Les espagnols: De la guerre civile à l'Europe
 9782200259815, 2200259816

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DU MÊME AUTEUR
Dédicace
Introduction
PREMIÈRE PARTIE - Les Espagnols sous la dictature franquiste
CHAPITRE 1 - Vainqueurs et vaincus
La guerre qui se poursuit
L'ordre social : vivre sous la dictature national-catholique
CHAPITRE 2 - Espoirs et frustrations des Espagnols à l'époque du desarrollismo
Les sollicitations de la modernité : « l’Espagne de la Seat 600 »
Entre « franquisme sociologique » et crise du régime : l’immutabilité politique
DEUXIÈME PARTIE - Les Espagnols de la démocratie
CHAPITRE 3 - Les Espagnols de la Transición
La transition politique : l’exemplarité espagnole
Entre « l’économie sociale de marché » et la transition culturelle
CHAPITRE 4 - Les Espagnols du XXIe siècle
Le désir d’Europe : un débat ancien, des enjeux nouveaux
Au terme de trois décennies de changement social
L'irréductibilité de la singularité de l'histoire espagnole : un passé qui ne passe pas
Conclusion

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Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright DU MÊME AUTEUR Dédicace

Introduction

PREMIÈRE PARTIE - Les Espagnols sous la dictature franquiste CHAPITRE 1 - Vainqueurs et vaincus La guerre qui se poursuit L'ordre social : vivre sous la dictature national-catholique

CHAPITRE 2 - Espoirs et frustrations des Espagnols à l'époque du desarrollismo Les sollicitations de la modernité : « l’Espagne de la Seat 600 » Entre « franquisme sociologique » et crise du régime : l’immutabilité politique

DEUXIÈME PARTIE - Les Espagnols de la démocratie CHAPITRE 3 - Les Espagnols de la Transición La transition politique : l’exemplarité espagnole Entre « l’économie sociale de marché » et la transition culturelle

CHAPITRE 4 - Les Espagnols du XXIe siècle Le désir d’Europe : un débat ancien, des enjeux nouveaux Au terme de trois décennies de changement social

L'irréductibilité de la singularité de l'histoire espagnole : un passé qui ne passe pas

Conclusion

© Armand Colin, Paris, 2008 978-2-200-25981-5

DU MÊME AUTEUR Ouvrages Un progressisme urbain en Espagne, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008. Villes, services publics, entreprises en France et en Espagne, XIXe-XXe siècles, Maison des Sciences de l’Homme, 2006. Les guerres carlistes dans l’Europe du XIXe siècle, Bayonne, Musée basque de l’histoire, 2006. L'entreprise publique en France et en Espagne, XVIIIe-XXe siècles (codirection avec Christophe Bouneau), Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2004. (En préparation, un ouvrage sur l’histoire du capitalisme espagnol du XVIIe au XXIe siècle). Articles « Guernica a Gernika ! : enjeux de représentation et conflits autour d’une icône du XXe siècle (1977-1997) », Images de la guerre et guerre des images au XXe siècle, Paris, CHTS (à paraître). « L'économie basque à la fin du XXe siècle : entre crise industrielle et marché européen », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2007. « Bordeaux et Bilbao, des villes atlantiques au vingtième siècle ? », in Guy Saupin (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. « L'économie des services publics urbains en Espagne », in Florence Bourrillon, Philippe Boutry, André Encrevé et Béatrice Touchelay (dir.), Des économies et des hommes. Mélanges offerts à Albert Broder, Paris, Institut Jean-Baptiste Say-Éditions Bière, 2006, p. 371-381.

Terasse de café sur la plaza Mayor à Madrid, septembre 2005 Photo de couverture : © Jon Hicks / Corbis Conception maquette de couverture : Atelier Didier Thimonier

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. • Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006 PARIS

À Adélaïde et Antonio

Introduction « J’aime l’Espagnol parce qu’il est type, il n’est copie de personne. Ce sera le dernier type existant en Europe. »

C'EST PAR CETTE PHRASE EXTRAITE des Mémoires d’un touriste de Stendhal qu’Aline Angoustures ouvre la conclusion de l’essai qu'elle a consacré à l’analyse des idées reçues et préjugés sur l'Espagne1. On pouvait encore dans les années 1960 trouver une illustration de ces idées reçues sur les Espagnols, sous la plume de l’anthropologue anglais, Julian Pitt-Rivers, pourtant bon connaisseur de la péninsule et de ses habitants qui déclarait en introduction à une « enquête » ethnographique : « Être espagnol c’est atteindre le degré extrême de la condition humaine. Les Espagnols en soi ne sont pas très différents du reste de l’humanité, sinon qu’ils sont “davantage”… en tous les domaines. C'est-à-dire que s’ils sont joyeux ils le sont davantage que les autres et la fête andalouse est la plus sublime de toutes ; s’ils sont tristes ils sont plus tragiques et plus dignes dans leur tragédie. S'ils sont sympathiques ils sont plus sympathiques, mais s’ils sont antipathiques ils sont plus insensibles que tout ce que l’on peut imaginer. S'ils aiment, ils aiment davantage, s’ils haïssent, c’est également plus fort que quiconque et ils savent cacher leur haine mieux que quiconque2 ! »

À l’exemple d’Umberto Eco qui prétend que si l’apparition de deux clichés dans un film provoque le ridicule, l’accumulation de tous les lieux communs et le pathos peuvent conduire à la réalisation d’un mélodrame réussi, Pitt-Rivers aurait pu rajouter la fierté et l’orgueil, dont Aline Angoustures rappelle qu’il s’agit du trait distinctif majeur attribué aux Espagnols par 43 % des Français dans une enquête de 1980. C'est l’image du « fier Ibère au sang chaud », une sorte de composante génétique collective, manifestée par la susceptibilité, la « défense de l’honneur », dont on

trouverait aisément la manifestation, tant dans les drames particuliers dont Carmen est le symbole que dans la violence collective de la guerre civile (on se plaît à rappeler le Viva la Muerte de Millan Astray). Les Espagnols seraient atteints d’une véritable passion pour la tragédie, ou plutôt le drame morbide, confinât-il au sublime comme dans les tableaux de Goya ou au contestable comme dans les courses de taureaux. Un trait assurément établi qui, certes, suscite des appréciations diverses : parfois de l’admiration pour une nation qui a su échapper aux mesquineries de l'embourgeoisement, mais plus souvent la moquerie à l’égard d’un peuple, dont le héros symbolique est… Don Quichotte – en fait les avatars du chevalier à la triste figure tels qu’ils ont été réinterprétés. Le pendant de la face héroïque – et plutôt castillane – du grotesque, ce sont l’insouciance et la nonchalance, sinon la paresse : une représentation fondée sur le personnage de Sancho Pança et les espagnolades du XIXe siècle – le soleil, la sieste, la passion amoureuse, la danse – où une Andalousie de pacotille porte à elle seule ce que c’est que d’être espagnol et surtout espagnole. Une mise en scène qui, d’une certaine façon, peut rendre aimables les personnages, mais qui affirme décidément leur irrémédiable inaptitude à la modernité. Un pays que l’on peut visiter – et l’on ne s’en privera pas –, des « gens » avec qui l’on peut partager certaines passions artistiques, certaines émotions, mais avec lesquels il ne viendrait à l’idée de personne de travailler et de commercer. Lorsque la réalité ne colle pas à la représentation, comme pouvait le remarquer tout voyageur visitant Barcelone ou traversant la Catalogne ou le Pays Basque industriels, c’est que les habitants de ces régions… ne sont pas complètement espagnols. Au vrai, la construction des clichés n’incombe pas qu’aux seuls étrangers. Les Espagnols eux-mêmes, les Castillans, les Andalous et les autres ont contribué à nourrir ces représentations. Combien de montages d’affiches représentant une sorte de soleil-orange irradiant sur le sable d’une plage ont servi et continuent de servir non seulement aux publicitaires mais aussi aux autorités qui veulent attirer les visiteurs. Plus triste encore, car ici l’argument touristique ne joue même pas, Aline Angoustures évoque la colère des écrivains espagnols à la foire de Francfort confinés dans le stand dressé par leur propre ministère de la Culture en forme… d’arènes et baigné par une vague ambiance musicale Flamenco. À l’inverse, combien de Basques et de Catalans qui non seulement s’agacent tout haut de n’être point distingués des autres – c’est-à-dire la plupart du temps des Andalous et des Castillans – mais qui, de plus en plus souvent, aiment à dire… qu’ils ne sont

pas espagnols. Assurément, les représentations ont changé. Aujourd’hui, l’Espagne n’est plus complètement considérée comme une périphérie de l’Europe, une terre d’exotisme, et ses habitants comme des illuminés ultra-catholiques ou des Guerilleros anarchisants. Davantage encore que la transition politique, observée avec quelque circonspection durant près d’une dizaine d’années au nord des Pyrénées, c’est l’intégration réussie à l’Union européenne, le formidable essor économique et l’accomplissement durant le tournant des années 1980-1990 des mutations sociales à l’œuvre depuis près de deux décennies qui ont semblé « rapprocher » les Espagnols des Français et des autres Européens. Cependant, ces derniers aiment bien voir et retrouver pour ceux qui encore très nombreux passent des vacances en Espagne ce qu’ils ont toujours voulu y chercher : pour les plus passifs, les plages, le soleil, l’alcool moins cher, les bars et discothèques ouverts tard ; pour d’autres, une culture estimable mais qui garde son irréductibilité : comme le dit amèrement l’écrivain Antonio Muñoz Molina cité par Aline Angoustures : « Avant l’Espagne c’était les corridas, le flamenco et l’Inquisition ; aujourd’hui ce sont… les corridas, le flamenco et les films d’Almódovar ! » Le propos de ce livre n’est pas de réfléchir sur l’essence de l’Espagne… ou de l’Espagnol. Tâche à laquelle se sont épuisées en vain des générations d’essayistes espagnols depuis Angel Ganivet et son Idearium Español de 1895, et à laquelle l’historien ne saurait répondre tant il est persuadé du caractère illusoire sinon profondément pervers de toute approche essentialiste. La tâche de l’historien est d’éviter tant les pièges du substantialisme social3 que ceux de l’individualisme sociologique dissolvant tout collectif et rendant impossible, sauf à imaginer que les relations entre individus ne sont que des négociations constantes visant à maximiser l’utilité. On sait depuis la célèbre controverse entre Claudio Sánchez-Albornoz et Americo Castro que ce dernier affirmait que bien que le terme Hispania existât de longue antiquité, il n’y eut pas de terme commun pour désigner les habitants de la péninsule avant la fin du XIIIe siècle ; que par ailleurs, le terme Espagnol, d’origine occitane, ne fut employé qu’avec parcimonie jusqu’au XVIe siècle4. Sans doute serait-il loisible de repérer quelques traits caractéristiques des Espagnols. C'est-à-dire certaines façons d’agir ou de se comporter devant

telle ou telle situation de la vie sociale qu’ils pourraient partager et qui les distingueraient des autres collectifs nationaux que sont les Français, les Portugais ou les Anglais. Mais il est absolument impossible de parler de « caractère national espagnol ». Sauf, d’une part, à reformuler des lieux communs ou à tutoyer le ridicule comme Salvador de Madariaga qui distinguait l’homme d’action – l’Anglais –, l’homme de pensée – le Français – et l’homme de passion – évidemment l'Espagnol5. Ou bien, d’autre part, à se retrouver dans la situation évoquée par l’anthropologue et historien basco-espagnol Julio Caro Baroja qui, demandant à l’un de ses collègues nord-américain dans quelle partie de l’Espagne – l’Andalousie, la Manche, la Galice, le Pays Basque… – il souhaitait mener son enquête pour réaliser une comparaison entre communauté espagnole et communauté mexicaine, se vit répondre : « Je ne sais pas… en Espagne », et qui ne fut qu’à moitié surpris de le voir dire ensuite : comme les conquistadors sont partis d’Extrémadure, je vais enquêter en Extrémadure !6 Penser pouvoir retrouver dans les habitants de l’Extrémadure du XXe siècle (mais l’on peut penser que cela aurait pu tout aussi bien être ceux de la Catalogne si d’aventure il se fût agi d’étudier la Sicile) illustre bien les errements dans lesquels peut tomber toute démarche qui suppose la permanence d’une essence espagnole. Il ne s’agit pas non plus d’une « histoire de l’Espagne » de la fin de la guerre civile à nos jours. Celles-ci sont nombreuses, et souvent excellentes, en espagnol bien sûr mais aussi en français, couvrant tout ou partie de la période envisagée ici ou l’englobant au contraire dans une analyse à ample chronologie7 . Bien des aspects d’une histoire de l’Espagne qui se voudrait un tant soit peu complète ont été négligés : les relations internationales en premier lieu ; mais aussi, pour l’essentiel, l’histoire politique – celle des différents gouvernements démocratiques et des alternances par exemple – sauf lorsque, comme en 1976 et 1977, elle nous semblait indispensable compte tenu de la portée globale de l’événement ; à regret, également, l’histoire économique n’a été qu’effleurée. Mais il ne s’agit pas davantage d’une « histoire de la vie quotidienne des Espagnols ». Celles-ci sont nettement moins nombreuses et témoignent du souci de se situer au plus près de l’histoire vécue : ce qui fait en partie leur intérêt. Menées par des sociologues comme Amando de Miguel, elles donnent à voir l’amélioration des conditions de vie comme une sorte de résultat naturel, sans sujet historique. Elles présentent l’inconvénient de ne prendre en compte qu’un seul aspect des choses, excluant de leur analyse, trop exclusivement

descriptive, le jeu complexe des acteurs – collectifs comme individuels – et de la conjoncture dans et sur les structures. C'est cette articulation que nous nous proposons de présenter ici. L'enseignement des apparences : les Espagnols d’aujourd’hui ne sont pas ceux de la guerre civile, pas davantage qu’ils ne sont ceux de l’Espagne du début des années 1960. Ils ne sont plus tout à fait non plus ceux du début des années 1980 évoqués par Bartolomé Bennassar dans le dernier chapitre de sa grande Histoire des Espagnols8. Et pourtant, à bien des égards c’est cette même génération et demie – la génération des Espagnols et des Espagnoles nés entre 1930 et 1960 – qui a façonné l’État et la société des dernières décennies du XXe siècle et du début du XXI. C'est essentiellement cette génération d’Espagnols que nous allons suivre dans les pages qui suivent. D’où le plan que nous avons adopté, de part et d’autre de la césure, majeure, de 1975. Ces Espagnols et ces Espagnoles ont grandi sous l’enfermement politique, social et culturel que fut le franquisme. Les plus anciens ont souffert, plus ou moins jeunes, de l’effroyable misère des années 1940. Beaucoup ont également souffert sinon de l’emprisonnement, tout au moins des vexations infligées à leurs parents vaincus. Tous ont participé, dans les écoles, dans les organisations de jeunes, de la mise au pas idéologique et sociale nationalcatholique. Tous ont vu comment leurs parents, anciens républicains ou adhérents sincères à la « cause nationale », ont dû apprendre à se taire, à se méfier des mouchards, à renoncer à toute audace intellectuelle. Des types de comportement que la majorité d’entre eux ont dû conserver durant les années 1960 – sauf en certains milieux intellectuels privilégiés et dans les terres de forte tradition du mouvement ouvrier où une sorte de protection par le nombre a pu permettre l’expression de certaines revendications – face à une dictature qui jamais n’a relâché la surveillance de son appareil répressif sur la population9. Cependant, cette même génération commençait à être sujet et objet d’un processus collectif de promotion sociale inédit et d’une ampleur considérable, permis par la croissance économique et encouragé par le régime. L'effort de scolarisation dont bénéficièrent à partir de cette décennie les plus jeunes était à la fois un signe et un facteur du phénomène. Mais si le changement social était largement perceptible au début des années 1970, il fallut attendre la mort de Franco en 1975 pour que, littéralement, la libération des énergies des

Espagnols et des Espagnoles eût lieu. La forme que prit la transition démocratique, son contenu également, portent la marque de cette génération. Pour certains, la volonté de conserver les positions acquises durant les deux décennies précédentes, dans l’administration mais aussi dans les entreprises industrielles et commerciales, pour tous, la crainte que ne se renouvellent les affrontements des années 1930 et que, le pays sombrant à nouveau, la relative prospérité à peine entrevue s’évanouît, portèrent les Espagnols à soutenir le programme singulier de « rupture négociée » proposé par les politiques. Celui-ci établit pour l’Espagne un système résolument démocratique, mais sans qu’aucun compte ne soit demandé au franquisme et a fortiori à ceux qui l’avaient servi. En revanche, une sorte de dynamique démocratique fut portée par la volonté de « rattrapage » du retard économique, politique, culturel – ce dernier domaine étant plutôt le fait des cohortes des plus jeunes accédant à l’âge adulte au « moment de la transition » – et l’espoir et le désir d’intégration individuelle et collective à l’Europe. Elle devient peu ou prou le « projet collectif » de l’ensemble des Espagnols : l’entrée dans l’Union européenne en 1986 en fut l’aboutissement. On est assurément tenté aujourd’hui de porter une appréciation positive sur le destin collectif de cette génération d’Espagnols et d’Espagnoles. Bien davantage que toute la rhétorique franquiste et national-catholique voulait le laisser à croire, l’Espagne compte aujourd’hui davantage de facteurs de cohésion et d’intégration qu’à aucun autre moment de son histoire : ainsi, l’« État des autonomies », qui organise et articule aspirations provinciales et régionales et « cohésion nationale » ; ainsi également l’État social, el Estado del Bienestar, mis en place lors de la transition, et qui, malgré de sérieuses limites, a supporté le chômage, l’élévation fantastique du taux de scolarisation à tous les niveaux – notamment l’accès à l’université de la génération postérieure – et l’augmentation des dépenses de santé et de retraite – c’est là d’ailleurs l’un des enjeux majeurs des années qui viennent à l’heure où, précisément, cette génération quitte le marché du travail. Aujourd’hui, les nouveaux mouvements sociaux orientent leur action vers des revendications « sociétales », sur l’accomplissement de « l’égalité réelle » entre la femme et l’homme, sur les droits des « minorités », sur les problèmes liés à la préservation de l’environnement. Ce qui ne signifie pas que les classes sociales aient disparu ni que l’on puisse nier qu’elles aient

des intérêts qui ne sont pas identiques, mais qui signale que la lutte des classes est nettement moins aiguë qu’elle ne l’avait été durant la précédente expérience démocratique espagnole, entre 1931 et 1936. Cette homogénéisation tout au moins apparente des Espagnols – cette « médianisation » de la société – et l’alignement sur les standards de vie et les aspirations sociales/sociétales de leurs contemporains européens est un solide objet de satisfaction pour les Espagnols. Mieux même, l’Espagne et les Espagnols ont pu apparaître à leurs yeux comme à ceux de nombre de commentateurs et de citoyens d’autres pays, comme une référence, une sorte de modèle même. Pour un peuple dont l’histoire a été chargée d’épisodes dramatiques, qui semblait au contraire accoutumé depuis près de deux siècles à servir de contre-modèle, ce n’est pas là une petite victoire que celle qui semble rompre enfin l’enchantement maléfique qui avait jusque-là brisé en pleine course tous les élans modernistes. Est-ce à dire que les Espagnols ne sont pas essentiellement « différents » des autres Européens ? Oui, assurément. Peut-on dire pour autant que l’histoire de l’Espagne est celle d’un pays « normal », seulement interrompue par le fâcheux et désastreux épisode du franquisme comme le soutiennent Juan Pablo Fusi et Jordi Palafox ?10 Sans doute, à l’évidence, à l’échelle des deux siècles considérés par les auteurs, les Espagnols ont paru relever les « défis de la modernité ». Sans doute, également, la France par exemple a connu entre 1940 et 1944 un régime mélange de fascisme et d’ultra-conservatisme à bien des égards semblable au franquisme. Mais, entre autres différences, le régime de Pétain n’a duré que quatre ans. Celui de Franco près de quarante. Celui-ci a été délégitimé par la Libération. Celui-là, la transition a voulu « l’oublier ». C'est ce trop long passé franquiste de l’Espagne et des Espagnols (fonctionnaires ou victimes) que des citoyens, des hommes politiques et des historiens nés après 1975 veulent aujourd’hui mettre à jour. 1 Aline Angoustures, L'Espagne, Paris, Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues », 2003. 2 Cité par M. Catedra, Los españoles vistos por los antropologos, Madrid, Jucar, 1991, p. 4 3. 3 Ainsi Ramón Menendez Pidal, Los Españoles en la historia, Madrid, Espasa-Calpe, 1971, p. 11 : « Quis est quod fuit ? Ipsum quod futurum est » (l’édition originale est de 194 7). 4 Americo Castro, Sobre el nombre y el quién de los españoles, Madrid, Taurus, 1985 (première édition : 1971). 5 Salvador de Madariaga, Anglais, Français et Espagnols, Paris, Gallimard, 1952. 6 Cité par Bernard Traimond, préface à Julio Caro Baroja, Le mythe du caractère national, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001.

7 Pour la seule bibliographie en français : Pierre Vilar, Histoire de l’Espagne, PUF, coll. « Que saisje ? », dernière édition 1996 ; Émile Témime, Albert Broder et Gérard Chastagnaret, Histoire de l’Espagne contemporaine, Aubier, 1979 (nombreuses rééditions) ; Jacques Maurice et Carlos Serrano, L'Espagne au XXe siècle, Hachette, 1992 ; Aline Angoustures, Histoire de l’Espagne au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1993 ; Maria Teresa Pérez-Picazo et Bertrand Lemeunier, L'Espagne au XXe siècle, Armand Colin, coll. « Cursus », 1994 . Dans une perspective de longue durée, Joseph Pérez, Histoire de l’Espagne, Paris, Fayard, 1996. 8 Bartolomé Bennassar (dir.), Histoire des Espagnols, deux vol., Paris, Armand Colin, 1985. 9 Encarna Nicolás, La libertad encadenada. España en la dictatura franquista, 1939-1975, Madrid, Alianza, 2005. 10 Juan Pablo Fusi et Jordi Palafox, España : 1808-1996. El desafío de la modernidad, Madrid, Espasa-Calpe, 1996.

PREMIÈRE PARTIE Les Espagnols sous la dictature franquiste LES INSTRUCTIONS OFFICIELLES SUR LES ACTUALITÉS documentaires – el « NoDo » pour Noticiero Documental – précédant la diffusion des films dans les cinémas espagnols, précisaient que celles-ci devaient toujours placer une information consacrée au Caudillo, en fin d’émission, et se terminant, si possible par un final de apoteosis. Durant près de quarante ans, les spectateurs espagnols furent ainsi précisément invités à acclamer ces images où l’on voyait Franco, assistant à un office religieux, respectueusement entouré des plus hauts dignitaires de l’Église, des Forces armées, de la magistrature, saluant le peuple du haut de quelque balcon d’Hôtel de Ville, inaugurant un navire ou un barrage, parfois même participant, avec succès, à une partie de pêche sur son yacht… le seul loisir qu’on lui connût. À bien des égards, l’Espagne de 1939 à 1975 fut « l’Espagne de Franco ». Rarement nation fut si fermement et surtout si longtemps invitée à se laisser guider par son chef. Par une véritable mystique du chef, construite dès octobre 1936, lorsque Francisco Franco Bahamonde devint à la fois généralissime des armées soulevées et chef politique unique du camp « national ». Une mystique qui prit soin néanmoins de s’établir sur une « légalité institutionnelle » entièrement construite à cet effet, dès la loi du 30 janvier 1938. La loi sur les Cortes du 17 juillet 1942 établit une « représentation organique »… qui n’avait rien à voir avec l’idée et encore moins la pratique de la représentation dans un régime d’essence démocratique. Cette représentation « organique » avait en effet un caractère totalitaire, d’ailleurs hautement revendiqué à cette époque. Les « représentants », appelés procuradores, n’étaient pas désignés par des citoyens électeurs, mais procédaient « naturellement » des organes naturels : la famille, la municipalité et les corporations. En outre, ces Cortes étaient

simplement consultatives puisque c’était le chef de l’État qui détenait outre l’exécutif, le pouvoir législatif. Il n’y avait même pas l’idée d’une quelconque séparation des pouvoirs. Enfin, et surtout elles n’étaient en aucune manière dépositaires de la souveraineté nationale, contenue là encore dans la personne du chef de l’État. La défaite de l’Axe ayant conduit à éliminer les traits trop ouvertement fascistes du régime, la loi de succession à la tête de l’État (Ley de Sucesion a la Jefatura del Estado) du 6 juillet 1947, indiquait dans son article 1 que « l’Espagne [était] un État catholique, social et représentatif qui, en accord avec sa tradition se déclar[ait] constituée en royaume (reino) », cependant que la suite du même article établissait clairement que « la dignité et la fonction de chef de l’État appart[enait] au guide de l’Espagne et de la croisade, généralissime des armées (Caudillo de España y de la Cruzada, Generalísimo de los Ejércitos) don Francisco Franco Bahamonde ». Sans doute, bien des historiens ou politologues ont pu décrire et analyser une évolution du régime entre 1939 et 1975. Assurément, des inflexions, que nous évoquerons, sont notables. Mais le pouvoir personnel de Franco ne fut jamais menacé par les opposants ni même remis en cause de quelque manière que ce fût, y compris par les plus audacieux des partisans d’une évolution du régime issue du soulèvement militaire du 18 juillet 1936. C'est de la guerre civile en effet que Franco reçut le pouvoir et ce fut grâce à sa capacité à faire pérenniser l’ordre idéologique, politique et social issu de sa victoire qu’il le conserva durant près de quarante ans. En effet, malgré la formidable croissance économique des années 1960 et les changements sociaux et culturels inimaginables encore à la fin de la décennie précédente qu’elle généra, le « joug et les flèches », attribut et étendard des FET y de las JONS (Falange Espanõla Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista : Phalange espagnole traditionaliste et Juntes d’offensive national-syndicaliste), signala jusqu’en 1976, au-dessus du panneau désignant le nom de la localité, l’entrée de chaque ville ou village espagnol. C'était inscrire dans l’espace public la victoire de 1939 et en conserver non seulement la mémoire – à cet effet, en outre, d’innombrables plaques et monuments furent érigés – mais ses principes actifs. La réactualisation d’emblèmes des rois catholiques était en permanence invitée à la glorification de « l’Espagne éternelle », réanimée par les vainqueurs de 1939, que rappelaient également les incessants ¡ Arriba España ! et autres ¡ España, una, grande, y libre !, cris de ralliement

des « nationalistes » durant la guerre et qui ponctuaient pratiquement toute manifestation publique comme la fin des émissions de radio par exemple. C'était rappeler ce qui avait fondé l’idéologie du régime et c’était également sa force. C'était ne laisser aux Espagnols d’autre choix que l’adhésion ou la soumission. Car, même si à partir de la fin des années 1960 quelques interstices, péniblement découverts par les opposants et quelques dissidents, avaient pu laisser passer quelque lueur à travers les parois opaques du régime, celui-ci représentait toujours un des plus beaux exemples de dictature conservatrice qu’il fût en Europe. L'expression politique libre était toujours interdite et littéralement pratiquement impossible, au-delà de quelque article ou caricature sur de vagues dysfonctionnements de la bureaucratie ou de la gestion communale dans telle ou telle ville. Sans doute depuis une petite demi-douzaine d’années était-il devenu plus difficile de maintenir l’encadrement social et moral de la population au niveau et dans les formes que l’avaient voulu les constructeurs de l’Espagne national-catholique. Mais les militaires, les curés, les moines et religieuses étaient toujours presque aussi nombreux dans les rues des villes et sur les places des villages, tandis que la guardia civil (à peu près l’équivalent de la gendarmerie) veillait à ce que l’ordre régnât et que le régime, dont une part de la population non négligeable estimait qu’il avait garanti les conditions d’une certaine prospérité, se pérennisât… au moins jusqu’à la mort de son fondateur et de son chef.

CHAPITRE 1 Vainqueurs et vaincus D'EMBLÉE, IL CONVIENT SANS DOUTE DE SIGNALER que le régime franquiste, installé et consolidé sur la durée, au point de s'octroyer au milieu des années 1960 la paternité des « vingt-cinq années de paix » que venaient de vivre les Espagnols, est né dans et d’une guerre. Une guerre que ses dirigeants, et au premier chef le premier d’entre eux, avaient eux-mêmes déclenchée. Mais une guerre qu’ils prétendaient avoir menée en réponse préventive à une révolution communiste et anarchiste se préparant pour les jours suivants – une révolution qui n’a jamais existé que dans les justifications des rebelles ou de leurs thuriféraires plus ou moins assumés, mais dont l’existence supposée eut l’avantage de justifier et le soulèvement militaire du 18 juillet 1936 et l’état de guerre de fait imposé au pays durant plus de trois décennies après que les combats eurent cessé. En second lieu, s’il convient également de rappeler la violence de la guerre, il faut dire cependant que malgré son intensité, le nombre élevé de morts, il n’y avait eu là rien de véritablement inédit de ce point de vue : la violence des « guerres carlistes » peut à bon droit être comparée à celle de la « guerre civile » – il y aurait eu presque autant de morts durant la seule première guerre carliste de 1833 à 1839 que durant la guerre de 1936-1939. Sans doute, alors que les guerres carlistes n’avaient affecté que certains territoires (la Catalogne et l’Aragon et surtout le Pays Basque et la Navarre), tous les Espagnols furent d’une manière ou d’une autre concernés par la guerre de 1936-1939. Mais il ne s’agit là que d’une distinction de degré entre ce que l’on a appelé les « guerres carlistes » et la « guerre civile ». Ce qui distingue radicalement la guerre du XXe siècle des affrontements du XIXe siècle, c’est une différence de nature quant à la sortie de guerre. Alors que la fin des combats signifiait jusque-là l’apaisement des conflits, ce qui marque 1939 c’est la violence de la « paix ». Une violence active – la répression – et une violence passive – la terreur, la soumission des vaincus

durant plus d’une génération. Pour l’essentiel, la paix de 1939, c’est la paix des cimetières et des prisons. Ce qui explique que la fin officielle de la guerre ne signifie pas pour les Espagnols la paix au sens que l’on donne habituellement au mot et à la chose. Non pas tant parce qu’il y a une guerre mondiale, où l’Espagne fut un allié non armé (malgré l’envoi de la Division Azul sur le front russe) de l’Axe, mais parce que se poursuit dans la péninsule ce que certains ont voulu voir comme la guerre des « deux Espagnes ». Mais dans ce conflit, l’un des camps en présence a le monopole des armes, tient tous les instruments d’action et de coercition. Absolument tous les instruments. La guerre qui se poursuit Le 1er avril 1939, tandis que Franco s’apprête à défiler dans les rues de Madrid à la tête de ses troupes maures, un communiqué de son quartier général annonce : « Aujourd’hui, l’armée des rouges capturée et désarmée, les troupes nationales ont atteint leurs objectifs militaires. La guerre est finie. » À peine trois jours plus tard, l’éditorial du grand quotidien conservateur ABC en appelle à la vigilance de ses lecteurs car « la guerre continue ». Et en effet, à bien des égards, la guerre se poursuit au-delà du 1er avril 1939. Non pas tant parce que des combats sporadiques continuent encore dans ce que quelques mois plus tard on appellera des maquis, mais du fait de la volonté du vainqueur. Un vainqueur sans pardon. Sans doute, plus d’une fois depuis 1808, les Espagnols se sont affrontés en d’âpres combats. L'histoire du pays est marquée par les pronunciamentos libéraux et progressistes (1820, 1840, 1854, 1868) ou réactionnaires et modérés (les plus nombreux : de 1814 à 1923). Surtout, les guerres carlistes ont troué le XIXe siècle espagnol de leurs affrontements tragiques. Le sort des armes a décidé du sort des vaincus. Quelques exécutions, principalement durant la première partie du XIXe siècle ; l’exil pour bon nombre de cadres : exil des libéraux après la prise de pouvoir par Ferdinand VII ; exil des carlistes après la victoire des troupes d’Espartero en 1839 ou du général Concha en 1876 ; exil de quelques intellectuels, dont Miguel de Unamuno, sous la dictature de Primo de Rivera. Et au bout du compte, une forme de pardon pour la masse des vaincus et le retour des exilés au bout de quelques années.

Mais cette fois, il s’agit bien d’autre chose. Il ne s’agit pas simplement d’écarter les opposants au nouveau pouvoir. Il s’agit d’éradiquer à la racine tout germe de « contamination rouge ». C'était d’ailleurs le sens donné au soulèvement militaire du 18 juillet 1936. Un soulèvement qui se prétendait « croisade ». C'est forte de cette « force morale » que la répression, fût-elle d’une ampleur et d’une nature inédite en Europe, était légitimée. À ce titre, les vaincus ne sauraient être pardonnés : il n’y aurait pas cette fois « d’embrassade de Vergara », comme en 1839, lorsque les armes carlistes déposées, les généraux des deux camps s’étaient entendus pour que la fin des combats signifiât non seulement le pardon mais également l’intégration d’une partie des troupes des armées vaincues dans les rangs des corps réguliers. Cette fois-ci, il en fut autrement. Comme le signale Nicolás Sánchez-Albornoz : « Si, au cours des siècles passés, les monarques de droit divin avaient mis fin aux rébellions en pendant les meneurs et en accordant un large pardon aux révoltés, le franquisme, bien moins légitime en fait, s’acharna davantage sur les seconds que sur les premiers1. »

Pour beaucoup de vaincus : l’exil Pour des centaines de milliers d’Espagnols, le sort des armes décida de ce que serait leur destin. Pour les vaincus, le premier choix pouvait être l'exil2– du moins autant que les conditions le permirent. Dès la chute du front nord au printemps 1937, près de 200 000 personnes quittèrent l’Espagne vers la France et le Mexique principalement. On sait que la plus grande vague fut celle de la retirada de fin janvier-début février 1939, au moment de la chute de la Catalogne : en quelques jours, plus de 350 000 personnes, dont 180 000 combattants, traversèrent les Pyrénées. Enfin, vers la fin du mois de mars, 15 000 personnes parvinrent à quitter l’Espagne par Alicante vers l’Afrique du Nord et l'URSS. À la fin de la guerre, plus de 500 000 Espagnols avaient quitté leur pays, fuyant les bombardements et la répression franquiste. La majorité se trouvait en France. On sait – réalité longtemps tue – qu’ils n’y furent pas bienvenus ; que le gouvernement français, à la fois suspicieux à l’égard d’hommes et de femmes présentés par les périodiques conservateurs comme des subversifs et/ou des concurrents sur le marché du travail, et débordé par l’ampleur du mouvement de

population, ne trouva d’autre solution que de concentrer les réfugiés dans des camps précaires, principalement dans les Pyrénées orientales. Ils y endurèrent des conditions de vie épouvantables et la surveillance implacable de gardiens sénégalais laissa à nombre d’entre eux des souvenirs très amers sur la réalité de la démocratie française. D’ailleurs, nombreux furent ceux qui, cédant aux appels du gouvernement espagnol et aux pressions en ce sens des autorités françaises, s’en retournèrent dans leur pays, surtout parmi les non-combattants. Ces camps d’internement furent sensiblement dégarnis, il est vrai, à partir du mois de juillet, dans un contexte marqué par la préparation du conflit qui s’annonçait et le retournement du marché du travail, au profit d’employeurs français et de « compagnies de travailleurs étrangers » (CTE) disséminés jusque dans le nord du pays. Au moment où la Seconde Guerre mondiale éclatait, plus de 250 000 Espagnols demeuraient réfugiés hors de leur pays, pour la plupart en France. La majeure part fut transférée par les autorités d’occupation des camps du Midi et des CTE dans les camps de travail du mur de l’Atlantique. D’autres s’engagèrent dans la Légion étrangère française tandis que d’autres encore intégrèrent les FFL et entrèrent dans Paris libéré avec la Deuxième DB. Plus d’une dizaine de milliers d’Espagnols continuèrent le combat contre le fascisme dans les maquis de la Résistance française auxquels ils fournirent, compte tenu de leur expérience, nombre de cadres. Ainsi, parmi d’autres, José Vitini, lieutenant-colonel des FFI, qui fut décoré à titre posthume par la République française en avril 1945 (il a été exécuté en Espagne après y être retourné pour continuer son combat pour la Liberté, comme l’indique d’ailleurs le texte de la cérémonie de décoration3. Parallèlement, 13 000 Espagnols, communistes et anarchistes presque exclusivement, très souvent pris directement dans les camps du Midi parmi ceux que l’on considérait comme les plus dangereux, furent déportés, principalement à Mathausen ; 2 000 seulement y survécurent. Après avoir espéré en 1944 le renversement du gouvernement de Franco par les Alliés, après que les communistes espagnols se furent risqués, sans succès, à tenter le coup en pénétrant en Espagne par le Val d’Aran, les années 1945-1947 sonnèrent comme une deuxième défaite pour les Républicains. Certes, la France maintint encore son blocus contre le régime de Franco, mais déjà les Anglo-Saxons, sans oser l’avouer pour l’heure, escomptaient la place que pourrait tenir une Espagne résolument et fermement anticommuniste dans le nouveau contexte international de guerre froide qui

se dessinait. En 1947, la proclamation de l’Espagne comme royaume et l’abandon des signes les plus ostentatoires du fascisme ne pouvaient que raccourcir le chemin qui allait aboutir quelques années plus tard à la reconnaissance du régime. À l’intérieur, arguant d’une hostilité atavique des Anglais et des Français à l’égard de l’Espagne, Franco sut merveilleusement jouer du sentiment national espagnol pour se rallier bien des foules qui avaient auparavant été plutôt républicaines, mais qui ne comprenaient pas l’ostracisme. Ainsi fallait-il se rendre à l’évidence de la réalité des faits : nul renversement politique ne pouvait faire espérer un retour glorieux au pays, nul pardon des vainqueurs ne pouvait laisser espérer un retour, fût-il déconfit, pour ceux qui avaient eu une part active au gouvernement ou à l’administration sous la République, a fortiori pour ceux qui avaient participé aux actions de guerre. Seuls ceux que le simple hasard de la résidence avait placé dans le camp des « rouges » et que la peur des combats avait fait fuir pouvaient pour l’heure espérer revenir dans le pays natal. Et à la condition sine qua non de l’expression claire du repentir et de la soumission. Au début des années 1950 encore, Raimundo Fernandez Cuesta déclarait : « Entre leur Espagne [celle des vaincus] et la nôtre, il y a un abîme. Un abîme qui ne peut être comblé que par le repentir et la soumission à notre doctrine. Dans le cas contraire, il vaut mieux qu’ils [les exilés] restent de l’autre côté de ce fossé. S'ils essaient de le franchir, qu’ils périssent ! » 4

C'est en France que la masse des exilés s’installa ; le Mexique et quelques capitales de pays hispano-américains reçurent la plus grande partie des classes moyennes cultivées de la République – professeurs, avocats, médecins, etc. – et l'URSS quelques milliers de militants communistes, dont Dolores Ibárruri, la Pasionaria. La défaite militaire consommée, pour les vaincus, la lutte pouvait et devait continuer en exil. Alors que la dictature écrasait la péninsule, les exilés voulurent maintenir formellement les institutions de la République. Or, l’unité d’action, déjà grandement malmenée durant la guerre sous la forte présidence de Negrin, acheva de se dissoudre, alors même que chacun en

appelait à cette nécessaire unité et prétendait plus ou moins implicitement la réaliser autour de soi. L'essentiel des appareils partisans fut réinstallé en France en 1944. Cependant que le socialiste Indalecio Prieto s’imposait à la tête du gouvernement de la République espagnole, installé à Mexico, José Aguirre présidait un gouvernement basque en exil complètement autonome. En fait, les luttes politiques et idéologiques internes, les divergences de fond sur la stratégie à employer contre Franco, les querelles de personnes, minèrent le gouvernement. Les divisions internes de l’opposition en exil portaient essentiellement sur trois points : l’intangibilité de la forme républicaine du gouvernement d’une Espagne démocratique ; l’intérêt qu’il y avait à orienter la propagande vers la mobilisation internationale pour convaincre les puissances alliées d’une action contre le régime de Franco plutôt que la concentration des efforts dans le sens du renforcement de la résistance intérieure en vue d’un soulèvement de la population espagnole ; enfin, la place qu’il convenait d’accorder aux communistes. Tandis qu’il semblait encore que la forme républicaine ne pût être questionnée, Prieto déclara que républicaine ou monarchiste, la forme du gouvernement que se donneraient les Espagnols importait peu, pour autant que le régime fût réellement démocratique. Cette possibilité d’un ralliement implicite à une monarchie démocratique, autour du fils d’Alphonse XIII, don Juan, voulait se justifier en arguant d’une appréciation juste du rapport des forces. Il paraissait aux partisans de cette solution que l’on obtiendrait mieux ainsi le soutien des Anglo-Saxons. Incidemment, une telle issue aurait également comme résultat de marginaliser les communistes, dont la popularité, la discipline et l’abnégation inquiétaient. De fait, l’anticommunisme viscéral de certains leaders, et notamment l’anticommunisme de Prieto, eut surtout comme résultat de condamner par avance toute tentative sérieuse de s’engager vers l’unité d’action, au moment même où il était devenu désormais évident qu’aucune action internationale ne viendrait déloger Franco. Cet anticommunisme fut servi par le contexte de la guerre froide. En 1950, le gouvernement français, approuvé par Prieto, décidait d’interdire le PCE. Une décision qui en fait achevait de fragiliser l’opposition à Franco. Ce ne serait que bien plus tard, on le verra, que l’opposition au franquisme retrouverait de la vigueur – avec les communistes au demeurant, mais les communistes de l’intérieur de l’Espagne et sous des formes d’action et avec des aspirations fondamentalement différentes – sans davantage de succès décisif immédiat sans doute mais non sans conséquence à moyen terme.

