Les fabuleux pouvoirs de la psychanalyse. Les clefs de votre inconscient pour apprendre à bien se connaitre et vivre mieux 2732841447

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ANDRE NATAF

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LES FABULEUX POUVOIRS DE LA PSYCHANALYSE Les clefs de votre inconscient pour apprendre à bien se connaître et vivre mieux

André Nataf

LES FABULEUX POUVOIRS DE LA PSYCHANALYSE Les clefs de votre inconscient pour apprendre à bien se connaître et vivre mieux

DE VECCHI POCHE 20, rue de la Trémoille 75008 PARIS

© 1988 Editions De Vecchi S.A. - Paris Imprimé en Italie

La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite» (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.

PREMIERE PARTIE L’INCONSCIENT, TOUT AU FOND DE NOUS-MEMES

En guise d’introduction

UN MYSTERE CONSTITUE L’ETRE HUMAIN: L’UNITE CORPS-ESPRIT Durant longtemps, cela remonte au Moyen Age et nous poursuit encore aujourd’hui, on crut que l’être humain était formé de deux parties absolument antagonistes: l’esprit et le corps. Pures lumières, les choses de l’un. Obscurités honteu¬ ses, les choses de l’autre. La morale ambiante se fondait sur ce postulat; la morale, les religions et aussi, il faut le dire, la philosophie qui ne s’était pas encore détachée de la foi. Il fal¬ lut attendre la psychanalyse, qui s’est créée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, pour pouvoir exprimer une vérité d’expérience anéantie jusqu’alors: l’être humain forme une unité dont le corps, d’une part, et l’esprit, d’autre part, sont des dimensions. Comme des couleurs complémentaires qui n’existeraient que mélangées. Qu’est-ce que l’homme (ou la femme) pour nous autres hu¬ mains? Un inconnu qui nous échappe et que le corps et l’es¬ prit révèlent chacun à leur manière. L’humain constitue un mystère aussi grand que le mystère de l’univers qui se donne à travers l’un ou (et) l’autre de ces termes réputés contradic¬ toires. Mais une telle définition présente à la fois des avanta¬ ges et des inconvénients. 7

Avantages: elle reste ouverte, elle ne fige pas ce sur quoi elle porte. Elle montre que, comme disait Jean-Paul Sartre, l’homme n’est pas une pierre, un meuble ou une machine, mais un être capable de se créer, si on lui en donne les moyens. Un être dont le mystère réside en lui-même et non dans le ciel des idées ainsi que les dogmes l’affirment. Inconvénients: cette définition est imprécise. Pourquoi cet être se donne-t-il, livre-t-il une part de son mystère, à travers ce que nous avons appelé les “couleurs complémentaires’’? Qu’est-ce que cela signifie? Et puis surtout, comment peut-il apparaître sous forme de dualité (le corps et l’esprit) et être unique en son ultime secret? Eh bien, cela s’éclaire, si l’on ad¬ met que l’individu perd son unité, qu’il se “déboussole”, lors¬ que son corps se trouve en désaccord avec son esprit (ou l’in¬ verse). Au contraire, lorsque tout va bien, lorsqu’il y a har¬ monie, l’esprit se réjouit du corps, selon le mot d’un poète. Une parabole de l’hermétisme dit que le mystère de l’être est comme une montagne et que chacune des composantes (le corps et l’esprit) sont des sentiers qui mènent au sommet. C’est que, la parabole l’explique, il n’existe jamais ni esprit pur ni corps absolu, mais tout fragment d’être est un mélange entre les deux composantes complémentaires. Un mélange aux dosages divers. Un exercice physique véritablement ac¬ compli rend également compte d’une réalité spirituelle, ne se¬ rait-ce qu’en contrepoint. Un exercice spirituel (une prière, un poème, etc.) authentique découvre le corps. Les psycholo¬ gues le disent plus simplement en faisant remarquer qu’il n’y a pas d’émotion désincarnée. Une émotion, si abstraite soit-elle, un sentiment, si désinté¬ ressé soit-il, mettent le corps en jeu. Et c’est celui-ci qui se porte garant, pour ainsi dire, de sa qualité. Si, en effet, nous n’avions pas de corps, nous ne serions point au monde. Nous 8

ressemblerions à des fantômes. Un amour qui ne passerait pas du tout par le physique est une impossibilité.

ETRE BIEN DANS SA PEAU, OU LA RECHERCHE D’HARMONIE Etre bien dans sa peau consiste, en fait, à avoir réussi le meil¬ leur mélange possible des deux couleurs. Etre bien, c’est-àdire pouvoir jouer de son corps tout en restant à l’écoute de son esprit et du monde, s’avère synonyme de mettre en har¬ monie ses deux composantes. La découverte essentielle de la psychanalyse1 de ce point*de vue est d’avoir compris que tout mal-être, tout malaise, voire toute névrose, sont dus à un déséquilibre entre le corps et l’esprit. Que l’un ou l’autre soit atrophié ou hypertrophié, et quelque chose est atteint dans le mystère qui nous constitue. Un individu qui se voudrait ab¬ solument un esprit serait un fou. Il n’y réussirait qu’illusoirement, en se mentant à lui-même, et en anéantissant son corps, en se mortifiant pour se convaincre qu’il est au moins sur la bonne voie. On dira qu’un saint pourtant y parvient. Mais un saint est un être à part et il ne fait d’ailleurs que se sublimer, et non s’anéantir comme il le croit (nous revien¬ drons sur cette notion quand nous évoquerons la notion de refoulement). De même, un individu qui se voudrait tout à fait et entièrement un physique se prendrait pour un robot ou pour un porc. L’érotisme ou le fait d’être gourmet par exem¬ ple, n’ont rien à voir avec la pornographie ou la gourmandise effrénée. Il y a en eux quelque chose qui fait la différence.

1 La psychanalyse montre également (nous aurons l’occasion d’y revenir) que la né¬ vrose est la forme extrême du mal-être. Cela ne veut pas dire que nous soyons tous névrosés, mais que la structure de la maladie mentale ressemble à celle du malaise psychologique. 11 n’y a qu’une différence de degré.

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Ce livre part de faits d’expérience, il met entre parenthèses les débats philosophiques. L’individu est-il réellement formé de deux composantes (le corps et l’esprit)? Ou bien de trois (le corps, l’âme et l’esprit)? Ces questions et bien d’autres, nous les écarterons délibérément, non pas parce qu’elles ne présen¬ tent pas d’intérêt (au contraire!), mais parce qu’elles n’ont point leur place ici. Cependant, les faits d’expérience que nous évoquerons, il faudra bien les déchiffrer, bien les com¬ prendre. Nous le ferons à l’aide de la psychanalyse. On pourra soulever de nombreuses objections au sujet de cette discipline. Elles ne nous semblent pas tenir.

LES PERSPECTIVES DE LA PSYCHANALYSE On pourra d’abord dire que les médicaments chimiques rem¬ placeront bientôt la psychanalyse. Nous ne le croyons pas: tout progrès matériel, même, scientifique, doit être salué, mais, loin de résorber le mystère de l’être, il ne fait que le déplacer. L’être, comme le monde, est inépuisable. On pourra trouver, et on trouvera, des remèdes chimiques pour soigner telle ou telle psychose; on ne découvrira pas la panacée magique. Il y aura toujours et à tout moment une part de l’individu qui échappera à la saisie matérialiste et ins¬ trumentale. Faut-il la laisser en souffrance? Freud, le père de la psychanalyse, soigna des patients réputés incurables par la Faculté. Que cette dernière puisse aujourd’hui les guérir, cela n’interdit pas à la psychanalyse d’exercer ses talents sur d’au¬ tres maladies mentales. Une seconde objection beaucoup plus intéressante nous pa¬ raît être celle qui ferait remarquer que la discipline freudien¬ ne s’est surtout préoccupée de gens cruellement et gravement atteints dans leur psyché. N’est-elle pas donc inadaptée. 10

pourra-t-on dire, à une amélioration de la vie quotidienne toute simple? On connaît d’ailleurs peut-être la manie des ap¬ prentis psychanalystes qui voient des névroses partout. Qui expliquent tout par les “complexes”. Qui analysent le moin¬ dre de vos actes pour lui trouver des motifs cachés et incon¬ grus... Il ne faut pas se le cacher: un tel danger existe. Cela ne signi¬ fie pas qu’il ne puisse être évité: nous espérons le montrer dans notre ouvrage. Sortant la psychanalyse du cadre exclu¬ sivement clinique ou exclusivement philosophique dans le¬ quel on l’enferme habituellement, nous disposerons d’un ou¬ til incomparable pour mçner à bien la tâche que nous nous sommes assignée. Nous sommes même convaincus que nous disposons là d’une clef essentielle. La psychanalyse est l’équi¬ valent occidental (cérébral) du yoga oriental. Qu’elle se trouve entre les mains d’une caste, cela ne change rien à l’af¬ faire. Il est temps de faire descendre dans la rue ce qui peut l’être. Nous ne donnerons nul enseignement thérapeutique cela appartient aux médecins -; nous ne ferons qu’indiquer comment on peut apprendre à “être bien”, à se retrouver, grâce à la découverte de Freud. Il existe aujourd’hui de mul¬ tiples techniques (bioénergie, recherche du “cri primai”, psy¬ chodrame, etc.) qui toutes se développent à partir de telle ou telle donnée particulière du freudisme. Elles partent toutes d’une notion freudienne, elles oublient les autres; et elles por¬ tent à l’extrême ce qu’elles ont choisi. N’est-il pas préférable de ressaisir l’ensemble de la psychanalyse? Cela est peut être moins spectaculaire, mais sûrement plus efficace.

Comment devenir ce que nous sommes

UN ETRE HUMAIN EST CE QU’IL A REUSSI A SE FAIRE A l’instar des sagesses qui l’ont précédée, telle la philosophie antique, la psychanalyse se veut une méthode d’initiation à l’âge d’homme. Pour elle, l’être humain résulte - on aurait en¬ vie d’écrire “est le fruit” - d’une évolution personnelle, d’une “maturation”. Nous l’avons déjà noté: il n’est jamais donné une fois pour toutes comme un objet fabriqué en série, mais jeté dans le monde, pris entre l’amour et la peur, il est ce qu 'il se fait. Il n’a pas d’essence révélée à laquelle il doit se confor¬ mer, mais il doit devenir ce qu’il est (selon une belle formule de Goethe). On rétorquera que cela est bien beau. Mais le monde? Mais nos déterminismes? Mais la société? Mais la biologie? La psychanalyse ne nie rien de tout cela, elle porte seulement sur la part infime, mais très précieuse, de liberté intime qui doit s’épanouir si nous ne voulons pas précisément provoquer le mal-être. En certaines circonstances, il est certes impossible d’agir ou même de vouloir la liberté. Imaginons le cas où la société dans laquelle vivrait l’individu soit de type nazi. Et bien, la psychanalyse répond qu’elle comprend parfaitement que la peur soit tellement grande qu’il ne reste pour certains

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que la force de subir (tout le monde n’est pas un héros!). Elle signale cependant qu’entre la résignation et la complaisance, il y a une marge qu’il ne faut pas franchir. La cure psychana¬ lytique effectue d’ailleurs un progrès décisif lorsque le ma¬ lade en traitement passe du stade de la complaisance pour son état au stade de la résignation ou du bon cœur contre la mauvaise fortune. Cette dernière a beau être l’inaction, elle est malgré tout habitée par une secrète nostalgie de la li¬ berté... La majorité des “mal-être” proviennent d’une impossibilité pour le sujet à passer à l’âge d’homme (ou à l’âge de femme). L’individu est caractériellement immature ou, au contraire, trop vieux pour son âge. Dans la plupart des cas, cette imma¬ turité ou ce vieillissement prématuré, cette inadéquation à son âge réel, ne se voient pas. C’est que l’individu, ou plutôt son inconscient, a déplacé ces symptômes sur d’autres plans. Un individu psychiquement plus vieux que son âge aura ten¬ dance à être mélancolique, par exemple, mais ce n’est pas une règle; il n’y a en la matière que des cas particuliers. D’autre part, la psychanalyse explique de telles insuffisances psycho¬ logiques en retournant à l’enfance de l’individu. Et c’est là que les choses se corsent.

LE “MOI” ET LE “NON-MOI” La psychanalyse, avons-nous relevé, ressemble aux sagesses antiques. Poussons plus avant la comparaison sans trop la prendre au sérieux toutefois. La psychanalyse se fonderaitelle sur la symbolique des nombres? Si c’était le cas - officiel¬ lement, ce ne l’est pas du tout! - elle tiendrait tout entière dans les trois premiers. On pourrait dire qu’elle est une unité qui se manifeste par la dualité et ne se retrouve que dans la trinité. Et voici comment.

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L’état d’enfance est d’indifférenciation: le sujet se confond avec ce qui l’environne. Une même “énergie” (Freud emploie le terme de “libido”) le traverse en même temps qu’elle tra¬ verse le monde, et son individuation est tout à fait insuffi¬ sante1. Proudhon, qui était un écrivain libertaire du XIXe siècle, nous donne une bonne description de cet état. “A peine si je distinguais alors le moi du non-moi. Moi, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard et qui m’était bon à quelque chose; non-moi était tout ce qui pouvait me nuire ou résister à moi.” Ce texte se rapporte à l’époque où Proudhon avait cinq ans et il est remarquable qu’un poète se souvienne avec tant d’acuité de sa prime en¬ fance. Le texte confirme ce que les psychologues contempo¬ rains ont établi expérimentalement, à savoir que le jeune en¬ fant ne se pose qu’en s’opposant. Car son être est celui de l’indistinction. Le petit Proudhon ne vit que dans un monde de sensations: il ne distingue pas nettement le moi du monde.

SOUS LE SIGNE DES NOMBRES La prime enfance se place donc sous le signe de l’unité con¬ fuse et, quelques années plus tard, l’individu va abandonner cette unité comme un papillon son cocon pour se découvrir double: un corps et un esprit. Cela n’ira pas de soi et se fera parfois dans le déchirement. De nombreux passages seront malheureux, et l’individu s’en ressentira toute sa vie. Les rai-

1 Freud a montré, mais de cela nous parlerons plus tard, que l’enfant tente de s'individuer (acquérir une personnalité) par le moyen d’une sexualité diffuse. Cela consti¬ tue aujourd’hui un fait admis et que l’expérience confirme avec éclat malgré le scan¬ dale qui, à l’époque, s’efforçait de le disqualifier. 11 suffit d’examiner attentivement même un bébé pour constater que le plaisir (la libido) le traverse lorsqu’il tète, se nourrit, ou lorsqu’il défèque. Plaisirs dérisoires, mais auxquels s’attachent névrotiquement certains malades qui n’ont pas “atteint l’âge d’homme”.

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sons de cet échec peuvent être d’ordres divers: une défaillance personnelle, une incompétence parentale, une déficience cul¬ turelle du milieu environnant. L’enfant a besoin de soins déli¬ cats et multiples: l’affection de ses parents, l’apprentissage des choses matérielles, la culture. (Signalons ici que tout mi¬ lieu, si défavorisé soit-il, possède une culture qui lui est pro¬ pre. Le problème est que les cultures tenues à l’écart ne réus¬ sissent pas à se développer et aider de la sorte les individus qui s’y réfèrent à s’épanouir.) L’âge d’homme résulte d’un intense apprentissage, d’une as¬ similation, d’une intégration, de la dualité alors constitutive. Lorsque cette intégration s’effectue réellement, l’individu se place sous le signe du 3. Il a acquis une réelle unité qui n’a plus rien à voir avec l'unité confuse de l’enfance. Cette unité, signe probant de liberté et de santé, est rarement atteinte et, lorsqu’elle l’est, elle reste fragile. Elle s’avère soumise aux agressions extérieures et aux aléas de l’évolution intérieure de l’individu. Les agressions extérieures peuvent provenir d’un accident (viol, pour une femme, par exemple) ou des pressions de la société. Quand elles sont violentes, soudaines, elles laissent des traces presque toujours définitives dans la psyché; ces agressions sont appelées des “traumatismes”. Les traumatismes qui remontent à la petite enfance sont les plus marquants, parce que le petit enfant qui se trouve en forma¬ tion psychologique est tout à fait incapable de se défendre. (Cela, qui est une découverte de Freud, est aujourd’hui admis par tout le monde, des puériculteurs ou des gens sans quali¬ tés). Mais l’unité est aussi remise en question pour des rai¬ sons naturelles, pourrait-on dire. Un individu qui n’évolue pas, un individu qui reste fermé, qui ne se pose jamais de questions sur lui-même, un individu imperméable au monde, aux souffrances et aux joies qu’il prodigue, est un individu malade. La psychanalyse est, à notre connaissance, la seule 16

pensée, la seule technique médicale moderne qui tienne compte d’une telle évidence. En tout cas, chaque fois que l’unité se trouve en danger, cha¬ que fois que quelque chose la conteste, elle entre en crise. Au cours de ces crises, comme d’ailleurs au cours de n’importe quelle crise, que celle-ci soit de nature psychologique, écono¬ mique, biologique ou spirituelle, l’unité a tendance à se dis¬ socier, et le sujet à perdre pied. L’individu, qui a un besoin extrême d’inventer son avenir, revient paradoxalement à son passé, comme si celui-ci détenait la clef de ses métamorpho¬ ses. L’individu semble avoir peur de “sauter le pas” et il s’ac¬ croche à une situation dépassée. Il peut même lui arriver de tomber en enfance (certaines sénilités précoces s’expliquent par cela). La forme la plus courante de cet état est ce que l’on appelle “la dépression nerveuse”. La dépression nerveuse, dont le stress est la variante la moins grave parce que la plus passagère, peut être due à de nom¬ breux motifs: crise de croissance, problèmes insurmontables, refus de son existence actuelle, grande fatigue physique, etc. Un sujet en dépression nerveuse perd toute volonté et il ne sert à rien de lui répéter sur tous les tons qu’il lui suffit de se ressaisir. Il ne le peut pas. Cela est agaçant, parce qu’il paraît tout à fait en bonne santé et l’on en vient à se demander s’il n’est pas un simulateur. Pourtant quelque chose en lui, en son inconscient pour être plus précis, ne répond plus. Un res¬ sort s’est cassé. Qu’il s’agisse d’une dépression nerveuse, d’un problème transitoire ou de quelque chose de plus grave comme une né¬ vrose, l’unité (le 3) se brise (en 2). L’individu n’est plus capa¬ ble de remettre le corps et l’esprit en consonance, il ne sait même plus distinguer clairement ce qui appartient à son corps et ce qui appartient à son esprit. L’amour le déserte et la peur le fait régresser à l’indifférencié, c’est-à-dire au 1.

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Freud est le premier dans les temps modernes à avoir décrit un tel processus, mais surtout il a indiqué qu’il n’y avait pas là tout à fait un retour à l’enfance. L’état d’indifférenciation était déjà présent; il habitait en sourdine le sujet qui, bien qu’en bonne santé, n’avait pas atteint l’âge d’homme, qui en réalité était resté immature, à qui l’on n’avait pas appris véri¬ tablement à grandir. Cet état existait donc dans un recoin de la psyché, il était maintenant devenu insupportable. Il avait suffi d’un événement pour qu’il apparaisse dans toute son in¬ tensité.

FREUD A RETROUVE UNE VIEILLE SAGESSE Pourtant, en décrivant cela, Freud n’innovait pas tellement: on le pressentait depuis longtemps. La vieille sagesse (au¬ jourd’hui perdue?) dont on retrouve trace dans la littérature, au début de la Divine Comédie par exemple, en témoigne. “Nel mezzo del cammin di nostra vita" (Au milieu de la vie), Dante se retrouve dans une forêt obscure parce qu’il a perdu la voie droite. Qu’est-ce cette voie droite? Est-ce seulement le chemin de la morale? Ne s’agit-il pas de l’unité psychologi¬ que? De cette unité psychologique qui se trouve précisément remise en question aux moments cruciaux de l’existence? Et la forêt obscure ne symbolise-t-elle pas l’état d’indifférencia¬ tion que Dante explore courageusement au lieu d’y som¬ brer?... Freud ici n’a donc fait que rappeler une vieille vérité d’expé¬ rience que des siècles de dogmatisme avaient enfouie. Il in¬ nove cependant en rendant sensible cette vérité et en nous donnant les moyens pratiques de l’assumer. Il ne suffit pas de reconnaître que l’on s’est perdu dans une forêt obscure (l’état d’indifférenciation). Cela n’est qu’un diagnostic imparfait. Il faut encore trouver l’issue! Il faut indiquer la méthode, le 18

chemin de la lumière. Et la découverte fondamentale1 de Freud fut celle de l’inconscient qui balisait un terrain sur le¬ quel il allait devenir possible d’agir, comme nous allons le voir. Qu’est-ce que l’inconscient? C’est la part non consciente de la psyché, comme l’indique bêtement le mot lui-même. Mais alors, une première question se pose: est-il vrai qu’un incons¬ cient nous habite? D’autres questions succèdent à la pre¬ mière: la part de l’inconscient dans la psyché est-elle grande ou négligeable? L’inconscient agit-il sur nous? Est-il possible de l’explorer, voire d’en venir à bout, etc.? Essayons de ré¬ pondre à ces questions, ou à certaines d’entre elles, par une digression historique d’abord et par la voie expérimentale en¬ suite. Il semble que l’humanité a-religieuse, celle qui ne s’est pas encore soumise au dogme, connaissait l’inconscient. Les my¬ thes le prouveraient selon certains psychanalystes (Paul Diel et Carl-Gustav Jung). Les figures des mythes sont, en effet, des symbolisations de figures de l’inconscient. Hercule est un personnage qui enfle dans son inconscient. Tantale, dont le supplice consiste à ne pouvoir goûter aux choses, a été dé¬ serté par l’amour, la libido, qui traverse toute chose (il a perdu le contact avec l’univers). Et les mythes ont perduré dans les contes de fées que Bruno Bettelheim a analysés de ce point de vue, en montrant qu’ils avaient une importance pri¬ mordiale dans la formation morale des enfants. Plus specta¬ culaires encore sont les cérémonies d’initiation et toutes les philosophies gnostiques qui n’ont cessé de tirailler l’espèce humaine, malgré interdits et bûchers. Ces cérémonies et ces philosophies mettent en scène des notions de secret, d’obscu¬ rité et de lumière qui sont celles-là mêmes par lesquelles l’in-

' Les deux découvertes magistrales de Freud furent l’inconscient et la sexualité.

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consci&nt se manifeste. Le recours au symbolisme, qui est si caractéristique de l’humanité a-religieuse, constitue un dé¬ tour obligé de la démarche analytique. La psychanalyse est une science - cela ne l’empêche pourtant pas d’assumer la di¬ mension que la science, comme la religion, habituellement négligent.

LA SCIENCE COMBAT TOUJOURS L’OBSCURANTISME Esquisser une analogie entre le freudisme et l’hermétisme, comme nous venons de le faire, risque de choquer certains esprits. Pour eux, le freudisme, qui est un matérialisme, n’a rien à voir avec l’initiation ou la gnose qui introduit aux “vé¬ rités supérieures”. L’objection est erronée. D’abord, le freu¬ disme n’est pas la caricature que ses détracteurs s’en font (nous le verrons). Ces mêmes détracteurs identifient ensuite la spiritualité à une dogmatique révélée. Ils ne voient pas que la spiritualité, la quête initiatique, est une démarche. Ils ne voient pas que l’inconscient représente la forme moderne, ac¬ tuelle, de la selva oscura (forêt obscure) de Dante. Ils ne com¬ prennent pas que cette forêt a beau receler la transcendance, elle n’en prend pas moins, pour nous apparaître, une forme chaque fois singulière. La vérité est éternelle, soit! Le chemin qui y conduit s’avère toutefois particulier: il dépend de l’indi¬ vidu, du milieu, de l’époque historique, etc. Et ce n’est jamais la vérité en soi que nous visons, mais toujours celle qui est accessible à l’humain. Pour le dire autrement: nous croyons fort que les tenants de la tradition figée, les détracteurs “spiri¬ tualistes” du freudisme veuillent se prendre pour Dieu. Les mêmes détracteurs, cette fois-ci appuyés par l’opinion publique, ont longtemps tenu le haut du pavé en mettant en 20

avant un argument différent: la psychanalyse, disaient-ils, en fouillant dans “ce qui doit rester caché” - c’est-à-dire l’inconscient - fait un travail d’éboueur. La civilisation, pré¬ cisaient-ils, bâtit justement sur l’oubli, voire le refoulement, de cette part obscure de l’humanité. Une telle objection est hypocrite et infondée. Hypocrite parce que la plupart des te¬ nants de cette thèse étaient des puritains qui avaient intérêt à ce que rien ne change dans nos mœurs: religieux fermés, idéologues, moralistes au mauvais sens, intellectuels et méde¬ cins ou psychiatres formés par l’ancienne école, et la masse de tous ceux que l’évolution sociale effrayait et qui s’agrippaient au passé. Bref, une crise au sens où nous l’avons définie! ✓

Certains savants du siècle dernier (Hartmann, par exemple) avaient perçu avant Freud l’existence de l’inconscient. Les temps étaient mûrs, en effet, pour cette découverte. Et Freud ne tomba pas tout à fait du ciel; ce n’était pas un météore. Pourtant, il se distingua de ses prédécesseurs, comme d’ail¬ leurs de l’humanité a-religieuse, en ce qu’il donna une défini¬ tion scientifique de l’inconscient. Ce qui n’était qu’une no¬ tion chez les autres devenait chez lui une terre nouvelle dont l’exploration s’avérait possible et nécessaire. Possible, puis¬ que les symboles permettent de l’explorer1. Nécessaire, parce que la crise, la peur, la régression vers l’indifférencié, n’a¬ vaient d’issue qu’à la condition que l’humanité en général, et chaque homme en particulier, reconnaisse qu’elle n’était pas si cristalline qu’elle voulait le croire, qu’une part d’ombre la traversait. L’inconscient est ce qui fait que la forêt de Dante est une véritable forêt et non une accumulation d’arbres dé¬ sordonnée, floue et indifférenciée. Un ordre et non un chaos.

1 Pour aller extrêmement vite disons qu’Hercule est un symbole d’enflure de l’in¬ conscient.

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OU SE SITUE L’INCONSCIENT? La deuxième raison pour laquelle Freud a eu une démarche scientifique a été, comme l’a incidemment montré Lacan, qu’il a établi une coupure très nette, une distinction, entre conscient et inconscient. Ce qui n’était que quelque chose de

1. 2. 3. 4. 5.

Sensation Pensée Intuition Sentiment Le Moi, h volonté

zone A

zone B

6. 7. 8. 9. 10. 11.

Souvenirs Contributions subjectives Affects Irruptions Inconscient personnel Inconscient collectif

zone c

zone D

Lecture Dans l’édition originale, l’auteur utilise des zones de couleurs différentes (A : rouge, B: blanc, C: jaune, D: bleu) *"Les contributions subjectives échappent au contrôle personnel’’ dit Jung. Les “irruptions’’proviennent de l’inconscient, “l’inconscient est l’in¬ termédiaire universel entre les hommes”, il est T Un qui embrasse tous les hommes”.

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vague jusqu’alors est devenu une idée précise... Jung, un dis¬ ciple qui sera bientôt un dissident, met les choses au point en nous livrant le schéma de la page précédente qui, s’il ne rend pas compte de la coupure que nous venons d’évoquer, a au moins le mérite d’introduire à l’inconscient par différents pa¬ liers. La zone 5 est remarquable: elle représente le moi (la volonté). Chez Freud, elle recouvre aussi la coupure entre inconscient et conscient (le moi y est à la jointure). Le schéma jungien diffère sensiblement des conceptions freudiennes, mais ces différences n’apparaissant qu’aux spécialistes, nous l’utili¬ sons sans tenir compte de ses singularités. Soulignons en tout cas le fait que les deux hommes se trouvent d’accord grosso modo pour situer l’inconscient après le moi. Les souvenirs, le passé, sont un premier pas vers l’ombre. De même des “contributions subjectives” et des "affects” qui sont comme des décharges d’énergie. Freud découvre l’in¬ conscient comme fond de la psyché. Or Jung, et c’est là son apport fondamental, pense qu’il y a deux couches d’incons¬ cient: la couche personnelle (celle qui porte trace de la bio¬ graphie de l’individu) et la couche collective (celle qui porte trace de l’expérience collective de l’humanité)... L’inconscient est fort difficile à admettre. Reconnaître son existence, n’est-ce pas confesser qu’une part importante de nos motivations nous échappe? N’est-ce pas avouer que nous ne sommes pas entièrement lumière, mais que nous sommes également ombre portée, voire que des monstres grouillent à l’intérieur de nous? N’est-ce pas enfin admettre que l’on ne sait pas de quoi on est capable, que des passions (dont certai¬ nes inavouables) nous mènent en secret? N’est-ce pas par exemple, comprendre que de bons pères de famille aient pu être des chefs de camps de concentration? N’est-ce pas voir que seul un mince, très mince, vernis de civilisation nous sé¬ pare d’une barbarie que nous croyons révolue?... 23

UN ETRANGER NOUS HABITE: C’EST L’INCONSCIENT On n’a pas pardonné à Freud de démasquer notre duplicité et nos faux-semblants, de traquer en nous la bête et le men¬ songe. On a ressayé de le clouer au pilori pour avoir montré que: - nous sommes très souvent de mauvaise foi (la foi de la mauvaise foi, disait Sartre, est même la seule à laquelle nous adhérions pleinement); - il est possible de dépasser cette mauvaise foi, en compre¬ nant que l’inconscient détient la clef de nos comporte¬ ments intimes; - toute crise psychologique, toute névrose, tout mal-être, proviennent de ce que nous nous complaisons dans la mauvaise foi. Pessimisme foncier, donc, désespoir et, en même temps, optimisme congénital. Freud découvre nos insuffisances et croit fermement que nous pouvons (que nous devons) les transcender. Freud pense qu’un autre, un hôte inconnu selon la belle expression du poète Maeterlinck à propos de la mort, nous habite et s’exprime à travers nous-mêmes, à notre insu. L’inconscient, lorsque l’on panique, rappelle les anciennes possessions sata¬ niques. Qu'il fasse irruption après avoir été longtemps com¬ primé, qu’il se manifeste sans que nous l’ayons voulu, et l’a¬ nalogie avec la démonologie s’avère pertinente. L’individu, dans certaines aliénations, se croit possédé exactement de la même manière que les religieuses de Loudun ou les convul¬ sionnaires du cimetière Saint-Médard, ou encore certains que traitent (ou croient traiter) les marabouts dans certains quartiers de Paris. Ce personnage, cet autre, cet hôte incon¬ nu, cette “inquiétante étrangeté” selon le mot de Freud, c’est 1 inconscient; c est-à-dire une condensation d’énergie psychi¬ que, pour parler comme le sens commun. 24

Les cas qui ressemblent à la possession démoniaque sont ra¬ res et on rappellera qu’ils ne nous concernent pas ici, puisque notre propos porte sur la vie quotidienne. Cela est vrai; mais même dans l’exemple, somme toute bénin, d’une dépression nerveuse qui se soigne avec le temps, l’hôte inconnu se mani¬ feste. Il ne pousse pas l’individu qu’il asservit à faire des si¬ magrées, à se rouler par terre ou à d’autres délires; il se mani¬ feste de manière infiniment moins spectaculaire, moins grave, mais plus insidieuse. L’individu qui subit une dépres¬ sion nerveuse et dont la volonté échappe (souvenons-nous en) a l’impression que sa vraie vie est ailleurs, hors de luimême. Il a le sentiment d’être vide, voire chaotique. Il a la sensation que tout se déroulé sans lui, ou que rien ne se passe qui puisse l’intéresser. Le personnage intérieur, ce person¬ nage avec lequel il lui aurait fallu apprendre à dialoguer afin qu’il ne se dérobe pas, détient un autre lui-même hors de sa portée. Quelle place occupe l’inconscient dans la psyché? N’est-il qu’une ombre projetée par le soleil de la conscience? Ou bien cette dernière n’est-elle qu’un îlot aléatoire au milieu d’un océan d’inconscient? Et qu’y a-t-il en cette terre inconnue? Quels sont les monstres qui y grouillent? Freud qui, le pre¬ mier, l’explora scientifiquement, affirma grosso modo que tous nos souvenirs refoulés, nos rêves, nos fantasmes prove¬ naient de l’inconscient. De la même manière, il dit que les images d’enfance et surtout celles de nos parents (notre père et notre mère) balisaient son origine. Il indiqua qu’il pouvait se déchiffrer, se laisser comprendre, à condition de deviner ses symboles. Il dit, comme Lacan le souligna ultérieure¬ ment, que l’inconscient était structuré sur le mode d’un lan¬ gage qu’il suffisait de traduire en clair pour retrouver la santé. Nous vivons environnés d’inconscient, celui-ci nous sollicite donc à tout moment. Ne faut-il pas répondre à ses 25

interrogations? Est-il possible de continuer avec des problè¬ mes laissés en suspens par paresse ou par incompétence? La crise, la maladie, sont un passage nécessaire vers une nou¬ velle sagesse; mais l’on ne s’en sort qu’à la condition de l’assu¬ mer. Plus on tarde, plus le mal s’installe.

