sociosanitaire où une université offre un programme complet d’études pré-doctorales en médecine ou qui exploite un centre désigné institut universitaire dans le domaine social sont administrées par un conseil d’administration composé des personnes suivantes : 1° un médecin omnipraticien qui exerce sa profession, selon le cas, dans la région où est situé l’établissement non fusionné ou sur le territoire du centre intégré, désigné par et parmi les membres du département régional de médecine générale ; 2° un médecin spécialiste désigné par et parmi les membres du conseil des médecins, dentistes et pharmaciens ; 3° un pharmacien d’établissement désigné par et parmi les membres du comité régional sur les services pharmaceutiques ; 4° une personne désignée par et parmi les membres du conseil des infirmières et infirmiers de l’établissement ; 5° une personne désignée par et parmi les membres du conseil multidisciplinaire de l’établissement ; 6° une personne désignée par et parmi les membres du comité des usagers de l’établissement ; 7° deux personnes nommées par le ministre, à partir d’une liste de noms fournie par les universités auxquelles est affilié l’établissement, le cas échéant ; 8° dix personnes indépendantes nommées conformément aux dispositions des articles 15 et 16 ; 9° le président-directeur général de l’établissement, nommé par le gouvernement, sur recommandation du ministre, à partir d’une liste de noms fournie par les membres visés aux paragraphes 1° à 8°.

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ANNEXE  2 : DISTRIBUTION DES PARTICIPANTS PAR ÉTABLISSEMENTS ÉTABLISSEMENT CISSS 1 – 5 répondants

CISSS 2 – 1 répondante CISSS 3 – 1 répondante CIUSSS 1 – 4 répondants

CIUSSS 2 – 5 répondants

CIUSSS 3 – 5 répondants

CIUSSS 4 – 2 répondants

STATUT DU MEMBRE Membre indépendant Membre indépendant Membre désigné Membre désigné Membre désigné Membre indépendant Membre indépendant Membre désigné Membre indépendant Membre désigné Membre désigné Membre indépendant (président) Président-directeur général Membre indépendant Membre désigné Membre indépendant Président-directeur général Membre désigné Membre désigné Membre désigné Membre indépendant Président-directeur général Membre désigné

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CHU indépendant 1 – 8 répondants

CHU indépendant 2 – 5 répondants

CHU indépendant 3 – 2 répondantes CHU indépendant 4 – 1 répondante CHU indépendant 5 – 1 répondante

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Membre indépendant (président) Membre indépendant Membre indépendant Membre désigné Membre désigné Membre désigné Membre indépendant Président-directeur général Membre désigné Membre indépendant Membre indépendant Membre indépendant Membre indépendant Membre désigné Membre indépendant Président-directeur général Présidente-directeur général

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LES CONFLITS DE LOYAUTÉS MULTIPLES EN ERGOTHÉRAPIE : QUATRE DÉFIS CONTEMPORAINS DE L’ERGOTHÉRAPEUTE Marie-Josée Drolet

INTRODUCTION Comme maints professionnels travaillant pour la santé, le bienêtre, l’inclusion et la justice sociales au sein de notre société, les ergothérapeutes1 font face, dans le cadre de leur pratique professionnelle, à des enjeux éthiques parfois préoccupants (Bushby et al., 2015 ; Drolet et Maclure, 2016 ; Durocher et al., 2016). Qu’ils exercent la profession dans le secteur public ou privé du réseau de la santé et des services sociaux, d’établissements d’enseignement, d’entreprises privées, d’organismes communautaires ou associatifs, plusieurs ergothérapeutes se sentent démunis devant les enjeux éthiques soulevés par la pratique de l’ergothérapie (Drolet et Goulet, 2017). En fonction de la clientèle auprès de laquelle ils interviennent, enfants, adolescents, adultes ou personnes âgées de cultures variées (Drolet et Goulet, 2018), les enjeux 1. Par souci de simplification du propos et d’inclusion de la minorité masculine d’ergothérapeutes québécois, le genre masculin est utilisé dans ce texte, et ce, bien que la profession ergothérapique soit à maints égards une profession féminine. Notons par exemple que 92,4 % des ergothérapeutes québécois sont des femmes (OEQ, 2019).

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éthiques rencontrés par les ergothérapeutes ont différents visages, dont plusieurs s’apparentent à des conflits de loyautés multiples. Ainsi, à l’instar de plusieurs autres professionnels, les ergothérapeutes ne sont pas à l’abri des conflits de loyautés multiples, lesquels sont en quelque sorte inhérents à la pratique de tout métier et de toute profession. Le présent chapitre discute des conflits de loyautés multiples rencontrés par des ergothérapeutes. Il prend appui sur un vaste ensemble de données empiriques collectées au cours des huit dernières années auprès de plus de 200 ergothérapeutes du Québec travaillant dans différents secteurs (communautaire, privé et public) et dans divers milieux (éducation, industrie et santé) situés à la grandeur du Québec. De plus, les ergothérapeutes qui ont participé à la recherche exerçaient des rôles variés (administrateur, chercheur, clinicien, coordonnateur, enseignant, gestionnaire, etc.), quoique la plupart étaient cliniciens et pratiquaient la profession auprès de patients de tous les âges2, qui avaient des problèmes occupationnels3 variés et ayant des causes diverses. Après avoir brièvement décrit l’ergothérapie et la pratique courante des ergothérapeutes, nous expliquerons le phénomène des loyautés multiples en ergothérapie et celui des conflits de loyautés multiples vécus par des ergothérapeutes québécois, et ce, avant de présenter quatre défis contemporains auxquels tout ergothérapeute peut tôt ou tard faire face dans sa pratique professionnelle. QU’EST-CE QUE L’ERGOTHÉRAPIE ? Lorsque l’on examine les racines étymologiques du mot « ergothérapie », il devient manifeste que cette profession consiste en une 2. Dans ce chapitre, le terme « patient » est utilisé pour désigner les personnes qui reçoivent des services ergothérapiques ou qui y participent. Il a été préféré aux mots « client », « usager » et « bénéficiaire », aussi utilisés en ergothérapie. 3. Les ergothérapeutes travaillent généralement auprès de personnes ou de communautés lorsque ces dernières présentent des difficultés à réaliser leurs occupations, c’est-à-dire les activités qui meublent leur quotidien et qui donnent sens à leur existence.

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thérapie pour et par l’occupation ou l’activité humaine4. En effet, le mot « ergothérapie » est formé des racines étymologiques grecques « érgon » et « therapeía », où érgon signifie notamment « action, occupation, œuvre ou travail », tandis que therapeía réfère aux mots « soin », « service » ou « sollicitude » (Bailly, 1901). D’ailleurs, dans la langue de Shakespeare, « ergothérapie » se dit « occupational therapy » (thérapie par l’occupation) et « ergothérapeute » s’écrit « occupational therapist » (thérapeute de l’occupation), où le mot « occupation » désigne non seulement la finalité des interventions ergothérapiques, mais également la principale modalité thérapeutique utilisée par ce professionnel de l’habilitation à l’occupation. De fait, l’ergothérapeute est un professionnel de l’occupation humaine qui permet à des personnes ou à des communautés « d’organiser et d’accomplir les activités qu’elles considèrent comme importantes » (OEQ, 2017), et ce, au moyen d’activités thérapeutiques graduées. L’ergothérapeute adapte aussi les environnements au sein desquels ces personnes et ces communautés évoluent (WFOT, 2010), de façon à ce qu’elles puissent participer, au même titre que les autres, aux activités qui donnent un sens à leur existence et qui contribuent à leur bien-être. En ce sens, l’ergothérapeute est préoccupé par la participation occupationnelle des personnes et des communautés. Plus encore, il a à cœur la justice occupationnelle, c’està-dire la participation équitable de tout être humain aux activités qui meublent son quotidien et contribuent à son bien-être, à sa dignité et au sens à donner à sa vie. Les occupations que réalisent les êtres humains constituent donc l’objet d’intérêt de l’ergothérapeute et, par extension, son domaine d’expertise, sa finalité et sa principale modalité thérapeutique. Qu’il s’agisse des occupations contribuant au développement humain (par exemple le jeu chez l’enfant), de celles liées au divertissement (par exemple les loisirs chez l’adulte), des activités relatives au fait de prendre soin de soi, d’autres individus, de biens matériels ou de son

4. Dans ce chapitre, les mots « activité» et « occupation » sont utilisés comme des synonymes.  

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domicile (par exemple les activités domestiques) ou encore des occupations ayant trait à la réalisation de soi sur les plans scolaire, professionnel, personnel ou spirituel (par exemple les études et le travail), les occupations qui meublent et qui organisent le quotidien des êtres humains sont au cœur des préoccupations ergothérapiques. Plus concrètement, l’ergothérapeute est un professionnel de l’habilitation à l’occupation qui soutient le développement de l’autonomie des personnes et des communautés ainsi que la mise en place d’environnements capacitants5 qui favorisent la participation occupationnelle de ces dernières, contribuant ainsi à leur inclusion sociale et à leur qualité de vie. Dans sa pratique, l’ergothérapeute est appelé à travailler avec des personnes ou des communautés qui présentent ou pas des déficiences ou des incapacités, et ce, dans leurs différents milieux de vie naturels comme leur domicile, leur école ou leur lieu de travail. Lorsque ces personnes ou ces communautés présentent des déficiences ou des incapacités, celles-ci peuvent être relatives à leur santé mentale, physique, cognitive ou sociale. Par exemple, ­l’ergothérapeute peut travailler avec des personnes qui présentent des symptômes psychiatriques, des incapacités physiques, des pertes cognitives ou des problèmes de sociabilité, et ce, que ces personnes soient neurotypiques ou atypiques. Lorsque ces personnes ou ces communautés ne présentent pas de déficience ni d’incapacité, elles peuvent tout de même avoir des problèmes occupationnels, en raison notamment d’environnements peu capacitants qui nuisent à leur participation occupationnelle, à leur inclusion sociale ou à leur qualité de vie. L’er5. Nous nous inspirons ici librement des perspectives et des considérations de l’éthique des capabilités qui a été développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum (Nussbaum et Sen, 1993 ; Nussbaum, 2000 et 2011 ; Sen, 1980). Cette approche de l’éthique est probablement celle qui rejoint le mieux les préoccupations éthiques en ergothérapie (Drolet, 2014), suivant lesquelles une déficience ou une incapacité ne pose de réels problèmes pour les personnes qui en sont atteintes que dans la mesure où celles-ci n’évoluent pas dans des environnements capacitants, c’est-à-dire des environnements physiques et sociaux adaptés et qui compensent, dans une certaine mesure, leurs déficiences ou incapacités.

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gothérapeute peut alors être impliqué dans le maintien d’une vie active chez l’aîné, soutenir l’intégration scolaire ou en emploi de nouveaux arrivants ou encore favoriser la participation sociale de membres de communautés stigmatisées ou victimes de discrimination inique. Dans tous les cas, l’ergothérapeute soutient le développement des capacités des personnes et des communautés auprès desquelles il intervient et participe à la réduction des barrières environnementales qui nuisent à leur participation occupationnelle, et ce, en collaboration avec d’autres professionnels comme les infirmiers, médecins, orthophonistes, physiothérapeutes, psychologues et travailleurs sociaux6 ainsi que d’autres partenaires sociaux. Traditionnellement, au Québec comme ailleurs dans le monde, l’ergothérapeute a travaillé au sein de systèmes de santé et a été qualifié de professionnel de la santé. Or, l’ergothérapeute est plutôt un professionnel de l’habilitation à l’occupation humaine : sa finalité est la justice occupationnelle (Drolet, 2017). Il est en effet présupposé en ergothérapie que l’être humain est un être occupationnel, c’est-à-dire un être qui s’engage dans des activités qui contribuent à forger son être, son essence (­Wilcock, 2006). Cette anthropologie philosophique implique que l’être humain est un être axiologique7, en ceci qu’il a besoin de dériver de ses activités de la signifiance (Drolet, 2014a). L’important en ergothérapie n’est pas seulement de participer à des occupations, mais aussi de s’engager dans des occupations qui sont porteuses de sens. Suivant les principes fondateurs de la profession, il est présupposé en ergothérapie que la santé et le bien-être des êtres humains sont étroitement liés au sens que toute personne donne aux activités qui meublent son quotidien et à celles dans lesquelles elle s’engage en raison de l’importance qu’elle leur accorde. C’est pourquoi on affirme en ergothérapie que les occupations humaines sont idiosyncratiques, c’est-à-dire qu’elles sont porteuses d’un sens qui est propre à chacun (Townsend et Polatajko, 2013). En plus de la justice 6. Cette liste n’est pas exhaustive. À noter que les professions sont listées par ordre alphabétique. 7. L’axiologie est la science des valeurs.

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occupationnelle, la signifiance occupationnelle est donc une autre valeur importante en ergothérapie (Drolet et Désormeaux-Moreau, 2016). Enfin, selon le Rapport annuel 2018-2019 de l’Ordre des ergothérapeutes du Québec, le Québec comptait 5 654 ergothérapeutes en 2019 (OEQ, 2019), ce qui représente environ 6 ergothérapeutes pour 10 000 habitants (ISQ, 2017). La proportion la plus élevée d’ergothérapeutes se trouve dans les pays scandinaves, notamment au Danemark, où l’on comptait, en 2013, 15 ergothérapeutes pour 10 000 habitants. Pour sa part, la Suède en comptait, la même année, 10 pour 10 000 habitants. Par contraste, toujours en 2013, le Canada et les États-Unis présentaient une proportion de 4 ergothérapeutes pour 10 000 habitants, tandis que la France et l’Espagne en dénombraient 1 pour 10 000 habitants (­Ledgerd, 2017). Somme toute, plus une société a des politiques sociales généreuses et inclusives, plus elle met en place des environnements capacitants et plus la proportion d’ergothérapeutes y est élevée. CONFLITS DE LOYAUTÉS MULTIPLES EN ERGOTHÉRAPIE Dans sa pratique professionnelle, l’ergothérapeute fait montre de loyauté à l’endroit de diverses personnes, communautés, institutions8, valeurs, normes et politiques, pour ne nommer que ces éléments. Une façon intéressante de traiter, voire de catégoriser ces loyautés consiste à le faire en fonction des trois domaines de l’éthique proposés par John W. Glaser (1994). Suivant cet auteur, l’éthique est constituée de trois domaines, soit les domaines individuel, institutionnel et sociétal. Ces domaines sont liés à des préoccupations éthiques distinctes, mais c­ omplémentaires, qui relèvent respectivement d’environnements micro, méso ou macro. Plus précisément, le domaine individuel (ou interpersonnel) est lié à des préoccupations éthiques de nature micro-environnementale, 8. Bien que les mots « institution » et « organisation » puissent être distingués et qu’il soit parfois avantageux de le faire, dans ce chapitre, par souci de simplification du propos, ils sont utilisés comme des synonymes.

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lesquelles concernent la bienveillance que des individus manifestent à l’égard d’autres individus. C’est le domaine de la bienveillance individuelle (ou interpersonnelle). Le domaine institutionnel, lui, est lié à des préoccupations éthiques de nature méso-environnementale ayant trait à la bienveillance que des institutions sociales manifestent à l’endroit d’employés ou de clients (et vice-versa). C’est le domaine de la bienveillance institutionnelle. Quant au domaine sociétal (ou social), il est lié à des préoccupations éthiques de nature macro-environnementale ayant trait à la bienveillance qu’une société manifeste à l’égard des individus et des institutions qui la composent (et vice-versa). C’est le domaine de la bienveillance sociétale (ou sociale). En somme, ces trois domaines mettent en scène trois types de bienveillance, à savoir les bienveillances interpersonnelle, institutionnelle et sociétale. Les données empiriques que nous avons collectées sur les enjeux éthiques de la pratique ergothérapique attestent que les ergothérapeutes manifestent des loyautés multiples. Ces loyautés peuvent être classées à l’aide du cadre théorique de Glaser (1994), si l’on prend soin d’y ajouter un domaine, soit le domaine personnel, c’est-à-dire celui relatif à la personne de l’ergothérapeute, à son intériorité ou à son intimité et au rapport qu’il entretient avec lui-même ainsi qu’avec ses compétences et ses valeurs. Suivant les explications données antérieurement, nous proposons que ce domaine soit celui de la bienveillance personnelle, c’est-à-dire de la bienveillance que manifeste l’ergothérapeute envers lui-même. La figure 1 illustre ces quatre catégories de loyautés dont fait montre l’ergothérapeute dans sa pratique professionnelle. Le fait que ce professionnel a des loyautés multiples ne signifie pas nécessairement qu’il y a des conflits entre celles-ci. Cela dit, il arrive que des conflits surviennent entre certaines de ces loyautés. Le cas échéant, ces conflits se présentent entre des loyautés appartenant à une même catégorie ou à des catégories distinctes, comme en témoignent les paragraphes suivants.

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Domaine sociétal Domaine institutionnel Domaine interpersonnel

Domaine personnel

FIGURE 1 DOMAINES DES LOYAUTÉS MULTIPLES DE L’ERGOTHÉRAPEUTE

DOMAINE PERSONNEL : LOYAUTÉ DE L’ERGOTHÉRAPEUTE À SON ENDROIT Bien que l’ergothérapeute soit d’abord et avant tout un aidant, c’est-à-dire un professionnel mû, comme plusieurs autres professionnels de la santé ou de la réadaptation, par une volonté altruiste (c’est souvent pour cette raison qu’il choisit la profession ; Drolet et ­Sauvageau, 2016), des ergothérapeutes considèrent également comme nécessaire de prendre soin d’eux-mêmes dans l’acte thérapeutique. Comme l’illustre la figure 2, qui présente une synthèse des loyautés multiples de l’ergothérapeute suivant une adaptation des domaines de Glaser (1994), cette loyauté envers soi-même, discutée par des ergothérapeutes, se manifeste de diverses manières au quotidien, en outre dans la prise en compte de leurs valeurs, dans le respect et le développement de leurs compétences professionnelles ainsi que dans l’attention portée à leur santé.

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De fait, selon plusieurs ergothérapeutes, il est essentiel d’adopter une pratique respectueuse des valeurs qu’ils considèrent comme importantes. Le fait d’avoir une pratique intègre, c’est-à-dire respectueuse des valeurs qu’ils chérissent, fussent-elles personnelles ou professionnelles, les protège, estiment-ils, contre la détresse éthique et l’épuisement professionnel (Drolet et Goulet, 2017). Or, une telle pratique exige de l’ergothérapeute qu’il réfléchisse à ses valeurs, c’est-à-dire aux idéaux éthiques qui devraient, à son avis, guider sa pratique professionnelle. Les situations de doute éthique quant à l’option qui devrait être choisie sont des occasions privilégiées, croient plusieurs ergothérapeutes, d’entreprendre une telle réflexion (Drolet et ­Sauvageau, 2016). En effet, pour maints ergothérapeutes, réfléchir à ses valeurs est essentiel à la pratique éthique de la profession, c’està-dire une pratique professionnelle basée sur des valeurs qu’ils considèrent à la fois comme légitimes et estimables. Cet extrait de verbatim illustre cette préoccupation9. Tant que tu n’as pas fait une réflexion personnelle sur l’importance que t’accordes aux valeurs […], tant que tu n’as pas fait le cheminement intellectuel, tu auras beau te faire présenter toutes les valeurs, tous les systèmes et toutes les façons dont cela devrait fonctionner, jamais tu ne [parviendras] à les incarner avec sens.

Une pratique éthique et intègre de la profession présuppose, e­ stiment-ils, une telle réflexion afin que les valeurs qui devraient guider les interventions ergothérapiques soient plus saillantes, portées à leur conscience. À la suite de cette réflexion, il sera plus facile de les respecter, de les incarner au quotidien dans leurs attitudes et leurs comportements, car les idéaux éthiques que sont les valeurs sont en général peu visibles, voire invisibles. Cela dit, pour plusieurs ergothérapeutes, en dépit de cette réflexion, il n’est pas toujours aisé, voire possible de

9. Rappelons que ce chapitre s’appuie sur des extraits de verbatim d’entretiens qualitatifs réalisés auprès de plus de 200 ergothérapeutes de diverses régions du Québec.

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pratiquer la profession de manière intègre, c’est-à-dire conforme aux valeurs qu’ils chérissent. Ainsi, bien que la réflexion sur leurs valeurs soit essentielle au respect des valeurs au quotidien, celle-ci ne saurait être suffisante, comme en témoignent les extraits suivants : [En discutant d’une famille qui insiste pour mettre des contentions à leur parent.] C’est quelque chose qui va à l’encontre de mes valeurs et c’est difficile […]. J’ai l’impression de travailler dans le vide parce que, nous, on veut le bien-être de la personne et on voit tous les inconvénients liés à l’usage de la contention. Mais si la famille refuse, elle a quand même le dernier mot, bien que tu lui expliques [que ce choix n’est pas le bon]. C’est très fâchant quand on n’y parvient pas [à convaincre la famille de retirer la contention]. On fait tout ce qu’on peut, mais il y a vraiment un obstacle. [En faisant référence à des patients accusés au criminel d’agression sexuelle.] On a eu des cas où c’était l’agresseur qu’on avait en traitement et […] on se disait inconsciemment : « si cette personne-là est bien réadaptée, est-ce qu’elle va aller encore abuser d’autres personnes ? » […] Des fois, on ne trouve pas ça évident. […] On ne peut pas faire nos traitements [de manière discriminatoire], mais ça touche nos valeurs [en l’occurrence la protection des personnes vulnérables que sont les victimes].

Il se présente donc des situations où il est difficile, voire impossible pour l’ergothérapeute d’agir conformément à ses valeurs. Cela fait en sorte que des ergothérapeutes rapportent avoir changé de milieu de pratique pour des raisons éthiques, c’est-à-dire relatives à des valeurs personnelles. Un ergothérapeute ayant quitté la pratique privée mentionne d’ailleurs ceci : « Je n’étais plus capable d’aller travailler, car cela ne concordait pas avec ce que je suis, [avec mes valeurs]. » Dans les faits, que ce soit dans le secteur public ou privé, plusieurs barrières, généralement de nature organisationnelle ou systémique, limitent la capacité de l’ergothérapeute à conformer sa pratique aux valeurs qu’il considère comme importantes (Drolet et Goulet, 2017). Le manque de temps influence négativement les interventions auprès des patients, car le travail en équipe et l’intégration des données probantes achoppent dans la pratique. 48

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Je dirais que le principal obstacle est le temps. […] On a des statistiques à faire10, de plus en plus de pression pour que les interventions soient de courte durée. Je suis d’accord avec l’efficacité et ­l’efficience, mais parfois j’aurais besoin de faire plus de choses dans la communauté, d’aller à domicile pour faire plus pour le patient. Actuellement, on a des consignes claires d’accélérer les processus d’intervention : de voir plus de patients par jour, de voir plus de patients par semaine. On ne peut pas accorder le temps qu’on souhaiterait à chaque type de demande. On a des comptes à rendre sur le nombre de visites qu’on a faites. On est évalué sur le rendement, sur la vitesse, sur la quantité. Pour toutes les sphères occupationnelles, on pourrait tellement faire plus, si c’était reconnu et si on avait la liberté de le faire.

En bref, les ergothérapeutes mentionnent subir des pressions pour faire plus avec moins, ce qui affecte négativement, à leur avis, la qualité et la quantité des services rendus. Relativement aux compétences professionnelles, les ergothérapeutes estiment qu’il est important d’actualiser une pratique compétente, c’est-à-dire une pratique qui adopte des approches valorisées en ergothérapie telles que l’approche centrée le patient, l’approche basée sur des données probantes, l’approche interdisciplinaire, l’approche holistique, l’approche écologique (qui implique que l’intervention ait lieu dans le milieu naturel des patients) et l’approche occupationnelle (qui est centrée sur l’occupation plutôt que sur les déficiences ou incapacités) (Drolet et Désormeaux-­Moreau, 2016). « Je pense que la formation en ergothérapie nous amène à adopter l’approche centrée sur le patient, c’est-à-dire à ne pas adopter la perspective de l’expert qui sait tout et qui dit au patient ce qu’il devrait faire. » Cette approche qui valorise la voix des patients (Pomey, 2017 ; Townsend et Polatajko, 2013) est une très bonne chose, selon les ergothérapeutes. Elle est perçue comme l’une des forces et des

10. Au Québec, presque tous les ergothérapeutes doivent donner à leur employeur des informations numériques (ce qu’ils font toutes les 15 minutes) relatives aux activités professionnelles qu’ils effectuent.

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caractéristiques fondamentales de l’ergothérapie. Or, pour parvenir à actualiser une telle approche, de même qu’une pratique compétente, il importe que les lieux de travail soutiennent de telles pratiques (Drolet et Goulet, 2017), en offrant par exemple les ressources humaines et matérielles ainsi que le temps nécessaires, en favorisant la formation continue et en évitant de donner à l’ergothérapeute des mandats qui sortent de son domaine d’expertise ou qui sont trop restrictifs. Négliger de soutenir l’ergothérapeute dans cette voie, c’est l’obliger à faire face à des situations du type David contre Goliath. C’est exiger de l’ergothérapeute une pratique exemplaire, sans lui fournir les moyens d’une telle ambition, ce qui risque de contribuer à sa détresse éthique, voire à son épuisement (Drolet et Goulet, 2017 ; Durocher et al., 2016). Les ergothérapeutes sont malheureux  : ils vivent des tensions éthiques importantes et vivent de la détresse. Beaucoup de professionnels sont formés pour être à l’écoute de la personne, surtout en ergothérapie. Le sens de notre profession, c’est : « Qu’est-ce qui est important pour la personne ? » Quand ils ne sont pas capables d’actualiser cela dans leur milieu de pratique, ils vivent de la détresse éthique.

Dans un autre ordre d’idées, il n’est pas toujours aisé pour l’ergothérapeute, spécialement pour le novice, d’établir ses limites professionnelles et de les faire respecter. Comme l’indique un ergothérapeute débutant qui travaille avec une clientèle variée nécessitant diverses compétences, « le fait d’avoir des clientèles différentes tout le temps et de ne pas être apte nécessairement à toutes les desservir, fait en sorte qu[’il ne se] sentai[t] pas outillé, mais [il] n’osai[t] pas le dire ». Un peu comme l’étudiant ou le stagiaire en ergothérapie qui ont de la difficulté à exprimer leur dissidence par rapport à leur professeur ou à leur superviseur de stage (Kinsella et al., 2008) et qui recherchent, par la même occasion, l’approbation de ces derniers, allant jusqu’à compromettre leurs valeurs (Clouder, 2003), l’ergothérapeute novice est parfois habité par de hauts idéaux éthiques qu’il révise à la baisse suivant la réalité de son nouveau milieu, sa volonté de s’adapter à celui-ci ainsi que son désir d’être accepté par ses collègues et ses supérieurs. Avec

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l’expérience cependant, des ergothérapeutes apprennent graduellement à prendre leur place, à établir leurs limites professionnelles et à les faire respecter, à revendiquer l’amélioration des pratiques professionnelles au sein de leur institution et à exiger les formations continues nécessaires au développement de leurs compétences professionnelles. Avec les succès cliniques et ceux relatifs à ces revendications professionnelles, des ergothérapeutes acquièrent petit à petit l’assurance qui leur permet de trouver des solutions novatrices pour surmonter ou contourner certaines des barrières rencontrées en pratique. Parfois, cependant, l’ergothérapeute apprend à lâcher prise devant certaines contraintes, notamment pour préserver sa santé : « [En parlant des exigences relatives à la rédaction de rapports professionnels complexes.] Moi, c’est une bataille qui ne m’affecte plus, mais qui m’a énormément affectée. [Il faut savoir lâcher prise], parce qu’à un moment donné, il ne faut pas que j’y laisse ma peau non plus. J’ai une santé [à préserver]. » En somme, comme l’indique la figure 2, être loyal envers soimême signifie pour l’ergothérapeute respecter ses valeurs, actualiser une pratique compétente et prendre soin de sa santé. Rappelons que ces loyautés peuvent être en conflit entre elles (par exemple défendre ses valeurs peut compromettre sa santé) ou avec des loyautés faisant partie des autres catégories de Glaser (1994), comme les paragraphes suivants l’explicitent. DOMAINE INTERPERSONNEL : LOYAUTÉ DE L’ERGOTHÉRAPEUTE À L’ÉGARD D’AUTRUI Si des ergothérapeutes apprennent avec la pratique à être loyaux envers eux-mêmes, tous les ergothérapeutes rencontrés en entretien se considèrent d’abord et avant tout comme loyaux envers les patients : « Ce sont les valeurs humanistes de la profession qui ont fait en sorte que j’ai choisi l’ergothérapie. Depuis que je suis enfant, je veux aider et comprendre les autres » ; « Les injustices sociales m’affectent profondément et il en a toujours été ainsi » ; « Ma détresse, elle est dans le fait que je ne donne pas autant que je pourrais au patient parce que, des fois, je n’ai pas le contrôle sur tout ». En bref, les ergothérapeutes mettent

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généralement au cœur de leur pratique professionnelle les intérêts des patients, c’est leur leitmotiv, la pierre angulaire de leur vocation occupationnelle. C’est en effet d’abord pour les patients qu’ils exercent la profession. Or, il se présente des situations où les intérêts de certains patients sont en conflit avec ceux d’autres patients, par exemple lorsque les intérêts de patients recevant des services sont en compétition avec ceux d’autres patients en attente de services ou encore lorsque les intérêts de patients ayant des caractéristiques désirables (du point de vue de l’ergothérapeute ou de l’équipe) sont en tension avec ceux d’autres patients ayant des caractéristiques moins désirables (toujours du point de vue de l’ergothérapeute ou de l’équipe). [En discutant de patients en attente de services.] C’est certain qu’on a une certaine latitude […], mais ce n’est pas « bar open ». On a le cœur sur la main et [on] voudrait offrir plus, mais […] on a une liste d’attente [difficile à gérer]. Il y a certains patients que tu as plus le goût de prioriser parce qu’ils sont plus motivés et plus présents, tandis que d’autres patients on dirait qu’ils se laissent aller. Je sais que ce n’est pas ce qu’il faut faire, mais des fois ça devient un peu automatique […], on priorise [à notre insu les premiers] et on intervient moins pour certains patients [les seconds].

Des ergothérapeutes discutent aussi de situations où la perspective de patients est en conflit avec celle de membres de leur famille et où il n’est pas aisé de faire la part des choses. Dans ces cas, l’ergothérapeute peut tantôt être en accord avec la famille, tantôt être du même avis que le patient. Une famille a exigé la mise en place d’une mesure de contrôle [soit d’installer des sangles de contention au fauteuil d’un parent]. On les a mises pendant une semaine. La patiente a beaucoup réagi. Elle disait : « Je suis en prison, sortez-moi d’ici. » Alors, aussitôt, j’ai contacté le fils. Il était prêt à les retirer. J’ai vraiment vu un gros cheminement. Il a dit : « Quand je viens la visiter, cela me fait mal au cœur, mais si je les enlève, elle va tomber. » J’ai expliqué que c’est sûr qu’il y a un risque de chute. On n’a pas de moyens de prévenir

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ce risque, mais, par contre, elle nous exprime de façon très claire qu’elle est malheureuse. Ce sont des gros dilemmes…

Il se présente également des situations où l’ergothérapeute se sent partagé entre sa loyauté envers le patient et celle envers l’équipe : « Le restant de l’équipe n’est pas orienté dans le même sens que le [patient]. Il a vraiment une approche plus médicale [peu centrée sur le patient]. » Dans le même ordre d’idées, des ergothérapeutes mentionnent que certains professionnels ont une « approche paternaliste des soins », une « approche biomédicale réductionniste, plutôt qu’une approche occupationnelle et holiste ». Cela fait en sorte que certains membres de l’équipe « ont de la difficulté à mettre les priorités du patient au centre des interventions », ce qui dérange les ergothérapeutes qui valorisent l’approche centrée sur le patient ainsi que l’approche occupationnelle, c’est-à-dire centrée sur l’activité et l’autonomie : Quand j’étais en santé mentale, […] l’unité préférait voir les patients endormis dans leur lit, alors qu’en ergothérapie on offrait des activités de socialisation. Ce n’est pas en dormant dans un lit qu’un patient va apprendre à socialiser. J’ai eu des discussions vives avec des psychiatres sur le fait que les patients étaient là, qu’ils faisaient juste dormir et qu’ils n’apprenaient pas [ainsi] à vivre avec d’autres. Les patients tombaient malades justement parce qu’ils n’étaient pas capables de vivre avec d’autres […]. Nous, on offrait des occasions d’apprendre à développer certaines habiletés sociales. Je me suis débattue souvent sur la surmédicalisation des patients en psychiatrie.

Des ergothérapeutes occupant des postes de gestionnaires mentionnent être parfois partagés entre les besoins des intervenants et ceux des patients : Les besoins du personnel soignant versus les besoins de la clientèle : des fois, il faut opposer les deux. On sait ce que nos patients auraient besoin, par exemple en termes d’heures de services, mais des fois nos intervenants aussi [ont des besoins], par exemple conciliation travail-famille, donc les horaires : comment on concilie tout ça ? Ce sont des choses qui s’opposent régulièrement.

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Les ergothérapeutes gestionnaires affirment aussi être par moments partagés entre les différents groupes professionnels qu’ils dirigent : Ce que je dis à mes professionnels (parce qu’on s’entend qu’ils savent que je suis ergothérapeute), je leur dis toujours qu’une de mes fiertés, c’est d’oublier que je suis ergothérapeute quand je gère l’ensemble des professionnels pour essayer le plus possible d’être objectif. Mais je sais très bien que je ne suis pas toujours objectif, parce que je suis plus sévère avec les ergothérapeutes, je pense, parce que je sais c’est quoi l’ergothérapie et ils peuvent moins m’en passer. Tandis qu’avec les autres professionnels, dès que je prends une décision un peu controversée, ils me sortent : « on sait bien, t’es ergothérapeute ! » Mais je me suis toujours fait une fierté d’avoir une ligne de valeurs qui soit la plus équitable possible [pour représenter] l’ensemble des professions [mais ce n’est pas toujours facile].

Enfin, l’ergothérapeute clinicien, notamment celui qui travaille dans le secteur privé, doit faire face à des situations où les intérêts des patients sont en tension avec ceux de tiers externes, notamment des assureurs qui financent les services ergothérapiques comme la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) et la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) (Drolet, Pinard et Gaudet, 2017). « Quand il y a la présence d’un tiers payeur, de jongler entre les intérêts du patient et les intérêts du tiers payeur, de devoir un peu contenter les deux partis, des fois, c’est difficile d’aider un, sans nuire à l’autre et vice-versa. » Travailler avec un tiers payeur, c’est en quelque sorte « être pris entre l’arbre et l’écorce [entre le patient et l’assureur]. C’est quelque chose de pas facile et de pas évident ». On voit notre rôle comme étant neutre, mais […] le problème c’est que l’assureur, c’est la personne qui nous réfère les patients. […] À la base, il y a un conflit d’intérêts parce que, d’un côté, il y a une attente de satisfaire le référent, puis de l’autre, le patient. On dirait qu’il n’y a pas de ligne claire par rapport à la situation des assureurs. […] On ne sait pas trop comment se diriger pour à la fois garder les référents et garder notre liberté professionnelle.

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[En rapportant un enjeu éthique relatif à la préservation d’informations confidentielles et à la protection de la vie privée de patients.] Le patient me donne des informations en me disant de ne pas le dire à l’assureur, mais dans un sens, je suis liée à l’assureur aussi, car c’est lui qui paie le traitement. Donc parfois, on est tiraillé entre : Est-ce que je dis cette information ou je ne la dis pas pour ne pas nuire au patient ? Mais en même temps, l’assureur doit être au ­courant parce que cela affecte le pronostic de récupération. Cela arrive quand même assez souvent qu’on est pris là-dedans.

En bref, comme l’illustre la figure 2, l’ergothérapeute fait face à des conflits de loyautés multiples dans le domaine interpersonnel. L’ergothérapeute clinicien, lui, vit parfois des conflits de loyautés entre des groupes de patients (entre ceux qui sont actuellement servis et ceux qui sont en attente de services ainsi qu’entre ceux qui sont investis et motivés ainsi que ceux qui sont perçus comme peu investis et peu motivés), entre des patients et des membres de leur famille ainsi qu’entre des patients et des représentants de leur assureur. Pour sa part, l’ergothérapeute gestionnaire est partagé entre les besoins des patients et ceux des professionnels qu’il dirige ainsi qu’entre les différents intérêts des groupes de professionnels qui font partie des équipes qu’il gère. DOMAINE INSTITUTIONNEL : LOYAUTÉ DE L’ERGOTHÉRAPEUTE À L’ÉGARD DE L’INSTITUTION Comme mentionné en introduction, l’ergothérapeute est appelé à travailler dans des milieux variés (secteurs privé ou public du réseau de la santé et des services sociaux, établissements d’enseignement [écoles, collèges et universités], entreprises privées et organismes communautaires ou associatifs). Des ergothérapeutes précisent qu’ils pratiquent leur profession dans des milieux où ils se sentent soutenus, appréciés et en affinité : « Cela facilite d’avoir des gestionnaires qui comprennent tes besoins. Je considère, en ce moment, que j’ai une bonne chef de programme et un bon coordonnateur. Je suis capable d’être compris et de justifier le temps dont j’ai besoin [pour offrir des services de qualité]. » Cela dit, ce ne sont pas tous les ergothérapeutes qui ont une telle

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chance. En effet, plusieurs formulent des critiques quant aux façons de fonctionner dans leur milieu et revendiquent la mise en place d’environnements de travail soutenant davantage les meilleures pratiques. Par exemple, un ergothérapeute clinicien condamne le fait que dans son milieu la valeur de la sécurité soit priorisée au détriment de l’autonomie des patients : c’est la « valorisation à tout prix de la sécurité au détriment de l’autonomie [des patients. Les gestionnaires ont] peur des représailles. [Ils visent à] protéger l’institution, plutôt que les intérêts des patients ». Les ergothérapeutes qui occupent des postes de gestion mentionnent, pour leur part, être tiraillés entre les besoins des employés ou des patients, d’une part, et les exigences administratives, d’autre part : Les besoins des employés versus […] des ressources […] limitées. […] Des fois, il faut faire des choix déchirants. […] On reconnaît le besoin d’un employé ou des employés, mais je n’ai pas de marge financière. On a d’un côté des besoins cliniques, puis de l’autre côté une performance administrative à rencontrer qui se base sur une façon d’établir des statistiques ou une façon de comptabiliser le nombre de clients. Mais, des fois, un s’oppose à l’autre. J’ai un coaching et mon coach me disait : […] « vous avez deux choix, soit être fidèle à vos valeurs et continuer à supporter les professionnels que vous dirigez, ou bien piler sur vos valeurs et répondre à ce que la direction veut avoir. Que choisissez-vous ? » Je lui ai répondu : « Un peu des deux. » Il a dit : « Non, vous n’avez pas compris, ce n’est pas possible. » Il est là mon conflit de valeurs important, parce qu’il faut que je fasse un choix où peu importe le choix que je ferai, il y aura des gens [qui ne seront] pas contents. Et, là, j’ai choisi que c’est la direction qui ne serait pas contente. Mais, je trouve ça très difficile à supporter moralement. […] Voyezvous, cette semaine justement, dans ma dernière rencontre de co-­ développement, mon dilemme éthique c’était […] que la direction voulait telle, telle chose, mes professionnels voulaient telle, telle autre chose et je ne pouvais pas répondre aux deux. [Or, encore une fois,] je voulais répondre aux deux, mais mon coach m’a reflété que

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si je faisais ça, j’étais mort avant les 3 prochaines semaines, que j’allais y passer, parce que c’était inadaptée comme position.

