Les femmes de droite
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Table of contents :
Préface : Patriarcat et sexualité : pour une analyse matérialiste......Page 3
1 - La promesse de la droite extrême......Page 19
2 - La politique de l'intelligence......Page 46
3 - L'avortement......Page 84
4 - Juifs et homosexuels......Page 126
5 - Le gynocide annoncé......Page 172
6 - L'antiféminisme......Page 228

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Les femmes de droite

Andrea Dworkin

Première édition 1983, édition francophone 2012

Sommaire Préface : Patriarcat et sexualité : pour une analyse matérialiste

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1 - La promesse de la droite extrême

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2 - La politique de l’intelligence

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3 - L’avortement

83

4 - Juifs et homosexuels

125

5 - Le gynocide annoncé

171

6 - L’antiféminisme

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Préface

Patriarcat et sexualité : pour une analyse matérialiste Christine Delphy Il existe peu de traductions françaises d’Andrea Dworkin. Cette inexistence de Dworkin dans l’univers de l’édition francophone est stupéfiante, et révélatrice. Stupéfiante, car de l’avis général, c’est l’une des auteures les plus importantes de la deuxième vague féministe, celle qui a commencé vers la fin des années soixante ; toutes et tous lui concèdent une place éminente, même si c’est pour la déplorer, car elle a été aussi haïe qu’admirée, et comme le dit John Berger, elle fut « peut-être l’écrivain le plus mal compris du monde occidental ». En trente ans, elle a écrit et publié quatorze livres, pour moitié des essais, et pour moitié des romans. Quand elle meurt, en 2005, elle est en train d’écrire un autre essai sur la sauvagerie néocolonialiste du monde occidental. Dans ce monde francophone, elle est connue au Québec, en dépit de l’absence de traductions jusqu’à la publication en 2007 du recueil Pouvoir et violence sexiste 1, que l’on doit aux forces militantes du site Sisyphe et de Martin Dufresne. Dans ce recueil est notamment publiée l’allocution qu’elle prononça le 6 décembre 1990 ; les féministes l’avaient invitée à Montréal pour la commémoration annuelle du massacre des étudiantes de Polytechnique par Marc Lépine. Au Québec, le bilinguisme franco-anglais est fréquent, et les ouvrages nord-américains sont couramment lus ; en revanche, en France, en Suisse romande, en Belgique wallonne, en Afrique francophone, Dworkin est quasiment inconnue. 1. Andrea Dworkin, Pouvoir et violence sexiste, Montréal, Sisyphe, 2007, coll. Contre-point, 128 p.

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Comparées aux traductions en allemand, en danois, en néerlandais, en suédois, en norvégien, les traductions de livres féministes en français sont rares. Certaines auteures cependant sont traduites. Pourquoi pas Dworkin ? La première raison du silence fait sur elle est sans doute que Dworkin est radicale. Elle écrit sur un sujet qui, alors qu’on prétend en parler, est en réalité toujours aussi tabou : la sexualité, et plus précisément l’hétérosexualité, et plus précisément encore, sa pratique et sa signification dans un contexte précis : la société patriarcale. Elle parle de sexualité dans un régime de domination, et de sexualité entre dominants et dominées. Un message difficile à entendre On pourrait penser que depuis la deuxième vague du féminisme, ce sujet a été largement abordé. En fait non. Ou plutôt : il a été et continue d’être abordé par ses bords, par ses côtés. Ce qui est mis en cause dans ce domaine de l’interaction entre dominants et dominées, ce en sont les contraintes collatérales de la sexualité coïtale : l’interdiction de l’avortement par exemple. Ce qui est revendiqué c’est le droit pour les femmes de se prémunir contre les conséquences de cette sexualité : la liberté de la contraception, la liberté de l’avortement, ainsi que, la liberté de participer à cette sexualité sans être punie ou ostracisée. Cette sexualité est ainsi vue comme étant, en soi, une bonne chose ; et elle sera encore meilleure, dit-on, une fois que la morale traditionnelle qui stigmatise l’activité sexuelle des femmes, les grossesses non désirées, et les actes sexuels imposés par la force seront bannis. Le viol par exemple est vu comme une espèce d’excroissance malheureuse, pathologique, de cette sexualité, ou encore une violence sans rapport avec la sexualité, tout en étant une violence différente des autres. Au fur et à mesure que les contraintes entravant le libre exercice de la sexualité par les femmes sont dénoncées, 3

le champ de la sexualité licite, bonne, se rétrécit ; on ne garde que ce qui est censé en constituer le cœur, la partie saine : la réciprocité et le désir. Cette vision n’est pas particulièrement féministe, elle existe dans la société en général comme un idéal, et une définition officielle. Dans la vision féministe, comme dans la représentation officielle, les viols, les incestes sont autant de transgressions, de même que les violences conjugales qui sont repoussées à l’extérieur de la définition du mariage. Mais les féministes veulent transformer cet idéal en fait et cette définition officielle en norme réelle. C’est un des enjeux de la bataille entre le féminisme et la société patriarcale. Car si les violences conjugales, les viols dans et hors mariage, les incestes existent avec la banalité qu’on leur connaît maintenant que les féministes l’ont dévoilée, et qu’ils se perpétuent, c’est bien qu’ils sont tolérés sinon encouragés par la société ; c’est bien que la norme ne correspond pas à l’idéal ; que la sexualité patriarcale n’est pas exempte de violence ; que la violence en est une partie intégrante ; que sous la définition officielle et idéale, existe une norme réelle qui permet, accepte, approuve la violence. C’est ce que dit Andrea Dworkin, et ce que dit aussi Catharine A. MacKinnon. L’un des thèmes de la campagne française contre le viol de 1976 était que la violence n’est pas de la sexualité. Catharine A. MacKinnon a, quant à elle, dit très tôt que la violence est de la sexualité, que la sexualité (hétérosexuelle surtout) consiste, dans le régime patriarcal, en l’érotisation de la violence 2. Mais ce message-là est difficile à entendre. Il est difficile à entendre par les hommes, bien sûr, mais aussi par les femmes. Et comment ne le serait-il pas ? Les individus des deux genres sont éduqués à être des deux genres ; à se définir d’abord et avant tout comme membres de ce qu’on appelle une « catégo2. C’est pour cette raison qu’elle et Andrea Dworkin ont travaillé longtemps pour faire reconnaître la pornographie, qui ne met en scène que domination exercée et humiliation subie, comme une atteinte aux droits humains des femmes, notamment dans la ville de Minneapolis. L’establishment a présenté leur projet comme dangereux pour la liberté d’expression, sacrée aux États-Unis, et beaucoup de féministes ont suivi cet argument.

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rie de sexe » : d’un genre 3 ; il n’existe d’ailleurs pas d’identité individuelle distincte de l’identité de genre. Et dans la définition de chaque genre, l’hétérosexualité occupe une place primordiale. C’est l’horizon de l’enfant, aussi loin que remontent ses souvenirs. C’est avec l’autre genre qu’on aura des contacts sexuels, c’est avec l’autre genre qu’on se mariera, qu’on aura des enfants. Mais cet horizon, à la fois non choisi et désiré, cette destinée n’a pas la même force de coercition pour les dominants et pour les dominées. Aussi, quand Dworkin écrit que les hommes baisent les femmes, et que l’acte sexuel, c’est ça, combien de femmes peuvent-elles entendre cela ? L’amour, les enfants occupent une place dans la vie des femmes qui n’est pas la même que dans la vie des hommes. Hier, et aujourd’hui. On attend cela des femmes. C’est aussi ce que les femmes attendent de la vie, même si ce n’est pas la seule chose. Elles se rebellent contre l’impératif de choisir entre leur vie familiale et le travail entre leur affect et leur cerveau, parce qu’elles ne veulent pas sacrifier ce qu’on leur dit être – et ce qu’elles pensent être – indispensable à une vie réussie ; ce qu’on appelle leur « vie de femme » (il n’existe pas d’expression symétrique, de « vie d’homme »). Or Dworkin écrit, dans tous ses livres, et dans celui-ci aussi, que la baise est dans notre culture une humiliation : pas telle ou telle baise, mais toutes les baises. Là réside la source du malaise pour nombre de féministes. D’un côté, aujourd’hui, la majorité des femmes essaie de redéfinir la sexualité comme le lieu du désir et du plaisir, de la redéfinir comme non seulement opposée à mais 3. Mon utilisation de « genre » est expliquée dans « Penser le genre », dans L’Ennemi principal : penser le genre (Paris, Syllepse, 2001 et 2008). J’utilise « genre » ou « système de genre » pour désigner la partition de l’humanité en deux groupes hiérarchisés : les femmes et les hommes. Ces groupes, je les appelle des « genres ». D’autres les appellent des « sexes ». Mon choix provient du fait qu’utiliser « sexe(s) » pour dénommer les groupes donne l’impression que ces groupes préexisteraient à leur hiérarchisation, préexisteraient donc à l’organisation sociale : seraient « naturels ». Il n’existe pas de groupes « naturels » ; dans ma théorie, c’est au contraire le but de hiérarchiser qui crée ces groupes. Ainsi, le genre sans autre précision est le système de genre, tandis que le genre d’une personne est sa place dans ce système.

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contraire à la violence, au viol, à l’inceste, à la prostitution : de la raboter pour n’en garder que ce qui est bon, pour faire autre chose de l’acte sexuel que de la « baise ». De l’autre côté, pourrait-on dire, Dworkin insiste et démontre dans ce livre la continuité entre toutes ces formes de sexualité : faire l’amour c’est baiser, la baise c’est le viol et le viol, c’est la baise, la prostitution c’est le viol, et la baise c’est la prostitution. Au moment même où d’autres féministes essaient de construire un cordon sanitaire autour d’une sexualité débarrassée de ses « scories », Dworkin dit que ce ne sont pas des scories mais des éléments constitutifs de la sexualité patriarcale, que la volonté d’humilier, de rabaisser, d’annihiler la personne-femme n’est pas spécifique à tel ou tel type de baise, mais qu’elle existe dans la définition, dans le cœur – qu’on voudrait pur – de l’acte sexuel hétérosexuel. Un pessimisme radical ? Quelle femme hétérosexuelle n’aurait pas l’impression qu’on lui demande d’abandonner ce qui n’est peut-être pas parfait, mais qui peut être amélioré, et qui de toutes façons est central aujourd’hui dans une « vie de femme » ? Dans ce livre-ci, Dworkin dresse le tableau d’une domination absolue, d’une volonté masculine implacable d’éliminer les femmes de la catégorie des personnes non seulement dans la vie sociale en général, mais aussi dans la propre tête des dominées, si bien que certaines femmes ne tentent même pas de lutter et de plus considèrent celles qui le font comme leurs ennemies. Ce sont les « femmes de droite ». Ce tableau, d’une noirceur parfaite, est le même que celui qu’elle brosse dans Pornography et dans Intercourse, ses deux ouvrages théoriques majeurs. Il est cependant moins détaillé que dans ces deux livres, plus factuel, plus historique, et plus accessible. Et surtout, il débouche sur l’étude des raisons qui font que certaines femmes, 6

qui ne sont en rien minoritaires, choisissent pour elles-mêmes et recommandent aux autres d’adopter un rôle et une place traditionnels. Cet angle d’approche, absent des autres livres, est important parce qu’il permet de mesurer à quel point Dworkin pense la situation désespérée. Si de toute évidence elle regrette que ces femmes fassent ce choix et refusent la lutte, elle ne les condamne pas pour autant. Au contraire, elle les dépeint comme des femmes lucides, qui estiment qu’elles ont affaire à un pouvoir trop vaste, à des forces trop puissantes, pour pouvoir envisager de gagner, et qui préfèrent se ménager un espace dans ce qui est à leur portée immédiate, de leur vivant, plutôt que de courir les risques qu’implique un combat par trop inégal. Dworkin comprend les « femmes de droite » : « les femmes de droite ont raison de dire qu’elles valent plus au foyer qu’à l’extérieur [...] L’argument selon lequel le travail hors du foyer rend les femmes sexuellement et économiquement autonomes des hommes est tout simplement faux : les femmes sont trop peu payées. [...] [tandis que] les féministes savent qu’avec un salaire égal pour un travail égal, les femmes pourront acquérir l’indépendance sexuelle en même temps que l’indépendance financière. Mais les féministes ont refusé de tenir compte du fait que, dans un régime social misogyne, les femmes ne recevront jamais ce salaire égal ». Dworkin dit qu’« [i]l serait naïf de penser qu’elles ont simplement raté le train des années soixante : elles ont tiré des leçons de ce qu’elles ont vu. Elles ont vu le cynisme des hommes utilisant l’avortement pour baiser plus facilement les femmes [...] Quand l’avortement a été légalisé, elles ont vu un mouvement social de masse visant à garantir aux hommes, à leurs conditions, l’accès sexuel à toutes les femmes – soit le déferlement de la pornographie ; et oui, elles relient ces deux enjeux, et pas en raison de quelque hystérie. L’avortement, disent-elles, prospère dans une société porno7

graphique ; la pornographie prospère dans ce qu’elles appellent une société de l’avortement. Ce qu’elles veulent dire, c’est que les deux réduisent les femmes à la baise ». Si Dworkin comprend les « femmes de droite », c’est qu’elle partage avec elles un pessimisme radical, en tous les cas en apparence. C’est ce qui rend son message si difficile à entendre par les femmes qui ne sont pas « de droite » ; par celles qui ne sont pas résignées au statu quo, et qui luttent pour un changement qu’elles croient possible, et parce qu’elles le croient possible. L’intimité sexuelle est censée être en dehors du social ; non seulement elles la croient exempte des rapports de force hors chambre à coucher, mais elles croient que c’est là qu’elles ont une chance de rattraper leur désavantage vis-àvis des hommes ; l’amour est toujours présenté comme le pouvoir des femmes, comme l’antidote à la domination. Toutes ces femmes, toutes ces féministes qui essaient de construire d’autres relations avec les hommes, qui disent qu’elles y parviennent, qui disent aussi qu’elles n’y parviennent pas, pas encore, pas avec celui-ci, mais avec le prochain, pas aujourd’hui mais demain ; qui refusent de laisser tomber le manche après la cognée ; qui se battent, jusqu’au bout ; et qui ne parleront pas de leurs échecs, ni de leurs doutes, ni de l’amertume qui les envahit, parce qu’il ne faut pas décourager les autres, parce que ce serait s’avouer vaincues, parce que le patriarcat leur répète sans cesse qu’il est sur le point de changer, qu’elles ont presque gagné, que ce serait dommage qu’elles abandonnent maintenant. Alors, est-ce que les « femmes de droite » ont raison ? Ce n’est pas la question que Dworkin pose. Et en effet, la question, pour nous, aujourd’hui, est-elle de savoir si les « femmes de droite » ont raison ou non ? La question est-elle même de savoir si l’avortement est une bonne chose ou non ? N’est-elle pas plutôt de nous demander à quelles conditions, dans quelles circonstances, environné de quels autres acquis, protégé par quelles garanties estce une bonne chose ? De nous demander dans quelle mesure non 8

seulement l’avortement, mais tous les autres gains du mouvement féministe sont-ils susceptibles d’être saisis par les hommes comme des armes et, retournés contre les femmes, de devenir la base de nouvelles formes d’oppression ? Est-ce que cela n’est pas le cas de la révolution sexuelle, de la liberté sexuelle, aussi bien celles d’aujourd’hui que celles d’il y a cinquante ans ? Il y a cinquante ans, raconte Dworkin, dans les années soixante aux États-Unis, la « révolution sexuelle » fut l’occasion pour les leaders de la « gauche » – du mouvement des droits civiques ou du mouvement contre la guerre au Vietnam – de constituer de véritables harems. La « liberté sexuelle » enjoignait aux femmes d’être disponibles aux hommes, sous peine d’être considérées par « la gauche » (les hommes) comme « non libérées ». Et hors du label « baisable » ou « encore baisable quelques jours », il n’y avait point de salut, point de place pour les femmes. Stokely Carmichael, un leader des droits civiques, le disait ingénument : « la seule position pour une femme dans le mouvement, c’est sur le dos ». Ce n’est pas seulement la disponibilité sexuelle que les hommes exigeaient des femmes : ils niaient dans le même mouvement leurs caractéristiques humaines ; ils niaient qu’elles pouvaient avoir, qu’elles avaient des idées ; ils niaient simplement qu’elles avaient le droit d’exister tout court, sur le dos ou pas, baisables ou pas, avec ou sans idées. Cette exploitation des femmes de gauche par les hommes de gauche dans les grands mouvements étudiants de cette époque, aux États-Unis comme en Europe, leur mise au pas pour servir les hommes (ronéoter leurs tracts, distribuer leurs tracts, laver leurs chemises et ouvrir les jambes) a joué un rôle important dans la renaissance du mouvement féministe autour des années 1968-1970 dans tous les pays occidentaux. 9

Backlash Mais qu’est-il arrivé à la tentative féministe de redéfinir la sexualité ? S’il est un domaine où nous avons échoué, c’est bien celuilà. En l971 des femmes d’un petit groupe maoïste publiaient dans Libération un texte intitulé « Votre libération sexuelle n’est pas la nôtre ». C’était à mots couverts la critique d’une hétérosexualité centrée sur le coït, sur l’orgasme, sur le pénis. Qu’est-il advenu de cette critique ? S’est-elle développée ? S’est-elle enrichie de la lente émancipation des lesbiennes ? A-t-elle produit des ouvrages sur la prééminence et l’obsession du coït largement partagée dans toutes les cultures du monde actuel (tout au moins celles qu’on connaît) ? Prééminence dans la pratique hétérosexuelle, et obsession dans la symbolique, le coït est perçu, pensé comme une « représentation » de la hiérarchie des genres - et même comme une « origine » de cette hiérarchie. Les gynécologues ont-ils cessé de parler de « rapports » (« avezvous des rapports ? ») pour signifier exclusivement la pénétration phallovaginale ? (Hors de ça, vous n’avez pas de sexualité). Bien au contraire, la culture populaire, celle des films et des séries télé, ne montre plus que des « rapports » qui se réduisent à une pénétration pénile aussi brève que brutale. La différence avec « avant » c’est qu’« avant » les femmes étaient supposées ne pas aimer « l’acte sexuel ». L’acte sexuel est resté le même – le coït décrit plus haut – mais aujourd’hui les femmes sont censées le demander. C’est ainsi qu’elles sont censées « accéder à la sexualité ». C’est à un immense, profond backlash en matière de sexualité que nous assistons depuis plus de trente ans. Il n’est pas pris en compte dans les études féministes en France 4, mais il l’est au Québec sous le nom 4. Sauf dans deux rapports pour le gouvernement français. Celui du Dr Israël Nisand (Et si on parlait de sexe à nos ados ?, Paris, Odile Jacob, 2012) est centré sur les grossesses précoces et la fréquence des avortements chez les jeunes filles : « Il [Israël Nisand] dénonce la vision "avilissante" de l’amour et des femmes propagée par la pornographie, qui perpétue "des stéréotypes sexuels agressifs, une pensée machiste et des relations de pou-

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d’« hypersexualisation ». Sous ce terme sont regroupés plusieurs phénomènes qui ont tous à voir avec le retour d’un sexisme vengeur, franc, massif, qui apprend aux garçons, via la pornographie, qui est devenue un élément banal de la culture populaire et le manuel de sexualité des jeunes, que les femmes leur appartiennent et n’existent que pour leur servir et les servir sexuellement 5. On pourrait penser que les thèses de Dworkin sont aujourd’hui datées. Que la réalité a changé. Ou encore, comme beaucoup l’ont prétendu, que Dworkin est essentialiste, qu’elle estime que toute pénétration est en soi un viol. Ces assertions font partie de la campagne de critiques injustifiées à laquelle son œuvre a été confrontée. Dworkin, loin d’être essentialiste, est – cela saute aux yeux si on la lit – constructionniste. Elle sait très bien, et le dit, que la violence de « l’acte sexuel » (fucking) ne réside pas dans l’anatomie (que ce soit celle des hommes ou celle des femmes), mais dans la signification qui est donnée à cet acte par la société : dans l’interprétation. Mais, comme toute interprétation, l’interprétation de la pénétration coïtale ne peut pas se faire sans prendre en compte l’ensemble du contexte. Un contexte qui va des formes de cet acte à ce que les protagonistes en disent et en pensent, à ce que la société en dit et en pense, et à la position dans la structure sociale de chaque protagoniste : c’est bien pour quoi Dworkin lie, entre autres, sexualité et niveau des salaires. Dworkin apprécie les tentatives de Shere Hite, et de nombreuses autres femmes, de re-signifier la pratique de la copulation comme un « enveloppement ». Mais le fait est que la culture contempovoir" qui marquent les adolescents. » (Frédéric Joignot, « Le porno change-t-il les ados ? », Le Monde, 5 mai 2012). Celui de Chantal Jouanno, sénatrice, examine la situation française à la lumière des recherches québécoises. Un nouveau combat pour l’égalité, 5 mars 2012, http ://www.solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_hypersexualisation2012.pdf. 5. Lucie Poirier et Joane Garon, Hypersexualisation : Guide pratique d’information et d’action, http ://www.rqcalacs.qc.ca/publicfiles/volume_final.pdf ; Pierrette Bouchard, Consentantes ? Hypersexualisation et violences sexuelles, Rimouski, recherche menée à la demande du CALACS de Rimouski, 2007 ; Francine Descarries, « L’antiféminisme "ordinaire" » Recherches féministes, vol. 18, no 2, 2005, p. 137-151.

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raine, comme celle d’il y a cinquante ans, la conçoit comme une prise de possession (l’homme « prend » et « possède »), comme une conquête, et donc comme une violence – violence physique de l’acte et violence métaphysique du sens. Et que contre ce consensus, cette mer de littérature, cet océan de « blagues », ce tsunami de jeux de mots, de regards, d’allusions, d’histoires « cochonnes » que déverse quotidiennement une culture obsédée par la sauvegarde du sens coutumier de la copulation dans la guerre pour la préservation du patriarcat, l’interprétation à contre-courant de ces femmes – nombreuses mais isolées – ne fait pas le poids. Pour ne prendre qu’un exemple parmi des milliers de ce surcroît de franchise dont le backlash nous gratifie depuis une vingtaine d’années, cette scène d’un film français récent (La vérité si je mens 2). L’un des personnages-hommes drague une femme au téléphone en lui disant : « je suis un marteau pilon ; je vais te casser tes petites pattes arrières ». Il lui dit en somme que la femme qui acceptera ce rapport en acceptera l’intention hostile. Car l’intention de ce « marteau-pilon » n’est pas de casser les jambes d’une femme ; son ambition est bien plus grande ; elle est de dénier à cette femme sa dignité, plus encore, son humanité. Le même désir d’humiliation, de destruction psychique qui a inspiré l’agresseur – jusqu’ici non identifié – de Nafissatou Diallo 6 et inspire tous ses frères en viol. L’ultime victoire étant d’obtenir que la femme adapte son désir jusqu’à jouir de sa propre destruction, et se conforme, enfin ! à l’archétype du masochisme féminin, que Freud conseille aux femmes (pour avoir de bonnes raisons de les mépriser ensuite). L’idéologie sadomasochiste se répand jusque dans les milieux féministes : apparue aux États-Unis au milieu des années quatrevingt, et soutenue comme féministe notamment par Gayle Rubin, 6. Femme de chambre afro-américaine qui a accusé Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du Fonds monétaire international, de l’avoir agressée sexuellement dans un hôtel de luxe de New York, en 2011. Les accusations criminelles ont été abandonnées, mais les accusations au civil ont été maintenues.

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anthropologue, et par Pat Califia 7, auteure de pornographie lesbienne (c’est la même chose que la pornographie tout court, mais entre femmes), l’idée que le désir exige nécessairement un différentiel de pouvoir entre deux pôles (un peu comme l’électricité) se répand en Amérique du Nord. Elle arrive en France dans la dernière décennie, poussée par une alliance de lesbiennes et d’hommes hétérosexuels qui trouvent tout ça très gai, et finalement pas très différent de ce qu’ils ont toujours pensé et pratiqué. Elle est notamment propagée dans les milieux d’études féministes par Judith Butler et Éric Fassin 8. Le genre est inclus dans cette histoire et réduit par la théorie queer aux rôles des uns et des autres dans les scénarios sexuels : où, de façon peu surprenante, le masculin est actif et porté à la domination, le féminin passif et porté au consentement. La nouveauté, ce qui fait que c’est vraiment différent, selon Fassin, c’est qu’on peut intervertir les rôles chaque soir : le lundi c’est elle, le mardi c’est moi. On peut aussi prétendre que ces rôles sont des « jeux » (c’est pour rire), qu’ils sont consensuels (important, ça) ; et que, limités à l’activité sexuelle, ils n’en sortent pas, ne débordent ni ne déteignent sur « la vraie vie » : que dominant et dominée au lit la veille redeviendront des partenaires égaux et respectueux l’un.e de l’autre le matin venu. Ces mythes ont été démentis dès 1982 par des femmes ayant pratiqué le sadomasochisme 9. Mais peut-on croire que le genre commence et s’arrête à la sexualité, ou qu’il ne dépend que de la « per7. Aujourd’hui Patrick Califia 8. « Sans doute faut-il renoncer au fantasme d’affranchir le sexe du pouvoir ». Éric Fassin, « L’après-DSK, pour une séduction féministe », Le monde.fr, 20 juin 2011. « Le pouvoir et la sexualité sont co-extensifs ; qu’on ne trouvera pas de sexualité sans pouvoir. Je dirais que le pouvoir est une dimension très excitante dans la sexualité ». Judith Butler, « Pour une éthique de la sexualité, entretien par Éric Fassin et Michel Feher », Vacarme, no 22, hiver 2003. 9. Marissa Jonel, « Lettre d’une ancienne masochiste », dans Robin Ruth Linden, Darlene R. Pagano, Diana E.H. Russell et Susan Leigh Star (dir.), Against Sadomasochim, A Radical Feminist Analysis, East Palo Alto, Frog in the Well, 1982.

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formance » des individus ? Comment celle-ci pourrait-elle modifier, par exemple, la discrimination au travail ? Comment pourrait-elle effacer la marque indélébile du genre 10, imprimée sur tous les papiers de la vie sociale, depuis la carte d’identité jusqu’au questionnaire commercial le plus anodin, marque que l’individu.e n’a pas le droit de falsifier ou de dissimuler, et qui décide de son destin de sa naissance à sa mort ? Le sadomasochisme aujourd’hui est revendiqué. Une jeune femme française peut dire à la télévision qu’elle « aime être embrochée comme un morceau de viande » 11. Pourquoi pas ? Si c’est ça qui leur fait plaisir, répondent la sagesse populaire et les mouvements « pro-sexe 12 », qui ont décrété que le plaisir sexuel est le bien le plus précieux de la vie. Mais interrogée quant à savoir si elle éprouve ce fameux plaisir, la même jeune femme répond que non, que ce qu’elle recherche c’est le plaisir de l’autre. C’est ici qu’il faut s’arrêter et se demander : qu’est-ce qui a changé ? Ne sommes-nous pas revenues au point de départ après un long détour ? Non, pas tout à fait, car maintenant, nous disposons, pour justifier le sadisme des hommes et diriger les femmes vers le masochisme complémentaire, d’une théorie pseudo féministe. Elle est dommageable pour la sexualité, le féminisme, et la théorie du genre. En effet, le genre est la catégorisation hiérarchique qui crée deux groupes : les femmes et les hommes ; il a été dé-naturalisé par des générations de féministes qui l’ont détaché de l’anatomie ; la théorie queer le re-naturalise en le présentant comme un fait, un donné inamovible du psychisme humain. Cette théorie a été réfutée avec vigueur aux États-Unis, mais le débat américain entre féministes 10. En France, le no INSEE, donné à la naissance et qui est le numéro de Sécurité sociale, dont le premier chiffre est 1 pour les hommes, 2 pour les femmes (d’où « Le deuxième sexe »). 11. Interview filmée pour une émission française de télévision diffusée en 2010-2011. 12. L’appellation « pro-sexe » est d’ailleurs intéressante : elle rejette ainsi toute critique de la sexualité dans un camp qui serait alors « anti-sexe », ce qui ne peut que rappeler les insultes – « mal baisées », « frustrées » – qu’ont longtemps dû essuyer les féministes et qu’elles essuient encore.

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qu’on a appelé les « Sex Wars » n’est pas connu dans le monde francophone, ou plutôt, on n’en connaît qu’un des deux camps, le camp sadomaso 13. Dans ce climat culturel, les efforts déployés par des femmes isolées pour imprimer une autre signification à la sexualité hétérosexuelle dans leurs relations individuelles peuvent-ils avoir des effets dans le réel ? Tant que le coït restera « l’acte sexuel », la fin obligée de toute relation sensuelle, à défaut duquel on considère qu’il ne s’est rien passé ? Tant que toutes les autres pratiques sexuelles, y compris entre femmes et hommes, surtout entre femmes et hommes, seront dévalorisées, et même ignorées ? Et tant que la question ne sera pas posée comme Dworkin la pose, de façon collective et politique, puisque tout ce qui concerne la domination masculine est une question politique ? Réintégrer la sexualité dans le tableau de l’oppression Et c’est à ce point aussi qu’on se rend compte de la différence que fait le matérialisme de Dworkin dans l’analyse de la sexualité. Elle ne sépare pas, et cela est particulièrement évident dans Les Femmes de droite, tel ou tel « domaine » de tel autre, elle ne le sort jamais du tableau global. La sexualité n’est pas un monde à part, comme le veut notre culture et comme le veulent aussi les thèses queer. Celles-ci, comme on a vu, tout en prétendant suivre les théories féministes qui ont dé-naturalisé le genre, en fait le remettent au centre de l’histoire, et comme quelque chose d’ineffaçable : il est vain, dit Fassin, d’espérer abolir le genre. Prédiction autoréalisatrice dès lors que le queer l’a placé dans ce qui constitue, pour notre culture, la part préculturelle, la part naturelle des pratiques humaines – la sexualité. Il n’est donc plus question de construction sociale. Ou plu13. Robin Ruth Linden et coll., Against Sadomasochism, A Radical Feminist Analysis, op. cit. ; Laura Lederer (dir.), L’Envers de la nuit les femmes contre la pornographie, post-face d’Adrienne Rich, Montréal, Remue-ménage, 1983.

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tôt, la construction sociale ne concerne que l’attribution arbitraire d’un genre sur la base du sexe anatomique, dit la théorie queer ; de plus, par genre, le queer n’entend plus l’ensemble d’une position – d’un statut et des obligations qui en découlent – dans le système de genre mais entend uniquement des rôles érotiques ; et revendique que tout.e individu.e puisse jouer tous les rôles. Tous les rôles car il semble y avoir une infinité de rôles, qui sont parfois dans cette théorie appelés « genres », mais ils sont tous situés sur la même droite, celle qui relie les deux pôles, masculin et féminin, et sont donc des stations, ou des degrés, sur cette ligne unique qui reste définie par ses deux extrémités sado et maso : « la liberté, c’est d’inverser les rôles et de prendre plaisir tantôt à dominer, tantôt à subir la domination, pour s’en jouer 14 ». Cette liberté à choix multiples (deux) serait donc dans la théorie queer le noyau naturel et intangible de la sexualité humaine. C’est pourquoi, disait Foucault et répètent après lui Marcela Iacub et Catherine Millet, rien de ce qui est sexuel ne devrait être réprimé. En somme, le queer a adopté jusqu’à un certain point la théorie matérialiste : le genre est dissocié du sexe comme organe anatomique, mais il n’est pas dissocié d’une pulsion sexuelle sadomasochiste (masculine-féminine) qui, elle, est supposée préformée, antérieure à la culture et donc plus forte que celle-ci. Pour le queer comme pour notre pensée tant savante que populaire, la sexualité est ce qui ne peut pas être maîtrisé, ce qui nous maîtrise 15. C’est ainsi qu’une « nouvelle » théorie vient sauver et revivifier une vieille lune occidentale, une vieille rengaine de cette culture patriarcale qui, comme toute culture de la domination, se prétend la victime de ce qu’elle a fabriqué, et ouvre les mains dans le geste classique du désespoir : « je voudrais bien que ça change, mais vous voyez bien que je n’y peux rien ! ». 14. Éric Fassin, «L’avenir sera-t-il queer ?», La Revue du projet, mars 2012. 15. Le queer est une théorie postmoderne, et pourtant c’est celle qui réintroduit, dans les sciences sociales, la notion de « nature humaine ».

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C’est cette posture-là qui est pessimiste. Andrea Dworkin, contrairement à ce que pensent celles et ceux qui font une lecture superficielle de ses écrits, refuse ce désespoir, et c’est pourquoi son pessimisme n’est qu’apparent. Oui, dit-elle, on peut changer, non, les hommes ne sont pas condamnés par leur anatomie, leurs hormones ou leur inconscient au sadisme ; non, les femmes ne sont pas condamnées au masochisme, l’humanité n’est pas condamnée à ce choix restreint. Dworkin a toujours tenté de convaincre les hommes – tout autant que les femmes – que la sexualité n’est pas un domaine à part, un domaine où le cerveau reptilien (ou l’inconscient) mènerait la danse ; elle a expliqué pendant trente ans que la haine des femmes est la haine normale – classique – du dominant pour le dominé ; que c’est cette haine – haine de l’autre qui chez l’autre devient haine de soi – qui s’exprime dans la sexualité et dans ses fantasmes (même si ce n’est pas la seule chose qui s’exprime). Qu’en dernière instance le responsable est le patriarcat qui dirige nos corps et nos têtes, nos désirs et nos plaisirs. Mais le patriarcat n’est pas « la nature humaine » ; il n’est pas un fatum : c’est une organisation sociale, qu’on peut changer, qu’on changera par la lutte. Comme toute l’œuvre de Dworkin, Les Femmes de droite brille de l’éclat de ce paradoxe : ce qui paraît le plus noir, c’est ce qui est éclairé par l’espoir le plus vif. 1er mai 2012

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Chapitre 1

La promesse de la droite extrême Il existe une rumeur – propagée depuis des siècles par des hommes de science, des artistes et des philosophes, tant laïques que religieux – une sorte de commérage, à savoir que les femmes sont « biologiquement conservatrices ». Alors que le commérage des femmes est universellement ridiculisé, jugé terre à terre et frivole, le commérage des hommes, surtout s’il porte sur les femmes, devient une théorie, une idée, ou un fait. Cette légende a acquis la dignité d’une noble pensée pour avoir été chuchotée dans des bibliothèques, salles de conférence et universités renommées dont les femmes ont été, jusqu’à très récemment, exclues de manière officielle et de force. Ces chuchotements, si polysyllabiques et annotés qu’ils le sont parfois, se réduisent à un ensemble relativement simple d’affirmations. Les femmes ont des enfants parce que les femmes ont par définition des enfants. Cette « réalité de la vie », affirmée sans réserve, s’accompagne de l’obligation instinctuelle d’élever et de protéger ces enfants. On peut, par conséquent, s’attendre à ce que les femmes soient socialement, politiquement, économiquement et sexuellement conservatrices, parce que le statu quo, quel qu’il soit, offre plus de sécurité que le changement, où qu’il mène. Des penseurs pernicieux de toutes disciplines ont, durant des siècles, soutenu que les femmes se conforment à un impératif biologique qui découle directement de leurs capacités reproductrices et se traduit nécessairement par des vies étriquées, des esprits bornés et un puritanisme assez mesquin. Cette théorie, ou calomnie, s’avère spécieuse et cruelle puisque les femmes sont, dans les faits, forcées de porter des enfants et l’ont toujours été dans tous les régimes économiques – avec, au mieux, 18

de brefs répits lorsque les hommes se trouvaient momentanément désorientés, comme aux lendemains post-coïtaux de certaines révolutions. Cette théorie brille aussi par son irrationalité puisqu’en fait, les femmes de toutes allégeances idéologiques – à l’exception des pacifistes absolues, très rares – ont tout au long de l’histoire appuyé des guerres où ces mêmes enfants, qu’elles sont biologiquement censées protéger, se faisaient mutiler, violer, torturer et massacrer. À l’évidence, l’explication biologique de la prétendue nature conservatrice des femmes occulte les réalités de leurs vies concrètes et les cache dans les sombres recoins de la distorsion et du rejet. Si l’observateur indifférent ou hostile peut si facilement les catégoriser comme « conservatrices » en quelque sens métaphysique, c’est que les femmes en tant que classe adhèrent assez strictement aux traditions et aux valeurs de leur contexte social, quel qu’il soit. Dans toute société quelle qu’elle soit, définie de façon stricte ou large, les femmes en tant que classe sont les conformistes prostrées, les croyantes orthodoxes, les partisanes obéissantes, les disciples à la foi sans défaillance. Douter, quelle que soit la foi des hommes qui les entourent, équivaut à la rébellion, au danger. La plupart des femmes, cramponnées à une vie précarisée, n’osent pas se détacher d’une foi aveugle. De la maison du père à la maison du mari et jusqu’à la tombe qui risque encore de ne pas être la sienne, une femme acquiesce à l’autorité masculine, dans l’espoir d’une certaine protection contre la violence masculine. Elle se conforme, pour se mettre à l’abri dans la mesure du possible. C’est parfois une conformité léthargique, en quel cas les exigences masculines la circonviennent progressivement, comme une enterrée vive dans un conte d’Edgar Allan Poe. Et c’est parfois une conformité militante. Elle sauvera sa peau en se montrant loyale, obéissante, utile et même fanatique au service des hommes qui l’entourent. Elle devient la putain heureuse, la ménagère comblée, la chrétienne exemplaire, l’universitaire désincarnée, la camarade accomplie, la terroriste par 19

excellence. Quelles que soient les valeurs ambiantes, elle les incarnera avec une fidélité sans faille. Les hommes respectent rarement leur part du marché tel qu’elle l’entend : la protéger contre la violence masculine. Mais la conformiste militante a tellement donné d’elle-même – son travail, son cœur, son âme, souvent son corps, souvent ses enfants – que cette trahison ressemble au dernier rivet d’un cercueil ; le cadavre n’en a plus le moindre souci. Les femmes savent, mais ne doivent pas l’admettre, que résister au contrôle masculin ou défier la trahison masculine mène au viol, aux coups, à la misère, l’ostracisme ou l’exil, à l’enfermement à l’asile ou en prison, ou à la mort. Comme Phyllis Chesler et Emily Jane Goodman l’ont clairement montré dans Women, Money and Power, les femmes luttent, tel Sisyphe, pour éviter « quelque chose de pire » qui peut leur arriver et leur arrivera toujours si elles transgressent les frontières rigides du comportement prescrit. La plupart des femmes ne peuvent se payer le luxe, matériel ou psychologique, de reconnaître que les quelques offrandes sacrificielles qu’elles brûlent en quête de protection n’apaiseront jamais les petits dieux colériques qui les gouvernent. On ne doit donc pas s’étonner que la plupart des jeunes filles ne veuillent pas devenir comme leurs mères, ces sergents domestiques épuisées et préoccupées, affligées de troubles incompréhensibles. Les mères éduquent les filles à se conformer aux restrictions de la vie conventionnelle des femmes, définie par les hommes, quelles que soient les valeurs idéologiques de ces derniers. Les mères sont les exécutantes de la volonté masculine, les gardes à la porte du cachot, les larbins qui dispensent les décharges électriques pour punir toute rébellion. La plupart des jeunes filles, quelle que soit l’intensité de leur ressentiment contre leur mère, en viennent à lui ressembler étroitement. La rébellion peut rarement survivre à la thérapie de conditionnement qu’on appelle l’éducation chez les femmes. La violence 20

masculine agit directement sur une fille par l’entremise de son père ou de son frère ou de son oncle ou d’une multitude de professionnels ou d’étrangers. Cette expérience a été et demeure celle de sa mère, et la fille sera à son tour forcée d’apprendre à se conformer si elle veut survivre. Elle peut, arrivée à l’âge adulte, répudier le groupe d’hommes auquel sa mère s’est alliée, elle peut hurler avec d’autres loups en quelque sorte, mais elle répétera le même schéma que sa mère en acquiesçant à l’autorité masculine au sein du groupe choisi. Par la force et par la menace, les hommes de tous les camps exigent des femmes qu’elles acceptent la violence dans le silence et la honte, qu’elles se ligotent au foyer avec une corde tressée d’autoaccusation, de rage muette, de détresse et de ressentiment. Les hommes se plaisent à mépriser les vies étriquées des femmes. Celle qu’ils appellent la bourgeoise, par exemple, avec sa vanité superficielle, devient la risée des braves intellectuels, camionneurs et révolutionnaires qui disposent d’horizons plus vastes sur lesquels projeter et savourer des vanités plus conséquentes, dont les femmes n’osent se moquer et auxquelles elles n’osent aspirer. La harpie offre une caricature vicieuse de la petitesse d’esprit et de l’avarice prêtées à la femme de la classe ouvrière qui harcèle sans relâche son humble mari, laborieux et toujours patient, avec ses mesquines tirades d’insultes, que nulle douce rebuffade ne peut apaiser. La lady, l’Aristocrate, est réduite à une coquille vide et polie, tout juste bonne à se faire cracher dessus parce que le crachat se voit bien sur sa patine immaculée, ce qui réjouit le cracheur, quelle que soit sa technique. La mère juive incarne un monstre qui veut trancher en milliers de morceaux le phallus de son précieux fils pour le jeter dans la soupe au poulet. La mère noire, elle aussi castratrice, est une matriarche mal dégrossie dont l’endurance infinie désole les hommes. Quant à la lesbienne, mi-monstrueuse et mi-demeurée et privée d’homme à houspiller, elle se prend pour Napoléon. Et la dérision envers la vie des femmes ne s’arrête pas à ces 21

calomnies toxiques, laides et insidieuses car elle subit toujours, en toutes circonstances, l’essence même de la dérision, son squelette, toute chair débitée : elle n’est qu’un con, une plotte. Toutes les autres parties du corps sont dépecées, tranchées, ne laissant qu’une chose, inhumaine, un ça, et pour les auteurs du dépeçage, c’est la plus drôle des blagues, une source infinie de rires gras. Les comiques sont les bouchers mêmes qui tailladent la chair et jettent au loin les parties inutiles. Réduire une personne à un vagin et à une matrice, puis à une obscénité démembrée constitue leur meilleure blague, la préférée. Chaque femme, quelle que soit sa situation sociale, économique ou sexuelle, lutte contre cette réduction avec toutes les ressources dont elle dispose. Comme ses ressources sont étonnamment restreintes et comme elle a été privée des moyens de les organiser et de les accroître, ces tentatives sont aussi pathétiques qu’héroïques. La putain qui défend le mac trouve sa valeur dans les bijoux criards de cet homme. L’épouse qui prend la part du mari hurle ou bégaie que sa vie n’est pas un désert de possibilités assassinées. L’activiste, en prônant les idéologies des hommes qui avancent en formation militaire sur son corps prostré, ne pleure pas sur la place publique ce qu’ils lui ont pris : elle ne criera pas quand leurs talons meurtriront sa chair, parce que ce serait signifier la fin du sens lui-même ; tous les idéaux qui ont motivé son renoncement seraient entachés d’un sang indélébile qu’elle devrait reconnaître, enfin, comme le sien. Donc la femme s’accroche, non pas avec la délicatesse d’une vigne grimpante mais avec une ténacité incroyable, aux personnes, aux institutions et aux valeurs mêmes qui la méprisent, l’avilissent, célèbrent son impuissance, brident et paralysent les expressions les plus authentiques de sa volonté et de son être. Elle devient obséquieuse, au service de ceux qui, implacablement et efficacement, l’agressent, elle et son espèce. Cette loyauté, singulièrement pétrie de haine de soi, à l’égard des êtres voués à sa destruction forme 22

l’essence même de la féminité telle que la définissent les hommes de toutes allégeances idéologiques. *** Marilyn Monroe a écrit, peu avant sa mort, dans un carnet pendant le tournage de Let’s Make Love : « De quoi ai-je peur ? Pourquoi ai-je si peur ? Est-ce que je pense que je suis incapable de jouer ? Je sais que je suis capable, mais j’ai peur. J’ai peur et je ne devrais pas et je ne dois pas1. » L’actrice est la seule femme investie par la culture d’un pouvoir d’agir. Lorsqu’elle joue bien, c’est-à-dire lorsqu’elle convainc les hommes qui contrôlent les images et l’argent qu’elle peut être réduite à la mode sexuelle de l’heure, accessible au mâle selon ses conditions à lui, elle est payée et acclamée. Son jeu doit être imitatif, non créatif ; il doit être rigidement conformiste, plutôt qu’une occasion de recréation et d’innovation. L’actrice est la marionnette de chair, de sang et de fard qui joue comme si elle était une femme qui agit. Monroe, la poupée sexuelle accomplie, a le pouvoir de jouer mais elle a peur de jouer, peut-être parce qu’aucun effort de sa part, si inspiré soit-il, ne peut convaincre l’actrice elle-même que sa vie de femme idéale est autre chose qu’une forme effroyable d’agonie. Elle s’est accroché un sourire, elle a posé, simulé, eu des liaisons avec des hommes célèbres et puissants. Une de ses amies a dit qu’elle avait eu tellement d’avortements illégaux bâclés que ses organes étaient gravement mutilés. Elle est morte seule, agissant peut-être en son nom pour la première fois. On imagine que la mort engourdit la douleur que les barbituriques et l’alcool ne peuvent atteindre. La mort prématurée de Monroe a soulevé une question obsédante pour les hommes qui étaient, dans leur fantasme, ses amants, pour les hommes qui s’étaient masturbés à même ces images d’exquise conformité féminine : était-il possible que pendant tout ce temps elle n’ait pas aimé ça – le Ça qu’ils lui avaient fait des mil23

lions de fois ? Ces sourires avaient-ils été des masques recouvrant désespoir et rage ? Quel danger avaient-ils dès lors couru de se voir détrompés, si fragiles et vulnérables dans leur ravissement masturbatoire, comme si elle avait pu bondir des photos de ce qui était maintenant un cadavre et prendre la revanche qu’ils savaient méritée. Surgit alors cet impératif masculin : il ne fallait pas que la mort de Monroe ait été un suicide. Norman Mailer, rédempteur du privilège et de la fierté mâles sur plusieurs fronts, releva le défi en échafaudant une théorie : Monroe avait peut-être été victime du FBI, ou de la CIA, ou de qui-conque avait tué les Kennedy, parce qu’elle avait été la maîtresse de l’un d’eux ou des deux. L’idée d’une conspiration s’avérait réjouissante et réconfortante pour ceux qui avaient voulu lui rentrer dedans jusqu’à ce qu’elle en crève, la mort d’une femme et sa jouissance étant synonymes dans l’univers de la métaphore masculine. Mais ils ne la voulaient pas morte si tôt, pas vraiment morte, pas tant que l’illusion de son invitation généreuse était aussi convaincante. En fait, ses amants de chair et de fantasme l’avaient baisée à mort et son suicide apparent s’imposait à la fois comme accusation et comme réponse : non, Marilyn Monroe, la femme sexuelle idéale, n’avait pas aimé ça. Les gens, comme nous le rappellent constamment les pseudoégalitaristes, meurent toujours trop jeunes, trop tôt, trop isolés, trop pleins d’angoisse insupportable. Mais qu’elles soient célèbres ou inconnues, riches ou pauvres, seules les femmes meurent une à une, isolées, étouffées par les mensonges emmêlés dans leur gorge. Seules les femmes meurent une à une, essayant jusqu’à la dernière minute d’incarner un idéal que leur imposent les hommes qui veulent les user jusqu’à la corde. Seules les femmes meurent une à une, souriant jusqu’au dernier moment – sourire de la sirène, sourire de l’ingénue, sourire de la folle. Seules les femmes meurent une à une, polies à la perfection ou débraillées derrière des portes verrouillées, trop désespérément honteuses pour appeler à l’aide. Seules les femmes 24

meurent une à une, convaincues que si seulement elles avaient été parfaites – parfaite épouse, mère ou putain – elles n’en seraient pas venues à haïr autant la vie, à la trouver si étrangement pénible et vide, elles-mêmes si irrémédiablement confuses et sans espoir. Les femmes meurent, pleurant non pas la perte de leur vie mais leur inexcusable incapacité d’atteindre la perfection telle que les hommes la définissent en leur nom. Les femmes tentent désespérément d’incarner un idéal féminin défini par les hommes, parce que leur survie en dépend. L’idéal, par définition, réduit la femme à sa fonction, la prive de toute individualité centrée sur ses intérêts et ses choix, ou sans utilité pour l’homme selon l’ordre masculin des choses. Cette monstrueuse quête féminine d’une perfection définie par les hommes, si intrinsèquement hostile à la liberté et à la dignité, mène inévitablement à l’amertume, la paralysie ou la mort ; mais, tel le mirage dans le désert, l’oasis nourricière que l’on ne trouve pas, la survie n’est promise que dans cette conformité et nulle part ailleurs. Comme le caméléon, la femme doit se fondre dans son environnement, sans jamais signaler les qualités qui la distinguent, parce que ce serait attirer sur elle l’attention meurtrière du prédateur. Elle est, en réalité, un gibier pourchassé – c’est ce qu’affirment si fièrement tous les auteurs, savants et philosophes du coin. Tentant de conclure un marché, la femme dit à l’homme : Je viens à toi, à tes conditions. Elle espère alors que la misogynie meurtrière de l’homme ciblera une autre femme, moins ingénieuse et enthousiaste à se conformer. Dans les faits, elle offre en rançon les décombres de sa vie – ce qui en reste après qu’elle a renoncé à son individualité – en promettant de rester indifférente au sort des autres femmes. Cette adaptation sexuelle, sociologique et spirituelle, qui agit comme mutilation de toute capacité morale, constitue le premier impératif de survie pour les femmes vivant sous la suprématie masculine. *** 25

J’en suis graduellement venu à comprendre que je devrais m’en tenir à la perspective du survivant. Ce choix embêtera probablement l’historien, qui se méfie des récits personnels ; mais la souffrance radicale transcende la relativité et, lorsque le compte rendu d’un événement ou d’une circonstance par un survivant se répète exactement de la même façon dans la bouche de dizaines d’autres survivants, hommes et femmes, internés dans différents camps, issus de différents pays et cultures, alors on finit par accorder foi à de tels comptes rendus et même à remettre en question les rares divergences de la perspective d’ensemble2. Terrence Des Pres, The Survivor : An Anatomy of Life in the Death Camps Les témoignages portant sur le viol, les coups du mari, la grossesse imposée, la boucherie médicale, le meurtre à motivation sexuelle, la prostitution forcée, les mutilations physiques, la violence psychologique sadique et d’autres éléments courants du vécu des femmes, qu’ils soient excavés du passé ou relatés par des survivantes contemporaines, devraient nous laisser le cœur marqué, l’esprit angoissé, la conscience bouleversée. Mais ce n’est pas le cas. Si nombreux que soient ces récits, quelle que soit leur clarté ou leur éloquence, leur amertume ou leur désolation, on pourrait aussi bien les murmurer au vent ou les écrire sur le sable : ils disparaissent, comme si de rien n’était. On fait la sourde oreille ; les voix et les histoires suscitent des menaces et sont rejetées dans le silence ou détruites ; le vécu de souffrance des femmes est enseveli dans le mépris et l’invisibilité culturelle. Comme le témoignage des femmes n’est pas et ne peut être corroboré par le témoignage d’hommes ayant vécu les mêmes événements et leur accordant le même poids, il y a occultation de la réalité même de cette violence, malgré son omniprésence et sa constance accablantes. Cette réalité devient occultée dans les tran26

sactions de la vie quotidienne, occultée dans les livres d’histoire, par omission, et occultée par les gens qui se prétendent sensibles à la souffrance mais sont aveugles à cette souffrance-là. Le dilemme, pour dire les choses simplement, tient à ce que l’on doit croire en l’existence de quelqu’un avant de reconnaître l’authenticité de sa souffrance. Ni les hommes ni les femmes ne croient à l’existence des femmes comme êtres doués d’importance. On ne peut tenir pour réelle la souffrance de quelqu’un qui, par définition, n’a aucun droit reconnu à la dignité ou à la liberté, quelqu’un que l’on perçoit, en fait, comme quelque chose, un objet ou une absence. Et si une femme, une individue et des milliards avec elle, ne croit pas en sa propre existence et ne peut donc valider l’authenticité de sa souffrance, cette femme se voit effacée, oblitérée, et le sens de sa vie, quel qu’il soit, quel qu’il aurait pu être, est perdu. Cette perte ne peut être calculée ou prise en compte. Elle est immense, terrible, et rien ne pourra jamais la compenser. Personne ne peut endurer une vie dénuée de sens. Les femmes luttent pour le sens de la même façon qu’elles luttent pour la survie : en s’attachant aux hommes et aux valeurs que respectent les hommes. En se vouant aux valeurs masculines, les femmes tentent d’acquérir de la valeur. En prônant le sens masculin, les femmes tentent d’acquérir du sens. Soumises à la volonté masculine, elles placent en la soumission le sens même de la vie d’une femme. De cette façon, si grande que soit leur souffrance, elles n’éprouvent pas l’angoisse d’admettre consciemment que, parce qu’elles sont des femmes, on leur a dérobé la capacité de volonté et de choix, sans laquelle aucune vie ne peut avoir de sens. *** Aux États-Unis, la droite politique contemporaine fait aux femmes des promesses métaphysiques et matérielles qui exploitent et apaisent 27

d’un même mouvement certaines de leurs craintes les plus profondes. Ces craintes naissent de l’idée que la violence masculine envers les femmes est incontrôlable et imprévisible. Dépendantes des hommes et soumises à eux, les femmes sont constamment sujettes à cette violence. La droite promet d’imposer des limites à l’agression masculine, simplifiant ainsi la survie des femmes ; en d’autres mots, elle promet de leur rendre le monde légèrement plus habitable, grâce aux conditions suivantes : Une structure. Les femmes éprouvent le monde comme un mystère. Tenues ignorantes de la technologie, de l’économie et de la plupart des compétences pratiques qu’appelle un fonctionnement autonome, tenues ignorantes aussi des véritables exigences sociales et sexuelles à leur égard, privées de la force physique et exclues des forums où prennent forme l’acuité intellectuelle et l’assurance en public, les femmes se retrouvent égarées et mystifiées par le rythme trépidant d’une vie normale. Mille sons, signes, promesses et menaces s’entrecroisent frénétiquement autour d’elles, mais quel en est le sens ? En contrepartie, la droite offre aux femmes un ordre social, biologique et sexuel qui s’avère simple, fixe, prédéterminé. La structure vainc le chaos et bannit la confusion. La structure donne à l’ignorance une forme, lui donne l’allure de quelque chose et non du néant. Un abri. Les femmes sont éduquées à entretenir le foyer d’un mari et à croire que les femmes sans hommes sont sans abri. Elles éprouvent une peur profonde de se retrouver sans abri – à la merci des éléments et d’hommes inconnus. La droite prétend protéger le foyer et la place qu’y occupent les femmes. La sécurité. Pour les femmes, le monde est un endroit très dangereux. Un geste de travers, un simple sourire fortuit, peut entraîner un désastre – agression, honte, disgrâce. La droite reconnaît la réalité du danger, la validité de la crainte. Puis elle manipule cette crainte. Elle promet que si la femme obéit, elle ne subira aucun tort. 28

Des règles. Vivant dans un monde qu’elle n’a pas construit et ne comprend pas, une femme a besoin de règles pour savoir ce qu’elle doit faire. Lorsqu’elle le sait, elle peut trouver une façon de le faire. Si elle apprend les règles par cœur, elle peut s’exécuter avec un semblant d’aise, ce qui augmentera beaucoup ses chances de survie. La droite a la prévenance d’informer les femmes quant aux règles du jeu dont dépend leur vie. Elle leur promet également que les hommes, malgré leur souveraineté absolue, respecteront eux aussi les règles édictées. L’amour. L’amour s’avère toujours essentiel pour concrétiser l’allégeance des femmes. La droite offre aux femmes une conception de l’amour fondée sur l’ordre et la stabilité, avec des domaines convenus de responsabilité mutuelle. Pour être aimée, une femme doit s’acquitter de ses fonctions féminines : l’obéissance exprime l’amour, tout comme la soumission sexuelle et l’enfantement. En retour, l’homme est censé se montrer responsable du bien-être matériel et affectif de la femme. Et, de plus en plus, pour racheter les cruelles insuffisances des hommes mortels, la droite offre aux femmes l’amour de Jésus, merveilleux frère, tendre amant, ami compatissant, parfait guérisseur du chagrin et du ressentiment, le seul mâle auquel on puisse se soumettre absolument – être Femme en quelque sorte – sans risque de viol ou de violence psychologique. Phénomène important et fascinant : jamais les femmes, si vastes que soient leurs illusions, leur besoin ou leur désespoir, ne vénèrent Jésus comme le fils parfait. Aucune foi n’est à ce point aveugle. Car aucun palliatif religieux ou culturel ne peut apaiser la douleur lancinante de la trahison de la mère par le fils : seuls sa propre obéissance au même père, le sacrifice de sa vie sur la même croix et le supplice de son propre corps cloué et sanglant peuvent lui permettre d’accepter que son fils, tout comme Jésus, est venu accomplir l’œuvre du Père. Dans Thinking Like a Woman, la féministe Leah Fritz évoque la situation déchirante des femmes qui tentent de trouver une va29

leur personnelle dans la soumission chrétienne : « Sans amour, sans respect, invisible aux yeux du Père céleste, traitée avec condescendance par le Fils et baisée par le Saint-Esprit, la femme occidentale passe sa vie entière à tenter de plaire3. » Mais malgré tous ses efforts pour plaire, elle éprouve encore plus de difficulté à se plaire dans ce rôle. Anita Bryant décrit, dans Bless This House, comment elle demande chaque jour à Jésus de l’« aider à aimer mon mari et mes enfants »4. Dans La Femme totale, Marabel Morgan explique que ce n’est que grâce à la puissance divine que « nous pouvons aimer et accepter les autres, et particulièrement notre mari »5. Dans The Gift of Muer Healing, Ruth Carter Stapleton donne ce conseil à une jeune femme au mariage désespérément malheureux : « Essayez de passer un peu de temps chaque jour à imaginer Jesus revenant à la maison après sa journée de travail. Puis imaginez-vous marchant à sa rencontre et le prenant dans vos bras. Dites à Jésus "C’est bon de t’avoir à la maison, Nick6." » Ruth Carter Stapleton s’est mariée à dix-neuf ans. Décrivant les premières années de son mariage, elle écrit : Après avoir déménagé à huit cent kilomètres de ma famille d’origine pour tenter de sauver mon mariage, je me suis retrouvée dans un monde froid, menaçant et sans protection, ou du moins c’est ce qui me semblait dans la confusion de mon cœur. Pour tenter d’éviter la destruction totale, je me suis prêtée à toutes sortes d’évasions. [. . .] Une crise importante est survenue quand je me suis trouvée enceinte de mon premier enfant. Je savais que c’était censé être un moment culminant de la vie d’une femme, mais ce ne le fut pas pour moi [. . .] À la naissance de mon bébé, je voulais être une bonne mère, mais je me sentais encore plus piégée [...] Puis, trois autres bébés sont nés successivement, et chacun d’eux, si beau, m’a terrifiée. Je les aimais, oui, mais arrivée au quatrième, j’en étais au stade du désespoir 30

total7. C’est la naissance de son quatrième enfant qui a poussé, semblet-il, Stapleton à s’en remettre à Jésus. Pour un temps, la vie lui sembla en valoir la peine. Puis, la rupture avec une amie chère la jeta dans une dépression intolérable. Au cours de cette période, elle sauta d’une voiture en marche, ce qu’elle interprète comme une tentative de suicide. Un guide spirituel la remit sur pied. À partir de son expérience de dépression et de guérison, Stapleton façonna un genre de psychothérapie par la foi. Nous avons déjà assisté à la transformation de Nick en Jésus. Dans un autre cas, un homosexuel, traumatisé par un père absent qui n’avait jamais joué avec lui pendant son enfance, eut droit sous la tutelle de Stapleton à une partie complète de baseball avec Jésus. Trouvant en lui un père et un copain, il cessa de souffrir de l’absence du père et se vit « guéri » de son homosexualité. Une femme que son père avait brutalement violée dans l’enfance fut encouragée à revivre l’événement en pensée ; cette fois, Jésus avait la main sur l’épaule du père et lui pardonnait, ce qui permit à cette femme de pardonner elle aussi à son père et de se réconcilier avec les hommes. Une femme qui, adolescente, s’était sentie rejetée par son père lors de sa première sortie – il n’avait pas remarqué sa jolie robe – fut encouragée à imaginer la présence de Jésus lors de cette soirée funeste. Jésus adora sa robe et la trouva très désirable. Stapleton pré-tend que cette thérapie dévotionnelle, forte de la puissance de l’Esprit-Saint, permet à Jésus d’effacer les souvenirs néfastes. Une analyse profane du bonheur retrouvé par Stapleton ellemême semble, en comparaison, triviale : une femme brillante a trouvé une façon socialement acceptable d’utiliser son intellect et sa compassion dans la sphère publique – le rêve de bien des femmes. Même si des pasteurs intégristes l’ont traitée de sorcière, Stapleton récuse toute responsabilité pour sa créativité ; elle l’attribue, de façon typiquement féminine, à l’Esprit-Saint, une figure clairement mascu31

line. Elle apaise ainsi la misogynie déchaînée de ceux qui ne peuvent tolérer qu’une femme soit vue et entendue. De plus, ayant fondé un ministère évangélique qui exige des déplacements constants, Stapleton se retrouve rarement à la maison. Elle n’a pas eu d’autre enfant. Marabel Morgan résume en une phrase sa propre misère conjugale, dans les années précédant sa découverte de la volonté de Dieu : « J’étais malheureuse et sans aucun secours8. » Elle décrit des années de tension, de conflit, d’ennui et de malheur. Puis, elle prend son destin en main en posant la question qui n’était pas encore classique : Que veulent les hommes ? Sa réponse est d’une exactitude stupéfiante : « Ce n’est que lorsqu’une femme règle sa vie sur celle de son mari, lorsqu’elle le vénère et l’adore, lorsqu’elle accepte de se mettre à sa disposition, qu’elle devient réellement belle à ses yeux9. » Ou, de façon plus lapidaire : « Une Femme Totale se plie aux caprices de son mari, qu’il s’agisse de salade, de sexe ou de sport10. » Citant Dieu comme autorité et la soumission à Jésus comme modèle, Morgan définit l’amour comme l’« acceptation inconditionnelle du mari et de ses envies »11. Dans La Femme totale, Morgan accomplit le tour de force d’isoler les scénarios sexuels classiques de la domination masculine et de la soumission féminine pour rédiger un ensemble simpliste de leçons, une pédagogie, qui enseigne aux femmes comment mimer ces scénarios dans un système de valeurs chrétien : en d’autres mots, l’art de servir les fantasmes pornographiques des hommes au nom de Jésus-Christ. Comme Morgan l’explique elle-même dans sa prose inimitable : « Ce grand livre qu’est la Bible déclare "Le mariage est honorable entre tous et le lit sans souillure" [...] En d’autres termes, le sexe est réservé aux relations conjugales, mais à l’intérieur de ces liens tout est permis. Le sexe est aussi pur qu’un pur fromage de campagne12. » Ses directives détaillées sur la façon de manger du fromage de campagne, dont la plus célèbre implique la pellicule 32

transparente Saran Wrap, démontrent clairement que la soumission féminine tient à un délicat dosage d’ingéniosité et de faible estime de soi. Trop peu d’ingéniosité ou trop d’estime de soi condamnent à l’échec l’aspirante Femme Totale. Une nature soumise est le miracle qu’appellent de leurs prières les femmes croyantes. Personne n’a prié plus fort, plus longtemps et avec moins de succès apparent que la chanteuse Anita Bryant. Elle a passé une bonne partie de sa vie à genoux, suppliant Jésus de lui pardonner le péché d’exister. Dans Mine Eyes Have Seen the Glory, son autobiographie publiée en 1970, Bryant se décrit comme ayant été une enfant agressive, entêtée et colérique. Sa vie a débuté dans une pauvreté débilitante. Chanter lui a permis de commencer à gagner de l’argent alors qu’elle était encore une enfant. Ses parents divorcèrent, puis se remarièrent. Lorsqu’elle avait treize ans, son père les abandonna, sa mère, sa jeune sœur et elle-même ; puis ses parents divorcèrent de nouveau et son père se remaria rapidement. De cette époque, Bryant écrit : « Ce que j’en retiens surtout, c’est mon ambition intense et une détermination sans faille à réussir dans ce que j’aimais tant [chanter]13. » Elle s’est blâmée pour la perte de son père, attribuée à son ambition. Bryant ne voulait pas se marier. Elle ne voulait surtout pas épouser Bob Green. Il la « remporta » par une guerre d’usure, interprétant chaque « Non » de sa part comme un « Oui ». Elle eut beau lui dire, à plusieurs occasions, qu’elle ne voulait plus le revoir, il n’en tint tout simplement pas compte. Lorsqu’elle partit visiter un ami proche qu’elle lui avait décrit comme son fiancé, il réserva une place dans le même avion et s’y rendit avec elle. Il ne la lâchait pas d’une semelle. Quand il l’eut harponnée, surtout en exploitant son talon d’Achille – la culpabilité qu’elle éprouvait du fait de son ambition, anormale, par définition non féminine et possiblement satanique –, il la manœuvra avec une cruauté presque sans égale dans les histoires d’amour 33

modernes. Des deux premiers livres de Bryant émerge le portrait d’une femme circonvenue, tentant désespérément de plaire à un mari qui la manipule, la harcèle et exerce sur tous les aspects de sa vie un contrôle quasi absolu. Elle décrit dans Mine Eyes le degré de mainmise exercé par Green : « Voilà bien comment mon mari est un bon gérant. Il accepte de s’occuper de toutes les affaires de ma vie – y compris les affaires du Seigneur lui-même. Malgré nos querelles parfois violentes, je l’aime à cause de cela14. » Bryant n’en dit jamais plus sur la violence de ces querelles, même si Green insiste pour déclarer qu’elles ne l’étaient pas. Lui-même se révèle, dans Bless This House, très fier des fessées données à ses enfants, et surtout tout à l’aîné, adopté : « je suis un père pour mes enfants, pas un copain. j’affirme mon autorité. je leur donne parfois la fessée, et ils me respectent pour cela. Il m’arrive d’emmener Bobby dans la salle de musique, et ce n’est pas pour lui jouer un air au piano. Nous jouons un air sur son fond de culotte15 ! » Il admet donc que la violence physique était acceptée dans leur vie domestique. Le récit de Bryant établit avec candeur que, durant plusieurs années, bien avant que Green n’imagine la lancer dans une croisade homophobe, il la harcelait pour qu’elle livre en public des témoignages religieux, ce qui lui causait une profonde détresse : Bob a une façon bien à lui de me pousser à bout et de me coller le dos au mur. Il me met si terriblement en colère contre lui que je le déteste de me coincer de la sorte. C’est ce qu’il fit cette fois-là. «Tu es une hypocrite, dit-il. Tu professes que le Christ est dans ta vie, mais tu refuses de professer Son nom en public, comme le Christ te dit de le faire. » Comme je sais qu’il a raison et que je le déteste de me culpabiliser autant à ce sujet, je finis par faire ce qui me fait si peur16. 34

Se conformer à la volonté de son mari était clairement un combat pénible pour Bryant. Elle parle sans détour de sa rébellion quasi continuelle. Les exigences de Green – qui allaient d’une présence plus active comme témoin religieux au fait d’assumer sans aide les soins de ses quatre enfants, simultanément à la carrière qu’elle aimait réellement – ne lui étaient tolérables que parce que, tout comme Stapleton et Morgan, elle voyait en Jésus son véritable époux : Ce n’est qu’en m’entraînant à céder à Jésus que je peux apprendre à me soumettre, ainsi que la Bible me l’ordonne, à l’autorité aimante de mon mari. Seul le pouvoir du Christ peut permettre à une femme comme moi d’arriver à se soumettre au Seigneur17. Dans le cas de Bryant, l’« autorité aimante » de son mari, de concert avec son pasteur, la consacra comme porte-parole d’une campagne conservatrice homophobe. À nouveau, Bryant se montra réticente à témoigner, cette fois devant la Commission métropolitaine du comté de Rade, en Floride, lors d’audiences portant sur les droits des personnes homosexuelles. Elle passa plusieurs nuits en pleurs et en prière, sans doute parce que, comme elle s’en ouvrit au magazine Newsweek, « j’avais peur et je ne voulais pas le faire18 ». Une fois encore, le désir d’accomplir la volonté du Christ l’amena à se conformer à la volonté de son mari. On peut imaginer que son acquiescement fut compensé entre autres par un allègement de son fardeau domestique et de soins aux enfants, dans l’intérêt de son travail pour la Cause. La conformité à la volonté du Christ et de Green, synonymes en ce cas comme si souvent auparavant, offrait également une réponse à la question qui hantait sa vie : Comment être un leader de premier plan – ou, dans ses mots, une star – et en même temps une épouse obéissante, qui protège ses enfants ? Une carrière de chanteuse, profane de surcroît, ne pouvait jamais résoudre ce conflit déchirant. Bryant essaie, comme chacune d’entre nous, d’être une « bonne 35

» femme. Bryant, comme chacune d’entre nous, devient désespérée et dangereuse, pour elle-même et pour les autres, parce que les « bonnes » femmes vivent et meurent dans l’abnégation silencieuse tandis que les femmes réelles n’y arrivent pas. Bryant vit, comme chacune d’entre nous, un enfer ∗. Phyllis Schlafly, philosophe de l’absurde au sein de la droite, ne vit apparement aucun enfer, sans pour cela s’identifier comme une born again. Elle semble possédée par Machiavel plutôt que par Jésus, et donne l’impression de vouloir devenir le Prince. Au-delà des idéologies, on peut reconnaître en elle une de ces rares femmes à se percevoir comme « un des gars », même si elle se dit l’« une des filles ». Contrairement à la plupart des femmes de droite, Schlafly n’admet jamais, dans ses écrits ou ses conférences, vivre l’une ou l’autre des difficultés qui déchirent les femmes. Pour nombre de gens, son caractère d’organisatrice implacable s’est révélé dans sa propagande démagogique contre l’ajout à la Constitution américaine de l’Equal Rights Amendment (ERA). Mais elle a aussi dénoncé avec éloquence la liberté de reproduction, le mouvement des femmes, l’hypertrophie gouvernementale et le Traité du Canal de Panama. Même si ses ∗. Cette analyse de la situation de Bryant a été rédigée en 1978 et publiée dans le magazine Ms. en juin 1979. En mai 1980, Bryant demandait le divorce. Dans une déclaration émise séparément de la requête en divorce, elle soutenait que Green avait « violé mon atout le plus précieux – ma conscience » (The New York Times, 24 mai 1980). Dans les trois semaines suivant le jugement de divorce (août 1980), l’agence de commercialisation des agrumes de Floride, que Bryant représentait depuis onze ans, décida qu’elle n’était plus une porte-parole convenable en raison de son divorce. « Le contrat a dû être annulé, à cause du divorce et tout cela », déclara un cadre de l’agence (The New York Times, 2 septembre 1980). L’avocate féministe Karen DeCrow, ex-présidente de la National Organization for Women, invita instamment Bryant à poursuivre son ex-employeur aux termes de la Loi floridienne de 1977 sur les droits de la personne, qui interdit la discrimination en emploi fondée sur le statut marital. Mais avant même le geste sororal de DeCrow, Bryant avait réévalué sa position au sujet du mouvement des femmes, auquel elle s’était âprement opposée sous la tutelle de Green. « Ce qui m’est arrivé », déclara-t-elle au National Enquirer en juin 1980, « m’amène à comprendre pourquoi des femmes en colère veulent faire adopter l’ERA (Equal Rights Amendment). Ce n’est toujours pas la bonne solution. Mais l’Église ne traite pas les problèmes des femmes comme elle le devrait. Il y a eu des enseignements vraiment néfastes, et je crois que c’est pourquoi aujourd’hui je me fais vraiment du souci pour mes enfants – surtout les filles. On doit reconnaître qu’il y a eu de la discrimination contre les femmes, qu’on ne leur a pas enseigné la plénitude et le caractère exceptionnel de leurs talents. » Va en paix, ma sœur.

