Les Guerres de Jacques Derrida
 276063681X, 9782760636811

Table of contents :
LIMINAIRE
REMERCIEMENTS
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION
I. S’aguerrir à l’Algérie
II. De la drôle de guerreà la drôle de paix
III. Chien et chat: de Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre
IV. Messianisme de guerreou nihilisme de paix: Une enfance de Jésus
V. Ma vie a toujours été future: grammatologie des temps à venir
1. Fûtur, entre nom et verbe
2. L’intendant infidèle: vers une grammatologie prudentielle
3. Pascal et le futur de l’Écriture
4. «Ceux qui vont venir» et les précurseurs
5. Martingales de Mallarmé
Table
DU MÊME AUTEUR

Citation preview

Ce livre s’attache à suivre certaines de ses campagnes, retraçant une trajectoire qui va de son enfance et adolescence algériennes vers un avenir messianique ouvert à l’Autre. Au passage, il lui aura fallu en découdre avec un ami trop proche de certains thèmes éthiques, Emmanuel Levinas, ainsi qu’avec un ennemi plus vulnérable, Giorgio  Agamben. À travers leurs méditations croisées, Derrida insiste sur le fait que la lutte polémique est préférable à la paix, car elle en fonde la possibilité tout en mettant en question les théologies guerrières. Le roman récent de J. M. Coetzee, Une enfance de Jésus, et les poésies de Stéphane Mallarmé vont servir à illustrer ces attentes et ces tensions entre chien et chat, entre futur et avenir, entre drôles de trêves et drôles de guerres : entre hospitalité et hostilité.    Jean-Michel Rabaté est professeur au Département d’anglais et de litté­rature comparée à l’Université de Pennsylvanie, à Philadelphie. Cofondateur de la Fondation Slought, coéditeur du Journal of Modern Literature et membre de l’American Academy of Arts and Sciences, il est spécialiste de Joyce, Pound, Bernhard, Lacan et Beckett. Auteur ou directeur d’une quarantaine de publications sur la modernité, la psychanalyse et la philosophie, il dirige également le collectif After Derrida (Cambridge University Press).

JEAN-MICHEL RABATÉ

LES GUERRES DE JACQUES DERRIDA

Derrida, quel diable d’homme ! Preux de la pensée, partant en guerre contre tous et contre lui-même, chevalier de l’idéal comme Don Quichotte et politicien pragmatique comme Sancho Pança, il n’aura cessé de bouleverser de fond en comble nos idées reçues pour les relancer, accroître leur vélocité et en faire des armes conceptuelles redoutables.

JEAN-MICHEL RABATÉ

Les guerres de Jacques Derrida

Humanités 13,95 $ • 12 �

DISPONIBLE EN VERSION NUMÉRIQUE

www.pum.umontreal.ca

ISBN 978-2-7606-3681-1

PUM

À VENIR

Les Presses de l’Université de Montréal

Derrida.indd 2

2016-08-23 10:11

l e s g u e r r e s d e j ac q u e s d e r r i da

Derrida.indd 3

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 4

2016-08-23 10:11

Les guerres de Jacques Derrida

Jean-Michel Rabaté

Les Presses de l’Université de Montréal

Derrida.indd 5

2016-08-23 10:11

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Rabaté, Jean-Michel, 1949

Les guerres de Jacques Derrida (Humanités à venir)



Comprend des références bibliographiques.



isbn 978-2-7606-3681-1

1. Derrida, Jacques. 2. Guerre (Philosophie). i. Titre. ii. Collection : Humanités à venir. b2430.d484r32 2016      194      c2016-940862-0 Mise en pages : Folio infographie Dépôt légal : 3e trimestre 2016 Bibliothèque et Archives nationales du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2016 isbn (papier) 978-2-7606-3681-1 isbn (PDF) 978-2-7606-3682-8 isbn (ePub) 978-2-7606-3683-5 Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

imprimé au canada

Derrida.indd 6

2016-08-23 10:11

Collection « Humanités à venir » dirigée par Ginette Michaud et Georges Leroux En accueillant des essais brefs et la publication de grandes conférences, cette collection s’engage sur les chemins qu’ouvre aujour­d’hui la pensée de ce qui vient, de ce qui arrive à un monde sans repères. Au confluent de la littérature et de la philosophie, elle inscrit son titre dans la recherche de nouvelles Humanités, libres et plurielles.

Derrida.indd 7

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 8

2016-08-23 10:11

LIMINAIRE

Dix ans après la disparition de Jacques Derrida le 9 octobre 2004, nous avons souhaité inscrire un peu autrement son nom dans l’Université, cette université « sans condition » qu’il appelait de ses vœux, liant étroitement sa vocation non seulement à la littérature et à la philosophie, aux « Huma­ nités de demain1 », mais à la démocratie à venir.  Nous avons donc créé, avec le concours précieux de plusieurs instances universitaires, un cycle annuel de Grandes Conférences sous le signe des « Mémoires de Jacques Derrida » afin d’affirmer, de réaffirmer la portée d’une œuvre philosophique qui a profondément marqué de nombreux domaines de la pensée : philosophie, littérature, politique, droit, théologie, esthétique et architecture. Si le travail de Jacques Derrida s’est résolument engagé dès ses commencements dans une relecture minutieuse de tous les grands textes de la tradition philosophique, il ne s’est pas contenté de cette relecture, aussi radicale fût-elle : il a aussi voulu contresigner de la manière la plus forte et la plus audacieuse, pour l’avenir, chacune des œuvres auxquelles il s’est attaché. 1. Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, coll. « Incises », 2001, p. 11 sq.

Derrida.indd 9

2016-08-23 10:11

10   Les guerres de Jacques Derrida

Ces « Mémoires de Jacques Derrida » se veulent ainsi une relance de sa pensée, une réponse à des appels multiples. Comme il l’avait fait pour tant d’auteurs auxquels il était remarquablement fidèle, nous cherchons ici à répondre (à, de, pour), à parler en direction de, vers Derrida. Car, comme il l’écrivait dans « “Justices” », Répondre de la responsabilité, et de ce qui la lie et l’oblige à la justice, c’est penser la responsabilité en en formulant et en en formalisant la possibilité, autant que l’aporie. Responsabilité éthique (c’est-à-dire aussi juridique et politique) qui s’expose non seulement dans ce qu’on appelle la vie ou l’existence mais dans la tâche de déchiffrement, de lecture et d’écriture2.

Georges Leroux et Ginette Michaud

2. J. Derrida, « “Justices” », dans Appels de Jacques Derrida, Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud (dir.), Paris, Hermann, coll. « Rue de la Sorbonne », 2014, p. 60-61.

Derrida.indd 10

2016-08-23 10:11

REMERCIEMENTS

Nous exprimons notre reconnaissance à Jean-Michel Rabaté qui a généreusement accepté notre invitation. Nous remercions pour leur soutien précieux la doyenne par intérim de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, Mme Tania Saba, et M. Laurent Lewis, vice-doyen à la recherche, à la création et à l’innovation ; les directeurs des départements des littératures de langue française et de philosophie de l’Université de Montréal, MM. Benoît Melançon et Louis-André Dorion ; la directrice du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, Mme Martine-Emmanuelle Lapointe, et Mme Hélène Hotton, coordonnatrice scientifique du CRILCQ ; le département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal ; de même que la librairie Olivieri pour son accueil chaleureux. Merci également à Cosmin Popovici-Toma pour son aide dans la mise au point de certaines références bibliographiques. Enfin, nous remercions vivement M. Patrick Poirier, directeur général des Presses de l’Université de Montréal, qui a repris l’initiative de M. Antoine Del Busso en créant cette collection, permettant ainsi de garder une trace, une archive vivante de ce cycle de grandes conférences.

Derrida.indd 11

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 12

2016-08-23 10:11

AVANT-PROPOS

« Les guerres de Jacques Derrida » est la deuxième « Confé­ rence annuelle Jacques Derrida », tenue sous les auspices du département des Littératures de langue française et du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) de l’Université de Montréal. Ce cycle de conférences a été inauguré en 2014 par la philosophe et musicologue Danielle Cohen-Levinas, avec sa conférence sur les rapports de Derrida et du poète Paul Celan, conférence depuis publiée comme le premier titre de la collection « Humanités à venir1 ». Nous souhaitions, dans ce cycle, garder une certaine alternance entre l’Europe et les États-Unis. Le nom de Jean-Michel Rabaté s’est alors immédiatement imposé à nous pour cette deuxième conférence du cycle. Professeur de littérature anglaise et comparée à l’Université de Pennsylvanie, à Philadelphie, où il enseigne depuis 1992, Jean-Michel Rabaté est un éminent spécialiste des grands écrivains de la modernité auxquels il a consacré, comme auteur ou éditeur, une quarantaine ouvrages ; il est 1. Danielle Cohen-Levinas, Le devenir-juif du poème. Double envoi : Celan et Derrida, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Huma­ nités à venir », 2015 (à paraître en traduction italienne, Rome, Inschibboleth Edizioni, en 2017).

Derrida.indd 13

2016-08-23 10:11

14   Les guerres de Jacques Derrida

l’un des éditeurs du Journal of Modern Literature et, très actif, fait aussi partie des comités de rédaction de plusieurs revues importantes  (Interfaces, The James Joyce Quarterly, The James Joyce Annual, The European Journal of English Studies, English Text Construction et Textual Practice) ; il est également membre du conseil des presses de l’Université de Pennsylvanie. L’excellence de son enseignement a été saluée par plusieurs prix, notamment le Lindback Teaching Award que lui a décerné l’Université de Pennsylvanie en 2011. Jean-Michel Rabaté a été élu membre de l’American Academy of Arts and Sciences en 2008. En plus de cet impressionnant parcours académique, Jean-Michel Rabaté s’intéresse également de près à l’art contemporain : il est le cofondateur de la Fondation Slought, à Philadelphie, où il organise expositions et conférences ; mentionnons au passage un très intéressant DVD qu’il a coédité en 2014 : Art, or Listen to the Silence, où l’artiste coréenne Soun-Gui Kim s’entretient avec Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy et John Cage. Mais bien sûr Jean-Michel Rabaté est surtout reconnu comme l’un des plus fins Joyce scholars, un écrivain qui n’a cessé de l’accompagner depuis trente ans, comme en témoignent ses nombreux livres, parus tant en anglais qu’en français, qui ont marqué le domaine des études joyciennes, qu’on pense à son Portrait de l’auteur en autre lecteur (1984), à James Joyce : Authorized Reader (1991), à Joyce upon the Void : the Genesis of Doubt (1991), à son excellente introduction à l’œuvre de l’écrivain parue en français et simplement intitulée James Joyce (Hachette, 1993), ou encore à son étude James Joyce and the Politics of Egoism (2001). Jean-Michel Rabaté a participé à l’édition d’Ulysse dans la prestigieuse

Derrida.indd 14

2016-08-23 10:11

Avant-propos    15

collection de la « Bibliothèque de la Pléiade » (1995) et il a édité la nouvelle traduction d’Exils par Jean-Michel Desprats, qui est parue chez Gallimard en 2012. On lui a aussi confié l’édition des Works de James Joyce parue chez Anthem Press en 2016. Outre Joyce (mais y a-t-il un « outre » Joyce ?), Jean-Michel Rabaté a également publié de nombreux essais sur Beckett, Pound, Thomas Bernhard, entre autres écrivains, de même que sur la modernité en général : citons La beauté amère (1986), La pénultième est morte. Spectrographies de la modernité (1993) et, plus récemment, ses analyses approfondies portant sur deux années clés du xxe siècle : 1913 : The Cradle of Modernism (2007) et 1922 : Culture, Politics and Literature (2015). Un aspect singulier de son travail réside dans l’écoute attentive qu’il a toujours accordée à la psychanalyse, notamment dans son rapport intime à la langue et à la traduction : il est à ce titre sans conteste l’un des meilleurs lecteurs de Lacan, ce dont témoignent les ouvrages collectifs qu’il a dirigés, Lacan in America (2000) et Jacques Lacan, paru chez Bayard en 2005, de même que son étude Jacques Lacan : Psychoanalysis and the Subject of Literature (2001). Il a également été responsable de The Cambridge Companion to Jacques Lacan (2003) et a publié en 2014 The Cambridge Introduction to Literature and Psychoanalysis. Jean-Michel Rabaté a par ailleurs écrit sur une foule d’autres sujets, toujours passionnants : sur la théorie (The Future of Theory, 2002 ; Crimes of the Future : Theory and its Global Reproduction, 2014), l’image et le cinéma (Writing the Image after Roland Barthes, 1997), les logiques du mensonge (The Ethics of the Lie, 2007) et le crime (Given : 1º Art, 2º Crime, 2006, également paru en français en 2010). Et, en 2016, il a

Derrida.indd 15

2016-08-23 10:11

16   Les guerres de Jacques Derrida

publié deux livres : The Pathos of Distance, sur les affects des Modernes, et Think, Pig ! Beckett at the Limit of the Human. Quant à la relation que Jean-Michel Rabaté entretient avec l’œuvre de Derrida, il est l’un de ses plus fidèles et justes lecteurs, évitant le double écueil de l’apologie ou de la critique ironique : il sait, au contraire, toujours se tenir à juste distance, comme en fait foi cet essai où il analyse, de manière éclairante et nuancée, les débats philosophiques parfois tendus qui ont opposé Derrida à Emmanuel Levinas et à Giorgio Agamben. Il ne serait pas exagéré de dire que la pensée de Derrida a en quelque sorte « toujours déjà » été présente dans la réflexion de Jean-Michel Rabaté puisqu’il a eu la chance d’être formé, dès sa thèse sous la direction d’Hélène Cixous, à sa lecture rigoureuse et, entre autres, à l’attention aux langues que commande le travail de Derrida. Parmi ses contributions à l’œuvre du philosophe, notons son édition en 1992 des Actes du colloque de Royaumont qu’il coorganisa, L’éthique du don : Jacques Derrida et la question du don et sa participation à plusieurs ouvrages collectifs importants, parmi lesquels le Cahier de L’Herne Derrida (2004) et Appels de Jacques Derrida (2014) ; il signe également un très intéressant texte sur Derrida dans un récent numéro d’Études françaises, « Toucher des yeux » (51 : 2, 2015), où la question de l’ekphrasis est considérée du point de vue de la déconstruction. Enfin, Jean-Michel Rabaté est le maître d’œuvre du vaste projet After Derrida pour les presses de l’Université de Cambridge. *

Derrida.indd 16

2016-08-23 10:11

Avant-propos    17

En répondant avec son enjouement caractéristique à notre invitation et en choisissant d’intituler sa conférence « Les guerres de Derrida », Jean-Michel Rabaté laissait déjà résonner le fameux « He war » de Finnegans Wake analysé par Derrida dans Ulysse gramophone (où Jean-Michel Rabaté figure d’ailleurs comme interlocuteur privilégié du philosophe). Sans doute avait-il également en tête cette phrase du dernier entretien, Apprendre à vivre enfin, dans lequel Derrida confie qu’il est « en guerre contre [lui]-même2 ». La magnifique conférence qu’il offrit le 6 novembre 2015 aux auditeurs de la Librairie Olivieri confirma cette intuition, puisque ces deux textes de Derrida comptent en effet parmi ceux qu’il commenta ce soirlà. L’essai qu’on lira ici atteste aussi de sa générosité, car loin de se contenter d’une simple mise en forme des pages qu’il avait prononcées à cette occasion, il a souhaité leur donner une ampleur, un mouvement, une dynamique propres pour cette publication. Il développe ainsi le thème (mot qu’on pourrait entendre ici dans sa portée musicale) des « guerres » derridiennes à partir de plusieurs scènes différentes : historique, philosophique et littéraire. Rappelant à quel point les perceptions au sujet de Derrida restent contradictoires à ce sujet – pour les uns, il était un philosophe foncièrement irénique (Christopher Norris et Alain Badiou), pour d’autres, un bagarreur en butte à d’incessants débats et provocations (le passé nazi de Heidegger ou l’« affaire » Paul de Man, pour n’en évoquer que deux parmi les plus importants) –, Jean-Michel Rabaté s’intéresse d’abord à une longue lettre qu’adressa Jacques Derrida en 2. J. Derrida, Apprendre à vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galilée/Le Monde, coll. « La philosophie en effet », 2005, p. 49.

Derrida.indd 17

2016-08-23 10:11

18   Les guerres de Jacques Derrida

avril 1961 à l’historien Pierre Nora, à la suite de la parution de son ouvrage polémique Les Français d’Algérie. Cette lettre d’une cinquantaine de pages était demeurée inédite jusqu’à la réédition du livre de Pierre Nora en 2012 ; elle est emblématique de la position de Derrida touchant à l’un des points les plus sensibles de sa pensée, son rapport à l’Algérie, mais aussi, comme L’Étranger de Camus se trouve violemment pris à partie par Nora, la place prépondérante qu’occupe la question de la littérature et son éthique dans sa philosophie. Dans son analyse de la lettre de Derrida, Rabaté décèle ce qui deviendra l’un des fils rouges de la pensée derridienne dans toute l’œuvre, à travers les tensions et les conflits auxquels elle aura constamment à s’affronter, à « s’aguerrir » pour reprendre son expression : « C’est donc la guerre qu’il faudrait, avant tout, déconstruire. Mais comment déconstruire une structure polémique qui fait partie de la déconstruction elle-même ? » Dans le deuxième chapitre, Jean-Michel Rabaté interroge les effets des « culture wars » américaines des années soixante-dix et quatre-vingt alors que la déconstruction donnait lieu à de véritables guerres de clan, souvent cruelles. Reprenant les choses de plus loin, il montre comment, pour Levinas, les premières impressions que provoqua en lui la triple publication en 1967 des ouvrages de Derrida (De la grammatologie, L’écriture et la différence et La voix et le phénomène) furent immédiatement associées à des scènes de guerre, la Grande Guerre, celle de 1914-18, et aussi la « drôle de guerre » déclenchée par l’envahissement des Allemands. Il analyse ainsi non seulement les Carnets de captivité de Levinas mais aussi comment un certain rapport d’affrontement de Derrida à Levinas se met en place, de « Violence et

Derrida.indd 18

2016-08-23 10:11

Avant-propos    19

métaphysique » (1964) à son ouvrage posthume, L’animal que donc je suis (2006). Relisant les Carnets de captivité et le roman abandonné Eros ou Triste opulence de Levinas, JeanMichel Rabaté souligne comment le « contexte » historique de la guerre est présent dans ce débat philosophique au sujet du « Visage », de Dieu (que Derrida considère comme le « Polemos originaire ») et de la violence du langage. Ces textes plus anciens de Levinas relancent ainsi le dialogue critique entre les deux philosophes (et, dans une moindre mesure, le débat tardif avec Agamben, qui s’attire aussi de sérieuses critiques de la part de Derrida dans son dernier séminaire La bête et le souverain) autour de la question de l’animal. Cette importante question philosophique, qui occupera une place de plus en plus centrale dans l’œuvre de Derrida, se retrouve au cœur du troisième chapitre où l’auteur note que le débat entre les deux philosophes revêt un aspect quasi totémique, avec, pour Derrida, la figure du chat et pour Levinas, celle du chien Bobby. Jean-Michel Rabaté tente de percer les raisons de la sévérité étonnante manifestée par Derrida à l’endroit de Levinas quant à l’animal, alors qu’il n’hésite pas, dans L’animal que donc je suis, à remettre en cause rien moins que la philosophie tout entière de Levinas, celle-ci reposant sur une « éthique de l’Autre se déployant à partir du thème du visage ». Mais Rabaté suggère de manière très fine qu’il y a aussi dans les carnets de guerre de Levinas une autre pensée de l’animal, susceptible de rouvrir la discussion avec Derrida. De façon audacieuse, il trace un parallèle entre la figure du chien, abandonné, sans maître, des Carnets et Albertine, figure à la fois évanescente et « prisonnière » de la Recherche de Proust (écrivain qui fascinait particulièrement

Derrida.indd 19

2016-08-23 10:11

20   Les guerres de Jacques Derrida

Levinas), qui « se détache de toute considération morale pour mieux faire sentir l’altérité d’Éros et son irréductible liberté ». L’importance du langage et de la littérature, de la fiction, se trouve donc toujours au cœur de toute cette question de la guerre pour Derrida. Les deux derniers chapitres de l’essai vont encore amplifier cet aspect. Jean-Michel Rabaté approfondit cette problématique en commentant, à partir de multiples exemples littéraires – J. M. Coetzee, mais aussi Mallarmé, l’évangile de Luc revu par Joyce, ou encore Montaigne et Pascal, suivis de Rilke et Heidegger – « le lien intime entre la guerre, l’avenir et leurs modalités discursives ». Le quatrième chapitre sera ainsi consacré à une analyse détaillée du roman de Coetzee, Une enfance de Jésus, un texte qui travaille de près avec les motifs derridiens de l’hospitalité et de la question de la langue car, en effet, Le monolinguisme de l’autre résonne fortement avec les préoccupations actuelles de l’écrivain sud-africain. Enfin, dans le dernier chapitre, l’enquête conduit à une investigation des sens que prennent les mots « avenir » et « futur » dans la pensée de Derrida, de même que des différentes valeurs investies dans ces mots selon les langues (le latin, le français, l’anglais, l’allemand) et les idiomes poétiques. Cette réflexion sur les acceptions plurielles des mots « guerre » et « avenir » n’aurait pu être plus pertinente pour une collection qui, comme la nôtre, tente précisément de répondre à l’exigence des « Humanités à venir ». « Les guerres de Jacques Derrida » nous rappellent à-propos que l’avenir doit toujours être repensé, dans une perspective derridienne, avec le « futur antérieur », ce temps qui aura toujours été privilégié par Jacques Derrida. Ginette Michaud

Derrida.indd 20

2016-08-23 10:11

Je voudrais exprimer toute ma gratitude à Ginette Michaud pour son amitié de longue date et pour son travail remarquable qui m’a toujours inspiré. Je dois ce livre à sa généreuse invitation qui m’a amené à présenter une première version des « Guerres de Jacques Derrida » à Montréal le 6 novembre 2015. J’ai repris dans ce livre, en les réécrivant substantiellement, des passages de « “Abandonner son maître pour courir après n’importe qui…” Bobby entre Derrida, Agamben et Levinas », publié dans Appels de Jacques Derrida (Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud (dir.), Paris, Hermann, 2014, p. 467-484), et de « The “Mujic of the Footure” : Future, Ancient, Fugitive » paru dans Futures of Jacques Derrida (Richard Rand (éd.), Stanford, Stanford University Press, 2001, p. 179-200). Lorsque des textes en langues étrangères sont traduits sans mention du traducteur, c’est moi qui traduis. Jean-Michel Rabaté

Derrida.indd 21

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 22

2016-08-23 10:11

INTRODUCTION

Derrida n’aura pas vraiment surpris ceux qui le connaissaient lorsqu’il déclara dans ce qu’on a appelé son dernier entretien que son être même lui semblait pris dans une contradiction perpétuelle parce qu’il se sentait fondamentalement être « en guerre contre [lui]-même ». Il dit ceci : Et, en effet, vous retrouverez toujours ce geste chez moi, pour lequel je n’ai pas de justification ultime, sauf que c’est moi, c’est là où je suis. Je suis en guerre contre moi-même, c’est vrai, vous ne pouvez pas savoir à quel point, au-delà de ce que vous devinez, et je dis des choses contradictoires, qui sont, disons, en tension réelle, et qui me construisent, me font vivre, et me feront mourir1.

Derrida nous donne une bonne démonstration de ce que la « déconstruction » doit à la « construction » dans un effort pour garder une certaine tradition vivante tout en la bousculant de l’intérieur. À lire la biographie de Benoît Peeters2, on garde plutôt l’impression que Derrida aura été en guerre contre tout le monde. Dans cette solide étude qui se lit comme un roman 1. J. Derrida, Apprendre à vivre enfin, op. cit., p. 49. 2. Benoît Peeters, Derrida, Paris, Flammarion, coll. « Grandes Biogra­­ phies », 2010.

Derrida.indd 23

2016-08-23 10:11

24   Les guerres de Jacques Derrida

ou plutôt une riche chronique de la vie culturelle de la seconde moitié du vingtième siècle, Peeters cite quantité de lettres, de brouillons, de séminaires non publiés, toute une archive comme celles de l’IMEC et d’Irvine, ce qui nous permet de considérer l’œuvre de Derrida à la lumière de sa personnalité complexe. En fin de compte, Derrida apparaît passionné, tourmenté, excessif, romantique même, un héros de la pensée souvent violent et emporté, toujours prêt à en découdre avec ses adversaires beaucoup plus qu’un penseur occupé à repenser les fondements de la métaphysique ou un simple professeur de philosophie charismatique. Ainsi, Peeters nous donne envie de découvrir les nombreux secrets de Derrida, non seulement ses amours mais aussi ses luttes intellectuelles. Son archive théorique ne peut être distinguée de sa vie privée. Peeters insiste sur les multiples « guerres » de Derrida dans une carrière marquée par des ruptures, comme avec Sollers, Kristeva et Lacan, puis une brouille avec Foucault, l’affaire Paul de Man (ce que Derrida lui-même appelait « la guerre de Paul de Man3 ») et bien d’autres encore4. Parmi les plus spectaculaires, on peut évoquer l’affaire de Prague avec une arrestation grotesque que les autorités lui infligèrent pour des raisons purement politiques en décembre 1981. Il y a aussi les témoignages courageux pour Nelson Mandela et, dans un dossier qui m’intéressait puisque j’habite à Philadelphie, la lutte pour la libération du journaliste et 3. B. Peeters, Derrida, op. cit., p. 483. 4. Je renvoie à l’analyse presque exhaustive donnée par Ginette Michaud du thème de la guerre chez Jacques Derrida dans le chapitre intitulé « Penser “la guerre qui vient” », dans Jacques Derrida. L’art du contretemps, Montréal, Nota bene, coll. « Nouveaux essais Spirale », 2014, p. 53-94.

Derrida.indd 24

2016-08-23 10:11

Introduction    25

activiste Mumia Abu-Jamal, accusé du meurtre d’un policier en 1981 et cité à plusieurs reprises dans le Séminaire La peine de mort5 de 1999-2000. Derrida lança une pétition qui fut signée par des auteures connues comme Sonia Sanchez et Toni Morrison, et elle fut entendue, la peine de mort, prononcée en 1982, finalement commuée en détention perpétuelle en 2011. Abu-Jamal est encore vivant aujourd’hui, même s’il est toujours emprisonné à Philadelphie. Une tout autre impression, celle de Derrida qui serait un homme de paix, a été donnée par un philosophe qui le connaissait personnellement, Christopher Norris. Dans un entretien datant de 1993, Norris confie à Anthony Arnove qu’il trouve dommage que Derrida se soit laissé happer par un mode de controverse très américain, un monde intellectuel assez superficiel dans lequel ses idées auraient été trivialisées, réduites à des polémiques vicieuses ou d’incessantes luttes de clans. Les deux terrains de bataille, celui qui concernait le passé nazi de Heidegger et celui portant sur les écrits journalistiques d’extrême droite rédigés par Paul de Man pendant la guerre, auront fini par se recouvrir dans un amalgame qui ne suscite plus que répulsion pour le grand public. Je traduis ce passage : Parfois je serais tenté de penser que Derrida aurait mieux fait de rester en France, d’avoir vécu dans une obscurité, disons, décente, une obscurité relative certes, en tout cas sans avoir constamment le projecteur braqué sur lui, ce qui lui aurait permis de continuer le travail philosophique sérieux qu’il avait 5. J. Derrida, Séminaire La peine de mort. Volume I (1999-2000), Geoffrey Bennington, Marc Crépon et Thomas Dutoit (éds), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2012, particulièrement p. 20, 79, 118-119, 136, 200, 292 et 295.

Derrida.indd 25

2016-08-23 10:11

26   Les guerres de Jacques Derrida

accompli pendant les vingt premières années de sa carrière, au lieu de se laisser entraîner dans autant de confrontations polémiques qui, je pense, ne lui venaient pas naturellement. Je pense qu’il a un caractère irénique qui reste étranger aux con­ frontations polémiques féroces, esprit de lutte devenu une seconde nature pour beaucoup de professeurs et intellectuels américains6. 

Peut-on accepter cette image d’un sage et doux penseur français, foncièrement irénique, qui se serait laissé captiver par le monde des culture wars qui dominent aux États-Unis ? On ne pourrait à cet égard manquer d’évoquer la sévère, voire féroce polémique avec le philosophe américain John Searle, dispute marquée par des coups bas et des insultes des deux côtés. Raoul Moati a su donner une évaluation calme et précise de ses enjeux majeurs7, même si encore aujour­ d’hui aux États-Unis on ne peut éviter de prendre parti, aussi violemment que possible, pour un camp ou l’autre. Revenant sur cette polémique et d’autres encore dans un entretien avec Évelyne Grossman en 2003, Derrida évoque la « pulsion » qui le pousserait à dire la vérité même quand elle risque de blesser son interlocuteur :

6. Christopher Norris, « Truth, Criticism, and the Politics of Theory », dans Deconstruction After All : Reflections and Conversations, David Jonathan Y. Bayot (éd.), Brighton, Sussex Academic Press, 2015, p. 124. 7. Cf. le remarquable livre de Raoul Moati, Derrida et le langage ordinaire (Paris, Herman, 2014), qui retrace la controverse entre Austin, Searle et Derrida dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et la repense de manière philosophique, ce qui lui permet d’éviter de décréter qui aurait « gagné » la bataille. Moati note justement : « Malgré l’âpreté manifeste du propos, nous persistons à penser que réduire la controverse entre Derrida et Searle à l’extrême violence de l’échange qu’elle occasionna de part et d’autre, sans analyser les enjeux philosophiques que leur querelle soulève, serait une erreur. » (Ibid., p. 9.)

Derrida.indd 26

2016-08-23 10:11

Introduction    27

Cela naturellement m’a fait beaucoup d’ennemis, c’est sans doute l’origine de cette turbulence, parfois de l’ambivalence, de l’allergie autoprotectrice, voire de la haine. Il m’est arrivé quelquefois d’écrire des textes dont je savais qu’ils allaient heurter. Ils étaient par exemple critiques à l’égard de LéviStrauss ou de Lacan – je connais tout de même assez bien le milieu pour savoir que cela allait faire des histoires – eh bien, il m’était impossible de garder cela pour moi8.

Derrida va plus loin, avouant qu’aucune prudence ne peut l’empêcher d’attaquer des adversaires qu’il vient de se créer, ceci au nom d’une passion du vrai qui le pousse en avant. Il ajoute même : « […] ils peuvent monter, descendre, me fusiller etc., je le dirai 9 ». Le choix d’une vérité qui blesse serait ce qui aurait conduit à des guerres intempestives, fondées sur des susceptibilités froissées, des rancunes personnelles, alors qu’il eût fallu une semblable passion de la vérité audelà des enjeux narcissiques et des effets de pouvoir ou des manœuvres visant à accaparer la visibilité médiatique. Cette impression d’une pulsion polémique portée par un désir de vérité au-delà des partages idéologiques habituels a été relayée par Alain Badiou dans son hommage à Derrida donné en 2005 et publié dans son Petit Panthéon portatif. Repensant le concept majeur de Derrida, la différence, ou encore la différance, en ses propres termes, Badiou y voit une tentative obstinée pour déborder toutes les dichotomies. Derrida déjouerait les oppositions métaphysiques comme celle qui clive l’être de l’étant chez Heidegger, mais aussi 8. J. Derrida, « La vérité blessante Ou le corps à corps des langues », entretien avec Évelyne Grossman, Europe, cahier « Jacques Derrida », no 901, mai 2004, p. 21. 9. Ibid., p.  22. C’est Jacques Derrida qui souligne. (Sauf indications contraires, ce sont toujours les auteurs qui soulignent.)