Ainsi, qu’ils soient gestionnaires ou cliniciens, des ergothérapeutes critiquent certaines politiques et procédures de leur milieu. À ce sujet, un clinicien mentionne ceci : « [Dans mon établissement], le nombre maximal de rencontres est déterminé [en fonction des ­ressources du milieu], pas en fonction des besoins des patients [ce qui n’a pas de sens à mon avis] ». [En discutant des règles de son établissement qui ne devraient pas être les mêmes pour les patients autochtones selon cet ergothérapeute.] Si tu ne viens pas à deux thérapies, on ferme ton dossier. Mais, cette clientèle-là, c’est différent dans ses valeurs. Ce sont des gens qui des fois se présentent, des fois ne se présentent pas, et pour eux, ce n’est pas nécessairement grave. […] Mais ça venait à l’encontre des valeurs du Centre. [En rapportant des cas de prolongations inutiles de services ergothérapiques pour bonifier les revenus de la clinique.] J’ai suivi un enfant pendant 10-12 rencontres. J’étais convaincu qu’il n’avait aucun besoin […]. J’arrivais dans une rencontre ; puis, je ne savais pas quoi faire avec lui, parce que je ne croyais pas en ce que je faisais, parce qu’il n’y avait pas de besoin.

Dans ce contexte, des ergothérapeutes revendiquent pour que leurs milieux de travail soutiennent davantage les meilleures pratiques. Des ergothérapeutes demandent ainsi d’avoir « accès aux évidences scientifiques » et « aux formations continues offertes par leur ordre professionnel », tandis que d’autres exigent « d’avoir plus de temps pour adopter une vision holiste, pour connaître le patient et discuter de ses priorités, et pour intervenir dans son milieu de vie naturel » ou pour cesser la prolongation inutile des services. En bref, bien que les ergothérapeutes n’utilisent pas l’expression « conflits de loyautés », ils rapportent de tels conflits qui ont trait aux valeurs et aux politiques de leur milieu et qui ont été vécus avec certains supérieurs ou représentants de l’institution ou de la clinique. Bien qu’ils aspirent à être loyaux envers leur institution et qu’ils soient en 57

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général plutôt dociles et peu revendicateurs (les ergothérapeutes reconnaissent qu’ils ont, pour la plupart, de la « facilité à s’adapter à leur milieu » ainsi que « de la difficulté à argumenter et à être de bons advocates11 »), en entretien individuel cependant, plusieurs ergothérapeutes soulignent qu’ils travaillent dans des milieux peu favorables à la santé et au bien-être des patients et à ceux des professionnels. C’est pourquoi plusieurs estiment que l’État devrait investir davantage en réadaptation, car celle-ci contribue directement à la santé et à l’autonomie des personnes et des communautés de même qu’à leur inclusion sociale et à leur qualité de vie. À ce sujet, rappelons qu’en 2016 seulement 7 % du budget du gouvernement du Québec alloué à la santé était consacré à la réadaptation (OEQ, 2016), le reste couvrait les frais médicaux (les médicaments) et les salaires des médecins (Rochon, 2017). C’est dire que l’ergothérapeute a des critiques non seulement à l’égard de certaines pratiques institutionnelles, mais également à l’égard de certains choix sociaux. DOMAINE SOCIÉTAL : LOYAUTÉ DE L’ERGOTHÉRAPEUTE À L’ÉGARD DE LA SOCIÉTÉ La pratique de l’ergothérapie, comme celle de toute profession, se réalise dans un contexte social donné. En tant qu’artisan de la justice occupationnelle, l’ergothérapeute est en règle générale plutôt satisfait de pratiquer la profession dans une société qui, comparativement à d’autres sociétés comme les États-Unis, a mis en œuvre des politiques publiques visant un accès universel à la santé, à la réadaptation et à l’éducation. Or, certains ergothérapeutes estiment que l’État pourrait

11. Le terme « advocacy » est abondamment utilisé en ergothérapie ainsi que dans les milieux de la santé au sein desquels évolue l’ergothérapeute. Grosso modo, ce terme désigne l’ensemble des activités de revendication et de défense des droits des patients. Pour en apprendre davantage sur ce terme, voir Drolet et Hudon (2016 ; 2014) ainsi que Drolet, Lalancette et Caty (2019). Voir également le chapitre du présent ouvrage consacré à l’advocacy systémique.

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et devrait faire plus et mieux. Ils considèrent que les pays scandinaves sont des modèles desquels l’État devrait s’inspirer : On a transformé le système de santé en business. Même si on l’a […] rendu public […], c’est tout le principe de la facturation à l’acte [qui domine] […]. Ultimement, le budget est alloué en fonction des actes posés. Donc, on ne vise pas nécessairement l’efficience […]. Tous les indicateurs sont devenus des indicateurs économiques […], alors que dans d’autres pays, la Suède par exemple, l’indicateur : c’est la santé.

Alors que certains ergothérapeutes considèrent que les valeurs sociales et humanistes ayant guidé la mise en place du système public de santé sont actuellement compromises par des politiques publiques néolibérales (Bushby et al., 2015 ; Durocher et al., 2016), d’autres, notamment ceux qui travaillent avec des patients membres de peuples autochtones du Québec, constatent que certaines politiques et pratiques institutionnelles, voire certaines politiques et pratiques sociales, sont liées à du racisme systémique, ce qui nuit à la santé, au bienêtre et à l’équité en matière de santé, d’éducation et de logement des Autochtones (Drolet et Goulet, 2018). Ces ergothérapeutes émettent des constats qui rejoignent à maints égards ceux du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVRC, 2015) : « On a eu des problématiques du genre racisme. […] Il y a plein de choses qui se sont passées et ça ne sortira pas parce qu’on va encore se faire traiter de raciste. » Ils rappellent aussi que le passé colonialiste du pays laisse encore de nos jours des plaies vives chez plusieurs Autochtones et que les services publics sont au bout du compte conçus par et pour des Blancs : Le poids de la culture blanche est encore présent dans les communautés. […] Il y a ce poids-là, soit d’avoir l’histoire de colonisateurs. Mais, en même temps, c’est le poids de mes ancêtres, ce n’est pas moi personnellement qui a assimilé les Autochtones à l’époque. Mais, il y a encore ce poids-là qui peut être présent, ce qui complique les interventions.

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[En faisant référence à l’accessibilité linguistique aux services ergothérapiques.] Si j’ai un patient anglophone, je lui parle dans sa langue ; mais mes patients autochtones, je ne suis pas capable de leur parler dans leur langue, ni de faire traduire mes rapports dans leur langue. Ça, c’est toujours quelque chose qui me met un malaise […]. Honnêtement, s’il y avait une structure pour apprendre l’innu, j’essayerais de l’apprendre. Moi, je trouve qu’ils sont désavantagés.

En bref, des ergothérapeutes ont à cœur les intérêts des minorités autochtones et ceux d’autres minorités culturelles, tout comme ils ont à cœur les intérêts collectifs. À titre d’exemple, les ergothérapeutes qui travaillent en conduite automobile et qui reçoivent des mandats de la SAAQ pour évaluer les capacités de personnes à conduire de manière sécuritaire un véhicule routier sont parfois tiraillés entre leur loyauté à l’égard de patients et celle à l’égard de la collectivité dans son ensemble ou celle à l’endroit de la SAAQ en tant qu’organisme public : « En conduite automobile, est-ce qu’on préserve l’autonomie de ce patient ou on minimise les risques pour la sécurité de la société ? » ; « Quand vous évaluez une personne […], il faut lui dire que l’évaluation peut avoir une influence [négative] sur le permis [de conduire] […]. Or, s’il fallait dire ça, personne n’accepterait l’évaluation ». L’ergothérapeute manifeste donc des loyautés multiples relevant du domaine sociétal et, encore ici, ces loyautés sont appelées à entrer en conflit avec d’autres loyautés. Le tableau que nous avons peint ici de conflits de loyautés vécus en ergothérapie n’est nullement exhaustif. Nous avons préféré en faire un survol, car ce panorama rend justice, dans une certaine mesure, à la diversité contemporaine de la pratique ergothérapique et a permis de donner la parole à des ergothérapeutes qui ont des pratiques variées, mais qui sont aux prises avec des enjeux éthiques semblables. Ce portrait certes incomplet met en évidence les quatre principaux défis auxquels tout ergothérapeute devra tôt ou tard faire face, et ce, peu importe le secteur de sa pratique, son milieu et la clientèle avec laquelle il travaille.

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Domaine sociétal

• Valeurs • Pratiques • Population

Domaine institutionnel

• Valeurs • Politiques • Supérieurs

Domaine interpersonnel

• Patients • Collègues • Assureurs

Domaine personnel

• Valeurs • Compétences • Santé

FIGURE 2 LOYAUTÉS MULTIPLES DE L’ERGOTHÉRAPEUTE SELON LES DOMAINES

DÉFIS CONTEMPORAINS DE L’ERGOTHÉRAPEUTE Les quatre défis discutés dans les prochains paragraphes ont trait à chacun des quatre domaines de l’éthique proposés au début de ce chapitre pour catégoriser les différents types de loyautés de l’ergothérapeute (voir les figures 1 et 2). Le premier défi de l’ergothérapeute est donc lié au domaine personnel, le deuxième au domaine interpersonnel, le troisième au domaine institutionnel et le quatrième au domaine sociétal. PREMIER DÉFI : NE PAS S’ÉPUISER

Aujourd’hui, la pratique de l’ergothérapie est soumise, au Québec comme au Canada, à des contraintes systémiques importantes (Bushby et al., 2015 ; Drolet et Goulet, 2017 ; Durocher et al., 2016). Pourtant, les besoins en réadaptation sont actuellement en croissance, notamment en raison de l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques (Cazale, Laprise et Nanhou, 2009 ; OMS, 2010). Cette augmentation a

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deux principales causes : le vieillissement de la population et l’exposition aux facteurs de risque des maladies chroniques, dont font partie la consommation d’alcool, l’inactivité physique, la malnutrition, l’obésité et le tabagisme (Agence de la santé publique du Canada, 2008). Les ergothérapeutes, en collaboration avec les autres professionnels de la santé ou de la réadaptation, sont des acteurs clés dans la prévention de ces maladies et la diminution des conséquences négatives que celles-ci ont sur les personnes qui en sont atteintes (Hand, Law et McColl, 2011 ; Richardson et al., 2010 ; Toole, Connolly et Smith, 2013). Or, comme mentionné antérieurement, seulement 7 % du budget alloué à la santé est consacré à la réadaptation, qui comprend les services ergothérapiques (OEQ, 2016) ainsi que les services prodigués, à titre d’exemple, par les kinésiologues, les orthophonistes et les physiothérapeutes. Cela fait en sorte que les ergothérapeutes et leur équipe doivent répondre à un nombre croissant de besoins en réadaptation, et ce, dans un contexte où la réadaptation est sous-financée et où les pressions de performance sont grandissantes, alors que les moyens mis à la disposition des ergothérapeutes et de leurs collègues sont paradoxalement en décroissance. L’ergothérapeute, qui a à cœur la justice occupationnelle et qui vise à offrir une pratique compétente, doit tôt ou tard faire face à des situations où la pratique respectueuse des idéaux éthiques de la profession est compromise. Des chercheurs commencent d’ailleurs à recenser la présence de détresse éthique et même d’aliénation occupationnelle en ergothérapie (Bushby et al., 2015 ; Drolet et Goulet, 2017 ; Durocher et al., 2016 ; Penny et al., 2014). Mentionnons que la détresse éthique se présente lorsqu’un professionnel sait ce qu’il devrait faire pour agir de manière éthique, mais rencontre des barrières (généralement systémiques) l’empêchant d’agir selon sa conscience (Jameton, 1984 ; Swisher et al., 2005). L’aliénation occupationnelle, elle, se présente lorsqu’un individu expérimente la déconnexion de la réalité et de ses semblables, un sentiment de vide intérieur et d’étrangeté ou d’insignifiance liée aux occupations qu’il réalise et qui meublent son quotidien (Stadnyk et al., 2010 ; Townsend et Wilcock, 2004). Les recherches que nous avons menées jusqu’à maintenant font état de la présence

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de détresse éthique et d’aliénation occupationnelle en ergothérapie. Près du quart des ergothérapeutes rencontrés affirme d’ailleurs avoir vécu au moins un épisode d’épuisement professionnel. D’autres chercheurs font des constats similaires (Bushby et al., 2015 ; Durocher et al., 2016 ; Edwards et Dirette, 2010 ; Gupta et al., 2012 ; Penny et al., 2014). Ces constats sont préoccupants et montrent bien que l’un des défis contemporains de l’ergothérapeute est de ne pas s’épuiser. On peut anticiper que plus les contextes de la pratique ergothérapique seront en rupture avec l’essence humaniste de la profession (Drolet, 2014a), plus l’ergothérapeute sera susceptible de vivre de la détresse éthique, de l’aliénation occupationnelle ou encore une période d’épuisement professionnel. DEUXIÈME DÉFI : NE PAS DEVENIR UN « FONCTIONNAIRE » DE L’ÉTAT

L’une des façons de « survivre » à sa pratique professionnelle consiste à se protéger, en tant que personne et que professionnel, contre ces contextes de pratique dominés par des valeurs et des pratiques néolibérales (Clouston, 2014 ; Leicht et al., 2009 ; Newman et Lawler, 2009). Cela signifie, pour certains ergothérapeutes, de renoncer dans une certaine mesure à quelques-unes de leurs valeurs, de réviser à la baisse certains de leurs idéaux éthiques ou d’adhérer aux discours néolibéraux dominants. À l’impossible nul n’est tenu, pourrions-nous dire, avec raison. Ce repli, voire cette adaptation au contexte, est assurément compréhensible et se manifeste de diverses manières dans la pratique, surtout dans le contexte actuel où la distribution des ressources publiques à la santé et à la réadaptation est mue par des rapports de force inégaux et au désavantage de l’ergothérapeute. Le paragraphe suivant en donne un exemple. Les personnes ayant subi un accident de travail ou de la route peuvent avoir besoin d’aide personnelle ou d’aides techniques pour compenser, en tout ou en partie, certaines de leurs déficiences ou incapacités. L’ergothérapeute, qui reçoit des mandats de tiers payeurs comme la CNESST et la SAAQ, en vient assez rapidement à connaître les différentes règles d’attribution de l’aide personnelle et des aides

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techniques pouvant être payées par ces tiers aux patients qui présentent des déficiences ou des incapacités à la suite d’un accident de travail ou de la route. Ce faisant, il peut être tentant et devenir usuel pour l’ergothérapeute de formuler des recommandations professionnelles qui s’alignent parfaitement sur ces règles d’attribution, mais qui ne répondent qu’en partie aux besoins de certains patients. Autrement dit, plutôt que de recommander l’aide personnelle et les aides techniques dont des patients ont dans les faits besoin, l’ergothérapeute formule des recommandations professionnelles à la hauteur des règles d’attribution des tiers payeurs, lesquelles peuvent être dans certains cas inférieures aux besoins des patients. Dans ces situations, il est légitime que des patients en viennent à se demander pour qui exactement l’ergothérapeute travaille : eux ou leurs assureurs ? Comme l’indiquait judicieusement un patient, l’un des défis de l’ergothérapeute d’aujourd’hui est donc de ne pas devenir un « fonctionnaire » de l’État (au sens péjoratif du terme). Son défi est en effet de demeurer le professionnel humaniste qu’il est et qui, conjointement avec les patients, ses collègues, d’autres acteurs sociaux et divers organismes, travaille à la mise en place d’une société plus juste et plus inclusive, ce qui implique notamment de défier les différentes règles et politiques des tiers payeurs ainsi que la façon dont sont organisées et fonctionnent notre société et ses différentes institutions sociales. Car s’il est vrai que le Québec vise l’accessibilité universelle à la santé, à la réadaptation et à l’éducation, il n’en reste pas moins que cet idéal n’est pas encore atteint (Beiser et Stewart, 2005 ; Bourgeault, 2017). Pour préserver son regard critique, l’ergothérapeute a tout avantage à utiliser le cadre conceptuel de Stephanie Nixon et de ses collaborateurs (2017), décrit dans le chapitre du présent ouvrage consacré à l’advocacy systémique. Mais comment y parvenir sans compromettre sa santé ? Il faut d’abord oser briser le silence éthique dans son milieu de travail (troisième défi) et devenir un agent de changement social efficace (quatrième défi).

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TROISIÈME DÉFI : OSER BRISER LE SILENCE ÉTHIQUE

Selon Swisher et ses collaboratrices (2005), le silence éthique correspond à une situation où un professionnel constate un manquement éthique dans son milieu, mais n’ose pas le dénoncer pour différentes raisons. Il est possible que celui-ci ait des doutes quant à son évaluation de la situation. « Ai-je fait le bon diagnostic éthique de la situation ? » se demande-t-il alors. Il est aussi possible qu’il craigne les conséquences qu’il pourrait subir s’il ose prendre la parole pour dénoncer la situation. « Pourrais-je être mal perçu ou mal compris par mes collègues, pourrais-je avoir un avis disciplinaire de mon supérieur immédiat ou encore perdre mon emploi si je condamne la situation ? » peut-il alors s’interroger. Il se peut également que les lieux de parole et les moments réservés à la délibération éthique soient quasiment absents dans son milieu de travail. Ces quelques cas de figure contribuent à expliquer pourquoi il peut être difficile pour l’ergothérapeute ou ses collègues de remettre en question certaines pratiques non éthiques ayant cours dans leur milieu et de les condamner. Or, pour que les choses changent, encore faut-il être en mesure de percevoir les problèmes éthiques et de partager cette perception avec les autres. On connaît tous l’adage populaire qui va comme suit : Qui ne dit mot consent. Cet adage n’est pas dépourvu de vérité, car il est vrai que ne rien dire, c’est en quelque sorte soutenir des mauvaises pratiques. Mais comment briser le silence éthique tout en évitant les possibles conséquences négatives d’une telle prise de parole ? Il peut être utile d’aiguiser son regard pour s’assurer de poser le bon diagnostic éthique par rapport à des situations problématiques d’un point de vue éthique (Drolet, 2018). Différentes ressources éthiques existent pour aider l’ergothérapeute à réfléchir de manière éthique, à se sensibiliser aux situations problématiques sur le plan de l’éthique et, ce faisant, à améliorer ses perceptions éthiques (Drolet, 2014 ; Jameton, 1984 ; Legault, 2008 ; Nixon et al., 2017 ; Swisher et al., 2005 ; Trottier, 2018). Toujours dans l’idée de s’assurer que l’on analyse judicieusement la situation, il est utile de valider sa perception auprès d’une personne de confiance, au sein de son milieu de travail comme à l’extérieur, une

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personne estimée pour sa sagacité et ses bons conseils. C’est ce que Trouvé (2008) nomme le test de la publicité. Une fois que son analyse de la situation confirme le manquement éthique, son constat peut être partagé avec une personne auprès de qui sa crédibilité est acquise et qui, idéalement, a une certaine influence et un certain pouvoir dans son milieu de travail. Éventuellement, la situation aura avantage à être discutée en équipe, car comme pour toute autre situation, plusieurs têtes valent mieux qu’une pour comprendre un problème et déterminer des pistes de solution. Dans tous les cas, si le silence éthique n’est pas brisé, il est peu probable que la situation change et, a contrario, il est possible que ce silence se transforme en détresse éthique (Swisher et al., 2005), en aliénation occupationnelle ou encore en période d’épuisement professionnel, ce qui n’est guère souhaitable pour les patients, l’ergothérapeute, l’équipe ou l’institution. En bref, bien qu’il soit difficile de briser le silence éthique, l’ergothérapeute a avantage à faire preuve de courage éthique pour transformer positivement les pratiques de son milieu, en brisant ce silence. Dans la même veine, il aura avantage à participer à l’instauration d’une culture institutionnelle qui accorde une place à l’éthique, de façon à ce que des lieux de parole et des moments réservés à la délibération éthique fassent partie intégrante de la pratique (Drolet, Gaudet et Pinard, 2017). De tels lieux et moments sont susceptibles de contribuer non seulement à la santé des professionnels, mais également à l’amélioration des pratiques professionnelles, ce qui ne saurait être négligé. Si l’on redonne de la légitimité aux interventions, l’engagement occupationnel de l’ergothérapeute dans ses activités professionnelles n’en sera qu’amélioré, car sa pratique sera plus signifiante, notamment parce que mieux alignée sur ses valeurs. En brisant le silence éthique, l’ergothérapeute emprunte une avenue qui l’amène à quitter le repli sur soi, le confort et l’indifférence, et qui a le potentiel de faire de lui un agent de changement social positif dans son milieu, surtout si sa parole est entendue et valorisée.

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QUATRIÈME DÉFI : DEVENIR UN AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL POSITIF ET EFFICACE

Le Profil de la pratique des ergothérapeutes au Canada enjoint l’ergothérapeute d’être un agent de changement social, c’est-à-dire d’user « de [son] expertise et de [son] influence pour promouvoir l’occupation […] et la participation occupationnelle » (ACE, 2012 : 3) des êtres humains, que ceux-ci aient ou non des déficiences ou des incapacités. Ce faisant, il est souhaité que l’ergothérapeute fasse des revendications au nom des patients et en collaboration avec eux pour améliorer les services ergothérapiques, les institutions sociales et la société dans son ensemble, et ce, en direction d’une plus grande justice occupationnelle. Autrement dit, il est souhaité que l’ergothérapeute, en tant qu’agent de changement social, travaille pour la population afin de favoriser des changements dans le financement, la direction et la gestion des institutions sociales qui auront des effets positifs sur la participation des êtres humains aux activités qui contribuent à leur émancipation et à leur épanouissement. Dans la même veine, Kirsh (2005) affirme que pour que l’ergothérapeute soit en mesure d’actualiser les valeurs sociales et humanistes qui fondent sa profession, il doit s’engager dans des activités socio­politiques de défense des droits et intérêts des patients. En ce sens, il soutient que l’advocacy systémique (voir la note 11) se présente comme un impératif professionnel (Drolet, 2014b). Or, pour plusieurs ergothérapeutes, ce rôle social plus politique relatif à l’argumentation et à la revendication ne va pas du tout de soi, entre autres parce que les manières d’actualiser efficacement ce devoir sont peu enseignées dans nos universités (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Il n’en demeure pas moins que des ressources existent, lesquelles sont susceptibles d’aider l’ergothérapeute à devenir un agent de changement social efficace. Certaines de ces ressources sont décrites dans le chapitre du présent ouvrage consacré à l’advocacy systémique, dont le modèle de planification des activités d’advocacy systémique d’Annie Carrier et Damien Contandriopoulos (2015).

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L’Association canadienne des ergothérapeutes (ACE) a conçu des argumentaires et d’autres outils pour aider les ergothérapeutes à actualiser leur rôle d’agent de changement social (ACE, 2017a), lequel implique d’effectuer des activités d’advocacy systémique. Pour sa part, Kirsh (2015) a adapté un modèle pouvant aider l’ergothérapeute à actualiser ce rôle dans divers lieux de pouvoir, dont les organismes gouvernementaux, les tribunaux, les établissements de santé ainsi que les organismes à but lucratif ou non. Dans tous les cas, il s’agit pour l’ergothérapeute, estime Kirsh, de se solidariser avec des ­professionnels, des patients, des groupes d’intérêts, des parlementaires et d’autres acteurs ou organismes sociaux pour être un agent de changement social efficace. L’ACE, qui a établi des partenariats avec des associations, des alliances et des groupes d’intérêts pour soutenir ses activités de revendication, abonde dans le même sens (ACE, 2017b). Kirsh (2015) recommande aussi que la défense des droits et intérêts des patients fasse partie intégrante des programmes universitaires menant à l’exercice de la profession et que des activités de perfectionnement professionnel soient offertes aux ergothérapeutes en fonction. Il est certain qu’il demeure insuffisant, voire incohérent d’exiger des ergothérapeutes qu’ils soient des agents de changement social, sans leur procurer les ressources nécessaires à l’exercice de ce rôle désormais perçu comme un incontournable (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Cela est d’autant plus vrai dans le contexte actuel de la pratique de la profession dominé par des valeurs et des modes de gestion néolibéraux (Beland, 2007 ; Kirsh, 2015 ; Navaro, 2007). En bref, pour se prémunir contre la détresse éthique, l’aliénation occupationnelle ou l’épuisement professionnel et pour éviter de devenir un « fonctionnaire » de l’État (au sens péjoratif du terme), l’ergothérapeute est invité à faire preuve de courage pour briser le silence éthique et à se solidariser avec d’autres personnes et organismes pour accomplir son devoir d’advocacy en vue d’améliorer les pratiques professionnelles et de transformer les milieux de vie des personnes en environnements capacitants.

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CONCLUSION Nous avons voulu mettre en exergue des loyautés multiples d’ergothérapeutes pratiquant la profession au Québec ainsi que des conflits qui se présentent parfois entre certaines de ces loyautés rivales. Dépendamment des ergothérapeutes et des milieux au sein desquels ils travaillent, ces conflits sont plus ou moins présents et d’intensité variable. Ces loyautés et conflits ont été ici classés suivant quatre catégories, soit les domaines personnel, interpersonnel, institutionnel et sociétal, lesquels s’inspirent des trois domaines de l’éthique de Glaser (1994). Des extraits de verbatim d’entretiens, réalisés avec des ergothérapeutes exerçant divers rôles, auprès de clientèles variées, dans différentes institutions réparties à la grandeur du Québec, ont été colligés en vue d’illustrer ces loyautés et les conflits qui se présentent parfois entre elles. De plus, quatre défis auxquels tout ergothérapeute peut tôt ou tard faire face dans sa pratique professionnelle ont été décrits. Chacun d’eux est lié à l’une des quatre catégories de loyautés ici proposées. Ce chapitre éclaire des enjeux éthiques qui, bien qu’encore peu discutés et peu connus en ergothérapie, demeurent le lot quotidien de plusieurs ergothérapeutes du Québec. Ce faisant, il invite les responsables de la formation universitaire et professionnelle à mieux préparer les étudiants en ergothérapie et les professionnels en exercice à ces réalités et à leur fournir les ressources nécessaires pour affronter celles-ci avec plus d’aisance et d’efficacité. Il convie aussi les chercheurs en ergothérapie à répertorier ou à proposer des avenues pour que les quatre défis contemporains de l’ergothérapeute décrits dans ce chapitre soient relevés avec succès, de façon à ce que tout ergothérapeute puisse pratiquer la profession en restant fidèle aux valeurs humanistes sur lesquelles celle-ci se fonde et être un agent de changement social efficace. Car l’ergothérapeute, en tant qu’agent de changement social, peut participer à la mise en place d’une société, voire d’un monde plus juste et plus inclusif, de même que plus signifiant sur le plan occupationnel.

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REMERCIEMENTS Je remercie chaleureusement tous les ergothérapeutes qui, depuis 2012, ont participé aux recherches que je mène à l’Université du ­Québec à Trois-Rivières. Leur apport fut indispensable aux résultats publiés à ce jour ainsi qu’au progrès des connaissances dans le domaine de l’éthique appliquée en ergothérapie, lesquelles n’en sont qu’à leur balbutiement. Je veux également mentionner la contribution inestimable des organismes subventionnaires qui ont rendu ces recherches possibles, soit le CRSH, le FRQSC, la Fondation de l’Université du Québec à Trois-Rivières et l’Université du Québec à Trois-­ Rivières – par l’intermédiaire de divers fonds internes dont les Fonds de recherche clinique (FRC), les Fonds institutionnels de recherche (FIR) et les Fonds d’animation à la recherche (FAR). Je tiens aussi à souligner l’excellent travail réalisé par les professionnels et les assistants de recherche qui travaillent avec moi depuis plusieurs années. Leur inestimable apport ne saurait être tu tellement il m’est cher. Je remercie notamment Rébecca Gaudet, aujourd’hui ergothérapeute, qui m’a aidée à cibler des extraits de verbatim pour ce chapitre, lorsqu’elle travaillait pour moi comme assistante de recherche durant ses études en ergothérapie. Mes plus sincères remerciements à ces personnes et organismes, sans lesquels ces recherches auraient été impossibles.

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L’INTÉGRITÉ ÉPROUVÉE D’UN PSYCHOLOGUE RÉFLEXIF Amélie Beausoleil

Le désir d’aider l’humain à surmonter ses difficultés d’ordre psychique est au cœur de la pratique du psychologue. Par son intervention auprès d’individus souffrants, il devient un agent de changement1. Sa compréhension aiguisée des tréfonds humains, de l’affect à l’agir en passant par le fonctionnement du cerveau, fait de lui un expert pleinement reconnu du comportement de la personne. Ce faisant, il travaille dans différents milieux, permettant à une clientèle diversifiée de profiter de l’étendue de son expertise. Le texte qui suit s’intéressera aux tensions que peuvent vivre les psychologues pratiquant dans le domaine de la santé. À travers la narration fictive de Philippe Ethier, psychologue, nous découvrirons comment ces tensions peuvent s’incarner au quotidien. Après avoir présenté brièvement l’idéal du psychologue clinicien, nous aborderons comment cet idéal est rapidement rejoint par la réalité de certaines particularités déontologiques qui se déclinent différemment selon les milieux de pratique. À la suite de ce premier constat, nous tenterons de démontrer comment des contraintes organisationnelles peuvent peser sur la conscience d’un psychologue qui voit se réduire sa capacité à déployer son expertise. Nous examinerons également comment les 1. Voir Drouin (2011 : 103).

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règles déontologiques peuvent elles aussi créer des tensions dont la résolution difficile peut mener un psychologue à se questionner sur la qualité de son intégrité. C’est ainsi que ce texte se terminera par une réflexion sur la nature même de l’intégrité, en proposant qu’une définition fluide et dynamique de celle-ci pourrait aider le psychologue éprouvé à se remobiliser. L’IDÉAL DU CLINICIEN Je m’appelle Philippe Ethier. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours cherché à comprendre pourquoi l’individu agissait ainsi ou comme cela. Pourquoi, dans un même contexte, différentes personnes ressentent-elles des émotions parfois diamétralement opposées ? Et surtout, comment faire pour les amener à s’accepter comme à la fois différents, vulnérables et compétents ? Après un baccalauréat en psychologie, la tête remplie de théories toutes plus stimulantes les unes que les autres, j’ai poursuivi mes études au doctorat, préalable obligatoire à l’obtention du droit de pratique depuis 20062, dont le permis m’est délivré par l’Ordre des psychologues du Québec. Je me suis spécialisé en psychologie de la santé et neuropsychologie et je me suis tourné tout naturellement vers le réseau de la santé et des services sociaux lorsqu’est venu le temps d’actualiser mon plein potentiel de psychologue, professionnel dûment reconnu. Accompagner un individu souffrant aux prises avec un problème de santé physique ou mentale est ce qui donne un sens à mon action professionnelle, voire à ma vie. La vulnérabilité humaine m’a toujours profondément touché et grâce à mes études et stages doctoraux cliniques, j’ai maintenant une expertise reconnue comme agent mobilisateur de transformation au sein de la dynamique psychologique de l’individu pour qu’il accède à un mieux-être significatif et durable, en toute dignité. Nous sommes chanceux au Québec d’avoir un réseau de services en santé et services sociaux offrant tant de possibilités pour favoriser le rétablissement d’individus vulnérabilisés par un dysfonctionnement mental ou physique. Je connais les règles déontologiques de ma profession, le cadre réglementaire d’une pratique au sein du réseau, et j’ai eu l’occasion de discuter d’éthique avec mes superviseurs de stage. Je suis prêt, je suis fier d’être psychologue !

2. Voir Ordre des psychologues du Québec (2012).

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L’INTÉGRITÉ ÉPROUVÉE D’UN PSYCHOLOGUE RÉFLEXIF

L’individu qui consulte un psychologue est en situation de vulnérabilité. Un déséquilibre entre ses besoins et sa réalité génère une tension significative, qui affecte son fonctionnement quotidien. Il ne peut résoudre seul le problème. Le psychologue accompagne l’individu vers son objectif de trouver l’homéostasie nécessaire à une vie harmonieuse. Le professionnel est ainsi plongé dans un univers de déséquilibres : un problème de santé physique ou mentale amène l’individu à en consulter un autre, détenteur d’un savoir particulier utile, voire nécessaire à l’affrontement des obstacles à l’homéostasie. Une asymétrie relationnelle est donc implicite entre le demandeur et le demandé, entre celui qui cherche et celui qui guide. Cette asymétrie appelle au constat de la vulnérabilité du patient/client, d’où émerge le potentiel d’abus : que celui qui est consulté use de son pôle asymétrique supérieur pour abuser de la confiance et de la crédulité du souffrant en quête de réponses. Le champ des possibles du psychologue est ainsi balisé par une réglementation qui contient l’action à l’intérieur d’un cadre administratif et légal. Qui plus est, le psychologue est membre d’un ordre professionnel qui limite par sa force légale les écarts de conduite possibles. Cet ordre formule ses orientations dans un code de déontologie auquel les psychologues doivent se conformer, sous peine d’être sanctionnés. Ce code est l’opérationnalisation de principes partagés par l’ensemble des membres de cette profession : respect de la dignité des personnes et des peuples, soins responsables, intégrité dans les relations, responsabilité envers la société3. Ces principes se basent sur de grandes valeurs, dont le respect de la dignité des personnes, le droit à l’autodétermination, le droit à la participation sociale, et le caractère sacré du respect de la confidentialité, fondement de la création d’une alliance thérapeutique nécessaire à la pratique du psychologue. Philippe Ethier partage ces valeurs, consciemment ou inconsciemment, en étant motivé à aider autrui par l’engagement dans la profession de psychologue, valeurs qu’il nourrira tout au long de sa carrière et sur lesquelles il devra fonder une pratique réflexive.

3. Voir Société canadienne de psychologie (2017).

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LE PSYCHOLOGUE : UN PROFESSIONNEL RÉFLEXIF Un psychologue n’est pas un technicien. « Le modèle technique suppose en effet que la finalité de la relation professionnelle n’est pas déterminée par la personne, mais par le problème. Le jugement professionnel, au contraire, dépend de la personne » (Legault, 1999 : 59). Le psychologue se voit conférer son statut de professionnel par la reconnaissance de son expertise et de son autonomie de jugement, entre autres4. « Le professionnel, dans son jugement, conjugue sa connaissance spécialisée et son rapport à l’autre afin d’assurer le meilleur service possible à cette personne » (Legault, 1999 : 59). Voilà bien l’essence même du travail réflexif de cette profession. Le psychologue, dans son action visant l’équilibre personnel d’autrui, mobilise ses savoirs spécifiques au profit d’une multitude de problématiques singulières : chaque client est unique, chaque sujet a son histoire, son vécu, sa souffrance et son contexte qui se décline sur un mode qui lui est propre. Le psychologue doit donc faire preuve de créativité en s’adaptant à chaque personne qu’il rencontre. C’est alors que des tensions peuvent apparaître entre la pratique créative du psychologue porteur d’une expertise en santé mentale et les contraintes à l’intérieur desquelles il la déploie. En cabinet privé, les modalités d’exercice de la profession se calquent aisément sur les obligations déontologiques. Le système professionnel tel qu’on le connaît existe depuis quarante-cinq ans et se base sur les modalités de fonctionnement des professions libérales, selon lesquelles la pratique concrète n’engage qu’un professionnel envers son client. Le professionnel au sein d’un organisme de santé doit en contrepartie prendre en considération le fonctionnement de tout un système avec ses modalités particulières. En voici l’illustration par un simple exemple. Un psychologue en pratique privée reçoit une demande du médecin traitant de son client pour avoir accès à son 4. Pour les critères déterminant le caractère d’une profession pouvant porter ce nom à juste titre au sein d’un ordre professionnel, voir Déry (2011 : 10).