En fait, dès la fin des années 1940 la réalité du gouvernement de la République espagnole, cette « Numance errante » selon la formule du socialiste Luis Arasquitain, fut essentiellement symbolique. À partir de l’admission de l’Espagne à l'ONU, progressivement, presque tous les États reconnurent le gouvernement de Franco. Il n’y eut guère que le Mexique pour ne reconnaître que le régime espagnol fondé en 1931, jusqu’à ce que le 21 juin 1977, le dernier gouvernement de la République se dissolve, après que les premières élections démocratiques en Espagne eurent établi la monarchie de Juan Carlos. Néanmoins, pour symbolique qu’elle fût, l’existence de ce gouvernement républicain à Mexico ne doit pas être négligée. Au contraire. Si, malgré des déclarations d’intention régulièrement réitérées, jamais aucun des gouvernements en exil qui se succédèrent ne put réellement organiser une action d’opposition en Espagne, si même les exilés dans leur ensemble, qu’ils fussent membres des appareils politiques, des associations de soutien à la cause de l’Espagne républicaine ou a fortiori dans une certaine mesure détachés du militantisme, engageaient leurs décisions sans trop se soucier d’eux, ces gouvernements, malgré tout, valaient témoignage. Ils signifiaient au monde et aux Espagnols que l’Espagne ne pouvait se réduire aux bicornes de la guardia civil et aux soutanes des curés et des moines, que la flamme démocratique espagnole ne s’était pas éteinte. En France par exemple, cette volonté de faire vivre l’Espagne démocratique hors de la péninsule s’exprima dans la maison d’édition Ruedo Ibérico, qui édita les premiers ouvrages d’historiens anglo-saxons sur la guerre : Le labyrinthe espagnol de Walter Brenan et La guerre d’Espagne de Hugh Thomas. À Mexico surtout, outre le gouvernement de la République, s’étaient regroupés nombre d’intellectuels espagnols qui, à l’instar des historiens Claudio Sánchez-Albornoz ou Americo Castro, de la philosophe María Zambrano, démontrèrent que les sciences, les lettres et la pensée espagnoles de tradition libérale et critique, existaient toujours. L'université mexicaine et ses structures annexes (le Colegio de Mexico) surtout, mais d’autres universités hispano-américaines également (Santiago du Chili, Buenos Aires), en fonction de leurs ressources et surtout au gré de l’évolution politique du pays concerné, accueillirent les professeurs espagnols. Leurs œuvres, ainsi que celles des écrivains exilés, purent y être éditées. Ainsi, le Fondo de cultura económica de Mexico s’appliqua-t-il à faire vivre les sciences sociales hispaniques.

Au demeurant, même après plusieurs décennies d’exil, l’univers mental des exilés demeura l’Espagne, comme en témoigne le poème de León Felipe : « Franco, tuya es la hacienda, la casa, el caballo y la pistola/mia es la voz antigua de la tierra (Franco, à toi est la propriété, la maison, le cheval et le fusil/ à moi l’antique voix de la terre).» 5

En somme, payé au prix fort de l’exil, du destiero, les exilés avaient le sentiment d’avoir défendu l’honneur de leur peuple. Comme l’écrivit Martinez Cobo, exilé près de quarante ans en France : « La génération de 1936 est une génération qui année après année s’est bercée d’illusions, d’une grande espérance, une génération frustrée ; mais l’exil fut l’occasion pour une grande partie des Espagnols appartenant à cette génération de démontrer qu’ils étaient en réalité capables de transformer l’Espagne, et de la transformer en bien » 6.

La volonté d’éradication totale des « rouges » La fin de la phase proprement militaire de la « croisade contre le communisme athée et le séparatisme » ne mit point un terme à celle-ci. Bien au contraire. En premier lieu, il s’agit sans doute d’enfermer et de réprimer ceux qui ont été vaincus les armes à la main. Mais il faut bien souligner que si la répression a frappé ceux qui ont tenté de prolonger la résistance contre le franquisme après le 1er avril 1939 – ce qui peut se comprendre –, elle a surtout touché les centaines de milliers de personnes accusés d’avoir été des militants républicains avant cette date, lorsque la République était le régime légal. Mais il s’agit aussi, et avec la même intensité et la même ferveur, de s’en prendre à ceux qui vont être accusés de ne pas s’être joints à la rébellion, qualifiée officiellement – et jusqu’à la fin du régime en 1975 – de glorioso alzamiento nacional (le glorieux soulèvement national). En effet, le soulèvement militaire du 18 juillet 1936 étant un authentique coup d’État, les rebelles avaient veillé, dès le début et au fur et à mesure que

leur contrôle sur le territoire s’étendait jusqu’à la victoire finale d’avril 1939, à opérer de front délégitimation préalable et délégalisation consécutive du régime républicain. Car, comme le clamait José María Pemán : « Au moins les choses étaient désormais claires. Depuis ce jour – le 14 avril 1931 –, la grande lutte qui fut toujours le nerf et la raison de l’Histoire de l’Espagne, était maintenant établie en pleine clarté à la vie à la mort.» 7

La résistance vaincue En avril 1939, malgré l’exil, il restait en Espagne quelques centaines de milliers de personnes qui avaient appartenu à des organisations politiques et surtout syndicales désormais illégales. Parmi celles-ci, quelques dizaines de milliers essayèrent de se regrouper dans la clandestinité avec l’espoir de maintenir vivaces leurs idées et l’espérance de voir sombrer le franquisme. Longtemps oubliée ou négligée par les chroniqueurs et les historiens, on sait aujourd’hui que la résistance de type militaire fut importante. Dans de nombreuses zones montagneuses et plus ou moins difficiles d’accès des « maquis » (ainsi nommés également en espagnol) se formèrent spontanément dès 1939, constitués d’antifascistes de toutes tendances, majoritaire-ment communistes, mais également anarchistes et socialistes, qui avaient pu échapper à l’arrestation et fuyaient la répression. De tels groupements s’étaient d’ailleurs déjà formés dès l’été 1936 dans les régions passées sous contrôle franquiste comme la Galice ou l’Extrémadure. Les Asturies fournirent en nombre et en type de combattants, en durée, en intensité et en retentissement des actions menées contre les forces du nouveau régime, l’archétype de ces maquis, ainsi que le Levant valencien, mais les recherches récentes ont montré que pratiquement tout le territoire fut concerné dès lors que les conditions géographiques le permettaient. À une première phase de résistances spontanées, menées par de nombreux mais peu volumineux groupes d’hommes (parfois à peine 30 ou 40) succéda à partir de 1944 une nette volonté d’organisation d’une véritable guérilla offensive contre le pouvoir franquiste dirigée par le parti communiste espagnol (PCE). Après la libération de la France, le point d’orgue de cette stratégie fut à la fin du mois

d’octobre 1944 la tentative manquée de pénétration en Espagne par le val d’Aran de près de 4 000 hommes. Malgré cet échec, la lutte contre le franquisme ne fléchit pas, au contraire. Les maquis réorganisés parvinrent en certaines régions – en Asturies, dans la province de Jaén, dans le Levant murcien,… – à maintenir en état d’alerte l’armée et les appareils du pouvoir franquiste. Cependant, malgré des marques de sympathie, discrètes compte tenu des risques, rencontrées ici ou là de la part d’une population soumise à la surveillance constante et à la peur de la répression de la part des forces de sécurité, des phalangistes et des tribunaux, il semblait évident que la chute de Franco ne pourrait procéder que d’une claire intervention en ce sens des vainqueurs de la guerre mondiale. On sait qu’il n’en fut rien. Au contraire, si en France, les avis étaient partagés sur l’opportunité d’une intervention contre Franco, en Grande-Bretagne, on considérait qu’il s’agissait là d’une affaire que les Espagnols avaient à régler seuls. On sait qu’à partir de 1947, pour les États-Unis, l’Espagne de Franco, toujours soutenue par le Vatican, représentait une pièce importante sur l’échiquier de la guerre froide. Parallèlement, les techniques de lutte contre les guérillas (notamment l’infiltration des groupes et le retournement de quelques prisonniers) et l’extraordinaire dureté de la répression contre ceux qui avaient été pris ou contre ceux qui simplement les avaient aidés activement ou passivement, démantelèrent progressivement les maquis. Quelques groupes anarchistes parvinrent à très difficilement survivre, jusqu’à ce que dans les années 1950 il ne s’agisse plus que de quelques individualités. Les maquis communistes, plus nombreux et mieux structurés pourtant, encaissèrent également coup sur coup. Les Guerilleros préféraient la plupart du temps tomber les armes à la main que de renoncer à la lutte armée, fût-ce sous l’injonction du comité central. Le PCE, malgré des divergences au sein de sa hiérarchie et semble-til (car la question n’est pas tranchée) l’avis de Staline, malgré la promotion d’autres types d’actions qui semblaient désormais mieux adaptées à la prise en considération de la réalité des choses et des rapports de force, continua de fait à soutenir ce qui progressivement restait de ses maquis jusqu’au repliement des derniers survivants en 1951. À cette date, la résistance politique à partir du milieu ouvrier s’était substituée à la résistance militaire. Les communistes furent à l’origine des premiers mouvements de masse de protestation : la grande grève générale de 1947 qui paralysa les usines de la ría de Bilbao, les grèves dans le bassin minier des Asturies au début des années 1950. La direction officielle du

parti, en exil en URSS ou en France (direction clandestine en France après l’interdiction du PCE en 1950) demeurait enracinée mentalement dans les combats de la guerre – à l’instar, on l’a dit, de la direction du parti socialiste ou des républicains se réclamant de Manuel Azaña. S'épanouissant à partir des usines, en s’appuyant sur la tradition de combat qui n’avait pas été complètement éradiquée par la défaite et la répression, usant au besoin des institutions mises en place par le régime, elle était certes moins spectaculaire. Mais elle n’en était pas moins dangereuse. Quel que fût en effet le mode de résistance pratiqué, les risques étaient considérables : la prison, les tortures, l’exécution. Or, compte tenu des conditions de l’action clandestine, la probabilité du risque était forte. L'organisation de la clandestinité avait des exigences impératives. Il fallait bien entendu que l’organisation fût sûre de ses militants, qu’elle disposât de permanents non entrés dans la clandestinité mais dotés de faux papiers servant de relais, qu’elle eût également des relais à l’étranger pour évacuer ceux qui pouvaient être « brûlés », enfin qu’elle disposât de ressources financières pour les faux papiers, les planques, etc. Pratiquement seuls les communistes, pourtant objets de toute l’attention répressive de la guardia civil et des tribunaux – en 1950 55 % des prisonniers politiques étaient communistes, 35 % libertaires et 15 % socialistes – sont parvenus à réunir toutes les conditions pour pouvoir organiser sur la durée une action clandestine. Les anarchistes en effet, infiltrés rapidement par les agents du pouvoir, furent décimés dès les années 1940 ; quant aux socialistes, dont les principaux militants et cadres d’avant 1939 étaient en exil ou en prison, s’ils avaient l’argent et de nombreuses relations à l’étranger, ils manquaient cruellement de militants disponibles sur le territoire espagnol. Au demeurant, comme les militants communistes étaient la principale cible et les principales victimes de la répression, l’anticommunisme du régime contribuait d’une certaine manière à amplifier l’écho des actions communistes, d’autant plus que tout acte de protestation était vite qualifié de communiste par la propagande et les tribunaux. Auprès d’une partie de la population qui ne pouvait s’exprimer, au niveau des entreprises et des quartiers populaires, cela contribuait à doter les militants communistes ou supposés d’un prestige certain. La délégitimation de la République Le soulèvement des casernes, de la Légion étrangère espagnole et des

supplétifs marocains à peine enclenché, le cardinal Pla y Deniel, suivi par 47 évêques sur 52 l’avait sanctifié du nom de « croisade contre le bolchevisme et pour la civilisation chrétienne ». D’emblée, l’Église espagnole, sauf l’exception notable du clergé des provinces basques, avait soutenu sans réserve la rébellion. Pour les militaires insurgés, il s’agissait là d’un soutien bien plus précieux que celui des possédants, qui néanmoins apportaient leur aide financière et leurs relations internationales8. En effet, la position sans équivoque de l’Église contre la République permit de rallier une part non négligeable des classes populaires et surtout paysannes, notamment la paysannerie propriétaire de la Meseta nord, que les déclarations laïques du gouvernement et les démonstrations anticléricales des anarchistes avaient effrayée, à une cause qui pouvait ainsi mieux prétendre être celle des authentiques Espagnols, celle des nacionales, comme les rebelles voulurent se faire appeler. Dénonçant dans la République le « régime des francs-maçons, des Juifs et des communistes » – autant de ferments idéologiques et d’agents voués à la perte de l’Espagne –, il était loisible et aisé de présenter la guerre menée par le général Franco et ses armées comme la reprise de celle que le « peuple espagnol » avait su mener contre « l’anti-Espagne », toutes les fois que quelques élites dépravées – comme les afrancesados ralliés à Joseph Bonaparte en 1808 – avaient vendu le pays aux intérêts des libertins de Paris, des affairistes de Londres ou des égorgeurs de Moscou. Cette sorte de plongée dans une histoire réécrite grossièrement à coup d’amalgames et d’aberrations présentait le double avantage de renforcer la délégitimation, et du régime républicain installé depuis 1931, et de la majeure partie de l’histoire espagnole des trois derniers siècles. La victoire de 1939 contre le communisme mettait le point final à un combat, incertain depuis… le traité de Westphalie9. En effet, de cette époque jusqu’au réveil de 1936-1939, et à de très brèves exceptions près, vite contrariées précisément par l’antiEspagne, le pays n’avait eu à souffrir que décadence et anarchie. Anarchie distillée par les horribles doctrines maçonniques des Lumières du XVIIIe (la Ilustración), et introduites par le funeste exemple de la Révolution française et les troupes de Napoléon. La liberté et l’égalité n’étaient que des illusions abstraites, des utopies, fondamentalement étrangères à « l’ordre social naturel » et particulièrement nuisibles à la spiritualité du peuple espagnol. Ces véritables poisons inoculés dans le corps espagnol étaient directement responsables, tant des indépendances américaines que de l’histoire

mouvementée de l’Espagne du XIXe siècle. Un XIXe siècle tout particulièrement abhorré par Franco lui-même : « Le XIXe siècle, que nous aurions voulu effacer de notre histoire, est la négation de l’esprit espagnol, l’antithèse de notre foi, la dénégation de notre unité, la disparition de notre empire, toutes les dégénérescences de notre être, quelque chose d’étranger qui nous divise. » 10

C'est avec encore plus de force, sous les noms et sous les traits hideux du socialisme, de l’anarchisme et, horroro referens, du communisme, qu’au XXe siècle, ils avaient failli emporter définitivement l’Espagne. Cette opération d’amalgame et de réécriture de l’histoire présentait un double avantage. En premier lieu, elle permettait de récupérer dans une mesure assez large le discours « régérationniste » du tournant du siècle consécutif au désastre de 1898. Elle avait ainsi permis de compter en juillet 1936 le ralliement de nombre d’intellectuels, sensibles à la nostalgie de l'Imperium Hispanicum et critiques à l’égard du régime libéral de la Restauración11, qu’ils fussent comme Dionisio Ridruejo, Pedro Laín Entralgo ou Gonzalo Torrente Ballester phalangistes12, catholiques traditionalistes comme José María Pemán, ou pas comme les Catalans Eugenio d’Ors et José Antonio Maravall ; la nouvelle génération était par exemple représentée par Pérez-Ambid ou Vicens Vives, qui apportaient leur caution d’historiens enthousiastes d’avoir trouvé la clef interprétative du passé et espéraient ainsi trouver, grâce au résultat de la guerre civile, le « futur univoque et sans couture de l’Espagne » qui en finirait avec « la comédie de la vie espagnole sous la Restauration et la boucherie républicaine »13. En second lieu, en revenant bien en amont du renoncement d’Alphonse XIII, confondre l’anarchisme et le communisme des années 1930 avec la franc-maçonnerie et le libéralisme permettait, d’une part, de rendre les socialismes dans leur globalité responsables de la perte de l’empire, de l’invasion napoléonienne et des guerres civiles du XIXe et en même temps d’accuser le libéralisme d’avoir fait le lit du communisme ; d’autre part, de montrer et combien la victoire avait été ample et combien il convenait de ne

pas baisser la garde, puisque si les communistes stricto sensu avaient été vaincus, combien de communistes pouvaient demeurer cachés sous les masques du libéralisme. L'académicien José María Pemán explique que plus dangereux encore que los rojos (les rouges) combattus durant le conflit, sont los enrojecidos (les rougis)14, ceux qui, ayant directement ou indirectement subi l’influence communiste, ont teinté l’Espagne de leurs pernicieuses idées. À « son poste », dans les champs, dans les rues des petites comme des grandes cités, à l’usine, partout, il est du devoir de tout « bon Espagnol » de les démasquer. Il faut bien voir qu’il ne s’agissait pas de simple rhétorique. Assimiler libéralisme, démocratie et communisme, c’était politiquement prendre aux mêmes rets ceux qui se réclamaient d’une conviction, et qui en avaient fait montre, et ceux qui, sans être explicitement socialistes ou a fortiori communistes ou anarchistes, s’étaient simplement reconnus dans une conception du monde et de l’organisation de la société, progressivement constituée à partir du XVIIIe siècle sur l’idée de progrès, et que jusqu’au déclenchement de la guerre, l’on aurait pu croire assez largement partagée dans l’Espagne du début des années 1930. Or, bien au-delà des mots, la disqualification idéologique et symbolique de la République allait se payer de sang et de souffrances, alors que les armes, répétons-le, avaient été posées. Car, une fois admis que les vaincus représentaient l’anti-Espagne, il n’y avait qu’un pas pour en faire des traîtres… et, en conséquence, leur appliquer le châtiment qui leur était réservé. Une répression d’une ampleur inédite Au nom de l’Espagne éternelle, allait s’opérer contre les « Rouges athées et séparatistes » une répression qui ne se donnait qu’à peine le soin de masquer une véritable « politique de vengeance », selon l’expression de Paul Preston15. Puisque le « glorieux soulèvement du 18 juillet » avait porté la voix de Dieu et montré le chemin de l’Espagne, tous ceux qui n’avaient pas pris fait et cause pour le camp national étaient coupables. La délégalisation des actes des gouvernements et de l’administration républicains se construisit par l’effet d’une perversion sémantique et juridique étonnante. Une manipulation qui se réalisa au profit, il est vrai,

d’un projet politique et idéologique clair. Le retournement juridique consista à inculper, juger et condamner des fonctionnaires pour être restés en poste dans les administrations du gouvernement républicain. La Ley de responsabilidades politicas du 9 février 1939 étendait à tout le territoire l’ordre juridique nouveau, installé dans les zones contrôlées par les « nationalistes » depuis 1936. Elle permettait de « rechercher les responsabilités » de ceux qui non seulement « en acte » mais aussi « par omission » avaient favorisé la « subversion rouge ». C'était considérer comme « rebelles » et « subversifs » ceux qui précisément étaient restés fidèles au régime légitime. De la délégitimation et délégalisation de la République, on était passé à la pénalisation. L'objectif n’était pas seulement la répression des opposants déclarés et actifs aux futurs vainqueurs. La fidélité à la République devint un délit. Le manque d’adhésion au soulèvement valait comme preuve, le simple fait d’être resté habiter dans la zone républicaine pouvait valoir accusation de « rébellion » ! La Ley de répresion de la masoneria y el comunismo du 1er mars 1940 et la Ley para Seguridad del Estado du 29 mars 1941, outre qu’elles confirmaient la rétroactivité des délits concernés, permettaient, légalement, de confisquer les biens des organisations dissoutes au profit des organisations nouvelles et des condamnés à celui de l’État. Un tel arsenal juridique versait immédiatement des millions d’Espagnols hors la loi. Une instruction individuelle pouvait être ouverte à l’initiative des autorités civiles, policières ou de la guardia civil ou même par simple dénonciation écrite. La fonction publique fut littéralement épurée. Juges et personnel de justice furent frappés au premier rang. Plus de la moitié des enseignants du primaire et du secondaire furent révoqués, le tiers des universitaires (la moitié à l’université de Barcelone). Dans un milieu aussi peu révolutionnaire que la diplomatie, la révocation toucha tout de même 14 % de la profession. Les agents des administrations locales et des entreprises de services publics furent également particulièrement frappés (plus de la moitié des employés du tramway de Barcelone par exemple). Cependant, perdre son emploi fut la moindre des sanctions. La pénalisation de la politique permit de conduire « légalement » des centaines de milliers d’Espagnols vers les geôles et pelotons d’exécution des vainqueurs. L'ampleur des exécutions menées dans les mois qui suivirent la fin

officielle de la guerre fut telle qu’elle scandalisa même le comte Ciano, envoyé de Mussolini, en visite d’amitié auprès de la nouvelle Espagne. Un chiffre donné par un officiel à un correspondant de presse nord-américain parle de 192 000 exécutions entre avril 1939 et 1944. Il est très difficile d’évaluer précisément le nombre de morts, étant donné que les exécutions sommaires des tout premiers jours après la victoire des nacionales, ont été vraisemblablement bien plus nombreuses que l’on n’a longtemps voulu le dire – les charniers que l’on découvre ces dernières années témoignent en ce sens – et que, dans les rapports officiels n’ont pas été consignés les décès consécutifs à une sanction pénale. Les recherches menées ces dernières années, fondées sur des comptages régionaux voire locaux paraissent indiquer que l’on pourrait établir le nombre de victimes de la répression franquiste dans les années suivant la fin officielle de la guerre à 150 000 hommes et femmes16. L'Espagne se couvrit de centres de détention. Les prisons déjà saturées, on en improvisa dans toutes sortes de lieux improbables – notamment, et l’on ne pourra pas s’empêcher d’y voir là un signifiant précis, dans quelques établissements d’enseignement ouverts sous la République et désormais réformés. Le trait le plus remarquable, et longtemps resté quasiment occulté, fut la prolifération et la rationalisation de multiples camps de concentration. Selon les propres chiffres de l’Inspection générale des camps de concentration, 237 000 personnes s’y trouvaient réunies en février 1939 ; 200 000 encore à la fin de 1939 ; 280 000 en 1940 ; le nombre des concentrationnaires diminua ensuite pour se fixer autour de 40 000 en 1945. Un niveau qui demeura stable jusqu’au milieu des années 1950, les derniers camps n’ayant été fermés qu’en 1956 ! Fondamentalement, ce sont des camps de travail. Ils sont la réponse au problème posé par la mise hors la loi de plusieurs millions d’Espagnols, une solution intermédiaire entre la relaxe – improbable sauf à admettre que les vaincus n’étaient pas en faute, ce qui, on l’a dit, était précisément impossible aux risques de délégitimer la « cause nationale » – et l’incarcération traditionnelle impossible pour de strictes raisons matérielles. Dès juillet 1936, au moment où s’érigeaient les premiers camps dans la zone contrôlée par les nationalistes, la « rédemption par le travail » avait été théorisée par le jésuite Pérez de Pulgar. La liste des conditions nécessaires pour être admis dans un camp devait témoigner de cet aspect rédempteur. Il

fallait avoir été déjà jugé – ce qui excluait les dizaines de milliers de personnes maintenues en détention préventive durant des années – et, bien sûr, ne pas avoir été condamné à mort. Les francs-maçons et les communistes (dont une part importante d’ailleurs fut condamnée à mort) ne pouvaient être admis dans les camps et, inversement, il était nécessaire d’être baptisé et d’avoir atteint un certain niveau d’instruction religieuse. La gestion des camps d’ailleurs était assurée par les congrégations, surtout dans les centres pour femmes. En 1944, le système fut étendu aux droits communs. Cette unification des régimes entraînait de fait la disparition de la catégorie des prisonniers politiques en même temps qu’elle contribuait à criminaliser toute opposition. Mais l’aspect économique des camps de travail n’est pas moins important que l’aspect politique. Le système répressif franquiste, fondé sur une exploitation absolue des reclus, ne peut fonctionner qu’à cette condition. Le « rachat des peines par le travail » finance le niveau extraordinairement élevé de la répression. Au-delà, et indépendamment des opérations politiques monumentales comme l’érection du mausolée du Valle de los Caídos à la gloire de José Antonio Primo de Rivera et des « combattants tombés pour Dieu et la patrie », le travail forcé sert également à la réalisation d’infrastructures indispensables – comme le canal du Guadalquivir, réalisé presque entièrement avec de la main-d’œuvre carcérale – mais que les classes possédantes s’étaient jusque-là refusé à financer, en freinant toute réforme fiscale digne de ce nom. Pour Nicolás Sánchez-Albornoz, lui-même interné de longues années au camp du Valle de los Caídos, lutte de classes – celle des possédants contre les travailleurs – et réalisation de profits matériels substantiels étaient là intrinsèquement liés : « L'établissement du travail forcé s’articulait à la perfection avec l’esprit de classe partagé par les rebelles et leur soutien. L'ouvrier, objet de vengeance, était en fin de compte l’objet d’exploitation de toujours. La nouveauté que l’invention de la “rédemption” apportait était une forme plus crue d’exploitation. Au-dessus des idéologies, l’esprit de classe prima et fit écarter les fours crématoires ou leur équivalent. L'ouvrier valait davantage vivant que mort. L'État devint ainsi un pourvoyeur de main-d’œuvre au secteur privé. » 17

L'État louait de la main-d’œuvre aux entreprises pour un prix modique mais avec des bénéfices importants – puisque le coût de reproduction de la

force de travail ne représentait que la moitié de ce dernier, et encore théoriquement, car la prévarication était monnaie courante, comme put le constater de visu Nicolás Sánchez-Albornoz lui-même. C'est l’ensemble des entreprises et tout particulièrement celles du secteur de la construction qui bénéficia longtemps du système du travail forcé. Au niveau individuel, c’étaient les postes abandonnés par les vaincus révoqués, en exil ou en prison qui étaient occupés par les vainqueurs, et singulièrement par les vétérans de la División Azul (division de volontaires envoyés par Franco combattre le communisme sur le front soviétique) à qui étaient réservés le cinquième des places et jusqu’à 80 % dans certains des emplois non qualifiés. Comme le note Josep Fontana : « Bien que la prison fût territoire de stricte compétence de l’État, l’association d’une partie de la société espagnole avec le régime explique que celle-ci n’hésita pas à user de son influence sur les tribunaux pour renforcer un contrôle social dont elle tirait de substantiels et directs bénéfices. […] Un des traits les plus frappants c’est l’évidence que, la guerre déjà finie et pour longtemps encore, les vaincus continuèrent à vivre dans un climat de terreur arbitraire et sans contrôle, dans les villes et surtout les villages, littéralement à la merci de phalangistes, curés, propriétaires et tous “gens d’ordre” de n’importe quel rang ou condition qui pouvaient les envoyer en prison.18»

La répression et la soumission, ce sont les pressions et menaces sur les familles des détenus. Ceux qui avaient pu échapper à la soif de vengeance des premières années, demeurèrent, sauf exceptions, silencieux, comme terrés par la peur dans la crainte que l’on découvre leur ancienne affiliation. Javier Tusell évoque le cas de l’ancien maire socialiste d’un village de la province de Malaga qui en avril 1969, à l’occasion de l’amnistie pour délits commis durant la guerre civile, sorti de la cachette près de sa maison où il demeurait enfermé depuis trente ans ! En effet, le tissu social des ex-combattants du camp vainqueur tendit à s’allier à tous les niveaux de l’administration. Il s’édifia un complexe système de relations personnelles de défiance et de subordination, renforcé par les difficultés d'approvisionnement et de simple survie, et la crainte permanente de tomber sous le coup d’une mesure d’épuration ou d’incarcération : « Un faisceau de relations personnelles qui profitait à la base de la pyramide sociale des vainqueurs, pour qui les difficultés de la vie

quotidienne étaient compensées par la sécurité que leur offrait le fait d’appartenir au camp qui avait gagné. » La sécurité des personnes et la sécurité matérielle, puisque ceux qui appartiennent au camp des vainqueurs prennent les places. Ainsi la fidélité était garantie. Dans l’autre camp, la population était pétrifiée par la peur panique de la découverte de son passé politique ou par le fait d’avoir un frère, un fils, un père en prison, en exil ou mort dans le camp des vaincus : « Pour ces derniers, il n’y avait que le temps du silence et la recherche d’un hypothétique crédit avec son inévitable cortège de servilité et de subordination envers les créditeurs. »19 Les formes de la répression évoluèrent. Il ne s’agissait plus désormais de rechercher des ex-combattants républicains pour les jeter en prison ou les fusiller. Mais elle ne perdit pas vraiment en intensité. Toute opposition évidemment était interdite. Les quelques milliers de militants qui s’y risquèrent le payèrent lourdement de fortes années de prison. Bien davantage, le simple manque d’enthousiasme à l’égard du régime pouvait valoir de sérieux désagréments, jusqu’à l’incarcération. Les Espagnols, et pas seulement les vaincus, s’installèrent dans la peur et le soupçon, par crainte que le voisin, le camarade de travail ou le compagnon de café ne soit un indicateur de la guardia civil ou encore plus simplement un individu quelconque en quête d’avantages divers et interprétant une simple remarque ou un agacement sur la cherté de la vie ou le fonctionnement des services publics comme la marque de la subversion rouge. On comprend, à ce compte, que le système ait perduré longtemps. Néanmoins, c’est toujours avec tristesse que l’on constate qu’aucune voix ne s’éleva chez les vainqueurs, sinon contre la légitimité de la répression, au moins pour implorer un peu de (chrétienne) clémence. Por el imperio hacia Dios : la contre-révolution national-catholique Comme certains analystes ont pu le souligner le national-catholicisme n’était pas un produit idéologique entièrement nouveau, malgré certaine phraséologie phalangiste envahissante surtout aux premiers temps du régime, mais bien davantage l’adéquation aux temps nouveaux des principes du conservatisme espagnol traditionnel s’accommodant du transfert du pouvoir politique dans la personne du chef de l’État. Non seulement le discours national-catholique faisait de l’histoire de la Castille celle de

l’Espagne et insistait sur la valorisation de l’idée de l’Empire, mais il entendait contenir l’ensemble des arts, des lettres et même des sciences, dans les limites d’une supposée essence espagnole. Ceux que l’on a voulu distinguer comme étant diverses « familles » du franquisme partageaient, à bien des égards et sauf quelques exceptions individuelles, une même vision du monde et un même projet, littéralement « contre-révolutionnaire », de « retour » à un état des idées et du monde… antérieur au XVIIe siècle ! Gloria victis ! « Nous avons vaincu dans la guerre et par conséquent nous ne sommes absolument pas disposés à tolérer que la conscience unitaire de l’Espagne s’affadisse. » 20

Pour Rafael Calvo Serer, les choses sont claires : une Espagne a vaincu l’autre et le sort des armes a décidé du sort des idées. Par leur victoire, Franco et ses capitaines ont sauvé l’Espagne et au-delà – comme en témoignent les affiches placardées sur les murs des villes et villages présentant le generalissimo comme le «premier vainqueur du communisme dans le monde » – accompli la prédiction de Spengler pour qui, en dernière instance, le destin de la civilisation chrétienne ne serait sauvé que par l’héroïsme d’un dernier carré de militaires. Car dans son essence et sa quintessence l’hispanité (la hispanidad), comme l’avait proclamé Ramiro de Maeztu quelques années avant la guerre, ne pouvait être que catholique et impériale : « par l’empire vers Dieu (Por el imperio hacia Dios) », c’est là la raison d’être et la raison d’agir de l’Espagnol. Précisément, sur le plan géopolitique, à partir de la paix de Westphalie qui consacrait et la coupure religieuse de l’Europe – la fin de l’idéal de Cristiandad encore porté par Charles-Quint – et la fin de la prépondérance espagnole, l’histoire espagnole ne semblait bien être qu’une longue et entêtée décadence, de la perte de la Hollande à celle de Cuba et des Philippines en 1898. Seule la politique africaine, au Maroc notamment, initiée au tournant du XXe siècle et menée à bien par Primo de Rivera

paraissait retrouver quelques accents glorieux du passé des rois catholiques, de Charles-Quint et de Philippe II dominant un empire sur lequel jamais ne se couchait le soleil. Les invincibles tercios du « grand capitaine » Gonzalve de Cordoue avaient ressuscité quatre siècles plus tard sous la conduite du général Francisco Franco qui, nouveau Pelayo (Pelayo est le prince chrétien qui en 718 « arrêta la progression des Maures » en les vainquant à Covandonga et devint le premier roi des Asturies), avait entrepris la Reconquista de l’Espagne éternelle et de ce qui est l’authenticité de l’homme espagnol, comme le proclame en 1953 le ministre de l’Éducation : « Avec Franco enfin, l’homme espagnol qui avait surgi sous Isabelle et Ferdinand, devient à nouveau possible. » À ce titre, rien ne saurait distraire les vainqueurs des fruits de leur victoire. L'épuration est idéologique. C'est par exemple le recteur de l’université de Salamanque déclarant que « le feu purificateur est la mesure spirituelle radicale contre la matérialité du livre21 ! ». Ce sont surtout les termes du décret de création du CSIC (le conseil supérieur de la recherche scientifique) le 28 novembre 1939 et le discours de Franco lui-même : « Dans les périodes les plus décisives de son histoire l’hispanité a concentré ses énergies spirituelles à la création d’une culture universelle. Cela doit être l’ambition la plus noble de l’Espagne actuelle qui, en réaction à la pauvreté et à la paralysie passées, sent renaître la volonté de rénover sa glorieuse tradition scientifique. Un tel projet doit se fonder, avant tout, sur la restauration de la classique et chrétienne unité des sciences, détruite au XVIIIe siècle. Pour cela, il faut dépasser le divorce et la discordance entre les sciences spéculatives et expérimentales […], créer un contrepoids au spécialisme exagéré et solitaire de notre époque. Ce qui suppose un franc retour aux impératifs de coordination et de hiérarchie. Il faut imposer, en somme, à l’ordre de la culture, les idées essentielles qui ont inspiré notre Glorieux Mouvement, dans lesquelles se conjuguent les leçons les plus pures de la tradition universelle et catholique et les exigences de la modernité. »