Derrida.indd 27

2016-08-23 10:11

28   Les guerres de Jacques Derrida

l’opposition entre démocratie et totalitarisme, le couple juif et arabe, afin de « déclasser les affaires classées », ce qui débouche sur une recherche de la paix. Badiou félicite Derrida de son courage : Derrida a été dans toutes les questions où il intervenait ce que j’appelle un courageux homme de paix. Il était courageux parce qu’il faut toujours beaucoup de courage pour ne pas entrer dans la division telle qu’elle est constituée. Et homme de paix, parce que le repérage de ce qui s’excepte de cette opposition est, de manière générale, le chemin de la paix. Car toute paix véritable se fait par un accord, non sur ce qui existe, mais sur ce qui inexiste10.

En revanche, Badiou avance l’idée que Derrida se serait exilé de France dans les années hyper-politisées qui ont suivi les mouvements de soixante-huit, s’efforçant se tenir à l’écart des polémiques sur la politique, même s’il « n’ignorait pas la violence de toute vraie patience11 ». Ici, on aurait une image parallèle, mais inversée de celle que proposait Norris. Badiou présente le succès américain de la déconstruction comme un effort de se placer toujours ailleurs, à l’étranger, et dans un perpétuel point de fuite, comme si Derrida avait voulu continuer à penser sans se laisser happer par le quotidien des luttes politiques françaises. Une « glisse infinie » dans la langue aurait été la condition de sa volonté irénique primordiale ; mais ensuite cette glisse aurait dérapé avant de s’empêtrer dans les chicanes des « guerres » culturelles nord-américaines.

10. Alain Badiou, Petit Panthéon portatif, Paris, La Fabrique, 2008, p. 128. 11. Ibid., p. 129.

Derrida.indd 28

2016-08-23 10:11

Introduction    29

On peut dire, avec le recul du temps, que Derrida aura gagné la plupart de ses batailles, voire sa guerre elle-même. Il y aurait une exception majeure, celle de la « guerre de Paul de Man12 ». Malgré tous ses efforts pour sauver son ancien ami de Yale de l’opprobre général, aujourd’hui il n’y a plus qu’une poignée d’anciens disciples pour continuer l’œuvre du grand critique belgo-américain. Je ne tiens pas à m’immiscer dans une bataille idéologique qui a perdu de son sens avec le temps et ferai juste remarquer que les phrases les plus inexcusables que Paul de Man avait écrites dans ses textes de jeunesse, ces textes systématiquement dénigrés par la suite, concernaient la guerre – mais il s’agit de la Première Guerre mondiale. De Man rejetait les expressions d’un antisémitisme grossier qui avançait la thèse selon laquelle l’avant-garde européenne ne pouvait inclure des artistes et écrivains juifs ; ce genre de thèse qui partait de l’idée que « le roman et la poésie modernes ne seraient qu’une espèce d’excroissance monstrueuse de la guerre mondiale » selon ces penseurs serait « à l’origine de la thèse de la mainmise juive » et l’on pourrait alors utiliser « le qualificatif d’enjuivé »13. Si Derrida n’eut pas de mal à montrer que ce passage critiquait ce vocabulaire si choquant, il ne peut éviter de remarquer que Paul de Man s’était approché de trop près de cette rhétorique haineuse, flirtant ainsi lui-même avec l’antisémitisme vulgaire. Ce qu’on a fini par pardonner à un 12. Cf. J. Derrida, « Comme un bruit de la mer au fond d’un coquillage. La guerre de Paul de Man », dans Mémoires – Pour Paul de Man, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1988, p. 147-232. 13. Cf. l’article de Paul de Man, « Les Jufs dans la littérature actuelle », Le Soir, 10 février 1942, cité par J. Derrida dans « Comme un bruit de la mer au fond d’un coquillage. La guerre de Paul de Man », dans Mémoires – Pour Paul de Man, op. cit., p. 191.

Derrida.indd 29

2016-08-23 10:11

30   Les guerres de Jacques Derrida

Céline parce que son geste était histrionique et excessif n’a pas été toléré de Paul de Man, sans doute parce qu’il avait réussi à cacher si longtemps un passé douteux. C’est sur cet écueil que le vaisseau américain de la déconstruction s’est finalement fracassé. Derrida a d’ailleurs dit que Paul de Man n’a pas simplement occulté « sa » propre guerre, suggérant qu’il était en guerre lui aussi : « Quelle guerre, donc ? La guerre de Paul de Man, c’est enfin […] celle que cet homme a dû vivre et endurer en lui-même. Il fut cette guerre. Et pendant près d’un demisiècle, cette épreuve fut une guerre parce qu’elle ne put rester une tourmente seulement privée. Elle a dû marquer les gestes publics, l’enseignement et les écrits14. » Ce fut, en effet, une guerre meurtrière, et Derrida a su noter la frénésie dénonciatrice, alliée au manque de probité intellectuelle de bon nombre de ses adversaires. Et lorsqu’il médite sur le fait que la guerre de Paul de Man avait pris effet de manière posthume – en effet, Ortwin de Graeff avait découvert les écrits journalistiques qui n’avaient jamais été cachés, mais qui scandalisèrent le public après la mort du célèbre critique, Derrida ajoute entre parenthèses : « […] (et la peur, la haine, c’est-à-dire parfois l’amour, rêvent aussi de tuer des morts pour atteindre des vivants)15 ». Ceci pourrait évoquer la méditation de Walter Benjamin commentant des textes des amis d’Ernst Jünger qui, en 1930, publièrent un ensemble de textes sur la Première Guerre mondiale afin de glorifier le côté héroïque de la guerre. Comme le dit Benjamin de manière ironique, pour ces 14. J. Derrida, Mémoires – Pour Paul de Man, op. cit., p. 154. 15. Ibid., p. 151.

Derrida.indd 30

2016-08-23 10:11

Introduction    31

auteurs nostalgiques, c’était le paysage des tranchées de 1914-18 qui se mettait à incarner l’idéalisme allemand : un cratère de bombe devenait une aporie, un soldat pris dans des barbelés, une antinomie, une explosion d’obus, le déploiement d’une thèse métaphysique ; le ciel diurne figurait l’intériorité cosmique du casque d’acier, et la  nuit ne pouvait être que la loi morale surplombant le tout16. Dans ce même essai, on voit Benjamin s’efforcer de critiquer les fondements de l’idéologie fasciste, marquée par une réserve métaphysique face à la technologie. Cette idéologie ne voulait rien savoir du fait que la Grande Guerre était déjà une application systématique de la technologie industrielle aux bombardements groupés qui avaient remplacé les anciens « sports de combat ». Mais ces idéologues nostalgiques se rapprochaient aussi du nouveau futurisme industriel du pays. Le mélange de futurisme et de nostalgie rendait compte de l’essor du nazisme. Dans ces pages, Benjamin médite sur ce que signifie « gagner » ou « perdre » une guerre. Voulant dépasser le sens courant, il comprend le concept de « gagner » comme le fait que le soi-disant vainqueur « possède » la guerre : il l’a en lui pour en faire sa chose, tandis que celui qui l’a « perdue » est comme un étourdi qui a oublié un objet en chemin. Le vaincu ne sait plus où il a égaré cette guerre ; le vainqueur se l’accapare, l’annexe, vit avec la guerre et s’en enrichit17. En fin de compte, Derrida ferait penser à Fortinbras tel que le présente Walter Benjamin quand il réécrit Hamlet. Benjamin 16. Walter Benjamin, « Theorien des deutschen Faschismus », dans Gesammelte Schriften, III, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974, p.  247. Je remercie Eduardo Cadava qui a attiré mon attention sur ce texte. 17. Ibid., p. 242.

Derrida.indd 31

2016-08-23 10:11

32   Les guerres de Jacques Derrida

imagine que Shakespeare donnerait plus de place à Fortinbras, qu’il ouvrirait la pièce avec une harangue passionnée louant la paix. Mais cette homélie aux accents si doux se transformerait en un appel à la guerre si soudain et féroce que le public entier sursauterait de surprise, et Benjamin pose la question : « Quelles sont les forces puissantes et innommables qui poussent cet homme, tout empli du bonheur de la paix, à se vouer corps et âme à la guerre18 ? » Derrida serait donc un Fortinbras, ou un Ulysse, un homme de paix, mais poussé à faire la guerre, et ce, à outrance, s’y jetant corps et âme… Il ne suffirait pas de repenser à nouveaux frais la vieille maxime « Si vis pacem, para bellum », car il faut mieux comprendre la dialectique de l’histoire dans laquelle l’automate du matérialisme dialectique « gagne à tous les coups », comme le souffle Benjamin dans son dernier texte, les thèses Sur le concept d’histoire. L’automate gagne grâce à l’intervention du petit nain hideux qui est caché à l’intérieur. Ce nain est un théologien dissimulé dans la machine pour perpétuer les échos affaiblis d’un messianisme oublié19. Quelle version choisir dans ces perspectives croisées ? Je commencerai par la voie historique et critique avant d’explorer le débat philosophique, puis terminerai par la fiction et la poésie.

18. W. Benjamin, « Theorien des deutschen Faschismus », dans Gesammelte Schriften, III, op. cit., p. 246. 19. W. Benjamin, « Über den Begriff der Geschichte », dans Gesammelte Schriften, I, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1972, p. 691.

Derrida.indd 32

2016-08-23 10:11

I

S’aguerrir à l’Algérie

La première guerre que Derrida aura mentionnée en tant que telle est la guerre d’Algérie. C’est une guerre qui, il faut le souligner, a longtemps attendu qu’on la nomme de son nom en France1. Dans la lettre de plus de quarante pages que Derrida envoya le 27 avril 1961 à son ami Pierre Nora, après que ce dernier eut publié Les Français d’Algérie en mars 1961, on trouve cette phrase qui vient au cours d’une analyse de la position des « libéraux » parmi les Français d’Algérie : « Et par rapport à quoi auraient-ils donc pu se définir ? Auraient-ils donc dû éprouver le sentiment national algérien avant même que la guerre, et la guerre seule, comme le montre fort bien Ch.-A. Julien (p. 60-61), ne l’ait assez lentement formé chez les Arabes eux-mêmes2 ? » Derrida cite ici le professeur Julien qui avait préfacé le livre de Nora. De fait, 1. Exactement trente-sept ans, si l’on prend 1962 comme la fin de la guerre avec les accords d’Évian et sa reconnaissance nominale par l’État français quand l’Assemblée nationale vote le 10  juin 1999 un texte qui enterre le terme officiel d’« opérations de maintien de l’ordre » et parle de « guerre d’Algérie ». 2. J. Derrida, « Mon cher Nora… », dans Pierre Nora, Les Français d’Algérie, édition revue et augmentée, précédée de « Cinquante ans » et suivie d’Un

Derrida.indd 33

2016-08-23 10:11

34   Les guerres de Jacques Derrida

Charles-André Julien, professeur d’histoire de la colonisation à la Sorbonne, mentionnait que le peuple algérien ne s’était éprouvé nationaliste que dans et par la lutte contre les Français3. Le livre incendiaire de Nora commençait sa chronique avec les années de l’après-guerre, en mai 1945 pour être plus précis, quand les révoltes antifrançaises de la région de Constantine furent réprimées dans le sang – à la suite d’une insurrection spontanée à Sétif, les blindés, les avions et la marine de l’armée française massacrèrent en quelques jours plus de 10 000 Arabes. À ce moment-là, le parti communiste applaudissait à l’échec de la rébellion contre la souveraineté de la France4. Nora dresse un portrait féroce dans Les Français d’Algérie des colons racistes, de l’administration coloniale incompétente, des Français pieds-noirs arrogants méprisant les autochtones, et il n’épargne pas les intellectuels de gauche ou « libéraux » d’Algérie. C’est ainsi que Nora épingle Albert Camus. Camus avait commencé L’Étranger à Oran, puis sa carrière avait pris de l’ampleur avec ses chroniques journalistiques entre Alger et Oran. Pour Nora, si Camus avait lancé la philosophie de l’absurde, celle-ci lui semblait être « l’expression vraisemblablement sublimée d’une situation historique réelle, décantée jusqu’à l’épure5 ». Nora reconnaît que le roman de Camus, qui raconte le meurtre gratuit d’un Arabe sur une plage, est

document inédit de Jacques Derrida, « Mon cher Nora… », Paris, Christian Bourgois éditeur, 2012 [1961], p. 281. 3. P. Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 61. 4. Ibid., p. 131-132. 5. Ibid., p. 209.

Derrida.indd 34

2016-08-23 10:11

S’aguerrir à l’Algérie    35

bien le « chef-d’œuvre de la littérature algérienne6 ». Dans L’Étranger, Camus dénoncerait en effet la manière dont les citoyens français pouvaient impunément tuer ou terroriser les Algériens. Ce qui semblait surprenant dans le contexte d’alors, c’était moins que Meursault tue un Arabe sans raison que le fait qu’il soit puni pour ce meurtre et même qu’il soit exécuté. Sa condamnation finale n’a rien d’un procès kafkaïen, c’est l’aveu d’une culpabilité historique. Ce châtiment mérité en toute justice prend donc « un air d’anticipation7 », comme dit Nora. Selon cette lecture politique, Camus devient un symptôme historique ; homme de gauche, journaliste qui dénonce la pauvreté en Kabylie, il représente dans sa fiction le moment où les Français ont commencé à sentir leur domination menacée et contestée. Son roman donnerait forme universelle au cauchemar qui hante la mauvaise conscience des colons. Or, dans le chapitre 5 consacré aux « Libéraux », on constate que Nora attaque Camus plus violemment et plus directement. Dans les années de la lutte pour l’Indépendance algérienne, Camus avait, on le sait, tenté de s’élever au-dessus de la mêlée, expliquant qu’il ne voulait être ni victime ni tortionnaire. Pour Nora, cela signifiait qu’il voulait refuser toute solidarité de classe au nom d’un vague tragique de la condition humaine : « Camus ne pouvait se révolter contre l’histoire qu’à la condition de suspendre son jugement et de se retirer du champ clos. Or son désengagement s’opéra, comme

6. Ibid., p. 208. 7. Ibid., p. 209.

Derrida.indd 35

2016-08-23 10:11

36   Les guerres de Jacques Derrida

la torture, au nom de l’efficacité8. » Cette phrase perfide choquera Derrida. Pour Nora, la rhétorique de l’absurde que Camus avait été le premier à mettre en forme masquait la rébellion futile de celui qui se pense au-dessus de la politique. Son drame métaphysique cacherait ainsi le dilemme bien réel des libéraux de gauche qui ne voulaient ni rejoindre la lutte armée du FLN, ni accepter la violence raciste des pieds-noirs, ni glorifier les campagnes meurtrières de l’armée française. Or c’est la suggestion que Camus aurait été complice de la torture pratiquée régulièrement dans les forces armées françaises qui sembla inacceptable à Derrida. Derrida, né en Algérie, connaissait le pays intimement tandis que Nora était un parisien qui avait passé seulement deux ans en Algérie. Dans sa longue lettre, on voit Derrida défendre Camus au nom de leur précaire partage, cette intime familiarité avec une ancienne colonie qui était un peu la France. Derrida approuve donc les analyses de Nora au sujet de L’Étranger et ajoute que son condisciple devait continuer et même écrire tout un livre sur ce sujet. Il est d’accord avec Nora pour critiquer l’analyse un peu grosse de Sartre. Mais Derrida rejette catégoriquement l’accusation de collusion avec les tortionnaires visant Camus : Quand il ne veut pas choisir entre les violences pour donner une efficacité à sa condamnation de toute violence, la perfidie avec laquelle tu écris que « son désengagement s’opère, comme la torture, au nom de l’efficacité » est vraiment indigne de Camus. Et de toi. Car, enfin, ou je dors, ou ce n’est pas la même

8. P. Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 231-232.

Derrida.indd 36

2016-08-23 10:11

S’aguerrir à l’Algérie    37

chose, ni la même efficacité, ni la même fin, ni les mêmes moyens9.

Ce n’est pas que Derrida apparaisse comme un « libéral » lui-même, c’est plutôt qu’en 1961 il reste sceptique face au nationalisme algérien. Nora n’a pas ce scrupule et approuve l’énergie « passionnée » du nationalisme enfin vainqueur du colonialisme. Il est tout à l’honneur de Derrida d’avoir su garder une distance critique face à cette passion politique, pourtant compréhensible dans le contexte historique. Derrida note de manière ironique qu’il semble difficile de rejeter le nationalisme français et d’exalter en même temps le nationalisme algérien. Je voudrais prendre ce moment de réflexion moins comme un signe de l’appartenance de Derrida à un fonds de terroir local, qui en ferait presque un pied-noir juif donc, que d’y voir déjà un exercice de déconstruction face à un consensus facile de la gauche communiste, qui, en 1961, appuyait le nationalisme des arabes vainqueurs. Même si les accords d’Évian ne seraient signés qu’un an plus tard, dès septembre 1959, le nouvellement élu président de Gaulle reconnaissait le droit à l’autodétermination du peuple algérien. Derrida aura eu très tôt le courage de récuser la facilité de ces « annexions ou exécutions sommaires, au nom de la “complicité objective” » qui, comme il le dit, ont plus fait pour réduire Camus au silence que sa « prétendue nostalgie inavouable »10. De plus, Derrida se demande pourquoi Nora dénonce de manière si virulente le « moralisme » de Camus, 9. J. Derrida, « Mon cher Nora… », dans P.  Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 293. 10. Ibid., p. 296.

Derrida.indd 37

2016-08-23 10:11

38   Les guerres de Jacques Derrida

car si ce moralisme semble immoral pour Nora, en fait il le critique de manière très morale lui-même11. Poussant encore l’analyse, Derrida démonte un paralogisme de Nora qui avance l’idée que les Français d’Algérie seraient prêts à un génocide qui les débarrasserait des Arabes gênants. Nora avait écrit : Si on leur offrait le génocide presse-bouton, combien de Français d’Algérie le refuseraient ? D’où une double confiance à l’armée. Elle rassure par sa présence et fait la guerre à leur place. Elle joue donc un double rôle : elle garantit les Français d’Algérie de leurs propres excès, et, loin des yeux, dans les djebels, elle tue par procuration. Aucun Français d’Algérie n’ose faire le bilan : il serait terrifié d’apprendre que, proportionnellement, les musulmans ont perdu au moins deux fois plus des leurs depuis 1955 que les Français pendant la Grande Guerre12.

Cette supposition d’un génocide qui éliminerait une partie de la population semble gratuite et odieuse à Derrida ; il note que Nora vient de se contredire, puisqu’il a écrit plus tôt que le racisme des Français d’Algérie leur imposait de conserver les Arabes comme une masse docile de subalternes. Leur « hyper-racisme subtil » impliquerait donc qu’ils doivent s’abstenir du « presse-bouton » de l’arme atomique totale… Derrida enfonce alors le clou et ironise : « Quel dommage que les nazis ou les Américains n’aient pas été aussi racistes ou que leur racisme n’ait pas eu tant de ressources13 ! » Derrida discutera plus tard le concept du presse-bouton, figure mili11. J. Derrida, « Mon cher Nora… », dans P. Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 297. 12. P. Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 206-207. 13. J. Derrida, « Mon cher Nora… », dans P. Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 298.

Derrida.indd 38

2016-08-23 10:11

S’aguerrir à l’Algérie    39

taire de la vitesse, et des décisions stratégiques prises trop rapidement dans une hâte idéologique et aussi technocratique14. Cette accusation qui n’est pas fondée viendrait en dernière analyse de la croyance que Nora possède le savoir absolu et qu’il peut se permettre des « coups de sonde psychanalytiques auxquels rien n’échappe15 » – pas même les relations matrimoniales. Derrida s’excuse à la fin de la lettre de son ton agressif, agressivité qu’il pense causée par celle qu’il reconnaît chez Nora16. Derrida insiste sur l’idée qu’il faut cerner l’unité de l’œuvre de Camus afin d’éviter le curieux dualisme du livre de Nora, plein de louanges face au roman algérien qu’est L’Étranger, mais plus que perfide quand il s’agit de juger une position politique que Nora pense compromise. Notons que Camus était déjà mort – mort jeune à 46 ans en janvier 1960 – au moment où Nora publiait son livre. L’unité de l’œuvre ne serait pas à chercher dans une vision métaphysique. À l’évidence, Derrida ne s’intéresse pas à l’absurde, pas même pour y voir un symptôme de la mauvaise conscience du colonialisme. Cette unité ne se déduirait pas non plus d’un mouvement de bascule entre éthique et politique. Non, si unité il y a, elle serait chez Camus l’écrivain, plus précisément dans son invention d’une nouvelle modalité de l’écriture.

14. J. Derrida, « No apocalypse, not now (à toute vitesse, sept missiles, sept missives) » [1984], dans Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, p. 363-386 ; rééd., t. I, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1998, p. 395-418. 15. J. Derrida, « Mon cher Nora… », dans P. Nora, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 298-299 16. Ibid., p. 299.

Derrida.indd 39

2016-08-23 10:11

40   Les guerres de Jacques Derrida

Sur ce point, Derrida aurait un prédécesseur, qui se trouve aussi être le premier théoricien de l’écriture, Roland Barthes. Dans un de ses essais de jeunesse, Barthes décrit magistralement la manière dont Camus a inventé un style de l’absurde qui est « plat et profond comme une glace17 ». Son style de l’indifférence au style propose ici une première mouture du « degré zéro de l’écriture », concept qui sera défini plus clairement dans les années cinquante. Dès ce compte rendu de juillet 1944, Barthes avait bien compris que le fameux passé composé de L’Étranger n’était pas un exercice de style, mais bien une vision du monde impliquant un rapport éthique avec l’histoire : Peut-être bien qu’avec L’Étranger – sans trop exagérer l’importance de cette œuvre – se lève un nouveau style, style du silence et silence du style, où la voix de l’artiste – également éloignée des soupirs, des blasphèmes et des cantiques – est une voix blanche, la seule en accord avec notre détresse irrémédiable18.

Ayant à peu près le même âge, le Barthes de 1944 (qui a 29 ans) et le Derrida de 1961 (qui a 31 ans) sont fondamentalement d’accord dans leur lecture de L’Étranger. Tous deux acceptent la validité de la position éthique de Camus et y lisent de plus le déploiement d’une écriture autre. Son écriture blanche, neutre, lisse, serait à même d’apporter une réponse possible aux catastrophes de l’histoire récente qui va de la tragédie de l’holocauste aux massacres impitoyables qui marquèrent la fin du colonialisme. Or, en 1961, Sartre et Camus avaient rompu ; la majorité des gens de gauche 17. Roland Barthes, « Réflexion sur le style de l’Étranger » [1944], dans Œuvres complètes, t. I, Éric Marty (éd.), Paris, Seuil, 2002, p. 63. 18. Ibid.

Derrida.indd 40

2016-08-23 10:11

S’aguerrir à l’Algérie    41

s’étaient ralliés à Sartre et Derrida défendait déjà au nom de l’indécidable en matière de jugement éthique son compatriote algérien Albert Camus. Sa position serait proche de celle de Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête19, roman qui a su approfondir et compliquer les rapports des Français et des Algériens avant et après la guerre de libération. Cette analyse des paradoxes algériens hantera Derrida toute sa vie, comme l’ont rappelé Philip Armstrong et Marta Segarra dans de superbes essais20. Un écho plus récent pour Derrida de cette aporie ancienne – c’est un texte donné en 1992 et publié en 1996 – tente de faire le point sur l’être fondamentalement divisé qu’est de toute évidence un « francomaghrébin » et n’évite pas de rouvrir le chapitre de la guerre : À supposer encore, ce qui est loin d’être sûr, qu’il y ait quelque unité historique de la France et du Maghreb, le « et » n’aura jamais été donné, seulement promis ou allégué. […] Le silence de ce trait d’union ne pacifie ou n’apaise rien, aucun tourment, aucune torture. Il ne fera jamais taire leur mémoire. Il pourrait même aggraver la terreur, les lésions et les blessures. Un trait d’union ne suffit jamais à couvrir les protestations, les cris de colère ou de souffrance, le bruit des armes, des avions et des bombes21.

Je reviendrai sur l’impact de ce livre sur John Maxwell Coetzee un peu plus loin. L’éthique implique un devoir de mémoire ; il s’agit de ne pas oublier les blessures de la guerre, 19. Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Arles, Actes Sud, 2013. 20. Cf., dans Appels de Jacques Derrida (op.  cit.), les textes de Philip Armstrong, « L’abandon et l’“être-avec” : Derrida, un Français d’Algérie », p.  279-301, et de Marta Segarra, « Une politique et une poétique de la mémoire : Jacques Derrida et Hélène Cixous », p. 303-317. 21. J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre ou La prothèse d’origine, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1996, p. 27.

Derrida.indd 41

2016-08-23 10:11

42   Les guerres de Jacques Derrida

une guerre presque infinie, qui prend des proportions énormes dans les livres et les textes de Derrida. On pourrait presque avancer l’idée que, pour Derrida, la guerre remplacerait ce qui chez Heidegger était encore le Gestell ou tous les signes modernes d’une technologie envahissante. En témoignerait ce passage du texte discutant de la possibilité d’une guerre nucléaire. Derrida distingue la réalité de la course aux armements et la fiction d’une apocalypse nucléaire qui est par définition « impossible » puisqu’elle signifie la fin de notre monde ; cette fin du monde annoncée ne peut donc être qu’une « fable » : C’est la guerre (autrement dit, pour l’instant, la fable) qui met en marche ce fabuleux effort de guerre, cette capitalisation insensée d’armements sophistiqués, cette course de vitesse en vue de la vitesse, cette précipitation affolée qui par la techno­ science et avec toute l’inventivité techno-scientifique qu’elle motive, structure non seulement l’armée, la diplomatie, la politique, mais le tout du socius humain aujourd’hui, tout ce qu’on appelle des vieux mots de culture, civilisation, Bildung, skholè, paideia22.

C’est donc la guerre qu’il faudrait, avant tout, décons­truire. Mais comment déconstruire une structure polémique qui fait partie de la déconstruction elle-même ? Kant, on le sait, proposait une solution qu’il imaginait définitive lorsqu’il voulait que l’on remplace l’état de guerre, ce conflit endémique des nations avancées, par un État de droit qui serait fondé de manière stable sur un cosmopolitisme démocratique. Ainsi, seulement, pourrait-on arriver à 22. J. Derrida, « No apocalypse, not now (à toute vitesse, sept missives, sept missiles) », dans Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 370 ; rééd., op. cit., p. 402.

Derrida.indd 42

2016-08-23 10:11

S’aguerrir à l’Algérie    43

créer ce bien suprême pour les hommes, la « paix perpétuelle ». Ses phrases prophétiques résonnent dans nos oreilles : Or, la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’États… […] Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d’y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers laquelle tous les États sans exception ont jusqu’à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême23.

S’agit-il d’un vœu pieux, d’une utopie, d’une chimère ? L’humour de Kant se manifeste dans un autre texte sur son Projet de paix perpétuelle quand il commence par citer un panneau annonçant la « paix perpétuelle » à l’entrée d’un cimetière. Je reviendrai sur la question des utopies qui sont plus des dystopies en commentant un roman de J. M. Coetzee à la fin de ce livre. Derrida tendrait à suggérer que s’il n’est pas possible de résister aux arguments de Kant ; il s’agirait de fonder autrement son utopie légaliste, dans laquelle nous pouvons entrevoir l’ultime « fin » des Lumières, un avenir ou un futur hypothétiques, hélas toujours démentis par le cynisme de l’histoire. 23. Emmanuel Kant, Métaphysique de la morale. III. Droit cosmopolite, tr. fr. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 1994, p. 229.

Derrida.indd 43

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 44

2016-08-23 10:11

II

De la drôle de guerre à la drôle de paix

Tentons de prendre encore plus de recul. Douze années après la mort de Jacques Derrida, le moins qu’on puisse dire est que son héritage est contesté. Ce n’est pas qu’il fasse l’objet de récusations massives, mais plutôt qu’il est déchiré par des rivalités de disciples et des réappropriations hasardeuses. À l’époque où la déconstruction fleurissait dans les universités américaines, dans les années soixante-dix et quatre-vingt du siècle dernier, on assista à des excès de ces « guerres culturelles » bien évoquées par un auteur que j’aime lire, Walter Kirn. Comme lui, j’ai passé un peu de temps à Princeton et bien que mon séjour remontât de 2005 à 2006, j’ai reconnu l’ambiance qu’il décrit et qui remonte aux années quatre-vingt. À cette époque, Kirn faisait ses études en littérature à Princeton et il venait de découvrir le recueil Deconstruction and Criticism1. Dans son livre de 1. Harold Bloom, Paul de Man, Jacques Derrida, Geoffrey H. Hartman et J. Hillis Miller, Deconstruction and Criticism, Londres, Routledge, 1979 ; rééd., New York et Londres, Continuum International Publishing Group, 1995.

Derrida.indd 45

2016-08-23 10:11

46   Les guerres de Jacques Derrida

souvenirs, Lost in the Meritocracy, Kirn dénonce le danger qui consistait à avoir été exposé trop tôt aux analyses décons­ tructrices, qu’on pensait à l’époque sur les campus américains comme une nouvelle arme aux pouvoirs terrifiants. En fait, si la tâche proposée était de s’attaquer à une « histoire de la métaphysique » pour la « déconstruire », ce concept général ne renvoyait à rien de précis pour lui. Pour trouver des armes contre une tradition qui lui était inconnue et contre ceux qu’il jugeait vieux et démodés, il n’avait plus qu’à mimer un certain jargon. L’extravagance verbale de Derrida l’impressionnait, surtout lorsqu’il utilisait des mots comme « hétéronomie » et « invagination »2. Kirn montre bien comment le vocabulaire de la déconstruction était devenu un effet de mode, une mode superficielle qui servait avant tout à établir une reconnaissance de groupe : Nous nous reconnaissions les uns les autres immédiatement. […] Nous parlions de « jeu » et de « textualité » et concluions, avant même d’en avoir lu moins d’un centième, que la tradition canonique des textes de l’Occident était « illégitime », un simple voile jeté sur de puissants groupes d’intérêts constitués influences occultes et que notre devoir nous dictait de subvertir. […] Nous passions très vite de l’ignorance au révisionnisme, déconstruisant des domaines de savoir littéraire que nous n’aurions jamais pu construire auparavant3.

Ce reproche adressé à la déconstruction américaine n’est pas sans fondement. Je me suis trouvé dans la situation identique de devoir d’abord construire une culture occidentale pour la déconstruire ensuite dans l’esprit des étudiants amé2. Walter Kirn, Lost in the Meritocracy : The Undereducation of an Overachiever, New York, Doubleday, 2009, p. 120. 3. Ibid., p. 121.

