Les lettres de la marquise Du Chatelet, vol. 1 [1]

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Les lettres de la marquise Du Chatelet, vol. 1 [1]

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LES LETTRES DE LA MARQUISE DU CHATELET puhliées par

THEODORE BESTERMAN

I

lettres

z-2.31

1733-1739

INSTITUT ET MUSEE VOLTAIRE LES DELICES GENEVE

1958

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LES LETTRES DE LA MARQUISE DU CHATELET

PUBLICATIONS DE L'INSTITUT ET MUSEE VOLTAIRE SOUS LA DIRECTION DE THEODORE BESTERMAN

SERIE D'ETUDES III

LES LETTRES DE LA MARQUISE DU CHATELET publiées par

THEODORE BESTERMAN

I

lettres z-23 z

1733-1739

INSTITUT ET MUSEE VOLTAIRE LES DELICES GENEVE

1958

Copyright 1958 by Theodore Besterman, Genève Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris !'U.R.S.S. Printed in Switzerland

ONULP

a monsieur le comte Charles de Breteuil hien amicalement

NOTES PRELIMINAIRES 1

Ce n'est pas une nouvelle vie que nous mettons à la tête de cette correspondance: ce sont quelques notes destinées à attirer l'atten­ tion sur les éléments nouveaux de la biographie de cette grande inconnue que fut mme Du Châtelet, biographie qui reste à faire malgré les nombreuses études qu'on a consacrées à cette femme rare dans tous les temps, et unique au dix-huitième siècle. 2

Gildhuin, premier comte de Breteuil (dans le Beauvaisis) par sa femme Ermeline, qu'il a épousée en 1020, a transmis son sang à Pierre Le Tonnelier, vivant en 1378. A partir de cette époque on peut tracer la filière en ligne directe mâle jusqu'à nos jours. Peu de maisons peuvent se prévaloir d'une telle ancienneté. Pierre fut suivi successivement de Thibault (décédé en 1420), Pierre (vivant en 1433), Henry (vivant en 1472), Jean (vivant en 1481). Claude (marié en 1502), Jean (marié en 1536). Le troisième des cinq enfants de ce dernier fut Claude Le Tonnelier de Bret euil, sei­ gneur de Breteuil (?1540-1608), secrétaire de la chambre du roi; le premier né de ce dernier, Claude, le troisième du nom, devint directeur des finances (1580-1653). Son fils Louis (1609-1685) fut intendant de Paris, contrôleur général des finances, et marquis; il épousa Chrétienne Le Court (1616-1707), qui lui donna de nombreux enfants et notamment Louis Nicolas Le Tonnelier de Breteuil, baron de Preuilly, qui devint successi­ vement lecteur ordinaire du roi, envoyé extraordinaire auprès des princes d'Italie, et introducteur des ambassadeurs. Né le 14 sep­ tembre 1648, il mourut le 24 mars 1728. C'était un homme, nous dit Saint-Simon, en des termes où sa médisance habituelle ne déforme pas tout à fait la vérité, 'qui ne manquait pas d'esprit, mais qui avait la rage de la cour, des 9

NOTES PRELIMINAIRES

ministres, des gens en place ou à la mode, et surtout de gagner de l'argent dans les partis, en promettant sa protection. On le souffrait et on s'en moquait. . . . Il se fourrait fort chez m. de Pontchartrain, où Caumartin, son ami et son parent, l'avait intro­ duit. Il faisait volontiers le capable quoique respectueux, et on se plaisait à le tourmenter.' Ce portrait mérite d'être corrigé d'après les mémoires du baron, qui ne furent jamais complètement publiés, mais dont on peut lire le manuscrit à la Bibliothèque de Rouen. Déjà parent des Caumartin comme le dit Saint-Simon - une de ses grand-mères était une Le Fèvre de Caumartin - le baron de Breteuil épousa, le 3 août 1679, Marie Anne Le Fèvre de Cau­ martin, et, bientôt veuf, se remaria le 15 avril 1697, avec Gabrielle Anne de Froulay (morte le 4 août 1740). De ces secondes noces naquit à Paris, le 17 décembre 1706, Gabrielle Emilie Le Tonnelier de Breteuil. Tout ce que nous savons de son enfance provient des récits qu'en a fait Voltaire. Dans son Eloge historique de madame la marquise Du Châtelet, d'abord, il écrit (Moland, xxiii. 5 20): 'Dès sa tendre jeunesse elle avait nourri son esprit de la lecture des bons auteurs en plus d'une langue. Elle avait commencé une traduction de l'Enéide:, dont j'ai vu plusieurs morceaux remplis de l'âme de son auteur; elle apprit depuis l'italien et l'anglais. Le Tasse et Milton lui étaient familiers comme Virgile; elle fit moins de pro­ grès dans l'espagnol, parce qu'on lui dit qu'il n'y a guère dans cette langue qu'un livre célèbre, et que ce livre est frivole.' Et dans ses Mémoires Voltaire ajoute (Moland, i.7): 'Son père, baron de Breteuil, lui avait fait apprendre le latin, qu'elle possé­ dait comme mme Dacier; elle savait par cœur les plus beaux mor­ ceaux d'Horace, de Virgile, et de Lucrèce; tous les ouvrages phi­ losophiques de Cicéron lui étaient familiers. Son goût dominant était pour les mathématiques et pour la métaphysique.' Ce que nous dit là Voltaire ne vient pas nécessairement de ce qu'aurait pu lui avoir raconté la marquise, car étant lui-même le familier de Caumartin et du baron de Breteuil, il connaissait sans doute ces détails de première main. Pourtant ces informations ne sont pas complètes. En effet la passion de mme Du Châtelet pour 10

NOTES PRELIMINAIRES

la musique, et surtout pour le chant, implique certainement une éducation assez poussée dans ce domaine. 3 Le 12 juin 1725 la jeune fille, qui n'avait pas encore 19 ans, fut mariée à Florent Claude, marquis Du Châtelet-Lomont, d'une famille plus noble par ses filiations mais moins ancienne que les Le Tonnelier. Né le 7 avril 1695 à Namur, dont son père était gouverneur, Florent Claude entra au service et fit plusieurs cam­ pagnes. Il avait à cette époque le grade de colonel et reçut à l'occa­ sion de son mariage le brevet de gouverneur des ville, château et donjon de Semur. Le marquis n'était pas un homme de marque, mais il était doux, compréhensif, vivable (comme on le disait à l'époque), et sa femme n'a jamais ressenti pour lui que du respect et de l'amitié. Le 29 septembre 1725 les jeunes époux firent leur entrée triom­ phale à Semur (défilé, banquet, etc.) dont on peut lire les détails dans une intéressante plaquette de Ledeuil-d'Enquin. Le 30 juin 1726 naquit Françoise Gabriel Pauline, qui épousa en 1743 Alfonso Cara:ffa, duc de Montenero; et le 20 novembre 1727, Louis Marie Florent, destiné à devenir duc Du Châtelet et l'une des premières victimes de la Révolution. Ayant accompli ses devoirs élémentaires envers ses enfants, la marquise accompagna son mari à Paris en 1730, et il est probable qu'après cette date elle ne fit que de brefs séjours dans son bel hôtel de Semur. A Paris mme Du Châtelet fit ce qui était pratiquement de rigueur, elle prit des amants, dont le premier fut peut-être Louis Vincent, marquis de Guébriant. Le récit que fait le comte de Maurepas de cette liaison ne paraît pas tout à fait invraisemblable quand on a lu les lettres d'amour de la marquise. Il y a lieu pour­ tant de se rappeler que Maurepas détestait Voltaire de son vivant, et à travers lui tous ses amis. Voici ce que raconte Maurepas dans ses Mémoires (Paris 1792, iv. 173): 'La marquise Du Châtelet, fille du baron de Breteuil, désespérée de se voir abandonnée du mar­ quis de Guébriant qu'elle idolâtrait, lui écrivit une lettre d'éternels II

NOTES PRELIMINAIRES

adieux, lui disant qu'elle voulait mourir, puisqu'il ne vivait plus pour elle. Guébriant qui la connaissait sujette à des emportements, courut chez elle, et le suisse lui refusant la porte, il entra de force, vola dans l'appartement, et la trouva couchée, dormant d'une dose d'opium capable de la tuer; il la fit secourir, lui sauva la vie, et ne pouvant s'attacher à elle malgré cette preuve d'amour, elle s'en consola avec plusieurs autres.' Raynal donne un récit sem­ blable de cet incident ( Correspondance littéraire, i. 365-366). De ces 'plusieurs autres' on ne connaît que le duc de Richelieu et Maupertuis, sans pourtant que nous ayons pu retrouver aucun détail précis. Le lecteur a devant lui les lettres écrites plus tard par la marquise à ces deux hommes, lettres qui ne laissent subsister aucun doute concernant la nature de leurs relations. Il semble que la liaison de mme Du Châtelet avec Richelieu ne se soit jamais renouvelée, quoiqu'on voie dans plusieurs lettres qu'à un certain moment elle n'aurait pas été fâchée de la renouer. La liaison avec Maupertuis ne s'est pas arrêtée même au moment des premières amours de la marquise avec Voltaire, ce qui ne peut manquer de choquer les esprits les plus indulgents et ce qui révèle un certain manque de délicatesse dans le caractère de cette femme pourtant si sensible. Plus tard, pendant un voyage ou probablement pendant plusieurs voyages aux Pays-Bas, se situe une passade avec son conseiller Charlier. Pour le reste les renseignements manquent pour la période précédant la rencontre fatale avec Saint-Lambert. 4

C'est probablement au printemps de 1733 que Voltaire a renou­ velé connaissance avec mme Du Châtelet. Elle avait vingt-sept ans, lui trente-neuf. Il était célèbre, séduisant. Ce furent d'abord des parties carrées discrètes avec la duchesse de Saint-Pierre et le comte de Forcalquier (Best.65 8): Je reçus chez moi l'autre jour De déesses un couple aimable Conduit par le dieu d'amour; 12

NOTES PRELIMINAIRES

Du paradis l'heureux séjour, N'a jamais rien eu de semblable.... Il s'excuse de ne pas avoir pu les faire dîner chez lui: Ciel! que j'entendrais s'écrier Mariamne ma cuisinière, Si la duchesse de Saint-Pierre, Du Châtelet et Forcalquier Venaient souper dans ma tannière! Mais bientôt les événements forcent la main des amants.Voltaire avait arrangé le mariage de Richelieu et de la princesse de Guise; il participe avec mme Du Châtelet à la cérémonie, mais à peine arrivé à Montjeu il apprend que le roi a lancé contre lui un ordre d'arrêt pour les Lettres philosophiques, et il se réfugie à Cirey. Il se met à bâtir une nouvelle aile au château, à embellir, à meubler tout le reste, bientôt mme Du Châtelet l'y rejoint, et au cours de l'automne de 1734 c'est la célèbre retraite amoureuse et studieuse qm commence. 5 Nous avons cité le portrait du baron de Breteuil par Saint­ Simon; ce portrait a son pendant en celui que fit de sa fille une plume aussi mordante que celle du duc, mais combien plus spiri­ tuelle. Voici donc ce célèbre portrait par mme Du Deffand, dont nous donnons ici le texte authentique, d'après le manuscrit actuel­ lement en possession de M. Wilmarth S. Lewis: 'Représentez-vous une femme grande et sèche, le teint échauffé, le visage aigu, le nez pointu, voilà la figure de la belle Emilie, figure dont elle est si contente qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir, frisure, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion; mais comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu'elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est obligée pour se donner le superflu de se passer du nécessaire, comme chemises et autres bagatelles. Elle est née avec assez d'esprit; le désir d'en paraître davantage lui a fait préférer l'étude des sciences les plus abstraites aux 13

NOTES PRELIMINAIRES

connaissances agréables: elle croit par cette singularité parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes. Elle ne s'est pas bornée à cette ambition, elle a voulu être princesse, elle l'est devenue, non par la grâce de dieu, ni par celle du roi, mais par la sienne. Ce ridicule lui a passé comme les autres, on s'est accoutumé à la regarder comme une princesse de théâtre, et on a presque oublié qu'elle est femme de condition. Madame travaille avec tant de soin à paraître ce qu'elle n'est pas, qu'on ne sait plus ce qu'elle est en effet. Ses défauts même ne lui sont peut-être pas naturels, ils pourraient tenir à ses prétentions, son peu d'égard à l'état de princesse, sa sècheresse à celui de savante et son étourderie à celui de jolie femme. Quelque célèbre que soit mme Du Ch.. . elle ne serait pas satis­ faite, si elle n'était pas célébrée, et c'est encore à quoi elle est par­ venue en devenant l'amie déclarée de m. de Voltaire. C'est lui qui donne de l'éclat à sa vie, et c'est à lui qu'elle devra l'immortalité.' Il y a de ces portraits dont la subtilité et la pénétration dépassent les nécessités de l'exactitude objective. Ce n'est pas le cas du por­ trait tracé par la malheureuse femme dont l'ennui et le dégoût de la vie laissaient leurs traces sur tout ce qu'elle touchait dans ses mauvais moments. Il est possible que mme Du Châtelet ait été grande, quoiqu'il soit impossible de décider de ce point capital. Elle est dans le cas de Voltaire lui-même, dont il existe des des­ criptions de témoins oculaires qui le disent très grand, tandis que d'autres le prétendent très petit. Il est fort peu probable que la marquise ait été sèche: tout dans sa vie et ses portraits le contredit. Le teint échauffé? d'accord. Le visage aigu? le nez pointu? tout est relatif, mais si le nez de mme Du Châtelet était peut-être plutôt long, aucun portrait authentique ne permet de conclure qu'il était pointu. Pour les pompons et le reste, la marquise était la première à reconnaître ses faiblesses dans ce domaine, et Voltaire la taquine avec prédilection là-dessus. Que les Le Tonnelier et les Du Châ­ telet aient été des familles de moyens modestes, et que Voltaire se soit plu à entourer son amie du dernier confort et même du luxe,