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racines – et peut-être aussi son cœur, pour ce qui en est – sont du côté de la droite traditionnelle, Schlafly était relativement inconnue jusqu’au début de sa croisade contre l’ERA. Elle se sert vraisemblablement des femmes comme base politique pour se tailler une place à l’échelon supérieur des leaders mâles de la droite. Elle réalisera peut-être son identité de femme (au sens que les féministes donnent à ce mot) lorsque ses collègues mâles lui refuseront de sortir du ghetto des dossiers féminins pour accéder au vrai pouvoir ∗. Quoi qu’il en soit, elle semble capable de manipuler les craintes des femmes sans les ressentir. En tel cas, ce détachement pourrait lui assurer une bonne longueur d’avance comme stratège déterminée à convertir les femmes en militantes antiféministes. C’est précisément parce qu’elles ont été formées à respecter et à suivre les personnes qui les utilisent que Schlafly inspire admiration et dévouement aux femmes qui craignent de perdre la structure, l’abri, la sécurité, les règles et l’amour que leur promet la droite et dont elles croient que dépend leur survie.

∗. Selon beaucoup d’articles de journaux, Phyllis Schlafly souhaitait que Reagan lui accorde un poste au Pentagone. Il ne l’a pas fait. L’avocate Catharine A. MacKinnon, lors d’un débat l’opposant à Schlafly (à l’Université Stanford, le 26 janvier 1982), a tenté de lui faire comprendre qu’elle avait subi une discrimination en tant que femme : « Madame Schlafly nous dit que le fait d’être une femme ne lui a pas nui. Je vous soumets que n’importe quel homme qui possède un diplôme de droit et a fait des études supérieures en science politique ; a livré des témoignages experts depuis des décennies sur une vaste gamme d’enjeux importants ; a fait un brillant et efficace travail politique stratégique et organisationnel au sein du parti Républicain ; a énormément publié, dont neuf livres ; et a ravi une victoire quasi-certaine à une importante initiative sociale d’amendement de la Constitution [l’Equal Rights Amendaient], tout en ayant une famille splendide et accomplie – tout homme de cette envergure bénéficierait d’un poste dans l’administration actuelle [...] J’accepterais d’être corrigée si j’ai tort ; et il est encore possible qu’elle obtienne une telle nomination. On a beaucoup écrit qu’elle souhaitait un tel poste, mais je ne crois pas tout ce que je lis, surtout à propos des femmes. Je crois cependant qu’elle aurait dû vouloir ce poste et qu’ils auraient dû lui en trouver un qui l’intéressait. Elle méritait certainement une place au ministère de la Défense. Phyllis Schlafly est une femme qualifiée. » Schlafly lui a répondu : « Ce débat a été intéressant. Plus intéressant que je pensais qu’il ne serait... Je crois que mon opposante avait raison sur un point [rires de l’auditoire]. Bon, elle avait raison sur sujet de quelques points... Elle avait raison au sujet de l’administration Reagan, mais ce n’est pas moi qui ai perdu au change, c’est l’administration Reagan en ne m’invitant pas [noyé sous les applaudissements]. »

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*** Lors de la National Women’s Conference (tenue à Houston, au Texas, en novembre 1977), j’ai parlé à beaucoup de femmes appartenant à la droite. Ces conversations ont été absurdes, terrifiantes, bizarres, instructives et, ainsi que l’ont noté d’autres féministes, parfois étrangement touchantes. Les femmes de droite craignent les lesbiennes. Une déléguée noire d’allégeance libérale, originaire du Texas, m’a dit que des femmes blanches de sa région avaient tenté de la convaincre que les lesbiennes présentes à la conférence allaient l’agresser, la traiter de tous les noms, et qu’elles étaient crasseuses. Elle m’a dit qu’elle allait voter contre la résolution sur la préférence sexuelle ∗, faute de quoi elle ne pourrait rentrer chez elle. Mais elle m’a également confié son intention de dire à ces Blanches que les lesbiennes étaient propres et s’étaient montrées polies. Elle a dit qu’on ne devrait pas priver qui que ce soit d’un emploi et qu’avant de venir à Houston, elle ignorait que les mères lesbiennes se faisaient enlever leurs enfants. Elle trouvait cela vraiment terrible. Je lui ai demandé si elle pensait qu’un jour viendrait où elle aurait à défendre les droits des lesbiennes dans sa ville. Elle a acquiescé en silence, puis a expliqué, choisissant soigneusement ses mots, que la ville la plus proche de la sienne se trouvait à 300 kilomètres. Le passé des Noirs du Sud était encore palpable entre nous. ∗. Cette résolution se lisait comme suit : « Le Congrès et les assemblées législatives locales et des États doivent adopter des lois visant à éliminer toute discrimination fondée sur la préférence sexuelle et affective dans les domaines incluant mais non limités à l’emploi, au logement, aux infrastructures publiques, au crédit, aux lieux publics, au financement gouvernemental et aux forces armées. « Les assemblées législatives des États doivent réformer leurs codes pénaux ou abroger les lois qui restreignent les actes sexuels posés en privé entre adultes consentants. « Les assemblées législatives des États doivent adopter des lois interdisant la prise en compte de l’orientation sexuelle ou affective dans toute décision judiciaire sur la garde des enfants ou les droits de visite. Les causes de garde d’enfant doivent plutôt être jugées uniquement sur la base de quelle partie est le meilleur parent, sans égard à l’orientation sexuelle et affective de cette personne. »

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Les femmes de droite m’ont systématiquement parlé des lesbiennes comme de violeuses, d’agresseures sexuelles notoires de femmes et de fillettes. Aucun fait n’arrivait à troubler ce fantasme psychosexuel. Aucun fait ou aucune statistique à propos de la violence sexuelle masculine infligée aux femmes et aux enfants ne pouvait déplacer l’objet de leur crainte. Elles admettaient connaître beaucoup de cas d’agressions masculines contre des femmes, y compris au sein des familles, et ne connaître aucun cas d’agression de lesbiennes contre des femmes. Les hommes, admettaient-elles, étaient des pécheurs et elles haïssaient le péché, mais elles trouvaient visiblement quelque chose de rassurant dans la normalité du viol hétérosexuel. À leurs yeux, la lesbienne était en soi un monstre, elles la ressentaient presque comme une force sexuelle démoniaque, tournoyant de plus en plus près d’elles. C’était la dangereuse intruse, empiétant, menaçant par sa présence même un ordre sexuel incapable de soutenir l’examen ou de supporter la contestation. Les femmes de droite considèrent l’avortement comme le meurtre abject de bébés. L’abnégation féminine s’exprime dans la conviction que l’existence d’un ovule fécondé est plus authentique que celle d’une femme adulte. La désolation qu’éprouvent ces femmes pour le sort des fœtus est réelle, comme est épouvantable leur mépris pour celles qui deviennent enceintes hors des liens du mariage. Le fait qu’au prétendu bon vieux temps la majorité des femmes qui avortaient illégalement étaient mariées avec enfants et que des milliers d’entre elles en mouraient chaque année, n’a pas le moindre poids à leurs yeux : elles voient l’avortement comme un acte criminel commis par des putains impies, des femmes qui ne leur ressemblent absolument en rien. Les femmes de droite soutiennent qu’adopter l’ERA légalisera irrévocablement l’avortement. J’ai beau avoir souvent entendu cet argument (et je l’ai entendu constamment), je n’ai tout simplement jamais réussi à le comprendre Dans ma grande naïveté, je croyais 39

que si l’ERA était si abominable , c’était à cause des toilettes. Comme l’accès aux toilettes avait été un facteur important de la résistance à la loi sur les droits des Noirs, l’argument des toilettes, bien qu’irrationnel, me semblait 100 % amérikain ∗. Personne n’a fait allusion aux toilettes. J’ai abordé cet enjeu mais personne n’a voulu en parler. Par contre, l’argument passionné et réitéré d’un lien de causalité entre l’ERA et l’avortement présentait un nouveau mystère. Je me résignai à la confusion. Mais par chance, je lus après la conférence The Power of the Positive Woman, où Schlafly explique : « Comme l’ERA a pour objectif l’égalité des sexes, l’avortement devient essentiel pour soulager les femmes du fardeau inéquitable de devoir porter un bébé non désiré19. » Forcer les femmes à porter des bébés non désirés s’avère central au programme sociopolitique de femmes qui ont dû porter des bébés non désirés et ne peuvent supporter la douleur et l’amertume causées par cette prise de conscience. L’Equal Rights Amendment est devenu le symbole de cette conscience dévastatrice. C’est ce qui explique une bonne part de la nouvelle intransigeance à laquelle il se heurte. Les femmes de droite, telles que représentées à Houston, et notamment celles du Sud, blanches comme noires, n’aiment pas non plus les juifs. Elles vivent dans un pays chrétien. Une coalition fragile mais grandissante entre les femmes blanches et noires du nouveau Sud repose sur le partage d’un fondamentalisme chrétien, qui se traduit par un antisémitisme commun. Le refus obstiné des juifs d’embrasser le Christ et le préjugé fondamentaliste à peine masqué qui fait d’eux les assassins du Christ, à la fois communistes et usuriers, des pédés et, pire encore, des intellectuels urbains, sont tous des facteurs qui marquent les juifs comme étrangers, sinistres et comme source évidente des mille et une conspirations sataniques qui balaient le pays. ∗. N.D.T. : Nous respectons la graphie choisie par Dworkin pour les mots Amérike et amérikaine.

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L’expression la plus insidieuse de cet antisémitisme omniprésent était un regard figé, un sourire embarrassé et l’expression exquise « Ah just love tha Jewish people » (J’adooore les juifs). La version visqueuse du militant antisémite, tout aussi présente, s’est révélée chez un leader du mouvement Right to Life (Droit à la Vie) qui traita de «meurtriers juifs de bébés » les médecins pratiquant des avortements. On m’a demandé une centaine de fois : « Am Ah speaking with a Jewish girl ? » (Suis-je en train de parler à une demoiselle juive ?). Même si j’étais clairement identifiée comme une féministelesbienne et constellée d’accréditations de presse du fameux magazine Ms., c’est à titre de juive que l’on m’a systématiquement interpellée et, à plusieurs reprises, implicitement menacée. Conversation après conversations, l’échange prenait fin abruptement quand je répondais que oui, j’étais juive. *** La droite aux États-Unis aujourd’hui constitue un mouvement social et politique contrôlé presque exclusivement par des hommes, mais qui repose en grande partie sur la peur et l’ignorance répandues chez les femmes. La nature de cette peur et l’étendue de cette ignorance résultent de la domination sexuelle masculine des femmes. Chaque concession faite à cette domination, si stupide, contre-productive ou dangereuse qu’elle puisse paraître, s’enracine dans l’impérieux besoin des femmes de survivre, d’une manière ou d’une autre, selon les règles masculines. Ce besoin les amène inévitablement à reporter sur d’autres personnes, loin d’elles, étrangères ou différentes, la rage et le mépris qu’elles ressentent pour leurs véritables agresseurs, les hommes qui sont les plus proches d’elles. Certaines femmes le font en devenant des patriotes de droite, des nationalistes déterminées à triompher de populations vivant à l’autre bout du monde. Certaines femmes deviennent d’ardentes racistes, antisémites ou homophobes. Certaines en viennent à haïr les femmes 41

démunies ou aux mœurs légères, les adolescentes enceintes, les personnes réduites au chômage ou à l’aide sociale. Certaines haïssent quiconque déroge aux conventions sociales, même de façon superficielle. D’autres enfin s’en prennent à des groupes ethniques ou religieux autres que le leur ou prennent en horreur des convictions politiques contraires aux leurs. Des femmes s’accrochent à des haines irrationnelles, ciblant surtout des éléments qui ne leur sont pas familiers. Elles le font pour ne pas tuer leur père, leur mari, leurs fils, leurs frères, leurs amants, les hommes avec qui elles ont des rapports intimes, les vraies sources de leur douleur et de leur désespoir. La crainte d’un mal, plus grand encore et le besoin d’en être protégées intensifient la loyauté des femmes envers des hommes qui demeurent, même s’ils sont dangereux, du moins des quantités connues. Parce qu’elles déplacent ainsi l’objet de leur colère, les femmes sont faciles à contrôler et à manipuler dans la haine. Ayant de bonnes raisons d’haïr mais pas le courage de se révolter, elles cherchent des symboles de danger pour justifier leurs craintes. La droite fournit ces symboles en désignant comme source de danger des groupes d’outsiders clairement définis. L’identité de ces outsiders peut évoluer au fil du temps, selon les contextes sociaux – par exemple, l’on peut encourager ou brider le racisme, attiser l’antisémitisme ou le laisser en dormance, exacerber l’homophobie ou la tenir sous cape – mais l’existence du dangereux outsider sert toujours auprès des femmes à la fois de duperie, de diversion, d’anesthésiant et de menace. Le drame, c’est que des femmes si déterminées à survivre n’arrivent pas à voir qu’elles commettent un suicide. Le danger, c’est que des femmes qui se sacrifient ainsi deviennent de parfaits petits fantassins qui obéissent aux ordres, si criminels soient-ils. L’espoir, c’est que ces femmes, ébranlées par des contradictions internes que ne peuvent apaiser des manipulations, aiguillonnées par la tension et la lucidité que produisent les affrontements et le débat public, 42

devront mettre des mots sur les réalités de leur vécu en tant que femmes assujetties à la volonté des hommes. Ce faisant, la colère nécessairement liée à une véritable perception de leur avilissement pourrait les mener au-delà de la peur qui les paralyse vers une révolte contre les hommes qui les dénigrent, les méprisent et les terrorisent. Voilà la lutte commune de toutes les femmes, quels que soient leurs camps idéologiques définis par les hommes ; et seule cette lutte a le pouvoir de transformer les femmes d’ennemies en alliées luttant pour une survie personnelle et collective qui ne soit pas fondée sur le mépris de soi, la crainte et l’humiliation, mais bien sur l’autodétermination, la dignité et l’intégrité authentique.

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Notes 1

Marilyn Monroe, dans un carnet de loge, citée par Norman Mailer, Marilyn, une biographie, Paris, Stock/Albin Michel, 1986, p. 17. 2 Terrence Des Pres, The Survivor : An Anatomy of Life in the Death Camps, New York, Pocket Books, 1977, p. vi. 3 Leah Fritz, Thinking Like a Woman, Rifton, Win Books, 1973, p. 130. 4 Anita Bryant, Bless This House, New York, Bantarn, 1976, p. 26. 5 Marabel Morgan, La Femme totale, trad. Michele Curcio, Montréal, Select, 1975, p. 56. 6 Ruth Carter Stapleton, The Gift of Inner Healing, Waco, Word Book Publishers, 1976, p. 32. 7 Ibid., p. 18. 8 Morgan, p. 15. 9 Ibid., p. 89. 10 Ibid., p. 58. 11 Ibid., p. 142. 12 Ibid., p. 126. 13 Anita Bryant, Mine Eyes Have Seen the Glory, Old Tappan, Fleming H. Revell, 1970, p. 26-27. 14 Ibid., p. 84. 15 Bryant, Bless This House, p. 42. 16 Bryant, Mine Eyes, p. 83. 17 Bryant, Bless This House, p. 51-52. 18 « Battle Over Gay Rights », Newsweek, 6 juin 1977, p. 20. 19 Phyllis Schlafly, The Power of the Positive Women, New Rochelle, Arlington House, 1977, p. 89.

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Chapitre 2

La politique de l’intelligence Pourquoi la vie est-elle si tragique ? Si semblable à un trottoir étroit surplombant un gouffre ? Je regarde en bas, le vertige me gagne ; je me demande comment j’arriverai jamais au terme de ma route. [...] C’est un sentiment d’impuissance, d’inaptitude. Virginia Woolf, dans son journal, le 25 octobre 1920 Les hommes haïssent l’intelligence chez les femmes. Elle ne peut s’enflammer ; elle ne peut brûler ; elle ne peut aller au bout de sa flamme et tomber en cendres après s’être consumée dans l’aventure. Elle ne peut être froide, rationnelle, de glace ; aucune chaude matrice ne saurait coexister avec un esprit froid, glacial, splendide. Elle ne peut être ni effervescente ni morbide ; elle ne peut rien être qui n’aboutisse en reproduction ou en putasserie. Elle ne peut être ce qu’est vraiment l’intelligence : une vitalité de l’esprit qui agit directement dans et sur le monde, sans médiation. « De fait, écrit Norman Mailer, je doute qu’il existe un jour une écrivaine réellement passionnante avant qu’une putain ne devienne call-girl et ne raconte pour la première fois son histoire20. » Et Mailer se montrait généreux quand il dotait la putain d’une capacité de savoir – sinon de dire –, de savoir quelque chose de première main, quelque chose qui vaille la peine d’être su. « À quoi sert le génie, remarque plus sobrement Edith Wharton, chez une femme qui ne sait pas comment se coiffer21. » L’intelligence est une forme d’énergie, une force qui s’exerce sur le monde. Elle y laisse son empreinte, non pas à l’occasion mais de façon continue. Elle est curieuse, pénétrante. Privée de la lumière 45

de la vie publique, privée du discours et de l’action, elle meurt. Il lui faut un champ d’action qui dépasse la broderie ou le récurage de toilettes ou les beaux vêtements. Il lui faut des réactions, des défis, de véritables conséquences. L’intelligence ne peut être passive et réservée durant toute une vie. Tenue secrète, à l’intérieur, elle s’étiole et meurt. Elle peut vivre d’échos du monde extérieur, subsister – mais à peine – de pain et d’eau, enfermée dans une cellule. Florence Nightingale a noté, dans son tract féministe Cassandra, que l’intellect est la dernière chose à mourir chez les femmes : le désir, les rêves, l’activité et l’amour meurent tous avant lui. Si l’intelligence résiste ainsi, c’est qu’elle peut subsister de presque rien : des fragments du monde que lui rapportent des maris ou des fils ou des étrangers ou, a notre époque, la télévision ou parfois un film. Emprisonnée, l’intelligence tourne à la hantise et à l’effroi. Isolée, elle devient un fardeau et une plaie. Sous-alimentée, elle ressemble bientôt au ventre distendu de l’enfant qui meurt de faim : gonflé, rempli de rien que le corps puisse utiliser. Elle enfle, comme l’estomac affamé alors que le squelette se recroqueville et les os s’effritent ; elle va saisir n’importe quoi pour calmer la faim, enfourner n’importe quoi, tout mâcher, tout avaler. « José Carlos est arrivé avec un sac de biscuits qu’il a trouvés dans une poubelle », lit-on dans le journal de Carolina Maria de Jesus, une sous-prolétaire brésilienne. « Quand je les vois manger des détritus, j’ai toujours peur qu’ils s’empoisonnent. Les enfants ne supportent pas la faim. Les biscuits étaient bons. J’ai mangé en pensant à ce proverbe "Qui entre dans la danse doit danser". Et comme moi aussi j’ai faim, je dois manger22. » L’intelligence des femmes demeure, de tout temps, affamée, isolée, emprisonnée. Traditionnellement et de façon concrète, le monde est amené aux femmes par les hommes ; ils constituent l’extérieur dont l’intelligence féminine doit se nourrir. La nourriture est médiocre, une bouillie pour orphelin. C’est parce que les hommes n’apportent au 46

foyer que des demi-vérités, des mensonges pétris d’ego et qu’ils s’en servent pour exiger du réconfort ou du sexe ou des tâches domestiques. L’intelligence des femmes ne peut parcourir le monde pour son propre compte ; on la maintient petite, confinée au foyer, asservie aux besoins des autres. C’est vrai même quand une femme occupe un emploi, parce qu’on la cantonne dans des travaux de femme et que son intelligence a moins d’importance que la forme de son cul. Les hommes sont le monde, et les femmes utilisent l’intelligence pour survivre aux hommes : à leurs manigances, désirs, exigences, humeurs, haines, déceptions, colères, avarice, concupiscence, autorité, pouvoir, faiblesses. Les idées qui viennent aux femmes passent par les hommes, dans un champ de valeurs culturelles contrôlées par les hommes, dans un régime politique et social contrôlé par les hommes et dans un système sexuel où les femmes sont utilisées comme des choses. (Selon l’aphorisme de Catharine A. MacKinnon, que toute femme devrait risquer sa vie pour comprendre : « L’homme baise la femme : sujet verbe objet23. ») Les hommes sont le champ d’action où évolue l’intelligence des femmes. Mais le monde, le monde réel, est beaucoup plus que les hommes, certainement plus que ce que les hommes montrent d’eux-mêmes et du monde aux femmes ; et les femmes sont privées de ce monde réel – le mâle s’interpose toujours entre elles et lui. Certains concèderont que les femmes peuvent avoir une sorte d’intelligence particulière – essentiellement petite, pointilleuse, douée pour les détails, inapte aux idées. Certains concèderont – souligneront en fait – que les femmes sont plus sensibles au « Bien », davantage portées à l’honnêteté ou à la bienveillance : un point de vue qui restreint et dompte l’intelligence. Certains concèderont qu’il y a eu des femmes de génie – après leur décès, bien sûr. Les plus belles plumes de la littérature anglaise ont été des femmes : George Eliot, Jane Austen, Virginia Woolf. Elles furent sublimes ; 47

et elles furent, toutes et chacune, l’ombre de ce qu’elles auraient pu être. Mais leur existence ne change en rien la perception catégorique des femmes comme étant fondamentalement stupides : incapables d’exercer l’intelligence sans laquelle le monde entier se trouve appauvri. Les femmes sont stupides et les hommes, brillants ; les hommes ont droit au monde et les femmes, non. La perte d’un homme est la perte d’une intelligence ; la perte d’une femme est la perte d’une (cochez une fonction) mère, ménagère, chose sexuelle. Des catégories entières d’hommes ont été perdues, gaspillées ; il s’est toujours trouvé des gens pour pleurer leur perte et la combattre, pour refuser de l’accepter. Personne ne pleure l’intelligence perdue des femmes, parce que personne n’est convaincu que cette intelligence était réelle et a été détruite. En fait, on perçoit l’intelligence comme une fonction de la masculinité, et on méprise les femmes qui refusent leur propre perte. Les femmes ont des idées stupides qui ne méritent pas d’être appelées des idées. Marabel Morgan écrit un livre idiot, superficiel, lamentable, où elle prétend que les femmes doivent exister pour leur mari, pour faire et être le sexe pour leur mari ∗. D.H. Lawrence écrit des essais vils et stupides où il dit essentiellement la même chose mais avec beaucoup de références au divin phallus † ; D.H. Law∗. Voir La Femme totale, ou les citations qui en sont tirées au chapitre précédent. Par exemple : « Au commencement, le sexe naquit dans le jardin. Le premier homme était seul. Les jours lui semblaient longs, les nuits plus longues encore. Il n’avait ni cuisinière, ni infirmière, ni personne à aimer. Dieu vit que l’homme était seul et qu’il lui fallait une compagnie, aussi, lui donna-t-il la femme, le meilleur présent que l’homme ait jamais reçu. » (La Femme totale, p. 117). « Spirituellement, pour que leurs relations sexuelles leur apportent l’ultime satisfaction, les deux partenaires ont besoin d’un lien personnel avec leur Dieu. Quand cela se réalise, leur union est sacrée et belle et, mystérieusement, ils se confondent tous deux en un seul être. » (La Femme totale, p. 116) †. Par exemple : « La chrétienté a introduit le mariage dans le monde : le mariage tel que nous le connaissons [...] L’homme et la femme, un roi et une reine avec un ou deux sujets et quelques mètres carrés de territoire leur appartenant : voilà ce qu’est réellement le mariage. C’est la véritable liberté, parce que c’est un véritable accomplissement pour l’homme, la femme et les enfants. » (Sex, Literature and Censorship, New York, The Viking Press, 1959, p. 98) « C’est la tragédie de la femme moderne [...] Elle a l’assurance d’un coq mais elle fait constamment la poule. Apeurée par son identité de poulette, elle court en tous sens au sujet du vote, de l’aide sociale ou des sports ou du monde des affaires : elle est merveilleuse, plus masculine que l’homme [...] Soudainement tout cela se déconnecte de son être fondamental de poulette et elle réalise qu’elle a

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rence a du génie. Anita Bryant dit que sucer une queue équivaut à du cannibalisme ; elle déplore la perte de l’enfant qu’est le spermatozoïde ∗. Norman Mailer croit que les éjaculations perdues sont des fils perdus et il décrie à ce titre l’homosexualité masculine, la masturbation et la contraception †. Anita Bryant est stupide et Norman perdu sa vie. La merveilleuse sécurité de poulette, la sépoulecurité qui est le véritable bonheur de la femme lui a été enlevée : elle ne l’a jamais eue [...] Le néant ! » (Sex, Literature and Censorship, p. 4950) « Aucun mariage n’est mariage s’il n’est pas fondamentalement et en permanence phallique, et s’il n’a pas de lien avec le soleil et la terre, la lune et les étoiles fixes et les planètes, le rythme des jours, le rythme des mois, le rythme des saisons, le rythme des années, des décennies, des siècles. Aucun mariage n’est mariage s’il n’est pas une correspondance de sang [...] Le phallus est la colonne de sang qui emplit la vallée de sang d’une femme. » (Sex, Literature and Censorship, p. 101) « Dans la sombre matrice originelle pénètre le rayon de l’ultime lumière, et le temps est engendré, conçu. Là est le commencement de la fin. Nous sommes le commencement de la fin, et c’est là, dans la matrice, que nous mûrissons à la naissance, afin de prendre conscience de la fin. » (Réflexions sur la mort d’un porc-épic, trad. Thérèse Aubray, Paris, Confluences, 1945, p. 21) ∗. Par exemple : « Pourquoi croyez-vous qu’on appelle les homosexuels des fruits [N.D.T. : en argot américain] ? Parce qu’ils croquent au fruit défendu de la vie [...]. Voilà pourquoi l’homosexualité est une abomination de Dieu. Parce que la vie est si précieuse pour Dieu et que c’est une chose si sacrée quand un homme et une femme s’unissent pour ne former qu’une seule et même chair et que la semence est fécondée – c’est alors que la vie est scellée, que la vie commence. Interférer de quelque façon dans ce processus – surtout par la consommation du fruit défendu, la consommation du spermatozoïde – voilà pourquoi c’est une telle abomination [...] cela rend le péché de l’homosexualité encore plus hideux parce qu’il est anti-vie, dégénérescent. » (Playboy, mai 1978) †. Par exemple : « [...] mais si de ce merveilleux rapport sexuel vous n’êtes pas prêt à faire un bébé, il se peut alors que vous envoyiez quelque chose à l’égout pour toujours, à savoir la capacité que vous aviez de faire un bébé : la chose la plus merveilleuse qui soit en vous peut avoir été jetée dans un diaphragme ou gâchée à cause d’une pilule. Un homme pourrait sacrifier son avenir. » (The Presidential Papers, New York, Bantam Books, p. 142) « Parmi les millions de spermatozoïdes, il ne s’en trouverait que deux ou trois qui ont la moindre chance d’atteindre l’ovule... [Les autres] se baladent sans avoir la moindre idée qu’ils sont de vrais spermatozoïdes. Ils peuvent sembler de vrais spermatozoïdes sous le microscope, mais après tout, un Martien nous regardant au télescope peut penser que les bureaucrates communistes et les agents du FBI ont l’air exactement pareils... Le microscope électronique lui-même ne peut mesurer la striation de la passion dans un spermatozoïde. Ou la force de sa volonté. » (The Presidential Papers, p. 143) « Je hais la contraception [...] Il n’y a rien que j’abhorre autant que le planning des naissances, le planning des naissances est une abomination. J’aimerais mieux voir ces satanés communistes débarquer ici. » (The Presidential Papers, p. 131) « Je crois qu’une des raisons pour lesquelles les homosexuels souffrent tant quand ils atteignent 40 ou 50 ans est que leur vie n’a rien à voir avec la procréation. Ils réalisent avec horreur que tout ce merveilleux sexe qu’ils ont eu dans le passé est disparu – où est-il maintenant ? Ils ont épuisé leur essence. » (The Presidential Papers, p. 144) « Mieux vaut commettre un viol que se masturber. » (The Presidential Papers, p. 140) « et si la semence était déjà un être humain ? Si désespéré qu’il / gratte, mord, coupe et ment, / brûle et trahit / tentant désespérément d’atteindre le four... » (« I Got Two Kids and Another in the Oven », dans Advertisements for Myself, New York, Perigee, 1981, p. 397)

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Mailer est génial. La différence tient-elle au style d’énonciation de ces idées identiques, ou au pénis ? Mailer dit qu’un grand écrivain écrit avec ses couilles ; la romancière Cynthia Ozick lui demande dans quelle couleur d’encre il trempe les siennes. Qui est le génie et qui est stupide ? Si une idée est stupide, il faut présumer qu’elle l’est que ce soit un homme ou une femme qui l’énonce. Mais ce n’est pas ce qui arrive. Les femmes, sous-éduquées en tant que classe, n’ont pas à lire Eschyle pour savoir que c’est l’homme qui plante le spermatozoïde, l’enfant, le fils ; les femmes sont la terre : elle porte l’être humain qu’il a créé ; il demeure l’origine, le père de la vie. Les femmes peuvent tirer ce savoir de leurs propres sources, provinciales, moralistes – des prêtres, des films, des profs de gym, c’est un savoir très répandu : respecté chez les écrivains mâles parce que ceux-ci sont respectés, stupide chez les femmes parce que la stupidité est tenue pour un trait congénital chez elles. Les femmes expriment ce savoir reçu, et soulèvent l’hilarité. Mais quand des écrivains mâles expriment les mêmes idées reçues, on les applaudit parce qu’ils sont intéressants, originaux, géniaux, et même rebelles, courageux d’affronter sans détour le monde du péché et du sexe. Les femmes ont des préjugés ignorants et moralistes ; les hommes ont des idées. Parler de deux poids deux mesures serait un cruel et complaisant euphémisme : ce système sexiste d’évaluation des idées agit comme une massue qui réduit en bouillie l’intelligence des femmes, l’annihile. Mailer et Lawrence ont toujours défié le monde ; ils savaient y avoir droit ; leur plume tient ce droit pour acquis ; le monde est le champ gravitationnel où ils évoluent. Marabel Morgan et Anita Bryant arrivent tard à l’écriture et tentent d’agir sur le monde ; leur style est, bien sûr, immature et imprécis, ridicule même. Mailer et Lawrence ont tous deux écrit une foule de choses tout aussi ridicules et immatures, malgré tout ce qu’ils peuvent tenir pour acquis en tant qu’hommes, malgré leur maîtrise du langage, leurs authen50

tiques réussites ou la beauté de tel ou tel récit ou roman. Mais on ne les qualifie pas de stupides même quand ils sont ridicules. Si l’on ne peut distinguer les idées de Lawrence de celles de Morgan, alors soit l’un et l’autre ont du génie, soit l’un et l’autre sont stupides ; et le même principe vaut pour Mailer et Bryant. Pourtant, seules les femmes ont droit à notre mépris. Les idées d’Anita Bryant sont-elles pernicieuses ? Alors, c’est aussi vrai de celles de Norman Mailer. Les idées de Marabel Morgan sont-elles hilarantes à s’en tenir les côtes ? Alors, c’est aussi le cas pour celles de D.H. Lawrence. Une femme doit, pour survivre, garder son intelligence timide et restreinte. Il lui faut soit la cacher complètement, soit la masquer sous le voile du style, sinon, elle doit périodiquement devenir folle pour en payer le prix. Elle cherchera à exercer l’intelligence d’une manière qui sied aux dames. Mais l’intelligence n’est pas distinguée. L’intelligence déborde d’excès. L’intelligence rigoureuse abhorre la sentimentalité, et les femmes doivent être sentimentales pour tenir en estime la triste sottise des hommes qui les entourent. L’intelligence morbide abhorre le soleil radieux de la pensée positive et de la sempiternelle douceur ; et chaque femme doit être radieuse enjouée et douce, ou elle ne pourrait acheter la paix du matin au soir par des sourires. L’intelligence à l’état libre exècre tout monde étroit, et le monde de chaque femme doit rester étroit, sinon elle devient hors la loi. Aucune femme n’aurait pu être Nietzsche ou Rimbaud sans finir dans un bordel ou être lobotomisée. Toute intelligence vitale a des questions passionnées, des réponses vigoureuses : mais les femmes ne peuvent se faire exploratrices, il ne peut y avoir des Lewis et Clark de l’esprit féminin. L’intelligence restreinte l’est non seulement par timidité, comme les femmes sont forcées de l’être, mais parce qu’elle soupèse prudemment les impressions et les faits reçus d’un monde extérieur que n’osent affronter les timides. Une femme doit plaire, et l’intelligence restreinte ne cherche pas à plaire ; elle cherche à savoir par discernement. En outre, l’intelligence est am51

bitieuse : elle veut toujours plus, pas plus de baise ou plus de grossesses, mais davantage d’un monde plus grand. Une femme ne peut avoir d’ambition à titre personnel sans être damnée. Nous envoyons les fillettes à l’école. C’est généreux de notre part, parce que les filles ne sont pas censées savoir grand-chose et que, dans beaucoup d’autres sociétés, on ne les envoie pas à l’école et on ne leur enseigne ni à lire ni à écrire. Dans notre société, si généreuse à l’égard des femmes, on enseigne aux filles certains faits, mais pas l’esprit critique ni la passion du savoir. On éduque les filles à l’obéissance : l’éducation draine, punit, raille, chasse d’elles l’esprit d’aventure intellectuelle. Les écoles servent d’abord à réduire les perspectives de la fillette, sa curiosité, puis à lui enseigner certaines aptitudes, nécessaires au futur mari. On éduque les filles à demeurer passives face aux faits. On ne les imagine pas capables de créer des idées ou d’explorer la condition humaine. L’objectif intellectuel d’une fille est de bien se comporter. Une fille à l’intelligence dynamique doit être remise à sa place. Une fille intelligente doit utiliser son esprit pour trouver un mari plus intelligent qu’elle. Simone de Beauvoir a finalement choisi Sartre lorsqu’elle a décidé qu’il était plus intelligent qu’elle. Dans un film tourné alors qu’ils étaient vieux, Sartre, alors à la fin de son existence, demande à Beauvoir, la femme avec qui il a partagé une vie étonnante d’action et de hauts faits intellectuels : « Dites-moi... qu’est-ce que c’est que de se sentir dans la vie une dame de lettres24 ? » Carolina Maria de Jesus écrit dans son journal : « Tout le monde a un idéal dans la vie. Le mien est de pouvoir lire25. » Elle a de l’ambition, mais c’est une ambition étrange pour une femme. Elle veut s’instruire. Elle veut avoir le plaisir de lire et d’écrire. Des hommes la demandent en mariage, mais elle soupçonne qu’ils l’empêcheraient de lire et d’écrire. Ils n’apprécieront le temps qu’elle prend pour elle seule. Ils n’apprécieront pas les autres objets de son attention. Ils n’apprécieront pas sa concentration, son amour-propre sa 52

fierté que lui procure une relation directe au monde plus vaste des idées, des descriptions, des faits. Ses voisins la voient penchée sur des livres, ou plume et papier à la main au milieu des ordures et de la famine de la favela. Son idéal fait d’elle une paria : son désir de lire fait d’elle une exclue, plus encore que si elle s’asseyait dans la rue et se bourrait la bouche de poignées de clous. Où a-t-elle été chercher cet idéal ? Personne ne le lui a offert. Les deux tiers des analphabètes dans le monde sont des femmes. Pour être baisée, pour porter des enfants, nul besoin de savoir lire. Les femmes servent au sexe et à la reproduction, pas à la littérature. Mais les femmes ont des histoires à raconter. Elles veulent savoir. Elles ont des questions, des idées, des arguments, des réponses. Elles rêvent d’être au monde, pas seulement de saigner et d’extraire des bébés ruisselants de leurs entrailles. « Les femmes rêvent », écrivait Florence Nightingale dans Cassandra, « jusqu’à ne plus avoir la force de rêver ; ces rêves contre lesquels elles luttent tant, si honnêtement, vigoureusement et consciencieusement, et si inutilement, des rêves qui sont pourtant leur vie, sans lesquels elles n’auraient pu vivre ; ces rêves s’évanouissent enfin [. . .]. Plus tard dans la vie, elles ne désirent ni ne rêvent plus ni d’activité, ni d’amour, ni d’intellect26. » Virginia Woolf, la plus splendide écrivaine moderne, nous a dit tant et plus combien il était pénible d’être une femme à l’intelligence créatrice. Elle nous l’a dit quand elle a chargé une grosse pierre dans sa poche et s’est avancée dans la rivière ; et elle nous l’a dit chaque fois qu’un de ses livres était publié et qu’elle glissait dans la folie – ne me faites pas mal à cause de ce que j’ai fait, je me ferai mal avant, j’en perdrai mes moyens et je souffrirai et je serai punie et peut-être alors n’aurez-vous pas besoin de me détruire, peut-être me prendrez-vous en pitié, il y a tant de mépris dans la pitié et je suis si fière, cela ne suffira-t-il pas ? Elle nous l’a aussi dit tant et plus dans sa prose : elle nous l’a montré dans ses romans, oh très délicatement pour éviter que l’on en prenne ombrage ; et elle a enveloppé ses 53

essais de charme, polie pour s’assurer de notre politesse. Elle l’a néanmoins écrit claire-ment, même si ce ne fut pas publié de son vivant, et elle avait raison : Une certaine attitude est requise – attitude de mise pour servir le thé ; attitude de mise le dimanche après-midi, ou dans des cercles bien féminins – est exigée de nous. Je ne sais. J’estime que le point de vue importe tout autant que la chose même. Ce que je prise, c’est le contact direct d’un esprit qui se livre, à nu. Souvent, il n’est pas possible de rien dire de valable sur un écrivain – hormis ce qu’on en pense. Or actuellement, je sens mon point de vue constamment aveuglé, fort inconsciemment sans doute, parce que rédacteur en chef et public désirent qu’une femme considère les choses d’un point de vue et avec une prudence, bien féminins. Or, écrits selon ce point de vue biaisé, mes articles tournent mal27. Priser « le contact direct d’un esprit qui se livre, à nu », c’est avoir une intelligence virile, non voilée de robes et de jolis gestes. Oui, l’œuvre de Woolf a toujours mal tourné, entraînée par le poids exigeant d’être une femme. Elle apprit à maîtriser une indirection exquise, à dissimuler significations et messages dans un style féminin. Elle peina à ce style et se cacha derrière ce masque : et elle fut moins que ce qu’elle aurait pu être. Elle mourut non seulement de ce qu’elle osa, mais également de ce qu’elle n’osa pas. Trois choses sont indissolublement liées : l’alphabétisme, l’intellect et l’intelligence créatrice. À en croire le cliché, ces choses distinguent l’homme des animaux. Celui à qui on les refuse est privé d’une vie pleinement humaine, dépouillé du droit à la dignité humaine. Maintenant intervertissons les genres. L’alphabétisme, l’intellect et l’intelligence créatrice distinguent-ils la femme des animaux ? Non. La femme ne peut se distinguer des animaux car elle a été condamnée, du fait de sa classe de sexe, à une vie de fonc54

tions animales : être baisée, procréer. Dans son cas, les fonctions animales sont le sens de sa vie, sa prétendue humanité, la seule à laquelle elle peut prétendre, les capacités humaines les plus élevées à sa portée, parce qu’elle est une femme. Pour les éléments orthodoxes de la culture mâle, elle incarne l’animal, l’antithèse de l’âme ; pour les libéraux de la culture mâle, elle est la nature. Quand ils discutent des prétendues origines biologiques de la domination masculine, les mecs peuvent se permettre de se comparer à des babouins et à des insectes tandis qu’ils écrivent des livres et enseignent à l’université. Un professeur de Harvard ne refuse pas d’être titularisé sous prétexte qu’un babouin n’y a jamais eu droit. La biologie du pouvoir, c’est un jeu pour les mecs. C’est la façon mec de dire : elle ressemble plus au babouin femelle qu’à moi ; elle ne peut avoir aucune influence à Harvard puisqu’elle saigne, puisque nous la baisons, qu’elle porte nos enfants, nous la battons, nous la violons ; c’est un animal, son rôle est de procréer. Quant à moi, j’aimerais bien voir le babouin, la fourmi, la guêpe, l’oie ou le cichlidé qui a écrit Guerre et Paix. Plus encore, je veux voir l’animal ou l’insecte ou le poisson ou la volaille qui a écrit Middlemarch. L’alphabétisme est un outil, comme le feu. C’est un outil plus perfectionné que le feu et qui a fait autant sinon davantage pour transfigurer le monde naturel et social. L’alphabétisme, comme le feu, est un outil qui doit être utilisé par l’intelligence. C’est aussi une capacité : la capacité de lire et d’écrire est une capacité humaine, mais qui peut être utilisée ou niée, réfutée, réduite à l’atrophie. On nie cette capacité aux personnes socialement méprisées. Mais cet interdit ne suffit pas, parce que les gens tiennent au sens. Le genre humain trouve du sens dans les expériences, événements, objets, communications, relations, sentiments. L’alphabétisme participe à la recherche du sens ; il contribue à rendre cette recherche possible. Les hommes peuvent nier aux femmes la capacité d’apprendre le grec ancien, mais certaines femmes l’apprendront quand même. 55

Les hommes peuvent nier aux femmes pauvres ou de la classe ouvrière ou aux prostituées la capacité de lire ou d’écrire leur langue, mais certaines d’entre elles liront et apprendront quand même leur langue ; elles risqueront tout pour l’apprendre. Dans le Sud esclavagiste des États-Unis, la loi interdisait d’enseigner aux esclaves à lire ou à écrire ; mais quelques propriétaires d’esclaves l’ont enseigné, quelques esclaves l’ont appris, quelques esclaves l’ont appris sans aucune aide et quelques esclaves l’ont enseigné à d’autres. Selon la loi juive, il est interdit d’enseigner le Talmud aux femmes, mais certaines ont quand même étudié le Talmud. Les gens savent que l’alphabétisme confère de la dignité et élargit leurs horizons. Les gens sont avides d’explorer le monde dans lequel ils vivent au moyen du langage, qu’il soit parlé, chanté, récité ou écrit. Il faut de terribles punitions pour les détourner de cette volonté de connaître ce qu’apporte le fait de lire et d’écrire, parce que les gens sont curieux et attirés par l’expérience et par sa conceptualisation. Refuser l’alphabétisme a toute classe ou catégorie de gens constitue une négation de leur humanité fondamentale. On en prive traditionnellement les gens à qui on prête un caractère animal, non humain : les esclaves dans les sociétés esclavagistes ; les femmes dans les sociétés d’appropriation des femme ; les groupes racialement avilis dans les sociétés racistes. L’esclave mâle est traité comme une bête de somme ; pas question de le laisser lire ou écrire. La femme est traitée comme une bête d’élevage : elle ne doit ni lire ni écrire. Quand les femmes en tant que classe se voient nier ce droit, celles qui acquièrent du savoir sont réprouvées : elles sont masculines, déviantes : elles ont nié leur matrice, leur con ; par leur alphabétisme, elles désavouent la définition de leur genre. Certaines classes de femmes se sont vu accorder quelques privilèges liés à l’alphabétisme – pas des droits mais des privilèges. Les courtisanes de la Grèce antique étaient instruites, alors que les autres femmes étaient tenues dans l’ignorance ; toutefois, il ne s’agis56

sait pas de philosophes mais de putains. Ce n’est qu’en acceptant leur fonction de putains qu’elles pouvaient obtenir le privilège de l’alphabétisme. Les femmes de la classe supérieure se voient traditionnellement enseigner certaines compétences lettrées (nettement plus limitées que celles enseignées aux hommes de leur classe d’alliance) : elles peuvent accéder au privilège de l’alphabétisme si elles acceptent leur fonction purement décorative. Après tout, l’homme ne veut pas côtoyer la chienne reproductrice et sanguinolente à la table du dîner, ou côtoyer le con entrouvert au salon à l’heure de son journal ou de son cigare. Le langage est signe de raffinement : une preuve que lui est humain et elle, non. La croissance de l’analphabétisme parmi les pauvres des zones urbaines aux États-Unis concorde avec une nouvelle montée de racisme et de mépris ostensible à l’égard des pauvres. L’analphabétisme est programmé dans le système : un enfant intelligent peut fréquenter l’école sans que personne ne lui enseigne à lire ou à écrire. Quand l’appareil pédagogique abandonne ces compétences pour des groupes donnés, il abandonne pour eux toute dignité humaine : il n’est plus que réclusion d’animaux parqués ; il n’apporte pas la vie humaine aux êtres humains. Dans toutes les cultures, les filles et les femmes sont les analphabètes, elles forment les deux tiers des analphabètes dans le monde, une proportion en hausse constante. Les filles ont besoin de maris, pas de livres. Les filles ont besoin de maisons ou de cabanes à garder propres, ou de coins de rue où faire le pied de grue, pas du vaste monde à parcourir. Leur refuser l’outil de l’alphabétisme, c’est leur refuser l’accès au monde. Si elle peut allumer son propre feu, lire un livre, écrire une lettre ou ses pensées ou un essai ou un récit, il sera plus difficile de lui faire tolérer la baise non désirée, porter des enfants non désirés, voir l’homme comme la vie et voir la vie par son entremise. Elle pourrait se faire des idées. Pire, elle pourrait savoir la valeur de ses idées. Elle ne doit pas savoir que les idées 57

ont de la valeur seulement que sa valeur se résume à être baisée et à procréer. Aux États-Unis, il a été difficile d’obtenir pour les femmes l’accès à l’instruction, et bien des domaines de l’éducation leur demeurent fermés. En Angleterre, Virginia Woolf a eu du mal à accéder à une bibliothèque universitaire. Le simple fait de lire et d’écrire est une première étape et, comme l’a dit Abby Kelley à un congrès sur les droits des femmes en 1850, « Mes sœurs, rappelez-vous que des pieds sanglants ont usé le chemin par lequel vous êtes venues ici28. » On a refusé aux femmes l’accès à l’ensemble du langage : nous ne sommes censées utiliser que la part qui sied aux dames. Alice James a noté dans son journal : « Il vous manque vraiment quelque chose d’important quand les jurons, vigoureux et nourrissants, vous sont interdits29 ! » Mais c’est dans l’exercice concret de l’alphabétisme comme instrument et comme capacité que les femmes encourent punition, ostracisme, exil, récriminations et le plus virulent mépris. Pour lire et rester féminine, elle lit des romances gothiques, pas des ouvrages médicaux ; des livres de cuisine, pas de la jurisprudence ; des romans policiers, pas de la biologie moléculaire. La langue des mathématiques n’est pas une langue féminine. Elle peut apprendre l’astrologie, pas l’astronomie. Elle peut enseigner la grammaire, mais non inventer un style ou lancer des idées. On lui permet d’écrire un petit livre, de fiction ou non, au sujet des femmes névrosées, à condition que le petit livre soit suffisamment banal et sentimental ; mieux vaut pour elle s’abstenir de toute réflexion philosophique. En fiction, mieux vaut ne pas outrepasser les limites rigoureuses qu’impose la féminité. « Voilà donc, écrit Virginia Woolf, une autre des péripéties, et des péripéties assez courantes dans la carrière d’une romancière. Elle doit se dire : je vais patienter. Je vais patienter jusqu’à ce que les hommes soient assez évolués pour ne point s’offusquer d’entendre une femme parler en toute franchise de son corps. 58

L’avenir du roman dépendra dans une large mesure du fait que les hommes puissent apprendre à tolérer que les femmes s’expriment librement30. » La contrainte annihile : le langage qui doit taire le corps de l’auteure ne peut accéder au monde. Mais dire la vérité au sujet du corps d’une femme ne se résume pas à en expliquer les parties – c’est plutôt désigner la place de ce corps-là dans ce monde-là, sa valeur, son usage, son rapport au pouvoir, sa vie politique et économique, ses capacités potentiellement réalisées et habituellement bafouées. En un sens, l’intellect réunit l’alphabétisme et l’intelligence : l’alphabétisme discipline l’intelligence, et l’intelligence multiplie les usages de l’alphabétisme ; un champ de savoir se transforme et s’accroît, de même que la compétence à acquérir du savoir ; une mémoire s’emplit progressivement d’idées, entrepôt de tout ce qui a existé dans le monde auparavant. L’intellect est maîtrise d’idées, de culture, de tous les produits et processus d’autres intellects. C’est la capacité d’apprendre un langage discipliné par l’instruction. L’intellect doit être cultivé : même chez les hommes, même chez les plus intelligents. Laissé à lui-même dans un monde secret et isolé, l’intellect ne se développe pas, à moins de disposer d’un cultivateur privé : un professeur, un père intellectuel, par exemple. Mais l’intellect de la femme ne doit jamais surpasser celui du professeur – ou elle sera réprimandée et rejetée. L’étudiant doit toujours en venir à renier et rejeter son professeur, note Walt Whitman ; mais l’étudiante doit toujours demeurer plus petite que le professeur, plus humble ; son intelligence n’est jamais censée devenir maîtrise. L’intellect chez une femme dénote toujours un privilège : elle a été élevée au-dessus de ses semblables, habituellement à cause de la bienveillance d’un homme qui a jugé opportun de l’instruire. Les insultes adressées aux femmes d’intellect ne manquent pas : les « bas-bleu » attirent la risée ; les femmes d’intellect sont des laiderons ou elles ne se donneraient pas la peine d’avoir des idées ; le plaisir de se cultiver l’es59

prit est perversion sexuelle chez la femme ; les œuvres d’hommes lettrés fourmillent de remarques mesquines à l’égard des intellectuelles. L’intellect est pathologique chez une femme. Elle n’est pas ennoblie par un esprit alerte, mais rendue difforme. L’esprit créateur est intelligence en action dans le monde, un monde qui ne se limite pas à des rivières, des montagnes et des plaines. Le monde est partout où la pensée a des conséquences. La pensée a des conséquences dans la philosophie la plus abstraite ; la philosophie fait partie du monde, même si elle le réduit parfois à elle-même par autarcie. La pensée est action, tout comme l’écriture, la composition, la peinture ; l’intelligence créatrice peut être transformée en produits utiles dans le monde matériel, mais elle est davantage que ce qu’elle produit. L’intelligence créatrice est chercheuse : elle exige de connaître le monde, réclame son droit aux conséquences. Elle n’est pas contemplative : elle est trop ambitieuse pour cela et annonce presque toujours ses couleurs. Elle peut se consacrer à la pure recherche de savoir ou de vérité, mais, presque toujours, elle veut la reconnaissance, l’influence ou le pouvoir ; c’est une intelligence axée sur l’accomplissement. Elle ne se contente pas de voir reconnue la personnalité qui la porte ; elle veut elle-même le respect, le respect pour elle-même. Ce respect peut parfois s’adresser à son produit. Il peut aussi être exprimé à qui manifeste l’intelligence créatrice, dans le domaine plus éphémère de la pure parole ou de la simple action. Mais on prive systématiquement les femmes du respect que requiert l’intelligence créatrice pour subsister : on leur nie ce respect douloureusement, cruellement, avec sadisme. Elles ne sont pas censées avoir d’intelligence créatrice, et quand elles en ont, elles sont censées y renoncer. Si elles veulent l’amour des hommes, sans lequel elles ne sont pas vraiment des femmes, mieux vaut pour elles ne pas se cramponner à une intelligence qui cherche et agit dans le monde ; une pensée qui a des conséquences est l’antithèse de la féminité entravée. L’intelligence créatrice n’est pas animale : être 60

baisée et procréer ne la satisferont jamais ; et l’intelligence créatrice n’est pas décorative – elle n’a jamais été purement ornementale comme, par exemple, doivent l’être les femmes de la classe supérieure, si instruites soient-elles. Pour demeurer une femme au sens que la suprématie masculine donne à ce mot, les femmes doivent renoncer à l’intelligence créatrice non seulement y renoncer verbalement, ce que les femmes font constamment, mais l’étouffer en elles ou, à tout le moins, la garder timide et restreinte. Tout exercice de l’intelligence créatrice par les personnes nées femmes se paie d’une souffrance indicible. « Sur la terre tout se paie, rappelle Olive Schreiner, et le prix de la vérité est le plus cher qui soit. Nous serions prêt à la troquer pour un peu d’amour et d’amitié. Les chemins de l’honneur sont semés de ronces mais sur ceux de la vérité, c’est notre propre cœur que nous foulons à chaque pas31. » L’intelligence créatrice a pour objectif la vérité, quels qu’en soient le genre et la voie ; se mesurer au monde consiste à se mesurer au problème de la vérité. On patauge dans la fange du monde, mais c’est la vérité que l’on cherche. L’enjeu de cette quête n’est pas la vérité que l’on découvre ou son caractère ultime : c’est l’intrusion dans le monde d’un soi intelligent et créateur, en quête de vérité. Les femmes ne rencontrent dans cette recherche qu’intimidation et mépris. Dans l’isolement, en privé, une femme peut tirer plaisir de l’exercice de l’intelligence créatrice, si discrète soit-elle dans son exercice ; mais cette intelligence devra se retourner contre elle-même, faute d’un univers humain plus vaste, plus complexe, où s’exercer et se développer. Toute partie de l’intelligence qui transparaît chez une femme autorisera tous et chacun à critiquer sa féminité, la seule identité qu’on lui accorde ; sa féminité est déficiente, parce que son intelligence est virile. « Pourquoi les femmes ont-elles passion, intellect, activité morale [...] », demandait Florence Nightingale en 1852, « et un rang social où aucune de ces trois qualités ne peut s’exercer32 ? » Par ac61

tivité morale, elle ne parlait pas de moralisme mais d’intelligence morale. Le moralisme est l’ensemble de règles apprises par cœur qui gardent les femmes en laisse, de sorte que leur intelligence ne peut jamais aborder le monde de front. Le moralisme sert à se défendre contre l’expérience du monde. C’est la sphère morale assignée aux femmes, censées apprendre par cœur les règles d’un comportement convenable et circonscrit. L’intelligence morale est active ; on ne peut la cultiver et la parfaire qu’en l’exerçant dans le domaine de l’expérience réelle et directe. L’activité morale est l’utilisation de cette intelligence, l’exercice du discernement moral, alors que le moralisme demeure passif : il accepte la version du monde qui lui a été enseignée et frémit devant la menace de l’expérience directe. L’intelligence morale se caractérise par l’activité, le mouvement au sein des idées et de l’histoire elle prend le monde à bras le corps et réclame de participer aux grands débats terrifiants sur le bien et le mal, la tendresse et la cruauté. L’intelligence morale construit des valeurs ; et parce que ces valeurs s’exercent dans le monde réel, elles ont des conséquences. Il n’y a pas d’intelligence morale qui n’ait de conséquences réelles dans un monde réel, ou qui soit simplement et passivement reçue, ou qui puisse vivre dans un vide où il n’y a aucune action. L’intelligence morale ne peut s’exprimer seulement par l’amour ou le sexe ou la domesticité, l’ornementation ou l’obéissance ; elle ne peut s’exprimer seulement par le fait d’être baisée ou de procréer. L’intelligence morale doit agir dans un monde public, pas seulement dans une relation privée, policée, raréfiée avec une autre personne, à l’exclusion du reste du monde. L’intelligence morale exige un exercice constant de la capacité de prendre des décisions : des décisions significatives, inscrites dans l’histoire et non périphériques ; des décisions sur le sens de la vie, qui émergent d’une conscience aigüe de sa propre mortalité ; des décisions sur lesquelles on peut miser sa vie de manière honnête et volontaire. Celles qui sont réduites à un con n’ont pas droit à l’in62

telligence morale. Le moralisme illustre leurs efforts pour trouver une base quelconque de dignité, un geste pathétique d’aspiration à l’humanité, tentative dont les hommes se moquent et pour laquelle les femmes ont pitié des autres femmes. Il pourrait aussi exister une intelligence sexuelle, une aptitude humaine à discerner, manifester et bâtir l’intégrité sexuelle. L’intelligence sexuelle ne pourrait se mesurer en nombre d’orgasmes, d’érections ou de partenaires ; ni s’afficher sous la forme de lèvres vaginales maquillées pour la caméra ; ni être évaluée en fonction du nombre d’enfants portés ; ni se manifester comme une manie. L’intelligence sexuelle, comme toute autre forme d’intelligence, serait active et dynamique ; elle aurait besoin du monde réel, de l’expérience directe de ce monde ; elle afficherait non pas des fesses mais des questions, des réponses, des théories, des idées – sous forme de désir ou d’acte ou d’œuvre d’art ou d’argumentation. Ancrée dans le corps, elle ne pourrait pourtant jamais l’être dans un corps emprisonné, isolé, un corps privé d’accès au monde. Elle ne serait pas mécanique ; elle ne pourrait tolérer d’être perçue comme inerte ou stupide, ni d’être exploitée sans perdre de sa vigueur. Être vendue sur le marché comme produit de consommation lui serait nécessairement inadmissible, un affront direct à son besoin intrinsèque d’affronter le monde dans des conditions qu’elle définisse et détermine elle-même. L’intelligence sexuelle serait sans doute plus semblable à l’intelligence morale qu’à quoi que ce soit d’autre : un argument que les femmes tentent de faire valoir depuis des siècles. Mais, comme aucune intelligence n’est respectée chez une femme, condamnée au moralisme du fait d’être définie comme incapable d’intelligence morale, simple objet sexuel à utiliser, le sens que donnent les femmes à cette comparaison des intelligences morale et sexuelle demeure incompris. L’intelligence sexuelle s’affirme au moyen de l’intégrité sexuelle, une dimension éthique et pratique interdite aux femmes. L’intelligence sexuelle devrait être ancrée d’abord et surtout dans 63

la possession légitime par la femme de son propre corps ; or, les femmes existent pour être possédées par d’autres, à savoir les hommes, alors que la possession de son propre corps devrait être absolue et entière pour que l’intelligence s’épanouisse dans le monde de l’action. L’intelligence sexuelle devrait, à l’instar de l’intelligence morale, affronter les grandes questions de la cruauté et de la tendresse ; là où l’intelligence morale doit se mesurer aux questions du bien et du mal, l’intelligence sexuelle devrait se mesurer à celles de domination et de soumission. L’être destiné à être baisé n’a aucun besoin d’exercer l’intelligence sexuelle, aucune occasion de l’exercer, aucun argument pour justifier son exercice. Pour maintenir la femme dans l’acquiescence sexuelle, la capacité d’intelligence sexuelle doit lui être interdite ; et elle l’est. Son clitoris est nié ; sa capacité de plaisir, déformée et diffamée ; ses valeurs érotiques, calomniées et insultées ; son désir de valoriser son corps comme le sien propre demeure paralysé et mutilé. On la transforme en occasion de plaisir masculin, en objet de désir masculin, en chose à utiliser ; et l’on punit toute expression délibérée et publique de sa sexualité qui échappe à la médiation des hommes ou des valeurs masculines. Que la femme soit utilisée au titre de slut ou de lady, l’intelligence sexuelle ne peut se manifester chez un être humain qui a pour fonction prédestinée d’être exploité par le biais du sexe, par le sexe, dans le sexe, en tant que sexe. L’intelligence sexuelle édifie son propre usage : elle exige un corps entier, pas un corps que l’on a taillé en pièces et fétichisé ; elle naît dans un corps qui se respecte, pas dans un corps ayant pour caractéristique de classe d’être sale, dévergondé et servile ; elle agit dans le monde, un monde où elle entre par ses propres moyens, libre et passionnée. L’intelligence sexuelle ne peut vivre derrière les verrous, pas plus qu’aucune autre sorte d’intelligence. Elle ne peut vivre sur la défensive, à tenter de garder le viol à distance. Elle ne peut être décorative ou jolie ou évasive ou timide, ni survivre à un régime de mépris et de sévices et de haine de son humanité. L’intel64

ligence sexuelle n’est pas animale, mais humaine ; elle a des valeurs ; elle établit des limites significatives pour l’ensemble de la personne et de la personnalité qui doivent habiter l’histoire et le monde. L’intelligence sexuelle a été la plus difficile à acquérir et à exercer pour les femmes : elles ont appris à lire ; elles ont acquis de l’intellect ; elles ont eu tellement d’intelligence créatrice que même le mépris et l’isolement et les châtiments n’ont pas réussi à les en dépouiller ; elles ont lutté pour une intelligence morale qui, par son existence même, répudie le moralisme ; mais l’intelligence sexuelle est coupée de ses racines, parce que la femme n’est pas propriétaire de son corps. L’utilisation incestueuse d’une fillette assassine cette intelligence. L’intimidation ou le viol d’une jeune fille, aussi. La chasteté imposée à une jeune fille, aussi. La séparation imposée à deux jeunes filles, aussi. La remise d’une fille en mariage à un homme, aussi. La vente d’une fille en prostitution, aussi. L’utilisation d’une femme comme épouse, aussi. La vente d’une femme comme chose sexuelle, aussi. La vente d’une femme comme marchandise sexuelle, pas seulement dans la rue mais dans les médias, aussi. La valeur économique donnée au corps d’une femme, qu’elle soit élevée ou faible, aussi. Le fait de conserver une femme comme jouet ou ornement ou con domestiqué, aussi. Le besoin d’être une mère pour éviter d’être perçue comme une putain, aussi. L’obligation de porter des bébés, aussi. L’intelligence sexuelle est assassinée parce que la sexualité de la femme est prédéterminée : elle est forcée d’être ce que les hommes disent qu’elle est : elle n’a rien à discerner ou à construire ; elle n’a rien à découvrir excepté ce que les hommes lui feront et le prix qu’elle devra payer, qu’elle résiste ou qu’elle cède. Elle vit dans un monde clos – même un coin de rue devient un monde clos d’utilisation sexuelle plutôt qu’un monde public d’échanges francs ; et son monde clos d’utilisation sexuelle demeure étroitement circonscrit et lourd de contraintes. Aucune intelligence ne peut fonctionner dans un monde qui consiste en deux règles fondamentales qui, de par 65

leur nature même, interdisent l’invention de valeurs, d’identité, de volonté, de désir : être baisée, procréer. Les hommes ont construit la sexualité féminine et, ce faisant, ils ont annihilé toute chance d’intelligence sexuelle chez les femmes. Car elle ne peut vivre dans la sexualité prédestinée, superficielle et contrefaite par les hommes à l’intention des femmes. *** Je respecte et rends hommage à la femme dans le besoin qui, pour se nourrir elle et son enfant, vend son corps à quelque étranger pour l’argent nécessaire. Mais pour cette vertu légale, qui se vend pour la vie entière en échange d’un domicile, en détestant l’acheteur, et dit en même temps à la première : « Je vaux mieux que toi », je n’ai que le plus suprême des mépris. Victoria Woodhull, 1874 Le litige entre épouses et putains date de longtemps chacune se dit que quelle qu’elle soit, au moins, elle n’est pas l’autre. Et il ne fait pas de doute que l’épouse envie la putain – sinon les châtelaines de Marabel Morgan n’aguicheraient pas leur mari avec de la pellicule plastique, des bottes noires et des négligés de dentelle aux couleurs fluo. Aucun doute non plus que la putain envie la domesticité de l’épouse – notamment le toit au-dessus de sa tête et sa vie sexuelle relativement privée. Les deux catégories de femmes – au-delà d’une partition si trompeuse au final – ont besoin de ce que les hommes ont à donner : elles ont besoin de la sollicitude matérielle des hommes, pas de leur queue mais de leur argent. La queue est l’incontournable condition préalable ; sans elle, il n’y a pas d’homme, pas d’argent, pas d’abri, pas de protection. Avec elle, il n’y a peut-être pas grand-chose, mais les femmes préfèrent les hommes au silence, à l’exil, à la condition de parias, de réfugiées solitaires, d’exclues : sans défense. Victoria Woodhull – la première courtière 66

à Wall Street, la première femme à briguer la présidence des ÉtatsUnis (en 1870), l’éditrice de la première traduction du Manifeste du Parti communiste aux États-Unis (1871), la première personne arrêtée aux termes du tristement célèbre Comstock Act (1872) ∗ – a mené une croisade contre la dépendance matérielle des femmes envers les hommes, parce qu’elle savait que toute personne qui marchandait son corps marchandait sa dignité humaine. Elle haïssait l’hypocrisie des femmes mariées ; elle haïssait l’état de prostitution, qui avilissait épouses et putains ; et elle haïssait surtout les hommes qui profitaient sexuellement et économiquement du mariage : C’est un tour habile que les hommes jouent aux femmes d’acquérir le droit légal de les débaucher sans frais, et de s’éviter d’avoir à fréquenter des prostituées professionnelles, dont les services ne peuvent être obtenus qu’en échange d’argent. N’est-ce pas la vérité ? Les hommes savent que oui33. Woodhull n’a pas idéalisé la prostitution ; elle ne l’a pas vantée comme liberté à l’égard du mariage, liberté en soi ou liberté sexuelle. La prostitution, précisait-elle, c’était pour l’argent, pas pour le plaisir ; c’était affaire de survie, pas de jouissance. La passion de Woodhull, c’était la liberté sexuelle, et elle savait que la prostitution et le viol des femmes en étaient l’antithèse. C’était une organisatrice des masses, et les masses de femmes étaient mariées, sexuellement subordonnées aux hommes dans le mariage. À une époque où les féministes n’analysaient pas directement la sexualité ou n’avançaient pas de critiques explicites de la sexualité telle qu’on la pratiquait, Woodhull dénonçait le viol conjugal et le coït obligatoire comme but, signification et méthode du mariage : ∗. Woodhull a écrit un article où elle révélait la liaison adultère de l’éminent ministre du culte Henry Ward Beecher avec Elizabeth Tilton, l’épouse de son meilleur ami. L’hypocrisie de Beecher était la question de fond pour Woodhull. Elle publia cet article dans son journal, Woodhull and Clafin’s Weekly. Elle fut arrêtée, avec sa sœur et coéditrice, Tennessee Clafin, pour avoir expédié de la littérature obscène par la poste. Elle fut incarcérée durant quatre semaines, sans procès.