Ce sont enfin les précisions à ce sujet du directeur du CSIC, dont le directeur général José María Albareda, membre de l’Opus Dei, est ami intime d’Escriva de Balaguer, le fondateur de l’Œuvre, qui déclare, en 1940, lors de l’inauguration de ce qui est censé être le lieu de la recherche de haut niveau en Espagne :

« Nous voulons une science catholique […] À cette heure, nous liquidons ainsi toutes les hérésies scientifiques qui ont asséché les canaux de notre génie national et nous ont soumis à l’atonie et la décadence. Notre science actuelle, en connexion avec celle qui dans les siècles passés nous a définis comme nation et comme empire, veut être avant tout catholique. » 22

L'épuration procède sans doute de l’obscurantisme intellectuel et de la volonté de l’Opus Dei d’exercer un véritable contrôle sur l’éducation des élites. Mais elle est également le résultat de la cueillette, revendiquée d’ailleurs, des fruits de la victoire : les chaires universitaires (catedras)23. Pour ne prendre qu’un seul exemple, mais ils sont légion, celui de Martin Almagro Basch, jeune phalangiste « révolutionnaire » qui sut s’éloigner de la tendance de Manuel Hedilla à temps (la tendance éliminée par Franco en 1937) et devient en mars 1939 directeur du musée archéologique de Barcelone puis titulaire de la chaire de Préhistoire laissée vacante par l’exil du maître Bosch Gimpera, régnera par la suite d’une main ferme, ne souffrant pas la contestation sur son pré carré. À la fin des années 1940, Jesús Arellano professeur de philosophie de Séville et tout à fait représentatif en cela du courant dominant, déclarait sans fards : « Le 18 juillet n’est pas seulement l’événement qui élimine de la vie espagnole une génération hétérodoxe et anticatholique mais aussi celui qui ouvre la conjoncture pour une génération d’intellectuels qui, ayant fait de l’orthodoxie catholique leur système d’idées et de vie, refont l’authentique être historique de la société espagnole. Les autres ont été détruits comme génération active dans la vie espagnole. Ils n’existent plus et la seule attitude généreuse à leur égard est l’intransigeance, car la tolérance libre-penseuse n’est que tyrannie et ne conduit qu’à l’affrontement.24 »

Des « familles » franquistes ? La décision prise par Franco en pleine guerre, en avril 1937, de regrouper ses soutiens au sein d’une entité à la dénomination surprenante FET de la JONS (Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista) procède assurément de la volonté arbitraire du generalissimo. En fédérant notamment les traditionalistes carlistes autour

de la Phalange, c’est-à-dire des fascistes, Franco écartait les chefs respectifs des deux formations, tout en s’inscrivant officiellement dans la continuation de José Antonio Primo de Rivera, le fondateur et chef devenu mythique de la Phalange, exécuté par les Républicains en 1936. Mais on a là davantage que le résultat de l’habileté tactique de Franco et de la soumission absolue de ses partisans qu’il sut obtenir (fût-ce en faisant exécuter un chef historique de la Phalange) et conserver jusqu’à la fin. Bien sûr, on a pu souligner combien pouvaient paraître improbables a priori le mariage forcé et la symbiose annoncée entre réactionnaires, au sens le plus exact du terme, et « révolutionnaires » fascistes. Mais, combien ces derniers étaient-ils à la veille de la guerre ? Quelques poignées de jeunes bourgeois plus ou moins déclassés, en rébellion contre le conservatisme et, à l’instar de Rafael Sánchez Masas, à la rhétorique apocalyptique. Assurément, la guerre civile offrit les conditions de la transformation de la rhétorique en pratique. Mais en même temps qu’elle avait donné le pouvoir, ce dont témoignaient le ministère de Serrano Suñer, de surcroît beau-frère de Franco, et la puissance de plus d’un million de membres encartés, elle avait dévoilé ce que ne pouvait qu’être tout mouvement fasciste : un mouvement et un projet contre-révolutionnaires. Le discours sur la « révolution » nationale, auxquels quelques irréductibles, comme Dionisio Ridruejo et Pedro Laín Entralgo, crurent encore longtemps jusqu’au moment, où les yeux enfin décillés, ils s’éloignèrent du régime, se révéla vite pour ce qu’il était : un simple habillage. Ainsi, si on s’éloigne d’une stricte analyse des discours pour replacer les enjeux dans une histoire sociale, le rassemblement opéré dès 1937 au sein de ce qui devient le Movimiento nacional est somme toute beaucoup moins surprenant. Il est ainsi assez significatif que la section féminine de la Phalange, animée par Pilar Primo de Rivera, a davantage exalté la femme catholique traditionnelle (« le véritable devoir de la femme est de créer avec austérité et allégresse une famille où se constitue l’authentique tradition ») que promu une quelconque image de la jeune fasciste : alors que l’on encourageait les fascistes italiennes à la pratique des activités sportives, ces mêmes activités sportives étaient quasiment interdites aux Espagnoles. Les phalangistes de la première phase (les camisas viejas) durent composer avec le phalangisme d’occasion, carriériste. Un phalangisme non moins redoutable d’ailleurs, au contraire, car animé d’un esprit de revanche

et d’une volonté répressive à bien des égards supérieurs. Dominant l’État jusque vers 1945, imposant toute la symbolique gestuelle, vestimentaire et rhétorique fasciste à tous les niveaux, et les pratiques allant de pair, les phalangistes eurent toutes les peines du monde ensuite à conserver les ministères « sociaux » du Travail ou du Logement, même si leur champ « Cara al Sol » demeura jusqu’en 1975 comme une sorte d’hymne national. Au sein du Movimiento même, ils ne purent imposer leur hégémonie. Au contraire, en mai 1958, la Ley de Principios del Movimiento Nacional, loi fondamentale, réaffirmait que le Movimiento était « la communion des Espagnols dans les idéaux qui avaient donné vie à la croisade ». La croisade, précisément, avait uni dans le même effort deux des forces les plus réactionnaires de la société espagnole : l’armée et l’Église. L'armée espagnole n’est pas une grande muette neutre mais une institution fortement idéologisée, campant précisément dans son rôle de gardienne des traits fondamentaux du régime. Elle en fut jusqu’à la fin le socle immuable, imperméable à toutes les évolutions. Se percevant comme le défenseur du régime et exaltant la supériorité de sa mission, elle cristallisa sa cohésion autour d’une communauté de valeur, le culte mystique de la nation, une vision dogmatique et intransigeante de la religion catholique, la sublimation de l’ordre, de la hiérarchie et de la discipline comme fondement de la société et la dévotion à Franco. Pour elle, clairement, son rôle consistait à maintenir intact l’esprit du soulèvement du 18 juillet25. Il convient en outre de noter que ce n’était pas là seulement que posture idéologique et orgueil de casernes. Le personnel militaire en effet a occupé tout le long du franquisme d’importantes fonctions politiques – des ministères aux gouvernorats civils – et administratives tandis que son ultra-conservatisme conduisait tout à la fois à des effectifs pléthoriques (d’où une certaine faiblesse relative des traitements des sous-officiers et officiers subalternes) et à un retard technique notable. S'il y eut des militaires phalangistes (comme le général Muñoz), l’immense majorité d’entre eux, à l’instar de l’amiral Carrero Blanco, professait un catholicisme intransigeant. Sauf au Pays Basque, l’Église avait naturellement tenu sa place à la tête de la croisade et la victoire de Franco avait d’ailleurs été saluée par Pie XII. L'Église qui avait béni les armées de Mola et Franco avait été impliquée dans la répression au moins à trois titres. En justifiant le système légal de répression rétroactive. En glorifiant la violence non seulement comme riposte mais comme acte purificateur comme on a pu le voir avec José

María Pemán qui, évoquant ce merveilleux conflit ensanglantant l’Espagne, saluait les incendies d’Irun, de Guernica de Malaga, les cendres permettant de nouvelles moissons : « Nous allons avoir, Espagnols, une terre lisse et belle sur laquelle vont pousser des pierres impériales ! » En permettant et en promouvant la symbiose entre la religion, la patrie et le caudillo « por la gracia de Dios ». La victoire des militaires insurgés établit l’Église au cœur de la société espagnole et au centre des institutions publiques : à une place où les thuriféraires les plus résolus de la quasi-théocratie rêvée depuis les rois catholiques n’osaient plus l’espérer depuis au moins la mort de Ferdinand VII. Les lois républicaines sur l’enseignement (laïcité de l’enseignement public) et sur la famille (divorce, égalité des hommes et des femmes, etc.) furent évidemment immédiatement abrogées et le mariage canonique fut doté de valeur civile. Le catholicisme redevint la religion officielle du pays et si la liberté de conscience était reconnue, seul le culte catholique et romain était publiquement autorisé. L'assistance religieuse devint obligatoire à l’école, à l’armée, dans les hôpitaux, et les cérémonies publiques furent précédées ou suivies d’offices religieux. Le blasphème fut à nouveau prohibé et pénalisé. L'Église fut rétablie dans ses prérogatives financières : un budget du culte largement approvisionné dès la fin de la guerre devait assurer son fonctionnement et les ecclésiastiques bénéficièrent d’un statut juridique privilégié, notamment en matière militaire et fiscale. Cette alliance renforcée du sabre et du goupillon fut institutionnalisée au plus haut niveau avec le Concordat signé avec le Saint-Siège en 1953, dont le préambule qualifiait le texte de « norme régissant les relations entre les deux hautes parties contractantes selon la loi de Dieu et la tradition catholique de la nation espagnole ». Dans la péninsule, l’Église espagnole consolidait ses positions en fixant formellement ce qui était une réalité de fait tandis qu’elle apparaissait à la pointe du courant le plus réactionnaire de tout le catholicisme. Pour sa part, le régime parachevait par là une véritable reconnaissance internationale, en cours en fait depuis les débuts de la guerre froide. De nouveaux sièges épiscopaux étaient créés tandis que Franco obtenait des honneurs et des privilèges symboliques comme l’obligation de prières et l’honneur d’entrer dans les lieux sacrés sous le dais. Jusqu’au milieu des années 1960, le franquisme put compter sur le soutien

indéfectible de l’Église espagnole. Passé le milieu des années 1950 encore, l’évêque de Lérida assurait que « ce qui élève Franco à des hauteurs rarement atteintes dans l’histoire c’est son merveilleux travail dans la transfiguration chrétienne des individus » et un groupe de dignitaires, reprenant une comparaison entre Constantin, Charlemagne et Franco, proposa que l’on élevât ce dernier à la dignité cardinalice ! Comme on l’a souvent souligné davantage même que le plus profond soutien du régime, l’Église était le régime lui-même. Certes, les catholiques intransigeants, comme Calvo Serer, se plaignaient que l’action politique et que l’administration ne fussent point exclusivement tendues vers la vocation missionnaire du régime et que l’on ne mît point davantage l’accent sur l’aspect « croisade » de la guerre civile. Ils s’opposaient ainsi à toute tentative de « nationaliser » les intellectuels de la génération de 1898, comme Miguel de Unamuno ou les libéraux comme Ortega y Gasset – fussent-ils revenus de leur libéralisme ; ils les accusaient d’avoir contribué à affaiblir l’esprit de l’hispanité authentique et la race. Face à eux, c’étaient des phalangistes historiques, comme Ridruejo et Laín Entralgo qui étaient enclins à assumer la culture laïque, pour autant qu’elle fût dotée de sentiment national. La querelle s’envenima lorsque le nouveau ministre de l’Éducation, le catholique Ruiz Gimenez, nomma en 1953 Ridruejo, Laín Entralgo et Antonio Tovar à des chaires d’enseignement et à des postes de recteurs. On avait là une alliance entre des phalangistes et des catholiques face à d’autres catholiques et phalangistes. Doit-on interpréter l’événement comme la preuve d’une sorte de pluralisme à l’intérieur du franquisme ou bien, inversement, et plus sûrement, comme le produit de divergences entre individus sur des questions fondamentales peut-être comme d’évaluer l’hispanité de Miguel de Unamuno, mais qui s’accordaient sur l’organisation de la société et la nécessaire défense et illustration par tous les moyens, et d’une certaine Espagne, et du catholicisme. C'est dire en somme que les débats entre la Phalange et l’Église, fréquents au tournant des années 1940, et sur lesquels ont sans doute trop insisté bon nombre d’analystes postérieurs, furent dans une très large mesure des débats en trompe-l’œil. Comme l’observe Javier Tusell, les deux institutions étaient assurément différentes mais très largement complémentaires : « La volonté de mener à bien une “reconquête néo-traditionaliste” de la société procédait

d’une idée de consubstantialité entre religion catholique et patrie espagnole, une interprétation messianique du passé historique et une vision autoritaire et harmoniciste de la société. Ce qui distinguait les phalangistes des cléricaux et qui peut servir à distinguer une période antérieure à 1945 et une période postérieure, c’est une différence d’emphase. Les phalangistes considéraient comme donné le catholicisme de l’État et du parti, mais ils étaient méfiants voire opposés à l’autonomie du religieux par rapport au politique. […] Le secteur le plus radical du catholicisme, en revanche, concevait le catholicisme comme intégration nationale et exigeait en même temps l’autonomie pour lui. Il n’en reste pas moins que la coïncidence des principes fondamentaux des uns et des autres fait qu’aujourd’hui les polémiques entre les deux secteurs nous paraissent quelque peu incompréhensibles. […] Ce qui caractérisa la période postérieure à 1945, ce ne fut pas la disparition de la mentalité national-catholique mais plutôt un degré majeur d’autonomie pour l’Église catholique. » 26

En somme, il ne faut pas voir des partis, fussent-ils embryonnaires, dans le terme de « familles » du franquisme qui s’est imposé pour repérer les changements de gouvernement et les attributions de postes ministériels et administratifs au cours des quatre décennies d’un pouvoir sans partage du « caudillo ». Ce n’est là que le simple reflet informel des rapports de forces entre les divers groupes d’intérêts qui avaient soutenu le soulèvement contre la République. Si la rhétorique guerrière baisse en intensité après 1947, la vigilance ne faiblit pas. Par les armes et par la foi, l’Espagne et son chef sont toujours la sentinelle de l’Occident. C'est ce qui justifie, encore en 1963, l’exécution du communiste Grimau, accusé pour des actes de « subversion » commis… avant 1939. Parallèlement, le régime élargissait sa base sociale au fur et à mesure que l’exaltation « révolutionnaire » des phalangistes historiques (les camisas viejas) cédait le pas aux discours sur la paix fondée sur l’ordre et la religion. Le mythe du bon dictateur qui avait su en finir avec la fatalité de la tragédie espagnole des affrontements fratricides commençait à prospérer. Dans un nouveau contexte économique et surtout social, qu’il s’efforça d’ailleurs de consolider, ce fut en fait le mélange d’intégrisme religieux et d’entrepreneurialisme de l’Opus Dei qui s’emparait de la majorité des instances de décision aux dépens de phalangistes accusés de méfiance coupable et stérile à l’égard du capitalisme. La fin du cycle de la guerre ne signifiait pourtant pas que des portes pussent être entrouvertes : toute esquisse de critique, fût-elle impulsée par quelques individus issus du régime lui-même, était immédiatement disqualifiée, dénoncée comme le

signe de la volonté de vouloir faire plonger à nouveau le pays et ses habitants dans le chaos. Le silence de tous, des vaincus comme des éventuels dissidents issus du camp des vainqueurs, était tout ce qui pouvait convenir à la paix des franquistes, quels qu’ils fussent. L'ordre social : vivre sous la dictature national-catholique « De retour à Madrid [en 1939], je ne me souviens pas avoir manqué de quelque chose durant les mauvaises années 194 0 et, ce qui est le plus surprenant, je ne sus même pas jusqu’à 20 ans que je vivais sous une dictature. Mon père percevait de très bonnes rémunérations des entreprises où il occupait des fonctions de direction. Il était d’un naturel modeste, voire austère, mais ma mère aimait bien vivre et s’appliquait à ce que ses trois enfants ne manquent de rien. À l’exception d’une villa spacieuse aux alentours de Madrid dans une zone alors éloignée et devenue aujourd’hui un quartier coté, ma famille, peu bourgeoise en ce sens, épargnait peu. Ma mère dépensait près de 50 % du budget dont elle avait la disposition à l’alimentation. Ce qui révèle combien était lourd le poids des achats au marché noir. Je me rappelle du Monsieur qui venait toutes les semaines nous porter de la viande obtenue grâce à des connaissances dans les économats militaires ; mais jamais je n’ai entendu qu’il y avait là une pratique peu éthique. Mon père, peu prétentieux, disait que nous appartenions à la classe moyenne supérieure, mais à dire vrai, nous vivions dans le luxe où vivent les puissants et les riches dans les pays pauvres, où la main-d’œuvre et en général tous les services sont extrêmement bon marché. Nous avions trois bonnes à demeure à la maison, dont une cuisinière ; une couturière à l’heure et une gouvernante pour les enfants ; plus un chauffeur, mais celui-ci était payé par l’entreprise de mon père. Leur rémunération, pour autant que j’aie pu la reconstituer lorsque plus tard je me suis consacré à l’histoire économique, était très faible : la somme de leurs salaires atteignait l’équivalent de plus ou moins 200 euros de 2005, auquel il convient d’ajouter le logement et, ce qui était très apprécié, à l’époque, la nourriture. Mes parents étaient libéraux (et agnostique dans le cas de mon père) mais ils s’adaptèrent très bien au franquisme, peut-être en raison de la reconnaissance de la catégorie professionnelle de mon père (Ingeniero de Caminos) [à peu près l’équivalent d’un ingénieur des Ponts et chaussées] et du haut niveau de vie que cela permettait. D’une dévotion calviniste au travail, il refusa toujours de profiter de sa position et de ses relations pour s’enrichir. Ma mère également procédait d’une famille proche du socialisme modéré (son père était professeur de médecine). Une contradiction de mes parents qui pour moi eut beaucoup d’importance, fut que mon frère aîné et moi-même fûmes envoyés chez les religieux marianistes, où allaient les enfants de l’establishment franquiste, alors que les plus jeunes allèrent au collège Estudio, nettement plus civilisé car c’était une continuation, à l’époque clandestine, de l’Institution libre de l’enseignement [Institución libre de Enseñanza qui à la fin du XIXe siècle et au début du XXe avait été l’un des grands foyers de l’esprit progressiste en Espagne]. Interrogeant plus tard ma mère elle me répondit qu’il avait été nécessaire de se débarrasser de la tunique du “rouge”. » 27

Il nous a paru utile de reproduire un assez large extrait du texte écrit par Francisco Bustelo, né en 1933 et très importante figure de l’opposition intellectuelle au franquisme durant les années 1960, contraint à l’exil jusqu’en 1975, car il témoigne avec une grande clarté et concision de ce que pouvaient être l’univers mental et le quotidien d’une famille bourgeoise dans les années qui suivirent la victoire des franquistes. Bien que ses parents aient volontiers professé avant la guerre des idées progressistes, ils ne sont pas des vaincus, car ils ont pris soin de ne pas s’engager au service de la République, et ils semblent bien ne pas avoir été suspectés, en raison de leur statut social précisément (et des alliances familiales avec la famille Calvo Sotelo évoquées dans un autre extrait). Malgré tout, comme pour exorciser ce passé libéral (ôter la tunique rouge qui risque de coller à la peau), on va au-devant des attentes des autorités et surtout sans doute du milieu social environnant en attendant que la vigilance et la mobilisation nationalcatholique diminuent d’intensité : ce qui ne sera le cas que passé le milieu des années 1950. Le texte dit bien l’efficacité du système répressif – répression sociale des amis et voisins affiliés au régime plus forte sans doute car constante et plus proche que la répression des autorités répressives proprement dites. Le texte dit également dans quelle ignorance de la vie publique on tenait non seulement les enfants mais également les jeunes gens – et ce, nous pouvons en témoigner, jusqu’aux années 1970. Enfin, nous y reviendrons dans le paragraphe suivant, outre le rappel sur l’importance de la question de l’alimentation dans toutes les classes dans « l’Espagne des années de la faim », les remarques sur la mise à disposition de la bourgeoisie et même des classes moyennes supérieures d’une abondante domesticité sont précieuses. Bustelo nous a donc bien dit l’efficacité du système répressif, pièce motrice du fonctionnement du régime qui irrigue jusqu’au cœur des Espagnols. On a dit combien les camps de concentration et les prisons furent la forme la plus immédiate de la politique et des pratiques d’exclusion sociale massive des vaincus mise en œuvre par le nouvel État. Au demeurant, la finalité de la répression n’était pas seulement de punir les coupables d’avoir tenté de détruire la nation espagnole mais aussi de soumettre et transformer. Transformer jusqu’à l’espace public en premier lieu. En faire des espaces

à la mesure de l’Espagne fasciste, comme en porte l’ambition démesurée de la déclaration de Pedro Bigador, architecte chargé de la reconstruction de la capitale : « Il faut faire un nouveau Madrid. Ce qui précisément signifie le contraire du “grand Madrid” au sens matériel et prolétaire des municipalités républicaines-socialistes, mais bien le Madrid dont la grandesse morale correspondra à l’Espagne héroïque. Un Madrid où jamais plus ne pourront se reproduire les infamies qui ici furent commises sous la domination rouge […] Il faut que vous travailliez à ce que bientôt nous puissions en finir avec l’espagnolade tragique du Madrid décadent et typique, dût-on pour cela faire disparaître la Puerta del Sol […] bouillon de culture de tous les pires virus politiques. » 28

Comme le signale plus traditionnellement, mais dans ce cas avec une réelle mise en pratique, l’érection dans toutes les villes, dans toutes les places de villages, de plaques commémoratives, d’inscriptions et de monuments à la gloire des vainqueurs. Comme en assure l’empreinte, la construction de milliers d’églises, de séminaires, de couvents : pour la seule province de Barcelone par exemple on projeta la construction de 72 églises ; à Madrid, on construisit entre autres l’église de la Merced (1950), celle de San Augustin (1959), à Saint-Sébastien, la statue dédiée au Sacré Cœur de Jésus sur l’une des collines dominant la ville. La police, bien entendu, et la Guardia Civil, dont la présence, matérialisée par la caserne (cuartel), était particulièrement pesante dans les zones rurales, étaient chargées d’éradiquer l’idée même que l’on pût critiquer le régime. En même temps, les autorités locales de la Phalange exerçaient le contrôle politique des villes, à chaque niveau, par un chef de quartier (jefe de barrio), un chef de rue (jefe de calle) et un chef d’immeuble (jefe de casa). Au total, plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’individus chargés de surveiller leurs compatriotes. Si l’on ajoute à ces personnages les serenos, les gardiens de nuit qui offraient aux noctambules l’avantage de ne pas s’encombrer des lourds trousseaux des clefs d’immeuble mais qui en même temps exerçaient une surveillance peu discrète sur les déplacements des citadins (les serenos officièrent jusqu’au milieu des années 1970), on mesure quelle place la délation ou, et le résultat est le même du point de vue de la psychologie collective, la crainte de la délation, occupa dans l’esprit et la vie des Espagnols jusqu’à la fin du régime franquiste, et même au-delà. L'habitude

de ne livrer ses opinions qu’à la famille proche et à quelques amis – et, les murs ayant des oreilles, avec d’infinies précautions ! – perdura au moins jusqu’à la fin des années 1970. Incontestablement, la dictature franquiste fut répression et surveillance de la population. Mais, dans une large mesure, les épurations politiques et administratives et la propagande national-catholique prospérèrent sur le terreau ancien du catholicisme conservateur, voire réactionnaire et les aspirations à la tranquillité d’une population adhérant aux principaux objectifs du régime, sinon toujours aux moyens employés, au moins autant que résignée. La peur de la répression ne saurait seule expliquer la nette consolidation du régime à partir de la fin des années 1940 – les années 1951-1965 furent celles du consensus, de l’apogée du régime selon Javier Tusell. Dans les grands centres industriels, dans les zones à forte tradition revendicatives, il fallut assurément obtenir la soumission d’une importante part de la population par la mise en œuvre de moyens coercitifs à grande échelle. Mais les groupes qui avaient porté la victoire demeurèrent fidèles au régime. Or, à l’évidence, on ne peut réduire ces groupes aux possédants, au clergé et aux militaires. Le franquisme rencontra une adhésion réelle dans les villes et villages de l’Espagne intérieure, ceux de la Meseta nord tout particulièrement. Leurs habitants y voyaient non seulement l’expression d’un degré supérieur d’hispanité mais surtout la garantie de l’ordre religieux et social auquel ils adhéraient profondément. À cet égard, l’un des supports fondamentaux et des plus solides du franquisme, la famille espagnole et chrétienne, avait une double fonction. D’une part, l’exaltation continue de sa nature, de son rôle, de la sérénité et du bonheur qu’elle pouvait apporter aux hommes, aux femmes et aux enfants, opérait comme instrument de propagande. Elle visait à fortifier la répulsion à l’égard d’une république accusée d’avoir voulu faire disparaître dans l’amour libre anarcho-communiste l’institution familiale elle-même et à donner à voir combien avait été légitime et nécessaire l’intervention de ceux qui s’étaient dressés contre une telle ignominie. D’autre part, et en même temps, du point de vue de la régulation sociale, on en faisait le principal refuge contre la rigueur des temps. Tout d’abord, pour beaucoup : survivre dans l’Espagne du marché noir

La guerre signifia une radicale rupture avec le processus de modernisation enclenché à la fin du XIXe siècle et qui avait donné des signes tangibles durant le premier tiers du XXe siècle. Sur une base 100 en 1900, le revenu par habitant s’était élevé à 140 en 1930. Or, en 1945, ce revenu par habitant avait été ramené aux niveaux de la fin du XIXe. Ce ne sera qu’en 1952 (soit douze ans après la guerre, à comparer aux quatre à cinq ans ailleurs) que le revenu par habitant atteindra en chiffres constants celui de 1935 ! En fait, le conflit lui-même ne saurait expliquer une telle chute de l’activité économique, l’ampleur et la durée de l’appauvrissement des Espagnols dans leur ensemble. On ne saurait en effet invoquer la désorganisation des circuits économiques dans une Espagne coupée en deux et les destructions matérielles, d’ailleurs mesurées, pour expliquer les difficultés des premières années. La diminution de la main-d’œuvre disponible, et particulièrement des professions libérales et techniciens comme des ouvriers qualifiés, due aux morts, aux incarcérés et aux exilés, a marqué plus profondément. La rupture des circuits commerciaux internationaux due à la Seconde Guerre mondiale puis au boycott du régime ont sans aucun doute empêché bien des approvisionnements. Mais c’est bien la politique économique du franquisme, tout à la fois fruit des rêves de grandeur nationale de Franco lui-même et de ses proches que produit d’un ordre social pétrifié, qui doit être rendue responsable et de l’échec économique du pays et de la misère de la majorité des Espagnols. Convaincu que l’Espagne était pour l’essentiel autosuffisante, et de surcroît fortement influencé en la matière par le modèle mussolinien, Franco était persuadé, jusqu’à l’absurde, des vertus économiques et morales de l’autarcie : on raconte par exemple comment il avait pu accorder sa confiance à un dirigeant phalangiste qui avait suggéré de pouvoir nourrir les Espagnols grâce à des élevages de dauphins ! Un organisme public, créé par la loi le 25 septembre 1941, l'Instituto nacional de la industria (INI), était la pièce maîtresse de l’édifice. Or, si comme Elena San Roman l’a montré, la logique militaire de l'INI est avérée, si on a pu dénoncer les capacités économiques de celui qui fut son directeur jusqu’en 1963 Alberto Suanzes – c’est-à-dire son manque d’enthousiasme évident à l’égard du capitalisme de marché –, on ne saurait considérer comme tout simplement ineptes les objectifs affichés de l'INI

d’industrialisation par substitution des importations. Bien entendu, le protectionnisme quasi intégral et l'interventionnisme de la bureaucratie phalangiste générèrent gabegie et corruption : l’énergie des entrepreneurs ou aspirants entrepreneurs s’épuisant à obtenir, contre compensation, les précieuses licences d’importation, l’autorisation d’implantation d’une usine ou l’ouverture d’un commerce. Il a favorisé les collusions entre sphères publiques et privées. Et, surtout, une organisation de la production par l’autorisation administrative et de la distribution par la fixation de prix réalisée indépendamment des coûts réels n’a pu qu’entraîner de très nombreux goulets d’étranglement, la rétention de l’offre sur certains secteurs, et en fin de compte la prévarication et le marché noir. Comme s’accordent à le dire tous les analystes, l’échec économique du « premier franquisme », tout particulièrement durant la première phase – celle de l’autarcie absolue et du phalangisme économique – est patent et, comme nous le verrons, les conséquences sociales furent désastreuses. Pour autant, doit-on en faire porter la responsabilité au seul « interventionnisme » ? Confondre dans la même opprobre rétrospective la bêtise réglementariste, réelle au demeurant, et nombre de mesures techniques, perdurant d’ailleurs au-delà de cette phase, et s’expliquant par exemple par la défaillance de l’investissement privé ? Il semblerait qu’une appréciation fondée sur des critères d’évaluation qui sont ceux du libéralisme dominant de la fin du XXe siècle oublie que « l'interventionnisme » fut, dans le monde, la chose économique la mieux partagée après la crise de 1929… et qu’il n’aboutit, ni aux États-Unis de Roosevelt, ni dans l’Europe occidentale de l’aprèsSeconde Guerre mondiale, aux mêmes catastrophes sociales qu’en Espagne. À juste titre, dans une réflexion sur l’intervention comparée de l’État en Espagne et en France, Francisco Comín suggère toute la différence qu’il y eut entre celle-ci – qui sut associer encadrement et stimulation du crédit, entreprises publiques puissantes et fiscalité dynamique permettant des services publics à fortes externalités positives (infrastructures, santé, éducation, logements sociaux, etc.) – et celle-là, où l’on rechercha, sans succès faute de réforme bancaire et surtout d’une véritable réforme fiscale (la réforme de Larranz en 1941 ne fit qu’esquisser l’idée d’un impôt sur le revenu des personnes physiques), tout à la fois un impossible équilibre budgétaire et la baisse des impôts. En fait, c’est bien d’une radicale différence de nature qu’il s’agit entre l’un et l’autre interventionnismes. C'est

tout ce qui oppose un projet globalement « social-démocrate » opérant, selon le schéma keynésien, une certaine redistribution des revenus à un projet fascisant et ultra-conservateur, l’« autarcie de caserne » des dirigeants franquistes, visant, précisément, à garantir l’ordre social, c’est-à-dire les profits et surtout les rentes des uns aux dépens des salaires des autres. Un pays divisé radicalement en vainqueurs et vaincus, une répression d’une intensité inédite, l’extrême rareté des produits de base et la crainte que la guerre civile ne recommençât firent des années 1940, les pires peut-être que jamais les Espagnols dans leur ensemble vécurent. À tous les égards, une véritable décennie noire et, fondamentalement, aux points de vue vitaux de l’alimentation et de la santé. C'est littéralement « la España del hambre », « l’Espagne de la faim ». Celle des disettes et du spectre de la famine. Davantage que la propagande antiurbaine du nouveau régime, les difficultés extrêmes d'approvisionnement des villes furent à l’origine durant la guerre et l’après-guerre d’un sensible retour à la terre. Pourtant, malgré cette augmentation du nombre des actifs employés dans l’agriculture, la production stagna et diminua même en certaines régions ou secteurs. La situation était si déplorable, voire catastrophique, qu’en 1947-1948, la famine ne fut évitée de justesse que grâce à l’importation anticipée de blé et de viande congelée d’Argentine (qui de manière générale assurait plus de 15 % des besoins de l’Espagne). Les rendements du blé passèrent de 9,5 quintaux à l’hectare en 1931-1935 à 8,7 en 1940-1945 et 8 en 1945-1950. Sans aucun doute, la fixation autoritaire des prix agricoles explique un tel déclin – Carlos Barciela suppose une production de fait plus élevée mais soustraite au comptage des officiels et qui servait à faire fonctionner le marché noir 29. Comme dans la plupart des pays en guerre et en après-guerre, la distribution des produits tant alimentaires que manufacturés fut soumise au rationnement obligatoire par un décret du 14 mai 1939. Mais ce qui caractérisa l’Espagne fut la faiblesse des rations allouées, le fait que ce rationnement dura beaucoup plus longtemps, jusqu’en 1954 (alors qu’en France par exemple, il fut levé en 1949), et surtout qu’il entraîna la généralisation du marché noir. Le prix des marchandises que l’on pouvait se procurer grâce aux cartes de rationnement doubla ou tripla en moyenne par rapport à l’avant-guerre ; un rythme que n’avaient pas suivi les salaires : vers le milieu des années 1940,

à Madrid, il fallait à une famille ouvrière de quatre personnes 9,56 pesetas par jour pour s’alimenter selon les cartes de rationnement aux prix taxés alors que les salaires allaient de 8 à 13,30 pesetas par jour 30. C'est dire que, malgré le travail encore plus mal rémunéré des femmes ou des enfants, les plus pauvres des familles populaires étaient littéralement incapables d’assurer à tous leurs membres une alimentation minimale, en protéines notamment. Une enquête menée entre 1941 et 1944 à Vallecas, dans la banlieue de Madrid, indiquait, en supposant au demeurant que le pain était de « composition normale » et que le lait n’était pas allongé, que les niveaux caloriques moyens se situaient entre 58 % et 80 % des « nécessités minimales ». En 1948, une nouvelle enquête, dans le quartier populaire de Cuatro Caminos, indiquait des résultats quantitatifs à peine moins mauvais, mais révélait la pauvreté et la monotonie d’un régime alimentaire d’où étaient pratiquement bannis viandes et produits laitiers. Globalement en 1950 encore la ration de viande disponible était de moitié inférieure à celle de 1926. Plusieurs centaines de milliers d’Espagnols eurent à souffrir de carences physiologiques, parfois très graves. Selon les services de santé, en 1949, 6 % des enfants étaient atteints du rachitisme, et 20 % montraient maigreur anormale et fatigue chronique. La taille des conscrits des années 1960-1965 – c’est-à-dire des garçons nés et grandis durant ces terribles années 1940 – avait diminué de huit centimètres par rapport à ceux de la génération née entre 1920 et 1930. Sur une population sous-alimentée, les épidémies exerçaient leurs ravages : en 1941 par exemple une épidémie de gastroentérite fit 50 000 morts ; surtout, chaque année, la tuberculose tua en moyenne 36 000 personnes entre 1940 et 1948. Comme le rapporte Brenan voyageant en ces années en Espagne, « l’impression est celle d’un pays où le chemin vers de simples conditions humaines et tolérables a été fermé ». La généralisation du marché noir (appelé en Espagne el estraperlo) fut la cause majeure de cette grande misère qui toucha plusieurs millions d’Espagnols. Le marché noir affecta tous les produits agricoles et industriels et toucha surtout les produits de première nécessité. Barciela a calculé que le marché noir du blé et de l’huile absorba jusqu’à la moitié de la production. Davantage qu’une alternative « technique » pour s’approvisionner en produits difficiles à trouver – ce qu’il était également, et ce qui, face aux rets absurdes de la bureaucratie économique le « justifie » aux yeux de certains –, le marché noir signifia le renchérissement des produits de base, et donc

une aggravation de la pauvreté populaire qu’il faisait littéralement basculer dans la misère. Malgré les condamnations morales dont il était objet, malgré la crainte de la loi qui alla jusqu’à menacer de mort les accapareurs, il prospéra dans l’Espagne des années 1940. Il impliqua des millions d’Espagnols. Mais de façon très inégale : depuis la mère de famille troquant pour des œufs ou de la farine ses bons d’achat pour une bouteille d’huile ou de café ou une paire de chaussures, jusqu’aux maîtres des circuits d'approvisionnement, patrons d’entrepôts, fonctionnaires subornés, etc. Il signifia des complicités, des dizaines de milliers de trafics, des transferts de millions de pesetas de la main à la main, l’édification de fortunes rapides et colossales que quelques titulaires, los estraperlistas, exhibèrent sans vergogne aux bras de leurs maîtresses dans les restaurants et palaces à la mode, au mépris de la frugalité forcée du bon peuple et de l’idéologie officielle. Le marché noir suscita rancœurs et frustrations mais surtout une solide habitude de négociation avec le titulaire de l’autorité chaque fois que possible et de contournement de la loi. Une forme de faiblesse de l’esprit public qui marqua bon nombre d’Espagnols bien après que rationnement et estraperlo eurent disparu. Le national-syndicalisme : encadrement de la main-d’œuvre et garantie des rentes et profits Les vainqueurs de la guerre le répétaient à satiété : avant la guerre, l’économie espagnole fonctionnait mal à cause des partis politiques, vecteurs de la lutte des classes s’exprimant par les syndicats. Le nouvel ordre économique et social s’édifierait sur ces trois piliers qu’étaient la grandeur de l’Espagne, l’infaillibilité du « Caudillo » et l’abolition de la lutte des classes. Une négation de la lutte des classes qui procédait autant de l’idéologie chrétienne et de l’idéologie nationale, lesquelles ne pouvaient admettre que le corps social fût divisé, que de la défaite, précisément, des organisations ouvrières de classe. Capital et travail communiaient dans le même enthousiasme national. Par essence même, il n’y avait plus de conflit social dans l’Espagne nouvelle. Et, on l’a dit, les institutions et organes répressifs veillaient à ce que la pratique fût conforme à la théorie. Le national-syndicalisme organisait la société nouvelle dans ses aspects matériels. Volet essentiel du régime, son expression institutionnelle,

l’Organisation Syndicale (OS), disposait de 150 sièges de procuradores aux Cortes, de deux conseillers du royaume, et de quatre sièges au conseil national du Movimiento. La réglementation des relations salariales était contenue dans le Fuero du Travail de 1938. Conformément à la négation de la lutte des classes, toutes les organisations antérieures ainsi que le recours à la grève étaient strictement interdits. Sur le modèle mussolinien, patrons et salariés étaient obligatoirement encadrés au sein de syndicats verticaux, dirigés par des membres de FET y JONS. Chaque syndicat de métier regroupait une section dite « sociale », où étaient inscrits les « producteurs » ou « opérateurs », terme que l’on substitua à celui d’ouvriers, et une section dite « économique », où siégeaient les entrepreneurs, terme là aussi préféré à celui de patrons. Seuls les professions libérales et les fonctionnaires étaient placés en dehors de l’organisation syndicale. Bien entendu, les organismes paritaires installés sous la République pour régler les éventuels conflits entre employeurs et employés étaient supprimés. Si des divergences survenaient, elles relevaient désormais de la compétence de l’État, notamment du ministère de Organizacion y Accion Sindical qui disposait d’instances à la fois judiciaires et administratives. Ces institutions organisèrent tout d’abord la répression dans l’entreprise : il suffisait d’avoir participé à la grève de 1934 ou d’avoir été membre d’un syndicat pour risquer le renvoi, plus tard de simplement s’exprimer contre la direction considérée légalement comme détentrice de l’esprit de hiérarchie, voire même contre un contremaître pour s’exposer à des sanctions souvent lourdes. Par ailleurs, les arbitrages s’effectuèrent presque sans exception dans le sens patronal. Enfin, si formellement les syndicats patronaux avaient été également dissous, nombre d’organisations de nature formellement distincte, mais représentant clairement des intérêts patronaux, comme les chambres de commerce et autres associations de développement économique, maintinrent leur place. Comme dans l’Italie fasciste, la verticalité des syndicats assurait en fait un pouvoir presque discrétionnaire au patron. Toute tentative pour créer des syndicats autonomes, fût-elle animée par des militants phalangistes croyant à la « révolution national-syndicaliste », fut irrémédiablement étouffée. L'anticapitalisme de certains des phalangistes de la première heure fut vite oublié. Les ambitions de transformer les relations de travail ou de nationaliser les banques furent vite rabattues. L'objectif était bien de discipliner la main-d’œuvre, de lui ôter de l’esprit toutes les illusions nées

de la période républicaine et de la guerre. Ce dont témoignent, dès 1941, la destitution du délégué général des syndicats Gerardo Salvador Merino et son remplacement par Arrese qui se chargea de façonner des syndicats plus conformes aux vœux de Franco et des entrepreneurs qui l’avaient soutenu. Exemplaire à cet égard nous paraît être la réponse que Franco adressa aux mineurs des Asturies réclamant en 1956 des augmentations de salaires : « Les mineurs gagnent suffisamment d’argent pour faire face à leurs besoins et ils ne manquent de rien. Personne ne saurait douter de l’intérêt que nous portons au bien-être des ouvriers et de leurs familles sans jamais rencontrer quelque résistance de la part des propriétaires […] C'est pourquoi il est lamentable que l’on sème le mécontentement et la rébellion en leur disant qu’ils sont exploités et qu’ils ont des salaires de misère, alors qu’il est absolument avéré que cela n’est pas vrai. » 31