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dernier rapport évolutif psychologique. L’obligation de garder le secret professionnel conduit le psychologue à obtenir le consentement libre et éclairé de son client pour fournir de telles informations. Si le client y consent, un formulaire conçu à cette fin sera rempli, avec la possibilité d’un délai de 15 jours entre la signature du formulaire et l’envoi par le psychologue. Ce délai, auquel le client peut toutefois renoncer, est octroyé au client pour lui laisser le temps de bien réfléchir à la portée de la révocation de son consentement et ainsi, s’il y a lieu, de se prévaloir de la protection de la confidentialité de ses données. En contrepartie, « [e]n vertu de l’article 12 du Règlement sur la tenue des dossiers et des cabinets de consultation des psychologues, les psychologues à l’emploi d’un établissement au sens de la LSSSS sont assujettis aux règles de cet établissement et le délai de 15 jours ne s’applique pas » (Ordre des psychologues du Québec, 2008a : 18). Bien qu’il soit d’usage que les obligations déontologiques d’une profession l’emportent sur la réglementation administrative d’une organisation5, voilà un exemple simple, mais éloquent d’une particularité du milieu de la santé. L’obligation de préserver la confidentialité demeure, certes, mais les modalités s’y rattachant viennent un tant soit peu tronquer la force de l’obligation. Nous comprenons ici que la transmission d’informations au sein du réseau de la santé et des services sociaux se doit d’être rapide et efficace, et ce, en vue de favoriser la continuité de soin. L’atteinte à cette continuité est ici vue comme plus préjudiciable pour le client que la levée rapide de la protection des renseignements personnels. Il demeure néanmoins légitime de se questionner sur la géométrie variable des contraintes entourant la circulation d’informations entre la pratique en clinique privée et celle au sein d’un service public. Prenons par exemple un patient anxieux avec traits paranoïdes sévères qui devient réticent à l’idée que le médecin, travaillant dans un autre bâtiment d’un même établissement, soit mis au courant de certaines informations qu’il a divulguées uniquement au psychologue. En clinique privée, le psychologue a la possibilité de rencontrer le patient durant le délai de 15 jours

5. Voir Ordre des psychologues du Québec (2007a : 4).

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pour le faire cheminer dans cette démarche, ce qui n’est pas le cas au public, ou du moins, sans manœuvrer pour laisser s’écouler le temps. À l’inverse, un client instable suivi en pratique privée et pour qui la transmission de ce rapport évolutif serait hautement bénéfique, sans qu’il y ait urgence imminente, écope peut-être, faute de diligence, d’un service de moins grande qualité qu’au public. Ces deux exemples, somme toute banals, permettent de se poser les questions suivantes : pour un même professionnel, le droit à l’autodétermination de son client est-il mieux préservé au privé ? Le soin responsable s’incarne-t-il mieux dans un organisme public ? Selon le contexte, l’autonomie décisionnelle du psychologue est restreinte par son engagement à l’égard de l’employeur ou de l’ordre professionnel. Pour honorer son engagement envers son client, le psychologue mettra à contribution ses compétences réflexives dans sa capacité à moduler les conséquences de l’action pour son client au lieu d’avoir la possibilité de poser un acte franchement réfléchi lié uniquement au besoin du client, tel que ce dernier le perçoit. Arrêtons-nous ici quelques minutes pour prendre des nouvelles de Philippe Ethier. Je travaille depuis quelques années à l’hôpital Saint-Pierre. Mme Côté est une patiente qu’on a dirigée vers moi en raison d’un trouble anxieux sévère avec éléments paranoïdes. Elle collabore difficilement au plan de traitement de son médecin, le docteur Bouchard, qui travaille en consultation externe à l’hôpital qui se trouve à quelques kilomètres d’ici. Il y a quelques semaines, ce dernier m’a demandé de lui fournir un rapport sommaire de la condition de Mme Côté, car il doit lui-même produire un rapport pour la compagnie d’assurance au sujet de la prolongation de l’invalidité temporaire de Mme Côté. Il a donc besoin de mon point de vue pour étayer ses recommandations. Depuis quelque temps, Mme Côté a concentré son délire sur le docteur Bouchard, qu’elle croit associé à sa compagnie d’assurance. Elle se dit rassurée par le fait qu’il ne travaille pas dans le même bureau que moi et qu’il n’a donc pas accès facilement à son dossier. La demande de rapport est donc arrivée dans un moment difficile. J’ai d’ailleurs délibérément laissé traîner la demande afin de pouvoir parler de la situation avec Mme Côté.

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Bien qu’elle ait déjà consenti aux services hospitaliers tout au début de l’admission au programme de santé mentale, il est de mon devoir professionnel de l’informer de la manière dont cela s’incarne en réalité. Mme Côté a d’abord exigé de lire mon rapport, ce à quoi elle a droit. Après tout, c’est son dossier ! Nous avons analysé mon propos ensemble, cet accompagnement étant nécessaire devant sa difficulté à absorber, émotivement et intellectuellement, une synthèse de ses problèmes. Elle n’était pas prête à ce que je transmette les données. Mais la secrétaire du docteur Bouchard m’a talonné avec beaucoup d’insistance. J’ai donc cessé de jouer la carte du professionnel débordé pour parler directement avec le docteur Bouchard, afin de lui faire valoir la précarité de l’alliance thérapeutique avec Mme Côté et la nécessité de demander un délai. Vraisemblablement sous pression, il m’a accusé de nuire à la fluidité du processus et de surprotéger la patiente au détriment de la continuité des services qu’on se doit de lui rendre. J’ai réussi à revoir Mme Côté en lui exposant la situation sous tous ses angles. Elle a alors accepté l’envoi, se disant rationnellement bien consciente qu’elle doit suivre le processus, mais s’avouant troublée, trahie par « ma participation à cette machination ». Elle ne s’est pas présentée à ses deux derniers rendez-vous. J’ai beau avoir su développer une saine distance avec mes clients au cours des dernières années, me dire que Mme Côté vit ici une situation d’apprentissage essentielle à son rétablissement, je suis franchement touché par sa souffrance. Mes collègues me taquinent en me disant que je dois m’endurcir un peu si je veux survivre dans ce système. Et que dire de mon chef de service, qui estime que je suis trop « pur » comme psychologue, me rappelant mes obligations envers l’organisation et l’efficience qu’il attend dans son service ? Je me sens de plus en plus souvent déchiré entre l’idée que je me faisais de mon rôle professionnel et les obligations inhérentes à ma tâche au sein du système de santé. Parfois, je me demande pour qui je travaille réellement : les patients ou l’hôpital ?

CLIENTS ET LOYAUTÉS L’interrogation de Philippe Ethier permet d’aborder la question de la nature du client. En clinique privée, le client est le demandeur de service, celui qui le reçoit et celui qui le paie. « Mais dans nombre de situations, le demandeur de services peut différer de la personne

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objet de services, le payeur peut en être une troisième et on peut avoir à considérer aussi un client employeur » (Ordre des psychologues du Québec, 2008b : 4). Dans le réseau de la santé, le psychologue offre ses services à l’employeur en actualisant une facette de la gamme de services rendus par cet employeur. Le psychologue y est salarié, étant rétribué pour le service qu’il rend à son client, soit l’organisation demandeur et payeur de ce service professionnel. Le bénéficiaire du service psychologique demeure toutefois le patient. Le psychologue s’engage ainsi tant envers l’employeur qu’envers le bénéficiaire à offrir un service de qualité correspondant à des obligations administratives et déontologiques. Le psychologue doit dès lors être loyal envers son client-employeur et son client-bénéficiaire. Et c’est bien de loyauté qu’il est question, ce terme impliquant à la fois la notion du maintien de l’engagement dans le temps et l’obéissance à cet engagement avec droiture6. Le psychologue salarié étant assujetti à une double loyauté constante dans sa prestation de services, le risque du conflit de loyauté est forcément présent. Selon Robert Roy, le conflit de loyauté se définit comme une situation qui met en tension divers engagements pris par une personne, l’obligeant ainsi à être infidèle à certains de ces engagements et par le fait même aux personnes auprès de qui ces engagements ont été pris. [Il] engendre un conflit de valeurs, car il obligera la personne à préciser au nom de quelles valeurs un engagement aura priorité sur l’autre (2015 : 206).

Reprenons l’exemple du délai de 15 jours inconsidéré avant la transmission d’informations pour le psychologue du réseau de la santé. Philippe Ethier a d’abord consciemment pris son temps pour répondre. Manquait-il alors de loyauté envers son employeur, qui promeut diligence dans la prestation de services ? Et lorsqu’il a bien expliqué à sa patiente l’importance de la continuité de services, autant pour elle que

6. Voir Roy (2015 : 205).

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pour la saine gestion des processus organisationnels, a-t-il manqué de loyauté envers l’autodétermination sa cliente ? Un employeur ne peut exiger d’un professionnel que celui-ci se comporte d’une façon contraire aux prescriptions de son code de déontologie, à celles du Code des professions lui-même ou, le cas échéant, à celles de la loi particulière et des règlements qui gouvernent son ordre professionnel. Toutefois, en acceptant de travailler pour un établissement du réseau de la santé et des services sociaux, le psychologue reconnaît le droit de gérance de son employeur. Il ne peut donc faire fi systématiquement des directives qui lui sont données (Ordre des psychologues du Québec, 2007a : 4).

Ainsi donc, en fonction du milieu de pratique du psychologue, ce dernier doit prioriser différemment les valeurs de la profession. Cela semble commencer à préoccuper Philippe Ethier. SECRET PROFESSIONNEL ET CONTRAINTES ORGANISATIONNELLES Un conflit de loyauté pour un psychologue du réseau de la santé peut aussi se vivre autour d’un principe sacré de la pratique psychologique : le secret professionnel. « La restriction à la liberté d’expression du psychologue à propos de son client repose sur le postulat que la confiance entre le client et le psychologue est une valeur dont la primauté cherche à privilégier l’expression du client lui-même, à l’intérieur du cadre clinique » (Ordre des psychologues du Québec, 2001 : 2). Simplement dit, sans protection de la confidentialité, pas de confidence, et sans confidence, pas de matériel psychologique à travailler. Le respect de la confidentialité est d’ailleurs intégré au principe prioritaire de respect de la dignité des personnes du Code canadien d’éthique pour les psychologues7. Cependant, la notion de confidentialité est parfois mal comprise par les clients des psychologues8, teintée 7. Voir Société canadienne de psychologie (2017). 8. Voir Gothjelpsen et Truscott (2018).

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par la compréhension de ce que cela représente en cabinet privé, où le respect du secret repose essentiellement sur l’intégrité professionnelle du psychologue et sur un support matériel adéquat visant la protection des renseignements personnels. Le contexte de pratique du psychologue dans le milieu de la santé est différent. Il travaille souvent au sein d’une équipe multidisciplinaire ou même interdisciplinaire et consigne ses notes évolutives et rapports dans un dossier central auquel tous les autres professionnels de la santé qui travaillent dans le même établissement ont accès. Le psychologue doit donc expliquer clairement au patient qu’au sein du réseau de la santé, le secret professionnel n’est pas pleinement limité à la relation client-psychologue, n’en déplaise au patient. L’Ordre des psychologues rappelle toutefois « qu’il revient au psychologue d’évaluer si les informations qui lui sont révélées par le client dans le cadre d’une intervention doivent être communiquées, compte tenu de leur pertinence, de la portée du consentement, du plan d’intervention élaboré et de l’importance de ne pas porter préjudice au client » (Ordre des psychologues du Québec, 2007a : 3). Cet avis de l’Ordre permet de mettre en relief la perspective « pro-individu » propre à la pratique psychologique. En effet, ce n’est pas parce qu’un patient est suivi par une équipe interdisciplinaire qu’il se met à « appartenir » en quelque sorte à toute cette équipe. Le psychologue doit restituer aux équipes, dans un langage accessible, des aspects de la dynamique psychologique du patient pour en faciliter la compréhension par tous. Il doit constamment distinguer ce qui regarde la relation thérapeutique qu’il entretient avec son client et les informations nécessaires à sa prise en charge globale. Le choix peut parfois être difficile et causer des frictions. En effet, il se peut que le psychologue soit au courant de certaines informations clés qu’il se garde de partager, attendant le moment opportun, soit celui où les autres membres de l’équipe pourront utiliser cette information sans porter préjudice à la santé psychologique du patient. Il doit alors assumer, en tant que membre à part entière d’une équipe, sa retenue et déployer éventuellement ses capacités communicationnelles pour exprimer en quoi il n’a pas manqué de loyauté envers son équipe, et qu’il n’a pas significativement nui à l’idéal de la pratique multidisciplinaire en santé, soit « favoriser une approche de collabora88

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tion et le partage d’expertise, […] promouvoir la création d’un mode d’organisation qui entraîne un décloisonnement du travail des professionnels » (Ordre des psychologues du Québec, 2007a : 1). Allons voir comment Philippe Ethier se débrouille à cet égard. Après avoir travaillé comme psychologue généraliste dans différents secteurs de l’hôpital Saint-Pierre, je fais partie depuis quelques années de l’équipe interdisciplinaire en santé mentale du CISSS, composée d’un omnipraticien, d’une infirmière, d’une travailleuse sociale, d’un ergothérapeute et de moi-même, psychologue. Il y a quelques mois, nous avons eu un patient avec qui l’alliance thérapeutique a été particulièrement difficile à créer, surtout dans un contexte où nous sommes contraints à 12 rencontres par client, par professionnel. Ce patient a vécu pendant de nombreuses années une relation significativement malsaine avec son ex-conjointe. Dans le plan de traitement, il s’est engagé auprès de l’équipe à ne plus entrer en contact avec cette personne. Dans les dernières semaines, il a rechuté. Auprès des différents membres de l’équipe, il niait l’apparition de tout élément déclencheur. Il m’a cependant révélé avoir repris contact avec son ex-conjointe et m’a supplié de ne pas en toucher un mot au reste de l’équipe, de peur d’être jugé sévèrement ou même de devoir faire face à une rupture de service pour non-­respect d’engagement. Après avoir travaillé la confiance du patient envers l’équipe en dédramatisant la situation et, surtout, après avoir facilité la préparation de sa rencontre avec la travailleuse sociale pour lui exposer la situation, j’ai pu constater que le patient était parvenu à se remobiliser par rapport à son plan d’intervention. Nous avons toutefois dû mettre un terme au suivi avant qu’il ait pu couper à nouveau les liens avec son ex-conjointe, puisque nous avions dépassé le nombre de séances alloué. L’équipe agit maintenant avec froideur envers moi. En rencontre de coordination, le « morceau » est sorti : ils ne savent plus s’ils peuvent me faire confiance et disent s’être sentis méprisés par mon attitude individualiste. Ils sont étonnés par la manière dont j’ai édulcoré mes notes au dossier, y voyant là une façon malhonnête de leur cacher des choses, plutôt qu’une intervention saine dans un contexte où l’alliance avec l’équipe se fragilisait. Après avoir entendu tout mon raisonnement psychologique, ils ont compris mon point de vue, mais jugent que j’aurais quand même pu tout leur dévoiler, soulignant qu’ils auraient été capables de faire preuve de retenue. Je peine à y

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croire, surtout considérant la réaction de colère d’un collègue, qui m’a accusé de leur avoir fait perdre un temps précieux et d’avoir nui à la performance de toute l’équipe. Je croyais qu’on travaillait pour le patient, pas pour des statistiques. Afin de récupérer la situation au mieux, j’ai tout tenté avec mes gestionnaires pour que ce patient soit réadmis sous mes soins, et ce, pour l’aider à cheminer davantage. Rien n’y a fait. Cet épisode et bien d’autres éléments m’ont mené à prendre une décision. Bien que j’aie toujours cru à l’importance de soins de santé gratuits pour tous, je tente ma chance au privé. J’ai besoin de travailler dans un contexte où je pourrai pleinement réaliser mon idéal de ce qu’est un psychologue, soit un professionnel qui œuvre pour son patient, et non pour deux clients, soit le patient et l’établissement de soins.

Notons qu’outre le froid avec ses collègues, on perçoit aussi dans cette vignette le désarroi d’un psychologue qui sait pertinemment que le client a besoin d’un plus grand nombre de rencontres pour faire face à ce qu’il vit. Il ne voit pas comment, en toute connaissance de cause et en raison de son expertise en santé mentale et de sa conscience personnelle et professionnelle, il pourrait abandonner l’individu à son sort sans que ce dernier en subisse un préjudice qui, de surcroît, l’amènera paradoxalement à consulter davantage le réseau public, faute d’avoir reçu les services nécessaires à son rétablissement. Il contacte le syndic, sur la base de l’article 66 de son Code de déontologie : Dans l’exercice de sa profession, le psychologue voit à préserver son autonomie professionnelle et reconnaît qu’il n’est pas tenu d’accomplir une tâche contraire à sa conscience professionnelle ou aux principes régissant l’exercice de sa profession, notamment en informant l’ordre des pressions qu’il subit et qui sont de nature à nuire à l’exercice de sa profession (Code de déontologie des psychologues, RLRQ, chapitre C-26, r. 212, art. 66).

Ce à quoi il se fait répondre, sur un air connu : « Toutefois, en acceptant de travailler pour un établissement du réseau de la santé et des services sociaux, le psychologue reconnaît le droit de gérance de son employeur. Il ne peut donc faire fi systématiquement des directives qui lui sont données » (Ordre des psychologues du Québec, 2007a : 4).

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INDÉPENDANCE OU ISOLEMENT ? Le choix de Philippe Ethier de se tourner vers une pratique en bureau privé n’a rien d’original. Comme le mentionnait la docteure Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, en décembre 2016 dans le Magazine Psychologie Québec : Il semble y avoir un attrait accru des psychologues vers la pratique privée. Nombreux sont les psychologues qui m’avouent que les facteurs d’attraction au sein du réseau public (par exemple la stimulation intellectuelle, le sentiment d’appartenance, la richesse des contacts, le développement des connaissances, les occasions de formation, la reconnaissance de l’expertise) se sont estompés (2016 : 9).

De discussions informelles auprès de différents psychologues travaillant en santé, il ressort que les compressions budgétaires absorbées par le réseau de la santé et des services sociaux ont diminué les possibilités de formation continue et, surtout, de formations professionnelles spécifiques au profit de formations organisationnelles, dont les objectifs sont dilués pour « satisfaire » aux besoins de tous les professionnels du réseau. Au regard des offres d’emploi examinées au cours des dernières années, les emplois prennent fréquemment la forme d’un contrat pour liquider une liste d’attente, d’un remplacement de congé de maternité, d’une assignation temporaire. Le psychologue n’a pour ainsi dire pas de bureau, pas d’attachement à une équipe en particulier. Il offre ses services au sein de différents programmes-clientèles dans une même semaine de travail. Tout particulièrement en neuropsychologie, son rôle est parfois réduit à de l’évaluation, sans possibilité de s’impliquer directement dans l’actualisation de ses recommandations. Le choix d’une pratique indépendante tombe alors sous le sens pour plusieurs, qui souhaitent déployer l’étendue de leur expertise dans un rôle d’évaluateur, de thérapeute, de conseiller, etc. Allons voir comment Philippe Ethier a vécu ce passage.

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Je me consacre depuis plusieurs mois à l’évaluation neuropsychologique et au suivi d’adultes âgés présentant de possibles troubles cognitifs. Je peux me permettre un suivi élargi avec mes clients, aller au bout de leurs besoins. Je me paie de bonnes formations que je peux déduire de mes frais de travailleur autonome. Je déploie mon expertise à ma guise et ressens une réelle satisfaction dans l’aide que j’apporte aux gens, sans sentir le poids des obligations organisationnelles qu’impose le réseau de la santé et des services sociaux. J’ai aussi plus de temps à consacrer à mon fils, puisque mon horaire est flexible. Mais la situation de mon dernier client, M. Tremblay, a jeté une douche froide sur mes valeurs. Les résultats de l’évaluation cognitive initiale démontraient un début de trouble neurocognitif mineur possible. Il m’a été difficile d’établir avec exactitude l’impact fonctionnel de ses troubles, car la seule personne significative avec laquelle il m’a permis de communiquer, c’est sa fille, une femme instable aux prises avec un problème de consommation. Ce n’est qu’au fil de nos rencontres que j’ai pu constater un fléchissement de ses capacités de jugement dans ses activités de bénévolat auprès de jeunes scouts, et que je me suis mis à douter de sa capacité à conduire sa voiture de façon sécuritaire. Il a refusé que je contacte son médecin de famille et que je rencontre avec lui le responsable des bénévoles chez les scouts afin de proposer un encadrement adéquat à la fois pour M. Tremblay et pour les jeunes. De plus, malgré toute ma diplomatie et toute ma délicatesse, il s’est fâché lorsque je lui ai suggéré de réfléchir à sa conduite automobile. Il m’a demandé de ne plus communiquer avec sa fille, de la laisser en dehors de tout cela. Il m’a aussi dit qu’il avait besoin de temps pour réfléchir à la poursuite de cette thérapie de soutien axée sur le développement de capacités à s’adapter à sa condition cognitive. Et il a ajouté que cette pause tomberait bien, car sa fille a besoin d’argent et il préfère l’aider au lieu de continuer à payer pour un service professionnel qui ne lui rend finalement pas service. Ouf ! Mais où ai-je fait fausse route à ce point ? Je n’ai plus aucun moyen de persuader cet homme de revenir me voir. Et je n’ai pas pu bien évaluer la dangerosité réelle de ses actions. Je n’ai aucun collègue sur qui m’appuyer. J’ai plusieurs craintes, mais sont-elles suffisamment fondées pour rompre le silence imposé par le secret professionnel ? Comment me sentirais-je si j’apprenais qu’il a fait un accident de voiture et blessé quelqu’un ? Qu’il a mis en danger un groupe de jeunes scouts ? Qu’il se fait abuser financièrement par sa fille ? Ai-je évalué la réelle vulnérabilité de cet homme ou suis-je en train de scénariser une problématique surréaliste ? Il me semble que je doutais moins lorsque j’étais plus

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jeune, avant d’être père. Et je m’ennuie de mon équipe interdisciplinaire. J’ai peutêtre besoin de vacances…

Faisons une brève analyse des composantes de ce triste scénario pour mieux saisir la gymnastique réflexive qui s’impose à Philippe Ethier. DU PERMIS DE CONDUIRE

Selon le Code de la sécurité routière, un professionnel de la santé peut faire un signalement à la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) et ne peut craindre de représailles légales à cet effet9. Les implications déontologiques liées à la violation du secret professionnel sont cependant autres et semblent varier selon les professions. La fiche déontologique de l’Ordre des psychologues du Québec intitulée Code de la sécurité routière et pratique professionnelle est éloquente à cet égard, en mettant en contraste la réflexion propre aux médecins et celle des psychologues au sujet des mêmes articles du Code : Dans leur réflexion faite pour le Collège des médecins, Giroux et Roberge (2006) soulèvent la notion d’intérêts publics. […] il suffit de mettre en perspective l’intérêt public de circuler en sécurité pour conclure en la nécessité d’accorder la primauté au signalement sur le secret professionnel, en pareil cas. Les auteurs expriment même l’avis que cette problématique touche une dimension de justice et constitue une forme d’obligation du professionnel envers la société (Ordre des psychologues du Québec, 2007b : 3).

La réflexion de l’Ordre des psychologues du Québec est plus nuancée, teintée par l’impact de la violation du secret professionnel qui semble prépondérant à la notion d’intérêt public et à une dimension de justice : 9. Voir articles 603 et 605 du Code de la sécurité routière, cités dans Ordre des psychologues du Québec (2007b).

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[…] les obligations déontologiques d’objectivité et de modération (art. 14) caractérisant une opinion professionnelle qui s’appuie sur du matériel professionnel et scientifique suffisant (art. 11). Le maintien du lien professionnel et la collaboration du client demeurent des éléments qui pourraient être favorables à ce qu’un signalement soit évité, malgré un constat d’incompatibilité. Toutefois, si aucune démarche clinique n’est envisageable ou si l’état du client ne permet pas la réalisation de celle-ci, le psychologue pourrait être amené à signaler à la SAAQ, comme le prévoit la loi, dans une perspective d’intérêts publics pour prévenir un accident (Ordre des psychologues du Québec, 2007b : 4).

Philippe Ethier est donc convié à une réflexion éthique sur la situation de son client, qui le demeure en dépit de la pause thérapeutique imposée, où il devra user de toute son autonomie décisionnelle pour pondérer les risques individuels, déontologiques et sociaux d’une telle situation. Le regret qu’il exprime ici face à son ancienne appartenance à une équipe interdisciplinaire est compréhensible, car il pourrait y discuter de cette situation en vertu du secret professionnel partagé10. La décision ne reposerait pas que sur ses épaules, l’ergothérapeute pourrait préciser le risque inhérent à la conduite automobile de ce patient, le médecin irait de l’avant avec le signalement à la SAAQ, peut-être un peu moins scrupuleusement. Pour Philippe, le respect du secret professionnel dans le contexte d’une pratique privée ne semble actuellement pas servir ni son patient ni la société, mais bien un principe déontologique visant à assurer la crédibilité de la profession auprès du public en matière de protection de la confidentialité. Il est troublé par ce constat.

10. « Les informations recueillies par un membre de l’équipe peuvent être partagées avec les autres membres de l’équipe dans la mesure où elles sont pertinentes et indispensables au soin de la personne » ([En ligne], [www.vosdroitsensante.com/234/le-secret-partage?termes=secret+partag%C3%A9], [date de consultation]).

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DE LA DANGEROSITÉ POTENTIELLE

Le sujet atteint d’une maladie neurodégénérative n’est pas privé du respect de son autonomie et de sa dignité dès qu’il devient moins performant ; c’est d’ailleurs une valeur centrale dans la profession. Mais quand l’expression de cette autonomie et de cette dignité peut nuire à la sécurité d’autres individus, une responsabilité s’impose au professionnel, qui doit chercher le meilleur équilibre possible11. ­Philippe est inquiet de l’impact que la condition clinique de M. Tremblay pourrait avoir sur de jeunes scouts. Le psychologue peut communiquer un renseignement protégé par le secret professionnel en vue de prévenir un acte de violence, dans un suicide, lorsqu’il a un motif raisonnable de croire qu’un danger imminent de mort ou de blessure grave menace une personne ou un groupe de personnes identifiables. Le psychologue ne peut alors communiquer ce renseignement qu’à la ou aux personnes exposées à ce danger, à leurs représentants ou aux personnes susceptibles de leur porter secours (Code de déontologie des psychologues, RLRQ, chapitre C-26, r. 212, art. 18).

Dans le cas présent, on ne connaît pas avec précision les jeunes avec qui M. Tremblay interagit. De plus, ce dernier ne prévoit pas attenter à sa vie ou à celle d’autrui. Les jeunes en sa présence ne sont pas en danger imminent de mort ou de blessure grave. De toute évidence, la situation de Philippe ne correspond pas au contenu de l’article 18. Et bien qu’il soit de plus en plus conscient que son rôle professionnel conduit à une réflexion et à une responsabilité plus large que ce que la société attend de lui en tant que simple individu, il ne peut s’empêcher de se dire : « Et si mon fils était dans ce groupe de jeunes, comment me sentirais-je ? »

11. Pour une réflexion exhaustive sur ces sujets, voir Kopp et al. (2010).

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DE L’ABUS

Tout en reconnaissant que peu d’éléments tangibles permettent de soupçonner un réel problème d’abus par la fille de M. Tremblay, Philippe, ayant pris une semaine de vacances pour méditer sur son malaise persistant, se met à réfléchir aux modalités d’identification et de prise en charge d’une telle situation. Est-ce un cas plus facile à gérer au sein du réseau de la santé et des services sociaux ? Peut-être pas, puisque même s’il était face à une situation de maltraitance avérée en équipe interdisciplinaire, il serait bien difficile d’aider ce client s’il ne souhaite pas dénoncer sa fille, par loyauté. Les critères stricts de la levée du secret professionnel ne sont pas appropriés aux situations de maltraitance à l’heure actuelle, car il n’y a pas de danger imminent de mort ou de blessures graves12. LE PROFESSIONNEL ÉBRANLÉ Philippe Ethier réfléchit aux composantes cliniques et déontologiques de cette situation et d’autres du passé, vécues tant en pratique privée qu’au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Il cherche à comprendre ce malaise qui s’est insinué en lui doucement, au fil des années, quand il repense à son idéal de jeune professionnel. Il se souvient d’une phrase tirée d’un travail réflexif de fin d’études : La vulnérabilité humaine m’a toujours profondément touché et grâce à mes études et stages doctoraux cliniques, j’ai maintenant une expertise reconnue comme agent mobilisateur de transformation au sein de la dynamique psychologique de l’individu pour qu’il accède à un mieux-être significatif et durable, en toute dignité. 

La vulnérabilité de l’individu le touche toujours autant, mais est-ce que le vecteur professionnel servant à influencer le parcours des gens vulnérables est vraiment la psychologie ? Philippe a constaté au cours de sa carrière que les valeurs et principes de sa profession se déclinent dif12. Voir Crête et Dufour (2016), un excellent article à ce sujet.

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féremment selon le contexte de pratique, en bureau privé ou au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Que certains clients seraient mieux servis dans un contexte organisationnel, alors que d’autres auraient presque intérêt à avoir un suivi unique. Il a vu qu’une même obligation professionnelle peut être supplantée par d’autres considérations, soit par l’intérêt supérieur de la crédibilité de la profession, soit par efficience organisationnelle. Il a paradoxalement déplu à des collègues en agissant de manière intègre. Il s’est senti dépassé par une double loyauté au sein du réseau de la santé et des services sociaux, mais isolé et démuni en pratique privée. La prise de conscience de ces géométries variables vient troubler la solidité de son identification à la profession de psychologue. Il se sent presque honteux d’avoir lui aussi déserté le système public, ce système qui tente pourtant de servir les plus vulnérables, mais qui ne lui permet pas d’honorer et de déployer l’expertise acquise par ses études doctorales en raison de contraintes organisationnelles et budgétaires importantes. Il se demande s’il agit conformément à ses valeurs profondes, si son rôle professionnel est en harmonie avec ses valeurs personnelles. Il se questionne sur son intégrité. DE L’INTÉGRITÉ La pratique professionnelle conduit parfois à se comporter autrement dans l’exercice de ses fonctions que dans sa vie privée. Le secret professionnel qui s’impose jusqu’à ce qu’un danger grave et imminent soit évident est un exemple manifeste de ce que la moralité populaire ne peut que difficilement saisir : pourquoi garder pour soi une information qui aurait le potentiel d’éviter une situation fâcheuse, et ce, au bénéfice d’une seule personne ? Cela ne semble ni juste ni honnête, voire presque amoral d’un point de vue social. Mais pour le psychologue, ce que l’intégrité personnelle conduirait à poser, il ne peut le faire en raison de son rôle professionnel. Car ce rôle suppose une intégrité dont l’horizon est beaucoup plus large que ce que la conscience personnelle invite. Il existerait donc une intégrité professionnelle qui lui fait prioriser des valeurs et des principes propres à sa profession :

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la dignité, le respect de l’autodétermination et le droit au secret professionnel qui en découle. Il fait ce choix en honorant son rôle large, qui est de protéger le public par l’excellence de sa pratique professionnelle. « Agir en tant que professionnel, c’est placer au premier plan les attentes légitimes de la société à son endroit » (Bégin, 2015 : 240). Par exemple, le secret professionnel est si représentatif de la pratique du psychologue que celui qui ne le respecterait pas perdrait sa légitimité aux yeux de la société, ce qui du coup affecterait la crédibilité de sa profession. « L’étanchéité entre vie professionnelle et vie privée est un indice de compétence professionnelle » (Bourguignon, 2003 : 164). Ne pas se laisser contaminer par ses valeurs personnelles dans son jugement professionnel incarne ce professionnalisme. Ce qui nous amène à nous interroger sur l’existence potentielle de deux formes d’intégrité : professionnelle et personnelle. Cette question est en elle-même paradoxale. En effet, comment peut-il y avoir deux morceaux d’intégrité si l’intégrité, c’est vivre selon ses convictions et ses valeurs, être loyal à soi-même, se sentir en harmonie ? Cette vision « unifiante » de l’intégrité, qui plaît aux psychologues à titre d’horizon à viser pour favoriser le bien-être, repose probablement sur le sens propre de la définition du terme : « État d’une chose, d’un tout, qui est entier, qui a toutes ses parties. État de ce qui est sain, intact, qui n’a subi aucune altération, aucune atteinte13. » Une telle définition est cependant désincarnée de la condition sociale de l’humain et a le potentiel de dériver vers l’égocentrisme. Il peut en effet être tentant, sous prétexte de vouloir maintenir son intégrité, de faire fi de tout ce qui pourrait altérer l’image que l’on a de soi, de se couper de qui ou quoi entraînerait un doute fragilisant l’homéostasie psychique. La cohésion sociale ne pourrait que s’en voir affectée. Cette vision un tant soit peu rigide de l’intégrité répond probablement d’une posture morale plutôt que pragmatique, qu’il est difficile de défendre lorsque l’on s’interroge sur la possibilité d’une double intégrité dans le quoti-

13. [En ligne], (1er sep­tembre 2018).

[www.cnrtl.fr/definition/int%C3%A9grit%C3%A9],

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dien d’un professionnel. À ce sujet, Lynne McFall dit ceci : « L’intégrité morale est autant une menace pour la moralité sociale que l’intégrité personnelle. La différence est que l’attaque vient directement du point de vue moral, et la cible est l’impartialité. Peut-être faudrait-il alors renoncer à l’intégrité, car son coût moral est trop élevé » (1987 :20). Une définition de l’intégrité au sens figuré, la consacrant comme vertu, nous approcherait-elle davantage de l’humain dans toute sa complexité ? À la fois source de bonheur et de justice, la vertu est ce juste milieu qui permet à chacun de vivre avec bonheur tout en tenant compte des autres. Les vertus en sont les modalités. Ce sont des dispositions à agir d’une façon plutôt que d’une autre, comme le vice d’ailleurs. Elles sont apprises socialement (Meyer, 2011 : 58).

Voir l’intégrité comme une vertu, c’est y voir le nécessaire équilibre qu’elle requiert pour se déployer en tant que telle, avec autrui. C’est aussi considérer qu’elle se développe au contact de sa culture et non comme un trait de caractère personnel inné. Selon Aline Giroux, « la personne intègre est indéfectible – non pas infaillible ; c’est pourquoi l’intégrité se reconnaît au souci de réévaluation à la fois de soi-même et des contingences sur lesquelles doit porter le jugement pratique » (1999 : 259). Cette réévaluation donne à l’intégrité un caractère fluide et dynamique au lieu d’une rigidité qui camperait l’individu dans ses positions, sous le couvert d’une droiture désaffectée. Ce propos rejoint celui de Cheshire Calhoun lorsqu’elle souligne que « l’intégrité nous appelle à la fois à soutenir nos convictions tout en entretenant de sérieux doutes par rapport à celles-ci » (1995 : 260). À plusieurs moments de sa carrière, un psychologue peut se voir confronté à des loyautés multiples : envers son client, envers son ordre professionnel par l’intermédiaire du Code de déontologie, envers son employeur et envers lui-même. S’en tenir à une intégrité morale qui aurait préséance sur l’exercice de son jugement en situation est une posture difficilement tenable à long terme. Un psychologue ne peut anesthésier ses sensibilités face aux souffrances d’un individu au profit d’une pensée rationnelle visant, par exemple, l’efficience d’une

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p­ restation de services institutionnalisée dans une logique unique de justice distributive. « Sans une bonne appréciation des coûts moraux de son action, on ne peut utiliser efficacement sa faculté du jugement pratique » (Postema, 1980 : 80). Et s’il est une qualité essentielle au travail d’un psychologue professionnel, autonome et créatif, c’est bien le jugement pratique. Comprendre l’intégrité comme une vertu au service de l’équilibre est peut-être la conciliation nécessaire au psychologue. Que ce dernier perçoive qu’en faisant preuve d’intégrité professionnelle, il maintient aussi son intégrité personnelle, son agir cohérent par rapport aux valeurs qui l’ont mené vers le choix de sa profession. Prendre conscience que l’intégrité n’est pas un carcan de la raison, mais quelque chose de fluide qui évolue avec le temps, au contact des différentes situations rencontrées et auxquelles il a fallu faire face de manière responsable, aurait peut-être le pouvoir d’apaiser le professionnel qui glisse vers le mal-être et de lui donner la force de s’assumer en tant qu’individu aussi bien qu’en tant que professionnel. « Regarder l’intégrité non pas comme étant une vertu personnelle de se garder intacte, mais plutôt comme la vertu sociale de défendre quelque chose devant autrui aide à expliquer pourquoi nous nous soucions que les personnes aient le courage de leurs convictions » (Calhoun, 1995 : 259). CONCLUSION Il est curieux de constater que les psychologues demeurent plutôt silencieux par rapport aux thèmes des loyautés multiples et de l’intégrité. Serait-ce par déformation professionnelle qu’ils se taisent ? Serait-ce parce qu’en mettant à profit leur compétence au service exclusif du psychisme singulier des individus, ils en oublient leurs possibilités sociales ? Les psychologues sont bien utiles pour expliquer le pourquoi des choses, mais malgré leur connaissance de l’humain, ils sont peu nombreux à prendre position pour changer les choses. Ce faisant, quelle intégrité défendent-ils à ne pas faire valoir leurs savoirs et convictions à une autre échelle qu’à celle de l’individu singulier qu’ils rencontrent au quotidien ? À cet égard, on ne pourrait mieux dire qu’Odile Bourguignon, professeure émérite de l’Université

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Paris-Descartes, qui s’intéresse depuis plus de quinze ans aux questions d’éthique dans la pratique psychologique : Les psychologues sont trop absents des débats de société à propos des êtres humains. Ce silence pourrait donner à penser qu’ils sont indifférents des pratiques qui, pour certaines, sont déshumanisantes. Par la protection du respect de la personne dans sa dimension psychique, le psychologue risque d’être l’emblème de cette impasse. […] Il serait possible de suivre Habermas : parler et non se taire ; réintroduire la sensibilité ; identifier des pratiques qui sont complexes, discrètes, ne s’identifient pas à des travaux d’exécutant sous-traitants et ne sont pas des pratiques d’emprunts ; revivifier les institutions en tant que construction symbolique, légitimant un droit de regard réciproque et reconnaissant le caractère structurant des collectifs. Écouter et comprendre, car s’immerger dans l’individu ne signifie pas pactiser avec l’inacceptable (2003 :181).

Si faire sens grâce au langage est bon pour les clients, il est à souhaiter que les psychologues et les organisations dans lesquelles ils travaillent remettent au goût du jour les lieux de parole. Pour que le psychologue demeure un professionnel pensant par et pour autrui, pour que ce qui semble menacer l’intégrité devienne le moteur d’un courage moral au service de la vulnérabilité.