Derrida.indd 46

2016-08-23 10:11

De la drôle de guerre à la drôle de paix    47

ricains. J’ai parlé dans The Future of Theory de cette tentation perpétuelle de trouver des « armes conceptuelles » ou des « puissantes perceuses électriques »4 dans la Théorie afin d’attaquer les vieilles lunes de la critique littéraire ou de la philosophie classique. En réalité, Kirn a d’abord réussi dans ce jeu, mais très vite il eut à en payer le prix : une crise psychotique marquée par l’aphasie l’obligea à revenir sur cette attitude adolescente et ultra-critique déconstructrice. Sa « décompensation » ne l’empêcha pas de terminer ses études ; il est maintenant un romancier qui a réussi à percer (il est l’auteur de plusieurs bons scénarios de films), non un professeur de théorie dans une université. Son témoignage nous rappelle le prix à payer pour la critique idéologique – la dénonciation naïve de la tradition littéraire et philosophique conçues comme de grandes conjurations aux mains de quelques « dead white males » appartient à une période qui n’est pas terminée aux États-Unis du moins, puisque l’on assiste en ce moment à une remontée du « politically correct », qui a choisi de nouvelles cibles, ainsi les poètes Vanessa Place et Kenny Goldsmith, récemment accusés de racisme à contresens. Le recueil Deconstruction and Criticism date de 1979 et s’il a marqué son temps, il se trouve aussi marqué par lui : il remonte à l’époque où l’on pouvait parler d’une « école de Yale » qui aurait été inspirée par Derrida. On le sait, le lieu s’est déplacé par la suite, prenant les États-Unis en tenaille entre la côte Est et la côte Ouest, passant de New York avec NYU à Irvine, en Californie. Pour commencer en un point 4. Jean-Michel Rabaté, The Future of Theory, Oxford, Wiley-Blackwell, coll. « Blackwell Manifestos », 2002, p. 100-101 et p. 159, note 7.

Derrida.indd 47

2016-08-23 10:11

48   Les guerres de Jacques Derrida

précis, revenons à Paris en 1967, quand une triple déflagration secoua le monde des lettres et de la philosophie : la publication presque simultanée de De la grammatologie, L’écriture et la différence et La voix et le phénomène. J’étais un jeune étudiant à cette époque et je n’oublierai jamais le sentiment d’une immédiate et puissante onde de choc. Ce sentiment a été évoqué avec verve par Emmanuel Levinas qui, dans une page célèbre, compare l’effet de la déconstruction à la soudaine panique et au vide du pouvoir ressentis en France pendant l’exode qui suivit la victoire de l’armée allemande en 1940 : Au départ, tout est en place, au bout de quelques pages ou de quelques alinéas, sous l’effet d’une redoutable mise en question, rien n’est plus habitable pour la pensée. C’est là, en dehors de la portée philosophique des propositions, un effet purement littéraire, le frisson nouveau, la poésie de Derrida. Je revois toujours en le lisant l’exode de 1940. L’unité militaire en retraite arrive dans une localité qui ne se doute encore de rien, où les cafés sont ouverts, où les dames sont aux « Nouveautés pour dames », où les coiffeurs coiffent, les boulangers boulangent, les vicomtes rencontrent d’autres vicomtes et se racontent des histoires de vicomtes, et où tout est déconstruit et désolé une heure après, les maisons, fermées ou laissées portes ouvertes, se vident des habitants qu’entraîne un courant de voitures et de piétons à travers les rues restituées à leur « profond jadis » de routes, tracées dans un passé immémorial par les grandes migrations5. 5. Emmanuel Levinas, « Jacques Derrida », dans Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 82-83. Désormais abrégé en NP, suivi du numéro de la page. (Le texte a d’abord paru dans L’Arc, « Jacques Derrida », no 54, 1973, p.  33-37 ; repris sous le titre « Tout autrement », dans le Cahier de L’Herne Derrida, M.-L. Mallet et G. Michaud (dir.), Paris, Éditions de L’Herne, no 83, 2004, p. 16-19.)

Derrida.indd 48

2016-08-23 10:11

De la drôle de guerre à la drôle de paix    49

Cette analogie historique évoque un moment de fin de monde ou de suspension de l’idée de la France. L’image dramatise les questions par lesquelles Derrida suspendait la fondation de toutes les fondations, notre croyance en la présence à soi de la conscience. Levinas ajoute une vignette supplémentaire : entre Paris et Alençon, un coiffeur à moitié ivre invite les soldats qui passent à se faire raser gratuitement : Avec ses deux compagnons, il rasait gratis et ce fut aujourd’hui. La procrastination essentielle – la future différance – se résorbait dans le présent. Le temps arrivait à sa fin avec la fin ou avec l’intérim de la France. À moins que le coiffeur ne fut aussi délirant que la quatrième forme du délire du Phèdre où, depuis Platon, se tient le discours de la métaphysique occidentale. (NP, 83)

Dans cet essai de 1973, Levinas revient vers une scène qui figure déjà dans son roman avorté, qu’il intitulait soit Eros, soit Triste Opulence 6. Il s’agit de ce moment où la traditionnelle blague « Demain, on rase gratis ! » (et l’on ne rase jamais puisque c’est toujours le lendemain) se voit inversée ironiquement. Mais ici la référence à la quatrième forme de la mania qui est celle d’Éros ou d’Aphrodite, la folie de l’amour, prend la forme assez surprenante d’un amour des autres, une philia généreuse de coiffeur désireux de faire coïncider le temps présent et la promesse de sa générosité. Tout le début du roman inachevé se présente comme une méditation sur la différence entre la Grande Guerre, celle de 6. E. Levinas, Eros ou Triste Opulence, dans Œuvres 3, Eros, littérature et philosophie. Essais romanesques et poétiques, notes philosophiques sur le thème d’éros, volume publié sous la responsabilité de Jean-Luc Nancy et Danielle Cohen-Levinas, Paris, Bernard Grasset/IMEC, 2013, p. 79.

Derrida.indd 49

2016-08-23 10:11

50   Les guerres de Jacques Derrida

1914-18, et la guerre actuelle, une drôle de guerre durant neuf mois, mais se terminant en un rapide et absurde exode sur les routes mitraillées. Même si Levinas se souvient de la boucherie de la Grande Guerre, l’ordre et la raison régnaient encore. Ce n’est plus le cas après la déroute de 1940 sous les coups de boutoir de l’armée allemande. Levinas évoque ces images traumatiques dans son roman : Il y eut un instant de vide total entre la disparition de la France et la reapparition [sic] de la France, un instant de défaite où rien ne se refaisait encore – un vide vertigineux, un interrègne, un hiatus, l’intervalle absolu. Tout devait se décider à ce momentlà où l’enchaînement des causes morales s’est interrompu, où les institutions n’avancent plus aucune signification, où chacun se trouvait dans la situation de Jeanne d’Arc se demandant où était le Roi7.

C’est de manière symptomatique, mais aussi en connaissance de cause, que Levinas parle de l’effet purement littéraire de Derrida, de sa poésie. Si ces termes saluent sa propre tentative pour donner forme littéraire à ces années sombres, ces mots écrits en 1973 ne peuvent manquer de trahir une certaine réserve ou impatience. Levinas évoque le premier texte qui lui fut consacré par Derrida et dans lequel celui-ci mettait à mal toute sa tentative pour dépasser la philosophie grecque et aller vers une éthique de l’Autre dans Totalité et Infini. Ce livre de 1961 commence par une méditation sur la condition de guerre et la condition de paix : « La lucidité –  ouverture de l’esprit sur le vrai – ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? L’état de guerre suspend la morale ; il dépouille les institutions et les 7. E. Levinas, Eros ou Triste Opulence, dans Œuvres 3, Eros, littérature et philosophie, op. cit., p. 74.

Derrida.indd 50

2016-08-23 10:11

De la drôle de guerre à la drôle de paix    51

obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs8. » La suite de cette analyse rejette le faux réalisme, vrai cynisme en fait, qui dicte que la guerre révèle la face de l’être véritable. La guerre n’est que l’expression de ce concept de totalité qui prétend régir toutes les activités humaines. Si la guerre s’impose par son évidence et sa violence destructrice, Levinas espère opposer une plus grande violence, celle de l’infini. La véritable pensée de l’être entraîne une nouvelle subjectivité marquée par l’hospitalité à cet excès, cette inadéquation, qui provient de l’Infini qu’on peut accueillir en soi. Pour Levinas, la guerre est la généralisation du meurtre, tous deux reconnaissant la transcendance du visage. C’est que, dans Totalité et Infini, la postulation de la paix est première : « La guerre suppose la paix, la présence préalable et non allergique d’Autrui ; elle ne marque pas le premier événement de la rencontre9. » Raoul Moati commente ces phrases en ces termes : Que la guerre « ne marque pas le premier événement de la rencontre » signifie qu’il existe une dissymétrie entre la guerre et la paix au sens où la guerre n’est pas l’exact contraire de la paix, mais déjà la paix et le discours inadéquats à eux-mêmes. C’est en ce sens que l’horizon de la guerre ne sature jamais exhaustivement la relation à autrui. Il est constitutif de la guerre qu’elle n’épuise pas celle-ci, autrement dit que le discours – dont la guerre émane – puisse s’accomplir selon son mode originaire comme paix10. 8. E. Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, éd. rev. 1965, p. ix. 9. Ibid., p. 175. 10. R. Moati, Événements nocturnes. Essai sur Totalité et Infini, Paris, Hermann, 2012, p. 275.

Derrida.indd 51

2016-08-23 10:11

52   Les guerres de Jacques Derrida

Un certain optimisme de la Raison, tel que le trouvons chez Kant dans le passage cité plus haut, soutient que la guerre n’est qu’un long détour dans l’erreur, un tâtonnement dans la nuit avant de comprendre que ce que le Visage de l’Autre recèle, c’est sa puissance de déboucher sur la paix. Lorsqu’en 1987 Levinas présente Totalité et Infini dans sa version allemande, il insiste derechef sur ce point : « La raison jusqu’au bout ou la paix entre les hommes. […] Le problème de la paix et de la raison est abordé dans Totalité et Infini à partir d’une conjoncture différente et plus ancienne sans doute11. » Ce que cette référence à une pensée plus ancienne recouvre est l’idée centrale de Levinas que ce n’est qu’en dépassant la catégorie ontologique de la totalité que l’on peut arriver à une appréhension phénoménologique du visage de l’autre, lequel recèle en sa nudité un irrésistible appel à la paix : « Gratuité de la transcendance-à-l’autre interrompant l’être toujours préoccupé de cet être-même et de sa persévérance dans l’être. Interruption absolue de l’onto-logie, mais dans l’un-pour-l’autre de la sainteté, de la proximité, de la socialité, de la paix12. » Quand Derrida commente ce grand et beau livre, c’est avant tout pour demander comment Levinas pense vraiment qu’il va éviter, dépasser ou excéder la métaphysique occidentale. Comment peut-on laisser derrière soi le discours de la philosophie grecque avec toute sa grammaire de catégories telles que celles de « sujet » ou de « totalité » ?

11. E. Levinas, « Totalité et Infini », préface à l’édition allemande, dans Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 232. 12. Ibid., p. 233.

Derrida.indd 52

2016-08-23 10:11

De la drôle de guerre à la drôle de paix    53

Dans ce contexte, une série de questions visent le motif de la guerre : Il n’y a de guerre qu’après l’ouverture du discours et la guerre ne s’éteint qu’avec la fin du discours. La paix, comme le silence, est la vocation étrange d’un langage appelé hors de soi par soi. Mais comme le silence fini est aussi l’élément de la violence, le langage ne peut jamais que tendre indéfiniment vers la justice en reconnaissant et en pratiquant la guerre en soi. Violence contre violence. Économie de violence. Économie qui ne peut se réduire à ce que Levinas vise sous ce mot13.

C’est un argument que Derrida reprendra souvent, notam­­ ment à propos de Freud, de Bataille ou de Marcel Mauss : tant que l’on peut parler d’économie, en effet, on reste dans le discours ontologique « grec ». Derrida conclut ce développement dans un sens à la fois plus historique et plus littéraire : Si […] le mouvement de transcendance métaphysique est histoire, il est encore violent, car, c’est l’évidence légitime dont s’inspire toujours Levinas, l’histoire est violence. La métaphysique est économie : violence contre violence, lumière contre lumière : la philosophie (en général). Dont on peut dire, en transposant l’intention de Claudel, que tout y « est peint sur la lumière comme avec de la lumière condensée, comme l’air qui devient du givre. » Ce devenir est la guerre. Cette polémique est le langage même. Son inscription14.

Derrida replace Levinas dans son polemos occulté, ce qu’il fera à plusieurs reprises dans des textes ultérieurs ; il objecte à Levinas que son discours pacifiste est en fait très violent. 13. J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas » [1964], dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 172. 14. Ibid., p. 173.

Derrida.indd 53

2016-08-23 10:11

54   Les guerres de Jacques Derrida

L’arme secrète de Derrida est Hegel. C’est Hegel qui montre l’exact contraire de ce qu’avance Levinas : tout discours de paix contient en germe la promesse d’une guerre à venir : « C’est pourquoi cet aveu de la guerre dans le discours, aveu qui n’est pas encore la paix, signifie le contraire d’un bellicisme ; dont on sait bien – et qui l’a mieux montré que Hegel ? – que l’irénisme est dans l’histoire son meilleur complice15. » Toutes ces remarques et analyses tendent à pousser la pensée de Levinas dans ses retranchements, et son ultime ligne Maginot sera la référence à la théologie, soit à la relation à l’infini du Tout Autre découverte à travers l’altérité absolue du visage humain. Nulle échappatoire n’est possible. Derrida contourne cette ligne de défense en montrant que nous ne pouvons pas quitter le domaine philosophique pour nous réfugier dans une religion qui offrirait un recours contre la violence humaine de la guerre. C’est au point où l’éthique se renverse en théologie que Derrida surprend Levinas et lui décoche une flèche encore plus féroce, car il montre que l’invocation de Dieu elle-même présuppose la guerre – ce qui vient contredire radicalement l’affirmation majeure de Levinas, son point de départ en fait : C’est pourquoi Dieu seul empêche le monde de Levinas d’être celui de la pire et pure violence, le monde de l’immoralité ellemême. Les structures de l’expérience vive et nue que décrit Levinas sont celles mêmes d’un monde où la guerre ferait rage – étrange conditionnel – si l’infiniment autre n’était pas l’infini, s’il était d’aventure un homme nu, fini et seul16. 15. J. Derrida, « Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 173. 16. Ibid., p. 158.

Derrida.indd 54

2016-08-23 10:11

De la drôle de guerre à la drôle de paix    55

Derrida ne s’attaque pas aussitôt à cet « étrange conditionnel » qui détonne face à notre savoir réaliste concernant l’histoire, qu’elle soit récente ou universelle. Non, il choisit de frapper au cœur de cette présupposition religieuse et force Levinas à se trouver bloqué dans une aporie générale. Derrida poursuit : Mais dans ce cas, dirait sans doute Levinas, il n’y aurait même plus de guerre, car il n’y aurait ni visage ni véritable asymétrie. Il ne s’agirait donc plus de l’expérience nue et vive où Dieu a déjà commencé de parler. Autrement dit, dans un monde où le visage serait pleinement respecté (comme ce qui n’est pas du monde), il n’y aurait plus de guerre. Dans un monde où le visage ne serait absolument plus respecté, où il n’y aurait plus de visage, il n’y aurait plus lieu de guerre. Dieu est donc mêlé à la guerre. Son nom est aussi, comme le nom de la paix, une fonction dans le système de la guerre, le seul à partir duquel nous puissions parler, le seul dont le langage puisse jamais parler. Sans Dieu et avec Dieu, il n’y aurait pas la guerre. Celle-ci suppose et exclut Dieu17.

Dans cette prosopopée de Levinas, Derrida se met à parler à sa place pour refuser à Dieu son rôle de fondement pacifiste. De fait, la plupart des guerres se sont déclenchées ou ont été menées au nom de Dieu, lequel était censé bénir un camp plutôt que l’autre : God is on our side, In hoc signo vinces ! Mais cette projection ne date pas du monde chrétien et de ses croisades – on trouve déjà dans l’Iliade l’intuition forte que les héros qui s’affrontent ne sont que des pantins manipulés par des dieux qui se font la guerre par leur intermédiaire. Il est temps d’en revenir au réalisme auquel nous contraint l’histoire : « La guerre – car il y a la guerre – est donc la différence 17. Ibid.

Derrida.indd 55

2016-08-23 10:11

56   Les guerres de Jacques Derrida

entre le visage et le monde fini sans visage. Mais cette différence, n’est-ce pas ce que toujours on a appelé le Monde, dans lequel joue l’absence-présence de Dieu18 ? » Il était logique que le long essai de 1964 consacré à Levinas se terminât par une invocation à James Joyce. Derrida cite Ulysses et son « Jewgreek is greekjew19 ». En 1984, Derrida reviendra vers Joyce, prenant comme exemple premier du polemos de Finnegans Wake le syntagme « he war » dans lequel il choisit de retrouver la formule joycienne du nom de Dieu. Encore une fois, Dieu serait à penser comme un Polemos premier. Derrida perçoit dans Finnegans Wake une interrogation centrale, prenant le syntagme « he war » comme une synecdoque qui allégorise l’ensemble du livre. « He war » en donnerait un raccourci, nous menant vers ses perspectives ultimes. Voici la conclusion de « Deux mots pour Joyce » : He war – la signature de Dieu. En donnant la loi, et la langue, c’est-à-dire les langues, il a déclaré la guerre. […] He war : la citation de cette signature rejoue toute la mémoire du monde, dans Finnegans Wake. […] He war, c’est une contresignature, elle confirme et elle contredit, elle efface en souscrivant. Elle dit « nous » et « oui » pour finir au Père ou au Seigneur qui parle haut – il n’y a guère que Lui –, mais laisse ici le dernier mot à la femme qui à son tour aura dit nous et oui. Dieu contresigné, Dieu qui te signe en nous, laisse-nous rire, amen, sic, si, oc, oïl 20.

18. J. Derrida, « Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 158. 19. Ibid., p. 228. Cf. la longue note 1 de cette page où Derrida commente ce passage d’Ulysses (p. 622) de Joyce. 20. J. Derrida, « Deux mots pour Joyce », dans Ulysse gramophone, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, p. 48 et 53.

Derrida.indd 56

2016-08-23 10:11

De la drôle de guerre à la drôle de paix    57

Dans mon exemplaire dédicacé par Derrida, on distingue nettement après « qui te signe » un petit « s » ajouté à l’encre bleue à « signe ». Par cet ajout manuscrit, Derrida a voulu corriger une faute d’impression. Il faut laisser à Dieu la possibilité d’une deuxième personne, comme s’il énonçait que son « signe en nous » est bien la guerre et non la paix : « Tu me guerres21 ! » Si Derrida arrive à démontrer que pour Levinas « La guerre est donc congénitale à la phénoménalité22 » et que sa philosophie ne peut se passer de la phénoménalité du visage dans la proximité de la deuxième personne, il pourra renvoyer Levinas à un polemos premier. Ceci consisterait donc à penser avec Levinas et contre lui à la fois un exercice auquel Levinas lui-même n’était pas étranger. Mais il va falloir auparavant s’entendre sur ce que signifie la phénoménologie du visage et, là encore, ce sera une polémique qui nous y donnera accès.

21. On ne peut manquer de penser à Proust, sur qui je reviendrai, dans la mesure où il donne à entendre dans le signifiant de la famille incarnant la plus haute distinction aristocratique, objet de tous les désirs de réussite sociale de son roman, que les « guerres mentent » : tel est bien l’écho assourdi du nom presque sacré des Guermantes. 22. J. Derrida, « Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 190.

Derrida.indd 57

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 58

2016-08-23 10:11

III

Chien et chat : de Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre

Dans ce chapitre, je vais suivre de près les conséquences du polemos derridien quand il s’exerce à l’encontre d’un philosophe qui l’a précédé dans une certaine voie et avec un certain vocabulaire (la trace, l’altérité, une phénoménologie fine du corps, etc.), mais qu’il a refusé de suivre jusqu’au bout. En même temps, quiconque a lu l’ensemble des deux œuvres ne peut manquer d’être frappé par la manière irréversible avec laquelle Derrida s’est approché de la philosophie de Levinas, au point que le tout dernier Derrida semble issu textuellement de Levinas. C’est peut-être cette exorbitante proximité qui explique les attaques de plus en plus dures de Derrida à l’endroit de Levinas : en fait, cette discussion était une façon de se faire la guerre à lui-même. Peut-être vaudrait-il mieux imaginer que les deux philosophes avaient choisi des animaux totémiques incompatibles : à Levinas, revenait le chien, à Derrida, le chat. Voyons pourquoi ces « animaux autobiographiques » se font la guerre.

Derrida.indd 59

2016-08-23 10:11

60   Les guerres de Jacques Derrida

L’intervention de Jacques Derrida lors de la décade de Cerisy consacrée à « L’animal autobiographique » en juillet 1997 reprit un débat sur les droits des animaux dans lequel les tenants d’une certaine bioéthique, tels Peter Singer, tendaient à s’enfermer. Deux ans plus tard, le vibrant plaidoyer de J. M. Coetzee, The Lives of Animals, poussa ces investigations dans le domaine de la fiction autant que de l’éthique. Ce point m’amènera à reparler de son œuvre un peu plus loin ; pour le moment je voudrais parler d’un chien de guerre, un chien qui est le pendant du chat avec lequel Derrida commence sa conférence à Cerisy. On le sait, l’intervention de Jacques Derrida en juillet 1997 partait d’une expérience personnelle : que ressentir, que penser, comment se définir lorsque l’on se déplace nu, par exemple dans une salle de bains, face à l’animal familier qu’est un chat ? Tel est le point de départ du livre posthume de 2006, L’animal que donc je suis. Les Actes du colloque de Cerisy, dirigés par Marie-Louise Mallet, ont conservé l’ordre des interventions. Derrida ne donne pas le coup d’envoi, intervenant non pas au début de cette décade, mais après une dizaine de présentations. Sa longue conférence fut suivie de celle d’Alain David sur le chien de Levinas. Entre temps, Derrida avait précisé que son exposé n’était qu’une introduction et qu’il comptait donner quatre séminaires avec des lectures de textes de Descartes, Kant, Heidegger, Levinas et Lacan au cours des jours suivants1. L’intervenant qui suivit Derrida fut Alain David, qui donna une belle lecture du texte de Levinas « Nom d’un chien ou le droit natu1. L’animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida, Marie-Louise Mallet (dir.), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1999, p. 264, note.

Derrida.indd 60

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   61

rel2 ». Alain David commente de manière inspirée un récit atypique pour Levinas, puisqu’il universalise une expérience autobiographique datant de la guerre. Le récit de Levinas nous ramène aux années de guerre quand il était prisonnier en Allemagne, protégé du génocide antisémite par l’uniforme de l’armée française. Levinas, qui faisait partie de la dixième armée française, avait été capturé en juin 1940 puis interné dans un stalag réservé aux soldats juifs. Les biographies qui lui sont consacrées s’accordent toutes sur ce point : Levinas n’a pas inventé ce chien emblématique. Les auteurs de biographies de Levinas, MarieAnne Lescourret, Salomon Malka et François Poirié, acceptent l’authenticité des détails qui figurent dans sa narration avec toutes ses troublantes coïncidences. Le commando des soldats juifs portait bien le numéro 1492, comme pour évoquer l’année de l’expulsion des Juifs d’Espagne. Il comptait exactement soixante-dix prisonniers, comme les rédacteurs de la Septante traduisant la Bible. Surtout, aux yeux des Alle­mands qui les gardaient et les entouraient, ce groupe n’était pas reconnu comme pleinement « humain ». Ceci amène Levinas à commenter : « Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes3. »

2. Alain David, « Cynesthèse : auto-portrait au chien », dans L’animal autobiographique, op. cit., p. 303-318. Je tiens ici à saluer Alain David dont l’amitié et la fréquentation depuis près de quarante années m’ont permis de mieux sonder les pensées de Levinas et de Derrida. Je renvoie à un texte plus récent du même Alain David, « Lecture de “Nom d’un chien ou le droit naturel” d’Emmanuel Levinas », dans Reflections on Levinas, Volkan Cebeci (éd.), Monokl, Istanbul, 2010, p. 75-96. 3. E. Levinas, « Nom d’un chien ou le droit naturel », dans Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 215.

Derrida.indd 61

2016-08-23 10:11

62   Les guerres de Jacques Derrida

Un chien errant venait jouer avec les prisonniers pour un peu de nourriture, puis se mit à les accompagner régulièrement, surtout à leur retour des corvées de travail. Les prisonniers, par jeu, appelèrent le chien « Bobby ». Pour Bobby, qui semblait privé de maître et de toit, et qui survivait aux alentours du camp, les prisonniers étaient indubitablement des êtres humains. Levinas conclut ce texte par une magnifique évocation : Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l’Odyssée, était-il le parent du nôtre ? Mais non ! Mais non ! Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien de l’Allemagne nazie, n’ayant pas le cerveau qu’il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions, il descendait des chiens d’Égypte. Et son aboiement d’ami – foi d’animal – naquit dans le silence de ses aïeux des bords du Nil4.

Alain David affirme avec raison que c’est un des plus beaux textes de Levinas5. Ces beautés n’empêchent pas Derrida de signaler sans aucune pitié ses aspects problématiques, car il voit cet essai tendre trop facilement vers l’allégorie. Derrida résistera violemment à ces identifications forcées, surtout quand Levinas finit par rejeter une image homérique qu’il avait d’abord suscitée pour placer « Bobby le chien » dans le contexte de l’Exode biblique. Tout le texte met en scène la question de la nomination d’un chien et Alain David lui-même semble hésiter entre une définition du chien comme « vie sans la forme, le bios

4. E. Levinas, « Nom d’un chien ou le droit naturel », dans Difficile Liberté, op. cit., p. 216. 5. A. David, « Cynesthèse : auto-portrait au chien », dans L’animal autobiographique, op. cit., p. 310.

Derrida.indd 62

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   63

sans le logos 6 », ce qui suggère qu’il y a de l’animal en chacun de nous, et une définition du « chien selon la lettre », un chien biblique, presque un exilé de l’Exode. La lettre juive mettrait le chien Bobby à l’abri de la biologie si la biologie en tant que discours implique bien la « réduction d’un bios, d’une zoé, à un logos 7 ». Je ne peux résumer ici cet essai riche et émouvant qui prolonge et nuance les affirmations de Levinas. Je note que ce commentaire sympathique et profond ne prépare aucunement à la violente attaque de Derrida contre l’essai de Levinas dans le recueil de Cerisy et ensuite dans le livre L’animal que donc je suis. Derrida commence par remarquer qu’il est étonnant que Levinas n’ait pas fait une plus grande place à l’animal dans sa philosophie, ce qui trahirait son enfermement dans une problématique du sujet humain, qui seul serait doué de parole et porteur de « visage ». L’animal serait d’emblée exclu du positionnement éthique de Levinas qui refuserait de reconnaître un Autre, un prochain ou un frère en l’animal. La critique apparemment limitée à ce domaine est en fait centrale, car elle pose la question du visage, donc celle de toute la phénoménologie de l’autre. Peut-on admettre que pour Levinas un animal serait dépourvu de visage ? Derrida cite un dialogue entre John Llewelyn et Levinas au cours duquel ce dernier insistait sur la différence irréductible du visage humain et confessait ceci : « Je ne sais pas si le serpent a un visage. Je ne peux pas répondre à cette ques-

6. Ibid., p. 317. 7. Ibid., p. 312.

Derrida.indd 63

2016-08-23 10:11

64   Les guerres de Jacques Derrida

tion. Une analyse plus spécifique est nécessaire8. » Notons la prudence de Levinas en ce qui concerne le serpent. Derrida cite une autre conversation avec Robert Bernasconi et David Wood dans laquelle Levinas parle d’une extension de l’éthique humaine aux animaux : nous ne voulons pas les faire souffrir inutilement parce que nous voyons en eux, par une sorte de catachrèse en quelque sorte, un prolongement de nous-mêmes9. Derrida glose longuement l’incapacité dans laquelle Levinas avoue se trouver face à cette question troublante : un serpent a-t-il ou non un visage ? Derrida insiste sans pitié : « Car déclarer ne pas savoir où commence le droit d’être appelé “visage”, c’est confesser qu’on ne sait pas au fond ce qu’est un visage, ce que veut dire ce mot, ce qui en règle l’usage ; et c’est donc confesser qu’on ne disait pas ce que c’est que répondre10. » C’est toute une mise en cause de la philosophie de Levinas qui est impliquée ici si l’on admet que sa philosophie tout entière repose sur une éthique de l’Autre se déployant à partir du thème du visage. Comme toujours, le geste de Derrida est celui de la philosophie même : il faut arrêter une démonstration avant qu’elle ne s’emballe et se constitue en thèse ou discours, et ce, en posant la question de ce qui a été oublié ou simplement présupposé dans le point de départ initial. Loin de répondre à la question sur le visage de l’animal, interrogation qu’il laisse en suspens comme si elle ne pou8. Réponse de Levinas citée par J. Derrida dans L’animal que donc je suis, M.-L. Mallet (éd.), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2006, p. 149. 9. J. Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 150. Cf. « The Paradox of Morality : an Interview with Emmanuel Lévinas », dans The Provocation of Levinas : Rethinking the Other, Robert Bernasconi et David Wood (éds), Londres, Routledge, 1988, p. 168-180. 10. J. Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 151.

Derrida.indd 64

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   65

vait se contenter de l’affirmative ou de la négative, Derrida cite la célèbre « Ébauche d’un serpent » de Paul Valéry, et par-delà Valéry, tous les poètes qui ont fait du serpent le visage de la séduction et du mal radical. Il ne cite pas, mais pourrait tout aussi bien le faire, le passage superbe du chant X du Paradis perdu de Milton où l’on voit Satan narrer comment il a réussi à faire chuter Ève en se déguisant en serpent. Satan raconte comment ce serpent dont il prit la forme pour remplir ses noirs desseins a depuis laissé une éternelle inimitié entre le genre des reptiles et la race humaine : « Je lui meurtrirai le talon ;/ Sa race, on ne sait quand, me meurtrira la tête11. » Rien de très novateur en ceci, car Milton se borne à reprendre une tradition médiévale. Son génie poétique se révèle dans le développement d’un thème éculé. Se vantant beaucoup, Satan explique que la douleur de cette « meurtrissure » n’est pas un prix trop cher payé pour avoir réussi à précipiter Adam et Ève hors du paradis terrestre. Alors qu’il s’attend à des applaudissements couronnant sa fière harangue, il est surpris de constater que les démons réunis en un pandémonium se mettent à le siffler ! Et sous ce coup inattendu, il perd son apparence humaine, son visage s’effile et s’allonge, ses bras rentrent dans le corps, il devient à son tour la créature dont il avait pris la forme. Milton emploie exactement le terme de « visage » à ce point : His Visage drawn he felt to sharp and spare, His Arms clung to his Ribs, his Legs entwining 11. John Milton, Paradise Lost, Book X, vers 498-499, dans Complete Poems and Major Prose, Merritt Y. Hughes (éd.), Indianapolis, Hackett Publishing, 1977, p. 418.