Le terme officiel de national-syndicalisme, qui perdura jusqu’à la fin du régime, ne fut plus qu’un leurre, habillant, au mieux, un très timide réformisme social, censé donner quelques gages aux phalangistes, mais davantage hérité du conservatisme éclairé du premier tiers du siècle. En 1942 furent votées une loi sur l’assurance sociale obligatoire et une loi sur les accidents de travail, seize pathologies furent reconnues comme maladies professionnelles en 1947. Mais pour l’essentiel, il faudra attendre décembre 1963 pour voir s’enclencher un véritable programme de sécurité sociale qui ne commencera à porter quelques fruits qu’au début des années 1970. En fait, c’est le paternalisme patronal traditionnel qui restait chargé d’assurer, plus ou moins bien selon la taille de l’entreprise et la bonne volonté de ses dirigeants, la majeure part de l’assurance sociale, sous la forme de caisses de secours (Montepios). En fait, et malgré la rhétorique fondatrice qui d’ailleurs fut progressivement édulcorée puis abandonnée, l’Organisation Syndicale comme l’ensemble du Movimiento, était et d’ailleurs ne pouvait être qu’un instrument de conservatisme social, bien davantage qu’un vecteur d’une manière nouvelle d’envisager les rapports salariaux. Néanmoins, un peu prisonnier de la rhétorique « sociale » phalangiste, et en échange de la paix sociale garantie aux employeurs qui n’avaient à craindre ni grèves ni contestations, les salariés bénéficiaient de la garantie de leur emploi : sauf pour raisons disciplinaires, les licenciements étaient

interdits. Parallèlement, le national-syndicalisme se piqua d’avoir éradiqué le chômage, « véritable plaie consubstantielle des sociétés démocratiques ». C'était ne pas vouloir voir qu’au-delà des Pyrénées, le plein-emploi était alors également assuré. C'était aussi ne pas vouloir admettre que le pleinemploi des Espagnols, de nature foncièrement différente, était établi non pas tant sur la croissance économique que par la force d’une volonté politique qui rigidifiait à l’extrême le marché du travail. Une rigidité qui, il est vrai, avait du point de vue du régime, le double avantage de satisfaire les employés, sauvés du chômage et de la mendicité, et les employeurs qui disposaient d’une main-d’œuvre abondante… et par conséquent peu coûteuse. En effet, si les affirmations officielles nièrent l’existence de la lutte des classes, rarement, dans l’Europe du XXe siècle, les distinctions de classes furent si amples et si manifestement visibles que dans l’Espagne franquiste. Les salaires réels des ouvriers diminuèrent de moitié entre 1939 et 1955 (et on a là une différence radicale entre franquisme et péronisme par exemple). Selon certaines estimations reprises par Javier Tusell, les bénéfices des banques réorganisées au profit de l’oligarchie par la loi de 1946 permirent de distribuer des dividendes jusqu’à 70 % certaines années et jamais en dessous de 13 %. À une extrémité de la société espagnole, l’aristocratie traditionnelle continua de jouer les premiers rôles. Son prestige fut rétabli avec la reconnaissance nouvelle des titres de noblesse. Son rôle social fut conforté : « les familles aristocratiques et les plus distinguées de la noblesse »32 sont sollicitées lors des fêtes de bienfaisance. Les marques de déférence que nombre de fonctionnaires, à tous les niveaux, et qu’une bonne part de la société espagnole continuèrent de lui témoigner ne laissent pas de surprendre. Depuis longtemps déjà mêlée au monde de la banque et à certaines grandes familles d’industriels, sa puissance économique est intacte. Les terres expropriées durant la République ont été restituées. Malgré la loi sur la mise en culture forcée des terres arables (ley de fincas de 1953) suscitée par quelques phalangistes, les protestations des plus grands latifundiaires auprès de Franco lui-même ont écarté la mise en application du texte. Une part encore importante des domaines continue d’être une réserve de prestige, pour la chasse ou les élevages de taureaux, et pas seulement dans le sud. Sur le reste des terres, le maintien d’une très importante population aux champs garde les salaires des jornaleros à des

niveaux extrêmement bas : de simples salaires de subsistance. Ce qui a d’ailleurs de sérieuses implications économiques, puisque la rente foncière étant ainsi garantie, rien n’incite évidemment à la substitution de la maind’œuvre par du capital fixe. Un état de fait qui incite également les propriétaires à récupérer les exploitations en fermage : d’où l’accroissement du faire-valoir direct et en plein XXe siècle l’extension du latifundisme et du contrôle social sur des masses d’hommes et de femmes particulièrement en Extrémadure, dans la Manche et en Andalousie. Une situation qui ne commencera à changer qu’à la fin des années 1950, lorsque l’émigration aura comme effet de relever le niveau des salaires et donc d’inciter certains des propriétaires à s’équiper en matériel agricole et à moderniser leurs exploitations. Où vont les bénéfices de la rente ? Pour une part, ils financent le secteur industriel, via le système fortement concentré des banques mixtes. Mais pour une part seulement, car il n’est après tout pas tellement nécessaire d’investir du capital dans la modernisation de la production tant que la main-d’œuvre pléthorique garantit la faiblesse des salaires et assure des profits convenables. Le capital disponible se dirige plutôt vers toutes sortes d’affaires (los negocios) commerciales et surtout de promotion immobilière dans les opérations de lotissement de nouveaux quartiers dans des villes où la population croît fort rapidement à partir du milieu des années 1950. Enfin, la surpopulation rurale qui conduit des dizaines de milliers de jeunes gens et surtout de jeunes filles (de Galice notamment) vers les villes et l’état du marché du travail permettent de maintenir une impressionnante domesticité d’un autre âge – un élément incontestablement apprécié, contribuant à garantir une indéniable douceur de vivre qui distingue les Espagnols privilégiés de leurs amis européens. Au demeurant, comme en a si manifestement joui la famille de Francisco Bustelo, compte tenu de l’abondance de main-d’œuvre et de la faiblesse des gages, pouvoir loger et nourrir au moins une servante (criada) continue à être dans l’Espagne des années 1950 le principal critère social distinctif. Celui qui sépare radicalement du monde des travailleurs. Il n’est pas de commerçant, de juge, d’avocat ou même d’employé de banque qui n’y sacrifierait d’autres dépenses. Une domesticité qui apparaît indispensable à leurs épouses, délivrées ainsi des tâches d’entretien du logement et des garde-robes, en un temps où les équipements électroménagers sont presque inexistants et où on ne saurait concevoir ni un honnête homme sans cravate,

manchettes et chaussures impeccablement cirées ni son épouse sans parure lors du paseo du soir. Un type de rapports sociaux et représentations qui se maintient au moins jusqu’à la fin des années 1960 et ne fut ébranlé que sous les effets cumulés de l’apparition de l’électroménager et du prêt-à-porter de détente et surtout du tarissement du réservoir de main-d’œuvre obligeant à la revalorisation des gages. Pour la très grande majorité des 30 600 000 Espagnols de 1960, en revanche, la frugalité, sinon la pauvreté, marquent toujours la vie quotidienne. Sans doute, la croissance annuelle moyenne de 0,8 % depuis 1950 (28 millions d’habitants à cette date) témoigne-t-elle de la chute sensible de la mortalité, sous l’effet notamment des campagnes de vaccination systématique menées dans les années 1940 et autres mesures de santé publique, alors que la natalité conserve ses niveaux. Vers 1955, le monde rural atteint son apogée démographique. Une agriculture qui, on l’a dit, ne s’est pas encore modernisée, emploie 37 % de la population active. Encore faut-il distinguer entre les propriétaires, fussent-ils petits (campesinos, aldeanos), objets au moins des rétributions symboliques que leur vaut l’exaltation idéologique de la terre et du mode de vie traditionnel, et les journaliers (jornaleros), véritables vaincus de la guerre. Ce sont ces derniers qui commencent, passé le milieu de la décennie, et malgré les interdictions de sortie du territoire et les restrictions des déplacements, à reprendre le chemin de l’Amérique (Argentine et Venezuela notamment) ou, plus massivement, celui qui mène des campagnes surpeuplées de Galice, d’Andalousie mais aussi des deux Castille et d’Extrémadure vers Madrid, Barcelone ou Bilbao principalement. L'afflux soudain de dizaines de milliers de personnes dans les villes ou à leur périphérie, où se constituent d’immenses zones d’habitat précaire, las chavolas, décide la création en 1957 d’un ministère du Logement confié au phalangiste Arrese. Un plan d’urgence social est voté pour Madrid, une mesure étendue à Barcelone et aux Asturies en 1958, en Biscaye en 1959. Le but est d’impulser la construction de logements bon marché après acquisition et urbanisation de sols ruraux sur lesquels sont édifiés les périmètres d’habitation, poligonos de viviendas. Mais la construction de 400 000 logements entre 1955 et 1961, très en deçà de besoins sans cesse croissants en la matière, ne mit aucun terme, pour l’heure, au chavolismo.

Sans doute est-on progressivement sorti de l’extrême pauvreté de la décennie précédente à partir de 1950-1951. La tendance des années 1940 s’est enfin inversée : le PIB par habitant a retrouvé le niveau d’avant-guerre en 1952, et globalement, il a crû de 30 % entre 1951 et 1960. Des inflexions notables, sous la pression des États-Unis mais également sur les conseils de certains des soutiens les plus puissants du régime, ont marqué le tournant de la décennie. En 1949, l’Espagne avait obtenu un crédit privé de la City Bank. Un certain assouplissement des contrôles économiques avait été entrepris. En 1950, son admission à la FAO lui permettait de bénéficier des programmes internationaux. En 1953, en contrepartie de l’installation de bases militaires, les États-Unis s’engageaient à fournir denrées alimentaires et produits énergétiques et manufacturés. En 1951, le rationnement fut partiellement levé. Le commerce des pommes de terre, du riz et des pois chiches est libéralisé, puis celui du pain, des œufs, de la viande, des amendes, enfin celui de l’huile et du sucre. La plupart des denrées alimentaires échappaient désormais aux cartes. Définitivement, le spectre de la faim s’évanouit. Mais le régime alimentaire restait extrêmement frugal, pauvre en calories et protéines. La viande était rare. Longtemps encore, le jambon blanc, les yaourts et même le fromage furent considérés comme des aliments spéciaux pour malades. En somme, si le régime alimentaire de la majorité des Espagnols s’améliora peu à peu, il fallut bien attendre les années 1960 pour retrouver les normes d’avant-guerre. Pour beaucoup d’Espagnols, l’assistance de l'Auxilio Social et les aides ponctuelles de la section féminine de la phalange demeurent primordiales. La consommation de biens manufacturés également est encore très mesurée. Certes, on est enfin sorti, selon la formule d’Albert Carreras de la « longue nuit de l'industrialisation des années 1940 » qui, sur une base 100 en 1929, avait vu chuter l’indice de production industrielle à 83 en 1942 et 86 encore en 1946. L'indice de 1929 est retrouvé en 1950 33. Le PIB industriel dépasse à nouveau le PIB agricole et définitivement cette fois. Si la croissance du PIB global s’établit autour de 5 % par an en moyenne pour la période 1951-1959, l’industrie croît de 6,6 % par an entre 1951 et 1955 et de 7,4 % par an entre 1956 et 1960. Sa part dans la population active passe de 26,5 % en 1951 à 33 % en 1959. L'industrie contribue un peu mieux désormais à la politique de substitution d’importations. Mais, précisément, son dynamisme laisse apparaître ses fragilités structurelles : le manque de matières premières, de bien d’équipements, la taille trop réduite des

entreprises, des capacités d’autofinancement insuffisantes, un retard technique avéré et une faiblesse insigne de la productivité du facteur travail. Par ailleurs, il faut considérer que la croissance industrielle espagnole n’avait rien d’exceptionnel dans l’Europe des années 1950. Ainsi, malgré ces frémissements, niveau et mode de vie des Espagnols étaient encore fort éloignés de ce qui pouvait passer pour des normes européennes, y compris italiennes. Or, la pauvreté de la grande majorité des Espagnols, phénomène économique autant que social, empêchant toute stimulation par la demande, ôtait toute cohérence à la politique d’autarcie. Le financement par l’inflation ayant entraîné une très grave crise monétaire en 1956-1957 – contemporaine des premiers mouvements de contestations ouvriers et estudiantins –, Franco accepta d’assouplir la politique économique. L'arrivée des « technocrates » de l’Opus Dei au gouvernement en 1957 aux dépens des phalangistes, signifiait la volonté de lier le sort des possédants espagnols à la dynamique générale du capitalisme européen. La création de l’Institut espagnol de l’émigration levait enfin les restrictions aux sorties du territoire et organisait le transfert de main-d’œuvre via des accords bilatéraux avec la Belgique, puis avec la France, l’Allemagne et la Suisse (1957 et 1958). Ce seraient là les fondements du tant vanté « miracle espagnol » des années 1960. L'ordre moral : encadrement et répression de la culture, de l’enseignement et des mœurs Depuis plus d’un siècle et demi, l’Église espagnole s’était accoutumée à prendre presque toujours parti contre ce qui représentait le progrès. Pourtant, et dût-on étonner, il convient de signaler que, malgré les imprécations de l’Église tonnant contre la dissolution des mœurs, vers 1930, les Espagnols étaient globalement – et compte non tenu de différences notables selon les groupes d’âge, de statut social et de résidence – à peu près semblables aux autres Européens en matière de relations de genres, de liberté sexuelle et plus généralement de mœurs. Or, l’avènement de la République eut en ce domaine deux conséquences. D’une part, certains groupes portèrent fort loin la revendication de la liberté en ce domaine : certains milieux anarchistes ou communistes (mais pas tous), certains milieux du monde des arts et spectacles prônaient l’amour libre ; des

féministes espagnoles revendiquèrent le « droit à l’orgasme ». La loi accompagna dans une certaine mesure ce mouvement d’émancipation en reconnaissant le mariage civil et la légalité de sa dissolution, le divorce, en établissant l’égalité de l’homme et de la femme, en supprimant la notion de chef de famille. À bien des égards, les Espagnols et Espagnoles des années 1930, tout au moins à Madrid et Barcelone et dans certaines capitales de province, étaient désormais en pointe en la matière. Sur bien des points, l’Espagne pouvait faire figure, en tous les cas à partir des comportements au moins revendiqués de certains, de fer de lance d’une révolution des mœurs en marche. Mais d’autre part, de cette époque date également le retournement sensible de la morale masculine dans les milieux bourgeois. Jusque-là, nombre de bourgeois, par ailleurs conservateurs en d’autres matières, affirmaient volontiers « être religieux au-dessus de la ceinture » et laissaient la dévotion à leurs épouses. Leur retournement, déjà amorcé sous Primo de Rivera il est vrai, fut désormais assumé et revendiqué contre l’esprit républicain et sa volonté libertaire, y compris sexuelle, et pour tous, y compris les femmes. Ils se rapprochèrent de la religion et de l’Église ; en même temps qu’abandonnant toute posture libérale, leur conservatisme se renforçait et se déclarait. Clairement, seul l’ordre moral pouvait contenir l’anarchie et le désordre et garantir l’ordre social, en même temps que celui-là établissait la justification de celui-ci. Or au-delà de la morale sexuelle, la victoire totale des militaires et des évêques en 1939 laissait le champ libre à la plus grande entreprise réactionnaire qu’eût certainement jamais connu l’Europe. L'ordre spirituel Dans les dernières années du régime, l’essayiste Luis Maria Ansón écrivait dans un article publié dans ABC le 1er mars 1973 que sa génération (il était né en 1935) fut la « génération du silence ». Il rappelait combien la censure avait concentré ses efforts pour interdire une infinité d’ouvrages de romanciers et de poètes, ce qui avait eu pour effet d’enrichir plusieurs maisons d’édition hispano-américaines, de convertir notamment les journaux en bulletins paroissiaux d’avant le concile, et de réduire le cinéma et le théâtre espagnols au folklorisme et à la bondieuserie34. Si l’on peut distinguer une période plus proprement fasciste jusqu’en

1945-1947 d’une période plus catholique, en fait, comme nous l’avons vu, la phalange et l’Église vont de concert dans leur volonté et leurs efforts pour édifier un ordre national-catholique. Les phalangistes imposent l’ordre linguistique. Non seulement les langues péninsulaires autres que le castillan, la lengua del Imperio, sont prohibées, mais les locutions étrangères, l’utilisation de l’anglo-américain ou du français à usage commercial par exemple, doivent être bannies. Mais cet ordre national ne saurait s’inscrire que dans un intégrisme catholique. Après 1939, des procédures d’acculturation héritées de la conquête des Indes furent réanimées. Procédant et du mot d’ordre politico-idéologique et d’une expression du langage courant repopularisée, parler castillan c’est hablar cristiano. C'est là, au demeurant, réveiller une sensibilité rencontrant un écho certain dans la population. En effet, malgré les percées libérales du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle que nous avons évoquées, malgré l’existence d’un anticléricalisme populaire virulent, l’Église avait conservé d'impressionnantes assises idéologiques et sociales dans le peuple espagnol. Celui-ci était demeuré globalement attaché au catholicisme. Sauf dans les faubourgs et banlieues des grandes agglomérations et dans les bourgs ruraux surpeuplés de jornaleros d’Andalousie et du Levant, l’encadrement paroissial avait su longtemps demeurer efficace. La guerre avait été l’occasion et de raffermir la foi et de serrer les rangs. Bien davantage et plus sûrement que la phalange, arrivée littéralement dans les fourgons des militaires et dont le fascisme était moins susceptible de mobiliser en profondeur les cœurs des Espagnols, l’Église, désormais maîtresse des corps, sinon des âmes, entendait bien modeler l’homme espagnol et a fortiori « sa » femme selon une représentation figée, pétrifiée quelque part entre la fin du XVe siècle et la fin du XVIe siècle. Un pur mythe sans aucun doute, mais une présentation de « l’être » espagnol qu’elle parvint à faire admettre à bon nombre d’intellectuels, y compris libéraux, et à une fraction notable des hispanistes internationaux. C'est dire que la Weltanschaung national-catholique réactionnaire et intégriste qui s’imposa à tous les Espagnols vivant en Espagne à partir de 1939 procéda, sinon de l’adhésion enthousiaste, au moins autant d’une résignation bienveillante que de la coercition. La coercition s’exerça avec une rigueur rare. La loi du 22 avril 1938 établissait les conditions d’une censure qui touchait tous les domaines. Les censeurs – plutôt phalangistes jusque vers 1947, plutôt catholiques par la

suite – purent exercer leur office sur une sorte de tabula rasa. La guerre et la victoire finale des franquistes avaient porté un coup fatal à ce qui fut appelé « l’âge d’argent » de la culture espagnole, l’impressionnante floraison des arts et des lettres espagnols du premier tiers du XXe siècle. Federico García Lorca, Antonio Machado, Miguel Hernández étaient morts. Fort nombreux étaient ceux qui avaient pris les chemins de l’exil : des écrivains comme Max Aub ou Raúl Sander, des musiciens comme Manuel de Falla et Pau Casals, des philosophes comme Ferrater, des philologues comme Montesinos ou De la Torre, des historiens comme Claudio SánchezAlbornoz ou Americo Castro et plus généralement 163 professeurs d’université sur 430. Sans doute, le régime put-il compter sur le soutien de quelques personnalités comme les peintres Zuloaga et Dali. Mais plus nombreux furent ceux qui, demeurant dans la péninsule, se réfugièrent dans une sorte d’exil intérieur, se contraignant au silence ou s’imposant l’autocensure. La victoire franquiste de 1939 n’infligea pas seulement un véritable traumatisme, profond et durable, à la pensée espagnole dans les domaines littéraires et artistiques, dans le champ des humanités. Plus grave fut la disparition presque complète d’un tissu scientifique réceptif aux innovations et ouvert au monde et dont avait témoigné l’attribution du prix Nobel de physiologie à Santiago Ramón y Cajal en 1906. En effet, moyennant quelques accommodements de part et d’autre, les romanciers et essayistes Azorín et Pío Baroja par exemple purent rentrer en Espagne, tout comme le philosophe libéral José Ortega y Gasset. Leur retour fut d’ailleurs l’occasion de l’une des plus aiguës polémiques à l’intérieur du camp des vainqueurs entre les intransigeants comme le catholique de l’Opus Dei Ramon Calvo Serer et les « compréhensifs » comme le catholique Ruiz Gimenez, nommé ministre de l’Éducation en 1953 et les phalangistes Laín Entralgo, Ridruejo ou Tovar. Malgré la terreur orthodoxe, quelques grandes œuvres littéraires, signées éventuellement d’auteurs issus du camp des vainqueurs, comme Camilo José Cela (La familia de Pascual Duarte, 1942) ou Torrente Ballester, ou parvenant à ruser avec les censeurs (La sombra del ciprés es alargada de Miguel Delibes, 1948) furent publiées dès les années 1940. Des œuvres qui, il est vrai, surnagent comme de frêles îlots de véritable créativité au milieu d’une mer de récits pseudo-héroïques d’une insigne platitude (Retaguardia de Concha Espina, Madrid de corte a checa d’Agustín de Foxá). Durant les années 1950, les nouvelles générations

s’inscriront également dans le réalisme social, non sans ambiguïté35. Très distinct de l’opposition historique politique, tous ces auteurs en outre ne peuvent remettre ouvertement en question les fondements du régime, mais seulement en dénoncer les insuffisances, les espérances non accomplies et les dysfonctionnements. Bien davantage que d’une opposition, il s’agissait plutôt d’un terreau critique, d’un milieu avide de relations avec l’étranger, avec la France notamment, d’où proviennent en contrebande livres et bobines de films. Le national-catholicisme se reproduisit à travers le contrôle et l’encadrement de l’enseignement ; un contrôle qui marqua toutes les générations nées et grandies jusqu’en 1975 au moins. Comme le souligne Jesús Martínez, il est incontestable que la victoire franquiste signifia un recul général du savoir en termes tant épistémologiques et conceptuels que pratiques, une réaction qui mutila les possibilités de développement culturel et scientifique. La conception du savoir s’éloigna totalement de la tradition libérale et de la culture critique conçue comme instrument de réflexion et de débat. Sans doute, la loi sur l’enseignement de 1953 se substituait aux textes de 1938 et 1943 assignant comme mission à l’enseignement de préserver l’esprit impérial et la pureté de la race et de la nation espagnoles, d’accomplir l’hispanité comme défense de la civilisation chrétienne. Mais si les aspects les plus proprement fascistes étaient écartés, si le ton de la nouvelle loi était différent, moins exalté, la formation intellectuelle et morale des jeunes devait être « au service des idéaux de la foi catholique et de la grandeur de la patrie » et l’enseignement devait souscrire aux dogmes et la morale catholique ainsi qu’aux principes du Movimiento. Pour le régime, « la socialisation de la culture » fut comprise comme un simple apprentissage de faits et donnés fournis par le ministère, exaltant les valeurs de la patrie et de la religion et fondé sur la mémorisation et la répétition : d’où l’accent mis sur les gloires militaires et littéraires, notamment du siècle d’or. Il s’en suivit une vision de l’histoire de l’Espagne où l’on insistait sur la geste impériale, sur la mission civilisatrice du catholicisme et sur un concept étroit de l’Hispanité et une critique sans appel de toute hétérodoxie. On dessinait ainsi les contours et la substance d’une nation inaltérable. Au demeurant, la répétition et la mémorisation, que signalait dans l’enseignement élémentaire « l'Enciclopedia », un volume unique divisé en chapitres selon les matières – à l’exclusion de l’enseignement de religion qui bénéficiait d’un traitement à part – tint lieu, longtemps encore, de

pédagogie. Cependant, on ne pouvait simplement attendre que l’école eût fabriqué des Espagnols et des Espagnoles conformes à l’idéal national-catholique. Le concordat de 1953 permettait de réaffirmer le caractère intégriste du catholicisme espagnol nourri de religiosité démonstrative et de piété d’essence baroque (on se préparait ainsi des lendemains difficiles après Vatican II). Bien sûr, on l’a dit, cet intégrisme du catholicisme espagnol n’était pas nouveau, mais alors qu’il avait dû composer sous la Restauración et bataillé ferme sous la République, il tenait désormais le pouvoir, notamment avec le ministre de l’Information, Arias Salgado. Dans l’Espagne des années 1940-1965, Le contrôle et l’encadrement des comportements collectifs et individuels s’exerça à partir de critères religieux et moraux au moins autant sinon davantage qu’à partir de critères strictement politiques. Le catholicisme culminait en Espagne, et comme religion, et comme morale sociale en même temps qu’il était la référence exigée des comportements collectifs et individuels des individus. La pratique religieuse et ses rites – assistance à la messe, prières, signes de croix au passage des prêtres des défunts. etc. – fut soigneusement observée sinon imposée. L'imprégnation catholique du langage même connut une très notable vigueur. Les démonstrations incessantes de dévotion collective, particulièrement lors des fêtes votives, marquaient la vie sociale, surtout dans les petites villes et dans les villages. Le déferlement religieux fut tel que certains parmi les meilleurs des esprits catholiques commencèrent vers la fin des années 1950 à s’émouvoir de ce qui, à bien des égards, procédait davantage du cléricalisme et des bondieuseries que d’une foi authentique et consciente – surtout lorsque tel ou tel des plus fervents thuriféraires de ce type de démonstration était secrètement connu pour n’être point doté d’un excédent de charité chrétienne ou, pour les hommes seulement, pour fréquenter quelque lieu de mauvaise réputation, nombreux au demeurant dans l’Espagne franquiste, bien qu’interdits. Les esprits moins chagrins s’essayaient à justifier de tels arrangements, que l’on devait confesser et regretter, avec la loi de Dieu et des hommes, au nom de la nature de l’homme, la part de bestialité insuffisamment réprouvée du mâle. Une sorte d’effet induit – quoique non nécessaire, comme devait suffire à le démontrer l’immense majorité des hommes honnêtes et fidèles – de sa virilité. Une conséquence de la séparation radicale des sexes, fondement de la morale et

de l’ordre social. La fréquentation des bordels et autres lieux de plaisir ne pouvait être en aucun cas approuvée ni même admise, mais il semblait inévitable que certains hommes, notamment les jeunes célibataires, y aient recours, si c’était le moyen de préserver l’honneur des familles et celui des jeunes filles en premier lieu. Les codes moraux exerçaient leur puissance avec bien davantage de rigueur sur les femmes que sur les hommes. Avec la victoire franquiste, la femme est « rendue » à son « rôle naturel de mère ». Sans rire, la propagande soulignait la nécessité de familles fécondes… afin d’étendre la race dans le monde et soutenir des empires ! (songe-t-on à ce qui reste de l’Espagne impériale dans la bande du Rif et au Sahara occidental ?). Plus largement, c’est la femme mère de famille qui est gardienne de l’honneur de la famille. Mariée, elle doit se soumettre au devoir conjugal mais éloigner comme le mal toute idée de désir et toute manifestation de plaisir. Célibataire, la défense de sa virginité engage au plus haut point – et ce n’est pas simple formule – son honneur et celui de ses proches. Son attitude réservée, sa tenue vestimentaire – notamment le port de coiffure ou de bas jusqu’en plein été – témoignent de sa moralité. Nul arrangement avec cette moralité ne lui est permis. Si le « péché » pouvait être pardonné par Dieu, le « déshonneur » était tel qu’en bien des cas, seule la fuite vers une grande ville pouvait éviter une solution fatale… au risque de ne trouver aucun emploi avouable, fût-ce comme employé de maison. En effet, la répression de la femme fut autant d’ordre social et juridique que d’ordre moral et sexuel. Bien que la propagande eût déclaré à satiété que « nulle part la femme est autant femme qu’en Espagne », les droits des femmes furent très durement touchés par le nouvel État. Le Fuero du Travail ayant voulu « libérer la femme mariée de l’atelier et de l’usine », elles doivent abandonner leur travail après le mariage. Célibataire, seuls les emplois de domestiques peuvent lui convenir – le maître de maison exerçant là la nécessaire tutelle. Comme le dit le proverbe, la jeune fille espagnole n’a d’autre issue que de se trouver un mari ou d’entrer au couvent (echarse novio o vestir santos). La législation républicaine abolie, la femme espagnole fut, plus que jamais, placée sous l’autorité du père, puis du mari, à défaut du frère aîné. Véritable mineure juridique, elle ne peut ni ester en justice, ni administrer ses biens – si, mariée, elle conserve son nom de jeune fille, c’est-à-dire celui de son père, c’est qu’il s’agit d’usages anciens issus de sociétés lignagères. En fait, longtemps encore, seules les veuves

disposeront d’une certaine marge de liberté civile. « El cine, los toros, el fútbol » Bien qu’il en coûtât de l’admettre, tant aux phalangistes de conviction qu’à la hiérarchie du catholicisme comme à ses intellectuels, l’encadrement de la population ne pouvait passer exclusivement par l’adhésion enthousiaste. Aussi, le régime laissa-t-il se développer toute une culture de divertissement, surtout lorsqu’il apparut, vers la fin des années 1940, que celle-ci œuvrait mieux à sa pérennisation que les exaltations guerrières ou religieuses et pour autant, bien entendu, qu’il fût fait silence sur toute une série de questions. Apparue bien avant la guerre, la radio est un symbole des années 1950, à la fois instrument d’information et de propagande et outil de loisir et donc de contrôle social. On achève d’équiper presque tous les ménages vers le début de la décennie. C'est un puissant agent de socialisation, d’unification des campagnes aux villes et des régions au modèle national. Les programmes, bien entendu très soigneusement contrôlés, sont faits de feuilletons destinés aux femmes au foyer (ama de casa), de très nombreux concours musicaux. On y promeut l’hispanité, les chants et danses de Castille et d’Andalousie principalement, mais dans les versions les plus accessibles au public élargi (certains types de flamenco par exemple aux dépens d’autres), des formes venant des régions périphériques, mais profondément tamisées, l’objectif étant de montrer que tout concourait à former la culture espagnole. Quarante à cinquante films sortaient chaque année durant les années 1940, jusqu’à soixante-dix durant les années 1950. À partir de 1953, de gros moyens furent dégagés pour assurer le succès international du festival de cinéma de Saint-Sébastien, où la fine fleur d’Hollywood put jouir du faste de réceptions luxueuses. Aux films héroïques des années 1940 tels que Raza (1941), dont le scénario fut écrit par Franco lui-même, Agustina de Aragón (1950), sur la lutte contre les Français ou Alba de América (1951) sur Christophe Colomb, avaient succédé plutôt des comédies, sulpiciennes comme Marcelino, pan y vino (1954), ou folkloristes comme El último cuplé (que l’on pourrait traduire comme La dernière java), immenses succès de la décennie. Jusqu’à satiété, mais sans apparemment jamais lasser le

public, parfois avec quelque qualité comme dans les films interprétés par la grande vedette Sara Montiel, mais très souvent ne dépassant pas le niveau le plus élémentaire des espagnolades, ces productions mettaient en scène folklore et musique espagnols : c’est-à-dire, essentiellement et principalement ce que le régime voulait voir retenu des traditions castillanes (avec, il est vrai, d’intéressantes interprètes, chanteuses et comédiennes comme Conchita Piquer dans les années 1940 et Lola Florès ou Carmen Sevilla par la suite et jusqu’à la fin du régime). Parallèlement, alors que les autres cinématographies, françaises et italiennes en particulier étaient ignorées, le cinéma des États-Unis, expurgé au-delà même de la censure hollywodienne des scènes de baisers et de déshabillés, montrait le rêve d’une société véritablement enchantée, déconnectée de tout lien avec le réel. La culture critique de toute manière devait déployer des trésors d’imagination pour pouvoir tenter de s’exprimer malgré la censure. Toute fiction était soumise à la Junta de Calificación y Censura de Películas qui mutilait les scènes, intervenait sur les textes, notamment par le doublage, et veillait à la pureté de la morale. Sans doute, de jeunes réalisateurs entreprirent de peindre la société de l’époque : en mai 1953, Bienvenido Mr. Marshall de Berlanga obtint le prix du meilleur scénario à Cannes ; Muerte de un ciclista en 1955 et Calle mayor en 1957 de Bardem, mélodrames réalistes qui évoquaient la misère des populations et les frustrations de la société espagnole reçurent les éloges de la critique internationale. Mais la diffusion à l’intérieur du pays fut complètement entravée. Le cinéma, principal médium, est très littéralement étroitement encadré par les informations documentaires qui précèdent toute projection : le « NODO », où Franco, on l’a dit, apparaît constamment. Comme s’en indigna Bardem, le cinéma espagnol pouvait se décrire comme politiquement inefficace, socialement faux, intellectuellement infirme, esthétiquement nul et industriellement rachitique. Comme fiesta nacional par essence, la course de taureaux fut tout particulièrement choyée par le franquisme. Les noms des toreros d’avantguerre furent éclipsés par celui de Manuel Rodríguez, « Manolete ». Symbole de l’Espagne du temps, et de son peuple, en 1947 sa mort dans l’arène fut littéralement vécue comme un véritable drame national. Durant les années 1950, les entrepreneurs de spectacles eurent la grande chance d’avoir des matadors de la classe de Antonio Ordóñez et de Luis Miguel Dominguín. Entrepreneurs de spectacles, presse taurine et presse générale

mirent en scène non seulement leur rivalité taurine, leurs différences de style, servis il est vrai par la personnalité des protagonistes – Dominguín entretenant nombre de relations y compris amoureuses avec des vedettes internationales (Ava Gardner) et des amitiés avec des opposants notoires à Franco (Pablo Picasso). Précisément, cette identification de la course de taureaux avec le régime faillit bien emporter celle-ci avec celui-là. Si les taureaux sont l’Espagne, le spectacle le plus populaire, et de loin, c’est en revanche le football, car l’intérêt qu’il suscite s’étend à toute la péninsule (contrairement à la corrida absente de Galice et des Asturies par exemple) et le spectacle y est sensiblement meilleur marché. Si, à partir de ses terres basques d’implantation, le football – comme pratique et comme spectacle goûtés de la population masculine – s’était déjà bien développé en Espagne avant la guerre, le régime franquiste a indéniablement accompagné et encouragé son essor au rang de véritable passion espagnole. Sans doute, l’attachement exclusif à certaines équipes pût-il favoriser le maintien, sous couvert de l’anonymat de la foule des grands stades, certain état d’esprit peu conforme avec l’idéal de l’unité espagnole, surtout dans le cas – Atletic de Bilbao (le plus grand club de l’avant-guerre, mais dont bonne part des joueurs de l’époque étaient en exil), Fútbol Club de Barcelona – où étaient associés un club prestigieux, une ville puissante et des traits culturels identitaires qui, prohibés par ailleurs trouvaient là un champ d’expression, mineur peut-être mais qui avait l’occasion d’exister. Cependant, pour autant que ces aspirations fussent confinées à l’intérieur des stades et qu’elles ne pussent sembler exprimer bien davantage qu’un patriotisme de clocher, il n’y avait là rien de fondamentalement dangereux pour le régime. Les avantages du football étaient bien supérieurs à ces éventuels inconvénients. À ce titre, le football fut, dès l’origine, l’objet de toutes les attentions du régime (le général Moscardó, le « héros de Tolède », en fut le premier délégué national). Alors que l’on imposait l’hispanisation de l’Athletic de Bilbao en Atletico de Bilbao et la fusion d’Atletico de Aviación dans l’Atletico de Madrid, lié à l’armée de terre, jusqu’en 1967, toutes les équipes devaient avoir au moins deux phalangistes dans leur effectif. Santiago Bernabeu, président du Real Madrid, haut fonctionnaire des Finances, était un ami personnel de plusieurs des plus hauts dignitaires du régime. Les réussites sportives de l’équipe nationale, ainsi celle de 1950 contre la Grande-Bretagne, ou a fortiori la victoire en coupe d’Europe en 1964 contre… l'URSS (alors qu’en 1960, l’Espagne avait refusé de rencontrer

cette même équipe d'URSS), démontraient la supériorité et de la race et du régime. La victoire fut célébrée comme une victoire militaire et les joueurs furent décorés de l’ordre impérial du joug et des flèches. Au demeurant, lorsque la sélection nationale venait à faillir ou décevait (ce qui arriva fréquemment tout de même), l’impressionnante série de succès du Real Madrid en coupe d’Europe (1956-1960, 1965) permettait de renflouer avantageusement l’orgueil national. D’ailleurs, plus que tout autre club peutêtre, le Real Madrid symbolise le rôle qui fut assigné au football par les autorités et sa place croissante dans le cœur et les conversations des Espagnols. En 1947, l’État participe à l’édification à Madrid du plus grand stade d’Europe. En même temps que le nombre de socios, c’est-à-dire de supporters-membres du club, s’élève jusqu’à dépasser les capacités mêmes du stade, le Real Madrid, à l’avant-garde du puissant mouvement qui va dans toute l’Europe transformer des joutes sportives en spectacle de masse, attire contre des rémunérations fabuleuses pour l’époque les meilleurs joueurs internationaux (Di Stéfano dès 1952, Kopa ou Puskas un peu plus tard). Dans un pays où la majorité de la population demeure pauvre, et avec quelque deux ou trois décennies d’avance sur d’autres pays européens, les footballeurs, sur le modèle des toreros et des acteurs de cinéma, deviennent de véritables vedettes. Le plus gros tirage de la presse espagnole, le quotidien sportif espagnol Marca, est, sauf quelques pages sur le cyclisme notamment à l’époque de Bahamontes vainqueur du Tour de France en 1959, presque entièrement consacré au football. Le caractère un peu magique – et éminemment politique – de ce football en mutation, ce n’est pas seulement qu’il permette de parler d’autre chose que de la dureté des temps – c’est là fonction de toute entreprise de divertissement –, c’est aussi qu’il peut aider à améliorer l’ordinaire, voire à le transformer, grâce aux paris (quinielas) sur les matchs, une « pratique culturelle » très largement partagée par les Espagnols. Ces quinielas ont eu pour effet de populariser le football dans la population féminine (qui malgré tout préfère la fréquentation des bingos, salles de loterie qui se multiplient à la fin des années 1950). En outre, si l’essentiel des sommes perçues par les quinielas revient au Trésor public, les clubs espagnols bénéficient du système. Or, en fait, le football-spectacle permet de masquer de très profondes carences. Les rêves phalangistes de régénération physique du peuple ont très rapidement tourné court. Le régime franquiste s’avéra incapable de mener une politique sportive digne de ce nom, quel que soit le niveau considéré : le pays

manquait à peu près complètement de piscines, de stades, de gymnases ; entre 1948 et 1972, les athlètes espagnols n’obtinrent que cinq médailles olympiques, toutes disciplines confondues.