JUNG, ADLER, FERENCZI, ETC.: D’AUTRES EXPLO¬ RATEURS DE L’INCONSCIENT Tous les disciples de Freud acceptent ces prémices et ils re¬ connaissent tous la dette qu’ils ont envers leur maître. Seule¬ ment, ils exposent un avis différent en ce qui concerne le con¬ tenu de l’inconscient. Pour Ferenczi, l’inconscient est comme la trace laissée en nous par la mer primordiale. Ferenczi pense - et il n’est pas le seul - que l’eau se trouvait au com¬ mencement de toute vie. Nous avons quitté l’état aquatique au cours de l’évolution, mais nous en portons le souvenir. D’ailleurs, ajoute Ferenczi, le bonheur, le plaisir amoureux nous mettent en accord avec notre inconscient, c’est-à-dire d’une certaine manière nous font souvenir charnellement de l’eau dont nous sommes issus. Dans l’œuvre de Jung, autre son de cloche. L’inconscient1 se partage en deux étages: un inconscient personnel (IP) qui est celui que Freud a exploré et, plus profond, un inconscient collectif (IC). Ce second, ou cette couche profonde, porte en lui: - des traces de l’évolution biologique de l’espèce. Jung re¬ joint d’une certaine manière Ferenczi, mais il laisse ouvert le problème des origines de l’espèce et ne le fixe pas à l’état aquatique. Il montre, par exemple, qu’au cours de certains rêves, tout se passe comme si le rêveur se souvenait de l’é¬ poque où nous étions sauriens, mais il n’en fait pas une rè1 Voir schéma p. 22.

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gle absolue. Ailleurs il croit trouver une équivalence entre le carbone et ce qu’il appelle les “archétypes”. L’homme porte en lui les traces de l’évolution de l’espèce. A trop vou¬ loir nier ses racines, son passé, il sombre dans la névrose; - et, cela est plus intéressant encore, il porte en lui des souve¬ nirs culturels, historiques, de l’itinéraire spirituel de l’hu¬ manité. A vouloir trop se détacher de lui, à vouloir l’origi¬ nalité à tout prix, l’individu risque de se désincarner. Et il est vrai que les observations de Jung sont corroborées tous les jours: nous avons besoin de “nous retrouver” (de re¬ trouver nos racines), de savoir que nous appartenons quasi physiquement à un peuple et à l’humanité. Cela, encore une fois, n’est pas une simple question de morale, mais de santé psychique et physique (par conséquent, puisque les deux composantes sont liées).

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Premières traces de Tinconscient

FREUD, LE SHERLOCK HOLMES DE L’INCONSCIENT *

Que l’inconscient existe et qu’il faille l’assumer pour être bien, cela (dira-t-on) a besoin d’être concrètement prouvé. La remarque est fondée: il ne s’agit pas ici de se cantonner à la théorie, si passionnante puisse-t-elle être, mais de donner les moyens de la santé psychologique (et en partie physique par contrecoup). Freud était passé maître dans le décryptage de l’inconscient. Une jeune mariée vint le voir un jour pour une raison qu’elle n’osait avouer. Freud ne perdit pas pied. Il discuta avec elle, pour la mettre en confiance et pour trouver quelque indice. A un moment, il remarqua que la consultante ne portait pas d’alliance. Il lui demanda pourquoi. Elle répondit qu’elle ve¬ nait de la perdre. Freud conclut (et la jeune femme fut stupé¬ faite de le voir deviner) qu’elle ne s’entendait pas avec son mari. C’était, pensait-il, l’inconscient qui voulait comme si¬ gnifier une réalité (la mésentente) que la jeune femme ca¬ chait. Elle voulait refouler cette mésentente, mais son incons¬ cient la contrecarrait... Vers 1908, le célèbre compositeur Gustav Mahler dont le mé¬ nage marchait mal se trouvait psychologiquement atteint.

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Mahler souffrait d’une “folie du doute”. 11 télégraphia à Freud pour prendre rendez-vous, puis il envoya un deuxième télégramme pour se décommander. Mais, se ravisant, il adressa un nouveau pli télégraphique afin de reprendre ren¬ dez-vous et... il se décommanda aussitôt! Il répéta trois fois la manœuvre. Finalement, Freud, agacé, lui fit savoir que s’il voulait le rencontrer, il n’avait qu’une chance d’y réussir: avant la fin du mois d’août, au Tyrol, où Freud se trouvait en vacances et d’où il partirait pour la Sicile. Ils se virent dans un hôtel et, quatre jours durant, ils déambulèrent dans les rues de Leyde en pratiquant “une sorte de psychanalyse”. Une remarque de Freud impressionna vivement Mahler: “Je suppose, dit le psychologue, que votre mère s’appelle Marie. Certaines de vos phrases m’y font penser. Comment se fait-il que vous ayez épousé une femme portant un autre prénom, Alma, puisque votre mère a évidemment joué un rôle essen¬ tiel dans votre vie?” Interloqué, le compositeur lui répondit que sa femme s’appelait Alma Maria, mais qu’il l’appelait Marie! Cet entretien porta ses fruits puisque Mahler recou¬ vra sa puissance créatrice et que le ménage vécut heureux jus¬ qu’à la mort du compositeur qui devait se produire l’année suivante. La découverte du rôle de la mère et du prénom de la femme ne fut pas la seule! Mahler comprit également à cette occa¬ sion pourquoi sa musique passait parfois par des clichés. “Les passages les plus grandioses, ceux qui étaient inspirés par les émotions les plus profondes, se trouvaient gâchés1 par l’intrusion de quelque mélodie banale” (E. Jones). Le père du compositeur était un homme brutal qui maltraitait sa femme; le jeune Mahler avait été témoin de plus d’une scène de mé-

' Nous laissons à Jones la responsabilité du terme “gâchis”.

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nage. Au cours de l’une d’entre elles, particulièrement péni¬ ble, il s’enfuit de chez lui. Et à ce moment-là, il entendit dans la rue un orgue de Barbarie qui jouait un air populaire vien¬ nois. “Mahler pensait que le rapprochement entre un sombre drame et un amusement léger s’était à tout jamais fixé dans son esprit et que l’un des états d’âme devait inévitablement entraîner la survenue de l’autre.” Cela explique la raison pour laquelle “les passages les plus grandioses... se trouvent gâchés par l’intrusion de quelque mélodie banale”.

LES COMPLEXES Ces faits sont spectaculaires et l’histoire de la psychanalyse est pleine d’une infinité d’autres. L’analyste est comme un dé¬ tective qui traque les symptômes de ce que l’inconscient veut exprimer malgré la volonté consciente. Le mal-être est ainsi une sorte de compromis (d’équilibre) qui ne se fait plus entre le conscient et l’inconscient. Pourtant, si remarquables que puissent être les faits, ils restent encore théoriques pour nous qui, loin de les avoir éprouvés, ne faisons que les rapporter. Voyons donc s’il existe un moyen empirique de pressentir les effets de l’inconscient. Le mot “complexe” est passé dans le langage courant: tout le monde, ou presque, l’utilise sans savoir toujours ce que la psychanalyse lui donne comme contenu. C’est que la démar¬ che de Freud, bien qu’affaiblie, voire pour une part dénatu¬ rée, est entrée dans la culture communément partagée. Elle fait désormais partie de notre savoir. Complexe reste confus pour presque tous. Et pourtant cha¬ cun emploie le mot pour rendre compte d’un comportement (voire pour l’expliquer). On dit que tel individu souffre d’un

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complexe de supériorité ou d’un complexe d’infériorité - et certains font justement remarquer à cette occasion qu’un complexe d’infériorité est paradoxalement lié à un complexe de supériorité Celui qui éprouve un sentiment d’infériorité compense (en secret) cette infériorité par un sentiment de su¬ périorité, et vice versa. Ce sont parfois les plus modestes en apparence qui s’avèrent, en fait, les plus orgueilleux! Encore une fois ici, l’inconscient est le partenaire obligé, l’hôte in¬ connu qui fait des siennes. L’inconscient à son niveau le plus simple se manifeste sous la forme de la mauvaise foi. Celui qui se croit inférieur, à tort d’ailleurs le plus souvent, rêve en secret de dépasser son infé¬ riorité. Il rêve à des exploits qui le placeront au-dessus des mortels. Mais cela est un secret: il se le dissimule et le dissi¬ mule aux autres. L’être qui se sent inférieur ne voudra pas s’avouer qu’il se croit par moments supérieur. Il est de mau¬ vaise foi. Mais cette mauvaise foi n’est pas une simple figure de rhétorique qu’il suffirait de désigner pour la démonter rai¬ sonnablement. C’est davantage qu’un fait rationnel: il y a une foi de la mauvaise foi, comme dit Jean-Paul Sartre. Et cette foi donne à la mauvaise foi une épaisseur quasiment in¬ surmontable par le raisonnement. C’est précisément l’inconscient. On parle en tout cas de complexe de supériorité et de com¬ plexe d’infériorité, voire de leur complémentarité - en termes plus savants de leur dialectique, c’est-à-dire de leur opposi¬ tion et de leur union à la fois1 -. On parle, mais plus rare-

1 Les alchimistes parlent ici d’une “union des contraires” qui constitue l’essence meme de la chose ou de l’être observé. En effet, tout être (toute chose) est à la fois ui-meme et autre chose: un organisme (un arbre, par exemple, n’est-il pas lui-même e tronc Jes feuilles, les racines) et autre chose (l’air qu’il respire, l’eau qu’il absorbe.

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ment, dans les milieux spécialisés, de complexe paternel, ou de complexe maternel, pour évoquer une fixation au père ou à la mère. Tout le monde sait aujourd’hui - et c’est la psycha¬ nalyse qui l’a montré - que l’attachement exagéré d’un indi¬ vidu à tel ou tel parent, ou aux deux, provoque des défaillan¬ ces psychologiques plus ou moins graves. L’individu en ques¬ tion ne passe pas à l’âge d’homme (ne devient pas le “fils de ses œuvres”), n’acquiert pas l’autonomie et ressemble à une plante qui finit pâr se flétrir parce qu’elle n’a pas trouvé son propre espace, son air et sa lumière. De telles fixations peu¬ vent aller, dans certains cas, jusqu’à l’homosexualité ou au célibat forcé, etc. Ces faits aussi sont d’observation courante et, si l’on se demande comment il a fallu attendre la psycha¬ nalyse pour les découvrir, ou du moins en souligner l’impor¬ tance, il faut s’en prendre au moralisme ambiant.

LES “ABSURDITES” PSYCHOLOGIQUES Les complexes dont tout le monde a l’expérience (même con¬ fuse) soit pour reconnaître les siens, soit pour les avoir obser¬ vés chez des tiers, sont des fragments de psyché où gisent des charges d’inconscient. Celui qui a un complexe, qui se trouve sous sa coupe, vit un sentiment plus ou moins néfaste (un complexe d’infériorité est très gênant!), dont il ne réussit pas à se débarrasser malgré ses efforts. C’est que l’inconscient en¬ tre en jeu dans cette affaire! Or, encore une fois, il faut savoir traiter avec l’inconscient: il n’est pas de la simple mauvaise foi bien qu’il lui ressemble. Il a, nous le verrons, son langage et ses manières... Les complexes sont donc des “conglomérats”. Ils sont aga¬ çants, car il ne faut pas s’en tenir aux seuls complexes que nous venons d’énumérer: ce sont eux (et ils sont légion) qui

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mettent sur les lèvres le mot qu’il ne faut pas dire, qui font oublier le nom de la personne que l’on voulait présenter, qui font trébucher le retardataire qui désirait passer inaperçu, etc. Chaque individu a des complexes dominants: l’homme sans complexe est un individu aseptisé, incapable de résister aux agressions de son milieu, ou un robot; il n’existe pas. Les complexes sont des “formations”, des conglomérats, qui dé¬ pendent des circonstances biographiques des individus. On voudrait qu’ils soient des phénomènes marginaux, sans im¬ portance, des “presque rien”, mais ils sont en réalité révéla¬ teurs de notre part de personnalité non accomplie. Pour le dire en une formule, les complexes naissent au point où l’individu a subi une défaite psychologique et celle-ci re¬ monte si loin dans son passé qu’elle semble se confondre avec son origine. Mais si les complexes font partie intégrante de notre être, s’ils sont nécessaires à notre évolution parce que les organismes aseptisés ne sont pas viables en psychologie comme en biologie, ils ne doivent pas devenir des gênes com¬ me c’est très souvent le cas. Ils ne doivent pas devenir néfastes pour notre bien-être et, comme avec l’inconscient dont ils sont l’expression la plus visible, il faut apprendre à négocier avec eux. Les complexes ne sont pas les seuls indices de l’existence de notre inconscient. Il y en a d’autres: les rêves, dont nous al¬ lons voir toute l’importance; les actes manqués, comme celui de la jeune mariée venue consulter Freud qui avait perdu son alliance, etc. Les actes manqués, toutes les choses que l’on fait sans com¬ prendre pourquoi, toutes les choses qui nous échappent, que nous faisons le plus souvent à notre insu, tous les mots que nous prononçons sans y faire attention ne sont pas de simples absurdités que 1 on doit laisser de côté. Grâce à Freud, et à 34

partir de lui, ils sont devenus des indices qui parlent la langue de l’inconscient et qu’il faut apprendre à décrypter (l’analyste ressemble ici à un Sherlock Holmes). Tout a un sens, le moin¬ dre acte de la vie psychique s’éclaire à la lumière de l’incons¬ cient. D’indice en indice, s’assemble un puzzle... Pour commencer pourtant, il a fallu mettre en relief les com¬ plexes et cela pour deux raisons: d’abord parce que tout le monde est familiarisé avec le mot, ensuite parce que c’est à l’occasion d’une confrontation au complexe que se rend sen¬ sible la présence de l’inquiétante étrangeté qui nous habite. C’est ici que l’on découvre concrètement comment l’incons¬ cient résiste à notre volonté. C’est ici que l’on comprend- comment un autre qui est pour¬ tant enfoui en nous-mêmes nous nargue et nous fait commet¬ tre des sottises. Un autre avec lequel nous apprendrons à dia¬ loguer de façon qu’il devienne un hôte amical et non point un tyran.

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Comprendre ses rêves

LE REVE, CET OBSCUR RECOIN DE NOUS-MEMES Pas à pas, la psychanalyse nôus permet d’éclairer les zones de notre personnalité laissées dans l’ombre dans la vie courante. Cela non point pour nous donner une satisfaction intellec¬ tuelle (encore que ce ne soit pas interdit) mais afin de nous inciter et de nous aider à nous réapproprier de nous-mêmes, c’est-à-dire à habiter des territoires, des recoins psychiques restés en friche quand ils n’ont pas été abîmés par des agres¬ sions extérieures (traumatismes) ou par notre manque de “sa¬ voir-vivre”. La prise de contact, si superficielle fût-elle, avec la notion de complexe, a été un premier pas dans cette direc¬ tion. Plutôt qu’approfondir cette connaissance - ce serait trop difficile - passons directement à une autre zone: celle du rêve. Nous reviendrons ensuite aux complexes, lorsque nous aurons reconstitué un beau fragment de puzzle. Le rêve, il est tautologique de le dire, est une production noc¬ turne, en ce sens qu’il donne un éclat à l’obscurité du som¬ meil et qu’il indique que celle-ci est quelque chose de vivant malgré son apparente ressemblance avec la mort. Tout se passe avec le songe comme si l’obscurité la plus pro¬ fonde (le sommeil) avait quelque chose à nous dire dont nous dépendions. Et de ce point de vue, l’inconscient ne ressem-

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ble-t-il pas au sommeil? La nuit psychologique et la nuit phy¬ siologique ne se confondent-elles pas...? Tout le monde dort et tout le monde rêve, comme tout le monde possède un inconscient. Certaines personnes pensent ne jamais rêver, elles se trompent de la même manière que celles qui croient ne pas avoir d’inconscient. Il est impossible de ne pas rêver, cela entraînerait la mort. On a empêché des animaux de rêver; ils ont perdu tous leurs moyens, leur sens de l’orientation, leurs facultés, leurs instincts au point de se laisser mourir. Le rêve a donc une fonction psycho-physique nécessaire pour la bonne santé. Nous ne réussirons jamais à avoir une vue précise de toute notre vie nocturne; la cons¬ cience est un îlot sur un océan de sommeil. Il est bon cepen¬ dant de renouer le fil, pour ainsi dire, avec elle. Il est bon (indispensable) de savoir par toutes ses fibres ce que l’on rêve. Autrement dit, de se souvenir de ses songes.

APPRENDRE A SE SOUVENIR DE SES SONGES La mémoire des rêves, comme toute autre forme de mémoire, se cultive. Quelqu’un qui n’a jamais été porté sur le songe a une vision confuse de ce qui se passe pendant son sommeil: les images et les sensations de ses songes sont floues et elles finissent par ne plus avoir de contour. Il est possible de s’entraîner à se remémorer ses rêves et d’en avoir une vue précise. Cela est important en psychanalyse, puisque la cure analytique décrypte les messages (chiffrés) qu adiessent les songes au patient. Dans un premier temps et pour chacun d entre nous, sans même d’abord essayer de comprendre le pourquoi de la chose, il est fortement conseillé d essayer le matin au réveil de noter ses rêves, ou les bribes de rêve qui reviennent en mémoire et que l’on peut retrouver. 38

Cela encore une fois conduit le rêveur à déceler des sensa¬ tions refoulées dans la vie de tous les jours. Il reprend contact avec un monde oublié, avec quelque chose de ce monde. Il se “désencroûte” sans s’en apercevoir. Il trempe dans un bain. Cette remémoration des rêves, cette remembrance1, pour re¬ prendre un vieux terme français, est la première habitude, le premier exercice que nous conseillons. Freud disait que le rêve trace la voie royale qui mène à l’inconscient. Nous sug¬ gérons d’emprunter cette voie même si l’on se trouve momen¬ tanément démuni de relevés géographiques. Il faut bien com¬ mencer un jour! D’ailleurs, la remémoration des rêves qui fi¬ nit par devenir une habitude devrait devenir le lot commun. Elle devrait être un exercice psychique, comme il y a des exer¬ cices physiques auxquels on se livre pour se maintenir en bonne forme. On rétorquera peut-être que le rêve est telle¬ ment absurde que l’on ne voit pas l’intérêt de la chose. L’ob¬ jection nous paraît ne pas tenir: un mouvement de gymnasti¬ que ou de yoga est également absurde au début quand on ne réalise pas tout à fait sa finalité. Ce n’est qu’au bout d’un cer¬ tain temps que l’on peut constater ses bienfaits. Apprendre à se souvenir de ses rêves demande un certain en¬ traînement. La discipline à acquérir s’avère cependant extrê¬ mement simple: il suffit de noter ses songes de la veille le ma¬ tin au réveil. Si l’on n’a pas le temps, si l’on a fait un trop grand nombre de rêves, si tout cela apparaît confus, il suffit de relever le fragment qui vous a le plus frappé. Quant à la difficulté de fixer ce fragment, ou ce rêve entier, sur un papier (la difficulté de rédaction), elle n’est pas insurmontable. A moins d’être un illettré - ce qui n’est absolument pas le cas, car un illettré ne serait pas capable de lire ce livre! - quelques minutes par jour suffisent. 1 Nos amis anglais nous l’empruntèrent jadis et en firent remember, se souvenir.

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Le rêveur qui, au réveil, note ses songes se heurtera pourtant à deux types de difficulté inverses: ou bien il se sentira “blo¬ qué” et ne pourra s’exprimer, ou bien au contraire il aura trop de choses à dire et il ne saura quoi choisir. Dans le pre¬ mier cas, nous lui conseillons de s’efforcer de ne pas réfléchir et, quitte à être imprécis, voire hors-sujet, de noter tout ce qui lui passera par la tête. Cela risquera de n’avoir qu’un rapport lointain avec le rêve, mais cela vaut mieux que rien. D’ail¬ leurs, on s’apercevra plus tard que ces pensées désordonnées sont en rapport caché avec le rêve. Dans le deuxième cas, afin d’éviter de se noyer dans une trop grande richesse apparente, celui qui note s’efforcera d’oublier tout sentiment, de le met¬ tre entre parenthèses et de rapporter seulement les faits précis qu’il pensera avoir rêvés.

ANALYSER LES REVES Cet ouvrage s’est jusqu’à présent voulu une sensibilisation à l’inconscient à travers la notion de complexe, et nous venons de donner le premier exercice (noter ses rêves) pour se main¬ tenir en forme psychologique. Comme dans toute discipline, les progrès s’effectuent par paliers. Nous reviendrons évi¬ demment sur ce premier exercice pratique un peu plus loin pour 1 approfondir. Voyons d’un peu plus près, pour le mo¬ ment, ce qu’est le rêve. Lorsqu’un rêve nous impressionne et que nous pressentons “qu’il a quelque chose à nous dire” mais que nous ne le com¬ prenons pas, nous le rejetons parce que nous le trouvons sans queue ni tête, ou bien nous essayons de l’expliquer en le met¬ tant en rapport avec des faits concrets et en pensant qu’il ne fait que refléter la réalité immédiate. Ainsi, voyons-nous en songe une figure inquiétante ou cocasse (un être humain, un 40

masque, une sculpture ou autre chose encore avec une singu¬ lière expression) et nous établissons aussitôt un rapproche¬ ment avec telle ou telle personne que nous avons rencontrée ou croisée la veille, le jour même, ou quelques jours aupara¬ vant. Cette relation se justifie totalement; nous n’en sommes pas quittes toutefois. Il ne suffit pas de dire que cette person¬ ne a été fantasmée pendant notre rêve, ilfaut encore savoir ce que l'inconscient a tenté d’exprimer par cette fantasmation. Les explications du genre “Ce n’était que cela!” ne résistent pas au bout d’un certain temps. La preuve? Il arrive que le même rêve se répète sous cette forme, ou sous une forme pro¬ che, qu’il se répète avec insistance et qu’il finisse par créer un malaise dont nous ne voulons pas confesser que nous som¬ mes, en partie, responsables. Il ne suffit pas d’épingler une figure pour en venir à bout. La vérité est infiniment plus com¬ plexe et plus riche. Freud inaugure la compréhension du rêve en distinguant entre ce qu’il appelle le contenu manifeste (CM) et le contenu latent (CL) du rêve. Distinction très sim¬ ple mais à laquelle il faut fermement se tenir. Le CM, on s'en souvient au réveil, mais il ne prend sens que par référence au CL qui est un message de l’inconscient. Ainsi les figures cocasses ou inquiétantes que nous avons évoquées ne relèvent que du CM; il nous faut trouver leur CL qui constitue leur clef à proprement parler. S’en tenir au rap¬ prochement superficiel du rapport avec une personne ren¬ contrée revient à éluder le problème, ou à faire le sourd au message qui nous est adressé. La personne rencontrée n’a été que l’occasion qui a permis au sentiment-message de se cris¬ talliser et de prendre forme. Si l’on persiste à considérer que cette circonstance (la personne rencontrée) revêt une impor¬ tance, il faudra alors se demander pourquoi. Pourquoi ce vieux monsieur rencontré dans le bus, et non cette jeune en-

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fant qui souriait? Ou cette ravissante jeune fille? Ou encore cet athlète? Ou cet élégant? Faire appel au hasard reviendrait à vouloir se fermer.

UN REVE ANALYSE PAR FREUD Freud commence par citer un rêve très simple (nous en fai¬ sons tous de ce genre). Ce rêve, les hommes de l’expédition Nansen, expédition menée au pôle Nord, le faisaient souvent. Hivernant sous les glaces, et ayant très faim - leurs vivres s’é¬ tant épuisés - les hommes de l’expédition Nansen rêvaient presque sans cesse qu’ils faisaient des repas pantagruéliques. Ces songes sont donc transparents et, au premier abord, ils semblent donner raison à ceux qui rapportent les phénomè¬ nes nocturnes à des faits de la journée et qui, sur leur lancée, affirment que le songe ne fait que les refléter d’une manière absurde. Or, pour qui analyse ce rêve, il apparaît qu’en effet, le songe reflète la réalité des hommes de l’expédition et qu’il la reflète en la déformant, mais qu il ne la déforme pas n im¬ porte comment. Le CM (les repas pantagruéliques) est telle¬ ment évident qu il coïncide avec le CL, lequel apparaît com¬ me simple désir de nourriture. Ces rêves “déforment” la réa¬ lité en la compensant pour ainsi dire. Les hommes ont faim et ils rêvent qu’ils mangent. Un fumeur qui abandonne la ciga¬ rette rêvera qu’il est en train de fumer un bon cigare. Les rêves des hommes de l’expédition Nansen, ou ceux du même genre, sont donc transparents, répétons-le. Leur évi¬ dence s impose d emblée. Mais qu’en est-il des autres? Ceux qui, par l’angoisse qu’ils provoquent, ou par l’absurdité qui les constitue, ou leur apparente insignifiance, sont plus com¬ pliqués, plus touffus, plus sombres ou ont l’air plus déri¬ soires?

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Qu en est-il lorsque le sens du contenu manifeste ne va pas de soi? Dans l’exemple précédant le rêve Nansen, le CM du rêve est ce que le rêveur a noté à son réveil (la figure inquiétante ou cocasse de son rêve). Mais la personne rencontrée dans le bus est-elle vraiment le contenu latent? Le dire emporte-t-il la conviction? L’identification à laquelle certains veulent se li¬ vrer ne laisse-t-elle pas dans l’ombre le sentiment même qui colore tout le rêve? (Sentiment tragique, cocasse, pitoyable, de grandeur, etc., selon le cas.) Ce sentiment ne constitue-t-il pas l’essence du message? Le rêve qui est une compensation - Jung insiste sur ce point précis - réalise effectivement (ou plutôt symboliquement) un désir, en l’occurrence, si nous nous attachons au rêve Nan¬ sen, le désir de nourriture. Ce désir qui est le message même de l’inconscient constitue le contenu latent! Or - et c’est là la découverte géniale de Freud - si vouloir manger ne pose au¬ cun problème moral ou autre à la conscience - au contraire! -, qu’en est-il si la figure rêvée se rapporte à un souvenir désa¬ gréable ou traumatique dont on ne veut plus entendre parler? Ou un désir honteux comme de désirer faire l’amour avec sa sœur?1 Ou quelque chose dont on a peur: le souvenir d’un père sévère qui nous faisait trembler quand on était petit, ou la présence divine si l’on est croyant... Il y a dans le rêve quelque chose qui demande à s’exprimer (Freud l’appelle le contenu latent) et qui le fait à travers le

1 On pourra dire que de tels désirs honteux sont l’exception et qu’ils ne sont le fait que de malades. L’observation montre que rien n’est moins sûr. Ils existent en cha¬ cun d’entre nous à des degrés divers et l’aliéné est précisément quelqu’un qui leur cède. Il arrive, dans la vie courante, que de tels désirs nous traversent l’esprit une fraction de seconde, nous les refoulons aussitôt. Certaines névroses sans gravité, voire certaines dépressions nerveuses, se soignent, lorsque l’être atteint élucide de tels désirs, les confesse et découvre enfin qu’ils sont dérisoires. En bref, lorsqu’il les amène à la conscience après s’être confrontés à eux.

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CM. Freud dit que le songe réalise symboliquement un désir. Cette réalisation symbolique nie dans le sommeil un état donné afin de conserver le bien-être du rêve que le sommeil apporte au rêveur. Les hommes de l’expédition Nansen rêvent qu’ils font des re¬ pas pantagruéliques; le plaisir qu’ils en retirent calme (sym¬ boliquement) leur faim et leur permet de dormir un moment encore. Un enfant rêve-t-il qu’il est aspergé par une fontaine alors qu’il est en train d’uriner, cela apaise sa conscience et éloigne la peur d’être grondé sans porter atteinte au plaisir d’uriner qu’il est en train d’éprouver. Un adulte rêve-t-il qu’il est tout simplement en train d’uriner, cela lui permet de réali¬ ser symboliquement son besoin d’uriner et de continuer ainsi de dormir.

UN MESSAGE VENU D’AILLEURS Quand Freud livra à ses confrères psychologues le résultat de ses premiers travaux sur les rêves, il se heurta à une conspira¬ tion du silence. Son ouvrage magistral sur le sujet ne se ven¬ dit qu’à quelques exemplaires et Freud n’en entendit pas par¬ ler. C’est que ses collègues voyaient d’un mauvais œil un in¬ connu contester les théories (il faudrait plutôt dire les croyances) qui les faisaient vivre. Et surtout, la démarche freudienne semblait porter atteinte au rationalisme encore jeune et fragile. Car Freud, nous allons le voir, tirait des con¬ clusions et une grille d interprétation qui, outre leur parfum de scandale pour l’époque tout entière fermée dans son puri¬ tanisme, ses conventions d’un autre âge et son hypocrisie, rappelaient d’une certaine manière les méthodes des oniromanciens de foire. Il parut à ces hommes que Freud voulait déchiffrer les rêves comme certains charlatans prétendaient révéler l’avenir en lisant dans le marc de café. En effet, avec 44

cette notion de CL qui expliquait les choses en faisant appel à un message caché, venu d’ailleurs, avec ses interprétations inattendues, Freud rappelait les mages du passé qui, eux aus¬ si, écoutaient ce que les rêves avaient à dire. Ainsi la psycha¬ nalyse apparut comme tenant un impossible pari: faire coïn¬ cider, ou du moins se rejoindre, la sagesse du passé et la science moderne.