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Dans une analyse précédente portant sur les loyautés multiples, j’avançais la proposition suivante : les actions à l’égard du phénomène des loyautés multiples devraient viser à redonner aux professionnels – en tant que professionnels – une plus grande capacité de choisir les actions à entreprendre et un plus grand pouvoir de les entreprendre lorsque des attentes multiples et irréconciliables leur sont adressées (Bégin, 2015 : 236). Je précisais alors qu’en contexte d’attentes multiples et irréconciliables, cela revenait à lutter contre la fragilisation de l’autonomie professionnelle. Tout en reconnaissant que les tensions induites par les loyautés multiples peuvent se vivre par les professionnels en dehors des contextes de salarisation des professionnels, je m’étais néanmoins penché plus particulièrement sur la situation des professionnels salariés. Je voudrais maintenant revenir sur ce phénomène de fragilisation de l’autonomie professionnelle lorsque les professionnels sont des salariés. Plus précisément, j’aborderai la question – encore peu documentée au Québec – de la déprofessionnalisation. Il arrive que des professionnels manifestent un certain désarroi devant les attentes qui leur sont adressées dans leur milieu de travail, notamment devant des contraintes qui limitent leur activité professionnelle et les empêchent, jugent-ils, d’agir en vrai professionnel, avec toute l’autonomie que cela requiert. Certaines personnes exprimeront alors ce désarroi en disant 107

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se sentir « déprofessionnalisées ». Il y a, dans cette expression, plus qu’un cri de détresse. Il est vrai qu’on peut y voir la cristallisation d’un cumul de malaises, tensions et frustrations qui sont induits jusqu’à un certain point par les loyautés multiples. On peut aussi y voir, toutefois, le constat d’une situation nouvelle que vivent non seulement les professionnels, mais également certaines professions qui accusent une forme de recul quant à l’affirmation de leur pouvoir. C’est à ce constat que je m’attarderai, non pas tant pour dénoncer le phénomène de la déprofessionnalisation que pour essayer de comprendre les formes qu’il peut prendre et, surtout, ce qu’il nous dit sur un certain état des professions et de l’activité professionnelle. Dans la première partie de ce texte, et en renvoyant largement à une littérature qui s’est penchée sur cette question depuis plusieurs années, je m’attarderai à quatre façons de comprendre le mot « déprofessionnalisation ». On verra ensuite, dans la seconde partie, que la question de l’autonomie professionnelle traverse ces quatre sens, tout comme c’est le cas de la question de l’identité professionnelle. On se demandera alors de quelle manière la déprofessionnalisation risque d’affecter l’identité professionnelle, c’est-à-dire la façon dont le professionnel se rapporte à lui-même en tant que professionnel. La déprofessionnalisation n’induit-elle pas forcément une pression pour que cette identité soit remplacée par une identité organisationnelle construite autour des exigences de loyauté de l’organisation ? QUATRE SENS DE « DÉPROFESSIONNALISATION » Bien qu’elle soit encore peu présente dans la littérature québécoise consacrée aux professions, la notion de déprofessionnalisation est abordée dans la sociologie des professions – surtout – depuis déjà quelques décennies. Dans un article de 1975, Nina Toren (1975 : 324) souligne que Philip Abrams soulevait dès 1965 l’idée d’une déprofessionnalisation présentée comme une sorte d’inversion de la professionnalisation. Je reviendrai sur ce sens de la notion. De même, Marie R. Haug (1973) renvoyait aussi à la déprofessionnalisation il y a plus de quarante-cinq ans, mais en soulevant cette fois le déclin de la

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place des groupes professionnels dans la régulation de nos sociétés. Je reviendrai également sur cet autre sens. Ce n’est donc pas une notion tout à fait nouvelle. Le fait, toutefois, qu’elle est utilisée pour parler de réalités en apparence très différentes pourrait nous inciter à ne pas trop nous attacher aux différents sens qu’elle recouvre. Après tout, si notre objet de préoccupation est la question des loyautés multiples, à quoi bon nous attarder à des usages d’une notion dont les relations avec cette question paraissent éloignées ? Selon ce raisonnement tout à fait légitime, la question des loyautés multiples est d’abord et avant tout une question de mal-être au travail qui affecte des acteurs singuliers : des travailleurs, dont plusieurs d’entre eux sont des professionnels. Ce serait donc d’abord, voire uniquement, une question à aborder à l’échelle individuelle. Les questions d’éthique qui y sont soulevées concerneraient essentiellement les rapports entre acteurs individuels (le travailleur/professionnel dans ses relations avec le client, son employeur, son ordre professionnel, etc.). Tout au plus pourrait-on vouloir s’intéresser également aux collectifs dans lesquels s’inscrivent les pratiques de ces travailleurs/ professionnels, en considérant que d’autres qu’eux vivent des malaises, des tensions et des dilemmes analogues. Cela ouvrirait à tout le moins la porte à un examen des conditions dans lesquelles œuvrent certaines catégories de travailleurs ou de professionnels, mais sans plus. Il y a effectivement un usage de la notion de déprofessionnalisation qui s’intéresse à ce niveau plus personnel, expérientiel pourrait-on même dire. Selon cet usage auquel je m’attarderai également dans ce qui suit, on retient parmi les signes de déprofessionnalisation les « souffrance au travail, perte de repères professionnels, diminution de l’autonomie professionnelle » (Maubant et al., 2013 : 93). Devrait-on alors se limiter à étudier et mieux comprendre ce troisième usage de la notion de déprofessionnalisation ? Je considère qu’on y perdrait beaucoup trop à ne pas s’intéresser aussi aux aspects de ce phénomène qui concernent plus directement les professions elles-mêmes, plutôt que les professionnels dans leurs activités de travail. La raison en est simple : si des professionnels se sentent déprofessionnalisés, il y a fort à parier que cela signale en même temps des 109

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t­ ransformations du rôle et du statut social réels de certaines professions. Mettre en lumière ces transformations, c’est se donner les moyens de mieux cerner le contexte global qui rend possible cette situation où se voit bousculée et remise en question l’identité professionnelle de ceux et celles qui vivent cette déprofessionnalisation. Cela ne donne pas de solutions pour contrer ce phénomène, mais une meilleure compréhension du problème lui-même, dans toutes ses dimensions, est un premier pas essentiel dans cette direction. Mieux comprendre pour, éventuellement, mieux réagir. Quatre sens de la notion de déprofessionnalisation se dégagent de la littérature qui s’est penchée sur le sujet. Un premier sens la présente comme étant l’envers de la professionnalisation (Toren, 1975 : 324). Rappelons tout d’abord que les professions se distinguent de manière générale – et non uniquement dans le modèle québécois – par trois caractéristiques essentielles : un corps de connaissances théoriques et techniques, des savoirs experts qui ne sont pas aisément maîtrisables sans une formation adéquate ; une finalité de production de services, ce qui implique une relation à des clients, ces derniers pouvant être un employeur, avec toutes les ambiguïtés que cela représente ; un partage de valeurs – un ethos professionnel – variablement cristallisé dans des codes de déontologie et des mécanismes de contrôle des pratiques professionnelles. Ces caractéristiques, une fois regroupées, font véritablement sens dans la mesure où le groupe occupationnel en question dispose d’une autonomie suffisante lui permettant notamment de contrôler les savoirs requis, la qualité des services rendus et le respect des valeurs centrales de la profession. L’autonomie professionnelle est au cœur des professions. Quand on envisage la déprofessionnalisation comme l’envers de la professionnalisation, on met de l’avant l’idée d’une forme de régression vers un état antérieur à la professionnalisation. Cela demande évidemment des précisions : veut-on dire par là que l’une ou plusieurs des caractéristiques des professions se verraient contester ? Que l’une ou plusieurs d’entre elles ne seraient plus présentes dans l’activité professionnelle ? Ou encore qu’elles seraient transformées de telle sorte que les activités professionnelles ne correspondraient plus à ce qui en jus110

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tifiait le statut professionnel ? La thèse de l’envers de la professionnalisation est particulièrement pertinente lorsqu’elle pointe en direction des transformations affectant les conditions dans lesquelles ont lieu les activités professionnelles et qui feraient en sorte de miner l’autonomie professionnelle. Selon cette lecture qu’en propose Florent Champy, « la déprofessionnalisation laisse intacts les acquis les plus visibles de la professionnalisation : organisations professionnelles, code de déontologie, lieux de formation, etc. Si la déprofessionnalisation touche à l’autonomie professionnelle, c’est par d’autres voies que l’effacement pur et simple des constructions institutionnelles résultant des processus de professionnalisation » (2014 : 136). Ainsi, parler d’inversion de la professionnalisation ne veut pas dire une disparition – progressive ou soudaine – des formes institutionnelles par lesquelles on reconnaît les professions. De tels phénomènes seraient effectivement plutôt rares et résulteraient de périodes troubles sur le plan politique. Eliot Freidson (2001 : 129) en donne pour exemple la révolution russe de 1917, qui aurait vu les structures professionnelles mises à mal pendant la période d’instabilité précédant la mainmise bolchévique définitive sur les institutions de la nation russe1. L’inversion de la professionnalisation n’empêche pas, dans la lecture qu’en propose Champy, que les professions et les ordres professionnels demeurent. Il en va de même pour leurs mécanismes propres, qu’ils concernent la formation, la surveillance, etc. L’inversion serait en fait moins visible, plus sournoise pourrait-on dire. Il s’agirait d’un « processus qui rend inopérants les dispositifs mis en place par [la professionnalisation], et révèle ainsi leurs limites » (Champy, 2014 : 136). On pensera alors au fait, par exemple, que la conduite du travail de nombreux professionnels se voit de plus en plus soumise à un contrôle managérial ou au respect de normes édictées hors de la profession. Avec pour résultat que la capacité, pour les professionnels, de choisir les actions à entreprendre ainsi que le pouvoir 1. Freidson (2001 : 129) prend soin toutefois de souligner que les institutions propres aux activités professionnelles ne correspondaient vraisemblablement pas à un haut degré de professionnalisation pendant la période tsariste précédant la Révolution d’octobre 1917.

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de les entreprendre leur échappent de plus en plus. On verra dans la suite de notre analyse que cette façon de comprendre la déprofessionnalisation rejoint pour une grande part le troisième sens, qui renvoie à la façon dont l’institution s’impose à la profession. Avant cela, toutefois, il convient de s’attarder au second sens de la déprofessionnalisation, qui prolonge à certains égards le premier. Ce second sens met l’accent sur la déprofessionnalisation de la société ou, plus précisément, sur le déclin de la place des groupes professionnels dans la régulation de nos sociétés. Cette thèse s’exprime de deux façons assez différentes dans la littérature consacrée aux professions. La première renvoie au fait que le monopole du savoir spécialisé des professionnels se voit contesté. La seconde renvoie davantage à une perspective institutionnelle qu’individuelle : elle souligne le fait que les États et le marché ont tendance à réduire la place des groupes professionnels dans la régulation sociale. On trouvera un exemple de la première thèse dans le fait que le public – de plus en plus instruit et informé – tend à s’en remettre moins spontanément à l’expertise des professionnels consultés, allant même jusqu’à exiger de ceux-ci qu’ils expliquent et justifient longuement leurs recommandations. On pourrait croire que cette contestation du savoir spécialisé des professionnels serait un phénomène récent, propulsé par la croissance de l’accès à l’information que permet Internet. Qui, en effet, n’a pas entendu l’un ou l’autre professionnel se plaindre du fait que les clients avaient de plus en plus tendance à suggérer leurs propres lectures et diagnostics des problèmes rencontrés et leurs propres solutions ? Pourtant, cette façon de parler de la déprofessionnalisation est déjà développée dans des écrits du début des années 1970 (Haug, 1973). Et il y a fort à parier qu’une recherche approfondie permettrait d’en retracer de plus anciennes origines. On peut présumer que ce phénomène va de pair avec l’augmentation de l’instruction et de la scolarisation. Mais on ne doit pas négliger au moins deux autres phénomènes qui concourent vraisemblablement à la déprofessionnalisation ainsi comprise : la baisse de confiance envers les professionnels et la démocratisation des professions.

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La question de la confiance envers les professions est très complexe à traiter, ne serait-ce que parce qu’elle varie grandement en fonction des professions concernées et des événements de l’actualité. Par exemple, la présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec rapportait en mars 2018 que des sondages internes révélaient que l’indice de confiance du public se situait à 69 % avant la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction (CEIC, communément appelée commission Charbonneau2). Pendant les travaux de celle-ci, il aurait baissé à 49 % pour finalement remonter à 73 %3. On peut aussi rappeler que la naissance de la bioéthique ainsi que la mise en place des comités d’éthique clinique et de la recherche en Amérique du Nord ont été des réponses à un certain nombre de scandales qui ont ébranlé la confiance du public et des autorités envers les professions médicales dans les années 1960 et 1970 (Doucet, 1996). Le monopole du savoir spécialisé des professions (ou du moins, de certaines d’entre elles) se voit alors contesté, non pas parce que ce savoir serait accessible et utilisable par des profanes, mais plutôt en raison du fait que certains professionnels en feraient un mauvais usage. Parallèlement à cette question de confiance, nous avons assisté pendant la même période à ce qu’il convient d’appeler une « démocratisation » des professions. Préalablement à l’adoption du Code des professions du Québec, en 1973, il existait 29 ordres professionnels (on les appelait alors « corporations professionnelles »). Au moment de son adoption, 9 autres professions ont été o­ fficiellement 2. Cette commission d’enquête a été créée en octobre 2011 par le gouvernement du Québec. Son mandat consistait notamment à examiner l’existence de stratagèmes et, le cas échéant, à dresser un état des lieux concernant de possibles activités de collusion et de corruption dans l’octroi et la gestion de contrats publics (municipaux et provinciaux) dans l’industrie de la construction et des possibles liens avec le financement des partis politiques. Il lui était aussi demandé de formuler des recommandations quant à des mesures permettant de reconnaître, d’enrayer et de prévenir ces stratagèmes et ces activités d’infiltration. Son rapport a été déposé en novembre 2015. 3. [En ligne], [www.lesoleil.com/zone/profession/ordre-des-ingenieursune-confiance-regagnee-petit-a-petit-e474a3457c4ae87bb5f848af99eb08a8], (10 juillet 2019).

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créées et 23 autres regroupements demandaient à être reconnus. Le système professionnel québécois regroupe aujourd’hui 46 ordres professionnels. Cette croissance importante s’explique essentiellement par l’explosion des connaissances et les évolutions sociales des années 1960 et 1970, qui ont conduit à l’apparition de nouveaux secteurs d’activité et de nouveaux services, dont plusieurs impliquent une intervention de l’État dans les prestations offertes aux citoyens. Cette croissance va de pair avec une relative diminution du prestige associé au fait d’être un professionnel : plus le titre de professionnel se démocratise – il y a plus de 385 000 professionnels au Québec aujourd’hui –, plus se répand l’idée que les savoirs associés sont accessibles à qui veut bien y consacrer le temps et l’énergie nécessaires. L’idée d’un monopole du savoir spécialisé perd conséquemment un peu de sa légitimité. Il peut sembler contradictoire de dire – en suivant cette première version du second sens de la déprofessionnalisation – que la société se déprofessionnalise, alors qu’il n’y a jamais eu autant de professionnels et d’ordres professionnels. Mais il faut se rappeler que parler de la déprofessionnalisation de la société, c’est parler du déclin de la place des professions dans la régulation de la société. Qu’il y ait plus de professionnels ne veut pas dire qu’ils occupent un rôle déterminant dans l’organisation et l’orientation de nos pratiques sociales. En fait, plus les acteurs individuels contestent de diverses façons le monopole des savoirs spécialisés, moins le rôle des professions s’avère déterminant dans la régulation sociale. Cela est toutefois davantage mis en évidence par la seconde façon d’exprimer cette thèse. Dans ce dernier cas, on s’attarde au fait que les États et le marché ont tendance à réduire la place des groupes professionnels dans la régulation sociale. C’est en gros l’un des éléments de la thèse avancée par Freidson (2001) lorsqu’il critique la prédominance des logiques du marché et de l’État qui concourent à ce déclin de la place des professions dans la régulation de la société : I will suggest that the major consequence of their assault is to create an atmosphere of distrust that has weakened the credibility of professional claims to an independent moral voice in evaluating social policies. This strengthens the power of capital and the 114

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state to control the use to which professionalized disciplines are put. Contrary to many prophets, I will suggest that the assault on professionalism will not in fact seriously weaken the organization and operation of professional institutions but rather the control over their ends (2001 : 197-198).

Lise Demailly et Patrice de La Broise vont dans le même sens lorsqu’ils soutiennent que les États et le marché « […] semblent fortement réduire la place des groupes professionnels dans la régulation des politiques publiques et la déligitimer » (2009 : 2). Selon eux, à la différence des modèles post ou néo-bureaucratiques qui dominent présentement, le modèle bureaucratico-corporatiste faisait jouer aux groupes professionnels un rôle de corps intermédiaire, de telle sorte que s’exerçait une forme de régulation conjointe des professions avec les institutions. Or, cela semble être de moins en moins le cas. L’État et les grands acteurs du marché se réfèrent évidemment de façon abondante aux professionnels, mais ce n’est pas tant pour orienter les pratiques sociales et les politiques publiques que pour déterminer les moyens les plus aptes à mettre en place en vue d’atteindre des finalités fixées par d’autres. La différence est de taille. Si l’on se fie à certaines analyses, même la détermination de ces moyens échapperait de plus en plus à certains groupes professionnels. Cela nous conduit au troisième sens de la déprofessionnalisation. Ce troisième sens voit la déprofessionnalisation comme l’accroissement de l’emprise exercée par les institutions et organisations sur les professionnels. Il en a déjà été brièvement question lors de la présentation du premier sens de la déprofessionnalisation. On constate que la conduite du travail de nombreux professionnels se voit de plus en plus soumise à un contrôle managérial et au respect de normes édictées hors de la profession. Cela est particulièrement vrai pour les professionnels salariés qui ont parfois peu de capacité de choisir les actes à poser, tellement leur marge de manœuvre peut être réduite par des exigences déterminées par l’institution ou l’organisation qui les emploie. Dans une analyse qui porte sur les nouveaux managements et la question de l’autonomie professionnelle, Demailly (2011) fait état de certains

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facteurs qui contribueraient à cette forme de déprofessionnalisation : la pression à l’accroissement de la productivité du travail, la « déferlante » de l’évaluation dans les organisations publiques, la prolifération des normes et standards de toutes sortes, la technologisation de la collecte d’informations sur le travail couplée à une légitimation sans précédent du quantitatif, du chiffre, des standards et indicateurs de ­performance. Il ne s’agit pas pour Demailly de critiquer en bloc ces formes de managérialisation du travail, mais de constater les transformations et certains effets pervers qu’elles induisent pour les professionnels, particulièrement chez ceux et celles qui travaillent dans les professions où les activités relationnelles sont importantes. On pourra ici penser d’abord au travail social, mais aussi aux pratiques de soins infirmiers et à d’autres activités professionnelles qui exigent une forme de personnalisation du service. Elle note ainsi l’effacement des questions portant sur la finalité des actions, au bénéfice de la mesure et du chiffre qui deviennent l’objectif en lieu et place de la réalité. Comme elle le dit fort bien, « on roule les yeux fixés sur les compteurs au lieu de regarder la route » (2011 : 471). Elle soulève également le caractère contradictoire, dans les professions relationnelles, de la pression à la standardisation et à l’homogénéisation des pratiques, alors que la singularité des usagers requiert du temps et une prestation de service adaptée aux situations. Enfin, ce contrôle managérial implique un détournement parfois considérable de temps de travail relationnel à des fins d’évaluation et de reddition de comptes. Or, précise-t-elle, ce coût « […] en perte de temps de travail direct avec les usagers, ne fait l’objet d’aucune mesure, ce qui ne permet pas un débat contradictoire » (2011 : 471) sur le bienfondé et les avantages et inconvénients réels de certaines procédures de standardisation et de contrôle mises en place. On retrouve des constats similaires chez un certain nombre d’auteurs s’étant particulièrement intéressés aux contrôles exercés sur les pratiques des professionnels du travail social (Grenier et Simard, 2011 ; Richard, 2013). Ce n’est certainement pas la seule profession à laquelle pourrait s’appliquer ce constat de déprofessionnalisation. Ce qu’il faut aussi souligner, c’est que cette façon pour les organisations et institutions de s’imposer aux corps professionnels met à risque les individus 116

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eux-mêmes dans leurs rapports à leur profession. C’est le quatrième et dernier sens de la déprofessionnalisation qui est alors mis en évidence : la déprofessionnalisation des individus eux-mêmes. On parlera en effet également de déprofessionnalisation lorsqu’il est fait référence à la situation des travailleurs dont les activités au travail tendent à s’éloigner de celles qui donnent sens au lien et à l’activité professionnelle ou encore qui caractérisent le plus la profession. Ce quatrième sens de la déprofessionnalisation se voit aussi mobilisé lorsque les conditions d’exercice des activités des professionnels éloignent ces derniers de leur identité professionnelle, des valeurs de la profession et des repères professionnels. Il arrivera que les signes de la déprofessionnalisation ainsi comprise se donnent à voir dans la souffrance au travail, bien qu’il ne soit pas aisé d’établir si de tels signes sont vraiment des conséquences de cette déprofessionnalisation ou s’ils en sont plutôt l’une des origines (Maubant et al., 2013 : 94). On rejoint alors le côté plus expérientiel, plus directement en lien avec la question des loyautés multiples, que nous avons déjà évoquée au début de ce texte. Cette déprofessionnalisation est parfois exprimée par les professionnels eux-mêmes lorsqu’ils disent ne plus se sentir traités, considérés ou respectés en tant que professionnels. Dans les situations qui appellent ces réflexions sous forme de plaintes et de souffrances, les professionnels se sentent en quelque sorte dépossédés de quelque chose. C’est pourquoi le rapport au sens des pratiques, aux valeurs partagées qui motivent ces pratiques et à l’identité qui les légitime est rapidement défini par ces professionnels comme étant au cœur du malaise et de la souffrance qu’ils vivent. Nous nous attarderons plus longuement dans la suite du texte à certains aspects de ce quatrième sens de la déprofessionnalisation. Mais ce qu’il importe de souligner pour le moment, ce sont les liens et les convergences entre les quatre sens que nous venons de présenter succinctement. Les divers usages de la notion de déprofessionnalisation dans la littérature spécialisée mettent tous l’accent sur des transformations qui affectent de diverses façons les activités professionnelles. Et ces transformations se traduisent en pertes par rapport à un état antérieur : une inversion de la professionnalisation qui n­ ’affecte 117

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pas les formes institutionnelles par lesquelles on reconnaît une profession mais qui rend inopérants certains dispositifs mis en place par la professionnalisation et en révèle ainsi les limites ; une déprofessionnalisation de la société qui se traduit par un déclin de la place des groupes professionnels dans la régulation de nos sociétés ; une déprofessionnalisation qui prend la forme d’un accroissement de l’emprise exercée par les institutions et organisations sur les professionnels ; une déprofessionnalisation affectant les acteurs professionnels eux-mêmes dans leurs relations à ce qui fait sens pour eux en tant que professionnels. De diverses manières, ce sont les rôles, les pouvoirs d’influence et les formes de reconnaissance des professions et des professionnels qui subiraient des altérations et des pertes selon les analyses visant à cerner les phénomènes de déprofessionnalisation. À l’intersection de chacune de ces pertes se trouve la question de l’autonomie professionnelle. Toutes ces façons de parler de déprofessionnalisation illustrent en effet les difficultés qu’il y a, pour les professions et pour les professionnels, à maintenir une affirmation forte de cette autonomie qui est pourtant censée caractériser l’activité professionnelle. Quand les rôles, les pouvoirs d’influence et les formes de reconnaissance des professions et des professionnels se voient affectés, cela se traduit irrémédiablement par des restrictions de l’autonomie professionnelle. L’identité professionnelle risque également à son tour de se voir affectée, tellement l’autonomie professionnelle réside au cœur de cette identité et en permet l’affirmation. À la suite d’une brève analyse de ces relations entre l’autonomie professionnelle et l’identité professionnelle, on se demandera alors de quelle manière la déprofessionnalisation risque d’affecter l’identité professionnelle, c’est-à-dire la façon dont le professionnel se rapporte à lui-même en tant que professionnel. La déprofessionnalisation n’induit-elle pas forcément une pression pour que cette identité soit remplacée par autre chose, par exemple une identité organisationnelle construite autour des exigences de loyauté de l’organisation ?

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AUTONOMIE ET IDENTITÉ PROFESSIONNELLES L’intention n’est pas ici de chercher à porter un jugement sur le bien-fondé de chacune des transformations dont il est fait mention dans l’exposé des quatre sens de la déprofessionnalisation. Il s’agirait là d’un travail colossal qui excède de beaucoup les intentions du présent chapitre. On peut présumer que certaines de ces transformations sont des réponses bien adaptées à des changements de contexte, voire à des abus de la part de certaines professions. Tout comme il est probable que certaines autres pourraient mal soutenir une analyse normative ayant à cœur le maintien d’une troisième logique d’organisation des services offerts par des experts, au côté des logiques du marché (recherche du profit) et de l’État (bureaucratisation et normalisation) (­Friedson, 2001). Il s’agit plutôt de bien prendre la mesure de l’ampleur de ce qui est à l’œuvre et de comprendre que certaines des situations de loyautés multiples et de mal-être au travail s’inscrivent dans un horizon de transformations sociales qui touchent, pour le meilleur et pour le pire, de multiples aspects de la réalité du professionnalisme. C’est précisément l’un des intérêts de s’attarder aux quatre sens de la déprofessionnalisation : cela permet de voir que ce phénomène révèle des transformations – et des pertes – autant d’un point de vue individuel (celui du professionnel) que d’un point de vue collectif (celui de la profession), voire institutionnel (celui du système professionnel). Surtout, on peut voir par là que ce que vivent les individus dans leur activité professionnelle s’inscrit dans quelque chose de beaucoup plus vaste, qui concerne les trajectoires et l’avenir des professions elles-mêmes. Les pistes de solution du mal-être au travail vécu par de trop nombreux professionnels doivent conséquemment prendre en considération cette imbrication à l’échelle individuelle, collective et institutionnelle et les pertes qui y sont provoquées par la déprofessionnalisation sous ses diverses manifestations. Nous avons déjà insisté sur ce point : les pertes associées à la déprofessionnalisation – en ce qui a trait aux rôles, aux pouvoirs d’influence et aux formes de reconnaissance – font ressortir les atteintes que subit

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l’autonomie professionnelle, tant pour les professionnels dans leurs activités au quotidien que pour les professions et l’institution professionnelle. Évidemment, ces transformations ne touchent pas toutes les professions et catégories de professionnels de la même manière. On peut même parfois avoir l’impression que certains groupes professionnels jouissent de pouvoirs d’influence très marqués, notamment vis-àvis le législateur. Ce serait toutefois se méprendre grandement si l’on considérait ces quelques cas comme véritablement représentatifs de la réalité des 54 professions reconnues dans notre système professionnel. Quand on s’attarde plus spécifiquement aux troisième et quatrième sens de la déprofessionnalisation – l’accroissement de l’emprise exercée par les institutions et organisations sur les professionnels et la déprofessionnalisation des individus eux-mêmes –, on est en mesure de voir plus concrètement à l’œuvre la restriction progressive de l’autonomie professionnelle que les premier et deuxième sens font également ressortir, mais sur un plan plus général et moins aisément observable. Ce que l’on voit un peu moins immédiatement, par contre, c’est que la perte d’autonomie professionnelle risque fort de conduire à une perte d’identité professionnelle. Pourtant, il existe une relation très étroite entre ces deux pertes, et il vaut la peine d’y prêter attention. Qu’en est-il, tout d’abord, de l’identité professionnelle ? Disons d’abord que l’identité professionnelle exprime une relation particulière du professionnel à sa profession, une manière qu’a le sujet de se rapporter à la profession dont il est membre. L’identité professionnelle n’est donc pas un donné objectif, quelque chose qui pourrait être imposé aux professionnels ou qui se laisserait aisément mesurer. On peut légitimement attendre des professionnels qu’ils partagent une telle identité, mais aucune norme ou prescription ne peut les y contraindre. Bien que la notion d’identité professionnelle puisse donner lieu à plusieurs définitions, on peut avancer sans crainte d’erreur qu’elle renvoie à un sentiment d’appartenance à une profession. Il s’agit d’une forme d’identité sociale, résultant d’un processus de socialisation secondaire par lequel la personne en vient à partager des savoirs, des savoir-faire, des représentations collectives de divers ordres et des valeurs qui donnent sens à ses pratiques professionnelles. La personne 120

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occupe ainsi un rôle social qu’elle assume : elle agit en tant que professionnelle. L’identité professionnelle procède forcément d’une forme d’identification aux autres qui ont en partage, de façon suffisamment semblable, ces mêmes éléments. Ce n’est donc pas qu’une question de rapport à soi : c’est aussi un rapport aux autres qui sont semblables à soi (les autres du même groupe professionnel) qui implique dès lors une reconnaissance mutuelle et un engagement envers ce qui unit les uns et les autres. On dira ainsi de l’identité professionnelle qu’il s’agit aussi d’un principe d’unité, en deux sens. Dans un premier sens, elle exprime l’unité de la personne, une forme de cohérence interne qui se manifeste au travers des décisions et actions de la personne. Agir en tant que professionnel, c’est manifester cette unité qui fait du sens en fonction de certaines caractéristiques du rôle social joué et assumé par le professionnel. Dans un second sens, l’identité professionnelle est un principe d’unité en ce qu’elle relie entre eux des professionnels qui forment précisément une unité, un groupe ayant en partage ce qui oriente et structure leurs activités professionnelles. En même temps que l’identité professionnelle relie entre eux des professionnels, elle marque la distance qui les sépare des autres personnes dans leurs activités de travail. Autant il s’agit d’un facteur d’intégration dans un groupe, autant il s’agit forcément de l’affirmation d’une différence et d’un clivage entre nous – qui avons en partage cette identité – et eux qui ne font pas partie de ce groupe. L’identité professionnelle suppose donc un rapport à soi (je me reconnais comme professionnel), un rapport aux autres semblables à soi (nous nous reconnaissons mutuellement comme professionnels) et un rapport aux autres dissemblables qui ne partagent pas avec nous cette identité. Mais là aussi, dans ce dernier rapport, une forme de reconnaissance est requise. Le professionnel assumant son identité de professionnel sera en droit d’attendre dans ses rapports à ces autres dissemblables (clients, patrons, autres catégories de professionnels, etc.) que ces derniers le reconnaissent en tant que professionnel d’un certain type. C’est à cette condition uniquement que l’activité du professionnel peut se déployer correctement. Cette dernière forme de reconnaissance s’exprime notamment par la confiance, qui est si importante dans la relation entre 121

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le professionnel et son client. Faire confiance à un professionnel, c’est à la fois le laisser jouer pleinement son rôle et lui signifier, par la même occasion, qu’on le reconnaît en tant que professionnel, avec tout ce que cela comporte. Cela revient à conforter l’identité du professionnel. Ces jeux de reconnaissance opèrent de façon spontanée dans les relations et activités des professionnels, sans que l’on y prête vraiment attention. On ne prend bien souvent véritablement la mesure de leur importance que lorsque des privations surviennent. Ce sera particulièrement le cas dans les situations d’atteinte à l’autonomie professionnelle. Restreindre cette autonomie – et encore plus, la nier – peut effectivement se vivre comme un important défaut de reconnaissance. Les cas les plus nets se produisent lorsque le professionnel se voit traité comme un exécutant. Il peut s’agir d’un employeur qui ne reconnaît au professionnel à son emploi aucune marge de manœuvre de jugement ; il peut s’agir aussi d’un client à la démarche intempestive qui exige du professionnel un certain type d’action ou de décision (la production d’un billet de complaisance ou la modification de certaines données dans un rapport, par exemple). Dans ces types de situations, c’est l’identité du professionnel qui se voit heurtée, remise en question, car son autonomie est précisément au cœur de cette dernière. Qu’il réagisse en se soumettant à l’exigence exprimée ou qu’il y résiste ne change pas le fait que c’est son rapport à son identité professionnelle qui se voit interpellé. Son identité constituée de savoirs, savoir-faire, représentations collectives et valeurs d’un certain type n’acquière sa cohérence et son unité que dans la capacité du professionnel d’évaluer, juger et décider par lui-même de ce qui devrait être fait dans le respect des « règles de l’art » et des valeurs de la profession. Bien entendu, l’évaluation, le jugement et la décision n’ont pas à être l’apanage du professionnel en toute situation afin que l’on puisse parler d’autonomie professionnelle. Mais s’il existe des écarts acceptables à l’intérieur desquels le professionnel se sent respecté dans son rôle – et son identité –, il existe aussi des seuils à ne pas franchir. Au-delà de ceux-ci, le professionnel risque de ne plus se sentir reconnu et apprécié en tant que professionnel. Il risque également de ne plus se sentir luimême comme un professionnel. Cette relation étroite entre autonomie 122

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et identité professionnelles permet de comprendre en quoi la déprofessionnalisation – qui se traduit par des restrictions de l’autonomie professionnelle – représente un risque pour cette identité. La déprofessionnalisation doit être comprise comme un processus dont les effets se situent sur un continuum : selon qu’elle est plus ou moins prononcée, la déprofessionnalisation – surtout selon ses troisième et quatrième sens – est susceptible de nous laisser en présence de professionnels dont les pratiques de moins en moins autonomes seront peu, ou ne seront plus, en lien avec les valeurs constitutives de leur idéal professionnel. Non pas que ces professionnels agiraient à l’encontre des valeurs de la profession, mais ces valeurs et l’idéal professionnel qu’elles expriment cesseraient d’être des repères ou des référents orientant les pratiques du professionnel. Ces professionnels ne dévieraient pas délibérément de l’idéal professionnel ; c’est plutôt que leur activité de travail ne se rapporterait plus – ou plus de façon dominante – à cet idéal. Ce sont ces professionnels qui ne se sentiraient plus eux-mêmes comme des professionnels. À ce cas de figure s’ajoute celui de professionnels pratiquant ce que l’on pourrait appeler de la résistance. Ce serait le cas de professionnels qui, subissant les effets des contraintes sur leur autonomie, chercheraient néanmoins à tout prix à s’affirmer en tant que professionnels, au risque de vivre de difficiles tensions entre leurs diverses loyautés. Faisant corps avec leur identité professionnelle, ce sont les plus susceptibles de vivre un mal-être au travail. Le premier de ces cas de figure est le plus intrigant. Que peut-il se passer pour que des professionnels en viennent, d’une certaine façon, à délaisser leur identité professionnelle ? Cette question demeure relativement peu analysée, mais certaines interprétations intéressantes ont été proposées (Bégin et al., 2019). On sait par exemple qu’en soumettant l’activité professionnelle aux impératifs de la bureaucratisation4, on assiste à ce que l’on pourrait qualifier de survalorisation de l’expertise technique, au détriment des autres repères de sens de la 4. « Fully realized, ideal-typical bureaucracy is intrinsically at odds with professionalism, since its aim is to reduce discretion as much as possible so

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profession. Selon W. Richard Scott (2008 : 232), le regroupement des professionnels dans des organisations de service rendrait ainsi le travail professionnel et l’organisation des services professionnels plus perméables à des logiques d’action autres que celles censées guider l’action professionnelle. Pensons notamment à la managérialisation du travail et aux standards et indicateurs de performance qu’elle impose. Comme le souligne à son tour François Aballéa, [la] volonté d’autonomie [des professionnels] est de plus en plus contestée et les employeurs réaffirment de plus en plus nettement leurs prérogatives, exigeant de leur personnel la poursuite d’objectifs fixés par eux-mêmes et un exercice professionnel encadré par des normes et des principes définis par l’institution (2013 : 20).

Dans ces contextes de travail, le professionnel se voit de plus en plus reconnu comme un expert technique, mais de moins en moins comme un professionnel devant bénéficier d’une marge de manœuvre qui lui permet d’exercer son jugement professionnel. Traité essentiellement comme un exécutant, il peut en venir à se percevoir comme tel. Tout ne semble toutefois pas pouvoir s’expliquer sous l’angle de la perte d’identité. Serait bien souvent à l’œuvre, également, un processus de substitution d’une identité de travail par une autre. On peut émettre l’hypothèse que cela serait particulièrement facilité par la déprofessionnalisation comprise en son troisième sens, c’est-à-dire l’accroissement de l’emprise exercée par les institutions et organisations sur les professionnels. On doit d’abord savoir que le contenu d’une identité de travail (dont l’identité professionnelle est une catégorie) n’est pas fixé une fois pour toutes par la formation professionnelle initiale. Ce contenu se verra constamment soumis à une négociation entre l’individu et son milieu de travail (Solbrekke, 2008 : 488). L’identité professionnelle apprise lors de la formation scolaire peut ainsi être reléguée au second plan ou même se voir entièrement supplantée par une identité as to maximize the predictability and reliability of its services or products » (Freidson, 2001 : 217).

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dite organisationnelle. Cela s’expliquerait au moins en partie par le fait qu’une identité donnée est consolidée et renforcée par l’action qui lui correspond. Par exemple, plus les actions d’un individu sont celles d’un professionnel, plus son identité professionnelle deviendra forte ; plus il sera reconnu par ses supérieurs et par ses pairs – professionnels ou non – comme un professionnel, plus son identité professionnelle sera consolidée. L’inverse est toutefois tout aussi vrai. On peut ainsi prévoir que plus les attentes exprimées sont techniques et orientées par des finalités de productivité – sans autre requête ou sollicitation réflexive adressée aux professionnels –, plus le glissement vers l’identité organisationnelle risque de se produire. Dans les cas de déprofessionnalisation des individus, c’est l’appartenance à la profession et à son idéal qui se verrait donc effacée progressivement, au bénéfice d’une identité organisationnelle. Il est alors postulé que l’action de ces professionnels se verrait davantage orientée en fonction de normes, valeurs et attentes rattachées à un autre rôle qu’occupe le professionnel au sein de l’organisation. C’est ainsi que se produirait une « crise d’identité » ou plus vraisemblablement un changement de paradigme identitaire qui « se traduit ainsi par l’effacement progressif, mais constant, du sentiment d’appartenance à un groupe de travail » (Lacroix, 2011 : 74). Hugh Gunz et Sally Gunz présentent l’identité organisationnelle de la façon suivante : The « organisational » identity is that of a professional who has taken on some of the characteristics of a non-professional employee of the NPO [non-professional organization], in the limit, seeing him- or herself as an employee who just happens to have, for example, a law, accounting or engineering degree. This identity is more likely to be associated with proletarianization, which proposes that professionals become like other employees of the NPO (2007 : 855).

Ces auteurs soulignent à leur tour que les conduites liées aux identités organisationnelles en viennent à paraître « naturelles », qu’elles s’imposent alors comme des conduites appropriées.

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Certains facteurs participeraient à augmenter la probabilité que domine l’identité organisationnelle (Gunz et Gunz, 2007 : 856-859) : le professionnel consacre plus de temps à des activités non professionnelles qu’à des activités professionnelles ; le professionnel est impliqué dans les processus de décision stratégique de son organisation ; le professionnel ne croit pas que son travail en tant que professionnel puisse être concrètement récompensé par l’organisation (au moyen de primes ou d’avancements) ; le professionnel croit qu’il y a des risques importants que son travail soit donné en sous-traitance. Ces facteurs font voir pour l’essentiel que l’identité priorisée est susceptible de varier en fonction des contextes de travail où le professionnel fait valoir son expertise. Des facteurs plus diffus tels l’approbation par les pairs et le besoin de reconnaissance sont également très importants à considérer. Une déprofessionnalisation au profit de l’identité organisationnelle permettrait également d’expliquer certaines formes de déresponsabilisation des professionnels par rapport aux attentes exprimées par leur déontologie et leur éthique professionnelles. L’identité fournit le cadre cognitif à partir duquel sont interprétées les situations de travail. Or, les identités organisationnelles contiennent souvent des règles morales moins consensuelles et, surtout, moins explicites et exigeantes que l’identité professionnelle : les enjeux éthiques des situations vécues pourraient alors passer plus facilement inaperçus (Butterfield, Trevino et Weaver, 2000 : 988-990). Cette faiblesse de la référence morale des identités organisationnelles sera particulièrement marquée dans les organisations dont les cultures informelles (Bazerman et ­Tenbrunsel, 2013 :117-127) ou encore les discours et représentations véhiculés (Dryzek, 1996) sont peu ou aucunement sensibles à la dimension éthique des situations problèmes rencontrées. De tels contextes organisationnels favorisent à coup sûr un désengagement moral (White et al., 2009) des professionnels ayant entamé un processus de déprofessionnalisation. Dans de tels cas, la loyauté envers l’organisation aura entièrement supplanté celle qui est due à la profession.