En 1957 encore, le « Caudillo de España por las gracias de Dios » déclarait à son neveu Franco Salgado : « Lorsque la guerre mondiale fut terminée, les nations victorieuses ne souhaitaient pas que les vaincus puissent se relever rapidement de leur prostration. C'est pourquoi elles leur imposèrent un régime démocratique car elles étaient convaincues qu’ainsi elles n’accéderaient jamais à la prospérité » !36

Assurément, personne ne put ou ne voulut sérieusement imposer à l’Espagne conquise et dirigée par Franco un régime démocratique. Les États-Unis et la Grande-Bretagne se contentèrent du très léger toilettage de 1947 qui écartait les aspects les plus ouvertement fascistes et déclarait l’Espagne comme royaume. Bientôt, l’admission de l’Espagne à diverses instances et organismes internationaux, puis à l'ONU, valut reconnaissance du régime. Ce dernier demeurait pourtant fondamentalement tel qu’il avait été établi dans la guerre et l’après-guerre. Les Espagnols et les Espagnoles demeurèrent jusqu’à la fin très étroitement surveillés par des instances d’encadrement nombreuses et efficaces. Ils furent tout à la fois sujets et objets d’une mise en récit de tous les instants et de mises en scènes réitérées à satiété de l’exclusivité de la religion catholique – avec son corollaire de contraintes et de rites – et de la mystique de la nation et de son chef, Francisco Franco. Pour autant, on a vu que l’absence totale de démocratie n’avait pas généré la prospérité, contrairement aux affirmations péremptoires et fausses de Franco. Sortir de la misère noire des années 1940 pour simplement accéder à l’extrême frugalité des années 1950 ne pourrait valoir comme signe accordant l’état matériel des Espagnols à celui des Français ou même des Italiens par exemple ; seule la situation des Portugais, soumis eux aussi à une dictature conservatrice, pouvait alors être comparée à celle des Espagnols. Pauvreté et dictature. Voilà en somme les deux termes qui synthétisent la

vie sociale des Espagnols des décennies suivant une guerre civile jamais vraiment achevée. Est-ce à dire que les Espagnols de ce temps furent universellement tournés vers la quête unique de solutions et combines visant à améliorer l’ordinaire, dans un pays où régnaient en maître népotisme et favoritisme de toutes sortes et à tous les niveaux, et pour le reste prostrés dans la passivité ? Certains analystes ont voulu dire que passées les premières années, le régime avait engendré davantage la passivité de la population que sa mobilisation au service de la cause victorieuse. On voulut y voir une différence radicale avec les fascismes. Cependant, outre qu’il n’est pas si sûr que la mobilisation italienne par exemple eût généré davantage d’enthousiasme réel, mobilisation et passivité peuvent être vues, comme le dit Vicenç Navarro, comme les deux faces de la même monnaie37 . À l’instar du fascisme et contrairement aux dictatures personnelles d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud (à l’exception, précisément, des régimes populistes de Vargas et surtout de Perón), il y eut en Espagne une réelle volonté de mobilisation active de la population qui rencontra un succès certain, et même avéré, comme lors des protestations contre la condamnation du régime à l'ONU en 1946. Cependant, il s’agissait précisément de ne mobiliser activement que la base sociale du régime. Par la mobilisation des réseaux phalangistes et catholiques maillant le pays, à travers la presse, en mêlant exaltation nationale, défense du catholicisme et à partir de la fin des années 1950 la référence à la réussite économique, on pouvait très aisément rassembler plusieurs centaines de milliers de personnes sur la seule plaza d’Oriente de Madrid notamment. Et jusqu’à la mort de Franco, on ne s’en priva point. En revanche, faute de pouvoir obtenir de leur part enthousiasme ou adhésion, ce fut en effet la soumission et la passivité absolues qui furent effectivement exigées des classes populaires. D’où le soin, que nous avons signalé, apporté à la nature et à l’encadrement des loisirs. La vie publique était imbibée de la présence effective de l’Église. Les actes officiels étaient revêtus depuis les origines du régime par des codes ecclésiastiques légitimant le régime lui-même. En outre, les importantes compétences de l’Église consolidées par le Concordat, notamment en matière d’enseignement ou de contrôle de moyens de communication et de spectacle, traversèrent les comportements collectifs et la vie quotidienne des Espagnols :

« Un caractère officiel que projeta la religion dans la société espagnole en termes de morale sociale, en continuant la pratique des années 1940 et tout l’ensemble de valeurs avec lesquelles l’Église avait embrassé le soulèvement militaire de 1936.38 »

Au demeurant, toute attitude qui ne fût point d’adhésion ou de résignation silencieuse fut impitoyablement réprimée. Ainsi, terrible fut la remise au pas de la Biscaye en 1947, après que, portés par l’espoir que semblait signifier la défaite de l’Axe, mineurs et ouvriers y déclenchèrent une grève générale. L'espoir politique alors éteint, il fallut ensuite attendre 1951 pour que face à la dégradation continuelle du salaire réel s’organise à Barcelone un mouvement de boycott des tramways, se prolongeant ensuite à Madrid et au Pays Basque. Une fois encore, les « meneurs » traduits en Conseil de guerre et écopant de très lourdes condamnations, la contestation, vigoureuse notamment en Biscaye et dans les Asturies, dut se réfugier dans la clandestinité. En 1956, l’opposition clandestine ouvrière, principalement communiste, parvint à y déclencher, ainsi que dans la métallurgie de Barcelone, d’importantes grèves. Mais, malgré les espérances affichées par les uns et les autres, il ne put y avoir une réelle coordination avec le premier frémissement du mouvement étudiant. Déclenchée à l’occasion d’un hommage à Ortega y Gasset qui venait de mourir, la contestation procédait globalement de fils de vainqueurs. Contre le syndicat universitaire officiel, les étudiants communistes clandestins reçurent le renfort inattendu de certains jeunes de l’action catholique et de jeunes phalangistes dans la mouvance de Dionisio Ridruejo. Après quelques semaines, l’ordre fut rétabli et le ministre Ruiz Gimenez, accusé d’être trop libéral, fut remplacé. Néanmoins, les événements de 1956 jouèrent par la suite comme acte fondateur de l’opposition intérieure au régime. Sur un autre plan, les événements de 1956 jouèrent d’une certaine manière comme révélateurs, aux yeux les mieux ouverts des défenseurs du régime, tel l’amiral Carrero Blanco devenu le collaborateur le plus proche de Franco, des contradictions du système. Le phalangisme des origines était de fait marginalisé tandis que l’on conservait néanmoins à la Phalange et aux phalangistes des « places » éminentes au sein du Movimiento. C'était pour garantir les rentes et désormais surtout les profits des vainqueurs, et de ceux

qui s’étaient accommodés avec habileté du régime, que l’on procéda à un changement sensible de politique économique, assouplissant l’interventionnisme étatique et signifiant l’accompagnement de la modernité technique et la rationalisation économique des années 1960. Si, progressivement, on se rend à l’évidence que le projet idéologique fascisant et intégriste des premières années se heurte à l’indifférence ou à des résistances, il s’agit quoi qu’il advienne de maintenir intact l’appareil d’État, dans ses instances tant répressives qu’idéologiques, pour sauvegarder l’ordre social né des armes en 1939. Durant les années 1950, la promotion du catholicisme politique, plus aimable à l’Europe démocrate-chrétienne que le phalangisme, ne signifiait en aucun cas une quelconque démocratisation du régime, fût-elle minime. L'entrée au gouvernement de 1957 de plusieurs membres de l’Opus Dei indiquait bien que, conformément à la volonté des vainqueurs de la guerre, des chefs comme des forces sociales et politiques qui les avaient soutenus contre la République, l’idée même d’une démocratisation possible de l’État et de la société était proprement impensable. Malgré les dissensions qui périodiquement affleuraient sur telle ou telle question, le bloc de pouvoir issu de la victoire restait uni, grâce à un cocktail d’exaltation idéologique et de partage de prébendes. Le fait qu’avec l’accession au pouvoir et au fur et à mesure que le régime se consolidait, les purs fascistes, idéologues et praticiens, aient été non pas réellement écartés mais comme submergés par des cohortes d’opportunistes conservateurs et l’arrivée d’ambitieux et de « technocrates » ne change radicalement ni la nature, ni la fonction de la dictature : une dictature fascisante sinon fasciste. Même si Franco domine et dominera jusqu’à sa mort et sans partage l’Espagne, même si son culte s’impose aux Espagnols, il s’agit donc de bien davantage que d’une simple dictature personnelle à l’autoritarisme pesant. 1939 signifia bien la possibilité de mener à bien un projet authentiquement contre-révolutionnaire à tous les sens du terme ; une ambition partagée où fascisme et catholicisme traditionaliste se côtoient mais également se mêlent pour faire de l’Espagne, et d’une certaine manière autant pour les vainqueurs que pour les vaincus, selon les termes de Nicolás SánchezAlbornoz, une immense prison : « En matière de liberté la prison et la rue se différenciaient seulement en degré. L'Espagne

tout entière – on doit se le rappeler – était alors une immense prison où chacun avait ses mouvements restreints et dont on ne sortait qu’exceptionnellement. » 39

En 1963, encore, comme le reconnaissait l’ancien phalangiste Dionisio Ridruejo, ancien vainqueur s’il en fut, dans un article du quotidien français Le Monde : « L'exécution de Grimau, condamnée sommairement par un Tribunal militaire, est un acte de guerre. » Dans les mêmes colonnes, quelques mois plus tard, alors que le ministre de l’Information et du Tourisme Manuel Fraga Iribarne organisait l’ensemble des cérémonies destinées à célébrer les « vingt-cinq années de paix » que Franco avait apportées à l’Espagne, le supérieur de l’abbaye catalane de Montserrat déclarait que les Espagnols n’avaient pas derrière eux 25 ans de paix mais… simplement 25 ans de victoire ! 1 Nicolás Sánchez-Albornoz, in C. Molinero, M. Sala et J. Sobrequés (dir.), Una inmensa prision. Los campos de concentración y las prisiones durante la guerra civil y el franquismo, Barcelone, Crítica, 2003, p. 12-13. 2 Geneviève Dreyfus-Armand, L'exil des républicains en France. De la guerre civile à la mort de Franco, Paris, Armand Colin, 1999. 3 Julián Casanova, Francisco Espinosa, Conxita Mir et Francisco Moreno Gómez, Morir, matar, sobrevivir. La violencia en la dictatura de Franco, Barcelone, Crítica, 2002, p. 248. 4 Cité par Frances Vilanova i Vila-Abadal, « En el exilio : de los campos franceses al umbral de la deportación », in C. Molinero et al., Una inmensa prision…, op. cit., p. 91. 5 Cité par Javier Tusell, Dictatura franquista y democracia, 1939-2004. Historia de España, XIV, Barcelone, Crítica, 2005, p. 38. 6 Cité par A. Guerra dans son prologue de El Exilio espanol, p. 21. 7 Cité par Conxita Mir, in Julián Casanova et al., Morir, matar, sobrevivir…, op. cit., p. 173. 8 Notamment britanniques : Pablo Martín Aceña et Elena Martínez Ruiz, La economía de la guerra civil, Madrid, Marcial Pons, 2006. 9 Santos Julià, Historia de las dos Españas, Madrid, Taurus, 2004, p. 330 sq. et 369 sq. 10 Discours de 1950, in Pensamiento politico de Franco, Madrid, Edicones nacionales, 1975, vol 1, p. 80, cité par Santos Julia, Historia de las dos Españas, op. cit., p. 34 5. 11 Il s’agit du régime né de la restauration des Bourbons en 1875. Après que la reine Isabelle II eut été contrainte à l’exil par la « glorieuse » Révolution de 1868, on institua une nouvelle constitution, démocratique (instauration du suffrage universel), et on désigna Amédée de Savoie comme roi. Devant les diffucltés qui surgissaient un peu partout – insurrection populaire dans le sud, nouvelle guerre carliste dans le nord, guerre de Cuba, enfin assassinat du général Prim, son principal soutien –, celui-ci abdiqua. En 1873, la République fut alors proclamée. Minée par les rivalités entre centralistes et fédéralistes d’une part et toujours confrontée aux problèmes qu’avait connus Amédée d’autre part, objet de défiance des conservateurs, la République fut renversée à la fin de 1874 par un coup d’État militaire. Les

généraux offrirent alors la couronne au fils d’Isabelle, Alphonse XII, tandis que le chef du parti conservateur-libéral Antonio Canovas del Castillo établissait en 1876 une constitution qui rétablissait le suffrage censitaire (jusqu’en 1890 où le suffrage universel universel fut rétabli) et organisait sur le modèle britannique un système d’alternance entre les partis conservateur et libéral. Le régime fonctionna jusqu’en 1923 sous la Régence de Marie-Christine entre 1885 et 1902 et sous le règne personnel d’Alphonse XIII à partir de cette date. Les difficultés politiques et la contestation sociale s’aiguisant en septembre 1923, le général Miguel Primo de Rivera, avec l’accord du roi, suspendit la Constitution et institua un Directoire militaire jusqu’en 1930. Après la démission de ce dernier, le roi tenta de reprendre la main et de revenir au système antérieur, mais sans succès, puisque les élections municipales d’avril 1931 provoquèrent la proclamation de la République (la deuxième du nom par conséquent). 12 Dès les années 1940, Ridruejo et Lain prirent leurs distances avec un régime qui avait trahi le projet régénérationniste pour devenir ultraconservateur ; néanmoins, sur l’existence d’une sorte de phalangisme libéral, voir les réserves exprimées par Santos Julia, Historia de la dos Españas, op. cit., p. 333-353, qui cite un éditorial de leur revue Escorial de février 1941 : « Comme on n’a pas trouvé la formule pour séparer la démocratie libérale du capitalisme, nous nous proclamons combattants contre l’une et l’autre […] pour l’unité sacrée de l’homme, pour la communauté des hommes en Dieu […] Contre le marxisme et contre le libéralisme de gauche et de droite, la phalange c’est la dialectique des poings et des pistolets. » (p. 346) 13 Cité in Santos Julià, ibid., p. 372. 14 Cité in J. Casanova et al., Morir, matar…, op. cit., p. 119. 15 P. Preston, La politica de venganza. El fascismo y el militarismo en la España del siglo XX, Barcelone, Península, 1997. 16 C. Molinero, M. Sala et J. Sobrequés (eds), Una inmensa prision…, op. cit., p. XVIII. 17 Nicolás Sánchez-Albornoz, « Venganza y clase », in C. Molinero et al., Una immensa prision…, op. cit., p. 12-13. 18 Josep Fontana, prologue à C. Molinero et al., Una inmensa prision…, op. cit., p. XIV. 19 Josep Fontana, op. cit., p. XVI. 20 Cité par Santos Julià, Historia de las dos Españas, op. cit., p. 256. 21 Cité par Angela Cenarro, Cruzados y camisas azules. Los origenes del franquismo en Aragon, 1936-1945, Saragosse, Prensas universitrias de Zaragoza, 1997, p. 239. 22 Luis Enrique Otero Carvajal (dir.), La destrucción de la ciencia en España. Depuración universitaria en el franquismo, Madrid, Editorial Complutense, 2006. 23 Gonzalo Pasamar Alzuria, Historiografia e ideologia en la postguerre espaõla : la ruptura de la tradicion liberal, Saragosse, 1991, p. 128-132. 24 Santos Juliá, Historia de las dos Españas, op. cit., p. 377. 25 J. C. Losada, Ideologia del ejercito franquista (1939-1959), Madrid, Istmo, 1990. 26 Javier Tusell, Dictatura franquista y democracia…, op. cit., p. 72-73. 27 Francisco Bustelo, La historia de España y el franquismo. Una análisis histórico y económico y un testimonio personal, Madrid, Editorial Síntesis, 2006, p. 239. 28 Santos Juliá, Madrid. Historia de una capital, Madrid, Alianza, 1995, p. 548 sq. 29 Carlos Barciela, Autarquía y mercado negro, Barcelone, Crítica, 2003. 30 José Martí Gómez, La España del estraperlo, Barcelone, Planeta, 1995, p. 75-76. 31 Cité par Josep Fontana, España bajo el franquismo, Barcelone, Crítica, 2000, p. 28-29.

32 José Martí Gómez, La España del estraperlo, op. cit. 33 Albert Carreras, Industrialización española. Estudios de historia cuantitativa, Madrid, EspasaCalpe, 1990. 34 Cité par Juan Pablo Fusi, in José Maria Jover, Guadalupe Gómez-Ferrer et Juan Pablo Fusi, España : sociedad, política y civilización (siglos XIX-XX), Madrid, Éd. Debate, 2001, p. 733. 35 Geneviève Champeau, Les enjeux du réalisme dans le roman sous le franquisme, Madrid, Casa de Velázquez, 1993. 36 Cité dans Fontana (dir.), España bajo el franquismo, p. 27. 37 Vicenç Navarro, El subdesarrollo social de España, Barcelone, Anagrama, 2006, p. 145 sq. 38 Jesus A. Martinez (coord.), Historia de España. Siglo XX : 1939-1996, Madrid, Cátedra, 2003, p. 94. 39 N. Sánchez-Albornoz, in Una inmensa prision…, op. cit., p. 9.

CHAPITRE 2 Espoirs et frustrations des Espagnols à l'époque du desarrollismo DANS LA PRÉFACE DU LIVRE QU'ILS CONSACRÈRENT à la guerre, Émile Temime et Pierre Broué pouvaient encore, en 1960, donner une description de l’Espagne, du niveau et du mode de vie des Espagnols qui auraient pu être celle du pays une décennie auparavant, voire au siècle précédent1. Une situation largement confirmée par les statistiques, au demeurant. Ainsi, et pour ne prendre que cet indicateur, riche d’enseignement, en 1960 encore près de 40 % des logements ne disposaient pas d’eau courante. Très largement, l’image des Espagnols est celle d’un peuple qui paraît irrémédiablement condamné à la pauvreté sinon à la misère. Du paysan misérable en espadrilles, soumis à des passions mal maîtrisées tant personnelles – on l’imagine aisément prompt à défendre ce qu’il pense être son honneur bafoué le couteau à la main – que politiques – la guerre civile est pratiquement la seule référence historique que les étrangers aient de l’histoire espagnole – et surveillé d’une main de fer par le bicorne de la garde civile. Les dizaines de milliers d’émigrés espagnols portant à la main d’improbables valises et paquets plus ou moins bien ficelés en gare d’Hendaye ou de Cerbère se dirigeant vers les eldorados des marchés du travail français ou allemands contribuent à renforcer cette image. Et, lorsqu’un Espagnol se distingue, comme Federico Bahamontes remportant le Tour de France 1959, la propre image qui est construite autour de lui conforte, précisément, tous les clichés autour de « l’homme espagnol » : l’aigle de Tolède, rude au mal, sachant, grâce à sa morphologie et à son caractère, escalader les cols les plus ardus mais ayant des difficultés dans cette spécificité technique qu’est le contre-la-montre. Ces clichés, au demeurant, ne procèdent pas exclusivement des étrangers.

Tant s’en faut. C'est au premier chef, le ministre de l’Information et du Tourisme des années 1960, Manuel Fraga Iribarne, qui fait proclamer urbi et orbi que « l’Espagne est différente ». C'est cette différence, précisément qui doit attirer les touristes en quête d’exotisme et surtout de vacances meilleur marché. Car, et c’est incontestable, indépendamment de la clémence du climat, le différentiel de pouvoir d’achat en faveur des touristes, et de ceux qui dans leur pays ne disposent pas spécialement de revenus très élevés, rend l’Espagne très attrayante. Ce différentiel est un effet induit par le faible niveau de salaire et de consommation des Espagnols. Or cette frugalité continue à être dans une large mesure présentée non comme le produit d’un type précis de répartition des ressources mais comme une sorte de donnée constitutive de l’être espagnol. En 1966 encore, le philosophe libéral, grande figure d’un certain type de prise de position à l’écart du régime, Julián Marías, peut écrire : « Par principe, la vie, c’est la vie quotidienne. C'est là qu’est la richesse principale de la société espagnole. Lorsque l’on compare celle-ci avec d’autres sociétés européennes, du point de vue des données statistiques, la comparaison n’est pas en faveur de l’Espagne, et la comparaison est encore plus fâcheuse si l’on compare les niveaux de développement politique et juridique. Et pourtant, si l’on considère le pouls de la vie, on ne peut se départir d’une impression déconcertante. Selon les normes reçues, et que nous sommes disposés à accepter personnellement, on vit “plus mal” en Espagne que dans la majorité des pays d’Europe et dans quelques pays d’Amérique. Mais l’on sent également que d’une certaine manière, on y vit “davantage” que dans la plupart d’entre eux. La vie espagnole a un plus [en français dans le texte] de vitalité et de tempérament. L'économie espagnole est mesquine pour beaucoup et étroite pour la grande majorité, mais l’on peut se demander si l’on ne devrait pas établir d’autres types de comptes pour mesurer l’économie vitale. Il y a un nombre considérable d’Espagnols dont les revenus sont inférieurs à ceux de leurs équivalents européens, mais qui ont davantage d’aisance vitale, et cette dernière enveloppe les simples aspects économiques. »2

Malgré tout, les statistiques permettent de mesurer d’incontestables progrès matériels entre 1960 et 1975. À cette date, l’Espagne est la 10 e puissance économique mondiale et, globalement, les 36 millions d’Espagnols sont sinon plus riches en tous les cas moins pauvres que les 30 millions de 1960. Et pourtant, en un certain sens, Manuel Fraga continue d’avoir raison : l’Espagne est toujours « différente ». Le régime politique installé à la pointe des épées en 1939 est toujours debout et l’Église, le

Movimiento, l’armée et la garde civile continuent à surveiller et encadrer l’expression et les comportements des Espagnols et des Espagnoles. Les sollicitations de la modernité : « l’Espagne de la Seat 600 » En 1957, on avait fabriqué et vendu sur le marché intérieur 23 325 automobiles ; en 1963, 60 000 ; en 1973, plus de 700 000, dont plus de 300 000 Seat (Sociedad Espanola de Automoviles de Turismo, créée en 1953 et financée à parts à peu près égales par l'INI et Fiat qui fournissait les brevets et modèles), le reste étant fourni par les usines Renault et Citroën implantées à Valladolid et à Vigo. Le parc automobile, qui était de 250 000 véhicules de tourisme en 1961 – un véhicule pour 100 habitants environ –, représentait 800 000 unités en 1965 et plus de 4 800 000 en 1975 – une automobile pour sept habitants. C'est dire que plus du quart des ménages espagnols de 1975 possédait une automobile. Un taux certes inférieur au niveau d’équipement en la matière des Français ou des Italiens. Des automobiles qui pour l’immense majorité étaient de petite cylindrée et qui avaient été achetées déjà vieilles. Mais des automobiles qui traversaient le paysage espagnol, occupaient l’espace urbain et étaient l’objet des sollicitudes et des tracas de leurs propriétaires à tel point que bien des humoristes s’amusaient de ces Espagnols qui de peatones (piétons) s’étaient transformés en… seatones. La Seat 600 était en effet à bien des égards le signe de reconnaissance de ce formidable élan de l’économie nationale, dû à la combinaison heureuse d’un changement de politique économique et, surtout, d’une excellente conjoncture européenne, et des transformations de la société espagnole entre les premières années des années 1960 et le milieu des années 1970… au grand étonnement de certains au-delà des frontières qui découvraient que les Espagnols n’étaient point voués à la frugalité – interprétée selon que l’on adoptait un point de vue culturaliste ou économiste comme un signe positif d’ascétisme ou comme un signe négatif de sous-développement. En Espagne, certains moralistes et certains intellectuels pouvaient regretter, et la dévotion à Mammon, et la futilité dont ce miracle avait été le signe et le facteur. Mais la plupart des Espagnols étaient quant à eux plutôt satisfaits, sinon fiers, d’être en train de commencer à vivre comme des Européens. À partir de 1959, le changement de politique économique impulsé par les

« technocrates » de l’Opus Dei suscita le développement (desarrollo) du pays en optant clairement pour l'industrialisation et l’exploitation de la rente touristique. La réussite de ce volontarisme économique est due à ce qu’il sut trouver le mode d’intégration spécifique de l’économie espagnole au capitalisme européen alors en pleine expansion et, d’autre part, à ce qu’il rencontra les aspirations à l’élévation du niveau de vie et à la modernisation du genre de vie des classes moyennes. Durant les années 1960, celles-ci se renforcèrent tant par un indéniable phénomène collectif d’ascension sociale intergénérationnel que par l’agrégation des enrichissements individuels (grâce à la pratique généralisée du pluriempleo). Cette fois, contrairement à ce qui s’était passé au début du XXe siècle lorsque l’effort d’industrialisation alla buter sur l’insuffisance structurelle de la demande espagnole, l’incorporation massive de nouveaux salariés, l’augmentation des salaires (autour de 7 % par an) grâce aux gains de productivité – et même si les profits croissaient encore plus que les salaires –, l’intensification du travail (selon une enquête de la fin des années 1960, la moitié des travailleurs de Barcelone effectuaient plus de 56 heures par semaine) générèrent les conditions d’une augmentation de la demande. En même temps que l’industrialisation permettait d’en finir enfin avec la pénurie séculaire d’une part, et d’augmenter les revenus d’autre part, elle créait les conditions de sa propre reproduction. Tardivement, et avec quelques modalités spécifiques, l’Espagne, et les Espagnols, intégraient le « régime fordien d’accumulation » : production de masse/consommation de masse… qui précisément avait semblé ne pas si mal réussir aux autres Européens. Un fordisme à l’espagnole, incomplet et fragile De 1961 à 1975 la croissance moyenne annuelle de l’économie espagnole atteint 6,7 %. Le taux le plus élevé en Europe à l’époque, à tel point qu’il fut d’usage courant d’évoquer un véritable « miracle espagnol » pour signifier l’accession de l’Espagne au 10 e rang mondial des nations industrialisées. Nombre d’analystes voient dans l’adoption du « plan de stabilisation » de 1959 et du changement de politique économique la cause majeure de cette phase heureuse de l’économie espagnole. Or, si incontestablement la politique économique mise en œuvre à partir de 1959 a été positive en ce sens qu’elle a su inciter à une meilleure utilisation des facteurs de production (capital et travail) en insérant au mieux l’économie espagnole

dans la dynamique européenne, c’est au moins autant la rente de situation dont jouissait le pays aux portes de cette Europe en pleine expansion que les décisions de politique économique elles-mêmes qui rendent compte du desarrollo. Les événements de 1956 et la très sévère crise financière de 1957 qui faillit entraîner l’Espagne dans la banqueroute eurent comme conséquence politique l’éviction de ce qui restait de phalangistes « purs ». Le ministre Girón de Velasco, rendu responsable de la crise par sa décision de faire augmenter les salaires, fut démissionné et Arrese cantonné au Logement. Une nouvelle génération, non combattante et formée dans les toutes nouvelles facultés d’économie et gestion, arriva au pouvoir dans tous les ministères économiques et techniques. Ce sont ceux que l’on a appelés les « technocrates » : d’abord Mariano Navarro Rubio aux Finances (Hacienda) et Alberto Ullastres au Commerce tandis que López Rodó devenait directeur de l'Oficina de Coordinación y Programacióon Económica. Sans réellement former une « famille politique » autonome, ces technocrates, chantres de la modernisation technique, étaient liés à l’Opus Dei, « congrégation laïque » fondée quelques décennies plus tôt et développant son action en direction et en faveur des « élites ». Profondément antidémocratique, associant intégrisme catholique et insertion dans le monde matériel moderne, l’Opus Dei, soutenu par l’amiral Carrero Blanco, principal conseiller de Franco, s’opposa avec succès autant aux « politiques » de la phalange qu’à la direction de l'INI – en 1963, elle accula Alberto Suances à la démission. Ayant su obtenir, non sans mal semble-t-il, l’accord de Franco, qui ne se débarrassa de ses rêves d’autarcie que sous la menace de la banqueroute et au vu des très mauvais résultats des récoltes d’oranges de 1956 et 1957, elle parvint à insérer le capitalisme espagnol, encore largement fondé sur la rente foncière, dans la dynamique heureuse du capitalisme international… et sans remettre en cause d’aucune manière la nécessité de préserver l’hégémonie catholique ni le mode de fonctionnement du régime ou la fidélité sans faille à son chef. Dès 1958, l’Espagne intégra les divers organismes chargés de garantir l’ordre économique mondial : l'OECE en janvier, le FMI et la Banque mondiale en juillet. Un mémorandum adressé au FMI et à l'OECE témoigna des bonnes intentions du nouveau gouvernement. Le gouvernement espagnol, y était-il affirmé, croyait que le moment était venu de réorienter la

politique économique en liaison avec les nations du monde occidental et « de la libérer des contrôles qui, hérités du passé, [n’étaient] plus congruents avec la nouvelle situation »3. Le gouvernement s’engageait en outre à n’accepter de hausse de salaires que justifiées par une hausse proportionnelle de la productivité. Le plan de stabilisation monétaire de 1959 fixait, après dévaluation préalable de la peseta, un taux de change unique, suspendait la monétarisation de la dette publique, élevait les taux d’escompte, opérait un sérieux resserrement des contrôles sur les dépenses publiques et supprimait les subventions aux entreprises publiques. Parallèlement, on procédait à une notable libéralisation des échanges – seulement 20 % du commerce extérieur relèveraient désormais du commerce d’État – et on prenait des mesures, notamment fiscales, destinées à accueillir les investissements étrangers. Le coût social du plan de stabilisation de 1959, dont les signes furent l’accélération de l’exode rural et de l’émigration, fut très élevé ; le blocage des salaires affecta le niveau de vie des salariés, pourtant déjà très faible. Mais la balance des paiements fut rétablie et les réserves en devises reconstituées. En février 1962, un rapport de la Banque mondiale, traduit et diffusé à 25 000 exemplaires, établit que l’Espagne disposait des ressources humaines et physiques pour atteindre et conserver un taux élevé de croissance économique, mais que pour réussir, il fallait procéder à un ajustement des coûts judicieux. En 1963 était présenté, sur le modèle français de la planification indicative, un plan de développement (plan de desarrollo), qui prenait acte de la croissance, déjà largement sensible. Conçu par une très importante personnalité liée à l’Opus Dei, Laureano López Rodó, il s’agissait d’un plan d’essence libérale4. Sans doute, le plan se contenta de réduire l’interventionnisme d’État sans le supprimer, tant s’en faut. Bien des historiens libéraux le déplorent et font porter la responsabilité à une sorte de blocage idéologique qui aurait affecté même les dirigeants les plus proches de l’Opus Dei et hostiles à l'INI : à cet effet, Javier Tusell cite Carrero Blanco déclarant que le monde étant dominé par trois internationales, la communiste, la socialiste et la maçonnique, cette dernière seule était en mesure d’aider le régime dans la mesure où cela servait ses intérêts, mais en essayant de le dominer, d’où la vigilance qu’il fallait conserver à l’égard du capitalisme international. Mais à la différence du Portugal de Salazar, il existait en Espagne, autour de l’Opus Dei notamment mais pas uniquement,

nombre de dirigeants politiques et de chefs d’entreprises partisans d’un libéralisme économique bien plus décidé. Constatant en outre que de 1961 à 1964, la croissance du produit industriel avait oscillé entre 11 et 13 % par an, Javier Tusell en tire comme conclusion, en soulignant que conformément à Adam Smith, la suppression du mercantilisme libéra les énergies, que ce fut bien le plan de stabilisation de 1959 et non celui de développement de 1963 qui fut le facteur déterminant de la transformation de l’économie espagnole5. Tout en saluant le tournant de 1959, de nombreux historiens espagnols considèrent que la libéralisation manquait d’amplitude et que les efforts en ce sens furent stoppés trop tôt, dès 1966, pour des raisons qui leur paraissent essentiellement politiques et idéologiques, voire culturelles. Faudrait-il y voir une compensation nécessaire à la faiblesse de l’esprit d’entreprise en Espagne ? Fondamentalement, la conséquence d’une sorte d’empêchement culturel espagnol ? C'est l’opinion de Gabriel Tortella qui, pour expliquer l’importance de l’État dans l’économie espagnole, écrit que le peuple espagnol est « un peuple spécialement peu réceptif aux prémisses et méthodes de base du raisonnement économique », que l’Espagnol serait en somme globalement frappé d’une sorte d’empêchement culturel à l'économie6. De ce fond culturel très ancien, procéderait la méfiance, de nature idéologique, de nombre de dirigeants franquistes à l’égard du capitalisme libéral. Incontestablement, la préférence de ces derniers pour ce qu’Enrique Fuentes Quintana a appelé le « capitalisme corporatif » a sans doute compté pour expliquer le maintien d’un interventionnisme important7 . D’une part, malgré l’incitation à l’initiative privée, à la fin de 1965, les entreprises contrôlées par l'INI rassemblaient 150 000 personnes, dont 100 000 ouvriers et elles produisaient 18,7 % de l’acier, 51,4 % de l’aluminium, 20,5 % de l’énergie électrique, 33,5 % des navires lancés en tonnage, 54,3 % des voitures de tourisme, 51 % de la pâte à papier. D’autre part, malgré la fin proclamée de l’autarcie, le protectionnisme ne fut qu’à peine assoupli par les nouveaux tarifs. Surtout, de nombreuses dérogations par secteur, voire par entreprise, très souvent en fonction de la force des liens entretenus avec le pouvoir, relevèrent les niveaux de protection. Comme le dit avec force Fuentes Quintana lui-même : la protection tend à être plus élevée dans les secteurs contrôlés par la « classe dominante »8. Ce serait en fait, au moins implicitement, reconnaître autant le poids et le rôle des structures de