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De toutes les brutalités épouvantables de notre époque, je n’en connais pas de plus épouvantables que celles que le mariage sanctionne et défend. Nuit après nuit, des milliers de viols sont commis, sous le couvert de ce permis détestable ; et des millions – oui je le dis sans crainte, car je sais ce dont je parle –, des millions d’épouses pauvres, souffrantes et désolées se voient forcées de servir le vice de maris insatiables, alors que chaque instinct de leur corps et de leur âme se révolte de haine et de dégoût. Toutes les personnes mariées savent que c’est la vérité, même si elles feignent de se fermer les yeux et les oreilles à cette chose épouvantable et prétendent croire qu’il n’en est pas ainsi. Le monde doit être éveillé de cette prétention et amené à constater qu’il ne reste plus, dans les nations dites civilisées, que le mariage pour investir les hommes du droit de débaucher des femmes, au plan sexuel, contre leur volonté. Et pourtant le mariage est tenu pour synonyme de moralité ! Je dis : que la damnation éternelle envoie au fond des mers une telle moralité34 ! Les épouses étaient la majorité, les putains la minorité, la prostitution était la condition de chacune, et le viol la face cachée de la prostitution. Quand elle répudiait énergiquement le syndrome de la femme vertueuse/femme déchue (dont les femmes s’accommodaient si bien, à l’époque comme aujourd’hui) ou qu’elle attaquait sans relâche l’hypocrisie de la « femme vertueuse » et refusait cavalièrement de qualifier de « vertu » la soumission au viol, Woodhull n’avait qu’un but : unir les femmes dans une perception commune de leur condition commune. Se vendre était le crime désespéré, nécessaire, impardonnable des femmes ; et le déni de cet état de fait divisait les femmes et dissimulait comment et pourquoi elles étaient utilisées sexuellement par les hommes ; le mariage, seul refuge des femmes, était le lieu d’un viol de masse. Woodhull se proclamait « 68

amante libre », voulant signifier par là qu’elle ne pouvait être achetée, ni en mariage, ni en prostitution au sens courant. Quand elle lançait aux femmes mariées qu’elles avaient bel et bien vendu leur sexe pour de l’argent, elle leur disait qu’elles avaient troqué plus que la prostituée ne pourrait jamais le faire : toute vie privée, toute autonomie économique, toute individualité juridique, la moindre bribe de contrôle sur leur corps, aussi bien dans le sexe que dans la procréation. Woodhull elle-même était généralement considérée comme une putain parce qu’elle se proclamait sexuellement autonome, sexuellement active ; elle crachait au visage de la double norme sexuelle. Traitée de prostituée par un homme lors d’un meeting public, Woodhull rétorqua : « Un homme met en doute ma vertu ! Ai-je en tant que femme quelque droit de lui répondre ? Je vous relance votre intention au visage, Monsieur, et je me dresse fièrement devant vous et cette assemblée et déclare que je n’ai jamais eu de relation sexuelle avec un homme dont j’aurais honte de me tenir à ses côtés face au monde et à cet acte. Je n’ai honte d’aucune des actions posées dans ma vie. À l’époque, c’est ce que je connaissais de mieux. Je n’ai pas honte non plus d’aucun désir qui a été comblé ou d’aucune passion à laquelle allusion fut faite. Chacun de ces sentiments a fait partie de la vie de mon âme, pour laquelle, Dieu merci, je n’ai pas de comptes à vous rendre35. » Peu de féministes l’estimaient (à l’exception d’Elizabeth Cady Stanton, comme d’habitude) parce qu’elle confrontait les femmes à sa vitalité sexuelle et parlait du sens politique de la sexualité, de l’appropriation sexuelle et économique du corps des femmes par les hommes, de leur usurpation du désir féminin aux fins d’un pouvoir illégitime. Elle était directe et passionnée, et amenait les femmes à se rappeler, se rappeler les viols qu’elles avaient vécus. En soulignant la valeur sexuelle apparente et réelle des épouses et des putains, elle énonçait la revendication de base du féminisme radical : toute liberté, y compris la liberté sexuelle, 69

commence par un droit absolu à son propre corps – la possession physique de soi. Elle savait aussi, pratiquement et politiquement, que le sexe imposé dans le mariage menait aux grossesses imposées : « Je proteste contre cette forme d’esclavage, je proteste contre la coutume qui force les femmes à remettre à quiconque le contrôle de leurs fonctions maternelles36.» Victoria Woodhull a exercé l’intelligence sexuelle dans le débat public, les idées et le militantisme. C’est une des rares femmes à l’avoir fait. Cet effort exigeait tous les autres types d’intelligence qui distinguent les animaux des êtres humains : l’alphabétisme, l’intellect, l’intelligence créatrice, l’intelligence morale. Certaines conséquences de l’intelligence sexuelle deviennent claires dans l’exercice qu’en a fait Woodhull : elle a amené les femmes auxquelles elle s’adressait, en personne et par écrit, à prendre conscience du système sexuel et économique érigé sur leur corps. Ce fut l’une des grandes philosophes et agitatrices en faveur de la liberté sexuelle – mais pas au sens où les hommes l’entendent, parce qu’elle haïssait le viol et la prostitution, les reconnaissait à vue, dans ou en dehors du mariage, et refusait d’accepter ou d’excuser la violence envers les femmes qui y était implicite. « Je prétends avec audace, osa-t-elle dire, que dès l’instant où la femme se sera émancipée de la nécessité de céder à l’homme le contrôle de ses organes sexuels pour s’assurer d’avoir un toit, de la nourriture et des vêtements, le sort de la démoralisation sexuelle sera scellé37. » Comme c’était dans les rapports sexuels que les femmes vivaient cette démoralisation de la façon la plus abjecte, Woodhull ne recula pas devant l’inévitable conclusion « À partir de ce moment, il n’y aura de rapports sexuels que si les femme le désirent. Ce sera une révolution complète des affaires sexuelles38... » Les rapports physiques non voulus et non amorcés par la femme étaient un viol, selon l’analyse de Woodhull. Elle devançait d’un siècle les – bien modérées et bien rares – critiques féministes contemporaines 70

en la matière. Comme pour célébrer le centenaire de la répudiation par Woodhull des rapports sexuels imposés par la suprématie masculine, Robin Morgan a, en 1974, transformé son intuition en principe ferme : « Je prétends qu’il y a viol chaque fois qu’il y a relation sexuelle sans qu’une femme en ait eu l’initiative, par désir et par affection véritables39. » Cette intuition choque, bouleverse – comment l’imaginer, que peut-on y comprendre ? Mais aujourd’hui comme alors, ce n’est qu’une femme qui parle et non tout un mouvement †. Woodhull n’a pas été prise au sérieux comme penseuse, écrivaine, éditrice, journaliste, militante et pionnière par les gens qui lui ont succédé – ni par les historiens, enseignants, intellectuels, révolutionnaires et réformateurs ; ni par les amants ou les violeurs ; ni par les femmes. Si elle avait pu prendre part au dialogue culturel sur les enjeux sexuels, tout les mouvements subséquents de libération sexuelle auraient eu un caractère différent : parce qu’elle haïssait le viol et la prostitution et comprenait, contrairement aux libérationnistes mâles, qu’il s’agissait de violations de la liberté sexuelle. Mais c’est précisément pour cette raison qu’elle fut exclue : les hommes tenaient au viol et à la prostitution. Woodhull menaçait non seulement ces institutions sacrées mais aussi les fictions masculines qui les enjolivaient : toutes ces images idylliques de femmes heureuses, en cage, domestiquées ou lascives, insensibles au viol, insensibles au fait d’être achetées et vendues. Son intelligence sexuelle fut méprisée, puis ignorée, à cause de ce qu’elle révélait ; celui qui hait la vérité hait l’intelligence qui l’apporte. L’intelligence sexuelle chez les femmes, la plus rare forme d’intelligence dans un monde de suprématie masculine, est nécessairement révolutionnaire : le contraire du schéma pornographique (qui réaffirme simplement le monde tel qu’il est pour les femmes), le †. Dans un article récent, la romancière Alice Walker écrit : « J’estime que tout rapport sexuel entre un homme libre et un être humain qu’il possède ou contrôle est un viol. » (« Embracing the Dark and the Light », Essence, juillet 1982, p. 117) Cette définition a l’avantage de désigner le pouvoir qui constitue à la fois le contexte et la substance de l’acte.

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contraire de la volonté d’être utilisée, le contraire du masochisme et de la haine de soi, le contraire de la « femme vertueuse » et de la « femme déchue ». Ce n’est pas dans le rôle de putain qu’une femme devient hors la loi dans ce monde d’hommes ; c’est dans la possession d’elle-même, la propriété et le contrôle effectif de son propre corps, son caractère séparé et distinct, l’intégrité de son corps comme sa propriété à elle et non à lui. La prostitution déroge à la loi écrite, certes, mais aucune prostituée n’a défié les prérogatives ou le pouvoir des hommes en tant que classe par le biais de la prostitution. Aucune prostituée n’offre de modèle de liberté ou d’action dans un monde de liberté qui puisse être utilisé avec intelligence et intégrité par une femme ; c’est un modèle qui sert à enjôler des révolutionnaires sexuelles de pacotille qui s’imaginent libérées, et à desservir les hommes qui en jouissent. La prostituée n’a rien d’une honnête femme. Elle manipule, comme l’épouse manipule. De même, le mariage ne peut accommoder aucune femme honnête, aucune femme honnête dans sa volonté d’être libre. Le mariage livre son corps à quelqu’un d’autre pour son usage à lui : et il n’existe aucune base de respect de soi dans cet arrangement charnel, si sanctifié soit-il par l’Eglise et l’État. Épouse ou putain : elle est définie par ce que veulent les hommes, et l’intelligence sexuelle est bloquée net. Épouse ou putain : pour paraphraser Thackeray, son cœur est mort. (« La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit. Le cœur était mort pour qu’elle pût devenir la femme de sir Pitt. Mères et filles concluent le même marché tous les jours à la foire des vanités40. ») Épouse ou putain : l’une et l’autre sont baisées, portent des enfants, détestent, souffrent, deviennent insensibles, rêvent de plus. Épouse ou putain : l’une et l’autre se voient nier une vie humaine et imposer une vie féminine. Épouse ou putain : intelligence niée, annihilée, ridiculisée, oblitérée, apprentissage de sa reddition, de son sort de femme. Épouse ou putain : les deux types de femmes que les hommes recon72

naissent, que les hommes laissent vivre. Épouse ou putain : battue, violée, prostituée ; les hommes la désirent. Épouse ou putain : la putain quitte la rue pour devenir l’épouse si elle le peut ; la femme jetée à la rue devient la putain s’il le faut. Existe-t-il une façon d’échapper au foyer qui ne conduise pas, inévitablement et horriblement, au trottoir ? C’est la question qu’affrontent les femmes de droite. C’est la question qu’affrontent toutes les femmes, mais les femmes de droite en sont conscientes. Et dans ce transit – du foyer à la rue, de la rue au foyer – y a-t-il quelque endroit, raison ou chance pour une intelligence de femme qui ne cherche pas simplement le meilleur acheteur ? *** Ainsi mesdames, qui préférez le travail à la prostitution, qui passez jours et nuits pour subvenir aux besoins de votre famille, il est bien entendu que vous vous dégradez ; une femme ne doit rien faire ; respect et gloire à la paresse. Vous, Victoria d’Angleterre, Isabelle d’Espagne, vous commandez, donc vous vous dégradez radicalement. Jenny P. d’Héricourt, La Femme affranchie, 1860 Le labeur sexuel des femmes est, dans la plupart des cas, privé – dans la chambre à coucher – ou secret – on peut voir les prostituées, mais pas l’usage qu’en font les prostitueur ∗. Les femmes idéales ne font rien ; elles se contentent d’être des femmes. En vérité, les femmes s’usent à l’usage, privé ou secret, qui est fait des femmes. Selon la conception idéale de la féminité, les femmes ne font aucun travail qui puisse être vu, mais seulement un labeur sexuel caché. Dans le monde réel, les femmes qui travaillent à salaire en dehors ∗. Dans l’original, johns. Le mot «prostitueurs » a été créé par Gustave Flaubert il a 150 ans dans Salammbô.

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du sexe s’aventurent dangereusement à l’extérieur de la sphère féminine ; et elles sont dénigrées parce qu’elles ne sont pas idéales – visiblement oisives, épargnées par le labeur visible. Derrière l’écran de fumée de l’oisiveté idéale, il y a toujours le travail des femmes. Premièrement, le mariage. « Le matin, je suis toujours énervée », écrit Carolina de Jesus. «La peur de ne pas trouver d’argent pour acheter à manger. [...] Señor Manhoel est venu me demander en mariage. Mais je ne veux pas [...] un homme ne doit certainement pas aimer une femme qui ne peut pas se passer de lire. Et qui se lève pour écrire. Et qui se couche avec un crayon et du papier sous l’oreiller. C’est pour ça que je préfère vivre seule, pour mon idéal41. » La femme mariée est souvent dans le mariage parce que son idéal est de manger, pas d’écrire. Le travail des femmes est, deuxièmement, la prostitution : le service sexuel hors du mariage pour de l’argent. « J’aimerais tellement garder l’illusion d’avoir eu quelque liberté de choix », écrit J. dans La Prostitution : quatuor pour voix féminines, de Kate Millett. « Même si ce n’est qu’une illusion, j’ai besoin de croire que j’ai choisi librement, du moins en partie. Pourtant je me rends bien compte des influences qui ont pesé sur ma décision de me prostituer, qui ont orienté ma vie, de l’idiotie que j’ai faite [...]. Alors je me suis persuadée que j’avais choisi. Le plus terrifiant, c’est de regarder en arrière, de penser à tout ce que j’ai vécu, à tout ce que j’ai subi42. » La femme qui est dans la prostitution apprend, comme en a témoigné Linda Lovelace dans Ordeal, « à se contenter des plus petites réussites imaginables, l’absence de douleur ou la réduction momentanée de la terreur »43. La femme dans la prostitution y est souvent parce que son idéal est la survie physique – survivre au pimp, survivre à la pauvreté, n’ayant nulle part où aller. La condition sociale des femmes repose sur une prémisse simple : les femmes peuvent être baisées et porter des bébés, donc elles doivent 74

être baisées et porter des bébés. Parfois, surtout chez les gens sophistiqués, on substitue le mot « pénétrées » à « baisées » : elles peuvent être pénétrées, donc elles doivent être pénétrées. Cette logique ne s’applique pas aux hommes, quel que soit le mot utilisé : les hommes peuvent être baisés, donc ils doivent être baisés ; ils peuvent être pénétrés, donc ils doivent être pénétrés. Cette logique ne s’applique qu’au rapport des femmes au sexe. On ne dit pas, par exemple, les femmes ont des mains délicates, donc les femmes doivent être chirurgiennes. Ou les femmes ont des jambes, donc elles doivent courir, sauter, grimper. Ou elles ont un esprit, donc elles doivent l’utiliser. Par contre on apprend que les femmes ont des organes sexuels que les hommes doivent utiliser, sinon les femmes ne sont pas des femmes : elles sont en quelque sorte moins ou plus que cela, ce qui constitue dans chaque cas un tort, rigoureusement réprimé chez elles. On les définit, valorise et juge d’une seule et unique façon : en tant que femmes – à savoir, dotées d’organes sexuels qui doivent être utilisés. Les autres parties du corps ne comptent pas, à moins d’être utilisées dans les rapports sexuels ou comme indicateur de disponibilité ou de désirabilité sexuelle. L’intelligence ne compte pas. Elle n’a rien à voir avec ce qu’une femme est. Les femmes naissent dans un bassin de main-d’œuvre spécifique aux femmes : leur travail est le sexe. L’intelligence ne vient pas modifier, réformer ou révolutionner cette réalité élémentaire pour les femmes. Elles sont marquées pour le mariage et la prostitution par une blessure entre les jambes, reconnue pour telle quand les hommes révèlent leur étrange terreur des femmes. L’intelligence ne crée ni ne détruit cette blessure ; elle ne change pas non plus les usages de la blessure, de la femme, du sexe. Le travail des femmes s’effectue en dessous de la taille ; l’intelligence est plus haut. Les femmes sont en bas ; les hommes, en haut. C’est un schéma simple, monotone ; mais les organes sexuels des 75

femmes sont, en soi, apparemment assez effroyables pour justifier le schéma et en faire une évidence. L’intelligence naturelle des femmes, sans égard à ce qu’elles réussissent à apprendre malgré leur statut déprécié, se manifeste dans le fait de survivre : endurer, patienter, supporter la douleur, devenir insensible, résister à la perte – notamment la perte de soi. Les femmes survivent à l’usage que les hommes font d’elles – le mariage, la prostitution, le viol ; l’intelligence des femmes s’exprime en trouvant des façons de supporter l’insupportable et d’y trouver du sens, de supporter d’être utilisées pour leur sexe. « Le sexe avec les hommes manque, comment dire, de dimension personnelle44 », écrit Maryse Holder dans Give Sorrow Words. Certaines femmes veulent travailler : pas du labeur sexuel, du vrai travail ; le travail que les hommes, ces vrais êtres humains, font pour gagner leur vie. Elles veulent un salaire honnête pour un travail honnête. Une des prostituées interviewées par Kate Millett gagnait 800 $ par semaine dans la fleur de l’âge. « Avec mon doctorat et mes dix ans d’expérience dans l’enseignement, on ne m’accorde pas plus que 60 $ par semaine45 », précise Millett. Le travail des femmes qui n’est pas le mariage ou la prostitution demeure généralement confiné, toujours sous-payé, stagnant, stéréotypé selon le sexe. Aux États-Unis en 1981, les femmes gagnaient entre 56 et 59 pour cent de ce que gagnaient les hommes. On les paie beaucoup moins que les hommes pour un travail comparable, et le travail comparable est difficile à trouver. Les conséquences de ce manque d’équité – quels que soient les pourcentages d’année en année et de pays en pays – ne sont pas chose nouvelle pour les femmes. Incapables de vendre du travail non genré pour gagner leur vie, les femmes doivent vendre du sexe. « Subalterniser la femme dans un ordre social où il faut qu’elle travaille pour vivre, c’est vouloir la prostitution », écrivait Jenny d’Héricourt au socialiste français Joseph Proudhon dès le milieu du XIXe siècle, « car le 76

dédain du producteur s’étend à la valeur du produit [...] La femme qui ne peut vivre en travaillant ne peut le faire qu’en se prostituant : égale à l’homme ou courtisane, voilà l’alternative46. » Mais la vision égalitaire de Proudhon ne pouvait être élargie au point d’inclure les femmes. Il répondit à Héricourt : [...] je n’admets pas d’avantage que, quelque réparation qui soit due à la femme, de compte à tiers avec son mari (ou père) et ses enfants, la justice la plus rigoureuse puisse jamais faire d’elle l’ÉGALE de l’homme ; [...] je n’admets pas non plus que cette infériorité du sexe féminin constitue pour lui ni sevrage, ni humiliation, ni amoindrissement dans la dignité, la liberté et le bonheur : je soutiens que c’est le contraire qui est la vérité47. Dans son plaidoyer, Héricourt construit le monde des femmes : elles doivent travailler pour un salaire équitable dans un labeur non sexuel, faute de quoi elles doivent se vendre aux hommes ; le dédain des hommes à l’égard des femmes fait que leur travail vaut moins pour la simple raison que ce sont des femmes qui le font ; la dévalorisation de leur travail est prédéterminée par la dévalorisation des femmes en tant que classe de sexe ; elles en viennent à devoir se vendre parce que les hommes refusent d’acheter leur labeur qui n’est pas du sexe contre un salaire qui leur permettrait de se désinvestir du sexe comme forme de travail. La réponse de Proudhon construit le monde des hommes : dans le meilleur des mondes possibles – et il admet qu’il s’est produit une certaine discrimination économique envers les femmes – aucune justice sur Terre ne peut faire d’elles les égales des hommes, parce qu’elles leur sont inférieures ; cette infériorité n’humilie ni n’avilit les femmes ; elles trouvent bonheur, dignité et liberté dans cette inégalité précisément parce qu’elles sont des femmes – telle est leur nature ; les femmes sont traitées avec justice et sont libres quand elles sont traitées en tant que femmes c’est-à-dire comme les 77

inférieures naturelles des hommes. L’audacieux nouveau monde que réclamait Proudhon était, pour les femmes, le même vieux monde qu’elles connaissaient déjà. Héricourt comprenait ce que Woodhull préférait taire : « le dédain du producteur s’étend à la valeur du produit ». Le travail salarié autre que sexuel ne libèrerait pas réellement les femmes du stigmate féminin parce que celui-ci précède leur travail et en détermine à l’avance la sous-valorisation. Cela signifie que les femmes de droite ont raison de dire qu’elles valent plus au foyer qu’à l’extérieur. Au foyer, leur valeur est reconnue et sur le marché du travail, elle ne l’est pas. Dans le mariage, le labeur sexuel est récompensé : on « donne » habituellement à l’épouse plus que ce qu’elle pourrait gagner à l’extérieur. Sur le marché de l’emploi, les femmes sont exploitées en tant que main-d’œuvre à rabais. L’argument selon lequel le travail hors du foyer rend les femmes sexuellement et économiquement autonomes des hommes est tout simplement faux : les femmes sont trop peu payées. Et les femmes de droite le savent. Les féministes savent qu’avec un salaire égal pour un travail égal, les femmes pourront acquérir l’indépendance sexuelle en même temps que l’indépendance financière. Mais les féministes ont refusé de tenir compte du fait que, dans un régime social misogyne, les femmes ne recevront jamais ce salaire égal. Dans toutes leurs institutions de pouvoir, les hommes s’appuient sur le labeur sexuel et la subordination sexuelle des femmes. Ce labeur doit être maintenu ; et les salaires systématiquement bas versés pour un travail sans connotation sexuelle forcent effectivement les femmes à vendre du sexe pour survivre. Le système économique qui paie les femmes moins que les hommes va jusqu’à pénaliser celles qui travaillent en dehors du mariage ou de la prostitution, puisqu’en plus de trimer dur pour ces bas salaires, elles doivent quand même vendre du sexe. Ce système qui punit les femmes qui travaillent à l’extérieur de la 78

chambre à coucher en les sous-payant contribue de beaucoup à entretenir chez elles le sentiment que le service sexuel des hommes fait nécessairement partie de la vie d’une femme : comment pourraitelle vivre autrement ? Les féministes semblent penser que le salaire égal pour un travail égal est une simple réforme, alors que c’est loin d’être une réforme : c’est une révolution. Les féministes ont refusé d’admettre qu’un salaire égal pour un travail égal demeure chose impossible tant que les hommes dominent les femmes, et les femmes de droite ont refusé de l’oublier. La dévalorisation de leur travail à l’extérieur du foyer renvoie les femmes à la maison et encourage chacune d’elles à appuyer un système où, à son point de vue, on paie l’homme pour les deux et sa part du salaire de l’homme dépasse ce qu’elle-même pourrait gagner. Dans le marché de l’emploi, le harcèlement sexuel fixe irréversiblement le statut inférieur des femmes. Elles sont le sexe ; même quand elles font du classement ou tapent à la machine, les femmes sont le sexe. La violence débilitante, insidieuse du harcèlement sexuel règne sur le marché de l’emploi. Elle fait partie de presque tous les milieux de travail. Les femmes s’écrasent ; elles temporisent ; elles se soumettent ; elles abandonnent ; les rares femmes suffisamment braves luttent et se retrouvent piégées devant les tribunaux, souvent sans emploi, durant des années. Il y a aussi des viols en milieu professionnel. Quelle place reste-t-il à l’intelligence – à l’alphabétisme, à l’intellect, à la créativité, au discernement moral ? Dans ce monde où vivent les femmes, circonscrites par les usages que font les hommes de leurs organes sexuels, où peuvent-elles cultiver des compétences, des talents, des rêves, de l’ambition ? À quoi sert l’intelligence humaine pour une femme ? « Évidemment, ces femmes érudites étaient de vrais laiderons », écrit Virginia Woolf, « mais aussi elles étaient fort pauvres. Elle aurait aimé mettre durant un trimestre Chuffy au régime de Lucy 79

Craddock, histoire de voir ce qu’il aurait eu à dire ensuite sur Henri VIII48. » « Non, il n’aurait servi à rien que cet éditeur lise mon manuscrit [...], relate Ellen Glasgow. "Le meilleur conseil que je puisse vous donner", dit-il avec une franchise désarmante, "est de cesser d’écrire et de retourner dans le Sud avoir des bébés." Et, même si j’ai peutêtre entendu cette perle de sagesse de la part d’autres hommes, plusieurs certainement, je crois qu’il a ajouté : "La plus estimable des femmes n’est pas celle qui a écrit le plus beau livre, mais celle qui a eu les plus beaux bébés." C’est peut-être vrai ; je ne suis pas restée là pour en discuter. Mais il était également vrai que je voulais écrire des livres et que jamais je n’avais ressenti le moindre désir d’avoir des bébés49. » Woodhull était convaincue que l’accès au marché de l’emploi libérerait les femmes de la coercition sexuelle. Elle avait tort ; le marché de l’emploi est devenu, par la volonté des hommes un autre lieu pour l’intimidation sexuelle, une autre aire de danger pour des femmes déjà aux prises avec trop de dangers. Woolf misait sur l’instruction et l’art. Elle aussi avait tort. Les hommes effacent les œuvres ; la misogynie les déforme ; l’intelligence des femmes est encore punie et méprisée. Les femmes de droite ont examiné le monde ; elles trouvent que c’est un endroit dangereux. Elles voient que le travail les expose à davantage de danger de la part de plus d’hommes ; il accroît le risque d’exploitation sexuelle. Elles voient ridiculisées la créativité et l’originalité de leurs semblables ; elles voient des femmes expulsées du cercle de la civilisation masculine parce qu’elles ont des idées, des plans, des visions, des ambitions. Elles voient que le mariage traditionnel signifie se vendre à un homme, plutôt qu’à des centaines : c’est le marché le plus avantageux. Elles voient que les trottoirs sont glacials et que les femmes qui s’y retrouvent sont fatiguées, malades et meurtries. Elles voient que l’argent qu’elles80

mêmes peuvent gagner au travail ne les rendra pas indépendantes des hommes, qu’elles devront encore jouer les jeux sexuels de leurs semblables : au foyer et aussi au travail. Elles ne voient pas comment elles pourraient faire pour que leur corps soit véritablement le leur et pour survivre dans le monde des hommes. Elles savent également que la gauche n’a rien de mieux à offrir : les hommes de gauche veulent eux aussi des épouses et des putains ; les hommes de gauche estiment trop les putains et pas assez les épouses. Les femmes de droite n’ont pas tort. Elles craignent que la gauche, qui élève le sexe impersonnel et la promiscuité au rang de valeurs, les rendra plus vulnérables à l’agression sexuelle masculine, et qu’elles seront méprisées de ne pas aimer ça. Elles n’ont pas tort. Les femmes de droite voient que, dans le système où elles vivent, si elles ne peuvent s’approprier leur corps, elles peuvent consentir à devenir une propriété masculine privatisée : s’en tenir à un contre un, en quelque sorte. Elles savent qu’elles sont valorisées pour leur sexe – leurs organes sexuels et leur capacité de procréation – alors elles tentent de rehausser leur valeur : par la coopération, la manipulation, la conformité ; par des expressions d’affection ou des tentatives d’amitiés ; par la soumission et l’obéissance ; et surtout par l’emploi d’euphémismes comme « féminité » «femme totale », « bonne », « instinct maternel », «amour maternel ». Leur détresse se fait discrète ; elles cachent les meurtrissures de leur corps, de leur cœur ; elles s’habillent soigneusement et ont de bonnes manières ; elles souffrent, elles aiment Dieu, elles se conforment aux règles. Elles voient que l’intelligence affichée chez une femme est un défaut, que l’intelligence réalisée chez une femme est un crime. Elles voient le monde où elles vivent et elles n’ont pas tort. Elles utilisent le sexe et les bébés pour préserver leur valeur parce qu’elles ont besoin d’un toit, de nourriture, de vêtements. Elles utilisent l’intelligence traditionnelle de la femelle – animale, pas humaine ; elles font ce qu’elles doivent faire pour survivre. 81

Notes 20

433.

Norman Mailer, Advertisements for Myself, New York, C.P. Putnam/Perigee Books, 1981, p.

21

Edith Wharton, « La Pierre d’achoppement », Madame de Treymes et autres nouvelles, trad. Jean-Pierre Naugrette, Paris, Circe, 2009, p. 22. 22 Carolina Maria de Jesus, Le Dépotoir, trad. violante do canto, Paris, Stock, 1960, p. 60. 23 Catharine A. MacKinnon, « Feminism, Marxism, Method, and the State : An Agenda for Theory », Signs : A Journal of Women in Culture and Society, vol. 7, n° 3 (printemps 1982). 24 Josée Dayan, Simone de Beauvoir : un film..., Paris, Gallimard, 1979, p. 79. 25 De Jesus, p. 36. 26 Florence Nightingale, Cassandra, Old Westbury, The Feminist Press, 1979, p. 49. 27 Virginia Woolf, Le Livre sans nom – Les Pargiter, trad. Sylvie Durastanti, Paris, Des femmes, 1987, p. 237-238. 28 Abby Kelley, citée dans Blanche Glassman Hersh, Slavery of Sex, Urbania, University of Illinois Press, 1978, p. 33. 29 Alice James, Journal, trad. Marie-Claude Gallot, Langres, Café Clime, 1984, p. 49. 30 Woolf, « Allocution », dans Le Livre sans nom, p. 49. 31 Olive Schreiner, La Nuit africaine, trad. Elizabeth Janvier, Paris, Phebus, 1989, p. 163-164. 32 Nightingale, p. 25. 33 Victoria Woodhull, « Tried As By Fire ; or, The True and The False, Socially », 1874, dans Madeleine B. Stem (dir.), The Victoria Woodhull Reader, Weston, M&S Press, 1974, p. 19. 34 Ibid., p. 8. 35 Victoria Woodhull, citée par Johanna Johnston, Mrs. Satan, New York, G.P. Putnam, 1967, p. 295. 36 Woodhull, « The Principles of Social Freedom », 1871, dans The Victoria Woodhull Reader, p. 36. 37 Woodhull, « Tried As By Fire... », dans The Victoria Woodhull Reader, p. 39. 38 Ibid. 39 Robin Morgan, « La pornographie et le viol : théorie et pratique », dans Laura Lederer(dir.), L’Envers de la nuit : les femmes contre la pornographie, trad. Monique Audy, Montréal, Remueménage, 1983, p. 150. 40 William Makepeace Thackeray, La Foire aux vanités, trad. Georges Guiffrey, tome 1, Paris, P.O.L., 1992, p. 207. 41 De Jesus, p. 64. 42 Kate Millet, La Prostitution : quatuor pour voix féminines, trad. Élisabeth Gille, Paris, DenoëlGonthier, 1972, p.51. 43 Linda Lovelace et Mike McGrady, Ordeal, Secaucus, Citadel, 1980, p. 66. 44 Maryse Holder, Give Sorrow Words, New York, Avon, 1980, p. 3. 45 Millet, p. 66. 46 Jenny P. D’Héricourt, La Femme affranchie : réponse à M. Michelet, Proudhon, E. de Girardin, A. Comte et autres novateurs modernes, Paris/Bruxelles, F. van Meenen/A Bohné, 1860, p. 155. 47 Joseph Proudhon, dans D’Héricourt, p. 130. 48 Woolf, p. 188. 49 Ellen Glasgow, The Woman Within, New York, Hill and Wang, 1980, p. 108.

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Chapitre 3

L’avortement

Je n’ai jamais regretté d’avoir avorté. Par contre, j’ai regretté de m’être mariée et d’avoir eu des enfants. Témoignage sur la maternité imposée, Tribunal international des crimes contre les femmes ∗, mars 1976 Avant la décision de la Cour suprême qui l’a légalisé en 1973, l’avortement était un crime aux États-Unis. Certains avortements étaient médicalement autorisés, mais leur pourcentage était minuscule en regard de tous ceux que vivaient les femmes. C’est dire qu’il n’existait aucun registre des avortements illégaux pratiqués (chaque avortement était un crime, chaque avortement était clandestin) ; il n’y avait pas d’historiques, pas de dossiers médicaux, pas de statistiques. L’in-formation sur les avortements illégaux provenait des sources suivantes : 1) les témoignages de femmes qui avaient subi ces avortements et y avaient survécu ; 2) les preuves matérielles d’avortements bâclés, constatées aux urgences des hôpitaux partout dans le pays et chaque jour – des utérus perforés, des infections y compris de la gangrène, de graves hémorragies, des avortements incomplets (le tissu fœtal qui n’est pas retiré de la matrice est toujours fatal) ; 3) les cadavres (dans l’État de New York, par exemple, près de la moitié des décès maternels résultaient d’avortements illégaux) ; 4) les souvenirs de médecins à qui des femmes désespérées demandaient ∗. Voir les témoignages sur la maternité imposée, la stérilisation imposée et le sexe forcé, dans Diana E.H. Russell et Nicole Van de Ven (dir.), Crimes Against Women : Proceedings of the International Tribunal, Bruxelles/Millbrae, Les Femmes, 1976.

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« de l’aide ». Ces sources esquissent un profil-type de la femme qui voulait et obtenait un avortement illégal. Celle-ci était sans conteste mariée et déjà mère : « [...] il a été démontré à maintes reprises que la plupart des avortements illégaux sont aujourd’hui le fait de femmes mariées ayant des enfants50 », écrivaient en 1964 Jerome E. Bates et Edward S. Zawadzki dans Criminel Abortion. On a estimé que les deux tiers de celles qui avortaient illégalement étaient des femmes mariées ∗. C’est dire que jusqu’aux deux tiers des avortements bâclés étaient prati-qués sur des femmes mariées, jusqu’aux deux tiers des mortes étaient des femmes mariées, et il se peut que les deux tiers des survivantes soient des femmes mariées. C’est dire que la majorité des femmes qui ont risqué la mort ou la mutilation pour ne pas porter un enfant étaient mariées – peut-être un million de femmes mariées chaque année. Ce n’étaient pas des salopes éhontées, à moins que toutes les femmes ne le soient par définition. Elles n’étaient pas immorales au sens traditionnel – même si on les percevait comme des célibataires aux mœurs légères. Ce n’étaient pas des femmes de la rue mais des femmes au foyer ; ce n’étaient pas des filles dans la maison de pères, mais des épouses dans la maison de maris. C’étaient tout simplement les bonnes et respectables femmes de l’Amérike. L’association absolue établie entre l’avortement et la promiscuité sexuelle est une distorsion incongrue de la véritable histoire des femmes et de l’interruption de grossesse – une distorsion trop grave pour être acceptable, même aux États-Unis où la mémoire historique ne remonte qu’à une décennie. Il n’y a même pas ∗. Bates et Zawadzki, dans leur étude menée en 1964 auprès de 111 avorteurs condamnés, situent ce pourcentage de femmes mariées à 67,6 pour cent. Dans d’autres études, les résultats varient entre le chiffre conservateur de 49,6 pour cent (fondé sur les dossiers de deux avorteurs pour une seule année, 1948 – une évaluation présumée faible en regard d’autres conclusions et estimations, parce que lorsqu’elles commettaient le crime de demander un avortement, les femmes mentaient au sujet de leur statut marital) et le chiffre de 75 pour cent (un échantillon composé de femmes admises dans des hôpitaux de charité après des avortements bâclés). Bates et Zawadzki, commentant ces chiffres de 49,6 pour cent et 75 pour cent, concluent n’avoir « pas pu trouver d’autorité ni d’étude qui prétende démontrer que la majorité des femmes qui avortent aujourd’hui ne sont pas mariées » (Criminal Abortion, p. 44).

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dix ans que l’avortement a été légalisé ∗. Il devrait être trop tôt pour oblitérer les faits. Des millions de femmes mariées, respectables et craignant Dieu, ont eu des avortements illégaux. Elles remercient leur Dieu d’y avoir survécu, et elles gardent le silence. Leurs raisons pour garder le silence sont des raisons de femmes. Comme elles sont des femmes, leur sexualité ou même l’image que l’on s’en fait peut les discréditer, les blesser ou les détruire – les humilier inexplicablement ; elle peut provoquer colère, viol et sarcasmes de la part des hommes. Se dissocier des autres femmes constitue toujours la voie la plus sûre. Elles ne sont pas dévergondées mais d’autres femmes qui ont avorté le sont sans doute. Elles ont essayé de ne pas tomber enceintes (la contraception était illégale plusieurs régions du pays avant 1973), mais d’autres femmes qui ont avorté n’ont probablement pas fait attention. Elles aiment leurs enfants, mais d’autres femmes qui ont avorté pourraient bien être les mères froides, les mères cruelles, les femmes vicieuses dont on parle tant. Elles sont des personnes morales et méritantes, qui avaient des motifs impérieux pour avorter, mais les autres femmes qui ont avorté avaient dû commettre quelque faute, être en faute, elles forment une masse indistincte (pas encore dégagées de la glu femelle primaire), elles étaient du sexe et non des personnes. En gardant le secret, ces femmes se distinguent des autres pour échapper à la honte, la honte d’être semblable aux autres femmes, la honte d’en être une. Elles ont honte d’avoir subi cette expérience sanglante, d’avoir ce corps de femme qui se fait pénétrer et déchirer encore et encore et qui saigne et peut mourir à force de déchirure et de sang, de douleur et de saccage, d’avoir ce corps qui a encore été violé, par l’avortement cette fois. Admettre avoir eu un avortement illégal, c’est comme admettre avoir été violée : toute personne à qui on le dit peut nous ∗. Au moment de la publication de cet essai (1983), l’avortement est légalié depuis près de dix ans, mais toujours avec les restrictions autorisées par la Cours suprême et imposées par les assemblées législatives des États, et souvent avec des restrictions inconstitutionnelles imposées par les États ou les gouvernements locaux tant qu’elles ne sont pas abrogées par des tribunaux fédéraux (des exigences de consentement paternel et parental, entre autres).

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voir, nous déshabiller, écarter nos jambes, voir la chose entrer, voir le sang, observer la douleur, presque toucher la peur, presque goûter la détresse. La femme qui admet avoir avorté illégalement permet à quiconque l’entend de l’imaginer – elle, dans ce corps misérable – en état de vulnérabilité insupportable, aussi proche qu’il est possible de l’être d’être punie pour la seule raison qu’elle est une femme. C’est l’image d’une femme torturée pour avoir eu un rapport sexuel. Il y a la peur d’avoir tué : pas celle d’avoir tué quelqu’un, commis un vrai meurtre, mais la peur d’avoir fait quelque chose de terriblement mal. Chaque femme a appris (appris étant un piètre mot pour décrire ce qu’on lui a fait) que toute vie a plus de valeur que la sienne ; sa vie à elle trouve sa valeur dans la maternité, par une sorte de contamination bénigne. Depuis son plus jeune âge, elle s’imagine avoir des enfants et cela lui confère sa valeur. Les fillettes croient que les poupées sont de vrais bébés. Les fillettes endorment les poupées, les nourrissent, les baignent, les changent, les soignent quand elles sont malades, leur apprennent à marcher et à parler et à s’habiller – elles les aiment. L’avortement transforme bel et bien une femme en meurtrière : elle tue cette petite fille enceinte en elle depuis sa tendre enfance ; elle tue son allégeance à la Maternité Avant Tout. C’est un crime. Elle est coupable : de ne pas vouloir un bébé. Il y a la peur d’avoir tué parce que les hommes sont si nombreux à croire passionnément qu’elle l’a fait. Pour beaucoup d’hommes, chaque grossesse avortée constitue le meurtre d’un fils – et il est ce fils tué. Sa mère l’aurait tué si elle avait eu le choix. Ces hommes ont un sens du meurtre bizarrement rétroactif et abstrait si elle avait eu le choix, pensent-ils, je ne serais pas né – ce qui est un meurtre. L’ego masculin, qui refuse de croire à sa propre mort, retourne alors dans le passé, avant la naissance. Puisque moi, j’ai déjà été un ovule fécondé, avorter d’un ovule fécondé équivaut à me tuer, moi. Les femmes gardent le secret sur leurs avortements parce qu’elles ont peur de l’hystérie des hommes, confrontés à ce qu’ils appréhendent 86

comme le spectre de leur propre extinction. S’il n’en tenait qu’à vous, disent-ils aux féministes, ma mère aurait avorté de moi. M’aurait tué, moi. Le pasteur Jesse Jackson, s’opposant avec ferveur à l’avortement, écrivait : « [...] Je suis né hors des liens du mariage (et contre l’avis du médecin de ma mère) ; l’avortement constitue donc pour moi un enjeu personnel51. » On met beaucoup d’imagination et de conviction à assimiler la responsabilité de la femme envers l’ovule fécondé à sa relation avec l’homme adulte. Elle doit, à tout le moins, éviter de l’assassiner ; elle ne doit pas non plus porter outrage à son existence en s’affirmant comme un être séparé de lui, ayant une existence distincte et quelque importance comme personne indépendante de lui. Le fantasme de l’homme adulte qui s’identifie à l’ovule fécondé comme incarnation achevée de lui-même peut du reste se concevoir en termes de pouvoir : son pouvoir légitime sur une femme impersonnelle (toutes les femmes étant identiques en termes de fonction). « Ce pouvoir que j’avais en tant que cellule unique, de transformer mon environnement, je ne le retrouverai jamais52 », gémit ainsi R.D. Laing dans une méditation androcentrique sur l’ego prénatal. « Mon environnement » est ici une femme ; l’homme adulte, même à titre d’ovule fécondé, unicellulaire, s’arroge sur elle un droit d’occupation – le droit d’être à l’intérieur d’elle et le pouvoir légitime de transformer son corps dans son propre intérêt. Cette relation à la gestation est spécifiquement masculine. Les femmes ne s’imaginent pas in utero quand elles pensent être enceintes ou songent à avorter ; les hommes, eux, pensent à la grossesse et à l’avortement d’abord en termes personnels, y compris ce qui leur est arrivé ou aurait pu leur arriver autrefois dans la matrice lorsque, cellule unique, ils étaient eux-mêmes. Les femmes gardent le silence à propos de leurs avortements, leurs avortements illégaux, à cause du souvenir humiliant de ces avortements ; elles sont humiliées par le souvenir de leur détresse, de la panique, chercher l’argent, chercher l’avorteur, la saleté, le 87

danger, la loi du silence. Elles revivent l’humiliation d’avoir demandé de l’aide, supplié pour obtenir de l’aide, elles se souviennent de ceux qui se sont détournés, les abandonnant à elles-mêmes. Les femmes sont humiliées par le souvenir de la peur. Elles sont humiliées par le souvenir de l’intrusion physique, de la pénétration, de la douleur, de la violation ; nombre d’entre elles ont été agressées sexuellement par l’avorteur, avant ou après l’intervention ; elles détestent s’en souvenir. Les femmes sont humiliées parce qu’elles se sont détestées elles-mêmes, ont détesté leur sexe, leur corps de femme, ont détesté être femme. Les femmes détestent se rappeler les avortements illégaux parce qu’elles ont failli mourir, elles auraient pu mourir, elles ont voulu mourir, elles ont espéré ne pas mourir, elles ont fait des promesses à Dieu, l’ont supplié de ne pas les laisser mourir, elles ont eu peur de mourir avant, pendant et après ; elles n’ont jamais eu aussi peur de la mort ni été aussi seules depuis, comme elles n’avaient jamais eu aussi peur de la mort ni été aussi seules avant. Et les femmes détestent se rappeler les avortements illégaux parce que leur mari n’a rien vécu de tout cela – ce qu’aucune femme ne peut pardonner. Les femmes gardent aussi le silence à propos des avortements illégaux précisément parce qu’elles avaient une sexualité de femme mariée : leur mari les montait, les baisait, les engrossait ; il décidait de l’heure, du lieu et de l’acte ; pour elles, le désir, le plaisir ou l’orgasme n’étaient pas nécessairement au rendez-vous, mais c’étaient elles qui se retrouvaient sur la table du boucher. L’avorteur terminait le travail commencé par le mari. Personne ne veut se souvenir de cela. Les femmes gardent aussi le silence sur les avortements parce qu’elles voulaient garder l’enfant mais que l’homme ne voulait pas ; parce qu’elles voulaient d’autres enfants mais ne pouvaient les avoir ; parce qu’elles n’ont jamais regretté l’avortement mais ont regretté les enfants nés par la suite ; parce qu’elles ont eu plus d’un avor88

tement, ce qui, à l’instar de plus d’un viol, fixe la culpabilité. Les femmes gardent le silence à propos des avortements parce que, chez une femme mariée, l’avortement est égoïste, cruel, il la marque comme étant sans cœur, sans amour – et pourtant elle l’a fait quand même. Les femmes gardent aussi le silence à propos de leurs avortements, les avortements illégaux, parce que celle qui en a eu un, ou qui a essayé d’en provoquer un, ne redevient jamais vraiment digne de confiance : si elle peut se faire cela – se blesser, se déchirer l’intérieur plutôt que d’avoir un enfant –, elle doit être la femme forcenée, devenue folle, hallucinée, la femme en révolte contre son propre corps et donc contre l’homme et Dieu, la femme la plus redoutée et honnie, la Médée tapie derrière l’épouse et mère dévouée, la femme sauvage, la femme enragée avec sa douleur entre les jambes, la femme éplorée de ce que les hommes font de son utérus, la femme qui a finalement refusé d’être forcée et qu’il faut donc punir par la douleur et le sang, le déchirement et la terreur. La loi remet une femme mariée à son mari pour être baisée à volonté, sa volonté à lui, et la loi forçait les femmes à porter tout enfant qui pouvait en résulter. L’avortement illégal était une façon désespérée, dangereuse, ultime, secrète, terrible de dire non. Il n’est pas étonnant qu’autant de femmes respectables, mariées et craignant Dieu haïssent l’avortement. ***

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Selon une étude publiée aujourd’hui, il y aurait 20 millions d’avortements illégaux pratiqués chaque année dans le monde ; c’est une des principales causes de décès chez les femmes en âge de procréer. Dans son rapport, le Population Crisis Committee estime qu’il y a également 20 millions d’auto-avortements chaque année et que ce nombre augmente. The New York Times, le 30 avril 1979 Les femmes ne peuvent être responsables de la grossesse, au sens d’agir pour la prévenir, parce que les femmes ne maîtrisent pas quand, où, comment et à quelles conditions elles vivent le coït. Celui-ci leur est imposé, à la fois comme composante normale du mariage et comme acte sexuel de base dans pratiquement tout rapport sexuel avec un homme. Aucune femme n’a besoin du coït ; peu de femmes y échappent. Dans le mariage, un homme possède des droits sexuels sur sa femme il peut la baiser à volonté en vertu de la loi. La loi énonce et défend ce droit. L’État énonce et défend ce droit. Cela signifie que l’État définit les usages intimes du corps d’une femme dans le mariage, de sorte qu’un homme agit avec la protection de l’État lorsqu’il baise sa femme, sans égard au degré de force qui entoure l’acte ou y est intrinsèque. Aux États-Unis, seuls cinq États ont entièrement abrogé ce que l’on appelle « l’exemption maritale » en matière de viol – la stipulation légale voulant qu’un homme ne puisse encourir d’accusation pénale pour avoir violé sa femme étant donné que le viol, par définition, ne peut exister dans le cadre du mariage, puisque le mariage octroie au mari le permis d’utiliser le corps de son épouse sans le consentement de celle-ci. Près de trois fois plus d’États ont cependant choisi d’étendre ce privilège marital du coït forcé en l’accordant aux hommes vivant en union libre avec une femme ou même, dans certains cas, aux « compagnons sociaux volontaires ». Et même là où le viol conjugal contrevient à la loi, le 90

mari dispose des moyens habituels de coercition sexuelle, soit la menace de violence physique, les sanctions économiques, l’humiliation sexuelle ou verbale en privé ou en public, la violence exercée contre des objets et les menaces à l’endroit des enfants. En d’autres mots, éliminer l’autorisation légale du viol ne suffit pas à éliminer la contrainte sexuelle dans le mariage, mais l’autorisation légale dont continue à bénéficier le viol conjugal souligne le caractère et l’objectif coercitifs du mariage. Les lois sur le mariage prouvent de façon irréfutable que les femmes ne sont pas les égales des hommes. Personne ne peut conclure un marché où son corps est donné à quelqu’un d’autre et en même temps demeurer, devenir ou être effectivement son égale et agir comme telle. La loi prend cette forme grâce à la sanction divine, puisque le droit civil réitère le dogme religieux. Elle impose un rapport entre hommes et femmes issu de ce que l’on appelle le droit divin ; c’est en réglementant le sexe dans le mariage que la loi impose la subordination des femmes ordonnée par Dieu. La loi est un instrument de la religion, et c’est précisément à ce titre que la loi qui régit le mariage acquiert son caractère d’exception : les lois contre les agressions et autres violences conjugales pèsent moins lourd que la loi divine qui confère à un homme l’autorité sur le corps de sa femme. Cette autorité est voulue par Dieu, en dépit du fait que la même relation en dehors du mariage et sans référence au genre serait décrite comme de l’esclavage ou de la torture. Les lois de Dieu sont soutenues par celles de notre république, cette fière démocratie séculière. Les lois du mariage violent fondamentalement les droits civiques des femmes en tant que classe puisqu’elles obligent toutes les femmes mariées à se conformer à une conception religieuse de la fonction sexuelle des femmes. Ces mêmes lois transgressent les droits civiques des femmes en les forçant à être au service sexuel de leur mari qu’elles le veuillent ou non et en définissant la classe des 91

femmes selon la fonction sexuelle qui leur est imposée ∗. Les femmes se sentent obligées de se soumettre d’une foule d’autres façons, qui n’ont rien à voir avec le droit du mariage en tant que tel. Mais une femme risque de se heurter au droit marital si elle a été violentée et qu’elle cherche à agir en son nom propre, comme si elle avait le droit de disposer de son corps. En effet, la loi établit la norme pour cette disposition : le corps d’une femme appartient à son mari, pas à elle. La bonne épouse se soumet ; la mauvaise épouse peut être forcée de se soumettre. Toutes les femmes sont censées se soumettre. Une des conséquences de la soumission, qu’elle soit consentie ou forcée, est la grossesse. Les femmes sont tenues de se soumettre au coït, et elles peuvent ensuite être tenues de se soumettre à la grossesse. Les femmes sont tenues de se soumettre à l’homme, et elles peuvent ensuite être tenues de se soumettre au fœtus. Comme la loi établit la norme pour le contrôle, l’usage, la fonction et la finalité du corps de la femme, et qu’elle sanctionne le droit de l’homme d’utiliser la force contre son épouse pour obtenir du sexe, les femmes vivent dans un contexte de sexe forcé. C’est la réalité, par-delà toute interprétation subjective. Sinon, la loi ne serait pas rédigée de façon à légitimer la pénétration forcée de l’épouse par le mari. Le mariage est la situation courante des femmes adultes ; ∗. Dans un guide sur les droits des femmes diffusé par l’American Civil Liberties Union, les lois sur la prostitution sont abordées strictement en termes du droit des femmes à avoir des relations sexuelles : « l’objectif central de toutes ces lois est de punir l’activité sexuelle » (Susan C. Ross, The Rights of Women, New York, Avon, 1973, p. 176) ; on y présente le droit égal à l’activité sexuelle comme étant l’enjeu prioritaire pour les droits civiques ; on y décrit les lois contre la prostitution comme un simple prétexte visant à nier aux femmes le droit à l’activité sexuelle. La discussion n’est pas restreinte aux lois sur la prostitution et à leur formulation ou application sexiste ; il s’agit d’une prise de position sur les droits fondamentaux des femmes et la définition de la liberté. On ne trouve dans ce guide aucune mention du viol conjugal ou de l’exemption dont il bénéficie qui y reconnaisse des violations des libertés civiques, ni la moindre allusion à la violation des libertés civiques que constitue la contrainte sexuelle imposée dans le mariage, laquelle est agréée dans la lettre et dans la pratique du droit. La présentation du viol dans ce guide ne fait aucune mention du viol conjugal ni du rôle du droit dans son maintien.

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les femmes vivent dans un système où on leur impose le sexe ; et le sexe est le coït. On dit souvent que les femmes ont une attitude négative face au sexe. On ne dit pas assez souvent que les femmes ont un ressentiment de longue date contre le sexe imposé ainsi qu’un profond désir de liberté, qui s’exprime souvent sous forme d’une aversion au sexe. C’est une réalité pour les femmes que d’avoir à composer sans cesse avec le sexe forcé au cours d’une vie normale. Le sexe imposé, habituellement le coït, est un enjeu central dans la vie de chaque femme. Elle doit s’y plaire ou le contrôler ou le manipuler ou y résister ou l’éviter ; elle doit développer une relation au sexe imposé, à l’insistance masculine sur le coït, à l’insistance masculine sur la fonction qu’elle doit remplir envers lui, l’homme. Elle sera évaluée et jugée selon la nature et la qualité de sa relation au coït. On jugera sa personnalité en fonction de cette relation, telle qu’évaluée par des hommes. Toutes les possibilités de son corps seront réduites à exprimer sa relation au coït. Chaque signe affiché sur son corps, chaque symbole – vêtements, posture, chevelure, parures – devra signaler son acceptation de l’acte sexuel de l’homme et la nature de son lien à cet acte. Cet acte de l’homme, le coït, annonce explicitement son pouvoir sur elle : la possession de son espace intérieur, le droit qu’il possède de transgresser ses limites. L’État contrôlé par les hommes promeut et protège l’acte sexuel de l’homme. Si elle n’était pas une femme, une telle intrusion de l’État apparaîtrait clairement comme une coercition politique ou de la contrainte. L’acte lui-même et l’État qui le protège misent sur la force pour exercer un pouvoir illégitime ; et l’on ne peut analyser le coït sans égard à cette force érigée en système. Mais celle-ci est dissimulée et niée par un tir nourri de propagande, allant de la pornographie aux soi-disant magazines féminins, qui cherchent à persuader les femmes que les concessions équivalent au plaisir, à la féminité, ou à la liberté, ou du moins à une stratégie d’accès à une sorte d’autodétermination. 93

La propagande en faveur de la féminité – définie comme simulacre d’acceptation du sexe tel qu’il est déterminé par les hommes, en faisant preuve de bonne volonté et de bonne foi par une servilité rituelle – déferle proportionnellement au sentiment masculin d’un besoin du coït. En période de résistance féministe, cette propagande croît exponentiellement et réitère que le coït peut donner du plaisir à une femme si elle le pratique bien, notamment en ayant la bonne attitude envers le sexe et envers l’homme. La bonne attitude consiste à le vouloir. La bonne attitude consiste à désirer les hommes parce que ceux-ci pratiquent la pénétration phallique, à vouloir le coït parce que les hommes le veulent. La bonne attitude consiste à ne pas être égoïste, surtout en ce qui concerne l’orgasme. Cela interdit aux femmes toute sexualité hors des frontières de la domination masculine. Cela rend impossible toute sexualité centrée sur le désir des femmes. Tout ce que cela permet à une femme, c’est de vivre dans un système où les hommes décident de la valeur accordée à son existence comme individue. Cette valeur tient à sa conformité sexuelle dans un régime sexuel fondé sur le droit de l’homme à la posséder. On éduque les femmes à se conformer : tous les impératifs de la féminité – vêtements, comportement, attitude – ont essentiellement pour effet de briser le caractère. On entraîne les femmes à avoir besoin des hommes, non pas sexuellement mais métaphysiquement. On les forme à être le vide qui a besoin d’être rempli, l’absence qui a besoin de présence. On les éduque à craindre les hommes, à apprendre qu’elles doivent leur plaire et à comprendre qu’elles ne peuvent survivre sans l’aide d’hommes plus riches et plus forts qu’elles ne pourront jamais le devenir par leurs propres moyens. On les éduque à se soumettre au coït – et ici la stratégie est rusée – en les tenant dans l’ignorance à son sujet. On enseigne les principes, mais on dissimule l’acte. On apprend aux filles « l’amour », mais non « la baise ». Les petites filles regardent entre leurs jambes pour y chercher « le trou », elles prennent peur 94

à imaginer ce à quoi il sert ; personne ne le leur dit. Les femmes utilisent leur corps pour attirer les hommes ; et la plupart des femmes, comme les fillettes qu’elles étaient, sont stupéfiées par la brutalité de la baise. L’importance de cette ignorance au sujet du coït ne peut être surestimée : c’est à croire qu’aucune enfant ne pourrait grandir, ni accepter les cent millions de leçons sur l’art d’être une fille, ni vouloir que les garçons l’aiment si elle savait ce à quoi elle sert. La propagande de la féminité présume qu’une fillette vit toujours en chaque femme, que les leçons de la féminité doivent être répétées sans relâche, qu’une femme laissée à elle-même rejetterait l’usage que l’homme fait de son corps, ne l’accepterait tout simplement pas. Cette propagande proféminité enseigne aux femmes inlassablement, encore et encore, qu’elles doivent aimer le coït ; et la leçon doit leur être enseignée inlassablement parce qu’en général le coït n’exprime pas leur sexualité et parce que l’utilisation que les hommes font d’elles les concerne rarement en tant qu’individues. La sexualité qu’elles sont censées aimer est loin de valider, ou a fortiori de respecter, leur individualité en quelque façon. La sexualité qu’elles doivent apprendre à aimer n’a rien à voir avec un désir que leur vaudraient leurs qualités distinctes – au mieux, elles sont des « types » de femmes ; elle n’a rien à voir non plus avec leur désir à l’égard d’autrui. Malgré la propagande qui s’amoncelle, le coït nécessite l’exercice de la force ; celle-ci demeure essentielle pour amener les femmes à baiser – du moins de façon systématique et soutenue. En dépit de toutes les platitudes répandues sur l’amour, les femmes et les hommes, la passion, la féminité et le coït comme essentiel à la santé, au plaisir ou à la biologie, c’est le sexe forcé qui maintient la place centrale du coït et maintient les femmes en rapport sexuel avec les hommes. Si la force n’était pas essentielle, elle ne serait pas endémique. Si elle n’était pas essentielle, elle n’aurait pas droit au soutien de la loi. Si elle n’était pas essentielle, on ne la définirait pas comme 95

étant intrinsèquement « sexy » comme si, par l’exercice de la force, c’est le sexe lui-même que l’on perpétuait. Le premier type de force est la violence physique : omniprésente dans le viol, la violence conjugale, l’agression. Le deuxième type de force est la différence de pouvoir entre les hommes et les femmes, qui fait d’emblée de tout acte sexuel un acte de force – par exemple, l’agression sexuelle des filles dans la famille. Le troisième type de force est économique : le fait de maintenir les femmes dans la pauvreté pour les garder sexuellement accessibles et sexuellement soumises. Le quatrième type de force est culturel, sur une grande échelle : une propagande misogyne qui transforme les femmes en cibles sexuelles légitimes et désirables ; des lois misogynes qui soit légitiment, soit autorisent concrètement l’agression sexuelle des femmes ; des pratiques misogynes de harcèlement verbal qui s’appuient sur la menace de violences physiques, dans la rue ou en milieu de travail ; des manuels universitaires misogynes qui font de la haine des femmes un élément central de la future pratique des médecins, des avocats et autres professionnels ; un monde de l’art misogyne qui pare l’agression sexuelle d’un vernis romantique, qui stylise et célèbre la violence sexuelle ; et des divertissements misogynes qui dépeignent les femmes en tant que classe sous des airs ridicules, stupides, méprisables et comme propriété sexuelle de tous les hommes. Comme les femmes sont exploitées pour le sexe en tant que classe de sexe, on ne peut parler de leur sexualité en dehors du contexte du sexe forcé ou, à tout le moins, sans y faire référence ; et pourtant, afin de maintenir à la fois la pratique et l’invisibilité de la coercition sexuelle, on en parle constamment de toutes les autres façons possibles. La force elle-même est tenue pour intrinsèquement « sexy », rendue romantique, décrite comme mesure du désir d’un homme pour une femme. La force, la contrainte, le subterfuge, la menace 96