Derrida.indd 65

2016-08-23 10:11

66   Les guerres de Jacques Derrida

Each other till supplanted he fell A monstrous Serpent on his Belly prone… (vers 511-514)

La chute du visage entraîne la perte de la parole ; les autres démons ne peuvent que faire écho à ses propres sifflements :          … he would have spoke, But hiss for hiss retun’d with forked tongue To forked tongue, for now were all transform’d Alike, to Serpents… (vers 517-520)

Suit alors un catalogue de serpents monstrueux, dont la métamorphose est dite liée à la « contagion » du mal. Ce passage poétique signifie quelque chose de philosophique allant dans le sens de ce que présuppose Levinas, à savoir que parole et visage vont de pair. Si nous prêtons l’une ou l’autre à quelque animal que ce soit, ce prêt signale automatiquement une animation anthropomorphique, une prosopopée prosthétique. On pourrait donc dire que, pour Levinas, l’animal littéraire – ce qui inclut par exemple la célèbre huître de Ponge, coquillage fermé dans lequel on découvre « tout un monde » qui inclut le ciel et toute la mer12 – possède un visage dès qu’elle peut « se regarder » en soi, donc de manière allégorique, ou encore « être regardée » par le poète qui médite à son sujet. Si l’on peut dire de tel ou tel animal « Cela me regarde », alors il y a bien visage. Mais Derrida décide de déplacer la question vers une problématique éthique. Car si Levinas admet que « là où il y a mal, il y a visage13 », en revanche, pour lui, la catégorie du meurtre

12. Francis Ponge, Le parti pris des choses, Paris, Gallimard, 1986, p. 43. 13. J. Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 152.

Derrida.indd 66

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   67

ne peut s’appliquer à l’animal. Un animal peut toujours être sacrifié selon la loi. Selon la thèse de Derrida, Levinas serait donc resté trop profondément heideggérien, et c’est un reproche qu’il adresse aussi indirectement à Agamben. Mais si l’on pense à l’autre côté, qui est religieux et juif, le sacrifice animal n’est pas interdit dans le judaïsme, et une telle tolérance embarrasse Derrida. C’est dans ce contexte qu’il en revient au récit autobiographique consacré à Bobby. La lecture de Derrida vise donc à « dégriser14 » les lecteurs qui, comme Alain David, se laissent séduire trop facilement par le lyrisme autobiographique du récit de Levinas. C’est ici que Derrida émet des objections fondamentales : la phrase de Levinas (« Pour lui –  c’était incontestable – nous fûmes des hommes ») ne dit rien des conditions de possibilité de l’« incontestable », bref, elle ne définit pas ce qui fait des « hommes » de ces soldats français. La phrase qui semble attribuer au chien généreusement ou ironiquement baptisé « Bobby » une faculté kantienne débouchant sur l’universel vient aussitôt lui retirer ses capacités à raisonner : le cerveau limité de Bobby ne pouvait lui permettre de comprendre la portée de son geste de reconnaissance. Derrida peut conclure à bon droit : « Bobby est donc tout sauf kantien. Ce kantien allégorique ou fabuleux est tout au plus un néo-kantien infirme, un kantien privé de raison, un kantien sans maximes universalisables15. » La charge est dure et Derrida doit s’excuser de s’acharner ainsi sur ce pauvre Bobby. Finalement, c’est aux deux points d’exclamation du texte de Levinas qu’il s’intéresse, observant 14. Ibid., p. 157. 15. Ibid., p. 158.

Derrida.indd 67

2016-08-23 10:11

68   Les guerres de Jacques Derrida

comment un double « Mais non ! » sert à faire passer une formidable dénégation. La violence rhétorique de la négation chez Levinas proviendrait en dernière analyse de la forte tension entre Bobby, le chien singulier, et le rôle allégorique qu’il doit tenir un peu malgré lui. Levinas enchaînerait ainsi deux rejets parallèles quand il s’écrie : « Mais trêve de théologie ! », et ensuite : « Mais trêve d’allégories ! » Pourtant, comme Derrida le note sans pitié, nous ne sommes jamais sortis de l’allégorie ou de la théologie. C’est que le chien viendrait d’Égypte et non d’Ithaque – il n’est pas Grec, mais Égyptien, autant au moins que ne l’était sans doute Moïse. Il est identifié à un des chiens de l’Exode accompagnant les esclaves libérés du joug du Pharaon. Faut-il pour autant en conclure que le chien de Levinas n’est pas différent des animaux de Descartes, c’està-dire une machine incapable de parler qui n’arrivera à atteindre à la transcendance que négativement ? Nous devrons pour répondre à cette question opérer un détour – tout aussi critique – par la pensée d’Agamben. Pour que Derrida en arrive à cette sévère critique des fondements théoriques de l’éthique de Levinas, il lui aura fallu en découdre avec un adversaire moins coriace, mais qui se réclame de Levinas, Giorgio Agamben. Dans le Séminaire La bête et le souverain de 2001-2002, tout commence par un certain agacement face à la manière dont Agamben donne la palme à tel ou tel penseur qui aura été le premier à énoncer telle ou telle vérité. Agamben affirme ainsi que Levinas aurait été le « premier » philosophe à avoir compris et dénoncé la complicité entre Heidegger et le nazisme. Levinas aurait été le « premier » à replacer la dérive politique de Heidegger dans une perspective qui serait celle de

Derrida.indd 68

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   69

la « bio-politique moderne16 ». Dans ce séminaire, on voit Derrida se moquer des prétentions d’Agamben à avoir toujours été le premier à discerner des concepts originaires. La douzième séance du séminaire approfondit l’opposition entre zoê et bios sur laquelle se fonde toute la problématique d’Agamben depuis Homo sacer. Se rapportant à Heidegger et à Aristote, Derrida montre du doigt l’évidence : si l’idée de zoê concerne la « vie nue », comment se fait-il qu’Aristote définisse l’homme comme un zôon politikon ? Par une démonstration rigoureuse et, me semble-t-il, irréfutable, Derrida montre que cette dichotomie est bien moins stricte et contraignante que ne l’affirme Agamben. Poussant plus loin, il écartèle la pensée d’Agamben en une alternative dramatique : ou bien on affirme avec Michel Foucault que la politique est devenue biopolitique dans une modernité tardive, ou bien on soutient avec Heidegger que ces notions étaient là depuis les Grecs et donc sous-tendent notre « métaphysique » et notre ontologie de manière presque immémoriale. C’est toute la compréhension du biopouvoir qui est ici en jeu. Agamben se fonderait à la fois sur le dernier Foucault et sur Levinas, qui aurait toujours déjà perçu et critiqué le lien entre le nazisme de Heidegger et ses remarques infamantes sur l’holocauste vu comme un épiphénomène de l’industrialisation de l’agriculture et de la mainmise de l’homme sur la production des animaux. Ce mélange d’archéologie foucaldienne et de phénoménologie

16. Giorgio Agamben, Homo sacer. I. Le pouvoir souverain et la vie nue, tr. fr. Marilène Raiola, Paris, Le Seuil, 1997, p. 164 ; cité par J. Derrida dans le Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), Michel Lisse, MarieLouise Mallet et Ginette Michaud (éds), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2008, p. 137.

Derrida.indd 69

2016-08-23 10:11

70   Les guerres de Jacques Derrida

lévinassienne apparaît effectivement confus, pris entre des problématiques incompatibles. Dans ce débat qui n’est certes pas clos, je dirais volontiers que Derrida l’a emporté. Les catégories grecques déployées par Agamben font l’effet d’être une projection personnelle, fort utile et intéressante certes, mais qui n’arrivent pas à convaincre qu’on aurait dégagé de la tradition philosophique une ancienne dichotomie remontant à Aristote. Reste à comprendre la part qui revient à Levinas dans ce débat. Pour ce faire, rapportons-nous au contexte historique de la rencontre avec Bobby. Les Carnets de captivité suggèrent qu’il y aurait chez lui une autre pensée de l’animal qui échapperait de justesse aux coups de butoir déconstructifs de Derrida. Si l’on jette un coup d’œil à la première mention du chien appelé Bobby, on constate que le ton est assez différent, plus léger et critique : « “Ce n’est pas un chien. Il abandonne son maître pour courir après n’importe qui” – dit Tramel. “C’est précisément cela le chien” – répondit < Mimi ? >17. » Cette note nous lance sur une discussion platonicienne concernant la nature d’un chien. Qu’est-ce qu’un chien ? Selon Tramel, c’est un serviteur qui doit fidélité à son maître. Selon Mimi, c’est un animal libre et errant. Ce court dialogue survient dans les notes bien longtemps avant la mention du nom donné au chien allemand que l’on trouve seulement dans le carnet 6 : « Le chien Bobby est sympathique parce qu’il nous aime sans arrière-pensée, en dehors 17. E. Levinas, Œuvres 1, Carnets de captivité suivi de Écrits sur la captivité et Notes philosophiques diverses, volume publié sous la responsabilité de Rodolphe Calin et Catherine Chalier, Paris, Bernard Grasset/IMEC, 2009, p. 80. Les mots raturés et l’orthographe sont reproduits tels qu’ils sont dans cette édition. Désormais abrégé en CC, suivi du numéro de la page.

Derrida.indd 70

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   71

de toutes nos distinctions et règles sociales. » (CC, 150) Si on lit les brouillons du roman Eros ou Triste Opulence, il est évident qu’il s’agit du même chien dans ces notes. Lisons le passage du roman inachevé pour saisir comment le contexte romanesque relie le thème du chien à la problématique du visage : < p. 77 > […] Puis le passage à travers une grande forêt où des sapins gigantesques créaient une nuit en plein jour et où l’on penchait comme dans une cathédrale. Etait-ce donc possible de telles forêts en pleine guerre, des relations rapports de l’homme avec la nature, comme disait l’autre. Puis le retour du Kommando où le petit chien allait accueillir joyeusement le Kommando. La grande joie et le grand gardien de la dignité du prisonnier. D’où cet ours Boby on ne le savait pas < p. 78 > [La signification de visage pour moi l’interlocuteur en tant qu’interlocuteur n’est pas une signification comme celle que traduisent les mots, n’est pas métaphorique comme le sont les significations qui constituent le monde – quelle que soit les la mesure dans laquelle autrui appartient à l’ordre du monde de par le rôle qu’il y joue, quelle que soit […] la part de « la récitation de rôle » dans le discours par lequel je réponds à mon à la signification que l’interlocuteur a pour moi en tant qu’interlocuteur < p. 79 >, Mais ce fut le seul être qui ne faisait pas de différence entre les prisonniers et les aryens qui les gardaient. Il y eut toutes sortes d’allemands et quelques-uns furent souriants et compatissants. Mais dans les yeux de tous était écrit qu’ils savaient que devant eux se trouvaient des demi-hommes, que tous leurs gestes et sentiments étaient dérisoires et condamnés et que tout ce qu’il pouvait faire, et dire, et tout ce qu’on pouvait leur dire ne figurait qu’entre guillemets. Le chien Bobby plein d’amitié était le seul à ignorer ces guillemets son aboiement et exprimait une joie sans réserves ni arrièrepensée. Il reconnaissait seul le droit de l’homme et la dignité de la personne de ces juifs.

Derrida.indd 71

2016-08-23 10:11

72   Les guerres de Jacques Derrida

< p. 80 > Tramuel aurait-il eu senti cela ? Je n’aime pas ce chien venu on ne sait d’où disait-il en le voyant. Je n’aime pas les chiens infidèles à leur maître et qui s’acoquinent avec les passants18.

Je voudrais insister sur le décalage entre la première note et la seconde : dans la seconde, le thème est la reconnaissance « kantienne » de l’humanité des prisonniers par le chien ; dans la première, le thème est le côté anarchique, abandonné et abandonnant, de l’animal. Pourquoi ce chien n’at-il pas de maître ? A-t-il fui un mauvais maître, a-t-il perdu un maître qui aurait pu, par exemple, avoir été enrôlé de force dans les armées allemandes ? On ne le saura pas, mais la question demeure – un chien, ce n’est pas seulement le noble ami de l’homme, c’est aussi celui qui court après n’importe qui. Il est plus que libre, car c’est un ami de l’anarchie. Si le héros du roman est prêt à reconnaître un visage à ce chien amical, Tramuel le refuse au nom d’une prudence légaliste. L’hésitation majeure du narrateur se lit dans la phrase interrompue : « D’où cet ours Boby [sic] on ne le savait pas », phrase dans laquelle est mentionné un autre animal, l’ours, pour qualifier l’attitude de Bobby. Cela indique-t-il que Bobby peut aussi « faire la tête », être grossier ou mal élevé ? Mais comment faire la tête s’il n’a pas de visage ? Or la longue analyse qui suit, à la page 78, commence par biffer le mot de « visage » pour le remplacer par un « interlocuteur » et elle semble bien exclure Bobby du monde des « rôles »

18. E. Levinas, « Eros ou Triste Opulence », dans Œuvres 3, Eros, littérature et philosophie, op. cit., p. 92-93.

Derrida.indd 72

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   73

sociaux tout en lui reconnaissant une signification qui ne passerait pas par les mots. La réaction négative de Tramuel – son nom s’est ajouté d’un « u » qui le rendrait plutôt juif, mais dans un autre passage, il est appelé « Tromel », ce qui pourrait faire de lui un Allemand – suit un paragraphe anticipant de manière explicite et développée le thème majeur de « Nom d’un chien » : Bobby incarne une reconnaissance qui se passe de mots. Son aboiement suffit à exprimer « une joie sans réserves ni arrièrepensée », deux termes qui présupposent de fait quelque chose comme une « pensée ». Si Tromel/Tramuel est du côté des Allemands, tout s’explique mieux19. Contrairement à l’optimisme du narrateur, le soupçon porté sur le chien par Tramuel ferait penser à l’analyse canonique que Derrida a donnée de la lettre errante et sans maître telle que Platon la présente dans le Phèdre. À l’encontre de W., un autre personnage du roman, Tramuel serait au fond un platonicien. Ce que « La pharmacie de Platon » proposait comme le modèle de toute grammatologie ultérieure aurait donc déjà trouvé son équivalent philosophique chez le premier Levinas, dont l’analyse juxtapose le point de vue de deux prisonniers juifs en désaccord sur le sens à donner à la présence de ce chien parmi eux. On retrouverait une semblable tension dans les « Notes philosophiques diverses » de la même période. Sous la 19. « Tromel se penchait pour cueillait les premières fleurs du printemps pour sa femme. Il était très sentimental. C’était le printemps 1942. Quant au chauffeur, il en avait réuni tout un bouquet qu’il avait accroché sur les parois du tracteur. […] La remorque du tracteur {avec les prisonniers rentrant du travail du Kommando} sautillait plus ridiculement encore. Ils ne comptaient guère, évidemment. C’était de plus des juifs. » (E. Levinas, « Eros ou Triste Opulence », dans Œuvres 3, Eros, littérature et philosophie, op. cit., p. 83.)

Derrida.indd 73

2016-08-23 10:11

74   Les guerres de Jacques Derrida

rubrique « Platon », on trouve une citation du Phèdre : « “Suis-je un animal plus pa par hasard quelque bête plus compliquée et bien plus enfumée par l’orgueil que n’est Typhon ? Suis-je un animal paisible, sans autant de complications et qui, de nature, participe à une destinée divine où n’entrent point les fumées de l’orgueil ?”, Phèdre 230 a. » (CC, 308) Levinas ne développe pas cette réflexion, mais il esquisse une critique de la différence établie par Platon entre l’être humain et l’être animal. Platon lui-même aurait reconnu une troublante parenté, ne serait-ce que parce qu’il y a de l’animal en nous. L’animal, dans la pensée de Levinas au moment de la captivité et du dur travail du stalag, figure la possibilité d’un être heureux ; ou du moins il s’approche du bonheur dans la mesure où il ne travaille pas au sens où l’homme travaille : « L’homme c’est ce qui ne lutte pas pour la vie. C’est du moins le christianisme dans son interprétation de Tolstoï. La notion de travail qui remplace celle de la lutte. “L’idée de lutte ou travail.” Animaux ne travaillent pas. » (CC, 84) Levinas ne pense pas aux bêtes de somme, mais il rêve à un état de nature fait de liberté oisive. De plus, l’animal est un être qui laisse des traces – souvent comme gibier, certes, mais aussi comme un prisonnier évadé. Cet écho se trouve dans trois notes successives : « Comme l’animal qui en fuyant précisément laisse sur la neige immaculée les traces qui permettront de le retrouver. » (CC, 84) ; « La marche sur une route où il n’y a aucune trace humaine, mais uniquement la trace du gibier. » (CC, 85) ; et enfin : « Cette manière de compter les hommes sans les voir. » (CC, 85) On saisit bien le lien – face aux multitudes de prisonniers, la comparaison avec du bétail est immanquable. Il est vrai que ces

Derrida.indd 74

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   75

vignettes se définissent le plus souvent par apport à la pensée de Heidegger, mais c’est pour souligner la différence de la pensée de Levinas par rapport à la philosophie de Heidegger : « Un élément essentiel de ma philosophie – ce par quoi elle diffère de la philo. de Heidegger – c’est l’importance de l’Autre. Eros comme moment central. » (CC, 134) Ce dernier point est capital, car si l’animal peut participer de cette altérité et de cet Eros, la critique de Derrida devient superflue. Voici deux remarques qui se suivent : « La nation comme accès au réel. Monde de Heidegger. » et « Le pied humain – son apparence humble, pauvre animal. Ce sont les deux “pattes” qui ont chez l’homme encore la fonction de l’animal. Les mains au contraire. » (CC, 105) Le corps humain renferme une dichotomie entre des pieds animaux et des mains essentiellement humaines, en une division interne qui évite le reproche d’un trop facile anthropomorphisme. Pour Levinas, la vie animale évoque, il est vrai, un état de nature idéalisé où la sympathie universelle domine. Il commente en ces termes le Livre de San Michele d’Axel Munthe : Le contact avec la vie – contact direct avec la vie en tant qu’entité. À travers le règne animal. […] Livre qui met en relief l’étroitesse de la philosophie sociale. La sympathie avec le monde animal ne se loge pas dans une métaphysique sociale. Celle-ci définit la place de l’homme dans le monde : les choses et les hommes s’y rangent en effet facilement. Ce sont des objets et des besoins, ou des outils – les hommes – collaborateurs, exploitants, exploité. L’animal dans la sympathie avec lui […] n’est que vie, ne se range pas dans ces catégories. Par là, la nature elle-même et la relation avec la nature apparaissent dans son originalité. La nature est vie ou elle n’est qu’un objet. (CC, 127)

Derrida.indd 75

2016-08-23 10:11

76   Les guerres de Jacques Derrida

Ce qui compte est une « sympathie » hors langage, celle même qui caractérise l’être de Bobby : cette sympathie de l’homme pour l’animal et de l’animal pour l’homme offre une réciprocité dans la non-réciprocité des langues et discours. Cette réciprocité impliquerait aussi la sexualité. Dans un passage, on voit Levinas s’inquiéter de ce qu’il perçoit comme une horreur de la sexualité animale chez Tolstoï : « T. a horreur de ces êtres […], de ces femmes incomp en pleine beauté – etc. qui ne sont que des vaches qui se mettent sur les pattes arrière. Et < l’ > horreur de toutes ces complaisances. Die wollen Glücklichsein. » (CC, 143) Admettre que les animaux, eux aussi, veulent être heureux, cela ne les inscrit pas dans l’inhumanité de simples « bêtes », mais plutôt dans un Eros généralisé. Le conatus évoqué n’est pas spécifiquement animal ; le désir ne leur enlève pas leur dignité. Leur dignité leur est retirée seulement quand l’homme intervient de manière maladroite ou méchante : Le chat perd toute dignité quand on lui marche sur la queue. On pensait que c’est un appendice décoratif, comme la traîne d’une robe, ou le mousqueton d’un centurion. Et voilà qu’il y a là des nerfs. Et que le chat cet animal mystérieux sorcier, – le chat de Baudelaire crie comme une vieille femme. (CC, 168)

Dans ses carnets de guerre, Levinas cite souvent « Les Chats » de Baudelaire et mentionne à plusieurs reprises « Le Corbeau » d’Edgar Poe. Dans un passage assez littéraire ou onirique, c’est même sa propre famille biologique et par alliance qui se métamorphose en arbre généalogique déviant et peuplé de chiens et de chats : « Image : je suis à table avec la tante par alliance. Tiens ! C’est une chienne. L’oncle est un chat. Comment entrer dans leur vie de chiennes et de chats,

Derrida.indd 76

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   77

“leurs habitudes” “leurs mœurs” ? – C’est tellement animal – ennemi – folie ! folie ! La personne même qu’on épouse – elle est choisie abstraite – acceptable. » (CC, 188) Dans cette vignette enjouée, animaux et humains ne participent pas de domaines séparés ; la distance relative qui nous sépare de l’animal familier que les Anglo-saxons appellent « pet20 » peut au contraire allégoriser la distance relative qui nous sépare de ceux qu’on nomme « relatives » en anglais. Voilà qui nous permettrait de revenir vers la scène de la nomination du chien allemand et « kantien ». Puisque la description de Bobby est la seule que Levinas ait jamais donnée d’un animal dans ses textes publiés, il faut l’entendre à nouveau : Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité – pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l’eussent chassé – un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui – c’était incontestable – nous fûmes des hommes21. 20. Cf. le livre de Mark Shell, Children of the Earth : Literature, Politics and Nationhood, Oxford, Oxford University Press, 1993, dont le chapitre 7 traite superbement de « The family pet or the human and the animal ». La pensée originale et exigeante de Shell enfonce un coin entre Derrida et Levinas. Partant en guerre contre l’idéal universaliste de la fraternité humaine, Shell montre comment dans certains moments dominés par la guerre c’est l’impossibilité même de cet idéal qui va transformer certains groupes humains en animaux, lesquels peuvent dès lors être massacrés sans remords. Il analyse aussi comment nos animaux familiers nous rappellent notre appartenance à une parenté générique (kinship). 21. E. Levinas, Difficile Liberté, op. cit., p. 216.

Derrida.indd 77

2016-08-23 10:11

78   Les guerres de Jacques Derrida

Il est tentant de comparer l’attitude de ce chien libre et perdu à la fois, cet être abandonné qui se cherche un maître et ne trouve qu’un maître collectif dans la « tourbe » des prisonniers, et qui donc ne saura jamais que ses « maîtres » sont eux-mêmes des prisonniers ou des esclaves, avec l’Albertine de Proust dans La Prisonnière. C’était le livre de Proust que Levinas relisait et annotait à ce moment, pensant bien sûr à sa propre situation d’interné dans le stalag. La proximité de deux « prisonniers » qui sont aussi paradoxalement libres, Bobby le chien et Albertine la maîtresse du narrateur, est plus que troublante. Levinas savait peut-être que Proust avait imaginé lui aussi qu’un des personnages de la Recherche s’appellerait « Bobby ». Proust avait d’abord appelé « Bobby Santois » le personnage complexe qu’il nommera ensuite « Morel ». Le premier nom ne peut manquer d’évoquer « sans toit » et peut même suggérer, à la manière de Levinas, un « sans toi ». Même s’il est peu probable que Levinas ait eu connaissance des carnets de Proust où se trouvent ces détails génétiques sur les noms des personnages de la Recherche 22, les propres Carnets de captivité de Levinas annoncent une œuvre future, dans laquelle on découvre deux romans à écrire ainsi qu’un livre de critique littéraire consacré à l’œuvre de Proust (CC, 74). Dans les notes rédigées au Kommando, on trouve plusieurs commentaires de ce que les proustiens appellent le « roman d’Albertine », soit les nombreuses pages qui vont de La Prisonnière à Albertine disparue. Levinas y esquisse déjà 22. Une bonne description de l’évolution du personnage de Bobby Santois en celui de Morel est donnée par Alison Winston, Proust’s Additions : The Making of À la Recherche du Temps Perdu, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, I, p. 169-207.

Derrida.indd 78

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   79

l’essai qu’il publiera dans la revue Deucalion en 1947 sous le titre de « L’Autre chez Proust », son point de départ étant le refus de l’idée courante selon laquelle Proust serait un grand psychologue. Levinas insiste sur le fait que ce qui intéresse Proust avant tout, c’est le social : Chez Proust poésie du social pur. L’intérêt ne tient pas à la « psychologie », mais au thème : le social. Toute l’histoire d’Albertine prisonnière – est l’histoire de la relation avec autrui. Qu’est Albertine {et ses mensonges} sinon l’évanescence même d’autrui, sa réalité faite de son néant, sa présence faite de son absence, la lutte avec l’insaisissable ? Et à côté de cela – le calme devant […] Albertine qui dort, devant Albertine végétal. Le « caractère », le « solide » = chose. (CC, 72)

Curieusement, c’est Albertine qui déborde de l’humain et passe par-dessus l’animal pour rejoindre le domaine végétal. Or, dans l’économie du roman proustien, Albertine figure comme un double de Bobby Santois/Morel, ce qui est perceptible dans l’évolution du roman de 1914 à 1922. Ces deux personnages viennent du peuple, ils sont à la fois sexuellement attirants et arrogants, ils sont tous deux bruns, ils ont des dispositions bisexuelles et, surtout, ils mentent sans cesse afin de protéger leur liberté23. Dans ses carnets comme dans l’essai de 1947, Levinas critique les erreurs de lecture de Sartre ; Levinas rejette la tentative de Sartre qui veut réduire Proust à sa (mauvaise) psychologie. À la différence de Sartre, Levinas analyse en revanche de manière positive le rôle joué par la perversion 23. Cf. l’essai de J. Hillis Miller, « “Le Mensonge, le Mensonge Parfait.” Théories du mensonge chez Proust et Derrida », dans Passions de la littérature. Avec Jacques Derrida, M. Lisse (dir.), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1996, p. 405-420.

Derrida.indd 79

2016-08-23 10:11

80   Les guerres de Jacques Derrida

dans la section qui précède, Sodome et Gomorrhe : ce qui compte pour Proust, c’est d’éliminer les systèmes de valeurs établies. Proust se détache de toute considération morale pour mieux faire sentir l’altérité d’Éros et son irréductible liberté. Levinas commente ceci en des termes très forts dans son texte « L’Autre dans Proust » : Il est curieux de noter à quel point l’amoralisme de Proust introduit dans son univers la liberté la plus folle, confère aux objets et aux êtres définis le scintillement des possibles que la définition n’a pas éteints. On dirait que les règles morales bannissent les féeries du monde plus sévèrement que les lois naturelles et que la magie commence, comme un Sabbat fantastique, dès que l’éthique est finie. […] Tout est vertigineusement possible. (NP, 151-152)

Si dans l’article de 1947, Proust renoue avec un Dostoïevski affirmant que si Dieu est mort, tout est possible, dans les Carnets de captivité, c’est Bobby, qu’il soit un chien, un homme ou une femme, qui nous montre la voie. Levinas suit Proust et Bobby le chien – il nous fait sentir la positivité de « l’animal que donc je suis », qui nous permet de dépasser l’amoralisme de Sade ou de Nietzsche : ce qui compte dans cette lecture des traces littéraires et animales, c’est de relier altérité et liberté. Telle est bien la leçon qui est donnée au narrateur par Albertine. On lit ainsi dans l’essai de Deucalion : « La réalité d’Albertine, c’est son évanescence dans sa captivité même… » (NP, 153) Sa mort donne paradoxalement accès à « Eros dans sa pureté ontologique », qui est « relation directe avec ce qui se donne en se refusant, avec autrui en tant qu’autrui, avec le mystère » (NP, 154). Proust nous permet de comprendre l’être en tant que pure altérité. Dans la multiplicité des images contradictoires d’Albertine, on

Derrida.indd 80

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   81

pressent la volonté de donner vie à la plasticité du monde social : Marcel n’aima pas Albertine, si l’amour est une fusion avec autrui, extase d’un être devant les perfections de l’autre ou la paix de la possession. Demain il rompra avec la jeune femme qui l’ennuie. Il fera ce voyage depuis longtemps projeté. Le récit de l’amour de Marcel est doublé d’aveux destinés, semblet-il, à mettre en question la consistance même de cet amour. Mais ce non-amour est précisément l’amour, la lutte avec l’inconnaissable – la possession, cette absence d’Albertine –, sa présence. (NP, 155)

Selon la fine lecture de Levinas, Proust en arrive à rompre définitivement avec l’ontologie de Parménide, et donc avec toute l’ontologie « grecque ». Albertine ou Bobby nous montrent comment récuser une philosophie qui ne mettrait pas l’éthique au premier plan : Mais l’enseignement le plus profond de Proust – si toutefois la poésie comporte des enseignements – consiste à situer le réel dans une relation avec ce qui à jamais demeure autre, avec autrui comme absence et mystère, à la retrouver dans l’intimité même du « Je », à inaugurer une dialectique qui rompt définitivement avec Parménide. (NP, 155-156)

Derrida est-il prêt à l’accompagner sur ce point : veut-il courir avec un Bobby qui reste sans maître ni toit ? Si Bobby repousse toute Loi, il met aussi à bonne distance le « Toi » par sa reconnaissance kantienne et transcendantale. La reconnaissance de l’Autre par le narrateur de Proust face à Albertine est complexe. Proust commente ironiquement la transformation d’Albertine : à Balbec, elle lui apparaissait comme une jeune fille très jolie, mais un peu bête ; une fois devenue sa « prisonnière » à Paris, au contact du

Derrida.indd 81

2016-08-23 10:11

82   Les guerres de Jacques Derrida

narrateur à qui elle semble moins belle, elle se cultive au point de sembler intelligente. Un des signes de cette transformation est le fait qu’elle se met à apprécier la littérature. Albertine en vient à se passionner pour Dostoïevski et se risque même à juger ses textes en termes catégoriques : « C’est intéressant, mais, par exemple, c’est écrit comme par un cochon24. » Et si l’écriture, loin d’être allégorisée par un chien errant en Allemagne, n’était au fond que de la cochonnerie ? Pouvons-nous penser une écriture qui serait plus radicalement du côté de l’animal impur par excellence ? Y aurait-il une grammatologie porcine ? Serait-il loisible de l’imaginer à partir d’un humain devenu animal dans la bassesse, la luxure et la sensualité la plus débridée, Eros ou la Triste Opulence de l’ordure ? Il fallait revenir vers les carnets et les brouillons de romans, ce riche terreau à partir duquel s’élabore l’œuvre de Levinas qui semble hantée par la paix et que sans cesse Derrida renvoie vers une « polémique originaire25 », une « violence transcendantale26 ». Si Derrida semble gagner à tous les coups contre Levinas, est-ce une Blitzkrieg ou une « drôle de guerre » que cette lutte ? On peut dire que l’histoire de la déconstruction aux États-Unis au moins nous rappellerait qu’il y a autant de danger à gagner une guerre trop vite qu’à ne jamais commencer la vraie guerre. L’armée américaine a découvert que ses spectaculaires victoires en Irak et Afghanistan n’avaient 24. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Jean-Yves Tadié (dir.), t. III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 528. Les italiques sont dans le texte. 25. J. Derrida, « Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 161. 26. Ibid., p. 173.