NOTES PRELIMINAIRES

c'était peut-être pour mme Du Deffand un motif de jalousie, mais ce n'était pas un crime. Du reste, il est fort probable que les objets précieux dont Voltaire se plaisait à doter mme Du Châtelet étaient un moyen délicat d'assurer son avenir. Voici un quatrain inédit adressé à la marquise: Pardonne aux diamants qui forment la bordure D'un portrait de peu de valeur. Je n'ai pas mis tant d'art à te donner mon cœur: Il n'a pas besoin de parure. Et à ces vers Voltaire a ajouté les mots significatifs: 'Voici une autre pierre en cas d'accident.' Pour ce qui est du luxe du château lui-même, on s'est laissé trop entraîner par la plume quelque peu vulgaire de la malheureuse mme de Graffigny. Ecoutons plutôt le récit plus sobre du prési­ dent Hénault (9 juillet 1744; Best.2789): 'J'ai aussi passé par Cirey. C'est une chose rare. Ils sont là tous les deux tout seuls, comblés de plaisirs. L'un fait des vers de son côté, et l'autre des triangles. La maison est d'une architecture romanesque et d'une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l'école d'Athènes [c'est à dire, la fresque de Raphaël de la Stanza della signatura ], où sont rassemblés des instruments de tous les genres, mathématiques, physiques, chimiques, astronomiques, mécaniques, etc. et tout cela est accompagné d'ancien laque, de glaces, de tableaux, de porcelaines de Saxe, etc. Enfin, je vous dis qu'on croit rêver.' Tout cela nous parle de travail et de bon goût, plutôt que de luxe. 6

Pour ce que mme Du Deffand dit de l'esprit, des connaissances et des ambitions de mme Du Châtelet, il n'y a qu'un commentaire possible: elle i:i'y comprenait rien, elle était parfaitement inca­ pable d'y rien comprendre. Que la célébrité de mme Du Châtelet 15

NOTES PRELIMINAIRES

provienne de ses relations avec Voltaire, c'est indéniable. Mais il n'est pas question ici de célébrité, il est question de ses propres qualités. Ce n'est pas l'amitié de Voltaire qui lui a permis de faire des travaux solides dans plusieurs domaines, et dont l'un fut publié par l'Académie des sciences; de rester pendant de longues années en correspondance suivie avec des hommes de science qui comptaient parmi les premiers de l'époque; d'engager un Mairan à entrer publiquement en lice avec elle sur des détails techniques de physique. Qu'étaient précisément les travaux et les connaissances de mme Du Châtelet? Dans le domaine de la physique et de la méta­ physique - car dans son esprit ces deux choses étaient étroite­ ment liées - il n'est pas impossible de s'en former une idée juste. Il est vrai qu'un sceptique pourra toujours prétendre que les mérites de la dissertation sur la nature du feu, des Institutions et du grand commentaire sur Newton, sont redevables à Maupertuis, Konig et Clairault. Il nous semble impossible de maintenir ce point de vue après la lecture de nombreux passages jusqu'à pré­ sent inédits des lettres à Maupertuis, et des nouvelles épîtres à Bernoulli et Jurin. Dans ces lettres on peut suivre, même à travers les erreurs et les insuffisances techniques, les pensées d'un esprit scientifique qui a bien exactement conçu les principes fondamen­ taux de la physique et de la méthodologie scientifique sur laquelle toute vérité est basée. On voit en effet que mme Du Châtelet est capable de discuter des questions les plus théoriques avec intelli­ gence et dans un esprit critique éclairé. Et il ne faut pas oublier que beaucoup de ces lettres étaient écrites précisément à ceux que l'on prétend souvent avoir été ses nègres. Toutes ces discussions auraient été bien sottes adressées à des personnes qui l'en auraient sue incapable. Et n'oublions pas ce témoignage peu banal de Diderot, qui dit un jour qu'il pouvait compter 'deux moments doux dans ma vie', dont l'un fut la lettre de mme Du Châtelet (lettre hélas perdue) que lui procurait sa Lettre sur les aveugles1 • 1

16

voir Diderot, Correspondance, éd. Georges Roth (Paris 1955), i.115.

NOTES PR E LIMINAIRES

Ces considérations trouveraient une précieuse confirmation dans l'examen de plusieurs manuscrits qui n'ont encore jamais été étudiés à fond. C'est en septembre 1749 (Best.3479) que Voltaire écritaucomted' Argental: ' J eviens de relire desmatériauximmenses de métaphysique que madame Du Châtelet avait assemblés avec une patience et une sagacité qui m'effraient. . . . C'était le génie de Leibniz avec de la sensibilité.' Quels sont ces manuscrits? Il n'y a guère moyen de le savoir, mais il nous semble probable que Vol­ taire fait allusion ici au commentaire sur Newton (voir les notes de la lettre datée vers le I septembre 1759). Quoi qu'il en soit il existe à la Bibliothèque nationale (Fr.12265) le manuscrit des Institu­ tions physiques. La plus grande partie en est de la main de la mar­ quise, avec un certain nombre de pages écrites par un secrétaire, et avecdesépreuvestrèscorrigées. Laconfrontation decemanuscrit avec la publication définitive jette quelque lumière sur les connaissances de mme Du Châtelet. Plus émouvant encore est un autre manuscrit actuellement à la Bibliothèque nationale (Fr.12266-12268). C'est l'ouvrage auquel mme Du Châtelet consacra ses dernières années, et dont elle envoya le manuscrit à la Bibliothèque du roi le jour même de sa mort (voir plus bas la dernière lettre que nous donnons): 'Prin­ cipes mathématiques de la philosophie naturelle par m. Newton traduits en français par madame la marquise du Chastellet avec un comentaire sur les propositions qui ont raport au sistème du monde'. Ces trois volumes, tant le commentaire que le texte, sont entièrement de la main de la marquise, y compris les figures et les calculs mathématiques. Nous énumérons plus bas les publications qu'on a faites d'après les manuscrits de mme Du Châtelet à Leningrad. En effet le tome ix des manuscrits de Voltaire que mme Denis s'est hâtée de vendre, son oncle à peine mort, à Catherine n, contient plus de trois cents feuillets des manuscrits de la marquise. Pour autant qu'on puisse en juger d'après l'inventaire quelque peu sommaire de Caussy, ce volume contient non seulement les numéros I I I , v, VI de notre bibliographie, mais aussi des notes sur Descartes, d'autres sur sa physique, des pensées, un essai sur le gouvernement 17 2

NOTES PRELIMINAIRES

historique, politique, religieux ancien et moderne (mais n'est­ ce pas plutôt un extrait?). Le fragment sur la liberté qu'on y trouve également n'est pas de mme Du Châtelet mais de Voltaire (voir Ira O. Wade, Studies on Voltaire, pp.92-108). Il y a enfin une dissertation sur Elie et Enoch, une exposition de la doctrine de l'église gallicane par rapport aux prétentions de la cour de Rome, et un manuscrit intitulé ' Religion, par Dumarsais'; ces trois derniers manuscrits ne sont probablement pas de la marquise. On ne peut donc plus prétendre que ses préoccupations scien­ tifiques et érudites n'aient été pour mme Du Châtelet qu'une excentricité ni même un délassement. C'est à elle-même, certaine­ ment, qu'elle pense quand elle dit dans ses Réflexions sur le honheur: 'J'ai dit que l'amour de l'étude était la passion la plus nécessaire à notre bonheur. C'est une ressource sûre contre les malheurs, c'est une source de plaisirs inépuisable'. On peut même se demander, d'après ce que nous savons et d'après les considérations avancées dans les deux livres de M. Wade, si mme Du Châtelet n'a pas eu peut-être plus d'influence sur certaines idées et préoccupations de Voltaire, que ce dernier n'en a jamais eu sur elle. Ici, comme dans d'autres domaines, la personnalité de la marquise a été trop sou­ vent, et injustement, confondue avec celle de son ami.

7

Comment Voltaire et mme Du Châtelet se sont-ils détachés l'un de l'autre? Ce serait manquer de sens historique que de repro­ cher à la marquise de ne pas s'être dévouée exclusivement à Vol­ taire, même pendant les premières années de leurs amours: rares étaient au dix-huitième siècle les femmes qui se contentaient d'un seul amant à la fois. Evidemment les maris n'entrent même pas en considération. Si Marie Leszczinska avait voulu ne s'entourer que de femmes vertueuses, son existence aurait été encore plus soli­ taire qu'elle ne fut. Mais on a souvent trouvé étonnant et même répréhensible que mme Du Châtelet ait abandonné un Voltaire pour un Saint-Lambert. Or nous venons d'apprendre que la 18

NOTES PRE L I M I NA I RES

vérité est très différente, et cela nous fait voir combien fidèle était ce récit pathétique que nous a donné à ce sujet mme Du Châtelet elle-même, dans ses Réflexions sur le bonheur, récit publié en 1796, mais que personne, semble-t-il, ne s'est donné la peine de lire avec compréhension.Voici ce passage émouvant: 'J'ai reçu de Dieu, il est vrai, une de ces âmes tendres et immua­ bles, qui ne savent ni déguiser, ni modérer leurs passions, qui ne connaissent ni l'affaiblissement ni le dégoût, et dont la ténacité sait résister à tout, même à la certitude de n'être plus aimé; mais j'ai été heureuse pendant dix ans par l'amour de celui qui avait subjugué mon âme, et ces dix ans je les ai passés tête à tête avec lui, sans aucun moment de dégoût et de langueur. Quand l'âge, les maladies, peut-être aussi la satiété de la jouissance 1, ont dimi­ nué son goût, j'ai été longtemps sans m'en apercevoir; j'aimais pour deux; je passais ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçons, jouissait du plaisir d'aimer et de l'illusion de se croire aimé. Il est vrai que j'ai perdu cet état si heureux, et que ce n'a pas été sans qu'il m'en ait coûté bien des larmes. Il faut de terribles secousses pour briser de telles chaînes; la plaie de mon cœur a saigné longtemps. J'ai eu lieu de me plaindre, et j'ai tout pardonné; j'ai été assez juste pour sentir qu'il n'y avait peut-être au monde que mon cœur qui eût cette immutabilité qui anéantit le pouvoir des temps; que si l'âge et ses maladies n'avaient pas entièrement éteint ses désirs, ils auraient peut-être encore été pour moi, et que l'amour me l'aurait ramené; enfin que son cœur, incapable d'amour, m'aimait de l'amitié la plus tendre, et m'aurait consacré sa vie. La certitude de l'impossibilité du retour de son goût et de sa passion, que je sais bien qui n'est pas dans la nature, a amené insensiblement mon cœur au sentiment paisible de l'ami­ tié, et ce sentiment, joint à la passion de l'étude, me rendait assez heureuse.' à tant de critiques plus ou moins valables auxquelles Voltaire se voit touj ours exposé, vient s'aj outer une voix nouvelle qui étonne par son igno­ rance ridicule: celle qui prétend dans le Progrès médical du 24 mars 19 5 6 (p. 1 3 3) et de nouveau dans le numéro du 1 0 février 19 57 (p. 69), que Voltaire 'était impuissant depuis sa jeunesse'. 1

NOTES PRELIMINAIRES

Ce que la marquise exprime là ne sont pas les rêveries d'une âme sensible, c'est le récit fidèle d'expériences vécues. En effet, c'est Voltaire qui s'est détaché de son amie et non pas elle de lui. La marquise s'est pourtant trompée sur un détail. Ce n'est pas son âge et ses maladies, ni même la satiété, qui ont diminué le goût de Voltaire pour mme Du Châtelet: il est tout simplement tombé amoureux d'une autre femme, et cette femme était sa nièce mme Denis. Une correspondance inédite entre l'oncle et la nièce est tombée entre nos mains; elle contient toutes les preuves de notre assertion, preuves que nous venons de publier1 • Elle prouve également que Voltaire a véritablement sacrifié son bonheur, sinon sa vie, à sa tendre amitié pour mme Du Châtelet. Quand donc la marquise s'est donnée à Saint-Lambert, elle n'a nullement trahi Voltaire. Pourtant aimait-elle déjà le jeune poète quand elle traçait ces lignes? On le dirait, si ce n'était que dans le même essai on trouve cette note encore plus pathétique: 'Les pas­ sions, passé 3 0 ans, ne nous emportent plus avec la même impé­ tuosité. Croyés qu'on résisterait à son goût si on le voulait bien fortement.. ..'

8 Mme Du Châtelet mourut à Lunéville le 1 0 septembre 1749, et fut enterrée le I I dans 'le caveau de messieurs les chanoines' (Archives de Lunéville, GG 2, 39) en bas de l'église Saint-Jacques, dans l'allée centrale. Son tombeau est couvert d'une dalle de marbre noir, sans aucune inscription. 9 Voici la liste des ouvrages édités de mme Du Châtelet: I

De l' existence de dieu. publié dans les Lettres inédites de madame la marquise Du Chaste/et à m. le comte d'Argental (Paris 1806), PP· 3 I I -3 34. 1

20

Lettres d' amour de Voltaire à s a nièce (Plan: Paris 1 9 5 7 ).

NOTES PRELIMI N A I RES

II

DISSER TATION / SUR LA NATURE / ET / LA PRO­ PAGATION / D U FEU./ [ligne] / Ignea convexi vix, & fine

pondere cœli / Emicuit, fummâque locum fibi legit in arce . / Ovid. / [ligne] / [gravure] / A PARIS, / Chez PRAULT, Fils, Quai de Conti, vis-à-vis / la defcente du Pont-Neuf, à la Charité. / [ligne douhle] / M. D CC. XLIV. / Avec Approbation & Privilege du Roi. / pp. [vi] . 139. (i ]; sig. []3, A- H8, B6; cm . 19. cet ouvragefat réimprimé dans le Recueil des pièces qui ont rem­ porté le prix de l'Académie royale des sciences, depuis leur fon­ dation jusqu'à présent, avec les pièces qui y ont concouru (Paris z :752), iv. 8:7- 1 :70 (avec une longue liste d 'errata, pp.22 0-22 1) . III

L 'Essai sur l 'optique. Ce fragment, comportant seulement le

chapitre 4, 'De la fonction des couleurs', dont le manuscrit est conservé à Leningrad, a été publié par Ira O. Wade, Studies on Voltaire (Princeton 1947), pp. 188-208. IV

Examen de la Genèse. Publié,en précis seulement, par Ira O Wade, Voltaire and madame Du Châtelet (Princeton 1941), pp.48- 107.