l’économie et surtout de la société espagnole que des crispations idéologiques. Car, indépendamment du fait que les taux de croissance des années 19611963 s’appliquent, en début de processus, à des volumes inférieurs à ceux des années de la fin de décennie, c’est, nous semble-t-il, ne pas assez prendre en compte que tout n’est pas sorti ex nihilo de la baguette magique du plan de 1959. Trois points notamment méritent d’être brièvement précisés. En premier lieu, l'industrialisation des années 1960 a été déterminée dans une assez belle mesure par l’appareil productif hérité des périodes antérieures, notamment en Catalogne et au Pays Basque notamment. Cette « industrialisation héritée », constituée du XIXe siècle à la guerre, mais aussi, dans une certaine mesure, après l’effondrement des années 1936-1949, durant les années 1950, a signifié une accumulation de capital non négligeable. Un socle sur lequel allait reposer l'industrialisation des « technocrates » des années 1960. La formation de professionnels – ingénieurs, techniciens et ouvriers – sans doute en nombre encore insuffisant à l’échelle du pays tout entier a néanmoins été également un atout essentiel. Enfin, l'industrialisation de la Catalogne et celle du Pays Basque, bien que profondément différentes tant dans leur fondement économique que dans le type de patronat qu’elles avaient contribué à créer, ont généré des classes dirigeantes régionales qui ont entretenu avec le pouvoir central des rapports pour le moins complexes. En effet, malgré une certaine redistribution territoriale de la carte industrielle du pays durant les années 1960, les dirigeants de Madrid – dirigeants politiques dans les ministères, comme dirigeants économiques dans les banques – devaient encore compter avec la force économique et la cohésion sociale des patronats catalan et basque, héritées de la première industrialisation mais à bien des égards consolidées depuis le milieu des années 1950. Depuis le XIXe siècle, ces bourgeoisies étaient à la fois au centre et à la périphérie de l’économie espagnole, étroitement impliquées et encastrées dans l’économie politique à l’échelle de l’État – parvenant par exemple à obtenir quelque inflexion de la politique commerciale en leur faveur – tout en développant leur propre projet économique et social à l’échelle régionale9. Entrepreneurs catalans et basques avaient implanté à l’abri de sévères tarifs douaniers, « l’industrie nationale », dans leurs territoires respectifs. Articulé à cette accumulation de

capital et en grande partie pour en assurer la reproduction, la bourgeoisie basque par exemple, en coopération avec l’Église basque, a su créer avec ses propres moyens des infrastructures éducatives, de formation professionnelle et technique surtout, et des systèmes de protection sociale (à l’intérieur des entreprises pour une part mais pas exclusivement), qui signifiait une sorte de « compromis social » entre capital et travail, relevant globalement du modèle à l’œuvre dans les autres nations d’Europe occidentale10. En second lieu, et surtout, l’Espagne a su tirer parti d’une espèce de rente de situation due à sa proximité avec une Europe occidentale alors en pleine croissance, nantie de capitaux qui cherchaient à s’employer et de salariés accédant à un meilleur niveau de vie cherchant précisément des moyens bon marché de changer temporairement leur cadre de vie, les vacances. L'Espagne leur offrait l’espace, les promoteurs touristiques les formules. La croissance espagnole des années 1960 s’est certes fondée sur une utilisation plus intensive des ressources et des facteurs de production (capital et travail), nourrie par le progrès technique, une meilleure organisation productive et des efforts sensibles en matière d’éducation. Cependant, la plupart des analystes sérieux sont d’accord pour expliquer que tout cela a été stimulé par la dynamique d’un environnement international favorable. En effet, d’une part, celui-ci put offrir à l’économie espagnole les ressources dont elle manquait cruellement : énergie bon marché, technologie, investissements, crédits et financements. D’autre part, il put être le récepteur de ce que l’Espagne avait à offrir : ses plages, à destination de classes moyennes inférieures et de classes populaires supérieures européennes en quête de vacances adaptées à leurs revenus ; une main-d’œuvre bon marché, pour les firmes qui décidaient d’investir dans la péninsule (la dictature censée assurer la « paix sociale » représentant dans ce cas un attrait supplémentaire) et pour celles qui préféraient faire venir plusieurs centaines de milliers de travailleurs espagnols dans leurs usines de Suisse (38 % du total des émigrants), de France, de Belgique ou d’Allemagne. Cette insertion dans les échanges européens se mesure ainsi au niveau de la balance des paiements. En effet, l’effort d’investissement espagnol, public et privé, a été tout à fait remarquable : la formation brute de capital fixe croît de 13,8 % par an en moyenne durant les années 1960. Cependant, l’industrialisation accélérée entraînait une vertigineuse croissance des importations – vingt fois supérieures en 1975 qu’en 1960 – que ne pouvait

compenser la croissance des exportations, y compris après que la CEE eut consenti à l’Espagne en 1970 de très réelles facilités – en 1975, les exportations ne sont que dix fois supérieures à ce qu’elles étaient en 1960. Or, ce déficit de la balance commerciale, condition nécessaire de l’industrialisation dans la phase d’équipement, mais qui aurait pu être rédhibitoire et étouffer celle-ci dans l’enfance – comme d’autres expériences d’industrialisation autocentrée contemporaines en Amérique latine ou en Afrique du Nord l’ont montré – a pu être heureusement et amplement compensé par la balance des paiements qui afficha un solde positif de 344 millions de dollars en 1966, de 931 millions en 1972 et de 1,8 milliard en 1974. Les devises des émigrants – 1,1 million d’émigrants selon la voie des organismes officiels, mais vraisemblablement autour de 2 millions de personnes de 1960 à 1974 – ont très largement contribué à forger ce solde positif de la balance des paiements : pour la seule année 1973, les transferts en provenance des travailleurs à l’étranger s’élevèrent à 1,5 milliard de dollars ; on a calculé que globalement, ils ont pu représenter jusqu’à la moitié du déficit commercial. Le tourisme – 850 000 touristes en 1958, 6 millions dès 1960, 17 millions en 1964, 24 millions en 1970 et 34 millions en 1973 ! – eut un rôle encore plus important. En 1975, les dépenses des touristes en Espagne s’élevèrent à 3,5 milliards de dollars. Incontestablement, ce fut là un facteur primordial tant de la phase de démarrage des premières années 1960 que de consolidation et pérennisation de l’essor économique global. Les devises procédant du tourisme par exemple furent en mesure de compenser, et largement, les déficits commerciaux que l'industrialisation généra en permettant les achats d’hydrocarbures et de biens d’équipement. Plus durablement encore que les rapatriements des devises des immigrants, les revenus du tourisme ont contribué au solde positif de la balance des paiements. La rente touristique eut également sur un autre plan des effets induits tout à fait remarquables. Une véritable économie touristique s’est mise en place en Espagne, non seulement fondée sur l’hôtellerie et les activités de loisirs mais irriguant également tout le secteur de l’agroalimentaire, des travaux publics (la construction de l’autoroute de la Méditerranée) et de la construction (des hôtels et restaurants bien sûr, mais aussi, et ce fut dès lors un trait espagnol spécifique, de résidences en pleine

propriété pour les estivants, notamment allemands). Enfin, le troisième support, et peut-être le principal, de l’industrialisation espagnole fut les investissements des firmes étrangères. Ces investissements furent particulièrement remarquables dans la chimie (59 % des investissements étrangers en Espagne en 1962 ; si la part diminue ensuite, elle demeure toujours supérieure à 30 %) et la métallurgie, dont la construction automobile – Renault, Citroën, Chrysler, Ford implantent d’importantes unités de production à Valladolid, à Vigo, à Madrid, à Valence (plus tard Opel à Saragosse) qui viennent renforcer une industrie espagnole de l’automobile, la SEAT, née dès les années 1950 à Barcelone d’un jointventure entre Fiat et l'INI. Au demeurant, malgré l’exemple de l’industrie automobile s’implantant dans les nouveaux pôles industriels souhaités par les planificateurs, d’une manière globale les investissements, notamment dans la chimie, ont eu tendance à renforcer la concentration régionale, puisque 71 % des capitaux furent attirés durant les années 1960 par la Catalogne et le Pays Basque. Dans les années 1970, ces investissements ne faiblissent pas. Et ils se diversifient, sinon par leur provenance – les capitaux états-uniens retrouvent la place prépondérante qui avait été la leur dans les années 1950 (50 % du total des investissements, industriels et financiers en 1975) mais à un niveau bien plus élevé – du moins par leur destination : désormais les investissements immobiliers, dans l’économie touristique par exemple, sont plus élevés que les investissements directs dans la production industrielle. Au total, il s’agit véritablement d’une impressionnante manne de capitaux déversés sur le pays, supérieure même à celle qui avait accompagné la première industrialisation au XIXe siècle11. En troisième lieu, quoi qu’en disent les historiens économistes espagnols, le secteur public n’était pas démesurément développé, chaque fois que l’on veut bien évaluer sa part avec des critères qui ne sont pas ceux des néolibéraux de la fin du XXe siècle. Selon les évaluations de Ramón Tamames, la part du secteur public dans le produit intérieur brut n’aurait pas dépassé 25 %12, un chiffre bien plus faible que ceux des pays européens voisins (la France et la Grande-Bretagne à l’évidence et l’Italie ; quant à la Belgique et à l’Allemagne, si les entreprises nationales sont peu nombreuses, en revanche le secteur public municipal ou régional est fort développé). Plus significatif encore est le volume des dépenses publiques rapporté au produit national brut : si, en 1956-1960, celui-ci en représentait à peu près la moitié en France et en Allemagne, et un peu moins du tiers aux États-Unis, il ne

dépassait pas 11 % en Espagne ; en 1970-1972, il ne s’était élevé qu’à 17,3 % contre à peu près la moitié en France et en Grande-Bretagne et un peu plus du tiers en Allemagne, aux États-Unis et en Italie13. En fait, davantage que le poids du secteur public, nullement exorbitant des normes alors communes du capitalisme régulé des décennies d’après la Seconde Guerre mondiale, ce qui caractérise l’Espagne, et qui concernait au premier chef les Espagnols, c’était son système fiscal. Selon Enrique Fuentes Quintana, en 1968-1970, les prélèvements fiscaux ne s’élevaient qu’à 11,8 % du revenu des Espagnols. Un taux bien plus faible que celui qui affectait les Britanniques (32 %) ou les Allemands (23 %) et même les Portugais sous le régime économique corporatiste du docteur Salazar (16 %). Le système fiscal demeurait à peu près tel qu’il avait été établi par la réforme de 1845 qui adaptait aux temps nouveaux le fonctionnement de la fiscalité au bénéfice exclusif des possédants. Les amendements techniques du début du siècle avaient, pour un temps, amélioré son efficacité. Mais il n’y avait eu aucun changement de la philosophie fiscale. Comme le rappelle précisément Gabriel Tortella, il n’y avait aucune raison pour que cela eût changé avec la victoire de Franco. Bien au contraire. En 1957, une réforme fiscale fut mise en chantier. Mais loin d’engager la fiscalité espagnole dans les voies ailleurs empruntées, elle revenait pour les contributions directes à l’ancien système des cupos négociés avec les corporations et les groupements de producteurs et distributeurs : le ministère réalisait une évaluation globale de ce qu’un secteur ou un sous-secteur pouvait payer, négociait l’accord de la corporation correspondante et cette dernière se chargeait du recouvrement de ce qui avait été convenu ! Selon la formule de Fuentes Quintana, il était impossible de trouver dans toute l’Europe un système fiscal et budgétaire accumulant autant de retard technique que le système espagnol. La fraude qui semblait atteindre des proportions colossales diminua peut-être, mais au prix d’un allégement sur les entreprises d’une pression fiscale déjà extraordinairement faible. Rentes et profits continuaient à être préservés tandis que l’effort fiscal était reporté sur les contributions indirectes qui assuraient toujours plus de 60 % des recettes et jusqu’à 68 % en 1973, sans doute un maximum véritablement historique depuis que les États européens entreprirent de percevoir à leur compte les impôts. L'impôt franquiste non seulement n’était pas progressif, contrairement à ce qui était de règle dans les autres pays de l'OECE, mais il était largement contre-progressif : selon une étude de 1970, les revenus

inférieurs à 60 000 pesetas étaient imposés à hauteur de 36 % ; les revenus compris entre 240 000 et 500 000 pesetas à 22 % et les revenus supérieurs à 500 000 pesetas à 18 %14. En somme, d’un certain point de vue économique, il y avait là un régime fiscal qui ne permettait pas la croissance des recettes à la mesure de l’enrichissement des entreprises et des ménages. Ce qui condamnait l’État à demeurer largement attaché à son type d'interventionnisme bureaucratique hérité de la période précédente et handicapait tout effort d’équipement et de services publics. Cependant, non seulement les phalangistes mais également les « libéraux » de l’Opus Dei étaient décidés à en maintenir les grands traits, sous réserve des ajustements techniques nécessaires, car ce régime leur paraissait fondamentalement adapté pour profiter de la formidable croissance économique européenne (les investisseurs étrangers comme les acheteurs de résidence secondaire bénéficient de la faiblesse des impôts en Espagne), sans toucher aux intérêts économiques des possédants qui avaient soutenu le franquisme et qui, dans un autre environnement, en avaient largement bénéficié. Sans doute la grande propriété foncière (les terratenientes) n’a plus le même poids relatif dans l’économie et dans la société espagnole. Mais la rente accumulée durant l’autarcie a permis des placements et investissements fructueux cependant que pour une bonne part la classe dominante avant les années 1930 s’est consolidée, parfois par les liens matrimoniaux, avec l’arrivée des dirigeants issus de la finance et du monde des affaires (los negocios). À l’évidence, nombre de préjugés anciens et de préventions aristocratiques ont laissé place au nouvel esprit du temps, une sorte de calvinisme catholique insufflé par Opus Dei. Ce qui ne signifie pas que la possession de terres ait cessé d’être en même temps qu’une source de revenus un élément essentiel à la construction du prestige social… et donc du crédit que l’on peut vous accorder. En 1972 encore, la présence de 333 nobles titrés occupant 1 100 postes d’administrateurs dans les plus importantes sociétés anonymes du pays témoigne de l’osmose entre aristocratie foncière et oligarchie bancaire et industrielle. À l’abri d’une fiscalité complaisante, les possédants ont non seulement su préserver mais encore consolider leurs positions, et c’est là la première des différences fondamentales avec les pays voisins où durant les années 1960, les rentes et profits croissent moins vite que les salaires.

Exode rural, industrialisation, salariat Le bouleversement de la structure de la population active enregistré durant la période vaut comme facteur, signe et conséquence du desarrollismo. Au demeurant, il ne s’agit pas tant d’un indicateur que de la manière dont les gens sont occupés et qu’ils gagnent leur vie, comment ils se définissent, comment ils construisent leur statut social. Évolution de la structure de la population active en Espagne

Une enquête menée par le ministère du travail en 1977 proposait une répartition plus fine de la population et témoignait de l’évolution accomplie en une génération. Évolution de la population active par catégorie socioprofessionnelle

Sans doute, peut-on repérer, comme signal de la persistance du régime née de la guerre, la part encore très forte des effectifs employés dans les forces armées. Mais le tableau est surtout révélateur d’une évolution majeure, d’un phénomène historique qui transforma radicalement ce qu’est « l’Espagnol au travail ». Alors qu’en 1950, l’Espagnol actif était encore, dans près de la moitié des cas, un travailleur des champs, petit propriétaire, fermier ou journalier, cette « condition » ne concerne plus que le huitième des Espagnols que l’on peut rencontrer en 1975. À cette date, en revanche, plus de 70 % des actifs sont des salariés (7,3 millions sur 11,8 millions d’actifs en 1960 ; près de 10 millions sur 13,3 en 1975). Salariés de l’industrie pour la majeure part, mais aussi, et de plus en plus comme le montre le tableau, salariés des « services », au sein desquels il convient de distinguer la part des employés de l’administration, en très nette diminution relative, de celle des salariés du secteur privé, où significative est d’ailleurs l’importance relative prise en fin de période par les emplois les plus qualifiés. On a dit l’importance de la société rurale dans l’Espagne du milieu du XXe siècle, son poids démographique, renforcé d’ailleurs par la guerre et le régime à ses débuts. Cependant, déjà les années 1950 avaient connu

l’émigration des journaliers des régions méridionales – Andalousie, Etrémadure, Manche – qui fuyaient la misère et le chômage chronique, aggravés par l’augmentation de la pression démographique et la domination des maîtres de la terre et de leurs intendants, dont ils avaient un temps espéré l’assouplissement, sinon la disparition, sous la République, et qui était sortie renforcée après la victoire franquiste. Comme l’a remarqué Santos Julià, c’était là également, au point de vue politique et social, voir se diluer, par disparition des acteurs, la « question sociale agraire », qui avait été une des questions majeures de l’histoire espagnole depuis plus d’un siècle. Mais très vite, les effets répulsifs de la vie rurale et du travail des champs se firent sentir également parmi les petits propriétaires de Galice, d’Aragon et de Vieille-Castille. Entre 1962 et 1972, plus d’un demi-million d’exploitations agricoles cessèrent. Des villages furent même, littéralement, entièrement abandonnés. La désertification de zones entières de Castille ou d’Aragon affecta ainsi le paysage rural espagnol, jusqu’à ces toutes dernières années, où l’on peut observer, sous l’effet d’un certain goût nouveau pour la « nature », des tentatives de revitalisation menées par quelques associations constituées pour une bonne part des petits-enfants de ceux qui avaient émigré au temps du desarrollismo. À une époque où les perspectives d’intégrer le salariat urbain, fût-il ouvrier, apparaissaient à beaucoup de campesinos plus séduisantes que de perpétuer l’ingrat labeur des champs. Bien davantage qu’en France ou en Italie, en Espagne, faute de marché commun assurant des débouchés et faute de fiscalité redistributive qui eût permis la réalisation d’infrastructures et d’équipements publics jugés désormais indispensables, et certain soutien au revenu paysan, il n’y avait d’autre issue pour la population rurale que l’émigration : un million à l’étranger et quatre millions vers les villes espagnoles. Le mouvement, amorcé à la fin du XIXe siècle, réenclenché dès le milieu des années 1950, s’amplifia durant les années 1960 et 1970. L'Espagne fut le terrain alors d’un véritable transfert massif de population. Il faut bien voir que le phénomène qui ramène le secteur agraire de 50 % à 25 % de la population active ne prit en Espagne qu’une vingtaine d’années alors qu’en France par exemple il y avait fallu près de 80 ans et en Italie plus de 35 ans. Au demeurant, le mouvement général révèle de très fortes disparités

régionales. En 1970, si l’on évaluait la part occupée par l’agriculture dans la population active de Catalogne à moins de 8 %, 36 % des Andalous, plus de 40 % des Galiciens, la moitié des actifs de la Manche et de l’Extrémadure travaillaient encore dans les champs. Inversement, plus de la moitié de la population occupait un emploi industriel au Pays Basque, en Navarre et en Catalogne (près de 60 % dans la province de Barcelone et un peu plus en Biscaye), tandis que plus de 60 % de la population active de la province de Madrid et des Baléares était employée dans les services. Liée à cette évolution des emplois fut celle de la résidence. De 1960 à 1970, plus de 20 % des Espagnols ont changé de résidence. Entre 1955 et 1970, plus de quatre millions d’Espagnols abandonnèrent leur province d’origine. 80 % de ces provinces perdent des habitants, tandis que les plus denses voient affluer de nouveaux arrivants. De 1940 à 1975, la province de Madrid vit sa population tripler, la Catalogne et le Pays Basque doubler, la province de Valence croître de plus de 50 %. L'Andalousie et la Galice, dotées pourtant de forts taux de natalité, ne connaissent une augmentation de leurs populations respectives que de 17 % et 10 %. L'exode rural fut fatal à la Meseta nord (la population des provinces de Vieille-Castille et du Léon diminue de 5 %) et surtout aux plateaux de la Manche (– 15 %) et d’Etrémadure (– 14 %). L'exode rural ne distribue pas ses flux équitablement. Sauf quelques exceptions, les petites villes, fussent-elles capitales de province, comme Soria, Cuenca ou Avila, ne profitent pas du phénomène. Atones sinon littéralement engourdies dans leur passé, jusqu’au seuil des années 1980, elles peineront à enclencher un certain type d’adaptation à la modernisation du pays. Le phénomène profite surtout aux grandes agglomérations. D’abord à celles qui déjà lors de la première époque d’exode rural et de modernisation de l’Espagne à la fin du XIXe siècle et durant le premier tiers du XXe siècle avaient vu croître vigoureusement leur population. Madrid et Barcelone en premier lieu, dont la métropolisation achève de s’accomplir au cours des années 1960 – respectivement 3,5 millions et 2,5 millions d’habitants –, mais aussi Valence (1 million d’habitants) et Bilbao – dont la population atteint 470 000 habitants au cœur d’une agglomération qui en compte près d’1 million. Madrid, Barcelone, Bilbao et à un moindre degré Valence attirent les candidats à l’emploi urbain de toute l’Espagne. En 1975, respectivement 47 %, 46 % et 38 % des habitants des provinces de Madrid, de Barcelone et de Biscaye étaient des immigrants. Mais la période est

marquée également par l’explosion de villes comme Saragosse et Valladolid qui nourrissent leur remarquable croissance (respectivement 600 000 et 300 000 habitants vers le milieu des années 1970) des migrations intraprovinciales et intrarégionales. En 1970, près de 40 % de la population espagnole vit dans des villes de plus de 100 000 habitants (une proportion dépassée seulement par la Grande-Bretagne et la Belgique). Un phénomène dû autant à l’attrait de celles-ci sur des Espagnols, pour qui el campo, associé à la misère et à la dépendance, est très répulsif, qu’à l’essor industriel (la sidérurgie espagnole est au 8 e rang mondial en 1975, les chantiers navals au 4 e) et plus encore à l’essor du bâtiment (1,4 million de travailleurs en 1977, soit plus de 10 % des actifs). Ce dernier indicateur étant d’ailleurs à interpréter autant comme un signe de l’intense spéculation structurelle dans le secteur que comme un effet de la bonne marche générale des affaires (negocios). Entassés dans des villes craquant sous cet afflux massif, des centaines de milliers de ces immigrés ne trouvèrent d’autre solution que de s’agglutiner en lisière du bâti urbain existant. Les familles élevaient elles-mêmes une habitation de fortune, édifiée et dotée d’une toiture en une nuit, afin de mettre les autorités devant le fait accompli et éviter l’expulsion. Au demeurant, ce phénomène ne put prendre tant d’ampleur qu’en vertu précisément du laxisme de certaines de ces autorités qui en outre permettaient ainsi de satisfaire les besoins de main-d’œuvre des entreprises. Cet habitat précaire sur des parcelles où n’existait strictement aucun équipement technique en réseau, appelé barraquismo ou chavolismo selon les régions, fut l’un des traits marquants de « l’urbanisation » sous le franquisme. L'entassement du sous-prolétariat et du prolétariat de constitution la plus récente dans ce type d’habitat n’était pas, bien entendu chose nouvelle. Sans même évoquer l’habitat troglodytique de Grenade par exemple, et pour s’en tenir à l’époque contemporaine, on peut notamment citer les conditions de vie des mineurs de fer de la révolution industrielle biscayenne ou celle des mineurs de la région de Carthagène (leurs masures sont appelées ici chozas), à la fin du XIXe siècle. Selon une étude réalisée par des hygiénistes catalans, on aurait compté à Barcelone en 1927, 6 700 barracas « logeant » près de 30 000 personnes. On a dit que les années 1950 avaient vu s’étendre le phénomène (notamment aux portes de Madrid, à Vallecas), mais ce fut durant les années 1960 que le phénomène explosa : il concernait près de 130 000 « logements » et près de 600 000 personnes

pour les seules provinces de Barcelone, Séville, Grenade et Cadix et 130 000 pour celle de Madrid. On peut par ailleurs distinguer parmi ce type de quartiers spontanés tout d’abord ceux où se cumulaient précarité de l’habitat et précarité du droit d’occupation du sol : non seulement la « bâtisse » est élevée avec des matériaux de récupération mais elle est construite sur des terrains privés ou publics – plages, lit de cours d’eau, marais, emprises ferroviaires, etc. – occupés illégalement ; généralement, il s’agit d’abris sommaires, inférieurs généralement à 20 m2 mais pouvant héberger, surtout en Andalousie, des familles de huit personnes. Plus nombreux néanmoins furent ces quartiers, constitués d’immeubles construits aussi par les habitants avec du matériel à peine moins mauvais que les précédents mais édifiés sur des terrains dont ils avaient la propriété, même si leur droit d’y construire une maison était loin d’être assuré. En général, la parcelle était issue du morcellement d’un domaine agricole aux marges de la cité, mais très souvent à l’intérieur du territoire municipal, étant donné la taille des municipes dans le centre et le sud de la péninsule : il s’agit d’aires théoriquement non constructibles en raison par exemple de la topographie, ce qui justifie le prix, peu élevé dans l’absolu. Mais un prix relativement élevé pour des familles qui y ont sacrifié la totalité du produit de la vente des biens possédés dans le village d’origine et les économies de toute une vie. La superficie moyenne des parcelles ainsi entraînées dans l’urbanisation tendit à diminuer : Horacio Capel évoque ainsi le cas du quartier de Vallbona à Barcelone, où sur une parcelle de 200 m2, il pouvait y avoir neuf à dix maisons de plain-pied abritant au total plus de 50 personnes15. En définitive, ces quartiers auto-construits sont un élément essentiel de la trame urbaine des villes espagnoles, jusqu’à représenter près du quart de celle-ci en certains cas. Une part notable de l’extension du tissu urbain s’est réalisée ainsi. L'isolement de ces quartiers, situés à l’origine sur les marges de la ville et complètement dépourvus de tout équipement et service, se réduit au fur et à mesure que les espaces interstitiels se peuplent et que se constitue l’agglomération contemporaine tandis que les anciens propriétaires des sols réalisaient des plus-values souvent considérables. Sans doute, les pouvoirs publics tentèrent-ils de réagir et de substituer un urbanisme concerté à destination des classes populaires à l’urbanisation sauvage. En 1911, la loi sur les habitations à bon marché avait posé les premiers fondements, avec la perspective d’établir et de conserver la bonne hygiène physique et morale des ouvriers, ce que devait être leur cadre de

vie. Les réalisations, à Barcelone, à Bilbao, à Madrid, avaient été en fait très mesurées. Après la guerre, ce fut un organisme de la Phalange, l’Organisation syndicale du logement (OSH), qui fut chargée du problème. Mais elle ne put construire qu’un peu plus de 56 000 logements. Ce qui, on le comprend, était notoirement insuffisant. En 1957, un « Plan d’urgence sociale » s’appliquant à Madrid avait été établi et étendu ensuite à Barcelone et à la Biscaye. En 1963, les Unidades Vecinales de Absorción confiés à l'OSH eurent pour objectif d’absorber les barracas : ainsi les UVA de Fuencarral, d’Hortaleza, de Vallecas à Madrid ; celles de San Cosme et de Cinco Rosas à Barcelone. Cependant, non seulement l’effort d’absorption ne fut pas à la mesure de l’ampleur de la tâche – en 1970, on comptait encore 110 000 chabolas abritant 550 000 personnes – mais les matériaux utilisés, la taille des logements et le non-respect des plus élémentaires normes d’équipement public ou privé signalèrent l’échec d’un dispositif que l’on s’accorda à qualifier de « barraquismo planifié ». C'est avec davantage de soins malgré tout qu’en 1961, des zones spéciales d’habitat, Poligonos de vivienda, furent délimitées. Le Plan national pour le Logement établit les normes de viabilisation et de densité permises par l’élévation des immeubles (500 habitants par hectare), des terrains destinés à l’urbanisation, et d’équipement (sanitaires) et de surface (entre 60 et 70 m2 pour une familletype) des logements. À destination des ouvriers qualifiés, 180 projets furent ainsi financés par l’Institut national du Logement, gérés par l'OSH et les municipalités. Parallèlement, le montant des subventions versées par les pouvoirs publics à l’initiative privée dépassa le volume des sommes allouées aux opérations publiques. Les promoteurs privés s’orientèrent plutôt vers des programmes destinés à des familles à revenus un peu plus élevés (quartier de Moratalaz ou Ciudad de los Angeles à Madrid, Ciudad Meridiana, Bellvitge à Barcelone). Mais bien souvent, l’initiative privée en matière de logement – qu’elle fût le fait d’une société plus ou moins importante ou qu’elle provînt de l’initiative de familles de la classe moyenne ayant su faire fructifier des économies constituées durant les années 1950 – s’apparenta purement et simplement à de pures aventures spéculatives, outrepassant trop souvent les limites de la loi. En 1970, le plan d’action urbaine (ACTUR) qui parie sur l’accélération de l’urbanisation – le ministre du Logement parle alors de doubler la surface urbanisée – crée pour Madrid et Barcelone des poligonos de decongestión, destinés à desserrer les capitales, et veut impulser une nouvelle dynamique

aux poligonos de vivienda, en insistant notamment sur l’effort en matière d’équipement des logements et d’insertion de nouveaux quartiers plus mêlés socialement dans le tissu urbain. En somme, la croissance urbaine s’est nourrie en même temps qu’elle a accompagné et la prolétarisation de masses considérables de paysans et l’essor de nouvelles classes moyennes. Un rapport rédigé en 1970 distribuait la population en cinq catégories : la catégorie supérieure, soit un peu plus de 5 500 personnes, parmi l’élite bancaire et boursière, les grands propriétaires terriens et les grands industriels, les directeurs des grandes entreprises et les très hauts fonctionnaires, auxquels s’agrégeaient quelques membres des professions libérales ; la catégorie moyenne-haute, soit 170 000 personnes, avocats, professeurs, écrivains, ingénieurs, médecins, fonctionnaires de première catégorie ; la catégorie moyenne, 2 800 000 personnes, les techniciens et employés de l’administration, des banques et des grandes entreprises, les instituteurs, les artisans, les commerçants, etc. ; 8,5 millions de personnes, en ville comme à la campagne, étaient qualifiées de « travailleurs », tandis que le rapport décomptait en outre 3 millions de « pauvres »16. On le voit, contrairement à ce qui avait désigné les États scandinaves mais également l’Allemagne et dans une certaine mesure la France ou même, plus faiblement, l’Italie, nulle réelle redistribution sociale n’avait accompagné, fût-ce tendanciellement, la croissance économique espagnole. La présence de milliers de vendeurs de billets de loteries, de cireurs de chaussures, de grooms, de gardiens et vigiles à temps partiel, de vendeurs ambulants et occasionnels explique le nombre encore considérable de « pauvres » – ce qui n’empêche pas certains de ces emplois telles les deux premières catégories citées d’être rigoureusement contrôlées par les autorités ou par le Movimiento. Naturellement le développement industriel a engendré la croissance de la classe ouvrière. On peut chiffrer à plus de 5 millions en 1975 le nombre d’ouvriers, en progression constante depuis vingt ans. Les régions traditionnellement industrialisées voient leur caractéristique se renforcer : en 1970, la Catalogne et le Pays Basque regroupent respectivement 29 % et 16 % de l’emploi industriel espagnol. Limitrophe de Barcelone, la cité ouvrière d’Hospitalet compte plus de 200 000 habitants, celle de Baracaldo en aval de Bilbao plus de 110 000. Mais dans la grande couronne de Madrid,

la concentration ouvrière, bien que plus récente, est déjà impressionnante : plus de 230 000 habitants à Getafe. La transformation de la structure de la population active résultant du transfert économique de l’agriculture vers l’industrie et les services signifiait que les Espagnols de la génération des années 1960 allaient occuper des emplois radicalement différents de ceux de leurs pères ou même distincts de ceux qu’ils auraient occupés ne serait-ce qu’une quinzaine d’années auparavant. La majeure partie de ces centaines de milliers de personnes qui échappaient ainsi aux travaux des champs alla occuper les emplois les moins qualifiés dans les usines de Catalogne et du Pays Basque, dans celles des polygones industriels surgis à la périphérie de Madrid, de Saragosse, de Valladolid, les emplois les moins qualifiés dans le secteur des « services », notamment dans l’hôtellerie et la restauration, à Madrid et sur la côte méditerranéenne. Le camarero devient un personnage central de la vie sociale espagnole, en même temps que l’emploi qu’il désigne est envié, surtout dans les grandes cafeterías, par nombre de fils de paysans pauvres de Galice ou d’Andalousie débarqués dans la grande ville. Cependant, comme le développement du capitalisme exigeait une augmentation significative du poids relatif des secteurs et emplois qualifiés, qui doublèrent durant la période 1965-1975 et offrait un éventail plus large de tâches pouvant être proposées, une part de ces immigrés récents réalisèrent une authentique et incontestable promotion sociale, individuelle et familiale. L'analyse de la mobilité sociale montre que les journaliers devenaient ouvriers et que les nouveaux emplois qualifiés étaient occupés presque majoritairement par des enfants des classes moyennes ; elle indique également que 80 % de ceux qui étaient nés dans des familles ouvrières ou paysannes restaient dans l’un de ces deux groupes, avec comme principales évolutions le transfert des champs à l’usine ou la simple mobilité ascendante au sein même du monde ouvrier. Mais le fait même qu’il y avait 20 % de chances pour que la mobilité sociale signifiât une sortie par le haut du monde populaire, suffisait à donner les sentiments – qui n’était donc pas une simple illusion – de la dynamique sociale à l’œuvre. À l’autre extrémité de la société, on a dit combien l’accumulation de la rente et des profits de l'industrialisation associée à la régressivité de la fiscalité avait eu pour résultat de consolider les fortunes des possédants. Si nombre des plus grandes fortunes de l’Espagne du milieu des années 1970

se situaient parmi les hommes nouveaux, bien des familles des Grands d’Espagne – le duc de Medinacelli, la duchesse d’Albe – conservaient leur rang. Cependant, cette fiscalité ne fonctionnait pas au seul bénéfice des plus riches. De nombreuses couches des classes moyennes purent se réjouir de l’évolution des temps. On peut même dire que vraisemblablement plusieurs dizaines de milliers de familles firent littéralement fortune. Sans doute doiton distinguer entre anciennes et nouvelles classes moyennes. L'ancienne classe moyenne, constituée par la petite bourgeoisie traditionnelle, conserve encore en 1975 de solides positions dans les campagnes et les petites et moyennes cités. Elle jouit d’un patrimoine garanti et d’une aisance certaine. Si l'industrialisation menace certains secteurs, d’autres y trouvent matière à se développer : ainsi, bien que le nombre des artisans tende à diminuer, la nécessaire sous-traitance pour les groupes industriels et l’urbanisation favorisent l’éclosion d’entreprises moyennes nouvelles. Si les grands magasins et notamment le Corte Inglés se développent, c’est uniquement dans les grandes viles. Au demeurant, en l’absence totale de « grandes surfaces » encore à cette date, le commerce de proximité conserve sa vigueur. En outre, les ressources sociales de ces gens de bien, aisés (la gente acomodada) qui sacrifient sans état d’âme apparent à tous les rites sociaux de la « société espagnole », dont ils se veulent et le reflet et le support, procèdent d’un certain type de prestige social, consolidé dans les institutions publiques ou para-publiques et dans les associations. Il s’agit en fait de toute une gamme de gratifications qui ne sont pas que symboliques, tout au moins dans les campagnes et dans les petites et moyennes villes. En revanche, dans les villes plus importantes, globalement au-delà de 100 000 habitants, ces couches traditionnelles sont contestées par de nouvelles couches moyennes, plus « urbaines » et radicalement différentes parce que pour la majeure part constituée de salariés. Des salariés du secteur privé : les ingénieurs dont le nombre croît au rythme de l'industrialisation et les divers techniciens de l’économie de service, qui se développe rapidement durant les années 1970. Des salariés du secteur public, également, dans les secteurs de l’enseignement et de la santé : 6,5 % de la population active en 1966, 9,2 % en 1976. Si la grande croissance du secteur public est encore à venir, la progression n’en est pas moins remarquable, surtout que les effectifs des salariés à revenus moyens dans les entreprises progressent régulièrement au cours de la période. Surtout, malgré un poids démographique encore

inférieur à celui des classes moyennes indépendantes, ce sont ces classes moyennes de salariés en expansion quantitative et faisant montre d’un dynamisme social et culturel inédit qui, détrônant celles-là, assez nettement à partir de 1970, donnent le ton de la société urbaine espagnole de la première moitié de la décennie. Portée par la croissance globale de la population, la population active est passée de 11,8 millions de personnes en 1960 à 13,3 millions en 1975. Cependant, le taux d’activité se maintient à un niveau faible et tend même à se réduire : la part de la population en activité entre 14 et 65 ans passe de 40,3 % en 1960 à 38,6 % en 1975. C'est là un effet de la chute significative du taux d’activité entre 14 et 18 ans, qui passe de 80 % en 1950 à 53 % en 1975. Le travail féminin – 20 % de la population active en 1960, 28,5 % en 1975 – ne compense qu’en partie cette tendance à la diminution du taux d’activité. Autorisé sans restriction légale depuis 1961, il est toujours délicat, pour des raisons sociales et culturelles, pour les femmes mariées : en 1973 encore, alors que 43 % des femmes âgées de 20 à 24 ans travaillent, elles ne sont plus que 20 % à avoir conservé un emploi entre 25 et 34 ans. À cette date, c’est là une différence sensible avec la structure de l’emploi dans un pays comme la France par exemple. L'intensification du travail des Espagnols au temps du desarrollismo – la journée de 10 heures dans l’industrie est la règle – relève d’un phénomène commun par exemple aux Français ou aux Allemands contemporains. Un trait distinctif cependant, est la pratique, qui perdurera durant les années 1980, dite du pluriempleo. Grâce aux « horaires espagnols » qui, rappelonsle, fixent l’heure du repas de la mi-journée vers 14 heures 30 et celle du repas du soir (cena) vers 22 heures, elle permet de cumuler deux journées de travail en une : après s’être acquitté de sa journée légale le matin, l’employé du secteur public comme du secteur privé (car l’ouvrier a plutôt la possibilité d’effectuer des heures supplémentaires sur son poste de travail habituel) entame une deuxième journée de travail, souvent à peine moins longue, occupé à une tâche qui peut être complètement distincte (ainsi un fonctionnaire peut très bien être vendeur l’après-midi). Quoi qu’il en soit, compte tenu de la relative faiblesse des salaires horaires et de la parcimonie des transferts sociaux, ce fut cette intensification de l’emploi dans l’Espagne de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui rendit possible l’amorce d’une spirale vertueuse

du cycle fordiste production/consommation. De la production à la consommation De 1960 à 1975, l’Espagne connut une croissance moyenne annuelle de 6,7 % (la seconde du monde derrière le Japon) qui fit parler de « miracle espagnol ». En termes de revenu par habitant, il s’agit d’une multiplication de celui-ci par 2,5 : de 300 $ par an et par habitant en 1962 à 2 000 $ en 1973 (un chiffre que le Japon n’avait d’ailleurs atteint que quatre ans auparavant). Ce revenu par habitant, qui était inférieur de moitié à celui de la moyenne européenne en 1960 (Europe occidentale : CEE + AELE), n’était plus inférieur que d’un peu plus du quart en 1975. Cette croissance économique, on l’a dit, fut portée par la croissance industrielle (10 % de croissance annuelle de 1959 à 1966). Dans un marché encore très largement protégé pour les entreprises espagnoles – y compris dans le cadre du traité de commerce signé avec la CEE en 1970 –, l’industrie lourde et la pétrochimie tout d’abord, mais aussi les constructions métallurgiques et mécaniques progressent, tandis que d’anciennes industries de transformation étaient renouvelées, notamment l’agroalimentaire. Audelà de l’automobile, déjà évoquée, la production de biens électrodomestiques connut une progression spectaculaire : entre 1960 et 1968, la production des téléviseurs fut multipliée par 11, celle des réfrigérateurs par 8, celle des lave-linge par 4. Néanmoins, on doit se garder de tout vertige. En premier lieu, les taux de croissance n’ont pas beaucoup de signification concernant des produits entièrement nouveaux, au sens le plus strict, comme les téléviseurs ou les lave-linge, et l’on peut en trouver de semblables, et même des supérieurs en d’autres pays. En second lieu, il convient de souligner la chronologie : ainsi, la production de véhicules automobiles pour particuliers n’était encore en 1963 que de 60 000 unités ; un premier frémissement se fait sentir entre 1964 et 1966 (220 000 unités produites cette année-là) ; puis une nouvelle accélération porte la production à 400 000 véhicules en 1969 ; enfin après un palier au tournant de la décennie, le véritable décollage intervient en 1972-1973, lorsque plus de 750 000 véhicules sortent des usines espagnoles. Enfin, et surtout, si l’on rapporte cela en taux d’équipement, on arrive en 1968 seulement à 38 % des foyers avec téléviseur et réfrigérateur,

moins encore pour le lave-linge, encore moins pour l’aspirateur ou le tourne-disques. Ce n’est qu’en 1975 que 80 % des Espagnols possèdent un réfrigérateur et un téléviseur. C'est dire que si l’essor de la consommation d’objets manufacturés est sensible entre 1962 et 1966, celle-ci ne devient un phénomène de masse qu’à partir des années 1970. Au demeurant, malgré l’essor spectaculaire de la fin des années 1960 et du début des années 1970, et si l’on prend toujours l’exemple de l’automobile, le taux d’équipement espagnol – le tiers des ménages en 1975 –, bien que largement supérieur désormais à celui de la Grèce, de l’Irlande, de la Hongrie ou de la Yougoslavie, demeure inférieur pour moitié à celui de l’Italie et pour les deux tiers à celui de la GrandeBretagne, de la France ou de l’Allemagne. Assurément, en même temps qu’il assure des profits aux actionnaires espagnols et étrangers des firmes productrices (encore qu’il convienne de signaler que l’entreprise espagnole d’électroménager la plus dynamique, Fagor, est une coopérative du groupe Mondragon, établi en Guipuzcoa), cet essor de la production industrielle espagnole se traduit très directement en termes de consommation. Une question demeure en débat : une ouverture plus franche du marché espagnol, aurait-elle permis rattrapage de la consommation plus ample et plus rapide quantitativement et surtout qualitativement ? Une quotidienneté en mutation : consommations individuelles et consommations collectives Incontestablement, les Espagnols des années 1970 vivent mieux, sur tous les plans, que ceux des années 1940 et même 1950. Pour ne prendre que les indicateurs qui témoignent autant du niveau d’équipement du pays que des ressources financières de chacun de ses habitants, 80 % des Espagnols disposaient en 1968 de l’eau courante et 62 % des logements étaient équipés d’une douche en 1973. Ce qui ne signifie pas – indépendamment des différences selon la classe sociale, l’âge, le sexe, le lieu de résidence et les choix individuels – qu’ils vivent en 1975 encore à l’identique des Français ou des Italiens.