Le rêve est un message de notre inconscient

LES REVES SONT DIVERS ET REQUIERENT DES METHODES DIVERSES ✓

Une exposition de la méthode d’interprétation des rêves de Freud ne peut qu’être schématique et cela pour de nombreu¬ ses raisons. D’abord, il est vain de penser que l’on puisse ré¬ sumer le travail d’une vie, surtout quand c’est celle d’un indi¬ vidu de l’envergure de Freud, en quelques pages. Ensuite, il est impossible de croire que l’analyse effective se laisse occa¬ sionnellement remplacer par un écrit. Rien ne peut prendre la place de l’expérience concrète. Comment trouver des solu¬ tions de rechange à la présence de l’analyste, à son savoirfaire, au temps de maturation (qui peut être très long)? Com¬ ment rendre compte de la présence humaine? Sait-on que toute cure ne réussit à bien se dérouler que parce que le pa¬ tient a un échange avec son médecin? A-t-on assez évalué l’importance du circuit analyste-analysé? Notre tâche serait impossible et nous risquerions de nous perdre dans des considérations théoriques, si nous cher¬ chions à donner au lecteur une méthode d’auto-analyse. No¬ tre ambition est heureusement autre. Elle est à la fois plus modeste et plus pointue comme l’on dit aujourd’hui. Ce n’est ni à une initiation spirituelle, ni à une exploration de la psy-

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ché, ni à une cure analytique que nous nous attachons ici, mais à donner la possibilité d’améliorer son bien-être. Autre¬ ment dit, nous prendrons dans la pratique de l’inconscient, dans l’interprétation des rêves, etc., ce qui entrera dans ce cadre et rien d’autre. Et cela, fidèle à notre méthode, nous le ferons en sensibilisant d’abord le lecteur au lieu de lui livrer la technique (le savoir-faire) en vrac. Nous allons, par un bref survol, voir comment Freud procède pour interpréter les rê¬ ves; nous allons donner également les règles de la bonne interprétation tout en sachant que le lecteur ne pourra, dans un premier temps, s’en servir. Nous le mettons donc en garde: au cours de la première lecture des pages qui suivent, il ne réussira qu’à se familiariser avec un sujet passionnant, mais il ne pourra pas encore en tirer profit. Ce n’est que plus tard (nous lui indiquerons ce moment quand il sera venu) qu’il pourra commencer à appliquer les règles et nous lui conseil¬ lerons d’y revenir alors.

LE REFUS DU REVE EST LA CAUSE PRIMORDIALE DE NOS MALAISES Si tous les rêves étaient semblables à ceux faits par les hom¬ mes de l’expédition Nansen, l’interprétation n’aurait pas de raison d’être. Le contenu manifeste et le contenu latent fu¬ sionneraient, et il n’y aurait plus nulle énigme. La transpa¬ rence serait la seule règle: j’ai faim, je rêve que je mange; j’ai soif, je rêve que je bois, etc. Mais cela n’est pas le cas. Nous avons également d’autres besoins qui ne sont pas élémentai¬ res (le besoin de l’autre, une vie sexuelle, affective, sociale, etc.) et les plus subtils de ces besoins (l’amour par exemple) quittent le strict terrain des besoins pour devenir des désirs. D autre part, nous savons bien que la plupart des songes sont traversés d’obscurités et d’incongruités. 48

De tout temps, à travers l’histoire, l’humanité a perçu les rê¬ ves comme étant des énigmes à déchiffrer: les clefs des songes se retrouvent dans toutes les civilisations. Comprendre les “messages” des rêves était une discipline qui ressemblait fort à l’astrologie: l’homme était entouré de mystères et il pensait pouvoir se mettre en accord avec eux. Le Talmud, livre sacré des Juifs, résume parfaitement la situation en disant “ne pas décrypter un songe, c’est ne pas lire une lettre qu’on vient de recevoir.” Les hommes du passé vivaient en sympathie avec l’univers, avec le mystère aussi bien cosmique qu’intime, et ils devaient, pour ainsi dire, lui rendre la politesse de “l’écou¬ ter” lorsqu’il leur faisait la faveur de se manifester à eux. La psychanalyse a montré que, malgré tout son irrationalisme, cette attitude, cette éthique, est justifiée, puisque c’est le refus de tirer la leçon de ses songes, la fermeture à son inconscient, qui est la principale raison du “mal-être”. Les Anciens ne savaient pourtant pas que le rêve était le reflet de l’inconscient; ils étaient incapables de circonscrire avec précision son lieu, ou son territoire comme on dit. Leurs interprétations se voulaient le plus souvent des divinations, et des chiromanciens professionnels en donnaient les clefs. Au cours des siècles, la science a progressé en s’épurant, en se faisant plus pointue; la psychanalyse a, en ce sens, rendu scientifique une technique empirique qui donnait des résul¬ tats par hasard. Pour elle, la chiromancie est un leurre: l’in¬ terprétation des rêves n’a rien à voir avec la divination ou la prédication, elle rend compte de quelque chose d’infiniment moins spectaculaire, l’état de l’inconscient du rêveur à tel ou tel moment. Il existe évidemment des rêves télépathiques, mais les autres - l’immense majorité - ont une signification plus immédiate; l’état psychique du rêveur ou, pour être plus précis, l’état de son inconscient. Cela explique, soit dit en pas¬ sant, le succès de toutes les interprétations (rêves ou astrolo¬ gie) faites par des charlatans: elles sont déformantes et im49

précises, mais elles parlent malgré tout du monde de l’incons¬ cient. Car chacune des figures rapportées par le “mage” (oniromancien ou tireur d’horoscope) évoque des faits psycholo¬ giques que nous ne voyons pas dans notre vie consciente étri¬ quée par son utilitarisme immédiat.

LE REVE A QUELQUE CHOSE A NOUS APPRENDRE SUR NOUS-MEMES Il n’empêche que la psychanalyse renoue avec la sagesse du passé que, dans sa hâte, la jeune science conquérante avait mise de côté. La psychanalyse pense d’une certaine manière que le rêve a quelque chose à nous apprendre sur nousmêmes. D’autre part elle l’interprète. Précisons: le rêve a quelque chose d’essentiel à nous apprendre sur notre incons¬ cient; de plus l’interprétation s’avère nécessaire, car le con¬ tenu latent (le réel sens énigmatique) du rêve ne se confond qu’extrêmement rarement avec son contenu manifeste. Les rêves transparents comme ceux des hommes de l’expédition Nansen sont très peu courants. Parfois les règles des clefs des songes anciennes recoupent les interprétations modernes. Nous allons voir comment. Voir une fête d’anniversaire signifie qu’un de ses parents va mou¬ rir, selon une ancienne clef des songes. “Or, raconte une pa¬ tiente de Stekel, l’un des disciples de Freud, je suis venue sou¬ haiter l’anniversaire de mon amie Christine et je me suis aper¬ çue que j’avais oublié de lui apporter un cadeau. Lorsque je vois mon amie, elle est au lit, très pâle. Elle ressemble à une figure de cire. Je m’étonne beaucoup.” Stekel explique: C hristine est la femme d un homme que la patiente désire avec passion.” La signification du rêve est simple: “Je suis venue à l’enterrement de Christine. J’ai oublié la couronne. 50

Elle est morte si vite que je n’ai pas eu le temps de l’acheter. Elle se trouvait sur sa couche funèbre, pâle comme la cire, et je m’en réjouissais beaucoup. L’anniversaire est ici identique au jour de la mort, comme l’étonnement synonyme de joie.” Une des formes les plus importantes de la déformation oniri¬ que est (en effet) Vinversion, constate Stekel. Et Freud expli¬ cite: “Chaque élément du rêve peut aussi bien dans l’interpré¬ tation signifier son contraire que rester identique. On ne sait jamais d’avance si l’on doit mettre l’un ou l’autre, seul le con¬ texte est déterminant. La conscience populaire ressent ces faits; dans les clefs des songes, les interprétations des rêves s’appuient très souvent sur le principe du contraste. Une telle inversion est possible par l’intime enchaînement associatif qui lie, dans notre pensée, l’image d’un objet à celle de son contraire. Cela provient souvent aussi de la réalisation du dé¬ sir, car cette réalisation du désir n’est rien d’autre que le rem¬ placement d’une chose désagréable par son contraire.” Re¬ marquons que cette “réalisation du désir” est, comme nous l’avons déjà noté plus haut, d’ordre symbolique. Un désir ne se réalise en rêve que d’une manière fictive!... Ce principe d’interprétation par contraste ou par inversion est, en tout cas, connu des oniromanciens depuis les temps les plus anciens. Dans le célèbre roman d’Apulée l’Ane d’or (IIe siècle ap. J.-C.), une jeune mariée rêve que son époux a été assassiné. Une vieille oniromancienne la console en lui di¬ sant: “Ne croyez pas que les choses soient si simples. Comme les visions diurnes elles-mêmes induisent souvent en erreur et peuvent nous tromper, les visions nocturnes signifient sou¬ vent le contraire de ce qu’elles apparaissent. En effet, c’est un signe de prospérité et de bonheur imminent lorsqu’on rêve de brutalités, de larmes et de meurtres. Un rêve de rire, de beu¬ verie et de bonne chère ou encore de volupté signifie une peine de cœur, une maladie ou d’autres désagréments.” Dans 51

le rêve, les choses et les sentiments peuvent être changés en leur contraire. Le rire peut exprimer un désespoir très pro¬ fond; l’idée de la mort se manifester en une scène comique, les sanglots en un fou rire. L’interprétation freudienne ressemble donc à celle des An¬ ciens; mais elle lui ressemble seulement: le principe (inversion ou contraste) est le même, mais l’interprétation n’est en au¬ cun cas divinatoire. Elle porte sur le rêveur lui-même. Dans le rêve que Stekel rapporte, un oniromancien aurait pu dire à la rêveuse: “Vous avez rêvé un fait réel qui se produira bien¬ tôt: la mort de votre amie Christine.” Stekel, lui, applique le même principe (anniversaire=mort), mais au lieu de dire qu’il s’agit d’une prédiction qui se réalisera, il affirme que la rê¬ veuse a exprimé un désir secret.

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Un rêve non déchiffré ressemble à une let¬ tre que l’on n’a pas reçue

COMMENT DES DESIRS IMMORAUX SE CACHENT SOUVENT DANS NOS RÇVES “L’inversion est possible, écrit Freud, par l’intime enchaîne¬ ment associatif qui lie, dans notre pensée, l’image d’un objet à celle de son contraire”. La sagesse antique exprimait ce fait en rappelant que la vie et la mort ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. La mort naît de la vie, elle est vie qui s’arrête; mais la vie naît de la mort. C’est d’autre part l’inversion qui établit une inadéquation entre contenu manifeste et contenu latent. C’est elle qui fait que le rêve, au lieu d’être transpa¬ rent, devient obscur et énigmatique et qu’il nécessite d’être interprété. Ce qu’il faut voir également et qu’indique déjà le songe rap¬ porté par Stekel, où sa patiente rêve (désire) la mort de son amie, c’est que nous sommes traversés de désirs immoraux qui restent inconscients et que nos rêves révèlent. Cette jeune femme aimait le mari de Christine; en son for in¬ térieur, elle se dit “si mon amie mourait, je pourrais récupérer son mari.” Son bonheur passait par la mort de son amie. Bonheur irréalisable, moralement et matériellement irréali¬ sable; mais bonheur désiré tout de même. Il vaut mieux se cacher de telles idées ou du moins les réaliser symbolique-

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ment. L’étonnement de la rêveuse signifie en fait sa joie: l’an¬ niversaire de son amie signifie son enterrement. Et si l’on se demande ce que veut dire le fait qu’elle ne lui ait pas apporté de cadeau, on le comprendra si l’on admet que le cadeau de¬ vient d’une certaine manière une arme de mort, puisque tout ce qui a trait à cette fête signe la mort de Christine. “L’homme semble s’abandonner en rêve à tous les instincts primitifs” (Stekel). Ce sont les méchants qui exécutent réelle¬ ment ce dont les gens de bien rêvent seulement. Une femme rêve qu’elle va à l’abattoir pour faire des achats. Elle trouve l’abattoir ouvert, elle choisit un grand morceau de viande dure en forme de saucisson et le met dans son cabas. Le sac a peine à le contenir parce qu’il gonfle sous sa chaleur. “La clef, dit Stekel, qui permet d’expliquer ce rêve est évidente: elle est sexuelle. 11 s’agit de désirs charnels et d’achats au mar¬ ché de l’amour.” Dans un sens voisin, Artémidore, un oniromancien grec, écrit: ‘ Quelqu’un reve qu’il conduit sa femme au marché et qu il la sacrifie, qu’il coupe sa chair en morceaux et qu’il la met en vente. 11 en tire ainsi un bénéfice substantiel. Il en éprouve une grande joie et essaie de cacher l’argent pour échapper à la jalousie des témoins. 11 se livrait au proxéné¬ tisme et en tirait bénéfice. Il devait naturellement tenir se¬ crète la source de ses revenus.” Et Stekel ajoute presque deux millénaires plus tard: “Le désir stimulait cet homme avant qu’il n’agisse. 11 rêvait d’abord ce qu’il n’osait pas encore ac¬ complir. Il pouvait interpréter le rêve comme une exhorta¬ tion des dieux et il' se peut que le rêve ait provoqué un acte qui se serait probablement produit plus tard. Le rêve est un rêve d’impatience. 11 tarde au rêveur de vendre sa femme et d’en recueillir le bénéfice.” Sans s’attarder à des rêves de ce type qui ne sont pas légion, mais en en tenant compte toutefois, parce qu’ils révèlent des 54

vérités spectaculaires enfouies dans l’inconscient, on peut en relever d’autres qui mettent presque en accord l’oniromancie antique et l’interprétation psychanalytique. “Je ne peux pas nier, écrit Stekel, avoir parfois constaté la vérité des règles d’Artémidore. L’un de mes patients rêva: “Mon dentier est tombé et mes dents se sont ébréchées.” Cet homme est mal¬ heureux en ménage. Il a deux enfants qu’il aime par-dessus tout. Mais il a de bonnes raisons de supposer que sa femme le trompe [...]. Ce rêve le délivre de la vie conjugale. Les fausses dents symbolisent sa femme infidèle. Celle-ci est morte dans son rêve. C’est sa première idée (son premier désir). La deuxième idée porte sur les enfants qui, eux aussi, peuvent mourir. Donc il peut devenir tout à fait libre pour recom¬ mencer sa vie. Les trois dents supérieures n’existent plus...”

LES REVES EXPRIMENT (A LEUR MANIERE) DES DESIRS QUE NOUS EPROUVONS

Freud explique bien, et à sa suite tous les psychanalystes in¬ sistent sur ce fait, que l’élucidation ultime du songe dépend de son “contexte”, c’est-à-dire en définitive de la biographie particulière du rêveur. Un symbole peut signifier une chose chez un rêveur et une autre chez un autre. L’interprétation est chaque fois individuelle. Quelques règles fondamentales peuvent cependant être déduites de tous les travaux analyti¬ ques. Nous résumons ici celles qui seront utiles au lecteur. Celui-ci s’en servira lorsque sera venu le moment de com¬ prendre ses propres songes. Voici ces règles. • Un rêve, n’importe quel rêve, réalise symboliquement un désir le plus souvent inconscient: un rêve réalise un désir (le cas le plus simple: les hommes de l’expédition Nansen rêvent

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qu’ils font des repas pantagruéliques); il réalise un désir in¬ conscient (parce que le plus souvent inavoué, comme dans le rêve de l’amie de Christine rapporté par Stekel). • Les rêves transparents (comme celui de l’expédition Nansen) sont très rares. La plupart des songes ont besoin, pour être compris, d’être analysés en contenu manifeste (CM) et en contenu latent (CL). • Lès rêves télépathiques existent, mais ils sont très rares. Presque tous les rêves sont porteurs d’un “message” qui, loin de nous parler d’un quelconque avenir, a trait à l’état de l’in¬ conscient du rêveur. • Un rêve non déchiffré, comme dit le Talmud, est comme une lettre que l’on n’a pas lue. Négliger de comprendre (ou du moins de pressentir) le sens du rêve, s’y fermer, ne va pas sans dommage pour la santé de l’individu. Le mieux-être passe sinon par un déchiffrement des rêves du moins par une ac¬ coutumance à eux. • L’interprétation du rêve, comme d’ailleurs de tout fait psychologique ainsi que nous le verrons, se heurte à deux ty¬ pes de danger: - la sécheresse de celui qui est en train d’essayer de compren¬ dre; - ou bien, au contraire, sa propension à être trop diffus et riche. Nous reviendrons sur ce problème que nous avons déjà ef¬ fleuré. Disons ici que le rêve avant d’être analysé, doit être pressenti comme on pressent une musique que l’on ne com¬ prend pas. Ou un poème qui nous échappe. Il faut se “laisser aller” aux sensations qui l’accompagnent et se laisser impré¬ gner par son atmosphère. Ces règles préalables une fois posées, il nous faut maintenant énumérer et présenter rapidement les lois de l’interprétation.

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ou du moins les grandes figures de l’interprétation telles que Freud les a établies et telles que ses disciples les ont reprises après lui.

LES REGLES DE L’INTERPRETATION DES REVES: CONDENSATION, DEPLACEMENT, SYMBOLISA¬ TION Les figures fondamentales qui servent à interpréter les rêves sont de quatre sortes: l’inversion, la condensation, le dépla¬ cement et la symbolisation. *

L’inversion (ou la loi du contraire). Nous l’avons déjà vue et il faut la manipuler le moins possible pour laisser la place aux trois autres. La condensation. Le rêve comprime, amalgame, des élé¬ ments disparates comme le font les mythes et les contes. Freud en donne un exemple: il rêve qu’il est assis dans un compartiment de chemin de fer avec, sur les genoux, un cha¬ peau haut de forme en verre transparent. Cela a l’air absurde: c’est l’une des nombreuses incongruités des images noctur¬ nes. Et pourtant! Freud a un collègue qu’il jalouse en secret et qui a inventé le bec Auer dont on fait grand usage dans les expérimentations chimiques. Le bec Auer est un cylindre de verre, une sorte de haut de forme en verre. Au terme de l’ana¬ lyse de ce songe Freud conclut: “Je ne serais pas fâché de faire (comme mon collègue) une découverte qui me rende riche et indépendant. Je voyagerais alors au lieu de rester à Vienne.” A propos du procédé de la condensation, Freud écrit: “Je puis former une figure unique de traits empruntés à plu¬ sieurs; je puis en rêve voir une physionomie bien connue et lui donner le nom de quelqu’un d’autre, ou bien l’identifier com¬ plètement, mais la placer dans une situation où, en réalité.

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c’est une autre personne qui se trouve. Dans ces différents cas, la condensation de plusieurs personnes en une seule con¬ fère à toutes ces personnes une sorte d’équivalence, elle les met, d’un point de vue particulier, sur le même plan. Cette équivalence peut être indiquée par le contenu du rêve, mais, le plus souvent, elle ne se découvre qu’à l’analyse et rien ne la révèle dans le rêve si ce n’est la figure attribuée à la personne collective. “Cette règle unique et ces multiples procédés de composition s’appliquent aussi à toutes les images composites dont four¬ mille le rêve et dont il serait superflu de donner des exemples. Elles nous paraissent moins étranges dès que nous renonçons à les assimiler aux objets de notre perception à l’état de veille, pour nous souvenir qu’elles résultent du travail de condensa¬ tion du rêve et servent à mettre en valeur, de manière brève et saisissante, le caractère commun aux différents motifs de la composition (de la combinaison). Ce caractère commun, c’est l’analyse qui nous permettra de le découvrir, car tout ce que nous pouvons conclure, le plus souvent, du contenu du rêve, c’est qu’il existe une inconnue, une valeur jc, commune à toutes ces images hétéroclites. Et l’analyse, en dissociant ces images, nous mènera directement à l’interprétation du rêve” {Le Rêve et son interprétation, 1901). Le déplacement. Ce procédé renverse les valeurs (nous disons renverse” et non “inverse”). Dans le cas du déplacement, l’important se porte sur un objet insignifiant; ce qui est essen¬ tiel se banalise, tandis que les éléments dérisoires occupent une place centrale. “Dans les analyses que j’ai faites de diffé¬ rents rêves, écrit Freud, j’ai rencontré tous les degrés du dé¬ placement et du renversement. Il y a des rêves où ils ne se produisent presque pas: ce sont les rêves raisonnables et in¬ telligibles [...] et qui ne sont que des désirs ouvertement ex¬ primés. Dans d’autres rêves, au contraire, on ne trouve pas

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un seul élément qui ait gardé sa vraie valeur; tout ce qu’il y avait d’essentiel dans les idées latentes y est représenté par des détails accessoires et l’on découvre entre ceux-ci et celleslà une importante chaîne d’associations. Plus le rêve est ob¬ scur et embrouillé et plus il faut tenir compte, pour l’inter¬ préter, du processus de transposition.” Retenons que plus le rêve est obscur, plus il faut tenir compte du processus de déplacement. Exposons ici les règles d’inter¬ prétation sans nous préoccuper pour le moment de la prati¬ que. Celle-ci viendra plus tard. La symbolisation. Ce processus est le plus évident: il consiste à remplacer objets, personnes et situations par des représen¬ tations qui les symbolisent. Freud se livre à un recensement rapide: - rêver d’empereur ou d’impératrice, c’est rêver à son père ou à sa mère; - chambre signifie femme; - les portes d’entrée et de sortie, les ouvertures naturelles du corps; - les armes pointues, les objets longs et rigides, les troncs d’arbres et les cannes symbolisent l’organe sexuel mascu¬ lin; - les armoires, les voitures, les poêles remplacent l’organe féminin. Mais encore une fois l’interprétation psychanalytique ne se réduit pas à une sorte de clef des songes à l’ancienne, si mo¬ dernisée soit-elle. On ne comprend pas une langue parce que l’on sait feuilleter un dictionnaire et que l’on est au fait de sa grammaire. Le lexique (ici les clefs) et les règles doivent guider l’interpréta¬ tion et non se substituer à elle ou installer des traductions mécaniques (la traduction automatique n’existe pas). De

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même qu’il faut s’être imprégné de l’esprit de la langue pour pouvoir la parler, il faut connaître le rêveur de l’intérieur, dans son intimité, pour déchiffrer correctement son incons¬ cient, pour recevoir sans le déformer le message qu’il vient d’adresser.

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DEUXIEME PARTIE VERS LA CONFRONTATION AVEC SON INCONSCIENT

Une méthode simple et efficace: les associations d’idées

APPRENDRE A SE LIBERER EN COMMENÇANT PAR LIBERER SON IMAGINATION #

Nous disposons maintenant des règles de l’interprétation des rêves dont nous devinons l’importance, puisqu’ils sont “la voie royale de l’inconscient” comme le disait Freud; pourtant nous ne savons pas encore les utiliser. La raison, avons-nous dit au chapitre précédent, tient à ce qu’il est impossible d’ap¬ pliquer mécaniquement ces règles (en effet, nous avons af¬ faire à des humains et non à des machines!). La bonne inter¬ prétation dépend chaque fois du “contexte” du rêve; c’est-àdire en définitive de la biographie intime de la personne qui rêve. Freud nous met cependant sur la voie. Il nous donne le pre¬ mier fil à tirer pour que la pelote se déroule, lorsqu’il écrit que “tout ce qu’il y a d’essentiel dans les idées latentes y est représenté par des détails accessoires, et l’on découvre entre ceux-ci une importante chaîne d’associations.” Retenons deux mots: “accessoires” et “association”. Le premier nous sensibilise au fait que des détails en apparence dérisoires comme par exemple le fait de perdre son alliance pour une jeune mariée - ont une grande signification pour qui sait les lire. Le second nous ouvre un chemin.

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La méthode des associations d’idées est, en effet, connue. Elle consiste tout simplement à associer deux idées (exemple: la toile et la blancheur), mais surtout, dans le cas qui nous concerne, quelque chose de plus incongru. Mettre en proxi¬ mité (associer) l’idée de toile et celle de blancheur peut logi¬ quement s’expliquer: elles se rapportent toutes deux au monde de la peinture. La toile va recevoir le dessin, le blanc est une couleur, c’est même celle de la toile si ce n’est pas une composante de la palette de peinture. Cependant si je mets en relation l’idée d’un cheval et celle du beurre, cela devient in¬ cohérent. Or il faut bien voir qu’en psychanalyse on entend par association d’idées n’importe quelle association, pourvu qu’elle vienne spontanément à l’esprit. Les deux idées de che¬ val et de beurre n’ont aucun lien logique, et pourtant, s’ils me sont venus à l’esprit, c’est qu’ils en ont un pour moi. Ou plus précisément pour mon inconscient. C’est à ces associations d’esprit - les associations dites “libres” - que la psychanalyse appelle d’abord, avant toute interprétation. Il s’agit donc d’une sorte de délire dont l’effet est de nous ap¬ prendre à nous défaire de toutes les constructions faussement rationnelles dans lesquelles nous nous sommes emprisonnés. Les associations d’idées laissent passer, pour ainsi dire, un courant d’air frais dans la psyché de celui qui s’y livre. “Le principe de base de l’associationnisme est que lorsque deux états de conscience se réfèrent à un même état affectif, ils s’as¬ socient le plus souvent. Or cet état affectif, ce dénominateur commun, peut rester inconscient et la découverte de Freud a été de frayer la voie à l’inconscient en inventant la méthode des associations libres.” (Voir mon Monde de Jung.) L’essen¬ tiel est le dénominateur commun qui ressemble au phéno¬ mène de condensation dans le rêve, et ce dénominateur ex¬ prime un état affectif refoulé dans l’inconscient. Le mieuxêtre consiste à prendre conscience de ses états affectifs négli64

gés ou refoulés. Le rêve y fera allusion selon ses détours et en créant une ambiance particulière. On comprend que la prati¬ que des associations porte, en psychanalyse, aussi bien sur l’analyse des rêves que sur les souvenirs, sur tout ce qui vient au jour comme par exemple les idées qui traversent l’esprit lorsqu’on réfléchit à ses complexes ou à ses actes manqués.

DE QUELLE MANIERE PRATIQUER LES ASSOCIA¬ TIONS D’IDEES?

La méthode des associations, libres (nous invitons le lecteur à commencer à la pratiquer) consiste à laisser entière liberté à l’imagination du rêveur qui tente de pénétrer dans l’univers de son rêve, à toutes les associations, voire les plus insolites, de façon à faire sauter les verrouillages de l’inconscient. Il faut procéder de la manière suivante: prendre un terme de son rêve (terme induit) et laisser ensuite toutes les idées, n’importe quelle idée, traverser sa conscience. L'important est de savoir s ouvrir, de ne pas faire barrage, de n avoir pas peur du grain de folie qui se glisse dans ce processus. Il faut apprendre à rêver les yeux ouverts si l’on peut dire. Le plus simple au commencement, pour s’accoutumer à l’i¬ dée de l’associationnisme, consiste à laisser ses rêves de côté et à choisir un mot, n’importe quel mot (cheval par exemple) et ensuite appeler les associations. Il faut laisser défiler tous les mots qui viennent à l’esprit. On se trouve alors placé devant deux possibilités: - soit être sec, ne trouver aucune association; - soit, au contraire, être emporté au point de ne plus savoir où ni comment s’arrêter. Dans le premier cas, il faut prendre un autre mot inducteur. 65

On finira à un moment ou à un autre par amorcer le proces¬ sus. Dans le second cas, il faut s’arrêter lorsqu’on en a assez et choisir également un autre terme inducteur pour voir ce qu’il induit. Le but de l’association est, avons-nous dit, de frayer la voie à un “courant d’air frais”; mais il est aussi de commencer à esquisser l’analyse ou l’interprétation. Une fois que l’on a appris à laisser libre cours aux différentes idées, il faut ap¬ prendre à noter rapidement (ou, ce qui évidemment est infi¬ niment plus difficile, à retenir) parmi les mots qui défilent, ceux qui font “tilt”, ceux qui vous paraissent avoir le plus d’importance. Il n’y a aucune règle pour définir ce qui reste à votre seule appréciation, à votre seul “feeling”. Que vous vous trompiez ou non, cela n ’a aucune importance. L’impor¬ tant encore une fois pour le moment est de prendre contact avec l’inconscient qui affleure fugitivement au cours de ces associations. Les associations réussies, vous finirez par les sentir, sont comme des gouttes d’eau jaillissant de la mer de l’inconscient et qui vous aspergent en passant. Cela n’est évidemment qu’une image mais, si dérisoire que soit cette image, elle rend tout de même compte des bienfaits de l’association. Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à s’y livrer, il finira par avoir l’intuition d’un autre type de rapports que le rapport étroite¬ ment logique. Comment finissons-nous par savoir que nous sommes sur la bonne voie? Il n’y a pas de garanties en ce domaine et cela ne se démontre pas, comme ne se démontre pas le sentiment que l’on existe (la vie ne se prouve pas, elle s’éprouve). Mais si le délire devient névrotique? Si l’individu qui se livre à des asso¬ ciations se laisse aller à des rapports aberrants ou malsains? Le danger peut se manifester; pourtant il faut bien voir que ce ne sont pas les associations qui ont provoqué le délire névro¬ tique, mais que ce délire malsain était déjà une réalité. Ce li66

vre s’adresse naturellement à des personnes en bonne santé qui n’ont pas besoin de se faire suivre par un psychiatre.

FAISONS LE POINT L’association d’idées ne fait pas que sensibiliser de façon pré¬ caire à l’inconscient, elle mène à son seuil. Entrer dans l’in¬ conscient n’est pas chose aisée, nous le savons. Cela n’est pos¬ sible qu’à la condition, ne l’oublions pas, de retrouver sa sen¬ sibilité, mais aussi sa vraie raison1. Les mots induits remar¬ quables finiront alors par tracer ce que Freud appelle “les chaînes d’associations”. Ces'dernières feront découvrir une autre réalité, plus rationnelle et plus sensible que celle dans laquelle nous sommes emprisonnés pour le moment. Cette découverte n’est évidemment possible qu’après un long che¬ minement. Nous n’en sommes pas encore là! Il nous faut ressaisir notre itinéraire et faire le point. Nous avons jusqu’à présent: - sensibilisé à la présence de l’inconscient en évoquant les complexes, les actes manqués et surtout les rêves; - exposé rapidement les règles générales de l’interprétation des rêves; - indiqué qu’il fallait s’entraîner à pressentir le rêve comme l’on pressent un poème; - donné enfin un exercice concret et complet, l’association d’idées libres.