Cet ouvrage, dont le manuscrit en cinq volumes se trouve à la Bibliothèque de Troyes, dépasse de loin l'envergure du titre: c'est un commentaire de toute la bible. V

La Fable des abeilles. Cette traduction incomplète de la Fable of the bees de Bernard Mandeville a été publiée, d'après le manuscrit de Leningrad, par Ira O. Wade, Studies on Voltaire (Princeton

1 947), pp . 1 3 1- 18 7.

VI

Grammaire raisonnée. Trois chapitres seulement ont survécu à

Leningrad: 6. 'Des mots en général considérés selon leur signifi­ cation grammaticale', 7. 'Des mots qui représentent les objets de

21

NO TES PRELIMINAIRE S

nos perceptions', 8. 'Des mots qui désignent les opérations de notre entende ment sur les objets'; ce fragment a été publié par Ira O. Wade, Studies on Voltaire (Princeton 1947), pp.209-24 1 . VII

INSTITUTIONS / DE / PHYSIQ UE. / [gravure] / A

PARIS, / Chez PRAULT fils, Quai de Conty, vis-à-vis l a / defcen te du Pont-Neu f, à la Charité. / [ligne double] / M. D C C. XL. / Avec approbation & Privilège du Roi. / pp.[viii].45 0.[xxviii]; sig.[] 2, *2 , A- Gg 8; c m.20; avec frontispice, gravures, et planches pliantes. VI II

'Lettre sur les Elémens de la philosophie de Neuton', Journal des sçavans (Paris septembre 1738), pp. 5 34- 5 4 1. IX

PRINCIPE S / MATHÉMATIQUES / DE LA / PHIL O­ S OPHIE NATURELLE, / Par feue Madame la Marquife nu CHASTELLET. / TOME PREMIER (SEC OND). / [ornement] / A PARIS, / Chez { / DESAINT & SAILLANT, rue S. Jean de Beauvais, / LAMBERT, Imprimeur-libraire, rue & à côté / de la Comédie Françoife, au Parnaffe. / [ligne double] / M. D . C CLIX. / AVEC APPR O BATI ON ET PRIVILÈGE D U ROI. / pp.[iv .].x xxix . [v].437.[iii en blanc]; sig .[] 2, a, e4, i 12 , A- Gg ', Hh 2, Ii-Iiii4, Kkk2 + pp.[iv ] . 180.297.[vii]; sig .[] 2, A- Y4, Z 2, a-p 4, q- k k2, ll-zz4, Aaa4; cm.26; avec gravures et planches pliantes. X

Réflexions sur le bonheur. Publiées par [Suard et Bourlet de Vauxcelles] dans les Opuscules philosophiques et littéraires, la plus­ part posthumes ou inédits (Paris 1796), pp. 1- 40, à la tête d'une

remarquable collection où se trouvent également des inédits de Thomas, Diderot, Nec ker, Dumarsais et Galliani. Cet ouvrage

22

NOTES PRE L I MINAIRES

n'a donc pas été imprimé pour la première fois, comme on le pré­ tend souvent, dans les Lettres inédites de 1 806. On en trouve un manuscrit de 1750-1760 environ dans un volume provenant de la bibliothèque de la comtesse de Boisgelin, dame de Remiremont (Bibliothèque nationale, Fr. 1 3084, pp. 1 -37). XI

RÉPONSE / DE MADAME *** / A la lettre que M. De Mairan, / Secretaire perpetuel de I' Aca- / demie Royale des Sciences, lui / a écrite le 1 8. Février 174 1 . / fur la queftion des forces vives. / [vignette] / A Bruxelles, chez FoPPENS / 174 1 . / pp. [ii].45. [i]; sig. []1 , A-B, C 1; cm. 17 ½une nouvelle édition était faite la même année, avec le nom de la marquise, pp. .37.[iiij. XII

Réponse à une lettre diffamatoire de l ' ahbé Desfontaines. Publiée par Beuchot dans les Mémoires anecdotiques, très-curieux et incon­ nus jusqu 'à cejour sur Voltaire (Paris 1 838), ii.423-431 .

L'essai Sur l ' existence de dieu qu'on trouve dans les Lettres iné­ ditesde 1 806n'est quelareproduction d'unchapitre des /nstitutions. Les Doutes sur les religions révélées, adressés à Voltaire, par Emilie Du Châtelet (Paris 1792), ne sont certainement pas de la marquise; non seulement cet essai n'a rien du style ni des opi­ nions de mme Du Châtelet: il est encore daté 'A Londres, le . 1 4 mai 1739 '. 10

L'édition que nous donnons aujourd'hui de la correspondance de mme Du Châtelet est basée en grande partie sur les manuscrits eux-mêmes, ce qui est d'autant plus important que l' écriture de la marquise n'est jamais facile à lire, et elle est souvent presque indé­ chiffrable. Nous n'avons pas pu retrouver les originaux des lettres adressées à Saint-Lambert, mais heureusement le catalogue Mor­ rison en donne des transcriptions en général fort exactes. 23

NOTES PRELIMI N AIRES

Voici le détail des quatre précédentes éditions des lettres de mme Du Châtelet: (1) LETTRES / DE / M. DE VOLTAIRE / ET / DE SA CÉLÈBRE AMIE; / Suivies d'un petit Poëme, d'une Lettre / de ]. ]. Rouffeau, & d'un paralelle / entre Voltaire & ]. ]. Rouffeau. / [vignette] / A GENÈVE, / Et Je trouve à PARIS, / Chez CAILLEAU, Imprimeur- / libraire, rue Saint-Severin. / [ligne douhle] / M. DCC. LXXXII. / C'est un petit octavo de viii.73.[i] pages qui mérite à peine d'être compris dans la bibliographie de mme Du Châtelet: il ne contient que quatorze fragments démembrés de ses lettres. (2) LETTRES INÉDITES / DE MADAME LA MARQUISE / DU CHASTELET / A M. LE COMTE / D'ARGENTAL, / AUXQUELLES ON A J OINT UNE DJSSER TAT/ON SUR / L 'EXISTENCE DE DIEU, LES RÉFLEXIONS SUR / LE BONHEUR, PAR LE MÊME AUTEUR, ET DEUX / NO TICES HISTORIQ UES SUR MADAME DU CHASTELET / ET M. D'ARGENTAL. / [ monogramme ovale] / A PARIS, / Chez XHROUET, Imprimeur, rue des Moineaux, n° . 16; / DÉTERVILLE, Libraire, rue du Battoir, n° . 16; / LENOR­ MAND, rue des Prêtres, Saint-Germain- / l'Auxerrois, n° . 17; / PETIT, palais du Tribunal, galerie Virginie, n° . 16. / [ligne douhle] / M DCCC. VI. / Cet octavo de [iv] .xxii.378.[i] pages donne 79 lettres. Asse n'a retrouvé qu'un seul original, manuscrit qui lui a fourni 'une impor[t]ante correction'. Nous avons eu la chance de retrou­ ver presque tous les manuscrits (actuellement à la Pierpont Mor­ gan library), qui nous ont fourni d'innombrables additions et corrections. La notice de mme Du Châtelet est signée Hochet. 24

NOT ES PRELIMINAIRES

(3) LETTRES INÉDITES / DE / MME. LA MISE D U CHA­ TELET, / ET / SUPPLÉMENT / A LA C ORRES PON­ DANCE DE V OL TAI RE / AVEC LE R OI DE PRUSSE, / ET AVEC DIFFÉRENTES PERS ONNES CÉLÈBRES. / On y a joint quelques Le ttres de cet Écrivain, qui n'ont point / été recueillies dans les Œuvres complètes, avec des Notes / histo­ r iques et littéraires. / [filet anglais] / A PARIS, / CHEZ LEFEBVRE, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, / RUE DE BOUR­ B ON, N °. 1 1 . / 1 8 1 8 . / C'est un octavo, publié anonymement par Antoine Sérieys et Jean Ec kard, de [iv].xii.286 pages, comprenant 37 lettres à Mau­ pertuis et une à Berger. Les éditeurs n'ont imprimé que la moitié des originaux (qui nous sont tous connus), et encore es t-ce avec des erreurs, des remaniements et des suppressions inqualifiables. ( 4) LET T RES DU XVIIe ET DU XVIII e SIECLE / [trait] I LETT RES / DE LA / MSE DU CHATELET / RÉUNIES P OUR LA P REMIÈRE FOIS / Revues sur les Autographes et les Éditions originales / AUGMENTÉES / DE 37 LET TRES ENTIÈREMENT INÉDITES, DE NOMBREUSES NOTES / D 'UN INDEX / Et précédées d'une Notice biographique / PAR / EU GÈNE ASSE / PARIS / G. CHARPENTIER, ÉDITEUR / 13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 1 3 / [trait] / 1878 / Un duodecimo de [iv].xliv.496 pages, le volume de M. Asse apporte évidemment d'importants avantages sur ses prédéces­ seurs. Il porte le nombre des lettres de mme Du Châtelet à 246, et corrige beaucoup d'erreurs des volumes de 1806 et 18 18. Malheu­ reusement il en ajoute bon nombre de nouvelles, propose des dates souven t erronées, et surtou t supprime de nombreux passages .

NOTES PRELIMINAIRES

Beaucoup d'autres ouvrages donnent incidemment des lettres inédites de mme Du Châtelet: ils sont cités dans les notes chaque fois que les manuscrits n'ont pas été retrouvés. La présente édition de la correspondance de mme Du Châtelet porte à 4 8 6 les lettres de la marquise, sans compter les nombreuses lettres à elle adressées citées en note. Pour beaucoup des lettres déjà connues nous donnons aujourd 'hui pour la première fois le texte authentique, sans aucune suppression et avec les seules alté­ rations d'orthographe etc. précisées plus bas. Tandis que l 'édition de 1806 ne donne que des lettres au comte d' Argental, celle de 1818 que des épîtres à Maupertuis (avec une à Berger), l'édition de 18 78 nous fait connaître douze correspondants, dont quatre ne sont représentés que par une lettre à chacun d'eux. Nous offrons aujourd 'hui des lettres adressées à 3 8 correspondants. Parmi les nouveautés il faut signaler avant tout les lettres d'amour à Saint­ Lambert (pratiquement inédites puisqu'elles ne sont 'connues' que par le catalogue Morrison), et les lettres à Bernoulli et Jurin, entièrement inédites. L'orthographe de mme Du Châtelet a été modernisée, pour des motifs qui ne sont que trop évidents d'après la lettre 2, dont nous avons donné une reproduction littérale dans la mesure des possibi­ lités typographiques. L'orthographe des noms propres et des mots étrangers a pourtant été respectée, faute de quoi on risque sou­ vent des interprétations injustifiées. Occasionnellement la ponc­ tuation a été modifiée, mais seulement quand la com préhension du texte rend ce changement indispensable. Mme Du Châtelet écrit souvent plusieurs pages sans aucune division: en pareils cas quelques alinéas ont été introduits. A part ces modifications le texte est reprodu it intégralement. En annotant ces lettres nous nous sommes naturellement large­ ment basé sur notre édition de la correspondance de Voltaire (publiée par l'Institut et Musée Voltaire, Les Délices, Genève), publication qui vient d'atteindre l'année 175 8. Les lettres de cette édition sont citées parleurs numéros précédés del'abréviation Best. Nous exprimons notre sincère gratitude à tous ceux qui nous ont si généreusement acco rdé la perm ission de reproduire les 26

NOTES PRELIMINAIRES

manuscrits qu'ils détiennent, et en tout premier lieu M. Frederick B. Adams, jr., directeur de la Pierpont Morgan Library à New York (lettres au comte d'Argental), et MM. F. Husner, directeur de la bibliothèque universitaire de Bâle, et Otto Spiess, professeur à la même université (lettres à Bernoulli). Les photocopies de tous les manuscrits cités dans ces volumes ont été déposés aux Délices, et sont à la disposition des chercheurs.

Th. B.

27

z . à fac q ues François Paul Aldonce de Sade [décembre 1733] Malgré les princesses et les pompons je pense sérieusement sur la fortune de mes amis. . . . Je me livre au monde sans l'aimer beau­ coup. Des enchaînements insensibles font passer les jours entiers sans souvent que l'on aperçoive que l'on a vécu . . . . Puisque m. de Voltaire vous a fait ma confidence d'anglais je vous avouerai que cela m'a extrêmement occupée et amusée. . . . Je suis charmée qu'Adélaïde1 vous plaise. Elle m'a touchée. Je la trouve tendre, noble, touchante, bien écrite et surtout un cinquième acte char­ mant. Elle ne sera pas jouée si tôt, la pauvre petite Dufresne2 se meurt. Elle a renvoyé son rôle. V. en est fort affligé et il a raison. Elle était très capable de faire valoir son rôle et la petite Gossein 3 le jouerait pitoyablement. Pour moi je suis d'avis qu'il attende la guérison de mue Dufresne. Il y a trois semaines qu'il est malade lui même et qu'il n'a pas sorti. Mais il n'en a pas lïmagination moins vive et moins brillante, il n'en a pas moins fait deux opé­ ras4, dont il en a donné un à Rameau, qui sera joué avant qu'il soit 6 mois. On vous aura sûrement mandé ce que c'est que Rameau et les différentes opinions qui divisent le public sur sa musique. Les uns la trouvent divine et au-dessus de Lully, les autres la trouvent fort travaillée, mais point agréable et point diversifiée. Je suis je l'avoue des derniers. J'aime cent fois mieux Issé5 que l'on joue à présent et où m11e le Maure6 se surpasse. . . . Imprimé d'après une copie an­ cienne, Bibliothèque et musée Cal vet, Avignon, MS.2702, ff.4 5 -46. Deux lettres de Voltaire nous per­ mettent de dater ce fragment et d'en identifier le destinataire. En effet le 3 novembre 173 3 (Best.65 1) Voltaire écrit à l'abbé de Sade que mme Du Châtelet a appris ·l'anglais en quinze jours, et trois semaines plus tard