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CONCLUSION La substitution de l’identité professionnelle par une identité organisationnelle est-elle chose fréquente ? Touche-t-elle certaines catégories de professionnels plus que d’autres ? Est-il possible de faire cohabiter de façon suffisamment harmonieuse ces deux types d’identité, de sorte à réduire les tensions engendrées par les loyautés multiples ? Ce sont des questions auxquelles il n’est guère possible de répondre dans l’état actuel des connaissances. On pourrait vouloir proposer des réponses sur la base de nombreux indices disponibles, mais il manque néanmoins d’études de terrain pour les soutenir avec fermeté. Il est toutefois difficile de nier que des processus de déprofessionnalisation ont cours et qu’ils touchent de diverses façons les professionnels, les professions et l’institution professionnelle elle-même. Au point d’intersection de ces processus de déprofessionnalisation se loge l’enjeu de l’autonomie professionnelle, qui est au cœur de l’activité professionnelle et du sens que cela fait de parler de profession et de professionnalisme. Les thèses formulées autour de cette notion de déprofessionnalisation participent toutes à mettre en lumière la fragilisation de l’autonomie professionnelle. Les développements proposés dans ce texte visaient d’abord à mieux faire comprendre ce qu’il en est de ce phénomène de déprofessionnalisation sous ses multiples sens et, ensuite, à s’attarder à cette convergence autour de la fragilisation de l’autonomie professionnelle. Il s’agissait alors de conduire la réflexion un cran plus loin en direction de l’identité professionnelle, dont le sort est inséparable de celui de l’autonomie professionnelle. L’identité professionnelle est habituellement abordée d’un point de vue interne aux acteurs professionnels, de façon à mieux comprendre ce qui les conduit à la forme d’engagement qu’elle exprime envers la profession. La perspective proposée ici consistait plutôt à interroger les pressions qu’elle est susceptible de subir dès lors que des processus de déprofessionnalisation et d’atteinte à l’autonomie professionnelle sont en marche. Il reste encore beaucoup à apprendre autour de ces phénomènes de déprofessionnalisation, de fragilisation de l’autonomie professionnelle et d’identité p­ rofessionnelle

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à risque. Les relations entre ces phénomènes valent particulièrement la peine d’être explorées en vue de mieux comprendre, prévoir et prévenir, si possible, certaines trajectoires qui semblent se dessiner pour les professionnels et leurs activités.

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ÊTRE UN AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL : L’ADVOCACY1 SYSTÉMIQUE POUR RÉSOUDRE LES CONFLITS DE LOYAUTÉS MULTIPLES Marie-Josée Drolet, Annie Carrier, Anne Hudon et Samia Hurst

Un individu conscient et debout est plus dangereux pour le pouvoir que dix mille individus endormis et soumis. Mahatma Gandhi Si tu veux aller vite, marche seul. Si tu veux aller loin, marchons ensemble. Proverbe africain

1. Dans ce chapitre, le terme anglais « advocacy » est utilisé dans sa langue d’origine, sans italique, notamment parce qu’il est abondamment utilisé non seulement dans les milieux anglophones, mais également dans les milieux francophones. Aussi est-il difficile de traduire ce terme anglophone par un mot français capable de couvrir l’ensemble des actions qu’il désigne comme défendre, influencer, plaider, promouvoir ou revendiquer.

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INTRODUCTION Le premier tome de cette série consacrée aux conflits de loyautés multiples (Centeno et Bégin, 2015) de même que ce second tome sur le même thème illustrent, par un ensemble patent de témoignages, que les conflits de loyautés multiples sont inhérents à toute pratique professionnelle. Ces ouvrages attestent également un autre fait, à savoir que ces conflits ont bien souvent des dimensions systémiques, c’està-dire institutionnelles et même sociales. De fait, les professionnels vivent des conflits de loyautés multiples dont les causes ne sauraient se réduire aux individus et à leurs interactions (Bushby et al., 2015 ; Drolet et Goulet, 2017 ; Durocher et al., 2016 ; McCarthy et Gastmans, 2015). Ceux-ci peuvent ainsi être confrontés à des situations complexes qui, à première vue, les dépassent et s’apparentent, dans une certaine mesure, au célèbre combat opposant David à Goliath. C’est ce fait qui nous préoccupe ici et qui constitue le thème central du présent chapitre. Dans le second tome, certains chapitres traitent des conflits de loyautés multiples vécus par des professionnels de la santé (pharmaciens et infirmières2) ou de la réadaptation (ergothérapeutes3). Les histoires et les vignettes qui y sont présentées démontrent de façon éloquente que ces conflits impliquent certes les individus touchés par ces situations, mais s’étendent également à des sphères plus larges, soit aux institutions ou organisations qui chapeautent ces individus ou transigent avec eux et même aux politiques ou lois qui régissent plus largement la société. Autrement dit, les conflits de loyautés multiples ont des dimensions micro-environnementales4 (se situant à l’échelle des individus et de leurs interactions) ainsi que des dimensions méso-­ 2. Les médecins et les nutritionnistes constituent d’autres exemples de professionnels de la santé. 3. Les orthophonistes et les physiothérapeutes sont aussi des professionnels de la réadaptation. 4. Nous nous inspirons ici librement des trois domaines de l’éthique de Glaser (1994) que sont les micro (individus), méso (institutions) et macro (société) environnements, sachant que d’autres typologies existent en sciences humaines (Bronfenbrenner, 1979) et en ergothérapie (Craik, Davis

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environnementales (se situant à l’échelle des institutions ou des organisations), voire macro-environnementales (se situant à l’échelle des communautés ou des populations ainsi que des politiques ou des lois) qui sont importantes à considérer. Pour résoudre ces conflits tout en protégeant les droits et intérêts des patients5, les professionnels6 de la santé ou de la réadaptation doivent parfois s’engager dans des activités d’advocacy. Dans ce chapitre, l’advocacy correspond au fait pour un professionnel de plaider, de promouvoir, de défendre ou de revendiquer le respect des droits, intérêts ou besoins d’un individu (généralement un patient) ou d’un groupe de personnes. Ce faisant, il tente d’influencer diverses personnes ou organisations afin de modifier un état de choses considéré comme inadéquat ou injuste. Autrement dit, il s’agit pour lui d’agir à titre d’agent de changement afin de soutenir un ou des patients, voire d’autres groupes d’individus dans la promotion ou la défense de leurs droits et intérêts, de façon à ce que leurs besoins soient satisfaits ou mieux satisfaits (Lee et Rodgers, 2009). D’ailleurs, maints référentiels de compétences, élaborés par des associations, ordres ou collèges professionnels, exigent des professionnels de la santé ou de la réadaptation qu’ils soient des agents de changement dans leur pratique professionnelle (ACE, 2012 ; APC, 2006 ; CANMEDS, 2015 ; CCPUP, 2009 ; GCNP, 2009 ; OOAQ, 2011 ; UKCC, 1989). Dans le cas des conflits de loyautés multiples, mais également en présence d’autres enjeux de nature éthique (Drolet et Hudon, 2014), ces professionnels sont donc conviés à réaliser des activités d’advocacy adaptées à l’enjeu rencontré. Tantôt, ces activités cibleront plus

et ­Polatajko, 2013), lesquelles distinguent les dimensions micro, méso et macro-systémiques plutôt qu’environnementales. 5. Dans ce chapitre, le terme « patient » est utilisé pour désigner les personnes recevant des soins de santé ou participant à des services de réadaptation. Ce terme a été préféré aux mots « client », « usager » et « bénéficiaire ». 6. Par souci de simplification du propos et d’inclusion de la minorité masculine des professionnels de la santé et de la réadaptation, le genre masculin est utilisé dans le présent chapitre.

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particulièrement les individus visés par la problématique et se situeront à l’échelle micro-environnementale. À titre d’exemple, elles peuvent prendre la forme d’activités de conscientisation, d’enseignement ou de formation dirigées vers des acteurs désignés. À d’autres moments, les activités d’advocacy cibleront de façon plus large des regroupements d’individus, des organisations touchées par le conflit, voire la société dans son ensemble, afin que de réels changements organisationnels ou sociaux puissent s’opérer (Drolet, 2018). Ces activités se situeront alors à l’échelle méso, voire macro-environnementale. Lorsqu’on parle du rôle d’agent de changement dans ces contextes, on renvoie alors à l’agent de changement « social » et aux activités d’advocacy systémique. À cet égard, une problématique importante doit être soulevée. Dans les faits, les professionnels de la santé ou de la réadaptation ne mobilisent que rarement des stratégies d’advocacy qui visent les dimensions méso et macro-environnementales des enjeux auxquels ils sont confrontés (Drolet et Goulet, 2017). Les stratégies généralement mises de l’avant (et celles souvent proposées) pour gérer ces situations s’avèrent donc partiellement efficaces puisqu’elles sont guidées par une approche individualiste qui cible de façon restreinte les attitudes, les croyances et les comportements des individus impliqués, en négligeant les dimensions systémiques des enjeux. Ainsi, bien qu’essentielles, les solutions de nature micro-environnementale se révèlent bien souvent insuffisantes pour résoudre à leur source les conflits de loyautés multiples ayant des dimensions systémiques. Plusieurs hypothèses peuvent contribuer à expliquer cette tendance, c’est-à-dire cette inadéquation entre les causes des conflits (souvent systémiques) et les stratégies d’emblée mobilisées par les professionnels pour les résoudre (principalement individualistes). Quatre de ces hypothèses sont discutées dans les paragraphes suivants. Premièrement, la formation des professionnels de la santé ou de la réadaptation est actuellement majoritairement axée sur les aspects cliniques de la pratique. Ces professionnels sont en effet généralement formés et socialisés dans un contexte où le rôle de clinicien occupe une très grande place. Ils reçoivent en comparaison bien peu d’enseigne134

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ment à propos des problèmes qui touchent les organisations prodiguant les soins de santé et les services de réadaptation, les communautés dont sont issus les patients ainsi que la société et son organisation dans son ensemble. De fait, les formations relatives à la littératie politique (c’està-dire aux connaissances et aux compétences touchant les aspects politiques qui s’opèrent aux échelles méso et macro-­environnementales de leur pratique professionnelle) et à l’argumentation sont quasiment absentes des corpus universitaires et des formations continues offertes aux professionnels de la santé ou de la réadaptation (Dhillon et al., 2010 ; Sullivan et Main, 2007). Il est donc possible que ces professionnels manquent de connaissances et n’aient pas développé les compétences dans ces domaines (littératie politique et argumentation) pour être en mesure de bien comprendre le rôle d’agent de changement social et de l’exercer avec aisance. Ces lacunes dans la formation pourraient aussi expliquer le fait que plusieurs professionnels de la santé ou de la réadaptation se disent peu à l’aise d’exercer ce rôle social (Heinowitz et al., 2012). Deuxièmement, certains professionnels considèrent le rôle d’agent de changement social comme facultatif, c’est-à-dire comme non essentiel à leur pratique professionnelle, laquelle devrait s’en tenir aux aspects cliniques (Aguilar et al., 2013). Dans ce contexte, des auteurs estiment qu’un changement de paradigme est requis pour que le rôle d’agent de changement social soit pleinement assumé (Lee et Rodgers, 2009), de manière à ce qu’il fasse partie intégrante de l’identité professionnelle. Au sujet de cette résistance contre le fait de considérer le rôle d’agent de changement social comme essentiel, des chercheurs soulignent que cette posture pourrait s’expliquer par des éléments liés à la socialisation selon le genre (Grayson, 1993 ; Griffin, 2001 ; Kelly, 1996 ; Redick, McClain et Brown, 2000 ; Restall et Ripat, 2008). Étant donné que les professionnels de la santé ou de la réadaptation sont en majorité des femmes, il est possible, estiment-ils, que la valorisation sociale de certaines caractéristiques dites féminines (par exemple le fait de valoriser l’adaptation, le compromis et la sollicitude avant l’argumentation) contribue à cet inconfort d’embrasser pleinement le rôle d’agent de changement social (Grayson, 1993 ; Griffin, 2001 ; Kelly, 135

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1996). De plus, des études montrent que les femmes sont en général moins formées que les hommes aux rudiments de base de l’argumentation (Redick, McClain et Brown, 2000 ; Restall et Ripat, 2008). Troisièmement, en plus d’être parfois perçue comme facultative, la pratique de l’advocacy systémique peut également être perçue comme inadmissible ou hors du rôle admissible pour des cliniciens. Le mandat thérapeutique est en effet fondé sur deux piliers qui semblent à première vue l’exclure : la pratique centrée sur le patient et l’abstention de tout abus de pouvoir (Hurst, 2012). Or, assumer un rôle d’agent de changement social implique un éloignement du patient individuel, et faire peser son rôle de clinicien dans la défense d’une position politique peut sembler relever d’une forme d’abus de pouvoir. Il faut souligner que l’advocacy systémique peut, dans les faits, être pratiquée de manière à respecter ces deux éléments de la pratique professionnelle. La pratique centrée sur le patient peut être conservée dans l’accomplissement d’actions aux échelles méso et macro-environnementales, comme c’est d’ailleurs généralement le cas dans la plupart des efforts de santé publique. Dès lors que cette pratique est conservée, la défense de la santé et celle des patients restent incluses dans les mandats des professionnels de la santé et ne constituent pas en tant que telles un abus de pouvoir. Des positions politiquement tranchées et parfois très à contre-courant des politiques en vigueur ont ainsi été défendues sans transgression de ces limites professionnelles (Hastings, 2012). Quatrièmement, il faut ajouter que la pratique d’activités d’advocacy systémique n’est pas sans risque. Comme l’indiquent Courtland C. Lee et Roe A. Rodgers (2009), le professionnel qui s’engage sur cette voie peut vivre de la pression, voire subir le harcèlement de supérieurs au travail, être ostracisé par certains de ses collègues, avoir une réputation de fauteur de trouble, perdre certaines occasions d’avancement de carrière ou constater l’effritement de la frontière entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle. En bref, le professionnel qui actualise le rôle d’agent de changement social en réalisant des activités d’advocacy systémique peut en subir des conséquences négatives somme toute importantes.

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Ces hypothèses permettent possiblement d’expliquer l’inadéquation qui se présente dans les faits entre les causes des conflits de loyautés multiples (souvent systémiques) et les stratégies spontanément mises de l’avant par les professionnels pour les résoudre (principalement individualistes), soit que : 1) les professionnels sont essentiellement formés pour être des cliniciens et peu formés à la littératie politique et à l’argumentation, 2) ils sont socialisés d’une manière peu favorable à l’exercice du rôle d’agent de changement social, 3) ils perçoivent ce rôle comme inadmissible, car celui-ci est potentiellement lié à un abus de pouvoir et 4) la pratique de l’advocacy systémique n’est pas sans risque individuel pour eux. Devant ces constats, il n’est guère étonnant que les professionnels de la santé ou de la réadaptation qui cherchent à résoudre des conflits de loyautés multiples mettent souvent de côté les dimensions systémiques de ces conflits. Or, en plus de limiter l’efficacité de leurs solutions, ce manque d’adéquation entre les causes de ces conflits et les moyens utilisés pour les résoudre fait en sorte que plusieurs professionnels se sentent dépassés par ces enjeux, allant jusqu’à vivre de la souffrance et du mal-être au travail, voire de l’épuisement professionnel (Durocher et al., 2016 ; McCarthy et Gastmans, 2015). Les conséquences négatives de ces enjeux sur la santé et le bienêtre des professionnels ainsi que sur leur capacité à effectuer un travail de qualité sont d’ailleurs bien répertoriées (Bushby et al., 2015 ; McCarthy et Gastmans, 2015). Jennifer Centeno et Luc Bégin résument judicieusement la situation : « […] stress, dépressions, burn-out, voire suicides : ce sont là quelques-unes des manifestations de la souffrance et du mal-être vécus dans les milieux de travail » (2015 : 5). Sur ce sujet, une étude pancanadienne révèle des statistiques pour le moins troublantes : Près de 24 % de travailleurs souffriraient de détresse psychologique, 12 % d’épuisement émotionnel, 6 % présenteraient des symptômes de dépression et 4 % des signes d’épuisement professionnel. […] Les problèmes de santé mentale coûtent plus de 50 milliards de dollars chaque année à l’économie canadienne [et] 47 % des travailleurs canadiens estiment que leur emploi est l’élément le plus stressant de leur quotidien (Letarte, 2017).

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Par ailleurs, la récente progression des modes de gestion néo­ libéraux peu participatifs dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec contribue à alimenter ces difficultés (Clouston, 2014 ; Durocher et al., 2016 ; Leicht et al., 2009 ; Mackey, 2014 ; Newman et Lawler, 2009). À cet effet, l’insistance actuelle des associations, ordres ou collèges professionnels quant à la nécessité pour les professionnels de la santé ou de la réadaptation de réaliser des activités d’advocacy systémique apparaît d’autant plus justifiée. Pour toutes ces raisons, il nous est apparu judicieux d’accorder une attention particulière à l’advocacy systémique. Le présent chapitre est donc entièrement consacré au rôle d’agent de changement social des professionnels de la santé ou de la réadaptation, lequel se révèle un complément bien souvent nécessaire au traditionnel rôle de clinicien. Les prochaines sections de ce chapitre décrivent plus en détail en quoi consistent exactement le rôle d’agent de changement social et l’advocacy systémique, tout en fournissant des exemples d’activités d’advocacy systémique en médecine ainsi qu’en ergothérapie et physiothérapie. Elles précisent également qui sont les partenaires potentiels du professionnel dans la réalisation de ce rôle et présentent des ressources pouvant le soutenir dans la conduite de ces activités. ADVOCACY SYSTÉMIQUE POUR ÊTRE UN AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL Pour cerner plus précisément le rôle d’agent de changement (ou d’advocate) du professionnel de la santé ou de la réadaptation, les résultats d’une étude de portée (scoping study) sont ici résumés. À partir de neuf banques de données (en sciences de la santé et en droit) et élargie aux sites Web pertinents ainsi qu’aux listes de références des articles retenus, cette étude a couvert les écrits publiés jusqu’en février 2012 portant sur l’advocacy des professionnels de la santé, de la réadaptation et des services sociaux (Carrier et al., 2014). Pour offrir un portrait plus actuel, des écrits pertinents intentionnellement ciblés ont été intégrés en décembre 2017.

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Dans les 48 écrits retenus pour l’analyse finale, le rôle d’advocate ne fait pas l’objet d’un consensus clair. En effet, certaines définitions de ce rôle sont tantôt larges ou vagues (par exemple, le rôle d’advocate s’amalgamerait aux obligations déontologiques du professionnel), tantôt limitées ou spécifiques (par exemple, ce rôle serait essentiellement actualisé par la réalisation d’actions de dénonciation [whistleblowing]). Néanmoins, suivant le but visé, les auditoires cibles7, les actions posées, les contextes dans lesquels les activités d’advocacy sont réalisées et les environnements au sein desquels le professionnel exerce son influence (micro, méso ou macro), il est possible de dégager deux figures types de l’advocacy, soit l’advocacy clinique et l’advocacy systémique (voir la figure 1).

FIGURE 1 ADVOCACY CLINIQUE ET SYSTÉMIQUE EN FONCTION DES ENVIRONNEMENTS OÙ S’EXERCE L’INFLUENCE

7. La notion d’auditoire cible est expliquée plus loin, dans la présentation des stratégies communicationnelles pouvant soutenir le professionnel dans son rôle d’agent de changement social.

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L’advocacy clinique a surtout pour but de résoudre des enjeux ayant des causes micro-environnementales et de soutenir une personne (en général un patient donné) dans sa prise de décision, l’exercice de ses droits, le respect de ses intérêts et la réponse adéquate à ses besoins. Des exemples de telles situations sont la cessation de traitement pour une personne en soins palliatifs, la protection de la confidentialité de l’intervention chez un mineur ou la revendication auprès d’un tiers au nom d’un patient. L’advocacy clinique aura dès lors comme auditoire cible la personne que tente de convaincre un patient, soit-elle un membre de sa famille, un membre de l’équipe ou un partenaire externe (par exemple son employeur ou son assureur). Réalisées dans le contexte quotidien de la clinique (micro-environnement), les actions de l’advocate clinique impliquent d’abord de comprendre les valeurs du patient, de l’informer de ses droits et de ses options et, à sa demande et en collaboration avec lui, d’entreprendre les activités requises pour résoudre le problème. Effectuées en partenariat avec les individus concernés, ces actions exigent aussi de discuter et de revendiquer avec ou pour un individu ou un groupe de personnes, de rédiger des notes complètes et systématiques au dossier, voire de dénoncer des situations inacceptables. Dans les écrits, le rôle d’agent de changement clinique est vu comme une obligation inhérente au statut de professionnel et à la relation thérapeutique. Par contraste, l’advocacy systémique transcende le milieu de la clinique pour s’étendre aux méso et macro-environnements. Lorsqu’elle concerne le méso-environnement, l’advocacy systémique vise à influencer les décisions extra-cliniques qui touchent la vie de plusieurs patients (actuels ou potentiels) faisant face au même problème ou à un problème similaire (par exemple la stigmatisation organisationnelle ou encore la discrimination inique à l’admission ou pendant les interventions). Le but est de faire modifier des règlements, politiques ou procédures de l’établissement de santé ou de services sociaux, en exerçant une influence sur plusieurs auditoires cibles au sein de l’organisation, notamment les décideurs de l’établissement comme les gestionnaires ou les administrateurs du conseil d’administration. Réalisées dans le cadre d’instances de l’établissement, les actions de 140

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l’advocate systémique entendent ici corriger un problème à sa source, et ce, pour tous les patients concernés, ceux d’aujourd’hui comme ceux de demain. Il pourrait par exemple être question de réaliser, en collaboration avec des collègues et des patients, des activités d’éducation, de sensibilisation, de conscientisation et de revendication en vue d’éclairer le problème, de façon à ce que celui-ci soit connu dans le milieu par les personnes à même de corriger la situation. Contrairement à l’advocacy clinique qui se réalise dans le contexte quotidien de la clinique, qui concerne un patient donné et qui requiert de convaincre une ou quelques personnes impliquées auprès de ce patient, l’advocacy systémique de nature méso-environnementale a plutôt pour cible un élément organisationnel qu’il s’agit de modifier pour mettre fin à une injustice systémique qui touche plusieurs patients. Ce faisant, ce type d’advocacy systémique requiert d’influencer, voire de convaincre plusieurs acteurs sociaux, notamment des décideurs au sein de l’établissement. Une fois que les actions de l’advocate systémique ont porté leurs fruits, le problème ne devrait plus se présenter dans l’avenir pour les patients concernés. Enfin, l’advocacy systémique de nature macro environnementale a une portée plus large que l’advocacy systémique de nature méso-­ environnementale. En effet, lorsqu’elle concerne le macro-­ environnement, l’advocacy systémique vise à influencer les décisions extra-organisationnelles qui touchent la vie d’un grand nombre de patients (actuels ou potentiels) faisant face à la même problématique (par exemple la discontinuité dans leur trajectoire de soins, le vide de services ou le racisme systémique) (Drolet et Goulet, 2018 ; ­Rondeau-Boulanger et Drolet, 2016). Les actions de l’agent de changement peuvent avoir pour but de modifier des aspects de l’organisation des soins de santé ou des services sociaux, les lois sanitaires ayant un effet sur la santé, le développement, le bien-être et la justice sociale ou des règlements afférents. Le cas échéant, les lois sanitaires visées peuvent être de nature administrative (par exemple l’accès aux services pour les personnes âgées), pénale (par exemple la détermination des peines juvéniles) ou privée (par exemple les règlements relatifs à la garde des enfants). Les buts des actions de l’advocate 141

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s­ ystémique seront alors de créer, de modifier ou d’appliquer les lois et règlements de façon thérapeutique, c’est-à-dire de manière à ce que ceux-ci soutiennent et promeuvent la santé et le bien-être des individus. Conséquemment, son influence cherche à s’exercer à l’échelle sociétale (macro-environnementale), en ceci que ses auditoires cibles sont ici les décideurs des différents paliers de pouvoir (gouvernement national, provincial ou municipal). Pour exercer une certaine pression politique, l’advocate systémique pourra chercher à influencer les décideurs en ralliant à sa cause l’opinion publique. Il est ainsi souhaité que la pression populaire puisse aider à faire bouger les choses dans la direction souhaitée. Dans un contexte d’initiatives individuelles ou au sein d’un groupe d’activistes, il réalisera diverses actions qui auront pour cible des acteurs sociaux précis ou des collectivités. Ses actions seront variées, allant de l’appartenance à un groupe de revendication (par exemple un syndicat, une association professionnelle, un regroupement citoyen, un groupe de lobbyistes ou une coalition) au partage des résultats de recherche, en passant par l’utilisation des médias, la prise de parole publique, la création d’un blogue, la rédaction de lettres d’opinion, le dépôt d’une pétition ou d’un mémoire à l’Assemblée nationale, l’organisation ou la participation à une manifestation et le lobbying auprès d’élus. À ce degré d’engagement social, il est possible que les frontières entre les vies professionnelle et personnelle du professionnel soient ténues et qu’il soit difficile pour certains de poursuivre, à temps plein, leur pratique professionnelle. Dans la plupart des écrits recensés, l’advocacy systémique est considérée comme une occasion importante à saisir pour le professionnel de la santé ou de la réadaptation pour améliorer la santé et le bien-être de la population. Des auteurs estiment aussi que l’advocacy systémique fait tout autant appel à la responsabilité éthique des professionnels que l’advocacy clinique (Drolet et Hudon, 2014 ; Lee et Rodgers, 2009). Ces catégorisations de l’advocacy mettent en lumière un continuum qui débute près du rôle traditionnel de clinicien (advocate clinique) pour s’en éloigner progressivement (advocate systémique). Elles permettent aussi de constater que les actions proches du rôle traditionnel du professionnel font appel à des connaissances et à des 142

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compétences qui sont somme toute collées à sa formation initiale. Au contraire, les actions que requiert l’advocacy systémique exigent la mobilisation de vastes connaissances, compétences et expériences, en plus de requérir des qualités personnelles particulières (comme faire montre de leadership, être un bon stratège politique et un bon communicateur et avoir la capacité de fédérer des personnes ou organisations autour d’une idée, d’un projet) (Finalyson, 2013) ainsi que certaines qualités éthiques déterminées (par exemple avoir une vision sociale inspirante et motivante) (Lee et Rodgers, 2009). Somme toute, l’advocacy systémique est un moyen permettant au professionnel d’être un agent de changement social, de façon à ce qu’il puisse, en collaboration avec divers partenaires, contribuer plus largement à la santé et au bienêtre de la population et à la mise en place d’institutions sociales plus justes et plus inclusives. PARTENAIRES POTENTIELS DE L’AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL Comme indiqué en introduction, l’advocacy systémique n’est pas sans risque pour le professionnel qui décide de devenir un agent de changement social. Aussi a-t-il avantage, lorsque vient le moment de concrétiser des activités d’advocacy systémique, à se solidariser avec d’autres personnes ou organisations. Ce type d’alliance permet, d’une part, à l’agent de changement social de ne pas porter seul cette responsabilité et, d’autre part, de non seulement bonifier son projet, mais également de faire avancer plus efficacement et collectivement la cause qu’il défend (Carrier et al., 2014 ; Dorfman, Sorenson et Wallack, 2009 ; Drolet, Lalancette et Caty, 2015 ; Goodman-Lavey et Dunbar, 2003 ; Lee et Rodgers, 2009). Ainsi, comme l’affirment Dorfman et ses collaborateurs (2009), une fois la problématique cernée et décrite, l’un des aspects cruciaux de l’advocacy systémique réside dans l’obtention d’appuis et le développement de partenariats, voire de coalitions en vue de défendre efficacement les droits et intérêts des individus ou des groupes concernés. D’ailleurs, de plus en plus d’études tendent à soutenir l’hypothèse que les réseaux de partenariat joueraient un rôle

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déterminant dans l’efficacité des activités entreprises pour influencer les décideurs organisationnels et politiques (Contandriopoulos et al., 2017). Ainsi, tant la densité des relations que la position centrale des partenaires auraient un effet sur les résultats obtenus par les activités d’influence auprès des décideurs. Il s’agit alors de partager le pouvoir et l’imputabilité entre les partenaires, de même que les rôles et les responsabilités de chacun d’entre eux (Dorfman, Sorenson et Wallack, 2009). Il s’agit aussi ce faisant de fédérer leurs ressources humaines, matérielles et financières en vue de réaliser les changements sociaux requis (Dorfman, ­Sorenson et ­Wallack, 2009). En plus de procurer un poids politique et une crédibilité à la cause défendue, le partage entre les partenaires de leurs expertises, compétences et ressources respectives contribue au succès potentiel de l’advocacy systémique. Dans le tableau 1 sont énumérés des partenaires potentiels avec lesquels les professionnels pourraient s’allier pour concrétiser des activités d’advocacy systémique. Bien entendu, ce tableau n’est pas exhaustif, et d’autres partenaires pourraient être envisagés selon la cause défendue. Si la constitution de partenariats s’avère un moment important dans la conduite d’activités d’advocacy systémique, la désignation des situations pouvant requérir d’entreprendre de telles activités et l’opérationnalisation de ces activités s’avèrent tout aussi cruciales. Pour ce faire, des ressources ont été créées pour soutenir le professionnel.

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TABLEAU 1 PARTENAIRES POTENTIELS, INDIVIDUELS OU ORGANISÉS, POUR L’ADVOCACY SYSTÉMIQUE8 PARTENAIRE POTENTIEL

DESCRIPTION

Individuel Chercheur d’un collège9 ou d’une université

Personne dont une partie des tâches implique de réaliser des recherches et d’en diffuser les résultats. Ce partenaire peut établir la crédibilité d’un message (voir plus bas les stratégies communicationnelles).

Collègue disciplinaire ou interdisciplinaire

Professionnel de la santé ou de la réadaptation issu de la même discipline que le professionnel ou d’une autre discipline.

Dirigeant d’établissement

Gestionnaire ayant un certain pouvoir au sein d’une organisation. Ce peut être un chef d’équipe ou un directeur de programme.

Élu municipal, provincial ou fédéral (maire, conseiller, député, etc.)

Personne ayant obtenu le mandat démocratique de représenter une population donnée pour un temps déterminé (généralement quatre ans) à l’un des paliers législatifs (Assemblée nationale du ­Québec, s.d. ; Chambre des communes du Canada, s.d. ; Ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire du Québec, s.d.).

Fonctionnaire Personne employée par l’État qui a pour rôle de (sous-ministre, agent fournir le meilleur avis possible aux décideurs d’un ministère, etc.) politiques (élus), puis de mettre en œuvre leurs décisions (Morestin, 2017). Patient et sa famille

Personne qui reçoit les soins de santé et participe aux services de réadaptation ainsi que ses proches impliqués dans les soins et services.

8. Les partenaires potentiels, qu’ils soient individuels ou organisés, sont listés par ordre alphabétique. 9. Un nombre croissant d’enseignants des cégeps du Québec réalisent des activités de recherche.

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Personnalité publique (vedette de la télévision ou d’Internet, juriste reconnu, athlète de haut niveau, etc.)

Personne ayant une crédibilité populaire en raison de ses réalisations personnelles ou de sa notoriété. Ce partenaire peut soutenir la crédibilité d’un message (voir plus bas les stratégies communicationnelles), dans la mesure où il a un savoir expérientiel pertinent en fonction de la cause défendue (Drolet, Lalancette et Caty, 2019).

Personnel politique (membre du cabinet d’un ministre ou du maire, attaché politique d’un député, etc.)

Personne employée par l’État qui a pour rôle de fournir des avis partisans aux décideurs politiques, c’est-à-dire aux élus municipaux, provinciaux ou fédéraux (Morestin, 2017). Puisque le gouvernement est élu sur la base d’un programme politique, chaque politique publique doit être évaluée selon la position du parti et les conséquences probables de celle-ci sur le plan électoral. Contrairement aux fonctionnaires, les analyses du personnel politique intègrent donc des considérations de nature partisane.

Organisé : associatif ou institutionnel Association de défense des droits (association de patients ou de familles de patients, association professionnelle, etc.)

Organisme autonome ayant généralement pour mission de défendre les droits culturels, économiques, politiques et sociaux des personnes qu’il regroupe (par exemple les patients, les proches aidants). L’organisme peut fournir des services de soutien (par exemple un groupe de discussion). Il peut aussi informer le citoyen de ses droits en santé (Ménard, Martin avocats, s.d.). Les associations de patients ou de familles de patients se portent à la défense des droits de personnes aux prises avec différents problèmes de santé ou de leurs proches. Par exemple, « l’Association québécoise de la douleur chronique (AQDC) a pour mission d’améliorer la condition et de réduire l’isolement des personnes atteintes de douleur chronique au Québec » (AQDC, s.d.), tandis que l’Association des retraités se porte à la défense des droits des personnes à la retraite (AQDR, s.d.). Pour leur part, les associations professionnelles se portent à la défense des droits des professionnels de la santé ou de la réadaptation (CIQ, s.d.).

Commissaire local aux plaintes et à la qualité des soins et services

Personne qui travaille dans le réseau de la santé et des services sociaux et qui a pour rôle de traiter une plainte ou de la transmettre à l’autorité compétente, de promouvoir la qualité des soins et des services ainsi que de s’assurer du respect des droits des usagers des services (Portail Québec, s.d.).

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Conseil d’administration d’une organisation, voire d’un établissement

Le conseil d’administration est l’instance décisionnelle supérieure de toute organisation publique ou privée. Son principal rôle est de veiller aux intérêts de l’organisation et, le cas échéant, des administrateurs, tout en considérant les effets de ses décisions sur les différentes parties prenantes. « Il se situe au-dessus de l’équipe de direction dont le mandat est de s’occuper de la gestion courante de l’entreprise » (Collège des administrateurs de sociétés, 2009). Tout établissement de santé est dirigé par un conseil d’administration, qui doit rendre des comptes au ministre de la Santé (Gouvernement du Québec, 2018).

Groupe d’intérêts à but lucratif ou non

Organisation qui réunit des personnes partageant la mise en valeur d’un sujet particulier ou la défense d’une position précise sur ce sujet donné. Cette organisation réalise généralement des activités de lobbying auprès des décideurs. Comme l’observent Emiliano Grossman et Sabine Saurrugger (2012), « les groupes d’intérêt, tels que Greenpeace, ATTAC ou le MEDEF jouent un rôle croissant à tous les niveaux : national, européen, [nord-américain], mondial. Bien au-delà des seules stratégies d’influence sur lesquelles on tend à les replier, ils sont devenus socialement structurants ; leurs oppositions tendent à prendre le pas sur celles, classiques, entre employeurs et syndicats, et ils s’imposent de plus en plus comme producteurs de normes » (dos de l’ouvrage).

Instance gouvernementale (municipale, provinciale ou fédérale)

Ministère ou organisme relevant de l’administration publique. Au Québec, le ministère de la Santé et des Services sociaux et les organismes paragouvernementaux tels que la Régie de l’assurance maladie ou l’Office des personnes handicapées constituent des exemples de telles instances.

Ordre professionnel

Organisme autonome qui regroupe les personnes exerçant une même profession (CIQ, s.d.) et qui a pour « mandat de réglementer et de surveiller les activités professionnelles qui peuvent comporter des risques pour le public » (Office des professions, s.d.).

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Organisme communautaire ou entreprise d’économie sociale et ses regroupements

Organisation autonome qui œuvre dans le secteur de la santé, de la réadaptation ou des services sociaux. L’organisme communautaire est un organisme à but non lucratif enraciné dans sa communauté, libre de déterminer la conduite de ses activités et qui entretient une vie associative et démocratique, notamment au moyen de la constitution de son conseil d’administration où siègent les usagers de ses services (Coalition des Tables régionales des organismes communautaires, s.d.). Pour sa part, l’entreprise d’économie sociale est une coopérative, une mutuelle ou un organisme à but non lucratif qui « exerce des activités économiques à des fins sociales, c’est-à-dire qu’elle vend ou échange des biens et services non pas dans le but de faire du profit, mais plutôt dans celui de répondre aux besoins de ses membres ou de la communauté qui l’accueille » (Ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec, s.d.).

Parti politique (municipal, provincial ou fédéral)

« Tout groupe organisé de particuliers partageant au moins généralement les mêmes visées et opinions politiques, et cherchant à influer sur les politiques publiques par l’élection de leurs candidats à des charges publiques » (Le Réseau du savoir électoral, s.d.).

Protecteur du citoyen, Conseil pour la protection des malades et autres ombudsmans

Organisme institutionnel ou à but non lucratif qui a pour rôle de protéger le citoyen dans l’utilisation des services publics, y compris les soins de santé et les services de réadaptation (Assemblée nationale du Québec, s.d. ; Conseil de la protection des malades, s.d.).

Syndicat

Organisme autonome qui regroupe les travailleurs d’un même secteur et qui vise à protéger les conditions de travail de ses membres (CIQ, s.d.).