1 II existe une fausse raison qui nous empoisonne la vie sans que nous nous en ren¬ dions compte. Cette fausse raison s’avère impeccable du point de vue de la logique et c’est pourquoi il est très difficile de la démonter. Pourtant, si cohérente que soit cette fausse raison, elle pèche par le fait qu’elle oublie le domaine de la sensibilité. La psychanalyse s’efforce de nous conduire à nous conformer à une raison plus vraie (ou plus rationnelle!) qui ne se morde plus la queue, mais tienne compte de l'ensem¬ ble des données de l’existence.

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Nous avons dit que cette méthode s’appliquait à tous les faits psychologiques et qu’elle constituait le premier accès à l’in¬ conscient. Mais, délaissant les rêves pour le moment, nous avons donné la méthode des associations sous sa forme la plus simple, c’est-à-dire à partir d’un mot induit. Il est temps maintenant de pénétrer un peu plus profondé¬ ment dans l’inconscient. Nous avons voulu être progressif cela explique le découpage de notre ouvrage -. Une dernière remarque pour clore ce chapitre: les deux exercices donnés ci-avant doivent au début ne pas durer plus de deux ou trois minutes chacun. On pourra ensuite aller, mais toujours très progressivement, à une demi-heure. Ils peuvent être quoti¬ diens et ne sauraient descendre à moins de deux fois par se¬ maine.

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A propos de la personnalité consciente

POURQUOI LE CACHER? D’INQUIETANTES ETRANGETES NOUS HABITENT De quoi est fait l’inconscient? Qu’y a-t-il au fond de nousmêmes? Est-ce une sexualité refoulée comme le veut Freud? Sont-ce toutes nos hontes, toutes nos phobies? Tous nos re¬ foulements? Ou encore, comme l’affirme Jung, rencontronsnous une couche plus profonde par laquelle nous sommes en contact avec l’expérience accumulée par nos ancêtres? L’in¬ conscient est-il personnel? Ou collectif? Quels sont les mons¬ tres qui y grouillent? Le lecteur aura probablement hâte qu’on réponde à une telle question. Jusqu’ici, en effet, nous n’avons fait que le sensibiliser à la présence de l’inconscient et nous n’avons pas encore tenté de l’explorer. Nous refuserons d’entrer dans les différentes théories1. Au ni¬ veau où nous en sommes, celui d’individus moyens et non de spécialistes - peu importe ce genre de débats. Ce qui compte, c’est de forcer les portes de cet inconscient et d’apprendre à le traverser sans céder aux fantasmes. Véritable voyage qui comporte de multiples étapes comme nous allons le voir.

1 Voir à ce sujet notre article “La pensée consciente et l’inconscient", Encyclopédie Clartés. 69

Examinons d’abord la personnalité consciente de n’importe lequel d’entre nous. Celle-ci, dit Jung dont nous nous inspire¬ rons beaucoup dans ce chapitre en particulier, est “une som¬ me, celle des données psychologiques qui sont ressenties en tant que personnelles”. Le fait d’être conscient semble aller de pair avec le fait de nous appartenir: ceci est notre moi, notre volonté, etc. Les complexes sont, ainsi que nous l’avons précisé dans la première partie de cet ouvrage, une bonne introduction à l’inconscient, car ils ne nous appartiennent pas même s’ils nous collent à la peau, ils nous échappent, ils nous déperson¬ nalisent. Les “teneurs idéo-affectives” que l’on ne parvient pas à faire cadrer avec l’ensemble de notre personnalité (complexes, sentiments de défaite ou de honte, crainte par¬ fois, etc.), on les oublie ou on les refoule. On se dit que ces inquiétantes étrangetés sont une quantité négligeable et on les sacrifie au bénéfice de l’image idéale que nous avons de nous-mêmes. “C’est pourquoi, écrit Jung, les êtres très ‘per¬ sonnels’ sont en même temps très susceptibles, car il suffit d’un rien pour qu’ils se trouvent confrontés avec un aspect de leur caractère réel (c’est-à-dire ‘individuel’) auquel ils se re¬ fusent et dont ils refusent de prendre conscience.” Dans cette phrase, le terme “être personnel” doit évidemment être pris dans le mauvais sens: il ne s’agit pas d’individus ayant con¬ quis une personnalité harmonieuse, mais d’êtres qui croient qu'ils sont entièrement conscients. D’êtres qui se croient en¬ tièrement maîtres d’eux-mêmes alors que toute une part leur est dissimulée.

LE MASQUE SOCIAL: LA “PERSONA” Cette personnalité consciente exacerbée, fausse, refusant son inconscient, nous l’appellerons persona à la suite de Jung. 70

Elle a beau coûter beaucoup d’efforts pour être construite, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un masque qui nous réduit à l’identité que nous avons choisie sans tenir compte de notre intimité. Notre intimité qu’il nous faudrait précisé¬ ment apprendre à connaître de mieux en mieux. Veut-on donner le change? Veut-on se rétrécir, se trouver un “cré¬ neau?” Croit-on que l’on puisse se mettre en équations ou né¬ gliger ses sentiments? Imagine-t-on que l’on n’est que sa pro¬ fession? Que l’on n’est que sa fonction familiale? Oublie-t-on que l’on reste, malgré toutes les tricheries, un être humain? La persona apparaît dans ce cas; elle joue ici un double rôle: dissimuler que nous sommes autrement que nous nous effor¬ çons de le croire et nous donner l’illusion d’avoir une person¬ nalité. Si l’on y réfléchit bien, on s’aperçoit que la persona n’est qu’un artifice, une apparence sans profondeur. Ce n’est qu’une image sociale dont on a peut-être besoin pour tenir son rang dans la société, mais il est vain et malsain de vouloir complètement s’identifier à elle. Rares sont les individus qui ont le temps ou le goût ou les moyens techniques de remettre leur persona à sa place. C’est-à-dire de l’accepter (il faut bien vivre en société!), mais aussi de refuser qu’elle fasse la loi, de refuser “de prendre l’emballage pour l’être”. Et pourtant, au¬ cun progrès psychologique n’est possible si l’on se soumet à sa tyrannie. On finit par étouffer ou par ne plus avoir de con¬ sistance. On est mal dans sa peau même si l’on ne s’en rend pas tout à fait compte. Cette persona, si tyrannique soit-elle, si “naturelle” puisse-telle paraître (on a tendance à s’en enorgueillir!) s’avère ce¬ pendant à la merci de la moindre contrariété. Elle est fragile. Cela explique la susceptibilité, l’orgueil mal placé, la mau¬ vaise foi et bien d’autres conduites. La moindre remise en question la dévalorise, fait surgir un complexe d’infériorité. 71

Rien n’est plus à la merci des événements que les êtres qui mettent en avant ou qui s’accrochent à leur persona. Ce sont des géants aux pieds d’argile et qui, soit dit en passant, font énormément de mal autour d’eux lorsqu’ils s’écroulent. Les circonstances les plus courantes de l’effondrement de la per¬ sona sont provoquées par la perte d’une situation sociale, un échec cuisant, l’abandon d’un conjoint ou d’un enfant, etc. Lors d’une dépression nerveuse, ne sent-on pas presque phy¬ siquement la chute de la persona? La dissolution, ou l’échec, ou la mise à l’écart, de la persona qui s’effectue à la suite d’un choc, qui résulte donc d’un fait brutal et involontaire, entraîne une libération, voire un dé¬ chaînement, des monstres qui grouillent dans l’inconscient et qui apparaissent. Monstres dont on ne soupçonnait pas l’existence jusque là et que l’on préfère le plus souvent igno¬ rer. On feint, dans la dépression nerveuse, de ne plus avoir de forces, de ne plus être présent, afin de n avoir pas à reconnaî¬ tre l’existence de ces contenus inconscients et de ne pas avoir à lutter avec eux. On fait le mort. C’est évidemment un acte de mauvaise foi, mais cela échappe à la volonté. C’est l’in¬ conscient qui mène la danse et nous n’y pouvons rien. Il est absurde de dire à la personne atteinte de dépression nerveuse de se secouer, elle ne le peut pas! Le mieux qu’il y ait à faire est de ne rien faire et de se tenir aux aguets si l’on en est capa¬ ble. Une discipline facile et qui nous prépare à réagir le mo¬ ment venu consiste à assumer sa passivité et noter par écrit tout ce qui nous arrive du point de vue psychologique: les variations de sentiment, les idées, les humeurs, etc. Oui! simplement tenir un journal: noter, sans commentaires les différents états existentiels par lesquels on passe, les rêves, les petits faits de la vie quotidienne qui nous semblent avoir de l’importance. Cette rédaction peut se faire au réveil et au cou¬ cher. Ne pas dépasser chaque fois une demi-heure au début. 72

LORSQUE LA PERSONA S’EFFONDRE: DEPRES¬ SION NERVEUSE, ETC. “Ce n’est pas chose insignifiante, dit Jung, que de voir s’ef¬ fondrer, chez un être humain, l’attitude et les structures cons¬ cientes. C’est en petit une véritable fin du monde, le sujet a l’impression que tous les éléments qui constituaient sa vie re¬ tombent dans une manière de chaos.” Le mot chaos est bien choisi: celui qui subit une dépression nerveuse voit, en effet, toutes ses constituantes psychologi¬ ques tomber en ruines. Cet individu se sent d’ailleurs aban¬ donné de tous, incompris, vulnérable, désorienté. C’est qu’en réalité, poursuit Jung, “l’être abandonné par son conscient est retombé dans ses plans inconscients [...] auxquels il est livré et qui assument dorénavant la direction.” L’être s’est perdu de vue, un autre lui-même qui l’effraie et qu’il ne com¬ prend pas est devenu son maître. Il se tasse davantage pour ne pas le reconnaître... La dépression nerveuse est un cas par¬ ticulier, un cas presque extrême, mais qui touche-t-elle? La dépression nerveuse, le coup de “stress”, sont d’abord plus fréquents que nous ne voulons le croire. Personne n’en est à l’abri. Ensuite, ce désagrément psychologique nous servira de modèle pour comprendre tous les “mal-être” qui ne sont en fait que des formes plus banales de dépression... Qu’ar¬ rive-t-il donc à l’individu dont la persona, dont les artifices sociaux, rationnels, ou sentimentaux, se sont effondrés? Il chute, nous l’avons dit, dans l’inconscient. Cette chute res¬ tera cachée, l’individu qui coule ne s’en rend pas compte et ne veut pas s’en rendre compte; il est incapable d’apprécier à sa juste mesure ce qui lui arrive: ou il se montre inconscient ou bien il panique pour un rien. Mais alors, une fois cette chute effectuée, que va-t-il se pro¬ duire? Trois possibilités se présenteront. La première éven73

tualité, la plus heureuse, est que cela s’arrange tout seul, que les choses se remettent d’elles-mêmes en place, passé un cer¬ tain délai. La seconde éventualité est que les choses traînent en longueur, ou bien que des rechutes suivent l’amélioration. La troisième éventualité, bien plus rare, est que l’état de l’in¬ dividu s’aggrave et que des troubles de la personnalité (vi¬ sions, perte de contact avec la réalité, délires, etc.) apparais¬ sent. Dans ce dernier cas, lè mieux est évidemment de consul¬ ter un médecin en lequel on a pleine confiance, ou bien un psychanalyste. Si, cependant, la première éventualité ne se produit pas, ou si elle ne reste que passagère, il reste deux possibilités d’action: ou bien voir un analyste ou bien essayer de s’en sortir soimême. On ne pourra tenter de le faire que si la dépression est vraiment bénigne. Rappelons que ce livre s’adresse à des gens en bonne santé. Ces gens en bonne santé qui veulent entrete¬ nir la forme psychologique ou la faire progresser sont tous, ou presque tous, des gens qui, à un moment ou à un autre, se sont délivrés de leur persona ou l’ont vue se dissoudre à la suite d’un choc, d’une forte émotion, ou d’une remise en question. Des gens qui n’attendent pas de passer par un grave malaise pour prendre contact avec l’inconscient. Ou qui ont traversé une dépression nerveuse, ou quelque chose qui y res¬ semble et qui ont compris l’avertissement.

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Nous désirons nous retrouver

LA DIMENSION “PRIMITIVE” DE LA PSYCHE Le problème essentiel de la santé psychologique - qu’il s’agis¬ se d’une névrose, d’une dépression nerveuse ou plus banale¬ ment d’une recherche du bien-être - consiste à entrer en rela¬ tion avec l’inconscient, à l’intégrer, à établir un échange en¬ tre le conscient et l’inconscient. L’inconscient peut rapidement être défini comme étant la part essentielle de la sensibilité. Part qui nous échappe. Part souvent endommagée à cause de notre persona et parce que nous n’avons que rarement été habitués à l’assumer. Part en¬ fin qui, du fait qu’elle gît au loin de nous-mêmes et paradoxa¬ lement au plus profond de notre intimité, donne naissance aux monstres qui grouillent dans notre obscurité. Ces figures sont de l’inconscient pour ainsi dire compressé. On les retrouve dans la mythologie et dans les contes, et elles existent vraiment pour qui y prête attention. Ou plutôt, elles manifestent leurs effets sous forme de terreur, de panique, de sentiment d’irrationalité, ou plus simplement de phobies. C’est évidemment dans les songes qu’elles prennent densité, et l’interprétation des rêves, comme toute l’analyse d’ailleurs.

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consiste à les élucider1 pour faire sauter le barrage qu’elles dressent sur notre chemin spirituel. Nous sommes tout à fait pareils à des enfants vis-à-vis de notre inconscient et il nous faut apprendre à passer à l’âge d’homme. Il existe donc une dimension cachée de nous-mêmes qui est irrationnelle et qui ressemble fort à la psyché des “primitifs”, c’est-à-dire à celle des peuplades restées à un stade antérieur de l’évolution. Chez ces “primitifs” - nous mettons des guille¬ mets pour dire que ces gens-là n’ont rien de sauvage, mais qu’ils sont simplement différents de nous -, les “esprits” do¬ minent la psyché et le monde. Et parmi tous ces esprits, chez la plupart des peuples ceux des parents (du père, de la mère, de la lignée ancestrale) ont la plus grande importance. Cela a donné naissance au culte des ancêtres, culte universellement répandu qui, au cours des temps, se transforma pour devenir un système moral et religieux, comme en Chine ancienne, par exemple. Nous avons aussi le culte des ancêtres, ou plutôt de la famille et de sa lignée, mais chez nous ce culte est un “culte mou”, c’est-à-dire non célébré par des rites. Quoi qu’il en soit, la psychanalyse a montré, ou plutôt a tiré toutes les con¬ séquences de ce fait banal et à la fois primordial de l’impor¬ tance des parents dans la formation du jeune enfant qui res¬ semble dans sa conduite au “primitif” par certains aspects.

Je dis bien élucider et non pas démystifier. Il s’agit de prendre ses fantasmes au serieux; cest-à-dire dans un premier temps se résigner (vraiment se résigner), les reconnaître, les admettre et non point les rejeter d’une chiquenaude. Puis dans un deuxieme temps, d’apprendre leur langage, de savoir les déchiffrer, de comprendre à quelles insuffisances personnelles ils font allusion. Cet examen, cette authentique autocritique creuse un sillon profond dans notre psyché et celui qui s’y livre en sort véritablement tout à fait changé.

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NOUS AVONS INTERIORISE NOS PARENTS Le père et la mère, chacun à sa manière, sont évidemment pour l’enfant les êtres les plus proches et ceux qui influent le plus sur sa vie future. L’enfant est encore un être malléable, soumis à tous les aléas, sensible au moindre sentiment et l’on sait depuis la psychanalyse que c’est au cours des premières années de la vie que se forme l’essentiel de la personnalité. Que cette influence soit infiniment plus forte que tout ce que l’on peut imaginer, il suffit pour s’en convaincre d’examiner, même rapidement, un certain nombre de faits de la vie quoti¬ dienne. Des individus ne “traînent-ils” pas leurs parents tout au long de leur vie? Je veux dire que, même dans le cas où ils se sont séparés de leurs géniteurs, ces individus les ont inté¬ riorisés. Intériorisés au point de ne jamais couper le cordon ombilical, au point de finir, les années aidant, par ressembler physiquement à l’un ou à l’autre, par avoir les mêmes in¬ flexions de voix, les mêmes gestes, les mêmes tics. Le tout jeune enfant imite ses parents, c’est de cette manière qu’il ap¬ prend à manier les choses du monde. Certains adultes, beau¬ coup plus nombreux que nous ne sommes portés à le croire, se sont fixés à ce stade de développement psychologique et ne l’ont malheureusement point quitté. Cela risque parfois de devenir grave: il n’est pas bon de ne pas avoir acquis son autonomie, de se laisser étouffer par ce que l’on aime ou ce que l’on admire. Et la psychanalyse a indiqué que la plupart des névroses proviennent de ce fait... Pour la plupart d’entre nous, l’influence inconsidérée des parents est niée et refoulée dans l’inconscient. Qui se livre à cette néga¬ tion “jette le bébé avec l’eau du bain” comme disent les Alle¬ mands. Devant la puissance de ses parents, l’adulte ne doit ni se sou¬ mettre toujours, ni les rejeter. Il y a une juste mesure à trou77

ver pour rétablir l’échange et les bons rapports, pour que le courant affectif passe en tenant compte des impératifs et des désirs de chacun. Mais le plus important réside ailleurs. Comme tout trouve son origine dans les premières années, le problème n’est pas tant avec ses parents actuels, s’ils sont en¬ core vivants, qu’avec les images parentales que l’on a refou¬ lées dans son inconscient il y a fort longtemps. Une fois la persona dissoute, ou relativement mise entre pa¬ renthèses, des fragments d’images parentales, ou plutôt de présences impossibles à saisir dans le creux de sa main surgis¬ sent. Elles se manifestent dans les rêves comme nous le ver¬ rons, et elles se cristallisent en complexes et malaises. Tout se passe comme si ces présences tyranniques voulaient nous dire quelque chose mais que, notre conduite les en empêchant, el¬ les devenaient inquiétantes. 11 y a dans nos souvenirs les plus profondément enfouis des peurs, des terreurs d’enfants, des interdits et des espoirs fous. Si 1 on gratte un malaise psychologique, dépression, névrose ou mal-être passager, on se découvre habité par un très fort sentiment de culpabilité dont on ne connaît pas la cause. Les complexes eux-mêmes dissimulent souvent un sentiment de cet ordre. A quoi est dû ce sentiment de culpabilité? L’indi¬ vidu se sent-il coupable vis-à-vis de lui-même parce qu’il n’a pas su (ou pu) passer à l’âge d’homme? Revit-il une culpabi¬ lité infantile? Nous ne trancherons pas (cela n’a pas d’impor¬ tance), nous ne faisons que signaler la chose. Et nous profi¬ tons de l’occasion pour mettre en garde, si faire se peut, le lecteur contre le désir de gratter ses malaises. Nous essayons ici d en venir à bout (ou plutôt de les prévenir) et non de nous y complaire. Nous sommes en train d’essayer de nous rendre sensibles à 1 inconscient, d ecouter ce qui nous étouffe et nous paralyse,

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de nous en défaire ou de négocier. En un mot nous sommes à la recherche de la juste mesure des sentiments. Juste mesure, c’est-à-dire ni exaltation, ni sécheresse de cœur; mais équili¬ bre entre l’affectif et le rationnel. Or cette juste mesure du sentiment est sensibilité à la vie et elle est d’abord donnée à l’enfant par ses parents. Ce “don” ne se fait pas avec les mots, avec la raison, mais avec le sentiment et par intuition1. Le tout jeune enfant ne parle pas, ne maîtrise pas le langage, il pressent ce que ses parents veulent lui transmettre par sa seule sensibilité. Le père et la mère ont ici chacun un rôle par¬ ticulier. Grosso modo, le père transmet le sens de l’ordre et la mère transmet celui de l’affectif.

NOUS SOMMES A LA RECHERCHE DE LA JUSTE MESURE DE NOUS-MEMES Si le père et la mère n’existaient pas, si l’enfant était totale¬ ment livré à lui-même, il s’engluerait dans l’inconscient. 11 ne parviendrait même pas au stade du “primitif’ qui entretient une relation magique (non rationnelle) avec l’inconscient

1 Parmi les facultés psychologiques, l’intuition souvent négligée de nos jours par les psychologues a, d’une certaine manière, été remise à l’ordre du jour par la psychana¬ lyse. Ne serait-ce que parce que, au fond, le bien-être psychologique consiste à avoir de bonnes intuitions de soi-même, des autres, de la vie en général (c’est dans l’in¬ conscient que naît l’intuition). Toujours justifié par des arguments spécieux, le refus de l’intuition, de la bonne intuition et non du caprice ou du fantasme, est le symptôme d’un mal-être plus ou moins grave. La grande difficulté pour de nombreuses personnes est de ne pas com¬ prendre comment il peut exister une faculté psychologique qui ne serait pas ration¬ nelle. C’est-à-dire, selon eux, qui ne se laisserait pas mettre en fiches. Et pourtant, l’observation la plus courante l’indique: ce n’est ni par la raison, ni par le langage, que le tout petit comprend ce que veulent lui transmettre ses parents, mais par son intuition. De la même manière les parents donnent à leurs enfants non pas ce qu’ils croient ou veulent leur donner, non pas des messages relevant de la conscience, mais des messages inconscients. La communication parents-enfants se fait d’inconscient à inconscient. De sensibilité à sensibilité. 79

mais une relation toutefois. L’enfant “naturel” - et il est heu¬ reusement presque impossible d’en trouver, car dans le cas de l’enfant-loup du siècle dernier les loups se sont substitués aux parents -, l’enfant “naturel” n’aurait aucune identité. Il serait abîmé dans un magma. Le rôle du père consiste à le détacher de cette fusion sponta¬ née avec l’inconscient, de ce sommeil dans les limbes; celui de la mère à lui apporter le contact nécessaire avec l’inconscient. On trouvera peut être que les rôles du père et de la mère sont contradictoires et cela expliquera les conflits entre les parents dont l’enfant est l’enjeu. Pourtant, penser de la sorte revient à ne voir qu’un aspect des choses. A condition de ne pas dégé¬ nérer en conflits de personnes, cette opposition s’avère égale¬ ment complémentaire. Lorsque la mère apporte à l’enfant le sens de l’inconscient, elle l’apporte d’abord en tant qu'adulte: c’est un inconscient épuré de toutes ses pesanteurs, de toutes ses terreurs. Ensuite, et surtout, quel que soit l’inconscient qu’elle offre au petit, celui-ci le reçoit en même temps qu’il reçoit la structure d’ordre de son père. Les parents collabo¬ rent à intégrer l’inconscient, à faire en sorte que le petit ne s’y noie pas. Notre description reste évidemment idéale. Extrêmement ra¬ res sont les parents qui s’y conforment absolument et souvent les conflits entre adultes retentissent sur la vie psychique des petits. On sait que les enfants de divorcés rencontrent des dif¬ ficultés qui commencent parfois avec leur vie scolaire, et qu’ils peuvent traîner au cours des ans comme un boulet1. Il

Il existe des névroses familiales comme il existe des névroses individuelles L’inconscient peut se transmettre d’une génération à l’autre. Cela suffit pour que l’on puisse retrouver les mêmes types psychologiques dans une famille. Il n’est pas necessaire de faire appel à une explication biologique; ce serait souvent une erreur.

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n’empêche que tous les parents - à moins d’être des monstres - tendent vers cet idéal et désirent le bien-être de leurs en¬ fants. Père, mère; homme, femme; les deux acteurs ont un rôle dif¬ férent et complémentaire. Opposé et collaborateur. Différent et égal. Et c’est pour ne pas comprendre ce qui peut sembler un paradoxe, que l’on ne comprend pas son inconscient. Voyons les choses d’un peu plus près.

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L’homme (viril) n’est pas absolument un homme et la femme (féminine) n’est pas absolument une femme

POUR L’HOMME, LA FEMME REMPLACE LA MERE. C’EST POURQUOI L’HOMME DOIT MURIR “Pour l’homme adulte, écrit Jung, ce qui à l’avenir va rempla¬ cer les parents en tant qu ’influence de l’ambiance immédiate, c’est la femme”. Certes, il faut insister là-dessus, la femme ne doit pas prendre la place de la mère (ce serait le cas pour un individu qui, fixé à un stade antérieur de son évolution, souf¬ frirait d’un complexe maternel). Il faut comprendre que “la femme, avec sa psychologie si différente de celle de l’homme, est pour lui - et a toujours été - une source d’informations sur des chapitres à propos desquels l’homme n’a ni regard, ni discernement”. Et Jung de préciser que l’intuition de la fem¬ me est plus intense que celle de l’homme, que la femme est pour son compagnon une source d’inspiration, etc. Urt tel tableau mérite aujourd’hui d’être corrigé. Nous sa¬ vons, mais Jung ne le souligne peut-être pas suffisamment, que la femme a beau être différente de l’homme, elle reste tout de même son égale. Il n’y a pas d’essence immuable de la femme. Certaines de ses “infériorités” (physiques, relation¬ nelles ou artistiques) n’existent que dans les imaginations. El¬ les sont un mensonge entériné par des habitudes sociales dé-

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passées et néfastes. On sait aujourd’hui qu’une femme peut devenir chef d’Etat ou écrivain sans perdre sa féminité. Sans se dénaturer, ainsi que le croyaient les anciens en proie à des préjugés sexistes. Cette découverte, qui a impulsé une révolu¬ tion des mœurs, a beau être un fait, elle n’est encore pas ad¬ mise par ceux qui s’accrochent à un passé injuste et révolu. Si cette libération des femmes, malgré tous ses aléas, com¬ mence à remettre les choses à leur place, cela ne va pas tou¬ jours sans problèmes. Des hommes qui ont été élevés à la vieille manière, des hommes attachés à leurs prérogatives, des hommes qui n ont pas su (ou qui n ’ont pas pu) se délivrer de la part néfaste, tyrannique, de leur persona, ont mal vécu la chose. Un cas extrême mais symptomatique est celui d’hommes de¬ venus impuissants (ou presque) quand leur femme ou leur maîtresse ont pris la pilule. Ou bien quand lui échappant, el¬ les se sont mises à avoir une vie professionnelle et une nou¬ velle considération sociale. Cela prouve, entre parenthèses, que certaines impuissances n’ont rien à voir avec le physiolo¬ gique puisqu’elles sont provoquées par un fait d’ordre psy¬ chologique. Placer sa virilité dans le fait de vouloir comman¬ der ne peut qu’entraîner des désagréments. La libération de la femme et l’attention accordée à l’enfant (les progrès de la pédiatrie) sont parmi les faits majeurs de ces dernières décades. On ne les a pas encore appréciées à leur juste mesure. En tout cas, il est impossible de les passer sous silence, si l’on se préoccupe d’améliorer tant les rapports hu¬ mains que sa propre forme psychologique. Le mépris dans lequel on tenait la femme et l’enfant étaient des signes pro¬ bants de la fermeture à l’inconscient et du règne sans partage de la persona. Je ne me livre pas ici à des spéculations, je ne fais que rapporter des faits.

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Dire de la femme qu’elle est inférieure1 revient en fait à expri¬ mer son propre sentiment d’infériorité personnel devant la vie. “Parlez-moi des femmes, et selon ce que vous me direz je vous dirai, moi, quel est l’état de votre sensibilité, comment se porte votre inconscient”. Cela pourrait constituer un adage de psychologie. La femme, comme l’enfant, comme tout ce qui n’est pas nous, tout ce qui de près ou de loin nous est étranger, supporte nos projections. Projeter un sentiment ou une idée sur quelqu’un, c’est lui at¬ tribuer des sentiments ou des idées qui sont les nôtres. Le processus avait été observé depuis la plus haute antiquité. Le Christ parle de la paille dans l’œil du voisin et de la poutre dans le sien.

L’HOMME INSENSIBLE PROJETTE SUR LA FEMME SA PROPRE INFERIORITE Mais pourquoi ces projections? Pourquoi cette infériorisa¬ tion de la femme? C’est que, dit Jung, “aucun homme n’est si totalement masculin qu’il soit dépourvu de tous traits fémi¬ nins”. En fait, au contraire, des hommes précisément très mâles possèdent une vie du cœur, une vie intime très tendre et très vulnérable (que certes, ils protègent et cachent de leur mieux, bien que l’on ait souvent tort de voir en elle “une fai¬ blesse féminoïde”). Un homme véritable est un homme sensible. Il n’a pas besoin de “rouler des mécaniques” et d’affirmer sa “virilité” avec os-

' La femme est différente mais égale. Cela la psychologie, comme la simple qualité de cœur, le prouvent. Mais de nombreux “machistes dissimulent leur machisme en insistant sur le fait que la femme est différente, non pas pour indiquer qu’elle est une personne autonome, à part entière, mais pour subrepticement réintroduire l'idée d’infériorité qu’ils lui attribuent en douce.

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tentation. Il n’est pas l’esclave de sa persona, c’est-à-dire en l’occurrence du cliché (erroné!) du mâle qui méprise le senti¬ ment pour ne s’attacher qu’à l’aspect “concret” des choses. L’homme qui ne cherche pas à asservir les autres, les femmes en particulier, l’homme délicat qui situe sa partenaire sur un pied d’égalité, qui ne recherche pas les prouesses sexuelles, qui n’essaye pas de collectionner les conquêtes, qui n’a rien à se prouver, celui-là est, dans la pratique, celui dont la sexua¬ lité fonctionne le mieux, comme l’ont montré toutes les étu¬ des, toutes les observations des psychologues. Les autres, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas réfléchi à ces ques¬ tions, ceux qui se laissent tranquillement porter par les préju¬ gés, ont tout bonnement peur de ce qu’ils méprisent. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils s’efforcent de l’inférioriser. Ils ont peur de la sensibilité, car si leur persona venait à disparaître, ils couleraient dans l’inconscient. Or, comme rien ne les a préparés à l’exploration, ils risquent de lui être livrés pieds et poings liés. C’est qu’ils n’ont aucune prise sur l’inconscient! Ils n’ont pas appris à naviguer sur cette mer qui peut se dé¬ chaîner parfois. N’étaient-ils pas tout occupés à parader et à faire croire aux autres et à eux-mêmes qu’ils étaient maîtres d’eux-mêmes comme de leur environnement?