L'amorce de la transition démographique Tout d’abord, au niveau le plus fondamental, il convient d’évoquer certaines données démographiques. Les Espagnols du troisième quart du XXe siècle vivent plus longtemps et s'ils ne sont pas « moins » malades, ils sont affectés de pathologies qui signalent l’élévation du niveau de vie. On a dit combien les années 1940 avaient été littéralement terribles. La natalité pourtant élevée (un peu moins de 20 ‰) peinait à compenser une mortalité importante conjoncturelle et structurelle : en 1941, un taux de mortalité de 19 ‰ égalant pratiquement le taux de natalité, 19,3 ‰, l’excédent de naissance ne s’éleva qu’à 23 000 individus ; plus grave encore, le taux de mortalité infantile, dont on sait qu’il est un excellent indicateur de l’état social d’un pays, ne parvint pas à passer sous le seuil de 145 ‰, soit un niveau qui renvoyait aux premières années du siècle. Certes, la mortalité infantile diminua à partir de 1947 ; mais l’on doit distinguer la mortalité des premières semaines, en très sensible recul grâce aux efforts médicaux et paramédicaux, à l’assistance donnée aux jeunes mères, et la mortalité à partir de 10 mois, qui ne recula pas significativement, à cause des carences alimentaires des mères allaitant et des jeunes enfants, qui les rendaient extrêmement sensibles à toute maladie. Les choses s’améliorèrent durant les années 1950 : le taux de mortalité infantile chuta constamment, de 109,4 ‰ en 1940-1944, à 56,7 ‰ en 1950-1954 et à 33,6 ‰ en 1960-1964. Cependant, il faudrait prendre ces données nationales en tenant compte de différences régionales qui ne sont pas de simples nuances, car à cette date, la mortalité infantile en Extrémadure était plus de trois fois supérieure qu’en Catalogne ou au Pays Basque ; en 1975 encore, celle de la Galice était deux fois plus élevée que celle de Madrid et 1,8 fois que la moyenne nationale (16 ‰). On peut mettre ces disparités, qui ont perduré pratiquement jusqu’au milieu des années 1980, sur le compte des écarts de niveau d’éducation et des conditions de vie, notamment des niveaux d’équipements en service public : en effet, les réseaux d’adduction et de distribution à domicile d’eau potable et d’assainissement n’avaient été achevés durant les années 1920 que dans les villes importantes et les plus dynamiques – bien des cités, au sud notamment, laissaient leurs quartiers périphériques totalement dépourvus ; la situation ne changea pas vraiment avant le milieu des années 1950, voire le début des années 1960. Jusque-là, combien de décès dus simplement au

manque d’eau, dans certaines zones rurales pauvres mais également dans certains quartiers de villes prestigieuses par ailleurs ? Malgré tout, l’espérance de vie s’éleva régulièrement, avec la persistance d’un écart selon les sexes favorable aux femmes d’une demi-douzaine d’années environ : si les Espagnols dans leur ensemble ne pouvaient compter en 1940 que sur une espérance de vie à la naissance de 50 ans, ils avaient gagné douze ans en 1950 et en 1960, l’espérance de vie à la naissance s’élevait déjà à 70 ans : des chiffres désormais comparables à ceux de bon nombre de leurs contemporains en Europe. En fait, les progrès médicaux et culturels enclenchèrent bien une baisse de la mortalité avant même que la croissance économique n’enrichît la population et que l’augmentation du niveau de vie accélérât le processus : en 1970, l’espérance de vie à la naissance s’élevait à 72,4 ans (75,1 ans pour les femmes, 69,6 ans pour les hommes). Parallèlement les maladies qui avaient provoqué les décès n’étaient plus les mêmes. La quasi-disparition de la tuberculose, la place désormais prise par les tumeurs et les maladies cardio-vasculaires témoignent bien, et de l’éradication des grandes pathologies infectieuses, et de l’allongement de la durée de vie, commune à tous les peuples européens. Taux de mortalité (sur mille) par cause de décès

L'Espagne des années 1960 amorçait sa « transition démographique ». Tandis que la mortalité accélérait une chute entamée durant les années 1950, la natalité se maintenait (toujours plus de 600 000 naissances par an durant les années 1960 et jusqu’à près de 800 000 certaines années). La croissance naturelle de la population espagnole atteignit son point culminant en 1964 avec un excédent de 424 000 naissances. Au total, la population de l’Espagne s’élève de 30 millions d’habitants en 1960 à 36 millions en 1975. Cette vitalité démographique espagnole explique qu’en 1975 encore, les effets de la transition démographique amorcée plus d’une douzaine d’années auparavant ne se faisaient pas sentir : l’excédent naturel s’éleva encore à 370 000 individus cette année-là. Une vitalité qui avait comme résultat de présenter statistiquement une population jeune (en 1970 les moins de 14 ans composaient 28 % de la population totale espagnole). En outre, au-delà des statistiques, l’effet visuel produit par la présence de ces nombreux jeunes dans les rues des villes et les places de villages impressionnait beaucoup à l’époque les visiteurs étrangers.

Diversification et augmentation des consommations individuelles, lente progression des consommations collectives Le tableau ci-dessous montre bien, et la croissance quantitative, et les mutations des consommations et confirme que, globalement, les Espagnols de 1973 sont plus riches que ceux de 1958. La progression nominale, en pesetas « courantes », impressionnante, signifiait que chacun manipulait désormais des quantités d’argent qu’il n’aurait jamais imaginé pouvoir tenir en mains une quinzaine d’années auparavant. Sans doute, l’inflation et la dépréciation relative de la monnaie réclament la correction de cet indicateur en pesetas « constantes ». Cependant, l’indice en valeur courante n’est pas sans signification sociale, car une augmentation des liquidités disponibles, fussent-elles englouties en partie par l’inflation, renforce l’impression d’enrichissement individuel et collectif. En outre, on peut aisément constater que cette impression n’était pas totalement infondée : une progression « réelle » qui provoque en moins de quinze ans largement plus que le doublement du pouvoir d’achat est tout de même remarquable. D’autant plus remarquable que l’on note une accélération du rythme de croissance sur les derniers cinq ans. En 1973, le revenu par habitant qui avait dépassé le seuil des 1 000 dollars par an l’année précédente s’élevait déjà à 1 400 $/h et on prévoyait alors pouvoir dépasser les 2 000 $ avant la fin de la décennie. Évolution et distribution des dépenses moyennes par personne

Alors même que les Espagnols des années 1960 et du début des années 1970 sont mieux nourris – la part des céréales a diminué ; les protéines d’origine animale qui ne représentaient que 29 % du régime alimentaire en 1960 en représentent 42,8 % en 1969 –, le tableau montre la diminution sensible de la part consacrée à l’alimentation. On a là un effet bien connu de l’élévation du niveau de vie, qui témoigne que la société considérée est en train de quitter l’économie de stricte frugalité. Le meilleur indicateur est l’élévation de la taille des conscrits : en 1960, seulement 29 % dépassaient 1,70 m ; ils étaient 37,5 % en 1967. Cette augmentation de la taille moyenne des Espagnols sera plus nettement sensible vers 1980, c’est-à-dire lorsque arrivera à maturité la génération née sous le desarollismo, nourrie avec davantage de protéines par exemple qu’aucune autre génération d’Espagnols : la taille moyenne du jeune conscrit sera passée de 1,63 m en 1950 à 1,74 m en 1990. Cette baisse de la part consacrée aux dépenses alimentaires est à la fois le résultat d’une baisse relative du prix des denrées alimentaires, consécutive de l’amélioration de la productivité agricole et des infrastructures de transport et le produit arithmétique de la hausse des autres postes de dépenses. Un mouvement d’ailleurs poursuivi et amplifié durant la deuxième moitié des années 1970 : en 1983, les dépenses d’alimentation ne compteront plus que pour 29 % des dépenses des ménages espagnols, tandis que le logement absorbera 15 % de ces dépenses et que les « dépenses diverses » s’élèveront à 38 % du total. Si les dépenses d'habillement, traditionnellement plus élevées parmi les classes moyennes espagnoles que parmi leurs homologues européennes, sont demeurées proportionnellement à peu près stables, les dépenses de logement ont connu une véritable envolée. C'est là sans doute un signe supplémentaire de l’élévation du niveau de vie, mais c’est également, plus sûrement, un effet de l’exode rural : la substitution à la maison familiale de logements inscrits dans l’économie monétaire – qu’il s’agisse de verser un loyer ou de rembourser un emprunt. Enfin, on note un bond en avant des dépenses diverses. En premier lieu, l’achat d’objets manufacturés, nouveaux pour une part et surtout plus nombreux sur le marché et comparativement moins chers, étant donné la hausse de la productivité industrielle. Mais, en ce domaine, on l’a évoqué, le maintien d’une protection douanière, y compris dans le cadre du traité de 1970, freine le processus, car les Espagnols doivent encore se contenter en bien des cas de produits made in Spain. En second lieu, l’augmentation des

dépenses de loisirs : non pas tant le cinéma déjà très fréquenté, on l’a dit, au cours des années 1950, ou le théâtre, que les cafés et restaurants de standing moyen (ce qui les distingue à la fois des établissements plus luxueux réservés jusque-là à une clientèle choisie et des tavernes de village ou de quartier) qui commencent à proliférer dans toutes les villes et dans tous les quartiers d’Espagne et qui sont en train de devenir l’un des signes d’identité majeur du mode de vie espagnol qui se construit et sur le re-façonnage de traits pérennes d’un certain style de vie et sur l’élévation du niveau de vie. Cependant, parallèlement, sur bien des registres, ce mode de vie tend à se façonner selon un patron européen, d’ailleurs en cours d’élaboration durant les années 1960. Au moins autant que la possession d’une automobile, et selon un cycle de diffusion infiniment plus rapide étant donné le coût d’achat nettement moins élevé, l’équipement électroménager sert d’indicateur global à l’analyste en même temps qu’il est, surtout, le support et le signe de l’accès à ce qui fut appelé, en Espagne comme ailleurs à partir du début des années 1970 – tant par les thuriféraires que par les contempteurs du phénomène – la « société de consommation ». Si en 1963, seulement 8 % des ménages possédaient une automobile, 9 % un réfrigérateur et 8 % une télévision, en 1969 déjà les taux d’équipement s’élevaient respectivement à 27 %, 63 % et 62 %. En 1975, l’équipement en réfrigérateurs et en téléviseurs était accompli, 38 % des foyers espagnols avaient une automobile tandis que s’esquissait la diffusion d’équipements plus directement lié aux loisirs comme les appareils de reproduction de musique. Au total, sur à peine une quinzaine d’années, la croissance de la consommation d’objets manufacturés a semblé prodigieuse. Globalement, le niveau de consommation des Espagnols se situait très largement au-dessus de celui des Grecs et des Portugais et dépassait celui des Tchécoslovaques. Mieux ! Nombre d’analystes estimaient qu’il n’affichait un retard que de cinq à sept ans sur celui des Italiens et des Français. Incontestablement, il y avait là, pour chacun et pour la société espagnole prise dans son ensemble, matière à se réjouir. Néanmoins, deux séries de remarques peuvent tempérer ce bel optimisme. Selon le niveau de revenus et d’études, selon qu’il s’agissait du monde urbain ou rural et selon la région – confirmation à nouveau de la profonde inégalité territoriale qui marque la spécificité espagnole sans doute au

moins autant que la singularité italienne –, il y avait davantage que des nuances sur le niveau et le mode de consommation. Le sociologue Manuel Navarro distinguait ainsi trois types de région. En premier lieu, celles où la consommation de produits manufacturés nouveaux et de services de qualité était élevée, des régions où le régime de consommation était assimilable au modèle européen : Madrid bien entendu, le Pays Basque et la Navarre ; les zones côtières de Catalogne et de Valence et les Baléares. En second lieu, les régions qui affichaient un niveau moyen de consommation, où l’équipement en électroménager par exemple était complètement achevé, où près de la moitié des ménages possédait une auto, mais où les biens les plus modernes et/ou les plus distinctifs socialement étaient encore peu courants et où la structure de consommation de service gardait l’essentiel de ses traits anciens : la zone intérieure de la Catalogne et l’Aragon, la Cantabrie et les Asturies, la Castille et le Léon, l’Andalousie occidentale. Enfin, un troisième ensemble formé par la Manche, les Canaries, l’Andalousie orientale, l’Extrémadure et la Galice où globalement la consommation était bien plus modérée, et où, surtout, les disparités sociales étaient extrêmes, tandis que survivaient des types de services aux personnes et aux entreprises, issus de la société préindustrielle : ce qui, de ce point de vue, rendait bien des zones de ces régions plus proches de ce que l’on pouvait connaître en Turquie que du modèle ouest-européen. Cette disparité régionale se retrouvait en ce qui concerne les consommations collectives. À bien des égards, elle était même, en ce domaine, encore accentuée. Au demeurant, la relative faiblesse des consommations collectives, encore très marquée en 1975, interdit, bien davantage que le type d’automobile possédée ou le nombre d’engins électroménagers à la disposition d’une famille d’employé de banque par exemple, d’assimiler le niveau de vie des Espagnols à celui des Italiens et a fortiori des Français. En 1975, si le niveau de la consommation privée des Espagnols pouvait être considéré comme acceptable selon les normes ouest-européennes, avec les réserves que nous venons de mentionner, si en tous les cas, l’évolution était encourageante, l’Espagne et ses habitants souffraient en revanche de fortes carences en termes de consommation collective. L'urbanisation sauvage et spéculative, dont un des résultats était le bétonnage de cercles concentriques périurbains et de zones littorales entières, s’était faite sans tenir le moindre compte de la nécessité de réaliser les équipements de base

qui allaient être nécessaires aux habitants que l’on projetait d’installer : une situation qui put durer plusieurs années – et ce dans le meilleur des cas, lorsque la mobilisation de la population s’avérait efficace –, voire plusieurs lustres. Globalement, le pays manquait de routes (malgré la construction de l’autoroute méditerranéenne), d’écoles, d’hôpitaux, de stades (à l’exception des stades somptuaires des équipes de football de première division) ; les piscines publiques comme les écoles maternelles et les crèches étaient pratiquement inexistantes. La protection sociale laissait beaucoup à désirer. Certes le régime garantissait qu’il n’y aurait pas de chômage : d’où l’absence de protection contre la perte d’emploi. Pour le reste – maladie, accidents de travail, vieillesse –, une invraisemblable juxtaposition d’initiatives privées et publiques – produit de ce qui subsistait de l’héritage des sociétés de secours mutuels ouvriers et du paternalisme patronal du début du siècle et des tentatives entreprises sous la seconde République pour rendre obligatoire la protection, d’une part, et de la volonté des organismes affiliés à la phalange d’autre part – était censée couvrir les risques. Outre sa complexité, le système conciliait fort mal, d’un côté le principe contributif pour les uns – les travailleurs les plus qualifiés, employés dans les grandes entreprises – et pour les autres, à l’autre bout de l’échelle, une assistance qui, compte tenu du niveau de ses prestations, s’apparentait fort encore aux actions de « bienfaisance » de la société préindustrielle. En outre, seulement le tiers de la population était couvert par un régime de sécurité sociale. La majorité des Espagnols n’étaient point intégrée : soit parce qu’ils n’étaient pas salariés (agriculteurs, professions libérales, commerçants) ou parce que leur niveau de revenu était trop élevé (ce qu’en France on appelle « cadres » et en Espagne plutôt profesionales et ejecutivos) soit, au contraire, parce qu’immigrant récent, le type d’emploi occupé les excluait de fait de dispositifs qui n’avaient pas prévu leur cas. La loi-cadre de 1963 entendait établir l’unicité de la sécurité sociale (Seguridad Social). L'affiliation, obligatoire, n’était plus conditionnée à un plafond de revenus. Les techniques actuarielles commencent à disparaître et on introduit le principe de la redistribution, limité néanmoins à certaines catégories de travailleurs cotisants. Il fallut néanmoins attendre encore 1967 pour voir le début de l’entrée en application de la loi, l'universalisation de la sécurité sociale à toute la population active, l’affirmation de son caractère non lucratif – d’où l’exclusion du système des compagnies privées

d’assurances –, particulièrement pour les accidents du travail et les maladies professionnelles – d'où les prémices d'une participation de ce qui peut être assimilé à une gestion paritaire et l’instauration du principe de la répartition comme règle générale. La gestion de la sécurité sociale serait unifiée. Ce qui supposait une prise en considération globale des risques garantis et l’intégration des anciens services sociaux d’assistance et de santé. Ce qui impliquait également une relative étatisation, puisque la loi enjoignait à l’État de s’engager davantage dans le soutien notamment financier du système. Précisément, bien davantage que l’existence de régimes spéciaux, survivant malgré le principe d’unicité, ce fut le manque chronique de ressources financières qui hypothéqua l’efficacité du système voulu par la loi de 1967. Certes, cette loi représenta un vrai progrès, car elle faisait entrer dans le système de sécurité sociale la majorité des Espagnols (à peu près les 4/5 e en 1973) et popularisait l’idée même de la solidarité sociale. Mais la manière dont elle fut mise en œuvre laissa s’épanouir trop de distorsions majeures avec les principes proclamés. Outre le fait que les tarifs des cotisations, fixés chaque année par le gouvernement, s’avérèrent trop faibles, particulièrement pour les employeurs, les fraudes, considérables, furent mal contrôlées et mal réprimées par une administration déficiente. La gestion globale s’opéra dans une large mesure selon des principes politiques : d’où le financement par les réserves de la sécurité sociale de bon nombre des infrastructures de santé et, plus étonnant encore, l’incorporation au système de domaines tels que le logement social qui aurait dû relever d’une autre logique et d’un autre type de financement. Très rapidement, les dépenses furent largement supérieures au montant des cotisations. La loi de financement de 1972 voulut résoudre le déficit : les cotisations et les prestations seraient ajustées au montant réel des salaires. Le décret-loi sur la sécurité sociale de 1974 essayait de renforcer l’aspect redistributif du système et intégrait les services sociaux complémentaires, qui se multipliaient en ces années où la propension à la demande de sécurité sociale croissait dans la société. Mais ces ajustements n’eurent pas beaucoup d’effets, car les cotisations, notamment patronales, demeuraient encore trop faibles et parce que se poursuivait l’utilisation des fonds de la sécurité sociale pour d’autres fins : la pension minimale universelle, par exemple, fut financée par la sécurité sociale et non par l’impôt.

En somme, les traits structurels du régime empêchaient que la sécurité sociale espagnole pût offrir à la population le niveau de protection dont la majorité des Européens bénéficiait – et pas seulement dans les pays scandinaves. En effet, tandis que la faiblesse des prestations perçues incitait encore beaucoup d’Espagnols à retarder le recours au médecin, tandis que surtout la faiblesse des pensions de retraite (jubilación) incitait un nombre encore plus élevé de travailleurs à continuer de travailler jusqu’à un âge très avancé, la volonté, politique, de maintenir un très faible niveau de pression fiscale, ne pouvait que pérenniser le transfert de fonds des caisses de la sécurité sociale vers des postes de dépenses relevant du budget. C'était cette même philosophie fiscale qui longtemps avait entravé le développement du système éducatif espagnol. La scolarisation primaire avait été accomplie dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle en Navarre, au Pays Basque, en Asturies, dans les régions littorales de Catalogne et du Levant, de Cantabrie, dans la province de Madrid. Ailleurs, si la situation était meilleure dans les villes, dans les campagnes on compta encore un fort taux d’analphabétisme, notamment d’analphabétisme féminin, dans certains cas jusqu’à l’orée des années 1960. Devant une telle situation, qui signalait le retard espagnol et hypothéquait la réussite de l'industrialisation, le ministre Lora Tamayo voulut réagir. En 1964, la scolarité obligatoire fut allongée jusqu’à 14 ans et de vigoureuses campagnes d’alphabétisation firent chuter le taux d’analphabétisme (1,8 % en 1968). Parallèlement à l’enseignement primaire, la loi de 1953 avait organisé l’enseignement secondaire en deux niveaux, elemental et superior, sanctionné chacun par un bachillerato. L'obtention du premier signifiait la possibilité d’accéder aux professions de l’administration ou de la banque. C'était là l’aspiration dominante des classes moyennes traditionnelles comme des nouvelles couches salariées en voie d’ascension sociale. Une porte étroite, au demeurant, car en 1959 encore, seulement 10 % de la classe d’âge allait à l’école secondaire tous types de niveaux et d’établissements confondus. Or, les 120 établissements publics (institutos de bachilerato) – soit un nombre encore inférieur d'un tiers au nombre d'institutos existant sous la République – n’accueillaient qu’un peu plus de 15 % de ces élèves et c’étaient ces établissements et les meilleurs – et les plus chers – des colegios privés qui seuls préparaient dans de bonnes conditions, via le bachillerato superior puis une sorte de propédeutique, l’accès à l’université. À ce compte seulement, l’obtention d’une licence universitaire valait alors passeport

d’accès aux fonctions directives dans les administrations et les entreprises. Durant les années 1960, progressivement mais décidément, le nombre d’étudiants augmenta, tandis que les plus jeunes enfants de classes moyennes en voie d’expansion rapide poussaient les portes de l’enseignement secondaire. L'ampleur du phénomène provoqua la fin du monopole de l’Église sur l’enseignement et l’étatisation consécutive de ce qui commençait à être considéré comme un service public. Les établissements privés se trouvèrent incapables de répondre à ce brusque afflux de demande de scolarisation. L'État dut augmenter le budget de l’Éducation de 9,6 % des dépenses en 1962 à 14,7 % en 1969. En 1970, sous le ministère de l’universitaire Villar Palasí, la réforme établissait pour la première fois et pour tous les élèves ce que devait être l’enseignement de base, dans le cycle dit EGB (de 6 à 14 ans), et distinguait deux cycles de secondaire, le Bachillerato Unificado y Polivalente (BUP) de 14 à 16 ans, et le COU (Curso de orientación universitario), de 17 à 18 ans qui préparait la selectividad permettant l’entrée à l’université. Plus de 30 % de la classe d’âge accédait désormais au BUP. Le nombre d'institutos fut porté à 466 et en 1975, les établissements publics scolarisaient 70 % des 8 millions d’élèves. Non pas que le régime eût souhaité volontairement réduire la place et l’influence de l’Église catholique (l’autorisation accordée à l’Opus Dei de créer en Navarre une université en témoigne). La mixité demeurait prohibée. L’enseignement religieux était toujours obligatoire, y compris dans les établissements publics, et l’avis des autorités ecclésiastiques sur l’élaboration des programmes déterminant. Cependant, il est incontestable que l’hégémonie de l’Église espagnole en matière d’enseignement et d’éducation se fissurait. Faute de pouvoir répondre, on l’a dit, à l’explosion de la demande sociale : la part du secteur de l’éducation dans le PIB espagnol était passée de 1,4 % en 1968 à 2,68 % en 1973. Mais également, en raison même des bouleversements du mode de vie entraînés par l'urbanisation et l'industrialisation. Ensemble, la prolétarisation des masses rurales, l’essor de classes moyennes salariées et l’augmentation du niveau d’enseignement des moins de 30 ans, la fascination pour ce qui se passait à l’étranger – en France notamment – concouraient à ouvrir des brèches témoignant d'aspirations socioculturelles qui s’inséraient assez mal dans le cadre de la morale religieuse traditionnelle, issue de l’Espagne national-catholique des années 1950.

Certes, cette Espagne des années 1950 n’est pas complètement disparue. L'Espagne des messes et des processions ; un pays où les femmes allaient vêtues de robes longues et sombres et portaient mantilles et rosaires ; où les hommes du peuple portaient le béret et où les hommes « de condition » ne sortaient ni sans cravate ni sans chapeau. Mais cette Espagne qui se survit chez bien des personnes de plus de cinquante ans est en train d’être submergée sous la pression exercée par les aspirations largement partagées à changer sa manière de vivre. C'est le paysage des villes et même des campagnes qui se modifie en partie, lorsque diminue le nombre de curés, de moines et de religieuses que l'on peut y croiser. L'aspect physique des Espagnols en est même changé ; non seulement parce que, comme on l’a vu, ils sont plus grands, mais parce que le pantalon de vaqueros (bluejean) est en train de devenir d’usage presque exclusif chez les jeunes gens mais aussi chez les jeunes filles et même d’usage dominant avec le blouson de toile (cazadora), au moins comme tenue de détente chez les trentenaires et quarantenaires… tandis que la barbe devient un signe distinctif de reconnaissance de l’opposant culturel sinon politique au régime, le progre (pour « progressiste »). Les aimables groupes pop des années 1960, tolérés voire encouragés par les autorités (Festival Español de la Canción de Benidorm) et qui faisaient le succès des fêtes étudiantes – un divertissement de jeunes étudiants, « altos, guapos y de buena presencia con un minimo de dinero, relaciones y conocimientos » écrivait l'ABC afin de rassurer les parents17 – sont en train d’être submergés par une « contre-culture » rock, revendiquée par ses praticiens qui, à l’instar des « jeunes » d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, entendent se doter de codes culturels et moraux spécifiques volontiers provocateurs. Inversement, et même si le football conserve sa popularité (sans retrouver les résultats internationaux de la décennie précédente), les courses de taureaux sont en net déclin économique et comme mises en accusation par une partie non négligeable de la société espagnole. La crise de la corrida est pour une part intrinsèque : la tauromachie spectaculaire d’El Cordobès promue dans les années 1960 ne convainc pas les aficionados qui se plaignent de la qualité médiocre des taureaux et de l’abâtardissement du genre dans des spectacles touristiques. Depuis toujours contestées, les courses de taureaux sont néanmoins l’objet d’attaques d’une ampleur réellement inédite en ces années 1970. Les progres accusent les organisateurs de spectacles d’avoir parti liée avec les plus hauts dirigeants

du régime et dénoncent un spectacle qui est globalement comme un symbole du retard politique et culturel des Espagnols qu’il contribue (au même titre que le football d’ailleurs) à abêtir. Parallèlement, des fractions de plus en plus larges des « élites » sociales et culturelles du pays veulent n’y voir également que la pérennisation de traits culturels barbares et morbides incompatibles avec le goût et la sensibilité d'un Européen de la fin du XXe siècle. Plus fondamentalement, et fût-ce, comme le dit Juan Pablo Fusi « avec des difficultés, des contradictions et des conflits », les jeunes « secouèrent le stéréotype catholique » de la femme essentiellement pilier de la vie familial. À partir de 1969-1970 (la première traduction en espagnol du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir), ils commencèrent à mettre en question certains des déterminants qui avait jusque-là semblé consubstantiels à l’êtrefemme et à la condition féminine : la virginité prénuptiale, la fidélité conjugale absolue, la maternité. L'Église d’ailleurs s’émeut des formes que prend la modernisation de la société espagnole, alors même que le processus de mutations des comportements n’en est encore qu’à sa première phase. En 1969, un document de la conférence épiscopale déplore que le développement industriel et urbain, l’incorporation de la femme au marché du travail, le tourisme, la découverte récente de la prospérité économique et surtout l’image de la vie comme plaisir et confort diffusée par la télévision aient impulsé la sécularisation du pays et infléchi sa religiosité (il est vrai que l’Église en tant qu’institution semblait en subir les premiers effets, puisque de 8 021 séminaristes en 1963, on était passé à 2 701 en 1972)18. Peine perdue semble-t-il, puisqu’à la fin du franquisme, l’Espagne occupait le 5 e rang en utilisation de pilules contraceptives, malgré les condamnations réitérées de l’Église et la prohibition absolue de toute publicité. Une enquête réalisée dans les établissements privés confessionnels établissait au début de 1976 que 30 % des élèves de terminale n’allaient pas à la messe, que 60 % considéraient comme normales les relations prénuptiales et que 80 % voulaient que l’on légalise le divorce. Si les facteurs de cette véritable mutation d’ordre anthropologique, à l’œuvre un peu partout dans le monde au tournant des années 1960-1970, sont nombreux et si, bien entendu c’est de leur combinaison que cette mutation est le fruit, il est malgré tout possible de dégager trois éléments. Le

tourisme, la télévision et l’automobile. On a dit l’importance comme phénomène économique du tourisme : apport de devises, facteur d’impulsion de tout le secteur de la construction et de l’hôtellerie. Son rôle social et culturel ne fut pas moindre. Déjà, les 700 000 touristes et voyageurs de 1951 avaient semblé afficher des façons d’être radicalement distincts des normes de l’Espagne catholique au point de provoquer la tenue d’un « congrès national de moralité sur les plages et en piscine ». Or, tant que le nombre de touristes était demeuré faible, les autorités civiles et religieuses avaient pu, et contrôler les comportements des touristes en les tolérant, avec quelque limite, dans les espaces qui leur étaient assignés, et surtout empêcher que l’effet de mimétisme ne détînt sur les Espagnols. L'explosion touristique des années 1960 – en 1966 déjà, 9 millions de Français, 2,5 millions de Britanniques et 2 millions d’Allemands passèrent des vacances en Espagne – rendit la tâche de ces autorités bien plus ardue puis carrément pratiquement impossible. Les derniers étés du franquisme, les gardes civils avaient ainsi pratiquement renoncé à poursuivre sur les plages de Méditerranée (la situation était un peu différente sur les plages de l’Atlantique, où un tourisme plus espagnol, plus familial et plus huppé était moins tolérant sur ce plan) les jeunes femmes et jeunes filles portant bikinis, parmi lesquelles désormais une majorité d’Espagnoles. Des Espagnoles et des Espagnols, qui sortant à grand-peine de décennies de frugalité, sont d’autant plus sensibles au discours publicitaire véhiculé par la télévision. Celle-ci, apparue en octobre 1956, s’est développée durant les années 1960, avec le soutien du politique, précisément en direction des classes moyennes. C'est dans ces groupes sociaux qu’elle était susceptible de rencontrer une demande et d’y susciter en même temps le désir d’acheter et… l’adhésion au régime. Les journaux d’informations, littéralement préparés par le ministère, avaient pour tâche de consolider la propagande et pour mission d’impulser celle-ci. La croissance de la consommation des ménages étant une des clefs de la réussite de la politique d'industrialisation, les fictions, également étroitement surveillées, avaient pour rôle grâce à un effet attendu de mimétisme, de stimuler cette volonté d’accéder à ce que l’on appelait désormais la civilisation de la consommation. Fût-ce, on l’a dit, au prix d’une intensification du travail, des produits autrefois hors de portée ou bien complètement nouveaux sont désormais accessibles. Pour d’amples secteurs de la population, la quantité de biens acquis et consommés devint la mesure du succès et du statut social. Les produits et les modes venues de

l’étranger rajoutent à la valeur symbolique de l’usage, fussent-ils d’accès relativement aisé – pêle-mêle, le whisky, les cigarettes blondes ou… le bikini. En fait, le discours sur la consommation porté par la publicité donnait la double illusion de l’homogénéisation sociale et de la liberté… individuelle. La première illusion était particulièrement sensible chez des jeunes qui déjà aimaient à se vêtir en privilégiant les distinctions d’âge plutôt que de classe. Mais bien des trentenaires des classes moyennes, possesseurs de cette automobile qui, une génération auparavant, était encore propriété exclusive des plus riches, y succombaient également. Comme vers 1975, avoir une automobile était une aspiration satisfaite pour la moitié de la population, la mobilité que l’automobile offrait permettait de croire que les types de vie s’étaient homogénéisés. Signe que l’on quittait le monde des pauvres, l’automobile – fût-ce via un modèle modeste comme la Seat 600 – signifiait que l’on accédait à cette grande espérance sociologique (et politique on le verra) des clases medias (classes moyennes) faite d’un certain niveau d’aisance matérielle et de l’illusion de l’émancipation grâce aux libres déplacements que le véhicule permettait. Incontestablement, la croissance du pouvoir d'achat, la disponibilité des biens – notamment du réfrigérateur, de la télévision pour tous et de l’automobile pour beaucoup – changeaient le style de vie et particulièrement les loisirs de fin de semaine en même temps que la baisse de la fréquentation de l’église modifiait la fonction sociale du dimanche. Les « migrations massives » vers les plages méditerranéennes changeaient la notion même des vacaciones, jusque-là associées au séjour de trois mois des épouses et enfants des classes aisées sur les stations estivales du nord. Alors qu’au début des années 1960 encore, il était, pour l’immense majorité de la population, tout simplement inimaginable de partir en vacances, en 1973, le tiers des Espagnols avaient quitté leur domicile durant leurs congés. Or, cette enquête de 1973 indiquait également que seuls 6 % de ceux qui avaient un niveau de fin d’études primaire avaient quitté leur résidence et que plus de la moitié de ceux qui étaient partis avaient passé leurs vacances dans la famille, généralement dans la ville ou le village d’origine ; enfin, que seulement 3 % avaient quitté le territoire espagnol et qu’ils étaient dotés pour les deux tiers d’études supérieures. C'est dire que les consommations de loisirs, fondement précisément de la