– tous ces éléments ajoutent « du sexe » à l’acte sexuel en intensifiant la féminité de la femme, son statut de créature soumise au sexe forcé. C’est en particulier par le coït que les hommes expriment et maintiennent leur pouvoir et leur domination sur les femmes. Le droit des hommes au corps des femmes, pour pratiquer le coït, demeure le cœur, l’âme et les couilles de la suprématie masculine : c’est vrai peu importe le style d’arguments utilisés, à droite ou à gauche, pour justifier l’accès coïtal. Chaque femme – peu importe son orientation sexuelle, ses goûts et dégoûts sexuels personnels, son histoire de vie ou son idéologie politique – vit à l’intérieur de ce régime de sexe forcé. Et cela même si elle n’a jamais vécu de coercition sexuelle, même si elle aime personnellement le coït comme forme de relation intime, ou même si elle a connu, personnellement, des expériences de coït qui transcendent, à son avis, les diktats du genre et des institutions qui imposent la force. C’est vrai même si – pour elle – la force est érotisée, essentielle, centrale, sacrée, significative, sublime. C’est vrai même si elle rejette et proscrit le coït : elle peut bien vivre subjectivement sans égard aux lois de la gravité, mais les lois de la gravité ne se laisseront pas oublier. Chaque femme vit entourée par ce régime de coercition, encapsulée par lui. ll agit sur elle, la façonne, définit ses frontières et ses possibilités, la dompte, la domestique, détermine la qualité et la nature de sa vie privée : il la modifie. Elle fonctionne à l’intérieur de ce régime, toujours en référence à lui. Ce système dans lequel elle se trouve est également en elle – métaphoriquement et littéralement porté en elle par le coït, notamment le coït imposé, notamment la pénétration profonde. Le coït transgresse les limites de son corps, raison pour laquelle on en parle souvent comme d’une violation. Le coït comme acte sexuel n’a de corrélation qu’avec le pouvoir mâle ; sa fréquence et sa centralité n’ont rien à voir avec la procréation, qui n’exige pas d’en faire l’acte sexuel central, ni 97

dans la société en général ni dans quelque relation ou rencontre sexuelle donnée ; sa fréquence et sa centralité n’ont rien à voir non plus avec le plaisir sexuel de la femme ou de l’homme, en ce sens que le plaisir n’interdit pas le coït mais ne l’exige pas non plus. Le coït est synonyme du sexe parce que c’est l’expression la plus systématique du pouvoir des hommes sur le corps des femmes, pouvoir à la fois concret et emblématique, et qu’à ce titre il est soutenu comme prérogative masculine par le droit (divin et séculier), la coutume, la pratique, la culture et la force. Comme le coït exprime de façon si systématique un pouvoir illégitime, injuste et abusif, il agit comme expression intrinsèque de la condition subordonnée de la femme, parfois comme célébration de cette condition. La honte que ressentent les femmes quand elles sont baisées et éprouvent simultanément du plaisir à cause de cette possession est la honte d’avoir compris, physiquement et affectivement, leur degré d’intériorisation et d’érotisation de la subordination. C’est une honte qui contient le germe de la résistance. La femme qui dit non à son mari, quelles que soient ses raisons, dit aussi non à l’État, non à Dieu, non au pouvoir des hommes sur elle, un pouvoir à la fois personnel et institutionnel. Le coït est imposé à la femme par un homme, son État et son Dieu, et c’est par le biais du coït qu’une individue est faite femme, qu’elle le devient. Qu’une femme aime ou n’aime pas, désire ou ne désire pas être faite femme ne change pas la signification de l’acte. « Elles sont nombreuses les filles à peine nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’œuvre libertin d’un homme mûr, écrit Colette. C’est une laide envie qu’elles expient en la contentant, une envie qui va de pair avec les névroses de la puberté, l’habitude de grignoter la craie et le charbon, de boire l’eau dentifrice, de lire des livres sales et de s’enfoncer des épingles dans la paume des mains53. » Le coït imposé dans le mariage – c’est-à-dire le droit du mari au coït, soutenu par l’État – fournit le contexte du viol, dans son ac98

ception commune et dans le viol incestueux. Le sexe conjugal et le viol ne constituent des formes opposées d’expression sexuelle que lorsque les femmes sont perçues comme des biens sexuels et que le viol apparaît comme le vol par un homme de la propriété d’un autre homme. Dès que la femme en tant qu’être humain devient la figure centrale d’un viol, c’est-à-dire dès lors qu’elle est reconnue comme victime humaine d’un acte inhumain, le sexe forcé doit être reconnu pour tel, sans égard au lien entre l’homme et sa victime. Mais si ce type de sexualité se trouve autorisé et protégé dans le mariage et qu’il fournit même une définition empirique de ce à quoi servent les femmes, comment distinguer alors du viol le sexe normal (le coït), dit consensuel ? Il n’existe nulle part de contexte normal et protégé où la volonté de la femme est reconnue comme condition préalable essentielle au sexe. L’État s’est occupé de réglementer – mais non d’interdire – l’usage de la force sexuelle par les hommes contre les femmes. L’État peut permettre à un homme de forcer sa femme mais pas sa fille, ou de forcer sa femme mais pas celle de son voisin. Plutôt que d’interdire nommément l’usage de la force contre les femmes, l’État machiste établit un lien entre force sexuelle et normalité : dans le mariage, une femme n’a aucun droit de refuser le coït à son mari. Les limites de la force utilisée par les hommes ont été négociées entre eux dans leurs propres intérêts – et elles sont renégociées dans chaque cause de viol ou d’inceste où l’on disculpe un homme parce que la force est perçue comme étant essentiellement et dûment sexuelle (c’est-à-dire normale) quand elle sert à imposer la soumission sexuelle à une femme. L’opposition de la société au viol est factice parce que son adhésion au sexe forcé est réelle : le mariage définit les usages normaux auxquels les femmes sont tenues et il institutionnalise le coït imposé. Le consentement devient ainsi, en toute logique, la simple acquiescence passive ; et la soumission passive devient de facto la norme de la participation des femmes au coït. Puisque l’acquiescence passive constitue la norme 99

dans le coït normal, elle devient preuve de consentement dans le viol. Puisque la force est agréée pour réaliser le coït dans le mariage, elle devient pratique sexuelle courante, de sorte que son utilisation dans la sexualité n’est ni un critère, ni une preuve, ni même un indice de viol – en particulier aux yeux des hommes. Du fait d’être la norme agréée par l’État, le coït imposé dans le mariage sert de base à la pratique plus générale de la coercition sexuelle, tacitement acceptée la plupart du temps. Le coït imposé dans le mariage à titre de norme agréée par l’État rend presque impossible de repérer la force (masculine) ou le consentement (féminin), de préciser leur nature afin de les discerner dans des situations concrètes. L’État peut certes faire certaines distinctions catégoriques et il les fait – par exemple, il interdit le sexe avec les fillettes –, mais toute distinction plus fine s’avère impossible, car elle exigerait une répudiation de la force comme élément de l’activité sexuelle normale. Puisque l’acceptation quasi universelle du coït imposé dans le mariage est une forme d’inhumanité universelle – une convention sur la disposition du corps des femmes mariées, qui abolit de ce fait tout concept de leurs droits civiques ou sexuels ou toute sensibilité à la contrainte dans le sexe comme violation de leurs droits –, il devient facile d’étendre à de plus vastes catégories de femmes, y compris les fillettes, l’acceptation inhumaine du droit civique des hommes à obtenir du sexe par la force, et c’est ce qui s’est passé. Il y a la croyance voulant que les hommes recourent à la force parce qu’ils sont des hommes. Ou celle qui veut que les femmes aiment la force et y réagissent sexuellement. Une autre encore présente la force comme étant essentiellement sexy. On prétend aussi que la femme mariée est la plus protégée des femmes : si le recours à la force est permis envers elle, envers qui ne le serait-il pas ? Si un homme fait à une autre femme ce qu’il fait à sa femme, c’est peutêtre de l’adultère, mais comment cela pourrait-il être un viol quand c’est tout simplement du sexe tout à fait normal – de son point de 100

vue à lui ? On débat pour définir le moment où une fille devient adulte : elle peut être considérée adulte parce qu’elle a eu ses règles (à dix ans, par exemple) ou parce qu’elle a un prétendu côté provocateur, ce qui veut dire qu’un homme veut la baiser et donc qu’elle est présumée être une femme et avoir une connaissance d’adulte de ce qu’est le sexe et de ce qu’est une femme. On définit la femme selon sa fonction, qui est d’être baisée ; il peut être dommage qu’elle soit baisée trop jeune mais, une fois baisée, elle s’est acquittée en tant que femme d’une fonction prédéterminée et elle est donc une femme et peut désormais être baisée de façon légitime. Pour ce qui est de la grossesse, si l’on peut forcer une femme à porter un enfant conçu de force dans le mariage, il devient illogique de traiter autrement une grossesse issue d’un viol ou d’un viol incestueux. La force constitue la norme ; la grossesse est le résultat ; la femme n’a pas droit au respect d’une identité qui ne soit pas fondée sur le coït imposé – c’est-à-dire qu’au mieux, sa dignité tient au fait d’être une épouse, sujette au coït imposé et donc à la grossesse imposée ; pourquoi le corps de toute autre femme auraitil droit à plus de respect que celui de la femme mariée ? Le viol, rarement reconnu en tant que tel par les hommes, à moins que la force employée ait été d’une brutalité défiant l’imagination, est en fait l’expression exagérée d’une relation sexuelle tout à fait acceptée entre les hommes et les femmes ; et si le viol incestueux y ajoute un palier d’exagération, la relation sexuelle essentielle – l’utilisation de la force contre la femme – demeure identique. C’est dire que les hommes – à commencer par ceux chargés de préserver le droit et le rôle de la force sexuelle dans le mariage (les législateurs et les théologiens) – ne peuvent considérer la grossesse issue d’un viol ou d’un viol incestueux comme significativement différente de la grossesse issue de l’usage normal fait d’une femme mariée ; et, selon leur cadre de référence concernant le coït, cette grossesse n’est pas différente. La fonction de la femme est d’être baisée – si elle se 101

trouve enceinte, c’est qu’elle a été baisée, quelles qu’en aient été les circonstances ou la méthode. Avoir été baisée n’a pas violé son intégrité en tant que femme parce qu’être baisée constitue son intégrité en tant que femme. La force est intrinsèque à la baise, et l’État ne peut permettre aux femmes de déterminer quand elles ont été violées (forcées) puisque le viol (la force) dans le mariage bénéficie de l’appui de l’État. Si l’on est prêt à envisager des exceptions pour le viol ou le viol incestueux, c’est à cause de la perception masculine qu’un homme pourrait ne pas vouloir accepter comme sien l’enfant issu d’un viol commis par un autre homme ; un homme pourrait ne pas vouloir être simultanément le père et le grand-père de la fille de sa fille. Ces exceptions, si tant est qu’elles soient honorées, maintenant ou à l’avenir, dans des lois anti-avortement, ont pour but de protéger les hommes. Henry Hyde, auteur d’un amendement qui interdit l’attribution de fonds publics d’assurance-santé (Medicaid) à des femmes pauvres pour des avortements et adversaire de l’avortement en toutes circonstances, y compris en cas de viol, s’est fait demander à la télé s’il insisterait pour que sa fille mène sa grossesse à terme si elle devenait enceinte à la suite d’un viol. Oui, réponditil solennellement. Mais il aurait plutôt fallu lui demander : et si c’était votre femme qui devenait enceinte à la suite d’un viol ? Plutôt que sa sentimentalité, cette question aurait interpellé son privilège quotidien de possédant sexuel ; il aurait à vivre avec le viol, avec sa réalité charnelle, avec la grossesse subséquente et avec l’enfant ou la femme amochée qui devrait porter cet enfant puis l’abandonner. Peu importe sa réponse à cette question hypothétique, la seule chose qui aurait pu rendre réels à ses yeux le viol ou la femme violée était le sentiment masculin de devoir accepter dans sa propre vie une grossesse causée par un viol ou par un inceste, à titre d’époux de la femme ou de la jeune fille en cause. L’avortement peut protéger les hommes et peut être toléré s’il les protège de façon manifeste. Pour ce qui est de la femme en cause, envisagée isolément, elle se 102

résume à sa fonction ; elle a été utilisée conformément à sa fonction ; il n’y a aucune raison de lui accorder de passe-droit au seul motif qu’elle a été forcée par un homme qui n’était pas son mari. *** Norman Mailer a noté, durant les années soixante, que le problème de la révolution sexuelle était d’être tombée entre les mauvaises mains. Il avait raison. Elle était entre les mains des hommes. L’idée à la mode était que la baise était une bonne chose, tellement bonne que plus il y en avait, mieux c’était. L’idée à la mode était que les gens devaient baiser qui ils voulaient : traduite à l’intention des filles, cela signifiait qu’elles devaient vouloir être baisées – aussi continuellement qu’il était humainement possible. Pour les femmes, hélas, continuellement s’avère humainement possible s’il y a suffisamment de nouveaux partenaires. Les hommes pensent la fréquence en fonction de leurs propres rythmes d’érection et d’éjaculation. Les femmes se firent baiser bien plus que les hommes ne baisèrent. La philosophie de la révolution sexuelle date d’avant les années soixante. Elle refait périodiquement surface dans les idéologies et les mouvements de gauche – dans la plupart des pays, à diverses époques, et de façon manifeste dans diverses « tendances » gauchistes. Les années soixante aux États-Unis, répétées sur différentes tonalités partout en Europe de l’Ouest, ont eu un caractère particulièrement démocratique. Il n’était pas nécessaire de lire Wilhelm Reich, même si certains le faisaient. Le portrait était simple : une bande de salopards qui détestaient faire l’amour faisaient la guerre ; une bande de garçons qui aimaient les fleurs faisaient l’amour et refusaient de faire la guerre. Ces garçons étaient beaux et merveilleux. Ils voulaient la paix. Ils parlaient d’amour, d’amour et d’amour, pas d’amour romantique mais d’amour des hommes (ce que les femmes 103

traduisaient par « amour de l’humanité »). Ils laissaient pousser leurs cheveux, se peignaient le visage, portaient des vêtements colorés et prenaient le risque d’être traités comme des filles. En résistant à la conscription, ils étaient lâches, efféminés et faibles, comme des filles. Pas étonnant que les filles des années soixante aient pensé que ces garçons étaient leurs amis spéciaux, leurs alliés spéciaux, leurs amants tous autant qu’ils étaient. Les filles étaient de véritables idéalistes. Elles haïssaient la guerre du Vietnam alors que, contrairement aux garçons, leur vie n’était pas en jeu. Elles haïssaient le fanatisme racial et sexuel à l’encontre des Noirs, notamment les hommes noirs, qui en étaient les cibles les plus visibles. Même si toutes les filles n’étaient pas blanches, c’était l’homme noir qui ralliait l’empathie, le seul qu’elles voulaient protéger des pogroms racistes. Le viol était perçu comme un stratagème du racisme pas un acte réel, exploité dans un contexte raciste pour isoler et détruire les hommes noirs de façons spécifiques et stratégiques, mais une fabrication, un fantasme de l’imaginaire raciste. Les filles étaient idéalistes parce que, contrairement aux garçons, beaucoup d’entre elles avaient été violées ; leur vie était en jeu. Elles étaient idéalistes, surtout, parce qu’elles croyaient à la paix et à la liberté au point de penser qu’elles aussi y avaient droit. Elles savaient que leurs mères n’étaient pas libres – elles voyaient l’existence limitée et contrainte des femmes – et elles ne voulaient pas devenir leurs mères. Elles acceptèrent la définition masculine de la liberté sexuelle parce que, plus que toute autre pensée ou pratique, cette liberté les différenciait de leurs mères. Alors que leurs mères gardaient le sexe secret et privé, entouré de tant de crainte et de honte, les filles proclamèrent que c’était leur droit, leur jouissance et leur liberté. Elles décrièrent la stupidité de leurs mères et s’allièrent en termes ouvertement sexuels aux garçons à cheveux longs qui voulaient la paix, la liberté et de la baise partout. Cette vision du monde sortait les filles des foyers où leurs mères étaient des captives ou des 104

automates abruties et faisait, potentiellement, du monde entier le foyer idéal. En d’autres mots, les filles n’ont pas quitté le foyer pour vivre l’aventure sexuelle dans une jungle sexuelle ; elles ont quitté le foyer pour chercher un foyer plus chaleureux, plus tendre, plus vaste et plus inclusif. Le radicalisme sexuel était alors défini de façon classiquement masculine : nombre de partenaires, fréquence des rapports, variété de sexe (par exemple, le sexe collectif), degré d’enthousiasme à y participer. Les choses étaient censées être essentiellement identiques pour les garçons et pour les filles : à deux, à trois, quel que soit le nombre de personnes chevelues en communion. C’était surtout la promesse de réduire la polarité des genres qui fascinait les filles, même après que la baise eut révélé que les garçons étaient, après tout, des hommes. Il y avait du sexe forcé – il y en avait souvent ; mais le rêve perdurait. Le lesbianisme n’a jamais été reconnu comme une façon en soi de faire l’amour ; c’était plutôt une occasion coquine de voyeurisme masculin et de pénétration au final de deux femmes bien mouillées ; mais le rêve perdurait. On flirtait avec l’homosexualité masculine, on la tolérait vaguement, mais généralement avec crainte et mépris, parce que les hommes hétéros, même festonnés de fleurs, ne pouvaient tolérer d’être baisés « comme des femmes » ; mais le rêve perdurait. Et le rêve des filles était, à la base, celui d’une empathie sexuelle et sociale qui annulerait les restrictions du genre, un rêve d’égalité sexuelle fondé sur ce qu’hommes et femmes avaient en commun, ce que les adultes tentaient de tuer par l’éducation. C’était le désir d’une communauté sexuelle plus proche de l’enfance – avant que les filles ne soient écrasées et mises à l’écart. C’était un rêve de transcendance sexuelle, hors du monde absolument dichotomisé selon le genre, celui des adultes qui faisaient la guerre et pas l’amour. C’était, pour les filles, le rêve d’être moins femme dans un monde moins mâle, une érotisation de l’égalité frères-sœurs plutôt que la domination masculine traditionnelle. 105

Espérer cette égalité n’en fit pas une réalité. Faire comme si elle existait déjà, non plus. La proposer commune après commune, homme après homme, non plus. Faire cuire du pain et manifester avec eux contre la guerre, non plus. Les filles des années soixante vivaient ce que les marxistes appellent – mais ne reconnaissent pas dans ce cas-ci – une « contradiction ». C’est précisément en tentant d’éroder les frontières du genre par une pratique apparemment neutre de libération sexuelle que les filles investirent de plus en plus l’acte le plus réificateur du genre : la baise. Les hommes devinrent plus virils et la contre-culture, plus agressivement dominée par les hommes. Les filles devinrent des femmes – elles se découvrirent possédées par un homme, ou par un homme et ses copains (dans le jargon de la contre-culture, leurs frères à tous deux) ; elles furent échangées, baisées collectivement, collectionnées, collectivisées, objectifiées, transformées en nouvelle pornographie excitante, et socialement renvoyées à la ségrégation des rôles féminins traditionnels. En termes empiriques, la libération sexuelle fut pratiquée à une vaste échelle par les femmes durant les années soixante, et elle échoua c’est-à-dire qu’elle ne les libéra pas. Son but – découvriton – était de libérer les hommes afin qu’ils puissent utiliser les femmes hors des contraintes bourgeoises, et en cela elle a réussi. Une de ses conséquences pour les femmes fut d’intensifier l’expérience d’être sexuellement typées comme femmes – précisément le contraire de ce que ces filles idéalistes avaient envisagé comme avenir. En faisant l’expérience d’une vaste panoplie d’hommes dans des circonstances très diverses, les femmes qui n’étaient pas prostituées découvrirent le caractère impersonnel de leur rôle sexuel, déterminé par leur classe de sexe. Elles découvrirent dans la pratique sexuelle des hommes une indifférence totale à l’égard de leurs intérêts personnels, esthétiques, éthiques ou politiques (que les hommes qualifiaient alternativement de féminins, bourgeois ou puritains). La norme sexuelle était la baise de la femme par l’homme, et les 106

femmes furent au service de cette norme – qui ne leur rendit pas la pareille. Dans le mouvement de libération sexuelle des années soixante, dans son idéologie et sa pratique, on ne contestait ni le recours à la force, ni la subordination des femmes. On tenait pour acquis qu’en l’absence de répression, tout le monde voulait du coït sans arrêt (les hommes avaient, bien sûr, d’autres choses importantes à faire ; les femmes, elles, n’avaient aucun motif légitime de ne pas vouloir être baisées). On tenait également pour acquis que chez les femmes une aversion au coït, ou le fait de ne pas jouir du coït, ou de ne pas vouloir de coït à un moment particulier ou avec un homme en particulier, ou de vouloir moins de partenaires que tous ceux disponibles, ou d’être fatiguée, ou d’être irritable étaient autant de signes et de preuves de répression sexuelle. Baiser constituait la liberté. Quand se produisaient des viols – des viols évidents, clairs, brutaux –, ils étaient passés sous silence, souvent pour des raisons politiques si le violeur était noir et la femme, blanche. Détail intéressant : un viol auquel on prêtait une dimension raciale avait tendance à être reconnu pour tel, même s’il était passé sous silence au final. Quand c’était un Blanc qui violait une Blanche, il n’existait pas de mots pour décrire l’acte. L’événement survenait hors du discours politique de cette génération et n’existait donc pas. Quand une Noire était violée par un Blanc, le degré de validation de ce viol dépendait des alliances entre les hommes noirs et blancs sur le territoire social impliqué à savoir si, à ce moment précis, ils partageaient les femmes ou se les disputaient sur le plan territorial. Une Noire violée par un Noir devait en outre éviter de compromettre son groupe racial, particulièrement menacé par les accusations de viol, en signalant cette agression commise contre elle. Les raclées et le coït forcé étaient chose courante dans la contre-culture. Plus répandue encore était la contrainte sociale et économique qui poussait les femmes dans le lit des hommes. L’on ne voyait pourtant aucune contradiction 107

entre la contrainte sexuelle et la liberté sexuelle : l’une n’excluait pas l’autre. Il régnait la conviction implicite qu’aucune force ne serait nécessaire si les femmes n’étaient pas si réprimées ; elles voudraient baiser et on n’aurait pas à les forcer ; c’était donc la répression, et non la force, qui faisait obstacle à la liberté. L’idéologie de la libération sexuelle, dans sa version populaire ou de gauche intello traditionnelle, n’a formulé aucune critique, analyse ou rejet du sexe forcé, ni revendiqué la fin de la subordination sexuelle et sociale des femmes aux hommes : ces deux réalités lui demeuraient étrangères. Elle postulait plutôt que la liberté pour les femmes consistait à être baisées plus souvent et par plus d’hommes, une sorte de mobilité latérale au sein de la même sphère inférieure. Personne n’était tenu responsable du sexe imposé, des viols, des raclées infligées aux femmes, sauf quand on en blâmait les femmes elles-mêmes – habituellement pour leur manque de soumission. En général, les femmes voulaient se soumettre – elles voulaient la terre promise de la liberté sexuelle –, mais elles avaient tout de même des limites, des préférences, des goûts, des désirs d’intimité avec certains hommes et pas d’autres, des humeurs pas nécessairement liées à leurs règles ou aux quartiers de la Lune, il y avait des journées où elles préféraient travailler ou lire ; et elles étaient punies pour tous ces épisodes de répression puritaine, ces accès petit-bourgeois, ces minuscules exercices de volonté encore plus minuscule qui n’étaient pas conformes aux volontés de leurs frères-amants : elles vivaient souvent l’exercice de la force, ou elles étaient menacées ou humiliées ou jetées à la porte. Les valeurs du flower power, de paix, de liberté, de rectitude politique ou de justice n’ont jamais semblé contredites par l’usage de la contrainte, sous une forme ou une autre, pour imposer la soumission sexuelle. Le jardin des délices terrestres que fut la contre-culture des années soixante subissait néanmoins l’intrusion de la grossesse, presque toujours sans ménagements ; même à cette époque, même dans cet 108

éden, c’était vu comme un obstacle à la baise des femmes au gré des hommes. Sa possibilité rendait les femmes ambivalentes, réticentes, soucieuses, irritables, préoccupées ; elle en amenait même certaines à dire non. Au cours des années soixante, les anovulants n’étaient pas faciles d’accès, et aucune autre méthode n’était sûre. Il était particulièrement difficile pour les femmes non mariées de se procurer des contraceptifs, y compris le diaphragme, et l’avortement était illégal et dangereux. La peur de la grossesse était une raison de dire non ; pas seulement un prétexte mais une raison concrète, que n’ébranlait ni la séduction ni la persuasion, ni même le plaidoyer le plus astucieux ou le plus fascinant en faveur de la liberté sexuelle. Les femmes qui avaient déjà vécu un avortement illégal s’avéraient les plus difficiles à convaincre. Peu importe ce qu’elles pensaient de la baise ou la façon dont elles la vivaient – avec plus ou moins d’amour ou de tolérance –, elles en connaissaient de façon intime les conséquences de sang et de douleur, et elles savaient que la grossesse ne coûtait rien aux hommes, sauf parfois de l’argent. C’était une réalité matérielle, que ne pouvait dissoudre aucune argumentation. Une des tactiques utilisées contre la forte anxiété que suscitait le risque de grossesse était de faire l’éloge des femmes « naturelles » sous tous rapports, celles qui aimaient la baise organique (sans contraception, sans égard aux enfants en résultant), en plus des légumes organiques. Une autre tactique consistait à vanter l’éducation communale des enfants, à la promettre. Les femmes n’étaient pas punies de la façon traditionnelle pour avoir eu ces enfants – elles n’étaient pas bannies ou qualifiées de « traînées » – mais on les abandonnait fréquemment. Une femme et son enfant – pauvres et relativement exclus – qui erraient dans la contre-culture affectaient l’hédonisme des communautés où elles faisaient intrusion : le binôme mère-enfant incarnait une souche différente de réalité, qui n’était pas souvent la bienvenue. Des femmes seules s’efforçaient d’élever des enfants « librement », et leur présence en109

travait les hommes pour qui la liberté, c’était la baise – une baise qui prenait fin pour eux dès la fin de la baise. Ces femmes avec enfants rendaient les autres femmes un peu plus sombres, un peu plus inquiètes, un peu plus prudentes. La grossesse, cette réalité, était anti-aphrodisiaque. La grossesse, ce fardeau, nuisait aux efforts des garçons à fleurs pour baiser les filles à fleurs, qui ne voulaient pas se déchirer les entrailles ou payer quelqu’un pour le faire ; et elles ne voulaient pas mourir. C’est le coup de frein appliqué par la grossesse à la baise qui fit de l’avortement un enjeu stratégique prioritaire pour les hommes durant les années soixante – pour les jeunes, mais aussi pour les gauchistes plus âgés qui écrémaient sexuellement la contre-culture, ou même pour les hommes plus traditionnels qui puisaient à l’occasion dans le bassin de filles hippies. La dépénalisation de l’avortement – car c’était l’objectif visé – semblait la dernière barricade à escalader pour rendre les femmes absolument accessibles, absolument « libres ». La révolution sexuelle exigeait pour réussir que l’avortement devienne accessible aux femmes sur demande. Sinon, la baise ne pourrait devenir accessible aux hommes sur demande. La baise était en jeu. Non seulement baiser, mais baiser comme des masses de garçons et d’hommes l’avaient toujours voulu – avec des masses de filles qui le voulaient tout le temps, hors mariage, librement, gratuitement. La gauche des hommes se démena, lutta, argumenta et alla jusqu’à se mobiliser pour fournir des ressources stratégiques et économiques en appui au droit à l’avortement. La gauche se montra militante dans ce dossier. Puis, à la fin des années soixante, des femmes qui avaient été radicales dans la contre-culture – c’est-à-dire politiquement et sexuellement actives – devinrent radicales à un autre titre : elles devinrent féministes. Ce n’étaient pas les ménagères de Betty Friedan. Elles avaient lutté dans la rue contre la guerre du Vietnam ; certaines étaient assez âgées pour avoir milité dans le Sud pour les droits 110

civiques des Noirs, et toutes étaient devenues adultes portées par le feu de cette lutte ; et oh, comme elles avaient été baisées ! Dans une sortie révélatrice de l’expérience du sexe et de la politique dans la contre-culture, Marge Piercy écrivait en 1969 : Se monter un personnel à coups de queue n’est que la forme extrême d’une pratique jugée commune dans bien des endroits. Un homme peut introduire une femme dans une organisation en couchant avec elle et l’en chasser en cessant de le faire. Un homme peut éliminer une femme d’un groupe pour la seule raison qu’il s’est fatigué d’elle, l’a engrossée, ou s’est mis en chasse d’une autre ; et cette purge ne fera pas la moindre vague. On a vu des femmes être exclues pour la simple raison qu’un leader s’était révélé impuissant avec elles. Si un macho entre avec une femme dans une pièce pleine d’autres machos et qu’il ne la présente pas, on verra très rarement quiconque prendre la peine de lui demander son nom ou prendre acte de sa présence. L’étiquette qui fait loi demeure le rapport de maître-domestique54. Ou, pour citer Robin Morgan en 1970 : « Nous avons rencontré l’ennemi et il est notre ami. Et dangereux55. » L’omniprésence du sexe forcé dans la contre-culture a aussi fait dire à Morgan, dans le jargon même de cette culture : « Il est douloureux de comprendre qu’à Woodstock ou à Altamont, une femme pouvait être qualifiée de "coincée" ou "vieux jeu" si elle refusait de se laisser violer56. » Ce fut le début de la prise de conscience : admettre que les frèresamants étaient des exploiteurs sexuels aussi cyniques que n’importe quels autres exploiteurs – ils dominaient, avilissaient et jetaient les femmes, ils les utilisaient pour acquérir et affirmer leur pouvoir, pour le sexe et pour les tâches subalternes, ils les usaient jusqu’à la corde ; admettre que le viol ne suscitait qu’indifférence chez ces frères-amants – tous les moyens leur étaient bons pour baiser – et 111

admettre que tout ce travail en faveur de la justice s’était accompli aux dépens de femmes sexuellement exploitées au sein du mouvement. « Pourtant, écrivait Robin Morgan en 1968, même un homme réactionnaire sur ce plan peut comprendre ce qu’il y a de stupéfiant à voir un jeune "révolutionnaire" mâle – supposément voué à la construction d’un nouvel ordre social libertaire pour remplacer l’ordre pervers qui nous gouverne – se retourner et ordonner distraitement à sa "poule" de se la fermer et de préparer le souper ou laver ses chaussettes – parce qu’il est en train de parler. Nous sommes habituées à de telles attitudes de la part du crétin américain moyen, mais de là part de ce nouvel homme radical57 ?... » Ce qui mit le feu aux poudres fut le constat cru et terrible que le sexe n’avait pas lieu entre frères et sœurs mais entre maîtres et domestiques, que ce nouvel homme radical voulait être non seulement maître dans sa maison mais aussi pacha dans son harem. Les femmes explosèrent en réalisant qu’elles avaient été sexuellement utilisées. Jetant par-dessus bord le programme masculin de libération sexuelle, elles discutèrent entre elles de sexe et de politique – chose qu’elles n’avaient jamais faite même lorsqu’elles partageaient un même lit avec un même homme – et se découvrirent un vécu incroyablement identique, qui allait du sexe forcé à l’humiliation sexuelle, à l’abandon, à la manipulation cynique, tant comme bonnes à tout faire que comme bonnes affaires. Les hommes, quant à eux, demeurèrent retranchés dans le modèle du sexe-pouvoir : ils voulaient les femmes pour la baise, pas pour la révolution ; c’étaient deux projets différents en fin de compte. Les hommes refusaient de changer et, surtout, ils en voulaient aux femmes de refuser à continuer de les servir comme avant, aux anciennes conditions – voilà ce qui apparut au grand jour. Les femmes quittèrent les hommes, en masse. Elles formèrent un mouvement autonome de femmes, un mouvement féministe militant, afin de lutter contre la cruauté sexuelle qu’elles avaient vécue et pour la justice sexuelle qu’on leur 112

avait refusée. Elles tirèrent de leur expérience – notamment celle d’avoir été forcées et échangées – une première prémisse pour leur mouvement politique : que la liberté d’une femme passe d’abord et nécessairement par la maîtrise absolue de son corps dans le sexe et dans la procréation. Cette maîtrise inclut non seulement le droit de mettre fin à une grossesse mais aussi le droit de dire non au sexe, de ne pas être baisée. Cela amena les femmes à faire plusieurs découvertes sur la nature et la dimension politique de leur propre désir ; mais pour les hommes, ce fut une impasse – la plupart d’entre eux ne virent jamais le féminisme autrement que sous l’angle de leur privation sexuelle ; les féministes leur enlevaient la baise facile. Ils firent tout ce qu’ils purent pour briser les reins du mouvement des femmes – et continuent à le faire aujourd’hui. On nota surtout leur changement d’attitude et de politique en matière d’avortement. Défini comme partie intégrante de la révolution sexuelle, le droit à l’avortement avait été pour eux un enjeu essentiel : qui pouvait supporter l’horreur, la cruauté et la stupidité d’un avortement illégal ? Mais défini comme partie intégrante du droit d’une femme à la maîtrise de son corps, y compris dans le sexe, ce droit leur devint suprêmement indifférent. Les ressources matérielles se tarirent. C’est avec un soutien des hommes considérablement réduit que les féministes menèrent la bataille pour la décriminalisation de l’avortement – la suppression des lois en ce domaine – dans la rue et devant les tribunaux. En 1973, la Cour suprême des États-Unis accorda aux femmes l’avortement légalisé, l’avortement régi par l’État. Si avant cette décision de la Cour suprême, les hommes de gauche n’avaient exprimé que farouche indifférence au droit à l’avortement défini en termes féministes, ce sentiment se mua en franche hostilité après 1973 : les féministes avaient maintenant droit à l’avortement et elles continuaient à dire non, non au sexe aux conditions des 113

hommes et non à un mouvement politique dominé par eux. L’avortement légalisé ne rendait pas les femmes plus accessibles pour le sexe ; au contraire, leur mouvement prenait de l’ampleur et le privilège sexuel mâle était contesté avec plus de force, plus d’engagement, plus d’ambition. Les hommes de gauche se désengagèrent alors politiquement : privés de la baise facile, ils n’étaient plus disposés à se consacrer au militantisme radical. Ils découvrirent, en thérapie, qu’ils avaient eu une personnalité dans l’utérus, qu’ils y avaient souffert des traumatismes. La psychologie fœtale – qui retrace la vie d’un homme adulte jusque dans la matrice où, en tant que fœtus, il possédait une personnalité et une psychologie humaines complètes – gagna du terrain dans la gauche thérapeutique (un résidu de la gauche masculine contre-culturelle). La transition eut lieu bien avant que le moindre ministre du culte ou législateur de droite ait même l’idée de se prononcer sur le droit des ovules fécondés à la protection du Quatorzième Amendement de la Constitution américaine – ce qui est aujourd’hui l’objectif des militants antiavortement ∗. L’argument voulant que l’avortement soit une forme de génocide des Noirs gagna en crédibilité, même si les féministes avaient d’emblée axé leur plaidoyer sur des statistiques indiquant que les femmes noires et hispaniques étaient proportionnellement plus nombreuses à souffrir et à mourir de l’avortement illégal. L’an∗. Le Quatorzième Amendement, ratifié en 1868, comporte cinq articles, dont le premier est ici crucial, et le deuxième, fort intéressant. Article 1 : « Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera ni n’appliquera de loi qui restreindrait les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; aucun État ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière, ni ne déniera à quiconque relevant de sa juridiction l’égale protection des lois. » Le deuxième article garantit le droit de vote à tous les hommes. Il a été spécifiquement rédigé afin d’exclure les femmes. Même si celles-ci ont obtenu le droit de vote par la suite, les lois des États-Unis abrogent encore de façon courante les privilèges et les impunités des femmes et les privent de libertés et de biens (dans certains États, les femmes mariées n’ont pas le droit de posséder leurs propres biens) – et les femmes ne bénéficient pas d’une protection égale des lois. Le fœtus, devenu une « personne », jouirait de toutes les protections garanties par cet amendement et qui ne sont toujours pas, en pratique, étendues aux femmes. L’Equal Rights Amendment était en grande partie une tentative visant à étendre aux femmes les protections du Quatorzième Amendement.

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thologie Sisterhood Is Powerful avait diffusé dès 1970 les données suivantes : « On compte 4,7 fois plus de femmes portoricaines et 8 fois plus de femmes noires que de femmes blanches à mourir des suites d’avortements illégaux [...] À New York, 80 pour cent des femmes qui meurent des suites d’un avortement ont la peau noire ou brune58. » Par ailleurs, dans les rangs de la gauche non violente, on considérait de plus en plus l’avortement comme un meurtre, défini dans les termes les plus grandiloquents. « L’avortement constitue la dimension intérieure de la course aux armements nucléaires59 », clamait un pacifiste dans un tract de 1980 dont la véhémence et le ton dénonciateur n’avaient rien d’exceptionnel. La baise facile disparue, les choses avaient bien changé dans la gauche. Le Parti démocrate, establishment accueillant pour plusieurs groupes de gauche une fois épuisé le ferment des années soixante, avait renoncé au combat pro-choix dès 1972, quand George McGovern s’était présenté contre Richard Nixon et avait refusé de prendre position en faveur du droit à l’avortement afin de ne pas être distrait de sa lutte contre la guerre du Vietnam et pour la présidence. En 1976, l’adoption de l’Amendement Hyde, qui abolissait le remboursement des avortements par l’assurance-santé ∗, eut droit au soutien de Jesse Jackson : il adressa à tous les représentants au Congrès des télégrammes prônant la suppression de ces fonds. Des recours judiciaires retardèrent la mise en œuvre de l’Amendement Hyde, mais Jimmy Carter, élu avec le soutien des caucus féministe et gauchiste du Parti démocrate, mit fin au financement fédéral de l’avortement par un décret administratif de son homme de confiance, Joseph A. Califano Jr., à la tête de ce qui était alors le ministère américain de la Santé, de l’Éducation et de l’Aide sociale. Dès 1977 survint le premier décès documenté d’une femme pauvre (hispanique) à la suite d’un avortement illégal : l’avortement de fortune et la mort rede∗. Sauf quand la vie de la mère est en danger, dans la version originale de cet amendement (celle de Hyde) ; dans la version amendée par le Sénat ont été ajoutés à cette exception les cas de viol et d’inceste.

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venaient des réalités pour les femmes aux États-Unis. Aujourd’hui, face à des projets qualifiés d’Amendement sur la vie humaine et de Loi sur la vie humaine – un amendement à la Constitution et un projet de loi qui définissent tout ovule fécondé comme un être humain –, la gauche masculine se contente de faire le mort. Cette gauche a abandonné l’enjeu du droit à l’avortement pour des raisons pathétiques : les garçons n’arrivaient plus à prendre leur pied ; il y avait de l’amertume et de la colère contre les féministes qui avaient mis fin (en s’en retirant) à un mouvement qui signifiait à la fois pouvoir et sexe pour les hommes ; il y avait aussi l’habituelle indifférence crasse de l’exploiteur sexuel : s’il ne pouvait pas baiser une femme, celle-ci n’existait pas. La gauche masculine espère que la perte du droit à l’avortement – ou la crainte de le perdre, si ça se trouve – ramènera les femmes dans le rang, et elle a fait ce qu’elle pouvait pour assurer cette perte. Elle a créé un vide que la droite s’est empressée de combler : la gauche l’a fait en abandonnant une cause juste, pendant une décennie de politique du silence boudeuse. Mais la gauche ne s’est pas limitée à l’absence ; elle a aussi été une présence, outragée parce que les femmes se réappropriaient leur corps et qu’elles se mobilisaient contre l’exploitation sexuelle, ce qui signifiait, par définition, se mobiliser contre les valeurs sexuelles de la gauche. Quand les féministes auront perdu pour de bon l’avortement légal, les hommes de gauche s’attendent à les voir revenir – remises à leur place, implorant leur aide, prêtes à négocier, prêtes à ouvrir les jambes à nouveau. Avec la gauche, les femmes auront l’avortement aux conditions des hommes, comme partie intégrante de la libération sexuelle, faute de quoi, elles ne l’auront qu’en risquant leur vie. Et puis les garçons des années soixante ont fini par grandir. Ils ont même vieilli. Ce sont maintenant des hommes, dans la vie et pas uniquement dans la baise. Ils veulent des bébés. La grossesse obligatoire est à peu près la seule façon dont ils sont sûrs de les 116

obtenir. *** Chaque mère est un juge qui condamne les enfants pour les péchés du père. Rebecca West, The Judge Les filles des années soixante avaient des mères qui leur disaient, prédisaient avec insistance qu’on allait leur faire mal ; mais elles ne voulaient pas leur dire comment ni pourquoi. Dans l’ensemble, les mères semblaient être conservatrices sur le plan sexuel : elles appuyaient le système du mariage comme idéal social et se taisaient au sujet du sexe qui s’y pratiquait. Le sexe était un devoir dans le mariage ; ce qu’en pensait l’épouse n’était pas pertinent, sauf si elle se conduisait mal, devenait folle, baisait à tout vent. Les mères devaient apprendre aux filles à aimer les hommes en tant que classe – c’està-dire réagir aux hommes en tant qu’hommes, s’intéresser à eux en tant qu’hommes – et, en même temps, à éviter le sexe. Comme les mâles voulaient surtout les filles pour le sexe, celles-ci avaient du mal à comprendre comment aimer les garçons et les hommes sans aimer également le sexe qu’ils voulaient. On disait aux filles toutes sortes de belles choses sur la sexualité humaine ; on leur disait aussi qu’elles allaient y laisser leur peau – d’une façon ou d’une autre. Les mères devaient réussir un tour de force : transmettre aux filles une bonne attitude, tout en les décourageant. L’ambivalence était d’une cruauté patente alors que l’intention bienveillante demeurait invisible : les mères essayaient de protéger leurs filles d’une multitude d’hommes en les dirigeant vers un seul d’entre eux, en les amenant à faire ce qu’il fallait à l’intérieur du système masculin, sans jamais expliquer pourquoi. Elles n’avaient pas de mots pour expliquer le pourquoi : pourquoi le sexe était une bonne chose au sein du mariage mais une mauvaise en dehors du mariage, pourquoi 117

des liens avec plus qu’un seul homme transformaient une fille de femme aimante en putain, pourquoi la lèpre ou la paralysie étaient préférables à une grossesse hors mariage. Les mères avaient des épithètes à lancer, mais aucun autre discours. Le silence sur le sexe dans le mariage était aussi la seule façon d’éviter des révélations nécessairement terrifiantes des révélations sur ce que vivaient les mères elles-mêmes. L’obéissance ou la soumission sexuelle était présentée comme la fonction naturelle de l’épouse et sa réaction naturelle à sa situation sexuelle. Mais cette situation n’était jamais perçue ou présentée comme le résultat d’une force – exercée, annoncée ou possible – ou comme le résultat d’une impasse sexuelle et sociale. Il a toujours été essentiel que les femmes demeurent fascinées par les détails de la soumission, afin de les détourner d’une réflexion sur la nature de la force – notamment la contrainte sexuelle que nécessite la soumission sexuelle. Les mères n’ont pu endiguer l’enthousiasme de la libération sexuelle – son énergie, son espérance, sa rutilante promesse d’égalité sexuelle – faute de pouvoir ou de vouloir dire ce qu’elles savaient de la nature et du caractère de la sexualité masculine telle qu’elles l’avaient vécue, telle qu’on l’avait pratiquée sur elles dans le mariage. Contrairement aux filles, elles connaissaient bien la logique élémentaire de la promiscuité sexuelle : elles savaient que ce qu’un homme peut faire, dix hommes peuvent le faire dix fois. Les filles ne comprenaient pas cette logique parce qu’elles ne savaient pas tout ce qu’un homme pouvait faire. Et si les mères ont échoué à les persuader, c’était aussi parce que la seule vie qu’elles pouvaient leur offrir était une vie identique à la leur ; et les filles connaissaient cette vie d’assez près pour en ressentir l’inconsolable tristesse et l’épuisement morbide, même si elles ne savaient pas comment ou pourquoi maman s’était retrouvée dans cet état. Les filles, qui avaient bien appris de leur mère à aimer les hommes parce qu’ils étaient des hommes, choisirent les garçons à fleurs plutôt que leur mère : elles ne cherchèrent pas de maris (pères) comme le dic118

taient les conventions, mais des frères (amants) comme le dictait la rébellion. Elles virent dans le silence gêné de leur mère au sujet du sexe un rejet du plaisir plutôt qu’une évaluation franche quoique inarticulée du sexe. À leurs yeux, le dédain, la désapprobation et la répugnance des mères face au sexe n’avaient aucun fondement objectif. Elles ne pouvaient pas savoir ce que leurs mères ne leur disaient pas. Elles rejetèrent le conservatisme sexuel qu’elles attribuaient à leurs mères au profit d’un prétendu radicalisme sexuel : plus d’hommes, plus de sexe, plus de liberté. Les filles de la gauche contre-culturelle avaient tort : pas à propos des droits civiques ou de la guerre du Vietnam ou de l’impérialisme mais à propos du sexe et des hommes. Le silence des mères dissimulait sans doute un savoir réel, brutal, dépourvu de sentimentalisme sur les hommes et sur le coït, et la bruyante sexualité des filles dissimulait une ignorance romantique. Les temps ont changé. Le silence a été rompu – ou du moins, certains pans du silence. Les femmes de droite qui défendent la famille traditionnelle occupent la place publique : elles parlent fort et elles sont nombreuses. Elles dénoncent tout spécialement l’avortement légal, qu’elles abhorrent ; et ce qu’elles en disent reflète ce qu’elles savent au sujet du sexe. Elles savent des choses terribles. Elles dénoncent systématiquement l’avortement parce qu’il est selon elles inextricablement lié à l’avilissement sexuel des femmes. Il serait naïf de penser qu’elles ont simplement raté le train des années soixante : elles ont tiré des leçons de ce qu’elles ont vu. Elles ont vu le cynisme des hommes utilisant l’avortement pour baiser plus facilement les femmes – d’abord l’utilisation politique de cet enjeu puis, après la légalisation, le recours concret à l’intervention médicale. Quand l’avortement a été légalisé, elles ont vu un mouvement social de masse visant à garantir aux hommes, à leurs conditions, l’accès sexuel à toutes les femmes – soit le déferlement de la pornographie ; et oui, elles relient ces deux enjeux, et pas en raison 119

de quelque hystérie. L’avortement, disent-elles, prospère dans une société pornographique ; la pornographie prospère dans ce qu’elles appellent une société de l’avortement. Ce qu’elles veulent dire, c’est que les deux réduisent les femmes à la baise. Elles ont constaté que la gauche ne défend les femmes qu’à ses propres conditions sexuelles – en tant qu’êtres à baiser ; elles trouvent l’offre de la droite légèrement plus généreuse. Elles ne sont pas impressionnées par ce que l’avortement promet aux femmes en ce qui a trait au choix, à l’autodétermination sexuelle ou à la maîtrise de leur corps, parce qu’elles savent que cette promesse est bidon : tant que les hommes ont le pouvoir sur les femmes, ils n’autoriseront jamais l’avortement, ou quoi que ce soit d’autre, sur ces bases. Les femmes de droite voient dans la promiscuité sexuelle, que facilite l’avortement légal, une généralisation de l’exercice de la force. Elles voient la force dans le mariage comme une quantité essentiellement maîtrisable – contenue dans le mariage, limitée à un homme à la fois. Elles tentent de «gérer» cet homme. Elles voient cette limite (un homme à la fois) comme une protection nécessaire contre les nombreux hommes qui leur imposeraient la même force et pour qui elles seraient disponibles en vertu des règles de la libération sexuelle – des règles renforcées et habilitées par le droit à l’avortement. Malgré leur nouvelle visibilité sur la place publique, elles perpétuent le silence traditionnel des femmes en ne disant rien du sexe forcé dans le mariage. Mais elles en savent un bout à ce sujet et tout ce qu’elles font en découle : elles ne voient pas en quoi plus de force serait mieux que moins de force – et elles pensent que plus d’hommes signifie plus de force. Les femmes de droite accusent les féministes d’être hypocrites et cruelles dans leur promotion de l’avortement légal parce que, de leur point de vue, l’avortement légal rend les femmes baisables sans conséquence pour les hommes. De leur point de vue, la grossesse est la seule conséquence du sexe qui oblige les hommes à rendre 120

des comptes aux femmes pour ce qu’ils leur font. Sans la grossesse comme conséquence inéluctable, une femme se trouve privée de sa meilleure raison de dire non au coït. Il en est de même pour leur opposition à la contraception. Les femmes de droite ont vu le cynisme de la gauche qui a utilisé l’avortement pour rendre les femmes sexuellement accessibles et elles ont vu la gauche masculine abandonner les femmes qui ont dit non. Elles savent que les hommes fuient tout principe ou programme politique qui ne leur procure pas tout le sexe qu’ils veulent. Elles savent que l’avortement strictement défini dans l’intérêt des femmes constitue une abomination pour les hommes – hommes de gauche, hommes de droite, hommes gris ou hommes verts. Elles savent que chaque femme doit conclure le meilleur marché possible. Elles regardent la réalité en face et ce qu’elles voient est clair : les femmes sont baisées qu’elles le veuillent ou non ; les femmes de droite sont baisées par moins d’hommes ; l’avortement accessible sans entrave supprime la grossesse comme facteur de contrôle social et sexuel des hommes ; une femme qui peut mettre fin à une grossesse facilement, ouvertement et sans risquer de mourir, perd son meilleur moyen de dire non – de refuser le coït auquel l’homme veut la forcer. Il pourra hésiter devant les conséquences d’une grossesse pour lui-même, mais celles d’une grossesse pour elle ne l’arrêteront jamais. La femme de droite conclut ce qu’elle juge être le marché le plus avantageux. Ce marché lui promet qu’elle ne se fera baiser que par lui, et non par tous ses copains aussi ; qu’il va payer pour les enfants ; et qu’elle pourra vivre chez lui et à même son salaire ; alors elle sourit et dit qu’elle veut devenir maman et jouer à tenir maison. S’il faut, pour préserver la grossesse comme arme de survie, accepter l’avortement illégal et risquer d’en mourir, elle le fera – seule et en silence ; la mort ou la mutilation seront le seul reproche qu’elle encourra pour sa rébellion contre une grossesse réelle. Dans le désastre de l’avortement illégal, elle verra confirmé 121

ce qu’on lui a enseigné sur sa nature de femme et sur toutes les femmes : elle mérite d’être punie ; l’avortement illégal incarne la punition du sexe. Elle a honte : elle peut penser que c’est la honte du sexe, mais c’est en partie la honte que ressent tout être humain en captivité quand on se sert de lui – les femmes utilisées pour le sexe ressentent une honte indissociable du sexe. La honte lui confirmera qu’elle mérite de souffrir ; souffrir durant le sexe, durant l’accouchement et durant l’avortement est la malédiction qui pèse sur son sexe ; l’avortement illégal entraîne une souffrance méritée. Mais l’avortement illégal sert aussi ses intérêts en repoussant l’avortement hors de vue. Personne n’a alors à faire face au choix d’une autre femme, qui choisit de ne pas être mère. Personne ne risque de faire voir aux femmes d’autres priorités que celles du mariage et de la conformité. Personne n’a à voir au grand jour une femme qui refuse d’être liée par la grossesse. Celles qui se rebellent contre leur fonction doivent le faire en secret, sans causer de détresse, d’embarras ni de confusion aux autres femmes isolées dans leur propre bourbier reproducteur, chacune laissée à elle-même, seule, incarnation de toutes les femmes dans le silence, la souffrance et la solitude. Avec l’avortement illégal, la vie ou la mort relèvent de Dieu : chaque fois, l’on se soumet à la main de Dieu, au doigt divin sur la gâchette du revolver divin pointé vers la chair sanglante de la femme, une roulette russe divine. C’est la soumission ultime, humiliée, à la volonté d’un Mâle supérieur qui agit en juge absolu. La décision peut être la mort ou la vie. L’avortement illégal constitue un enfer personnel ; on souffre, on fait pénitence : Dieu décide ; survivre équivaut à son pardon. Et personne n’a à faire face à cette situation avant d’y être confrontée – avant d’être celle qui s’est fait prendre. Voilà comment dans ce régime les femmes sont des demeurées morales : elles ignorent tout des autres femmes, de l’ensemble des femmes, à moins que/jusqu’à ce que ça leur arrive à elles. Les femmes de droite croient également qu’une femme qui refuse de porter un enfant mé122

rite de mourir. Elles sont prêtes à accepter ce jugement rendu contre elles-mêmes ; et quand elles survivent, elles se sentent coupables et sont prêtes à expier – à se martyriser pour un geste volontaire auquel elles n’avaient pas droit en tant que femmes. Il n’existe pas de mesure plus précise de ce que le sexe forcé fait aux femmes – de la façon dont il détruit chez elles l’amour-propre et la volonté de survivre en tant qu’être humain libre de s’autodéterminer – que l’opposition des femmes de droite à l’avortement légal : à ce dont elles ont besoin pour s’éviter la boucherie. L’entraînement d’une jeune fille à accepter son rôle dans le sexe conjugal et l’usage qui y est fait d’une femme équivaut à l’annihilation de toute volonté d’autodétermination ou de liberté ; son être est alors si déprécié qu’il lui est plus facile de risquer la mort ou la mutilation que de dire non à un homme qui va la baiser de toute façon, avec la bénédiction de Dieu et de l’État, jusqu’à ce que la mort les sépare.

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Notes 50

Jerome E. Bates et Edward S. Zawadzki, Criminal Abortion, Springfield, Charles C. Thomas, 1964, p. 4. 51 Jesse L. Jackson, « How We Respect Life La Over-riding Moral Issue », National Right to Life News, janvier 1977. Réimpression. 52 R.D. Laing, Les Faits de la vie, trad. Bruce Matthieussent, Paris, Stock, 1976, p. 44. 53 Colette, Mes apprentissages, Paris, Hachette/Le livre de poche, 1972, p. 29. 54 Marge Piercy, « The Grand Coolie Damn », p. 421-438, dans Robin Morgan (dir), Sisterhood Is Powerful, New York, Random House, 1970, p. 430. 55 Robin Morgan, « Goodbye to All That », 1970, dans Going Too Far, New York, Random House, 1977, p. 122. 56 Ibid., p.128. 57 Robin Morgan, « Take a memo, Mr. Smith », dans Going Too Far, p. 69. 58 Morgan (dir.), Sisterhood Is Powerful, p. 559. 59 Jim Douglass, « Patriarchy and the Pentagon Make Abortion Inevitable», Sojourner, novembre 1980, p. 8.

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Chapitre 4

Juifs et homosexuels Un clergyman de l’Oklahoma, vêtu d’un complet brun de polyester luisant, les cheveux laqués plus luisants que son complet, un sourire encore plus luisant fendu d’une oreille à l’autre, fait du piquetage, distribue des tracts et prêche devant le Colisée Sam Houston, à Houston, au Texas. Il déborde d’amour pour le Seigneur, d’amour pour son prochain, d’amour pour le Christ : c’est le péché qu’il abhorre, surtout lorsqu’il est incarné par d’immondes lesbiennes, rassemblées à Houston pour détruire l’œuvre de Dieu. Il prêche sans relâche aux féministes qui convergent vers le Colisée que rien n’est plus méprisable que l’homosexualité, surtout chez les femmes ! Contempler cette abomination chez des femmes à qui Dieu a commandé d’obéir à leur mari comme au Christ est si répugnant pour ce ministre du culte qu’il prédit que Dieu va peut-être abattre les murs du Colisée à l’instant même. Seule, je m’approche pour lui parler, tandis que les autres femmes l’ignorent complètement. Je lui demande ce qu’il pense des femmes enthousiastes et pleines de vitalité qui entrent dans l’édifice. Lui semblent-elles toutes perverses et méprisables ? Peut-il déterminer lesquelles sont des lesbiennes ? Quel genre de tort causent donc les lesbiennes aux autres personnes ? Si elles ne font de tort à personne (ne tuent pas ou ne violent pas, par exemple), pourquoi lui, un ministre du culte, se sent-il appelé à les dénoncer ? Ne vaut-il pas mieux laisser Dieu juger de ce péché particulier, si singulièrement dénué de malice ? Pourquoi les lesbiennes provoquent-elles non seulement le jugement de Dieu, mais l’ire du ministre ? En réponse, il me cite les passages suivants de l’Épître aux Romains : 125

Se vantant d’être sages, ils sont devenus insensés ∗ ; Et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en la ressemblance de l’image de l’homme corruptible, et d’oiseaux, et de quadrupèdes, et de reptiles. C’est pourquoi aussi, Dieu les a abandonnés à l’impureté à travers les convoitises de leurs cœurs, si bien qu’ils déshonorent leurs propres corps entre eux. Eux qui ont changé la vérité de Dieu en un mensonge, et ont adoré et servi la créature, plus que le Créateur, qui est béni pour toujours. Amen. C’est pourquoi Dieu les a abandonnés à des affections honteuses ; car même leurs femmes ont changé l’usage naturel en ce qui est contre nature †. De même aussi les hommes, laissant l’usage naturel de la femme, se sont embrasés dans leur convoitise l’un envers l’autre, commettant homme avec homme ce qui est infâme, et recevant en eux-mêmes la récompense qui était due à leur égarement. (N.D.T. : C’est Dworkin qui souligne.) Et comme ils ne se sont même pas souciés de connaître Dieu, Dieu les a abandonnés à une intelligence dépravée, pour commettre des choses qu’il n’est pas permis de faire ‡. Étant remplis de toute impiété, de fornication, d’iniquité, de convoitise, de malice pleins d’envie, de meurtres, de querelles §, de tromperies, et de malignité : rapporteurs, ∗. La traduction citée est la King James (française). Cependant, les phrases indiquées par une note en bas de page sont légèrement différentes dans la Bible de Jérusalem/Revised Standard Version et leur sens est peut-être plus clair, comme l’indiquent les notes suivantes. †. Leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature. ‡. Dieu les a livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas. §. Dispute.

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Médisants, haïssant Dieu, sans pitié, orgueilleux, vantards, inventeurs de choses mauvaises, désobéissants à leurs parents ; Sans intelligence, violeurs de l’alliance, sans affection naturelle, impitoyables, sans compassion ; Qui, connaissant la sentence de Dieu, que ceux qui commettent de telles choses sont dignes de mort, non seulement les pratiquent, mais encore prennent plaisir en ceux qui les commettent ∗. (N.D.T. : C’est Dworkin qui souligne.) (Romains 1 :22-32) Il n’existe rien de tel dans l’Ancien Testament. Selon Maïmonide : Il est interdit aux femmes d’avoir ensemble des pratiques lesbiennes, qui sont ce qui se fait dans le pays d’Égypte (Lev. 18 :3), contre lesquelles nous avons été prévenus [...] Bien qu’un tel acte soit interdit, les contrevenantes ne sont pas susceptibles d’encourir la peine du fouet, puisqu’il n’existe pas de commandement négatif l’interdisant nommément, et qu’aucun coït n’est impliqué. Conséquemment, ces femmes ne sont pas interdites d’accès à la prêtrise pour cause de prostitution, ni interdites à leur mari pour cette raison, puisque cela ne constitue pas de la prostitution. Il revient toutefois au tribunal d’administrer la peine du fouet prescrite pour la désobéissance, puisqu’elles ont commis un acte interdit. Un homme devrait se montrer particulièrement strict avec sa femme en cette matière, et il devrait empêcher les femmes connues pour ces pratiques de lui rendre visite et empêcher sa femme de les visiter60. Je demande alors au ministre comment les chrétiens, qui valorisent l’obéissance à la parole littérale de Dieu, justifient une réinterpréta∗. Connaissant bien pourtant le verdict de Dieu qui déclare dignes de mort les auteurs de pareilles actions, non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent.

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tion aussi radicale de l’Ancien Testament. Le Nouveau Testament, répond-il, est dissimulé dans l’Ancien : rien de ce que l’on y trouve n’est réellement nouveau, au sens d’original ; le Nouveau Testament éclaire ce que Dieu veut dire ; les juifs sont devenus aveugles à l’esprit de la loi – c’est l’entrée en scène de l’Esprit-Saint et de la Révélation. Je suggère que l’on peut considérer comme une nouveauté les accents hostiles aux juifs d’une partie du Nouveau Testament, et que cela a peut-être un lien avec ce que je ne suis pas la seule à considérer comme une nouvelle attitude à l’égard des lesbiennes : juifs et homosexuels des deux sexes se retrouvent pour la première fois politiquement unis dans la damnation. Dans l’Épître aux Romains, les juifs sont abandonnés par Dieu le Père ; l’alliance sacrée de la masculinité, scellée par la circoncision, a perdu son sens : Car n’est pas juif celui qui l’est extérieurement, et n’est pas non plus la circoncision qui est extérieure en la chair ; mais est juif celui qui l’est au-dedans, et la circoncision est celle du cœur, en l’esprit, et non dans la lettre ; dont la louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu. (Romains 2 :28-29) Le Gentil a droit à la masculinité de Dieu (un nouveau Dieu, le Fils) sans marque apparente. La coupure faite au pénis ne signifie plus la masculinité : elle commence à ressembler à la castration. Toutes les créatures féminisées – les juifs, les femmes dénaturées (lesbiennes), les hommes dénaturés (homosexuels) – sont regroupées dans l’Épître aux Romains et promises à « l’indignation et la colère » de Dieu (Romains 2 :8). Les juifs respectueux de la loi ont été remplacés par les chrétiens qui connaissent la loi parce que, plutôt que de l’apprendre, ils l’incarnent. C’est la première liste de pécheurs à abattre de la chrétienté : les lesbiennes, les homosexuels et les juifs. La mention des juifs anime le ministre. Il est lui-même marié à une fille juive. Il appuie l’État d’Israël, me cite le Livre d’Amos, cha128

pitre 9. Il dit tenir personnellement les juifs en haute estime. Mais les juifs, lui dis-je, ne haïssaient pas les lesbiennes, n’interdisaient pas les actes lesbiens ni ne damnaient, ne pourchassaient ni n’ostracisaient les lesbiennes, ni dans la loi ni en pratique. Le Christ, me répond-il longuement et avec une amertume évidente, est mort parce que les juifs ont laissé passer bien des choses. Il trouve que les juifs avaient des idées bizarres jusqu’à l’arrivée de saint Paul. Je lui demande d’où lui vient sa répugnance personnelle envers les lesbiennes. Suis-je aveugle au fait que c’est un vil péché, me demande-t-il, me ramenant au Nouveau Testament, qui condamne non seulement les lesbiennes et tous les homosexuels mais aussi ceux qui acceptent chez les autres ce plus détestable des péchés ? Et est-ce que je ne comprends pas que les lesbiennes et les homosexuels sont par nature remplis d’iniquité, de convoitise, de malice, d’envie, de meurtres, de querelles, de tromperie, de malignité ; rapporteurs, médisants, haïssant Dieu, inventeurs de choses mauvaises, sans affection naturelle ou compassion ? L’Épître aux Romains, de toute évidence, n’est pas tendre envers les homosexuels de l’un ou l’autre sexe. Tout chrétien qui fait connaissance avec l’homosexualité dans les pages du Nouveau Testament est susceptible de craindre les homosexuels, de les haïr et de mépriser la tolérance libérale à l’égard de ce vice honni de Dieu. Le Nouveau Testament voue à la damnation ceux et celles qui le tolèrent et dit en effet que les homosexuels « sont dignes de mort ». Durant ma conversation avec le ministre, un groupe de femmes s’est assemblé autour de nous. Il fait beau, le congrès est passionnant, et les femmes planent dans une atmosphère empreinte de bonne volonté et de rêves féministes de sororité et de solidarité. Elles sont chaleureuses, gaies, enthousiastes et affichent de splendides sourires pleins d’espoir. Le ministre est également chaleureux : il est engageant, sincère, expansif, ancré dans ses préjugés mais sans hargne. Il ne veut de mal à personne. Il hait tout simplement le péché et 129

trouve particulièrement dégoûtant le péché lesbien ; mais c’est une conviction pure, détachée de qui que ce soit en particulier – luimême n’a jamais vu de lesbienne. Beaucoup des femmes qui nous écoutent rient sous cape. Je lui demande : Mais que penser de ces femmes, ou même de moi ? Sommes-nous toutes damnées ? Sommesnous mauvaises ? Savez-vous lesquelles d’entre nous sont lesbiennes ? Sommes-nous toutes remplies d’envie, de meurtre, de querelle, de tromperie, de malignité ? Sommes-nous sans affection ou sans miséricorde ? Il lève les yeux, regarde autour de lui et frissonne, réagissant soudain à notre vue comme le font les fillettes effrayées par une souris, un insecte ou une araignée. Le mouvement des femmes, reprend-il, est une conspiration communiste, qui empoisonne les États-Unis de l’intérieur. Les communistes souhaitent faire légaliser l’avortement au pays pour exterminer la population américaine et nous damner aux yeux de Dieu. Les Russes ont inventé l’avortement et ont insidieusement implanté son idéologie aux États-Unis par l’entremise de leurs agents et de personnes dupes ; les libéraux et les juifs ont disséminé ces messages. Et maintenant, les communistes ont une nouvelle tactique : la présence de lesbiennes dans le mouvement des femmes. Il s’agit d’un complot russe pour transformer les États-Unis en Sodome et Gomorrhe, pour que Dieu haïsse et détruise les États-Unis et que les Russes gagnent ; en plus, Marx, l’Antéchrist, était juif, et beaucoup de lesbiennes sont juives ; lui-même n’est pas antisémite, il a épousé une fille juive, qui, bien sûr, a accepté le baptême et le Christ. La Bible – c’est-à-dire le Nouveau Testament, puisque l’Ancien Testament n’est plus vraiment pertinent depuis que le Nouveau Testament a révélé ce qui était caché dans l’Ancien – constitue le seul espoir de survie pour l’Amérique, puisqu’il révèle la volonté de Dieu. Un pays fort et moral dépend de l’accomplissement de la volonté de Dieu. La volonté de Dieu est que les femmes obéissent à leur mari, qui devient leur Christ. Les maris doivent aimer leur épouse ; les épouses 130

doivent obéissance à leur mari. Il explique que les féministes présentes à Houston (qui, justement, entrent au Colisée deux par deux, en parodie sacrilège quoique involontaire de l’Arche de Noé) font partie du programme communiste de propagation du lesbianisme et de destruction de la famille en sapant l’obéissance de l’épouse au Christ représenté par son mari : les féministes vont détruire les États-Unis en y répandant le mal. Le ministre lance maintenant des regards de part et d’autre, visiblement dégoûté de réaliser soudainement que les femmes qui l’entourent et celle à qui il parle sont peut-être en fait des lesbiennes et que quelques-unes d’entre elles sont certainement remplies de malignité et inventeuses de choses mauvaises. Je lui demande si je pourrai lui reparler, plus tard, mais il s’éloigne sans un mot, écœuré, tendu, sombre. Son abondant bavardage évangélique a cessé tout net. Il en a ainsi côtoyé des vraies, contre nature et dignes de mort. À l’intérieur du Colisée, la présence chrétienne de droite se manifeste également. Non seulement les délégations officielles du Mississippi et de l’Utah affichent-elles leur opposition à tous les droits des femmes, y compris à l’Equal Rights Amendaient (ERA), mais des rapports les ont associées au Ku Klux Klan. Dans un communiqué de presse, la délégation de l’Utah a nié tout lien avec le Klan et accusé les organisatrices du congrès de « chercher à détruire notre crédibilité en nous insultant et en tentant de nous rattacher à des organisations extrémistes comme le Ku Klux Klan ». La délégation de l’Utah considère ce congrès comme une manœuvre de propagande « soigneusement conçue pour réprimer les points de vue des femmes qui s’opposent à l’ERA et aux recommandations sur la liberté de reproduction »61. La Commission nationale de commémoration de l’Année internationale des femmes a annoncé en septembre, deux mois avant le congrès, sa décision d’autoriser la participation de tous et toutes les déléguées élues, à moins de preuve patente d’une fraude électorale. Les élections tenues dans chaque État étaient cen131

sées inclure dans les délégations officielles « des organisations qui œuvrent à la promotion des droits des femmes ; et des membres de la population générale, avec un accent particulier sur la représentation de femmes à faible revenu, de femmes de divers groupes raciaux, ethniques et religieux, et de femmes de toutes les catégories d’âge »62. La Commission s’indigne surtout de la composition raciste de plusieurs des délégations d’États positionnés à droite. Elle cite l’Alabama comme État « dont la population est noire à 26,2 % mais dont 22 des 24 personnes déléguées à Houston sont blanches »63. Le Mississippi s’affiche comme le pire contrevenant à l’esprit de la loi. La Commission le décrit comme « un État dont la population est noire à 36,8 % mais qui sera représenté à Houston par une délégation entièrement blanche, y compris cinq hommes dont des autorités locales allèguent que leur élection résulte d’activités semblables à celles du Klan ». Un individu qui se qualifie de Grand Dragon du Domaine du Mississippi, United Klans of America, Inc., Knights of the Ku Klux Klan, affirmera lui-même plus tard : « Nous contrôlions celle [la délégation] du Mississippi64. » J’ai interviewé un homme de la délégation du Mississippi au congrès. Un système rigide restreignait l’accès des journalistes aux délégations officielles lorsque le congrès était en séance. Ce système favorisait de beaucoup les reporters mâles parce que les laissezpasser permanents étaient réservés aux quotidiens, représentés surtout par des hommes. Dans la couverture accordée aux médias, les magazines mensuels de femmes étaient peu prioritaires et la plupart des reporters de ces mensuels étaient des femmes. Ainsi, quelqu’un comme moi, envoyée par la revue Ms., disposait d’au plus une demiheure à la fois, et il fallait attendre très longtemps cette demi-heure d’accès – avec le risque d’être expulsée physiquement dès que notre tour était fini. De sorte que lorsque vient mon tour, je me précipite vers la délégation du Mississippi. Je demande à plusieurs femmes de me parler. Elles refusent même 132

de me regarder. Quiconque gère leur participation les a bien disciplinées : elles forment un mur de silence. Finalement, je m’approche d’un homme assis au bord d’une rangée et lui dis que je suis du magazine Ms. et que j’aimerais lui poser quelques questions. Je porte une salopette et un t-shirt, avec autour du cou une vignette de presse où est écrit le mot « Ms. » en gros caractères. L’homme rit, se tourne vers la femme assise à côté de lui et lui souffle quelque chose à l’oreille ; elle rit à son tour et se penche vers sa voisine pour lui parler à l’oreille, et ainsi de suite jusqu’au bout de la rangée. L’homme ne se retourne vers moi qu’une fois que mon identification a été transmise à tout le monde. Certaines femmes n’ont pas ri ; elles ont eu le souffle coupé. Je demande à l’homme pourquoi il est venu au congrès. Il me répond que sa femme lui a demandé d’être là pour protéger le droit des femmes de procréer et d’avoir une famille. Je lui demande s’il est membre du Klan. Il affirme être un haut gradé de l’organisation. Il vante le rôle actif joué par le Klan pour protéger les femmes contre toutes sortes de gens. Il est lui-même d’allure assez frêle, pas particulièrement grand, et porte des lunettes ; je soupçonne être plus forte que lui. À plusieurs moments au cours de notre échange, je réalise qu’il lui faudrait un drap blanc et tout ce que symbolise ce drap blanc pour cacher sa vulnérabilité physique face à une attaque. Lui-même n’a rien de particulier ; le Klan, si. Quand je réalise la peur que m’inspire cet homme et que je compare cette peur à sa présence physique, j’ai honte : pourtant, j’ai toujours peur de lui ∗. Il dit que les femmes ont besoin de la protection des hommes. Il dit que le Klan a envoyé des hommes au congrès pour protéger leurs femmes des lesbiennes, qui allaient les agresser. Il dit qu’il faut protéger le droit des femmes d’avoir une famille parce que c’est la ∗. Des groupes Klan et nazis avaient adressé des menaces au congrès on nous avait promis des bombes et des raclées. Certaines femmes furent effectivement battues, d’autres physiquement menacées, et la possibilité d’être blessée était perçue comme réelle et imminente par toutes les participantes du congrès à qui j’ai parlé.

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clé de la stabilité du pays. Il qualifie l’homosexualité de maladie des juifs, une convoitise qui menace de détruire la famille, et ajoute que les enseignants homosexuels devraient être débusqués et chassés de chaque ville où ils se trouvent. Qu’ils s’en aillent avec les juifs à New York. M’immisçant dans son monologue, je lui demande pourquoi il s’en prend aux enseignants homosexuels, surtout si leur homosexualité est d’ordre privé. Il répond qu’il n’existe rien de tel que l’homosexualité d’ordre privé, que si des homosexuels entrent dans les écoles, les enfants vont être corrompus, contaminés et agressés, et on leur apprendra à haïr Dieu et la famille ; l’homosexualité va s’emparer des femmes et des enfants si on les y expose ; sa seule présence, même dissimulée, n’importe où, arrachera les gens à la vie familiale pour les pousser dans le péché. Sa description a quelque chose de voluptueux parce qu’à l’entendre, personne ne s’en tirera indemne. D’une voix lente, claire et assez forte pour que toute sa délégation puisse continuer à nous entendre, je lui demande : Êtes-vous en train de dire que si l’homosexualité était ouvertement visible comme option sexuelle, ou que si des personnes homosexuelles enseignaient dans les écoles, tout le monde choisirait d’abandonner l’hétérosexualité et la famille ? Avec soin, clairement et lentement, je poursuis : Êtes-vous en train de dire que l’homosexualité est si attrayante que personne ne lui préférerait la famille hétérosexuelle ? Il me regarde fixement, en silence, longtemps. J’ai peur de la violence et du Klan, et j’ai peur de lui. Je répète mes questions. « Vous êtes une juive, hein ? » dit-il, et il se détourne pour regarder droit devant lui. Chacune des femmes de la rangée détourne également les yeux et regarde droit devant elle, dans un silence complet. La seule femme qui ne les imite pas n’a relevé la tête qu’une seule fois pour me lancer un regard dur au tout début, puis s’est replongée dans son travail : tricoter des chaussettes de bébé bleues. C’est la Tricoteuse du Klan ; je l’imagine transcrire mon nom en laine bleu pâle. Assise 134

à côté de l’homme du Klan, elle continue à tricoter. Oui, je suis une juive, dis-je et je répète mes questions. Après avoir mémorisé mon visage, il regarde droit devant lui. Durant les quelques minutes qui me restent, j’implore les femmes du Mississippi de me parler. Je me précipite d’une rangée à l’autre, espérant trouver quelque part un signe rebelle d’intérêt ou simplement de la compassion. Une seule femme ose me murmurer quelques mots, mais sans me regarder, les yeux rivés sur ses genoux, pendant que sa voisine s’agite et lui répète nerveusement de « faire attention ». Elle me chuchote qu’elle s’oppose à l’ERA parce que les jeunes filles vont devoir partir à la guerre. Je lui réponds : Nous disons aimer nos enfants, mais n’est-il pas vrai que, si nous envoyons nos garçons à la guerre, nous ne devons pas les aimer beaucoup ? Pourquoi acceptons-nous de les envoyer se faire tuer si nous les aimons ? À ce moment, les gardes de sécurité me forcent physiquement à quitter la salle. Ils ne me le demandent pas, ne me disent pas « C’est terminé » ; ils se contentent de pousser ∗. Malgré la présence du Klan et du service de sécurité, je prends le risque d’une dernière incursion auprès de la délégation du Mississippi, qui profite d’une brève pause pour circuler (mais les journalistes doivent respecter les mêmes limites de temps). À la faveur de la confusion créée par la foule et le bruit, la discipline de la délégation s’est quelque peu relâchée. Une femme du Mississippi m’explique qu’en tant que chrétienne, elle jouit d’un statut supérieur, qu’elle ne troquera pas contre un statut égal. Je lui demande si elle pense vraiment que les garçons ont moins de valeur et que c’est pour cela qu’on les sacrifie à la guerre, parce que l’on pense qu’ils ne valent pas grand-chose ? Elle dit qu’il est dans la nature des garçons d’être des gardiens et de protéger, ce qui inclut partir à la guerre et s’occuper de leur famille. Elle n’est pas prête à dire que les garçons ∗. Le système d’accès des médias dans l’enceinte du congrès, si favorable aux journalistes masculins, était l’œuvre d’un « féministe ». Ce système éhonté, inexcusable, était outrageusement sexiste.