L’HOMME A UNE PARTIE FEMININE: SON ANIMA, ET LA FEMME UNE PARTIE MASCULINE: SON ANIMUS La dimension féminine de l’homme, Jung l’appelle anima, tout comme il nommera animus la dimension masculine de la femme de laquelle nous parlerons bien évidemment. L'anima - restons-en à elle pour le moment - symbolise la sensibilité de 1 homme. Parvenir à l’âge d’homme équivaut 86

donc à avoir intégré sa sensibilité. Cette sensibilité que les difficultés de la vie nous obligent souvent à mettre entre pa¬ renthèses. (Encore une fois, il ne s’agit pas de nier les impéra¬ tifs de la vie pratique, ni de passer à côté de l’utilité de la persona, mais de relativiser tout cela). Précisons d’autre part que la sensibilité n’a rien à voir avec la sensiblerie, le senti¬ mentalisme ou le brouillard affectif. Elle est une dimension très aiguë, très pointue. Ce n’est qu’au début de l’auto-analyse que nous proposons ici au lecteur de mener pour son propre compte qu’elle apparaîtra dans la confusion, l’effu¬ sion et le brouillard. Peu à peu, lorsque l’accoutumance se produira, quelque chose d’autre se dessinera. “Il semble admis une fois pour toutes, écrit Jung, que c’est une vertu chez l’homme de refouler tout trait féminin, autant que faire se peut; de même que pour la femme, jusqu’à pré¬ sent du moins, le genre hommasse était peu apprécié.” Jung n’était pas un féministe: il fut, au contraire, un traditiona¬ liste; seulement l’observation honnête, scrupuleuse, rigou¬ reuse le fit conclure en ce sens. Ecoutons-le encore, car c’est dans le problème de la féminité de l’homme (c’est-à-dire sa sensibilité) que réside d’abord tout le problème. “Le refoule¬ ment par l’homme de ses tendances et de ses traits féminins détermine naturellement l’accumulation de ces besoins et de leurs exigences dans l’inconscient.” Besoins et exigences, les termes sont clairs: la féminité masculine n’est pas une dévia¬ tion ou une forme d’homosexualité quoi que l’on puisse croire, elle est constitutive de la psyché masculine. Et Jung d’ajouter: “L'imago (l’image) de la femme qui figure dans l’âme de l’homme en devient tout aussi naturellement le ré¬ ceptacle et c’est pourquoi l’homme, dans le choix de la fem¬ me aimée, succombe souvent à la tentation de conquérir pré¬ cisément la femme qui correspond le mieux à la nature parti¬ culière de sa propre féminité.” L’homme épouse de la sorte l’incarnation visible de sa plus insigne faiblesse. 87

Si Yanima n’existait pas, si nous n’étions pas sensibles, si nous n’étions que “techniques” comme on veut parfois nous le faire croire, on vivrait en circuit fermé: ni relations à la femme, ni rapports au monde, à la vie. L’homme constitue un système psychique, organique, axé sur la femme de la même façon qu’il est préparé à vivre dans un monde où se rencontrent l’eau, le soleil, l’air, le sel, etc. D’autre part, Ya¬ nima, dit Jung, porte, comme un terrain géologique, plu¬ sieurs couches sédimentaires qui sont le souvenir des expé¬ riences ancestrales. Sans dimension féminine, l’homme serait incapable d’établir la moindre relation. Il ne s’agit pas ici d’une spéculation philosophique mais d’une réalité psycho¬ logique nécessaire au bien-être.

DECOUVRIR SON ANIMA (OU SON ANIMUS) EN¬ TRAINE UNE VERITABLE REVOLUTION MENTALE Insistons encore: la découverte, la reconnaissance puis le fait d’assumer Yanima provoque de nombreuses réticences. Des réticences qui sont des résistances, des refus. Il s’agit, en effet, d’une véritable révolution personnelle. L’homme qui, dans la vie sociale, se présente comme “l’homme fort”, cet “homme de fer”, ce “battant”, ou encore ce “réaliste”, ce “calculateur”, se trouve bien souvent dans sa vie privée et affective en face de ses sentiments et de ses états d’âme pareil à un enfant. Cet individu préférera nier l’importance de sa sensibilité - il “n’a pas le temps”, il a “des choses plus importantes à faire”. Il préférera la refouler. Or, plus il agira de la sorte, plus son anima se vengera pour ainsi dire par compensation. C’est-àdire qu elle donnera d’autant plus naissance à des fantasmes. Elle lui collera à la peau comme la tunique de Nessus. Cela se traduira en particulier par le fait que l’individu en question trouvera inconsciemment ou lucidement insupportable toute 88

une part de lui-même. Il confondra, par exemple, sensibilité et homosexualité. Comment le convaincre que l’homme nor¬ mal est authentiquement féminin pour une part? Lui montrer que physiologiquement le masculin porte des traces de fémi¬ nin (vestiges de seins) et le féminin des traces de masculin (cli¬ toris)? S’il est vraiment atteint, il refusera de tirer les consé¬ quences d’une telle observation. Il ne voudra pas admettre que l’homme et la femme se complètent intimement. Outre l’affirmation exacerbée de sa virilité, ou de ce qu’il croit être sa virilité, l’affirmation répétée qu’il méprise les ho¬ mosexuels (et cette insistance n’est-elle pas déjà un signe du malaise?), son refus secret ou ouvert de traiter les femmes sur un pied d’égalité, sa peur (voire sa panique malgré ses dires et ses fanfaronnades) de sa sensiblité, de son inconscient; outre tout cela, cet individu se livrera à des projections grossières. Les injures contre les homosexuels sont quelque-unes de ces grossières projections. D’autres, qui sont moins vulgaires mais plus enfantines, font en sorte que l’individu projette son anima sur sa mère ou sur sa femme au point de s’identifier à elles. Sa sensibilité lui étant devenue étrangère, l’homme attribuera cette étrangeté à sa génitrice ou à sa partenaire. Cela, soit dit en passant, explique le mouvement d’attirance et de répulsion à la fois que certains hommes éprouvent en face de l’amour. La reconnaissance de Yanima entraîne, avons-nous dit, une véritable révolution. Le mot fait peur: il est plein de bruit et de fureur. Pourtant, il faut voir que la révolution que nous évoquons n’a rien de violent ni de ruineux, mais qu’elle s’a¬ vère ici absolument nécessaire. Ses bienfaits se découvriront très vite. D’autre part, il ne s’agit pas d’un bouleversement grandiose et instantané mais d’un cheminement progressif gradué, tout à fait semblable à une maturation personnelle. 89

C’est peu à peu, par étapes, que l’on pourra, en effet, assumer son inconscient. Dans la mesure où un être humain n’a pas atteint sa maturité (ce que nous avons appelé l’âge d’homme), son inconscient le tiraille. Cet être humain porte en lui une part de “primitivité”, d’irrationnel, et rien ne l’a préparé à l’assumer. On trouvera peut-être que c’est fort simple: il suffit de raison et de volonté (“la science chasse les fantômes”). Or nous avons sans cesse répété qu’il ne peut absolument pas en être comme cela. Ce n’est pas la raison toute seule qui sera ici d’un moindre secours. Au contraire! Elle deviendra bien vite ratiocination et finira par se retourner contre elle-même. Elle sera impeccable en son développement, mais elle tracera insi¬ dieusement un cercle vicieux. Elle nous éloignera de plus en plus de nous-mêmes. Seule une alliance entre la raison et le sentiment s’avérera apte à explorer et à intégrer cet irration¬ nel. Or, c’est cette alliance que nous sommes, pour la plupart, incapables de promouvoir. Notre civilisation a effectué de foudroyants progrès sur le plan scientifique et technique, mais, c’est une banalité de le dire, elle est restée en retard pour le reste. Notre philosophie dissocie raison et sentiment. Notre psyché ressemble à un terrain resté en friche. Les “primitifs”, au moins en ce domaine, nous dépassent. Il existe dans leurs sociétés des cérémonies d’initiation dont le but est précisément d’aider les initiés à intégrer leur incons¬ cient. Le sujet descend dans les “ténèbres” (une caverne, par exemple) et ces ténèbres symbolisent l’inconscient. Il se livre à un certain nombre de pratiques rituelles ou magiques et cela l’accoutume à vivre avec son irrationnel. Il rencontre un certain nombre d’anges, de démons, de dieux, ou d ancêtres; ceux-ci figurent les monstres et les merveilles qui grouillent dans nos profondeurs. Il remonte enfin vers la lumière et cette lumière est la conscience. Véritable voyage au cours duquel l’initié abandonne “le vieil homme”, sa “vieille 90

peau”, c’est-à-dire, en gros, tous les complexes qui empê¬ chent la vie psychique de suivre harmonieusement son cours. Ce qui est bon pour les humains des autres sociétés ne l’est évidemment pas pour nous. Il nous faut trouver des métho¬ des adaptées. Or cela est possible.

Découvrir concrètement son anima ou son animus

ADMETTRE QUE DES “ESPRITS” NOUS HABITENT Celui qui traverse une crise, grave ou passagère, ou celui qui désirant améliorer son bien-être, décide de prendre contact avec sa part obscure, celui-là est, le temps de son exploration, dans la même situation que le “primitif’. Il vit dans un monde magique, dangereux ou merveilleux selon l’humeur du moment; irrationnel toujours, le plus souvent inquiétant. Précisons tout de même que le temps de l’exploration que nous avons évoquée est très variable. En ce qui concerne no¬ tre lecteur, il ne dépassera pas quelques minutes par jour (le temps de noter ses rêves et les autres faits) dans une première étape. Plus tard, ces quelques minutes s’étireront quelque peu si l’on prend goût à l’exploration et aux exercices. Dans ce dernier cas, on sera suffisamment “outillé” pour mener à bien son projet. Au moment où un individu se met en relation avec son in¬ conscient - et, répétons-le, cela peut se produire soit d’une manière involontaire parce que le sujet est atteint, par exem¬ ple, d’une dépression nerveuse, ou plus simplement parce qu’un rêve l’a tellement frappé qu’il ne peut s’empêcher d’y songer; soit de manière délibérée à ce moment donc, cet

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individu a l’impression qu’il est habité par un autre, ou quel¬ ques autres. Pris de panique, il réfutera cette sensation, il n’en demeurera pas moins qu’elle existe. Je conseille vive¬ ment au lecteur de laisser là toute mauvaise foi et de recon¬ naître que quelque chose l’agace, l’inquiète, lui échappe. Pour peu que cet être dont nous sommes en train de parler s’accepte tel qu’il est vraiment, avec toutes ses incongruités, il finira par admettre qu’il ressemble en effet au “primitif’ et que quelque chose en lui croit qu’un esprit l’habite. Ce ne sera pas nécessairement un esprit malin. Ce pourra tout sim¬ plement être une présence ténue et fugitive. Lorsque celle-ci se manifestera, il vaut mieux se mettre à l’écoute sans s’exci¬ ter. Mieux vaut se dire que c’est “quelqu’un qui a quelque chose à nous dire”, de faire comme si c’était le cas pendant quelques secondes. Le secret de la psychanalyse est de nous apprendre à jouer au primitif, c’est-à-dire de nous identifier le temps de faire s’exprimer le fantasme (le démon) et puis de nous en détacher avec humour. Une attitude neutre, sans réactions, sans appréciation du phénomène fugitif, nous conduira au bout de quelques se¬ maines, si tout se passe bien, à “objectiver” cette présence. A lui donner forme concrète. Au cours de ces exercices, il se passe également un événement remarquable: Vanima - si le sujet est un homme, Vanimus si c’est une femme - deviendra de plus en plus autonome. Elle finira par se manifester com¬ me si elle n appartenait pas au sujet. Si ce sujet était un “pri¬ mitif’ le sorcier lui dirait qu’il devrait se délivrer de l’esprit qui l’habite. Ce sorcier aiderait ce sujet en se livrant à des pratiques magiques éprouvées par les ancêtres de la tribu. Mais notre homme qui n’est pas un “primitif’ tentera de ve¬ nir à bout du problème par d’autres moyens. Il arrêtera son exploration et se mettra à réfléchir. Il cherchera les motifs cachés qui se trouvent, ou qui pourraient se trouver, à l’ori-

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gine de cette séparation de l'anima. La première loi - et elle est tout à fait impérative - est de ne pas voir dans cette sépa¬ ration le signe d’une faiblesse personnelle. Le moi n’est en aucune manière responsable de cette dissociation. Il faut s’en tenir fermement à ce fait, il faut que cela devienne une con¬ viction, pour poser la question à Vanima et tout bonnement lui demander pourquoi elle cherche à se séparer de nous. Le fait de poser une question offre un avantage: établir une rela¬ tion avec Yanima qui auparavant dérivait vers on ne sait où. Cette méthode qui constitue, selon nous, une discipline très efficace, laissera perplexe plus d’un. Occupation futile, croyance magique, aberration, diront-ils. Ses résultats sont pourtant indéniables et il faut humblement reconnaître que nous ne sommes pas, si intelligents et si cultivés soyons-nous, des savants en ce qui concerne notre vie psychique. Ici le bri¬ colage vaut toutes les belles constructions de l’esprit. Mais une difficulté majeure se présente alors: où trouver Yanima pour “travailler” sur elle? En quels lieux se niche-t-elle? Estce une entité? Une sorte de personne? Comment la saisir et ne point céder à un fantasme? Comment être sûr que l’on se trouve sur sa piste? Précisons d’abord que chaque fois que nous approchons de Yanima, nous n’en découvrons qu’un aspect, qu’un fragment et jamais sa totalité. Nous croyons la tenir dans le creux de notre main et nous n’avons qu’un reflet dont il nous faut nous contenter. Savoir que ce n’est qu’un reflet et non Yanima entière, mais faire en sorte de tirer profit de cette petite chose.

OU RENCONTRER SON ANIMA (OU SON ANIMUS) Mais avant de comprendre de quelle manière agir avec IV nima, avant de voir ce que l’on peut en faire, ce que l’on doit en faire, une fois que l’on est entré en relation avec elle, reve-

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nons à la question première: où la trouver, où la chercher? Eh bien, en plusieurs “lieux” comme disent les philosophes con¬ temporains: 1. Dans les images que nous avons de notre femme (ou de notre compagne) et ensuite de notre mère. Cela se conçoit: Vanima non élucidée, comme c’est le cas pour la plupart d’entre nous, est projetée. La mère la symbolise pour l’en¬ fant; l’épouse plus tard pour l’adulte. Cela se complique si l’on pense que dans l’inconscient, l’image de la mère se confond souvent avec celle de l’épouse. Combien d’hom¬ mes sont restés attachés à leur mère! Combien d’entre eux souffrent sans même s’en rendre compte d’un complexe maternel. Combien de femmes souffrent d’un complexe paternel. Combien d’entre nous prennent parfois, en cer¬ taines occasions, leur femme pour leur mère? Un peu d’honnêteté suffit pour s’en rendre compte. 2. Dans les complexes, surtout dans les complexes d’infério¬ rité. Nous savons, en effet, que l'anima (la sensibilité) est le signe d’une faiblesse tant que le sujet n’a pas appris à vivre avec elle. Elle est comme un “malin génie”, présente dans nos songes, pareille à une sorcière qu’il n’est possible de chasser, d’exorciser, qu’en écoutant le message qu’elle veut nous transmettre derrière ses incohérences. 3. Dans les rêves bien évidemment, où toute image féminine, si le rêveur est un homme, la représente; et toute image masculine, si le rêveur est une femme, symbolise Yanimus. Ioute figure féminine dans le rêve d’un homme, que ce soit une reine, une prostituée, une institutrice, sa sœur, sa tante, etc., représente son anima. Dans la théorie'de Freud, ces images se ramènent, en dernière analyse, à la mère du rêveur, et dans celle de Jung à un symbole quasi religieux de sagesse en virtuelle gestation; mais au point où nous en sommes, toutes les images féminines peuvent,

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et doivent, se ramener à l'anima, c’est-à-dire à la sensibi¬ lité, ou à la part féminine de l’homme. Lorsqu’une figure féminine apparaît dans un songe, c’est d’une présence de 1 anima qu’il s’agit. Le rêveur qui analyse son rêve après l’avoir noté, comme je l’ai déjà recommandé, doit savoir que son anima vient de se manifester.

IL FAUT APPRENDRE A DIALOGUER AVEC SON ANIMA Voilà donc les différentes occasions où un individu peut saisir sur le vif un fragment d'anima. Il devra alors, en toute mo¬ destie, se mettre à l’école du “primitif’. Autrement dit, faire comme s’il avait affaire à un esprit; mais à la différence du “primitif’, loin de proférer des formules magiques, il s’effor¬ cera de la rendre raisonnable en engageant un dialogue avec elle. Il devra la traiter comme on traite un enfant en crise. Il devra apprendre à ne pas se fâcher avec elle, à ne jamais la mépriser, à éviter de hausser les épaules, à essayer de la com¬ prendre, de comprendre ses problèmes, ses souffrances, ses timidités, ses réticences à se livrer, ses pudeurs, ses peurs, son grain de folie, sa fantaisie, etc. L'anima est d’une grande can¬ deur, celui qui tente de dialoguer avec elle ne devra pas se contenter de lui dire qu’elle est illogique car il ne sert à rien de lui faire la leçon; ou qu’elle n’est pas sérieuse et qu’il n’a pas de temps à perdre. Dit-on à un bébé qui fait des gazouillis qu’on n’a pas le temps? Que le lecteur qui est encore réticent, qui ne peut admettre ce que je suis en train de dire, se rende compte qu’il s’agit d’une forme de dialogue intérieur adapté à l’inconscient. “Il faut élever le dialogue avec l'anima à la hauteur d’une vé¬ ritable technique” (citons Jung une nouvelle fois, puisqu’il

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est l’inventeur de cette méthode). Chacun, on le sait, a la par¬ ticularité et aussi l’aptitude de converser avec lui-même. Cha¬ que fois qu’un être se trouve plongé dans un dilemme angois¬ sant, il s’adresse, tout haut ou tout bas, à lui-même la ques¬ tion (qui d’autre pourrait-il interroger?): “Que dois-je faire?” et il se donne (ou qui donc la lui donne en dehors de lui?) même la réponse. L'anima est une dimension de la personna¬ lité de l’individu, une dimension avec laquelle on n’a pas l’ha¬ bitude de dialoguer. Et Jung ajoute: “Que nous soyons capa¬ bles, tout comme les nègres le font avec “leur serpent”, de nous entretenir avec nous-mêmes, nous devons l’accepter comme un symbole de l’arriération mentale qui nous caracté¬ rise, ou de la spontanéité naturelle qui, Dieu merci, est en¬ core présente en nous”. Voltaire n’a-t-il pas écrit: “Il me pa¬ raît que la liberté spontanée est à l’âme ce qu’est la santé au corps; quelques personnes l’ont tout entière et durable; plu¬ sieurs la perdent”. Mais quoi? S’agit-il en définitive d’arriéra¬ tion mentale, ou d’une spontanéité naturelle? S’agit-il de ma¬ gie chimérique, ou d’une liberté naturelle? Il faut trancher! Et ne pas biaiser, dira peut-être le lecteur. La réponse à lui faire tombe sous le sens: cette “arriération mentale”, cet aspect “primitif’ est quelque chose de naturel qu’/V ne faut pas refouler mais civiliser, rationaliser comme nous sommes en train de le faire avec les dires de Yanima. Nous n’avons aucune peine à comprendre la peur de l’enfant ou du “primi¬ tif’ devant les mystères du monde que nous résolvons à l’aide de la science. Or, c’est la même peur que nous éprouvons de¬ vant l’existence et notre affectivité. Et vis-à-vis de cette affectivité, de notre sensibilité, symboli¬ sée, condensée par Yanima, nous n’avons tout au plus que des préjugés ou des représentations superstitieuses que l’analyse dévoile. Nous devons apprendre en ce domaine, à passer du stade du “primitif’ à celui de l’homme rationnel. Nous de¬ vons nous initier à l’âge d’homme. 98

OUI! LAISSER PARLER CE PARTENAIRE INVISIBLE ET ILLOGIQUE L’art du dialogue avec Yanima consiste à laisser parler ce par¬ tenaire invisible et illogique, à le laisser accéder à la “verbali¬ sation”, c’est-à-dire à s exprimer par des mots au lieu de faire en sorte qu’il nous taquine, nous angoisse ou nous affole. Cela revient à mettre momentanément à sa disposition nos propres mots et notre propre langue, sans nous laisser décou¬ rager par ce qui semble être un jeu d’une absurdité sans limi¬ tes, et sans succomber aux doutes qui nous traversent à pro¬ pos de l’authenticité de ce que nous dit Vanima. La psychanalyse a évalué différemment le conscient et d’une manière tout à fait originale par rapport à la psychologie courante. Elle lui a gardé sa place lumineuse: la vie psycholo¬ gique, la santé morale, la raison, sont synonymes de lucidité et donc de conscient. Cependant, dans le même temps, la psy¬ chanalyse a insisté sur ce fait d’observation banale, mais sans prendre en compte que le conscient peut parfois (lorsque nous avons peur, par exemple) mettre en avant de fausses rai¬ sons. La raison cède alors à la ratiocination, le raisonnement à la mauvaise foi dissimulée. Jean-Paul Sartre donne un exemple de cette mauvaise foi. Imaginons, dit-il, que nous ayons envie d’une pomme. Nous nous approchons de l’arbre pour la cueillir et nous nous apercevons que nous sommes trop petits pour la cueillir. Il y a alors de fortes chances pour que nous disions “Tant pis! Je n’en ai pas envie”. Quand on pense à tout ce que l'anima peut nous dire, nous dit, ou a envie de nous dire, quand on laisse libre cours à tou¬ tes les pensées qui nous traversent l’esprit (c’est le but des as¬ sociations libres), on se demande où l’on a pu chercher cela. On les oublie vite, ou on les nie en disant qu’elles ne sont pas vraies. On a peur de certaines vérités qui, si nous les recon¬ naissions, nous remettraient totalement en question. 99

Peur de découvertes dangereuses pour notre paresse et de ce qui nous incite à rester seuls avec nous-mêmes. Le sens com¬ mun - chacun d’entre nous - fera observer ici qu’il est “mal¬ sain” de trop s’occuper de soi. Certes! cela peut devenir un symptôme maladif. Mais ne jamais se parler, ne jamais dé¬ battre de ses problèmes, ne jamais prendre contact avec son intériorité, toujours se réfugier dans le superficiel, dans le “look”, est-ce très sain? Il est nécessaire - c’est un signe de santé - de cultiver l’art de se parler à soi-même. Il faut utiliser tel ou tel dire de Yanima, telle ou telle émotion que l’on éprouve au cours de ce dialo¬ gue. Exemple: Yanima nous dit “Je suis mélancolique parce que tu es un individu sinistre”. Ou encore “Je t’ennuie parce que tu as un remords caché”. Ou bien d’autres choses encore. On sentira bien vite quelle est la parole importante qui a été prononcée. On utilisera le dire, la pensée de Yanima, pour laisser l’esprit qui nous habite, le malin génie qui nous tra¬ vaille, nous inquiète ou nous paralyse, jeter son venin. Puis dans un deuxième temps, ce venin jeté et fixé dans notre mé¬ moire ou sur le papier, il faudra consciencieusement soupeser les raisons données par Yanima comme s’il s’agissait d’un être qui nous est proche et cher. Exemple: “Je t’ennuie parce que tu as un remords caché”. Il faut repérer le venin qui a été lâché. Ce peut être le remords. Ce peut être le désagrément. Qu’éprouve-t-on de plus fort? Un ennui ou un remords? Si on éprouve un remords, il faut réfléchir au rapport qu’il entre¬ tient avec le fait qu’il est censé provoquer un désagrément. Il faut se demander alors si Yanima a raison de nous punir de cacher ce remords. Si le sentiment dominant est l’ennui au sens de “casser les pieds” ou de “punition”, il faut tenter d’é¬ tablir le même type de rapport mais se demander, cette foisci, si l’on éprouve vraiment du remords et quelle pourrait être, cachée ou non, la raison de ce remords. Dans les deux cas, c’est le remords qui pose un problème.

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Dégrossir son inconscient

TOUT ETRE HUMAIN APPARTIENT AUSSI AU SEXE OPPOSE DU SIEN Du point de vue méthodologique, la psychanalyse a retrouvé les pas de la sagesse antique. Ou, pour être plus précis, d’une sagesse universelle spontanée dont on décèle aujourd’hui les trace# dans l’hermétisme oriental. La notion clef de la psy¬ chanalyse comme de l’hermétisme (par exemple de l’alchi¬ mie, du tao chinois) est celle de Vunion des contraires. La phi¬ losophie moderne intègre cette notion, ou du moins sa part la plus abstraite, avec l’idée de dialectique (notamment chez Hegel et Marx). Le principe de l’union des contraires est que tout être, tout phénomène, pour être en vie, pour se mettre en mouvement, doit être habité par deux tendances contradic¬ toires. Nous avons entrevu dans la première partie de ce livre que le rêve répondait, pour ce qui est de son interprétation, à une dialectique puisque la mort tentait parfois d’y préfigurer. Ou plus exactement parce que le rêve, plus que tout autre événement de notre vie psychique, porte en lui le souvenir que toute vie est issue de la mort. Que toute clarté est issue de l’ombre, et tout ordre du chaos. Plus important encore de ce point de vue: je n’ai cessé de ré¬ péter que tout individu est lui-même et un autre à la fois.

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Qu’il est à la fois conscient et inconscient. Et surtout qu’il appartient en même temps à son sexe et au sexe opposé. Un homme n’est jamais un mâle entièrement à moins de sombrer dans une névrose, ou dans un fanatisme. Une femme n’est pas entièrement une femme à moins de se réduire à être un “look” lorsqu’elle sort, et une ménagère (une mère, une fem¬ me de ménage et le repos du guerrier) à la maison. L’homme a une anima et la femme un animus. Un être humain est un mixte sexuel avec une dominante. Cette opposition crée, lorsqu’on ne l’élucide pas, une contradiction qui peut aller jusqu’à la dissociation psychique. Intégrée, “travaillée”, élu¬ cidée, équilibrée par la culture adéquate - et les exercices que je propose n’ont d’autre but que d’aider à acquérir des frag¬ ments de cette culture - elle unifie ces contraires. Elle rem¬ place l’opposition par l’union et le désordre par l’harmonie. Et si l’on se demande comment des contraires peuvent s’unir, on pourra se référer à la musique où un accord est formé de la mise en harmonie de notes dissonantes. Mais si Vanima est féminine, si elle est une composante de la psyché masculine, si elle est une figure qui compense le cons¬ cient masculin, Y animus, avons-nous dit, est à l’inverse une composante de la psyché de la femme. C’est une figure mas¬ culine. Vanimus est donc la part active de la femme (Vanima rappelons-le, symbolise la sensibilité de l’homme). L'animus symbolise la “virilité” de la femme. Cette part que les sexistes refusent et que certaines femmes se plaisent par provocation à souligner à outrance.

MAUVAISE HUMEUR DE L’HOMME ET ARGUTIES DE LA FEMME Le monde des femmes, en caricaturant, voire en poussant le trait à l’absurde, se compose des pères, mères, frères, sœurs.

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mari et enfants - bref de la famille. Le monde de l’homme au contraire, et toujours en caricaturant, ce sont les “affaires”, la politique, etc. Si d’un point de vue mythologique, Yanima (de l’homme) ressemble à une magicienne ou à une sorcière, Yanimus (de la femme) sera une sorte de Hollandais volant1 “in¬ saisissable et protéiforme” dit Jung. Dans Yanimus, on trouve des images qui se rapportent à un héros lointain, un chanteur de charme, ou encore un champion. Une femme possédée par son animus, c’est-à-dire une femme qui ne re¬ connaît pas sa part masculine, est en danger de perdre sa fé¬ minité, de la même manière qu’un homme assujetti à son anima au point de ne pas vouloir la reconnaître, de ne pas vouloir s’en accommoder efrdialoguer avec elle, risque de de¬ venir efféminé. L'animus est capable du meilleur comme du pire: la femme libérée, créatrice, authentiquement elle-même, ou au contraire la virago, ou la femme sans personnalité. Lorsque l’homme veut couper court à une discussion ou à un monologue intérieur (par exemple à la confrontation avec son anima), il cède à un mouvement de mauvaise humeur qui est comme un brouillard lancé par son anima. Lorsqu’une femme se trouve dans la même situation, son animus prendra des chemins différents. Elle suscitera arguments et raisonne¬ ments qui ne sont pas logiques malgré les apparences. Ceuxci s’appuieront sur un point faible et secondaire du raisonne¬ ment du partenaire pour le transformer en contresens. Ou bien, elle compliquera à plaisir une discussion tout à fait sim¬ ple. L'animus poursuit ainsi un seul but, à l’insu de la femme qu’il habite: irriter la masculinité (celle de la femme ou celle du partenaire). Irriter la masculinité, la faire sortir de ses gonds...

1 Voir le personnage du Vaisseau fantôme de Wagner.

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La technique déjà exposée au sujet de l'anima s’applique muiatis mutandis pour ce qui est de Yanimus. Et en ce qui con¬ cerne les rêves, notons que toute figure masculine rêvée par une femme (empereur, instituteur, rocker, père, président, etc.) symbolise Yanimus de la rêveuse. Nous ne répéterons donc pas ce que nous avons dit, à savoir la nécessité du dialo¬ gue avec Yanimus et la manière de le conduire. Nous note¬ rons simplement qu’il existe également trois sortes de lieux de Yanimus: les complexes, surtout d’infériorité, les rêves et les images du pière et du compagnon... Et avant de quitter la symétrie de Yanima et de Yanimus, re¬ lais nécessaires à l’exploration de l’inconscient, signalons pour en terminer que si Yanima non élucidée se projette sur la mère, puis sur l’épouse, et si Yanimus non élucidé se projette sur le père puis sur l’époux, ils finiront, tant que le sujet con¬ tinuera à être passif à l’égard de son inconscient, par se proje¬ ter sur les enfants. Le père projettera son anima sur la fille et la mère son animus sur son fils. Cela créera de véritables nœuds gordiens qui risqueront de se transmettre de généra¬ tion en génération si personne ne vient les briser. Ils forme¬ ront une couche d’inconscient familial. L’analyse, le travail que nous proposons de mener sur soi-même, se compliquera d’autant. Les fantasmes, c’est-à-dire les désordres de l’in¬ conscient, les visions, les cauchemars, les monstres qui han¬ tent nos profondeurs; les fantasmes donc mais aussi les actes manqués, les complexes et les rêves non élucidés, tout cela est comme un message non déchiffré1, se déformant tout en nous angoissant.

1 Ces messages non déchiffrés qui prennent des figures de fantasmes nous angoissent ou nous mettent mal à 1 aise. On pourrait dire que l’inconscient se venge parce que l’on n’a pas su (ou voulu) écouter ce qu’il avait à nous dire. L’expression est naïve mais exacte, les charges de libido que ces fantasmes reflètent se retournent contre nous. Nous verrons que les conséquences de ce retournement, cette inversion de sens, sont tout à fait concrètes.

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En revanche, les dires de Yanima, avec laquelle le sujet s’est mis à dialoguer, sont pour moitié des fantasmes et pour moi¬ tié des vérités. Ces dires sont des vérités, ils signalent et expri¬ ment une reprise de contact avec l’inconscient qui alors ne reste plus en friche. Cette reprise de contact va de pair avec le commencement d’une élucidation du “message”. La grande difficulté toutefois devant les dires de Yanima - et cette diffi¬ culté s’accroît considérablement devant les fantasmes qui sont une charge émotive (un “affect”) pratiquement pas maî¬ trisable - est de rester neutre sans s’exalter, être indifférent ou ratiociner. L’important est de vivre les^ émotions, de parlementer avec Yanima et d’inscrire de la sorte l’étrangeté dans le reste des

cours psychiques. C’est ce qui s’appelle “se confronter à ses affects”. Un exemple va nous mettre sur la voie.