Derrida.indd 82

2016-08-23 10:11

De Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre   83

rien résolu. La victoire proclamée ne vaut que si l’on repart une fois qu’une paix – provisoire ou perpétuelle – aura été conclue. Il faudrait commenter longuement le texte sur la guerre atomique, « No apocalypse, not now », ce texte de 1984 que j’ai déjà cité et qui me semble toujours très pertinent aujourd’hui. L’ouvrage récent de Paul Saint-Amour, Tense Future : Modernism, Total War, Encyclopedic Form 27, prend cet essai comme une donnée théorique fondamentale pour analyser l’anticipation de la catastrophe finale et de la guerre totale entre les deux guerres. Je vais à mon tour commenter un exemple littéraire afin de repenser le lien intime entre la guerre, l’avenir et leurs modalités discursives.

27. Cf. Paul K. Saint-Amour, Tense Future : Modernism, Total War, Encyclopedic Form, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 25-28, 36-37.

Derrida.indd 83

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 84

2016-08-23 10:11

IV

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix : Une enfance de Jésus

Mon point de départ pour ce chapitre est une remarque au sujet de Derrida qui se trouve dans une lettre que J. M. Coetzee envoya à Paul Auster. Il s’agissait du Monolinguisme de l’autre. Coetzee et Auster avaient pris l’habitude d’échanger des lettres et, en mai 2009, Coetzee cite la phrase par laquelle Derrida commence Le monolinguisme de l’autre, qui, on le sait s’ouvre par une méditation sur cette phrase assez paradoxale : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne1.» Coetzee commente ce curieux aphorisme : Ce qui m’a intéressé est l’affirmation de Derrida que bien qu’il soit monolingue en français (monolingue selon ses critères – son anglais était excellent, comme je suis sûr, son allemand, sans parler de son grec), le français n’est/n’était pas sa langue maternelle. Quand j’ai lu ceci, ce qui m’a frappé c’est qu’il aurait pu parler de moi et de mon rapport à l’anglais ; et le lendemain, ce qui m’a encore plus frappé est qui ni lui ni moi ne sommes 1. J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 13.

Derrida.indd 85

2016-08-23 10:11

86   Les guerres de Jacques Derrida

des exceptions, que beaucoup d’écrivains et d’intellectuels ont une relation distante ou interrogative au langage qu’ils parlent ou écrivent, et que, de fait, désigner la langue qu’on utilise comme sa langue maternelle est devenu tout à fait vieux jeu2.

Coetzee explicite les implications de la thèse de Derrida en faisant allusion à son impression de n’avoir jamais senti qu’il possédait la langue anglaise dans laquelle il écrit. Au départ, pour lui, l’anglais n’était qu’une des matières que l’on apprenait à l’école, à côté du latin ou des mathématiques. Le jeune Coetzee était bon en anglais et mauvais en géographie. Même s’il parlait l’anglais assez couramment (c’était l’une des deux langues qu’on utilisait dans sa famille, avec évidemment le néerlandais si particulier des Afrikaans), il imaginait naïvement que seuls les Anglais de GrandeBretagne parlaient bien leur langue. C’était donc la langue de l’Empire britannique, qui avait combattu les Boers, ces colons d’Afrique du Sud, et s’était emparé du pays. Sa situation évoquerait celle de Joyce qui prête à Stephen Dedalus ces paroles fameuses : Le langage que nous parlons lui appartient avant de m’appartenir. Combien différents sont les mots : patrie, Christ, bière, maître, sur ses lèvres et sur les miennes ! Je ne puis prononcer ou écrire ces mots sans une inquiétude spirituelle. Son idiome, si familier et étranger à la fois, sera toujours pour moi un langage acquis. Je n’ai ni façonné ni accepté ses mots. Ma voix les tient aux abois. Mon âme s’exaspère à l’ombre de son langage3. 2. Paul Auster et J. M. Coetzee, Here and Now : Letters 2008-2011, New York, Viking, 2013, p. 65-66. Désormais abrégé en HN, suivi du numéro de la page. 3. James Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme, tr. fr. Ludmila Savitsky, révisée par Jacques Aubert, dans Œuvres, J. Aubert (éd.), t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Biblio­thèque de la Pléiade », 1982, p. 717.

Derrida.indd 86

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   87

Ce que ressentait Joyce dans Dublin, alors capitale de la colonie britannique qu’était l’Irlande, n’était pas fondamentalement différent de la situation où se trouvait le jeune Coetzee en Afrique du Sud, encore un dominion britannique à l’époque où se mettait en place le système de l’Apartheid. Le bilinguisme de la famille de Coetzee trancherait cependant avec le monolinguisme de la famille de Joyce qui ne parlait pas le gaélique à Dublin, mais ce monolinguisme fut battu en brèche après le départ pour Trieste. À partir de ce moment, l’italien rivalisa avec l’anglais dans les échanges entre Joyce, Nora et leurs deux enfants. Joyce et Nora parlaient le dialecte triestin en famille dans les années parisiennes. Ce n’était pas le cas de la famille Derrida : aucune autre langue que le français n’était parlée à El Biar ou à Alger. La découverte que Coetzee fit de l’anglais d’Angleterre lorsqu’il y partit à l’âge de vingt et un ans ressemble pourtant à l’expérience que Derrida, juif français d’Algérie, eut du français et des Français quand, à dix ans, il fut expulsé de son école. Les lois raciales de Vichy avaient imposé un quota d’élèves juifs, il avait été dépassé, et on le pria de quitter son lycée. Ceci se passait en 1942 à Alger. Ces règles avaient été lancées par l’administration française qui avait devancé les exigences raciales des nazis. Ce traumatisme de jeunesse eut des effets à long terme sur Derrida, ce qui rend compte de sa position complexe face à la langue française. Son langage, le seul dans lequel il se sentait à l’aise, n’était pourtant pas une « langue maternelle ». Nous pouvons lire le reste de l’histoire dans la biographie de Peeters et dans Le monolinguisme de l’autre. Quelques semaines après l’exclusion raciste, les troupes américaines

Derrida.indd 87

2016-08-23 10:11

88   Les guerres de Jacques Derrida

et anglaises prirent d’assaut le Maroc, la Tunisie et l’Algérie. Le jeune Jackie Derrida avait été envoyé dans une école religieuse juive qu’il n’aimait pas. Le régime français local changea de politique, de Gaulle prit le pouvoir et la nationalité française fut redonnée aux juifs d’Algérie. À l’autre extrémité du continent africain, dans la ville du Cap, Coetzee avait tout juste deux ans. Ces détails biographiques nous permettent d’appréhender une histoire plus globale, histoire souvent retravaillée par les romans de Coetzee. Il se trouva face à une double allégeance quand il se rendit compte qu’il parlait un meilleur anglais que la plupart des Britanniques, mais que dès qu’il ouvrait la bouche, on voyait qu’il était un étranger. Si eux parlaient leur langue maternelle, lui n’était qu’un invité. Cette situation n’est pas rare et l’échange de lettres y revient. Coetzee se demande donc s’il est possible de considérer un langage quelconque comme le sien propre. « S’aventurer dans un langage est toujours faire infraction. Encore plus si l’on trouve dans la langue que l’on croit maîtriser des échos venus d’ailleurs et d’autrefois qui tombent de votre plume et vous rappellent qui possédait ces expressions bien avant vous  ! » (HN, 67) La réponse amicale de Paul Auster corrobore cette impression de dépossession. De New York, Auster est bien placé pour comprendre ce que signifie un héritage linguistique : « Il y a juste trois générations, mes arrière-grands-parents parlaient le russe, le polonais et le yiddish. Le fait que je suis né dans un pays anglophone me semble totalement contingent, un coup du hasard. » (HN, 70) Sa réponse inclut une bonne histoire qu’il a entendue à la radio. Un fondamentaliste du sud des États-Unis attaquait les programmes scolaires visant à enseigner des langues étrangères aux élèves

Derrida.indd 88

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   89

américains avec cet argument massue : « Si l’anglais suffisait à Jésus, l’anglais devrait nous suffire. » Cette version absurde du « monolinguisme du même » témoigne certes d’une insondable bêtise provinciale, mais aussi rappelle, comme le souligne Auster, que « notre monde est notre langage ». Auster écrit : « S’il vous semble inconcevable que le fils de Dieu ait pu parler un langage autre, c’est qu’il est le Verbe, le Verbe existe dans un seul langage, celui qui se trouve être le vôtre. » (HN, 70). Il se peut que cette histoire drôle ait suggéré à Coetzee de traiter par la fiction cette simple question : quel langage Jésus parlait-il, le sien ou le nôtre ? Pendant des siècles, on a admis que Dieu parlait en hébreu et son fils en araméen, la lingua franca de la Palestine du premier siècle. Ces questions linguistiques nous amènent à nous demander ce que signifie le jeu appuyé sur les langues que l’on trouve dans le dernier roman de Coetzee, Une enfance de Jésus. Son principal protagoniste s’appelle Simón avec un accent sur le « o », comme pour faire écho au jeu de mots le plus célèbre de l’histoire du christianisme. On le trouve chez saint Jean, qui cite le mot de Jésus : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Céphas – ce qui veut dire Pierre4. » Céphas était donc le nom donné par Jésus à l’apôtre connu sous le nom de Simon qui devient alors « Simon Pierre ». Le mot grec utilisé par Jean en 1 : 42, Κηφᾶς (Kēphâs), est un surnom en araméen pour évoquer kêpâ, ce qui signifie « roc » ou « pierre ». En grec, il faut ajouter un sigma à la fin du mot « kêpâ » afin qu’il ait une consonance masculine. Le sens domine et oriente le destin futur de Pierre, le premier « roc » de la fondation de l’Église à venir. Nous acceptons depuis la 4. La Bible de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 1975, p. 1843.

Derrida.indd 89

2016-08-23 10:11

90   Les guerres de Jacques Derrida

traduction du grec Πέτρος (Petros) en Pierre. Ceci peut évoquer d’autres traductions dans l’onomastique des grands auteurs, allant du nom de Joyce qui venait du français « joyeux », du nom de famille de Freud qui avait dû être germanisé pour ressembler à « Joie » (Freude), au nom de Beckett qui conservait les échos de « Bequet », sans parler d’un autre immigrant, lui aussi un huguenot français comme les ancêtres de Beckett, un certain Dirk Couché, né en 1655, dont le nom fut changé en Coetsé quand il s’installa au Cap. Puis il partit vivre dans une ferme à Stellenboch qui prit le nom de Coetzenburg5. Cette généalogie nous rappelle l’importance de ne pas oublier les accents. Dans le roman de Coetzee, nous ne pouvons ignorer l’accent sur le « o » de Simón, ce qui le caractérise comme hispanique. De plus, ce nom n’est pas son vrai nom. Quand son laissez-passer est mentionné tout au début, il annonce qu’il arrive du port de Belstar avec un jeune enfant, David : « C’est là qu’ils nous ont donné nos noms, nos noms espagnols6. » Simón, le point focal du récit, n’est presque jamais appelé par son nom ; ce n’est que de manière indirecte, quand on lui parle, que nous le saisissons. De la même manière, David n’est pas le nom de l’enfant et Elena remarque que Simón l’appelle le plus souvent par le générique, « le garçon ». Simón explique : « David est le nom qu’ils lui ont donné au camp. Il ne l’aime pas, il dit que ce n’est pas son vrai nom. » (EJ, 82)

5. Cf. J. C. Kannemeyer, J.M. Coetzee : A Life in Writing, tr. angl. Michiel Heyns, Johannesburg, Jonathan Ball, 2012, p. 620-621. 6. J. M. Coetzee, Une enfance de Jésus, tr. fr. Catherine Lauga Du Plessis, Paris, Seuil, 2013, p. 11. Désormais abrégé en EJ, suivi du numéro de la page.

Derrida.indd 90

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   91

Les fondations impliquent toujours de nouveaux baptêmes, une nomination qui peut être un jeu de mots, ce qui fit dire à Joyce que l’Église catholique était moins fondée sur Pierre que sur un jeu de mots. De l’hébreu Shim’on, qui signifie « celui qui entend », nous sommes allés vers Cephas, Petros, Petrus et Pierre. Mais le nom de Jésus lui-même peut se réécrire en équivalents tels que « le Christ », « le Verbe », « Alpha et Oméga » ou « Fils de Dieu ». Ces nominations ont joué un rôle important dans les textes que nous appelons les évangiles. Afin de poursuivre l’investigation du roman, nous allons devoir ne pas nous limiter aux évangiles « authentiques » ou « canoniques », mais prendre en compte une tradition plus vaste qui inclut les évangiles apocryphes. Un de ces genres est nommé « évangiles de l’enfance de Jésus » et l’un d’eux en particulier offre une source très nette. Dans les quatre évangiles canoniques, bien peu de détails sont donnés sur l’enfance de Jésus. Nous sautons de la nativité à l’adolescence. En revanche, ces années de formation sont traitées avec force détails surprenants dans les évangiles du Pseudo-Thomas et du Pseudo-Matthieu. L’évangile de Thomas en particulier nous fait découvrir en Jésus un enfant assez terrifiant. Il peut tuer d’un regard, surtout quand on le contrarie. Jésus tue ainsi deux enfants qui l’ennuient et il rend aveugles tous ceux qui refusent de reconnaître sa nature divine7. Ayant appris ces événements dramatiques, un maître d’école nommé Zacchaeus veut forcer Jésus à venir dans son école. Il va lui apprendre à lire, pédagogie qui devrait calmer

7. Je fais référence au texte bilingue de The Infancy Gospels of James and Thomas, tr. angl. Ronald F. Hock, Santa Rosa, California, The Scholar’s Bible, 1995, p. 111. Désormais abrégé en IGJT, suivi du numéro de la page.

Derrida.indd 91

2016-08-23 10:11

92   Les guerres de Jacques Derrida

son esprit rebelle. Joseph, le père de Jésus, proteste, ajoute que cela n’est ni nécessaire ni réalisable. Jésus lui-même explique qu’il n’y a rien qu’on puisse lui apprendre : il était vivant bien avant la naissance du maître d’école, à qui il peut prédire la date de sa mort. Tous les témoins s’étonnent et s’effraient : un garçon de cinq ans qui parle comme un prophète ! Mais le professeur insiste et l’on amène Jésus dans la salle de classe. Voici la scène : Le maître écrivit l’alphabet pour lui et commença son instruction en répétant la lettre alpha de nombreuses fois. Mais l’enfant ne desserrait pas les dents et ne répondait pas. Natu­­relle­­ment, le maître se mit en colère et le frappa sur la tête. L’enfant prit le coup calmement et dit : « C’est moi qui vais t’apprendre quelque chose, non toi. Je sais déjà les lettres que tu veux m’enseigner, et je te condamne grandement. Pour toi, ces lettres sont comme un vase de bronze ou des cymbales que l’on heurte sans produire ni gloire ni sagesse, car cela n’est que du bruit. Personne ne sait l’étendue de mon savoir. » Puis cessant d’être en colère, il récita très rapidement les lettres d’alpha à oméga. […] Alors Jésus regarda le maître et dit : « Si tu ne sais pas la nature de la lettre alpha, comment veux-tu enseigner la lettre bêta ? Imposteur, si tu sais cela, apprends-moi la première lettre alpha, et alors je te ferai confiance avec bêta. » Or le maître n’était pas capable de répondre à ses questions, et ne savait que dire. Tout le public écoutait. Il dit à Zacchaeus : « Écoute, maître, et observe l’arrangement de la première lettre : comment elle a deux lignes droites qui se courbent vers un point au milieu, se rassemblent vers le haut comme en dansant entre deux et trois coins, sans antagonisme, pour rester de la même famille (omogeneis) et donner à alpha des lignes d’égale mesure. » (IGJT, 117 et 119)

Derrida.indd 92

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   93

L’évocation brillante et obscure à la fois de Jésus prête un dynamisme inattendu aux moindres détails de la forme de la lettre grecque alpha, la première de l’alphabet. Tout se passe comme si Jésus l’écrivait dans l’air et donnait un sens ésotérique à ses circonvolutions, comme un ruban mystique qui se nouerait sur lui-même tout en restant ouvert. Zacchaeus comprend qu’il s’agit d’allégories (allegorias) dont il ne peut saisir la signification. Il en vient à désespérer de sa profession. Dans un long passage de lamentation rhétorique, il se plaint de sa disgrâce. Un simple enfant lui a fait honte devant tout le monde et lui a montré son ignorance. Il répète : « “Je ne sais rien, mes amis” (agnoô, ô philoi), parce qu’il ignore l’archê ou le telos des lettres de l’alphabet. » (IGJT, 122) La sincère confession de son ignorance radoucit Jésus ; il rend la vue à ceux qu’il a aveuglés et fait revivre les enfants qu’il a tués. Pourtant, ce n’est pas encore la fin. Cette fois, c’est Joseph qui désire que Jésus apprenne l’alphabet, comme s’il avait oublié ce qu’il avait vu ou affirmé. Il déniche un autre maître rendu prudent par le récit de ce qui s’est passé. Tout se répète, mais Jésus est moins patient : quand le maître exaspéré le frappe sur la tête, Jésus le maudit et le maître tombe au sol, sans vie. Joseph en conclut que Jésus ne doit plus sortir de sa maison : « Ceux qui l’ennuient finissent morts. » (IGJT, 133) De manière encore plus surprenante, il cherche et trouve un troisième maître. Jésus ne perd plus de temps à expliquer la forme des lettres, il prend aussitôt un livre et l’interprète : « Il ouvrit la bouche et parla par la puissance de l’esprit saint, enseignant la loi (nomos) à ceux qui se trouvaient là. » (IGJT, 135) Apparemment satisfait par sa propre performance, il pardonne et ressuscite le second maître.

Derrida.indd 93

2016-08-23 10:11

94   Les guerres de Jacques Derrida

Dans tous ces textes, Jésus est présenté comme un enfant surdoué, mais caractériel, et donc d’autant plus dangereux qu’il dispose de pouvoirs divins ou magiques. Le paradoxe narratif est d’arriver à nous faire voir moins un enfant-Dieu que, plus littéralement, un Dieu-encore-enfant. Jésus peut donc dire : « Je suis l’Alpha et l’Oméga », comme dans l’Apocalypse (1 : 8). Il est la première et la dernière lettre de l’alphabet, et donc tient ensemble les fils du passé et de l’avenir. Les maîtres au savoir limité font de piètres guides : il faut leur donner une bonne leçon. Nous retrouvons ce thème pédagogique un peu partout dans Une enfance de Jésus. David se présente comme un enfant rebelle qui refuse d’apprendre parce qu’il sait déjà. David dit même : « “Yo soy la verdad” – Je suis la vérité. » (EJ, 307), alors qu’il devait écrire : « Conviene que yo diga la verdad » (Je dois dire la vérité). Il déforme la phrase pour lui donner un sens mystique et eschatologique, ce qui conduit le professeur à conclure : « Ce que je dis, c’est qu’il ne peut y avoir qu’une seule source d’autorité dans la classe. » (EJ, 307) C’est toute la structure de l’autorité qui va être contestée ou subvertie au nom d’une annonce messianique ouverte vers l’avenir. Coetzee fait allusion au topos de l’alpha-oméga de manière oblique quand David affirme que 888 est plus grand que 889 – sans doute que pour lui, trois 8 côte à côte occu­ pent un volume plus large que 8, 8, et 9. S’efforçant d’imposer son autorité et aussi de lui enseigner les règles de base de l’arithmétique, Simón réfléchit : Comment se fait-il que cet enfant, intelligent comme il l’est, si prêt à faire son chemin dans la vie, refuse de comprendre ?

Derrida.indd 94

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   95

« Tu me dis que tu as fait le tour de tous les nombres, dit-il. Alors dis-moi quel est le dernier nombre. Le tout dernier de tout. Mais ne me dis pas c’est oméga. Oméga ne compte pas. — C’est quoi oméga ? — Peu importe. Simplement ne dis pas “oméga”. Dis-moi le dernier nombre, le tout dernier. » (EJ, 206-207)

David reste muet, se perd dans une transe et se met à hurler quand Simón tente de l’en tirer. Hurlant, il reproche à Simón de lui avoir fait oublier sa vision en une allusion claire à la théorie platonicienne de la réminiscence. Comme Ménon qui possède un jeune esclave capable de voir les nombres dans son esprit, David allie un sens des lettres inné, même s’il n’est pas toujours capable de lire un livre, et une intuition des chiffres qui le plonge dans un univers platonicien. D’ailleurs, David déforme de manière amusante le nom du chien de Mickey, Pluto qu’il appelle Plato (Platon en anglais). Simón réussit à amener David à quitter l’appartement de Daga où il regardait la télévision : « Tu pourras regarder Mickey la prochaine fois, dit Daga. Je te le promets. On va le garder ici rien que pour toi./ Et Platon ?/ Et Platon. On peut lui garder Platon aussi, mon chou, non ? » (EJ, 251 ; traduction modifiée) Nous savons depuis « La pharmacie de Platon » de Derrida à quel point la question platonicienne de l’écriture est la question même de l’autonomie ou de l’indépendance des fils, ce qui inclut les chiens, comme nous l’avons vu. Parmi tant de passages de dialogues célèbres de Platon, celui du mythe de Teuth avancé dans le Phèdre vise à réduire le langage écrit au statut d’un aide-mémoire dangereux parce que les mots écrits perdent le contact vivant avec leurs « pères » et possesseurs de leur sens originel.

Derrida.indd 95

2016-08-23 10:11

96   Les guerres de Jacques Derrida

L’écriture fonctionne comme un enfant indigne, un fils prodigue qui ne revient jamais vers la demeure de ses parents. Ainsi dans la scène de la télévision évoquant Platon, David dit : « Je n’ai pas de mère et je n’ai pas de père. Je suis juste moi. » (EJ, 183) Cet écho affaibli du « Je suis qui je suis » divin implique néanmoins une grammatologie spécifique. Ses implications sont nombreuses et mettent en question l’autorité des pères et des pédagogues, et aussi mobilisent le fantasme freudien d’un total auto-engendrement. Une première piste, déjà fréquentée, est celle du langage. Rappelons à grands traits les linéaments de l’intrigue. Simón, qui n’est pas le père de David, mais fait fonction de gardien et protecteur, fait partie de réfugiés d’une catastrophe qui n’est jamais nommée et s’efforce de trouver une place dans Novilla, ville principale d’un pays nouveau. Cette terre d’accueil tour à tour hospitalière et déroutante sinon fermée dans ses rites et sa bureaucratie envahissante est un pays où l’espagnol est la langue officielle. Passé un temps d’accoutumance, ayant trouvé un travail dur et mal rémunéré, Simón décide qu’Inès, une jolie jeune femme qu’il voit pour la première fois, pourra être une mère pour David. De manière surprenante, elle accepte, ce qui l’oblige à quitter le luxe relatif de la résidence où elle habitait dans une certaine oisiveté. Mais l’arrivée d’un nouvel immigrant, jeune et violent, Daga, ravive les blessures et désirs du passé. Daga et Simón apparaissent alors comme des rivaux, moins pour les charmes d’Inès que pour la direction de la conscience de David, qui, lui, ne se plie pas du tout aux règles scolaires en vigueur de Novilla. À la fin du roman, Inès, Simón et David quittent Novilla pour chercher une nouvelle vie. Les parallèles avec la vie de Jésus telle que

Derrida.indd 96

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   97

nous la connaissons sont multiples, mais leur signification n’apparaît qu’à la fin. Une des apories narratologiques d’Une enfance de Jésus concerne la langue dans laquelle le roman est écrit. Les dialogues que nous lisons en français traduisent un texte en anglais qui a l’air d’avoir été traduit de l’espagnol. De temps en temps, le texte glisse le mot original – dès la première page, nous découvrons avec Simón les mots formant Centro de Reubicacion Novilla, dont il semble ignorer la signification. Il explique qu’il n’a pas appris « reubicacion »  au centre de Belstar dont il vient. Un lecteur de Coetzee sera attentif à ce mot, car il a été employé, soit en Afrikaans, soit en anglais, dans Life & Times of Michael K par exemple. Michael doit passer un certain nombre de mois dans le « Jakkalsdrif Relocation Camp », un centre d’hébergement pour migrants ou vagabonds8. Simón et David ont un seul langage en commun, l’espagnol qu’ils viennent d’apprendre. Ils se sont rencontrés sur un bateau qui les amenait vers Belstar et Novilla. On comprend que David a perdu ses papiers d’identité, ainsi que les dernières traces de l’identité de sa mère. Simón et David se sont rencontrés lors de la recherche de cette lettre de sa mère. Cette section pourrait avoir été écrite par Kafka, Simón prenant le rôle de l’oncle qui apparaît miraculeusement dans Der Verschollene ou Amerika, un autre roman allégorique racontant la découverte d’un nouveau pays en tant qu’émigrant.

8. Cf. J.M Coetzee, Life & Times of Michael K, Johannesburg, Ravan Press, 1983, p. 73, 75 sq. (Michael K, sa vie, son temps, tr. fr. Sophie Mayoux, Paris, Seuil, 1985.)

Derrida.indd 97

2016-08-23 10:11

98   Les guerres de Jacques Derrida

David et Simón doivent l’un et l’autre faire face à un processus d’adaptation qui réussit pour l’adulte, mais non pour l’enfant. Encore une fois, c’est l’apprentissage de la lecture qui pose problème. Quand il est temps que David apprenne à lire, on lui trouve un vieil exemplaire tout déchiré d’une version pour enfants de Don Quichotte, un roman avec lequel, de toute évidence, il est familier. David se passionne tellement pour cette histoire qu’il garde le livre avec lui partout où il va et le considère comme un texte sacré. Don Quichotte joue le rôle d’un pendant de la Bible, ou plutôt des évangiles de Jésus. Comme les évangiles, le roman de Cervantès met en place un contraste entre l’ancien et le nouveau. Coetzee avait conclu son discours d’acceptation du prix de Jérusalem avec une référence à Cervantès : « […] comment passer de notre monde de violents fantasmes à un véritable monde vivable ? C’est une énigme que le Don Quichotte de Cervantès résout facilement. Il laisse derrière lui le monde poussiéreux, étriqué, et ennuyeux de La Manche pour pénétrer dans le monde du merveilleux, ce qui correspond à un acte délibéré de l’imagination9. » C’est ce merveilleux que représente David dans le roman. Il refuse de se laisser enfermer dans les catégories du savoir officiel et se laisse guider par la magie de l’imagination. Quand il découvre l’épisode de la famille Montesinos, il imite Don Quichotte qui pense avoir passé trois jours et trois nuits dans une grotte magique alors qu’il n’est parti qu’une heure. Dans cette grotte, le héros rencontre le vieux Montesinos, célèbre pour avoir arraché le cœur de son cousin Durandarte après sa mort. Il 9. J.M. Coetzee, Doubling the Point : Essays and Interviews, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 98.

Derrida.indd 98

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   99

devait porter ce cœur à Belerma, la femme de Durandarte. Mais il ne put réaliser sa promesse, car Merlin les avait tous emprisonnés dans la grotte, non sans avoir annoncé qu’ils seraient libérés quand Don Quichotte y pénétrerait. Dans cet épisode, Don Quichotte demande au vieux Montesinos s’il est vrai qu’il a découpé le cœur de Durandarte avec une dague. Montesinos confirme qu’il a bien coupé le cœur, mais avec un poignard : « Il répondit que tout était vrai, à l’exception de la dague (daga) : car ce n’était pas une dague, mais un poignard brillant (puñal buido) plus effilé qu’un poinçon10. » C’est de ce passage que Daga, présenté comme un esprit négateur et méphistophélique, tire son nom, symbolisé d’ailleurs par le couteau avec lequel il blesse le doux Alvaro dans une rixe (EJ, 68-69). Emilio Daga, lui aussi un nouvel arrivant, ne joue pas le jeu des lois locales et choisit de s’imposer par la force. David lui fait confiance parce que Daga le laisse regarder la télévision et lui fait croire à la magie, mais ce serait plutôt le double négatif de Simón, car il représente la simonie médiévale : il pense pouvoir acheter l’aura, le pouvoir de fascination, le charisme qui se dégagent de David par des cadeaux. Mais il tente aussi de séduire Inès, à qui il serait disposé à « faire » un enfant biologique. C’est donc un dangereux rival pour Simón, en qui les actions transgressives de Daga ramènent la nostalgie du vieil ordre d’avant, ordre marqué par le désir. Le choix de Don Quichotte comme Bible profane s’explique par le désir triangulaire, ainsi que l’analyse Coetzee 10. Miguel de Cervantès, El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha, Luis Andrés Mirillo (éd.), Madrid, Editorial Castalia, 1978, vol. II, p. 213.

Derrida.indd 99

2016-08-23 10:11

100   Les guerres de Jacques Derrida

en 1980. Coetzee commentait alors la théorie de désir triangulaire lancée par René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque11 : « Le désir triangulaire apparaît et est analysé pour la première fois dans Don Quichotte, qui marque le début de la tradition romanesque de la fiction critique. C’est donc un phénomène spécifique à la modernité. Il se développe comme la conséquence d’un humanisme postreligieux et prend de l’essor quand les différences sociales sont abolies12. » Quand le roman de Coetzee réécrit les évangiles apocryphes, il y greffe la problématique girardienne d’une « vérité romanesque » en nous donnant le portrait saisissant d’un enfant merveilleux qui pourrait s’avérer n’être qu’un simple psychotique, ou un enfant autiste à qui ses parents adoptifs cèdent trop souvent ou trop vite. À la fin du roman, le schéma mythique d’un vieux père qui n’est pas son père, d’une jeune femme qui n’est pas sa mère, et de l’enfant visionnaire, mais naïf, capable de risquer le tout pour le tout, évoque les formes traditionnelles qu’on pourrait retrouver dans la multitude de tableaux intitulés « La fuite en Égypte ». Ce qui n’est pas conventionnel est l’hésitation sur le statut de David dont l’aspiration vers une « nouvelle vie » se met en place sur fond de la culture assagie, tempérée, rationnelle de Novilla, dans laquelle on reconnaît le monde d’un nihilisme post-apocalyptique contemporain. Ce monde de l’accueil possède des côtés positifs, puisque l’hospitalité face aux arrivants semble une règle de base. C’est sur ce concept que Coetzee fait porter sa critique poli-

11. Cf. J.M. Coetzee, « Triangular Structures of Desire in Advertising », dans Doubling the Point, op. cit., p. 131. 12. Ibid.