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ÊTRE UN AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL

DEUX RESSOURCES PERTINENTES POUR ÊTRE UN AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL EFFICACE Les écrits regorgent de cadres, modèles et outils qui ont été conçus dans divers domaines en vue de soutenir différents acteurs sociaux lorsqu’ils entreprennent des activités d’advocacy systémique (AOTPAC, 2000 ; Carrier et Contandriopoulos, 2015 et 2016 ; Dorfman, ­Sorenson et Wallack, 2009 ; Drolet et al., 2015 ; Kirsh, 2015 ; Kruger, 2014 ; Morestin, 2015 ; Nixon et al., 2017). Comme ces ressources sont généralement peu connues des professionnels de la santé ou de la réadaptation, il nous est apparu important d’en présenter deux d’entre elles que nous considérons comme intéressantes, notamment parce qu’elles sont issues de disciplines de la réadaptation. Cette section décrit donc le cadre critique de Stephanie Nixon et de ses collaborateurs (2017) et le modèle de planification des activités d’advocacy systémique d’Annie Carrier et Damien Contandriopoulos (2016). Le choix de ces deux ressources repose non seulement sur leur pertinence, mais également sur leur complémentarité. En effet, tandis que le cadre de Nixon et de ses collaborateurs (2017) permet de repérer les situations pouvant exiger du professionnel qu’il entreprenne des activités d’advocacy systémique, le modèle de Carrier et ­Contandriopoulos (2016) permet d’opérationnaliser ces activités. Ainsi, le cadre de Nixon et de ses collaborateurs se présente comme une propédeutique nécessaire à toute entreprise d’advocacy, en ceci que pour être en mesure de percevoir ce qui pose problème d’un point de vue éthique dans les conflits de loyautés multiples, encore faut-il adopter un regard critique sur les manières usuelles de faire et de penser, et c’est ce que permet ce cadre critique. Pour sa part, le modèle de Carrier et C ­ ontandriopoulos (2016) propose une méthode à la fois rigoureuse et structurée pour actualiser toute entreprise d’advocacy systémique et lui assurer, peut-on souhaiter, un certain succès.

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LES LOYAUTÉS MULTIPLES

A) CADRE CRITIQUE DE NIXON ET DE SES COLLABORATEURS

Le présent chapitre porte sur la résolution des conflits de loyautés multiples ayant des dimensions systémiques par la réalisation d’activités d’advocacy systémique. Comme les situations pouvant exiger du professionnel qu’il entreprenne des activités d’advocacy systémique ne sont pas toujours évidentes à percevoir, ce cadre d’analyse critique peut se révéler utile en rendant ces dernières plus saillantes. Ce faisant, le professionnel agit de façon proactive en repérant les situations qui requièrent qu’il entreprenne de telles activités. De plus, dans les cas où les situations sont déjà avérées et repérées, il peut être nécessaire pour le professionnel de mieux en définir les éléments qui les composent. Dans tous les cas, il reste primordial que le professionnel sache porter un regard critique sur les soins et services prodigués aux patients, de façon à appréhender et à reconnaître les situations éthiquement problématiques qui se présentent dans sa pratique. Pour répondre à cette préoccupation, des auteurs dans le domaine de la physiothérapie ont conçu un cadre d’analyse, comprenant sept étapes, qui permet d’adopter une posture critique quant aux manières d’allouer ou de prodiguer les soins en santé et les services de réadaptation (Nixon et al., 2017). Ce cadre permet au professionnel de s’arrêter et de réfléchir à certaines habitudes, façons de faire ou de penser ou encore à certaines règles ou normes qui régissent les processus de soins et qui, en plus d’être souvent prises pour acquises ou peu remises en question, pourraient contribuer à maintenir des inégalités ou à perpétuer des préjudices envers certains groupes de personnes. Ce cadre vise à outiller les professionnels pour qu’ils puissent réfléchir de manière critique aux pratiques, règles ou normes qui ont cours au sein de leur profession, de leur établissement, du système de santé ou de la société et définir des éléments qui pourraient et devraient être corrigés. Les sept étapes clés du modèle sont ici brièvement présentées.

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ÊTRE UN AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL 

Étape 1 : Repérer une pratique à analyser de manière critique À cette étape, le professionnel repère une pratique (habitude, façon de faire ou de penser, règle ou norme) qui est généralement prise pour acquise, mais qui pourrait être problématique, et sur laquelle il serait pertinent de se pencher pour améliorer les soins et services ou le contexte entourant ces soins et services. Par exemple, on pourrait penser à l’obligation de faire payer certains patients lorsqu’ils annulent leur rendez-vous, au fait d’offrir les rendez-vous de matin et de soir seulement aux personnes qui occupent un emploi ou à l’utilisation de critères d’admission aux soins et aux services qui excluent certaines personnes en fonction de certaines caractéristiques (âge, nom de l’assureur, diagnostic médical, etc.). On pourrait aussi penser au fait d’utiliser une couleur différente de dossier pour les patients en fonction de leur statut d’assurance, à la pratique de faire payer certains articles aux patients (pansements, compresses, etc.), au choix des critères de gestion de la liste d’attente (hasard, possibilité de chute, patients motivés et payants vus en priorité, etc.), à l’utilisation qui est faite des contentions physiques ou chimiques dans certains établissements, à l’internement contre leur volonté de certains patients ou au fait de ne pas offrir les soins et les services dans la langue d’usage des patients immigrants ou autochtones. En bref, à cette étape, il s’agit de cibler une pratique en particulier pour l’analyser de manière critique. Cette pratique peut concerner une profession, un établissement, le réseau de la santé ou la société en général.

Étape 2 : Cerner les raisons et les buts de la pratique Ensuite, le professionnel répond à la question suivante : Pourquoi cette pratique a-t-elle cours ? Autrement dit, il s’agit ici pour lui de cerner les raisons qui expliquent et justifient que cette pratique soit opérante. Ce faisant, le professionnel nomme les visées de la pratique, ses buts. À cette étape, les buts de la pratique qui est analysée devraient être simplement énoncés, sans analyse approfondie. Suivant l’un des exemples nommés ci-dessus, on pourrait affirmer par exemple que

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les rendez-vous de matin et de soir dans les cliniques de physiothérapie et d’ergothérapie sont réservés aux personnes qui occupent un emploi, car celles-ci ne sont généralement pas libres durant les heures dites « ouvrables ». Il semble par ailleurs adéquat de présumer que les patients qui ne travaillent pas ou qui sont retraités peuvent en règle générale se présenter à n’importe quelle heure de la journée. En bref, il s’agit à cette seconde étape de définir les raisons qui ont motivé la mise en place de la pratique et les buts qu’elle cherche à atteindre. Dans notre exemple, il s’agit de rendre les soins et les services accessibles aux personnes qui ont un emploi.

Étape 3 : Rendre explicites les raisons et les présomptions derrière cette pratique À cette étape, le professionnel décortique les raisons et présomptions qui soutiennent cette pratique. Ce faisant, il répond aux questions suivantes : Certains éléments ont-ils été pris pour acquis lors de la mise en place de la pratique ? Lesquels ? Pourquoi une telle pratique a-t-elle été mise sur pied et pourquoi fonctionne-t-elle de cette façon ? Quels messages sont réellement véhiculés par cette pratique ? Dans l’exemple précité, la réservation des rendez-vous de matin et de soir aux personnes qui occupent un emploi a probablement été instaurée afin que les travailleurs puissent bénéficier des soins et services avant ou après leur journée de travail, sans avoir à interrompre leur journée ou à manquer du travail. Cette pratique laisse donc sous-entendre que les journées des personnes sans emploi sont généralement libres et que ces dernières disposent de tout le temps nécessaire pour venir en traitement au milieu de la journée. Contrairement au temps d’un travailleur qui ne doit pas être gaspillé et qui a une valeur intrinsèque (le fait de travailler est important et on ne peut manquer du travail pour venir à un rendez-vous), les activités des individus qui ne travaillent pas peuvent être manquées ou interrompues pour que ces derniers se rendent en thérapie. Cette pratique pourrait donc laisser croire que les personnes qui n’occupent pas d’emploi ne réalisent pas d’activités significatives ou importantes pour la société. Quand on scrute les présomptions qui

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soutiennent cette pratique, on se rend compte qu’une telle pratique envoie le message que les gens sans emploi ont probablement beaucoup de temps libre et qu’ils peuvent facilement se présenter en milieu de journée en thérapie, sans que cela leur occasionne quelque problème que ce soit. En bref, il s’agit à cette étape d’expliciter les raisons, présuppositions et présomptions au fondement de la pratique ainsi que de réfléchir plus en profondeur à son origine, à sa genèse et à sa capacité à atteindre les buts qu’elle s’est fixés.

Étape 4 : Déterminer qui sont les personnes qui bénéficient de la pratique En partant des éléments décrits à l’étape 3, le professionnel est ensuite amené à réfléchir aux groupes de personnes qui bénéficient, dans les faits, de la pratique. Par exemple, il peut se demander : Quelles sont les conséquences d’une telle pratique et pour qui exactement ? Qui cette pratique favorise-t-elle en réalité et quels bénéfices apporte-telle concrètement à ces personnes ? Certaines conséquences favorables ont-elles été omises ou négligées ? Lesquelles ? Quels groupes de personnes pourraient se sentir habilités par cette pratique ? Sont-ce des groupes déjà favorisés au sein de la société ? Dans notre exemple, les travailleurs (ceux qui occupent un emploi) bénéficient de cette pratique, car en plus de pouvoir choisir des plages horaires de traitement dans la journée, on leur réserve également les plages horaires du matin et du soir. Les individus qui travaillent ont donc un plus grand choix d’horaires pour recevoir les soins et participer aux traitements que ceux qui n’occupent pas d’emploi. Dans la société, les individus qui occupent un emploi constituent déjà un groupe de personnes favorisées. Ces dernières possèdent parfois une voiture pour se rendre en traitement plus rapidement. Elles ont également un revenu plus élevé et occupent un statut social supérieur aux personnes sans emploi. Par ailleurs, elles bénéficient parfois d’horaires flexibles qui leur permettent de reprendre le travail manqué à d’autres moments et certaines d’entre elles peuvent avoir de l’aide pour veiller à leurs occupations familiales ou autres (par exemple du gardiennage pour leurs enfants, de l’aide

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à la préparation des repas ou à l’entretien du domicile). En offrant plus de plages horaires à un groupe déjà favorisé, la pratique contribue à renforcer les privilèges dont bénéficient souvent les personnes qui occupent un emploi dans la société, en plus de soutenir l’idée que leur temps est plus précieux que celui des individus qui ne travaillent pas. En bref, à cette étape, il s’agit pour le professionnel de cerner les avantages qui découlent de la pratique analysée ainsi que les personnes qui les retirent. Ce faisant, il est amené à cerner les rapports de force entourant la pratique en question, ce qui ne saurait être négligé.

Étape 5 : Déterminer qui sont les personnes désavantagées par la pratique Maintenant, le professionnel réfléchit aux personnes qui pourraient être désavantagées ou marginalisées par la pratique, se sentir brimées ou exclues par elle. Ces désavantages ou préjudices peuvent être réels ou potentiels. Autrement dit, le professionnel est amené à cette étape à réfléchir aux effets pervers de la pratique sur tous les individus qui n’en tirent pas de bénéfices et même qui en subissent des conséquences négatives. C’est ici que le professionnel doit faire preuve d’ouverture et de créativité afin de réfléchir aux groupes de personnes qui sont souvent peu représentés dans les discours qui légitiment la pratique en question et qui pourraient être affectés négativement par elle. Ce faisant, il devra faire preuve d’imagination éthique (Gibert, 2014) afin d’entrevoir les perspectives et expériences de ces groupes. Il peut donc s’aider des questions suivantes : Qui cette pratique défavorise-t-elle ? Pour qui est-elle nuisible ? Quels désavantages ou préjudices apportet-elle concrètement à ces personnes ? Certaines conséquences négatives ont-elles été omises ou négligées ? Lesquelles ? Quels groupes de personnes pourraient se sentir brimés par cette pratique ? Sont-ce des groupes déjà défavorisés au sein de la société ou laissés de côté ? Dans l’exemple précité, les individus qui sont sans emploi sont défavorisés par cette pratique. Parmi ces personnes, on peut penser par exemple à celles qui sont bénéficiaires de l’aide sociale, à celles qui sont retraitées, aux mères et aux pères qui sont en congé parental, aux individus

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qui se sont blessés et qui sont en arrêt de travail ou qui ne peuvent plus travailler, aux nouveaux arrivants qui sont sans emploi. Plusieurs d’entre elles seraient heureuses de profiter de la possibilité de choisir un rendez-vous le matin ou le soir, en fonction de leurs activités et de leurs capacités. Certains patients voient peut-être leur énergie décliner rapidement au fil de la journée et seraient plus en forme pour se rendre et pour participer à leur thérapie en début de journée. Certains parents qui s’occupent de leur enfant dans la journée seraient probablement plus disponibles le soir, quand leur conjoint rentre du travail et est en mesure de s’occuper de la famille. Certaines personnes sans emploi tiennent le rôle de proches aidants dans la journée et ne peuvent ainsi se libérer que le matin ou le soir pour participer à leurs traitements. D’autres perdraient beaucoup moins de temps et d’énergie à se rendre en thérapie aux heures de pointe et de grand service en transport en commun, plutôt qu’en milieu de journée. Les individus qui ne travaillent pas sont-ils des patients « moins importants » ? Pourquoi ce groupe en particulier dispose-t-il alors de moins de choix de plages horaires de traitement ? Cette pratique contribue donc à marginaliser les personnes qui ne travaillent pas, un groupe qui est déjà défavorisé dans la société de manière générale. Bien que les cliniques qui mettent en place ce genre de pratique ne cherchent pas intentionnellement à brimer ce groupe de personnes, le message envoyé par cette pratique est néfaste et contribue à renforcer les stéréotypes concernant les individus sans emploi. En bref, il s’agit à cette étape de déterminer les personnes qui sont affectées négativement par la pratique et de définir les désavantages ou préjudices que celle-ci leur cause.

Étape 6 : Établir un portrait de la société par la synthèse et l’analyse des réponses aux étapes 1 à 5 La sixième étape de ce cadre critique amène le professionnel à réfléchir plus globalement aux significations des réponses apportées aux questions des étapes 1 à 5, et ce, en dehors de son milieu de pratique. Ici, il doit tenter de voir comment des pratiques qui peuvent sembler anodines au quotidien peuvent contribuer, de façon intentionnelle

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ou non, à renforcer certaines règles ou normes sociétales qui placent certains groupes de personnes dans des situations privilégiées au détriment d’autres groupes désavantagés (Nixon et al., 2017). À la manière de Peggy McIntosh (1988), le professionnel est amené à mettre le doigt sur des privilèges indus qui apparaissent comme des normes légitimes et fondées. Ce faisant, il dévoile ces privilèges indus, étape essentielle pour modifier l’ordre des choses. Le professionnel est ainsi amené à adopter un point de vue systémique pour percevoir comment certaines inégalités bien présentes dans la société peuvent être, plus ou moins insidieusement, encouragées par les façons de faire ou de penser des professionnels ou des milieux cliniques qui offrent les soins de santé et les services de réadaptation. Même si ces pratiques ne sont pas réalisées ou mises sur pied suivant de mauvaises intentions, il importe tout de même de prendre conscience de leur influence pernicieuse et des torts parfois invisibles ou peu visibles qu’elles perpétuent à l’échelle plus large de la société. Dans notre exemple, il pouvait paraître « normal », à première vue, pour une clinique de physiothérapie ou d’ergothérapie, de réserver les plages horaires du matin et du soir aux individus qui occupent un emploi. Or, l’analyse conduite aux étapes précédentes permet de comprendre que cette pratique contribue à renforcer les normes sociétales actuelles qui privilégient certains groupes de la société, comme les travailleurs, aux dépens de groupes moins favorisés, comme ceux qui sont sans emploi. Les personnes qui vivent de l’aide sociale ou celles qui sont au chômage sont souvent stigmatisées dans la société actuelle, qui reconnaît et récompense ouvertement la performance et la productivité. Les personnes qui ne travaillent pas se voient donc refuser certains droits et privilèges en raison de leur statut. Les professions que sont la médecine, la physiothérapie et l’ergothérapie ne doivent pas être aveugles à ces influences sociétales pernicieuses et doivent activement veiller à maintenir l’équité entre tous les groupes de citoyens qui reçoivent leurs soins et participent à leurs services. Dans cet exemple, les professionnels doivent comprendre que cette pratique contribue à maintenir des inégalités injustifiables entre certains groupes de patients et contribue à marginaliser davantage un groupe qui l’est déjà dans la société. Ils doivent donc de leur côté 156

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s’abstenir de perpétuer de telles inégalités. En bref, à cette étape, le professionnel établit un portrait macro-environnemental d’un aspect de la société, et ce, par la synthèse et l’analyse approfondie des résultats des étapes précédentes.

Étape 7 : Concevoir des solutions de rechange à la pratique pour en atténuer les désavantages À cette étape, le professionnel réfléchit aux solutions de rechange qui permettraient de modifier la pratique problématique analysée à l’aide du cadre afin que les groupes de personnes visés par celle-ci cessent d’être désavantagés. C’est à cette étape que le professionnel peut imaginer des activités d’advocacy systémique permettant d’atténuer les préjudices subis par ces personnes dans son milieu clinique, tout comme dans la société. Dans l’exemple présenté ici, le professionnel pourrait discuter avec les gestionnaires de son milieu de la possibilité d’abolir cette pratique qui désavantage systématiquement les personnes sans emploi. Il pourrait conscientiser les dirigeants de la clinique, le siège social de la bannière ou encore le regroupement d’établissements du réseau de la santé aux pratiques de ce genre qui ont cours et qui contribuent sournoisement à marginaliser certains patients déjà désavantagés, comme ceux qui ne travaillent pas. Le professionnel pourrait également tenter de voir comment faciliter l’accès aux services de physiothérapie et d’ergothérapie pour les individus qui sont sans emploi et dont les intérêts sont plus souvent brimés, par exemple en effectuant un sondage auprès de ces personnes. À plus grande échelle, il pourrait travailler avec certains groupes de personnes qui connaissent bien la réalité des gens qui sont sans emploi ou qui peuvent avoir de la difficulté à se trouver un emploi (par exemple un groupe de soutien à l’emploi ou encore un regroupement de proches aidants ou de personnes handicapées), et ce, en vue de définir des façons d’améliorer leur accès aux soins et leur expérience de soins en physiothérapie et en ergothérapie, et de rétablir l’équité dans les soins pour cette clientèle. Cette étape place donc le professionnel en action puisqu’il collabore avec les groupes désavantagés pour mettre sur pied des activités qui

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visent à rétablir les déséquilibres de pouvoir au sein de la société et à promouvoir des politiques favorisant l’équité et l’inclusion à l’échelle sociale. Bien que le cadre de Nixon et de ses collaborateurs (2017) ne le précise pas, nous suggérons que les actions envisagées à cette étape soient soutenues par un modèle d’advocacy systémique comme celui décrit au point suivant. En définitive, ce cadre d’analyse critique en sept étapes conçu par Nixon et ses collaborateurs (2017) est un outil intéressant puisqu’il peut aider le professionnel de la santé ou de la réadaptation à faire preuve de jugement critique quant aux pratiques qui contribuent à maintenir des inégalités au sein de la société. En aiguisant le regard du professionnel de manière à ce qu’il perçoive ces pratiques iniques, ce cadre se présente comme un outil précieux à l’actualisation de son rôle d’agent de changement social. En lui permettant de se questionner sérieusement sur les raisons, buts et privilèges qui sous-tendent certaines pratiques et en définissant comment celles-ci peuvent nuire à certains groupes de personnes et participent au maintien des privilèges d’autres groupes d’individus, il amène le professionnel à se mettre en action pour changer les pratiques nuisibles et rétablir un équilibre plus juste entre les différents groupes de la société10. Enfin, comme indiqué, ces changements peuvent être mis de l’avant par son engagement dans des activités d’advocacy systémique. B) MODÈLE DE PLANIFICATION DES ACTIVITÉS D’ADVOCACY SYSTÉMIQUE DE CARRIER ET CONTANDRIOPOULOS

Le modèle de planification des activités d’advocacy systémique a été conçu pour soutenir le professionnel de la santé ou de la réadaptation dans la réalisation du rôle d’agent de changement social. Sa conception repose, d’une part, sur les compétences requises pour accomplir les activités d’advocacy systémique que ce rôle social implique et, 10. Pour un autre exemple de l'application de ce modèle qui permet de démasquer les iniquités, mais cette fois-ci en ergothérapeute en contexte scolaire, voir Drolet et al. (2020).

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d’autre part, sur les résultats d’une recension ciblée des écrits portant sur (1) les modèles d’évaluation-intervention, (2) les contextes d’intervention et (3) les stratégies de communication. Ce modèle comporte huit étapes itératives et dynamiques (voir la figure 2) qui ont été ici bonifiées par des apports en provenance d’autres cadres ou modèles, notamment celui développé par Lori Dorfman, Susan Sorenson et Lawrence Wallack (2009) et celui créé par Jonathan K ­ ruger (2014). Les paragraphes suivants décrivent brièvement chacune des étapes du modèle. Puis, dans le tableau 2, le modèle en huit étapes est appliqué à un cas particulier. Bien que les étapes soient présentées linéairement, elles se déroulent de manière itérative et leur ordre est appelé à changer en cours de mise en œuvre, selon les situations. En vue d’alléger la figure 2, les flèches bidirectionnelles unissant chacune des étapes entre elles ont été omises.

1. Déterminer les objectifs 8. Agir, évaluer et ajuster les actions

2. Analyser et typer le contexte

7. Planifier la collecte des données

3. Fédérer des partenaires

6. Déterminer le processus d’évaluation

4. Déterminer le message clé 5. Planifier les actions

FIGURE 2 HUIT ÉTAPES DE L’ADVOCACY SYSTÉMIQUE DE CARRIER ET CONTANDRIOPOULOS (2016)

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Étape préalable : Cerner le problème Avant d’envisager la planification des actions d’advocacy systémique, il importe de cerner le problème et de colliger des preuves de son existence (Dorfman, Sorenson et Wallack, 2009). Le cadre de Nixon et de ses collaborateurs (2017) vu précédemment peut s’avérer utile pour faire un bon diagnostic de la situation. Au moyen de la collecte de données probantes entourant la situation, de témoignages de personnes touchées par le problème et de points de vue variés sur les différents aspects du problème, le professionnel rassemble de l’information sur le problème, son importance et son ampleur afin d’en avoir une connaissance complète, précise et approfondie. Telle est l’étape préalable à toute démarche d’advocacy systémique. Ce faisant, le professionnel et ses partenaires auraient tort de ne s’en tenir qu’aux données probantes (Kirsh, 2015). Les témoignages recueillis auprès de personnes directement touchées par le problème ou désavantagées par la pratique visée sont essentiels, car ils rendent le problème tangible, lui donnent un visage, de la substance. Ces témoignages permettront de communiquer de manière sensible et touchante le message clé de l’advocacy systémique (étape 4). De plus, le fait de colliger de l’information sur les différents aspects du problème, en répertoriant les points de vue variés et contrastés à son sujet, permettra d’anticiper et, éventuellement, de contrer les résistances qui pourraient se présenter.

Étape 1 : Déterminer les objectifs À l’instar de Kruger (2014), Carrier et Contandriopoulos (2016) considèrent que le professionnel doit d’abord préciser ce qu’il cherche à faire pour régler le problème ou modifier la pratique critiquée. Cette étape consiste à établir clairement les objectifs de l’activité d’advocacy. Ceux-ci peuvent être de nature variée, allant de l’information ou de la sensibilisation relative au problème à la modification d’une loi jugée inadéquate ou injuste. De plus, les objectifs peuvent comporter des sous-objectifs préalables. Par exemple, le professionnel pourrait créer des partenariats avec des acteurs clés (étape 3) pour, ultérieurement,

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organiser des actions d’advocacy systémique concertées (étape 5). Les objectifs doivent être précis, réalistes et, idéalement, mesurables (étape 6).

Étape 2 : Analyser et typer le contexte Pour choisir les actions à poser en vue d’atteindre les objectifs, il faut préciser le contexte dans lequel elles se déploieront. La matrice analytique du contexte, conçue par Contandriopoulos (2012), permet de typer le contexte de réalisation selon deux axes : le partage des coûts et le degré de polarisation. Relativement aux coûts, ceux-ci peuvent être à la charge exclusive d’une personne ou d’une organisation ou encore être partagés entre divers partenaires. Relativement à la polarisation, la situation peut faire consensus ou générer des positions plus ou moins opposées, voire irréconciliables. En fonction de la position sur chacun de ces axes, trois types de contextes ou de zones existent : paradisiaque, marécageuse ou polarisée. Analyser et typer le contexte permet de dégager la réceptivité potentielle des différents auditoires cibles au message clé (étape 4) et de déterminer les actions les plus appropriées pour atteindre les objectifs (étape 5). Par exemple, quand les coûts de l’utilisation sont partagés et que les visions et intérêts convergent (zone paradisiaque), l’objectif de modifier une situation peut être aisément atteint par la simple sensibilisation des décideurs concernés ou par la diffusion d’information. Par contre, si les coûts ne sont pas partagés, et ce, même si la polarisation des idées et intérêts est faible, les interventions et la situation risquent de s’enliser, quelles que soient les actions du professionnel. Enfin, lorsqu’il y a polarisation, un travail préparatoire est généralement nécessaire et implique des actions telles que la persuasion, le développement de coalition de partenaires ou encore l’activisme politique. Cette analyse du contexte de l’advocacy systémique met en évidence les acteurs impliqués et leur position respective sur le plan du pouvoir et de la convergence d’idées et d’intérêts entourant le problème (favorable, défavorable ou neutre). Ceux-ci doivent être explicitement reconnus et considérés dans la planification des actions. À l’instar de Contandriopoulos, Kruger (2014) considère

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qu’il est crucial d’évaluer le contexte dans lequel s’effectueront les activités d’advocacy. Selon lui, l’évaluation du contexte doit permettre de déterminer les éléments qui seront perçus comme des facilitateurs ou des barrières à la réalisation des objectifs définis à l’étape 1. ­L’acronyme PESTLE peut être utilisé pour vérifier si les différentes dimensions contextuelles pouvant influencer les activités d’advocacy sont prises en compte (P : politique, E : économique, S : sociale, T : technologique, L : légale, E : environnementale ; Stokes et al., 2015).

Étape 3 : Fédérer des partenaires Comme précisé à la section précédente, le professionnel qui décide d’être un agent de changement social a tout avantage à obtenir des appuis et à cibler des partenaires pouvant l’aider à résoudre le problème (Dorfman, Sorenson et Wallack, 2009). De fait, l’advocacy systémique exige généralement la collaboration de divers partenaires. En analysant et en typant le contexte de réalisation des actions de l’advocacy systémique qui inclut les différents acteurs impliqués, le professionnel pourra cibler d’éventuels partenaires et les fédérer à son projet. Ces partenaires peuvent être des individus, des groupes ou des associations, comme mentionné précédemment (voir le tableau 1). Le cas échéant, le professionnel pourra être stratégique afin de cibler des partenaires ayant une grande crédibilité sociale, un certain poids politique, des connaissances et habiletés complémentaires aux siennes, une compréhension approfondie du problème à régler ainsi que des moyens financiers, matériels ou autres.

Étape 4 : Déterminer le message clé Une fois les appuis obtenus et les partenaires fédérés autour du projet, il s’agit de déterminer le message clé à utiliser pour convaincre les individus ou groupes qui doivent être sensibilisés, conscientisés et informés au sujet du problème et de ses solutions, et ce, en vue d’atteindre les objectifs. Pour ce faire, les stratégies communicationnelles présentées à la prochaine section peuvent être utiles. Car pour deve-

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nir un agent de changement social efficace, l’une des clés du succès réside dans la communication (Drolet et al., 2019). Le professionnel doit en effet être en mesure de communiquer son message clé efficacement, c’est-à-dire de manière convaincante, et ce, aux divers auditoires auxquels il s’adresse (décideurs, bailleurs de fonds, population générale, etc.). Il s’agira par exemple pour lui de présenter l’importance et l’ampleur du problème ainsi que de montrer pourquoi il importe de le corriger et par quels moyens. Dans tous les cas, il devra faire montre d’une connaissance approfondie du problème, être clair, précis et structuré dans son propos, sans négliger de « raconter une histoire simple et touchante » (Kirsh, 2015 : 8) qui illustre le problème ou l’une des solutions proposées.

Étape 5 : Planifier les actions En plus de déterminer le message clé à transmettre, les partenaires de l’advocacy systémique devront élaborer un plan d’action précis pour atteindre les objectifs ciblés au départ. Pour chaque objectif et chaque sous-objectif, ce plan d’action comprendra des stratégies définies en fonction des différents auditoires cibles et du contexte, typé à l’étape 2, dans lequel seront réalisées les actions (Kruger, 2014). Ce plan, sur lequel tous les partenaires s’entendent, est en quelque sorte la feuille de route qui les guidera dans leurs actions (Kirsh, 2015), suivant leurs ressources et l’échéancier déterminé. Ce plan est appelé à être révisé selon l’évaluation des effets (étape 8). Outre la détermination des actions spécifiques à mener, il faut également, à cette étape, préciser qui est responsable de la réalisation de chacune d’entre elles. Par exemple, une activité pourra être accomplie par le professionnel ou un partenaire ou encore être réalisée de façon concertée par plusieurs partenaires. Dans la planification des actions, le langage utilisé doit être adapté finement aux auditoires cibles (comme nous le verrons à la section suivante). Après avoir défini les auditoires cibles et les stratégies communicationnelles qui seront utilisées, il importe également de cibler les lieux précis où les actions d’advocacy seront réalisées (­Dorfman, ­Sorenson et Wallack, 2009). Ces lieux peuvent être variés suivant la

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nature du problème et les solutions envisagées par les partenaires dans leur plan d’action. À titre d’exemple, les lieux des actions peuvent être les suivants : organisme gouvernemental, organe parlementaire, tribunal administratif, pénal ou municipal, établissement de santé et de services sociaux, école ou établissement postsecondaire, organisme sans but ou à but lucratif, lieu public, Web (Kirsh, 2015). Il est à noter que des actions peuvent être réalisées dans plusieurs de ces lieux.

Étape 6 : Déterminer un processus d’évaluation des effets des actions Pour déterminer si les actions réalisées (étape 5) ont atteint les objectifs fixés au départ (étape 1) et réajuster au besoin le plan d’action (étape 8), un processus d’évaluation des effets devrait être d’emblée défini. Cela implique que les partenaires doivent établir des indicateurs précis qui leur permettront de mesurer les effets des actions effectuées. De plus, ils devront se doter d’outils pour recueillir l’information et ainsi évaluer leurs actions en fonction des objectifs de départ. Ces données leur seront précieuses pour améliorer leur plan d’action. Par exemple, si le professionnel cherche à faciliter l’accès aux soins de santé pour les réfugiés et les demandeurs d’asile, il pourrait définir des indicateurs relatifs aux délais d’attente et à la réponse aux besoins en santé de ces personnes et s’assurer de recueillir l’information à des moments précis de la mise en œuvre de son plan. Si l’objectif est plutôt d’obtenir du financement pour recourir à des interprètes professionnels dans les services de réadaptation offerts aux patients allophones, le professionnel et ses partenaires pourraient établir une cible financière selon les besoins établis pour la population locale. Cette cible pourrait inclure un gradient temporel pour noter la progression du financement et être ventilée selon la pérennité ou non de celui-ci. Enfin, si l’objectif est d’accroître la connaissance et l’utilisation des langues autochtones par les professionnels de la santé qui travaillent auprès de ces populations dans un établissement de santé donné, l’indicateur pourrait être le nombre de professionnels écrivant, parlant et comprenant à l’écrit et à l’oral une ou plusieurs de ces langues.

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Étape 7 : Planifier la collecte des données pour l’évaluation En fonction des indicateurs sélectionnés visant à mesurer les effets des actions, une méthode de collecte de données pertinente sera ciblée et des outils pourront être conçus au besoin. Dans le premier des exemples précédents (réfugiés et demandeurs d’asile), les données pourraient être des sources gouvernementales, c’est-à-dire tirées des statistiques gouvernementales sur le sujet. Dans le deuxième (financement pour les interprètes), un simple outil comme un bilan financier avec des projections financières pourrait suffire à la tâche. Enfin, le dernier exemple (langues autochtones) pourrait impliquer de colliger des données auprès des professionnels de l’établissement à l’aide d’un questionnaire en ligne auto-administré, existant ou créé avec l’aide de chercheurs dans le domaine. Le questionnaire comprendrait des variables permettant de bien étayer le degré de maîtrise des langues autochtones visées et la fréquence de leur utilisation. Une partie du questionnaire pourrait aussi inclure de courtes réponses, et ce, en vue de fournir des données qualitatives portant sur les obstacles et les facilitateurs à l’utilisation d’une ou plusieurs de ces langues dans l’établissement. Combinés à cette méthode de collecte, des rencontres avec des membres des nations autochtones concernées sous forme de groupes de discussion permettraient de mieux comprendre et d’évaluer leur vécu et la réponse à leurs besoins.

Étape 8 : Agir, évaluer et ajuster les actions Enfin vient le temps d’agir. Qu’il s’agisse de mettre sur pied un nouveau programme, de créer une fondation, de produire un site Web ou de modifier une loi, un règlement ou une politique, les actions d’advocacy planifiées (étape 5) et réalisées varieront selon le problème défini (étape préalable), les objectifs (étape 1), le contexte (étape 2), les partenaires impliqués (étape 3) et le message clé à transmettre (étape 4). Dans tous les cas, ces actions auront des dimensions systémiques, c’est-à-dire institutionnelles, voire sociales, et des données seront collectées pour assurer l’atteinte des objectifs (évaluation des

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effets des activités d’advocacy) (étapes 6 et 7). Tout au long de la mise en œuvre des actions, de façon continue ou fréquente, le professionnel évaluera les effets de ses actions et réajustera le plan d’action en conséquence. TABLEAU 2 APPLICATION DU MODÈLE DE CARRIER ET CONTANDRIOPOULOS (2016) À UN CAS PARTICULIER SITUATION NÉCESSITANT UN CHANGEMENT SOCIAL  ÉTAPE

EXEMPLE

Étape préalable

Les aînés éprouvent de la difficulté à utiliser le transport en commun. L’une des causes ciblées est le peu de temps dont ils disposent pour embarquer, s’asseoir et débarquer de l’autobus.

1. Déterminer les objectifs

Faciliter l’utilisation du transport en commun par les aînés sans incapacité importante dans une ville donnée. Sous-objectif : Sensibiliser les chauffeurs d’autobus aux difficultés des aînés.

2. Analyse et typer le contexte

Partage des coûts : répartis entre la Société urbaine des transports et les partenaires. Polarisation : faible, la ville visée fait partie des Villes amies des aînés. Type de contexte : zone paradisiaque.

3. Fédérer les partenaires

 Association des personnes retraitées – groupe local  Élu municipal responsable du dossier Transport en commun et mobilité durable  Équipe de recherche disposant d’une subvention pour former les chauffeurs d’autobus  Société urbaine de transport  Syndicat des chauffeurs d’autobus  Table de concertation des aînés – groupe local

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4. Déterminer le message clé

Quelques secondes de plus pour l’autonomie de nos aînés ! Sous-texte : Les aînés ont besoin de quelques secondes supplémentaires pour embarquer, s’asseoir et débarquer de l’autobus en toute sécurité.

5. Planifier les actions

Développer une formation destinée aux chauffeurs d’autobus (équipe de recherche en collaboration avec l’Association des personnes retraitées, la Table de concertation des aînés et le professionnel, la Société urbaine de transport et le Syndicat des chauffeurs d’autobus). Rencontrer la direction de la Société urbaine de transport pour expliquer le but et le contenu de la formation (professionnel avec élu municipal et autres partenaires, au besoin). Établir un calendrier des formations (équipe de recherche avec la Société urbaine de transport et le Syndicat des chauffeurs d’autobus). Collecter les données pour évaluer les effets (équipe de recherche). Ajuster la formation (équipe de recherche). Donner la formation (professionnels). Collecter les données pour évaluer les effets (équipe de recherche). Diffuser les résultats auprès des partenaires et de l’auditoire cible. * Pour chacune des actions, déterminer les stratégies communicationnelles appropriées aux différents auditoires et les lieux de diffusion les plus pertinents.

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6. Déterminer le processus d’évaluation

Mesure pré-formation et post-formation des perceptions, attitudes et comportements des chauffeurs à l’égard des aînés utilisant le transport en commun, ce qui implique de concevoir un questionnaire a­ uto-administré, de le valider, de le pré-tester et de fixer une cible précise de variation pour juger du succès de la formation. Mesure pré-formation et post-formation de l’utilisation par les aînés du transport en commun, ce qui implique aussi de concevoir un questionnaire auto-administré, de le valider, de le pré-tester et de fixer une cible précise de variation pour juger du succès de l’intervention.

7. Planifier la collecte des données

Collecter les données pré-formation suffisamment tôt pour permettre d’ajuster la formation au besoin. Saisir et analyser les données avec un logiciel de statistiques. Collecter les données post-formation immédiatement après et six mois après. Saisir et analyser les données avec un logiciel de statistiques. Comparer et évaluer les effets selon les objectifs de départ et les indicateurs (degré de variation) choisis pour chacun des objectifs.

8. Agir, évaluer et ajuster les actions

Selon les résultats obtenus, réajuster la stratégie initiale.