(Best. 662) il lui recommande le secret. Voltaire et mme Du Châtelet étaient fort liés avec les trois frères de Sade: l'abbé (1705-1778), alors vicaire général de Toulouse et bien­ tôt de Narbonne; amant de mme de La Popelinière, il se retira du monde à sa mort pour se consacrer tout entier aux Mémoires pour la vie de

LETTRE I

Décemhre z 733 François Pétrarque ( 1 764- 1 767); le chevalier Joseph David ( 1 684- 1 76 1 ), maréchal de camp; et le comte Jean Baptiste François Joseph ( 1 70 1 1767), diplomate, père du 'marquis' de Sade. Ceci est la première lettre connue de mme Du Châtelet, mais nous possédons des épîtres plus anciennes à elle adressées: ce sont les lettres de Pierre Robert Le Cornier de Cide­ ville des I I et 23 août 1 7 3 3 (Best. 623 et 627), lettres dans lesquelles il évoque en vers de sa façon les talents et la beauté de la marquise. 1 Adélaïde Du Guesclin, commen­ cée vers la fin de 1 73 2, ' terminée' en avril 1 73 3 , dont Voltaire avait en­ voyé un man us cri t à l'abbé en octobre (Best. 645); la tragédie fut j ouée le 1 8 janvier 1 734. 2 Catherine Marie Jeanne Dupré, dont le nom de théâtre fut d' abord mile de Seine, et ensuite, après son

2.

mariage en 1 727 avec le tragédien Abraham Alexis Quinaul t-Dufresne, mlle ou mme Dufresne. On la con­ fond souvent avec une autre mlle Dufresne plus célèbre, Jeanne Françoise Quinault. Voltaire ra­ conte en 1 73 2 (Best.464) qu'étant à l'article de la mort la petite comé­ dienne avait signé un billet conçu en ces termes: ' Je promets à dieu et à m. le curé de Saint-Sulpice de ne j amais remonter sur le théâtre' . Gué­ rie elle reparaît sur scène, mais pas pour longtemps comme on le verra. 3 Jeanne Catherine Gaussin, dont Vol. taire admirait les ' grands yeux noirs' . 4 Tanis et Zélide et Samson. 5 opéra de Houdard de La Motte, musique de Destouches ( 1 697), dont une reprise commença le 19 novem­ bre 1 73 3 . 6 Catherine Nicole Lemaure.

à Pierre Louis Moreau de Maupertuis

jay cru monsieur que pr etre digne de rependre à la lettre que vs maués escrit il fallait vs auoir lu, iay été tres contente de vos deux manuscrits i'ay passé hier toute ma soirée a profiter de vos lecons ie voudrais bien m'en rendre digne ie crains ie vs lauouë de perdre la bonne opinion que l'on vs auoit donné de moi, ie sens que ce serait payer bien cher le plaisir que iay d'aprendre la vérité ornée de toutes les graces que vs lui pretés, iespere que le decir que i'ay daprendre me tiendra lieu de capacité et que iaurai }honneur de vs voir mercredi au sortir de l'academie, ie vs atten­ drai chés moi où ie comte que vs voudrés bien passer la soirée. a versailles ce lundi [? janvier 1734] A Monsieur / Monsieur de maupertuis / ruë ste anne près les nou­ uelles / catholiques / a paris / 30

Janvier 1 734

LETTRE 2

Imprimé (littéralement à titre d'échantil lon) d'après le manuscri t autographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, ff. 3-4. Maupertuis, né à Saint-Malo le 17 j uillet 1698, lieutenant de cavale­ rie à l'âge de vingt ans, se consacrait déjà à l'étude des mathématiques . Quoique reçu en 1723 géomètre à l'Académie des sciences , et membre depuis 1728 de la Royal society, il

n'était pratiquement connu en 1734 que par son Discours sur la figure des astres ( 173 2). Savant mais sec, d'une in telligence originale mais ombra­ geux à l'excès, il savait se faire aimer des grandes dames de Paris autant que des Lapones. Il est certain que ses relations avec mme Du Châtelet n'étaient pas exclusivement didac­ tiques.

3. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis J'ai vu hier m. Vernique chez l'ambassadrice de Venise 1 et je lui ai fait cent coquetteries et cent reproches. Il m'a fort assuré que c'était votre faute s'il ne m'avait pas encore vue chez moi, mais ce dont je suis désolée c'est qu'il y est venu aujourd'hui avec son prince précisément comme je montais dans le carrosse de madame de Saint Pierre 2 qui me venait prendre pour l'Opéra. Ainsi je n'en ai point profité. J'ai à vous proposer de me l'amener demain, je ne compte pas sortir. Deux visites si près l'une de l'autre seront peut­ être contre la dignité de son prince mais avec une dame étrangère comme moi il ne doit pas y regarder de si près. J'ai mené une vie désordonnée ces jours-ci, je me meurs, mon âme a besoin de vous voir autant que mon corps a besoin de repos. Venez toujours, seul ou en compagnie. Vous me ferez un plaisir extrême, et je vous attendrai. ce jeudi à 6 heures du matin [? janvier 1734] A Monsieur de Maupertuis près les Nouvelles catholiques, rue Ste Anne. Imprimé d'après le manuscrit au ­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, ff. 6-7. 1 mme Alessandro Zeno. 2 Marguerite Thérèse Colbert de Croissy, nièce du grand Colbert,

née en 1682, épousa en 1704, déjà veuve de Louis de Clermont­ d' Amboise, le marquis de Resnel, François Marie Spinola, duc de Saint-Pierre, mort en 1727. Amie intime de mme Du Châtelet,

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janvier z J34 elle présidait à ses premières ren­ contres amoureuses avec Voltaire (Best.658):

LETTRE

3

Je reçus chez moi l'autre j our De déesses un couple aimable Conduit par le dieu d'amour . . . .

4. à Pierre Louis Mo reau de Maupertuis Ni vous ni monsieur Vernique, point de lettres, point de nou­ velles, voilà votre procédé avec moi. Je vous ai attendu tout ce jour. Si vous voulez réparer cela demain sur le soir votre grâce vous est offerte. Je sais que mon dernier souper m'a bien fait bais­ ser dans votre esprit. On en triomphe dans le monde. On dit qu'il n'y a que Lacondamine1 qui ait été content. Vous savez qu'en vivant avec vous je cherche plus à satisfaire mon goût que mon amour-propre. Ainsi venez me dire vous même ce qu'il faut que j'en pense, je serai sur les sept heures et demie chez moi. Ce vendredi au soir [? janvier 1734] A Monsieur Monsieur de Maupertuis près les Nouvelles catho­ liques rue Ste Anne Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, ff. 35-36. Asse, p. 3 1 , situe cette lettre dans l'hiver de 1 734- 1 735, mais il est évi­ dent qu'elle appartient à la même époque que la précédente, ne serait-ce que parce que mme Du Châtelet a passé à Cirey l'hiver de 1734- 173 5 . 1 Charles Marie de La Condamine ( 170 1 - 1774), déjà connu par une

32

expédition en 173 1 au Levant, devait bientôt se rendre au Pérou pour déterminer la longueur exacte d'un degré du méridien près de l'équa­ teur. C'est avec lui que Voltaire avait monté en 1729 l'affaire de la loterie sur les rentes de l'hôtel de ville, affaire qui lui permit de gagner 5 00. 000 francs d'un seul coup et dans la stricte légalité (voir la note dans Best. 3 55).

Janvier 1 734

LETTRE 5

5. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis lundi [? janvier 1734] Je ne veux point vous faire de reproches monsieur de n'être point revenu avant hier au soir. Je sens que je ne dois point abuser de votre complaisance. J'ai beaucoup étudié et j'espère que vous serez un peu moins mécontent de moi que la dernière fois. Si vous en voulez venir juger demain je vous aurai une obligation infinie. Si ce pouvait être de bonne heure cela m'arrangerait infiniment mieux parce que je serai obligée de sortir sur les sept heures. Je remets à demain à vous marquer toute ma reconnaissance. Imprimé d'après le manuscri t au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, f. 5 .

6. à Pierre Louis Mo reau de Maupertuis [? janvier 1734] Je vous ai écrit ce matin pour vous voir dans la journée, je vous ai détaché l'abbé soucieux1 pour que vous veniez souper avec moi, je soupe toute seule. Je vous ai mandé que j'avais besoin de vous voir, si vous ne venez pas au 3e courrier je me le tiendrai pour dit. Je vous demande en grâce de venir, je suis malade, et j'ai mille choses à vous dire. Imprimé d'après le manuscrit au­ to graphe, Bibliothèque nationale, F r. 1 2269, f. 27. Asse, p . 2 1 , date ce billet de 'Paris, été de 1 734. - Au retour de Mont-

jeu'; c'est peu probable, les lettres de l'été étant écrites sur un autre ton. 1 peut-être avec maj uscule? la gra­ phie de mme Du Châtelet nous laisse indécis.

33

janvier z J34

LETTRE 7

7. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Je croirais avoir fait un crime irréparable si je m'étais couchée sans écrire la lettre que vous désiriez. Je vous demande mille par­ dons de ne l'avoir pas fait plus tôt. Vous devez être bien persuadé combien je me trouve heureuse de pouvoir faire quelque chose qui vous soit agréable, et qui puisse vous marquer le cas extrême que je fais de votre amitié. Vous trouverez ma lettre fort mal écrite. Cela arrive toujours quand on a envie de bien dire et je vous avouerai que je n'ai jamais eu tant d'envie d'être éloquente. Ce qu'il y a de moins mal est ce qui concerne l'homme à qui vous vous intéressez, le reste est fort plat, mais je trouve que rien ne réussit si mal qu'une petite lettre de recommandation toute sèche, et qui porte avec soi un air d'in­ différence qui la rend presque toujours inutile. Je l'ai donc entre­ mêlée de tout ce que je lui écrirais indépendamment de monsieur Besnier. Je vous prie de leur lire ce qui les concerne, et de vouloir bien me la rapporter afin que je mette le scellé. Elle fera bien plus d'effet le dessus étant de ma main avec mon cachet et lorsqu'il ne pourra point soupçonner qu'elle ait été vue. Demandez aussi à monsieur Besnier une adresse sûre car jusqu'à présent mes lettres lui ont été rendues très peu fidèlement. J'espère que vous serez content de l'empressement avec lequel je lui parle pour votre ami, si vous ne l'êtes pas nous la recommencerons. Tout ce qui pourra vous prouver ma considération et mon estime me sera toujours très agréable. Vous savez que je ne sors point demain et que nous avons des affaires.Nous verrons comment vous en userez. Il n'est point étonnant qu'en vous quittant on ne soit occupé que du plai­ sir de vous revoir. ce lundi 3 heures après minuit [? janvier 1734] A Monsieur de Maupertuis près des Nouvelles catholiques, rue Ste Anne Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12 269, ff. 8-9.

34

Janvier 1 734

LETTRE 8

8. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Vous n'avez pas envie d'encourager votre écolière, car j'ignore encore si vous avez trouvé ma leçon bien. Nous comptons aller demain, madame de st Piere et moi, au jardin du roi 1 et nous espé­ rons bien vous y voir. ce lundi [? janvier 1734] à monsieur de Maupertuis rue ste Anne près les Nouvelles catho­ liques Imprimé d'après le manuscri t au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, f. 1 2 . 1 l'actuel Jardin des plantes, quai

Saint-Bernard; son intendant, Char­ les François de Cisternay D u Fay, devait avoir pour successeur Buffon, en 1 739.

9. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis [? janvier 1734] Je ne vais point à Madrid 1 aujourd'hui. Je reste chez moi. Voyez si vous voulez venir m'apprendre à élever un nome2 infini à une puissance donnée. Nous ne pourrons aller que vendredi à Creteil3 • C'est madame de st Piere qui cause tout ce dérangement. Venez à six heures aujourd'hui. A Monsieur de Maupertuis à l'Académie Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, f. 1 0. 1 le château de Madrid, bâti par François 1er dans le bois de Bou­ logne en souvenir de sa captivité en Espagne; décoré en faïence par Girolamo Della Robbia, le château était à l'époque une féerie de cou­ leurs. On ignore quel était son

emploi en 1 734; mlle de Chausserais l 'habita jusqu'à sa mort en mars 1 73 3 , et ce ne fut qu'en 1 73 5 que Louis xv le donna à mlle de Charolais. 2 en algèbre deux nomes associés par un + ou - forment un binome. 3 où habitait la mère de mme D u Châtelet.

35

L ET T R E 10

Janvier z 734

z o . à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Je vous ai envoyé chercher à l'Académie et chez vous monsieur pour vous dire que je passerai la soirée chez moi aujourd'hui. Je l'ai passée avec des binômes et des trinômes. Je ne puis plus étu­ dier si vous ne me donnez une tâche, et j'en ai un désir extrême. Je ne sortirai demain qu'à six heures. Si vous pouviez venir chez moi sur les quatre heures nous étudierions une couple d'heures. Je vous ai mandé que la partie de demain était remise à vendredi de par madame la dsse de s t Piere mais je voudrais bien que le plaisir de vous voir ne fût remis que jusqu'à demain. mercredi au soir [? janvier 1 734] Imprimé d'après le manuscrit au ­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, f. 1 1.

z z . à Pierre Louis Moreau de Maupertuis à St Maur ce mercredi [avril 1734] Il faut que je sois bien faible pour vous mander que je reviens dimanche à Paris, que je ne sortirai pas lundi, que je serai dans la rue du Ganinet 1 près st Sulpice et que je pars incessamment. Ce ne sera pas sans vous voir à moins que vous ne soyez de tous les hommes le moins sensible à l'amitié. Dites tout cela à Clerau2 qui ne le mérite pas plus que vous. Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, f. 16. 1 leçon douteuse, mais il est impos­ sible de lire Jardinet, comme l'a fait Asse, p.9. 2 Alexis Claude Clairault ( 1713-

1765 ), mathématicien déjà célèbre par ses Recherches sur les courbes à double courbure; composées à l'âge de seize ans, elles lui valurent l' Aca­ démie des sciences dès leur parution en 173 1, 'quoi qu'il n'ait pas l' âge requis'.