Derrida.indd 100

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   101

tique qui fait en tous points écho aux thèses de Derrida sur l’hospitalité. Le thème de l’hospitalité a été traité par Mike Marais dans Secretary of the Invisible13, livre publié en 2009, et qui ne pouvait tenir compte d’Une enfance de Jésus. Novilla a élaboré un système d’accueil qui permet aux immigrants de trouver du travail et de se loger. Bien vite, nous nous rendons compte que cette hospitalité rencontre de sérieuses limites. La première nuit que David et Simón passent dans la ville, à cause d’une erreur sur la clef de leur logement, ils doivent dormir à la belle étoile chez la jeune femme qui les accueille dans son jardin, mais non dans sa maison. Ils meurent de froid et n’ont qu’un peu de pain à manger. De plus, Ana refuse de leur prêter de l’argent le lendemain. De manière étrange, elle se radoucit par la suite et on comprend qu’elle voulait éviter une avance sexuelle de Simón. Elle sait qu’elle est belle puisqu’elle pose nue pour les cours du soir de dessin, qui sont, on comprend pourquoi, les plus populaires. Ce roman semble mettre en place le double concept d’hospitalité élaboré par Derrida14, qui oppose toujours une hospitalité absolue ou inconditionnelle à une hospitalité relative ou limitée. Derrida nous amènerait à penser comme Cervantès, c’est-à-dire à voir la réalité à travers les yeux de l’idéaliste absolu qu’est Don Quichotte et les yeux du réaliste pragmatique qu’est Sancho Pança. Dans la parallaxe conceptuelle établie par Derrida, il faut d’abord qu’il y ait une « hospitalité pure » et elle se confronte à une hospitalité relative. L’hospitalité pure risque d’entraîner des conséquences 13. Mike Marais, Secretary of the Invisible : The Idea of Hospitality in the Fiction of J.M. Coetzee, Amsterdam, Rodopi, 2009. 14. Cf. J. Derrida et Anne Dufourmantelle, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997.

Derrida.indd 101

2016-08-23 10:11

102   Les guerres de Jacques Derrida

extrêmes, puisqu’elle consiste « à laisser sa maison ouverte à l’arrivant imprévisible, qui peut bien être un intrus dangereux, susceptible éventuellement de faire le mal15 ». Si l’on pousse cette exigence à la limite, on peut perdre ses biens et sa liberté, ce qui est une des leçons amères du roman Disgrâce. En opposition avec cette loi inconditionnelle, les lois conditionnelles limitent et réglementent l’accès de l’arrivant. On trouverait ici toutes les coutumes, les règles, les rites qui spécifient comment on peut accueillir un arrivant selon des liens de parenté, d’amitié ou de fréquentation sociale. La force de l’analyse de Derrida est de toujours combiner les deux types d’hospitalité. Comme Samir Haddad l’a bien montré dans Derrida and the Inheritance of Democracy, « la loi inconditionnelle, en elle-même, ne suffit pas à donner naissance à l’hospitalité, parce qu’il impossible de suivre cette loi16 ». Mais par ailleurs, les lois conditionnelles ne fournissent que des réalisations imparfaites de la loi inconditionnelle, sans lesquelles son hospitalité absolue serait vide ou impuissante. Haddad exprime ceci de manière concise : « […] la loi inconditionnelle dépend de la loi conditionnelle afin d’être une loi, tandis que les lois conditionnelles dépendent de la loi inconditionnelle afin d’être hospitalières17 ». Dans ce rapport asymétrique, il faut à la fois une ouverture radicale à l’autre et en même temps les règles pratiques limitant l’accès à l’intimité de la maison. Pour qu’elle puisse être efficace en tant que loi, l’hospitalité 15. J. Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Paris, Fayard/Galilée, 2001, p. 102. 16. Samir Haddad, Derrida and the Inheritance of Democracy, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 13. 17. Ibid., p. 15.

Derrida.indd 102

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   103

inconditionnelle implique sa propre transgression. Mais pour qu’elles puissent être hospitalières, les lois conditionnelles de l’hospitalité exigent une semblable transgression vers le transcendant. Daga est un bon exemple de l’arrivant imprévisible qui se comporte en intrus dangereux. Il travaille dur, certes, mais cherche à négocier son salaire et les cadences, et demande plus que sa part à la fin de la journée. Puis il n’hésite pas à se servir de son couteau, comme on l’a vu. Plus tard, on sait qu’il a réussi : il a non seulement une télévision dans un monde de la survie et de la pénurie, mais une jeune et jolie maîtresse, et un superbe appartement. Ce que Daga rejette violemment, et ce qui gêne sourdement Simón tout au cours du récit, c’est le consensus mou sur lequel repose la vie collective à Novilla. On voit ceci lors d’une discussion de Simón avec Elena, avec qui il entretient d’épisodiques rapports sexuels dénués de toute passion. Elena formule avec précision le code de ce Nouveau Monde qui rejette les valeurs de l’ancien ; Simón lui demande si elle serait jalouse dans le cas où il se mettrait à fréquenter une autre femme, et elle répond ceci : La seule amitié, ce n’est pas assez bon pour toi. Si elle n’est pas accompagnée des déchaînements de la passion, il y manque quelque chose. Pour moi, c’est une façon de penser dépassée. Avec cette ancienne façon de penser, si comblé que l’on soit, il manque toujours quelque chose. […] Cette insatisfaction sans fin, ce désir ardent pour le quelque chose d’autre qui nous manque toujours, est une façon de penser dont nous sommes bien débarrassés, à mon avis. Rien ne manque. Ce rien qui te paraît manquer est une illusion. (EJ, 91-92)

Derrida.indd 103

2016-08-23 10:11

104   Les guerres de Jacques Derrida

De fait, la vie à Novilla est réglée par une utopie rationaliste qui vise à abolir toutes passions malsaines. Tout pathétique a disparu de leur vie. Les gens ont perdu l’envie de savoir ce qui se passe ailleurs, ils vivent dans un pur présent, travaillent, ont leurs loisirs sages, et voient dans la satisfaction des besoins le but de l’effort social. Une autre scène permet d’avancer dans la critique politique au nom de l’hospitalité. Simón a une discussion philosophique avec les autres dockers pour savoir s’il faut vivre dans un présent sans histoire ou dans une société plus historique. Il invoque l’histoire pour proposer qu’ils utilisent une grue mécanique afin d’éviter de débarder de lourds sacs sur leurs dos, comme ils le font toute la journée. Sa vision de l’histoire est marquée par le progrès technologique, mais elle se heurte à la résistance de tous les autres qui affirment qu’ils ne se sentent pas concernés par l’histoire. Tous sont venus d’ailleurs, ils ont trouvé une société plus juste et paisible, mais de ce fait pensent que l’histoire est une fable qui a été inventée (EJ, 159). Comme le dirait Nietzsche, la conséquence de la mort de Dieu est que le monde est devenu une fable18. Cette fable dépasse le doux scepticisme de ceux qui ne veulent pas prendre parti et prôneraient une nécessaire tolérance religieuse, car elle s’étend à l’histoire elle-même. Eugenio prend la parole et explique qu’il peut ressentir la géographie de manière concrète, mais qu’il ne sent pas l’histoire « dans ses os » (EJ, 160).

18. Derrida part de ce texte de Crépuscule des idoles pour lancer les prolégomènes d’une « Histoire du mensonge ». Cf. J. Derrida, « Histoire du mensonge. Prolégomènes », dans le Cahier de L’Herne Derrida, op. cit., p. 495 ; rééd., Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2012, p. 10.

Derrida.indd 104

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   105

Coetzee relie ici l’analyse nietzschéenne du nihilisme19 au texte célèbre de T. S. Eliot qui définit le « sens historique » comme la possibilité de sentir toute une tradition, littéraire et culturelle, de manière spontanée et organique, bref, en ressentant sa présence dans son propre corps et ses os20. Dans le roman, les arguments de Simón finissent par l’emporter, au moins par la promesse de travailler dans de meilleures conditions, mais le choix du progrès technologique se retourne contre lui. La grue mécanique, mal dirigée par Eugenio, le heurte et le fait tomber entre le quai et le bateau. Il manque être broyé et noyé. Il ne meurt pas, mais sa convalescence est douloureuse. L’idée de la grue est abandonnée, il perd son travail, ce qui rend l’idée de la fuite au désert plus tentante. La solution messianique s’impose comme la seule alternative à un retour au monde limité de l’utopie rationnelle. La critique politique de Coetzee semble assez claire : aucune société ne peut abandonner son lien avec l’histoire, même avec les meilleures intentions du monde. Le système réglé des soins et des besoins de Novilla ne peut se passer d’un supplément d’âme, qui conjoint l’histoire avec la longue chronique des errements passés et l’avenir avec ses espoirs démesurés. La société idéale de Novilla limite les désirs et la compétition, mais elle s’est figée en totalitarisme démocratique et séculaire. Coetzee dénonce ce totalitarisme mou, montrant que sa tolérance a des limites, vite franchies 19. Coetzee a été influencé par son collègue et ami de l’Université de Chicago, le philosophe Robert Pippin, qui a commenté en profondeur ce que signifiait le nihilisme pour Nietzsche. Cf. Robert B. Pippin, Modernism as a Philosophical Problem, Oxford, Blackwell, 1999, p. 78-113, et Nietzsche, moraliste français, Paris, Odile Jacob, 2006. 20. T.S. Eliot, « Tradition and the individual talent » [1919], dans The Sacred Wood, Londres, The Waking Press, 2011, p. 30-39.

Derrida.indd 105

2016-08-23 10:11

106   Les guerres de Jacques Derrida

dès qu’il s’agit de l’éducation de David. Puisque l’enfant refuse d’apprendre à lire et semble récuser l’autorité des professeurs, on décide de l’envoyer dans un collège spécialisé qui n’est qu’un centre de redressement pour adolescents perturbés et enfants caractériels. Ceci correspondrait à ce que Lacan appelait le « discours de l’université », un discours marqué par le conformisme scolaire et l’imposition de lois universelles qui sont d’autant plus contraignantes qu’elles sont édictées au nom du bien des autres. Comme Derrida, Coetzee en appelle à une démocratie à venir, mais cette démocratie sera, d’une part, ancrée dans l’histoire, et donc n’ignorera pas sa « tradition » et son « sens historique » et, d’autre part, acceptera l’indétermination de l’avenir. Une société juste doit s’ancrer dans le passé et se dépasser vers une ouverture à l’imprévu et l’imprévisible ; c’est ainsi que l’indéterminé peut se combiner avec le principe fondamental qu’est la justice. C’est pourquoi Simón invoque la justice dans ce passage de la discussion avec les dockers : Je n’essaie pas de vous sauver, je ne suis personne de spécial, je ne prétends pas être le sauveur de quiconque, dit-il. Comme vous j’ai traversé l’océan. Comme vous, je n’apporte aucune histoire avec moi. […] Mais je n’ai pas abandonné l’idée de l’histoire, l’idée du changement sans commencement ni fin. On ne peut pas se débarrasser des idées par une grande lessive, pas même avec le concours du temps. […] L’idée de la justice, par exemple. Nous désirons tous vivre dans un système juste… (EJ, 158)

Même si les dockers réussissent à s’entendre sur une juste distribution des tâches et des salaires, nous découvrons rapidement que la société de Novilla n’est pas idéale et que la justice n’y règne pas vraiment. Nous avons vu qu’Inès vivait

Derrida.indd 106

2016-08-23 10:11

Messianisme de guerre ou nihilisme de paix   107

dans le luxe et l’oisiveté à la Residencia, et que Daga avait su s’attribuer en un temps record des avantages matériels inconnus aux autres. Mais c’est surtout la tyrannie bureaucratique en matière d’éducation qui force Simón, Inès et David à chercher ailleurs une société plus juste. Ce qui ne veut pas dire simplement une société sans classes, mais une société qui respecte la liberté de penser différemment. Tout au long du roman, Simón recherche une philosophie « qui vous secoue. Qui change votre vie. » (EJ, 324) Lui-même a su changer la vie d’Inès de manière radicale en lui offrant de manière si brusque et imprévue de devenir la mère de David. Simón lui a offert le seul don possible, selon Derrida, c’està-dire le don de vie ou de mort. Et David est devenu, selon l’expression qu’elle répète, « la lumière de sa vie » (EJ, 263). En conclusion de cette section, je voudrais proposer qu’Une enfance de Jésus nous fait moins voir une Imitatio Christi qu’une Projectio Christi. À la fin du récit, malgré les parallèles évidents, nous ne tombons pas dans l’eschatologie chrétienne. Nous serions plus proches du concept paradoxal lancé par Derrida d’un « messianisme sans Messie ». Et si nous tenons absolument à lire David comme un nouveau Messie, ce ne sera que pour autant qu’il annonce la démocratie à venir. Plus que Jésus, David est un nouvel Adam – Adam, appelé dans l’épître aux Romains « la figure de celui qui devait venir » (Rom, 5 : 14). Je reviendrai avec Pascal sur cette formule de « Adam forma futuri ». L’enfant générique donne naissance à l’avenir par-delà le futur. Parce qu’il perpétue la croyance aux miracles et conserve son ouverture à l’avenir, on peut dire que l’enfance de chaque enfant est l’enfance de Jésus.

Derrida.indd 107

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 108

2016-08-23 10:11

V

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir

CLOV – Tu crois à la vie future ? HAMM – La mienne l’a toujours été. (Clov sort en claquant la porte.) Pan ! Dans les gencives. NAGG. – J’écoute. HAMM – Salopard ! Pourquoi m’as-tu fait ? NAGG – Je ne pouvais pas savoir. HAMM – Quoi ? Qu’est-ce que tu ne pouvais pas savoir ? NAGG – Que ce serait toi. Samuel Beckett, Fin de partie1.

Ce dernier chapitre reprend des pages lues lors d’un colloque consacré aux « Futurs de Jacques Derrida2 » et médite sur ce que ce « futur » avait d’« antérieur ». Par exemple, je ne savais pas en 1995 que mon intervention allait me mettre sur la voie du roman de Coetzee publié en 2013 et discuté dans le chapitre précédent. Ce colloque eut lieu à Tuscaloosa en 1. Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957, p. 69. 2. Cf. J.-M. Rabaté, « The “Mujic of the Footure” : Future, Ancient, Fugitive », dans Futures of Jacques Derrida, op. cit., p. 179-200.

Derrida.indd 109

2016-08-23 10:11

110   Les guerres de Jacques Derrida

septembre 1995. Il avait été organisé par Richard Rand. Rand avait voulu que le programme, dont la typographie savante copiait celle de « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » de Mallarmé, ne précise pas les heures de passage des orateurs. Dans les premières minutes, nous jouâmes aux dés pour décider, selon les chiffres atteints, à quelle heure nous allions parler. Mais une fois que les dés nous eurent indiqué notre tour, au lieu de respecter ce programme aléatoire, nous nous sommes lancés dans un troc insensé pour obtenir des places différentes selon nos préférences, les horaires de départs, les rythmes des uns ou des autres ou nos affinités personnelles. Ceci illustre une des implications du titre choisi de manière si rusée par Rand : en effet, en anglais commercial, les futures désignent des « contrats à terme », soit des valeurs en bourse sur des transactions encore à accomplir. Quelle que soit la valeur de la transaction, un engagement est pris sur des achats ou des ventes qui ne sont pas encore réalisées. De la même manière, refusant la loi du hasard, nous tentions de calculer à l’avance nos places selon un ordre que nous voulions aussi favorable ou plaisant que possible. Au sens commercial de « futures », ces actions qui se négocient sur des valeurs anticipées, il faudrait ajouter le sens militaire. Derrida a su évoquer la course de vitesse aux armements les plus sophistiqués et, en 1984, il pensait bien sûr à la bombe atomique3. Qu’aurait-il pensé des drones, des guerres par hackers interposés, capables de dérégler les contrôles informatiques de tout un pays ? Si, il y a plus de vingt ans, la guerre nucléaire pouvait jouer avec l’impensable et l’impossible, nous sommes revenus vers le domaine 3. Cf. supra J. Derrida, « No apocalypse, not now (à toute vitesse, sept missives, sept missiles) », dans Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 363-370.

Derrida.indd 110

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   111

du possible et du vraisemblable avec la miniaturisation des ordinateurs et caméras, le contrôle de l’information par l’informatique et les multiples processus de télécommande. Reste cependant l’interrogation fondamentale sur la possibilité de la paix, d’un état futur qui correspondrait à la prophétie de Coetzee, selon lequel mieux vaut choisir le polemos pathétique d’un dissensus désirant que de se retrouver englué dans la paix sans sel du nihilisme triomphant. Cette promesse que recèle la figure de l’enfant, peut-on la trouver dans d’autres discours et d’autres textes ? Mallarmé peut servir de premier guide. 1. Fûtur, entre nom et verbe

En 1869, la femme de Stéphane Mallarmé, qui était d’origine allemande, écrivit une lettre sous la dictée de son mari. Elle commit alors une faute d’orthographe qui, sans être rédhibitoire, semble pleine de sous-entendus. Marie Mallarmé servait de « secrétaire » au poète atteint d’une curieuse « hystérie » qui l’empêchait de mettre la main à la plume. C’était une lettre pour leur ami Cazalis. Dans sa rédaction, Marie donne à l’adjectif féminin pluriel « futures » un drôle d’accent circonflexe superfétatoire, écrivant, avec plusieurs autres fautes mineures reproduites telles quelles par Bertrand Marchal : « J’ai fait un vœu, à toute extremité, qui est de ne pas toucher à une plume d’ici à Pâques. Je pourrais te dire seulement […] que le simple acte d’écrire installer l’hystérie dans ma tête, ce que je veux évitér à toute force pour vous, mes chèrs amis à qui je dois un Livre et des années fûtures4 ». Peut-on voir dans 4. Stéphane Mallarmé, Correspondance, Bertrand Marchal (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 425. Désormais abrégé en C, suivi du numéro

Derrida.indd 111

2016-08-23 10:11

112   Les guerres de Jacques Derrida

ce « fûtures » une trace de l’accent allemand de Marie ? Ce circonflexe reflétait-il l’emphase particulière, le ton pénétré avec lequel le poète lui dictait sa lettre ? Cet accent semble donner à l’adjectif un aspect verbal ; il évoque un subjonctif passé : l’optatif passé (« que ce fût ») redouble l’annonce ambiguë d’un futur. Ce futur serait donc endetté, un futur passé jamais présent ou un avenir qui ne peut se penser à l’indicatif. On serait tenté d’ajouter « Fût-il » à la série des subjonctifs imparfaits qui scandent la septième page d’« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » :     c’était       issu stellaire                               le nombre            EXISTÂT-IL     autrement qu’hallucination éparse d’agonie       COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL    sourdant que nié et clos quand apparu          enfin         par quelque profusion répandue en rareté                  SE CHIFFRÂT-IL       évidence de la somme pour peu qu’une               ILLUMINÂT-IL5

de la page. L’orthographe atypique de cette lettre a été silencieusement normalisée dans l’édition de la Pléiade de Bertrand Marchal ; cf. Mallarmé, « Correspondance choisie », dans Œuvres complètes, I, Bertrand Marchal (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 742. 5. Je m’efforce de reproduire ici la typographie de l’édition de Cosmopolis telle que l’on peut la trouver dans La première édition d’Un Coup de dés par Stéphane Mallarmé présentée par David Mus, Dijon, Éditions du Tiroir, 1996. Cette page 7 correspond à la page 425 de la Revue Internationale. Cf. aussi S. Mallarmé, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 399.

Derrida.indd 112

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   113

J’aurai l’occasion de revenir sur le contexte précis de l’écriture de Marie Mallarmé pour suggérer que cette graphie déviante n’est pas dénuée de fondement. Mon interrogation portera sur l’être-verbal du futur, c’est-à-dire sur ce qui lie le futur non seulement à une écriture, mais aussi à un geste performatif qui modalise, rend hypothétique, translate d’un côté à l’autre la vectorisation temporelle, bref, sur ce qui, dans la question d’une ouverture au futur, suppose une transformation de l’indicatif des temps linéaires en un subjonctif des modes. Cette question va traverser un ensemble de textes allant de Derrida à l’évangéliste Luc, à Pascal relayé par Rilke à Heidegger et, enfin, derechef à Mallarmé. Une telle enquête ne pourra éviter de poser la question du Livre ultime pour l’aborder à partir d’un couple idiomatique qui habite la langue française. D’ailleurs, la plupart des langues d’origine latine proposent deux termes en ce qui concerne les temps à venir : le « futur » redouble à l’« avenir » sans que l’on sache si ce choix entre deux mots obéit à un partage conceptuel précis. Dans l’exergue de De la grammatologie, nous l’avons vu, Jacques Derrida annonçait de manière prophétique ou messianique une nouvelle pensée de l’écriture : « L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter, que sous l’espèce de la monstruosité. Pour ce monde à venir et pour ce qui en lui aura fait trembler les valeurs de signe, de parole et d’écriture, pour ce qui conduit ici notre futur antérieur, il n’est pas encore d’exergue6. » 6. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Cri­tique », 1967, p. 14.

Derrida.indd 113

2016-08-23 10:11

114   Les guerres de Jacques Derrida

De telles phrases présupposent une ligne de démarcation entre un « avenir » et un « futur antérieur », ligne qui se voit précisée dans le commentaire que donne Derrida du livre intitulé Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable de Josef Hayim Yerushalmi : Or s’il y a un seul trait sur lequel Yerushalmi reste intraitable, s’il y a une affirmation soustraite à toute discussion (psychanalytique ou talmudique), une affirmation inconditionnelle, c’est l’affirmation de l’à-venir (je préfère dire de l’avenir que du futur pour faire signe vers la venue d’un événement plutôt que vers quelque présent futur). L’affirmation de l’à-venir, donc : ce n’est pas une thèse positive. Ce n’est rien d’autre que l’affirmation même, le « oui » en tant qu’il est la condition de toute promesse ou de toute espérance, de toute attente, de toute performativité, de toute ouverture à l’avenir, quel qu’il soit, pour la science ou pour la religion7.

Reprenant à Yerushalmi le thème de l’attente d’un événement qui, pour être véritablement événement doit garder sa radicale nouveauté et donc rester sinon impossible du moins impensable dans les anciennes catégories, Derrida pressent l’insuffisance ou la limitation a priori du terme de « futur ». Il serait complice d’une déclinaison logique qui aboutirait au « présent futur » et reconduirait le même qu’aujourd’hui tout juste repoussé à plus tard, préférant l’affirmation plus radicale qu’implique le terme d’« àvenir ». Seul le vocable d’« avenir » saurait garder la force thétique de la promesse messianique, idée confirmée par Walter Benjamin dans son dernier texte, cité à la fois par 7. J. Derrida, Mal d’Archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1995, p. 109.

Derrida.indd 114

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   115

Yerushalmi et Derrida, qui mentionne l’interdiction faite aux Juifs de spéculer sur l’avenir : On le sait, il était interdit aux Juifs de prédire l’avenir. La Torah et la prière s’enseignent au contraire dans la commémoration. Pour eux la commémoration désenchantait l’avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les Juifs l’avenir ne devint pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie8. 

La croyance en un savoir mantique portant sur les présages et oracles doit être laissée aux mages païens ; évitant ces « enchantements », le messianisme juif se tourne vers le passé, mais aussi il pense la venue toujours possible-impossible de Celui qui Vient. Ce que Benjamin ne peut dire en allemand, qui ne dispose que du seul terme de « Zukunft », s’éclaire mieux en français. Qu’en est-il donc de cette opposition apparemment intraduisible9 ? Le « futur » provient du supin du verbe « être » en latin : esse donne futurus ; au neutre pluriel, futura désigne « les choses qui vont se passer ». Le mot « futur » devint courant en français vers le xiiie siècle. C’était l’époque de la mise en forme judiciaire de l’eschatologie médiévale articulée 8. W. Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », tr. fr. Maurice de Gandillac, dans L’Homme, le langage et la culture, Paris, Denoël/Gonthier, 1974, p. 196. 9. Je renvoie à l’excellente traduction anglaise du Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin (dir.), Paris, Éditions du Seuil/Dictionnaire Le Robert, 2004. Dans l’article « Présent », Pascal David insiste sur le fait que l’avenir inclut ce qui pourrait être et que le futur nomme ce qui va être. L’opposition entre le possible et le réel ne me semble cependant pas épuiser ce couple sémantique idiomatique. Cf. Dictionary of Untranslatables, Emily Apter, Jacques Lezra et Michael Wood (éds), Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 849-850.

Derrida.indd 115

2016-08-23 10:11

116   Les guerres de Jacques Derrida

autour du purgatoire. Le terme d’« avenir » est une création plus tardive d’un siècle au moins : le verbe « advenir » donna un substantif qui signifiait « succès, réussite dans les temps futurs », puis vers la fin du xve siècle, le mot prit le sens définitif de « temps encore à venir ». Littré tente courageusement d’apporter de l’ordre dans la confusion sémantique : Le futur est ce qui sera ; l’avenir est ce qui adviendra. Ces deux sens se confondent dans l’usage presque toujours : les siècles à venir ou les siècles futurs ne présentent pas d’autre nuance que celle qui est dans la notion même d’être ou de venir. Il n’y a que dans la langue du droit où futur ne peut être remplacé par à venir : les futurs conjoints. On dirait cependant l’héritier à venir aussi bien que le futur héritier10.

Je voudrai mieux comprendre la spécificité d’un jugement légal dissociant le « futur » de l’« avenir ». Les dictionnaires français opèrent une opposition entre Pascal, présenté comme celui qui systématise la finalité de l’« avenir » (« Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin11 ») et un écrivain comme Gide, pour qui les deux notions se confondent dans un éloge de la pure potentialité (« Je confonds possible et futur »). Avec sa double définition, « le futur est ce qui sera ; l’avenir ce qui adviendra », Littré avait tenté de frayer une voie pour le sortir d’une aporie linguistique, et à cette polarité il associait deux noms, ceux de Montaigne et de Pascal. Dans la péroraison qui clôt l’essai consacré à « La force de l’imagi-

10. Article « Futur », dans Émile Littré, Le Littré (XM Littré, v. 2), Dictionnaire de la langue française, texte intégral en ligne, n. p. 11. Blaise Pascal, Pensées, Michel Le Guern (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, vol. 1, p. 82.

Derrida.indd 116

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   117

nation12 », Montaigne oppose les écrivains scrupuleux, qui visent à rester proches de l’histoire, et son propre jeu littéraire avec l’imagination, qui lui laisse la tâche d’ouvrir le possible par son écriture. Dans « La force de l’imagination », Montaigne évoque des témoignages fabuleux qui semblent plus possibles que vrais : Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité : duquel je suis utilement avisé par ce récit. Je le voy, et en fay mon profit, egalement en umbre qu’en corps. Et aux diverses leçons, qu’ont souvent les histoires, je prends à me servir de celle qui est la plus rare et mémorable. Il y a des autheurs, desquels la fin, c’est dire les evenements. La mienne, si j’y sçavoys advenir, seroit dire sur ce qui peut advenir13.

Le redoublement du verbe « advenir » oriente tout à la fois vers les leçons que l’on peut tirer d’événements passés et un projet littéraire et philosophique qui, comme le veut Aristote, ne se limite pas aux détails historiques, mais en donne le sens encore ouvert vers ce qui viendra, tels de nouveaux lecteurs. If faut laisser « advenir » ce sens selon un rapport précis entre des récits d’historiens et un texte encore à venir, et qui vise à présenter ces événements parfois fictifs qui échappent aux strictes catégories de l’histoire. Face à cet étagement d’« advenirs » multiples, un sens simplifié du futur nous dit qu’il s’agit tout simplement de ce qui sera là : un nouvel être va être là que l’on peut anticiper. Il était logique que ce soit Pascal qui nous donne un éclaircissement 12. Michel de Montaigne, Les essais, Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin (éds), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 21. 13. Ibid., p. 108.

Derrida.indd 117

2016-08-23 10:11

118   Les guerres de Jacques Derrida

sur ce terme, car c’est lui qui, le premier, a introduit une mathématisation du futur dans la science des probabilités. En même temps, il attaquait le « probabilisme » moral de la casuistique jésuite. Et par ailleurs, il inventait la première machine à calculer, ancêtre de nos ordinateurs. Renversant la dichotomie établie par Derrida, la stratégie générale de Pascal repose sur une distinction entre l’« avenir » pensé comme ce qui adviendra tôt ou tard pour chacun de nous (par exemple la mort, suivie du salut ou de la damnation) et le « futur » d’une « écriture » sainte pourtant déjà entre nos mains. Selon Pascal, la Bible serait à placer dans la série d’ouvrages de science-fiction publiés par Denoël qui s’intitule « Présence du futur ». C’est pourquoi, même si les considérations eschatologiques paraissent sombres, on ne pourrait traduire sa pensée par un décalque de la formule anglaise courante : « No Future ! » Une telle expression ne se traduirait pas par « Pas de futur ! », mais bien par « Aucun avenir ! » Le français entend que l’on dispose d’un ou de plusieurs futurs (même si c’est au sens de « promis » ou « promise » pour un mariage à venir), tandis que l’avenir est une entité globale, et souvent noire… On ne dirait donc pas aisément en français « Je travaille pour le futur » (alors que « Je travaille pour l’avenir » semble correct). Je ne peux travailler pour un moment dont l’issue paraît trop hypothétique, alors qu’un avenir semble programmé en bien ou en mal vers son « advenir ». Joseph Addison avait eu cette boutade fameuse : « Pourquoi travaillerions-nous pour la postérité ? Et d’abord, qu’a-t-elle jamais fait pour nous, la postérité ? » Et pourtant, suivant Pascal, nous pouvons nous efforcer de parier sur la postérité du futur. Le but ultime serait d’opérer une réduction phénomé-

Derrida.indd 118

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   119

nologique afin d’évaluer ce qui reste ou de calculer les chances d’un avenir à préserver dans sa radicale ouverture à l’Autre. Si la postérité des enfants encore à naître semble plus impliquée dans la trame de l’avenir que dans les jeux du futur antérieur, c’est le signe qu’il faut parier. Parier sans espoir autre qu’une communauté humaine, voilà la principale justification de cette spéculation sur les temps à venir. Une parabole de l’évangile de Luc pourra nous y aider. 2. L’intendant infidèle : vers une grammatologie prudentielle

La parabole de l’intendant infidèle m’avait toujours peu ou prou choqué lorsque je la retrouvais à la fin d’une nouvelle de Joyce dans Dublinois. Dans « La Grâce », un prédicateur, le père Purdon (le nom évoque moins le « pardon » qu’une rue très mal famée), donne un sermon lors d’une retraite spirituelle à laquelle quelques amis ont réussi non sans mal à entraîner Tom Kernan, un ivrogne qu’ils veulent ramener dans le droit chemin. Dans cette parodie de la complicité entre l’Église catholique irlandaise et les valeurs les plus suspectes d’une bourgeoisie bien-pensante, Joyce désigne ce qu’il appelle la « simonie » dublinoise, c’est-à-dire la commercialisation du sacré. Il revient au père Purdon d’incarner l’apothéose de la simonie dans la péroraison de son sermon et il cite le texte de Luc : Car les enfants de ce monde-ci sont plus avisés avec leurs semblables que les enfants de lumière. En vérité, je vous le dis : faites-vous des amis avec l’argent malhonnête afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous reçoivent dans les demeures éternelles.

Derrida.indd 119

2016-08-23 10:11

120   Les guerres de Jacques Derrida

Le Père Purdon développa ce texte avec une sonore assurance. C’était, disait-il, l’un des textes les plus difficiles de toutes les Écritures à interpréter correctement. C’était un texte qui, aux yeux d’un observateur superficiel, pouvait sembler en contradiction avec la haute moralité prêchée par le Christ en d’autres endroits. […] C’était un texte adressé aux hommes d’affaires et aux professions libérales14.