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valent moins que les filles, mais seulement que les femmes sont supérieures aux hommes dans le christianisme, où elles occupent une place privilégiée à cause du rôle de protecteur qui incombe aux hommes. Dieu, dit-elle, veut que son mari la protège. L’ERA la forcerait à assumer la responsabilité de décisions et d’affaires d’argent. Elle ne veut pas de cette responsabilité parce que cela contreviendrait à la volonté de Dieu. Elle dit ensuite qu’elle est égale sur le plan spirituel aux yeux de Dieu mais qu’elle n’est égale d’aucune autre façon. Je lui réponds que cela semble signifier qu’elle est, de toutes les autres façons, inférieure et non pas supérieure. Elle répond que les féministes veulent rendre les femmes et les hommes identiques mais que Dieu dit qu’ils sont différents. L’ERA va permettre l’homosexualité parce que les hommes et les femmes ne seront plus aussi différents que Dieu le veut. Être homosexuel constitue un péché parce que les femmes tentent d’être comme les hommes et que l’homosexualité brouille les différences entre les hommes et les femmes, ces différences voulues par Dieu. La pause se termine et le retour à l’ordre (les déléguées assises et de nouveau disciplinées) met fin à toute possibilité de conversation avec la femme du Mississippi. Les gardes du service d’ordre s’approchent : « Ôtez vos sales pattes de sur moi », dis-je très fort, mettant fin pour de bon à toute autre possibilité de conversation avec la délégation du Mississippi, et je m’enfuis en courant pour éviter que les gardes ne mettent leurs sales pattes sur moi. La délégation de l’Utah comptait des femmes supporters qui assistaient au congrès en tant qu’observatrices, sans droit de vote. Peu de femmes de droite avaient pris la peine d’assister au congrès à moins d’y être déléguées ; elles s’étaient plutôt rendues à un congrès parallèle organisé par Phyllis Schlafly dans un autre quartier de la ville. Je m’intéressais aux femmes de l’Utah parce que je voulais comprendre leur motivation à se présenter dans un lieu où elles constituaient un petit groupe impopulaire. Elles portaient des robes 136

noires semblables, en signe de deuil, pour les enfants non nés, j’imagine, ou pour nous toutes, féministes impies qui les entourions. La délégation du Mississippi formait une unité autonome, sans la moindre interaction avec les personnes et les idées circulant autour d’elle. À mon avis, le Klan contrôlait bel et bien le groupe du Mississippi : celui-ci était non seulement dominé mais commandé par des hommes, de façon quasi martiale. Les déléguées de l’Utah, par contre, en osant se mêler à des milliers de féministes enthousiastes, étaient animées par une conviction différente ; ces femmes tenaient particulièrement à mettre fin à l’avortement ; elles défendaient passionnément leurs valeurs, liées à l’Église mormone ; elles obéissaient peut-être à des ordres directs mais parlaient néanmoins de leur propre chef, avec une conviction pleine d’émotion. Une législatrice de l’État de l’Utah – déléguée officielle – à l’allure sévère, imposante, sérieuse, se dit prête à exercer son autorité au service de ses convictions, à savoir que l’ERA légalise l’avortement ∗ ; la Cour suprême, en décidant que toutes les femmes peuvent avorter, a ouvert à l’État une porte lui permettant d’imposer l’avortement à toutes les femmes ; les femmes qui appuient l’ERA sont ignorantes et perfides ; elle-même est féministe et dépose des projets de loi favorables aux intérêts des femmes, mais elle considère que les féministes pro-ERA ne connaissent pas les intérêts des femmes, qui sont un foyer stable et des lois vigoureuses protégeant une famille où c’est l’homme et non l’État qui protège la femme ; de plus, conclut-elle, le gouvernement fédéral, en mettant en œuvre tout genre de programme féministe, empiète directement sur ses prérogatives de législatrice, ce qu’elle tient pour une violation des droits des États. Une autre déléguée de l’Utah me dit assister au congrès parce qu’elle ne veut pas que l’argent de ses impôts serve à financer des avortements. Je lui demande ce qu’elle pense des gens qui ont résisté ∗. Voir le chapitre 1, page 41, pour une explication de ce raisonnement illogique.

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à la guerre au Vietnam en refusant de payer des impôts pour ne pas que leur argent serve à financer la guerre ; refuse-t-elle de payer des impôts pour empêcher son argent de financer l’avortement ? Oui, dit-elle. Puis, en y repensant, elle ajoute qu’en fait, elle ne paie pas d’impôts. Je lui demande si son mari les paie. Elle croit que oui. Au moment où fut ratifiée la résolution en appui aux droits des gais et lesbiennes, j’étais assise dans la salle. Il y eut des cris et des applaudissements ; des ballons furent lâchés dans tout le Colisée quand la résolution fut finalement adoptée après quelque débat. C’était une scène de fol enthousiasme, avec des milliers de déléguées et d’observatrices qui célébraient le vote. Je remarquai, au dernier balcon, un groupe de femmes de l’Utah, dans leurs robes noires identiques, qui s’en allaient, lentement et l’air lugubre. Elles étaient peut-être une dizaine, qui étaient restées jusqu’à la fin ; elles n’étaient pas heureuses. Je courus jusqu’au balcon supérieur pour leur parler. C’était désert là-haut ; le bruit venait d’une centaine de mètres plus bas il n’y avait qu’elles et moi. Elles avaient sombre mine. Que pensaient-elles du vote, leur demandai-je. C’était horrible, la fin de tout, la mort du pays, un affront à Dieu ; l’homosexualité était un péché digne de mort et voilà que des femmes avaient voté en sa faveur, avec des applaudissements et des vivats. Elles étaient mortifiées, avaient honte des femmes, honte de l’ignorance de ces féministes. Elles admettaient n’avoir jamais connu de personnes homosexuelles ; elles admettaient savoir que de bons pratiquants dans leurs communautés agressaient leurs propres filles ; elles admettaient être entourées d’hommes qui fréquentaient l’église même s’ils commettaient l’adultère. Je leur demandai pourquoi alors elles avaient peur des homosexuels. L’une d’elles me dit : « Si votre enfant jouait dans la rue et qu’une auto arrivait, vous l’enlèveriez de là, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est tout ce que nous essayons de faire : éloigner l’homosexualité de nos enfants. » Je commençai à faire valoir que la voiture qui menaçait 138

l’enfant risquait davantage d’être un voisin hétérosexuel, ou même son papa, qu’un homosexuel ou une lesbienne. Une femme cessa d’être gentille : « Vous êtes une juive, dît-elle, et probablement une homosexuelle aussi. » Je me sentis lentement repoussée vers l’arrière, contre le garde-corps du balcon. Tout en parlant, je tentais constamment de me retourner, pour faire comme si je n’étais pas dans cette position précaire, adossée à cette balustrade, à une centaine de mètres du sol. Je continuais à parler avec elles, abaissant le degré de confrontation, tentant d’imaginer des stratégies pacifistes qui me permettraient de m’éloigner de la balustrade en amenant le groupe à pivoter légèrement. Elles continuaient à avancer, me repoussant toujours, jusqu’à ce que mon dos soit arc-bouté au-dessus du garde-corps. Elles continuaient à parler des homosexuels et des juifs. Je continuais à tenir des propos rassurants sur mon respect de leurs opinions religieuses et à leur poser des questions sur leurs vies, leurs projets, leurs idées. Elles m’enserraient complètement. J’étais totalement isolée là-haut et je commençais à paniquer, elles se transformaient de plus en plus en une masse intransigeante. Je continuais à essayer de me rendre humaine à leurs yeux, et elles continuaient à me transformer en incarnation de chaque juive homosexuelle de l’assemblée, la cause directe de leur frustration et de leur colère ; elles répétaient qu’il n’y avait pas de terrain d’entente, que le péché devait être éradiqué et qu’elles haïssaient le péché. J’étais en train de décider que mieux valait tenter une percée au travers de ce qui était devenu un gang menaçant pour m’arracher à la balustrade en les bousculant de toutes mes forces, sachant que si je n’y arrivais pas, elles allaient bientôt me frapper, lorsque deux dykes, dont une que je connaissais bien, firent leur apparition et demeurèrent là en silence, à nous regarder. J’attirai l’attention des femmes religieuses sur la présence de ces lesbiennes, qui se tenaient là à nous regarder, et elles s’écartèrent légèrement, reculant à regret. Je me redressai et m’éloignai de cette terrible balustrade, continuant à parler tout 139

en me faufilant à travers leur groupe ; puis je sortis avec les deux féministes lesbiennes. Je tremblais de la tête aux pieds. La femme que je connaissais me dit à voix basse : nous t’avons vue là-haut et avons pensé que tu risquais d’avoir des problèmes, tu étais de plus en plus proche de cette balustrade et elles t’encerclaient dangereusement ; tu n’aurais pas dû être seule avec elles là-haut. Elle avait raison ; mais, comme tant d’autres femmes, je n’avais pas pris au sérieux le danger où je me trouvais – l’habitude de l’autodénigrement. Juive, lesbienne, féministe : je savais que la haine était réelle, mais je n’avais pas imaginé ces femmes apparemment dociles haïr à un point tel que, par toutes petites touches, elles deviendraient un gang : à déborder d’autant de haine inconsciente, elles m’auraient poussée dans le vide « par accident » à la défense du christianisme, de la famille et du violeur d’enfants du quartier, ce joyeux hétérosexuel pratiquant. J’avais ressenti dans mon corps, arc-bouté sur cette balustrade, la terreur glaciale d’être une juive homosexuelle dans un pays chrétien. *** « L’antisémitisme, écrivait Jean-Paul Sartre, ne rentre pas dans la catégorie de pensées que protège le Droit de libre opinion. D’ailleurs, c’est bien autre chose qu’une pensée. C’est d’abord une passion65. » Les grandes haines qui imprègnent l’histoire et la poussent vers l’horreur inéluctable et répétée sont avant tout des passions, et non des pensées. La haine des Noirs, la haine des juifs et les vieilles haines nationalistes ∗, intenses et sanglantes, sont des formes de haine raciale. La haine des femmes et celle des homosexuels sont des formes de haine de sexe (liées à la sexualité ou à la classe de ∗. Remarquant la haute opinion qu’avaient les esclavagistes amérikains des travail-leurs irlandais, l’actrice britannique Fanny Kemble écrivait en 1839 : « Comment se fait-il qu’il ne vient jamais à l’idée de ces dénonciateurs emphatiques de la race nègre que les Irlandais sont tenus dans leur propre pays en aussi piètre estime que celle qu’ils portent à leurs esclaves... ? » Voir Journal of a Residence on a Georgian Plantation in 1838-1839, New York, New American Library, 1975, p. 129.

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sexe). La haine raciale et la haine de sexe sont les obsessions érotiques de l’histoire de l’humanité : des passions, et non des pensées. « Si le juif n’existait pas, a aussi écrit Sartre, l’antisémite l’inventerait66. » Le porteur de la passion a besoin d’une victime : il la crée ; la victime est une occasion de se laisser aller à sa passion. Une passion en côtoie une autre, la recouvre, s’y enfouit, l’enveloppe, s’y greffe ; les configurations de l’oppression apparaissent. Dans l’histoire patriarcale, une passion est nécessairement constante et fondamentale : la haine des femmes. Les autres passions mutent. Le racisme est une passion continue, mais la ou les races violentées changent sur la mappemonde et d’une époque à l’autre. Les ÉtatsUnis sont bâtis sur une haine des Noirs. En Europe de l’Ouest, c’est le juif qui est la cible principale. Cela n’empêche pas le Noir d’être haï par ceux qui haïssent d’abord les juifs, ou le juif d’être haï par ceux qui haïssent d’abord les Noirs. Cela signifie plutôt que l’un, et non l’autre, incarne pour la culture dominante la catégorie inférieure, les êtres méprisés, jetables. L’homosexualité est valorisée et honorée dans certaines sociétés, et abhorrée dans d’autres. Dans les sociétés où la haine de l’homosexualité a pris racine, la peur de l’homosexualité constitue un outil terriblement puissant de manipulation et de contrôle social des hommes : elle dresse l’un contre l’autre des groupes d’hommes – dont tous conviennent qu’ils doivent être des hommes, supérieurs aux femmes et meilleurs qu’elles – rivalisant dans la quête futile d’une masculinité au-dessus de tout soupçon. La haine de l’homosexualité favorise d’étonnantes variétés de chantage social et de conflits entre hommes. Dans le racisme, l’homme du groupe racialement avili subit l’un ou l’autre de deux stéréotypes sexuels. Il est soit le violeur – l’animal sexuel à la virilité intense et au membre énorme et puissant –, soit désexualisé au sens de démasculinisé. On peut alors le tenir pour castré (dévirilisé) ou l’associer à une homosexualité avilissante (féminisante) et avilie (non martiale). C’est le rapport de la classe dominante à la masculinité 141

qui détermine si les hommes du groupe racialement méprisé seront associés au viol ou à la castration/homosexualité. Si le groupe dominant fait de l’homme racialement méprisé un violeur, cela donne aux hommes dominants, par contraste, une image d’efféminés ; c’est sur eux, moins virils, que pèsera le soupçon d’homosexualité. On les verra alors gravir l’échelle de la masculinité en tuant ou en mutilant ceux qu’ils perçoivent comme racialement inférieurs mais sexuellement supérieurs. Les Nazis éprouvaient une obsession patente de la masculinité. C’était le juif qui la leur avait volée, en s’emparant des femmes qu’ils auraient dû avoir. Hitler a écrit dans Mein Kampf : Le jeune juif aux cheveux noirs épie, pendant des heures, le visage illuminé d’une joie satanique, la jeune fille inconsciente du danger qu’il souille de son sang et ravit ainsi au peuple dont elle sort67. Les hommes allemands, dévirilisés par leur histoire récente (la Première Guerre mondiale) et par une foule de déficiences sociales et psychologiques illustrées par leur leader, ont trouvé une forme sauvage de rédemption : l’annihilation d’une catégorie raciale d’hommes perçus comme plus masculins qu’eux ∗ – ce qui, dans ce contexte, signifie plus animal, moins humain, le violeur animal plutôt que l’époux humain. Cette annihilation a été un acte de cannibalisme de masse par lequel un groupe d’hommes, en manque de masculinité, l’ont tirée d’un amoncellement de cadavres et dans le massacre lui-même. Aux Etats-Unis, l’homme noir n’a été caractérisé comme un violeur qu’après la fin de l’ère esclavagiste. Auparavant, son statut de possession servait à déviriliser son image. Son avilissement était ∗. La perception raciste de la juive comme « prostituée, sauvage, débauchée, l’antithèse sensuelle de la femme aryenne, qui était blonde et pure » (voir Andrea Dworkin, Pornography : Men Possessing Women, New York, Perigee, 1981, p. 147) exacerbait également la conviction selon laquelle les hommes racialement supérieurs n’étaient pas suffisamment virils ; elle les provoquait sans cesse par son érotisme sauvage, mais ils ne pouvaient ni la dompter ni la satisfaire – ils ne pouvaient étancher leur soif de ce qu’elle représentait à leurs yeux.

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celui d’un homme symboliquement castré : une mule, une bête de somme. (Son utilisation comme étalon pour imprégner des esclaves noires en vue d’accroître le cheptel du maître blanc ne contredit pas cette analyse.) Vis-à-vis de l’homme blanc, il était dévirilisé ; vis-àvis de la femme blanche, également †. À l’aube de la Reconstruction du Sud, en mai 1866, un Frederick Douglass relativement optimiste écrivait que, même s’il lui arrivait de craindre un massacre génocidaire des Noirs par les Blancs, les avancées des anciens esclaves dans « les activités industrielles et leur acquisition de richesse et d’instruction68 » mèneraient finalement à ce que les Blancs les acceptent. Il pressentait toutefois un danger au cœur d’une telle réussite, car [...] les personnes de race blanche ne tolèrent pas facilement la présence parmi elles d’une race plus prospère que la leur. Le Nègre comme pauvre créature ignorante ne contredit pas la fierté raciale de la race blanche. Il est pour celle-ci davantage une source d’amusement qu’un objet de ressentiment. Mais une résistance pernicieuse croît à mesure qu’il s’approche du niveau occupé par la race blanche ; et pourtant, je crois que cette résistance cédera graduellement avec la richesse, l’instruction et la haute tenue morale69. Dès 1894, une multitude d’hommes noirs avaient été assassinés, lynchés et battus ; la violence collective à l’égard des hommes noirs était frénétique et courante. « Pas une brise ne nous arrive des anciens États rebelles qui n’est entachée et chargée de sang nègre70 », écrivit Douglass dans un pamphlet publié en 1894, « Why Is The Negro Lynched ? ». Les sudistes blancs, privés de leurs esclaves †. Le viol, l’imprégnation et le fouet des esclaves noires, femmes et fillettes, réaffirmait leur identité de genre : loin de contredire l’utilisation convenue des femmes dans le sexe, leur esclavage l’intensifiait. L’esclavage dévirilisait un homme, mais avait pour effet de « sexer » la femme, la livrant encore davantage au sexe et au sadisme. Sa domination sexuelle par l’homme blanc, l’usage sans réserve qu’il faisait d’elle assurait à la masculinité de l’homme blanc du Sud son caractère suprême et irréfutable.

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dévirilisés, avaient trouvé une justification à leur haine raciste : l’homme noir violait – du fait de sa nature raciale – les femmes blanches. « C’est une accusation d’origine récente », écrivait avec raison Douglass, « une accusation jamais portée auparavant ; une accusation jamais entendue au temps de l’esclavage ou à aucune autre époque de notre histoire71. » La fin de l’esclavage dévirilisait les propriétaires blancs. Les anciens esclaves leur rappelaient constamment cette masculinité perdue, ce pouvoir perdu. Il avait disparu, quelqu’un l’avait pris. Les Blancs s’étaient trouvés humiliés d’avoir perdu la guerre et leurs esclaves (ceux qui n’en avaient pas possédé étaient aussi humiliés par leur perte). Les Blancs créèrent le violeur noir comme image-miroir de ce qu’ils avaient perdu : le droit au viol systématique des femmes de l’autre race. Ils créèrent le violeur noir pour justifier la persécution et l’assassinat des hommes noirs, et la castration, au sens propre, d’individus servit de substitut à leur castration symbolique de l’ensemble du groupe dominé durant l’esclavage, fondement de leur sentiment de pouvoir mâle, base matérielle de leur pouvoir mâle. Le viol a traditionnellement été considéré comme un délit de vol : le vol d’une femme à l’homme à qui elle appartient de plein droit, comme épouse ou comme fille. Le violeur noir fut accusé de vol, mais ce qu’il volait n’était pas la femme blanche, c’était la masculinité du maître. Le crime n’avait rien à voir avec les femmes – ce n’est d’ailleurs presque jamais le cas. Les hommes blancs, dévirilisés, accusèrent l’homme noir de les avoir violés ; la femme blanche fut utilisée comme figure de paille, zone tampon, porteuse symbolique du sexe, transmettrice du sexuel d’homme à homme ∗ – c’est presque toujours le cas. ∗. Strindberg a écrit dans son journal intime, quand sa troisième femme l’a quitté : « J’ai la sensation d’entrer, par son intermédiaire, en relations interdites avec des hommes [...] Cela me tourmente. J’ai toujours eu horreur des contacts avec les gens de mon sexe. Jusqu’au point d’avoir rompu des liens d’amitié quand du côté de l’ami, cette amitié prenait un caractère visqueux, semblable à de l’amour. » (Le Journal occulte, trad. Jacques Naville, Paris, Mercure de France,1971, p. 53) Il cite également Schopenhauer : « À travers ma femme, mes pensées sont attirées dans la sphère sexuelle d’un inconnu. Elle me rend pervers, d’une certaine manière, indirectement et contre mon gré. » (Ibid., p. 49)

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Quant aux hommes juifs, ils ont subi plus d’une forme de cette torture homophobe. Comme les juifs étaient réputés avoir tué le Christ, les chrétiens-censés-tendre-l’autre-joue pouvaient difficilement leur retirer la masculinité : tuer Dieu est un acte viril. Pourtant, c’est exactement ce que firent les premiers chrétiens : dans l’Épître aux Romains, Paul met dans le même sac les homosexuels et les juifs, de façon propagandiste et hautement évocatrice. Mais que s’est-il donc passé ? Il existe des lesbiennes et des homosexuels, et la relation juridique des juifs avec Dieu s’étiole. Paul désigne explicitement les lesbiennes comme illustration des conséquences sociales du péché : les femmes sont devenues dénaturées ; elles ne se soumettent plus sexuellement aux hommes. Les hommes ne font pas que baiser entre eux ; ils sont si peu virils qu’ils laissent les femmes les unes aux autres. Le fait de nommer les lesbiennes offre un cadre de référence qui permet de jauger la perte de masculinité inhérente aux actes contre nature des hommes. Ces actes donnent l’impression de réduire la polarité des sexes. (En revanche, dans une société qui admire l’homosexualité masculine, la Grèce antique par exemple, les mêmes actes ont pour effet de valoriser cette polarité en glorifiant la virilité ; ils renforcent donc la suprématie masculine.) Voilà pourquoi, dans l’Épître aux Romains, Paul pose que les homosexuels – et il nomme d’abord les lesbiennes – sont remplis de malice et méritent la mort, et il poursuit en blâmant l’échec des juifs et de la loi juive pour tout ce qu’il y a de plus odieux dans le monde, en premier lieu, l’homosexualité : Et comme Ésaïe avait dit auparavant : Si le Seigneur des Sabaoth ne nous avait laissé une semence, nous serions devenus comme Sodome, et nous aurions été semblables à Gomorrhe. Que dirons-nous donc ? Que les Gentils, qui ne poursuivaient pas la droiture, sont parvenus à la droiture, la droi145

ture, dis-je, qui est de la foi. Mais Israël, qui poursuivait la loi de droiture, n’est pas parvenu à cette loi de droiture. (Romains 9 :29-31) Le juif est même insidieusement assimilé au Grec, ce pédéraste de renommée universelle : « Car il n’y a point de différence entre le juif et le Grec, car le même Seigneur de tous, est riche envers tous ceux qui l’invoquent. » (Romains 10 :12) Et puis, il y a la circoncision. Aux dires de Paul, elle n’est plus le signe d’une connexion virile avec Dieu. La dénonciation par Paul de la loi juive a pour conséquence d’efféminer virtuellement non seulement la loi – puisqu’elle est inefficace contre le péché – mais aussi le juif, dont la nature charnelle pourrait être réfrénée ou régie par elle. Dans sa répudiation de la loi juive, Paul semble parfois se vanter de son énergie sexuelle : « Car nous savons que la loi est spirituelle ; mais moi je suis charnel, vendu au péché. » (Romains 7 :14) Si l’antisémitisme a été si multiforme dans les soi-disant sociétés chrétiennes, c’est que les chrétiens, que leur foi ait été nominale ou passionnée, pouvaient exploiter l’image des juifs au titre de meurtriers du Christ (et de violeurs ∗) et au titre d’homosexuels déclarés ou clandestins (non virils, iniques, trompeurs, pleins de querelle et de malignité, contre nature ; des intellectuels associés à la loi abstraite, inefficace ; brillants comme les hommes qui connaissent la loi et sournois, comme le sont les hommes qui connaissent la loi ; impies parce qu’ils se livraient à des actes homosexuels, parce que les femmes les castraient ou les féminisaient en étant lesbiennes, et parce qu’ils toléraient socialement l’homosexualité). Paul comprit très tôt que son Dieu pacifiste, cloué à la croix dans un étalage exemplaire de passion sexuelle masochiste, devait offrir la masculi∗. Le sadisme de ce déicide établit les bases permettant d’attribuer aux juifs les actes de cruauté les plus vils, teintés de sadisme sexuel : le massacre de bébés afin d’utiliser leur sang est une accusation qui, comme le viol, resurgit de façon cyclique.

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nité aux convertis, faute de quoi la souffrance du Christ ne serait pas vendeuse. L’éclat sexuel de la passion ne pouvait dissimuler la féminité morbide du juif qui la vivait – de son plein gré, comme geste humain volontaire. Paul eut le génie de relier d’une part les juifs et la loi juive, présentés comme inefficaces et efféminés, et d’autre part les homosexuels, comme dénaturés, méritant la mort. Il eut le génie d’exploiter le Christ comme prototype du juif – il souffrait comme une femme, c’était sa passion, être pénétré jusqu’à une agonie d’extase –, puis de faire de sa résurrection le symbole d’une nature nouvelle, une nature chrétienne ; elle meurt, puis elle renaît. Le fils, né juif, méritait la mort – homosexuel comme le sont les juifs, efféminé comme le sont les juifs avec leur loi impuissante et leur masculinité chétive. Ressuscité, le fils a triomphé du père et de la mort. Ceux qui étaient comme lui, les chrétiens, ont partagé sa victoire, se sont rapprochés du vrai Dieu (celui qui a gagné) ; ils sont devenus plus masculins que ce juif mort sur la croix dans une agonie indicible, parce que le Christ ressuscité était plus masculin. Sans la résurrection, la crucifixion aurait laissé l’autorité religieuse patriarcale entre les mains des juifs et de leur Dieu. La résurrection a transformé les juifs de patriarches en mauviettes, sauf quand on a trouvé plus commode de les dépeindre en assassins du Christ. Le Dieu simple, cruel, relativement monotone des juifs pouvait difficilement rivaliser avec le tiercé divin du Père, du Fils et du Saint-Esprit – un père déclassé par son fils aux plans de l’affect, de l’émotion et de la bravoure, et dont le Saint-Esprit était, de manière pure et idéale, phallique et omnipénétrant. C’est Paul qui, sur Terre, institua les ramifications sociales de cette religion, centrée sur la révélation plutôt que sur la loi, à l’intention des juifs qui pourraient s’avérer suffisamment tordus pour s’accrocher à un dieu unique plutôt qu’à son triple usurpateur : comme les homosexuels, leur dit-il, vous méritez la mort. *** 147

L’Ancien Testament ne contient rien de la fureur sanguinaire à l’égard des homosexuels et de l’homosexualité que l’on trouve dam le Nouveau Testament. On n’y lit aucune mention des lesbiennes. On suppose que les actes lesbiens font partie de « ce qui se fait dans le pays d’Égypte » et est prohibé dans le Lévitique. Aucune référence textuelle à Gomorrhe ne suggère que cette ville a été détruite à cause du lesbianisme, comme le veut une autre supposition. Ce n’est pas aux femmes que l’on ordonne : « Tu ne découvriras pas la nudité de ta sœur, fille de ton père ou fille de ta mère, soit qu’elle soit née dans la maison ou née hors de la maison. » (Lévitique 18 :9) Tous les interdits sexuels du Lévitique, y compris la prohibition de l’homosexualité masculine, sont des règles visant à assurer efficacement la domination d’un patriarche véritable, le père aîné d’une tribu de pères et de fils. Le contrôle de la sexualité masculine dans l’intérêt de la domination masculine – qui les hommes peuvent baiser, quand et comment – s’avère essentiel dans les sociétés tribales où l’autorité est exclusivement masculine. Les règles du Lévitique sont des canevas qui servent à limiter les conflits sexuels entre les hommes de la tribu. Le chapitre 18 du Lévitique définit et prohibe l’inceste de manière générale ; sont également interdits l’adultère, l’homosexualité masculine, le coït avec une femme pendant ses règles et le coït avec des animaux. Au chapitre 20 du Lévitique, la mort par lapidation est le châtiment édicté pour « tout homme qui maudira son père ou sa mère » (Lévitique 20 :9), pour ceux qui commettent l’adultère, pour l’homme qui couche avec la femme de son père ou avec sa belle-fille, pour l’homosexualité masculine, pour la bestialité. L’inceste avec une sœur ou le coït avec une femme qui a ses règles ne sont pas des crimes capitaux : la punition consiste à être banni. Le caractère odieux ne tient pas à l’acte en soi ; il ne tient certainement pas à la violence à l’égard des femmes. Le crime odieux est de commettre un acte sexuel qui va exacerber un conflit sexuel masculin et susciter entre les hommes 148

de la tribu un antagonisme sexuel aux dommages irréparables. Pour les Hébreux, la transgression sexuelle méritant la mort était celle qui, pratiquée à grande échelle, risquait d’entraîner l’érosion du pouvoir des hommes en tant que classe en provoquant une guerre sexuelle au sein de leur classe. La subordination des femmes servait à maintenir la cohésion sociale masculine. La régulation de cette subordination par une régulation des comportements sexuels masculins était une solution simple et éminemment pratique : les hommes étaient appelés à sacrifier une certaine quantité de plaisir afin de conserver le pouvoir. L’inceste avec une sœur n’induisait pas de conflit entre hommes comme pouvait le faire le coït avec une belle-fille ou avec l’épouse du père. Voilà pourquoi la punition n’était pas la mort par lapidation. Les interdits relatifs aux pratiques sexuelles inscrits au Lévitique sont tous astucieux et pragmatiques à cet égard. Tous ces interdits poursuivent l’objectif de la domination masculine dans la tribu patriarcale et contribuent à la stabilité du pouvoir masculin. C’est également vrai de l’interdit, souvent cité, visant l’homosexualité masculine : « Tu ne coucheras pas avec un homme, comme on couche avec une femme ; c’est une abomination. » (Lévitique 18 :22) Cela signifie simplement qu’il est répugnant de faire à d’autres hommes ce que les hommes font habituellement, fièrement et de façon virile, aux femmes : les utiliser comme des objets inanimés, vides, concaves ; les baiser jusqu’à la soumission ; les subordonner par le sexe. L’abomination tient au sens de l’acte : dans un régime fondé sur la suprématie masculine, les hommes ne peuvent simultanément être utilisés « comme des femmes » et demeurer puissants parce qu’ils sont des hommes. L’abomination tient également, et peut-être surtout, aux conséquences de cet acte dans une société tribale rigoureusement patriarcale : la rivalité sexuelle entre hommes était synonyme de troubles, d’affrontements larvés, de guerres. Perpétuellement en guerre contre d’autres tribus, les

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juifs ne pouvaient se permettre des affrontements internes ∗. Et dès le début, dès leur sortie d’Éden, les juifs découvrirent l’anarchie destructrice du fratricide : Caïn et Abel, Jacob et Ésaü, Joseph et ses frères – autant de récits tragiques de frères déchirés par un conflit jaloux au sujet de la bénédiction qui choisissait les bien-aimés, et ces luttes eurent d’énormes séquelles historiques pour les juifs. Les patriarches ont compris que de véritables rapports sexuels charnels auraient empiré les choses plutôt que de les améliorer, auraient intensifié le conflit. Les actes sexuels pratiqués entre hommes menaçaient l’harmonie sociale dont dépendait le pouvoir des hommes, une harmonie déjà fragilisée par le genre de convoitise sexuelle que produit la domination masculine : le désir d’imposer le sexe. Diriger cette convoitise vers les femmes, et tenter de déterminer lesquelles par des règlements, assigna ce désir au service de la domination masculine, et non contre elle, pour éviter qu’elle ne cède sous son propre poids sexuel. En fait, dans le système des Hébreux, l’adultère et certaines autres transgressions sexuelles du pacte familial étaient perçues comme tout aussi graves que l’homosexualité masculine. On ne trouve pas de répudiation particulière de l’homosexualité masculine dans les préceptes du Lévitique ; pas de punition exceptionnelle non plus, même si la punition est la mort. On ne remarque aucune caractérisation particulière de celui qui commet cet acte : il n’est pas différent, en genre ou en degré, de ceux qui transgressent d’autres interdits sexuels et sont jugés mériter la mort par lapidation. L’explication que donne Maïmonide de cette loi révèle et souligne cette absence d’attribution dans le Lévitique d’une signification particulière à l’interdit de l’homosexualité masculine et l’absence de répugnance strictement sexuelle des Hébreux pour cet acte, ce qui étonnera sans doute les lecteurs modernes : ∗. Une société martiale plus complexe, comme celle que devinrent les Hébreux, pouvait montrer plus de tolérance sociale à l’endroit des liaisons homosexuelles, ce que firent apparemment les Hébreux. Voir plus loin, la discussion du cas de David et de Jonathan, p. 135-136.

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Dans le cas d’un homme qui couche avec un homme ou qui amène un homme à avoir un lien avec lui, une fois le contact sexuel amorcé, la règle est la suivante : Si tous deux sont d’âge adulte, ils sont punissables par lapidation, puisqu’il est dit : Tu ne coucheras pas avec un homme (Lévitique 18 :22), c.-à-d. qu’il soit le participant actif ou passif à l’acte. S’il est mineur et âgé d’au moins neuf ans plus un jour, l’adulte qui a un lien avec lui est punissable par lapidation, tandis que le mineur est exonéré. Si le mineur a neuf ans ou moins, les deux sont exonérés. Il incombe cependant au tribunal de faire fouetter l’adulte pour désobéissance, dans la mesure où il a couché avec un homme, même si celuid avait moins que neuf ans72. (N.D.T. : C’est Dworkin qui souligne.) Les Hébreux tenaient à perpétuer la domination masculine. Avant l’âge de neuf ans, un enfant de sexe masculin n’avait pas le statut d’homme. Un rapport sexuel avec cet enfant ne comptait donc pas comme un acte homosexuel. Maïmonide prend la peine de rappeler au tribunal que l’enfant est mâle, même s’il ne l’est pas suffisamment pour mériter la véritable protection qu’est la dissuasion par la peine capitale – c’était la fonction de la peine capitale dans la loi hébraïque. En pratique, les critères régissant les jugements de culpabilité étaient si stricts qu’il est peu probable que la peine capitale ait pu être invoquée dans le cas d’actes sexuels consensuels et privés, quels qu’ils soient. C’était l’intrusion du sexe dans l’ensemble de la société qui préoccupait les Hébreux. De toute façon, un enfant mâle de moins de neuf ans ne méritait pas cette protection, parce qu’il ne faisait pas encore partie de la classe dominante des hommes. De façon similaire, le récit de Sodome et Gomorrhe montre qu’il est essentiel pour le pouvoir mâle (celui des hommes en tant que classe) de protéger les hommes de la convoitise sexuelle des autres 151

hommes – de protéger les hommes du sexe forcé en leur substituant des femmes. Aucun distinguo juridique n’empêche alors de protéger les hommes d’une agression homosexuelle par d’autres hommes (dans le récit de Sodome, il s’agit d’un viol collectif homosexuel). Le cas de Sodome sert à démontrer qu’en cas d’échec total de la simple stratégie mécanique de substituer des femmes aux hommes comme cibles du sexe non consensuel, une société patriarcale sera détruite. C’est la décision de Dieu ; c’est ce que décrit l’Ancien Testament : et c’est une évaluation exacte de l’importance de maintenir les femmes dans le rôle d’objets du sexe forcé afin que les hommes n’y soient pas soumis et n’aient pas à le craindre. Le récit de Sodome et Gomorrhe débute par une conversation entre Dieu et Abraham. Dieu dit que « parce que le cri contre Sodome et Gomorrhe est grand, et que leur péché est très grave, je descendrai maintenant et verrai s’ils ont fait tout à fait selon le cri qui est venu jusqu’à moi ; et sinon, je le saurai ». (Genèse 18 :2021) Abraham demande à Dieu s’il détruira Sodome même s’il s’y trouve cinquante hommes justes. Dieu promet que s’il s’en trouve cinquante, il épargnera la ville. Un peu plus tard, Abraham amène Dieu à promettre : « Je ne la détruirai pas à cause de ces dix. » (Genèse 18 :32) Deux anges se rendent à Sodome, où Lot se prosterne devant eux et leur offre l’hospitalité : la sécurité dans sa maison, un bain pour leurs pieds, du pain sans levain. Mais avant qu’ils se couchent, les hommes de la ville, et même les hommes de Sodome, entourèrent la maison, depuis le jeune homme jusqu’au vieillard, tout le peuple de chaque quartier ; Et ils appelaient Lot, et lui dirent : Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Amène-les-nous, afin que nous les connaissions. Alors Lot sortit vers eux à la porte, et il ferma la porte après 152

lui, Et il leur dit : Je vous prie, frères, n’agissez pas si perfidement. Voici, j’ai deux filles, qui n’ont pas connu d’homme ; laissezmoi, je vous prie, vous les amener, et vous leur ferez ce qui est bon à vos yeux ; seulement ne faites rien à ces hommes, car c’est pourquoi ils sont venus à l’ombre de mon toit. (Genèse 19 :4-8) La foule, « depuis le jeune homme jusqu’au vieillard, tout le peuple de chaque quartier », attaqua ; les anges, qui avaient l’apparence d’hommes, tirèrent Lot dans la maison pour le sauver et « ils frappèrent d’aveuglement les hommes qui étaient à la porte de la maison depuis le plus petit jusqu’au plus grand ; de sorte qu’ils se lassèrent à chercher la porte ». (Genèse 19 :11) Les anges dirent à Lot de quitter Sodome parce qu’ils allaient détruire la ville. Lot en informa ses gendres, mais ceux-ci refusèrent de le croire. Le matin, les anges dirent à Lot de partir avec sa femme et ses deux filles non mariées ; comme il tardait, les anges transportèrent Lot et les femmes à l’extérieur de la ville. Dieu dit à Lot de se sauver dans la montagne sans se retourner. Lot plaida, demandant s’il pouvait se rendre dans une ville proche ; Dieu dit qu’il épargnerait cette ville pour lui : « Alors le Seigneur fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu, de la part du Seigneur. Et il détruisit ces villes et toute la plaine, et tous les habitants des villes, et ce qui poussait sur le sol. » (Genèse 19 :24-25) Dieu se souvint de Lot et l’épargna, et durant la vague de destruction des villes, Dieu envoya Lot dans les montagnes où il vécut avec ses deux filles : « Et l’aînée dit à la plus jeune : Notre père est vieux, et il n’y a pas d’homme sur la terre pour venir vers nous, selon la coutume de toute la terre. Viens, faisons boire du vin à notre père, et couchons avec lui, afin que nous conservions une semence de notre père. » (Genèse 19 :31-32) Deux nuits 153

de suite, chacune eut un rapport sexuel avec son père ivre, et toutes deux devinrent enceintes. Elles eurent toutes deux un fils, une bénédiction, et chacun de ces fils devint le père de tout un peuple, une bénédiction. Il est clair que les gens de Sodome voulaient du mal aux étrangers. La nature de ce mal est moins claire. La revendication de la foule de faire sortir les étrangers « afin que nous les connaissions » est sexuelle, parce que c’est habituellement le sens du mot « connaître » dans la langue biblique. La tentative de Lot de substituer aux hommes ses filles vierges suggère que la foule aurait violé les hommes. Il est impossible de savoir si les femmes parmi la foule n’étaient que des curieuses ou cherchaient à perpétrer d’autres formes de violence : pourtant la menace adressée aux hommes ne semble pas seulement sexuelle ; elle semble impliquer l’agression sexuelle par des hommes, des coups, la mutilation et le meurtre. Le caractère mixte de la foule, tout comme l’agression des visiteurs mâles, est un indice de la détérioration du pouvoir de classe des hommes ; les règles qui permettent aux hommes en tant que classe de continuer à exercer le pouvoir sur les femmes comme groupe sexuellement et socialement assujetti se sont complètement effondrées ; voilà la véritable destruction de la cité. Sodome n’est certainement pas détruite à cause de la transgression d’un interdit sexuel en ce qui a trait à l’homosexualité. Les filles qui soûlent leur père pour avoir des rapports sexuels avec lui et porter ses enfants enfreignent également des lois : pourtant, elles sont bénies. Le récit n’enseigne pas que l’agression homosexuelle suggérée est pire que l’inceste avéré parce que l’une est homosexuelle et l’autre, hétérosexuel : les lois contre l’inceste figurent en première place dans le Lévitique et sont répétées ou invoquées ailleurs dans l’Ancien Testament. Ce qui est enseigné, c’est que lorsque les hommes ne sont pas à l’abri des autres hommes – une sécurité qui ne peut être assurée qu’en tenant les femmes à l’écart, pour le sexe – la cité sera détruite. Les filles, en 154

commettant l’inceste, ont transgressé la loi pour perpétuer le pouvoir patriarcal : leur geste a permis de créer des peuples, des tribus, des villes. C’est dire que tout ce qui perpétue la domination masculine, même si c’est interdit, n’aura pas pour effet de détruire la cité mais de la construire. Le péché, dans l’Ancien Testament, est avant tout politique. La loi dans l’Ancien Testament est la régulation de la société aux fins du pouvoir, et non affaire de moralité. L’Ancien Testament est un manuel de politique sexuelle, qui porte sur les droits des patriarches et sur la façon de les maintenir. David transgresse peut-être lui aussi un interdit sexuel. Son amour pour Jonathan est indiscutable, sans doute charnel, et se situe audelà de l’abomination de coucher avec des hommes comme avec des femmes : « Jonathan, mon frère, je suis dans la douleur à cause de toi. Tu faisais tout mon plaisir ; l’amour que j’avais pour toi était plus grand que celui des femmes. » (2 Samuel 1 :26) David fait cette déclaration d’amour lorsqu’il apprend la mort de Jonathan au combat. Le père de Jonathan, Saül, est mort lui aussi, mais sa mémoire est invoquée dans le plus hétérosexuel des contextes : « Filles d’Israël, pleurez sur Saül, qui vous revêtait d’écarlate, entre autres délices ; qui vous faisait porter des ornements d’or sur vos habits ! » (2 Samuel 1 :24) Comme le passage sur Jonathan suit celui consacré à Saül, le contraste est très marqué. Puis, il y a encore beaucoup de guerres et David devient roi et le temps passe. Mais David pense encore à Jonathan : « Ne reste-t-il donc personne de la maison de Saül, afin que je lui fasse du bien pour l’amour de Jonathan ? » (2 Samuel 9 :1) David apprend que Jonathan a un fils qui est boiteux et sert une autre famille. David redonne toutes les terres de Saül à ce fils, « pour l’amour de Jonathan, ton père » (2 Samuel 9 :7), et il revendique le fils de Jonathan comme le sien : « il mangera à ma table comme un des fils du roi ». (2 Samuel 9 :11) Il n’y a pas de péché, pas de condamnation, pas de colère de Dieu. Comme l’inceste entre Lot et ses filles, cette union rend Israël plus fort, et non 155

plus faible. Le lien homosexuel étend la loyauté et la protection du roi David au fils de Jonathan, au petit-fils du premier roi d’Israël, Saül. David, par le biais de son amour pour Jonathan, un amour « plus grand que celui des femmes », peut être perçu après la mort de ce dernier comme l’héritier logique de Saül. La société hébraïque était devenue plus complexe qu’à ses premiers jours tribaux ; Saül et David étaient chefs d’armées ; dans une société martiale, l’homosexualité est souvent perçue comme un facteur de cohésion sociale entre les hommes. Au cours de cette période du moins, les Hébreux semblent l’avoir considérée de cette façon ; dans le cas particulier de David et de Jonathan, il en fut ainsi ; et Israël prospéra, son patriarcat intact (contrairement à celui de Sodome). Le Dieu des juifs n’était peut-être pas tolérant, mais il avait le sens pratique. Il n’y a rien dans l’Ancien Testament qui justifie la diffamation des homosexuels ou de l’homosexualité qui a débuté avec Paul et qui se manifeste encore avec virulence dans la droite fondamentaliste amérikaine. Seule la prétention magique selon laquelle le Nouveau Testament est « dissimulé » dans l’Ancien peut soutenir l’illusion d’une approbation divine de cette haine particulière de l’homosexualité. Elle est plus que dissimulée : elle n’y est pas. Paul a vu que le pouvoir du père déclinait. Le pouvoir du fils le remplaçait graduellement. Les juifs étaient confus et divisés, et la loi juive n’arrivait plus à maintenir efficacement le pouvoir patriarcal. Paul vénérait le pouvoir mâle ; il vénérait donc le fils et se rallia au camp du fils quand il constata la possibilité que ce camp prenne le pouvoir. Il était opportuniste, politiquement brillant et un maître de la propagande. C’est la ruse de Paul qui réussit finalement à saper la loi qui avait, durant des siècles, conservé intact le pouvoir patriarcal mais qui déclinait maintenant. Il jeta la pierre aux homosexuels, les qualifiant de contre nature, trompeurs, emplis de malignité, dignes de mort, la source d’un mal intolérable ; puis il blâma les juifs, et surtout la loi des juifs, pour l’existence de l’homosexualité. « C’est 156

pourquoi, proclama-t-il, nulle chair ne sera justifiée devant lui par les œuvres de la loi ; car par la loi est donnée la connaissance du péché. » (Romains 3 :20) Paul introduisit la haine de l’homosexualité dans la tradition judéo-chrétienne et il y introduisit également la haine des juifs. Depuis, dans les pays chrétiens, les deux groupes ont toujours souffert le mépris, les persécutions et la mort, chacun dans l’ombre de l’autre. À l’instar de Paul, d’autres démagogues voulant obtenir le pouvoir par la haine les ont également associés. Cherchant à apaiser les gens comme Paul, les juifs et les homosexuels se sont assez souvent répudiés et haïs réciproquement ; et chaque groupe s’est à sa façon caché des soldats du Christ. *** Les démocrates élisent leurs champs d’épandage Jusqu’à disparition de toute idée de sainteté Un flot d’excréments depuis 1913 Et, dans tout ça, leur juiverie a bien marché. Marx, Freud et les gargotes de l’Amérique Ordure, après ordure... Ezra Pound, « Canto 91 » Les bases textuelles de ce qui sont devenues les grandes accusations antisémitiques figurent dans les Évangiles. Certains juifs échangeaient des devises dans le temple, recueillaient des impôts, aimaient l’argent ; certains juifs ont comploté en vue de faire tuer le Christ ; certains juifs ont posé au Christ des questions-pièges légalistes pour tenter de le dénoncer comme imposteur ou hérétique (se proclamer Dieu transgressait la loi juive) ; c’était une foule composée de juifs (mais pas tous les juifs) qui exigea la crucifixion du Christ. Des juifs rejetèrent le Christ et des juifs crurent en lui. La majorité des juifs ont peut-être été l’ennemi de ce nouveau Dieu, 157

faute de le reconnaître ; mais c’est Paul qui fit de tous les juifs l’ennemi de tous les chrétiens. Les gestes posés à l’encontre du Christ en vinrent à représenter, aux yeux de Paul, la personnalité juive ; il résuma les juifs à ces gestes. C’est Paul qui commence à construire le christianisme institutionnel en détruisant les institutions du judaïsme ; et c’est Paul qui commence à construire une personnalité distinctement chrétienne en annihilant la personnalité des juifs. Les racines de l’association persistante des juifs à un peuple cultivé, au libéralisme social (tolérant à l’égard du péché) et à l’intellectualisme remontent à Paul : c’est lui qui a construit le juif moderne dans l’Histoire. Avant la venue du Christ, la loi était la parole de Dieu. La loi signifiait la présence de Dieu sur Terre et au sein de son peuple. La loi avait une signification divine. Aux yeux des juifs, la loi n’était pas d’ordre social ; on obéissait parce que c’était écrit – l’obéissance était la foi. Avec la venue du Christ, la volonté de Dieu s’est incarnée dans une personne : le fils de l’homme. Selon l’interprétation de Paul, la loi devint un corpus de dogmes qui faisait obstacle à la foi. Elle devint culturelle, et non sacrée. C’était le légalisme des juifs, leur intellection, leur pédantisme, qui les maintenait dans le péché, les empêchait de reconnaître le Christ : concrètement, la loi devint le symbole de la résistance juive à ce Dieu personnel, ce Dieu que Paul connaissait – contrairement à Abraham, Moïse ou David. Paul pouvait parler au nom de ce nouveau Dieu, et tout respect de la loi qui contestait l’autorité de Paul était inique. La loi des juifs, leur intellect et leur culture, étaient concrètement devenus les ennemis de l’autorité de Paul, au titre de personne qui, tout simplement, connaissait le Christ. Pour saper l’autorité de la loi juive, Paul l’associa sans relâche au péché, surtout à l’homosexualité. C’était la tolérance sociale des juifs à l’égard de l’homosexualité pratiquée en privé qui prouvait la corruption de la loi juive. C’était le manque de masculinité implicite 158

dans cette tolérance qui fit perdre aux juifs le signe de masculinité suprême que représentait la circoncision physique ; la circoncision spirituelle, celle qui n’allait pas tolérer l’homosexualité, devint la preuve de la masculinité. Paul fit des juifs l’ennemi du Christ, du christianisme et de Paul. Il mit en relief le personnage du juif, qu’il inventa : légaliste, intellectuel, socialement tolérant à l’égard du péché, arrogant du fait de placer la loi au-dessus de la révélation et de la foi, aliéné du Christ à force d’intellection, d’abstraction, de légalisme et de libéralisme social, et ayant une relation factice avec Dieu (n’étant plus le peuple élu). Paul ne parlait pas de certains juifs qui faisaient ceci et de certains juifs qui faisaient cela ; Paul parlait des juifs. Il était particulièrement important pour Paul, dans sa quête du pouvoir, de changer la perception de ce qu’était la loi juive et de son fonctionnement. Transformer quelque chose de saint, issu de Dieu, en quelque chose de culturel, issu d’un groupe d’hommes corrompus, équivalait à transformer l’absolu en relatif. Tout élément culturel peut être changé, abandonné ou manipulé. À partir du moment où sa loi représente la culture et non la divinité, la situation d’un peuple devient plus périlleuse, parce que son statut dans une société donnée dépend alors du statut de la culture en général : la formule infâme « Quand j’entends le mot "culture", je sors mon revolver » dénote à quel point le statut de la culture peut chuter, avec des conséquences évidentes pour ceux et celles qui la représentent. En outre, à moins que la loi ne se concrétise parce que les gens s’y conforment, c’est une abstraction ; et l’abstraction de la loi juive devint, dans la rhétorique de Paul, un important synonyme du péché ; en un sens, l’accent mis sur le caractère abstrait de la loi transforma littéralement en péché l’intellection (encore de l’abstraction). En dehors de la foi dans le Christ, tout se résumait pour Paul à des juiveries : des lois abstraites, la tolérance du péché, l’écriture et les réflexions sur la loi comme diversions culturelles 159

vis-à-vis la foi véritable. Que faut-il comprendre de l’accent particulier que met Paul sur le péché de l’homosexualité lorsqu’il s’agit des juifs et de leur loi ? Les Grecs homosexuels étaient au pinacle de la culture cinq siècles avant la naissance du Christ – la lecture, l’écriture et les idées constituaient leur domaine ; Paul fit porter aux juifs le chapeau de la grande culture après la destitution de la culture grecque, lorsque la loi avait remplacé le dialogue et la tragédie. Dans la stratégie de Paul, la culture en vint à signifier simultanément les homosexuels (l’héritage grec) et les juifs (la loi comme base de la culture). Durant les millénaires qui suivirent, des chrétiens dévots commirent des meurtres de masse, des pogromes, de vastes persécutions, mirent au point et appliquèrent des systèmes de droit civil et religieux si mesquins et discriminatoires que les juifs se virent interdire la possession des terres, nier la citoyenneté et une série d’autres droits civiques, et furent même définis comme des soushommes : le coït avec eux, avec elles fut assimilé à une forme de bestialité. Dans au moins deux génocides d’une cruauté indicible – l’Inquisition et l’Holocauste – les juifs et les homosexuels furent pourchassés, débusqués et assassinés. La souffrance des juifs, la tentative apparemment incessante de purger le juif de l’histoire et de la société en le chassant ou en l’exterminant, n’a pas fait des juifs des êtres bons. Les juifs demeurent humains, à l’étonnement de tous, y compris des juifs. Mais, chose encore plus choquante pour les chrétiens, force est de constater que leur persécution n’a pas transformé les juifs en chrétiens. Comme l’a dit un leader chrétien libéral à la télévision un dimanche matin : nous pensions que les juifs allaient disparaître, mais nous devons reconnaître le fait qu’ils sont toujours là et que, même après l’Holocauste, il y a encore des juifs qui tiennent à leur identité de juifs ; ceux d’entre nous qui pensions que la conversion était la réponse au problème juif devons admettre que nous nous sommes trompés ; nous allons devoir accepter le fait que ces gens sont des enfants de 160

Dieu dans un sens très particulier : ils ne peuvent être exterminés, comme l’a montré l’histoire récente et comme l’ont montré tous nos efforts pour les convertir. Ne pas être chrétien dans un monde qui haït le juif, l’homosexuel, l’homme castré, est une hantise pour le juif depuis l’Holocauste ; il a vu l’avenir et c’est l’annihilation. Le juif contemporain lutte notamment pour sa masculinité. Dans les camps, des juifs ont été castrés : certains, certains seulement. La castration a été littérale pour des individus ; mais les deux tiers de tous les juifs du monde ont été exterminés, ce qui castre assez efficacement le peuple dans son ensemble. Rien n’est plus menaçant pour l’homme juif aujourd’hui que d’être perçu comme manquant de masculinité. C’est pour cela qu’Israël est un pays militariste ; personne n’accusera plus jamais les juifs d’être mous. C’est pour cela que des écrivains juifs amérikains se font les apôtres du machisme et de la masculinité du proxénète. Et c’est pour cela qu’un segment croissant de la population juive amérikaine s’est joint à la droite évangélique chrétienne. Premièrement, il y a l’échange de concessions. Un rabbin et un prêtre discutaient récemment à la télé. Le prêtre dit : Nous ressentons à propos de l’avortement ce que vous ressentez à propos d’Israël. Je crois que nous pouvons discuter, répondit le rabbin. Il est dans l’intérêt des hommes juifs (la structure de pouvoir) d’accroître la population juive. Faire une concession – l’avortement contre Israël – est dans l’intérêt des juifs, pour le bien d’Israël et pour reconstruire une population juive de la façon la plus simple : par le biais de la domination masculine. Deuxièmement, il y a l’effort visant à dissocier les hommes juifs de toute perception de féminité, de sous-masculinité. Israël, évidemment, ajoute à la masculinité des juifs, parce qu’ils possèdent des terres, contrôlent un État, ont un pays, une armée et des frontières à défendre et à transgresser. L’association des juifs avec la droite chrétienne implique une répudiation de l’homosexualité et de sa 161

tolérance sociale par les libéraux (dont on blâme encore les juifs), un coup de force contre les femmes (le rétablissement de la domination masculine) et, en général, la conclusion d’une alliance avec les détenteurs du pouvoir – les chrétiens qui gouvernent un pays chrétien. Troisièmement, il y a le fait que la souffrance n’a pas rendu les juifs bons, ce qui fait qu’il y a des juifs avides qui voient le pouvoir comme un gage de sécurité et qui prennent aussi plaisir à détenir du pouvoir. En plus d’un moyen de se dissocier de l’homosexualité, la droite chrétienne offre aux juifs une réelle domination sur les femmes, si l’ordre social que veulent les chrétiens acquiert force de loi. Quatrièmement, il y a le fait que la souffrance n’a pas rendu les juifs bons, ce qui signifie qu’il y a des juifs qui haïssent les homosexuels, les femmes, les Noirs, les enfants, la lecture, l’écriture, l’air, les arbres et tout le reste de ce que la droite chrétienne semble haïr. Cinquièmement, l’insistance de la droite sur l’importance de la propriété offre aux juifs une façon de modifier leur histoire en regard de la propriété – que cette propriété soit Israël ou des terres ou des immeubles ou des usines ou des fermes. La protection de la propriété laisse espérer aux juifs qu’ils ne seront pas chassés de ce qu’ils possèdent. Sixièmement, le conservatisme religieux trouve sa contrepartie dans le conservatisme social, en ce que tous deux protègent en particulier les droits des hommes à posséder les femmes et les enfants. Selon les juifs de droite qui sont religieux orthodoxes, le pluralisme laïque de la société occidentale en général et des États-Unis en particulier éloigne les juifs du judaïsme : en dépit de l’importance attribuée à l’instruction dans le judaïsme, cela les rend hostiles à l’école laïque, aux intellectuels laïques, aux juifs laïques et à toute éducation qui ne soit pas strictement et explicitement juive. En cela, leurs valeurs s’harmonisent avec celles des chrétiens qui n’aiment pas 162

les juifs parce que les juifs représentent l’instruction : les juifs de droite vivent dans l’illusion que les chrétiens de droite se méfient des mêmes juifs qu’eux, pour des raisons semblables. Septièmement, de manière assez étrange, c’est dans cette coalition quasi religieuse avec la droite chrétienne que les juifs de droite cherchent l’assimilation qui a toujours incarné l’espoir des juifs. Nous ressentons les mêmes choses que vous, disent-ils ; nous avons les mêmes valeurs que vous, les mêmes idéaux, les mêmes buts, et nous faisons notre part. La droite chrétienne aux États-Unis s’est montrée brillante stratège en accueillant la participation des juifs, en appuyant l’État israélien et en recourant à un antisémitisme à rebours : plutôt que de les écraser sous leurs bottes, ils hissent les juifs loyaux à leurs valeurs de droite sur un piédestal – où l’équilibre est toujours précaire, comme le savent bien les femmes. Croyant pouvoir s’intégrer – c’est-à-dire s’assimiler –, ces juifs se tournent vers le seul groupe – les fondamentalistes – qui n’oublieront jamais que « les juifs ont tué le Christ ». Ils font tout pour ne pas être ce castrat, cet homosexuel ; il y a plus de dignité à avoir tué le Christ que dans les camps de concentration quand l’étalon de référence est la masculinité. Dans le monde contemporain, les juifs portent un fardeau supplémentaire à titre de créateurs de culture : Freud et Marx étaient des juifs. Les idées de l’un et de l’autre sont répugnantes pour la droite chrétienne. À tort ou à raison, Freud a fait du sexe un enjeu social primordial. Marx a conduit la moitié du monde à la révolution. C’est Marx que combattent le gouvernement des ÉtatsUnis et la droite chrétienne ; des armées sont levées et des missiles construits à cette fin. C’est Freud qui a demandé pourquoi la famille fonctionnait ainsi et suggéré qu’elle était d’abord une unité sexuelle. Intellectuel juif, Freud a lancé des idées qui ont miné ce que la droite chrétienne considère comme la pierre angulaire de la vie amérikaine : la famille. La vraie question, bien sûr, ne visait pas tant 163

la famille comme telle mais le pater familias : avec qui papa baisaitil et pourquoi ? Freud a finalement refusé de poser cette question ; mais peut-être n’aurait-elle jamais été posée, ou ne serait-elle pas posée aujourd’hui, si Freud n’avait pas soumis les tréfonds sexuels de la famille au scalpel de son formidable intellect. Les juifs de droite ont un intérêt particulier à répudier les idées de Freud et de Marx. Les idées transforment les hommes en mauviettes, et les juifs ont besoin de masculinité. Les idées de ces deux intellectuels juifs sont dangereuses : dangereuses parce que le christianisme de droite les déteste et donc dangereuses pour les juifs qui ne veulent pas être détestés. Les juifs sont par contamination des radicaux culturels et des révolutionnaires politiques. C’est à cause de ces maudits juifs, dira un membre du Klan ; et même lui pensera à Freud et à Marx ∗. Les idées, si puissantes soient-elles, n’aident pas à masculiniser les juifs. Les idées ne font que rendre les juifs plus juifs : plus efféminés en tant qu’intellectuels. Au final, les hommes juifs se joignent à la droite chrétienne parce qu’ils souhaitent dominer les femmes et les enfants, ce qui est le programme social de la droite ; et parce qu’ils veulent être le contraire d’homosexuels, quoi que cela veuille dire. *** Chez la femme tout est une énigme : mais il y a un mot à cette énigme : ce mot est grossesse. ∗. Charles Darwin, dont les idées sont aussi radicales et aussi centrales à l’époque contemporaine que celles de Freud et Marx, n’était pas un juif, mais peu importe. Lyndon LaRouche, leader d’un mouvement néo-nazi qui gagne en puissance aux États-Unis, prétend que le « mal sioniste » est une des « ailes principales de l’agence d’espionnage britannique qui est derrière l’opération de destruction des États-Unis » et que l’Anti-Defamation League est « littéralement la Gestapo des services d’espionnage britanniques ». Dans la propagande de LaRouche, que l’on retrouve dans des groupes aussi divers que l’U.S. Labor Party, la Fusion Energy Foundation, le National Democratic Policy Committee et la National Anti-Drug Coalition, le mot « britannique » est virtuellement synonyme de « juif ». (Voir Alan Crawford, « Lyndon LaRouche’s Goon Squads », Inquiry, 15 février 1982, p. 8-10.) Le «créationnisme» (Dieu a créé l’univers en sept jours, il n’y a pas eu d’évolution) est un principe central de la droite orthodoxe (non nazie) ; les idées de Darwin sont aussi méprisées que les idées de Freud et de Marx.

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Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra Si l’on s’en tient au cadre de la domination masculine, les femmes ont de bonnes raisons d’adhérer au judaïsme conservateur ou de droite ou orthodoxe ou d’adhérer au christianisme conservateur ou de droite ou fondamentaliste ou orthodoxe ; et, dans le cadre de la domination masculine, les femmes ont de bonnes raisons d’haïr l’homosexualité, tant masculine que féminine. Les femmes sont interchangeables en tant qu’objets sexuels ; elles sont un brin moins jetables en tant que mères. Les femmes n’ont de dignité et de valeur qu’au titre de mères : c’est une dignité relative et une valeur bien faible, mais c’est tout ce que l’on offre aux femmes en tant que femmes. Avoir des enfants est la meilleure chose que peut faire une femme pour obtenir du respect et être assurée d’une place. Il est pour ainsi dire hors de propos de noter qu’avoir des enfants ne leur apporte ni respect ni une place : les femmes pauvres ne sont pas respectées et vivent sur des tas de fumier ; les femmes noires ne sont pas respectées et vivent prisonnières de ghettos décimés ; les femmes simplement enceintes ne sont pas respectées et leur situation est périlleuse – la grossesse est maintenant tenue pour une cause de violence conjugale (en raison du stress que vit Monsieur, n’est-ce pas. . .) ; dans environ le quart des familles où il y a de la violence conjugale, c’est une femme enceinte qui est battue. En fait, avoir des enfants peut signifier plus de violence et de dépendance ; cela peut aggraver la situation financière d’une femme ou d’une famille ; cela peut affecter la santé d’une femme ou la compromettre d’une foule d’autres façons ; mais avoir des enfants demeure la seule contribution sociale créditée aux femmes – c’est l’assise même de leur valeur sociale. Malgré tous les sourires publics de mamans heureuses, les mamans vivent en privé de sombres prises de conscience. Une de celles-ci est particulièrement inquiétante : sans les enfants, je ne vaux pas grand165

chose. Elle est en fait plus dramatique, beaucoup plus terrifiante : sans les enfants, je n’existe pas. Le judaïsme de droite et le christianisme de droite garantissent tous deux que les femmes conserveront une place, en dehors de l’histoire mais au sein du foyer : en portant des enfants. Sans cela, les femmes savent qu’elles n’ont rien. L’homosexualité pour les femmes signifie ne rien avoir ; elle signifie l’extinction. Eh bien ! Qui va avoir les bébés alors ? demandent les hommes lorsqu’il est question de chirurgiennes et de politiciennes – comme si cette question était logique, ou comme si en finir avec la guerre ne faisait pas logiquement partie du projet d’avoir « suffisamment » de monde. « Tous ces discours pour et contre et au sujet des bébés sont le fait des hommes, a écrit Charlotte Perkins Gilman. On pourrait penser que ce sont les hommes qui portent les bébés, nourrissent les bébés, élèvent les bébés. [...] Les femmes portent et élèvent les enfants. Les hommes les tuent. Puis ils disent : « "Nous manquons d’enfants – faites-en d’autres."endnoteCharlotte Perkins Gilman, manuscrit non daté, Schlesinger Library, citée par Linda Gordon, Woman’s Body, Woman’s Right, New York, Grossman, 1976, p. 45.» L’extinction que craignent les femmes n’est pas cette extinction qu’évoquent les hommes : qui fera les bébés pour que nous puissions mener nos guerres ? C’est plutôt l’extinction des femmes : de la fonction des femmes et, avec elle, de leur valeur. Les hommes ont une raison de garder les femmes en vie : pour porter des bébés. La sexualité de domination conduit à la mort : c’est le meurtre du corps et de la volonté – conquête, possession, annihilation ; sexe, violence, mort – voilà le sexe à l’état pur. Et c’est la lente annihilation de la volonté d’une femme qui est Eros, et la lente annihilation de son corps qui est Éros ; la violation de la femme constitue le sexe, qu’elle se termine par sa disparition esthétique dans l’oubli ou dans son corps massacré photographié dans le journal ou son enveloppe vivante utilisée et jetée comme une ordure sexuelle. L’annihilation est sexy et le sexe tend vers l’annihilation ; les femmes 166

en sont les cibles préférées. Seul le fait d’avoir des enfants modère l’utilisation sexuelle que les hommes font des femmes les user jusqu’à la corde et les jeter, les baiser à mort, les tuer à petit feu. Si l’on n’a pas besoin de femmes pour gouverner le pays ou écrire les livres ou faire de la musique ou cultiver la terre ou bâtir des ponts ou extraire le charbon ou réparer la plomberie ou guérir les malades ou jouer au basketball, pour quoi a-t-on besoin d’elles ? Si l’absence des femmes de tous ces domaines, de tous les domaines, n’est pas perçue comme une perte, un vide, un appauvrissement, à quoi servent les femmes ? Les femmes de droite ont affronté la réponse. Les femmes servent à la baise et à faire des enfants. La baise mène à la mort, à moins d’avoir aussi des enfants. L’homosexualité – sa visibilité grandissante, les tentatives de la légitimer ou de la protéger, l’impression qu’il y a là une option attrayante et dynamique, qui gagne non seulement des appuis mais des adeptes – a pour effet de rendre les femmes jetables : la seule chose que peut faire une femme pour être valorisée perdra sa valeur, elle ne pourra plus servir d’assise à la valeur des femmes. C’est aussi vrai pour l’homosexualité masculine que pour le lesbianisme en ce que l’un et l’autre nient la valeur reproductive des femmes aux yeux des hommes ; mais l’homosexualité masculine est d’autant plus terrifiante qu’elle laisse entrevoir un monde sans femmes – un monde où elles sont vouées à l’extinction. « [T]u enfanteras des enfants dans la douleur » est la malédiction lancée par Dieu à la femme d’Adam (Genèse 3 :16) – elle est désignée comme « la femme » jusqu’à ce qu’elle et Adam soient expulsés du jardin d’Éden et qu’Adam la nomme Ève, « parce qu’elle était la mère de tous les vivants ». (Genèse 3 :20) Une fois chassés d’Éden, l’homme a connu le sexe menant à la mort ; et la femme a connu l’enfantement dans la douleur et la souffrance, dont dépendait et dépend encore son bien-être, aussi limité soit-il. Phyllis Schlafly semble avoir entièrement évité cette souffrance tant elle se fait euphorique au sujet de l’enfantement : « Aucune 167

de ces marques de succès professionnel [visiter des « destinations lointaines et exotiques », exercer l’autorité, gagner ou obtenir une fortune] ne peut se comparer au frisson, à la satisfaction et au plaisir d’avoir des bébés, d’en prendre soin et de les regarder évoluer et grandir grâce aux bons soins d’une mère aimante. La multiplication des bébés multiplie la joie d’une femme73.» Le frisson et la joie sans cesse multipliée ne faisaient pourtant pas partie du plan divin ; en fait, il est peu probable que Schlafly ait réussi à contrer la volonté de Dieu. La tristesse d’avoir des enfants pour une femme tient surtout au fait de comprendre que son humanité se réduit à cela et que sa survie en dépend. C’est cela être une femme, ou ce peut être indiciblement pire. L’homosexualité évoque pour les femmes la dévastation d’être privée même de cela. Une femme a voué son existence à mettre des enfants au monde dans le but d’avoir une vie de dignité et de valeur ; elle a trouvé la seule façon de se rendre absolument nécessaire ; et voilà que ce n’est plus une valeur absolue. Elle doit être absolue, puisqu’il y a des femmes qui misent leur vie sur elle en tant qu’absolu ; c’est certainement ce sur quoi les femmes ont toujours dû compter. Tout ce que les femmes peuvent attendre de l’homosexualité – et elles ont beaucoup à en attendre : moins de pénétration forcée, par exemple – est oblitéré par la peur de perdre le peu de valeur qu’elles ont, une peur qu’évoque l’homosexualité chez des femmes dont le droit à la vie tient à porter des enfants. Sous tous les propos lénifiants au sujet des femmes totales se cache une féroce anxiété : si les hommes n’avaient besoin ni de bébés, ni de femmes pour les avoir, ces merveilleuses épouses grelotteraient sur le trottoir comme les autres pétasses. Sa matrice est sa richesse ; son utilité pour porter des enfants est le lien le plus fort qui lui attache l’homme ; c’est dans son intérêt qu’elle tient en otage les enfants de l’homme [sic], réels et virtuels. Il n’est pas logique d’haïr les personnes homosexuelles parce qu’elles suscitent en nous la terreur de l’extinction : le froid glacial de se sentir in168

utile, superflue, jetable. Mais les passions sont particulièrement illogiques : on peut jusqu’à un certain point les décrire et leur trouver une logique interne – puis survient le saut épique dans la haine, fascinante, délirante, obsessionnelle. L’homophobie, comme l’antisémitisme, n’est pas une pensée ; c’est une passion. Pour les femmes, la haine des homosexuels – méprisés parce qu’associés aux femmes – est plus que contre-productive ; elle est incroyablement suicidaire, parce qu’elle encourage la haine persistante de toute chose ou personne associée aux femmes. Néanmoins, l’idée que porter des enfants est le seul avantage dont disposent les femmes pour survivre entre les mains des hommes est juste ; c’est une perception judicieuse, fondée sur une lecture exacte de ce à quoi servent les femmes et de la façon dont les hommes se servent d’elles dans ce régime sexuel. Sans la reproduction, les femmes en tant que classe n’ont rien. Dans la douleur ou non, porter des bébés est ce que les femmes peuvent faire dont les hommes ont besoin – vraiment besoin, aucune branlette ne peut servir ici de substitut ; et l’homosexualité fait craindre aux femmes, irrationnellement et passionnément, l’extinction : elles craignent de devenir superflues en tant que classe, en tant que femmes, pour des hommes qui détruisent tout ce dont ils n’ont pas besoin et dont les élans envers les femmes sont de toute façon déjà meurtriers.