UN REVE D’UN PATIENT DE JUNG Un des patients de Jung élabora un jour le fantasme suivant. Par fantasme, Jung entend ici un “rêve éveillé”. Ce genre de rêve résulte d’une association libre d’idées. 11 faut se laisser aller, avoir une “attention flottante” comme dit Freud. Il s’a¬ git donc d’un stade avancé de l’association d’idées où il vit sa fiancée descendre en courant la rue qui conduisait au fleuve traversant la ville où ils habitaient tous deux. La jeune fille se dirigea vers un endroit où la glace était rompue. Une crevasse s’ouvrant devant elle, il fut pris par la crainte qu’elle n’y tombât. Et en fait, c’est ce qui se produisit: elle disparut dans une fissure et il la suivit d’un regard attristé. Commentant cela, Jung remarque que le fantasme est vu et subi mais qu’il n’a, pour ainsi dire, que deux dimensions, car

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le patient n’y participe qu’insuffisamment. “Ce fantasme de¬ meure une simple image, bien dessinée et même bouleversante mais irréelle comme un rêve”. Le rêveur reste comme sur la touche. Si la scène se passait dans la réalité, le patient empê¬ cherait sa fiancée de se suicider. Si, dans la réalité, il se com¬ portait comme dans le fantasme, sans réagir, c’est qu’il serait paralysé par la peur ou bien qu’il désirerait secrètement ce sui¬ cide. Or, il est médusé. Cet homme est sous le coup d’une “dé¬ pression nerveuse”: il se croit incapable de venir à bout d’au¬ tosuggestions dont il perçoit rationnellement l’absurdité sans pouvoir leur résister. Il se croit accablé par une hérédité et il pense qu’un mal incurable a endommagé son cerveau. Toute personne qui est passée par une dépression nerveuse sait que ce genre d’idées, de fantasmes précisément, traverse l’esprit de ceux qui ont des problèmes psychologiques. Ces personnes, qui se sont souvent heurtées à l’incompréhension de leur en¬ tourage, savent que si on les avait un peu écoutées sans les juger, cela les aurait beaucoup aidées. Le patient de Jung était un jeune homme fort intelligent qu’une longue analyse avait éclairé sur les raisons de sa né¬ vrose. La compréhension intellectuelle n’avait cependant rien changé à son état. L’inconscient ici domine et tous les raisonnements ne servent à rien. Mais du fait que tout fan¬ tasme est une accumulation d’énergie psychique (de libido), pouvoir la libérer, se livrer à ce que les Anciens appelaient une “catharsis”, a déjà une valeur thérapeutique. C’est, si l’on permet une telle comparaison, une sorte de purge psychique.

“TRAVAILLER” SUR SES FANTASMES AU LIEU DE LES SUBIR PASSIVEMENT La psychanalyse ne se contente pas cependant de la catharsis, .nous allons le voir. Il n’en reste pas moins que la catharsis est

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un moment nécessaire du processus de la confrontation. Il faut d’abord vivre le fantasme, il faut d’abord le porter au jour, l’exprimer, si on veut le “travailler”. Il faut incarner les contenus de l’inconscient pour les transcender. Et, avec tout ce qui ressort de la vie psychique, il convient de se conduire comme avec Vanima. Se confronter à eux afin de dialoguer. Un tel dialogue peut évidemment être efficace, concret, hon¬ nête; il peut aussi tourner court, ou être tout à fait artificiel. C’est pourquoi l’on s’y adonnera un moment, mais on se li¬ vrera ensuite aux autres exercices déjà décrits dans cet ou¬ vrage. Les différents exercices réagissent l’un sur l’autre. Pour en revenir au fantasmçdu patient de Jung, remarquons qu’il est la visualisation d’une humeur et d’une émotion. Si, en effet, le malade n’avait pas réussi à faire s’exprimer son état d’âme du moment, s’il n’avait pas eu ce songe éveillé, il n’aurait eu, au lieu de son fantasme, que le sentiment paraly¬ sant de l’inutilité de tous ses efforts. Il n’aurait pensé qu’à la prétendue incurabilité de sa maladie. Mais cela était encore insuffisant, il restait “à transformer l’essai”. Il ne suffit pas, en effet, pour vivre pleinement le fantasme, de le contempler et de le subir. 11 faut y participer activement. Le malade au¬ rait répondu à cette exigence s’il avait été capable, au cours du déroulement du fantasme, de se comporter comme il se serait comporté dans la réalité. Il n’aurait pas contemplé la scène passivement. Il serait intervenu pour empêcher sa fian¬ cée de se noyer. Le fantasme du jeune homme dont parle Jung coïncidait avec un état de dépression. Dans la réalité, ce jeune homme avait une fiancée, celle-ci “constituait pour lui le seul lien émotion¬ nel qui le reliait au monde”. Qu’elle vienne à disparaître, et l’individu en question n’aurait plus eu aucune attache. Mais sa fiancée est aussi, comme nous l’avons précisé au chapitre précédent, le symbole de son anima, le symbole de sa sensibi¬ lité, le symbole de ses rapports avec son inconscient.

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Le fantasme signifie que son anima s’engloutit dans son in¬ conscient, au lieu de s’objectiver, de devenir une entité avec laquelle il serait possible de dialoguer. Passif, le malade se trouve asservi par sa dépression; son humeur ou son état d’âme se sont emparés de lui. Objectiver donc l'anima et tous ses fantasmes, se confronter aux contenus de l’inconscient, apprendre à dialoguer avec son anima, tout cela constitue un “effort persévérant de pri¬ ses de conscience nombreuses, répétées et suivies des imagi¬ nations qui sans cela demeurent inconscientes”. Grâce à la participation active du conscient, c’est-à-dire du moi et de la conscience, on parvient à: - un enrichissement de la conscience, puisque des contenus inconscients deviennent conscients et que l’inconscient élargit de la sorte le territoire de la conscience. En ce qui concerne nos lecteurs, les choses ne sont pas sombres com¬ me elles le furent dans l’exemple cité par Jung; - un démantèlement de la persona, ou plutôt son “dégrossis¬ sement”. La bonne santé psychique consiste à accorder sa juste place au rôle social, mais ni plus ni moins; - une relativisation de l’influence de l’inconscient sur le conscient. Ou plutôt l’établissement d’un équilibre. Plus l’inconscient est nié, plus il s’exprime par des fantasmes ou des actes manqués, ou des complexes; nous sommes tous soumis à cette loi, quel que soit notre état de santé. Mais plus l’inconscient est élucidé, plus il retrouve sa place d’ad¬ joint du conscient. De tout cela résulte un changement de personnalité. L’individu qui suit une analyse parce qu’il en a besoin, ou et c est ce dernier cas qui nous intéresse ici au premier chef celui qui accorde quelques minutes par jour et se met ainsi en bonne forme psychologique, découvre en lui une nouvelle vi¬ vacité. Il lui semble véritablement avoir abandonné une vieille peau.

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Devenir un individu

LE COURAGE MORAL, CELA SE CULTIVE ✓

On ne le soulignera jamais assez: la psychanalyse n’utilise point les médicaments chimiques (encore que dans quelques cas de psychose grave, les drogues peuvent être des adju¬ vants). Les seules armes de la psychanalyse sont la lucidité et l’honnêteté dont doit faire preuve celui qui s’analyse. Ses seuls outils: les mots. Il faut avoir un courage moral certain. Ce courage, cependant, se cultive tout comme s’apprennent les techniques de l’analyse. Pour en revenir à Vanima (et à Yanimus), la règle d’or est de la considérer comme une autre, comme une personne, qui nous est d’abord étrangère, puis que nous écoutons malgré ses ab¬ surdités. C’est au cours de cette écoute que nous lui prêtons nos propres mots pour donner figure et densité à l’émotion (à l’affect) qui affleure. Cette catharsis s’appelle la confronta¬ tion aux contenus de l’inconscient. La pratiquer introduit déjà à un nouveau degré de la vie psychique, moins crispé sur les étrangetés et susceptible de s’ouvrir à d’autres étapes en¬ core plus avancées. Le terme ultérieur de la démarche consiste à se différencier absolument de Yanima et de tous les contenus de l’incons¬ cient. Ce terme ne se produira qu’au bout d’un certain temps,

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un an au moins en ce qui concerne mes lecteurs. Ce processus de différenciation se manifeste par la découverte du “centre” psychique de l’individu. Cela veut dire que l’individu se sent unifié sans être une unité dogmatique, refermée sur ses certi¬ tudes. Les fantasmes portant sur Yanima disparaîtront pour laisser place à des possibilités relationnelles. L’homme ne projettera plus sur sa compagne de bizarres images rappelant toutes, même si parfois cela ne se laisse pas percevoir, sa mère. Et la femme ne verra plus son compagnon à travers l’image de son père. L’inconscient, par ailleurs, ne sera ni re¬ foulé ni exalté, mais il prendra sa juste place. Il trouvera sa juste mesure. Humeurs et “possessions” ne seront plus qu’un mauvais souvenir. L’individu sera devenu enfin lui-même. Il se sera “individué”. Lorsqu’on réussit à dépasser Yanima en tant que complexe, lorsqu’on la transforme en une fonction de relation, on ex¬ trait le moi de toutes les couches d’inconscient qui tentent de le submerger et le rendent insuffisamment aigu. L'anima, en tout cas, se voit dépossédée de sa qualité “démoniaque”, de son pouvoir d’envoûtement; elle permet à l’intuition de l’in¬ dividu en question de jouer son rôle. Là où étaient obscuri¬ tés, fantasmes, mauvaise foi, ratiocinations, découragement, souffrances, échecs, surgira la capacité d’avoir de l’intuition. Une intuition qui ne trompe pas. En même temps que Yanima laissera place à l’intuition, des changements se produiront dans la personnalité de l’indi¬ vidu. Ses rêves prendront une autre tournure (ce ne seront plus des cauchemars, par exemple), et ses rêveries éveillées ne seront plus des fantasmes. Ses associations d’idées deviendront plus aisées, elles lui par¬ leront d’emblée. Les recoins secrets de sa psyché s’éclaireront au lieu d être d inquiétantes étrangetés. Donnons un exemple.

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UN REVE EVEILLE D’UNE PATIENTE DE JUNG Jung rapporte le rêve éveillé d’une patiente. “Je gravissais une montagne, disait-elle, et je parvins à un endroit où je dé¬ couvris sept pierres rouges devant moi, sept de chaque côté et sept derrière. Je me trouvais au centre de ce carré; les pierres étaient plates comme des marches; j’essayai de soulever les quatre pierres les plus proches de moi. Ce faisant, je décou¬ vris que ces blocs étaient des piédestaux de quatre statues de dieux qui, la tête en bas, étaient enterrées dans le sol. Je les déterrai et les disposai autour de moi de telle façon que je me trouvais en leur centre. Soydain toutes les statues se penchè¬ rent vers le centre, leurs têtes venant à se toucher, de sorte qu’elles formaient comme une sorte de voûte au-dessus de moi. Quant à moi, je tombai sur le sol en disant: ‘Tombez sur moi si cela doit être. Je suis lasse’. Je vis alors qu’à l’extérieur un cercle de feu s’était formé autour de quatre des dieux. Après un certain temps, je me relevai et renversai les statues. A l’endroit où les statues basculèrent, s’élevèrent quatre ar¬ bres. A ce moment, le cercle de feu engendra des flammes bleues qui se mirent à roussir le feuillage des arbres. Je dis alors: ‘Cela doit prendre fin pour que le feuillage ne flambe point’. J’entrai alors dans le feu; les arbres disparurent, le cer¬ cle de feu se resserra et se condensa en une seule et immense flamme bleue qui me souleva du sol” (traduction du Dr Ro¬ land Cahen in Dialectique du moi et de l’inconscient, Ed. Gallimard). De tels rêves éveillés sont évidemment très rares. Cela res¬ semble davantage à un rêve nocturne, ou à une vision. La patiente de Jung avait une très forte personnalité et surtout elle avait une grande habitude des rêveries éveillées. Analy¬ sant cette vision, Jung fait d’abord remarquer qu’il s’en dé¬ gage l’idée d’un centre (“un centre accessible au prix d’une

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ascension qui marque bien l’effort et son acceptation”). La personnalité totale de l’individu, d’ailleurs en voie de guéri¬ son, est caractérisée par les quatre points cardinaux, c’est-àdire les quatre fonctions qui permettent l’orientation dans l’espace psychique intérieur dont nous parlerons à la partie suivante de cet ouvrage, et grâce au cercle qui embrasse l’en¬ semble. Le fait que la patiente surmonte les quatre dieux qui menacent de l’écraser signifie qu’elle se libère de l’identifica¬ tion avec les quatre fonctions, quelle s’en différencie comme on doit se différencier de l’anima ou de Vanimus. Le sujet par¬ ticipe activement aux processus psychiques, il se mêle en eux, il en devient détenteur tout en se laissant pénétrer par eux. Le résultat est un mouvement ascensionnel de la flamme... Tout cela nous introduit dans un univers qu’il faut bien qua¬ lifier de magique. Cette vision et son interprétation (elle est beaucoup plus riche que nous ne l’avons suggéré) nous le font pressentir. Comme nous le fait pressentir la question de sa¬ voir ce qu’est devenue cette partie de “primitivité” dont était chargée l'anima lorsqu’elle était encore non élucidée. C’est 1 être lui-même qui devient magique, qui semble être entouré d’une aura, habité d’une grâce. Mais cet état d’“invulnérabilité” (entendu évidemment au plan symbolique) ne dure pas parce que nous sommes sans cesse confrontés à des difficultés nouvelles que nous présente la vie elle-même. Cet état ne dure pas, mais nous sommes mieux armés pour les nouveaux combats. Nous sommes à la fois plus calmes et plus rigou¬ reux.

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TROISIEME PARTIE APPROCHER LE PLUS POSSIBLE DE SON INTIMITE

Pensée, sentiment, sensation et intuition

L’ETRE HUMAIN INDIVIDUEL (LIBERE) FORME UNE TOTALITE OUVERTE Dans la vision de la patiente de Jung, nous avons rencontré quatre fonctions psychologiques. La patiente, avons-nous dit, trouvait son “centre”, s’équilibrait, parce qu’elle prenait conscience du jeu de ces quatre fonctions. Les assemblant, les unifiant, elle touchait à sa personnalité totale. Je dis “tou¬ cher" parce que l’on n’atteint jamais entièrement cette per¬ sonnalité totale, on ne peut que s’en rapprocher: l’être hu¬ main, si individué soit-il, reste en virtualité, en manque de lui-même et du monde. 11 ne peut devenir une totalité: pour lui, être une totalité signifierait être sa mort, car il n’est pas un dieu qui est à la fois lui-mêrpe et l’univers dans son entier. L’être humain est pourtant virtuellement cette totalité - et la liberté intime consiste à en avoir le pressentiment - et dans la

pratique il est telle ou telle dimension de cette totalité; c’est-àdire telle ou telle dimension de la psyché. La psyché totale est composée de tout ce qui existe du point de vue existentiel (la colère, la joie, la sainteté, les chienneries, la lâcheté, l’acti¬ vité, la passivité, etc.), or les individus sont dominés surtout par telle ou telle couleur. Les affectifs ne sont pas des fon¬ ceurs, encore que cela puisse se discuter. Je veux dire que si

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un affectif fonce pour nier son affectivité, au moment où il fonce, il est un fonceur. Ce n’est qu’en l’arrêtant qu’on peut alors révéler la dimension qu’il cache: il redeviendra passif au lieu de foncer sur nous. Les repères en psychologie sont très utiles pour fixer les idées; ils restent tout de même aléatoires. Il est vain de chercher à promouvoir une caractérologie à l’ancienne (celle du psychologue Le Senne, par exemple) qui s’imagine fixer la psyché humaine alors que nous savons que rien n’est plus fluide. Nous savons également que “l’existence précède l’essence” comme le disait Jean-Paul Sartre. L’indi¬ vidu n’est pas immuable, il peut évoluer, changer, se bonifier ou au contraire devenir impossible. Il peut “changer de peau”. Freud ne s’est pas intéressé aux grands types psycho¬ logiques. Jung, lui, a tenté d’établir une typologie qui aurait pour par¬ ticularité de n’être en aucune manière contraignante (elle of¬ fre seulement des points de repère momentanés) et de s’ap¬ puyer sur l’idée de psyché totale (conscient et inconscient coïncidant et formant une totalité). Chaque grand type psy¬ chologique privilégie ainsi une fonction psychologique. Cette typologie s’avère très utile au commencement de l’analyse: elle permet de savoir où l’on se situe à ce moment de l’analyse et de pressentir dans quelles directions on doit alors porter son effort. Exemple: si l’on est un intuitif ou au contraire un sensitif, on aura surtout besoin de développer sa fonction “pensées” et vice versa lorsque l’on se livrera à des associa¬ tions de pensée. Insistons un peu sur ce point. De quoi s’agit-il dans les asso¬ ciations de pensée? De laisser libre cours au flux psychologi¬ que. Certains, avons-nous dit, auront tendance à ne plus pouvoir s’arrêter; d’autres seront inhibés et secs. Les seconds, trouvant toujours de bonnes raisons à leur refus inconscient, seront infiniment moins sensitifs que les premiers. Les pre-

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miers, en revanche, oseront sentir, mais ils auront peur de comprendre. Savoir donc à quel type on appartient permet de tenir compte de son “équation personnelle”, c’est-à-dire de sa tendance dominante. D’en tenir compte non pas théori¬ quement mais concrètement afin de se corriger.

LES INTROVERTIS ET LES EXTRAVERTIS Jung part de deux constatations fondamentales. • Les quatre fonctions de la psyché sont la pensée, le senti¬ ment, la sensation, l'intuition. Chaque individu a une fonction dominante: on est plus telle fonction (exemple: pensée) que telle autre (exemple: senti¬ ment). Ainsi, si l’individu est dominé par la fonction pensée, il est un intellectuel. Si un autre appartient au type sentimen¬ tal, il est possédé et fasciné par la pensée. Il en a peur... Les deux fonctions opposées doivent trouver leur équilibre. Cela constitue l’hygiène psychologique la plus élémentaire. • Il existe des introvertis et des extravertis. Les premiers ont tendance à se refermer sur eux-mêmes, les seconds à vivre en sortant d’eux-mêmes. Pour prendre une correspondance, qui vaut ce qu’elle vaut, en astrologie, le cancer est introverti tandis que le bélier est extraverti. Jung a réfléchi à deux maladies psychiques opposées: l’hysté¬ rie et la démence, et il en a tiré ses conclusions. Freud, lui aussi, a mis au point ses découvertes majeures en analysant les névroses et les psychoses. On dira que tout le monde (heu¬ reusement!) n’est pas aliéné ou gravement atteint. Ce disant, on verra, qu’il ne s’agit nullement de mettre tous les individus dans le même sac et de trouver des maladies et des malaises là où ils n’existent pas. Mais la névrose, voire la psychose, for¬ cent, amplifient des traits communs à l’espèce humaine tout

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entière. Le fou n’est pas cet autre absolu que les sociétés en¬ fermaient jadis à double tour en lui faisant porter une cami¬ sole de force. Le fou est un être humain comme nous tous, qui a des difficultés particulières. Les questions qui se sont posées à l’aliéné et qu’il n’a pas su résoudre peuvent un jour se poser à nous. Nous avons seule¬ ment la chance soit d’être un peu mieux armés, soit de ne pas en être affectés. C’est ce qu’ a montré la psychanalyse et Freud au premier chef en soignant des malades réputés incu¬ rables par la Faculté. C’est ce que montre Bruno Bettelheim en soignant aujourd’hui des enfants autistes destinés, sans lui, à s’anéantir psychiquement. Littéralement à s’anéantir. En fait, et pour en revenir à notre sujet, la psychanalyse a indiqué et prouvé que le malaise psychique - quelle que soit sa gravité, dépression passagère ou grave psychose - ne fai¬ sait qu’exacerber des insuffisances que nous éprouvons tous. C’est-à-dire par aiguiser, amplifier jusqu’au fantasme, le fait que nous avons perdu contact avec les forces vives de notre inconscient. Ne laissons-nous pas sans lui accorder d’impor¬ tance un autre nous-mêmes, lointain et proche à la fois, très intime mais lointain du fait que nous l’ignorons, iointain parce que nous cherchons à le repousser, à le rejeter, à le re¬ fouler?... C’est en réfléchissant à deux maladies “opposées”, l’hystérie et la démence, que Jung a constaté que dans l’extraversion, 1 accent est mis sur le sentiment; tandis que dans l’introver¬ sion, il est mis sur la pensée. L’introverti a une très forte ten¬ dance à “ruminer”, tandis que l’extraverti se laisse porter par ses sentiments. Jung affine cette distinction en reconnaissant que, dans chaque type, les deux fonctions (pensée, sentiment) se mêlent à des degrés divers. Il finira par tenir compte des deux autres fonctions (sensation, intuition) pour établir une typologie aussi nuancée que possible.

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LES HUIT TYPES PSYCHOLOGIQUES Jung en vient à déterminer huit types psychologiques.

Pensée

Sentiment

Sensation

Intuition

Introversion

Type Pensée introvertie

Type Sentiment introverti

Type Sensation introvertie

Type Intuition introvertie

Extraversion

Type Type Pensée ' Sentiment extravertie extraverti

Type Sensation extravertie

Type Intuition extravertie

Le tableau précédent peut également se lire de la manière sui¬ vante. (Les correspondances que nous indiquons sont tirées vers le “maladif’. Elles sont donc exagérées; mais il est préfé¬ rable de les amplifier pour en souligner les caractéristiques).

Types

Correspondances

Sentiment extraverti

(refoule la pensée) “hystérie avec le monde représentatif infantile sexuel qui la caractérise”

Sentiment introverti

névrose de type neurasthénique

Sensation extravertie

(“les intuitions refoulées apparaissent sous forme de projections”) angoisse, phobie, et ob¬ session qui est la “contre-partie inconsciente du laisser-aller conscient d’une attitude simple¬ ment sensitive”

Sensation introvertie

“une névrose d’obsession dont les traits hystéri¬ ques sont voilés par des symptômes d’épuise¬ ment”

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Types

Correspondances

Intuition extravertie

“hypocondrie obsédante, phobies de toutes sortes et sensations corporelles absurdes”

Intuition introvertie

“phénomènes d’hypocondrie accompagnés d’hypersensibilité des organes sensoriels”

Pensée extravertie

susceptibilité et dogmatisme psychose paranoïaque

Pensée introvertie

scrupules, doutes, isolement (risque de passer pour autoritaire)

Ces quatre fonctions sont unifiées dans la personnalité to¬ tale, lorsque le sujet trouve son “centre” psychique, ou, pour le dire plus simplement, son équilibre.

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Explorer Tinconscient dans plusieurs directions à la fois

BIEN PENSER, C’EST DEJLA AGIR Au fil de ces pages, le lecteur aura peut-être constaté que plu¬ sieurs directions ont été ouvertes. En effet, la prise de contact avec l’inconscient, puis l’élucidation de ses contenus, dont le résultat est la prise de conscience (une conscience ni étriquée, ni impérialiste, comme il en va souvent dans la vie courante), sont parallèles. Dans la pratique, il ne s’agit pas de deux étapes distinctes. Ce n’est que pour les commodités de l’analyse que les auteurs les psychanalystes comme les autres - les séparent habituelle¬ ment. Cela risque de paraître très difficile sinon à compren¬ dre du moins à appliquer: c’est que nous vivons tous un hia¬ tus, une dichotomie, entre la pensée et l’action. Nous sommes incapables de voir que le passage de l’une à l’autre s’avère imperceptible. Penser, bien penser, c’est déjà agir. La philo¬ sophie moderne a tenu compte de cette donnée en disant qu’il suffisait de penser le monde ainsi qu’on l’avait trop fait dans le passé et qu’il fallait maintenant agir sur lui. Elle veut signi¬ fier de la sorte que la vraie pensée amorce déjà l’action con¬ crète. Un préjugé constant et répandu croit clouer au pilori les in-

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tellectuels en les accablant de tous les maux. L’intellectuel serait, imagine-t-on, l’“être abstrait” par excellence. Cela est, en partie, justifié: l’intellectuel est dominé plutôt par la fonc¬ tion pensée si l’on se réfère au système de Jung. On n’en est pas quitte pour autant cependant. D’abord, il y a des vrais et des demi-intellectuels, enfin il existe également des charla¬ tans qui se prétendent des intellectuels. Or l’intellectuel véri¬ table, l’intellectuel libre, se sait placé sous le signe de la fonc¬ tion pensée, il en tire un profit spirituel mais il ne se laisse pas dominer par elle. Les critiques le plus souvent adressées aux intellectuels en général sont tout à fait adéquates lorsqu’elles concernent l’intellectuel “bas de gamme” ou le pseudo-intel¬ lectuel. Elles sont, au fond, des projections que la plupart font. Une projection, rappelons-le, consiste à attribuer des insuffisances personnelles à un autre que soi. Ne sommesnous pas tous d’une certaine manière des intellectuels bas de gamme vis-à-vis de nos étrangetés? Il est donc très difficile d’unir la sphère de la pensée et la sphère de la pratique. Ou du moins de se convaincre que la totalité ouverte qu’est la vie unifie ces contraires. C’est que nous sommes le plus souvent des êtres incomplets. Notre édu¬ cation spécialise trop telle ou telle faculté. Une éducation complète reste à venir. Quoi qu’il en soit, croire que la prise de contact avec l’inconscient puis son élucidation constituent des étapes distinctes est un leurre. Lors même que nous éluci¬ dons notre inconscient, lors même que nous interprétons nos rêves, lors même que nous dialoguons avec notre anima, nous agissons sur notre psyché, nous la transformons sans nous en rendre compte. C’est pourquoi je préfère remplacer cette di¬ chotomie logique mais irréelle par l’idée de progression. L’idée de progression a de nombreux mérites. Outre qu’elle est plus proche de la réalité, outre qu’elle tient compte du fait que la conquête de la liberté intérieure et du bien-être psychi-

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que constitue une progression constante, elle évoque le paral¬ lélisme dont j ai parlé à l’instant. En effet, parallélisme risque de signifier désordre si on ne détient pas la clef qui permet de se guider dans le foisonnement psychique. Or, tout progrès, en ce domaine comme d’ailleurs en tout autre, passe par une crise qui, comme dans la dépression nerveuse, rend tout con¬ fus. Ce n’est qu’au moment où on a trouvé l’issue que les cho¬ ses s’éclairent: le parallélisme se dessine alors; ce qui parais¬ sait confusion devient richesse.

LA PSYCHE RESSEMBLE A UN HOLOGRAMME 4

Ce n’est que par divers éclairages que l’on peut saisir - com¬ prendre serait le mot approprié - la psyché. Celle-ci ressem¬ ble à un objet qui semble d’abord fragmenté, comme les ob¬ jets des natures mortes des tableaux cubistes de Braque ou de Picasso. Une autre comparaison précisera les choses: si la psyché était un objet, ce serait un hologramme. L’hologram¬ me est un procédé photographique découvert relativement récemment et qui rend le relief total. Celui qui regarde une photo hologrammique peut littéralement tourner autour du sujet (ou de l’objet). Pour pousser cette comparaison à son terme, disons que nous ne disposons pas encore de moyens de rendre compte de la psyché de façon holographique. S’en tenir au procédé habituel de la photo revient à ne rendre compte que d’une “écorce”, d’une dimension, d’une surface. Ne vaut-il pas mieux, dans ces conditions, avoir plusieurs coupes de l’objet, qui s’interpénétrent? La richesse non élucidée prend forme de confusion. Nous l’a¬ vons vu pour l’inconscient, comme nous l’avons vu pour les rêves qui, d’abord choses incongrues, inquiétantes ou déri¬ soires, livrent leur message une fois interprétés. 123

Ce message, le rêveur a besoin de le connaître pour en tirer profit dans la vie quotidienne. Mais qu’avons-nous vu jus¬ qu’à présent, dans ce livre? Nous avons esquissé plusieurs di¬ rections, délimité plusieurs secteurs de la psyché (le com¬ plexe, l’acte manqué, le rêve, Yanima) et donné quelques exercices (association d’idées, approche succincte des rêves, dialogue avec Yanima). Cela risque-t-il de faire désordre? Pas le moins du monde! Ce sont différents exercices auxquels il faut se livrer si l’on veut commencer à “apprivoiser” sa vie inconsciente. C’est à dire si l’on veut trouver la bonne forme mentale. Nous savons également - je n’ai cessé de le répéter - que ces premiers exercices n’étaient qu’une introduction. Cette in¬ troduction peut parfois durer longtemps, voire finir par constituer la seule exploration dont l’individu ait besoin. Chacun ici, comme en culture physique par exemple, fait un effort en fonction de ses possibilités du moment. Voyons maintenant comment il est possible d’aller plus loin. La conquête essentielle de la période préparatoire a lieu lors du dialogue avec Yanima. En ce point préalable, les autres activités (associations, approche des rêves) sont des adju¬ vants. Adjuvants nécessaires parce qu’ils éveillent d’autres fonctions psychologiques qui sommeillent, mais adjuvants tout de même. C’est au cours de la confrontation avec Ya¬ nima que l’individu commence à comprendre comment des étrangetés peuvent l’habiter. C’est à ce moment-là qu’il pres¬ sent (puis finit par admettre) qu’il se livre à des projections sur sa femme ou sur d’autres personnes et qu’il commence aussi à se rendre compte que c’est son inconscient qui sécrète ses fantasmes. Quand je dis qu’il s’en rend compte, je veux signifier qu’il s’en convainc presque charnellement. Ce qui était d’abord pour lui une idée abstraite, ou une idée confuse, finit par devenir une idée claire et distincte. L’individu ap-

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prend peu à peu à se délivrer de tous les fantômes d’idées pour se découvrir des convictions. Une idée, lorsqu’elle est vraie, lorsqu’elle a été trouvée par l’individu, et non lors¬ qu’elle lui a été imposée par la force de l’habitude ou le ouïdire, se suffit à elle-même. Ella a une force d’entraînement reconnaissable entre toutes. Elle permet à la fois à l’individu de se centrer et de s’ouvrir aux autres avec rigueur et amitié.