COMMUNIQUER EFFICACEMENT : NOTIONS, PRINCIPES ET STRATÉGIES Au cœur des différents modèles de planification des activités d’advocacy systémique, dont celui présenté à la section précédente, une constante demeure : l’importance de communiquer efficacement, et ce, à la fois pour obtenir des appuis, fédérer des partenaires ou convaincre divers auditoires cibles. La présente section répertorie cinq éléments

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qui permettent de communiquer efficacement, soit la notion d’auditoire, les trois principes de la rhétorique, la méthode I-DÉ-A-L-E, le modèle SUCCESs et un guide pour mettre en place l’un des principes du modèle SUCCESs, soit la structure narrative. LA NOTION D’AUDITOIRE

La notion d’auditoire est centrale lorsqu’il est question d’argumentation, voire d’advocacy (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). En effet, qui dit advocacy dit tenter d’influencer ou de convaincre un ou des auditoires cibles de la justesse de ses idées, de son projet. Comme l’indique Chaïm Perelman (1970), la notion d’auditoire renvoie aux publics auxquels un orateur s’adresse, c’est-à-dire à l’ensemble des personnes et des communautés que ce dernier tente d’influencer, voire de convaincre par son argumentation. La première question qu’il est primordial de se poser lorsque l’on tente d’influencer une personne ou un groupe de personnes est donc la suivante : À qui est-ce que je m’adresse exactement (Simonet et Simonet, 1998) ? Autrement dit, quels sont mes auditoires cibles ? Cette première étape est essentielle parce qu’on n’influence pas un politicien de la même façon qu’on convainc un scientifique, un artiste, un entrepreneur ou un professionnel de la santé. Car, comme l’affirme judicieusement Aristote, « pour persuader des gens, ce sont à leurs idées à eux qu’il faut faire appel » (2007 : 50). Par conséquent, plus un orateur parvient à présenter ses idées en prenant appui sur celles de son auditoire cible, plus il ancre son propos sur les valeurs, croyances, connaissances, biais cognitifs, intérêts et référents théoriques et expérientiels de l’auditoire auquel il s’adresse, et plus il sera en mesure de convaincre ce dernier de la justesse de ses idées (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Il s’ensuit qu’un professionnel de la santé ou de la réadaptation qui entreprend une activité d’advocacy doit, préalablement à la préparation de ses arguments et autres stratégies communicationnelles, faire des efforts pour connaître son auditoire, pour cerner ses valeurs, croyances, connaissances, biais cognitifs, intérêts, référents théoriques

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et expérientiels, etc. Cette connaissance lui permettra de découvrir ce qui est susceptible de toucher son auditoire et de le motiver à agir, ce qui est essentiel pour le relier à sa cause et le convaincre de s’engager dans la direction souhaitée. Savoir précisément à qui l’on s’adresse est donc l’étape préalable essentielle à toute entreprise persuasive et, par extension, à tout projet d’advocacy. LES TROIS PRINCIPES DE LA RHÉTORIQUE

La rhétorique correspond à l’art d’argumenter pour convaincre (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Lorsqu’il est question d’advocacy, il est question d’argumentation à visée persuasive. Les trois principes rhétoriques que sont le logos, le pathos et l’ethos peuvent donc se révéler fort utiles. Ces principes, qui prennent leur source chez Aristote (2007), sont considérés par ce dernier comme les trois modalités de la communication persuasive. Le logos (principe rationnel de la persuasion) concerne l’usage de la pensée rationnelle qui est faite par un orateur pour développer des arguments convaincants, que ceux-ci soient fondés sur des faits probants (arguments inductifs) ou tirés de théories pertinentes (arguments déductifs). Autrement dit, le logos a trait à la capacité de l’orateur de construire une argumentation solide qui soit respectueuse des règles de la logique. La section suivante présente une méthode, soit la méthode I-DÉ-A-L-E, qui permet à tout orateur de développer des argumentations solides. Somme toute, le logos concerne le discours rationnel de l’orateur, en ceci qu’il fait référence aux raisons que ce dernier développe pour convaincre un auditoire cible. C’est la dimension rationnelle ou logique de la persuasion (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Pour sa part, le pathos (principe affectif de la persuasion) a trait aux émotions que suscite un orateur chez un auditoire. Comme on ne convainc pas qu’avec des raisons, mais aussi et surtout en faisant appel à l’affectivité de l’auditoire, le recours aux émotions pour convaincre ne saurait être négligé. Car l’appel aux émotions pourra non seulement susciter l’adhésion de l’auditoire au propos de l’orateur, mais également le motiver à agir dans la direction souhaitée. Le recours aux

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émotions vise à toucher l’auditoire, à susciter chez lui une émotion favorable à l’accueil bienveillant des idées de l’orateur. C’est la dimension affective ou psychologique de la persuasion (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Puisqu’il peut être tentant pour certains orateurs d’utiliser une panoplie de modalités plus ou moins acceptables d’un point de vue éthique pour convaincre un auditoire cible (mensonge, manipulation, falsification de données, sophisme, diffamation, flatterie, démagogie, etc.), l’ethos (principe éthique de la persuasion) a trait à l’éthique de travail de l’orateur. Ce principe fait montre du respect qu’a un orateur pour l’auditoire auquel il s’adresse et présuppose l’égalité démocratique entre les interlocuteurs (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Par ailleurs, l’ethos permet d’établir un lien de confiance entre un auditoire et un orateur, lequel est requis pour que la persuasion soit efficace et durable. L’ethos assure aussi la crédibilité de l’orateur aux yeux de l’auditoire, laquelle est également de mise pour l’efficacité et la durabilité de la persuasion (Breton, 2008). C’est la dimension éthique de la persuasion (Drolet, Lalancette et Caty, 2019). Pour Aristote, seul l’orateur qui respecte ces trois principes se révèle en dernière instance véritablement efficace, car il aura convaincu la raison de l’auditoire (logos), touché son cœur (pathos) et séduit sa conscience (ethos). Ces principes forment un trio inséparable, en ceci que l’orateur qui se risque à négliger l’un d’entre eux s’expose à un échec dans son entreprise persuasive, voire dans son projet d’advocacy. LA MÉTHODE I-DÉ-A-L-E

Pour développer des arguments solides, c’est-à-dire puissants eu égard au principe rhétorique qu’est le logos, diverses stratégies argumentatives peuvent être mobilisées par un orateur. Comme le propose la méthode I-DÉ-A-L-E (Drolet, Lalancette et Caty, 2019), ces stratégies peuvent être classées en cinq catégories, où le « I » de l’acronyme I-DÉ-A-L-E renvoie aux procédés permettant de construire des arguments inductifs solides, le « DÉ » aux stratégies qui permettent de développer des arguments déductifs valides, le « A » au fait d’appuyer

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ses propos par des autorités appropriées, le « L » aux considérations logiques entourant l’argumentation et le « E » aux stratégies permettant de construire des arguments éthiques solides et variés. Cette méthode, conçue spécialement pour les professionnels de la santé ou de la réadaptation en vue de les aider à argumenter de manière convaincante, propose 15 stratégies argumentatives différentes, lesquelles ont été classées en 5 catégories. Sans en dire davantage sur ces stratégies argumentatives, nous souhaitons ici simplement porter à l’attention des lecteurs que cette ressource existe et peut être consultée au besoin (voir notamment le chapitre 3 de l’ouvrage de Drolet, Lalancette et Caty, 2019). LE MODÈLE SUCCESs

Fondé sur les principes psychocognitivistes, le modèle SUCCESs vient du marketing et s’inspire des biais psychocognitifs que celui-ci exploite (Heath et Heath, 2007). À l’aide d’un acronyme, il résume les principes à respecter pour qu’un message soit percutant : Simple (simple) – Unexpected (inattendu) – Concrete (concret) – Credible (crédible) – Emotional (émouvant) – Stories (narration). Pour qu’un message s’ancre dans l’esprit de l’auditoire cible, celui-ci doit avant tout être simple. Cette simplicité implique de réduire l’idée à sa plus simple expression, en évitant les nuances et les détails inutiles. Un bel exemple d’idée simplifiée est le proverbe qui, par une phrase simple, exprime une idée complexe. La devise de la pratique factuelle de la médecine est Less is more (Faire plus avec moins ; Grandage, Slawson, et Shaughnessy, 2002). La présentation de l’idée doit également se faire de façon surprenante, inattendue, voire contre-intuitive. Cette présentation n’implique pas nécessairement un effet de surprise ; il s’agit plutôt de susciter l’intérêt et la curiosité de l’auditoire. Cela implique de bien connaître l’auditoire, comme le montre la première phrase de l’article de Peter C. Gøtzsche, Allan H. Young et John Crace : « Il est possible de cesser l’usage de presque tous les médicaments psychotropes sans provoquer d’effets nuisibles » (2015 : 1).

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De surcroît, une idée a plus de chance de s’ancrer si elle est transmise avec des supports concrets, que ce soit au moyen d’images, de témoignages ou de mises en situation (par exemple, dans une formation sur l’utilisation des contentions, attacher les professionnels à un lit). Le langage hermétique propre aux spécialistes et aux professions de la santé ou de la réadaptation complique cet ancrage. L’utilisation d’un langage concret est préférable. Par ailleurs, pour que des individus adhèrent à une idée, celle-ci doit être crédible dans son essence même. Le recours aux données probantes est assurément ici un incontournable. Celles-ci devront évidemment être vulgarisées et adaptées aux différents publics cibles. En outre, le recours à des personnes connues et reconnues comme des vedettes peut donner une certaine visibilité au message. On peut penser par exemple à Angelina Jolie qui, à la suite d’un test de dépistage génétique et pour prévenir l’occurrence d’un cancer du sein, a publicisé sa double mastectomie. De plus, l’ancrage d’un message sera facilité si celui-ci suscite des émotions chez les personnes visées (ce qui correspond à la notion de pathos discutée plus tôt). Par exemple, une publicité mettant en scène des enfants malades pour recueillir des fonds fait appel aux émotions de l’auditoire cible. Enfin, les idées doivent être racontées : les histoires, les anecdotes, les narrations incitent à l’action plus rapidement en catalysant les émotions. La narration ayant été un mode de transmission des informations privilégié pendant plusieurs siècles, les histoires s’ancrent plus facilement dans la mémoire. Présenter un message en racontant une histoire peut paraître simple. Pourtant, il s’agit d’un défi important pour les personnes formées en sciences comme les professionnels de la santé ou de la réadaptation. Ce défi implique notamment de maîtriser la structure narrative, comme le suggèrent Randy Olson et ses collaborateurs (2013).

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LA STRUCTURE NARRATIVE : ET, MAIS, ALORS

Puisqu’il comporte des limites en matière de traitement de l’information, le cerveau humain éprouve de la difficulté à emmagasiner une multitude d’informations (Olson, 2015). La structure narrative constitue un outil efficace et puissant pour favoriser cet ancrage et ainsi appuyer les activités d’advocacy systémique. Olson et ses collaborateurs (2013) ont développé quelques canevas pour favoriser la mise en application de la structure narrative. Le cœur de ces travaux est le canevas « ABT » pour structurer les phrases entre elles : And (et) – But (mais) – Therefore (alors). Ce canevas constitue l’ADN d’une bonne histoire, d’une anecdote efficace, d’une narration qu’on n’oublie pas (Olson, 2015). Le « et » représente le début de l’histoire : il permet de mettre en place positivement les éléments pertinents d’une situation donnée. Le « et » contextualise et transmet les informations factuelles. D’autres mots ou expressions peuvent le remplacer (par exemple « aussi », « de la même façon », « de façon similaire », « de même », « de plus »). Le « mais » introduit pour sa part une contradiction, une négation, un déni : il change le cours de l’histoire et suscite l’intérêt en exposant un problème (Olson, 2015). Le conflit introduit par le « mais » (ou d’autres termes similaires comme « néanmoins », « pourtant », « or », « cependant ») représente la force de pulsion de toute histoire et appelle à la résolution du problème, à la réponse à la question, à la solution. C’est ce que fait le « alors » (ou ses synonymes comme « donc », « par conséquent », « ainsi », « en cohérence », « pour cette raison ») qui mène à cette résolution, en faisant progresser l’histoire dans le temps (Olson, 2015). Le « alors » permet d’introduire ce vers quoi le narrateur entend diriger son histoire. Telles sont quelques-unes des stratégies communicationnelles pouvant être utiles au professionnel de la santé ou de la réadaptation qui décide d’entreprendre des activités d’advocacy systémique.

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CONCLUSION Les conflits de loyautés multiples vécus au travail ont bien souvent des dimensions systémiques. Or, ces dimensions sont fréquemment négligées par les professionnels de la santé ou de la réadaptation lorsqu’ils entreprennent de résoudre ces conflits, ceux-ci ciblant principalement les dimensions micro-environnementales de ces enjeux. Ce faisant, leurs actions se révèlent partiellement efficaces. De plus, ces situations peuvent à la longue affecter négativement la santé et le bien-être au travail des professionnels, allant même jusqu’à les épuiser affectivement ou moralement. Dans ce contexte, l’advocacy systémique peut faire partie des solutions que mobilise un professionnel pour résoudre ces conflits de manière durable et efficace. Cette suggestion est d’ailleurs en droite ligne avec plusieurs associations, ordres ou collèges professionnels qui exigent de leurs membres qu’ils réalisent des activités d’advocacy pour plaider, promouvoir, défendre ou revendiquer le respect des droits, intérêts ou besoins de patients, voire de collectivités. Plus encore, l’advocacy systémique peut se révéler être un outil indispensable à la portée des professionnels de la santé et de la réadaptation pour améliorer les soins de santé et les services de réadaptation, l’organisation du système de santé ou d’autres aspects de la vie collective. Cela dit, comme l’advocacy systémique peut avoir un effet dissuasif chez certains professionnels de la santé ou de la réadaptation, en outre parce que le rôle d’agent de changement social peut être intimidant, qu’il est méconnu ou perçu comme complexe et exigeant, notamment parce que les dimensions politiques des pratiques sont négligées, il nous est apparu essentiel de consacrer ce chapitre à ce rôle social et l’advocacy systémique qu’il implique. L’engagement dans ce rôle peut contribuer à la santé et au bien-être au travail du professionnel, en lui permettant de résoudre les conflits de loyautés multiples à leur source. L’incarnation de ce rôle social peut également soutenir une pratique respectueuse des valeurs qui l’animent. De plus, le fait de réaliser des activités d’advocacy systémique peut lui permettre d’actualiser l’essence humaniste de sa profession, tout en contribuant à la santé et au

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bien-être de patients de même qu’à une plus grande inclusion et justice sociales (Goodman-Lavey et Dunbar, 2003). Armé des outils de l’advocacy systémique présentés dans ce chapitre et solidarisé avec divers partenaires clés, le professionnel de la santé ou de la réadaptation, souhaitons-le, pourra être un agent de changement social efficace et résoudre à leur source les conflits de loyauté multiples qu’il rencontre au travail.

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Les professionnels de la santé et des services sociaux doivent répondre aux attentes multiples de plusieurs parties intéressées, notamment les ordres professionnels, les employeurs, les organismes de financement des services, les patients et leur famille (Freeman et al., 2009). L’augmentation des attentes au cours des dernières années est liée, entre autres facteurs, à un contrôle externe accru de la pratique des professionnels. Ces contrôles ont été imposés pour des raisons telles que les pressions sur les ressources (Armstrong, 2013), la préoccupation concernant les risques pour les clients (Baker, 2012) et la variabilité insuffisamment justifiée de la pratique professionnelle (Wennberg et Thomson, 2011). Devoir satisfaire un nombre considérable d’obligations envers plusieurs parties prenantes est un défi. Cependant, ce défi a augmenté parce qu’il faut faire face à des obligations incongrues (Freeman et al., 2009) ; cette incongruence a également été qualifiée de loyautés multiples ou impératifs dissonants (Cronqvist et al., 2001). Ces tensions peuvent prendre diverses formes. Par exemple, des tensions peuvent exister entre les obligations et les contrôles imposés par les parties prenantes externes, comme les différentes obligations en matière de documentation imposées par un employeur et un ordre professionnel. Un autre exemple concerne les tensions entre les exigences imposées 187

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de l’extérieur, par exemple les limites imposées sur la quantité de services de réadaptation pouvant être fournis par rapport aux obligations que les professionnels s’imposent quant à la qualité des services qu’ils doivent fournir (Freeman et al., 2009). Les obligations de responsabilité incongrues suscitent des inquiétudes en raison de plusieurs conséquences potentiellement indésirables. Les professionnels peuvent être tenus responsables des résultats de leurs interventions, même s’ils ont été limités par les restrictions du système dans leur détermination (Adams, 2002). Ceux qui fournissent des services à l’intérieur des limites imposées par les bailleurs de fonds ou les gestionnaires peuvent risquer de perdre la confiance des utilisateurs de services (Warren, Weitz et Kulis, 1999). Inversement, si les services des professionnels sont conformes aux meilleures pratiques définies par des professionnels, ils peuvent être soumis à des conséquences négatives imposées par les bailleurs de fonds ou les gestionnaires en cas de non-respect des obligations de responsabilité imposées par le système (Stoddard, Reed et Hadley, 2003). Ces conséquences pourraient comprendre, par exemple, un remboursement insuffisant, un défaut de paiement ou des procédures disciplinaires. Les autres conséquences négatives connexes pourraient inclure l’insatisfaction au travail, le stress, l’épuisement professionnel et l’attrition (Denton et al., 2006). L’écart entre les obligations de responsabilité professionnelle et l’autonomie professionnelle dans l’adoption de ces obligations peut également avoir un impact négatif sur la qualité du service (McCloskey et Diers, 2005) en compromettant l’exercice du meilleur jugement des professionnels dans la prestation de services de santé efficaces (Robins, 2001). Bien que certaines des justifications des obligations de responsabilité accrues semblent légitimes, les conséquences négatives potentielles suggèrent qu’une réflexion plus approfondie est nécessaire. En ce qui concerne la manière dont les professionnels s’efforcent de satisfaire à leurs obligations en matière de responsabilité, la recherche limitée publiée à ce jour a révélé une variabilité considérable (par exemple Walker, 2001). Dans l’enquête d’Andrew Freeman et de ses collègues (2009), au-delà des engagements non négociables des professionnels 188

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à remplir leurs obligations officielles (par exemple le consentement éclairé) et à conserver leur autonomie pour leurs propres recommandations cliniques, leurs décisions reflétaient l’objectif de faire de leur mieux, un objectif défini avec une grande variabilité. Ces résultats suggèrent que les tensions liées à la responsabilité ne sont pas nécessairement faciles à résoudre. Bien que certaines propositions visant à clarifier les obligations des professionnels aient émergé (par exemple Shortell et al., 1998), y compris les efforts de certains ordres professionnels pour fournir des lignes directrices à leurs membres (College of Occupational Therapists of Ontario, 2018), la mesure dans laquelle ces propositions ont été mises en œuvre est incertaine. Haavi Morreim est l’un des auteurs qui se sont efforcés de clarifier les obligations des acteurs de la santé (1994, 1995a, 1995b, 1997, 2001). Cependant, la mesure dans laquelle ses arguments ont influencé les décideurs du secteur de la santé n’est pas claire. Compte tenu de la nécessité de s’attaquer à l’énigme des loyautés multiples, les arguments de Morreim justifient un réexamen. Bien que ses propositions visent les médecins des États-Unis et qu’elles mettent fortement l’accent sur la responsabilité juridique, de nombreux éléments sont applicables au-delà de ces contextes, car ils correspondent à des principes universels relatifs au rôle des professionnels. Mon objectif est ici de présenter brièvement les propositions de Morreim. Étant donné que je synthétise l’information, je ne citerai pas toutes les références qu’elle a utilisées pour appuyer chacune de ses affirmations. J’invite les lecteurs à consulter les documents de ­Morreim pour obtenir ces informations détaillées. Conformément à l’applicabilité plus large de ses arguments, je parlerai des professionnels de la santé plutôt que des seuls médecins. Dans la présentation des propositions de Morreim concernant le rôle des bailleurs de fonds des services de santé, j’adapterai certains points de manière à ce qu’ils correspondent mieux à la situation québécoise et canadienne en matière d’assurance maladie publique. Ce qui est important à retenir, c’est que bien que je sois responsable de l’organisation des arguments de ­Morreim dans ce chapitre, c’est à elle que revient le crédit intellectuel

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pour ses remarques que j’ai librement et, dans certains cas, littéralement citées. Morreim a fait valoir que les notions traditionnelles concernant la définition de la norme de diligence et les obligations de responsabilité des professionnels doivent être reconsidérées. Parmi d’autres éléments utilisés pour étayer cet argument, on ne peut pas insister sur le fait que les professionnels doivent aux patients un éventail de ressources qu’ils ne possèdent ni ne contrôlent. Parallèlement, les professionnels ne devraient pas être pénalisés, car ceux qui possèdent et contrôlent des ressources ont refusé de les fournir. De même, il ne faut pas s’attendre à ce que les professions choisissent unilatéralement les valeurs qui fixeront les sommes et les objectifs pour lesquels d’autres personnes doivent dépenser leur argent. On ne doit pas non plus le permettre. Par conséquent, au lieu d’être « comment préserver le contrôle professionnel ? » ou « qui devrait assumer la responsabilité ? », les questions essentielles devraient porter sur la manière d’obtenir les soins de qualité que nous désirons. Qui voulons-nous voir contrôler quels aspects des soins de santé ? Autrement dit, si nous voulons de bons soins de santé et de bons systèmes de soins de santé, nous devons nous demander quelle partie est la plus à même d’exécuter une fonction donnée en matière de soins. À son tour, la responsabilité devrait viser ceux qui pourraient et auraient dû exercer un contrôle. LE DOMAINE D’ACTION DES PROFESSIONNELS Les professionnels doivent être en mesure d’exercer un degré de discrétion clinique indépendant dans la prise en charge des patients. Une telle discrétion est compatible avec les arguments classiques et familiers concernant le professionnalisme. Premièrement, la pratique professionnelle de la santé exige des jugements complexes. La caractéristique de toute profession est la nécessité de porter des jugements qui combinent une connaissance ésotérique et expansive avec une foule d’incertitudes et de particularités inhérentes à des situations individuelles, dans le but de répondre à des besoins humains extrêmement importants. Un professionnel directement impliqué avec le patient est

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presque toujours le mieux placé pour déterminer quelles options correspondent réellement aux particularités du cas. Deuxièmement, à l’ère des soins de santé de pointe, il est devenu impossible pour de nombreux professionnels de fournir même des simples soins sans recourir à plusieurs ressources. Dans les soins cliniques quotidiens, les professionnels ne devraient pas être tenus de plaider chaque fois pour chaque ressource pour chaque patient. Des retards sans fin pour obtenir des approbations innombrables peuvent être dangereux pour les patients et démoralisants pour les professionnels et les patients. Troisièmement, de bons soins de santé sont souvent impossibles à fournir sans une relation personnelle entre le patient et le prestataire. Une telle confiance entre patients et professionnels exige que ces derniers disposent de suffisamment de flexibilité pour négocier avec les patients en vue de parvenir à des solutions mutuellement acceptables. Si le professionnel n’a pas le pouvoir discrétionnaire de proposer des choix adaptés à la situation et aux valeurs personnelles du patient, le professionnel et le patient ne sont pas en relation l’un avec l’autre. Plus la capacité d’un professionnel à mettre au point des lignes directrices adaptées aux besoins des patients est sévèrement restreinte, moins les chances de confiance sont grandes et plus les soins de ces patients peuvent être médiocres. Enfin, même si les professionnels peuvent se tromper et que leurs activités cliniques ne reposent pas toujours sur le meilleur de la science et du jugement, les bailleurs de fonds ne sont pas nécessairement plus aptes à faire le travail. Les lecteurs sont invités à consulter les points détaillés de Morreim à l’appui de cette affirmation (par exemple, bon nombre des lignes directrices à partir desquelles les managed care organizations déterminent les avantages et prennent les décisions relatives à la gestion de l’utilisation, et qu’elles s’attendent à ce que les médecins suivent, ont une base scientifique sérieusement inadéquate). Bien que ces points se rapportent au contexte précis des États-Unis, ils restent globalement applicables dans les systèmes financés par des fonds publics. En résumé, les bailleurs de fonds ne peuvent prétendre

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fournir quelque chose qui ressemble à une version parfaite de la façon dont les soins de santé devraient être fournis. LES LIMITES RAISONNABLES DU DOMAINE D’ACTION DES PROFESSIONNELS Cependant, la discrétion clinique des professionnels ne doit pas être illimitée. Interdire aux bailleurs de fonds d’interférer avec le jugement des professionnels les obligerait à laisser aux professionnels une discrétion clinique sans entrave, ce qui conduirait probablement à un résultat sous-optimal en matière de qualité de service et à un coût financier élevé. Les professionnels ne partagent pas nécessairement une base de connaissances et de compétences. Le cœur du problème est que la pratique de la médecine et d’autres professions de la santé est imprégnée d’incertitudes. La plupart des scénarios cliniques permettent un certain nombre d’approches acceptables. Choisir une approche par rapport à une autre peut être moins une question de science qu’une question de valeurs concernant la gestion de l’incertitude. Il devient difficile pour les professionnels d’insister sur le fait qu’ils, et eux seuls, devraient avoir le droit de faire tous ces appels au jugement. Plus important peut-être, les professionnels n’adhèrent pas toujours aux pratiques généralement acceptées. La surutilisation, la sous-utilisation et le mauvais usage des interventions médicales sont fréquents. Une grande variété d’interventions sanitaires simples, généralement acceptées, sont souvent négligées. La variabilité insuffisamment justifiée de la pratique professionnelle est bien attestée (Wennberg et Thomson, 2011), tout comme l’est le niveau variable d’adhésion des professionnels à la pratique fondée sur des données probantes (par exemple Upton et al., 2014). Ces taux d’erreur, d’usage excessif, de sous-utilisation et d’abus des interventions médicales ne sont pas tout à fait surprenants. Au cours des dernières décennies, « une explosion a eu lieu dans la prolifération et l’approvisionnement en médicaments, la disponibilité de tests technologiques et de procédures au chevet du patient, ainsi que de

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nombreuses méthodes diagnostiques de pointe et des manœuvres thérapeutiques invasives » (Morreim, 2001 : 73). À mesure que les soins de santé deviennent de plus en plus complexes et avec eux les systèmes de soins de santé, il est déraisonnable de s’attendre à ce que les médecins et autres professionnels de la santé poursuivent leur responsabilité unilatérale traditionnelle en matière de soins et de résultats. TROUVER L’ÉQUILIBRE : FAIRE CORRESPONDRE LES RESPONSABILITÉS ET LES MANDATS Cependant, les lignes directrices par lesquelles les organismes de financement de la santé exercent un contrôle clinique peuvent être fondées sur des données scientifiques non adéquates. De même, les lignes directrices fondées sur des bases scientifiques ne peuvent remplacer le jugement professionnel en matière d’adaptation des soins cliniques aux besoins biologiques et personnels particuliers de chaque patient. En résumé, ni les professionnels ni les gestionnaires/bailleurs de fonds ne devraient monopoliser le contrôle clinique. Des soins de santé de haute qualité ont plus de chances d’être offerts grâce au partage du contrôle et des responsabilités, réparties de manière appropriée entre professionnels et gestionnaires/bailleurs de fonds. Ce partage serait déterminé en fonction d’une division du travail réfléchie et basée sur la désignation de la partie la mieux adaptée pour effectuer chacune des tâches. À cette fin, Morreim n’a pas proposé de séparation rigide. Au fur et à mesure que la prestation des soins de santé évolue, il est probable que ces limites soient floues. Néanmoins, certains types de tâches semblent être de la responsabilité de l’organisation, alors que d’autres relèvent plutôt du professionnel, de son intervention clinique. LE DOMAINE D’ACTION DES BAILLEURS DE FONDS DE SANTÉ DANS CET ÉQUILIBRE

Les organismes de financement de la santé n’ont d’autre choix que de croire que, dans la plupart des cas, leurs professionnels savent comment s’occuper de patients individuels. Pour leur part, les o­ rganismes

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devraient se concentrer sur les p­ roblèmes globaux. Ils devraient examiner les aspects commerciaux de la gestion d’un système de soins de santé. Lorsqu’ils s’engagent à fournir ou à organiser directement des soins, ils doivent surveiller ce qui se passe sous leurs auspices. Sur une note positive, ils devraient définir ce qu’est une prestation de bons soins et l’encourager. Sous un angle plus négatif, ils devraient définir et prendre des mesures raisonnables pour remédier aux problèmes de soins. Dans ces deux domaines, les organismes de financement de la santé doivent se concentrer sur les schémas généraux de soins plutôt que sur les cas individuels. Les bailleurs de fonds de la santé ne peuvent pas fonctionner sans avoir recours à des lignes directrices cliniques qui définissent les soins couverts. C’est une nécessité financière avec des implications cliniques évidentes. Les lignes directrices, qui constituent un ensemble cohérent et scientifiquement fondé de protocoles suggérant des moyens de traiter les problèmes courants, sont devenues un outil important pour promouvoir la cohérence des soins, intégrer de nouvelles informations dans la pratique clinique et éliminer les pratiques qui sont inutiles ou nuisibles. Les lignes directrices peuvent et doivent chercher activement à assurer la prestation de soins de qualité. Cela signifie garantir non seulement que les professionnels s’abstiennent de donner des traitements dont le patient n’a pas besoin, mais aussi qu’ils fournissent les soins promis. Les bailleurs de fonds doivent également s’efforcer de repérer les problèmes relatifs à la qualité et y remédier. Ils ne peuvent ni ne doivent essayer de prévoir chaque rencontre clinique. Ils devraient plutôt s’intéresser principalement aux situations dans lesquelles un professionnel ne parvient pas systématiquement à fournir une qualité ou une quantité de soins appropriée ou dans lesquelles les résultats des patients sont systématiquement moins bons que ce à quoi on aurait pu s’attendre.

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Les professionnels ont également leurs domaines distinctifs. Ils doivent avoir la liberté d’exercer une discrétion clinique considérable pour pouvoir examiner les patients, formuler des hypothèses diagnostiques, explorer ces hypothèses, discuter des options de soins et de leurs avantages et risques respectifs et, ce faisant, établir la relation de confiance personnelle avec chaque patient qui est tellement indispensable à de bons soins. Ils ne devraient pas avoir à passer d’innombrables heures à justifier des décisions ordinaires ; les bailleurs de fonds devraient se pencher principalement sur les modèles de pratique et non sur les décisions prises au cas par cas. Au-delà de ces tâches évidentes de soins aux patients, les professionnels ont également une responsabilité importante dans la reconnaissance des cas où les patients ne correspondent pas aux lignes directrices, car même le meilleur protocole clinique ne conviendra pas à chaque patient. Le professionnel a la formation et la responsabilité de reconnaître ces cas et de rechercher des solutions de rechange acceptables au nom de l’individu. Plus généralement, les professionnels devraient également aider les bailleurs de fonds à reconnaître le moment où les lignes directrices elles-mêmes ne fonctionnent pas et les cas où elles doivent être améliorées ou remplacées. C’est une tâche qui ne peut être remplie que par ceux qui vivent et travaillent à l’intersection entre le général (la science et les lignes directrices des soins) et le particulier (les patients). RÉSUMER LA BALANCE

En résumé, le système de santé et les professionnels peuvent chacun jouer un rôle assez distinct. Le travail du bailleur de fonds consiste à trouver de meilleurs moyens de façonner les pratiques cliniques et des moyens peu intrusifs d’attirer des professionnels dans cette direction. Les bailleurs de fonds ne peuvent pas échapper à la pratique des soins de guidage à certains moments. Cependant, ces occasions doivent être

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limitées aux cas où les lignes directrices ne sont pas claires et exigent une interprétation ou lorsque la présentation atypique ou la situation inhabituelle d’un patient nécessite une attention particulière. Cette proposition insiste sur le fait que l’accent mis sur la qualité des soins devrait guider les décisions concernant qui devrait contrôler et ce qu’ils devraient contrôler dans la fourniture des soins de santé. Comme indiqué précédemment, les bailleurs de fonds et les professionnels ne devraient être responsables que des aspects des soins qu’ils peuvent et doivent contrôler. L’attribution de la responsabilité doit reposer sur une distinction fondamentale, mais encore mal reconnue, entre les questions d’expertise et les questions de ressources. Il existe deux types d’obligations que les bailleurs de fonds et les fournisseurs peuvent avoir dans leurs domaines de contrôle respectifs. DEUX CATÉGORIES D’OBLIGATIONS PROFESSIONNELLES Conformément à ses arguments concernant l’équilibre approprié entre les rôles des professionnels et des bailleurs de fonds, Morreim fait valoir que la norme de diligence, à savoir la qualité minimale des services que les professionnels de la santé doivent moralement et légalement aux patients, devrait être divisée en deux éléments. Elle a nommé le premier élément la « norme de l’expertise médicale », c’est-à-dire les connaissances, les compétences et la diligence dues à chaque patient par le professionnel. Conformément à l’approche que j’ai adoptée tout au long de ce chapitre, j’utiliserai le terme « norme d’expertise clinique » (NEC). La NEC est la partie des soins que le professionnel contrôle entièrement, car elle ne concerne que ses capacités et ses efforts. Morreim a appelé le deuxième élément la « norme d’utilisation des ressources » (NUR), qui repose sur le principe selon lequel les ressources dues à un patient sont déterminées par la configuration de ressources spécifiques en vigueur pour ce patient. Comme indiqué au début de ce chapitre, Morreim a basé ses arguments sur le système de soins de santé américain sous contrat avec assurance privée. La définition de l’arrangement de ressources propres au Canada et dans

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le système d’assurance publique du Québec n’est pas nécessairement aussi claire. Cependant, cela ne change rien au fait qu’il existe un arrangement de ressources pour les patients dans ces juridictions. Le NUR est établi non seulement par les professionnels de la santé et leurs pratiques, mais aussi par les bailleurs de fonds, par les patients eux-mêmes et par la société en général. Selon ce point de vue, le professionnel de la santé est tenu de ne pas fournir de ressources en soi, mais de travailler consciencieusement dans un contexte de ressources. Par conséquent, la principale tâche des professionnels de la santé est le plaidoyer, en particulier le plaidoyer économique. Selon Morreim, bien qu’il ne soit plus possible de supposer que les professionnels de la santé peuvent réquisitionner ce qui ne leur appartient pas, ces derniers ont d’importants devoirs. Le premier est de défendre vigoureusement les intérêts de leurs propres patients. Le deuxième est de défendre les intérêts de tous les patients en vue d’améliorer les politiques en matière de ressources. Ce dernier rôle a pour visée de fournir la recherche, le jugement et le témoignage pertinents nécessaires pour que toute politique de ressources soit crédible du point de vue de la santé et de l’économie. Morreim a suggéré que les deux rôles de plaidoyer soient considérés comme des obligations professionnelles de santé fermes. En ce qui concerne les limites des obligations de plaider pour les clients individuels, Morreim a proposé la règle suivante : chaque fois que les professionnels de la santé envisagent de demander des ressources supplémentaires, ils devraient réfléchir à ce qui se passerait si tous les autres professionnels faisaient la même chose dans des circonstances similaires. CONCLUSION Dans ce chapitre, j’ai décrit le dilemme des loyautés multiples, ressenti par de nombreux professionnels de la santé, et ses conséquences potentielles négatives. J’ai par la suite abordé la proposition de Morreim relative à la manière appropriée de traiter ce problème. L’essentiel de son argumentation concerne l’importance de clarifier quelle partie est la plus à même d’exécuter une fonction donnée en matière

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de soins. À son tour, la responsabilité devrait viser ceux qui pourraient et auraient dû exercer un contrôle. La force de cette proposition réside dans la compréhension et la maximisation des contributions respectives des professionnels de la santé et des bailleurs de fonds. L’objectif ultime est d’optimiser la qualité des services fournis aux patients tout en tenant compte de la nécessité inévitable de jongler avec l’allocation des ressources disponibles. Les rôles respectifs des parties prenantes ne sont pas traités comme s’excluant mutuellement ni comme s’opposant, mais plutôt comme complémentaires tout en évitant la rigidité. Dans diverses publications, Morreim a fourni des détails considérables sur la manière dont ses conseils pourraient être appliqués avec précision dans les systèmes de soins de santé et juridiques (au sens de la responsabilité des professionnels de la santé) aux États-Unis. Une application prudente de ces propositions au Québec et au Canada est sans doute justifiée par les différences entre les systèmes américain et canadien ainsi que par le nombre d’années écoulées depuis la publication des propositions de Morreim. Néanmoins, les défis importants qui ont été attestés en ce qui concerne le manque de clarté dans la définition des obligations des professionnels suggèrent que les prémisses globales proposées par Morreim méritent une attention particulière. Comme elle l’a si bien articulé, son intention est non seulement d’éviter le problème des loyautés multiples et ses conséquences négatives, mais également de permettre aux professionnels de la santé et aux autres parties prenantes d’optimiser la qualité de leurs contributions.

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LES LOYAUTÉS INVISIBLES SOUS LE PRISME DE L’ÉTHIQUE Lyse Langlois

Aborder la notion de loyauté vue sous l’angle de l’invisibilité peut paraître surprenant. Un peu comme l’éléphant dans la pièce dont on ne fait même pas la mention tellement il relève de l’évidence, j’ai voulu prendre de front un aspect qui est présent au sein des relations humaines en organisation et qui peut dégénérer s’il n’est pas nommé ni encadré sur le plan éthique. Ce type de loyauté invisible m’a longtemps hantée, ayant vu les effets dévastateurs sur les cultures organisationnelles et les personnes. Ma réflexion a donc eu comme point déclencheur mon propre malaise par rapport à ce type de situations qui mettaient en évidence une forme de loyauté qu’il valait mieux taire. La parution du premier tome des Loyautés multiples, dirigé par Jennifer Centeno et Luc Bégin (2015), m’a permis de nommer ce malaise. En effet, j’ai été en mesure de constater qu’il y avait tout un pan de la notion de loyauté qui était très peu abordée dans la littérature. Qu’entend-on par loyauté invisible ? Comment peut-on repérer ces petites loyautés invisibles et y mettre fin sous l’éclairage de l’éthique ? Est-il possible de percevoir les effets et les conséquences de ces petites loyautés invisibles ? Quelles sont les raisons qui font que des individus décident volontairement ou pas d’être aveugles et silencieux face à ces loyautés ? Est-ce que le terme « loyauté » a encore tout son sens aujourd’hui pour ce type de situation ?

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Pourquoi utiliser l’encadrement éthique pour expliquer ces loyautés invisibles ? Nous pensons que ces petits contrats tacites qui peuvent nous lier et même parfois nous étouffer nous entraînent dans les chemins de traverse et constituent un poids moral important qui pèse lourd sur les organisations. C’est donc sous un regard éthique que nous allons analyser ce côté plus sombre de la loyauté. Le présent chapitre est structuré autour de trois grandes questions : Quels sont les liens entre la loyauté invisible et le silence éthique ? Est-on en mesure de percevoir ce type de loyauté invisible ? Lorsqu’elle est perçue, la loyauté invisible peut-elle entraîner une souffrance éthique ? C’est par l’intermédiaire de ce triptyque que nous discuterons de ce type de loyauté en relation avec les concepts que sont le silence et l’aveuglement éthiques, la sensibilité éthique et la souffrance éthique. Nous utiliserons le terme « loyauté invisible et toxique » pour illustrer le tout. LA LOYAUTÉ TOXIQUE UNE LOYAUTÉ APPROPRIÉE ?

La loyauté est souvent présentée comme une valeur importante au sein des organisations. Loyauté des employés envers la hiérarchie, loyauté des équipes de travail entre elles, loyauté des gestionnaires entre eux, loyauté envers l’organisation. Ce type de loyauté sous-­entend certains principes comme l’honnêteté, l’équité, la justice. Dans une étude publiée par le Business and Economic Research Journal, la loyauté de même que la satisfaction des employés augmenteraient lorsque les principes précédents sont présents chez le supérieur hiérarchique et actualisés au sein de l’organisation du travail (Kan et Akyüz, 2015). Qu’en est-il de la loyauté ayant des effets non pas de satisfaction et de bien-être au travail, mais de démobilisation et de rupture des collectifs ? Une loyauté diamétralement opposée à celle citée précédemment, qui est souvent vue comme une loyauté qui libère et mobilise en vue d’un but commun comparativement à une autre qui, plutôt, emprisonne et tue à petit feu en maintenant une certaine illusion de fonctionnement ?