Avril 1 734

L E T T R E 12

z 2 . à Pierre Louis Mo reau de Maupertuis Vous me faites sentir monsieur les peines et les inquiétudes de l'absence. Je crois toujours voir madame de Lauraguais1 vous faire mille coquetteries et je crains que vous ne soyez point assez philosophe pour y résister. Je vous aimerais mieux sur le chemin de Basle2 , j'espérais qu'en passant vous viendriez me donner quelques leçons, mais puisque vous restez à Paris je presserai mon retour. J'y serai au plus tard au commencement de juin. Je me flatte de me rendre par la suite moins indigne de vos leçons. Ce n'est plus pour moi que je veux devenir un géomètre, c'est par amour-propre pour vous. Je sais qu'il n'est pas permis à quel­ qu'un qui vous a pour maître de faire des progrès aussi médiocres, et je ne puis trop vous dire à quel point j'en suis honteuse. Je suis ici dans le plus beau lieu du monde et avec des gens fort aimables. Il ne m'y manque que le plaisir de vous y voir et de vous entendre. Voltaire, à qui j'ai dit que je vous écrivais, me prie de vous dire mille choses pour lui. Il est inquiet et avec rai­ son du sort de ses lettres3 , il est bien flatté de ce que ses ennemis croyent que vous avez eu part à celle de monsieur Neuton, et si les lettres de cachet ne s'en mêlaient pas, je crois que votre approbation lui tiendrait lieu de tout le reste. J'espère que la pre­ mière poste m'apportera de vos nouvelles. Vous m'avez promis de m'envoyer toutes les semaines Le pour et contre , j'aime à m'as­ surer par une commission que je n'en passerai point sans recevoir de vos lettres. Je voudrais que monsieur Preuost4 fît ce mois-ci autant de pour et contre, qu'il y a d'ordinaires pour Autun. Je sens qu'il n'y a que vos lettres qui puissent tenir lieu des grâces de votre imagination et de votre esprit, et j'espère que vous me rendez assez de justice pour être bien persuadé du plaisir que j'aurai à recevoir des marques de votre souvenir. BRETEUIL D ucHASTELLET

à Autun chez monsieur le p: de Guise5 le

2 8e

avril [ 1734] 37

Avril 1734

L E TTRE 12

A Monsieur Monsieur de Maupertuis rue s te Anne près les N ou­ velles catholiques A Paris Imprimé d'après la manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, ff. 17- 18. 1 Adélaïde Geneviève Félicité d' 0, femme de Louis de Brancas-Villars, duc de Lauraguais. 2 où Maupertuis avait fait la con­ naissance des mathématiciens Ber­ noulli: Johann père ( 1667- 1748), son fils Daniel ( 1700- 1782), et Johann fils ( 1702- 1790); nous rever­ rons cette famille. 3 Les Lettres philosophiq ues, déjà persécutées et bientôt ( 10 j uin) con­ damnées et brûlées. 4 nous rappelons au lecteur que les noms propres, ainsi que les mots en langues étrangères, sont reproduits

tels quels; il est question ici de Prévost d'Exiles, encore à Londres à la tête du Pour et contre, revue lit­ téraire. 5 Anne Marie Joseph de Lorraine, comte d'Harcourt, dit prince de Guise. Le château de Montjeu, près d' Autun, lui avait été apporté en dot par sa femme Marie Louise Chris­ tine, fille de Gaspard Jeannin de Castille, marquis de Montjeu. Vol­ taire et mme Du Châtelet y étaient pour le mariage, que le premier avait fait, d' une des filles du prince, Elisabeth Sophie, avec Louis Fran­ çois Armand Du Plessis, duc de Richelieu, mariage célébré le 27 avril.

1 3. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Si votre lettre ne me faisait pas trembler1 elle me ferait un plaisir extrême. J'avoue qu'elle me fait une peur prodigieuse, elle détruit toutes les espérances que m. l'abbé de R.2 m'avait données en partant. Il me semble que monsieur Rouillé3 lui4 avait promis deux choses, l'une d'adoucir s'il était possible, et l'autre d'avertir en cas d'un danger, que je ne crois pas vraisemblable ici. Cepen­ dant le mot de s ' absenter qui est dans votre lettre me paraît équi­ voque. Désigne-t-il un plus grand éloignement que celui où il est? c'est de quoi je vous demande en grâce de m'éclaircir. Il écrit aujourd'hui à monsieur Roüillé au sujet de l'édition dont vous me parlez. Je lui ai montré votre lettre. Il est bien touché de cette marque d'attention et d'amitié de votre part. Je vous prie mon­ sieur de vouloir bien remercier monsieur l'abbé de R. de ma part et de le prier de vouloir bien continuer ses attentions pour cette affaire.

L E T T R E IJ

Avril z :734

Vous devez avoir reçu à présent une grande lettre de moi, et je n'ai attendu pour vous l'écrire que le départ de la poste. Je cultive peu ici la géométrie. Vous savez que vous ne m'avez point laissé de tâche, mais je n'ai assurément pas besoin de cela pour penser à vous. Ce ne serait que mon prétexte pour vous écrire plus sou­ vent et plus longuement. Je n'en ai pas besoin pour vous donner des marques de mon amitié et pour vous assurer du plaisir que je trouve à en recevoir de la vôtre. à Montjeu le 29e avril [ 1734] à Montjeu par Autun le 6 e mai5 Votre amitié monsieur a fait le charme de ma vie dans les temps les plus heureux pour moi, c'est à dire dans ceux où je vous voyais souvent, jugez combien elle m'est nécessaire dans le malheur. Je viens de perdre Voltaire. Il vient enfin d'épargner une injustice à monsieur Chauuelin 6 et bien des inquiétudes à ses amis. Il a pris le parti d'aller chercher dans les pays étrangers le repos et la con­ sidération que l'on lui refuse si injustement dans sa patrie. Son départ m'a pénétrée de douleur. Je doute quelques droits que l'amitié ait sur son cœur qu'il se résolve à revenir dans un pays où on le traite si indignement. Votre estime et votre amitié le dédommagent bien des critiques des sots mais rien ne peut le dédommager de votre commerce. Je suis bien persuadée que vous serez touché du sort d'un homme aussi aimable et aussi extra­ ordinaire. Il faut espérer du moins que la haine de ses ennemis étant satisfaite, ils rendront justice à ses talents qui jusqu'à pré­ sent n'ont servi qu'à lui en attirer. Vous perdez en lui un de vos plus grands admirateurs. Il espère bien que vous adoucirez les rigueurs de son exil par les marques de votre souvenir et de votre amitié, quand il se sera choisi un asile contre la persécution.Il vous en priera lui même. Je ne puis je vous l'avoue me persuader qu'il n'y eût rien à craindre ici pour lui, mais peut on outrer les précautions quand il s'agit de la liberté? Pardonnez moi monsieur si je ne puis vous parler aujourd'hui que de mon affiiction et soyez bien persuadé qu'elle ne m'em­ pêche point dé sentir le prix et les charmes de votre commerce.

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Mai 17.34

LETTRE IJ

J'ai reçu votre lettre et le Pour et contre et je vous en rends grâces. A Monsieur Monsieur de Maupertuis près les Nouvelles catho­ liques rue ste Anne à Paris Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, ff. 19-2 1. 1 parce qu'on lui apprenait les per­ sécutions qui se tramaient contre les Lettres philosophiques et contre Vol­ taire lui-même. En effet le 3 mai une lettre de cachet (Best.7 10) était lan­ cée contre lui, et une deuxième (Best.7 16) le 8; mais Voltaire avait pris la fuite, se réfugiant probable­ ment à Cirey (voir Best.7 1 9, note), en donnant toute une série d' indica­ tions trompeuses sur ses intentions. 2 l'abbé Jean François Du Bellay Du Resnel ( 1692- 176 1), très lié avec Voltaire, surtout après le séjour du

1 4.

philosophe à Rouen, par sui te de l'admiration qu' ils partageaient pour Pope, que Du Resnel avait traduit et commenté. 3 Antoine Louis Rouillé, comte de Jouy ( 1689- 176 1), plus tard à la tête des ministères de la marine et desaffairesétrangères, étaità l'époque chargé de la librairie. 4 Voltaire. 5 on voit d'après le manuscrit que mme Du Châtelet avait gardé sa lettre du 29 avril et l'a continuée le 6 mai; il n'est pas question de deux lettres. 6 Germain Louis Chauvelin, garde des sceaux de 1727 j usqu'à 1737.

à Jacques François Paul Aldonce de Sade A Montjeu, ce

12

mai [ 1734]

Vous savez que mon amitié pour vous, monsieur, me fait compter sur la vôtre, comme sur ma plus grande consolation dans mes malheurs. Je viens d'éprouver le plus affreux de tous. Mon ami Voltaire, pour qui vous connaissez mes sentiments, est vraisem­ blablement au château d' Ossone 1 , auprès de Dijon. Il nous avait quittés, il y avait plusieurs jours, pour aller prendre les eaux de Plombieres, dont sa santé a besoin depuis longtemps, quand un homme de m. de la Briffe 2, intendant de Bourgogne, m'a apporté une lettre de cachet qui lui ordonne de se rendre audit O ssone jusqu'à nouvel ordre. On a mandé qu'il était à Plombieres; je ne doute pas qu'il ne reçoive incessamment les ordres du roi, & qu'il ne lui obéisse. Il n'y a pas d'autre parti à prendre, quand on ne peut les éviter. Je ne crois pas qu'il puisse être averti avant de les 40

L E TT R E 14

Mai

1 734

recevoir. Il m'est impossible de vous dépeindre ma douleur; je ne me sens pas assez de courage pour savoir mon meilleur ami avec une santé affreuse dans une prison, où il mourra sûrement de dou­ leur, s'il ne meurt pas de maladie. Je ne pourrai ni recevoir de ses nouvelles, ni lui en donner des miennes sous la puissance d'un pareil ministre. C'est bien dans une circonstance aussi affiigeante que votre pré­ sence serait nécessaire à ma consolation; je ne connais que vous avec qui je puisse pleurer le malheur de mon ami. Il me semble qu'il m'a encore plus attachée à lui. Je ne croyais pas que l'amitié pût causer une douleur si sensible. Vous qui la connaissez, repré­ sentez vous mon état. Hélas! dans quelles circonstances ai-je reçu votre lettre! Vous enviez le bonheur que je goûte dans une société aussi pleine de charmes; vous avez bien raison, si cela avait duré. J'ai passé dix jours ici entre lui & madame de Richelieu; je ne crois pas en avoir jamais passé de plus agréables; je l'ai perdu dans le temps où je sentais le plus le bonheur de le posséder, & com­ ment l'ai-je perdu! S'il était en Angleterre, je serais moins à plaindre. J'aime assez mes amis pour eux-mêmes. Sa société [fai­ sait] le bonheur de ma vie; sa sûreté en ferait la tranquillité. Mais le savoir, avec la santé et l'imagination qu'il a, dans une prison, je vous le dis encore, je ne me connais pas assez de constance pour soutenir cette idée. Madame de Richelieu fait ma seule consolation. C'est une femme charmante; son cœur est capable d'amitié & de reconnaissance. Elle est, s'il est possible, plus affiigée que moi; elle lui doit son mariage, le bonheur de sa vie. Nous nous affiigeons et nous nous consolons ensemble. Mais que lui servent nos pleurs & nos regrets? Je ne vois nulle espérance. M. Chauvelin est inflexible, & je suis inconsolable; je ne réparerai jamais la perte d'un tel ami. La coquetterie, le dépit, tout nous console de la perte d'un amant; mais le temps qui guérit toutes les plaies, ne fera qu'envenimer la mienne. Il m'est impossible de vous parler d'autre chose . . . . Je serai obligée de m'en retourner incessamment à Paris; je crains ce moment comme celui de ma mort. Il me séparera de madame de Richelieu qui ·n 'y retournera pas si tôt, & me mettra à portée 41

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d'entendre à tous moments des propos qui me désespéreront; je vais devenir bien misanthrope. Je voudrais être à Caderousse 3 avec vous, puisque je ne puis pas être à Ossone. On est bien mal­ heureux de devoir tous ses malheurs à la sensibilité de son cœur, sans laquelle il n'y a point de plaisir. Je vous demande pardon de vous accabler de ma douleur; mais c'est le seul inconvénient de l'amitié & de la confiance. J'irai incessamment dans mon château. Les hommes me deviennent insupportables; ils sont si faux, si injustes, si pleins de préjugés, si tyranniques. Il [vaut] mieux vivre seul ou avec des gens qui pensent comme vous. On passe sa vie avec des vipères envieuses, c'est bien la peine de vivre & d'être jeune. Je voudrais avoir cinquante ans & être dans une campagne avec mon malheureux ami, madame de Richelieu & vous. Hélas! on passe sa vie à faire le projet d'être heureux, & on ne l'exécute jamais. Adieu, monsieur. Je sens que ma douleur diminue à mesure que je vous écris; mais je ne veux point abuser de votre amitié. Imprimé d'après une copie an­ cienne, Bibliothèque et musée Calvet, Avignon, Ms.2702, ff.3 6-3 8. Ce n'est pas seulement le ton de la lettre, mais également l'allusion à Caderousse qui nous permet d'iden­ tifier le destinataire: en effet, nous savons par une lettre de Vol taire au marquis de Caumont (Best.696) que l'abbé de Sade était en Avignon. 1 c'est à dire Auxonne; les lettres de cachet ordonnent d'arrêter Vol-

taire et de 'le conduire au château d' Auxonne' (Best.7 10, 7 1 6). 2 Pierre Arnaud de La B riffe (mar­ quis de La Ferrière), intendant de Bourgogne; c'est à lui que Maurepas avait adressé les lettres de cachet. 3 propriété près d'Avignon de Joseph André d' Ancezune-Cadart, dont la femme était Francoise Féli­ cité Colbert de Torcy, do�c nièce de la duchesse de Saint-Pierre.

z 5. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit monsieur et que je n'ai reçu de vos nouvelles. J'ai sur le cœur une perfidie que vous m'avez faite de m'envoyer deux Pour et contre sous la même enve­ loppe et moyennant cela de me voler une lettre. J'ai envoyé au malheureux Voltaire la lettre. Si elle parvient jusqu'à lui je sais 42