Le texte de Luc (16 : 8-9) cité par Purdon s’écarte de la version habituelle : au lieu de « when you fail », il écrit « when you die », « quand vous mourrez ». De plus, il s’arrête en un point stratégique, car Purdon omet de mentionner la conclusion de l’apologue, qui est catégorique : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » Reprenons donc cette histoire, sans minimiser ce qu’elle a de potentiellement scandaleux. Un maître ou seigneur (adon) décrit comme très riche a entendu dire que son intendant (oikonomos ou villicus dans la Vulgate) a dilapidé ses biens. Il lui dit alors deux choses : l’intendant doit rendre compte de sa gestion et il va être renvoyé. Ce dernier a donc un peu de temps avant de partir. Sachant qu’il a été dénoncé, il ne cherche pas à se défendre, mais convoque les débiteurs du seigneur « pour qu’ils [l]’accueillent chez eux » (Luc, 16 : 4). Commence alors une curieuse scène : un débiteur doit cent barils d’huile, l’intendant lui fait écrire cinquante ; un débiteur doit cent mesures de blé, il lui fait écrire quatrevingt. C’est une scène de dictée redoublée, un théâtre précipité de l’écriture forcée : « Prends ton billet (gramma), assieds-toi et écris vite (grapson) cinquante. […] Prends ton billet et écris quatre-vingt. » (Luc, 16 : 6-7) 14. J. Joyce, « La Grâce », dans Dublinois, tr. fr. J. Aubert, dans Œuvres, t. I, op. cit., p. 263. Les italiques sont dans le texte.

Derrida.indd 120

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   121

Le récit emblématique du Villicus iniquitatis nous offre une parabole reliant la dette et l’écriture. Le modèle proposé par l’intendant, un modèle donné par défaut en quelque sorte, est celui de l’astuce humaine dans le domaine de l’argent, par opposition au défaut de sagesse humaine dans les affaires du salut de l’âme. L’idée est qu’il suffit de voler à la dette même. Après qu’on a demandé à l’intendant de rendre compte de sa mauvaise gestion, il se lance dans une anti-économie systématique. Lui qui a toujours servi de médiateur entre un seigneur qui est un capitaliste et une foule de débiteurs se met à pervertir cette relation. Il semble de fait que règne un certain désordre, voire une anarchie complète dans ses réductions ingénieuses, mais improvisées : on passe ainsi de cent à cinquante, puis de cent à quatre-vingt, comme si tout calcul rationnel était devenu impossible. L’intendant prend à la dette (en enlevant encore un peu plus à la fortune écornée du maître) ou il donne à la dette (en laissant un profit marginal aux débiteurs) : les deux opérations sont interchangeables en l’occurrence. Notons qu’il n’efface pas la dette : il rature l’ancien chiffre et le remplace par un chiffre diminué. Il ne détruit pas les tablettes, ce qui serait peut-être en dehors de son pouvoir et affaiblirait la démonstration. Il faut que les débiteurs restent attachés à la dette initiale pour qu’ils puissent ensuite recon­­naître leur dette symbolique face à l’intendant qui les a aidés en la réduisant. Cette modification frauduleuse est l’effet d’une écriture particulière, qui conserve une trace passée afin d’aller vers une lecture future. L’une des ironies de la parabole est que le maître, au lieu d’être furieux ou de se sentir trahi, félicite l’intendant et admire sa sagesse : « Et le maître loua cet intendant malhonnête d’avoir agi de façon avisée. Car les fils de ce monde-ci

Derrida.indd 121

2016-08-23 10:11

122   Les guerres de Jacques Derrida

sont plus avisés envers leurs propres congénères que les fils de la lumière. » (Luc, 16 : 8) Sa conduite était la seule qui pût non seulement lui donner de nombreux amis, mais aussi lui permettre de retrouver son poste. Sa stratégie reposait au départ sur un aveu : il se sent incapable de travailler de ses mains ou de mendier, il faut donc qu’il s’en remette aux autres. Le contexte de cette louange paradoxale d’un homme injuste ou infidèle est révélateur. Luc écrit au nom de Jésus afin d’attaquer les pharisiens qui étaient les gardiens intransigeants de la vieille Loi après la destruction du Temple et qui abhorraient l’idée d’être en dette. « Les pharisiens, qui sont amis de l’argent, entendaient tout cela et ils se moquaient de lui. » (Luc, 16 : 14) Luc critique leur rectitude exagérée en termes économiques : ce sont eux les capitalistes de la foi, ils dénient et la faute et la catastrophe qui ne peut manquer d’arriver. L’intendant qui « donne » aux autres en réduisant leurs dettes, dans l’espoir d’une charité à venir, est plus proche de la vérité. Il sait que ses comptes, comme ceux de tous les autres, sont plus ou moins faux. On ne peut être quitte de sa dette ; il vaut mieux se faire de nouveaux partenaires ou des complices que de parier sur sa propre pureté face à la Loi. Ceux qui se sentent en sécurité morale, religieuse et eschatologique sont en fait des avares. Ils croient à tort qu’ils sont des riches, des aristocrates, des élus – leur pire erreur est leur foi en une justice transcendante dont ils seraient les gardiens immanents. En revanche, la position de l’intendant peut être universalisée : comme tous les humains, il va devoir rendre des comptes sans s’y être préparé, et les comptes indiqueront prévarications, malversations et fautes en tous genres. La

Derrida.indd 122

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   123

catastrophe de la mort et du jugement, cette soudaine péripétie redoutée, est déjà là et il n’y a pas assez de temps pour se blanchir. La seule direction dans laquelle il faut regarder est humaine et collective ; ce sont les autres qui nous tireront d’affaire et non quelque jugement final. La fuite en avant d’une dissémination atténuée de la dette va permettre un nouveau partage des responsabilités, une redistribution des allégeances. Le pari de Luc porte sur la réciprocité humaine, qui entraîne ensuite le pardon du seigneur, et non sur l’idée d’une justification morale transcendante. Ceci suppose une économie de la dette, toujours hantée par un sens des temps à venir, mais aussi fondée sur une sociabilité qui étend et déplace la dette. La véritable économie n’est pas celle du livre de comptes plus ou moins exact, mais la justice humaine du réseau social, le réseau des débiteurs et des sommes en retard. Dans cet apologue, Dieu est présenté comme un grand capitaliste. L’adon ou maître, comme Dieu, préfère avoir un intendant malhonnête mais intelligent à un intendant honnête mais stupide. Il perdra sans doute moins d’argent avec l’oikonomos malhonnête, même si ce dernier se sert au passage : ses calculs avisés laisseront une marge de bénéfices à l’adon. L’intendant offre une image économique de ce que recèle déjà le terme de « rédemption » : le « rachat » des péchés effectué par Jésus est censé « enlever à la dette ». Il « prend » à la vieille Loi inflexible et « donne » aux pécheurs l’espoir du salut. Comme le Fils face au Père, l’oikonomos face à l’adon va mettre en place une nouvelle économie. Cette économie est plus proche d’un capitalisme financier naissant que du troc des biens, lequel suppose un échange à terme de valeurs équivalentes. Il s’agit d’apprendre à jouer rapidement sur

Derrida.indd 123

2016-08-23 10:11

124   Les guerres de Jacques Derrida

des futures, c’est-à-dire calculer des pourcentages ; ainsi une réduction de 50 % ne sera pas fondamentalement différente d’une réduction de 20 % si la dette est métaphorique, comme lorsqu’on parle de « dette du péché ». Cette parabole avait de quoi plaire aux jésuites et aux casuistes en tous genres. L’argent fonctionne comme une métaphore de la temporalité dans l’échange et aussi dans une inévitable spéculation sur le salut. Il semble que ce soit une version négative du pari de Pascal qui nous est proposée. Selon Luc, il vaut mieux parier sur le futur que de chercher à se justifier dans le présent. Une rapide évaluation des chances qui n’exclut pas une certaine précipitation doit préparer un nouveau départ. Ou, pour varier les métaphores, un dossier à moitié propre vaut mieux que d’attendre l’issue incertaine d’un procès qui peut durer indéfiniment. Il faut en tout cas prendre une décision vite et non attendre la sentence de la Loi. C’est donc un jugement prudentiel qui est recommandé ici : il faut calculer son intérêt plutôt que de chercher à vérifier un certain état de fait par un jugement évidentiel. Cette grammatologie prudentielle dans laquelle un trait de plume réduit une dette culmine dans cette traduction de la « mort » comme une « faillite » : la faillite de l’humanité est là, de toute origine, comme le péché originel, mais peut aussi être rachetée par le Rédempteur. Nous pouvons donc vivre avec une dette interminable, du moment que nous savons être sages quant à l’avenir. Il faut parier sur l’avenir, même si cet avenir se noue à un événement déjà passé (la venue du Christ) qui sera répété dans un événement messianique ou eschatologique de la fin des temps. Tout ceci nous amène à réexaminer l’argument du pari de Pascal.

Derrida.indd 124

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   125

3. Pascal et le futur de l’Écriture

Le fameux argument de Pascal implique une double série de calculs. Au premier niveau, délibérément simpliste, la décision entre, d’un côté, l’existence de Dieu, de l’autre, sa nonexistence, devrait être réglée tout de suite : il semble évidemment plus avantageux de parier sur l’infini que sur le néant. Cette réduction à une alternative tranchée éveille les soupçons et amène l’interlocuteur à refuser de parier : « […] ils sont tous deux en faute ; le juste est de ne point parier./ – Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué15. » C’est que la position initiale du problème ressemble trop à une prime de séduction (« si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez, vous ne perdez rien »), qui a pour mission de faire accepter un enjeu que l’on peut juger exorbitant : il s’agit de tout donner, tout, vie et raison, se trouve placé dans la balance. « […] il n’y a point à balancer, il faut tout donner. Et ainsi quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant16 ». Le calcul probabiliste des « hasards » en balance (« quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul serait pour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous agirez de mauvais sens, en étant obligé à jouer, de refuser de jouer une vie contre trois à un jeu où d’une infinité de hasards il y en a un pour vous, s’il y avait une infinité de vie infiniment heureuse à gagner […]17 »)

15. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. II, p. 11. 16. Ibid., p. 12. 17. Ibid.

Derrida.indd 125

2016-08-23 10:11

126   Les guerres de Jacques Derrida

vise surtout à forcer l’adversaire à jouer. Qu’il accepte de se voir comme un joueur, et il a gagné et perdu à la fois. Un calcul complexe sur les rapports entre le fini et l’infini est sous-tendu par un écho faisant rimer la « partie » de jeu avec le « parti », lequel devient enfin un « pari ». Qu’est-ce qu’un « parti » ? Le « Traité du triangle arithmétique » nous en donne une définition : la loi du « parti » implique que ce que les joueurs ont posé sur la table ne leur appartient plus. Cette somme est vouée au hasard et correspond à ce que la fortune décidera, soit leur prendre tout, soit le redonner multiplié18. Puisque cette loi est volontaire, chacun peut décider de « partir » et de reprendre son bien. Les calculs complexes proposés par Pascal réglementent ce qui doit leur appartenir selon des proportions initiales : Si deux joueurs jouent à un jeu de pur hasard, à condition que si le premier gagne, il lui reviendra une certaine somme, et s’il perd, il lui reviendra une moindre ; s’ils veulent se séparer sans jouer, et prendre chacun ce qui leur appartient, le parti est que le premier prenne ce qui lui revient en cas de perte, et de plus la moitié de l’excès dont ce qui lui reviendrait en cas de gain surpasse ce qui lui revient en cas de perte19.

Quel est le but de Pascal ? Comme la plupart des commentateurs l’ont souligné, l’argument mathématique ne risque guère de convaincre un agnostique qu’il vaut mieux parier sur l’existence de Dieu que sur son inexistence, car on ne joue pas aux dés ou aux cartes avec la foi. En fait, derrière la sophistication des calculs, toute une mise en scène onto-

18. B. Pascal, « Traité du triangle arithmétique », dans Œuvres complètes, Louis Lafuma (éd.), Paris, Seuil, 1963, p. 57. 19. Ibid., p. 58. Les italiques sont dans le texte. 

Derrida.indd 126

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   127

logique est impliquée, mais l’argument essentiel est ce qui est proposé dès le début : si ne pas parier c’est encore parier, il faut donc parier. Que je le veuille ou non, le jeu se joue déjà. La partie est engagée même si je m’aveugle sur les gains possibles ou les pertes vraisemblables, c’est ma raison, ma foi et ma vie qui sont de fait les enjeux. On ne peut donc pas conclure : « Qui ne risque rien n’a rien. » On ne peut dire non plus : « Qui ne risque rien ne gagne rien (ou ne perd rien). » En fait, celui qui ne risque rien a déjà perdu, mais sans le savoir. Cette dramatisation pourrait faire de Pascal un précurseur de l’existentialisme chrétien, l’ancêtre de Kierkegaard. Une telle question déborde du cadre de l’ontologie et c’est sans doute pourquoi Heidegger cite Pascal de manière approbative dès le début de Sein und Zeit, alors qu’on pourrait imaginer une résistance de sa part à une mathématisation des choix existentiels. Heidegger cite un fragment de De l’esprit géométrique au premier paragraphe de son ouvrage : « On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sousentende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition20. » Pascal déduit de l’impossibilité où nous sommes de définir des notions aussi fondamentales que « l’homme », « le temps » ou l’« être » que la raison serait impuissante sans un recours constant à une sorte de foi intuitive. Voilà pourquoi cet

20. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1979, p. 4. La citation est en français dans le texte, tirée de Blaise Pascal, Pensées et opuscules, Léon Brunschvicg (éd.), Paris, Hachette, 1924, p. 169.

Derrida.indd 127

2016-08-23 10:11

128   Les guerres de Jacques Derrida

opuscule se transforme en un « Art de persuader » avant de déboucher sur l’idée d’une humilité de la raison humaine : « Ce n’est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l’excellence de quelque genre que ce soit. On s’élève pour y arriver, et on s’en éloigne : il faut le plus souvent s’abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire21. » La Bible correspond-elle à ce critère ? Oui, dans la mesure où l’humiliation de la raison est l’enjeu principal que vise l’argument du pari, car les dilemmes personnels ne peuvent être réglés par un calcul rationnel, mais bien par un saut logique, un bond hors des catégories ontologiques. C’est toute une pragmatique qui doit relayer l’investigation métaphysique à la Descartes. Si tout choix implique un risque, Pascal déplace le terrain de la discussion en passant de l’établissement d’un fait à la justification d’une action22. Voilà qui annonce la théorie des jeux et des décisions, et pose d’emblée l’idée d’une attente qui détermine tout le reste. Plus que les calculs abstraits qui présupposent une bifurcation des chances, il faut accepter qu’un « abêtissement » de la raison ouvre le chemin du « cœur ». Le passage même du « pari » dans les Pensées se termine de manière aporétique, dialogique et non conclusive. Comme dans l’apologue de Luc, ce sont en définitive les autres qui peuvent montrer l’exemple. Les protestations du pauvre libertin bousculé en ses derniers retranchements sont presque amusantes :

21. B. Pascal, Pensées et opuscules, op. cit., p. 195. 22. Cf. Nicholas Rescher, Pascal’s Wager : A Study of Practical Reasoning in Philosophical Theology, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1985.

Derrida.indd 128

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   129

[…], mais encore n’y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu ? – Oui, l’Écriture et le reste, etc. – Oui, mais j’ai les mains liées et la bouche muette, on me force à parier, et je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas, et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. […] apprenez de ceux, etc., qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont des gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre… […] C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. – Mais c’est ce que je crains. – Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre23 ?

La circularité de l’argument semble évidente. Il suffit de convaincre le libertin de faire un pas ou un saut dans le vide et d’accepter de rejoindre une communauté qui fait « comme si » elle croyait. Le « cœur » s’accommode donc assez bien de la mascarade. On aura croisé à plusieurs reprises l’argument textuel : lire la Bible serait une manière de voir « le dessous du jeu ». Qu’est-ce donc que lire ? Comment lire ? On se souvient de la remarque que Paul de Man cite en exergue d’Allégories de la lecture : « Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien24. » La stratégie de Pascal vise à bousculer les certitudes mondaines en prenant l’esprit dans un étau logique reposant sur le calcul des infinis pour promouvoir ultimement un art de persuader – une rhétorique au sens plein. Or c’est moins un art de « convertir » ou d’« abêtir » que de tourner l’esprit vers la lecture. Il s’agit d’une rhétorique qui va

23. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. II, p. 13-15. 24. Cf. P. de Man, Allégories de la lecture. Le langage figuré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, tr. fr. Thomas Trezise, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1989 [1979], p. 15.

Derrida.indd 129

2016-08-23 10:11

130   Les guerres de Jacques Derrida

persuader l’interlocuteur d’accepter de commencer à (bien) lire. Le texte dit exactement : Deux infinis, milieu. Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend rien25.

Là encore, une économie pragmatique est à l’œuvre, puis­ qu’il s’agit de trouver un « juste milieu » pourtant donné comme impossible. Voici une illustration parmi beaucoup d’autres : Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve […] en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue. […] trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent dans la musique, et trop de bienfaits irritent. Nous voulons avoir de quoi surpasser la dette : « Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse ; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur. » Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid26.

La phrase de Tacite apporte un commentaire oblique sur la tactique de l’intendant infidèle qui réduit la dette des débiteurs sans l’abolir : « Les bienfaits sont agréables tant qu’ils paraissent pouvoir être payés de retour. S’ils dépassent de beaucoup ce pouvoir, au lieu de reconnaissance nous les payons de haine27. » Pascal a trouvé cette citation, parmi bien d’autres, au chapitre VIII du troisième livre des Essais de Montaigne, le premier à citer Tacite en latin28. 25. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. I, p. 76. 26. Ibid., vol. I, p. 157. 27. Ibid. 28. Les éditeurs des Essais dans la Pléiade traduisent ainsi : « Les bienfaits sont agréables dans la mesure où l’on estime pouvoir s’en revancher,

Derrida.indd 130

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   131

Or là où Montaigne réitère des maximes de prudence en matière de jugement historique, Pascal radicalise le propos sur la dette. Montaigne tente de montrer qu’il faut accepter d’avoir des dettes et, par exemple, cite Philippe de Commynes qui disait : « Qu’il faut bien garder de faire tant de service à son maistre, qu’on l’empesche d’en trouver la juste recompence29. » Et il mentionne Sénèque qui écrivait : « Car qui trouve honteux de ne pas rendre, souhaite ne rencontrer personne à qui rendre30. » Pascal vise à démontrer une faiblesse ou une incapacité constitutive. Alors même qu’il postule un calcul, il démontre l’impossibilité de lui trouver le « lieu » qui serait par la même opération un « milieu ». Voilà qui rejaillit sur la question du temps et de l’avenir, comme le prouve un autre passage : Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres… […] Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin31.

Lorsqu’il joue au moraliste, Pascal conclut à l’impossibilité de trouver le bonheur ; lorsqu’il vise à promouvoir son apologé­tique, il transforme le vertige existentiel en une mais quand ils sont par trop excessifs, c’est la haine, non la reconnaissance, qu’on éprouve en retour. » (Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 985.) 29. Ibid. 30. Ibid. 31. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. I, p. 81-82.

Derrida.indd 131

2016-08-23 10:11

132   Les guerres de Jacques Derrida

herméneutique des textes. C’est ce qui se vérifie en premier lieu pour le texte de la Bible. Si nous sommes « embarqués » de force dans une situation où les choix sont impossibles, la plongée dans une pragmatique de la hâte devrait faire surgir par contraste le besoin d’une stabilité textuelle. Pascal vise à montrer au libertin qu’il peut tirer de la Bible plus de profit que de tout autre texte, au moins pour éviter une labilité universelle. Le principe herméneutique est que toutes les obscurités d’un texte s’éclairent dès que l’on trouve le point d’équilibre, clef qui transforme ses incongruités en une signification globale : « Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l’Écriture et des prophètes : ils avaient assurément trop de bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés32. » Pascal conclut ce passage aussitôt, et donc trop vite peut-être, par un allégorisme de la figure du Christ : « Le véritable sens n’est donc pas celui des Juifs, mais en Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées33. » Il suffira de trouver un plan de sens qui peut harmoniser les contradictions de surface. Un modèle sera fourni par la symbolique de saint Augustin, un autre par les lectures talmudiques que Pascal avait découvertes dans le traité de Raymond Martin, le Pugio fidei adversus Mauros et Judaeos. Cet essai du xiiie siècle venait d’être réédité ; il contenait une critique de l’herméneutique rabbinique. Pour simplifier ce modèle, et en m’aidant de l’excellent ouvrage de

32. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. I, p. 180. 33. Ibid.

Derrida.indd 132

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   133

Pierre Force sur Pascal et l’herméneutique34, on peut dire que le modèle de ce discours prophétique implique quatre conditions pour être réalisé. Il lui faut donc : a) un énonciateur conscient de parler à un double niveau de sens ; b) un message codé de manière tropologique qui mêle éléments figuratifs et non figuratifs ; c) une clef permettant de saisir les figures et permettant de distinguer entre les passages qui se comprennent au niveau littéral et ceux qui se comprennent au niveau figuratif ; d) une prise en compte de la temporalité qu’implique le texte, ce qui amène à distinguer entre les événements qui ont déjà eu lieu et ceux qui sont toujours à venir. Il ne faudrait pas comprendre Adam comme un personnage littéral. Pascal médite sur la formule de saint Paul que nous avons déjà rencontrée dans l’épître aux Romains (Rom,  5 : 14). La version de la Vulgate dit : « Adam forma futuri » ou « Adam est la figure de celui qui devait venir ». Pascal la commente dans un fragment à la logique un peu déroutante : « Adam forma futuri. » Les six jours pour former l’un, les six âges pour former l’autre. Les six jours que Moïse représente pour la formation d’Adam ne sont que la peinture des six âges pour former Jésus-Christ et l’Église. Si Adam n’eût point péché et que Jésus-Christ ne fût point venu, il n’y eût eu qu’une seule alliance, qu’un seul âge des hommes et la création eût été représentée comme faite en un seul temps35.

34. Pierre Force, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 99-101. 35. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. II, p. 111.

Derrida.indd 133

2016-08-23 10:11

134   Les guerres de Jacques Derrida

Ici, Adam incarne à la fois le principe augustinien de la felix culpa, cette faute heureuse qui a permis à Jésus de venir pour racheter l’humanité du péché, et l’idée paulinienne d’une « mort » qui aurait régné d’Adam à Moïse, qui inclut l’idée des limbes pour ceux qui ne pouvaient connaître la Loi. Le « futur » que découvre Pascal dans la Bible n’est pas seulement un futur qui s’est déjà incarné. Ce futur n’aura pas été perçu comme tel par ceux qui auraient eu le plus de droit à ce genre de savoir, les Juifs, ce pourquoi Pascal insiste à plusieurs reprises sur le fait que les Juifs ont eu tort de prendre l’idée de la circoncision au sens littéral : « La circoncision n’était qu’un signe », et un peu plus loin : « Que la circoncision du cœur est ordonnée36. » L’un des thèmes fondamentaux que Pascal emprunte à l’herméneutique rabbinique est sa numérologie. Il lui faut démontrer que les prophètes de l’Ancien Testament annoncent clairement la venue du Christ – d’où un passage sur les « six jours ». Un autre fragment des Pensées dit : « Malédiction des Grecs contre ceux qui comptent trois périodes de temps. » Le Guern rétablit un texte différent et imprime : « Malédiction des {Juifs} contre ceux qui comptent trois périodes des temps37 », car il suppose que son auteur dénonce ici les Juifs qui n’aiment pas qu’on divise l’histoire en trois périodes, avant la Loi, pendant la Loi, et avec la Grâce38. Tout se dédouble dans la Bible pour peu que l’on sache lire le futur qui lui est inhérent : « Double loi, doubles tables de la loi, double temps, double captivité39. » Ceci 36. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. II, p. 40. 37. Ibid., vol. I, p. 216. 38. Cf. ibid., vol. I, p. 325. 39. Ibid., vol. I, p. 221.

Derrida.indd 134

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   135

confirme le lien entre l’herméneutique et la prophétie : les « preuves » de la religion résident dans cette futurité déjà inscrite dans un texte opaque. La démonstration du « hasard » existentiel dans lequel nous précipitaient déjà les couples d’extrêmes opposés doit conduire à une conversion moins à la ferveur religieuse qu’à la rigueur textuelle. L’incertitude portant sur l’avenir de l’homme – incertitude qui peut être sublimée ou transcendée par l’ordre de la foi ou du cœur – donne naissance à la certitude d’une connaissance du futur. Ce futur inscrit au cœur même du texte sacré, un texte qui culmine avec l’événement passé, présent et futur de l’Incarnation. Si, de fait, la futurité de la venue du Messie s’est déjà réalisée, elle doit conserver sa part future : sans elle, point de déchiffrage du texte, pour tous ceux qui vont naître et venir après nous. C’est un futur antérieur qui ouvre aussi l’espace d’un futur postérieur, ce futur que chacun porte en lui-même par la « grâce » de la finesse qui s’épanouit dans un rapport au texte. Un tel rapport décèle la futurité dans la figurabilité. Cet apprentissage de la lecture dans un temps précaire et labile qui nous pousse en avant n’exclut pas un léger persiflage envers la philosophie : « La vraie éloquence se moque de l’éloquence, la vraie morale se moque de la morale… Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher40. » En un sens, Pascal serait plus près de Nietzsche que de Kierkegaard, mais comme nous allons le voir en traversant un commentaire de Heidegger, cette proximité même n’est pas sans poser problème.

40. B. Pascal, Pensées, op. cit., vol. II, p. 92.

Derrida.indd 135

2016-08-23 10:11

136   Les guerres de Jacques Derrida

4. « Ceux qui vont venir » et les précurseurs

L’ambivalence de Heidegger face à Nietzsche ressemble à son ambivalence face à Pascal. Lorsque Heidegger commente un poème de Rilke au sujet de l’Ouvert, il déploie les sens qui se rattachent au « pari » et au « risque », et donc rencontre la pensée de Pascal. Cependant, il pose une équivalence par renversement entre Descartes, pour qui « la sphère de l’intériorité invisible se détermine comme la région de présence des êtres calculés », et Pascal, pour qui cette zone se détermine comme celle du « cœur » :  Presque en même temps que Descartes, Pascal découvre, antithèse de la logique, de la raison calculante, la logique du cœur. L’intérieur – l’invisible de la dimension du cœur – est non seulement plus intérieur que l’intérieur de la représentation calculante – et, pour cela, plus invisible – mais il porte en même temps plus loin que la région des simples objets productibles. Ce n’est que dans l’intimité invisible du cœur que l’homme se penche vers l’aimable : les aïeux, les morts, l’enfance, ceux qui vont venir41.

Le terme allemand « die Künftige » (traduction mot à mot : « les futurs ») provient d’un passage d’une lettre de Rilke écrite à Muzot le 11  août 1924. Rilke évoque les morts et ceux qui sont à venir, tous ceux qui désirent un espace plus intime que notre intimité. Cet espace possède « la dimension de profondeur de notre intimité » : « Si donc les morts, si donc ceux qui viendront ont besoin d’un séjour, quel abri 41. M. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, tr. fr. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p.  249. Traduction modifiée. Désormais abrégé en CH, suivi du numéro de la page. M. Heidegger, Holzwege, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1950, p. 302. Désormais abrégé en H, suivi du numéro de la page.

Derrida.indd 136

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   137

leur serait plus agréable et plus offert que cet espace imaginaire42 ? » Ces « futurs » substantivés évoquent la fin de la Neuvième Élégie de Duino, que Heidegger cite en conclusion de ce paragraphe : Mais l’intérieur de cette conscience inusuelle demeure un espace intime à l’intérieur duquel, pour nous, toute chose a dépassé le numérique du calcul, et peut ainsi, libre de limitation, s’épancher dans le Tout dégagé de l’Ouvert. Un tel superflu surnuméraire naît dans l’intériorité invisible du cœur. La dernière parole de la Neuvième Elégie – celle qui chante l’appartenance des hommes à l’Ouvert – est : « Dans le cœur me naît une existence surnuméraire. » (CH, 250)

Les trois derniers vers de Rilke : Siehe, ich lebe. Woraus ? Weder Kindheit noch Zukunft werden weniger… Ueberzähliges Dasein entspringt mir im Herzen43.