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Pour Jean-François Malherbe (cité dans Quintin, 2010), ce type de loyauté que nous qualifions de toxique, difficile à identifier et donc invisible, peut être perçue comme un poids et ne pas être considérée comme de la loyauté. Malherbe précise que si elle aliène, elle n’est plus loyauté. Certes, dans le mot « loyauté », il y a le mot « légal », qui signifie conforme à la loi, à ce qui est requis par la loi et qui obéit aux lois de l’honneur et de la probité. Nous croyons que la loyauté n’a pas que des effets positifs, elle peut être toxique et enfermer certaines personnes dans un système qui leur est propre et qui exige une loyauté souvent justifiée au nom d’une cause servant surtout des intérêts personnels. Compris dans le sens de Malherbe, la loyauté est définie comme un équilibre normatif entre le risque de conformité et le risque de l’arbitraire. Cette conception cadre très bien lorsque cela s’applique dans un rapport au travail où les rôles et les attentes de même que les principes sont clairement définis et compris de tous. Il semble néanmoins difficile de tenir cette définition lorsque le contexte de travail bascule vers une sorte d’opacité parfois intentionnelle, où de petites loyautés se tissent en vue de maintenir des privilèges parfois acquis au cours des années. Suivant cette optique, on pourrait se demander si l’on peut utiliser le terme « loyauté » dans un tel contexte. Il nous apparaît que oui, et c’est pour cette raison que nous qualifions les loyautés invisibles et toxiques de petites loyautés dont personne ne parle, mais que tous perçoivent sans jamais oser les ramener à la surface ; ces loyautés qui empoisonnent le vivre-ensemble, les organisations et les structures rendent ainsi le climat de travail toxique. L’existence de ces petites ficelles invisibles souvent tortueuses et difficilement dénouables étouffe le lien social collectif, la saine gestion et les valeurs d’honnêteté, de justice et d’équité. Ces loyautés qui nous font prendre des chemins de traverse dont les finalités sont tout autre et ne servent souvent qu’à un petit groupe de personnes ayant su au fil du temps maintenir certains avantages pour leur propre bénéfice. La conséquence est l’inconduite et la cause relève de ce type de loyauté qui parfois tarde à être démasquée. Les prochains paragraphes mettront en évidence les liens avec les concepts éthiques retenus que sont le silence et l’aveuglement

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éthiques, la sensibilité éthique et la souffrance éthique autour de ces loyautés invisibles. LES CONCEPTS ÉTHIQUES LE SILENCE ET L’AVEUGLEMENT ÉTHIQUES

Le silence peut être qualifié d’éthique si la personne est en mesure de percevoir qu’il y a un souci ou un problème éthique, dans ce cas-ci, les loyautés toxiques. Malgré cette perception, la personne dans une posture de silence éthique choisit de ne rien dire et donc de se taire. Souvent qualifié de moral muteness, notamment par le chercheur en sciences administratives Bird (Bird et Waters, 1989), le silence éthique se produit lorsque les gens sont témoins d’un comportement contraire à l’éthique et choisissent de ne rien dire. Bird ajoute que le silence éthique est souvent utilisé lorsque les personnes désirent cacher leurs croyances et engagements moraux afin de demeurer dans une posture neutre, amorale. Ce silence peut aussi s’expliquer par le fait que l’action d’exprimer et de dénoncer une situation (speak up) demande du courage et parce que briser le silence engendre souvent des conflits qui peuvent avoir des répercussions sur la personne. La brèche s’ouvre et le déluge commence. Lorsqu’elle est actionnée, cette prise de parole engendre certes des conflits, mais souvent elle libère, conscientise et peut même apporter des changements. Le mouvement #MeToo et le livre de Vanessa Springora Le consentement sont un bel exemple d’un silence éthique qui s’est fracassé sur la scène publique. Ainsi l’inacceptable est toléré pendant de nombreuses années jusqu’à ce qu’une brèche s’ouvre pour dénoncer les inconduites. La plupart des individus tentent d’éviter les conflits au travail étant donné le prix émotionnel et social d’une telle dénonciation. Le maintien du silence éthique n’est toutefois pas sans faille pour l’individu qui choisit de se taire. En effet, dans un projet de recherche que nous avons mené en milieu hospitalier, nous avons observé que des infirmières qui avaient choisi de se taire devant des loyautés qu’elles jugeaient toxiques, avaient subi malgré tout des répercussions. Elles

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ont vécu une forme d’aliénation morale, qui les a conduites vers une détresse éthique. Toutefois, cette détresse morale n’a pas été ressentie par toutes les infirmières ; certaines semblaient « confortables », se frayant un chemin loin des conflits, tandis que d’autres avaient eu du mal à poursuivre leur travail.

La loyauté rend-elle aveugle ? Cette question est apparue au cours d’un projet de recherche visant à mieux comprendre les dilemmes éthiques vécus par les gestionnaires scolaires. Un groupe d’une province canadienne nous a mentionné ne pas vivre de dilemme éthique dans le cadre de ses fonctions. Surprise par ce résultat, nous avons demandé à ces mêmes personnes si elles acceptaient de participer à une deuxième entrevue, car nous voulions examiner pourquoi ces gestionnaires avaient tous mentionné ne pas vivre de dilemme éthique au travail. En approfondissant les liens entre la culture de l’organisation et leur travail, nous avons été en mesure de mieux comprendre et de mettre en perspective pourquoi tous les individus, sans exception, ne vivaient pas de dilemme éthique. Nous avons constaté que la loyauté envers l’employeur était sans faille. Dans ce système, toutes les décisions importantes devaient être acheminées à la haute direction sans possibilité de discussion. Les gestionnaires n’avaient donc aucune latitude décisionnelle, ils étaient en quelque sorte muselés et avec le temps, ils avaient fini par s’accommoder de cette situation. Très peu de personnes avaient la possibilité d’exprimer leur désaccord. L’analyse de la culture organisationnelle a mis en évidence une très grande déresponsabilisation chez ce groupe. La haute direction contrôlait tout, s’attribuait les bons coups, aucune reconnaissance n’était possible sous peine de perte de contrat (tous avaient un contrat de dix mois avec possibilité de réembauche à la fin de l’été). Certains individus appartenant à la haute direction se sentaient inconfortables avec cette façon de faire, mais ils préféraient se taire. Ce qui était particulier pour les autres gestionnaires (directions d’établissements scolaires primaires et secondaires), c’était de constater la toile amorale qui s’était tissée autour d’eux. Plusieurs personnes de ce

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groupe avaient perdu leur capacité d’expression morale, elles se retrouvaient dans une forme d’amnésie ou d’aveuglement moral. À force de relayer leur capacité décisionnelle à d’autres, elles en étaient venues à ne plus accorder d’attention à la dimension éthique, et ce, sans nécessairement agir de manière non éthique. Ce constat a fait en sorte que nous nous sommes intéressée de près à la notion de sensibilité éthique et à sa capacité de se déployer ou non dans les milieux de travail. LA LOYAUTÉ PEUT-ELLE ÊTRE PERÇUE ? LA SENSIBILITÉ ÉTHIQUE

Le Siècle des lumières a longtemps opposé la raison et les émotions, et cette opposition a fait en sorte que les émotions ont souvent été associées à la communication interpersonnelle, à l’intimité, aux arts, mais rarement à la dimension éthique. Grâce aux travaux d’Antonio Damasio sur la cognition incarnée, il a été possible de voir que la raison n’était peut-être pas si déconnectée de la sphère affective. Ces travaux démontrent que la raison est toujours en contact avec la sphère affective et que les émotions participent de façon positive à la vie de l’esprit. La cognition incarnée affirme que sans les émotions, la raison ne peut exister. Toujours selon Damasio (2008), il existe un lien entre sensibilité éthique et émotion : les deux seraient en interrelation et l’une des manifestations de la sensibilité éthique se traduirait notamment par l’émotion que suscite la saisie des problèmes éthiques. Cette émotion participerait à la capacité de les percevoir. Gabor Csepregi mentionne que « [c]’est par notre sensibilité que nous prenons conscience des changements, des contrastes, des différences, des déviations, même si notre discernement reste vague et manque de précision » (2008 : 36). Ainsi la sensibilité éthique est cette faculté qui permet d’être ébranlés par certaines actions extérieures qui viennent ébranler nos valeurs et toucher de plein cœur nos émotions. Nous pensons que plus cette sensibilité éthique est développée, plus la capacité de saisir le réel est grande. Dans un projet de recherche que nous avons mené sur la sensibilité éthique, nous avons pu constater que les émotions jouaient un rôle important. La plupart des individus ont souvent mentionné être touchés par certaines situations qui venaient ébranler leurs valeurs. En

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approfondissant cet aspect, nous avons mis en évidence que certes les émotions sont une alerte, mais qu’un lien significatif très fort existe entre l’éthique de la critique et la sensibilité éthique (Langlois, 2013). L’éthique de la critique est cette capacité de percevoir les injustices, les biais, les groupes avantagés au détriment des autres (Langlois, 2008). Cette dimension critique joue un rôle important dans le développement de la sensibilité éthique. Dans le contexte des loyautés toxiques, tous n’ont pas la capacité de percevoir ce qui se passe et d’imaginer les conséquences de telles inconduites sur l’organisation du travail. C’est ce qu’on appelle le moral blindspot ou l’aveuglement éthique, comme déjà vu dans les paragraphes précédents. En exerçant sa capacité de sensibilité éthique, il est possible d’estomper ces points d’aveuglement et de les mettre en lumière. La sensibilité éthique joue un rôle fondamental dans la perception des loyautés toxiques qui enveniment les relations et le climat de travail. Comme déjà mentionné, certains peuvent les percevoir, mais choisiront volontairement de rester muets. Il existe plusieurs définitions de la sensibilité éthique (Rest, 1986 ; Wittmer, 2005 ; Clarkeburn, 2002 ; Bebeau, 2002), mais aucune ne fait consensus (Weaver, 2007). Parmi celles présentées dans la littérature, et à la suite de nos travaux empiriques menés en éthique organisationnelle (Langlois et Lapointe, 2010 ; Langlois et al., 2015), nous la définissons ainsi : « La sensibilité éthique est une aptitude à s’interroger de manière consciente sur les situations complexes en maintenant une attitude authentique, ouverte et critique face à soi-même et aux autres. Elle engage une action. » Le fait de définir la sensibilité éthique comme une aptitude suppose qu’elle est pensée en tant que capacité et non comme un état, une capacité qui peut se développer grâce à un éveil et à une formation qui conscientise aux enjeux et dilemmes éthiques. Le deuxième élément concerne la notion d’interrogation consciente. Cette interrogation exige une autonomie qui permet l’exercice du jugement professionnel, capacité aussi essentielle à toute personne soucieuse du bien agir. Et le dernier élément de cette définition a trait à l’attitude authentique, une attitude qui se veut ouverte et critique. Cette authenticité à soi et aux autres permet de maintenir la relation (Ricœur, 1990). 207

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Une fois activée, la sensibilité éthique permet de communiquer avec les autres tout en maintenant cette liaison qui peut délier les nœuds. Une sensibilité éthique ne peut être considérée comme telle dans une optique de silence éthique. La posture du silence éthique désengage et sous-entend une forme de complicité silencieuse de ces loyautés toxiques. Un exemple : au cours de mes premières années d’enseignement, j’ai été témoin de nombreuses fois de violence verbale exercée sur une professeure qui dénonçait certaines injustices. Lors d’une réunion, certains individus avaient tenté de miner sa crédibilité. La plupart d’entre nous avaient été outrés par la scène, mais personne n’avait réagi ni n’était intervenu pour manifester un désaccord avec les interventions non appropriées de certains collègues. Les liens et la loyauté apparente des personnes qui participaient à ce dénigrement étaient manifestes et il était difficile de prendre la parole sans devoir en subir les conséquences. Quelque temps plus tard, la personne intimidée a été en arrêt maladie et n’a jamais pu réintégrer son travail. Longtemps le poids de cette réunion est resté dans l’air, un malaise s’est créé et les relations entre les pairs n’ont jamais pu être les mêmes. À l’époque, j’étais loin de me douter que ce type de loyauté parmi un certain nombre d’individus qui exerçaient un pouvoir informel pouvait être qualifiée de loyauté toxique. La souffrance générée par leurs actions était palpable et a causé de multiples dégâts. Ce qui nous amène à aborder notre dernier concept, soit la souffrance éthique. LA LOYAUTÉ REND-ELLE MALADE ? LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE

La notion de souffrance éthique est une notion relativement récente. Emmanuel Renault (2008) parle d’une souffrance psychosociale, et c’est à travers cette souffrance qu’il situe la souffrance éthique. L’étude qui a propulsé cette notion est celle du rapport Gollac de 2011. L’auteur et ses collègues abordent six grandes familles de risques psychosociaux que sont l’intensité et le temps de travail, les exigences émotionnelles, le manque d’autonomie, la mauvaise qualité des rapports sociaux, l’insécurité de la situation de travail et la souffrance éthique, concept qui a retenu notre attention. Gollac ainsi que Vézina

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et ses collaborateurs (2008) mentionnent que la souffrance éthique émerge face à des conflits de valeurs. Cette souffrance renvoie au malêtre ressenti par le travailleur lorsqu’on lui demande par exemple de faire une tâche qui est en opposition avec ses normes professionnelles, sociales ou subjectives (Bolly, 2011). Pour Pascale Molinier (2010), les conflits de valeurs au travail incluent tous les conflits portant sur des choses auxquelles les travailleurs attribuent de la valeur et qui se concrétisent par exemple en conflits éthiques, qualité empêchée, soit la difficulté de bien faire son travail, sentiment d’inutilité du travail ou les atteintes à l’image du métier ou de la profession. Dans une étude réalisée en 2008, nous avons constaté que les professionnels de la santé, notamment les infirmières, doivent composer avec la présence de stresseurs moraux importants pouvant occasionner de la détresse, voire une souffrance éthique au travail (Langlois et al., 2009). À ce moment, les familles de stresseurs moraux n’étaient pas encore clairement définies. Les travaux en éthique organisationnelle ont surtout mis l’accent sur l’infrastructure éthique en soutien (ou sur son absence) pour le professionnel, mais peu ont abordé le fait que dans le champ de l’éthique organisationnelle, tous les aspects de stresseurs moraux pouvaient s’y trouver. Une autre étude réalisée en 2014 a permis d’observer que la souffrance éthique ne se résumait pas exclusivement à la notion de conflit de valeurs, mais résultait aussi de dilemmes éthiques non résolus (Langlois et al., 2016). Qu’est-ce que cela signifie exactement ? En contexte de soin de fin de vie, les infirmières sont très près des patients et des familles. Souvent, elles sont témoins de situations ou de pratiques médicales qui peuvent les toucher sur le plan de leurs valeurs. Certaines nous ont mentionné avoir vu des actes qui leur avaient occasionné des dilemmes éthiques importants. N’ayant pas de véritable lieu de discussion pour aborder les aspects éthiques au travail, elles avaient préféré se taire ; certaines ont conservé cette blessure pendant des années1. Selon Marie-France Maranda et ses 1. L’une des infirmières nous a avoué avoir été témoin d’une fin de vie qui allait à l’encontre de la volonté du patient et de la famille et que la manière dont cela avait été réalisé l’avait choquée. Elle a conservé ce secret pendant

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collègues (2006), l’obligation de travailler d’une façon qui heurte, sous une forme quelconque, sa conscience professionnelle aurait un effet sur la santé mentale du travailleur. Les conflits de valeurs peuvent, dans les cas extrêmes, mener au suicide, en particulier dans des situations d’isolement (Dejours et Bègue, 2009). Le cas de Télécom en France en est un exemple malheureux. Dans son essai La société malade de gestion (2005), Vincent de Gaulejac a bien mis en évidence la souffrance au travail, dont certains pans relèvent d’une souffrance éthique importante. Alain ­Touraine (1992) et Danilo Martuccelli (1999) avaient remarqué dès les années 1990 que l’individu moderne face au travail de plus en plus intense commençait à se retirer de la vie sociale pour s’enfermer un peu plus dans la vie privée. En lien avec le terme de « loyauté toxique » et la souffrance éthique, nous nous référons au projet effectué sur huit ans, soit de 2008 à 2016. Nous avons pu suivre de près les cinq organisations de travail en santé sous différents aspects. L’aspect qui nous concernait un peu plus était celui portant sur les dilemmes éthiques en soin de fin de vie (premier volet) et la création d’une culture capacitante sur le plan éthique (­deuxième volet). Sur les cinq milieux, un seul n’a pu mettre en place une culture capacitante sur le plan éthique. L’un des nœuds rencontrés se trouve dans le fait que de multiples loyautés invisibles étaient bien en place et s’activaient intensément au fur et à mesure qu’une zone de confort2 était en voie d’être bousculée, et ce, malgré la volonté d’établir un plus de vingt ans. Les effets ont été une perte de sens importante pour son ­travail et un retrait de tout engagement. Pour Manon Truchon et al., « ce n’est pas tant le fait de côtoyer quotidiennement des personnes qui vont mourir qui est le plus stressant pour les infirmières, mais davantage le fait de se battre constamment dans un système en désorganisation pour que ces personnes puissent vivre leurs derniers moments dans la dignité et dans le respect de leurs valeurs personnelles » (2008 : X). 2. Par zone de confort, nous entendons les privilèges établis pour certains, l’acceptabilité de certains projets de recherche qui ne contrevenaient pas à ceux déjà en place et plusieurs ententes tacites qui ne faisaient l’objet d’aucune visibilité ni discussion collective.

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meilleur climat de travail sur le plan collectif. Des logiques de pouvoir étaient en place, profitant à un petit groupe d’individus. Le manque de collaboration au sein d’un groupe de professionnels et le peu de soutien de l’équipe de gestionnaires augmentaient la détresse des autres personnels. Ces derniers rencontraient de plus en plus de dilemmes éthiques non résolus tout en étant très peu soutenus. C’est cet environnement, soit celui laissant place à ces loyautés invisibles et toxiques, qui constituait une source de stress contribuant à une grande détresse émotionnelle et à une souffrance éthique. Selon Diane Girard (2009), la détresse morale ne reposerait généralement pas sur un seul événement, ce serait davantage la perception d’incohérences de façon répétée qui aurait une influence négative sur le sens au travail. À l’époque, l’équipe de recherche n’avait pu percevoir le poids de ces loyautés tissées serrées. Toute tentative d’amélioration était littéralement étouffée. Nous avons obtenu des compléments d’information une fois le projet terminé. Nous avons compris à ce moment qu’au cœur de la culture persistait cette loyauté invisible qui était devenue une chape de plomb subie par les autres professionnels et qui empoisonnait l’atmosphère organisationnelle. Peu d’études permettent actuellement de montrer une corrélation directe entre la souffrance éthique et la culture d’une organisation. Le rapport Gollac a toutefois permis de démontrer le lien entre les conflits éthiques et la qualité empêchée, soit le manque de temps pour effectuer un travail de qualité (Gollac, 2011). Certaines études ont aussi mis en évidence les liens entre les conduites non éthiques (par exemple le harcèlement, l’intimidation, les injustices) et les symptômes d’anxiété, de dépression et de détresse psychologique (Giacalone et Promislo, 2010). Georges Fantus et ses collaborateurs (2017) parlent de la souffrance éthique comme d’une expérience où l’intégrité est compromise entre les valeurs personnelles, professionnelles et organisationnelles. Pour ces auteurs, l’accumulation de plusieurs événements ayant généré de la détresse morale peut intensifier ou faire naître une détresse morale toujours plus grande avec le temps. La détresse morale ou la souffrance éthique liée à un conflit mal résolu sur le plan éthique peut 211

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ainsi être ressentie pendant de nombreuses années. Ces mêmes auteurs rapportent les résultats d’une autre étude selon laquelle les répondants qui se sentaient les plus soutenus par leur organisation étaient ceux qui rapportaient le moins de détresse morale (Fantus et al., 2017 : 285). Il est possible de constater que la souffrance éthique a des répercussions importantes sur la prestation de travail et mérite qu’on s’y attarde plus longuement. Le présent chapitre a tenté de répondre à trois questions. La première consistait à savoir si des liens pouvaient être perçus entre la loyauté invisible, le silence et l’aveuglement éthiques. Par différents exemples, il a été possible de démontrer que les loyautés toxiques pouvaient être constatées, mais que certains individus avaient choisi consciemment de garder le silence de peur de subir des conséquences. Quant à l’aveuglement, certains travailleurs peuvent ne pas remarquer ces loyautés toxiques ni en mesurer les effets potentiels sur les personnes et sur l’organisation. Cet aveuglement peut témoigner d’une amnésie qui s’est tissée au fil des années ou d’une absence de sensibilité éthique. Cela nous a menée à la deuxième question, qui visait à mieux comprendre la sensibilité éthique. Il a été possible de constater que cette capacité, pour être pleinement exercée, nécessite une action et donc ne se terre pas dans un silence éthique. Quant à notre troisième et dernier questionnement, nous voulions savoir si la loyauté telle qu’abordée dans ce chapitre pouvait aboutir à une forme de souffrance éthique. À ce sujet, diverses études empiriques montrent bien qu’un climat de travail qui laisse pousser la mauvaise herbe que représente la loyauté toxique peut entraîner une importante souffrance éthique, qui demeure parfois cachée pendant de nombreuses années. EN TERMINANT Les petites loyautés qui empoisonnent le vivre-ensemble, les organisations et les structures peuvent être difficiles à dénouer et à repérer. Pourtant, les conséquences sont bien réelles et peuvent malheureusement conduire à une forme d’aliénation sociale et à un manque d’au-

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thenticité pour les personnes qui perçoivent bien ce qui se passe, qui ont à les subir et qui ont la sensibilité éthique développée. Ce type de loyauté ne représente pas une ressource, mais doit être considérée comme un instrument de soumission et de pouvoir. On pourrait même dire qu’une forme de corruption relationnelle se met en place, couplée d’un marchandage du silence. C’est Martin Luther King qui affirmait dans l’un de ses discours que la plus grande tragédie n’était pas l’oppression et la méchanceté des personnes, mais le silence des bonnes personnes qui sont en mesure de percevoir ce qui se passe sans rien dire. Nous ne pouvons savoir si la plus grande tragédie sur le plan éthique réside dans cette culture du silence, dans l’aveuglement, la souffrance ou l’absence de sensibilité éthique. Quoique le silence éthique puisse être préoccupant, la souffrance éthique est celle qui nous a le plus fortement touchée. Nous avons été en mesure de voir s’éteindre des personnes à forte valeur ajoutée pour l’organisation, des personnes qui avaient à cœur de bien faire leur travail. Pour éviter les impacts des loyautés dites toxiques, James ­Anderson (2018) mentionne qu’il importe d’établir une culture où les travailleurs peuvent s’exprimer, que ce soit de façon ouverte ou anonyme. Pour nous, cette culture doit être capacitante (Nausbaum, 2011) si l’on veut soutenir ceux et celles qui veulent bien agir collectivement dans le cadre de leur prestation au travail. Pour que cela puisse se faire, il demeure important que les travailleurs sentent que leur sécurité n’est pas menacée et qu’ils ont accès à des espaces de discussion légitimés. Dans l’organisation du travail, ces espaces permettent d’établir des liens de confiance et de partager les expériences et les défis. Selon Diane Tapp, Mireille Lavoie et Nicolas Vonarx (2016), la crédibilité et la confiance attribuées entre collègues aideraient aussi l’individu à parler plus ouvertement des enjeux éthiques et par le fait même à trouver des pistes de solution. Par l’échange et le dialogue, les personnes peuvent enrichir leur perception du réel, développer leur imagination morale ainsi que leur capacité de nommer les choses. Les rapports sociaux de qualité pourraient donc favoriser une communication authentique et éviter ainsi qu’une trop grande souffrance éthique s’installe, ce qui nuit à toute tentative de bien-être au travail.

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ÉTUDE DE CAS  Repérer

les concepts éthiques vus dans le cadre du présent chapitre CES LOYAUTÉS INVISIBLES Le contexte dans lequel évoluent les différents intervenants du réseau de la santé et des services sociaux fait en sorte que les employés aussi bien que les médecins sont exposés quotidiennement à des situations cliniques comportant des aspects éthiques et des conflits de loyautés. Le côté sombre de la loyauté peut également être présent parmi ces professionnels. Prenons la situation suivante1 :  Une infirmière qui travaille aux soins intensifs fait régulièrement face à un médecin qui privilégie une pratique très interventionniste (insistance et intensité dans le processus thérapeutique) qui va, selon elle, au-delà de ce qu’elle observe généralement chez les autres médecins. Il ne consulte jamais la famille ni ne respecte les volontés de ses patients. D’après cette infirmière, les pratiques de ce médecin semblent perturber certains professionnels, tandis que d’autres professionnels semblent complètement détachés de ce qui se passe au sein de l’unité. Le même médecin est aussi responsable du volet recherche, ce qui lui donne un certain pouvoir au sein de l’équipe. Il a le pouvoir de recommander ou de refuser les projets de recherche qui se réaliseront dans l’unité. La même infirmière l’a surpris en pleine conversation avec un collègue, expliquant qu’il ne voulait sous aucune considération ­accepter 1. Nous tenons à préciser que cette situation est purement hypothétique. Les recherches que nous avons menées dans le cadre du projet SATIN, dirigé par Lise Fillion, ont nourri cette situation fictive.

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le projet de la chercheuse Carli tout en la dénigrant auprès du collègue. Le but était de poursuivre son propre projet et d’écarter ainsi toute concurrence pouvant jeter une ombre sur lui. De plus, au cours des années, ce médecin a su bien se positionner auprès des instances universitaires et s’intégrer dans les projets de recherche à forte valeur ajoutée et fortement subventionnés. Disposant d’équipes de professionnels efficaces et hautement qualifiés, ces projets mènent à la production d’articles scientifiques qui sont souvent acceptés dans de grandes revues. Cette infiltration habilement jouée a permis à cette personne de prendre du galon devant ses collègues, qui le craignent et n’osent parler ouvertement des pratiques de peur de perdre certains privilèges.  Lorsque l’infirmière en parle à ses autres collègues, ces derniers lui conseillent de faire son travail et de ne pas s’en occuper. Selon eux, elle s’en portera mieux. Pourtant, elle se sent de plus en plus mal et constate que malgré ses tentatives pour en parler à son responsable, rien n’est fait. Elle croit que son responsable n’a pas assez de leadership pour régler la situation. Devant cet état de fait, elle décide de réduire ses heures et de faire son travail correctement, mais elle ne s’implique plus comme avant. Elle ne trouve plus le sens qui l’avait amenée à choisir cette profession. Elle dort mal la nuit et rentre au travail à reculons. En raison du peu de soutien obtenu, elle pense changer de métier.

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NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

Amélie Beausoleil est membre de l’Ordre des psychologues du Québec et de l’Association québécoise des neuropsychologues. Après avoir travaillé dans le réseau public de la santé ainsi qu’en bureau privé, elle œuvre depuis 2006 au sein d’une organisation privée dédiée aux personnes âgées. Elle y agit comme neuropsychologue, conseillère en psychogériatrie et conseillère à l’éthique. Étudiante en éthique à l’Université Laval depuis 2015, elle consacre ses recherches aux enjeux liés à l’éthique organisationnelle dans un contexte de prestation de services de soins, à l’autonomie décisionnelle des aînés avec ou sans trouble cognitif et à l’accompagnement en fin de vie. Luc Bégin est professeur titulaire à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Il fut le premier directeur de l’Institut d’éthique appliquée de cette même université, de 2004 à 2016. En plus de nombreuses publications dans des revues scientifiques, on note parmi ses publications récentes : Former à l’éthique en organisation. Une approche pragmatiste (coécrit avec A. Lacroix et A. Marchildon ; Québec, Presses de l’Université du Québec, 2017) ; Cinq questions d’éthique organisationnelle (direction d’ouvrage ; Montréal, Nota bene, coll. « Éthique », 2014) ; L’éthique et les pratiques d’intervention en organisation (dirigé en collaboration avec L. Langlois et D. ­Rondeau ; Québec, Presses de l’Université Laval, 2015) ; Les loyautés multiples. Mal-être au travail et enjeux éthiques (dirigé en collaboration avec J.. Centeno ; Montréal, Nota bene, coll. « Éthique », 2015). Luc Bégin est également directeur de la revue Éthique publique, revue

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internationale d’éthique sociétale et gouvernementale depuis 2010. Il a remporté le Prix de la recherche 2017, décerné par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (France) pour le numéro « Éthique et scandales publics » de la revue Éthique publique (vol. 18, no 2 ; coresponsables : L. Bégin et Y. Boisvert). Il est par ailleurs appelé à réaliser de nombreux mandats comme expert-conseil en éthique, particulièrement auprès d’organismes gouvernementaux, de ministères et d’ordres professionnels. Annie Carrier est ergothérapeute depuis 1996 (Université Laval), professeure adjointe à l’École de réadaptation de l’Université de Sherbrooke et chercheure régulière au Centre de recherche sur le vieillissement du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estrie – Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CIUSSS de l’Estrie – CHUS). En tant que clinicienne, elle a travaillé une dizaine d’années en première ligne au Québec. À la suite d’un stage postdoctoral en transfert des connaissances systémique à l’Université de Montréal, elle s’intéresse maintenant au rôle d’agent de changement et aux stratégies permettant d’influencer les décideurs organisationnels et politiques. Ses intérêts de recherche incluent les aspects éthiques, légaux, administratifs et organisationnels de la pratique et leur rôle dans le raisonnement clinique des professionnels de la santé. Son enseignement porte sur ces aspects et leur influence de même que sur le rôle d’agent de changement de l’ergothérapeute. En 2017, Annie Carrier a obtenu le prix Ergothérapeute de l’année au Québec de l’Association canadienne des ergothérapeutes pour sa contribution à la profession. Jennifer Centeno détient un baccalauréat en relations industrielles et une maîtrise en communication publique (spécialisée en communication organisationnelle) de l’Université Laval. Après dix ans en gestion des ressources humaines et en développement organisationnel, tant au Québec qu’à l’international, elle a complété un doctorat en relations industrielles, spécialisé dans le domaine de l’éthique. Dans ses travaux, elle s’intéresse plus précisément au rôle que joue l’éthique au sein de la 222

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NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

gestion des ressources humaines, aux infrastructures éthiques mises en place au sein des organisations ainsi qu’aux défis que posent les loyautés multiples aux professionnels. Jennifer Centeno est coordonnatrice scientifique de l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA) de l’Université Laval. Elle est également chargée de cours à la Faculté de pharmacie de cette même université. Elle est membre fondatrice du conseil d’administration du Réseau d’éthique organisationnelle du Québec et présidente sortante. Marie-Josée Drolet est professeure agrégée au Département d’ergothérapie de l’Université du Québec à Trois-Rivières, où elle enseigne l’éthique, la compétence culturelle et l’argumentation en santé. Elle y mène également des recherches dans ces domaines. Ayant travaillé pendant plusieurs années comme ergothérapeute dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec et titulaire d’un doctorat en philosophie spécialisé en éthique, elle mène actuellement des recherches sur les enjeux éthiques de la pratique de l’ergothérapie. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont Acting Ehically ? (2018b) et De l’éthique à l’ergothérapie (2014), et coauteure du livre ABC de l’argumentation (2019). En 2017, elle a obtenu le prix d’excellence de l’Association canadienne des ergothérapeutes (ACE) pour le développement d’une méthode permettant de résoudre des enjeux éthiques. Enfin, Marie-Josée Drolet est membre de l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval. Andrew Freeman, ergothérapeute par formation, est professeur agrégé au Département de réadaptation (Faculté de médecine) à l’Université Laval. Il enseigne le professionnalisme et la pratique éthique et légale. Il est chercheur régulier au VITAM : Centre de recherche en santé durable, et à l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA). À l’IDÉA, il est responsable de l'axe de recherche et d'intervention Éthique et santé. Dans sa recherche, il s'intéresse au contexte de la pratique professionnelle en santé, incluant les conditions qui permettent aux praticiens de la santé de fournir des services de grande qualité.

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LES LOYAUTÉS MULTIPLES

Anne Hudon est physiothérapeute et professeure adjointe aux programmes de physiothérapie, à l’École de réadaptation de l’Université de Montréal. Elle est chercheuse en émergence au Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation du Montréal métropolitain (CRIR) et à l’Institut universitaire en réadaptation en déficience physique de Montréal. Dans sa pratique clinique, elle a travaillé comme physiothérapeute auprès de personnes aux prises avec des blessures musculo­ squelettiques. Pendant son doctorat, elle a exploré les défis éthiques et organisationnels rencontrés par les physiothérapeutes offrant des soins aux travailleurs blessés indemnisés, dans trois provinces canadiennes. Ses recherches postdoctorales visaient à mieux comprendre et à comparer les politiques qui régissent les choix et les rôles des professionnels de santé de première ligne auprès des travailleurs blessés indemnisés au sein de quatre juridictions. Elle mène actuellement des projets de recherche qui portent sur les aspects éthiques et les politiques de soins touchant les services de réadaptation, les soins et la réadaptation pour les travailleurs blessés ainsi que la prise en charge des patients souffrant de douleurs persistantes en physiothérapie. Isabelle Hudon est candidate au doctorat en relations industrielles sous la direction de Lyse Langlois. Elle a enseigné en éthique au travail et en communication en entreprise au même département. Elle a également fait des mandats de formations et d’accompagnement en éthique et gouvernance dans le cadre des activités de la clinique d’expertise de l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval. Dans ses travaux de recherche, elle porte un regard psychosociologique sur les enjeux éthiques de la gouvernance publique. Sa thèse porte sur les dimensions éthiques et politiques de l’expérience des administrateurs d’établissements de santé publique du Québec. Enfin, elle travaille comme conseillère en éthique au sein de la Direction de l’éthique de l’Agence du Revenu du Québec depuis 2019. Samia Hurst est médecin et bioéthicienne, professeure ordinaire de bioéthique à la Faculté de médecine de l’Université de Genève, où elle dirige l’Institut Éthique, Histoire, Humanités (iEH2) et le Département 224

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de Santé et Médecine Communautaire. Elle est également consultante éthicienne auprès du Conseil d’éthique clinique des hôpitaux universitaires de Genève. Ses recherches portent principalement sur des questions d’éthique sociale en lien avec la médecine, notamment en ce qui a trait aux enjeux de justice dans la santé et la pratique clinique ainsi qu’à la protection des personnes vulnérables. Son équipe a développé la définition de la vulnérabilité qui a été intégrée à la déclaration de Helsinki lors de sa révision de 2013. Samia Hurst porte ces intérêts dans plusieurs groupes consultatifs, dont le Sénat de l’Académie suisse des sciences médicales, la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine, le groupe de travail ELSI du Swiss Personalised Health Network et le comité exécutif du CIOMS. Lyse Langlois est directrice générale de l’Observatoire international sur les impacts sociaux et éthiques de l’IA et du numérique. Elle est professeure titulaire au Département des relations industrielles depuis 2002, spécialiste de la gestion des ressources humaines ainsi que de l’éthique organisationnelle et professionnelle. Elle est aussi directrice de l’Institut d’éthique appliquée (IDÉA) de l’Université Laval depuis 2016. À cette même université, elle a occupé le rôle de directrice du Département des relations industrielles de l’Université Laval de 2014 à 2016, puis celui de vice-doyenne à la recherche à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval de 2016 à 2019. La professeure est une chercheure régulière au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation du travail (CRIMT) et chercheure associée à la Chaire Éthique et gouvernement d’entreprise de Paris-Dauphine. Ses centres d’intérêt touchent à la formalisation de l’éthique en organisation, aux notions de sensibilité, leadership et enjeux éthiques de même qu’aux impacts sociaux et éthiques de l’intelligence artificielle et du numérique.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE Jennifer Centeno

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PARTIE 1 : EXPLORATION DE LOYAUTÉS MULTIPLES LA CONFUSION DES RÔLES ET LES LOYAUTÉS MULTIPLES AU SEIN DES CONSEILS D’ADMINISTRATION Isabelle Hudon

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LES CONFLITS DE LOYAUTÉS MULTIPLES EN ERGOTHÉRAPIE :QUATRE DÉFIS CONTEMPORAINS DE L’ERGOTHÉRAPEUTE Marie-Josée Drolet

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L’INTÉGRITÉ ÉPROUVÉE D’UN PSYCHOLOGUE RÉFLEXIF Amélie Beausoleil

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LES LOYAUTÉS MULTIPLES

PARTIE 2 : RÉFLEXIONS, RÉSOLUTIONS, DÉFIS LA DÉPROFESSIONNALISATION, L’AUTONOMIE ET L’IDENTITÉ PROFESSIONNELLES Luc Bégin

107

ÊTRE UN AGENT DE CHANGEMENT SOCIAL : L’ADVOCACY SYSTÉMIQUE POUR RÉSOUDRE LES CONFLITS DE LOYAUTÉS MULTIPLES Marie-Josée Drolet, Annie Carrier, Anne Hudon et Samia Hurst 131 CLARIFIER LES OBLIGATIONS DE RESPONSABILITÉ : APPRENDRE DE HAAVI MORREIM Andrew Freeman

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LES LOYAUTÉS INVISIBLES SOUS LE PRISME DE L’ÉTHIQUE Lyse Langlois

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Révision : Isabelle Bouchard Composition et infographie : Isabelle Tousignant Conception graphique : KX3 Communication En couverture : John Henry Walker, Balance, estampe (1850-1885), Musée McCord, Montréal.

Diffusion pour le Canada : Gallimard ltée 3700A, boul. Saint-Laurent Montréal (Québec) H2X 2V4 Téléphone : 514 499-0072 Télécopieur : 514 499-0851 Distribution : Socadis

Diffusion pour la France et la Belgique : DNM (Distribution du Nouveau-Monde) 30, rue Gay-Lussac, 75005 Paris France http://www.librairieduquebec.fr Téléphone : (33 1) 43 54 49 02 Télécopieur : (33 1) 43 54 39 15

Groupe Nota bene 2200, rue Marie-Anne Est Montréal (Québec) H2H 1N1 [email protected] groupenotabene.com

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ACHEVÉ D’IMPRIMER CHEZ MARQUIS IMPRIMEUR INC. À MONTMAGNY (QUÉBEC) EN AOÛT 2020 POUR LE COMPTE DU GROUPE NOTA BENE

Ce livre est imprimé sur du papier Enviro 100 % recyclé.

Dépôt légal, 3e trimestre 2020 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada

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