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Notes 60

Maimonide, « Livre de la Sainteté », 5e livre du Code de la Loi, dans Fred Rosner (dir.), Sex Ethics of Mainionides, New York, Bloch, 1974, p. 101. 61 Utah Delegation, « Utah Delegation Challenges the IWY, Resents Smear Tactics », communiqué de presse, non daté, émis au congrès tenu du 18 au 21 novembre 1977, polycopié. 62 Extrait de la loi publique instituant le congrès, cité par la National Commission on the Observance of International Women’s Year, communiqué de presse n°103, septembre 1977, polycopié. 63 Ibid., p. 3. 64 Ibid., p. 2. 65 Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1954, p. 10. 66 Ibid., p-14. 67 Adolf Hitler, Mein Kampf, trad. J. Gaudefroy-Desmonbynes et A. Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions latines, p. 325. 68 Frederick Douglass, dans Philip S. Foner (dir.), The Life and Writings of Frederick Douglass, vol. 4, New York, International Publishers, 1975, p. 194. 69 Ibid., p. 195. 70 Ibid., p. 492. 71 Ibid., p. 493. 72 Maïrnonide, p. 97-98. 73 Phyllis Schlafly, The Power of the Positive Woman, New Rochelle, Arlington House, 1977, p. 47.

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Chapitre 5

Le gynocide annoncé Aussi riche que tu sois La mort t’emportera, et de toi ne survivra ni souvenir ni regret. . . Sappho Dans Une chambre à soi, un essai qui fut d’abord une allocution présentée en 1928, la presciente Virginia Woolf attire l’attention de ses auditrices sur une phrase d’un journaliste britannique populaire à l’époque qui les prévient que « lorsque les enfants cessent d’être entièrement désirables, les femmes cessent d’être entièrement nécessaires »74. La femme qui est déviante parce qu’elle n’a pas d’enfants, comme l’était Woolf même dans son cercle avant-gardiste, est souvent consciente de la fragilité de son existence : c’est une politesse qu’on lui fait – la laisser continuer – même si elle ne subvient pas à ses besoins de femme comme il sied à une femme. Elle sait à quel point le monde n’a nul besoin d’elle et ne l’apprécie pour aucune autre activité, même lorsqu’elle est exceptionnelle ; et si elle comprend bien l’évaluation systématique et implacable faite des êtres de son espèce, elle sait également que le coeur du système masculin recèle un profond mépris pour tout ce qui chez les femmes est personnel, c’est-à-dire indépendant de la définition ou fonction de sa classe, de tout ce qui, au final, ne peut être perçu ou justifié comme étant lié à la maternité. Si quelqu’un avait vraiment réfléchi à la façon dont « les femmes cessent d’être entièrement nécessaires », il aurait pu le faire en termes de politique démographique : il y a trop de monde ; les gou171

vernements décident de nourrir tout le monde, ce qui crée un certain incitatif à trouver des moyens pour qu’il y ait moins de monde ; ce projet est présenté à la population comme un programme humaniste qui améliorerait la qualité de vie pour une population plus restreinte, moins onéreuse, moins troublée ; les femmes qui donnent naissance aux masses grouillantes cessent ainsi d’être entièrement nécessaires. Chez les libéraux, cette solution est accueillie avec beaucoup d’espoir et de bonnes intentions. La droite y trouve aussi matière à se réjouir, puisque la société demeure en gros fidèle à sa conception de la valeur : les programmes étatiques de contrôle des naissances vont nécessairement cibler les pauvres, les Noirs, les Hispaniques et les populations immigrantes ; les masses grouillantes si désordonnées, si pauvres, si foncées, vont disparaître ou diminuer considérablement, emportant avec elles la pauvreté dont leur couleur semble responsable. Faites disparaître ces mendiants pouilleux en Inde. Faites disparaître les bâtards que ces assistées sociales noires ne cessent de fabriquer. Faites disparaître les juifs aussi, les vieux et les malades, les gitans, les homosexuels, les dissidents politiques – c’est ce qu’ont fait les nazis, souvent en prétendant créer une population de meilleure qualité. Mais les nazis ne se sont pas contentés de tuer pour purger la population de ses déchets : ils avaient un programme d’élevage. Himmler a rédigé le programme d’une Académie féminine de la sagesse et de la culture qui décernerait un diplôme de «Femme honorable ». Les nazis ont interdit toute publicité de contraceptifs, fermé les cliniques de contraception et prohibé l’avortement, une loi qu’ils ont appliquée avec férocité ; tout cela pour assurer la reproduction par des femmes aryennes. En 1934, on mit sur pied le ministère du Service maternel, chargé d’éduquer les femmes de plus de 18 ans à s’acquitter des fonctions de la féminité dans l’optique nazie. « Le programme de notre mouvement des femmes national-socialiste ne comprend en fait qu’un seul point », déclarait Hitler en 1934. « Ce point est l’enfant qui doit naître 172

et qui doit s’épanouir75. » Les fiancées des S.S. devaient s’inscrire à la formation dispensée par ce ministère. Les Allemandes de race pure étaient encouragées à porter les enfants de S.S. et recevaient l’aide de l’État nazi. Himmler créa pour elles des foyers spéciaux. Pas d’avortement, pas de contraception, pas d’autre carrière que la maternité pour les femmes de race pure ; pour les autres, l’emprisonnement, le viol, parfois la stérilisation, et la mort. Mais la femme privilégiée au plan racial n’est pas libre ; les conditions de sa survie sont prédéterminées ; elle peut être récompensée si elle respecte ces balises, sinon, ses chances sont nulles, Les femmes racialement inférieures sont utilisées ; les femmes racialement supérieures le sont aussi, d’une autre façon, apparemment opposée : mais ce n’est pas le cas, il s’agit des deux faces d’une même médaille, allant de pair, matériellement inséparables mais irrémédiablement divisées. Ni les unes ni les autres ne peuvent prétendre à une vie qui échapperait à la féminité totalitaire. Dans une telle société, la femme privilégiée au plan racial fait la meilleure affaire ; mais elle n’est pas libre. La liberté est autre chose qu’une bonne affaire – même pour les femmes. Les programmes démographiques étatiques sont toujours teintés de racisme, un racisme parfois explicite et cruel. Les programmes de contraception gérés par l’État – ou par toute organisation contrôlée par l’État ou acquise aux intérêts des hommes ou d’une clique masculine – sont très différents de la liberté de reproduction, de son idéologie ou de sa pratique. Celle-ci a pour prémisse l’idée que chaque femme est maîtresse de son destin procréateur. Elle a le droit d’être protégée de l’intrusion de l’État et de l’intrusion des hommes ; elle a le droit de déterminer sa propre vie reproductive. L’avortement sur demande, par exemple, relève de la volonté de la femme enceinte, contrairement à la stérilisation des femmes pauvres, qui relève habituellement de la volonté d’un médecin mâle, qui représente sa race et sa classe, et est souvent payé par l’État ou est chargé de défendre ses intérêts. Aux États-Unis, ce sont surtout des femmes 173

noires et hispaniques très pauvres qui ont été stérilisées contre leur gré. Des contraceptifs sont testés sur les femmes à Porto Rico, qui a le mérite d’être une colonie des États-Unis en plus d’avoir une population à peau brune. Des anovulants reconnus pour leur toxicité élevée sont systématiquement testés sur des femmes du tiers-monde, au nom d’une justification misogyne étonnamment familière : « Elles en veulent. » On présente comme preuve de cette volonté collective le fait que des femmes font la file pour se faire injecter ces médicaments. Il est rarement mentionné que les injections sont payées d’un poulet ou d’autres aliments et que ces femmes et leurs enfants meurent de faim. Les gens qui perçoivent les programmes institutionnalisés de contraception comme une solution humanitaire et raisonnable à certains aspects de la pauvreté de masse ne tiennent pas compte du problème inhérent à ces programmes : les pauvres sont souvent aussi des personnes non blanches, ce qui explique souvent l’enthousiasme des décideurs gouvernementaux pour le contrôle des naissances. Les bébés de ces femmes ont depuis longtemps cessé d’être désirables ; et elles-mêmes ne sont plus nécessaires depuis longtemps. La marginalisation de ces femmes en raison de leur race a occulté le fait qu’elles sont d’emblée superflues en tant que femmes. La publicité du film pornographique Snuff affichait « Tourné en Amérique du Sud où la vie a peu de valeur ». On prétendait y montrer la torture, la mutilation et le meurtre d’une femme comme un divertissement sexuel : l’acte sexuel censé amener un homme à l’orgasme était l’éventrement d’une femme dont il arrachait l’utérus. Là où la vie a peu de valeur, elle n’en a ni pour les femmes ni pour les hommes, et elle en a bien peu partout où les gens sont pauvres. Mais dans le cas des femmes, la vie réside dans l’utérus ; et la condition des femmes – économique, sociale, sexuelle – dépend de la valeur accordée à l’utérus, de qui va l’utiliser et comment, de la protection dont il bénéficiera ou non et pourquoi. Toute femme, quelle 174

que soit sa race ou sa classe sociale – et le degré de privilège ou de haine que lui valent l’une ou l’autre – est réductible à son utérus. C’est l’essence de sa condition politique en tant que femme. Si elle est sans enfant, elle ne vaut pas grand-chose pour personne. Si ses enfants sont moins que désirables, elle est moins que nécessaire. Des programmes démographiques racistes offrent déjà, à l’échelle mondiale, les moyens et les justifications idéologiques d’une éventuelle extinction de masses de femmes parce que l’on ne veut pas de leurs enfants. Les États-Unis, une jeune puissance impérialiste virile en regard de ses précurseurs européens, ont instauré ce type d’impérialisme reproductif. C’était le pays idéal pour le faire, puisque ces programmes dépendent de la science et de la technologie (le fleuron national) et d’une reconnaissance particulière du caractère éminemment superflu des femmes en tant que femmes, simplement parce qu’elles sont des femmes. Obsédés collectivement par le sexe, les Etats-Unis connaissent l’importance stratégique de l’utérus, à l’étranger et à domicile. On peut discerner aux États-Unis de plus en plus de politiques gynocidaires. Les personnes âgées, pauvres, affamées, droguées, prostituées, atteintes de maladie mentale, celles que l’on incarcère dans des hospices ou des hôpitaux psychiatriques dans des conditions désespérément inhumaines, sont très majoritairement des femmes. En un sens, les États-Unis sont le laboratoire d’une politique sociale post-industrielle, postnazie, fondée sur le caractère superflu de tout groupe où les femmes prédominent et n’ont aucune valeur comme reproductrices (ou reproductrices éventuelles quand il s’agit d’enfants). De plus en plus, les politiques sociales des États-Unis promettent de ne protéger que les femmes blanches, riches ou de classe moyenne, qui appartiennent à un mari et procréent, et de punir toutes les autres. Deux projets de loi deviendront, s’ils sont adoptés, les armes les plus lourdes et les plus efficaces de ces politiques publiques. Il y a d’abord le Family Protection Act (Loi sur la protection 175

de la famille), un dédale juridique fédéral conçu pour assurer la protection d’un État policier aux familles patriarcales, où l’épouse est soumise à l’homme. Puis, il y a le Human Life Amendment (Amendement sur la vie humaine), qui accorderait à tout ovule fécondé des droits juridiques que l’on refuse encore aux femmes adultes. Ces mesures législatives, combinées aux compressions déjà imposées aux programmes de sécurité sociale, d’assurance-médicaments et de coupons alimentaires, visent à maintenir certaines femmes rivées aux berceaux et à supprimer les autres, celles qui sont trop vieilles pour se reproduire, trop pauvres ou trop noires ou trop brunes pour être appréciées comme reproductrices, ou trop gouines pour être acceptables. Cette évolution, de concert avec l’industrie florissante de la pornographie où les femmes sont sexuellement consommées, évacuées et abandonnées aux mouches, laisse entendre que les femmes devront, pour survivre, se conformer servilement aux codes moraux de la droite. Et lorsqu’une femme sera trop pauvre ou trop âgée, ce ne sont pas ses opinions politiques ou philosophiques, si fidèles qu’elles soient à la morale traditionnelle, qui ajouteront un iota à la valeur de sa vie. L’utilisation que veut faire l’État de l’utérus d’une femme détermine déjà largement – et le fera encore plus efficacement à l’avenir – si cette femme est nourrie ou affamée, dûment logée ou confinée à un taudis, prise en charge ou laissée dans la misère à endurer de longues journées de froid, de faim et d’abandon. Les femmes constituent aujourd’hui, aux États-Unis, la majorité des aînés et des pauvres. L’association des femmes avec la vieillesse et la pauvreté ne date pas d’hier. En 1867, Jean-Martin Charcot, surtout connu pour ses travaux sur les pensionnaires d’asiles d’aliénés, mena une étude systématique du grand âge en France. La population étudiée était composée de vieilles femmes dans un hôpital public de Paris – une population féminine, âgée, pauvre, urbaine. Depuis, bon nombre de généralisations psychologiques et sociologiques au sujet des personnes âgées ont fait comme si la population 176

en cause était masculine, même quand il s’agissait exclusivement de femmes, comme dans l’étude de Charcot. Les observations portant sur les personnes âgées sont surtout le fait de professionnels masculins parlant de femmes pauvres. Indice du lien tant symbolique que réel entre la vieillesse et les femmes, la première personne à recevoir un chèque de sécurité sociale aux États-Unis, après l’adoption du Social Security Act de 1935, était une femme, Ida M. Fuller. Aujourd’hui, alors qu’il ne fait plus aucun doute que les personnes âgées sont surtout des femmes, que les pauvres sont surtout des femmes, que les prestataires d’aide sociale sont surtout des femmes, que les hospices et hôpitaux psychiatriques abritent surtout des femmes, on ne reconnaît toujours pas le lien entre la pauvreté et le fait d’être femme ; ainsi, on n’admet toujours pas que le statut des personnes âgées est ce qu’il est parce que la majorité des vieux sont des vieilles. « De fait », écrit l’auteur d’un livre sur la vieillesse, « des tendances relativement récentes aux États-Unis ont peut-être modifié le statut des Américains âgés. L’on peut penser, par exemple, que depuis la Première Guerre mondiale, les aînés sont devenus pour la société un fardeau beaucoup plus lourd. Après tout, les femmes, les gens très âgés et ceux qui sont "coincés" dans des habitats qui se dégradent forment aujourd’hui une proportion accrue de la population vieillissante76. » Les femmes, les gens très âgés et ceux « coincés » dans des habitats qui se dégradent : des femmes, des femmes et des femmes. « Après tout », les femmes, les femmes et les femmes « forment aujourd’hui une proportion accrue de la population vieillissante » – le statut des vieux a changé, il s’est détérioré, ces gens sont devenus un fardeau plus lourd ; « après tout », ce sont des femmes. En 1930, il y avait plus d’hommes que de femmes parmi les 65 ans et plus ; en 1940, la polarité s’était inversée. En 1970, on comptait 100 femmes pour 72 hommes de plus de 65 ans. En 1990, il n’y aura « plus que » 68 hommes pour 100 femmes (pour parler comme les experts). La situation s’aggrave, dit-on : parce que lorsqu’il y a plus de femmes 177

et moins d’hommes, la situation s’aggrave. Les vieilles n’ont pas de bébés ; elles ont survécu à leur mari ; il n’y a aucune raison de leur accorder de la valeur. Elles vivent dans la pauvreté parce que la société qui n’a pas besoin d’elles les a condamnées à mort. Leur ténacité à rester en vie leur est reprochée. Les compressions dans les programmes alimentaires et de sécurité de la vieillesse tiennent directement au fait que le gouvernement est prêt à laisser des femmes inutiles souffrir de la faim, vivre dans une pauvreté cruellement dégradante et mourir dans la misère. Aux nouvelles télévisées, des travailleurs sociaux nous disent plusieurs fois par semaine que les aînés ont faim : « Ces gens ont à peine de quoi manger pour rester en vie, dit quelqu’un, mais jamais assez pour cesser d’avoir faim. » Puis suivent des interviews de ces personnes âgées, tournées dans les cantines où celles qui peuvent marcher vont prendre leur seul repas de la journée. Ce sont surtout des femmes. Elles disent qu’elles ont faim. Nous pouvons constater, si nous nous en donnons la peine, que ce sont des femmes et qu’elles ont faim. Parmi les personnes âgées, il y a la population des hospices. « Il existe plus de 17 000 hospices aux États-Unis – en regard d’environ 7 000 hôpitaux généraux – et leurs revenus dépassent 12 milliards par an », écrit Bruce C. Vladeck dans Unloving Care : The Nursing Horne Tragedy. « On les a qualifiés de "mouroirs", de "camps de concentration" et d’"entrepôts pour agonisants". Il est prouvé que l’état des pensionnaires des hospices a tendance à se détériorer, au plan physique et psychologique, après leur placement dans ces établissements censés avoir une fonction thérapeutique, mais où l’administration excessive de drogues abrutissantes est en soi un scandale. Dans chaque État, des milliers d’hospices fonctionnent au mépris des normes gouvernementales minimales en matière d’hygiène, de personnel et de soins aux patients. Selon la meilleure évaluation officielle, environ 50 % des hospices du pays ne répondent pas aux critères minima de qualité77. » En 1978, écrit Vladeck, on trouvait 178

encore dans certains hospices « de la viande verte et des asticots dans la cuisine, des narcotiques dans des armoires non verrouillées et des réseaux de gicleurs débranchés dans des bâtiments inflammables »78. Plus de 72 % des pensionnaires des hospices sont des femmes. Ce sont généralement des veuves ou des femmes jamais mariées, blanches, plus pauvres que la plupart de leurs homologues (70 % d’entre elles ont un revenu annuel inférieur à 3 000 $, provenant surtout des prestations de sécurité sociale), et elles souffrent de plusieurs maladies chroniques. Selon le New York Times (14 octobre 1979), leur âge moyen est de 82 ans et la moitié d’entre elles n’ont pas de famille, ne reçoivent aucune visite et vivent de l’aide gouvernementale. Là où les conditions sont les plus terribles, c’est dans les hospices où les soins sont financés par l’Etat : les établissements destinés aux personnes sans le sou, aux bénéficiaires du programme Medicaid. La politique du gouvernement des États-Unis est que les personnes vieillissantes doivent devenir indigentes ∗ : c’està-dire dépenser tout l’argent qui leur reste, après quoi l’État entre en jeu, et elles ne peuvent plus se défendre contre les conditions des maisons dans lesquelles elles sont parquées. Une fois indigentes, elles doivent accepter leur confinement aux conditions décrétées ∗. Voir Gertrude Dubrovsky, « Loose Laws Make Care of Aged Costly », The New York Times, 21 octobre 1979. Dans la section intitulée « How the Programs Work » (Fonctionnement des programmes), Dubrovsky explique : [...] En avril 1977, dernière période pour laquelle ces chiffres sont disponibles, le ou la patiente d’une maison de retraite qui était bénéficiaire de Medicaid ne pouvait disposer d’un revenu mensuel dépassant 533,39 $. Cependant, si cette personne voulait demeurer chez elle et recevoir des soins de santé dans la communauté, son revenu mensuel devait être inférieur à 200 $. Les règlements de Medicaid sont donc biaisés de façon à favoriser les soins en établissement. De plus, Medicaid impose de strictes limites aux actifs personnels des bénéficiaires : 1 500 $ pour les célibataires et 2 500 $ pour les couples. Pour être admissible à un centre de soins avec le soutien de Medicaid, une personne doit vendre sa maison, liquider ses actifs et en remettre le produit en cadeau au programme, ce qui lui permet d’y rester inscrite. Elle peut également donner directement les fonds au centre de soins, comme paiement privé, jusqu’à ce que ses actifs tombent sous le niveau du montant alloué. Elle doit alors présenter de nouveau sa demande de soutien à Medicaid, mais peut se retrouver sur une liste d’attente.

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par l’État, faute d’argent ou d’endroit où aller. Ces conditions sont trop fréquemment la négligence, l’avilissement, la crasse et, assez souvent, le sadisme pur et simple. La population des hospices est en grande majorité blanche. Les Noirs meurent plus jeunes que les Blancs aux États-Unis, vraisemblablement à cause d’un racisme systémique, qui se traduit par un manque de soins de santé, d’hébergement et de revenus tout au long de leur vie. Même si pas moins de 11,8 % de la population est noire, les gens de couleur ne forment que 9 % des aînés, un pourcentage qui inclut les personnes d’ethnie asiatique, autochtone et hispanique. A l’échelle du pays, la population des hospices ne comprend que 5 % de gens désignés comme non-Blancs (dont les Noirs). Le New York Times (21 octobre 1979) signale qu’au New Jersey, par exemple, les Noirs n’occupent que 532 des 8 683 places disponibles et les personnes hispaniques ou « autres », 38 (soit 6,5 %). Les Noirs en particulier semblent abandonnés sans soutien devant les maladies du grand âge et la mort ; quant à la population blanche, elle est institutionnalisée dans des conditions aberrantes – maintenue en vie mais tout juste. Si tel est le cas, la fonction sociale des hospices devient plus claire : loin des yeux, loin du coeur. Les Noirs – jeunes, adultes ou vieux – sont déjà invisibles à cause des ghettos. Les femmes noires connaissent toute leur vie la ségrégation sociale et la marginalisation. Leur souffrance est facilement ignorée par une population blanche imbue de suprématie raciale, déjà insensible à leur sort, la soi-disant « population générale ». Ce sont les femmes blanches qui deviennent pauvres et superflues avec le grand âge ; elles sont éjectées des communautés où elles sont désormais inutiles et se voient reléguées dans les hospices. Il faut les garder éloignées des jeunes femmes blanches enthousiastes de la classe moyenne, qui risquent d’être démoralisées en entrevoyant ce qui les attend lorsqu’elles cesseront d’être utiles. Internées jusqu’à leur mort pour les punir d’avoir vécu aussi longtemps, d’avoir 180

survécu au travail assigné à leur sexe, les femmes blanches âgées se retrouvent droguées (6,1 prescriptions en moyenne par patiente, dont plus de la moitié pour des médicaments neuroleptiques comme le Largactil et la thioridazine) ; condamnées par la négligence à des escarres et des infections urinaires, oculaires et auriculaires ; laissées étendues dans leurs déjections ou attachées à leur lit ou à ce que l’on appelle des chaises gériatriques ; parfois privées de nourriture, de chauffage ou des soins infirmiers élémentaires ; parfois oubliées dans des bains d’eau brûlante (il y a eu des noyades) ; parfois battues, laissées avec des fractures. Jusque dans sa vieillesse, une femme a intérêt à disposer d’un homme pour la protéger. Ses seuls mérites ne lui ont valu aucune place dans la société, mais, pourvue d’un homme, elle évitera probablement d’échouer dans une de ces prisons pour vieillardes. Peu importe son âge, la société lui accorde plus de valeur si elle a un homme – et elle aura plus d’argent. Après une vie entière de discrimination économique systématique – un travail ménager non rémunéré, un revenu inférieur pour son travail salarié, des prestations moindres de sécurité sociale et, souvent, aucun droit à la pension ou aux autres avantages sociaux de son mari si celui-ci l’a quittée, même après des décennies de mariage –, elle se retrouve pratiquement sans le sou si elle est seule. La « ménagère déplacée », comme on appelle par euphémisme la chômeuse divorcée, séparée ou veuve, préfigure déjà la vieille femme « placée ». La surmédicamentation des femmes dans les hospices perpétue un conditionnement des femmes adultes qui est terriblement répandu : celles-ci reçoivent de 60 à 80 % des prescriptions de psychotropes, soit 60 % des barbituriques prescrits, 67 % des tranquillisants et 80 % des amphétamines. On prescrit aux femmes plus du double des médicaments donnés aux hommes pour des problèmes psychologiques identiques. Dans The Female Fix, Muriel Nellis cite une recherche menée auprès de résidentes de l’Utah : « 69 % des femmes 181

de plus de 34 ans sans emploi à l’extérieur du foyer et membres actives de l’Église mormone prennent des tranquillisants mineure79 ». Ces femmes sont considérées à haut risque de contracter une dépendance avant l’âge de 45 ou 50 ans. La toxicomanie et la dépendance pharmacologique des femmes atteignent des niveaux effarants. En 1977, 36 millions de femmes aux États-Unis recouraient à des tranquillisants, 16 millions à des somnifères, 12 millions à des amphétamines et près de 12 millions d’entre elles avaient commencé à prendre ces drogues sur prescription de leur médecin. Comme le précise Nellis en présentant ces statistiques ∗ : Ces chiffres n’incluent pas des catégories entières d’analgésiques prescrits, qui tous ont des effets d’accoutumance et d’altération de l’humeur. Ils n’incluent pas non plus les milliards de doses distribuées directement aux patientes, sans prescription, dans les bureaux de médecins, dans les hôpitaux militaires, publics ou privés, et dans les cliniques et hospices80. La U.S. Food and Drug Administration a signalé qu’entre 1977 et 1980, le Valium avait été le médicament le plus prescrit aux ÉtatsUnis. Au mieux, on peut dire que le sort des femmes, le rôle féminin qui leur est dévolu dans la vie, nécessite une médicamentation intensive par la prescription de substances psychotropes. Au pire, il faut admettre que ces médicaments leur sont prescrits parce qu’elles sont des femmes – et parce que les médecins sont majoritairement des hommes. Conditionné par sa conviction d’être différent d’elle, supérieur, le médecin mâle voit sa patiente comme étant très émotive, très troublée, irrationnelle, dépourvue de tout sens des proportions et incapable de distinguer les détails de l’essentiel. À ses ∗. Témoignage du directeur par intérim du National Institute on Drug Abuse, devant le House Select Committee on Narcotics Abuse and Control en 1978.

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yeux, elle n’a aucune crédibilité pour observer sa propre condition ni même pour décrire des sensations ou des sentiments avec la moindre intégrité ou acuité. Elle est surmenée, non pas à cause des conditions objectives de son existence mais parce qu’elle est une femme et que c’est tout simplement le propre des femmes que d’être émotives et surmenées. Des médecins ont prescrit des tranquillisants pour des crampes menstruelles, qui ont une cause physiologique ; pour de la violence conjugale – on prescrit des médicaments à la femme violentée et on la renvoie chez l’agresseur ; pour des grossesses – on l’aide chimiquement à accepter une grossesse non voulue ; pour une foule de maladies d’origine physiologique que le médecin ne se soucie pas d’investiguer (alors qu’il examinerait un homme avec soin au lieu de lui prescrire un tranquillisant) ; ainsi que pour des problèmes d’ordre physiologique et psychologique liés au stress résultant de facteurs environnementaux, politiques, sociaux ou économiques. Lorsqu’un homme et une femme signalent les mêmes symptômes à des médecins, elle est renvoyée chez elle ou gratifiée d’un tranquillisant, alors qu’il bénéficie d’un examen et de tests. Le mot hystérie signifie souffrance de l’utérus et depuis l’Antiquité il désigne la féminité biologique. Quelques esprits sentimentaux prêtent à Freud une sensibilité féministe pour avoir fait valoir que les hommes pouvaient eux aussi être authentiquement hystériques. Il a été le premier à dire que l’hystérie pouvait se manifester chez un être dépourvu de matrice, une opinion très libérale et rebelle, mais une voix isolée. La profession médicale était d’avis que l’hystérie en tant que pathologie était exclusivement féminine parce que les femmes avaient une matrice et qu’elles étaient visiblement hystériques. Malgré l’apostasie de Freud, intégrée par la suite dans la théorie psychanalytique, l’hystérie demeure associée à la femme. Celle-ci n’a ni raison ni intellect ; elle a des émotions. Du fait d’être une femme, elle en a déjà beaucoup en partant ; lorsqu’elle en a encore plus que ce qu’il est socialement acceptable d’éprouver, ou que 183

cela nuit à l’accomplissement de ses fonctions ou tâches féminines, on la met sous sédatifs ou tranquillisants. Les plaintes qu’adressent les femmes aux médecins masculins sont perçues comme des débordements émotifs. Et, de fait, les femmes apprennent dès l’enfance qu’elles ne peuvent convaincre que par l’étalage d’émotions ; elles ont donc tendance à persuader par la force de leurs sentiments, apprenant très tôt à compenser pour la quasi-certitude qu’elles ne seront pas crues parce qu’elles ne sont pas crédibles, quelles que soient la précision, la retenue et la logique dont elles font preuve. La solution à cet excès émotionnel de la femme, qu’il soit effectivement exprimé – à raison, du point de vue de cette dernière – ou fantasmé par son médecin, consiste à la maintenir grâce aux médicaments dans un état de calme, de torpeur ou de sommeil. Personne ne s’inquiète ou ne remarque que l’esprit des femmes se trouve ainsi émoussé, ou que leur vitalité et leur autonomie sont ainsi sacrifiées. La femme est valorisée pour son apparence – les paupières mi-closes sont parfois prisées – et pour son travail domestique, sexuel et reproductif, toutes choses qui n’exigent pas qu’elle soit alerte. On lui donne des médicaments parce qu’on n’a rien à perdre si elle est médicamentée, sauf ce qui est perçu comme l’aspect trop dérangeant de sa vie affective. On lui donne des médicaments parce qu’on lui accorde peu de valeur ; elle prend des médicaments parce qu’on lui accorde peu de valeur ; elle continue à prendre des médicaments parce qu’elle a peu de valeur ; les médecins continuent à lui en prescrire parce qu’elle a peu de valeur, et on ne remarque pas vraiment les effets sur elle de la toxicomanie et de la dépendance parce qu’elle a peu de valeur. Il s’agit de drogues légales, considérées comme un traitement approprié pour les femmes. Le junkie est, en général, abandonné à la violence de la rue ; la femme intoxiquée aux médicaments d’ordonnance a déjà été domptée et est gardée sous contrôle. Ces médicaments sont prescrits, bon an mal an, à des quantités incroyables de femmes parce qu’ils servent non seulement à soutenir mais à impo184

ser à grande échelle la politique sociale à leur égard. Ils renforcent le maintien des femmes dans des rôles, des postures et une passivité traditionnels ; ils émoussent leurs perceptions et leurs réactions face à un environnement et un statut social prédéterminé qui les dégradent, les avilissent et les enragent ; ils leur imposent le silence. L’utilisation de ces drogues pour engourdir ces masses de patientes démontre bien le peu d’importance des femmes : pour les médecins qui signent les prescriptions, pour les femmes elles-mêmes, et pour la société qui dépend de ce dopage massif pour mieux tenir les femmes tranquilles en tant que classe et invisibles ou anormales en tant qu’individus. Trente-six millions de femmes peuvent être maintenues sous tranquillisants chaque année et le pays ne s’en rend même pas compte : leur énergie, leur créativité, leur humour, leur intellect, leur passion et leur engagement ne manquent à personne. C’est dire à quel point on tient en haute estime la valeur de ces femmes, leur contribution est jugée importante, leur personnalité, marquante et leur vigueur, essentielle. En plus d’être trop émotives, les femmes peuvent être trop grosses. En fait, il est difficile de ne pas l’être ; comme on le sait, les normes amérikaines de beauté imposent une minceur plus proche de la condition squelettique des victimes des camps de concentration que de toute autre physionomie socialement autorisée. La majorité des amphétamines sont prescrites comme produits amaigrissants, même quand les femmes les utilisent pour passer au travers de la routine de leur journée. La dépression est chose courante chez elles parce que les tâches ménagères sont ennuyeuses, le sexe est ennuyeux, la cuisine est ennuyeuse, les enfants sont ennuyeux et parce que les femmes détestent s’ennuyer mais n’y peuvent rien changer. La dépression est chose courante chez les femmes parce qu’elles sont souvent en colère contre leurs conditions de vie, contre ce qu’elles sont tenues de faire parce qu’elles sont des femmes, contre la façon dont on les traite parce qu’elles sont des femmes ; et la dépression est en 185

fait de la colère retournée contre soi-même. Elle est chose courante chez les femmes parce que la vie d’une femme est souvent une série d’impasses et qu’y trouver son bonheur est la mesure de la féminité. Il y a dix ou vingt ans, les médecins prescrivaient des amphétamines à qui mieux mieux. Ils sont plus prudents aujourd’hui, et pas seulement parce que les amphétamines saccagent l’organisme : elles ont surtout pour effet d’éloigner les femmes de la féminité pour les amener à l’agressivité, à la dysphonie sociale et à une paranoïa qui menace leur docilité comme partenaire sexuelle. Malgré la gravité des dépendances qu’ils créent, les tranquillisants et les somnifères interfèrent beaucoup moins avec la vie qu’est censée mener une femme. Les médecins justifient la prise d’amphétamines – par exemple, chez ces 12 millions d’utilisatrices par an – parce que les femmes doivent maigrir. Celles-ci se procurent la drogue en disant qu’elles veulent ou doivent maigrir, quelle que soit leur taille ; les médecins prescrivent la drogue sans expliquer ses caractéristiques et ses effets – ils ne mentionnent surtout pas l’accoutumance et l’euphorie qu’elle crée. La femme sait que sa valeur tient à devenir ce que l’homme veut avoir ; elle n’a aucun sentiment d’identité personnelle en dehors de ce qu’il pense qu’elle devrait être. Les médecins mâles partagent essentiellement les mêmes valeurs masculines ; et les femmes acceptent leur autorité en tant qu’hommes, pas seulement en tant que médecins. Le corps des femmes est évalué en fonction d’une esthétique sexuelle, et non d’une éthique médicale. Les amphétamines prescrites par un médecin renforcent la règle misogyne voulant que la seule richesse d’une femme soit son corps en tant qu’objet, et que tout acte d’auto-destruction – comme la prise d’amphétamines – soit justifié et la rende plus attrayante sexuellement s’il fait d’elle ce que veulent les hommes. Les médecins acceptent et parfois encouragent cette logique ; souvent ils y adhèrent et la transmettent aux femmes. Si elles ne sont pas minces, que sont-elles ? Une telle norme ne pourrait être appliquée à un in186

dividu ou à un groupe respecté ou qui se respecte ; elle est appliquée aux femmes de façon implacable, et pas aux hommes. Mais les médecins savent que les femmes se servent des amphétamines non seulement pour maigrir mais aussi pour rester éveillées tout au long de journées brutalement soporifiques ; pour repousser des accès paralysants de dépression liés à leur qualité de vie, à la perception réaliste qu’elles en ont ; pour trouver l’énergie de mettre un pied devant l’autre dans une vie qu’elles détestent mais se sentent impuissantes à changer. C’est ainsi que même les amphétamines – aux effets apparemment opposés à ceux des tranquillisants et des sédatifs – maintiennent chaque femme dans sa vie telle qu’elle est et telle qu’une société patriarcale tient à ce qu’elle soit ; ces drogues lui permettent d’être fonctionnelle dans la sphère domestique, qu’elle s’y consacre exclusivement ou non, dans les habitudes de la féminité, dans l’exécution des tâches routinières d’une vie qui la rend profondément insatisfaite. Et l’impératif social consiste à l’y maintenir quoi qu’il lui en coûte au plan personnel. Alors les médecins rédigent les prescriptions. Les amphétamines prescrites la font continuer à se conformer alors qu’elle était prête à s’arrêter tout net, la font demeurer une femme alors qu’elle préfèrerait devenir carrément inerte et inanimée, lui font continuer à faire ce qu’elle ne pourrait arriver à faire sans médication. Ces drogues – amphétamines, tranquillisants et sédatifs – sont des agents de contrôle social ; une élite masculine exerce ce contrôle ; les femmes sont la classe contrôlée. L’empressement des médecins – des professionnels mâles de la médecine – à médicamenter systématiquement les femmes et la perception qu’ils ont d’elles qui les amène à agir ainsi démontrent le caractère superflu des femmes, l’absence essentielle chez elles d’une valeur qui serait mesurée à l’aune de critères humains plutôt qu’en fonction de normes régissant les fonctions féminines. On ne bourre pas de drogues les meilleurs éléments d’une société ; on n’encourage pas la toxicomanie chez 187

ceux qui ont un travail à accomplir, un avenir relativement prometteur et le droit à la dignité et à l’estime de soi. En recourant aux drogues, les médecins jouent leur rôle dans la régulation sociale des femmes. Et ils se sont montrés disposés – parfois même enthousiastes – à aller plus loin. Il y a plusieurs décennies, les clitoridectomies étaient en vogue alors que les médecins jouaient du bistouri afin de contrôler la délinquance sexuelle chez les femmes. Aujourd’hui, après quelques années d’impopularité, l’intervention psychochirurgicale a de nouveau l’aval de certains médecins. Dans une société violente, disent-ils, elle est plus qu’utile : elle est nécessaire. La patiente idéale pour la lobotomie serait la femme noire. Sa violence semble tenir au simple fait d’être une femme noire. C’est le sujet idéal puisque cette intervention ne l’empêchera pas de s’acquitter des fonctions auxquelles elle est le mieux adaptée : elle pourra être femme suivant toutes les règles conventionnelles, et continuer à nettoyer les maisons des autres. Les chirurgiens n’ont à intervenir cependant que là où les programmes d’aide sociale ont échoué à créer un bassin de travailleuses noires sous-payées. Dans Regulating the Poor : The Functions of Public Welf ∗, Frances Fox Piven et Richard A. Cloward démontrent que l’on a versé moins d’aide sociale aux femmes noires qu’aux femmes blanches – forçant les premières à accepter des tâches serviles pour subsister – ou qu’elles ont été complètement écartées de l’aide sociale par des gestionnaires qui ont manipulé les règlements afin d’en exclure les Noirs, conformément aux politiques racistes d’administrations municipales ou de certains États. Cette forme de discrimination a surtout été le fait des États du Sud, mais on l’a également ∗. Un livre important qui analyse la valeur économique liée au racisme en régime capitaliste, mais qui ne tient pas compte hélas de l’exploitation des femmes en tant que telles, d’où une analyse superficielle des mécanismes de contrôle sociaux et sexuels imposés aux personnes assistées sociales. Piven et Cloward ne prennent pas suffisamment au sérieux la nature ubiquitaire de ces mécanismes, qui semblent presque se renouveler d’eux-mêmes ; ils ne voient pas que tant que l’oppression sexuelle demeure intacte, ces mécanismes referont constamment surface, même lorsque des réformes semblent les avoir éliminés.

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constatée dans d’autres régions du pays : Divers mécanismes permettent aux services d’aide sociale du Sud de refuser ou de réduire les versements aux Noirs, afin de les maintenir dans le marché du travail déqualifié. La règle de la « mère apte au travail » [selon laquelle une mère doit travailler si le service d’aide sociale détermine qu’il existe du travail qui lui convient] [...] a été appliquée aux femmes noires de façon discriminatoire : quand on a besoin de main-d’œuvre aux champs, les agents d’aide sociale du Sud tiennent pour acquis qu’une noire est apte au travail, mais pas une femme blanches.81 Ces machinations du régime d’aide sociale sont courantes et omniprésentes. Contrairement à certaines idées reçues, le système a travaillé d’arrache-pied à écarter les femmes noires de l’aide sociale, à les rendre encore plus marginales et souvent encore plus pauvres que les prestataires d’aide sociale. Ses exigences spécifiques peuvent changer – par exemple, quelles femmes doivent travailler, quand et pourquoi – mais le genre de régulation que le système d’aide sociale cherche à imposer aux femmes pauvres ne change pas. La règle de la « mère apte au travail » a d’abord été invoquée en 1943 en Louisiane ; la Géorgie a adopté le même genre de règlement en 1952 ; en 1968, un tribunal fédéral siégeant à Atlanta a abrogé ce règlement de la Géorgie, et on a généralement cru que cet arrêt invalidait l’influence de cette règle dans les États où elle existait. Pourtant, un an plus tôt, le Congrès avait exigé des États qu’ils imposent aux mères assistées sociales d’accepter du travail ou de suivre des formations à l’emploi – une loi appliquée de manière erratique et donc sujette aux mêmes abus que l’ancien règlement de la «mère apte au travail ». La forme de contrôle imposée par l’appareil d’aide sociale aux femmes pauvres ne change pas, parce que la population que l’aide sociale a pour but de contrôler ne change pas ce sont les femmes. La question du « travail convenable» est un autre enjeu récur189

rent dans le régime de l’aide sociale : que doit-on attendre des femmes qui ont des enfants ? Devraient-elles travailler à l’extérieur ou rester à la maison ? Quel genre de travail leur offre-t-on ou les force-t-on à accepter ? Ce travail est-il entièrement déterminé par des jugements préconçus à propos de leur nature – que peut-on et doit-on exiger d’elles parce qu’elles sont des femmes, parce qu’elles sont femmes et noires, femmes et blanches, femmes et pauvres, femmes et non mariées ? À New York, des prestataires disent avoir été fortement incitées à se prostituer par leur agent d’aide sociale, sous menace d’exclusion, parce que l’agent savait qu’elles pourraient gagner gros à faire le trottoir. Il arrive également qu’en situation d’urgence des assistées sociales se fassent dire de gagner l’argent dont elles ont besoin en faisant quelques passes. Dans l’État du Nevada, où la prostitution est légale, des assistées sociales ont été exclues du régime pour avoir refusé d’accepter la prostitution comme emploi convenable ; une fois reconnue comme emploi légal, réglementé par l’État, il n’y a plus de raison pour s’y refuser. Qu’elle soit légale ou non, la prostitution est depuis longtemps considérée comme un emploi convenable pour les femmes pauvres. Cela est particulièrement cynique de la part du régime d’aide sociale, puisque les assistées sociales ont longtemps subi des « vérifications de fornication » – soit des interrogatoires détaillés concernant leurs relations sexuelles, l’identité du père de leurs enfants qualifiés d’illégitimes, et leurs habitudes, activités et partenaires – et puisqu’on leur a refusé l’aide sociale si elles vivaient avec un homme, si un homme passait du temps chez elles, ou si elles avaient une relation intime avec lui. Leur domicile pouvait être visité à tout moment : les inspections avaient souvent lieu au beau milieu de la nuit, lorsque les agents s’attendaient à trouver l’objet masculin du délit ; les tribunaux ont mis fin à ces inspections nocturnes, mais elles demeurent légales de jour. Les lits, placards et vêtements étaient inspectés pour y déceler toute trace de présence masculine. On accusait même par190

fois du crime de fornication les mères d’enfants illégitimes, afin de leur enlever le droit à l’aide sociale. Par exemple, dans une cause typique, une femme du New Jersey a été reconnue coupable de fornication et condamnée avec sursis ; on l’a forcée à nommer le père, qui a été emprisonné. Les agents d’aide sociale étaient autorisés à interroger les enfants au sujet de la vie sociale et sexuelle de leur mère. On a exigé d’assistées sociales qu’elles indiquent la date de leurs règles. Les assistées sociales n’ont jamais eu aucun droit à une vie sexuelle privée ; dans ce contexte, le fait de les diriger vers la prostitution correspond tout à fait à ce refus de leur permettre d’avoir des relations sexuelles privées, intimes et choisies. La prostitution est la perte ultime d’une vie sexuelle privée. Les gains obtenus devant les tribunaux au cours des années 1960 pour rétablir les droits de ces femmes à une vie privée sont aujourd’hui annulés par de nouveaux règlements et politiques d’aide sociale qui utilisent les mêmes vieilles méthodes pour contrôler la même population. Ces pratiques refont surface sous de nouveaux habits mais reposent sur les mêmes vieilles attitudes ; elles infligent aux assistées sociales les mêmes vieux sévices cruels. L’État est un amant jaloux, sauf quand il se fait proxénète. Le plus important programme fédéral d’aide sociale est celui qui concerne les femmes et leurs enfants à charge : Aid to Families with Dependent Children (AFDC). En 1977, 52 % de ses bénéficiaires étaient blanches, 43 % étaient noires et 4,4 % étaient désignées comme « autochtones ou autres ». L’aide sociale définit fondamentalement la valeur que l’État accorde aux femmes en tant que femmes ; les bases philosophiques et les stratégies pratiques du régime de l’aide sociale sont déterminées par la condition des femmes ∗ ; la structure raciste des classes sociales fournit un contexte ∗. Ce qui ne veut aucunement suggérer que l’aide sociale n’a pas de conséquences dévastatrices pour les hommes noirs. Il s’agit plutôt de noter que l’on ne peut comprendre l’ensemble du système, y compris son impact sur les hommes noirs, que dans la mesure où l’on réalise que la féminisation des personnes opprimées fait partie des politiques publiques et est donc fondamen-

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où les femmes peuvent être isolées, punies et détruites en tant que femmes. Dans le régime de l’aide sociale, le racisme aggrave de toutes sortes de façons la condition particulièrement vulnérable des femmes noires. Mais la politique avilissante intégrée au système général de l’aide sociale, et particulièrement au programme AFDC, a pour origine les attitudes sociales à l’égard des femmes : le mépris sexuel, les préjugés paternalistes à leur égard, les codes moraux qui les ciblent exclusivement, les concepts d’immoralité qui n’ont plus cours mais qui leur sont appliqués. Les femmes qui ne sont pas assistées sociales souffrent cruellement de ces mêmes attitudes misogynes endémiques ; mais les assistées sociales n’ont rien pour se protéger de l’exercice policier d’une autorité et d’un pouvoir d’État qui les avilit parce qu’elles sont des femmes et que l’Etat est le véritable chef du ménage. Le programme AFDC contrôle celles qui n’ont pas de mari pour les tenir en respect ; il gère les femmes au quotidien, les tient continuellement affamées, dépendantes, désespérées et accessibles ; il les force à voir leurs enfants souffrir de la faim, manquer de vêtements et d’instruction ; il leur dit exactement ce qu’elles valent, en dollars et en cents, aux yeux de leur seigneur et maître, l’État. En 1979, elles valaient 111 $ par mois en Alabama, 144 $ en Arkansas, 355 $ au Connecticut, 162 $ en Floride, et ainsi de suite. C’est à Hawaï qu’elles valaient le plus : 389 $ par mois, et au Mississippi, le moins : 84 $. Dans l’État de New York, dont le budget d’aide sociale est le plus gros aux États-Unis, elles valaient 370 $. C’étaient là les montants mensuels versés à chaque famille, c’est-à-dire pour une femme et ses enfants à charge. Les critères des « emplois convenables » sous quelque forme qu’ils se présentent, sont utilisés pour avilir les femmes, pour les punir d’être pauvres en les enfermant dans un piège terrible : elles ont des enfants à faire vivre et le seul travail qu’on leur offre ne suffit pas à les nourrir ; c’est un travail dégradant, sans avenir, déritalement liée à l’avilissement des femmes en tant que classe.

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soire, intrinsèquement exploiteur ; quant à celles dont le mari a un peu d’argent ou un bon emploi ou un emploi stable, on les incite à rester à la maison et à être de bonnes mères. Comment une assistée sociale est-elle censée être une bonne mère ? La réponse est toujours la même : pour commencer, elle n’aurait pas dû avoir d’enfants, et elle n’est pas censée en avoir d’autres, et sa souffrance n’est rien de plus que ce qu’elle mérite. Le régime de l’aide sociale combine les impératifs du sexe et de l’argent : trouve un homme pour t’épouser et te faire vivre ou nous te punirons, toi et les tiens, jusqu’à te faire désespérer de la vie. Le régime de l’aide sociale combine aussi les impératifs de la moralité et de l’argent : tes manières éhontées t’ont valu de tomber enceinte, ma fille ; maintenant, sois gentille ou on te fera la peau. Même quand on parle d’un emploi convenable, ce message est toujours dans l’air : tu ne serais pas ici si tu n’avais pas fauté ; alors tu vas aller où on te dit d’aller et tu vas faire ce qu’on te dit de faire, parce que c’est ce que tu mérites parce que tu n’es pas une bonne fille. C’est dire qu’en plus des emplois convenables, le système d’aide sociale s’est occupé – et entend continuer à le faire – de ce qu’il appelle des « foyers convenables » et de ce que l’on peut appeler, de façon plutôt redondante, une « moralité convenable ». La plupart des programmes AFDC ont été créés au tournant des années 1940 ; dès 1942, des lois définissaient les « foyers convenables » dans plus de la moitié des États. Elles obligeaient les femmes à respecter certaines normes sociales et sexuelles pour être admissibles aux prestations : par exemple, la présence d’enfants illégitimes rendait un foyer non convenable ; toute infraction aux comportements sociaux conventionnels de la part des femmes pouvait avoir le même effet ; toute vie sexuelle explicite ou susceptible d’être remarquée, aussi. Les femmes pouvaient garder leurs enfants – les foyers étaient jugés assez convenables pour cela – mais elles perdaient droit à tout soutien du vertueux gouvernement. Comme le montrent clairement Pi193

ven et Cloward, cela signifiait que les femmes devaient accepter tout ce qu’elles pouvaient trouver comme boulot, y compris les tâches les plus ingrates : elles n’avaient tout simplement aucun autre recours. Mais cela signifiait aussi que l’État était devenu l’instrument de Dieu : la mission de l’aide sociale a consisté, dès ses débuts, à punir les femmes d’avoir eu des rapports sexuels hors mariage, d’avoir eu des enfants hors mariage, d’avoir eu des enfants tout court – bref, d’être des femmes. Fort de son moralisme, le système d’aide sociale, et ceux qui en rédigeaient et appliquaient les politiques, affamaient les femmes pour les punir d’avoir des « foyers non convenables », c’est-à-dire des enfants illégitimes. Les mères et leurs enfants à charge sont massivement exclus des registres de l’aide sociale dès que le gouvernement d’un État décide que sa pureté est compromise parce qu’il donne de l’argent à des femmes immorales. Exemple typique de ces purges : en 1959 en Floride, 7 000 familles, qui comptaient plus de 30 000 enfants, ont été privées de prestations en vertu de la loi sur les foyers convenables. Selon un rapport du ministère de la Santé, de l’Éducation et de l’Aide sociale, ces familles satisfaisaient à tous les critères d’admissibilité mais elles ont été privées de prestations « lorsqu’un ou plusieurs enfants étaient illégitimes [...] ou lorsque le travailleur social a estimé que la conduite sexuelle passée ou présente de la mère n’était pas acceptable selon l’esprit de la loi »82. D’autres administrations, dont certains États du Nord, en ont fait autant. Parce qu’ils sont illégitimes, les enfants sont élevés dans un foyer non convenable ; on peut donc les laisser mourir de faim. Voilà un bel exercice de moralité par l’État. Le bénéfice qu’il en tire est concret : la femme est forcée d’assumer les tâches les moins payées ; en termes économiques, l’aide sociale sert d’instrument raffiné au pouvoir d’État et au capitalisme. Malgré son chaos apparent, elle joue un rôle de poids : créer et maintenir un bassin de main-d’œuvre dépréciée, disponible à vil prix. Quant à son autre fonction, l’aide sociale n’a pas 194

encore atteint autant de raffinement. Elle est censée empêcher ces femmes d’avoir des enfants, les décourager, les punir, les forcer à en avoir moins. Elle est censée utiliser les armes jumelles de l’argent et de la faim – renforcées par la peur de souffrir et de mourir – pour empêcher ces femmes de se reproduire. La stérilisation a des antécédents législatifs aux États-Unis : en 1915, treize États disposaient de lois sur la stérilisation obligatoire (pour les « dégénérés ») ; en 1932, vingt-sept États imposaient légalement la stérilisation à diverses catégories de personnes inadaptées sociales. Comme l’a écrit Linda Gordon dans Woman’s Body, Woman’s Right : « La campagne de stérilisation avait tendance à associer la dépendance économique à la faiblesse d’esprit congénitale, voire pire83. » On l’a maintes et maintes fois allégué : si ces femmes vont continuer à avoir des bâtards, nous avons le droit après le deuxième, le troisième ou le quatrième, de les arrêter, de les stériliser – pour leur propre bien et parce que c’est nous qui payons la facture. Concrètement, la stérilisation a été pratiquée sur les femmes pauvres de manière assez aléatoire. Les tribunaux ne sont pas encore allés jusqu’à donner carte blanche à l’État pour qu’il puisse faire ligaturer les trompes d’une femme parce qu’elle est assistée sociale. Mais quand des médecins stérilisent une femme prestataire du programme Medicaid, ils sont conscients de se conformer à l’intérêt du gouvernement, gestionnaire de l’aide sociale ; et le gouvernement n’hésite pas à payer le médecin pour sa bonne action. À ce jour, l’État s’est contenté de stratégies assez frustes pour empêcher les assistées sociales d’avoir des enfants. Il a tenté de policer leurs relations sexuelles, leur imposer la chasteté, tenir les hommes hors de chez elles, les punir d’avoir des enfants illégitimes et les affamer elles et leurs enfants : la politique d’État à leur égard est d’un paternalisme absolu, cruel, meurtrier. Les politiques du régime d’aide sociale ont habituellement été interprétées en fonction de leur impact sur les hommes noirs. Dans 195

la perspective de l’État (de sa police), il s’agit d’empêcher un fainéant de profiter des versements faits à une femme ; d’empêcher des hommes de frauder le régime d’aide sociale en utilisant des prestations destinées aux femmes et aux enfants. Il dit vouloir ramener les familles noires en mode patriarcal, c’est-à-dire sous l’autorité d’un homme, pour des raisons de moralité traditionnelle ou d’économie ; de forcer les hommes noirs à épouser des femmes noires et à devenir légalement responsables des enfants. Dans le camp antiraciste, la politique d’aide sociale a plutôt été décrite comme un effort concerté pour détruire les hommes noirs ou la famille noire ; celleci, lorsque dirigée par une femme, est perçue comme intrinsèquement avilie. Pour les deux camps, l’homme noir absent reste l’enjeu politique central et prioritaire. Ni l’un ni l’autre ne décèle le sens véritable de la politique de l’aide sociale, puisque chacun s’en tient à l’homme comme figure clé du drame. L’État ne projette, bien sûr, aucune dignité économique pour cet homme, sinon il n’attiserait pas le chômage des hommes noirs par ses politiques économiques ni ne créerait, par le biais de l’aide sociale, une situation où des maris sont forcés d’abandonner femmes et enfants pour leur permettre de manger. Quant à la perspective antiraciste, elle perd de vue des effets plus graves et beaucoup plus néfastes que les impacts de l’aide sociale sur les seuls hommes, puisque c’est par une régulation sociale des femmes que l’État a surtout tenté de bloquer ou considérablement réduire la reproduction. La thèse selon laquelle l’État aurait agi pour promouvoir la famille conventionnelle dominée par un homme (en persécutant les mères non mariées, par exemple) n’est valide qu’à première vue. Si tel était son véritable intérêt, l’État miserait sur d’autres politiques en appui au même objectif. C’est plutôt le contrôle des femmes dont s’est directement occupé le régime d’aide sociale. Les règles les plus intrusives et les plus avilissantes de ce système ont, depuis ses débuts, toujours ciblé les femmes en tant que femmes : il s’est toujours agi d’une régulation genrée de la 196

maternité et du sexe. Ces politiques ont toutes pour effet de définir la valeur reproductive des assistées sociales aux yeux de l’État, et cette valeur est presque entièrement négative ∗. La nécessité de l’aide sociale (du point de vue des personnes plutôt que de l’État) tient à la discrimination économique systématique infligée aux femmes – où les femmes noires vivent les pires privations – ainsi qu’à l’avilissement sexuel systématique des femmes. L’aide sociale est le strict minimum vital accordé aux personnes qui, du fait d’être femmes et pauvres, mourraient autrement à petit feu. Celles à qui on supprime l’aide sociale, dans la quête incessante de personnes pauvres mais pures, écopent d’emplois qui sont payés moins que ce qu’accorde l’aide sociale – et l’aide sociale n’accorde que des miettes. Elles travaillent, à la satisfaction des prosélytes de l’éthique protestante du travail, mais continuent d’avoir faim. La pauvreté des femmes est aberrante. En décembre 1981, le U.S. Bureau of Labor Statistics a établi que le taux de chômage des femmes chefs de ménage dépassait presque du double celui des hommes chefs de ménage : 10,6 % pour les femmes contre 5,8 % pour les hommes. Dans un reportage sur l’industrie du sexe, le journaliste Gay Talese a trouvé révélateur à propos de la libération sexuelle le fait que les employées de salons de massage qui le masturbaient avaient des baccalauréats, voire des doctorats. C’est effectivement révélateur – mais de ce que les femmes sont obligées de faire pour gagner leur vie, même pourvues d’une formation universitaire et de diplômes d’études supérieures. Le régime d’aide sociale, en cherchant à contrôler les femmes et, au final, à détruire celles qui sont superflues (les femmes noires et blanches pauvres, les Hispaniques et celles de tout groupe marginal), peut miser sur leur pauvreté persistante en tant que femmes ; leur condition ne s’améliorera jamais, parce qu’elles sont des femmes et qu’elles n’ont au∗. La seule valeur positive prêtée aux femmes et à leur progéniture est de constituer une main d’oeuvre à rabais, comme on l’a vu plus tôt dans ce chapitre.

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cun moyen d’ascension sociale, sinon épouser un homme plus fortuné. La pauvreté de ces millions de femmes est chose assurée, de même que l’accès continu de l’État à leur vie et leur humiliation sexuelle permanente du fait de cette intrusion, puisque les services d’aide sociale constituent jusqu’à maintenant l’exécuteur principal des politiques de l’État. Comme l’aide sociale a eu pour objectif d’endiguer la reproduction des femmes pauvres (dans le meilleur des cas), l’intrusion de l’État se poursuivra dans leur vie reproductive, et le racisme endémique aux États-Unis continuera d’imposer systématiquement aux femmes noires les risques les plus élevés à cet égard. Cette intrusion se fera, comme toujours, sous prétexte de moralité, une moralité appliquée exclusivement aux femmes, une moralité qu’aucun sénateur ou congressiste de droite ne songerait à faire imposer aux hommes par le biais de l’État. Elle portera aussi le masque – chez des intervenants plus séculiers – d’une sollicitude pour la famille noire : contrôler la promiscuité sexuelle dont on accuse la femme noire, restaurer la place de l’homme noir dans la chambre du maître (si tant est qu’il s’en trouve dans le quartier). Ces discours dissimuleront une vérité tout autre : l’État veut, par le régime de l’aide sociale dans son ensemble, contrôler la fécondité de la femme et il ne laissera jamais l’homme noir échapper à l’exclusion. L’État réglemente l’utilisation sexuelle des femmes non assistées sociales pour le bénéfice des hommes en tant que classe, et il tente de contrôler la fécondité de ces femmes avec le concours de tous les hommes dont il représente les intérêts : à la fois amants, pères, maris, violeurs et policiers. Mais l’État est le propriétaire direct de la sexualité des femmes assistées sociales – de son point de vue, du moins – et il veut posséder également leur fécondité. L’État exerce parfois ce droit de propriété de manière explicite, quand il impose de soi-disant normes morales à une catégorie particulière de femmes : il punit parfois des femmes d’avoir eu des enfants contre sa volonté. Le fait d’affamer lentement et d’avilir ces femmes n’est 198

pas encore généralement perçu comme un acte génocidaire ; le génocide n’est pas inscrit comme tel dans la politique de l’État. La raison en est le caractère fruste des outils politiques et juridiques dont a disposé le régime d’aide sociale dans ses efforts pour contrôler la reproduction des femmes pauvres. Mais l’avortement illégal, dont le retour se profile à l’horizon avec le monstrueux Human Life Amendment, et la stérilisation forcée, pratiquée jusqu’à maintenant de façon sporadique mais qui se dessine depuis longtemps comme le véritable projet du gouvernement, vont rendre concrète, efficace et franchement inévitable une politique génocidaire. Quand l’avortement est illégal, les femmes noires, hispaniques et pauvres sont massacrées ∗. Permettre au gouvernement de légiférer sur l’utérus – comme dans le Hurnan Life Amendment – ouvrira la porte à une politique explicite de stérilisation forcée. L’État ne peut en faire une politique explicite avant que ne soit instaurée une mesure comme le Human Life Amendment, c’est-à-dire avant que l’avortement ne soit, au plan juridique, assimilé à un meurtre et puni comme un meurtre. C’est ainsi que l’État sera littéralement habilité à investiguer la matrice d’une femme, ses menstruations, ses pertes. Le jour où chaque ovule fécondé devra être mené à terme, qu’allons-nous faire de toutes ces salopes débauchées, pauvres et stupides qui ne cessent d’avoir des bâtards ? Après tout, le gouvernement n’a-t-il pas le droit d’obliger ces femmes à arrêter d’avoir des bébés ? N’estce pas le gouvernement qui paie la note ? Ces femmes ne sont-elles pas immorales, lorsqu’elles baisent à gauche et à droite et ont des enfants pour l’argent de l’aide sociale ? Si chaque ovule fécondé doit être mené à terme – sous peine d’une accusation de meurtre contre les récalcitrantes –, ne vaut-il pas mieux insister pour que les femmes qui prennent l’argent du gouvernement se fassent ligaturer ? Et n’est-ce pas que cette combinaison de l’avortement illégal – aujourd’hui prohibé comme jamais auparavant, par un interdit de ∗. Voir le chapitre 3, « L’avortement », p. 77.