Heidegger reprend ici une analyse philologique qu’il avait menée auparavant sur le terme de « Wagnis » (le « risque »), qu’il avait mis en rapport avec l’étymologie de « Waage », la « balance ». Le superflu de l’existence provient d’un rapport privilégié des créatures avec l’Ouvert, car cette Ouverture vient les projeter en avant pour les « risquer ». Ces vers sont tirés d’une autre lettre de Muzot écrite en août 1924 :

42. Cité par M. Heidegger dans Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 250. 43. Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino. Les Sonnets à Orphée, tr. fr. Joseph-François Angelloz, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 93. Voici la traduction d’Angelloz : « Vois, je vis. De quoi ? Ni l’enfance, ni l’avenir/ ne dimi­nuent… Une existence surabondante/ jaillit dans mon cœur. »

Derrida.indd 137

2016-08-23 10:11

138   Les guerres de Jacques Derrida

Comme la nature abandonne les êtres au risque de leur obscur désir et n’en protège aucun dans les sillons et les branches, de même nous aussi, au tréfonds de notre être ne sommes pas plus chers ; il nous risque. Sauf que nous, plus encore que la plante ou l’animal, allons avec ce risque, le voulons, et parfois même risquons plus (et point par intérêt) que la vie elle-même, d’un souffle plus… Ainsi avons-nous, hors d’abri, une sûreté, là-bas où porte la gravité des forces pures ; ce qui enfin nous sauve, c’est d’être sans abri, et de l’avoir, cet être, retourné dans l’ouvert, le voyant menacer, pour, quelque part dans le plus vaste cercle, là où le statut nous touche, lui dire oui. (Cité dans CH, 226)

Ces vers « improvisés » apportent comme une clef de la pensée de Rilke, du moins selon le long commentaire qu’en donne Heidegger. Heidegger insiste de manière très symptomatique sur le concept de « volonté » glissé au vers sept, afin de généraliser la proposition contenue dans le terme de « risque » : « Tout étant est risqué. L’être est le risque luimême par excellence. Il nous “risque”, nous, les hommes. Il risque les êtres vivants. L’étant est, dans la mesure où il demeure ce qui toujours est à nouveau risqué. » (CH, 228), Mais de manière un peu surprenante, Heidegger identifie le « risque » avec la volonté humaine, non pas une volonté au sens psychologique, mais au sens métaphysique, entendue comme l’essence de la volonté : « L’être de l’étant est le risque. Celui-ci repose dans la volonté qui, depuis Leibniz, s’est de plus en plus précisément annoncée comme l’être de l’étant dévoilé en la Métaphysique. » (CH, 228) À travers

Derrida.indd 138

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   139

Leibniz, c’est toute l’histoire de la métaphysique qui est visée ici, une histoire dans laquelle Rilke joue un rôle proche de celui de Nietzsche. Pascal, Nietzsche et Rilke affirmeraient tous les trois une primauté de l’essence de la volonté qui se tourne vers l’être pensé comme Ouverture. Le seul risque qui « risque plus que la vie » et qui échappa au calcul de la raison scientifique est ce qui relie le cœur au langage – condition ontologique de la poésie, qui, comme l’a rappelé Derrida dans Che cos’è la poesia44, exige qu’on l’apprenne par cœur. Vivre en poésie, « butiner éperdument le miel du visible, pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible », comme dans les célèbres paroles que Rilke écrit en français (cité dans H, 304), est ce qui permet de transformer l’extérieur en l’intérieur. Ce mouvement s’approche de l’Er-innerung, remémoration active et intériorisation au sens de Hegel. Heidegger, lui aussi, utilise le français pour introduire la locution cruciale de « par cœur » : La recordation [Er-innerung] retourne notre essence qui ne veut que sur le mode de l’imposition ainsi que ses objets, vers l’Invisible intime de l’espace du cœur. Ici, tout est (ré)version intérieure : non seulement tout reste tourné vers le véritable « dedans » de la conscience, mais encore, à l’intérieur de ce dedans, tout se déverse pour nous, sans aucune borne, l’un dans l’autre. La version intérieure de l’espace intime du monde nous délimite l’Ouvert. Ce que nous retenons ainsi intérieurement, c’est cela seul que nous savons par cœur. (CH, 252, traduction modifiée ; H, 305)

44. J. Derrida, Che cos’è la poesia, édition quadrilingue, Berlin, Brinkmann und Bose, 1990.

Derrida.indd 139

2016-08-23 10:11

140   Les guerres de Jacques Derrida

Heidegger demande qui donc aurait l’audace de prendre un tel risque ontologique. Il répond que celui qui affronte le Dire poétique, le poète, va risquer plus que l’être, car il en vient à risquer la langue elle-même : Parce que la langue est la demeure de l’être, nous n’accédons à l’étant qu’en passant constamment par cette demeure. Quand nous allons à la fontaine, quand nous traversons la forêt, nous traversons toujours déjà le nom « fontaine », le nom « forêt », même si nous n’énonçons pas ces mots, même si nous ne pensons pas à la langue. Pensant à partir du temple de l’être, nous pouvons présumer ce que risquent ceux qui parfois risquent plus que l’être de l’étant. Ils risquent l’enceinte de l’être. Ils risquent la langue. (CH, 253)

Faut-il identifier celui qui prend le risque de la langue avec le poète ? On pourrait voir en ce joueur impénitent aussi bien la figure tutélaire et emblématique de l’Ange, car l’Ange opère une transformation du Visible en l’Invisible, de l’Extérieur en l’Intérieur. Heidegger voit en l’Ange rilkéen un double du Zarathoustra de Nietzsche (CH, 255). Une nouvelle lecture de poèmes lui permettra ensuite de dépasser l’homme moderne selon Nietzsche, un homme réduit à la volonté, « celui qui veut » et de fait reste dans l’illusion (CH, 260). Car pour Heidegger, il s’agit de retrouver le divin tel qu’il a été exprimé poétiquement par Hölderlin : « Hölderlin est le prédécesseur [Vor-gänger] des poètes en temps de détresse. C’est pourquoi aucun poète de cet âge ne saurait le surpasser. » (CH, 261) Pour Heidegger, c’est donc Hölderlin, plus que Rilke, qui figure le poète par excellence, avant tout parce qu’il incarne la futurité absolue de l’écriture : « Le prédécesseur, pourtant, ne s’en va pas en un avenir [Zukunft], mais au contraire, en vient, de sorte que seul dans l’advenue

Derrida.indd 140

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   141

[Ankunft] de sa parole, l’avenir est présent [allein die Zukunft anweist]. » (CH, 261) Une telle advenue au présent inscrit l’avenir dans le concept de destin (Geschick). Cela suppose à la fois un « envoi » perpétuel et un débordement de l’histoire qu’il contient pourtant. « La futurition de l’advenue se recueille et se reprend dans le Destin. » (CH, 261) La formule semble bien lourde et exotique en français, contrairement à la traduction anglaise qui choisit la simplification : « What occurs in the arrival gathers itself back into destiny45. » Cette difficulté s’estompe si l’on joue en français sur la bifurcation de l’avenir et du futur : il suffit d’admettre que le futur inscrit dans l’écriture le risque poétique qui rejoue la langue et donc l’oriente vers l’avenir tout en reprenant le passé de la langue en soi. Pariant sur une volonté de dépassement qui risque une perte radicale, le Dire poétique advient comme un Destin qui s’écrit au futur, ou encore mieux, comme un « fûtur ». Pour penser ceci au plus près de la langue française, en des idiomes qui font découler le « par cœur » poétique moins d’une remémoration antérieure que d’une récitation ultérieure, il faut revenir chez Mallarmé à cause de sa situation historique et historiale. À mi-chemin entre la fulgurance du divin chez Hölderlin et la scintillation des parcelles d’or de l’Invisible et de l’Ouvert rilkéen, Mallarmé a su à la fois penser la futilité et la futurité du Destin poétique.

45. M. Heidegger, « What Are Poets For ? », dans Poetry, Language, Thought, tr. angl. Albert Hofstadter, New York, Harper and Row, 1971, p. 142.

Derrida.indd 141

2016-08-23 10:11

142   Les guerres de Jacques Derrida

5. Martingales de Mallarmé

Mon enquête a porté jusqu’à présent sur les liens entre les divers « paris » et « partis » de Pascal, Rilke et Mallarmé, sans éviter le thème pascalien du « divertissement ». Une certaine futilité habite les calculs, même tragiques et désespérés, jouant avec un imprévu du destin qui est écrit, mais de manière illisible. Roger Dragonetti a fait surgir de la poétique du Livre de Mallarmé une pratique du futile au quotidien, avançant dans Un fantôme dans le kiosque. Mallarmé et l’esthétique du quotidien 46 que la réalisation du programme mallarméen n’est pas à chercher du côté des notes pour le fameux grand Livre, mais bel et bien dans sa correspondance. Comme pour lui donner raison, on trouve dans la correspondance de jeunesse de Mallarmé un aveu du lien secret, mais puissant qui relie la découverte des jeux de hasard et la mise en place de la poétique de l’abolition et du néant. En avril 1866, Mallarmé décrit à sa femme qui était restée à Tournon ses vacances sur la Côte d’Azur en compagnie de son ami Lefébure. Il évoque son séjour à Monaco : « Je te raconterai toutes mes heures à mon retour, je me contente donc de te dire que l’excursion à Monaco a été délicieuse, que j’y ai gagné à la roulette quelques sous avec lesquels je t’ai acheté une jolie petite… je ne dirai pas quoi, laquelle surprise ira à merveille avec la robe que tu achèteras cet été. » (C, 290-291) De manière significative, on retrouve dans ce passage une stratégie qui vise à postuler un futur – « cet été », on est en avril, « à mon retour », dans une semaine

46. Roger Dragonetti, Un fantôme dans le kiosque. Mallarmé et l’esthétique du quotidien, Paris, Seuil, 1992.

Derrida.indd 142

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   143

environ – afin d’exciter la curiosité ou l’imagination, et ne pas platement narrer les « faits ». Même si le poète admet que sa femme lui manque et qu’il « cherche dans le vide » sa main, son absence ne l’empêche pas de jouir des beautés du paysage. La découverte du soleil et de la mer est bien une révélation confirmée dans une lettre à Cazalis qui suit de peu son retour à Tournon : « Je m’aperçois que j’ai laissé aller ma plume, et ne t’ai rien dit de mon voyage enchanté. Lefébure m’a levé le rideau qui me voilait à jamais le décor de Nice, et je me suis follement enivré de la Méditerranée. Ah ! mon ami, que ce ciel terrestre est divin ! » (C, 300) Quelques années avant Nietzsche, donc, qui découvrit à Nice non seulement la santé solaire et le rejet des arrière-mondes de la vieille métaphysique, mais encore la tentation de jouer à la loterie (« Il y avait une belle occasion à saisir : le dernier tirage de la loterie à Nice, – et pendant au moins une demi-heure, je me suis offert le petit luxe idiot de faire comme si j’étais assuré de gagner le gros lot47 »), Mallarmé refuse les illusions d’un paradis autre que terrestre, mais ne se refuse pas une incursion dans les jeux de hasard. Le futur n’est plus celui de la promesse eschatologique du salut, seulement celui d’une partie de roulette, ou d’un « risque » radical face aux enjeux ontologiques de la langue. Comme Nietzsche, Mallarmé a simplifié sa stratégie face aux jeux du hasard ; on sait que ce mot provient de l’arabe et signifie « coup de dés48 » ; il suffit 47. Friedrich Nietzsche, Dernières Lettres, tr. fr. Catherine Perret, Paris, Rivages, 1989, p. 56. 48. Dans Les mots anglais, à propos de « Singularités » linguistiques, Mallarmé note que, en anglais, « hazard ne représente qu’un jeu de HASARD » (Œuvres complètes, II, op. cit., p. 1044) et ajoute plus loin que le

Derrida.indd 143

2016-08-23 10:11

144   Les guerres de Jacques Derrida

de « martingaler », c’est-à-dire de toujours doubler l’enjeu lorsque l’on perd. Pourtant, à la différence de Nietzsche, Mallarmé n’a pas perdu à la roulette. Certes, il n’a pas gagné un demi-million, mais assez pour acheter le complément d’une tenue féminine – ce qui a dû l’obliger à aller dans un magasin de mode et n’a pas manqué d’influer sur sa fameuse décision de reprendre et de rédiger à lui seul, un peu plus tard, le magazine de mode féminine connu sous le nom de La Dernière Mode (1874). Pourtant, il a perdu quelque chose lors de ce séjour au bord de la Méditerranée, qui est peut-être tout simplement l’illusion rassurante, qu’on pourrait dire « métaphysique », celle qui aide à vivre au jour le jour. Il s’en plaint dans une lettre à Coppée où il explique qu’il ne peut plus écrire de poésie : « Pour moi, voici deux ans que j’ai commis le péché de voir le Rêve dans sa nudité idéale, tandis que je devais amonceler entre lui et moi un mystère de musique et d’oubli. Et maintenant, arrivé à la vision horrible d’une Œuvre pure, j’ai presque perdu la raison et le sens des paroles les plus familières. » (C, 380) Ce qui était digne de louanges et d’admiration quelques semaines après ce « séjour enchanté » s’est mué en une malédiction : on ne peut impunément « lever le rideau » qui voilait le décor de Nice, ou s’enivrer follement de la Méditerranée. Une autre lettre commémore à nouveau cet épisode crucial : […] du reste, je ne saurai quoi vous dire, (car je passe d’instants voisins de la folie entrevue à des extases équilibrantes), si ce n’est que je suis dans un état de crise qui ne peut durer […] – mot « Hazard », venu comme d’autres de l’arabe par le français, a « gardé l’orthographe intacte ». (Ibid., p. 1080.)

Derrida.indd 144

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   145

Décidément, je redescends de l’Absolu, je n’en ferai pas, suivant la belle phrase de Villiers, « la Poésie » ni ne déroulerai « le vivant panorama des formes du Devenir » –, mais cette fréquentation de deux années (vous vous rappelez ? depuis notre séjour à Cannes) me laissera une marque, dont je veux faire un Sacre. (C, 384-385)

Une telle « redescente » prend des allures de convalescence entrecoupée de rechutes ; mais comment parler de « rechute » lorsqu’il s’agit de l’Absolu ? Ces rechutes amènent le poète à l’idée que seul un exercice raisonné de la futilité permettra la mobilité nécessaire à l’écriture. C’était déjà ce que Mallarmé glissait à Coppée : « Je donnerais les vêpres magnifiques du Rêve et leur or vierge pour un quatrain, destiné à une tombe ou à un bonbon, qui fût “réussi”. » (C, 381) Yves Bonnefoy a commenté l’oxymore poétologique qui effectue une équivalence entre « tombe » et « bonbon », y voyant la conséquence de la crise de Tournon qui montrait la folie de trop « creuser le vers »49. Bonnefoy écrit de manière très perceptive : « De moindre coût et, de ce fait même, déjà de l’impersonnel : le bonbon, le fruit délivrant les instants pendant lesquels ils se défont dans la bouche des souvenirs et soucis et rêves de la personne, quitte pour ces tracas à reprendre à la fin de la jouissance. La matière, qui est la cause du hasard, lequel aveugle la poésie, voici que, sucrée, elle abolit le hasard50. » Cette futilité de la poésie est donc toute aussi « utile51 » pour le poète, et revendiquée sur 49. Cf. Yves Bonnefoy, « L’Or du futile », préface à S. Mallarmé, Vers de circonstance, B. Marchal (éd.), Paris, Gallimard, 1996, p. 7-52. 50. Ibid., p. 37. 51. « Pourquoi ? Parce que le futile, aussi utile soit-il, n’est pas nécessairement ce qui s’impose avec évidence, quand on est tout de même un

Derrida.indd 145

2016-08-23 10:11

146   Les guerres de Jacques Derrida

fond de crise du capitalisme, car la pensée politique de Mallarmé, on le sait, flirtait avec l’anarchisme. Mallarmé rejoindrait ainsi la pensée de Hannah Arendt commentant Karl Marx en des termes à elle : Plus la vie devient facile dans une société de consommateurs ou de travailleurs, plus il devient difficile de rester conscient des forces de nécessité auxquelles cette société obéit même quand le labeur et l’effort, manifestations extérieures de la nécessité, deviennent à peine sensibles. Une telle société, éblouie par l’abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d’un processus sans fin, ne reconnaît plus sa futilité – la futilité d’une vie qui n’arrive plus à se fixer ni à se réaliser en un sujet permanent qui dure après que son labeur est passé52.

L’espoir que l’Œuvre d’art absolue puisse justifier un présent somme toute décevant pousse le poète vers un fûtur [sic] toujours menacé de futilité. La rime intérieure qui conjoint sournoisement le futile et le futur travaille sourdement Mallarmé. On en voit un exemple irréfutable dans une lettre à Villiers de l’Isle-Adam, son maître ès hégélianisme ; elle commence par le même constat d’impuissance et s’achève de manière presque guillerette, avec l’attente de la publication de plusieurs poèmes en prose. Symptomatiquement, le mot « Avenir » vient décrire la ruine due à la vision trop nue et forte, tandis que le « futur » évoque le jeu avec une attente pleine de promesses :

Mallarmé. » (Y. Bonnefoy, « L’Or du futile », dans S. Mallarmé, Vers de circonstance, op. cit., p. 38.) 52. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, tr. fr. Georges Fradier, Paris, Sciences Humaines-Agora, 2002, p. 189.

Derrida.indd 146

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   147

Pour l’Avenir, du moins pour le plus voisin, mon âme est détruite. Ma pensée a été jusqu’à se penser elle-même et n’a plus la force d’évoquer en un Néant unique le vide disséminé en sa porosité. […] Le miroir qui m’a réfléchi l’Être a été le plus souvent l’Horreur et vous devinez si j’expie cruellement ce diamant de Nuits innommées. Il me reste la délimitation parfaite et le rêve intérieur de deux livres, à la fois nouveaux et éternels, l’un tout absolu « Beauté » l’autre personnel, les « Allégories somptueuses du Néant », mais (dérision et torture de Tantale,) l’impuissance de les écrire – d’ici à bien longtemps, si mon cadavre doit ressusciter. (C, 366-367)

Le ton posthume de ces lettres a été parodié avec la verve irlandaise de Beckett lorsqu’il fait dire à un Malone qui n’en finit pas de mourir : « Mais laissons-là ces questions morbides et revenons à celle de mon décès, d’ici deux ou trois jours si j’ai bonne mémoire. À ce moment-là c’en sera fait des Murphy, Mercier, Molloy, Moran et autres Malone, à moins que ça continue dans l’outre-tombe53. » Mais il suffit de laisser un peu la plume à Mallarmé lui-même pour qu’il retrouve une certaine santé, voire un enjouement de bon aloi ; voici comment sa lettre à Villiers se conclut : « Pardonnezmoi donc mon silence, ancien sur votre envoi de “Morgane” ce magnifique développement de vous, que j’ai relu vingt fois, et futur sur les richesses que m’apportera le Journal – en faveur de mes maux. » (C, 367) Ce Journal tant attendu dans le « futur » ne devait pas fournir une imbattable martingale au poète, mais la joie de se voir publié. 53. Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1970, p. 102.

Derrida.indd 147

2016-08-23 10:11

148   Les guerres de Jacques Derrida

La correspondance de Mallarmé nous fait observer une bifurcation capitale entre un grandiose « Avenir » doté d’une capitale et un « futur » moins impressionnant, plus réalisable, mais tout aussi marqué par l’imprévisible. S’il fait souvent état d’un « vague plan » conservé « pour l’avenir, dans plusieurs années » – c’est encore un programme de travail annonçant, après le « livre de “Beauté” », un traité de la « Laideur » (C, 368-369) qui en serait la contrepartie –, il avoue que la futurité de ces textes reste un élément essentiel, constitutif : « Cela me vivifie. Si vous et le soleil pouviez faire le reste, par votre pareille chaleur amicale, vous sauveriez du néant de bien divines Œuvres, navrées d’être à moitié plongées dans le futur. » (C, 373) Tout ceci rendrait mieux compte du lapsus calami de Marie Mallarmé qui remplaçait « futures » par « fûtures ». En février 1869, Mallarmé avait fait le vœu de ne plus toucher une plume jusqu’à Pâques, ce qu’il explique par l’entremise de sa femme, dont la graphie singulière a été conservée : « Ma pensée, occupée par la plainitude l’Univers et distendu, perdait sa fonction normal : J’ai senti des symptômes très inquiétants caussés par le seul acte d’écrire, et l’hystérie allait commencer a troubler ma parole. » ([sic] ; C, 423) La convalescence que pressent Mallarmé, qui a vingt-sept ans à ce moment, va impliquer un jeu constant avec le temps du futur : il lui faut attendre, encore et toujours, pour sortir des « ténèbres » de la « grand Nuit » ([sic] ; C, 425) où il a été plongé, que le soleil brille derechef sur un « homme nouveau » : « La première phase de ma vie a été finie. La cons­cience, excedée d’ombres, se réveille, lentement formant un homme nouveux, et doit, retrouver mon Rêve après la création de ce dernier. Cela durera quelques années pandant lesquelles j’ai à revivre la

Derrida.indd 148

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   149

vie de l’humanité depuis son enfance et prenant consience d’elle même. » ([sic] ; C, 425) Cette seconde et dernière crise, la plus pathologique, nouée autour du geste même d’écrire, relègue le passé dans des ombres obscures, y compris un poème en prose au titre et à la pensée aussi hégéliens que « Le Phénomène futur », rédigé en 1864. L’idiomatique propre à Mallarmé compose avec ses rimes en -ur une « Notion » capable de relier « Igitur », conclusion logique qui est aussi un personnage, et la notion de futur. Des textes plus tardifs comme « La Déclaration foraine », écrite vers 1887, réécrit encore le thème du « Phénomène futur ». « Igitur », ce « beau conte » extrait du vieux « mal » (C, 440), commémore la crise de la rencontre avec le Néant, tandis que la correspondance prend acte de la décision d’accepter humblement de n’être qu’un « littérateur » et non un philosophe hégélien ou un héros de l’Esprit absolu. Ceci se redouble d’un travail de fond sur la linguistique, nouvelle science sur laquelle l’Œuvre doit asseoir ses fondements. La crise a pourtant laissé à Mallarmé un profond scepticisme sur la possibilité d’un commencement radical ; il a appris d’un tel bouleversement qui l’a amené aux portes de la folie et du mutisme que l’Œuvre à venir ne pouvait être pensée que sur le mode inchoatif : Ces heures critiques me permettent de revoir par éclairs ce qui fut mon rêve de quatre années, tant de fois compromis. Je le tiens, à peu près. Mais commencer de suite, non. D’abord, il faut que je me donne le talent requis, et que ma chose, mûrie, immuable, devienne instinctive ; presque antérieure, et non d’hier. (C, 509)

La distinction est cruciale : l’Œuvre « à venir » ne peut être élaborée que si la réserve d’énergie linguistique, le « talent »

Derrida.indd 149

2016-08-23 10:11

150   Les guerres de Jacques Derrida

accumulé, peut apparaître comme un vrai passé, une antériorité ancrée dans la personne de l’écrivain. Il faut en quelque sorte créer un réflexe qui se déguisera en archaïsme avant de jeter les dés et de disséminer les lettres. Toute la problématique derridienne de la dissémination se glisse déjà dans cette dramaturgie qui combine savoir et ruse, une ruse qui tente de jouer avec l’inconscient de la langue. Le futur incarnerait donc ce qui « tarde » dans la promesse de l’Œuvre, un potentiel toujours rechargé aux sources du passé qui se reconstitue au fur et à mesure. Ce thème déborde l’idée centrale chez Mallarmé que le présent n’existe pas. La non-existence du présent, affirmée en des termes catégoriques, n’exclut pas un « événement » mystérieux, comme le confirme ce passage de « L’action restreinte », dans Quant au Livre : Le suicide ou abstention, ne rien faire, pourquoi ? – Unique fois au monde, parce qu’en raison d’un événement toujours que j’expliquerai, il n’est pas de Présent, non – un présent n’existe pas… Faute que se déclare la Foule, faute – de tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur ou que les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l’écart54.

Si le futur existe, il reste ouvert à l’avenir, comme certains poèmes le suggèrent, ainsi « Toast funèbre » : Cette foule hagarde ! elle annonce : Nous sommes La triste opacité de nos spectres futurs55.

54. S. Mallarmé, Œuvres complètes, II, op. cit., p. 217. 55. Ibid., I, op. cit., p. 27.

Derrida.indd 150

2016-08-23 10:11

Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir   151

Ou encore, l’ouverture de l’« Éventail » de Madame Mallarmé : Avec comme pour langage Rien qu’un battement aux cieux Le futur vers se dégage Du logis très précieux56

Également dans la conclusion du « Tombeau d’Edgar Poe » : Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur57.

Ce thème revient sous une forme légère et érotique dans un « Sonnet » dédié à Méry Laurent : Le sais-tu, oui ! pour moi voici des ans, voici Toujours que ton sourire éblouissant prolonge La même rose avec son bel été qui plonge Dans autrefois et puis dans le futur aussi58.

Charmé par la grâce sensuelle de sa maîtresse, Mallarmé lui offre lyriquement et érotiquement une première version de la célèbre épitaphe que Rilke avait fait inscrire sur sa pierre tombale : « Rose, ô pure contradiction, joie de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières. » S’il faut conclure, puisque j’ai commencé par une citation de Beckett, ce ne peut être qu’avec lui que je terminerai. Beckett a su exprimer fortement le mélange de désespoir et de confuses espérances que recèle le concept du « futur ». 56. Ibid., p. 30. 57. Ibid., p. 38. 58. Ibid., p. 67.

Derrida.indd 151

2016-08-23 10:11

152   Les guerres de Jacques Derrida

Selon lui, nous sommes tous « acculés à des futurs », emportés de manière dérisoire en des guerres futiles, des polémiques absurdes, des exils aléatoires, et même le retour autrefois désiré ne pourra mettre fin à la nostalgie : « À moi maintenant le départ, la lutte et le retour peut-être, à ce vieillard qui est moi ce soir, plus vieux que je ne le serai jamais. Me voici acculé à des futurs59. » Acculé, vraiment ? Non, pas tout à fait. Reste l’avenir et son babil joyeux, les Ah ! et les Oh ! jubilatoires de son enfant monstrueux60.

59. S. Beckett, « Le Calmant », dans Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955, p. 45. 60. Un bel exemple de l’image de l’enfant à venir dans un futur de science-fiction, enfant merveilleux et monstrueux à la fois, est donné dans le roman de François Dominique, Dans la chambre d’Iselle, Paris, Verdier, coll. « Jaune », 2015.

Derrida.indd 152

2016-08-23 10:11

Table

Liminaire

9

Georges Leroux et Ginette Michaud

Remerciements

11

Avant-propos

13

Ginette Michaud

Introduction

23

I. S’aguerrir à l’Algérie

33

II. De la drôle de guerre à la drôle de paix

45

III. Chien et chat : de Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre

59

IV. Messianisme de guerre ou nihilisme de paix : Une enfance de Jésus

85

V. Ma vie a toujours été future : grammatologie des temps à venir 1. Fûtur, entre nom et verbe 2. L’intendant infidèle : vers une grammatologie prudentielle 3. Pascal et le futur de l’Écriture 4. « Ceux qui vont venir » et les précurseurs 5. Martingales de Mallarmé

Derrida.indd 153

109 111 119 125 136 142

2016-08-23 10:11

Derrida.indd 154

2016-08-23 10:11

DU MÊME AUTEUR

Think, Pig ! Beckett at the Limit of the Human, New York, Fordham University Press, 2016. The Pathos of Distance : Affects of the Moderns, New York, Bloomsbury, 2016. The Cambridge Introduction to Literature and Psychoanalysis, Cambridge, Cambridge University Press, 2014. Crimes of the Future : Theory and its Global Reproduction, New York, Bloomsbury, 2014. Étant donnés : 1) l’art, 2) Le crime. La modernité comme scène du crime, Dijon, Les presses du Réel, 2010. The Ethics of the Lie, trad. angl. Suzanne Verderber, New York, The Other Press, 2007. 1913 : The Cradle of Modernism, Oxford, Wiley-Blackwell, 2007. (Traduction chinoise : Shanghai, Shanghai Foreign Education Press, 2013). Given : 1º Art, 2º Crime : Modernity, Murder and Mass Culture, Brighton, Sussex Academic Press, 2007. Lacan literario. La experiencia de la letra, Mexico, Siglo XXI Editores, 2006. Tout dire ou ne rien dire. Logiques du mensonge, Paris, Stock, 2005 (format Kindle). The Future of Theory, Oxford, Wiley-Blackwell, 2002. James Joyce and the Politics of Egoism, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. Jacques Lacan : Psychoanalysis and the Subject of Literature, Londres, Palgrave MacMillan, 2001. The Ghosts of Modernity, Gainesville, University Press of Florida, 1996 (rééd., 2010). La pénultième est morte. Spectrographies de la modernité (Mallarmé, Breton, Beckett et quelques autres), Seyssel, Champ Vallon, 1993.

Derrida.indd 155

2016-08-23 10:11

156   Les guerres de Jacques Derrida James Joyce, Paris, Hachette, 1993. Joyce upon the Void : the Genesis of Doubt, Londres, Palgrave MacMillan, 1991. Thomas Bernhard, Paris, Marval, 1991. (Traduction espagnole : Madrid, Debats, 1992.) James Joyce : Authorized Reader, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1991. Maurice Darantière. Les années vingt, Dijon, Ulysse fin de siècle, 1988 La beauté amère. Fragments d’esthétique : Barthes, Broch, Mishima, Rousseau, Seyssel, Champ Vallon, 1986. Language, Sexuality and Ideology in Ezra Pound’s Cantos, Londres, Palgrave MacMillan, 1986. James Joyce. Portrait de l’auteur en autre lecteur, Petit-Rœulx, Cistre, 1984. Direction d’ouvrages collectifs et de numéros de revues 1922 : Culture, Politics and Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. Art, or Listen to the Silence. Soun-Gui Kim on John Cage, Jacques Derrida, and Jean-Luc Nancy, avec Aaron Levy, Philadelphie, Slought, 2014. The Cambridge Introduction to Literature and Psychoanalysis, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.  Handbook of Modernism Studies, Oxford, Wiley-Blackwell, 2013. Hélène Cixous—Ex-Cities, avec Aaron Levy, Philadelphie, Slought, 2006. Jacques Lacan, Paris, Bayard, 2005. William Anastasi’s Pataphysical Society, avec Aaron Levy, Philadelphie, Slought, 2005. Palgrave Advances to Joyce Studies, Londres, Palgrave MacMillan, 2004. Interfaces, « Architecture Against Death » (sur Arakawa et Madeline Gins), nos 21/22, 2004. On the Diagram : Marjorie Welish, avec Aaron Levy, Philadelphie, Slought, 2003. The Cambridge Companion to Jacques Lacan, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. Lacan in America, New York, The Other Press, 2000. Writing the Image after Roland Barthes, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1997. L’éthique du don. Jacques Derrida et la question du don, avec Michael Wetzel, Paris, Métaillié, 1992. (Traduction en allemand : Ethik der Gabe, Berlin, Akademie Verlag, 1993.)

Derrida.indd 156

2016-08-23 10:11

Les guerres de Jacques Derrida   157

Je rassemble les membres d’Osiris. Ezra Pound, Auch, Tristram, 1989. Beckett avant Beckett, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1985. Traductions et éditions critiques Présentation et introduction de James Joyce, Works, Londres, Anthem Press, 2016. Appareil critique de Exils de James Joyce, traduction nouvelle de Jean-Michel Desprats, Paris, Gallimard, 2012. Eau lourde, de Martin Amis, Paris, Gallimard, 2000. Angelus novus, de Beryl Schlossman, Dijon, Ulysse fin de siècle, 1995. Participation à l’édition d’Ulysse de James Joyce, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995.

Derrida.indd 157

2016-08-23 10:11

Ce livre s’attache à suivre certaines de ses campagnes, retraçant une trajectoire qui va de son enfance et adolescence algériennes vers un avenir messianique ouvert à l’Autre. Au passage, il lui aura fallu en découdre avec un ami trop proche de certains thèmes éthiques, Emmanuel Levinas, ainsi qu’avec un ennemi plus vulnérable, Giorgio  Agamben. À travers leurs méditations croisées, Derrida insiste sur le fait que la lutte polémique est préférable à la paix, car elle en fonde la possibilité tout en mettant en question les théologies guerrières. Le roman récent de J. M. Coetzee, Une enfance de Jésus, et les poésies de Stéphane Mallarmé vont servir à illustrer ces attentes et ces tensions entre chien et chat, entre futur et avenir, entre drôles de trêves et drôles de guerres : entre hospitalité et hostilité.    Jean-Michel Rabaté est professeur au Département d’anglais et de litté­rature comparée à l’Université de Pennsylvanie, à Philadelphie. Cofondateur de la Fondation Slought, coéditeur du Journal of Modern Literature et membre de l’American Academy of Arts and Sciences, il est spécialiste de Joyce, Pound, Bernhard, Lacan et Beckett. Auteur ou directeur d’une quarantaine de publications sur la modernité, la psychanalyse et la philosophie, il dirige également le collectif After Derrida (Cambridge University Press).

JEAN-MICHEL RABATÉ

LES GUERRES DE JACQUES DERRIDA

Derrida, quel diable d’homme ! Preux de la pensée, partant en guerre contre tous et contre lui-même, chevalier de l’idéal comme Don Quichotte et politicien pragmatique comme Sancho Pança, il n’aura cessé de bouleverser de fond en comble nos idées reçues pour les relancer, accroître leur vélocité et en faire des armes conceptuelles redoutables.

JEAN-MICHEL RABATÉ

Les guerres de Jacques Derrida

Humanités 13,95 $ • 12 �

DISPONIBLE EN VERSION NUMÉRIQUE

www.pum.umontreal.ca

ISBN 978-2-7606-3681-1

PUM

À VENIR

Les Presses de l’Université de Montréal