Mai

LETTRE 15

1 734

qu'elle lui fera un plaisir extrême, car je connais son estime et son amitié pour vous. J'ignore absolument son sort, je n'en ai point eu de nouvelles depuis son départ. J'espère qu'il aura pris son parti d'aller ou à Basle ou à Geneve. J'en attends des nouvelles avec impatience car je suis très en peine de sa santé. Ses affaires suivant ce que l'on me mande prennent un fort mauvais train. Je crois à présent son livre dénoncé au parlement. C'est un dessein formé de le perdre. Ses amis seuls sont à plaindre puisque je pré­ vois avec une douleur extrême que cela va nous en priver pour toujours. Pour lui il retrouvera sa patrie partout, et je vous avoue que quelque triste que cela soit je l'aime cent fois mieux en Suisse qu'au château d'Ossone. Si on pouvait attendre quelque chose de la justice des hommes, je ne craindrais point que son livre pût lui faire une affaire sérieuse juridiquement, mais il est aisé de voir qu'il est jugé avant que d'être dénoncé et que c'est l'auteur et non le livre qu'on veut condamner. J'ignore comment il prendra cette nouvelle injustice. Je ne crois pas qu'il soit tenté de faire aucune démarche pour revenir dans un pays où il en a tant essuyé, et je ne vois pas même ce qu'il pourrait faire pour sa défense. Il est affreux qu'on y ait mis son nom, cette circonstance seule doit bien prouver qu'il n'a eu nulle part à l'édition. J'ai mandé son adresse à Lacondamine et l'ai prié de vous la dire. Je vous demande de lui écrire ce que vous apprendrez. Il m'a assuré qu'elle était sûre et que quelque part où il fût ses lettres lui seraient rendues. Je vous prie de ne la dire à personne. Je suis bien persuadée qu'il profite­ rait des sages conseils que vous lui donnez s'il était jamais à portée de le faire, mais son sort me paraît se décider d'une manière triste pour ses amis et honteux pour ses ennemis, ils en rougiront trop tard. Adieu monsieur, donnez moi de vos nouvelles je vous sup­ plie. J'espère aller prendre de vos leçons vers les 1 jours de juin et vous dire moi même combien je sens le prix de votre amitié et combien je la désire. rs

à Montjeu le 22 mai [ 17 3 4] Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Biblio.thèque nationale, Fr. 1 2269, ff. 23-24.

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Ju in 1 734

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z 6. à Pierre Louis Mo reau de Maupertuis Il me semble monsieur que je pousse la bonté plus loin que vous. Je ne connais point l'esprit ni les grâces de mlle de Lagni1 et cependant parce que vous paraissez vous y intéresser, j'y prends une part extrême, et si j'avais du crédit dans la grande chambre elle gagnerait son procès. Je ne ferai point de réplique à votre parodie et je ne vous parlerai point aujourd'hui de Voltaire. Son affaire prend un bon train, et comme il est moins malheureux je commence à en être moins occupée. Il me semble que les reproches ne vous corrigent point. Vous avez trouvé qu'une lettre tous les huit jours était trop d'affaire, et j'ai encore reçu deux Pour et contre par votre dernière. Vous vous y plaignez cependant de mon silence. Je vous fais le juge d'un tel procédé. Je me prépare à vous aller dire moi-même combien je le trouve injuste. Je compte partir le 2 o e. Je me suis remise ces jours-ci à la géométrie. Vous me trou­ verez précisément comme vous m'avez laissée, n'ayant rien oublié ni rien appris, et le même désir de faire des progrès dignes de mon maître. Je vous avoue que je n'entends rien seule à mon­ sieur Guiner2 , et je crois qu'il n'y a qu'avec vous que je puisse apprendre avec plaisir un a moins quatre a. Vous semez des fleurs sur un chemin où les autres ne font trouver que des ronces, votre imagination sait embellir les matières les plus sèches sans leur ôter leur justesse et leur précision. Je sens combien je perdrais si je ne profitais pas de la bonté que vous avez de vouloir bien condes­ cendre à ma faiblesse et m'apprendre des vérités si sublimes presque en badinant. Je sens que j'aurai toujours par-dessus vous l'avantage d'avoir étudié avec le plus aimable et en même temps le plus profond mathématicien du monde. Je ne crois pas que vous puissiez vous vanter de me le disputer mais vous seriez encore bien plus aimable si vous n'étiez pas si paresseux et si vous écriviez un peu plus souvent. à Montjeu le 7e juin 1 734 44

Juin z:7.34

L E T T R E 16

à Monsieur Monsieur de Maupertuis rue s te Anne près les Nou­ velles catholiques à Paris Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269,ff. 2 5 -26. 1 sans doute la fille de Thomas Fantet de Lagny, mathématicien, membre de l'Académie des sciences, mort le 1 2 avril 1 734. 2 ni le prénom, ni le lieu et l a date

Z J.

de naissance de Guisnée ne sont con­ nus quoiqu'il fût membre de I' Aca­ démie des sciences; mme Du Châte­ let avait sans doute étudié son Appli­ cation de l' algèbre à la géométrie, dont une nouvelle édition posthume avait paru en 1 73 3 .

à [? Louis de Brancas de Forcalquier, marq uis de Céreste] 12

juillet [17 34]

[Elle a été à la réception donnée par mme de Richelieu dans sa belle maison 1, qui est comme le palais de Psyché.] Vous savez sans doute le voyage de Voltaire au camp2 ; il me mande combien il est affiigé de n'avoir pu vous voir, si vous étiez à Spire. Il comptait vous y aller faire sa cour. Je ne sais pas à quoi en sont ses affaires, il me paraît par les lettres de m. de Richelieu qu'il espère qu'elles finiront bientôt. On dit ici qu'il a été pris pour un espion et qu'il a pensé être pendu. Il serait triste d'être brûlé à Paris et pendu à Philipsbourg. . . . On vient de jouer une pièce appelée La Pupille3 , qu'on dit être de Pont-de-Veyle et qui réussit à merveille. . .. Fragments imprimés d'après Je ca­ talogue de la vente A. J. (Paris I mars 1 880 ), p.8, no.4 1 . 1 elle se vit bientôt obligée de céder cette belle maison, place Royale, à l'ambassadeur de Naples, le comte Castro-Piagno. 2 Voltaire s'était rendu à Philis­ bo urg, où Richelieu, lui-mêmeblessé, venait de tuer He11 ri Jacques de Lor­ raine, prince de Lixin, cousin de sa

femme, dans un duel provoqué par la famille de Guise, qui se plaignait de la ' mésalliance' qu'avait faite leur parente. 3 en effet cette comédie en un acte a connu un grand succès: représentée vingt-deux fois en juillet-août 1 734 et souvent reprise; elle n'est pas de Pont-de-Veyle mais de Barthélemy Christophe Fagan de Lugny.

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Juillet 1734

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z 8. à Jac q ues Franço is Pau l Aldonce de Sade [vers le 15 juillet 1 734] . . . V. des affaires de qui j'avais commencé à vous rendre compte et qui me donne tant de chagrin et tant d'inquiétude est plus à plaindre que jamais. Ses affaires vont tous les jours de mal en pis. Le G. d. s. 1 a paru apaisé, il avait même donné des paroles de paix à me d'Aiguillon2, il avait demandé de lui des lettres de désaveu de ce malheureux livre, moyennant quoi il promettait de révo­ quer cette lettre signée Louis. Il a écrit et fait tout ce que l'on a voulu avec une docilité attendrissante, mais le départ de me d'Ai­ guillon, qui était le plénipotentiaire de cette affaire, a fait évanouir toutes nos espérances. Le ministre paraît plus irrité que jamais, le parlement l'a brûlé, il y a dans l'arrêt une permission d'infor­ mer que le procureur général3 veut poursuivre contre toute vrai­ semblance. La cour ne veut point révoquer sa lettre de cachet. On lui fait un crime d'un voyage qu'il a fait au camp que son amitié seule pour m. de Richelieu lui a fait entreprendre sur les bruits qui passaient pour constant en Lorraine, où il était alors, qu'il était blessé dangereusement, d'autres disaient même mort. Mais il y a des temps où tout se tourne en aigre. On lui a prêté cent mauvais propos, le ministère a saisi ce prétexte avec plaisir, je suis bien convaincu qu'il a un dessein formé de le perdre, on parle d'un bannissement. Pour moi je ne sais plus qu'en croire. Je sais bien qu'à sa place je serais à Londres ou à la Haïe il y a déjà long­ temps. Je vous avoue que tout cela m'a sensiblement affiigée, je ne m'accoutume point à vivre sans lui et à l'idée de le perdre sans retour. Cela empoisonne toute la douceur de ma vie. Vous voyez que vos lettres et les marques de votre amitié me deviennent tous les jours plus nécessaires. M. de Maupertuis me voit souvent, il est extrêmement aimable. Il me semble que vous le connaissez peu, mais sûrement si vous le connaissiez davantage vous en feriez cas. Il prétend qu'il m'apprendra la géométrie. Mon voyage a fort retardé le projet, je commence à le reprendre. Je lis l'anglais 46

Juillet z 734

L ETTRE 1 8

assez bien à présent, mais je n'ai pu encore parvenir à l'écrire couramment. Je lis le conte du tonneau4, c'est un livre bien plai­ sant et bien singulier. Il y a à la comédie française une tragédie nouvelle nommée Didon 5 • Elle est d'un jeune homme de 22 ans et n'est pas sans mérite, mais elle ne mérite pas la moitié du bien qu'on en dit. Il y a aussi une petite pièce qu'on appelle la Pupille qui est d'un mr Le Vayer 6, conseiller au parlement, et qui est char­ mante. On joue les Elemens 7 et m11e Le Maure a la voix plus belle que jamais. Il paraît un livre du président de Montesquiou 8 sur les causes de la décadence de l'empire romain qui ne me paraît point digne de l'auteur des Lettres persanes quoiqu'il y ait de l'esprit. Vous en jugerez car vous l'aurez apparemment. Vous voyez que je vous fais chère d'avare par la longueur de cette lettre, mais si vous me répondez un peu exactement je vous pro­ mets de vous écrire toutes les semaines et je me le promets bien à moi même car j'y trouve un plaisir extrême. La façon pleine d'amitié dont vous avez partagé ma douleur est une des choses du monde qui m'a fait le plaisir le plus sensible. Qui peut vous exprimer combien j'ai senti vivement le désir que vous avez eu de la venir partager? J'y sens qu'il n'y a point de malheur dont votre amitié ne console. On travaille à force à mon ermitage et je ne désespère pas de vous y recevoir un jour. On m'a peu parlé de vous ici. Je crois que vous n'êtes pas en peine de mes réponses en cas que l'on m'en parlât. Adieu, monsieur, je vous quitte avec peine et j'ai besoin que le papier se refuse à tout ce que mon amitié me dicte. Imprimé d'après une copie an­ cienne, Bibliothèqueetmusée Calvet, Avignon, Ms. 2702, ff.46v-47. 1 c'est à dire, le garde des sceaux Chauvelin. 2 Anne Charlotte de Crussol-Flo­ rensac (1700-1772), femme d'Ar­ mand Louis de Vignerot Du Plessis­ Richelieu, duc d' Aiguillon; elle était très liée avec V dl taire, et plus tard avec les encyclopédistes.

3

Guillaume François Joly de Fleury; il détestait Voltaire, qui le méprisait hautement. 4 The Tale of a tub de Jonathan Swift, traduit en français par Just van Effen (La Haye &c. 1721); l'édi­ tion la plus récente était de 1733; c'est une satire de l'hypocrisie et des excès de la religion. 5 Didon ou Enée et Didon, tragédie du jeune Lefranc de Pompignan.

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Juillet 1 734

L E T T R E 18

Jean Jacques Le Vayer était en effet un des présidents du grand con­ seil, mais il n'était pas l'auteur de la Pupille. 7 Les Eléments, ballet de Pierre Charles Roy, musique de Des­ touches. 6

19.

c'est l'orthographe de Voltaire et de beaucoup de ses contemporains; la première édition, anonyme, les Considérations sur les causes de la grandeuret de la décadence des Romains parut à Amsterdam en 1 734. 8

à Pierre Louis Moreau de Maupertuis jeudi [? juillet 1 734]

Je crois que vous avez été si mécontent de notre partie de cam­ pagne que vous n'avez pas voulu me venir dire adieu. Je ne par­ tirai mardi qu 'à six heures. Vous m'enlevâtes m. Clerau ce lundi. Enfin vous avez toutes sortes de torts avec moi, et moi j'ai celui de vous écrire. La galanterie est complète car je n'aurai pas le temps de recevoir votre réponse, ainsi vous en voilà dispensé. Je n'ai pas eu la consolation de pouvoir étudier ici, je n'avais rien emporté à faire, et vous me laissez dans le plus beau chemin du monde et avec la plus grande envie d'apprendre. Je vous avertis que j'arriverai samedi sur les neuf heures à Paris. Si vous êtes bien aimable vous viendrez souper avec moi. Vous me devez cela au moins pour réparer tous vos torts. Pour m . Clerau je le crois retourné avec mlle Dethiel. Il m'a manqué de parole lundi et mardi. Vous êtes bien capable de m'avoir fait quelque trac asserie avec lui. Nous verrons comment il en usera à mon retour et si vous aurez l'honnêteté de le lui apprendre. Je ne sais si vous serez plus content de cette lettre que des autres, elle est assez maussade mais vous savez que quand il y a quelques jours que je ne vous ai vu je n'ai plus d'esprit. A Monsieur Monsieur de Maupertuis rue s te Anne près les Nou­ velles cath oliques à Paris Imprimé d'après le manuscrit autographe, Bibliothèque nationale,

Fr. 1 2 269 ,

ff. 2 8 - 2 9 .

Août 1 734

L E T T R E 20

20.

à Pierre Louis Moreau de Maupertuis

Mon fils est mort cette nuit monsieur, j'en suis je vous l'avoue extrêmement affiigée. Je ne sortirai point comme vous croyez bien. Si vous voulez venir me consoler vous me trouverez seule. J'ai fait défendre ma porte mais je sens qu'il n'y a point de temps où je ne trouve un plaisir extrême à vous voir. dimanche [ août 1734] Im primé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr.12269, f.15. Il est question ici de Victor Esprit, né le 1 1 avril 173 3 , mais nous n'avons pu retrouver aucun document qui précise la date de sa mort. J. Ledeuil­ d'Enquin, La Marquise Du Châtelet à Semur (Semus 1891), p.39, situe

cet événement en janvier 1734, mais il est évident qu'il ne fait que suivre Asse, p.8, qui à son tour a repris les Lettres inédites de 1 8 1 8. Or la lettre de la marquise à l'abbé de Sade du 6 septembre (dont la daté est cer­ taine) parle de cette mort comme d'un événement récent.