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concevoir – et de la stérilisation forcée satisfait enfin au projet de moins en moins secret de l’aide sociale, celui de fournir à l’État les moyens de contrôler, absolument et efficacement, la fécondité des femmes pauvres ? Suffisamment de femmes pauvres pourront avoir suffisamment de bébés pour répondre aux besoins de main-d’œuvre à rabais ; les autres sont superflues. Qu’arrivera-t-il aux femmes, celles-là et toutes les autres, quand les outils de contrôle de leur reproduction ne seront plus aussi frustes au plan technologique (médical) ? Quand la technologie sera en mesure d’assister ce saut politique et juridique dans un univers orwellien ? Qu’arrivera-t-il aux femmes quand la vie pourra être créée en laboratoire et que les hommes pourront contrôler la reproduction non seulement socialement mais aussi biologiquement et de façon réellement efficace ? La valeur de la vie d’une femme dépend de sa valeur reproductive. Qu’arrivera-t-il à toutes les femmes qui ne sont pas entièrement nécessaires parce que leurs enfants en particulier ne sont pas entièrement désirables ? Les vieilles femmes qui meurent de faim dans la pauvreté meurent ainsi parce que leur vie reproductive est terminée et qu’elles ne valent rien. Les vieilles femmes incarcérées dans des hospices inhumains se trouvent là parce que leur vie reproductive est terminée et qu’elles ne valent rien. Les femmes trop pauvres ou trop noires ou trop brunes et qui ont trop d’enfants sont affamées, menacées, avilies et tuées à petit feu par une négligence endossée par l’État parce qu’elles ont des enfants, parce qu’elles se reproduisent trop et parce que leur reproduction a une valeur négative caractérisée par un mépris qui les anéantit. Les millions et millions de femmes tenues en respect chaque année par l’administration judicieuse de psychotropes sont chimiquement rendues heureuses, calmes, tranquilles, ou suffisamment énergiques pour tenir le coup, porter les enfants, les éduquer et tenir la maison pour leur mari, même si leur vie les remplit de détresse et 200

que c’est la dépendance qui assure leur conformité. Elles aussi font partie d’une population de femmes jetables : parce que leur bienêtre dépend cruellement d’une norme préétablie de ce qu’est une femme, de ce que fait une femme et de ce dont une femme a besoin pour être une femme (continuer à avoir des activités féminines, que ça lui plaise ou non). Que valent les vies de toutes ces femmes ? Y a-t-il quoi que ce soit dans la façon dont on les perçoit ou les évalue qui conforte leur dignité humaine à titre d’individus ? Elles ont déjà si peu d’importance. On les traite avec cruauté ou grossière indifférence. On s’est déjà débarrassé d’elles : les rejeter fait partie des politiques publiques. Qu’arrivera-t-il aux femmes quand la reproduction – la seule capacité des femmes dont les hommes ont vraiment besoin (la veuve Poignet pouvant suppléer au reste en période de disette...) – ne sera plus le domaine exclusif de la classe des femmes ? Quand les hommes pourront fabriquer des bébés, qu’arrivera-t-il aux femmes qui ne disposent que d’un seul argument pour faire valoir l’importance de leur existence, à savoir que leur capacité reproductive vaut bien un petit quelque chose (un toit, de la nourriture, du réconfort, un tant soit peu de respect) ? *** Et pourtant, il existe une solitude que chacun d’entre nous garde toujours par devers soi, plus inaccessible que les montagnes glaciales, plus profonde que l’océan de minuit ; la solitude du moi. Cet être intérieur que nous appelons notre moi, l’œil ou la main de l’homme ou de l’ange ne l’a jamais approché. Il est plus caché que les cavernes du gnome, que l’adytum sacré de l’Oracle, que la chambre secrète du mystère Éleusinien, puisque seule l’omniscience peut y avoir accès. Telle est la vie individuelle. Qui, je vous le demande, peut assumer, ose assumer les droits, les obligations, les responsabilités d’une autre âme humaine ? 201

Elizabeth Cady Stanton, discours, le 18 janvier 1892 L’amour, dans le monde, ça n’existe pas. Les femmes, c’est des Niakoués. Les femmes, elles sont mauvaises. Des créatures de la famille des communistes, des jaunes, des hippies. On reprend la marche pour apprendre à faire du corps à corps. Blyton fait un sourire vicieux, se fout de nous et beugle sa petite comptine. « Si tu veux sauver ta peau, t’as intérêt d’être agile, mobile, hostile. » On chante les mots : a-gile, mo-bile, hos-tile. On les fait sonner. Tim O’Brien, Si je meurs au combat Il existe deux modèles qui décrivent essentiellement la façon dont les femmes sont socialement contrôlées et sexuellement utilisées : le modèle du bordel et celui de la ferme. Le modèle du bordel est lié à la prostitution, au sens strict ; des femmes rassemblées aux fins d’être utilisées pour le sexe par des hommes ; des femmes dont la fonction est explicitement non reproductive, presque antireproductive ; des animaux sexuels en rut ou qui feignent de l’être, s’affichant pour le sexe, qui se pavanent et posent pour le sexe. Le modèle de la ferme est lié à la maternité, aux femmes en tant que classe ensemencées par le mâle et moissonnées ; des femmes utilisées pour les fruits qu’elles portent, comme des arbres ; des femmes allant de la vache primée à la chienne pelée, de la jument pur-sang à la triste bête de somme. Ces deux pôles de la condition des femmes ne sont distincts et opposés qu’en surface, au plan conceptuel. Ce sont les hommes qui en font deux pôles et qui insistent sur leur distinction, leur opposition. Cette prétention masculine est intériorisée et réitérée jusqu’à ce qu’il soit plus facile de répéter le concept par cœur que de voir la réalité. Mais le concept n’est exact (descriptif) que d’un point de vue masculin – c’est-à-dire si l’on accepte les définitions mascu202

lines des actes et des femmes en cause. Tout au long de la vie des femmes, soit selon une perspective de femme, ces deux conditions se chevauchent et s’entrecroisent, chacune renforçant l’efficience de l’autre. Toute femme peut être à la fois prostituée et mère, prostituée et épouse (une mère éventuelle), ou l’une et puis l’autre, dans n’importe quel ordre ; et toute femme peut être sujette à la fois aux règles propres aux modèles du bordel et de la ferme. En général, les femmes sont plus nombreuses à devenir mères que prostituées. Les euphémismes de la religion et de l’amour romantique empêchent habituellement les femmes de comprendre que le modèle de la ferme les concerne directement et personnellement. Les femmes d’aujourd’hui ne se perçoivent ni comme des vaches, ni comme une terre que l’homme ensemence ; pourtant, le mariage patriarcal incorpore l’une et l’autre de ces traditions saisissantes qui définissent les femmes ; les textes de loi ont pour socle ces mêmes images et concepts de ce à quoi servent les femmes ; et l’usage des femmes comme vaches et comme terre a été au coeur de leur histoire. La façon dont les femmes sont traitées, évaluées et utilisées diffère remarquablement de leur perception d’elles-mêmes. La légende veut que les vampires ne puissent voir leur reflet dans les miroirs ; mais ici, ce sont les victimes des vampires qui disparaissent à leurs propres yeux : l’image qui leur serait renvoyée – vache, terre, utérus, moissonnée, labourée, ensemencée, récoltée, envoyée paître et desséchée – détruirait toute illusion d’individualité permettant à la plupart des femmes de tenir le coup. Les lois qui les ont transformées en possessions découlaient d’une analogie entre les femmes et les vaches que les hommes ont jugée pertinente durant des siècles. Quant au qualificatif de vache comme insulte sexuelle, ce n’était apparemment pour eux qu’une observation neutre, qui reflétait leur disposition du moment – c’est une vache. L’idée que l’homme ensemence et que la femme est ensemencée date de l’Antiquité, et Marcuse est un de ceux qui l’ont réitérée à l’ère moderne en assimilant 203

la femme à la terre. Le modèle de la ferme n’est pas discuté en tant que tel, même parmi les féministes : il révèle trop clairement l’impersonnalité, la dégradation et la futilité désespérées qu’implique la position subordonnée des femmes. Le modèle du bordel est plus familier, entre autres parce que la situation des prostituées est exhibée à l’ensemble des femmes comme avertissement, menace, destin et damnation fatidiques, le châtiment infernal des filles déchues châtiment des femmes qui ont une activité sexuelle sans la protection du mariage et sans l’objectif de la reproduction ; châtiment pour celles qui sont délinquantes ou rebelles ou sexuellement précoces ; châtiment pour être femme sans les sacrements purificateurs. Dans le modèle du bordel, il est admis que la femme ne sert qu’au sexe, sans référence à la reproduction. Elle aura peut-être quand même des bébés, mais personne ne lui devra rien : ni le père, ni l’État, ni le pimp, ni le prostitueur, personne. Certaines femmes de la gauche acceptent le point de vue gauchiste masculin pour qui il s’agit là d’une avancée gigantesque pour les femmes, pour qui cette séparation du sexe et de la reproduction est en réalité une forme de liberté – la liberté vis-à-vis la contrainte domestique et la soumission domestique, la liberté face à un couplage intrinsèquement totalitaire entre le sexe et la reproduction. Elles ne comprennent pas que, dans le modèle du bordel, le sexe est dissocié de la reproduction pour que le sexe puisse être vendu, pour que le sexe (et non des bébés) soit ce qui est produit, pour que soit créée une association intrinsèquement totalitaire entre le sexe et l’argent, qu’exprime avec lucidité la vente de la femme comme marchandise sexuelle. Dans le modèle du bordel, la femme est considérée comme étant sexuellement libre, même par les gens qui tiennent la prostitution pour un mal ou un tort ; la liberté sexuelle, c’est quand les femmes font les choses que les hommes trouvent sexy ; plus les femmes font ces choses, plus elles sont sexuellement libres. Quelles que soient les 204

conditions de la vie d’une femme, on ne perçoit en rien sa liberté et la prostitution comme étant par nature antinomiques. Il arrive que l’on considère que la prostituée est économiquement libérée. Dans la vente de sexe, de l’argent passe par elle : plus d’argent que n’en a en main la ménagère ou la secrétaire à la fin de sa journée. Ces effets de confusion sur la condition des femmes sont d’autant plus efficaces dans le modèle du bordel parce que les femmes y sont parfaitement interchangeables. Elles le sont en ce qui a trait à leur fonction mais, même entre elles, l’une ou l’autre pourrait échanger sa vie contre celle de sa voisine et ne remarquer aucune différence. Rien de ce qui arrive au bordel n’est perçu ou n’a à être perçu ou compris ou remémoré ou pris en compte : ces femmes vivent hors de l’histoire, et ce qui leur arrive se produit derrière des portes closes et dans un lieu qui sert à contrôler la sorte de femmes qui s’y trouvent. Elles vivent entièrement aux conditions des hommes. Tout ce qui leur arrive est convenable selon ces conditions masculines, à cause de ce qu’elles font et de ce qu’elles sont, toutes choses exprimées par l’endroit où elles sont. L’impersonnalité du bordel comme lieu de travail correspond point par point à l’impersonnalité de leur fonction sexuelle ; les hommes entretiennent une vision romantique de cet endroit et de cette fonction pour eux-mêmes, entre eux et dans leur intérêt, hommes entre hommes ; mais même les hommes ne sont pas assez naïfs pour tenter de vendre à la prostituée une image romantique de la prostitution. Dans le modèle du bordel, les femmes sont tenues à une norme strictement sexuelle de comportement et d’imputabilité : elles se vendent pour le sexe, pas pour faire des bébés. Elles font ce que les hommes veulent qu’elles fassent pour de l’argent, que les hommes leur paient et qu’elles remettent ensuite habituellement à un homme. Les femmes sont définies strictement par rapport au sexe et sans la moindre référence à leur personnalité, leur individualité ou leur potentiel humain ; elles sont utilisées sans égard à autre chose que des 205

orifices sexuels, leur classe sexuelle et des scénarios sexuels. Dans le modèle du bordel, plusieurs femmes appartiennent à un même homme ou, dans certains cas, sont surveillées par une femme plus âgée, elle-même redevable à un ou plusieurs hommes riches. Les femmes ont pour travail d’apporter – à un homme ou à un établissement – un certain montant d’argent en desservant un certain nombre d’hommes. Elles vendent des parties de leur corps : vagin, rectum, bouche ; et elles vendent aussi des actes : ce qu’elles disent et ce qu’elles font. Dans le sexe, elles absorbent, endurent ou deviennent indifférentes à une énorme quantité d’agression, d’hostilité et de mépris masculins. Les hommes n’éprouvent que peu de réserves à dévoiler aux femmes prostituées – pendant le sexe ou dans tout scénario sexuel – leurs véritables attitudes à l’égard des femmes en tant que classe ; ils n’ont aucune raison de se retenir puisque cette femme est là pour n’être qu’une femme – c’est-à-dire inférieure, soumise et utilisée. Elle est là parce que l’homme veut une femme, quelqu’un précisément de sa classe de sexe, quelqu’un qui se résume à sa fonction sexuelle, pas un être humain mais un ça, un con : elle est là pour cette raison et non pour quoi que ce soit d’humain en elle. Sa fonction est limitée, spécialisée, propre à son sexe et intensément et intrinsèquement déshumanisante. Il est crucial de comprendre à quel point le modèle du bordel et celui de la prostitution sont tout à fait acceptés dans la structure sociale, et comment cette mise à disposition des femmes est tout simplement acceptée comme inévitable parce que ce sont des femmes. Si néfaste que l’on dise la prostitution, et si moraux et religieux que l’on dise les hommes, le modèle du bordel fait plus que perdurer, il prospère. Si marginales que l’on dise les femmes, elles forment le noyau sexuel d’une industrie du sexe qui n’est marginale à aucun égard. Le modèle du bordel prospère parce que les hommes l’acceptent, ainsi que tout ce qui en fait partie comme traitement approprié des femmes sexuelles : les femmes qui sont sexuelles aux 206

conditions des hommes, les femmes qui sont baisées par beaucoup d’hommes, les femmes qui sont baisées autrement que sous la garde protectrice d’un père ou d’un mari traditionnel. La pérennité du bordel comme institution et de la prostitution comme pratique découle de leur efficience com-mune à réglementer l’usage sexuel des femmes et la mise à disposi-tion de femmes sexuellement exploitables. Pensez à ce que cela veut dire. Le bordel ressemble habituellement à un genre de prison - les femmes ne sont pas libres d’aller et venir. Elles sont exhibées, utili-sées et traitées comme des choses ou des animaux sexuels, dans un enclos. Le bordel fonctionne habituellement avec la protection tacite ou explicite de la police et des politiciens ; il sert aux riches et aux puissants mais aussi à toutes les catégories d’hommes ; c’est le genre d’endroit où les hommes aiment avoir des femmes, les confiner, sous clé, parquées, enfermées ; il laisse imaginer une abondance de femmes disponibles pour l’homme, signifiant par là que l’homme est riche de posséder autant de femmes réunies en un seul endroit, à son entière disposition, pour obtenir tout ce qu’il veut de quiconque il choisit. La prostitution est le mode d’utilisation des femmes dans le modèle du bordel ; c’est ce pour quoi des femmes sont enfermées, parquées en lieu clos. La prostitution de rue ne fait que prolonger le bordel au delà des murs, sur le trottoir, dans le froid et la pluie. Les macs gèrent plusieurs prostituées, et elles habitent souvent ensemble, que le commerce se fasse ou non à domicile. C’est une version du bordel : une sorte de harem public. Le modèle du bordel peut être simplement imposé à un quartier entier, qui devient alors un ghetto pour prostituées. Dans certaines villes réputées pour leur progressisme, des femmes sont exposées dans des vitrines, où elles posent pour d’éventuels clients. Cela passe généralement pour une façon humaine et civilisée de gérer l’industrie de la prostitution. Dans ces villes, le bordel est considéré comme un endroit correct, bon pour pour les filles. C’est l’acceptation du modèle du bordel comme 207

façon appropriée de traiter certaines femmes – ces femmes-là, les femmes du sexage, les femmes prostituées, les femmes utilisées, les femmes avilies, les femmes publiques, n’importe quelles femmes – qui charrie un sens social inflexible et permanent pour l’ensemble des femmes. Dès qu’existe une femme prostituée, elle peut être enfermée dans une maison où des hommes viennent trouver et utiliser des femmes comme elle, l’utiliser parce qu’elle est une femme. Il n’est pas bien vu de la forcer à se prostituer – même si c’est généralement de force que les femmes et les filles sont amenées à la prostitution – mais une fois prostituée, par n’importe quelle voie, elle existe pour le sexe, et le bordel est le lieu qui lui convient, tout comme est convenable l’usage que l’on y fait d’elle. C’est la place d’une femme et cette convention est acceptée par les gens religieux ou irréligieux, par les policiers et les hors-la-loi, par les usagers et les abstinents. On qualifie d’« écurie » les femmes appartenant à un mac, mais l’analogie avec les chevaux est trompeuse. Les chevaux sont mieux traités, parce qu’ils ont plus de valeur. Les prostituées sont traitées en femmes ; aucune analogie n’est adéquate. Appliqué à des hommes, ce mode de vie apparaîtrait clairement comme une privation de liberté humaine ; appliqué à des femmes, il convient à ce qu’elles sont – des femmes. Elles ne manquent à personne ; quand elles s’acquittent de cette fonction sexuelle, personne ne pense que leurs vies sont gâchées. Il y a une différence de degré entre un gâchis féminin et un gâchis humain. Aux États-Unis, ces femmes se comptent par centaines de milliers ; dans le monde, par millions et millions. Le modèle du bordel tient ces femmes sous clé pour le sexe et, pour les dévots comme pour les libertaires sexuels, c’est dans l’ordre des choses. Tant les uns que les autres trouvent que c’est une façon sexy de vivre pour des femmes. Elles sont mises à disposition, utilisées en fonction de la nature qu’on leur prête, soit leur sexe, l’essence et la fonction définies par leur classe d’appartenance : le labeur sexuel auquel doit être voué un certain pourcentage de 208

cette classe de sexe. Cette utilisation des femmes est considérée non seulement comme inévitable et convenable pour elles mais comme ayant toujours été et devant toujours être. L’application aux femmes du modèle du bordel bénéficie de défenses bien ancrées. Dans son étude de la prostitution, publiée pour la première fois en 1857, William Acton a énoncé ce qui en est venu à être accepté comme un point de vue modéré et raisonnable : Il me semble vain de fermer les yeux devant le fait que la prostitution existera toujours. Nous pouvons bien le regretter, mais nous devons admettre qu’une femme, si elle est dans cette disposition, peut tirer profit de sa personne et que l’État n’a aucun droit de l’en empêcher. Il a cependant le droit, à mon avis, d’insister pour qu’elle ne devienne pas, par le trafic de sa personne, un vecteur de transmission de maladie et pour que, s’étant vouée à une occupation dangereuse pour elle-même et pour d’autres, elle se soumette à la supervision, dans son intérêt et dans celui de la communautés84. L’État crée les conditions dans lesquelles la femme est prostituée, sanctionne en l’ignorant la force exercée contre elle pour effectuer sa prostitution, établit les conditions économiques qui imposent sa prostitution, et fixe sa condition sociale de sorte que son sexe devient une marchandise ; et après tout cela, la prostitution est perçue comme découlant de la volonté de la femme, et la question politique devient de savoir si l’État est en droit d’entraver cette expression de sa volonté. Ce qui est perçu comme la dimension éternelle de la prostitution – ce pourquoi elle doit toujours exister – serait la volonté pérenne des femmes de se prostituer. Cela signifie, tout simplement, que les hommes admettent que les conditions créant la prostitution sont acceptables, immuables et convenables, parce que la prostitution est un usage convenable des femmes, conforme à ce qu’elles sont. Il n’y a préjudice que lorsque la prostituée est 209

porteuse de maladie. Partout où la prostitution est légale et réglementée, c’est habituellement pour tenir la maladie en respect, pour en protéger les hommes ; la femme est l’instrument d’un préjudice fait à l’homme. Le véritable enjeu est la construction sociale et économique de cette volonté de la femme : les féministes affirment qu’il s’agit d’une construction extérieure à l’individu, alors que pour les apologistes de l’exploitation sexuelle des femmes – encore là, religieux et irréligieux –, il s’agit d’une volonté intérieure, individuelle, une assertion personnelle de la nature sexuelle des femmes. Le concept de la volonté des femmes, constamment mis de l’avant dans les débats sur la prostitution (et, présentement, sur la pornographie), occupe également une place centrale dans un nouveau domaine du discours consacré à la fonction des femmes : la maternité de substitution. Un homme, marié à une femme infertile ou procédant seul, veut un bébé ; il achète l’ovule et l’usage de la matrice d’une « mère de substitution » – une femme qui acceptera l’introjection de son sperme par insémination artificielle, pour porter à terme et donner naissance à ce qui est défini contractuellement comme son enfant à lui. La fécondation in vitro – où l’ovule est extrait du corps d’une femme par voie chirurgicale, fécondé dans une boîte de Pétri, puis réinséré dans la femme par voie vaginale – étend les possibilités de la maternité de substitution. La réaction immunitaire n’existe pas dans l’utérus. Des scientifiques sont déjà en mesure de retirer l’ovule d’une femme, le féconder à l’extérieur de son organisme, puis l’introduire dans l’utérus d’une deuxième femme, où il sera porté à terme ∗. Ils ne l’ont pas encore fait, mais aucun obstacle technologique ne s’y oppose. Ces deux technologies de reproduction – l’insémination artificielle et la fécondation ∗. Selon Gena Corea, une spécialiste de ces technologies et de leurs effets sur les femmes, « des hommes espèrent pouvoir féconder un ovule à l’intérieur du corps d’une femme (in vivo), l’expulser au moyen d’un lavage et transférer cet embryon dans une autre femme. Ça, on ne l’a pas encore fait. » Lettre à l’auteure, 12 février 1982. Le pur sadisme de cette procédure est remarquable.

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in vitro – permettent aux femmes de commercialiser leur matrice suivant le modèle du bordel. La maternité devient un nouveau secteur de la prostitution des femmes, facilité par des scientifiques qui souhaitent investir la matrice à des fins d’expérimentation et de pouvoir. Un médecin peut devenir l’agent de la fécondation ; il peut dominer et contrôler la conception et la reproduction. Les femmes peuvent vendre des capacités reproductives de la même façon que les prostituées au sens classique vendent des capacités sexuelles, mais sans le stigmate de la putain parce qu’il n’y a pas d’intrusion du pénis. C’est la matrice et non le vagin qui est achetée ; ce n’est pas du sexe, c’est de la reproduction. Les discussions quant à la valeur sociale et morale de ce nouveau type de vente se limitent à réitérer l’argument de la volonté des femmes, omniprésent dans les débats au sujet de la prostitution : l’État a-t-il le droit d’entraver cet exercice de la volonté individuelle d’une femme (par la vente de l’usage de sa matrice) ? Si une femme veut le faire dans une transaction commerciale explicite, de quel droit l’État lui nierait-il cet exercice approprié de la féminité sur le marché ? Encore ici, c’est l’État qui a créé la conjoncture sociale, économique et politique dans laquelle la vente d’une capacité sexuelle ou reproductive devient nécessaire à la survie de femmes, et pourtant cette vente est perçue comme un acte de volonté personnelle – le seul genre d’assertion de la volonté des femmes qui s’attire une défense vigoureuse et automatique de la part de presque tous ceux qui pontifient sur la liberté féminine. L’État nie aux femmes une foule d’autres possibilités, allant de l’instruction à des emplois, des droits égaux devant la loi et l’autodétermination sexuelle dans le mariage. Mais c’est l’intrusion de l’État lorsqu’une femme vend du sexe ou une capacité définie par sa classe de sexe qui déclenche une défense de sa volonté, de son droit, de son individualité – tous strictement définis comme la volonté de vendre ce dont la vente est socialement appropriée chez les femmes. 211

Cette femme individuelle est une fiction – comme l’est sa volonté – puisque l’individualité est précisément ce que l’on nie aux femmes quand on les définit et les utilise comme une classe de sexe. Tant que les enjeux du destin sexuel et reproductif des femmes sont formulés comme s’ils étaient résolus par des individus à titre individuel, il demeure impossible d’affronter les conditions réelles qui perpétuent l’exploitation sexuelle des femmes. Par définition, les femmes sont condamnées à un statut, à un rôle et à une fonction prédéterminés. En ce qui concerne la prostitution, Josephine Butler, qui l’a combattue au XIXe siècle, détaille les implications évidentes de sa nature sexuelle : J’ai toujours eu pour principe de laisser les personnes tranquilles, de ne pas leur infliger de punitions externes, de ne jamais les chasser de nulle part tant qu’elles se conduisaient correctement ; je veux attaquer la prostitution organisée, c’est-à-dire le fait pour un tiers, avide de gain, d’ouvrir une maison où des femmes sont vendues aux hommes85. C’est tout le contraire de ce que fait l’État quand la prostitution est illégale : il harcèle et persécute les femmes prostituées et laisse tranquilles les institutions et les puissants qui tirent profit d’elles. Il fait cela parce qu’aux yeux de la société, la prostitution exprime la volonté de la femme prostituée et que punir celle-ci constitue donc l’expression appropriée d’une hostilité envers la prostitution. C’est précisément ce concept de responsabilité individuelle (pour un comportement simplement déterminé en fait par la classe de sexe) qui perpétue la prostitution et protège les profits et le pouvoir de ceux qui vendent des femmes aux hommes. Les féministes, contrairement à l’État, s’en prennent aux institutions et aux puissants, parce qu’elles comprennent que la prostituée est d’abord le produit de conditions matérielles qui lui échappent ∗. Dans la nouvelle ∗. Cela ne signifie pas que la prostitution est réinventée à chaque génération par les seules conditions matérielles. La colonisation des femmes est à la fois externe et interne, comme l’a bien

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prostitution de reproduction dont s’amorce le développement, l’intermédiaire qui s’occupera de la population féminine à vendre sera le scientifique ou le médecin. C’est un nouveau genre de mac, mais ce n’est pas un nouvel ennemi des femmes. Les châteaux-forts institutionnels que constituent les instituts scientifiques de recherche et les hôpitaux seront les nouvelles maisons closes où l’on vendra des femmes aux hommes : l’usage de leur matrice en échange d’argent. Avant l’apparition des technologies de reproduction, le modèle de la ferme différait beaucoup de celui du bordel. Même si le statut de la femme n’était pas humain – une terre – ou était moins qu’humain – une vache –, la ferme avait l’aura symbolique d’une romance agraire à l’ancienne : labourer la terre, c’était l’aimer, nourrir la vache, c’était en prendre soin. Dans le modèle de la ferme, la possession de la femme avait lieu en privé ; elle était le domaine familial, pas un chemin public. Un seul fermier l’exploitait. La terre était valorisée parce que sa moisson avait de la valeur ; et, conformément à la mystique du modèle, la terre était parfois vraiment jolie, spéciale, richement pourvue ; un homme pouvait l’aimer. La vache était valorisée pour ce qu’elle produisait : des veaux, du lait ; il lui arrivait même parfois d’être primée. En réalité, ces situations n’avaient rien d’idyllique. Le quart des violences conjugales seraient perpétrées contre des femmes enceintes ; et des femmes meurent à cause de la grossesse même sans l’intervention d’un poing masculin. Mais la ferme impliquait une relation de quelque importance entre le fermier et sa propriété : et il est plus valorisant d’être la terre, la nature, ou même une vache, que d’être réduite à un con sans la moindre mythologie rédemptrice. La maternité enchâssait une femme dans la vie d’un homme : la façon dont il l’utilisait allait avoir des conséquences pour lui. Comme elle lui appartenait, la condition de cette montré Kate Millett dans La Politique du sexe. L’exploitation et la violence sexuelles créent chez les femmes une soumission psychologique à l’autodénigrement ; Millett a été jusqu’à décrire cette soumission comme « une toxicomanie psychologique, une accoutumance à l’auto-dénigrement ». (Voir Millett, La Prostitution : Quatuor pour voix de femmes, Paris, Denoël-Gonthier, 1971, p. 67.)

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femme avait une incidence sur lui ; assurer son bien-être constituait donc pour lui un enjeu non seulement économique mais social et psychologique. Comme l’homme cultivait la même femme durant plusieurs années, un lien personnel se créait entre eux – du point de vue de la femme, du moins. Ce lien était limité par les idées de l’homme sur les femmes, et il était malaisé parce que la femme n’avait jamais le droit de s’élever jusqu’à l’humain s’il fallait pour cela abandonner le féminin ; mais c’était pour elle sa meilleure chance d’être connue, d’être considérée avec une certaine tendresse ou compassion qui s’adressait à elle, comme femme individuelle. Néanmoins, l’équivalent anglais de « mari », husband, est aussi un verbe, to husband, qui a pour sens vieilli celui de « labourer en vue de la récolte ». Cette activité laisse peu de place à la tendresse ou à la compassion. On peut tout de même comprendre l’attachement possessif des femmes à toute association générique des femmes en tant que telles ou du « féminin » avec le territoire, la nature, la terre ou l’environnement, même si ces associations endossées par la culture posent en corollaire une nature féminine moins qu’humaine et qu’elles perpétuent une tradition rigide et cruelle d’exploitation : c’est un rapprochement qui comporte une part de splendeur et d’honneur. Les hommes y trouvent également une résonance profonde, mais sans la même valeur sentimentale : ce sont eux, après tout, qui labouraient. L’intersection culturelle et sexuelle des concepts de femme et de terre pèse lourd pour les hommes au moment de « la » bombarder, « la » miner à ciel ouvert, « la » brûler, « la » dénuder, « la » défolier, « la » polluer, « la » dépouiller, « la » violer, la « piller » ou de « la » maîtriser, manipuler, dominer, conquérir ou détruire. Le modèle de la ferme jouit d’une emprise aussi vaste que profonde. Principale façon d’utiliser les femmes – comme mères pour produire des enfants –, il a permis, au sens métaphorique, que les hommes utilisent la terre comme si c’était une femme, une immense femme féconde que, d’une façon ou d’une 214

autre, ils vont baiser à mort. Il y a des limites à ce que peut endurer et produire la terre, labourée à ce point et si peu respectée. Le modèle de la ferme et celui du bordel disposent tous deux des femmes en tant que femmes : ce sont des paradigmes pour l’usage de masse d’une classe entière ; aucun des deux ne laisse place à la qualité d’humain pour les femmes. Le modèle du bordel s’est avéré efficace. Il use jusqu’à la corde les femmes qui s’y trouvent. Les hommes obtiennent d’elles du sexe avec une élégante économie de moyens : violence, faim, avilissement, drogue ; les évasions sont rares. La femme y est facilement réduite à ce qu’elle vend. Il ne s’organise pas de mouvements politiques chez les femmes assujetties au modèle du bordel ; elles ne se rebellent pas collectivement ; le joug est trop lourd. Dans les faits, un certain pourcentage de la classe des femmes est tout simplement sacrifié au modèle du bordel ; quelles que soient leurs lois, les sociétés acceptent cette mise à disposition d’un nombre important de femmes pour le service sexuel. Une fois entrées dans ce modèle, ces femmes sont contrôlées et utilisées ; ce que les hommes veulent d’elles, ils l’obtiennent ; leurs corps vont là où leur sexe est en demande ; il existe une équivalence absolue entre ce qu’elles sont et ce qu’elles fournissent, entre leur corps et leur fonction, entre leur sexe et leur travail. Il n’y a ici aucun gaspillage d’énergie : une femme prostituée remplit sa fonction de manière absolue. Le modèle de la ferme, lui, a toujours été moins efficace, plus brouillon. Choisir une femme pour vivre au foyer avec l’homme sur une base continue est plus difficile. Choisir une femme qui peut avoir et aura des enfants est plus difficile. Ses attitudes sont plus susceptibles d’entraver le processus. Elle dispose de moyens pour dire non ou subvertir les projets sexuels et reproductifs masculins. Tout ce que le modèle du bordel exige des femmes, c’est qu’elles soient des femmes : peu importe qui elles sont ou ce à quoi elles ressemblent ou d’où elles viennent ou ce qu’elles pensent ; leurs résistances sont vite épuisées du fait d’être utilisées de la même façon et 215

réduites au même dénominateur commun ; on ne leur demande rien de plus que d’être des femmes. Le modèle de la ferme, en revanche, exige l’usage constant de la force (explicite ou implicite, un mélange savamment dosé d’habitude) ; il nécessite des incitatifs, des récompenses, et beaucoup de chance pure et simple au plan de la fécondité et de la vigueur reproductive. Lorsqu’un homme veut avoir des fils, comme c’est habituellement le cas, l’inefficacité du modèle est particulièrement évidente : quel que soit le nombre de bébés produits, rien ne garantit qu’un ou plusieurs d’entre eux seront mâles. Et malgré toute la coercition propre au modèle de la ferme, les femmes ainsi assujetties se sont mobilisées politiquement ; elles ont trouvé du temps, entre les bébés et les tâches domestiques – ici et là, de temps à autre – pour fomenter certaines rébellions. En soi, l’implication de ces femmes dans des mouvements, et notamment les mouvements féministes, démontre l’inefficacité du modèle de la ferme. Son succès est aléatoire : trop de facteurs accessoires à l’efficience de la baise peuvent entraver la récolte, dont la qualité ne peut être non plus déterminée à l’avance. Conscients de ces limites du modèle de la ferme, les hommes l’ont tout simplement imposé à toutes les femmes non prostituées, pour se garantir les meilleures chances : ils punissent de sanctions sociales et économiques les femmes qui tentent d’y échapper, surtout celles qualifiées de vieilles filles et les lesbiennes. Pour prévoir et compenser les échecs, les pertes, l’immense poids du hasard et de la malchance, les hommes ont exercé le pouvoir de leur classe de sexe de façon à tenir toutes les femmes non prostituées en état de reproduction sous la domination explicite d’un mari. Ce fut leur meilleure méthode pour contrôler la reproduction, pour s’approprier l’utérus et avoir des enfants, pour tenir les femmes sous le joug de la volonté reproductive des hommes. L’usage fait des femmes dans cette tyrannie reproductive a été présenté comme ce à quoi elles servent : leur utilisation convenable, l’actualisation optimale de leur potentiel humain, parce qu’après 216

tout, ce sont des femmes. La technologie reproductive modifie présentement les modalités du contrôle masculin de la reproduction. Le contrôle social des femmes qui se reproduisent – une méthode de contrôle brouillonne et malpropre – est en voie de faire place à un contrôle médical beaucoup plus précis, beaucoup plus proche de l’efficience du modèle du bordel. Cette transition – l’application du modèle du bordel à la reproduction – ne fait que commencer. Un panorama détaillé des nouvelles intrusions technologiques dans la conception, la gestation et la naissance ∗ dépasse la portée du présent ouvrage, mais on peut déjà affirmer que la reproduction va devenir le genre de marchandise qu’est aujourd’hui devenu le sexe. L’insémination artificielle, la fécondation in vitro, la sélection du sexe de l’embryon, le génie génétique, le monitoring fœtal, les matrices artificielles qui gardent le fœtus en vie à l’extérieur du corps de la mère, la chirurgie fœtale, les transplantations d’embryons et l’éventuel clonage (certains spécialistes prédisent que le clonage humain deviendra réalité d’ici vingt-cinq ans ; il se réalisera, quelle que soit l’échéance), toutes ces intrusions reproductives font de la matrice le domaine du médecin plutôt que celui de la femme ; elles permettent d’extraire, de dissocier la matrice de la femme comme être intégral, tout comme on le fait déjà pour le vagin (ou le sexe). Certaines de ces intrusions rendent la matrice entièrement ou éventuellement superflue ; chacune soumet la reproduction au contrôle des hommes à un degré jusqu’ici inimaginable. L’enjeu ne tient pas à chaque innovation en particulier – à sa moralité ou à son immoralité intrinsèque – mais à son utilisation dans un système où les femmes constituent déjà des marchandises sexuelles et reproductives exploitées, où leur vie est dénuée de valeur quand elle ne sert pas un objectif sexuel ou ∗. Voir Gena Corea, The Mother Machine. Reproductive Technologies from Artificiel Inseminalion to Artificiel Wombs, New York, Harper and Row, 1985. Ce livre explique les technologies de reproduction, les expériences pratiquées sur des femmes et des animaux pour élaborer ces technologies, ainsi que la vision des femmes dont découlent ces expériences et ces technologies.

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reproductif. Par exemple, même si les césariennes ont sauvé la vie à des femmes lors de véritables situations d’urgence, les médecins s’en servent aujourd’hui pour s’assurer le contrôle du travail, pour pouvoir taillader le corps des femmes – un délice masculin – et pour contourner le processus naturel de la naissance afin d’accommoder socialement le médecin. Les césariennes servent maintenant à exprimer un mépris masculin endémique envers les femmes. Il en sera ainsi de la technologie reproductive ou d’autres intrusions médicales sophistiquées dans ce domaine. L’idéologie du contrôle masculin de la reproduction restera la même ; la haine des femmes restera la même ; ce qui va changer, ce seront les moyens d’exprimer cette idéologie et cette haine. Ceux-ci remettront aux hommes le contrôle de la conception, de la gestation et de la naissance – en bout de ligne, tout le processus de création de la vie sera entre leurs mains. Ces nouveaux moyens permettront – enfin – aux hommes de vraiment posséder des femmes pour le sexe et des femmes pour la reproduction, toutes contrôlées avec la même précision sadique par des hommes. Et se produira un nouveau genre d’Holocauste, aussi inimaginable aujourd’hui que ne l’était la version nazie avant son avènement ; une chose dont personne ne croit « l’humanité » capable. La technologie reproductive déjà ou bientôt disponible, liée à des programmes racistes de stérilisation imposée, offrira enfin aux hommes les moyens de créer et de contrôler le genre de femmes qu’ils veulent : le genre de femmes qu’ils ont toujours voulu. Pour paraphraser la Ninotchka d’Ernst Lubitsch justifiant les purges de Staline, il y aura moins de femmes, mais des femmes meilleures. Il y aura des domestiques, des prostituées sexuelles et des prostituées reproductives. Avons-nous la moindre raison de penser que ce futur annoncé n’est pas le reflet de la dévalorisation des femmes aujourd’hui communément acceptée et que nous côtoyons avec une relative complaisance ? Regardons à nouveau ce que l’on a fait et ce que l’on fait 218

encore aux vieilles, aux pensionnaires d’hospices, aux femmes droguées, prostituées, assistées sociales, et à ces bastions de la valeur féminine, les épouses et les mères, dont le viol est protégé par la loi, dont l’agression par leur mari est encouragée socialement et dont l’État convoite aujourd’hui l’utérus. *** Nous venons après. Nous savons qu’un homme peut lire Goethe ou Rilke dans la soirée, qu’il peut jouer Bach et Schubert, et aller à sa journée de travail à Auschwitz le matin. George Steiner, Langage et silence Et pourtant l’énigme de la nature de la femme (si tant est qu’elle ait une nature et ne soit pas simplement tout à fait égale à l’homme, à tous égards), l’énigme, si elle existe, est que les femmes sont émues par cet homme, bien sûr qu’elles le sont, chacun sait que les meurtriers sont encore plus sexy que les athlètes. Il y a quelque chose chez une femme qui souhaite être tué, on le savait avant que le mouvement de libération des femmes n’efface ce savoir, quelque chose chez une femme souhaite être tué, et cela saute aux yeux – elle souhaite être amputée de la partie la plus faible d’elle-même, aimerait voir cette partie d’elle enfouie par la charrue, réduite en charpie, pétrie, torturée, écrasée, laminée, bannie et, en fin de compte, immolée. Norman Mailer, Genius and Lust Parce qu’elles ne veulent pas mourir et qu’elles connaissent le sadisme des hommes, qu’elles savent ce que peuvent faire les hommes au nom du sexe, dans le sexe, pour le plaisir, pour le pouvoir, parce qu’elles connaissent la torture, pouvant prédire toutes les prisons à partir de leur situation dans la chambre à coucher et le bordel, 219

parce qu’elles connaissent l’insensibilité des hommes envers leurs inférieurs, parce qu’elles connaissent le coup de poing, le ligotage, la baise version ferme et la baise version bordel, parce qu’elles constatent l’indifférence des hommes envers la liberté humaine, l’enthousiasme des hommes à diminuer les autres par la domination physique, l’invisibilité des femmes aux yeux des hommes, l’absolu mépris de leur humanité, parce qu’elles voient le dédain des hommes pour la vie des femmes, et parce qu’elles ne veulent pas mourir – parce qu’elles ne veulent pas mourir –, les femmes proposent deux solutions très différentes pour remédier à leur condition face aux hommes et à ce monde d’hommes. La première se plie aux impératifs sexuels et reproductifs des hommes. C’est la solution de droite – même si ses adeptes se répartissent, en termes politiques masculins, sur tout le spectre politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Suivant cette solution, les femmes acceptent la définition de leur classe de sexe et se battent, dans les limites de cette définition, pour des miettes de dignité et de valeur sociale, économique et créatrice. L’acceptation de cette définition de classe de sexe est fondamentale pour les mouvements de gauche comme de droite, pour les révolutions socialistes comme pour les poussées contre-révolutionnaires. La droite dure donne habituellement à cette solution une expression ultrareligieuse, et c’est ce langage religieux qui la distingue des autres versions de ce qui demeure essentiellement la même déférence envers le pouvoir des hommes. Plus précisément, cette acceptation des classes de sexe est perçue comme fonction de l’orthodoxie religieuse : en faisant des concessions, les femmes se montrent fidèles à un père divin ; elles acceptent les descriptions religieuses traditionnelles des femmes, de leur sexualité et de leur nature ; elles acceptent les tâches découlant de leur soumission sexuelle et reproductive aux hommes. La solution de la droite dure traduit le présumé destin biologique des femmes en une politique religieuse orthodoxe : même dans une ré220

publique laïque, les femmes de la droite dure vivent en théocratie. La religion voile les femmes d’une grâce à la fois réelle et magique, en cela que leurs fonctions de classe de sexe sont officiellement applaudies, soigneusement énoncées et exploitées dans des limites claires et prescrites. La seconde solution est celle que proposent les féministes. Elle affirme, pour citer Elizabeth Cady Stanton, « l’individualité de chaque âme humaine [...] Quand nous parlons des droits de la femme, nous devons considérer, avant tout, ce qui lui revient à titre d’individu, dans son monde personnel, comme arbitre de son propre destin...86». Il s’agit tout simplement d’une validation de la condition humaine, qui inclut les femmes. C’est aussi la condition préalable pour mettre en oeuvre la principale intuition éthique de Marx : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Ce qui dévaste les capacités humaines des femmes, c’est le fait de leur imposer – par tous les moyens nécessaires – la définition de classe de sexe des femmes ; voilà ce qui en fait les subordonnées des hommes, soit des « femmes ». Les féministes voient les femmes, même les femmes, comme des êtres humains dotés d’individualité ; et cette vision annihile le système de polarité de genre qui réserve aux hommes supériorité et puissance. Il ne s’agit pas d’une conception bourgeoise ou complaisante de l’individualité, mais bien du constat que chaque être humain vit une vie distincte dans un corps distinct et meurt seul. Quand elles proposent « l’individualité de chaque âme humaine », les féministes avancent que les femmes ne se réduisent pas à leur sexe ; qu’elles ne sont pas non plus leur sexe avec un petit quelque chose en plus – un ajout libéral de personnalité, par exemple ; mais bien que chaque vie, y compris chaque vie de femme, doit être celle de la personne elle-même, et non prédéterminée avant même sa naissance par des idées totalitaires concernant sa nature et sa fonction, ni sujette à la tutelle de quelque classe plus puissante ; que sa vie ne soit pas déterminée collectivement mais façonnée par elle221

même, pour elle-même. Franchement, personne ne sait vraiment ce que les féministes veulent dire par là ; le concept de femmes non définies par le sexe et la reproduction est anathème, stupéfiant. C’est l’idée révolutionnaire la plus simple jamais conçue, et la plus méprisée. Avec l’avancement des technologies de reproduction, il y aura encore moins de femmes pour oser réclamer leurs droits humains à la vie, à la dignité et au combat en tant que personnes individuelles et nécessaires, il y aura de moins en moins de femmes pour lutter contre la mise à disposition des femmes comme catégorie. Par contre, de plus en plus de femmes s’imagineront protégées en tant que femmes par des idéologies religieuses affichant une vénération formelle pour la maternité sanctifiée. C’est la seule prétention à une nature sacrée qui soit accessible aux femmes dans le système de classes de sexe ; et la religion est la meilleure façon d’y prétendre, la meilleure disponible. Au pouvoir laïque des scientifiques mâles, des femmes tenteront d’opposer le pouvoir politique des mâles misogynes de la sphère religieuse. Des femmes tenteront d’utiliser la théologie et la tradition religieuse des hommes quand celles-ci sanctifient la mère qui donne naissance. Des femmes se cacheront derrière la théologie ; elles se cacheront derrière des religieux orthodoxes ; elles feront appel à des idées religieuses conservatrices contre cette science qui rendra les femmes moins nécessaires qu’elles ne l’auront jamais été. Mais le pouvoir des experts de la reproduction progressera justement par le biais des initiatives politiques et législatives issues du camp des théocrates : la prohibition de l’avortement, puis l’instauration de la stérilisation forcée établiront un contrôle étatique absolu sur l’utérus. L’affrontement entre les scientifiques de la reproduction et les théocrates mâles autour de valeurs absolues, surtout pour ce qui est de définir de façon orthodoxe la famille, n’est irréductible qu’en apparence. Quand ces deux écoles fidèles au pouvoir incon222

ditionnel des hommes sur les femmes devront négocier des politiques publiques à leur avantage réciproque, les théologiens feront preuve de cette remarquable inventivité qui a justifié la condamnation des sorcières au bûcher et ils trouveront de grandes vertus à tout programme où, en vérité, les ovules fécondés surpassent les femmes en importance. Ils priseront également le fait de mettre à leur botte le sexe et la reproduction : d’être Dieu concrètement plutôt que de l’adorer dans l’abstrait. Ils apprécieront aussi – pour ses propres avantages – l’extraordinaire contrôle qu’ils auront obtenu sur les femmes : davantage que dans le Lévitique ; davantage que ce qu’ordonne le Christ ; davantage qu’en ont jamais eu les hommes – même si les hommes, bien sûr, en méritent toujours davantage. Les femmes défendront, en bonnes croyantes qu’elles sont, la religion traditionnelle, mais les théocrates mâles découvriront que Dieu a toujours voulu réserver aux hommes la création de la vie : n’estce pas Dieu lui-même qui a créé Adam sans l’aide d’une femme, et le baptême n’est-il pas l’équivalent religieux de naître d’un Dieu mâle ? Ces thèses n’ont rien d’excessif pour des gens qui justifient que les femmes soient soumises aux hommes au motif que Dieu est un garçon. De manière ironique, cruelle et si typique du cours inflexible de l’histoire, le mouvement Right to Life (Laissez-les vivre) constitue actuellement la seule opposition politique organisée à la technologie reproductive, notamment dans le dossier de la fécondation in vitro ∗ ; mais il favorise en même temps la progression de ces techniques en proposant des lois qui confieraient l’utérus et l’ovule fécondé à la protection et au contrôle de l’État. En confiant à l’État le droit de définir où commence la vie – comme ce mouvement tient à le faire –, ses groupes dépouillent la religion de ce pouvoir dont ils font une prérogative policière du gouvernement. Au ∗. Chaque ovule fécondé dans une boîte de Pétri est considéré comme une vie humaine ; un meurtre est commis chaque fois que l’un d’eux est jeté ou « meurt ».

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nom de la religion, ils privent celle-ci de son autorité morale qui exige l’obéissance des fidèles et remettent ce pouvoir à un appareil d’État sans âme, incapable de discernement moral. Ils enlèvent à Dieu ce qu’aucun athée n’oserait exiger et rendent à César ce qu’il n’a jamais osé réclamer. Ce ne sont pas des ovules fécondés que les femmes du mouvement Right to Life tentent de protéger mais la maternité et leur propre valeur comme femmes aux yeux de Dieu et aux yeux de l’homme. Elles apprendront la plus cruelle des leçons de l’histoire : « Toute fin honorable s’autoconsume. On se tue à tenter de l’atteindre, et quand on y arrive enfin, elle est devenue son contraire87.» Ces mots sont du dissident soviétique Abram Tertz (Andrei Sinyavsky), mais quelle que soit la « fin honorable » en cause, il n’y a pas un militant politique passionné qui n’ait eu l’occasion de les prononcer, dans la peine et la souffrance. Ce que l’on veut accomplir déraille et devient ce que l’on hait. Les femmes du mouvement Right to Life s’en apercevront trop tard : elles demeureront obnubilées par les minuscules tributs rendus par les hommes à l’idée, mais non à la réalité, des femmes en tant que mères. Le pouvoir que ces femmes luttent si fort pour mettre entre les mains de l’État sera finalement et inévitablement utilisé pour 1) redéfinir le début et la nature de la vie de façon à faire du mâle son seul créateur, et 2) déterminer quelles femmes se reproduiront, quand et de quelle façon, et imposer ces décisions. Les femmes dont on n’aura pas besoin ne pourront prétendre à quelque dignité ni protection civique. La raison de la soumission des femmes sera finalement très simple et tout à fait claire : ce sera pour elles une question de vie ou de mort, et le droit d’en appeler au caractère sacré des femmes en tant que mères aura disparu du lexique de la suprématie masculine. Lorsque les femmes cessent d’être entièrement nécessaires, les dissidentes politiques deviennent entièrement inutiles. Quand les femmes seront devenues biologiquement superflues à grande échelle, celles qui ont une pratique politique n’auront plus à être tolérées à 224

quelque niveau que ce soit. Les dissidentes politiques sont déjà tenues pour inutiles : c’est le sentiment exprimé envers les féministes et les autres femmes qui se rebellent ; un jour, ce ne sera plus un sentiment mais une politique. Le critère de « fauteuses de troubles » assigné aux dissidentes politiques sera élargi pour inclure toute femme qui n’est pas domestique, prostituée sexuelle ou prostituée reproductive. Les femmes religieuses orthodoxes seront elles aussi un jour caractérisées comme des dissidentes politiques : elles seront là à défendre et à soutenir de vieilles lois, coutumes et idées qui auront cessé de servir l’intérêt des hommes. Elles réclameront davantage des hommes que ce qu’ils veulent qu’elles aient, et les hommes ne leur feront pas de concessions : parce qu’ils pourront contrôler la reproduction sans la complicité de masses de femmes. Hipponax d’Éphèse a résumé à sa plus simple expression la misogynie d’hier dans cet aphorisme : « Les deux jours de la vie d’une femme qu’un homme apprécie le plus sont celui où il l’épouse et celui où il la porte en terre88. » Dans la misogynie de l’avenir – le gynocide annoncé – il n’y aura plus qu’un jour à apprécier : « celui où il la porte en terre ». Nous venons après, comme écrit Steiner ; et nous sommes des femmes. Nous savons ce dont les hommes sont capables.

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Notes 74

John Langdon Davies, dans A Short History of Women, cité par Virginia Woolf dans Une chambre à soi, Paris, Denoël-Gonthier, 1951, p. 151. 75 Adolf Hitler, 1934, cité dans Clifford Kirkpatrick, Nazi Germany : Ifs Women and Family Life, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1938, p. 111-112. 76 W. Andrew Achenbaurn, Old Age in the New Land, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1979, p. 94. 77 Bruce C. Vladeck, Unloving Care : The Nursing Home Tragedy, New York, Basic Books, 1980, p. 3. 78 Ibid., p, 4. 79 Muriel Nellis, The Female Fix, New York, Penguin, 1981, p. 68. 80 Ibid., p. 1-2. 81 Frances Fox Piven et Richard A. Cloward, Regulating the Poor : The Functions of Public Welfare, New York, Vintage, 1972, p. 138. 82 Roland A. Chilton, Consequences of a State Suitable Home Law for ADC Families in Florida, Tallahassee, Florida State University/Institute for Social Research, 1968, p. 65, cité dans Piven et Cloward, p. 140. 83 Linda Gordon, Woman’s Body, Woman’s Right, New York, Grossman, 1976, p. 311. 84 William Acton, Prostitution, New York, Frederick A. Praeger, 1969, p. 26. 85 Josephine Butler, citée par Kathleen Barry, L’Esclavage sexuel de la femme, trad. Renée Bridel, Paris, Stock, 1982, p. 60. 86 Elizabeth Cady Stanton, « The Solitude of Self », dans Susan B. Anthony et Ida Husted Harper (dir.), History of Woman Suffrage, vol. IV, New York, Source Book Press, 1970, p. 189. 87 Abram Tertz, The Trial Begins, cité dans Richard Lourie, Letters to the future : An Approach to Sinyavsky-Tertz, Ithaca, Cornell University Press, 1975, p. 91. 88 Hipponax d’Éphèse, cité par Mary F. Lefkowitz et Maureen B. Fant, (dir.), Women in Greece and Rome, Toronto, Samuel-Stevens, 1977, p. 18.

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Chapitre 6

L’antiféminisme Certains hommes aimeraient mieux nous voir mortes que d’imaginer ce que nous pensons d’eux/ si nous mesurons notre silence à notre douleur comment les mots n’importe quels mots pourraient-ils rendre compte un jour de ce que nous appellerions l’égalité Ntozake Shange, « Slow Drag », dans Some Men Le féminisme est une philosophie politique qui suscite beaucoup de haine. C’est vrai dans tout le spectre politique reconnaissable défini par les hommes, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Le féminisme est haï parce que les femmes sont haïes. L’antiféminisme est une expression directe de la misogynie ; c’est l’argumentaire politique de la haine des femmes. Il en est ainsi parce que le féminisme est le mouvement de libération des femmes. L’antiféminisme, dans l’une ou l’autre de ses familles politiques, soutient que la condition sociale et sexuelle des femmes incarne essentiellement (d’une manière ou d’une autre) leur nature, que la façon dont les femmes sont traitées dans le sexe et dans la société est conforme à ce que sont les femmes, que la relation fondamentale entre les hommes et les femmes – dans le sexe, la reproduction et la hiérarchie sociale – est à la fois nécessaire et inévitable. L’antiféminisme soutient la conviction que la violence infligée aux femmes par les hommes, en particulier dans le sexe, possède une logique implicite qu’aucun 227

programme de justice sociale ne peut ou ne devrait éliminer ; et que puisque l’utilisation que les hommes font des femmes découle de leurs natures distinctes et opposées qui convergent dans ce qu’on appelle « le sexe » les femmes ne sont pas violentées quand on les utilise en tant que femmes, mais simplement utilisées pour ce qu’elles sont par les hommes en tant qu’hommes. On reconnaît qu’il existe certains excès de sadisme masculin – commis par des individus dérangés, par exemple – mais en général, l’avilissement massif des femmes n’est pas perçu comme une violation de la nature des femmes en tant que telles. Par exemple, la nature d’un homme serait violée si quelqu’un pénétrait son corps de force. Mais le même incident ne transgresse pas la nature d’une femme, même si cela lui a fait mal. La nature d’un homme ne provoquerait pas qui que ce soit à pénétrer son corps de force. Mais la nature d’une femme provoque une telle pénétration – en outre, une blessure ne prouve pas qu’elle ne voulait pas cette pénétration ou même cette blessure, puisqu’il est dans sa nature de femme de désirer être pénétrée de force et blessée de force. Une femme est violée toutes les trois minutes aux États-Unis, selon des estimations conservatrices, et dans chacun de ces viols, c’est la nature de la femme et non l’acte de l’homme qui est mise en cause. Il n’y a assurément aucune reconnaissance sociale ou juridique du viol comme acte de terrorisme politique. L’antiféminisme peut s’accommoder d’une approche réformiste : admettre que certaines formes de discrimination contre les femmes sont injustes envers elles ou que certaines injustices faites aux femmes ne sont pas justifiées (ou entièrement justifiées) par leur nature. Mais sous cette courtoisie apparente persistent des présomptions simplistes et arrogantes : que les solutions sont simples et les problèmes, frivoles ; que le préjudice fait aux femmes n’est ni substantiel ni vraiment important ; et que la subordination des femmes aux hommes n’est pas en soi un tort flagrant. Ces opinions continuent à être affirmées, même au vu d’atrocités démontrées et de l’inflexi228

bilité manifeste de l’oppression. L’antiféminisme est toujours une expression de la haine des femmes : il est plus que temps de le dire, d’établir cette équation, d’insister sur sa vérité. L’antiféminisme jette les femmes en pâture aux loups ; il répond « plus tard » ou « jamais » à celles qui sont cruellement et systématiquement privées de liberté ; alors que leur vie est en jeu, il leur dit qu’il n’est pas urgent de leur rendre justice ou de les traiter décemment ; il gronde les femmes pour leur désir de liberté. On a raison de voir la haine des femmes, une haine sexuelle, un mépris passionné, dans chaque effort visant à subvertir ou à bloquer l’amélioration de leur sort dans un domaine ou l’autre, que l’enjeu soit radical ou réformiste. On a raison de voir un mépris pour les femmes dans chaque effort visant à subvertir ou bloquer chacune de leurs avancées vers l’indépendance économique ou sexuelle, vers l’égalité civique ou juridique, vers l’autodétermination. L’antiféminisme est la politique du mépris pour les femmes en tant que classe. C’est le cas lorsque l’antiféminisme prend pour cible l’Equal Rights Amendment, ou le droit à l’avortement sur demande, ou les recours contre le harcèlement sexuel, ou les maisons d’hébergement pour femmes violentées, ou la réforme des lois sur le viol. C’est le cas, que cette opposition provienne de l’Heritage Foundation, de la Moral Majority, de l’Eagle Forum, de l’American Civil Liberties Union, du Parti communiste, des Démocrates ou des Républicains. Le même mépris antiféministe à l’endroit des femmes s’exprime dans la résistance aux mesures d’action positive ∗, ou dans la défense de la pornographie, ou dans l’acceptation de la prostitution comme institution de travail sexuel des femmes. Si l’on comprend que les femmes vivent une exploitation et une violence systématiques, alors la défense de quoi que ce soit, l’acceptation de quoi que ce soit qui promeut ou qui perpétue cette exploitation et cette violence exprime une haine des ∗. En anglais positive action, qui en France est plus couramment désigné par l’oxymore « discrimination positive »

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femmes, un mépris de leur liberté et de leur dignité. Et tout effort visant à entraver des initiatives législatives, sociales ou économiques qui amélioreraient la condition des femmes, si radicales ou réformistes que soient ces initiatives, exprime ce même mépris. On ne peut tout simplement pas être à la fois pour et contre l’exploitation des femmes pour quand elle procure du plaisir, contre dans l’abstrait ; pour quand elle est lucrative, contre en principe ; pour quand personne ne nous regarde, contre quand on pourrait nous voir. Si l’on comprend à quel point les femmes sont exploitées – la nature systématique de l’exploitation et son assise sexuelle –, aucune justification politique ou éthique n’autorise à faire moins que le maximum, avec toutes nos ressources, pour mettre fin à cette exploitation. L’antiféminisme a servi de couverture au sectarisme le plus flagrant et il en a été le véhicule. S’il a pu être crédible comme couverture et efficace comme véhicule, c’est que la haine des femmes n’est politiquement réprouvée ni à droite ni à gauche. L’antiféminisme est manifeste partout où la subordination des femmes est activement perpétuée ou attisée ou justifiée ou passivement acceptée, parce que la dévaluation des femmes est implicite dans chacune de ces positions. La haine des femmes et l’antiféminisme, si agressive ou discrète que soit leur expression, sont synonymes en pratique, inséparables, souvent impossibles à distinguer, souvent interchangeables, et toute acceptation de l’exploitation des femmes – dans n’importe quel domaine, pour n’importe quelle raison, de n’importe quelle manière – incarne, signifie et soutient cette haine et cet antiféminisme. L’antiféminisme se décline en mépris pour différents types de femmes – tels que les hommes imaginent les différents types de femmes qui existent – et donne lieu à tout un spectre d’insultes. Les lesbiennes, les intellectuelles et les femmes frondeuses sont haïes à cause de leur présomption, leur arrogance, leur ambition masculine. Les prudes, les vieilles filles et les célibataires n’ont peut-être 230

pas envie de ressembler aux hommes mais elles semblent capables de vivre sans eux ; elles sont donc traitées avec mépris et dédain. Les « salopes », « nymphomanes » et « filles faciles » sont haïes parce qu’elles sont dépréciées, et parce qu’elles sont leur sexe à l’état brut ou le sexe lui-même. Lancées à une femme, ces épithètes (souvent plus grossières) visent à calomnier sa relation à son genre ou à la sexualité telle que définie et imposée par les hommes. Les épithètes varient selon la situation : choisies et appliquées non pour montrer ce qu’elle est personnellement, essentiellement, mais pour l’intimider dans une situation donnée. Par exemple, si elle ne veut pas de sexe, elle peut être traitée de prude ou de dyke ; et après le sexe, elle peut être traitée de salope – par le même observateur. Si elle exprime des idées qu’un homme n’aime pas, elle peut être qualifiée de salope, de dyke ou de prude, selon l’évaluation que fera l’homme en question de sa vulnérabilité à l’insulte, ou selon l’intérêt obsessionnel de cet homme pour les prudes, les salopes ou les dykes. L’antiféminisme réduit une femme aux perceptions de sa sexualité ou de son rapport aux hommes ou à la sexualité masculine ; et l’antiféminisme attribue une intégrité masculine spécifique à des actes habituellement réservés aux hommes – des actes comme faire l’amour avec des femmes ou écrire des livres ou marcher avec assurance dans la rue ou prendre la parole avec autorité. Des idées et des actes consolident la puissance et la vigueur culturelle de ces épithètes, qui reflètent des valeurs réelles – le dédain visant les femmes, ses motifs, les torts qu’on leur impute et pour lesquels on les punit. La répartition des femmes parmi la gamme d’insultes utilisées pour les décrire, l’utilisation de ces insultes pour désigner, intimider ou discréditer, la validité prêtée à ces critiques des postures, attitudes ou actions d’une femme, sont autant d’expressions de l’antiféminisme et de la haine des femmes. Lorsqu’une femme exprime une opinion – peu importe le sujet – et que la réaction consiste à discréditer ou remettre en question sa sexualité, son identité sexuelle, sa féminité 231

ou ses relations avec les hommes, cette réaction peut être identifiée d’emblée comme implicitement antiféministe et misogyne. Elle peut être et doit être dénoncée à ce titre. L’antiféminisme, comme stratégie visant à saper la moindre crédibilité dont une femme réussit à se doter, va des sous-entendus subtils à l’hostilité flagrante, qui ont toujours pour fin de lui rappeler, comme aux gens qui l’écoutent, qu’après tout, elle n’est qu’une femme – qui plus est, une femme défectueuse. La haine des femmes implicite de l’antiféminisme vise à humilier cette femme, de sorte qu’elle ressente l’humiliation et que les personnes qui l’écoutent la voient subir l’humiliation et la ressentir. Susciter et manipuler des sentiments hostiles envers une femme parce qu’elle est une femme, en invoquant son sexe et sa sexualité, en lui rappelant – ainsi qu’aux gens qui l’entourent – ce qu’elle est et ce à quoi elle sert, équivaut à susciter et à manipuler de l’hostilité raciste envers un Noir dans un contexte de suprématie blanche. Notre réaction à l’accent mis sur son sexe pour miner sa crédibilité ne devrait pas dépendre de notre accord ou désaccord avec elle sur un enjeu ou un autre, mais plutôt être une réaction à la misogynie et à l’antiféminisme utilisés contre elle. Il est plus que temps de reconnaître, de dénoncer et de combattre le discrédit jeté sur les femmes par ces épithètes, qui les isolent et les détruisent. Ce sont des rappels symboliques de ce à quoi elle est réduite, non pas un être humain mais une femme, chose inférieure ; ces accusations rappellent à l’accusée sa place en tant que femme et ses supposées transgressions de ses limites. Les femmes craignent les épithètes parce que ce sont des avertissements, des menaces, la preuve qu’une femme a commis un faux pas dans sa relation au monde qui l’entoure, la preuve qu’un ou des hommes l’ont remarquée et sont en colère contre elle. Les femmes craignent ces épithètes parce qu’elles craignent la colère des hommes. Cette colère constitue la substance de l’antiféminisme et de la misogynie. L’épithète est une arme, qu’elle soit lancée à pleine force ou pronon232

cée sur un ton boudeur ou mesuré. Elle est nécessairement un acte d’hostilité utilisé dans un esprit de vengeance. Insulter une femme la marque temporairement ; cela moule son image d’une façon qui conforte son infériorité sociale ; l’épithète précède souvent le coup de poing ou la baise, de sorte que les femmes apprennent à l’associer à des usages d’elles-mêmes qu’elles exècrent, des usages hostiles ; et l’épithète est souvent lancée pendant que l’homme frappe, pendant qu’il baise. Elle avilit une femme en avilissant sa classe de sexe, sa sexualité et son intégrité personnelle ; elle exprime une haine profonde, qui n’a rien de superficiel – la haine des femmes, une haine profonde ayant des conséquences profondes pour celles contre qui l’épithète est lancée. En tant qu’insultes sexuelles, ces épithètes agissent comme une rafale de mitrailleuse, abattant tout ce qu’elles touchent – toutes les femmes dans les parages. Les allusions à ces insultes sexuelles, même obscures, ou simples évocations, sont utilisées avec adresse et persistance pour dévaloriser publiquement les femmes – dans la haine des femmes et la politique de mépris à leur égard, dans la langue de tous les jours et dans le discours culturel. Chaque fois que le recours à un vocabulaire de haine n’est pas relevé, qu’une expression haineuse ne suscite ni rébellion ni résistance visible, il meurt une partie de la femme à qui cela arrive et une partie de la femme qui en est témoin. Chaque fois que l’utilisation d’une telle épithète ou son évocation ne donne lieu à aucune riposte, quelque chose meurt chez les femmes. Chaque fois que les mots salope, dyke ou prude sont utilisés pour tenir les femmes en respect et chaque fois que ce langage n’est pas répudié (répudié du seul fait de son usage, sans égard à l’exactitude de l’accusation), alors l’antiféminisme a piétiné une autre vie de femme, en a écrasé une partie ; la misogynie a humilié et blessé une autre femme, ou une femme une autre fois. Chaque fois que l’on utilise comme une insulte un mot honorable – comme le mot lesbienne – ou un acte honorable – comme choisir, parce qu’une femme le veut, 233

de faire l’amour avec une ou des personnes de son choix – ou un choix honorable – comme le célibat –, les femmes qui le sont et qui le font et qui assument ce choix sont irrévocablement blessées et diminuées. La solution ne se résume pas à cesser d’avoir peur des mots eux-mêmes (qu’ils soient pertinents ou non) : une femme serait folle de ne pas craindre ce que cachent ces mots. Il y a derrière eux l’homme qui s’en sert et le pouvoir de toute sa classe sur la femme contre qui ils servent. Chaque expression de mépris contre la dyke, la prude, la salope est une expression de haine contre toutes les femmes. Que ces insultes soient socialement acceptées, tolérées ou encouragées, qu’elles soient la substance même de l’humour ou qu’on y acquiesce sans rien dire, la dévalorisation des femmes s’accentue, leur intimidation s’aggrave d’un cran. Chaque fois que les insultes sont affichées ou chuchotées – contre une femme, à titre d’insulte –, elles gagnent en puissance à être utilisées, acceptées et répétées. Et toute femme, qu’elle soit ou non ou à un degré quelconque ce qu’affirme l’insulte, devient plus vulnérable à la manipulation, la distorsion, l’extorsion, la diffamation et le harcèlement, et l’antiféminisme et la haine des femmes s’ancrent d’autant plus profondément. La haine des femmes est la passion ; l’antiféminisme est son argumentaire idéologique ; l’insulte basée sur le sexe réunit passion et idéologie dans un acte de dénigrement et d’intimidation. La tolérance à l’égard de l’insulte basée sur le sexe et son efficacité à discréditer les femmes indiquent à quel point la haine des femmes et l’antiféminisme sont virulents : omniprésents, persuasifs, profondément ancrés, laissant peu de chances aux femmes d’y résister. Dans notre société, l’insulte basée sur le sexe est la monnaie d’échange. Les femmes vivent sur la défensive, pas seulement à l’égard du viol mais aussi à l’égard des mots du violeur – les mots dont on traite les femmes en privé et en public, à voix haute ou à voix basse. L’antiféminisme se déploie également par le biais de modèles sociaux, dont trois font toujours loi : le modèle « séparés-mais-égaux 234

», celui de la supériorité féminine et le modèle fiable et familier de la domination masculine. L’usage du modèle séparés-mais-égaux s’avère particulièrement cynique aux États-Unis où, appliqué à la race, il a servi de fondement à une ségrégation raciale systématique maintenue par un pouvoir policier. L’égalité a toujours été une chimère ou un mensonge ; la séparation, elle, était réelle. Selon ce modèle, il était raisonnable et équitable de fonder des institutions sociales sur des critères biologiques, la race ou la couleur de la peau par exemple. Mais ce qui rendait la séparation nécessaire – la présomption d’infériorité de l’une des catégories biologiques – rendait l’égalité impossible. L’idée de la séparation et les institutions de la séparation résultaient d’une inégalité sociale d’une telle ampleur et d’une cruauté si brutale qu’en théorie ou en pratique, la séparation équivalait à nier aux Noirs une nature commune avec les Blancs, ou toute autre qualité humaine commune. Le modèle séparés-maiségaux découle de la conviction qu’il est impossible que les hommes et les femmes partagent une même condition humaine. Il découle de la tentative de justifier la subordination des femmes par rapport aux hommes (et d’en justifier la perpétuation) en posant le principe de natures masculine et féminine si différentes au plan biologique qu’elles exigent une séparation sociale, des parcours sociaux antinomiques, une vie sociale divisée selon la classe de sexe de telle sorte qu’il coexiste deux cultures, une masculine et une féminine, dans la même société. Le modèle séparés-mais-égaux a été appliqué au sexe avant d’être appliqué à la race. Eu égard à la classe de sexe, le modèle séparés-mais-égaux soutenait que les femmes et les hommes étaient biologiquement destinés à des sphères sociales différentes. Les sphères étaient séparées-mais-égales, ce qui rendait hommes et femmes séparés-mais-égaux. La sphère de la femme était le foyer, celle de l’homme était le monde. C’étaient des domaines séparés-mais-égaux. La femme devait porter et élever les enfants ; 235

l’homme devait l’engrosser et les faire vivre. Il s’agissait de fonctions séparées-mais-égales. La femme avait des capacités féminines – elle était intuitive, émotive, tendre, charmante (définie chez les femmes comme la capacité d’exciter et de piéger, et non un attribut). L’homme avait des capacités masculines – il était logique, raisonnable, fort, puissant (comme capacité et par rapport à la femme). C’étaient des capacités séparées-mais-égales. La femme devait s’acquitter du travail domestique, dont la nature précise était déterminée par la classe sociale de son mari. L’homme devait travailler dans le monde pour obtenir de l’argent, du pouvoir, un statut, conformément à sa classe sociale. C’était du travail séparé-mais-égal. Concrètement, la ségrégation sexuelle est nécessairement différente de la ségrégation raciale : les femmes sont partout, dans presque chaque maison, dans la plupart des lits, liées aussi intimement qu’on peut l’être avec ceux qui veulent les maintenir séparées. Compte tenu de l’intimité presque universelle des femmes avec les hommes, il est étonnant que la ségrégation sexuelle favorisée par le modèle séparés-mais-égaux ait pu s’imposer avec autant de succès tout au long de l’histoire et qu’elle se perpétue aujourd’hui. Les femmes ont envahi la sphère masculine du marché, mais elles ont été confinées aux ghettos d’emploi féminins. Qu’il s’agisse d’emplois, de tâches, de responsabilités, de capacités physiques, morales et intellectuelles, ou de la division du travail au foyer, ce sont toujours l’éthique et la pratique de la ségrégation sexuelle qui prévalent. Si le modèle séparés-mais-égaux appliqué aux hommes et aux femmes conserve son efficacité, c’est parce qu’il donne l’impression de correspondre de façon exacte et équitable à un impératif biologique. La crédibilité du modèle tient à ce que la subordination sexuelle des femmes aux hommes est perçue comme inhérente à la nature des choses et comme prémisse logique de l’organisation sociale – une réalité biologique adéquatement réitérée dans les institutions sociales, les prérogatives civiques et les obligations déter236

minées suivant la ségrégation sexuelle. Le modèle paraît équitable parce que les hommes et les femmes y sont maintenus biologiquement séparés (distincts), socialement séparés (distincts), et on les déclare égaux parce que chacun fait également ce qui est approprié à sa classe de sexe. La séparation est perçue comme la seule voie de l’égalité pour les femmes. On considère qu’en faisant concurrence aux hommes, plutôt que de se limiter à la sphère féminine, les femmes ne pourraient jamais atteindre l’égalité sociale, économique ou sexuelle en raison de leur nature qui, dans chacun de ces domaines, serait tout simplement inférieure à la nature masculine. Cependant, les femmes ne sont inférieures que parce qu’elles ont quitté la sphère féminine, qui est en soi égale et non inférieure ; les femmes ne sont inférieures aux hommes que dans la sphère masculine, où elles n’ont pas leur place. L’égalité est garantie par le fait de créer des sphères séparées selon le sexe et de soutenir tout bonnement que ces sphères sont égales. Cela équivaut à une sorte de paternalisme métaphysique : construire un modèle social où les femmes n’ont pas à vivre leur infériorité comme un fardeau mais se voient attribuer en tant que femmes une valeur sociale en vertu de laquelle leur infériorité a une valeur égale à la supériorité des hommes. Les sphères séparées sont déclarées égales sans la moindre référence aux conditions matérielles des personnes qui s’y trouvent, et c’est en ce sens que les femmes sont les égales des hommes selon ce modèle. Aucune égalité de droits n’est nécessaire, par exemple ; celle-ci est même contre-indiquée, car comme les sexes ne sont pas identiques, ils ne doivent pas être traités de la même façon, et quelque chose ne va pas quand une norme commune est appliquée aux deux. Dans ce modèle social, la séparation par classe de sexe est perçue comme la seule base possible d’égalité ; la ségrégation sexuelle est l’expression institutionnelle de cette éthique égalitariste, c’est même son programme. Pour le sexe comme pour la race, la séparation est un fait, et l’égalité, une chimère ou un mensonge. 237