EST-IL POSSIBLE DE CLASSER SES REVES? Arrêtons-nous un moment au rêve. Cela nous permettra de poursuivre, de passer à une .seconde étape. Le rêve, disait Freud, est la voie royale de l’inconscient. On pourrait dire cela autrement: le rêve contient virtuellement le modèle de la vie psychique. Il ne manque à ce modèle que la conscience. Le rêve est un message que la psyché s’adresse à elle-même. Comme si elle se livrait à un dialogue intérieur. Renouer avec le rêve, avec le quelque chose de très mystérieux qui est con¬ tenu dans la vie du songe, c’est renouer avec la dimension psychique oubliée au moment où nous passons par des échecs (traumatismes, remises en question avortées, culpabi¬ lité, etc.). Grâce au rêve, le jour se souvient de la nuit, de la nuit de la conscience, et la nuit se souvient du jour puisque le songe éclaire notre obscurité la plus profonde, celle qui res¬ semble le plus à la mort: “cette obscure clarté qui tombe des étoiles”, disait le Cid de Corneille. Le rêve semble en savoir sur nous-mêmes bien plus que nous n’en savons nous-mêmes. La chose n’est pas étonnante: il est certes confus, mais il est “tout chaud”, pourrait-on dire, de notre plus lointaine profondeur. Certains rêves sont transpa¬ rents, j’ai cité celui des hommes de l’expédition Nansen. D’autres le sont aussi pour qui détient la sagesse ou plus sim¬ plement une connaissance psychologique. Dans le dernier

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rêve, ou plutôt la vision que j’ai rapportée, celle de la patiente de Jung, le songe indique lui-même les quatre fonctions psy¬ chologiques dont parle Jung. Il s’agit ici d’une semi-transpa¬ rence, ou plutôt d’une transparence symbolique: les quatre dieux représentent les quatre fonctions de la psyché. Si l’on relit la transcription que Jung donne de la vision de sa patiente, il y a quatre dieux: “quatre” est le nombre de ces présences, “dieux” est leur nature. Semblables aux quatre évangélistes ou aux quatre fis d’Horus, les quatre dieux sont les dieux de la psyché de la rêveuse. Il est donc question allu¬ sivement d’un enracinement du rêveur. Mais - et cela s’avère de la plus haute importance - la scène ne reste pas statique: elle dégage, comme dit Jung, l’impression que le rêveur ap¬ proche de son centre. L’idée du cercle de feu confirme cette impression. Le cercle apporte le mouvement dans cette scène. Bien plus: ce cercle est de feu; or le feu symbolise la passion. Passion avec laquelle la patiente renoue. J’ai dit qu’un tel rêve - rêve et vision sont ici équivalents était transparent ou semi-transparent. Il est loin pourtant du rêve Nansen. La transparence à laquelle j’ai fait allusion n’apparaît que pour qui a une habitude des symboles. Dire que les quatre dieux représentent l’enracinement et que le cercle symbolise le mouvement, voire l’ouverture à la trans¬ cendance ou du moins à d’autres horizons moins étroits, ou encore que le feu est synonyme de passion, tout cela ne va pas nécessairement de soi pour qui débute en analyse. Celui-là devra donc se livrer à une analyse progressive, fragment par fragment. Il est encore incapable de faire jouer son intuition (comment le pourrait-il, puisqu’il n’acquerra cette possibilité qu’en fin d’analyse!). Il faut savoir cependant que ce genre de rêves ou de visions annonce une amélioration de l’état de santé mentale de l’individu. De tels rêves apparaissent spon¬ tanément au cours de l’analyse ou du travail sur son incons¬ cient; ils présagent le passage à un autre état psychologique.

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L’individu qui les fait sort de sa crise et entre dans une autre dimension de lui-même jusque-là laissée dans l’ombre, voire refoulée. Ce qui vient d’être dit nous incite à tenter une classification des songes et des visions. Nous avons, jusqu’à présent, noté qu'il existe deux grandes catégories de rêves: ceux qui sont transparents (Nansen) et les autres, plus ou moins obscurs. Certains d’entre eux ont même une fausse clarté (le rêve de l’anniversaire): ils peuvent signifier le contraire de ce qu’ils expriment. Nous avions survolé, mais fixé de manière pré¬ cise, les règles de l’interprétation des songes telles que Freud les avait établies. Nous avons en même temps insisté sur le fait qu’il ne saurait, sauf cas rares, y avoir de grille applicable pour tous les rêves. L’interprétation varie en fonction du rê¬ veur, de sa biographie, de ses complexes, de son mystère. L’interprétation est chose délicate, elle demande une longue habitude. Aussi avons-nous conseillé ne pas essayer pour le moment d’appliquer ces règles. L’important est de se sensibi¬ liser au rêve, de lui tourner autour, comme on le fait avec un poème que l’on ne comprend pas, de tenter de le pressentir de l’intérieur, de ne pas se décourager et de ne pas oublier qu’un apprentissage, pour être sérieux, doit se dérouler dans le temps. Parmi toutes ces idées, celle qui est centrale, celle qui consiste à dire que le rêveur, lorsqu’il interprète son rêve, se trouve seul et doit trouver lui-même en lui-même sa propre interpré¬ tation (les règles n’étant que des outils), cette idée donc va de soi. 11 suffit pour le comprendre d’admettre enfin cette évi¬ dence si difficile à vivre: le message du rêve comme la pré¬ sence et la chaleur de l'inconscient ne sont si loin de nous que parce que nous nous sommes éloignés de nos propres vérités. De cela, il résulte que nos rêves ne nous parlent jamais que de nous-mêmes. S'ils sont confus, ou cauchemardesques, c’est

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parce qu une part de notre psyché est confuse ou cauche¬ mardesque et que, si nous n’y prenons garde, nous risquons d être emportés tout entiers dans cette confusion ou par ce cauchemar. S’ils sont transparents, c’est que nous nous trouvons dans un état de transparence à nous-mêmes. Etat fort rare, il faut le souligner. Le rêve est, pour ainsi dire, le thermomètre de 1 état psychique du rêveur. Pour compren¬ dre les degrés indiqués par ce thermomètre, ne faut-il pas d’abord savoir ce que sont les sensations du chaud, du tiède et du froid. Comme le rêve ne nous entretient que d’une part secrète (ca¬ chée, ou refoulée, ou négligée) de nous, la tentation fut grande pour Freud de penser que le rêve avait un secret en son cœur et que les différentes figures qui y apparaissaient étaient autant de déguisements de nous-mêmes. C’est à partir de telles intuitions, nous l’avons vu, que Freud établit les rè¬ gles de son interprétation. A notre niveau et pour rester dans la suite de ce qui précède, nous en conclurons que la première approche du rêve, après que l’on s’en sera imprégné, tiendra en la formule suivante: toute figure féminine apparaissant dans le rêve symbolisera notre anima. Nous considérerons ainsi que le rêve nous don¬ ne des informations sur notre anima.

LE DIALOGUE AVEC L’ANIMA RESTE AU CENTRE DE NOTRE METHODE Ce point acquis, nous garderons à l’esprit que l'anima dans les conditions que nous traversons en ce moment - crise, mé¬ connaissance des lois de la psyché, ou inculture tout simple¬ ment - se trouve prisonnière d’une confusion. Qu’elle ne peut, pour le moment, s’exprimer de manière transparente et

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que, pour la comprendre, nous devons appliquer les règles énoncées par Freud. Laquelle de ces règles? On ne saurait le dire a priori. Il faudra les essayer toutes et tenter de pressentir laquelle s’applique le mieux. On pourra craindre de se trom¬ per. Il faudra écarter cette crainte! Et cela pour la bonne rai¬ son que l’on se trompera toujours et que l’important, pour le moment, n’est pas de voir juste mais de se mettre en marche. Un exemple. Un jeune homme (trente-cinq ans environ) a rêvé d’une femme qu’il était sûr de bien connaître sans pou¬ voir l’identifier. Cette femme portait un sac à main qu’elle agitait en mesure en marchant. Elle était dans la rue. L’inter¬ prétation donne ceci: femme = anima; le rêve veut transmet¬ tre à ce jeune homme un rqessage sur son anima. Quel type de message? Le jeune homme est sûr de connaître cette femme, mais il ne peut pas l’identifier. Cela est tout à fait caractéristi¬ que de l'anima quand elle entre en scène dans le monde d’un rêveur qui, jusqu’alors, ne s’en est pas soucié. Lejeune hom¬ me sent qu’il a affaire à une présence qui fait partie de son intimité et qui lui est paradoxalement fort lointaine. Il y a des chances que le rêve aille parler de Yanima du rêveur. Les éléments transparents sont le sac à main, la démarche, la rue. Ils sont, semble-t-il, dérisoires à première vue. Peuventils faire partie d’un puzzle dans lequel ils retrouveront leur signification? Il faut se demander: à quoi me fait penser la démarche de cette femme? dans quelle rue se trouve-t-elle? Si le jeune homme en question savait appliquer les règles de l’analyse, il aurait procédé de la sorte: - cette femme X symbolise mon anima, ou du moins son état en ce moment; - les éléments (sac, démarche, rue) sont des fragments dispa¬ rates qui caractérisent cette femme (règles du déplacement où l’objet, l’énigme, sont signalés par des détails dérisoires mais au fond caractéristiques).

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Qui est donc cette femme? Le rêveur l’aurait tout de suite compris s’il avait eu une certaine habitude de l’interpréta¬ tion. C’est une prostituée qui fait le trottoir. Elle est dans la rue. Elle a une certaine démarche (elle balance des hanches en agitant son sac en cadence). Dans la vie, en effet, Yanima du jeune homme se prostitue. Lejeune homme “gagne sa vie en vendant sa poésie” comme il le dira dans un rêve ultérieur. C’est un homme de publicité qui en a assez de son métier et qui voudrait un peu respirer pour ne plus vendre sa sensibilité.

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Le rêve, le secret et le reste

CHAQUE INDIVIDU A UN SECRET 4

Sans prétendre encore pouvoir déchiffrer des rêves comme celui qui vient d’être rapporté, nous venons d’améliorer nos connaissances dans l’interprétation pratique des songes. (Rè¬ gle: toute figure féminine symbolise l'anima du rêveur et toute figure masculine symbolise Vanimus pour une rêveuse). Nous pourrons progresser encore, quand nous aurons com¬ pris ce qu’il faut entendre par mystère (ou secret) du rêve. Le sens commun a l’habitude de croire que Freud fut une sorte de Sherlock Holmes, traquant les indices qui, commes dans un roman policier, le conduisaient au sens ultime du rêve. Ce ne fut pas du tout ainsi! Le secret du rêve n’est pas un objet que l’on peut promener dans le creux de sa main: il réside dans l’interprétation. C’est en essayant de comprendre (d'in¬ terpréter) le rêve que l’on approche de son mystère. C’est pour cela qu’il n’importait pas d’en découvrir la vérité du premier coup. En effet, la vérité de l’inconscient ou de la psy¬ ché, est toujours approximative: nous n’avons pas affaire à un objet, mais à un être humain qui transcende toute explica¬ tion. C’est par approches successives, s’améliorant sans ces¬ se, qu’il est possible d’atteindre la vérité de la psyché.

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La psyché en sa part la plus énigmatique ressemble à un oi¬ gnon qu’il faut sans cesse peler pour approcher de son cœur. Chaque peau nous éloigne de notre méconnaissance. Le cœur en question est un secret (lesecret même de l’individu)'. Et la preuve qu’il y a un secret, le rêve nous la donne parfois, comme dans le cas suivant. Un patient de Jung en fit un jour un très long et assez impressionnant: l’un de ceux que l’on fait aux moments cruciaux de son existence et qui sont des bornes de notre itinéraire spirituel. Les “primitifs” appellent ces songes des “grands rêves”. Qui en fait un dans une tribu se le Tait commenter et le livre à tous les membres de la tribu. Le “primitif’ considère qu’il s’agit d’un message adressé à tous les proches du rêveur. Voici (en résumé) le rêve du patient de Jung: “Sous la cathé¬ drale de Tolède se trouve une citerne pleine d’eau en relation souterraine avec le Tage. Cette citerne est, en réalité, une pe¬ tite chambre obscure dans laquelle nage un gros serpent dont les yeux semblent être des pierres précieuses. Près de lui, une coupe. Celle-ci contient un poignard. Ce poignard est la clef de Tolède [...] Le serpent me dit que l’Espagne m’appartient et il me prie de lui rendre l’enfant. Je m’y refuse mais je lui promets de descendre jusqu’à lui pour me prêter à ses cares¬ ses. Toutefois, au lieu de m’exécuter, je décide soudain d’en¬ voyer mon ami S. qui descend des Maures [...] Cet ami n’a pas la force de demeurer en présence du serpent [...] Je dois abandonner l’espoir de prendre le poignard.” Tolède, dit Jung, est une ville fortifiée. “La ville est, depuis des temps immémoriaux, le symbole de la totalité parfaite [...] qui incarne un état durable”. Le serpent est un vertébré à sang froid qui symbolise le psychisme obscur, “ce qui peut se

1 C est ce secret que 1 initiation des “primitifs" ou des sociétés secrètes prétend at¬ teindre et qu elle atteint en fait, mais sur le plan symbolique.

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dresser en nous, ennemi de nous-mêmes, capable de nous rendre mortellement malades”. Mais “les pierres précieuses, de même que la coupe d’or, soulignent tout ce qu’il y a là d’estimable”. L’inconscient est une valeur neutre. Cela dé¬ pend: il peut se dresser contre nous ou, s’il est élucidé, enri¬ chir notre personnalité consciente. C’est une image du dra¬ gon des contes. Dragon qui, si on le vainc, laisse place à des trésors inestimables. Mais alors qu’est-ce que la clef-poignard? Ici nous avons une condensation (voir les règles de l’interprétation). Ce que l’in¬ conscient entend exprimer par ce mixte clef-poignard est une réalité qui ne peut être dite ni par le poignard seul, ni par la clef seule. Or, à bien y réfléchir, le poignard permet d’attein¬ dre un but d’une manière très proche de celui de la clef. Tous deux pénètrent. Il faut savoir que les “primitifs” pensent que si “la pointe du poignard trouve le cœur de l’adversaire, c’est que le poignard conduit la main du combattant et non le combattant le poignard”. Dans l’inconscient, comme chez les “primitifs”, l’instrument n’est pas encore distingué de sa fonction. Ce sera l’élucidation du rêve, si elle se fait, qui per¬ mettra de faire cette distinction et qui établira la distinction entre poignard et clef Nous passerons sur l’analyse de Jung qui est fort complexe. Retenons seulement que le serpent (donc l’inconscient) de¬ mande au rêveur de lui rendre l’enfant. Le rêveur obtiendra en échange le poignard (c’est-à-dire la clef) de Tolède (sa to¬ talité psychique). Qu’est-ce que cet enfant? C’est le secret du rêve, son énigme centrale. C’est aussi le secret du rêveur. Celui-ci ne s’exécute pas malgré sa promesse. De ce fait, il n’aura pas Tolède. Il perdra sa totalité. Or, ce patient traver¬ sait une grave maladie mentale qui lui faisait perdre de vue le sens de l’unité de sa personne. Quelque temps après, il se sui¬ cidait. 133

LES GRANDS REVES ET LES AUTRES On pourra observer que ces grands rêves sont rares. Il n’em¬ pêche qu’en amplifiant les traits des rêves les plus simples ils permettent de mieux comprendre leur structure. Nous avons dit en premier lieu qu’il fallait tourner autour d’un rêve com¬ me on le fait avec un poème ou une musique qui nous restent étrangers (les “primitifs” diraient qu’il faut écouter ce que veut nous transmettre le rêve). Nous avons vu dans un deuxième temps que les figures féminines symbolisent l'a¬ nima et les figures masculines l'animus. Nous savons que le premier pas qui compte dans l’analyse est de dialoguer avec son anima ou son animus. Dans le rêve qui vient d’être rapporté, il n’est pas question (directement du moins) de l'anima, mais de l’environnement dans lequel elle évolue. Quoi qu’il en soit, anima ou environ¬ nement, il nous faut maintenant comprendre que le rêve re¬ cèle un secret. Ici le secret est l’enfant qui est, en réalité, la faculté poétique, le sens de la poésie que les enfants ont et dont les adultes sont parfois tout à fait démunis. Poésie que le songe nous rappelle à sa manière. Le rêve, avons-nous précisé au commencement de cet ou¬ vrage, est désir. Précisons: il est tout entier désir tendu vers un secret (à moins d’être transparent, car dans ce cas le secret se trouve en pleine lumière). Désir tout entier tendu vers un secret: cela fait que le rêve se déroule comme une pièce de théâtre qu’il faut apprendre peu à peu à se rejouer intérieure¬ ment pour bien l’interpréter. Le fait de penser cela rend l’in¬ terprétation moins statique. Celui qui analyse n’a plus ten¬ dance à figer son rêve comme un papillon mort sur un bou¬ chon de liège, mais à tenir compte de sa dynamique et de sa fantaisie. Il établira des rapports entre les différentes figures du rêve au lieu de croire qu’il a affaire à des personnages iso-

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lés. Ainsi, à titre d’exemple, dans le rêve que nous venons de rapporter, le rêveur, l’enfant mystérieux et le serpent sont en relation les uns avec les autres. Le serpent désire que le rêveur lui rende l’enfant. Le rêveur l’aurait-il confisqué? (La réponse est affirmative: le conscient du rêveur a emprisonné l’en¬ fance.) Le rêveur refuse, mais il répond qu’il descendra se li¬ vrer aux caresses du serpent. Le serpent et le rêveur ont donc des rapports affectifs. Une voie ici se dessine. Une voie pour les questions et les associations de pensée. Il faut préciser encore une fois que cet ouvrage se veut pro¬ gressif et pratique. Il ne prend tout son sens qu’au moment où le lecteur l’utilise comme un guide avec exercices et non passivement. Il n’est pas difficile le moins du monde, mais il n’est pas destiné à ceux qui se laissent porter mollement... Ainsi au point où nous en sommes, une nouvelle mise au point s’impose. Résumons tout ce que nous avons appris au sujet du rêve. Il existe des rêves transparents, des grands rêves et tous les autres. Les rêves transparents n’ont pas besoin d’être inter¬ prétés, leur sens s’impose d’emblée. Une précision toutefois: il ne peut s’agir vraiment de rêves transparents, absolument transparents, que si le motif est un besoin physiologique. Les gens de Nansen ont faim, alors ils rêvent qu’ils mangent à satiété. En revanche, si par exemple on rêve que l’on retrouve son épouse dont on est en réalité séparé, si l’on rêve, pardon de la franchise! que l’on fait l’amour avec elle et que cela se passe bien, il est impossible de s’en tenir à la transparence directe. Il ne s’agit pas seulement d’un besoin physiologique, mais également d’autre chose où l’affectif entre en jeu. D’ail¬ leurs, de deux choses l’une: ou le rêveur dans la réalité ne s’est pas entendu physiquement avec son épouse, ou il s’est en¬ tendu. Et les choses sont encore plus complexes: la femme, elle, a-t-elle été satisfaite?... Dans tous les cas de figure, quel135

les que soient les questions qui se posent, quelle que soit l’in¬ terprétation finale, le sens ne va pas de soi. 11 ne s’agit pas d’une simple faim sexuelle, mais d’un sentiment qui s’inscrit dans une histoire: celle du couple; or c’est au problème du couple que le rêve fait allusion. Quant aux grands rêves, ils sont reconnaissables par leur aspect imposant. On ne les comprend pas toujours, mais on pressent qu’ils sont tout à fait clairs. On devine que quelque chose veut nous être communiqué. Ce sont des “grands rê¬ ves” qui marquent le cours d’un itinéraire psychique. Il existe deux catégories de grands rêves: - les uns qui, comme la vision des quatre dieux et du cercle de feu, indiquent qu’un processus de maturation est en cours; - les autres, tel celui du serpent sous la cathédrale de Tolède, le dernier que nous avons jusqu’ici évoqué, constituent une mise en garde. Le rêveur aurait dû descendre en son in¬ conscient et retrouver l’enfance ou la poésie. Or il envoie stupidement quelqu’un d’autre à sa place. Un autre qui, par ailleurs, échoue. Et, pis encore, le rêveur... finit par se désintéresser de la chose. De ce point de vue, le rêve a été prémonitoire: c’est la totalité de la personne qui s’est bien trouvée enjeu, puisque le rêveur finit, dans la réalité, par se suicider. On ne peut que pressentir le sens de ces grands rêves: ils sont extrêmement philosophiques. Le plus sage est d’y songer, d’y revenir souvent, ou de faire appel à un psychanalyste.

INTERPRETER SES SONGES Il reste maintenant tous les autres rêves, ceux qui constituent l’immense majorité. Sur ces rêves - ce sont eux qu’il faut

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s’accoutumer à interpréter -, une partie met en scène Yanima du rêveur (ou Yanimus de la rêveuse); une autre, l’environne¬ ment dans lequel évolue Yanima (ou Yanimus). Nous avons vu, quel que soit le cas, qu’il fallait: - tourner autour du rêve, s’en imprégner, le “sentir”; - le noter; - se livrer à des associations de pensée à partir d’un mot du rêve, ou de l’une de ses scènes ou incidents, ou encore à partir d’un souvenir qui surgit à ce moment-là. Ici nous établissons une première jonction entre deux exerci¬ ces, distincts jusque-là: l'association d’idées et l’interpréta¬ tion du rêve. Cette jonction permet de pousser l’exploration plus avant. Elle provoque des désinhibitions. (Cela n’empê¬ che pas qu’il faille continuer à se livrer à des associations de pensée à propos de complexes comme à l’occasion de tout phénomène psychique que l’on veut comprendre et dont le sens reste obstinément scellé). L’association permet au flux psychique (la libido) de vaincre les “nodules” qui la font s’en¬ liser. Ensuite, il faut commencer à interpréter. Il faut “se jeter à l’eau”. On ne pourra le faire qu’après quelques semaines au moins du travail préparatoire que nous avons évoqué. Et ce ne sera qu’au bout d’un temps assez long, plusieurs mois, parfois plusieurs années, que l’on obtiendra des résultats. Ce travail d’interprétation, à moins de suivre une analyse auprès d’un thérapeute, personne ne pourra l’effectuer à votre place. Soi-même, et personne d’autre, se confronte à son incons¬ cient et l’élucide. Certes, on a besoin d’une aide et celle-ci est possible, voire nécessaire. 11 n’empêche que le chemin de la solitude ne peut être évité. L’aide? Vous la trouverez dans cet ouvrage et dans d’autres aussi (dont vous trouverez une liste succincte en bibliographie). Se soucier davantage de ses proches même si

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“l’on n’a pas le temps” est également d’un secours non négli¬ geable, ne serait-ce que parce qu’une ambiance favorable s’é¬ tablit autour de soi. De quelle manière procéder pour interpréter un rêve, une fois le travail préparatoire achevé? Ne jamais être pressé et se dire que si l’on ne réussit pas au début, on finira en s’accoutumant par faire mieux, passé un certain temps de pratique. D’ail¬ leurs, parfois, un rêve qui nous est resté énigmatique et que l’on a mis de côté (car il est bon de conserver dans des cartons les comptes-rendus de ses rêves et tout ce que l’on a écrit) nous revient subitement en mémoire et nous livre son sens. En tout cas, une fois le travail préparatoire effectué il con¬ vient de: - découvrir autant que possible la dramaturgie du rêve. C’est-à-dire à voir en quoi il raconte une histoire (si ab¬ surde soit-elle1), en quoi il ressemble à une pièce de théâtre, avec suspense, secret et épisodes. Au tout début, il faut schématiser et faire comme si le rêve était une simple ré¬ daction scolaire dont on cherche à retrouver le plan; - passer enfin à l’application des règles que nous avons déjà fixées en allant les chercher chez Freud. (Les deux étapes sont, en fait, imbriquées dans la pratique; mais pour un débutant il est bon de respecter la procédure indiquée.) Les règles sont assez nombreuses. Enumérons-les de nou¬ veau: l’inversion, la condensation, le déplacement, la symbo¬ lisation. Laquelle de ces règles choisir? Il est impossible de répondre à une telle question. La seule réponse est qu'il faut tâtonner. Les essayer l’une après l’autre et se décider en se

1 11 s’agit donc dans ce travail de saisir, dans l’ordre, le contenu manifeste (CM) et non le contenu latent (CL). Ce sera le rôle de l’interprétation d’élucider le CL.

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fiant à sa sensation en faveur de l’une ou de l’autre. Une telle manière de procéder est aussi bien connue en philosophie qu’en science: c’est la méthode des essais et des erreurs. On essaie et on voit. Si l’on se trompe, on essaie encore. Et on recommence jusqu’à ce que l’on trouve. Mais si cette mé¬ thode ne donne aucun résultat? Si on n’est pas satisfait par tous les essais? Eh bien, c’est tout simplement que le rêveur n’est pas encore assez mûr pour interpréter son rêve. Il le mettra donc de côté. Il passera ensuite à un autre rêve, ou il reviendra à un rêve ancien pour tenter de l’éclairer. Certaines personnes sont tellement “bloquées” que toutes les tentatives s’avèrent dérisoires. Tout le monde, en effet, n’est pas capable d’aller jusqu’au bout, comme tout le monde n’est pas capable de faire de la culture physique, de la musique, ou même de s’intéresser à un livre. Il serait malgré tout dommage de ne pas tenter. De ne pas se remettre au travail après avoir laissé décanter les choses un jour ou deux. On a parfois des surpri¬ ses agréables. Il faut le dire encore une fois: c’est le fait de travailler, c’est le fait d’interpréter, de prendre le rêve au sérieux et de l’écouter, qui compte plus que l’exactitude. Celle-ci viendra après un certain temps. Nous ne voulons pas alourdir cet ouvrage par d’autres exemples. D’ailleurs, il ne sert à rien d’imiter les interprétations qui existent. Chacun doit tracer son sillon personnel. Une question se pose pourtant: une fois l’interpré¬ tation en main - et quelle que soit la qualité de celle-ci - que faut-il en faire? Il faut la mettre momentanément de côté (on y reviendra plus tard) et savoir en même temps qu’elle est juste, mais non définitive. Cette dernière idée, qu’une interprétation puisse à la fois être juste et non définitive, choquera plus d’un. Elle se trouve toutefois à la base de la démarche scientifique: la théorie de Newton fut, comme toutes celles qui la précédèrent et toutes

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celles qui lui succédèrent, juste mais non définitive. Elle fut détrônée par la relativité d’Einstein. Cela ne veut pas dire toutefois que les hommes vécurent pendant des siècles avec une théorie fausse; cela signifie que les scientifiques du XXe siècle précisèrent ce que la gravitation de Newton nous avait appris. L’observation des astres, par exemple, se fit plus pré¬ cise. Cela ne signifie nullement que les calculs de Newton soient faux le moins du monde. Pour reprendre notre métaphore, les théories de Newton comme d’Einstein sont des pelures de l’oignon Univers. De la même manière les esquisses auxquelles se livre un peintre avant de dessiner son tableau ne sont pas fausses mais ap¬ proximatives. Il arrivera d’ailleurs que nous croyons ces es¬ quisses achevées, nous qui à l’inverse du peintre, n’avons pas l’intuition du tableau à naître. Mais, direz-vous, le tableau finit par trouver sa forme définitive. Cela est dû à ce que le peintre veut représenter une pomme, un paysage ou un être humain et non, comme la science, l’univers entier. De même, l’interprétation du rêve, c’est-à-dire du message de l’incons¬ cient, s’avère inépuisable. La santé psychologique, la bonne forme, consistent à élucider ce qui peut l’être, ce qui pose un problème, négligeable ou grave, en ce moment précis. On commencera à pouvoir interpréter valablement ses son¬ ges, on commencera à en pressentir le sens et à appliquer les règles freudiennes (inversion, déplacement, etc.), on fera jouer les règles en les essayant l’une après l’autre jusqu’à ce qu’une étincelle jaillisse, quand on aura perçu que son rêve, ou le fragment de rêve que l’on étudie, constitue une pièce de théâtre. Une pièce de théâtre avec énigme, suspense et con¬ clusion. Le rêve, pour transmettre son message, passe par une théâtralisation. Si je r.êve que l’on me poursuit et que je finis par tomber dans la mer et par périr noyé, cela veut dire que je suis poursuivi (par qui?), je finis par perdre pied et

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par étouffer. Qui m’étouffe? Pour le savoir, j’ai évidemment besoin d’une information supplémentaire. Celle-ci me sera donnée par la suite du rêve, par un autre rêve ou par une as¬ sociation d’idées. Je pourrais appliquer les règles, mais avant de le faire, j’aurai besoin de connaître les épisodes (les péripé¬ ties, les scènes, les personnages) sur lesquels je pourrai les ap¬ pliquer. Exemple: le rêve raconte que, la nuit tombante, je suis poursuivi sans raison par un monstre, puis le matin, par exemple, par un enfant fou qui porte une paire de bottines qu’il me semble avoir déjà vue; à un autre moment (à une autre scène) je gifle un poursuivant, etc.

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QUATRIEME PARTIE SUR LES CHEMINS DE LA LIBERTE

Le corps a un message à nous transmettre

PERSONNE N’EST UN PUR ESPRIT *

Un lecteur qui débuterait ce livre par les deux ou trois pages qui précèdent risquerait fort de ne rien comprendre. Ou plu¬ tôt de ne comprendre qu’abstraitement ce dont nous parlons. Il lui sera, en effet, très difficile d’admettre que nous n’évo¬ quons pas de simples idées mais l’intimité même de l’être. Nous ne sommes pas en train de ne parler que des émotions d’un individu (vous, moi, tout le monde) mais aussi de son corps, car l’individu forme une unité (corps et esprit indisso¬ lublement liés). On pourra rétorquer qu’on ne le perçoit pas; or précisément, la santé mentale, le bien-être psychique, con¬ sistent à le comprendre et à savoir de quelle manière y parve¬ nir. L’interprétation d’un rêve n’est pas un simple jeu intel¬ lectuel, mais elle constitue déjà une action sur soi-même, ou du moins elle est l’annonce d’une telle action. Interprétation sur interprétation, exercice sur exercice, l’individu à la fin abandonnera sa vieille peau et vivra d’emblée son unité psy¬ chosomatique. Il se sentira pleinement corps et esprit. Psychosomatique n’est pas un terme savant: psycho - ce qui a trait au psychique, et soma - ce qui concerne le corps; psy¬ cho - le psychologique, somatique - le corporel. Unité psy145

chosomatique = l’unité corps-esprit que forme tout être hu¬ main, ou que du moins, il devrait former. Et puisque nous en sommes à des questions de vocabulaire, la transformation du psychique en corporel est dite, en psychologie, conversion. Quand j’éprouve une contrariété (événement psychologique) et qu’en conséquence, des boutons me couvrent le visage ou que j’ai une crise d’asthme (événements physiques), il se pro¬ duit une conversion du psychologique en somatique.