2 z . à fac ques François Paul Aldonce de Sade du 6e 7brc [ 1 734] Depuis que j'ai reçu votre lettre, mr, j'ai éprouvé un des malheurs attachés à l'état de mère. J'ai perdu le plus jeune de mes fils. J'en ai été plus fâchée que je ne l'aurais cru, et j'ai senti que les senti­ ments de la nature existaient en nous sans que nous nous en dou­ tassions. Sa maladie m'a fort occupée. . . . Je me suis mise dans les mathématiques depuis que la poésie m'a abandonnée. J'apprends la géométrie et l'algèbre, par un maître 1 que vous connaissez et qui en écarte toutes les épines. Il me quitte pour aller philosopher à Basle avec m rs Bernouilly, et moi je vais arranger mon château de Cirey au lieu d'aller à Fontainebleau et préparer ces lieux pour vous y recevoir un jour. . . . On a joué une petite pièce de Fagan appelée la Pupille, qui est ce que j'ai vu de plus joli depuis

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Septembre 1 734

LETTRE 21

longtemps en comique, deux comédies 2 de Piron qui sont tombées et l'opéra d 'Alis 3 que la belle voix de m 11e Le Maure ne peut empê­ cher d'être fort ennuyant. On parle du retou r de nos guerriers, celui de m. de Voltaire ne s'approche point. On négocie toujours mais sans succès. On n'en est encore qu'aux préliminaires 4, cette affaire est plus difficile que la paix générale et m'intéresse bien autant. J'ai perdu ces jours-ci un nommé Mezieres 5 que vous avez vu chez moi. J'en suis fort fâchée. Il est affreux de voir mourir les gens avec lesquels on a vécu. Cela dégoûte de la vie, mais si on pouvait la passer avec vous on serait trop heureux. Imprimé d'après une copie an­ cienne, Bibliothèque et musée Calvet, Avignon, Ms. 2702, f. 3 1 . 1 Maupertuis. 2 la comédie de Piron L , Amant mystérieux, etsa pastorale Les Courses de Tempé, jouées ensemble à la Co­ médie française le 30 août 173 4; on donna la pastorale dix fois, mais la première représentation de la comé­ die fut également la dernière. 3 mme Du Châtelet a certainement écrit Atis, c'est à dire l'Athys de Quinault, musique de Lully, dont on ne connaît pourtant aucune reprise publique en 1 734. 4 les préliminaires du traité de paix qui mit fin à la guerre de la succes­ sion de Pologne ne furent signés que le J octobre 1 735, à Vienne.

2 2.

5 il n'est pas question ici d' Eugène Marie de Béthisy, marquis de Mé­ zières, ni d'un de ses trois fils; d'après Asse, p. 26, il s'appelait Mauguet de Mézières, le grand-père de mme de Genlis. Dans des mémoires dont l'authenticité est plus que douteuse on prête à cette dernière le propos suivant: 'M. de Mézières avait beau­ coup d'esprit et était un très-grand géomètre. C'est une anecdote par­ faitement connue dans la province, que M. de Mézières, voisin de la célèbre madame du Châtelet, cultiva ses dispositions pour la géométrie, et lui donna tous les matériaux des ouvrages qu'elle a publiés depuis'; voir les Mémoires inédits de m adame la comtesse de Genlis (Paris 1 8 25), i. 142.

à Pierre Louis Moreau de Maup ertuis [vers le

10

septembre 1734]

Je suis au désespoir non que vous soyez parti 1 , puisque vous l'avez voulu et que cela était nécessaire à vos affaires, mais de ce que vous ne me l'avez pas dit. Je vous sais plus de gré d'être venu

Sep tembre z :734

L E T T R E 22

que je ne puis être fâchée de votre départ. Je sens ce qu'on doit aux attentions et je suis digne de votre amitié et de votre COMPLAISANCE.

Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, f. 30.

1

pour Bâle.

23. à Louis de Brancas de Fo rcalq uier, marq uis de Céreste Paris 1 4 [septembre 1 734] Il s'est répandu, monsieur, une agréable nouvelle. On dit que le régiment de Noailles est allé en quartier d'hiver, et que nous pourrions recevoir incessamment certain capitaine qui pourrait peut-être par faveur être de semestre; je m'adresse à vous pour savoir ce qu'il faut que je pense; cela m'intéresse plus vivement que vous ne pensez, car je médite un voyage dans une de mes terres vers le mois d'octobre, et je vous avouerai que je ne serais pas fâchée avant mon départ de voir si le commerce des allemands n'a point appesanti cette imagination si vive et si brillante. J'ai demandé souvent des nouvelles de votre santé; je suis persuadée que l'air de Paris fera un bien extrême à votre poitrine, vous savez qu'il n'y a rien de tel que l'air natal. Me Dautrey 1 est relevée plus brillante et plus hideuse que jamais; la passion de l'oncle est diminuée à mesure que sa santé est revenue et je l'en crois beaucoup mieux guérie qu'elle quoiqu'il n'ait pas tant de poupons. Vous savez sans doute la veillée des roches, le congé de la princesse de Léon, qui n'a point été embrassée, la soirée de Madrid, les remontrances qu'elle a attirées, la joie et les espérances qu'elle a fait naître et qu'un coup d' œil du vieil enchan­ teur a fait disparaître: cela est fort beau, mais il n'est pas nouveau. J'ai entendu dire, et d'assez bon lieu, des nouvelles qui doivent vous être agréfibles; j'espère qu'elles se vérifieront, et personne ne le désire plus que moi; vous me devez la justice de n'en pas

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douter. Me de Richelieu sera présentée cette semaine, me votre tante y assistera. Mlle Pélissier est rentrée à l' Opéra2; ainsi vous voilà délivré de la crainte d'entendre toujours cette ennuyeuse mue Le Maure. Il n'est pas encore bien sûr que nous ayons Samson cet hiver3; la Sorbonne l'examine, on dit que l'on y attribue les miracles de Moïse à Samson et que le feu du ciel qui désola la contrée des Philistins tomba premièrement sur la gauche, au lieu que dans l'opéra on le fait commencer par la droite, ce qui, comme vous sentez bien, est une grande hérésie; de plus il n'ébranle qu'une colonne pour faire tomber le temple de Dagon, et dans }'Ecriture il en ébranla deux; vous sentez bien que cela ne peut pas passer dans un état bien policé. Adieu, monsieur, revenez-nous promp­ tement, et soyez bien persuadé que personne ne désire avec plus d'empressement de jouir des charmes de votre société. Imprimé d'après The Collection of autograph letters . . . formed by Alfred Morrisson ([London] 1896), 2nd ser. iii.167-168. 1 Marie Thérèse Fleuriau, veuve d'Henri de Fabry de Moncault, comte d' Autrey.

2 soutenue, selon Voltaire, par les trois coups du chevalier de Brassac (Best. 610). 3 ni cet hiver, ni jamais.

24. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Enfin, monsieur, vous vous êtes ressouvenu de moi. J'ai reçu une lettre de Basle quand je n'espérais plus en recevoir. J'en aurais pris la géométrie en aversion, ce n'aurait pas été une grande perte pour elle, mais cela aurait été bien injuste à vous. Je suis ici dans une solitude profonde, dont je m'accommode assez bien. Je par­ tage mon temps entre des maçons et m. Lock1 , car je cherche le fond des choses tout comme une autre. Vous serez peut-être étonné que ce ne soit pas à monsieur Guinée à qui je donne la préférence mais il me semble qu'il me faut ou vous ou monsieur Clerau pour trouver des grâces à ce dernier. A propos de 52

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m. Clerau, pourquoi ne m'en parlez-vous point, ou pourquoi ne m'en parle-t-il point lui-même? Je me remettrai à étudier a + b pour lui écrire si cela peut le tirer de la paresse, car c'est sûrement par paresse qu'il ne m'écrit point. Pour le coup, c'est toi qui l'as nommé2, je ne vous aurais point parlé de Voltaire, mais il faut bien que je vous réponde. Ses affaires vont mieux à présent que sa santé. Je crois que cette dernière est la seule chose qui puisse l'empêcher d'aller à Basle, mais la saison n'est pas favorable pour un hypocondre. Je lui ai mandé que je le lui conseillais et qu'il pourrait retourner à Paris avec vous, car je vous le déclare, il faut être tous rassemblés à Paris pour la messe de minuit. Je crois que ses affaires finiront au moins dans ce temps-là3 • Je fais arranger mon ermitage dans la douce espérance d'y passer avec vous des années philosophiques, mais il faut encore habiter la ville quelque temps pour vous en mieux dégoûter, car voilà tout ce qu'on gagne avec le monde. Pour avec vous c'est tout autre chose, vous pourrez trouver le bout des choses, mais celui de votre esprit et des charmes de votre commerce c'est ce que je suis bien sûre de ne jamais trouver. On me mande de Paris qu'il y a un père de la doctrine chrétienne qui fait un livre qui paraîtra cet hiver qui sape et réduit en poudre le système de monsieur Neuton. Il ne sait pas cet homme-là que vous le fou­ droyerez, de dessus le pont du Rhin si vous le croyez digne de votre colère, mais je ne crois pas qu'il en vaille la peine. Pondevelle4 a parodié le pas de six. Je n'ai pas vu la parodie mais je la défie d'être plus jolie que la danse. On vous aura sans doute mandé combien le public en a été enchanté. Rameau 5 m'a fait la galanterie de me faire avertir d'une répéti­ tion de Samson qui s'est faite chez m. Fagon 6 • C'est à vous à qui je la dois, et en vérité ma reconnaissance est proportionnée au plaisir qu'elle m'a fait et c'est beaucoup dire. Il y a une ouverture, une chaconne, des airs de violon, un troisième et un cinquième acte admirables. Si Voltaire nous est rendu cet hiver il nous don­ nera un opéra. et une tragédie. Il me mande qu'il a raccommodé l'opéra et fait de Dalila une très honnête personne malgré ce que

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nous en conte la très sainte7 . Je m'aperçois que je suis aussi bavarde qu'elle, mais je suis assurément plus d'accord avec moi­ même dans les sentiments que j'ai pour vous. à Cirey par Joinville ce 2 J e gbre 1734 On dit que m. le comte de Clermont 8 a quitté la Camargo9 , et lui a donné une pension. A Monsieur Monsieur de Maupertuis à Basle en Suisse Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, ff.3 1-33. 1 John Locke. 2 Phèdre, 1.iii. 3 mme de Richelieu étant in terve­ n ue auprès du garde des sceaux, et ce dernier auprès du procureur géné­ ral (Best.767), Joly de Fleury dressa des réquisitoires fulminants contre Voltaire (Best.768, 801); ce ne fut que le 2 mars I 7 3 5 que le lieutenant général de police René Hérault au­ torisa Voltaire à rentrer à Paris (Best. 823). 4 Antoine Feriol, comte de Pont­ de-Veyle, frère du plus intime et du

plus loyal ami de Voltaire, le comte d' Argental, son 'ange'. 5 Jean Philippe Rameau avait com­ posé la partition de Samson non sans causer à Voltaire quelques soucis. 6 Louis Fagon, intendant des finances, qui demeurait rue Neuve­ des-Petits- Cham ps. 7 non pas la duchesse de Saint­ Pierre, comme le veut Asse, p. 3 0, mais la bible. 8 Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont. 9 au contraire, puisque c' est pour lui qu'elle a quitté la scène de 1 736 à 1 74 1.

25. à Charles Augustin Ferio l, comte d'Argental Charmant ami, j'ai reçu une lettre du 8. On se porte bien, on tra­ vaille trop, on n'avait point encore reçu votre lettre, on est mal­ heureux, mais on espère en vous. Il en est de même à Cirey et quelque loin que nous soyons l'un de l'autre nos deux âmes vous seront toujours également attachées. Cette lettre qui m'apporte la consolation me donne aussi bien des inquiétudes, je vous en parle par une autre voie par laquelle je vous écris.

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Décemhre z J.34

J'ai un frère1 abbé que j'aime tendrement, je suis à portée de lui procurer un petit avantage par le moyen de vos bontés. Vous devez, dit-il, acheter une charge de président, elle vous donnera un indult, il veut que je vous le demande pour lui. Si vous n'avez point d'engagement je suis bien sûre que je vous aurai encore cette obligation et si vous en avez je vous en aurai encore tout autant. Je n'ai pu refuser à mon frère de vous faire cette demande, mais vous, vous pouvez très bien me refuser. Adieu consolateur et conservateur de ma vie, adieu. 21 [décembre 1734] Monsieur Monsieur Dargental conseiller au parlement rue neuve St Augustin à Paris Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Pierpont Morgan library, New York. 1 Elisabeth Théodore Le Tonnelier

de Breteuil ( 1 7 12- 178 1); nommé l'année suivante grand vicaire de Sens, il reçut de Voltaire les vers qu'on connaît (Best. 862).

2 6. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis J 'aimerais autant être encore à Cirey et vous à Basle que de vous voir aussi peu que je vous vois. Je veux célébrer la naissance d'Eloïm avec vous. Voyez si vous voulez venir boire ce soir à sa santé avec Clerau et moi. Je vous attendrai entre huit et neuf. Nous irons à la messe de minuit ensemble entendre des noëls sur des orgues, de là je vous remènerai chez vous. Je compte sur cela, à moins que mademoiselle Delagni ne s'y oppose. vendredi [? 24 décembre 1734] Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 12269, f. 34.