Quant à l’antiféminisme de la supériorité féminine, il figure dans deux domaines apparemment opposés : le spirituel et le sexuel. Dans le domaine spirituel, la femme est supérieure à l’homme par définition ; il la vénère parce qu’elle incarne le bien ; son sexe la rend morale ou la rend responsable d’une moralité spécifique à son sexe. Étant femme, elle est plus élevée, plus proche par nature d’une certaine conception abstraite du bien. On lui attribue une sensibilité morale que les hommes peuvent difficilement atteindre (mais personne ne s’attend à ce qu’ils essaient) : elle est éthérée, elle flotte, sa nature morale la transporte, elle gravite vers ce qui est pur, chaste et de bon goût. Elle possède une connaissance instinctive, liée à son sexe, de ce qui est bon et juste. Sa sensibilité morale l’oriente infailliblement vers la bienveillance et le bien. Les responsabilités de son sexe comprennent celle d’être vertueuse – étrange assignation de sexe puisque virtu, la racine latine de ce terme, signifie « force » ou « virilité », ce qui démontre peut-être à quel point ce projet est futile dans son cas. La bonté prêtée à son sexe est essentiellement fondée sur une chasteté présumée, une chasteté nécessaire, non seulement en ce qui concerne son comportement mais aussi ses appétits. Elle n’est pas censée, en tant que femme, connaître le désir sexuel. Les hommes convoitent. Elle, qui par nature ne connaît pas la convoitise, est à l’opposé de l’homme : il est charnel, elle est bonne. Il n’existe aucun concept de moralité féminine ou de bonté féminine dans le monde qui ne soit généralement fondé sur la chasteté comme valeur morale. Les grandes tragédies féminines sont des récits de chute sexuelle. La faille tragique d’une héroïne – la Tess de Hardy ou l’Anna Karénine de Tolstoï – est le désir sexuel. Tout drame au sujet de la vie d’une femme, que l’œuvre soit grandiose ou banale, reproduit foncièrement la faute originelle de la bible. La séduction (ou le viol) signifie la connaissance, qui est le désir sexuel, et le désir signifie la chute dans le péché et la punition inéluctable. Au plan culturel, la femme bonne symbolise l’innocence : elle est 238

innocente par rapport au sexe et au savoir, chaste à ces deux titres. Au plan historique, l’ignorance a été une forme de grâce pour la femme bonne ; l’instruction était refusée aux femmes pour protéger leur bonté morale. L’élévation d’une femme requiert d’elle cette innocence, cette pureté, cette chasteté : elle ne doit pas connaître le monde, incarné par les hommes. La vénération d’une femme ou d’un symbole religieux féminin est souvent la vénération sans médiation de la chasteté. La vierge est le plus grand symbole religieux de la bonté féminine, la femme qui est bonne par nature (dans son corps), qui incarne le bien. L’admiration et les honneurs rendus par les hommes à la femme chaste sont fréquemment cités comme preuve que les hommes n’haïssent ni n’avilissent les femmes, mais qu’ils les vénèrent, les adorent et les célèbrent. Mais la nature moralement supérieure des femmes est surtout vénérée dans l’abstrait, comme les femmes sont surtout vénérées dans l’abstrait. C’est un symbole que l’on vénère, un symbole manipulé de façon à justifier l’usage que l’on fait des femmes tombées. La femme moralement bonne est hissée sur un piédestal – une scène étroite, précaire, surélevée et souvent minée –, où elle se maintient aussi longtemps qu’elle le peut, avant d’en tomber, d’en sauter ou avant qu’il n’explose. Dans le domaine séculier, on attribue aussi aux femmes un sens du bien qui serait intrinsèquement féminin, dont les hommes seraient dépourvus. Cette attitude caractérise souvent les mouvements environnementalistes ou antimilitaristes contemporains : on prête aux femmes un engagement inné envers l’air pur et la paix, une nature morale qui abhorre la pollution et le meurtre. Être bon ou moral est perçu comme une capacité biologique propre aux femmes, ce qui fait d’elles les gardiennes naturelles de la moralité, une sorte d’avant-garde morale. Les organisateurs politiques utilisent continuellement cet appel aux femmes : la maternité est notamment invoquée comme la preuve biologique d’une relation spéciale des femmes 239

avec la vie, d’une sensibilité spéciale à son sens, d’une connaissance spéciale, intuitive, du bien. Tout groupe politique peut assujettir à ses propres fins cette sensibilité morale particulière prêtée aux femmes, et c’est ce que la plupart font, habituellement au lieu de leur offrir des solutions réelles au sexisme à l’œuvre dans le groupe lui-même. Partout dans le spectre politique défini par les hommes, des femmes accordent foi à cette idée d’une nature féminine biologique qui serait moralement bonne. Mais quel que soit l’usage de cette prémisse d’une moralité à fondement biologique, le modèle de la supériorité féminine véhiculé par l’antiféminisme a pour fonction de rabaisser plutôt que d’élever les femmes dans le monde prosaïque des véritables interactions humaines. Pour continuer à être vénérée, la femme doit rester un symbole et elle doit rester bonne. Elle ne peut pas être simplement un être humain plongé dans le marasme de la vie, avec ses failles et ses combats moraux, qui commet des actes aux conséquences complexes, difficiles, imprévisibles. Elle n’a pas droit aux mêmes avenues que les hommes, aux mêmes activités ou aux mêmes responsabilités qu’eux. C’est précisément parce qu’elle est bonne qu’elle est incapable de faire les mêmes choses, de prendre les mêmes décisions, de résoudre les mêmes dilemmes, d’assumer les mêmes responsabilités, d’exercer les mêmes droits. Sa nature est différente – meilleure, cette fois, mais toujours absolument différente – et son rôle doit donc être différent. L’attitude de vénération, l’élévation spirituelle des femmes qu’invoquent les hommes lorsqu’ils laissent entendre que celles-ci sont meilleures qu’eux, suggère que les femmes sont ce que les hommes ne peuvent pas être : des êtres chastes, bons. Mais en réalité, ce sont les hommes qui sont ce que les femmes ne peuvent pas être : de vrais sujets moraux, porteurs d’une véritable autorité et responsabilité morale. Ce n’est pas la biologie qui tient les femmes à distance de cette capacité morale, mais un appareil social masculin qui les place soit au-delà, soit en deçà de la simple 240

faculté humaine de choisir dans des situations exigeantes au plan moral. La supériorité spirituelle prêtée aux femmes dans ce modèle de vénération ridicule les isole des actions humaines qui créent le sens, des choix humains qui créent l’éthique et l’histoire. Elle écarte les femmes du chaos et d’un triomphe de la responsabilité humaine en leur attribuant une moralité bidimensionnelle, stagnante, où le bien et le mal sont déterminés à l’avance, déterminés par le sexe, par la biologie. La vénération de la femme, la dévotion envers ce qui chez elle élève l’homme, le respect d’une quelconque sensibilité morale qui ne serait innée que chez elle, est la version séductrice de l’antiféminisme, celle qui fascine les femmes qui ne sont pas dupes des autres versions. Les femmes (pour la plupart) préfèrent être vénérées qu’avilies, admirées que piétinées. Il leur est difficile de refuser la vénération de ce qui est autrement méprisé : leur identité de femme. La nature morale particulière prêtée à la femme a parfois servi à plaider sa cause : parce qu’elle est morale, elle sera en mesure de rehausser la moralité du pays si elle obtient des droits de citoyenne, l’ambiance du marché si elle trouve un emploi, la qualité de l’église si elle y officie, ou l’humanisme du gouvernement si elle y siège ; parce qu’elle est morale, elle se rangera du côté du bien. Mais on a également soutenu, plus bruyamment et plus souvent, que sa nature morale ne devait pas être contaminée par de vulgaires responsabilités ; qu’elle a un rôle moral particulier à jouer pour bonifier le pays et le monde – celui d’incarner dans sa personne l’exemple du bien qui civilisera et éduquera les hommes et moralisera le pays. On ne peut incarner le bien en faisant ce que font les hommes – ni au gouvernement, ni dans la famille, ni même dans, la religion, nulle part. « La Femme positive a pour tâche de préserver la bonté de l’Amérique89 », a écrit Phyllis Schlafly. Les femmes préservent la bonté de l’Amérike en étant bonnes. Beaucoup de femmes qui détestent la vision politique de Schlafly seraient cependant d’accord pour dire que les femmes ont la responsabilité 241

morale particulière de « préserver la bonté de l’Amérique ». Même si leur programme politique du bien et leur conception des droits des femmes ne sont pas ceux de Schlafly, elles partagent avec elle le concept d’une moralité biologiquement déterminée où les femmes sont meilleures que les hommes. L’antiféminisme autorise ce sentimentalisme, encourage et exploite cette complaisance ; la libération, non. Comme l’a écrit Frederick Douglass il y a plus d’un siècle : « Nous soutenons les droits de la femme, pas parce qu’elle est un ange mais parce qu’elle est une femme, ayant les mêmes besoins et exposée aux mêmes maux que l’homme90. » L’antiféminisme version supériorité féminine a aussi une forme sexuelle, au caractère purement pornographique. La prétention centrale de la sexualité liée à la haine des femmes, au sexe comme conquête et possession, dominance et soumission, est que la femme a le véritable pouvoir : elle n’est victime qu’en apparence ; son impuissance n’est qu’illusoire. Son pouvoir tient à sa capacité de provoquer l’érection ou la convoitise. Les hommes subissent l’excitation de manière passive – sans égard à leur volonté, voire contre elle. Ils agissent ensuite sur la base de ce qu’a provoqué une femme, ou n’importe quel objet sexuel. La femme provoque ce qu’elle veut. Lorsqu’un homme a une érection et qu’il commet un acte sexuel à cause de cela ou en réaction à cela, il réagit à la provocation d’une femme, dont la nature et l’intention appellent son acte. Le matériel pornographique détaille sans réserve les valeurs sexuelles masculines qui informent et imprègnent le viol et les autres actes de coercition sexuelle. Le genre pornographique réitère constamment que la sexualité est affaire de conquête, que la femme qui résiste veut être forcée, blessée, brutalisée ; que la femme qui veut du sexe éprouve du plaisir à être utilisée comme un objet, à la douleur et à l’humiliation. Il réitère que le viol, les coups, la torture, le ligotage, le rapt et l’emprisonnement sont des choses faites aux femmes parce que celles-ci les provoquent, tout comme elles provoquent 242

l’érection : parce qu’elles sont là, parce qu’elles sont des femmes. Le pouvoir que possèdent les femmes sur les hommes est celui de provoquer ces actes ; elles amènent les hommes à faire ces choses, à se livrer à ces actes sexuels. Les hommes paraissent exercer le pouvoir dans le monde, mais ce pouvoir est anéanti devant la convoitise provoquée par une femme. Quoi qu’il lui fasse, elle demeure plus puissante parce qu’il la veut, il a besoin d’elle, il est le jouet d’un désir pour elle. Dans le modèle sexuel de la supériorité féminine, le pouvoir est présenté comme intrinsèquement féminin parce qu’il est redéfini par delà toute raison ou cohérence : comme si le pouvoir appartenait au cadavre qui attire les vautours. Cette conception pornographique du pouvoir féminin est fondamentale pour l’antiféminisme des mouvements de libération sexuelle où l’utilisation sexuelle illimitée des femmes par les hommes est définie comme la liberté pour les deux : la femme en veut, l’homme réagit, et voilà la révolution... Elle est également fondamentale pour l’antiféminisme de l’appareil judiciaire face aux crimes sexuels comme le viol, la violence conjugale et l’agression sexuelle des enfants, notamment celle des filles. La femme ou la fillette est encore vue comme le facteur provoquant ce qui pourrait bien être un acte sexuel légitime – tout dépend d’elle, d’à quel point elle était provocante. Sa volonté est tenue pour implicite dans l’utilisation que l’homme a faite d’elle. Elle est perçue comme ayant le pouvoir sur l’homme – et la responsabilité de ce qu’il lui a fait – tellement il la désirait : quel que soit le désir qui l’a poussé à commettre cet acte, c’est elle qui. l’a provoqué. Le désir de l’homme est ce qui donne à la femme le pouvoir, un pouvoir qui ne réside pas dans son comportement mais dans sa nature sexuelle même, son existence en tant que femme à laquelle l’homme réagit. C’est pour cette raison que les enquêtes pour viol cherchent dans le comportement de la femme la vérité de sa nature. Si, au final, sa nature justifie l’acte de l’homme, c’est la femme et non lui qui est responsable de cet acte. Voilà le pou243

voir des femmes dans la sexualité pornographique. Les apologies de ce régime sexuel où l’on prétend que les femmes ont le pouvoir sous prétexte qu’elles sont désirées – allant jusqu’à soutenir que ce sont elles qui dominent et contrôlent le sexe – confortent cette puissance féminine fantasmagorique et imposent l’impuissance aux femmes dans la vie réelle. L’antiféminisme sous-tend directement les conceptions pornographiques du pouvoir, de la nature et de la liberté de la femme. Son pouvoir est celui d’être utilisée, sa nature est d’être utilisée et sa liberté est d’être utilisée. Ou son pouvoir est de provoquer des hommes à lui faire mal, sa nature est de les provoquer à lui faire mal, et sa liberté tient à provoquer la douleur. Ou son pouvoir tient à amener les hommes à la forcer d’agir contre son gré, sa nature est d’amener les hommes à la forcer et sa liberté tient à être forcée d’agir contre son gré. Ces postulats de l’antiféminisme entretiennent une confusion efficace entre le pouvoir et la liberté ; en conséquence, la plupart des femmes ne veulent ni l’un ni l’autre. Quant à la nature individuelle de chaque femme, elle est, au-delà de cette confusion, souvent annihilée. Pour sa part, l’antiféminisme de la domination masculine se retrouve pratiquement partout. Sa dimension misogyne a été brillamment analysée dans une foule d’écrits féministes ; nous parlerons ici de comment il sert à mettre en échec un mouvement de libération. La religion et la biologie sont les principales sources du concept métaphysique selon lequel les hommes sont supérieurs aux femmes tout simplement parce qu’ils le sont. Que la domination masculine soit décrite comme une sorte de pillage biologique perpétuel ou comme la volonté d’un Dieu colérique, c’est d’abord l’hostilité à l’œuvre dans la domination masculine que cherche à légitimer le principe de cette domination. Maintenir assujettie la population des femmes est un acte d’hostilité. Le coup de génie de l’antiféminisme version domination masculine est le tour de passe-passe qui transforme cette hostilité en une forme d’amour. Quand un groupe en 244

conquiert un autre, cet acte de conquête est clairement hostile ; mais quand un homme conquiert une femme, cet acte devient l’expression d’un amour romantique ou sexuel. L’invasion est un acte d’hostilité, à moins que l’homme n’envahisse la femme, auquel cas le mot « violation » sert à signifier l’amour. Battre quelqu’un est un acte d’hostilité, à moins qu’un homme ne batte une femme qu’il aime : les femmes, dit-on, considèrent les coups comme une preuve d’amour et exigent ou provoquent cette preuve. Quand un homme tyrannise un peuple, il est hostile à leurs droits et à leur liberté ; quand un homme tyrannise une femme, il joue simplement son rôle de mari ou d’amant. Quand la propagande incite à la violence contre un groupe désigné comme inférieur, c’est sans conteste un signe d’hostilité ; mais quand des hommes transforment des femmes en cibles de violence sexuelle dans la pornographie, ce matériel, ce ciblage et cette violence sont tenus pour des expressions d’amour sexuel. Terroriser tout un groupe de personnes est hostile, à moins qu’il ne s’agisse de femmes terrorisées par des hommes qui commettent des viols, auquel cas chaque viol doit être examiné pour y déceler des indices d’amour. Confiner une catégorie de gens, leur imposer des restrictions et les priver de droits parce qu’ils sont nés dans une classe plutôt qu’une autre sont des actes hostiles, à moins qu’il ne s’agisse de femmes confinées, limitées et privées de droits par les hommes qui les aiment, afin de faire d’elles ce qu’ils peuvent aimer. L’hostilité existe dans le monde et elle est reconnue socialement, historiquement, comme de la cruauté ; et puis il y a l’amour de l’homme pour la femme. Même identiques, des actes sont considérés comme tout à fait différents, car ce que l’on fait aux femmes est évalué selon une norme particulière : est-ce sexy ? Et comme les femmes sont assimilées au sexe, tout ce qui leur est fait est susceptible d’être sexy. Et si c’est sexy, cela tombe sous l’égide de l’amour. Le dictionnaire définit l’hostilité comme un « antagonisme ». L’amour est perçu comme un antagonisme grandiose ; c’est aussi le cas des grandes 245

passions sexuelles, les coïts ordinaires n’étant que de petits antagonismes successifs. Le tortionnaire n’est qu’un amant vraiment obsédé lorsque la victime est une femme, surtout une femme qu’il connaît intimement. Le viol n’est qu’un autre genre d’amour ; et rien – aucune loi, aucun mouvement politique, aucune conscience éclairée – n’a encore réussi à rendre le viol moins sexy pour ceux qui voient de l’amour dans la domination masculine. Les chaînes sont sexy quand ce sont des femmes qui les portent, les prisons sont sexy quand elles enferment des femmes, la douleur est sexy quand des femmes ont mal, et l’amour inclut tout cela et plus encore. Battez un homme pour avoir dit ce qu’il pensait, et il s’agira d’une violation des droits de la personne ; pourchassez-le, capturez-le ou terrorisezle, et ses droits ont été violés ; traitez une femme de la même façon, et la violation est sexy. Rien de ce qui appartient au domaine de l’amour de l’homme pour la femme ne peut être considéré comme une violation des droits de la personne ; la violation devient plutôt un synonyme du sexe, cela fait partie du vocabulaire de l’amour. L’amour du supérieur pour l’inférieure doit par nature être passablement horrifiant, terrifiant, grossièrement déformé. Lorsque les hommes aiment les femmes, chaque acte d’hostilité démontre cet amour, chaque manifestation de brutalité en est le signe ; et chaque grief d’une femme contre l’hostilité de la domination masculine est assimilé à un grief contre l’amour, un refus d’être une vraie femme, c’est-à-dire d’endurer l’hostilité masculine dans l’extase, d’endurer l’amour. La version domination masculine de l’antiféminisme affirme également que la liberté ne peut correspondre à la situation des femmes parce que celles-ci doivent constamment négocier. Comme les hommes sont dominants, agressifs, contrôlants, puissants grâce à Dieu ou à la nature, la faible femme doit toujours avoir quelque chose à troquer pour s’assurer la protection de ces hommes forts. Soit elle est trop faible pour prendre soin d’elle-même, soit elle est trop faible 246

pour repousser les hommes ; dans un cas comme dans l’autre, elle a besoin d’un protecteur mâle. Si elle a besoin d’un protecteur mâle, elle doit non seulement négocier pour l’obtenir, mais négocier continuellement pour le conserver ou pour l’empêcher d’abuser de son pouvoir sur elle. Cela compromet toute possibilité d’autodétermination pour elle. La dépendance des femmes envers les hommes, leur incapacité d’avoir ou de manifester une intégrité durable et autodéterminée, et la définition fondamentale de la femme comme putain par nature sont ainsi posées comme implicites dans la relation biologique entre les hommes et les femmes : implicites et inaltérables. C’est là un aspect spécifique au modèle de la domination masculine. Ni le modèle séparés-mais-égaux, ni celui de la supériorité féminine ne place les femmes dans un rapport de prostitution aux hommes défini métaphysiquement et déterminé biologiquement. (Cette vertu du modèle de la domination masculine explique peut-être son omniprésence.) Les concessions que doivent faire les femmes à cause de la domination biologique des hommes font l’objet d’allusions chaque fois qu’une femme réussit. On s’interroge sur le marché conclu – qu’a-t-elle vendu à qui pour avoir pu accomplir ce qu’elle a fait ? La nécessité de marchander est utilisée pour empêcher toute rébellion. Dans ce modèle antiféministe, le marchandage que nécessitent les surcroîts d’agression, de force et de pouvoir des hommes est la principale raison invoquée pour qualifier d’impossible la revendication d’indépendance des femmes. Il est dominant ; elle doit donc se soumettre. La soumission est inévitable devant plus de force, plus d’agression, plus de pouvoir. Une femme n’est tout simplement pas assez forte pour être autonome – surtout s’il la désire parce qu’elle n’est ni assez forte ni assez agressive pour l’empêcher de la prendre. Chaque femme doit donc conclure un marché avec au moins un des puissants pour être protégée ; et comme ce marché est fondé sur son infériorité, qu’il en découle, il accrédite cette infériorité et son caractère inévitable. Parce qu’elle 247

doit marchander, étant trop faible pour ne pas le faire, elle prouve que l’antiféminisme – la répudiation de sa liberté – est ancré dans la nécessité biologique, le sens commun biologique, le réalisme biologique. Comme le mâle est présumé dominant par droit naturel ou par volonté divine, il est censé détenir une autorité exclusive dans la sphère du pouvoir public. L’antiféminisme qui s’appuie sur la domination masculine naturelle soutient aussi que c’est naturellement que les hommes dominent le gouvernement, la politique, l’économie, la culture, l’État et la politique militaire, et que les hommes affirment naturellement leur domination en ayant entre les mains toutes les institutions sociales et politiques. Une femme-alibi ici ou là n’empêche en rien les clubs de pouvoir presque exclusivement masculins d’écraser efficacement tout espoir de véritable autorité ou influence pour les femmes. Une femme à la Cour suprême, une autre au Sénat, une première ministre, une cheffe d’État occasionnelle constituent moins des modèles qu’une rebuffade pour les femmes économiquement démoralisées, qui sont censées accepter ces alibis comme exemples de ce qu’elles pourraient être elles aussi si seulement elles étaient différentes – meilleures, plus intelligentes, plus riches, plus jolies, pas si empotées. Les femmes-alibis doivent multiplier les précautions pour ne pas offenser la conception masculine de la féminité, mais leur visibilité a inévitablement cet effet. Elles s’en tiennent donc au discours convenu sur la féminité, tout en supportant les critiques, puisque de toute évidence, elles ne sont pas au foyer en train de se faire baiser. La femme qui n’est pas une femme-alibi subit surtout de leur part une certaine condescendance, qu’elle ressent de façon aigüe et répétée puisqu’on désigne toujours ces femmes pour lui prouver que sa situation n’est pas le fait d’une société qui l’exclut. L’antiféminisme s’incarne concrètement dans chaque groupe composé entièrement ou quasi entièrement d’hommes – qu’il s’agisse d’une profession, une 248

institution, une entreprise, un club ou une clique de pouvoir. Par son existence même, ce groupe soutient et proclame la domination masculine. Par son existence, il renforce l’infériorité sociale des femmes en regard des hommes, perpétue leur subordination politique, détermine leur dépendance économique et réactive sans fin leur soumission sexuelle aux hommes. La clique de pouvoir mâle communique l’antiféminisme de la domination masculine partout où elle opère, toujours, sans exception. Le pouvoir des hommes de prendre les décisions, de choisir les stratégies, de créer la culture et d’en contrôler les institutions est tout à la fois la preuve et le résultat logique de la domination masculine. Quand les hommes dominent la structure d’une institution, ils en dominent aussi l’idéologie ; autrement, cette structure changerait. Toute organisation dont les hommes dominent la structure fonctionne comme une résistance concrète, matérielle à la libération des femmes : elle interdit l’exode des femmes hors des obligations et désavantages de l’infériorité, sans parler de ses cruautés. Tout secteur qui est presque exclusivement masculin est hostile aux femmes – aux droits politiques, à la parité économique et à l’autodétermination sexuelle pour les femmes. Le soutien en paroles à de prudentes réformes féministes de la part d’hommes appartenant à des institutions, organisations ou cliques de pouvoir entièrement masculines n’a aucune valeur au plan de changements réels, substantifs pour les femmes ; c’est la structure homogène masculine elle-même qu’il faut subvertir et détruire. La domination masculine et l’antiféminisme qui la défend ne peuvent être répudiés qu’en y mettant fin ; ceux qui les construisent, étant eux-mêmes les briques qui servent à les édifier, ne peuvent les changer en se contentant de les critiquer. L’antiféminisme des enclaves masculines ne sera pas humanisé par de simples gestes ; il est immunisé contre toute modification par bonne volonté diplomatique. Tant qu’une voie est fermée aux femmes, elle est fermée aux femmes ; et cela signifie qu’elles ne peuvent emprun249

ter cette voie, même quand les hommes qui s’y promènent laissent gentiment entendre qu’ils ne s’en formaliseraient pas. Cette voie ne fait pas que mener au pouvoir, à l’indépendance ou à la justice ; c’est souvent la seule voie permettant d’échapper à une violence extrême. L’antiféminisme d’une institution exclusivement masculine ne peut être atténué par des attitudes, pas plus que la domination masculine – qui est toujours le sens d’une enclave masculine – ne peut accepter que les femmes ne soient pas inférieures aux hommes. La femme-alibi reste marquée du stigmate de l’infériorité, quels que soient ses efforts pour se dissocier des autres femmes de sa classe de sexe. En essayant de se singulariser, elle admet l’infériorité de sa classe de sexe, une infériorité qu’elle tente sans cesse de compenser et dont elle ne se dégage jamais. Si cette infériorité n’était pas tenue pour universellement vraie, la femme-alibi serait la dernière à devoir se défendre de ce stigmate ; et elle n’aurait pas à se faire constamment complice de l’antiféminisme de l’institution (en se dissociant des femmes de moindre statut) pour tenter de se faire accepter. La domination masculine dans la société signifie toujours qu’hors de vue, dans le monde privé, anhistorique, où les hommes vivent avec les femmes, les hommes dominent les femmes sexuellement. L’antiféminisme d’une gouvernance sociale exclusivement masculine signifie toujours que, dans la sphère intime des hommes vivant avec les femmes, les hommes les suppriment politiquement. Les trois modèles sociaux de l’antiféminisme – le modèle séparésmais-égaux, le modèle de la supériorité féminine et le modèle de la domination masculine – ne sont pas en rapport antagoniste. Leurs arguments, même contradictoires, se combinent à merveille, puisque la logique et la cohérence ne sont pas requises lorsqu’il s’agit de réprimer les femmes : nul n’a à prouver ce qu’il affirme pour justifier leur subordination, ni n’est tenu de respecter quelque norme rigoureuse d’imputabilité intellectuelle, politique ou morale. La majorité des gens, peu importent leurs convictions politiques, semblent 250

accorder foi à tel ou tel élément de chaque modèle, dont l’assemblage produit un point de vue global. Fragmentées et parcellaires, les justifications philosophiques et idéologiques de la subordination des femmes sont issues d’un contexte matériel où les femmes sont subordonnées aux hommes : la subordination s’autojustifie, puisque le pouvoir subordonne et le pouvoir justifie ; le pouvoir se sert lui-même et se conforte. Les divers modèles de l’antiféminisme (séparés-mais-égaux, de la supériorité féminine et de la domination masculine) peuvent même être utilisés de façon séquentielle comme un seul argument pour appuyer la pratique de la suprématie masculine : les hommes et les femmes ont différentes capacités et différents secteurs de responsabilité répartis selon leur sexe, mais leurs fonctions et attributs sont d’égale importance ; les femmes sont moralement supérieures aux hommes (une capacité différente, un secteur de responsabilité différent), sauf lorsqu’elles provoquent la convoitise, auquel cas elles ont le véritable pouvoir sur les hommes ; la domination biologique des hommes sur les femmes est : a) contrebalancée par le véritable pouvoir sexuel des femmes sur les hommes (auquel cas chacun a des pouvoirs séparés-maiségaux), ou b) prouvée par le fait que les femmes sont trop bonnes pour être aussi agressives et grossièrement dominantes que les hommes, ou c) naturellement équitable et naturellement raisonnable parce que la soumission naturelle est le complément naturel de la domination naturelle (en outre, la domination et la soumission sont des sphères séparées-mais-égales, la soumission faisant de la femme un être moralement supérieur à moins que la soumission ne soit sexuellement provocante, auquel cas sa classe de sexe lui confère un pouvoir différent-mais-égal). Tout cela est vrai ou ce ne l’est pas. Les arguments de l’antiféminisme, pris un par un ou dans leur ensemble, sont vrais ou ils ne le sont pas. Il existe des sphères séparées-maiségales ou il n’en existe pas. Les femmes sont moralement meilleures que les hommes ou elles ne le sont pas. Les femmes ont le pouvoir 251

sexuel sur les hommes du simple fait d’être des femmes ou elles ne l’ont pas ; provoquer la convoitise est un pouvoir ou n’en est pas un. Les hommes sont dominants par nature ou par volonté de Dieu, ou ils ne le sont pas. Pour l’antiféminisme, toutes ces thèses sont vraies ; le féminisme soutient le contraire. Le soi-disant féminisme qui affirme qu’il y a du vrai et du faux dans ces thèses ne peut combattre l’antiféminisme parce qu’il l’a intégré. L’antiféminisme propose deux normes en ce qui a trait aux droits et responsabilités : deux normes strictement déterminées par le sexe et strictement appliquées au sexe. Le féminisme, au titre de mouvement de libération des femmes, propose un critère unique et absolu de dignité humaine, qui ne soit pas divisé selon la classe de sexe. En ce sens, le féminisme propose en effet – comme l’en accusent les antiféministes – que les hommes et les femmes soient traités de la même façon. Le féminisme est une prise de position radicale contre les deux poids-deux mesures en ce qui a trait aux droits et responsabilités, et le féminisme est un plaidoyer révolutionnaire en faveur d’un critère unique de liberté humaine. Pour établir un tel critère unique de liberté humaine et un critère unique et absolu de dignité humaine, il faut démanteler le système de classes de sexe. Non pas pour une raison philosophique mais pragmatique : aucune autre solution ne fonctionnera. Même si tout le monde souhaite ardemment en faire moins, en faire moins ne libèrera pas les femmes. Les libéraux, hommes et femmes, demandent : Pourquoi ne pouvons-nous pas tout simplement être nous-mêmes, tous des êtres humains, à partir de maintenant, sans nous attarder aux injustices du passé, est-ce que cela ne pourrait pas subvertir le système de classes de sexe, le transformer de l’intérieur ? La réponse est non. Le système de classes de sexe a une structure ; il est profondément ancré dans la religion et la culture ; il est fondamental à l’économie ; la sexualité est sa créature. Pour être « simplement des êtres humains » dans ce système, les femmes doivent dissimu252

ler les choses qui leur arrivent en tant que femmes parce qu’elles sont des femmes – des choses comme le sexe forcé et la reproduction imposée, des choses qui se poursuivront tant que fonctionnera le système de classes de sexe. La libération des femmes exige de prendre acte de leur véritable condition pour réussir à la changer. Affirmer que « nous sommes simplement tous des êtres humains » est une position qui interdit de prendre acte des formes systématiques de cruauté infligées aux femmes à cause de l’oppression de sexe. Le féminisme comme mouvement de libération exige donc un critère unique, révolutionnaire, de ce à quoi les êtres humains ont droit, et exige de ne jamais perdre de vue l’actuelle dichotomie sexuelle des droits. L’antiféminisme fait le contraire : il réaffirme l’existence d’une double norme de ce à quoi les êtres humains ont droit, une norme masculine et une norme féminine ; et il soutient en même temps que nous sommes tous des êtres humains, maintenant, dans l’état actuel des choses, sous ce régime de classes de sexe, de sorte qu’aucune attention particulière ne devrait être portée à la dimension sexuée des phénomènes sociaux. En ce qui concerne le viol, par exemple, les féministes se basent sur un critère unique de liberté et de dignité : tout le monde, femmes et hommes, devrait avoir droit à l’intégrité de son corps. Les féministes analysent ensuite la réalité du viol en fonction des classes de sexe : des hommes violent, des femmes sont violées ; même dans les cas statistiquement rares où des garçons ou des hommes sont violés, les violeurs sont des hommes. Les antiféministes se basent sur une double norme : les hommes conquièrent, possèdent, dominent, les hommes prennent les femmes ; les femmes sont conquises, possédées, dominées et prises. Mais les antiféministes soutiennent ensuite que le viol est un crime comme n’importe quel autre, comme le vol avec agression ou le meurtre ou le cambriolage ; ils nient sa nature sexuée, sa dimension de classe de sexe et l’implication politique évidente de la construc253

tion sexuelle de ce crime. On accuse les féministes de nier l’humanité commune des hommes et des femmes en refusant d’esquiver la question des classes de sexe, de qui fait quoi à qui, dans quelle proportion et pourquoi. Les antiféministes refusent d’admettre que le système de classes de sexe répudie l’humanité des femmes en les assujettissant systématiquement à l’exploitation et à la violence comme condition du sexe. Quand elles analysent le système de classes de sexe, on accuse les féministes de l’inventer ou de le perpétuer. On nous dit qu’attirer l’attention sur ce système insulte les femmes en laissant entendre qu’elles sont des victimes (assez stupides pour se laisser victimiser). On accuse les féministes d’être les agents de la dégradation lorsqu’elles postulent l’existence de cette dégradation. C’est comme si l’on tenait les abolitionnistes responsables de l’esclavage, mais tous les coups sont permis quand l’amour est la guerre. En passant sous silence le sens politique du système de classes de sexe, sauf pour le défendre lorsqu’il est contesté, les antiféministes laissent entendre que « nous sommes tous dans le même bateau », tous des êtres humains, différents-mais-ensemble, une formule dont la valeur persuasive tient à son manque de clarté. Il est indiscutable que le viol nous met tous dans le même bateau, mais certaines d’entre nous à leur grand désavantage. Le féminisme exige avant tout une analyse rigoureuse des classes de sexe, une analyse permanente, entêtée, persistante, disciplinée, dépourvue de sentimentalisme et qui ne se laisse pas apaiser par de sottes invocations d’une humanité commune, que le système de classes de sexe s’active justement à supprimer. On ne peut démanteler ce système quand celles qu’il exploite et humilie sont incapables de l’affronter pour ce qu’il est, pour ce qu’il leur enlève, pour ce qu’il leur fait. Le féminisme exige précisément ce que la misogynie détruit chez les femmes : une bravoure sans faille pour affronter le pouvoir masculin. Même si on l’a rendue impossible, une telle bravoure existe : de telles femmes existent, des millions et des millions d’entre elles 254

à certaines périodes. Si la suprématie masculine survit à tous les efforts des femmes pour la renverser, ce ne sera ni à cause de la biologie ou de Dieu, ni à cause de la force et du pouvoir des hommes en soi. Ce sera parce que la volonté de libération a été contaminée, sapée, rendue inefficace et insensée par l’antiféminisme : par des conceptions spécieuses de l’égalité basées sur un déni de ce qu’est réellement le système de classes de sexe. Le refus de reconnaître le despotisme inhérent à ce système entraîne inévitablement l’intégration du despotisme aux modèles de réforme du système : c’est en cela que l’antiféminisme triomphe de la volonté de libération. Le refus de reconnaître les violences particulières inhérentes au travail sexuel (le fait de traiter ce travail comme s’il était sexuellement neutre, et non partie intégrante de l’oppression de sexe et inséparable de celle-ci) est une fonction de l’antiféminisme ; l’acceptation du travail sexuel comme travail convenable pour les femmes marque le triomphe de l’antiféminisme sur la volonté de libération. L’acceptation sentimentale d’une double norme en ce qui touche les droits, les responsabilités et la liberté marque également le triomphe de l’antiféminisme sur la volonté de libération ; aucune dichotomie sexuelle n’est compatible avec une véritable libération. Et, surtout, le refus d’exiger (sans compromis possible) un critère unique et absolu de dignité humaine constitue le plus grand triomphe de l’antiféminisme sur la volonté de libération. Sans ce critère unique et absolu, la libération n’est que de la purée, et le féminisme, frivole et parfaitement complaisant. Sans ce critère unique et absolu comme pierre de touche de la justice révolutionnaire, le féminisme ne peut prétendre être un mouvement de libération ; il n’a aucune position, objectif ou potentiel révolutionnaire, aucune base pour une reconstruction radicale de la société, aucun critère d’action ou d’organisation, aucune nécessité morale, aucun appel incontournable à la conscience de « l’humanité », aucun poids philosophique, aucune stature authentique comme mouvement des droits de la personne ; 255

bref, il n’a rien à enseigner. De plus, sans ce critère unique et absolu, le féminisme n’a pas la moindre chance d’arriver à libérer les femmes ou à détruire le système de classes de sexe. S’il refuse de se fonder sur un principe de dignité humaine universelle, ou s’il compromet ce principe et bat en retraite, le féminisme se transforme en son ennemi juré : l’antiféminisme. Aucun mouvement de libération ne peut accepter l’avilissement des personnes qu’il veut libérer, en acceptant pour elles une définition différente de la dignité, et demeurer un mouvement voué à leur liberté. (Que les apologistes de la pornographie en prennent note.) L’existence d’un critère universel de dignité humaine est le seul principe qui répudie absolument l’exploitation de classe de sexe et qui nous propulse toutes et tous vers un avenir où la question politique fondamentale devient la qualité de vie de l’ensemble des êtres humains. Les femmes sontelles subordonnées aux hommes ? C’est les priver de leur dignité. Des hommes sont-ils aussi prostitués ? Qu’est-ce que la dignité humaine ? Deux éléments structurent le féminisme comme discipline : le fait d’affronter, aux plans politique, idéologique et stratégique, le système de classes de sexe – y compris la hiérarchie sexuelle et la ségrégation sexuelle – et l’exigence d’un critère unique de dignité humaine. Si l’on abandonne l’un ou l’autre élément, le système de classes de sexe devient imprenable, indestructible ; le féminisme perd sa rigueur, la force de son coeur visionnaire ; les femmes sont submergées, non seulement par la misogynie mais également par l’antiféminisme – des excuses commodes pour exploiter les femmes, des alibis métaphysiques pour les violenter et des prétextes sordides pour passer sous silence leurs priorités politiques. Une autre discipline est essentielle à la pratique du féminisme et à son intégrité théorique : le constat ferme, sobre et soutenu du fait que les femmes forment une classe et partagent une condition commune. Il ne s’agit pas là d’un quelconque processus psycholo256

gique d’identification aux femmes parce qu’elles sont merveilleuses, ni de l’insupportable assertion qu’il n’existe pas de différences majeures et menaçantes entre les femmes. Ce n’est ni une injonction libérale à passer sous silence ce qui est cruel, méprisable ou stupide chez des femmes, ni l’impératif de fermer les yeux sur des idées ou allégeances politiques dangereuses chez elles. Cela ne signifie pas les femmes d’abord, les femmes meilleures, uniquement les femmes. Mais cela signifie que le sort de chaque femme – quelles que soient ses opinions politiques, sa personnalité, ses valeurs ou ses qualités – est lié au sort de l’ensemble des femmes, que cela lui plaise ou non. À un premier niveau, cela signifie que le sort de toute femme est lié au sort de femmes qu’elle n’apprécie pas personnellement. À un autre ni-veau, cela signifie que son sort est lié au sort de femmes qu’elle déteste au plan politique et moral. Cela signifie, par exemple, que le viol est une menace pour les femmes communistes et fascistes, libérales, conservatrices, démocrates et républicaines, les femmes racistes et les femmes noires, les femmes nazies et tes femmes juives, les femmes homophobes et les femmes homosexuelles. Les crimes commis contre les femmes parce qu’elles sont des femmes définissent la condition des femmes. L’éradication de ces crimes, la transformation de la condition des femmes est le but du féminisme il exige donc une définition extrêmement rigoureuse de ces crimes pour déterminer ce qu’est cette condition. Cette définition ne peut être compromise par une représentation sélective de la classe de sexe fondée sur du sentimentalisme ou des vœux pieux ; elle ne peut exclure les prudes, les salopes, les dykes, les mères ou les vierges parce que l’on ne veut pas être associée avec elles. Être féministe, c’est reconnaître que l’on est associée à toutes les femmes, non par choix mais de fait, un fait créé par le système de classes de sexe. Quand ce système sera brisé, ce fait cessera d’exister. Les féministes ne créent pas cette condition commune par des alliances : elles la reconnaissent comme faisant partie intégrante de l’oppres257

sion de sexe. La conscience fondamentale que les femmes forment une classe partageant une condition commune – que le sort de chacune est matériellement lié au sort de toutes les autres – consolide la théorie et la pratique féministes. Cette conscience fondamentale est un test extrêmement éprouvant du sérieux de notre lutte. Il n’existe pas de féminisme véritable dont le cœur ne soit trempé par la discipline de la conscience de classe de sexe : la conviction que les femmes partagent une condition de classe commune, que cela leur plaise ou non.

Quelle est cette condition commune ? Être subordonnée aux hommes, colonisée sexuellement dans un système de domination et de soumission, privée de droits en raison de son sexe, traitée depuis toujours comme une possession, généralement tenue pour biologiquement inférieure, confinée au sexe et à la reproduction : voilà en gros l’environnement social où vivent toutes les femmes. Mais quelle est la véritable géographie de cet environnement ? Quels crimes en balisent la topographie ? 258

Le schéma 1 illustre la condition de base des femmes, une vue en coupe de l’échelon inférieur féminin de la hiérarchie sexuelle. Le viol, la violence conjugale, l’exploitation économique et l’exploitation reproductive sont les principaux crimes commis contre les femmes dans le système de classes de sexe où elles sont dévalorisées parce qu’elles sont des femmes. Les crimes apparaissent sur un cercle parce qu’il s’agit d’un système fermé, partant de nulle part et menant nulle part. Ces crimes sont commis à tout moment en grand nombre contre la population féminine. Le viol, par exemple, comprend non seulement ceux enregistrés par la police, mais aussi le viol commis par le mari, l’inceste commis contre les fillettes et tout rapport sexuel imposé. Quant à la violence conjugale, on estime qu’elle a été infligée à 50 % des femmes mariées aux États-Unis. Toutes les ménagères sont économiquement exploitées ; toutes les 259

travailleuses salariées le sont aussi. L’exploitation reproductive inclut la grossesse imposée et la stérilisation imposée. Bien peu de vies de femmes ne sont pas touchées par un, deux ou trois de ces crimes, ou déterminées par l’ensemble d’entre eux. Au cœur de la condition des femmes se trouve la pornographie : c’est l’idéologie qui est la source de tout le reste ; elle définit vraiment ce que sont les femmes dans ce système – et la façon dont elles sont traitées découle de ce qu’elles sont. La pornographie n’est pas une métaphore de ce que sont les femmes : c’est ce que sont les femmes, en théorie et en pratique. La prostitution est le mur extérieur, réflexion symbolique de la pornographie, métaphoriquement bâtie de brique, de béton et de pierre pour contenir les femmes – les contenir dans leur classe de sexe. La prostitution est la condition globale, le corps piégé dans le troc, le corps emprisonné comme marchandise.

Quant au cercle des crimes – le viol, la violence conjugale, l’exploitation reproductive et l’exploitation économique –, ceux-ci peuvent 260

être placés n’importe où sur le cercle, dans n’importe quel ordre. Ce sont les crimes commis contre les femmes par le système de classes de sexe, ceux qui les maintiennent en position de femmes dans un système inamovible de hiérarchie sexuelle. Ce sont les crimes commis contre les femmes en tant que femmes. L’exploitation économique est un élément caractéristique de la condition des femmes ; ce n’est pas une catégorie politique sexuellement neutre qui inclut parfois l’expérience des femmes. Les femmes sont maintenues par ségrégation dans des ghettos d’emploi en tant que femmes ; leurs salaires dépréciés sont systématiques ; la vente du sexe est une dimension fondamentale de l’exploitation économique, que ce soit dans la prostitution, le mariage ou sur le marché ; quand des femmes arrivent en grand nombre dans des emplois à statut élevé (des emplois masculins), ces emplois perdent en statut (ils deviennent des emplois féminins) ; quand les femmes s’acquittent de travaux identiques ou comparables à ceux des hommes, elles sont moins payées. L’exploitation économique des femmes est un crime important, mais ce n’est pas le genre d’exploitation économique que vivent les hommes. La chaîne causale entre ces crimes ou même leur séquence temporelle (l’ordre où ils sont apparus dans l’histoire ou la préhistoire) est au final peu pertinente. Peu importe si le viol est apparu en premier et a entraîné la dégradation systématique de la condition économique des femmes, ou si leur exploitation économique a créé des conditions où la production d’enfants a acquis sa valeur actuelle, ou si les hommes battent les femmes parce qu’ils envient leur capacité à enfanter, ou si l’étiologie du viol tient à la force physique supérieure des hommes, découverte lors d’actes de violence conjugale qui ont été cautionnés plus tard et sont devenus systématiques. L’on peut parcourir le cercle dans l’une ou l’autre direction (voir schéma 2) et construire de merveilleuses théories de causalité ou de séquentialité, dont la plupart sont plausibles et intéressantes ; et l’on peut tenter d’assigner un ordre de priorité politique à la gravité 261

de ces crimes.Mais ce qui importe aujourd’hui est la condition des femmes aujourd’hui : ces crimes sont actuellement ses caractéristiques, ses événements marquants, ses absolus expérientiels, ses attaques incontournables contre les femmes en tant que femmes. Ces crimes sont réels, systématiques et ils définissent la condition des femmes. Les liens entre ces crimes comptent moins que leur caractère factuel : ce sont des faits égaux, essentiels, fondamentaux. Vue sous cet angle, la prohibition du lesbianisme, par exemple, ne relève pas du même genre de fait égal, essentiel, fondamental, et le lesbianisme n’est pas une voie évidente ou assurée vers la liberté. C’est une transgression des règles, un affront ; mais sa prohibition n’est pas un élément fondamental constitutif de l’oppression de sexe, et son expression ne transgresse ni ne transforme pas substantiellement l’oppression de sexe. Aucun état personnel ou acte volontaire, y compris le lesbianisme, ne transforme ce cercle : aucun état personnel ou acte volontaire ne protège une femme des crimes de base commis contre les femmes en tant que femmes ou ne la met hors de portée de ces crimes. Être très riche ne situe pas une femme à l’extérieur du cercle des crimes, pas plus que la domination raciale dans un système social raciste, ni un bon emploi, ni une relation hétérosexuelle fantastique avec un homme merveilleux, ni la vie sexuelle la plus libérée (à un titre ou un autre), ni le fait d’habiter avec des femmes dans une commune à la campagne. Le cercle de crimes ne change pas non plus selon ce que l’on en pense. On peut décider de ne pas en tenir compte ou on peut décider qu’il ne s’applique pas, pour quelque raison émotionnelle, intellectuelle ou pratique : il n’empêche qu’il est là et qu’il s’applique. Pour revenir au modèle global – le cercle des crimes, la pornographie en son centre, le mur de prostitution qui l’entoure –, il importe peu que la prostitution soit perçue comme la couche de surface, et la pornographie comme enfouie au plus profond de la psyché, ou que la pornographie apparaisse comme la couche de surface 262

et la prostitution comme la base cachée, plus grande et plus importante, le déterminant sexuel/économique habituellement passé sous silence de la condition des femmes. (Voir schémas 3 et 4) Chacun de ces éléments doit être compris comme faisant partie intégrante de la condition des femmes – la pornographie étant ce que les femmes sont, la prostitution ce qu’elles font et le cercle des crimes ce à quoi elles servent. Le viol, la violence conjugale, l’exploitation économique et l’exploitation reproductive ont besoin de la pornographie comme métaphysique féminine de façon à s’autojustifier virtuellement, à devenir des violences virtuellement invisibles ; et il faut aussi pour cela que le mur de la prostitution enferme les femmes (au sens où tout ce que font les femmes demeure dans les limites de la prostitution) afin qu’elles soient toujours et absolument accessibles. Le cœur de la pornographie et le mur de la prostitution se reflètent l’un l’autre en ce que l’un et l’autre servent à signifier – et c’est concrètement leur sens dans le système masculin – que les femmes méritent les crimes qui définissent leur condition, que ces crimes sont des réactions à ce que les femmes sont et à ce qu’elles font, et que ces crimes définissent adéquatement leur condition, conformément à ce qu’elles sont et ce qu’elles font.

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Pour les féministes, le sens de cette description de la subordination des femmes, de la façon dont elles y sont maintenues et dont elle leur est appliquée systématiquement, est très simple : nous devons briser ce cercle, abattre ce mur, annihiler le cœur de ce système. Pour les antiféministes, le message est également simple : tout ce qui renforce ou nourrit n’importe quel aspect de ce mo264

dèle est d’une grande utilité pratique pour maintenir les femmes en état de subordination. Les antiféministes peuvent différer d’avis au plan de la stratégie (pour déterminer, par exemple, si la pornographie devrait être publique ou privée) sans disconvenir, au plan des principes, sur ce qui est nécessaire au maintien de l’assujettissement des femmes (l’usage de la pornographie, sa centralité culturelle et psychique qu’elle soit publique ou privée, l’utilisation des femmes comme pornographie en public et en privé). Par contre, il est impossible d’être féministe et d’appuyer quelque élément de ce modèle : cette règle ne souffre aucune exception, que l’on soit juriste sensible aux libertés civiles, d’allégeance libérale, homme sympathique à la cause ou soi-disant féministe qui aime utiliser l’étiquette mais en éluder le contenu. La politique antiféministe prend plusieurs formes, mais une mémoire vivace de ce qu’est la condition des femmes – des crimes qui la définissent, de ce qui en est le cœur et de la frontière impénétrable qui y retient les femmes – constitue la mesure-étalon qui permet de discerner l’anti-féminisme dans toute position politique. Personne ne peut défendre, appuyer ou conforter ce qui maintient les femmes dans la subordination et en même temps prétendre agir au nom de leur libération : le féminisme n’est ni un style de vie, ni une attitude, ni un sentiment de vague sympathie envers les femmes, ni une assertion de modernité. L’antiféminisme sature tout le spectre politique de la droite à la gauche, des libéraux aux conservateurs, des réactionnaires aux progressistes : c’est la résistance à la libération des femmes du système de classes de sexe, une résistance qui s’exprime en défendant politiquement certains piliers de l’oppression de sexe. Cet antiféminisme est un élément crucial des propositions, valeurs, idéologies, philosophies, argumentations, actions et manipulations économiques, sexuelles et sociales qui forment la substance de la majorité des discours et mobilisations politiques. L’antiféminisme est une expression musclée de la réaction, du backlash et de la répression ; il est protéi265

forme ; il s’exprime facilement, partout et est toujours en vogue sous une forme ou une autre. L’antiféminisme sévit également lorsqu’une organisation politique est prête à sacrifier un groupe de femmes, une faction, certaines femmes ou certains types de femmes à tout élément de l’oppression de classe de sexe, que ce soit la pornographie, le viol, la violence conjugale, l’exploitation économique, l’exploitation reproductive ou la prostitution. Il y a des femmes dans tout le spectre politique défini par les hommes, y compris à ses deux extrêmes, qui sont prêtes à sacrifier d’autres femmes, rarement elles-mêmes, aux bordels ou aux femmes. Ce sacrifice est profondément antiféministe ; il est aussi profondément immoral. Les hommes acceptent pour la plupart qu’on dispose ainsi des femmes dans le système de classes de sexe et ils acceptent pour la plupart les crimes commis contre les femmes : mais il arrive parfois que le discours politique s’intéresse à la condition des femmes, qu’il s’intéresse aux crimes commis contre elles. Chaque fois que des femmes sont livrées à l’exploitation sexuelle par une doctrine politique, il s’agit d’une position politique corrompue. La quasi-totalité des idéologies sont implicitement antiféministes en cela qu’elles sacrifient des femmes à des objectifs supérieurs : l’objectif supérieur de la reproduction, celui du plaisir, celui d’une liberté incompatible avec la liberté des femmes, celui de meilleures conditions pour des travailleurs qui ne sont pas des femmes, celui d’un nouvel ordre social qui maintient essentiellement intacte l’exploitation sexuelle des femmes, celui d’un ordre ancien qui voit en cette exploitation un signe de stabilité sociale (la femme est à sa place, tout va bien dans le monde). Certaines femmes sont sacrifiées à une fonction : la baise, la reproduction, le ménage, et ainsi de suite. Une promesse politique est faite – et tenue : certaines femmes s’acquitteront de certaines tâches pour que toutes les femmes n’aient pas à tout faire. Des femmes acceptent que l’on en sacrifie d’autres qui feront ce qu’elles trouvent répugnant : par 266

son côté pratique, cet aspect de l’antiféminisme séduit davantage que tous les hommages à la vertu féminine au moment de recruter des adhérentes. Des hommes de tout le spectre politique manient très habilement cette forme de séduction. Certaines femmes sont sacrifiées du fait de leur race ou de leur classe sociale, confinées à certains types de travaux que les autres femmes n’auront donc pas à faire. Appuyer l’usage de certaines femmes dans tout domaine d’exploitation sexuelle équivaut à sacrifier délibérément des femmes sur l’autel de la violence sexuelle et constitue une répudiation politique de la conscience de classe de sexe qui est fondatrice du féminisme : peu importe qui le fait, c’est de l’antiféminisme. Il existe même une version psychologisante de cette stratégie réactionnaire : certaines femmes, bien sûr, prennent plaisir à être... (battues, violées, exploitées, achetées et vendues, contraintes au sexe, contraintes à porter des enfants). L’antiféminisme est aussi une forme de guerre psychologique et, bien sûr, certaines femmes prennent réellement plaisir à être... Les femmes tentent de se protéger en sacrifiant certaines femmes, mais la seule protection pour n’importe quelle femme est la liberté pour toutes les femmes. Ce critère est sûr et efficace à cause de la nature de l’oppression de sexe. Les hommes, qui utilisent le pouvoir contre les femmes dans l’exploitation sexuelle, savent que le critère est sûr et efficace c’est pour cette raison qu’une stratégie fondamentale de l’antiféminisme est d’encourager le sacrifice de certaines femmes par toutes les femmes. *** Regardons maintenant le monde tel que le voient les femmes de droite. Elles habitent le même monde que toutes les femmes : un monde de ségrégation sexuelle et de hiérarchie sexuelle ; un monde défini par les crimes du viol, de la violence conjugale et de l’exploitation économique et reproductive ; un monde circonscrit par 267

la prostitution ; un monde où elles aussi sont de la pornographie. Elles voient le système d’oppression de sexe – au sujet duquel elles ne sont pas stupides – comme clos et inaltérable. À leurs yeux, il ne peut être changé, qu’elles s’en remettent à l’autorité de Dieu ou à celle des hommes. Si l’oppression de sexe est réelle, absolue, immuable, inévitable, alors le point de vue des femmes de droite est plutôt logique. Le mariage est censé les protéger du viol ; être entretenue au foyer est censé les protéger de l’exploitation économique d’un marché analogue à un système de castes ; la reproduction leur accorde le peu de valeur et de respect qu’elles ont, ce qui les amène à accentuer la valeur de la reproduction, même si cela signifie accroître leur vulnérabilité à l’exploitation reproductive (et notamment à la grossesse imposée) ; le mariage religieux – traditionnel, digne, respectueux de la loi – est censé les protéger de la violence conjugale, puisque l’épouse est censée être chérie et respectée. Les failles de cette logique sont simples : le foyer est en fait l’endroit le plus périlleux pour une femme, celui où elle est le plus susceptible d’être tuée, violée, battue, certainement celui où on lui dérobe la valeur de son travail. Ce que font les femmes de droite pour survivre au système de classes de sexe ne signifie pas qu’elles y survivront : si elles sont tuées, ce sera probablement aux mains de leur mari ; si elles sont violées, le violeur sera probablement leur mari, un ami ou une connaissance ; si elles sont battues, l’agresseur sera probablement leur mari – et quelque 25 pour cent des femmes battues le seront durant une grossesse ; si elles n’ont pas d’argent en propre, elles sont plus vulnérables aux violences de leur mari, moins en mesure de s’échapper ou de protéger leurs enfants de l’inceste ; si l’avortement devient illégal, elles continueront à avorter et sont susceptibles d’en mourir ou d’être mutilées en grand nombre ∗ ; ∗. Avant 1973, l’avortement et la contraception étaient généralement illégaux aux États-Unis. Environ les deux tiers des femmes qui avortaient étaient mariées (75 pour cent selon une étude crédible), et la plupart d’entre elles avaient des enfants, selon les rares données disponibles. Maintenant que l’avortement et la contraception sont légaux, quelque trois quarts des femmes qui y re-

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si elles deviennent toxicomanes, ce sera probablement à cause de médicaments prescrits par leur médecin de famille pour maintenir la famille intacte ; si elles deviennent pauvres, parce qu’elles sont abandonnées par leur mari ou devenues vieilles, elles seront probablement mises à l’écart, leur utilité étant terminée. Et les femmes de droite sont encore de la pornographie (comme Marabel Morgan l’a admis dans La Femme totale), tout comme les autres femmes qu’elles méprisent ; et, comme les autres femmes, elles font du troc. Elles aussi vivent encloses derrière le mur de la prostitution, peu importe comment elles se perçoivent. C’est surtout l’antiféminisme qui réussit à convaincre les femmes de droite que le système de ségrégation sexuelle et de hiérarchie sexuelle est immuable, impénétrable et inéluctable, et donc que la logique de leur vision du monde est mieux fondée et plus probante que toute analyse, si exacte soit-elle, de ses failles. Ce n’est pas spécifiquement l’antiféminisme de la droite qui assure l’allégeance de ces femmes, mais celui qui sature le discours dans tout le spectre politique, l’antiféminisme qui imprègne la quasi-totalité des philosophies, programmes et partis politiques. L’antiféminisme n’est pas une forme de réaction et de répression politique confinée à la droite dure. Si c’était le cas, les femmes auraient une raison convaincante de prendre leurs distances de la droite dure pour s’intéresser à des philosophies, à des programmes et à des partis qui ne seraient courent sont célibataires. Comme le laissent entendre beaucoup de gens, les femmes ne se sentent plus obligées de se marier lorsqu’elles tombent enceintes, ce qui explique une partie de l’évolution démographique. Je crois personnellement que c’est la disponibilité des méthodes contraceptives de concert avec l’avortement qui est la principale raison du pourcentage plus faible de femmes mariées parmi celles qui avortent. Je soupçonne que les femmes mariées utilisent les contraceptifs de façon plus précise et plus régulière que les célibataires – et certainement plus que les adolescentes qui ont tendance à ne pas les utiliser et qui biaisent les pourcentages plus élevés des célibataires. Si le Human Life Amendment, ou une autre loi similaire, est adopté, le stérilet et la pilule anovulante à faible dose deviendront illégaux. Ils seront considérés comme des méthodes abortives puisqu’ils empêchent l’ovule fécondé de s’implanter sur la paroi de l’utérus, ce qui a pour effet de le « tuer ». Si une contraception efficace redevient non disponible, rendant inaccessibles la contraception et l’avortement, je soupçonne que le pourcentage de femmes mariées recourant à l’avortement explosera à nouveau.

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pas fondamentalement antiféministes ; elles auraient également de bonnes raisons de percevoir l’oppression de classe de sexe comme susceptible d’être transformée, plutôt qu’absolue et éternelle. C’est le caractère endémique de l’antiféminisme, son omniprésence, qui démontre aux femmes qu’elles ne peuvent échapper au système de classes de sexe. L’antiféminisme de la gauche, de la droite et du centre ancre le pouvoir de la droite sur les femmes, il concède la majorité des femmes à la droite : au conservatisme social, économique et religieux, à un conformisme aux diktats de l’autorité et du pouvoir, à la soumission sexuelle, à l’obéissance. En effet, tant que le système de classes de sexe restera intact, les femmes seront très nombreuses à croire que la droite leur offre le marché le plus avantageux : la plus haute valeur reproductive, la meilleure protection contre l’agression sexuelle, la meilleure sécurité économique en tant que personnes à la charge des hommes devant pourvoir à leurs besoins, la protection la plus fiable contre la violence physique ; le plus de respect. Les philosophies, programmes et partis de gauche et du centre ont tendance à être cruellement condescendants envers les droits des femmes ; ils mentent, et les femmes de droite sont particulièrement brillantes pour discerner l’hypocrisie du soutien libéral pour les droits des femmes. Elles ne sont pas dupes des demi-vérités et des mensonges cyniques qui constituent les positions de divers groupes libéraux et soi-disant radicaux en matière de droits des femmes. Elles perçoivent l’antiféminisme, même si elles le qualifient simplement d’hypocrisie. Elles en sont ulcérées. Et que voient les femmes de droite quand elles regardent les féministes ? La droite, la gauche et le centre s’appuient sur de solides bases de pouvoir, ces familles politiques étant issues de l’échelon supérieur du système de classes de sexe – les hommes –, à ses ordres et à son service. Elles sont toutes profondément opposées à la destruction du système de classes de sexe. Les féministes veulent détruire ce système, mais elles sont issues de l’échelon inférieur du système – 270

les femmes –, à ses ordres et à son service. Le féminisme des femmes n’a pas les moyens de rivaliser avec le pouvoir, les ressources et la puissance de l’antiféminisme endémique à tout le spectre politique masculin. Quand elles cherchent une échappée au système de classes de sexe – une façon de franchir le mur de la prostitution, de contourner le viol, la violence conjugale, l’exploitation économique et l’exploitation reproductive, de fuir leur statut pornographique – , les femmes de droite regardent les féministes et elles voient des femmes : captives du même mur, victimes des mêmes crimes, des femmes pornographiées. Leur réaction à ce qu’elles voient n’est pas un sentiment de sororité ou de solidarité, c’est un sentiment autoprotecteur de répulsion. Les personnes sans pouvoir sont peu portées à miser sur d’autres personnes sans pouvoir. Elles ont besoin des puissants, surtout dans l’oppression de sexe parce que celle-ci est incontournable, omniprésente : il n’y a pas de zones libres, de pays libres, de chemins de fer clandestins ∗ pour la fuir. Comme le féminisme est un mouvement de libération des personnes sans pouvoir par d’autres personnes sans pouvoir dans un système clos basé sur leur absence de pouvoir, les femmes de droite jugent ce mouvement futile. Souvent, il leur arrive aussi de le juger nuisible, puisqu’il compromet les marchés qu’elles peuvent conclure avec le pouvoir ; en effet, aux yeux des hommes qu’il interpelle, le féminisme remet en question la sincérité des femmes qui se soumettent sans résistance politique. Comme l’antiféminisme est basé sur le pouvoir (celui de classe de sexe des hommes dans tout le spectre politique) et que le féminisme est basé sur l’absence de pouvoir, l’antiféminisme transforme effectivement le féminisme en impasse politique. C’est l’antiféminisme de la droite, de la gauche et du centre, avec toutes ses variantes, qui rend désespérée la situation des femmes : il n’y a pas d’espoir d’échappée ou d’espoir de liberté ou d’espoir de mettre ∗. N.D.T. : Allusion à l’underground railroad, la filière secrète d’entraide qui a permis à des milliers d’esclaves de fuir le Sud des États-Unis.

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fin à l’oppression de sexe, parce que tous les partis, programmes et philosophies politiques axés sur le pouvoir honnissent la libération des femmes comme base d’action, comme objectif réel, et même comme idée. Être condamnée à la subordination sociale par une position politique réactionnaire n’équivaut pas à être condamnée à l’infériorité métaphysique par Dieu ou par la nature – une distinction cruciale –, mais cela n’en demeure pas moins très pénible. Les arguments à la défense de l’exploitation sexuelle sont tout simplement trop constants, trop puissants et trop fermement ancrés dans tout le spectre politique du discours et de l’organisation axés sur le pouvoir pour être ignorés par des femmes qui reconnaissent être des femmes et non des personnes, comme font les femmes de droite. Bref, la droite conservera l’allégeance de la plupart des femmes qui comprennent la réalité et l’intransigeance du système de classes de sexe tant que l’antiféminisme demeurera l’attitude viscérale des tenants d’autres positions politiques, quelles que soient ces positions. Les femmes assez optimistes pour penser que l’antiféminisme de la gauche et du centre est de quelque façon plus charitable que celui de la droite s’allieront individuellement avec les organisations ou les idéologies les plus proches de leurs idéaux sociaux ou humains. Toutes découvriront, sans exception, que l’antiféminisme sur lequel elles ferment les yeux agit comme défense politique implacable de la misogynie qui les victimise. Les femmes de droite, moins réticentes à reconnaître le caractère absolu du pouvoir masculin sur les femmes, ne se laisseront pas convaincre par la politique de femmes qui pratiquent un aveuglement sélectif face au pouvoir des hommes. Les femmes de droite sont persuadées que cet aveuglement sélectif des libérales et des gauchistes entraîne davantage de violence, davantage d’humiliation et davantage d’exploitation pour les femmes, souvent au nom de l’humanisme et de la liberté (ce qui fait de ces deux concepts des obscénités à leurs yeux). Faire face à la vraie nature du système de classes de sexe signi272

fie en bout de ligne que l’on doit détruire ce système ou s’y plier. Faire face à la vraie nature du pouvoir masculin sur les femmes signifie également que l’on doit détruire ce pouvoir ou s’y plier. Les féministes, parce qu’elles n’ont aucun pouvoir, veulent détruire ce pouvoir ; les femmes de droite, parce qu’elles n’ont aucun pouvoir elles non plus, s’y plient parce qu’elles ne voient tout simplement aucune façon de s’en dégager. Ceux qui ont le pouvoir ne les aideront pas ; celles qui, comme elles, n’ont pas de pouvoir en semblent incapables. Quant aux féministes, après les nombreuses défaites de mouvements précédents et face à ce qui apparaît comme une nouvelle désintégration (la défaite de l’Equal Rights Amendment aux États-Unis et le risque que soient adoptés le Family Protection Act, le Human Life Amendment ou Statute et d’autres initiatives sociales, politiques et juridiques prônant la subordination des femmes ∗), il est temps qu’elles affrontent les vraies questions. Est-ce qu’un mouvement politique ancré dans un système clos de subordination – et dénué du soutien efficace de mouvements politiques axés sur le pouvoir – peut démanteler ce système clos ? Ou est-ce que l’antiféminisme de ceux dont la politique est ancrée dans le pouvoir et le privilège de leur classe de sexe réussira toujours à détruire les mouvements de libération des femmes ? Existe-t-il une façon de subvertir l’antiféminisme des programmes ou partis politiques axés sur le pouvoir, ou est-ce que la jouissance et les bénéfices liés à la subordination des femmes sont tout simplement trop puissants, trop grands, trop merveilleux pour permettre autre chose que la défense de cette subordination (l’antiféminisme) ? Faudra-t-il cent poings, mille poings, un million de poings lancés contre le cercle de crimes sexuels pour le détruire, ou les femmes de droite ont-elles essentiellement raison de le croire indestructible ? Le mur de la prostitution peut-il être escaladé ? Peut-on faire obstacle à ce qui constitue le coeur de l’oppression de sexe : l’utilisation des femmes comme por∗. Des féministes partout dans le monde signalent des ressacs semblables.

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nographie, la pornographie comme étant ce que les femmes sont ? Si l’antiféminisme triomphe du mouvement de libération des femmes – maintenant, encore, toujours –, il faut admettre que quiconque possède le pouvoir politique ou représente l’ordre social ou impose son autorité tient les femmes pour de bon – quel que soit le nom que l’on ou qu’il donne à sa ligne politique ; la droite, au sens large, tient les femmes pour de bon. Le statisme et la cruauté auront triomphé de la liberté. La liberté des femmes face à l’oppression de sexe a de l’importance ou elle n’en a pas ; soit elle est essentielle, soit elle ne l’est pas. Décidez une fois de plus.

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Notes 89

Phyllis Schlafly, The Power of the Positive Woman, New Rochelle, Arlington House Publishers, 1977, p. 166. 90 Frederick Douglass, Frederick Douglass’ Papier, 30 octobre 1851, dans Philip S. Foner (dir.), Frederick Douglass on Women’s Rights, Westport, Greenwood Press, 1976, p. 55.

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