LES LOIS DU CORPS RESSEMBLENT A CELLES DU REVE Tout ceci serait très simple si cela se passait exactement de cette manière. Or, en réalité, le psychosomatique (l’unité corps-esprit) est plus ou moins net dès le départ. Plus je suis en bonne santé, plus cette unité existe. Si des boutons apparaissent, c’est précisément parce que mon unité m \échappant, je laisse le corps aller de son côté et l’esprit aller du sien. Il ne faut pas chercher la magie bien loin, elle se manifeste d’elle-même dans notre psyché: les boutons me rappellent que je ne suis pas un pur esprit. On croirait presque qu’un magicien nous gouverne et c’est peut-être la raison pour laquelle les enfants aiment les contes: restés pro¬ ches des processus primaires de la psyché, ils y trouvent des enseignements de la même manière que nous, devenus adul¬ tes, découvrons dans le rêve des messages précis. Résumons tout cela à gros traits à partir d’un fait banal. Je triche, je mens, je commets une action qui me fait honte, ou encore une émotion me fait perdre pied, et je rougis. Cette rougeur est un symbole exprimé par mon corps de ce que je ressens. En fait, l’émotion (honte ou autre chose) a touché mon unité psychosomatique et le sang s’est subitement con-

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centré dans mes joues. Mon corps a alors, à l’instar du rêve, un message à me transmettre. Il se rappelle à mon bon souve¬ nir, il semble me dire: une telle émotion m’est quasiment in¬ supportable, elle me met hors de moi. Pour mieux compren¬ dre ce que cela signifie, afin de me ressaisir, des associations d’idées seront les bienvenues. J’aurai besoin de sentir à quels souvenirs, à quelles autres émotions, cette honte que j’é¬ prouve maintenant est rattachée. Une émotion, un senti¬ ment, disent les psychologues, appartiennent à une “constel¬ lation” d’émotions ou de sentiments. Pour saisir ma honte d’aujourd’hui, je dois ressaisir les émotions connexes, pas¬ sées ou présentes, qui la constellent. C’est la sédimentation des émotions qui rend le cotps présent. L’exemple que je viens de donner - une émotion qui suscite une rougeur au front - est extrêmement banal, d’autres sont plus spectaculaires. Le psychosomaticien Franz Alexander en cite de très nombreux dans son livre la Médecine psycho¬ somatique (Payot, Poche). Le champ qu’il dévoile est ainsi très étendu; citons quelques-uns de ses titres de chapitres pour nous en rendre compte: troubles de l’appétit et de l’ali¬ mentation, troubles des fonctions digestives et des fonctions d’élimination, l’asthme bronchique, la tachycardie, l’hyper¬ tension artérielle, les migraines, les états de fatigue, certains diabètes, certaines arthrites rhumatismales, les troubles sexuels, etc.

QU’EST-CE QUE LA MEDECINE PSYCHOSOMATIQUE? Tous ces troubles que cite Alexander sont d’ordre psychoso¬ matique. Cela signifie que la médecine habituelle a beau faire des miracles, elle s’avère impuissante devant eux. Ses métho147

des, en effet, qui ne portent que sur une partie de l’être hu¬ main (sa matérialité), sont incapables toutes seules de guérir de telles maladies. Par elles, il se révèle que l’individu est composé de deux dimensions dont il faut tenir compte sans en oublier une seule si l’on ne veut pas être inefficace. On pourra faire prendre au malade toutes les drogues possibles, on pourra lui faire subir n’importe quel traitement; on n’a¬ boutira à rien si l’on ne soigne pas en même temps sa psyché. Une telle découverte n’est pas allée sans provoquer un scan¬ dale pour la pensée courante et les pouvoirs établis. Elle sem¬ blait marquer un retour aux guérisseurs et aux mages. Mais ce n’était qu’une vision superficielle! Un individu sans for¬ mation adéquate ne réussira pas en ce domaine; il risquera, au contraire, de provoquer des dommages. Ne s’improvise pas psychosomaticien qui veut: il ne suffit pas d’être médecin et d’avoir de l’intuition. Il faut encore être psychanalyste, c’est-à-dire avoir appris à dialoguer avec l’inconscient. La colite muqueuse, par exemple, a été depuis longtemps considérée par les analystes comme une forme de névrose. On estime - je schématise pour la commodité de l’exposé que la colite muqueuse est un trouble de la fonction physiolo¬ gique du côlon provoqué par une suractivité du système ner¬ veux parasympathique. A son tour, cette activité excessive a une cause: elle pourrait, dans la plupart des cas, être attri¬ buée à une tension émotionnelle. Comment se présentent les personnes qui souffrent de colites? La méticulosité, le senti¬ ment de dépendance, l’hypersensibilité, l’anxiété, le senti¬ ment de culpabilité, le ressentiment sont des tendances affec¬ tives que l’on trouve habituellement chez les personnes at¬ teintes de colites muqueuses. La psychanalyse de malades souffrant de diarrhées chroni¬ ques ou de colites muqueuses a révélé que ces malades souf148

fraient d’un conflit et d’une dépendance infantile. Les mala¬ des (par exemple) tâchent de compenser leur désir de dépen¬ dance par une activité et par un besoin de donner, en rempla¬ çant un acte et des dons réels par des crises de diarrhée. La diarrhée joue ici le même rôle que la rougeur au front dans le cas de la honte.

LA COLITE EST (SOUVENT) PROVOQUEE PAR DES MOTIFS PSYCHOLOGIQUES En se fondant sur l’étude de nombreux cas, un autre analyste a découvert qu’en ce qui., concerne la colite ulcéreuse, le noyau des conflits qui se trouvent à son origine est à chercher dans les relations conjugales. Certains ulcères sont dus à des problèmes afférents aux rela¬ tions sexuelles du couple. La littérature rapporte le cas d’une jeune femme mariée depuis six mois qui commence à souffrir d’un début de colite ulcéreuse. Des soins médicaux calment complètement son intestin; mais trois mois plus tard, sa diar¬ rhée reprend. Interrogée par son analyste sur les circonstan¬ ces dans lesquelles son mal l’avait reprise, la jeune femme rapporte qu’au moment où son mal se déclarait à nouveau, son mari lui avait dit en guise de plaisanterie; “Me rendras-tu un jour les quatre cents dollars que je t’ai prêtés pour acheter ton trousseau?” N’ayant pas cet argent, elle se sentit troublée, et elle régressa à un stade infantile. En effet, l’enfant n ’a d’au¬ tre moyen de témoigner qu'il veut offrir quelque chose à sa mère qu 'en lui donnant ses excréments. Quand l’analyste eut expliqué à cette patiente la relation qui existait entre l’argent et son incapacité de le rembourser au¬ trement que symboliquement par le fonctionnement de son intestin, les troubles cessèrent immédiatement, sans aucun

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changement de régime, sans aucun traitement médical. Un mot peut parfois avoir infiniment plus d’effets qu’une longue ordonnance!

L’INCONSCIENT SE “VENGE” Un autre analyste a dressé la liste des maladies de la peau dans lesquelles “les phénomènes psychiques jouent soit un rôle de motivation, soit un rôle important de détermination”. En voici la liste: - Rougeur - Pâleur - Chair de poule | Phenomenes mo,ivés - Horripilation 1 Par des émot,ons - Modifications de la sudation - Dermatographisme - angionévrose - eczéma érythémateux - Œdème de Quinke - Eczéma aigu (dermatite aiguë) - Urticaire aiguë ou chronique - Œdèmes (œdème de Quinke, œdème chez les hystériques) - Prurit localisé ou généralisé - Dermatophobies Excoriations névrotiques: dermatothlasie (Fournier), lé¬ sions que le malade crée lui-même (sans vouloir induire en erreur; psychogénèse variable) Dermatite artificielle (mythomanie de Dupré - lésions produites par le malade lui-même pour induire en erreur) - Douleurs fixes et troubles de la sensibilité (topalgie de Brocq, par exemple: glossodynie) Angiospasme (engourdissement des doigts) Perte subite des cheveux (alopecia areata) ou blanchisse¬ ment subit des cheveux (canidés) - Trichotillomanie - Trichocryptomanie

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- Stigmates imitant ceux de la crucifixion - Tatouage - Manifestations d’origine psychique dans les états allergi¬ ques. Alexander, de son côté, écrit - citons-le sans commentaires que “tout ce qu’on peut dire, c’est que dans l’eczéma et dans la névrodermie, les tendances sado-masochistes et exhibi¬ tionnistes ont certainement une relation plutôt spécifique avec les symptômes cutanés. Nous avons souvent observé le schéma suivant: montrer le corps afin d’attirer l’attention, l’amour ou un avantage quelconque; en d’autres termes, l’exhibitionnisme est employé comme une arme dans la riva¬ lité et réveille un sentiment de culpabilité. Selon la loi du ta¬ lion, la punition doit être à la mesure du crime. La peau qui a servi d’instrument d’exhibition devient l’endroit d’une dou¬ loureuse affection”. On s’exhibe, on montre d’abord son corps pour séduire un partenaire et ensuite, pour une raison ou pour une autre, soit une timidité qui reprend le dessus, soit le remords de s’être abaissé à une telle conduite, on punit cette apparence qu’on a voulu présenter pour séduire. L’ap¬ parence en question, la peau la symbolise. Quant au “on” que je viens de nommer, il est le “magicien” qui réside dans nos tréfonds et qui nous gouverne. “Le grattage a dans ces mala¬ dies, poursuit Alexander, une grande signification. [...] Le facteur important dans le grattage est l’impulsion d’hostilité que le sentiment de culpabilité fait dévier de son but primitif et se retourner contre le sujet lui-même.” Le sentiment de cul¬ pabilité se déplace (nous avons vu ce qu’est le déplacement dans le rêve, nous avons ici affaire au même mécanisme). Le déplacement devient tel qu’il dessine, pour ainsi dire, un cer¬ cle, qu’il se mord la queue et qu’il porte alors sur le sujet luimême. Tout se passe comme si l’inconscient se vengeait, parce que nous n’avons pas voulu lui prêter attention.

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J’ai cité ces cas pour des raisons évidentes: illustrer la puis¬ sance du psychique, montrer que l’être humain tend à être une unité psychosomatique1, signifier que certaines maladies sont des symboles gravés sur le corps du malade et enfin sen¬ sibiliser plus intensément à l’inconscient. Il s’agit là de cas extrêmes - la maladie est toujours un cas extrême - qui ne nous concernent pas mais qui, par leur exa¬ gération même2, jettent quelques lueurs sur le fonctionne¬ ment normal de la psyché. Nous en tirerons une loi: les petits malaises, les petits riens (boutons, toux, problèmes digestifs, tension provisoirement élevée), s’ils ne nécessitent pas tou¬ jours un traitement médical de choc3, peuvent et doivent être perçus et compris comme le sont les complexes, par exemple. C’est-à-dire qu’ils font partie eux aussi du matériau à partir duquel seront conduites les associations d’idées et ensuite, dans un deuxième temps, l’analyse. La réflexion doit non seulement porter sur les émotions, les complexes, les rêves, etc., mais aussi sur les petits riens qui laissent des traces sur le corps.

1 L’être humain n’est jamais pleinement une unité psychosomatique, parce qu’il n’est jamais pleinement en bonne santé psychologique; mais il tend à une telle unité. 2 Les maladies sont donc, pour ainsi dire, des exagérations. La plupart des maladies psychiques, voire même les simples malaises passagers, sont aussi des exagérations. L’individu perd avec eux sa juste mesure. 3 II va de soi que cet ouvrage ne prétend nullement se substituer au médecin. Les exercices que je préconise, comme les explications que je donne, n’auront de valeur que si le lecteur est tout à fait sûr d’être en bonne santé. 152

Se délivrer des tabous mal placés

SE POSER DES QUESTIONS SUR LA VIE Nous venons de noter que tout, absolument tout phénomène psychologique - un songe, un acte manqué, un lapsus lin¬ guistique, une toux, une éruption de boutons - a un sens qui pourrait s’élucider à condition de lui appliquer les règles de l’interprétation. Cette notation demande tout de même sinon à être nuancée, du moins à être précisée. Il va d’abord de soi que si tout a un sens pouvant être élucidé, l’homme moyen (vous, moi, tout le monde) s’échinera en vain devant la signi¬ fication ultime: trop complexe, la réalité échappe à ceux qui ne sont pas formés professionnellement. Il va de soi ensuite qu’il ne s’agit pas de devenir un maniaque qui commente le moindre de ses gestes. Nous ne cherchons, quant à nous, qu a nous maintenir en "bonne forme" et pour cela nous nous li¬ vrons à des exercices quotidiens d'analyse; mais encore une fois nous restons délibérément en surface. Qu’avons-nous be¬ soin d’explorer profondément l’inconscient? Voulons-nous devenir des médecins? Il nous faudra dans ce cas abandonner cet ouvrage et aller à la Société de psychanalyse!... Une dernière indication enfin: si malgré cet avertissement, le lecteur se découvre un maniaque de l’introspection, s’il ne

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peut se défendre de gratter sa psyché comme un malade grat¬ te ses boutons, s’il remplace la saine interprétation par des superstitions, c’est qu’il a besoin de consulter lui aussi. Une dernière fois: cet ouvrage s’adresse à des gens entièrement sains, c’est-à-dire à l’immense majorité... J’ai commencé ces pages en disant que la psychanalyse - et la méthode que j’expose ici en est issue, c’est une méthode ana¬ lytique simplifiée - vise à une initiation à l’âge d’homme. L’être humain a besoin de plusieurs initiations qui corres¬ pondent chacune à un âge de la vie: entrée dans la vie, pas¬ sage à l’âge d’homme et entrée dans la vieillesse. Ce besoin est quelque chose de pressant. La preuve? De nombreuses dé¬ pressions nerveuses ont pour cause l’oubli de ce besoin. L’être humain ressemble alors à une plante qui se dessèche. Ne suffit-il pas souvent d’une ou plusieurs conversations avec un analyste, pour que l’individu se retrouve? La dépres¬ sion nerveuse est souvent provoquée par le fait que l’individu n’a pas mûri et ne s’est jamais posé convenablement certains problèmes philosophiques comme celui de sa responsabilité ou celui de son vieillissement. Ou plutôt, pour être plus pré¬ cis, l’individu en question a eu peur de se poser les problèmes parce qu’il n’était pas outillé pour y répondre. Cet outillage n’est pas une accumulation d’idées toutes faites mais une santé psychique qui prédispose favorablement. L’initiation la plus importante est celle de l’entrée dans l’âge d’homme, autour de vingt ans en général. Précisons que par initiation, je n’entends nulle cérémonie magique, nul “mys¬ tère”, mais un processus naturel favorisé par le milieu fami¬ lial. Nous verrons que dans nos sociétés, le milieu s’avère tout à fait défaillant et que l’adolescent est laissé à lui-même et parfois à sa détresse. Cette initiation à l’âge d’homme est es¬ sentielle pour la bonne raison qu’elle met en scène le moment le plus important de l’existence. Freud a montré que c’est au

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cours de ce passage que l’individu devient capable de se saisir pour aller de l’avant (Sartre disait que l’homme devient alors un projet). En effet, à l’adolescence, l’individu est capable de ressaisir son passé, c’est-à-dire de revivre, en pleine conscience cette fois-ci, les événements de son enfance qu’il n’avait fait que subir. Se projeter dans l’avenir, c’est-à-dire, centré sur son présent, avec son passé élucidé à l’arrière-plan, découvrir que l’on a une biographie et, en fonction d’elle et des circonstan¬ ces (professionnelles, familiales, etc.), esquisser des plans.

DECOUVRIR QUE L’ON A UNE BIOGRAPHIE Découvrir que l’on a une biographie? J’ai dit que l’adolescent en bonne santé psychique découvrait qu’il avait une biogra¬ phie. En effet, cette découverte, cette sensation, ne va pas de soi. La plupart d’entre nous se sentent constituer un amas d’événements mais non une histoire. De la même manière qu’un individu qui ne fait pas d’exercice physique sent son corps se “rouiller”, le découvre dans une grisaille qui lui a fait perdre sa fluidité et sa précision, un individu qui n’a pas at¬ teint l’âge d’homme au sens psychique du terme, qui n’a pas été initié à l’âge d’homme, sentira sa biographie davantage comme un curriculum vitae que comme une histoire. Plus comme une accumulation d’événements, avec d’ailleurs des trous, des énigmes, des questions non résolues, des craintes, des souffrances et parfois des joies qui fusent et illuminent quelques zones, que comme un ensemble harmonieux où la joie et la douleur s’équilibrent. Où la tension devient créatrice au lieu de provoquer des nœuds... Freud a découvert que l’initiation à l’âge d’homme - il faut préciser qu’il n’ajamais utilisé ce mot d’initiation - est donc

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une ressaisie du passé le plus profond et une projection vers l’avenir. Ressaisie d’abord du passé, l’exploration freudienne a atteint la plus lointaine enfance. Je ne propose évidemment pas au lecteur de s’engager sur cette voie, il n’est pas outillé et il n'en a pas besoin. J’en parle toutefois, non seulement pour exposer un peu plus complètement ce qu’est la psychanalyse, mais aussi et surtout pour rappeler qu’elle est, quoi que cer¬ tains en disent, une initiation, avec des secrets inaccessibles au profane. Des secrets auxquels se nourrit la démarche psy¬ chanalytique que nous avons empruntée, secrets auxquels se nourrira toute personne qui pratiquera les exercices que je donne, et cela sans même s’en rendre compte.

LE PETIT ENFANT A UNE SEXUALITE En ce point précis, les découvertes majeures furent de deux ordres dont les conséquences ne peuvent nous laisser indiffé¬ rents, tant pour aider nos enfants, comprendre ceux qui nous entourent, que pour donner une couleur plus vive et plus charnelle à l’itinéraire que nous avons pris en commençant cet ouvrage. Itinéraire que nous avons fortement balisé en nous livrant à des exercices progressifs: associations d’idées, imprégnation par le rêve, interprétation, etc. La première dé¬ couverte de Freud concerne la sexualité des petits, la seconde celle du complexe d'Oedipe. Affirmer comme le fit Freud que l’enfant, le petit enfant, voire le bébé, avait une sexualité (il employa le mot de libido) provoqua un scandale, on s’en doute. Considérant de ma¬ nière puritaine que la sexualité était chose honteuse, et vou¬ lant en protéger les enfants, la société de l'époque se refusa à voir un fait que l’observation la plus courante exposait avec éclat. Comment un tel aveuglement fut-il possible? Comment la force des préjugés peut-elle devenir telle qu’elle empêche de

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constater ce qui crève les yeux? Faut-il donc admettre que les sociétés les plus policées subissent parfois des psychoses? Des folies? La réponse est évidemment affirmative quand on pense à l’Allemagne hitlérienne. Freud disait, notons-le au passage, que personne, qu’aucune société ne se trouvait tota¬ lement à l’abri de la contagion de ce que l’un de ses disciples, Reich, appelait “la peste psychique”. Lorsque la mère est elle-même libérée des préjugés puritains, elle sait, pour avoir vu son enfant rechercher certains plaisirs, que son garçon (ou sa fille), âgé de trois ans par exemple, a une sexualité. Cette mère rira de l’habitude ancienne, au¬ jourd’hui abandonnée, d’emmailloter le bébé dans des ha¬ bits, ou des langes, qui le serpent à outrance. Voulait-on em¬ prisonner sa sexualité? Cette sexualité de l’enfant est au¬ jourd’hui un fait admis, un fait primordial. Tous les puériculteurs dignes de ce nom vous le confirmeront (se reporter, par exemple, aux livres de Françoise Dolto). Mais quel genre de sexualité traverse l’enfant? Ce n’est évidemment pas la nôtre, à nous adultes, encore que pour certains d’entre nous, en quelques recoins du corps, elle puisse lui ressembler à s’y mé¬ prendre. La sexualité de l’enfant est diffuse, multiforme et même anarchique. Diffuse, parce qu’elle n’est pas encore in¬ dividualisée: le bébé éprouve par exemple beaucoup de plai¬ sir à téter, ou l’enfant à déféquer. Freud appelle cela le stade oral de la sexualité et son stade anal. L’homosexualité mas¬ culine n’est-elle pas parfois une sexualité encore fixée au stade anal? Multiforme parce qu’elle prend différentes formes puis¬ qu’elle ne s’individualise pas. Elle se confond avec la nourri¬ ture et le sommeil dans le tout petit âge (mais pas seulement avec cela d’ailleurs: les observations ne sont pas encore com¬ plètes). Elle s’identifie avec la défécation à un âge plus avancé. Cela choquera plus d’un; mais il suffit de voir un en-

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fant (ou de se mettre à sa place): n’éprouve-t-il pas un plaisir à évacuer ses selles? L’enfant n’est-il pas d’abord une éponge (sexualité diffuse) avec deux ouvertures qui le mettent en contact avec le monde: sa bouche et son anus? La sexualité, la libido, au sens freudien, naît donc d’une ouverture de l’in¬ dividu à la vie. Lorsque l’enfant grandira, sa fonction sexuelle se précisera. L’enfant ne sera plus totalement identifié à elle (il ne sera plus seulement une éponge) mais, se distinguant de sa sexualité, il s’en servira pour avoir un plaisir nouveau. Mais c’est là que sa sexualité apparaîtra comme anarchique. Il fera en effet feu de tout bois! On verra l’enfant se faire mal pour en tirer du plaisir, on le verra essayer de sadiquement faire mal à son entourage, on le verra se masturber. On le verra se toucher ou se frotter contre les autres ou contre les objets. Il est clair que, pour certains d’entre nous, ce moment dont ils ont tout à fait perdu le souvenir, qu’ils n’ont plus voulu voir, qu’ils ont voulu oublier, s’est assez ou très mal passé. Elevés à l’ancien¬ ne mode, leurs parents leur ont peut-être tapé sur la main, ou ont eu un mouvement de crainte ou une répulsion que l’en¬ fant, éponge sensible à toutes les sensations, a capté. Peutêtre encore, les parents ont-ils feint d’être indifférents, ou Font-ils été vraiment. Mais même dans ce cas, l’expérience s’est avérée négative. Ultra-sensibles, les enfants ont capté la désapprobation, l’hypocrisie, l’insensibilité, ou la panique de leurs parents. Il faut comprendre que la réaction des parents à la sexualité de l’enfant, leur manière de l’accueillir, mar¬ quera ces enfants pour toute leur vie. Que la mère, ou le père - la personne qui s’occupe du petit - accepte la sexualité de 1 enfant, et celui-ci n aura, adulte, aucun problème sur ce plan-là. Qu’il y ait réticence, crainte ou autre chose, et l’adulte revivra sans le savoir, via son inconscient, cette réticence ou cette crainte.

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LE GARÇON AIME SA MERE AU POINT DE DESI¬ RER TUER SON PERE Plus tard, vers l’âge de treize ans - les nombres et la durée des périodes sont approximatifs, ils varient selon les individus et les sociétés -, l’enfant entre dans une période de latence. C’est-à-dire que sa sexualité sera toujours présente mais sourde, lourde. Tous les conflits qui la constellent perdront de leur netteté, l’agressivité deviendra angoisse. L’enfant in¬ tériorise, refoule, retient. C’est une époque de latence, dit Freud: les conflits, les problèmes, les souvenirs, sont introjetés dans l’inconscient où ils sont brassés, “travaillés”, pour réapparaître plus tard sous une nouvelle forme. Quelle est cette nouvelle forme? Ambivalente! Elle aura un aspect posi¬ tif et un aspect négatif. Le positif, c’est que l’enfant aura ap¬ pris à se retenir, à ne point céder à ses impulsions, à ne plus se confondre avec elles, à guider sa sexualité. Le négatif sera que l’enfant aura refoulé en partie sa libido et qu’il aura re¬ jeté dans l’ombre une série de questions qu’il se posait sans pouvoir y répondre. Questions sur sa sexualité, sur celle du sexe opposé, sur la vie en général. Le conflit essentiel de cette période trouve son origine dans l’enfance la plus lointaine, et il va suivre l’individu tout au long de sa vie. Il constitue la tension qui sera la cause de pres¬ que tous les problèmes mais aussi de ce que nous avons ap¬ pelé la biographie. Ce conflit est une tension et, comme tou¬ tes les tensions, il permet à la vie de se poursuivre; mais il passe par des crises. Cette tension constitue une contradic¬ tion (une dialectique). Il s’agit du complexe d’Œdipe qui structure en fait la personnalité de l’enfant comme de l’a¬ dulte, et lui évite d’être un amas (un désordre) d’événements. Ce conflit, c’est le complexe d’Cbdipe qui, résumé simple¬ ment mais crûment, tient en ces termes: l’enfant (le garçon

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par exemple) aime sa mère et devient de la sorte un rival de son père. Il va jusqu’à désirer la mort de son père. De ce fait, l’idée de sexualité est liée à celle de mort, voire de culpabilité. Remarquons d’abord que le complexe d’Cfedipe décrit par Freud, s’il se rapporte parfaitement aux garçons, ne convient que de très loin aux filles. A vrai dire, les psychanalystes n’ont pas encore réussi à donner une formulation définitive à l’équivalent du complexe d’Cfedipe pour les filles. Remarquons encore que le mot même de complexe d’Oèdipe ne convient pas du tout aux filles. Œdipe est, en effet, ce hé¬ ros de l’Antiquité qui, par un acte du destin, a tué son père et a couché avec sa mère. Certains auteurs ont cherché à rem¬ placer l’appellation complexe d’Cfedipe par complexe de Diane qui, dans la mythologie, était une chasseresse qui ne pensait pas (qui refoulait) à la sexualité. Mais cela semble inadéquat. Quoi qu’il en soit, indépendamment du nom qu’on lui donne, la réalité reste entière: celle de la mort asso¬ ciée à la sexualité. L’individu qui assume sa sexualité doit la conquérir sur la mort. Comme nous ne sommes pas des hé¬ ros, la mort ne sera pas pour nous la divinité infernale des mythologies, elle ne sera qu’un symbole. Le symbole de tout ce qui nous interdit d’être nous-mêmes. Adultes, ce sera l’en¬ nui qui nous empêche de nous épanouir, les soucis (le man¬ que d’argent), les tabous mal placés. Je dis bien: ceux qui sont mal placés comme le refus de la sexualité, etc. Les différentes informations contenues dans ce chapitre que le complexe d’Ctedipe constelle nous permettent de préciser maintenant les différentes formes que la sexualité prend au cours des différentes étapes de la biographie. Et, plus encore, elles nous éclairent sur la sexualité en général. La sexualité peut être: - confuse (l’homme au cours de l’acte d’amour tend à se con¬ fondre avec la femme, il veut s’identifier à elle, fusionner);

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- refoulée (dont la forme la plus exacerbée est l’impuis¬ sance); - brutale (sadique, besoin de faire souffrir sa partenaire; ma¬ sochiste, désir que l’autre nous fasse souffrir); dans la pra¬ tique le sadisme s’accompagne toujours de masochisme et vice versa, comme un sentiment d’infériorité accompagne toujours un complexe de supériorité; - libérée, épanouie; - sublimée (en religion, dans son travail, militantisme, secte). L’enfant, l’adolescent, passe par toutes ces étapes. Et la mala¬ die, c’est de rester fixé à l’une de ces étapes. Mais nous ne sommes pas tous en excellefite santé, nous sommes tous plus ou moins sadiques, plus ou moins masochistes, etc. Le pro¬ blème est de savoir garder la juste mesure. Le dialogue avec Yanima permet de trouver cette juste mesure. L'anima est en effet le symbole le plus secret de notre sexualité. Cela ne veut pas dire qu’il faille la comprendre sexuellement - seuls les psychanalystes sont capables de le faire - mais de savoir que le signe le plus probant qu’une modification psychologique est en cours est un changement (un épanouissement) de la sexualité. Donc ne jamais penser sexualité, ne jamais inter¬ préter ses songes sur le plan sexuel à moins que le rêve soit transparent, et encore! En rester à Yanima (ou à Yanimus) telle que nous l’avons défi¬ nie (comme sensibilité) et faire la preuve par la sexualité, comme l’on fait la preuve par 9 une fois la multiplication achevée. Faut-il insister? La preuve n’est pas l’opération. On peut à la limite s’en passer.

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Conclusion

L’ENTRAINEMENT PSYCHOLOGIQUE Ce livre, on s’en est rendu compte, n’a pas voulu être savant. Il s’est tout de même efforcé de rester rigoureux. Son objec¬ tif? Appliquer les découvertes de la psychanalyse dans l’esprit de celle-ci, pour ce qui concerne la vie quotidienne. La psy¬ chanalyse aide les gens qui ont de graves problèmes à se dé¬ barrasser d’eux et à se retrouver. Or chacun d’entre nous nous tous qui sommes en bonne santé morale - a des petits problèmes, malaises, phobies, angoisses, dont il n’est pas toujours conscient. Ces difficultés existentielles dérisoires, encore une fois, nous empêchent de devenir pleinement nousmêmes. J’ai essayé d’aider le lecteur à les surmonter. Il est admis aujourd’hui dans nos sociétés, et ce ne fut pas tou¬ jours le cas, que le corps risque de se rouiller si on ne le main¬ tient pas en forme (sport, culture physique, yoga, etc.). Nombre de personnes se livrent à un entraînement plus ou moins régu¬ lier, plus ou moins intense. Il n’est que de se promener dans un jardin public pour rencontrer les adeptes du jogging, ou des cul¬ tures physiques exotiques. Pourquoi donc, dans ces conditions, l’esprit, ou plus précisément la psyché, ne se soumettrait-il pas aussi à une sorte d’entraînement? Pourquoi n’essayerait-on pas de se mettre en forme moralement?

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L’objet de ce livre s’est précisé au fur et à mesure des pages: donner une méthode et des exercices en vue de la “mise en forme” morale, du “bien-être”. Et cela, encore une fois, dans le cadre de la psychanalyse, seule science et seule philosophie appropriée à ce domaine. La psychanalyse nous est apparue comme une sorte de démarche initiatique avec ses exercices et son secret central. Nous avons adapté les exercices les plus importants pour des gens en bonne santé. Quant au secret, il a bien fallu l’évoquer puisque c’est lui qui confère un sens ul¬ time à nos propos. Puisque c’est lui qui donne couleur aux exercices et leur interdit de devenir mécaniques. Ce secret, nous en avons pressenti la présence en nous-mêmes au fur et à mesure de notre progression (la démarche décrite a été pro¬ gressive). Mais nous avons également dit que le sens final, le sens presque métaphysique de l’interprétation analytique était la sexualité. Nous avons donc suggéré que l’inconscient était en dernière analyse d’ordre sexuel. Lin point essentiel, une règle importante que je n’ai cessé de rappeler et qu’il me faut souligner ici encore, est que la dé¬ marche analytique, l’interprétation analytique - le meilleur symbole - loin d’imposer des explications abstraites ou con¬ venues, incite le sujet, celui qui interprète, à faire jouer sa sen¬ sibilité jusqu’alors insuffisamment alertée.

OU TROUVER LA VERITE PSYCHOLOGIQUE, SINON DANS LE TRAVAIL SUR SOI-MEME? Je suis même allé jusqu’à affirmer qu’au cours de cette explo¬ ration, l’important n’était pas de découvrir la vérité mais d’interpréter les phénomènes qui tissent la vie psychologi¬ que. La vérité, en la matière, est identique au chemin qui con¬ duit à elle. L’essentiel n’est pas la recherche de la vérité en soi 164

mais le “travail” sur soi. La vérité réside en ce travail et nulle part ailleurs. En effet, la psyché n’est pas un corps mort ou un objet que l’on pourrait fixer une fois pour toutes, mais une “entité” en évolution perpétuelle. J’avais proposé l’image de l’oignon dont les différentes pelures nous rapprochaient du cœur. Pe¬ lez un oignon pour arriver à son cœur: où est-il passé à la fin? La vérité n’est pas ici un objet de culte, mais quelque chose à quoi l’on se confronte au cours d’expériences concrètes. Il n’existe pas de vérité révélée, mais en exagérant à peine, nous pouvons dire que chacun crée sa propre vérité. Mais alors, ne nous trouvons-nous pas