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27. à Pierre Louis Mo reau de Maupertuis J'aimerais autant ne point commencer d'année que de la com­ mencer sans entendre parler de vous. Je ne peux dater de 1735 que je ne vous aie vu, ce serait sous de trop sinistres auspices. M.de Richelieu m'a dit aujourd'hui que vous aviez eu 5 00 livres d'augmentation, et comme président 1 il vous avait demandé et obtenu pour . . . . j'ai oublié le terme2 mais vous le devinerez sûrement. Dites-lui-en un mot quand vous le verrez. Je passe mes journées au chevet du lit de sa femme, et malgré l'ennui extrême que j'ai de vous voir ne passez point les ponts 3 pour me venir chercher que je ne vous mande que je serai chez moi. J'ai vu Clerau aujourd'hui fort paré et fort doré, il n'a été qu'un moment chez moi. Adieu monsieur. Ce dimanche [2 janvier 1735] A Monsieur Monsieur de Maupertuis. Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, ff. 39-40. 1 Richelieu, vice-présidenten 1 734, était président de l'Académie des sciences pour l'année 1 73 5 . 2 Maupertuis, nommé sous-direc-

teur pour l'année 1 73 5 , devint direc­ teur pour l'exercice 1 736. 3 mme Du Châteletdescendaitchez les Richelieu, place Royale, tandis que Maupertuis habitait la rue Sainte­ Anne.

28. à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Il me fut impossible d'aller vous voir hier. Vous saurez à quelle heure on sort de l'hôtel de Richelieu. Je vais aujourd'hui à la campagne, et je reviens demain souper ici. Si vous êtes aimable vous viendrez y souper. Je vous prie du moins que j'y trouve de vos nouvelles, et de me faire réparer les trois jours que j 'ai été sans vous voir. Dimanche matin [? janvier 1 735] 56

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Janvier 1 7.35

Dites à madame Daiguillon que je compte sur la comédie mer­ credi, et que je me rendrai chez elle. A Monsieur Monsieur de Maupertuis rue Ste Anne à Paris. Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, ff. 37-3 8 .

29. à Pierre Lou is Moreau de Maupertuis [? janvier 17 35] Je vous ai promis de vous avertir de mon retour, mais ce ne serait point être revenue que de ne vous point voir. Venez souper avec moi demain, je vous irai prendre au sortir de l'Opéra chez Gradot 1 si vous voulez m'y attendre. Sinon vous n'aurez qu'à vous rendre chez moi sur les huit heures et demie. Mandez moi vos arrange­ ments. Songez qu'il m'est nécessaire de vous voir. Je suis fâchée de commencer si tard mais je suis engagée pour l'opéra. Imprimé d'après le manuscri t au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, f. 1 4. Asse, p. 8, date ce billet des 'pre­ miers mois de 1 73 4'; mais il a évi-

demment été écrit entre celui qui précède ici et celui qui suit. 1 café fréquenté par Maupertuis et ses amis.

3 0 . à Pierre Louis Mo reau de Maupertuis samedi [? janvier 1 7 3 5] En vérité vous me tenez bien rigueur. J'ai été hier et aujourd'hui vous chercher chez Gradot, et je n'ai pas entendu parler de vous. Je vous avertis que dom Preuost 1 m'a manqué de parole pour dîner, mais que si vous me venez voir demain je ne compte pas 57

Janvier 1 735

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sortir du jour. Adieu, je vous aime comme si vous m'étiez venu voir aujourd'hui. Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr. 1 2269, f. 1 3 . Asse, p.8, date ce billet des 'pre­ miers mois de 1 73 4'; voir la lettre précédente.

nous rappelons encore une fois au lecteur que les noms propres ont été reproduits tels qu'ils paraissent dans les sources; il est question ici de Prévost d'Exiles, réconcilié avec ses supérieurs bénédictins et rentré en France en automne 1 73 4. 1

3 z . à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Vous êtes donc allé au mont Valérien1 pour oublier tous les gens qui vous aiment. Vous revenez à Paris sans que j'en sache rien. Votre projet est apparemment que je parte pour Cirey sans vous voir, mais je vous avertis que je n'y consens point. Je pars lundi pour Chantilly, où je serai huit jours. Si vous revenez demain pour l'Académie venez souper avec moi, mais mandez-le-moi de bonne heure. Je voudrais bien voir Clerau aussi, mais je crois que c'est à vous qu'il faut le demander. Adieu monsieur, je veux tou­ jours ne vous point faire d'avances et je passe ma vie à vous en faire. Nous verrons comme vous en userez. Vendredi [? janvier 1735] A Monsieur Monsieur de Maupertuis rue Ste Anne près les Nou­ velles catholiques. Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, B ibliothèque nationale, Fr. 12269, ff.42-43.

1 à Paris Clairault demeurait rue de l' Université, mais il semble qu'il partageaitau Mont-Valérien une mai­ son avec Maupertuis.

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3 2 . à Pierre Louis Moreau de Maupertuis Samedi [? i9 février 1735] En vérité il est bien désagréable d'être à Paris et de ne vous point voir. Les jours y passent sans qu'on puisse dire comment cela s'est fait, on passe la vie en chemin pour aller à l'hôtel de Richelieu. J' allai l'autre jour et en revenant vous chercher chez Gradot, vous n'y étiéz point. J'ai un besoin extrême de vous voir, et je n'en sais de moyen que de vous donner rendez-vous demain dimanche à l'opéra dans ma petite loge. J'y serai seule avec madame de St Piere. Cela ne doit pas vous faire peur, je compte sur la fidélité de ce rendez-vous. Ce sera des arrhes pour celui que je vous dois ce Mardi Gras au bal. Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèque nationale, Fr.12269, f. 41.

On peut supposer que cette lettre da te du samedi précédant le Mardi gras.

33. à Pierre Robert Le Cornier de Cideville Je dérobe à votre ami monsieur le plaisir de vous apprendre lui­ même son retour1 • Je sens et je partage votre joie , J'ai eu un plaisir extrême à le revoir. Son affaire a traîné si longtemps que je n'es­ pérais presque plus sa fin, mais enfin il nous est rendu. Il faut espérer qu'il ne nous donnera plus des alarmes aussi vives. Je ne sais si vous avez reçu une lettre de moi dont monsieur de Formont2 a bien voulu se charger. Je veux toujours me flatter que je vous rassemblerai un jour dans une campagne où je médite de passer quelque temps. Vous devez être bien persuadé que je désire avec empressement de faire connaître une personne pour qui j'ai conçu une estime que l'amitié a fait naître, et que j'espère qu'elle cimentera. à Paris ce 3Ie mars I 735

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Emilie permet mon cher ami que j'ajoute quelques petits mots à sa lettre. Cela est bien hardi à moi. Peut-on lire quelque autre chose après qu'on a lu ce qu'elle vous mande? Elle vous assure de son amitié. Vous devriez en vérité venir à Paris prendre posses­ sion de ce qu'elle vous offre. Je connais les charmes de cette amitié, et j'en sens tout le prix . Si j'étais assez heureux pour vous voir dans sa cour, que de vers! mon cher Cideville, que de conversa­ tions charmantes! Monsieur de Formont a eu le bonheur de la voir, et j'avais le malheur d'être bien loin. Enfin me voici revenu mais me voici loin de vous. Il manque toujours quelque chose au bonheur des hommes. J'ai reçu un paquet que je n'ai pas encore eu le temps d'ouvrir. J'y verrai tous les charmes de votre esprit. Ce sera l'aimant de mon imagination. J'ai vu le gros Linant3 mais je n'ai pas encore vu sa pièce. Je souhaite qu'elle se porte aussi bien que lui. Adieu mon cher ami. Je vous embrasse bien tendrement. Notre cher Formont devrait bien regretter Paris, si vous n'étiez point à Rouen. Je me flatte que mr Dubourtroude4 veut bien se souve­ nir de moi. Pour mr de Brevedent5 s'il savait que j'existe j'ambi­ tionnerais bien son amitié. Adieu. Ne vous verrai-je donc jamais?

V. Imprimé d'après le manuscrit au­ tographe, Bibliothèques de la ville de Rouen: Archives de l'Académie de Rouen, Lettres de Voltaire, no.96. 1 Voltaire rentra à Paris le 30 mars (Best. 828). 2 Jean Baptiste Nicolas Formont, dont Voltaire fit la connaissance à Rouen; personnage dont les talents n'étaient pas à la hauteur de sa suffi­ sance, il est surtout connu par ses relations avec mme Du Deffand.

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3 Michel Linant, petit poète sou­ tenu par Voltaire, qui lui obtint un emploi auprès de mme Du Châtelet, geste dont on verra bientôt les con­ séquences mélodramatiques. 4 Jean Baptiste François Lecordier de Bigars Du Bourg-Théroulde, marquis de La Londe, président à mortier à Rouen. 5 autre personnage du cénacle de Rouen et de mme de Bernières à La Rivière-Bourdet.

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Avril z :7.35

34. à Jac q ues François Pau l Aldonce de Sade A Paris, ce 3 avril 1735 . . . . . Voltaire est enfin arrivé, je crois son affaire terminée. Si sa santé n'est pas bonne le plaisir de revoir ses amis lui fera je crois grand bien. Nous vous regrettons ensemble. Il vous est tendre­ ment attaché. S'il savait que je vous écris il joindrait les marques de son attachement aux assurances de la tendre amitié qui m'attache à vous pour ma vie. Imprimé d'après une copie an­ cienne, Bibliothèque et musée Cal ver, Avignon, M s . 2702, f.32. Quelques j ours plus tard mme Du Châtelet reçut une longue lettre en vers de Cideville (Best. 8 3 2):

Vous avez l'esprit masculin, Mais je vous crois de sexe féminin A votre manière d'écrire . . . .

35. à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu Qui l'aurait jamais cru qu'entre me de Richelieu, Voltaire et vous, l'amitié eût pu me faire regretter? A peine l'espérais-je de l'amour. On n'est heureux que par ces deux sentiments. J'avoue qu'ils sont le bonheur de ma vie, et que je ne demanderais aux dieux (s'il y en a) que de passer ma vie dans cette partie carrée où il serait également doux d'être le tiers ou le quart. Mais c'est bien à moi de parler de bonheur! Tout mon bien est à Lunéville et à Strasbourg 1 • Je perds ma vie loin de tout ce que j'aime dans cette grande ville, qui, en vingt-quatre heures, est devenue un désert. Je ne soupire qu'après mon départ comme après celui de ma déli­ vrance, et je reste en proie à des affaires et à des détails qui me font tourner _la tête. Je ne puis vous exprimer que faiblement le plaisir que m'a fait votre petit billet. Non seulement je sms 61

Mai 1 735

LETTRE 35

persuadée que votre amitié fait une partie de mon mérite aux yeux de madame de Brancas2 , mais il en augmente beaucoup aux miens propres; je crois que je vaux réellement quelque chose depuis que je commence à croire que vous avez pour moi une amitié solide, et il me faut bien des retours sur moi-même pour n'en avoir pas une vanité insupportable. Je sens cependant que mes sentiments pour vous la méritent; mais c'est assurément mon cœur seul qui me donnerait quelque vanité, si jamais je manifestais d'en avoir. Je crois que votre séparation d'avec me de Richelieu aura été tendre; je crois que Vol taire aura été sensiblement touché de vous voir partir; mais si l'amitié seule s'en mêlait, je défierais l'une et l'autre d'avoir été plus sensible à votre départ que moi; ils ont seulement sur moi l'avantage de pouvoir vous le dire sans mesu­ rer leurs expressions sur la bienséance. Vous connaissez mon cœur, et vous savez combien il est vivement occupé. Je m'applaudis d'aimer en vous l'ami de mon amant, et la seule personne dans le monde à qui il puisse avoir des obligations que je ne regrette point. Vous le connaissez assez pour être sûr que la reconnais­ sance ne peut rien ajouter à son attachement pour vous; mais ce sentiment ajouterait encore à la douceur que je trouve dans votre amitié, si je ne l'avais pas empoisonnée. Il ne me pardonne point d'avoir eu pour vous des sentiments passagers, quelque légers qu'ils aient été: assurément, le caractère de mon amitié doit répa­ rer cette faute, et si c'est à elle que je dois la vôtre, je dirai, malgré tous mes remords, ofelix culpa ! II m'eût été bien plus doux de la devoir à votre estime, d'en pouvoir jouir sans rougir à tous moments aux yeux de mon ami intime; mais telle est ma destinée, il faut la subir. Je devrais chercher à effacer cette idée, et mes remords la renouvellent toujours. J'eusse été trop heureuse sans cela; il ne manquera pour l'être à Cirey, que de vous y voir. J'espère que vous réparerez cela par vos lettres. Songez que je ne les désire point comme la plupart des gens d'ici: M' de Richelieu me mande telle nouvelle. Je ne vous en demande que des vôtres; songez que si cette marque d'amitié est nécessaire à la douceur de ma vie à Paris, elle l'est à ma tranquillité à la campagne, où je ne 62

L ETTRE 35

pourrai savoi r de vos nouvelles que par vous-même. L'amitié n'est point en moi un sentiment insipide et tranquille, et le bon­ heur extrême de passer ma vie avec quelqu'un que j'adore ne m'empêchera point de trembler pour vous . C'est un sentiment que je ne lui cacherai jamais, et qu'assurément il partage avec mot. Je suis ici depuis huit jours, et je m'y ennuie singulièrement . Je m'en vais demain heureusement; mais l'ennui ne me quittera qu'en Champagne. Je n'y pourrai guère être avant le 20 de juin: je compte vous écrire avant ce temps. J'ai été voir l'appartement du chevalier d'Hautefort 3 : il me conviendra fort . Je vous fais plénipotenti aire à cet effet; je ne crois pas que j'en profite, à moins que le prétexte du seigneur châtelain ne m'y force. Quand on a g oûté le bonheur de vivre à la campagne avec son amant, la vie de la ville est insupportable, à moins qu'on n'y vive avec me de Richelieu et avec vous. Me de Brancas s'est repris de passion pour moi depuis votre départ . J'y ai soupé presque tous les jours; elle m'en donne demain en arrivant; votre dernière conversation a produit cela. Pour de nouve lles, je ne sais que la charge de premier maître d'hôtel de la reine que le Charmazel a par la démission du Chama­ rante 4; le mariage de Rambures 5 avec une femme hideuse qu'il a épousée à condition qu'il quitterait la dame de Beuvron 6, qui heureusement pour elle n'est que furieuse et point affligée . M11e de Charollais, qui se porte pour son amie, en dit