distinction sociale, demeuraient fort distinctes. Ainsi, les consommations culturelles – où s’exerçait le plus nettement l’influence intellectuelle de l’Europe – et certains types de pratiques sportives demeurèrent exclusives de minorités cultivées et aisées ; pour la majorité, la télévision était le principal instrument de distraction. Quoi qu’il en fût, au fur et à mesure que les modèles idéologiques, sociaux et culturels des classes dominantes traditionnelles s’effritaient, l’influence culturelle des « nouvelles couches moyennes urbaines » se consolida progressivement jusqu’à être le point de référence social dominant, même si pour beaucoup qui ne pouvaient y accéder, cela restait tout simplement un référent, une sollicitation de la modernité. Avec « les nouveaux styles de vie d’une société de propriétaires d’automobiles et de vacances payées », l’Espagne de 1975 avait-elle pour autant « cessé d’être catholique », comme le pense Juan Pablo Fusi ?19 Sans doute fait-il état du maintien de hauts niveaux de religiosité et de pratique religieuse parmi la population âgée et féminine et dans certaines régions où un catholicisme moins sulpicien et plus exigeant demeurait vivace : Meseta nord, Pays Basque et Navarre. S'il reconnaît que l’Espagne était encore l’un des pays avec la pratique religieuse la plus élevée d’Europe, c’est pour ajouter que c’était également celui où la sécularisation progressait le plus vite chez les travailleurs urbains et les jeunes notamment ; partout, la diminution de l’assistance aux offices et la disparition de rituels liés aux us et traditions religieuses comme les enterrements solennels, le deuil et les processions (qui demeurent seulement comme produit touristique). À ses yeux, les valeurs de la culture catholique – la foi, la dévotion, la piété, la chasteté, le mariage en vue de la procréation, l’éducation religieuse, etc. – n’étaient plus les valeurs dominantes de la société espagnole. S'y étaient substituées « les valeurs et la culture de la sécularisation et de la modernité : consommation, loisirs, plaisir, laïcisme, bien-être matériel, tolérance sexuelle, luxe, liberté ». Or, il nous semble que cette présentation trop dichotomique tend à amplifier les changements survenus en l’espace d’une quinzaine d’années et à les endogénéiser. Assurément, il n’est pas question de les minimiser ni de contester que certaines catégories d’Espagnols tout particulièrement, ni même l’ensemble des Espagnols, se sont affranchis des codes religieux et de certains codes moraux les plus contraignants ou les plus exigeants et que la vie quotidienne, largement sécularisée, est moins rythmée par les rites et

l’habitus religieux. Mais on ne saurait réduire la modernité à l’hédonisme, à la jouissance de biens matériels et du corps de l’autre. Inversement, il convient de se souvenir qu’à l’apogée du national-catholicisme, sauf peut-être chez quelques esprits exemplaires, la recherche du bien-être matériel n’était pas absente de l’horizon d’attente de bon nombre d’Espagnols, même si seule une petite minorité pouvait en faire l’expérience et que la chasteté concernait surtout les femmes, car après avoir déploré la faiblesse de la chair et contraint le pécheur à la pénitence, on admettait parfaitement que la vitalité des jeunes gens – et des moins jeunes – pût être satisfaite dans les nombreux bordels, officiellement interdits, mais dont l’emplacement était connu de chacun. Le changement ne fut ni soudain, ni complet, ni définitif en certains domaines. Dans l’Espagne de 1975, et même après, on le verra, il persistait bien des goûts, des habitudes, des comportements concernant la famille, l’éducation, le rôle de la femme, les relations sexuelles, la morale privée et publique héritée des époques antérieures, sans compter que des formes traditionnelles de comportement réapparurent subrepticement sous l’apparence de la modernité. Si l’on ne s’en tient pas seulement aux jeunes les plus voyants mais à l’ensemble de la population, la majorité des Espagnols écoutent encore des coplas ou des boléros, plus ou moins mis au goût du jour, plutôt que du rock, a fortiori du hard rock. La soudaineté de la sécularisation ne put surprendre que ceux qui avaient voulu croire que les Espagnols, tous les Espagnols, étaient comme l’Espagne le proclamait, catholiques. C'était oublier la réalité d’une déchristianisation en cours depuis le XIXe siècle en certains milieux et certaines régions : que la bride du catholicisme intégriste fût seulement un peu relâchée et c’était la possibilité de cesser de sacrifier aux divers rites imposés. Peut-on dire, comme García de Cortazar, que l’Église de l’Espagne de Franco « perdit presque toutes ses batailles », qu’elle « ne parvint ni à organiser une communauté de croyants authentique ni à créer une véritable culture catholique et qu’elle échoua dans sa tentative de catholicisation intégrale du pays »20 ? Quoi qu’il en soit, le peuple espagnol de 1975 était vraisemblablement moins catholique que celui de 1939, comme paraît le montrer la baisse régulière des vocations sacerdotales depuis 1960. Sans

doute y a-t-il là un phénomène général des sociétés européennes, indépendant dans une large mesure du franquisme. On peut, en outre, sur un autre registre, considérer que le catholicisme du milieu des années 1970 est certes moins démonstratif et sans doute moins conservateur, mais peut-être plus « authentique ». Mais cela n’enlève rien au fait majeur qu’il y eut des institutions religieuses qui prospérèrent beaucoup sous le franquisme, et même sous le « franquisme technocratique et modernisateur ». Au premier rang, bien sûr, l’Opus Dei, dont l’intégrisme religieux, le conservatisme social et la modernité technique et économique trouva un terreau extraordinairement fertile parmi les élites espagnoles des années 1960 jusqu’à compter onze ministres : une institution née sous Primo de Rivera, s’étant développée sous Franco et dont la prospérité n’a pas souffert avec le changement de régime et l’avènement de la démocratie… En définitive, la sécularisation de la société espagnole était encore loin d’être accomplie en 1975. Si, en effet, bien des Espagnols se dispensaient désormais d’aller à l’église (moins de 10 % des Barcelonais pratiquaient en 1974), nombreux étaient ceux qui continuaient à assister à l’office dominical et a fortiori aux célébrations de Noël et des Pâques, nombreuses celles qui pratiquaient quotidiennement. Baptême, communion et confirmation, messes de mariage et de funérailles rythmaient la vie. Enfin, à quelques mois de la mort de Franco encore, il était encore très délicat, hors d’un cercle d’amis, de faire état de son athéisme. Concernant la « question féminine » comme l’on commençait à dire durant les années 1970, l’évolution avait été lente et il s’en fallait de beaucoup que la domination masculine fût réellement entamée. En 1958 seulement, après vingt ans de mise sous tutelle, il fut reconnu à la femme l’égalité civile. En 1961, dans le cadre d’une première loi sur les droits de la femme qui établissait formellement l’égalité juridique, les interdictions professionnelles furent levées. Mais il allait rester très difficile pour une femme mariée d’exercer un emploi. Ainsi, si de 1950 à 1975, le taux d’activité féminine entre 15 et 18 ans était passé de 20 % à 40,5 % et celui entre 20 et 24 ans de 21 % à 58 %, le taux d’activité des femmes mariées, malgré la loi de 1961, ne s’élevait que très modestement : de 23 % en 1964 à 29 % en 1975. En ce qui concerne le travail des femmes espagnoles, les véritables

changements étaient encore à venir. On le comprend lorsqu’en 1972 un décret dont le propos était précisément la protection des femmes sur leur lieu de travail se proposait d’« harmoniser le travail extérieur de la femme avec ses devoirs familiaux comme épouse et mère ». Le taux d’activité comme le type d’emplois offerts aux femmes n’évoluait que très lentement, faute d’une législation qui eût été plus volontaire en ce sens – mais la nature idéologique même du régime fondée sur l’exaltation de la geste guerrière et religieuse empêchait qu’il en fût ainsi – et faute d’une mutation profonde et réelle des mentalités. À l’été 1975, encore 80 % de la population (hommes et femmes) étaient d’avis que les tâches ménagères étaient l’affaire des femmes. Si le fait même qu’une telle question fût posée dans une enquête témoigne certes d’un frémissement, porté par des groupes urbains actifs à Madrid ou à Barcelone faisant écho au mouvement féministe européen, le sens des réponses indique assez quelles étaient les dispositions d’esprit des Espagnols et des Espagnoles quelques semaines avant la mort de Franco. Cela dit, il est absolument incontestable que les Espagnols de 1975 ne vivaient pas dans la même frugalité ni la même pauvreté que ceux de 1950, voire de 1960, ni avec les mêmes aspirations. La croissance économique, l’accès à certain type de consommation – notamment la télévision qui, à travers les programmes, montrait, malgré une censure toujours vigilante, des façons d’être et des manières d’entretenir des relations entre sexes et entre classes d’âge fort différentes des formes de la vie sociale toujours officiellement prônées par le régime et les autorités – avaient fait se lever des vents nouveaux pour un changement de la vie qui ne fût pas seulement matériel. Cette évolution nette des comportements et des aspirations d’une majorité de la population inquiétait de larges secteurs de l’appareil militaire et idéologique du régime. Javier Tusell évoque ainsi la dernière note rédigée par Carrero Blanco le 19 décembre 1973 où le président du gouvernement souligne que « l’État doit se préoccuper de former des hommes et non des tapettes (formar hombres, no maricas) et que l’on doit mettre au pas ces chevelus trépidants dont la musique corrompt les mœurs de la jeunesse »21. Faute de n’avoir pu empêcher l’évolution sociale du pays, condition de sa survie économique, ils entendaient bien de rien concéder sur le plan politique. Pour l’essentiel ils y parvinrent… jusqu’à la mort du dictateur.

Entre « franquisme sociologique » et crise du régime : l’immutabilité politique Dans la mouvance de l’Opus Dei, Gonzalo Fernández de la Mora saluait en 1965 El Crepusculo de las ideologias, et en particulier la nécessaire substitution de l’idéologie phalangiste par la compétence technicienne. L'essor économique témoignait de la légitimité du régime en même temps qu’il délégitimait toute aventure politique, de quelque signe qu’elle fût. Nommé ministre des Travaux publics (Obras Públicas) en 1970, il entendait promouvoir plus globalement ce qu’il appelait « el Estado de Obras », une sorte d’État des équipements, sur la base d’un argumentaire élémentaire : les infrastructures – barrages, ports, autoroutes, etc. – réalisées depuis 1942 avaient triplé ou quintuplé ce qui avait été réalisé en Espagne… depuis les Romains : en ce sens, il apparaissait que l’État franquiste avait été le premier régime espagnol à réellement « européaniser » l’Espagne ! Or, malgré le caractère apologétique et le simplisme d’une telle rhétorique, il faut bien voir que cette sorte de voile technico-administratif dont on voulait couvrir pudiquement la politique eut une importance historique considérable : cet administrativisme et l'idéologie techniciste conjointement mis en avant dès les années 1966-1967 allait servir quelques années plus tard, en imprimant à la Transición davantage qu’une simple teinture et en légitimant le maintien en postes du personnel franquiste au nom d’une certaine neutralité administrative. Pour l’heure, on prétendit édifier ainsi un autoritarisme davantage « administratif » que « politique », au grand désespoir des phalangistes historiques : ce qui ne signifie pas que la dictature abandonna l’usage de la répression comme méthode sinon comme projet. Cependant, en même temps qu’elle était pour le régime son meilleur support et instrument de propagande, la croissance économique encourageait les revendications. La contestation de nombreux Espagnols s’amplifia : ouvriers, étudiants, mouvements de résidents, intellectuels, poussèrent comme dans la célèbre chanson (en catalan) de Lluis Llach, L'estaca (Le pieu) : « Si jo l’estiro fort per aquí I tu l’estires fort per allà

Segur que tomba, tomba, tomba, I ens podrem alliberar » (Si je tire fort par ici/ Et si tu tires fort par là/ C'est sûr il tombera, tombera, tombera/ Et nous pourrons nous libérer). »

Or, les uns et les autres eurent beau tirer de plus en plus vigoureusement au fur et à mesure que, les années passant, la chute du vieux dictateur paraissait possible, voire probable, celui-ci tint bon. Au-delà de quelques mesures de toilettage – « l’ouverture » comme nécessaire condition de la « continuité » –, c’est la fermeté qui prévalut : jusqu’à sa mort se maintint, globalement telle qu’en elle-même, la dictature qu’il avait par les armes instaurée entre 1936 et 1939. En 1960, l’une des plus grandes figures du phalangisme, l’historien Pérez-Ambid, se lamentait sur « l’indifférentisme » des étudiants : « ''L'esprit de 1960” est difficile à définir mais on peut dénoncer son manque de vigueur. L'état d’esprit de ceux que la chronologie a laissés en marge de la grande commotion spirituelle de 1936 est essentiellement la retenue et un indifférentisme certain au pouls anémié. Lorsque l’on ne sombre pas carrément dans l’inhibition, la seule posture qui semble admise est une sorte d’effort d’adaptation aux choses, avec le souci de passer inaperçu, de ne pas se laisser entraîner dans un problème dont on ne maîtriserait bien ni l’énoncé ni la solution […] La conjoncture générale actuelle est atone. La forme de vie à laquelle aspire la génération qui arrive à maturité n’est pas davantage celle de l’homme de lettres, que celle du militant, mais bien celle du professionnel. En cela elle est plus réaliste et pragmatique que celles qui l’on précédée. Les croyances se réduisent presque à une certaine fascination pour les pouvoirs politique et économique, qui sont les seuls subsistant encore après la disparition du pouvoir social et idéologique. Et la vie religieuse, bien que florissante, revêt un formalisme qu’il est difficile de bousculer. » 22

Une enquête menée à la même époque dans une grande université du sud de l’Espagne révélait qu’il n’y avait aucun communiste, mais également aucun « révolutionnaire national » – c'est-à-dire phalangiste militant ; seulement quelques carlistes et un peu plus de monarchistes, ces derniers issus des grandes familles locales, ce qui les rendait peu efficaces pour gagner des sympathies à leur cause ; un groupe assez nourri d’étudiants avec des convictions et une vie catholiques très active, de « bons garçons » (buenos muchachos), parmi lesquels un petit nombre s’intéressait à la

démocratie-chrétienne. Le reste des étudiants, soit la presque totalité, étaient surtout préoccupés de réussite professionnelle et se tenaient à l’écart de toute attitude polémique et partisane. Or, si ce pragmatisme désolait les chefs de la génération de la guerre qui, tel Pérez-Ambid, avaient rêvé de ce que devait être l’homme espagnol, l’homme phalangiste, d’autres, pourtant également membres de la Phalange mais surtout dirigeants de l’Espagne du début des années 1960, s’en accommodaient et allaient même jusqu’à l’encourager. En 1964, le ministre de l’Information et du Tourisme Fraga Iribarne orchestrait une vaste campagne dans tout le pays sur le thème des « 25 années de paix ». D’innombrables manifestations, de toute sorte et souvent empreintes d’une religiosité élémentaire – une immense prière rassembla plus d’un million de personnes à Madrid – furent organisées. Un film, Franco, ese hombre, réalisé par José Luis Sanchez de Heredia, fut présenté dans pratiquement tous les villes et villages d’Espagne. Si la guerre était présente, c’était en quelque sorte « en creux ». Il s’agissait moins de poursuivre l’exaltation du national-catholicisme sur le mode des années 1940 et 1950 (ce qui ne signifie pas, au demeurant, que celui-ci fut abandonné comme vision du monde) que de faire constater au peuple qu’au chaos républicain avaient succédé l’ordre et la sécurité. Le régime préservait également les Espagnols des maux inhérents aux sociétés démocratiques contemporaines : ainsi, la presse insistait sur la délinquance aux États-Unis, les grèves en Grande-Bretagne et en France, le risque toujours menaçant de révolution. Ces vingt-cinq années de paix étaient en outre en train d’assurer la prospérité du pays et de ses habitants. C'était là le vecteur de propagande, sinon le plus nouveau – durant les années 1950, la propagande avait déjà à satiété montré Franco inaugurant des barrages, mais, compte tenu des résultats économiques réels, son succès avait été mitigé –, du moins le plus efficace à bien des égards. Il est indéniable que vingt-cinq ans après son installation par l’épée, le régime se sentait et était réellement fort. Il conservait intacts ses appuis initiaux, sociaux et institutionnels. Les Forces Armées étaient fidèles. Même si Vatican II venait tout juste de semer quelque trouble parmi une minorité d’ecclésiastiques, la majeure part de la hiérarchie catholique continuait à soutenir la dictature et à la légitimer en vertu de son caractère catholique. Les classes bourgeoises, malgré quelques dissidences individuelles,

continuaient également à appuyer le régime et se montraient particulièrement satisfaites de l’essor économique. On pouvait dire la même chose de très amples franges des classes moyennes, même si d’autres franges bien plus restreintes, surtout dans les générations les plus jeunes, supportaient de plus en plus mal la chape de plomb qui pesait sur les mœurs. Les ouvriers manifestaient nettement moins d’hostilité que durant les premières décennies. Il semblait que certains secteurs du monde du travail s’installaient dans une sorte de passivité sociopolitique au fur et à mesure que certains bénéficiaient, fût-ce timidement, des premiers effets du « miracle » économique et de la nouvelle société de consommation. Sur le plan des relations internationales, même si l’intégration à la CEE venait d’être repoussée, de nombreuses relations bilatérales – commerciales mais aussi diplomatiques – avec ces mêmes pays européens s’installaient dans la normalité des choses et le lien privilégié de l’Espagne avec les États-Unis venait d’être renouvelé en 1963. C'est véritablement l’apogée du franquisme. On se sent suffisamment fort pour permettre à Fraga, qui avait laissé paraître Cuadernos para el Dialogo, une publication d’inspiration démocrate-chrétienne et où s’exprimait l’exministre Ruiz Gimenez, de présenter une loi sur la presse abrogeant le décret fasciste de 1938 et mieux adaptée aux temps nouveaux du desarrollo et des démarches européennes. La loi de 1966 supprimait la censure préalable qui serait remplacée par l’autocensure. Elle reconnaissait le principe de la liberté d’expression. Mais elle y fixait de claires limites : respecter la vérité et la morale ; ne pas attenter à la défense nationale, à la sécurité de l’État et ne pas nuire à l’ordre public ; respecter les institutions et les personnes chargées de l’action politique et de l’administration ; faire allégeance aux principes du Movimiento et aux lois fondamentales du royaume. La loi maintenait la censure a posteriori et établissait tout un système de sanctions, allant de l’amende, à la suspension ou l’interdiction définitive et aux poursuites pénales pour les contrevenants. On comprend que selon l’interprétation que l’on voulait bien avoir des différentes dispositions de la loi, le degré (quel type de propos est-il susceptible d’attenter à la défense nationale et à l’ordre public ?) et la nature (que penser d’une loi « libérale » qui pose l’obligation de souscrire aux principes d’un mouvement de nature politique ?) de la liberté d’expression qu’elle semblait concéder pouvaient varier très fortement. Malgré tout, sous ce régime de « liberté sous surveillance », jonglant

jusqu’aux limites avec le risque de poursuites, dissidents du régime et membres de l’opposition démocratique parvinrent à faire vivre un certain niveau de pensée critique dans l’Espagne de la deuxième moitié des années 1960. Des titres comme Cuadernos para el Dialogo, déjà cité, Triunfo, furent supports et emblèmes de la vitalité critique des Espagnols. Tandis que l’édition espagnole sortait de sa longue nuit – Seix-Barral ou Ariel à Barcelone –, que la littérature connaissait un nouvel éclat – Tiempo de silencio de Luis Martin Santos dès 1962, Señas de identidad de Juan Goytisolo, les œuvres de Juan Marsé et de Juan Benet –, des ouvrages jusqu’ici formellement interdits et que l’on ne pouvait se procurer qu’en contrebande, furent traduits en castillan, voire en catalan. Las, l’éclaircie, toute relative, fut de courte durée. Fraga fut violemment pris à partie, notamment par les « technocrates » de l’Opus Dei et par Carrero Blanco. Déjà, ces derniers avaient dû consentir en 1967 la loi sur la liberté religieuse qui établissait pour les protestants la légalité du mariage civil, la non-obligation d’assistance aux offices catholiques à l’école et à l’armée, mais qui n’autorisait pourtant pas les signes extérieurs signalant les lieux de culte. Voulue par le Saint-Siège et soutenue par d’amples secteurs de la hiérarchie catholique, ils n’avaient pas eu de motif pour s’y opposer. La loi sur la presse fut suspendue en 1969 au motif qu’elle occasionnait des troubles à l’ordre public. Bien qu’elle n’avait pas eu comme objectif d’altérer la nature profonde et les assises du régime, elle avait néanmoins contribué à donner dans une certaine mesure certaine résonance aux mouvements de contestation qui se multipliaient en cette deuxième moitié des années 1960. Des Espagnols contestent En 1962, l’Union des forces démocratiques participa au congrès du Mouvement pour l’Europe réuni à Munich. Cette Union plus ou moins formelle regroupait des militants de l’exil comme de l’intérieur, des socialistes, interdits on le rappelle, des démocrates-chrétiens (Gil Robles ou le PNV), certains plus ou moins liés au régime et des phalangistes en rupture de ban (Ridruejo). Le rapprochement s’était fait sur des bases assez vagues : celle de la démocratie et de la volonté « d’établir des institutions représentatives dans le respect des droits de la personne ». On ne se

prononçait pas sur la nature du régime que l’on souhaitait pour l’Espagne : république ou monarchie. Enfin – et cela se comprend compte tenu des rapports de force réels –, il apparaissait que l’on se posait plutôt la question de voir ce qu’il faudrait faire après la mort de Franco plutôt que de s’interroger sur les moyens de le renverser. L'événement fut important car il signalait au monde la renaissance d’une opposition au franquisme. Les autorités d’ailleurs arrêtèrent ceux des congressistes qui revinrent en Espagne après la rencontre de Munich. Mais sa portée fut très limitée dès lors que l’on refusa de prendre langue avec le PCE sans qui rien n’était réellement possible étant donné qu’il s’agissait toujours de la principale force d’opposition, sinon dans l’exil, en tous les cas dans la péninsule. En effet, en termes de coups portés à l’appareil, l’antifranquisme fut animé par les étudiants d’une part, par les ouvriers et les communistes d’autre part, par ce qui se passa en Catalogne et au Pays Basque enfin où se conjuguaient revendications ouvrières et aspirations autonomistes, voire indépendantistes. En Catalogne, l’abbaye de Montserrat fut un vrai foyer autonomiste et Jordi Pujol parvint à structurer un mouvement catalaniste de classes moyennes. En 1971, une Assemblée de Catalogne voulait regrouper toute l’opposition en Catalogne, autonomistes, syndicats, communistes (ici le PSUC : parti socialiste unifié de Catalogne qui a définitivement supplanté le mouvement anarchiste lorsque le nouveau prolétariat métallurgique issu de l’immigration a remplacé le prolétariat textile), mouvements de citoyens… Au Pays Basque, sur un tout autre registre, l'ETA, née en 1959 d’une scission du PNV, s’engagea à partir de 1958 dans une stratégie de lutte armée contre l’État espagnol et d’exécution de policiers et de militaires. Quoi qu’en ait pu dire Pérez-Ambid, les universités espagnoles ne furent ni complètement ni durablement frappées d’atonie, même si le chemin dans lequel s’engagèrent précisément ceux qui « faisaient de la politique » n’était pas celui de la révolution nationale phalangiste. Malgré la mise au pas consécutive des événements de 1956 survivait une contestation intellectuelle, que ce fût le catholicisme de dialogue de José Aranguren à l’université de Madrid, ou, avec davantage de précaution encore, le matérialisme d’Enrique Tierno Galván à Salamanque. D’ailleurs, un certain rapprochement, clandestin et difficile malgré les colonnes ouvertes de Cuadernos para el Dialogo, entre catholiques et marxistes, attira bon nombre de professeurs et d’étudiants durant la première moitié des années 1960. Dès 1960, 300 curés et ecclésiastiques basques avaient signé un texte exprimant leur distance avec

la dictature. En 1963, dans l’article donné au quotidien français Le Monde, déjà cité, l’abbé de Montserrat déclara que bien que le régime se proclamât chrétien, l’État n’obéissait pas à des principes chrétiens. Mais c’est la réception de Vatican II qui fut pour le régime l’élément le plus fâcheux. Cette réception fut tardive. À l’ouverture du concile, les cardinaux espagnols, et plus généralement l’ensemble de la haute hiérarchie, était très circonspecte sinon ouvertement hostile à la tournure des débats ; les représentants espagnols les plus réactionnaires multipliant à Rome et dans la péninsule les condamnations du communisme comme intrinsèquement pervers et se prononçant contre toute forme de liberté religieuse. Aussi, l’élection au Saint-Siège du cardinal Montini fit-elle à Franco l’effet « d’une douche d’eau froide ». Un sentiment encore partagé par la majeure partie de l’épiscopat espagnol, composé à plus de 80 % d’évêques en poste depuis plus de vingt ans, ayant vécu le temps de la croisade et promus selon les dispositifs du concordat de 1953. Ce ne fut qu’à partir de 1965 que s’opéra le rajeunissement progressif du corps épiscopal, via la nomination, qui ne nécessitait pas l’approbation de Franco, d’évêques auxiliaires. Les critiques provenant du monde ecclésiastique ouvraient une brèche, bien que mince, dans ce qui apparaissait aux yeux de tous, et du peuple espagnol dans sa globalité, comme l’indéfectible symbiose entre l’Église catholique et le régime. Un changement notable se fit sentir lorsque Paul VI réaffirma et renforça son soutien aux évêques « d’ouverture » et nomma cardinal Vicente Enrique y Tarancon. En 1974, pour s’être prononcé, de manière vague, en faveur de la tolérance de l’usage de la langue basque, l’évêque auxiliaire de Bilbao, Antonio An overos, fut assigné à résidence. L'action contestataire des curés, notamment au Pays Basque, s’accrut au point que l’on ouvrit à Zamora un établissement pénitentiaire spécial pour les ecclésiastiques. En 1971, 76 % des curés déclaraient dans une enquête, non publiée, vouloir rompre avec le national-catholicisme et dénonçaient les violations des droits de l’homme par le régime. Mais l’assemblée épiscopale de juin 1971, s’appuyant sur Vatican II pour questionner les liens établis depuis la « croisade », ne condamna pas explicitement le régime ; elle ne put même pas faire approuver une résolution contenant la simple formule « nous n’avons pas su être à temps les ministres de la réconciliation ». Il fallut attendre novembre 1974 pour que la conférence épiscopale publiât un texte dans lequel elle se disait obligée d’appuyer une « évolution en profondeur » des institutions afin qu’elles garantissent les « droits fondamentaux des

citoyens ». À cette date déjà, la conflictivité sociale avait atteint son régime de forte intensité. On a vu que durant les années 1950, le mouvement ouvrier n’avait pu développer, à grand-peine et constamment soumis à une répression incessante, que des actions sporadiques. La croissance économique et les transformations sociales qui l’accompagnaient lui donnèrent une vigueur et une ampleur inédites. Dès 1962, dans un contexte marqué par la chute du pouvoir d’achat consécutive des effets déflationnistes du Plan de stabilisation, une vague de grèves – entre 200 000 et 400 000 travailleurs –, déclenchée à l’occasion du premier renouvellement des conventions collectives établies en 1958, partie des mines asturiennes, atteignit la Biscaye et Barcelone. La grève des Asturies en 1962 marquait une nouvelle phase : ce n’était plus une grève née du désespoir de la défaite et de la misère comme celle de Bilbao en 1947, ou une grève spontanée comme celle des tramways de Barcelone en 1951 ; c’était une grève pour les salaires et les conditions de travail, mais aussi pour la reconnaissance du droit de grève et la création de syndicats libres. À partir de là, la grève va devenir un instrument habituel des relations sociales en Espagne. Après une période plus calme, le mouvement reprit en 1967 pour croître, toucher l’ensemble de l’Espagne, même si le Pays Basque demeurait constamment en figure de proue, et ne plus cesser jusqu’à la fin du régime franquiste. Passé le milieu des années 1960, les ouvriers en effet prirent conscience qu’ils ne bénéficiaient pas de la croissance économique à hauteur des gains de productivité réalisés. Les revendications sur les salaires et les conditions de travail devinrent pratiquement constantes. Mais, à partir de là se développa également une contestation de plus en plus ouverte du carcan du syndicalisme vertical. D’où une double répression, celle des patrons et celle des autorités, pouvant déboucher sur le renvoi ou la prison. Une répression qui pouvait, selon les rapports de force locaux et l’évolution de la situation, soit en terminer avec le conflit, soit, au contraire, l’étendre, par solidarité, et le durcir : d’où un nouveau cycle de répression… Durant les années 1960, les protestations ouvrières demeuraient concentrées dans les régions les plus anciennement et intensément industrialisés, où la tradition combative, jamais éteinte, on l’a vu même durant les années 1940-1955, ne demandait qu’à être réanimée : Asturies,

Biscaye, Guipuzcoa, Barcelone. Elles étaient également concentrées dans quelques secteurs : plus de la moitié des conflits concernaient la métallurgie, le reste concernait principalement les mines, la chimie, le textile, et les plus grosses entreprises de bâtiment et travaux publics. Cette conflictivité sociale, latente ou manifeste était entretenue et mobilisée très souvent par de jeunes militants organisés dans les commissions ouvrières (comisiones obreras, CCOO). Les CCOO présentaient une forme originale d’action. Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une centrale syndicale clandestine supplémentaire. Elles étaient plutôt le lieu d’expression d’un mouvement social à vocation unitaire. D’où l’insistante mise au point de départ de toute action sur les revendications d’amélioration des conditions de travail. Surgies vers 1960 dans les usines mêmes, ces commissions étaient au départ des délégations de représentants élus des ouvriers pour négocier directement avec la direction, en marge du syndicat officiel. Ce type de délégation non permanente reposait sur l’exercice d’une démocratie directe au niveau même de l’assemblée de l’usine. Sur cette base, les CCOO se sont étendues et structurées par branche et par région : telle la Commission ouvrière de la métallurgie de Madrid ou la Commission « nationale » de Catalogne. Contrairement aux syndicats historiques, dissous dès 1939 et qui ne pouvaient sortir de la clandestinité, les commissions occupent tous les espaces légaux que l’appareil nationalsyndicaliste leur offre. En 1966, succès de cette stratégie de l’entrisme, plus de la moitié des 200 000 délégués des travailleurs élus au sein de l’Organisation syndicale sont des militants des CCOO. Le pouvoir réagit en déclarant illégales les Commissions ouvrières. Après avoir contribué à imposer en 1965, sous l’appellation de « conflit collectif de travail », une sorte de légalisation de fait de la grève motivée par des facteurs purement professionnels, celles-ci donnèrent alors un tour plus politique à leur action en organisant de grandes manifestations à Madrid et à Barcelone en réclamant la Constitution selon les normes du Bureau International du Travail de Genève d’une grande centrale syndicale dans un régime démocratique. Bien que des catholiques aient milité au sein des CCOO, la dynamique du mouvement était plutôt assurée par des militants communistes et la plupart des dirigeants, à l’instar de Marcelino Camacho, appartenaient au PCE clandestin. Les procès devant le tribunal d’ordre public (TOP) se multiplièrent – 375 affaires en 1969, 800 en 1973. Des milliers de cadres et les dirigeants furent arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison.

Tandis que la création du Conseil national des Entrepreneurs rompait de fait avec la verticalité des syndicats, les CCOO clandestines renforçaient leur caractère de classe. Cependant, il ne s’agissait plus du prolétariat républicain, vaincu en 1939, mais d’une classe ouvrière plus jeune et plus qualifiée. C'est cette nouvelle classe ouvrière qui fournissait les militants au parti communiste clandestin alors que les anarchistes ne parvenaient pas à sortir de la nostalgie. Sans doute les CCOO ne furent pas les seuls lieux de contestation ouvrière. Mais l’historique UGT (née en 1890) qui reste très liée au PSOE, ne veut pas jouer le jeu de l’entrisme et peine à trouver des formes d’action adaptées. Le Syndicat des travailleurs basques (STV) (né en 1911) est puissant mais son assise est exclusivement régionale tandis que l’Union syndicale ouvrière (USO), née en 1960 à partir de groupes de jeunes du Guipuzcoa issus de la JOC et s’étendant par la suite en Biscaye, à Madrid et à Séville et se réclamant de l’humanisme chrétien et du socialisme démocratique et autogestionnaire (évolution ressemblant à celle de la CFDT) a du mal à trouver sa place. À partir de 1970, l’intensification de la protestation sociale submergea outre les branches et régions traditionnelles – la Biscaye est en état de siège quasi permanent durant la période –, les nouveaux pôles industriels et les secteurs nés de l'industrialisation des années 1960 : des grèves éclatèrent à Pampelune et à Vitoria, à Vigo et à même à El Ferrol (la ville de naissance de Franco rebaptisée officiellement El Ferrol del Caudillo !), à Séville, à Valence et à Valladolid. Ces grèves sont toujours principalement des grèves ouvrières, mais l’élément nouveau fut que d’autres catégories commençaient à exprimer leur mécontentement : une grève des employés de banque à Madrid eut ainsi un grand retentissement. Parallèlement, au fur et à mesure que les protestations se multipliaient, la répression s’aiguisait : il y eut des morts à l’occasion des grèves de Grenade en 1970 et de Barcelone en 1971, d’El Ferrol en 1972 et de Barcelone à nouveau en 1973. Ce qui eut pour conséquence de radicaliser et de politiser les conflits sociaux. C'est en ce sens que le mouvement ouvrier fut aussi un « efficace instrument de socialisation antifranquiste de très larges secteurs de la classe ouvrière »23 – 690 000 grévistes en 1974 pour 1,8 million de journées non travaillées. Un instrument d’action oppositionnelle particulièrement efficace et un vivier de recrutement pour l’activisme

politique. Sans doute, la majorité des ouvriers qui participèrent à des grèves et aux protestations de masse n’avaient pas d’affiliation politique précise. Mais la participation même au mouvement, du fait, précisément, des conditions dans lesquelles cette participation se réalisait – des risques de mise à pied, de renvoi, ou d’emprisonnement – concourait à un certain degré de politisation. Pour les militants de CCOO qui devenaient avec le temps militants clandestins du PCE, l’intense mobilisation de masse n’avait pas seulement comme objectif d’améliorer les conditions de travail des ouvriers mais également de relancer, autrement, le combat politique jamais interrompu, en fait d’en finir avec la dictature franquiste. Ils retrouvaient dans ce combat le mouvement étudiant, tandis que le PCE, acteur primordial de la lutte antifranquiste et cible privilégié de la répression, recevait sinon l’adhésion tout au moins la sympathie de nombre d’intellectuels et de personnalités de la culture. La croissance du nombre des étudiants inscrits dans les universités espagnoles avait en effet accompagné le desarrollismo : de 95 000 étudiants en 1961-1962, on était passé à 190 000 étudiants en 1971-1972, puis le mouvement s’accéléra puisqu’à la rentrée 1975, il y avait à nouveau deux fois plus d’inscrits qu’en 1971. Cette véritable marée étudiante, leur politisation, devint une véritable obsession du régime. Déjà en 1956, on avait été réellement surpris que les fils des vainqueurs, les enfants du régime, eussent manifesté leur dissidence. Mais à l’époque, la neutralisation des meneurs et quelques mesures d’intimidation à destination des autres avaient paru suffire au retour de l’ordre des choses. La situation était désormais autrement plus délicate. D’une part, on ne pouvait enrayer la ruée vers les universités sous peine de priver l’économie espagnole des cadres et dirigeants dont elle avait un urgent besoin. D’autre part, on s’efforçait de contrôler cet afflux massif posant des problèmes qui n’étaient pas seulement matériels. Désormais, en effet, l’étudiant type n’était plus simplement un fils de famille ; les enfants des classes moyennes, voire quelques jeunes gens brillants issus des milieux populaires, constituaient le gros des troupes étudiantes. En même temps que la sociologie des étudiants avait changé, c’était l’équilibre même des disciplines qui s’était modifié. Sans doute, les prestigieuses carrières de la médecine et du droit conservaient-elles toutes leurs prérogatives et leurs débouchés ; sans doute également, les formations plus nouvelles et en pleine expansion en sciences et en économie et gestion répondaient-elles aux

besoins d’une Espagne en plein essor économique et offraient par là même de séduisantes perspectives d’emploi à leurs lauréats. Le principal problème pour les autorités fut, dès les années 1960 et avec plus d’acuité durant les années 1970, l’explosion des inscriptions en lettres et sciences humaines et sociales qui transforma certaines facultés en véritables bouillons de culture de la contestation, voire du militantisme politique le plus radical. De 1956 jusque vers le milieu des années 1960, il avait subsisté des noyaux d’étudiants antifranquistes, liés à l’opposition démocratique, et spécialement au PCE, et qui utilisaient les structures officielles de la SEU en parvenant à se faire élire comme représentants des étudiants. À ce titre, participant à la vie culturelle de l’université, ils pouvaient en profiter par exemple pour organiser des conférences ou des séances de lecture d’ouvrages d’auteurs étrangers, notamment de philosophes, essayistes ou sociologues français. Il fallait savoir jouer avec les censeurs et parfois ces manifestations étaient ou tronquées ou purement et simplement interdites. L'affrontement ouvert avec le pouvoir débuta en 1965 à l’université de Madrid à la suite de toute une série d’interdictions de ces manifestations culturelles. La fermeture de l’université provoqua des manifestations dans la rue très fermement réprimées. Les professeurs Aranguren et Tierno Galván furent révoqués de leur chaire pour avoir protesté contre la répression et soutenu les étudiants. Dès lors, c’est en dehors des institutions et clairement contre le système que la protestation étudiante s’exprima. Des assemblées générales revendicatives devinrent un mode d’expression courant. Un Syndicat Démocratique des Étudiants fut créé à Barcelone. En mars 1966, 500 personnes se réunissaient dans le couvent des Capucins de Sarrià, près de Barcelone. Le couvent investi par la police, la mécanique protestation-répression-protestation était enclenchée. Elle ne cesserait pas jusqu’à l’instauration de la démocratie. L'état d'agitation quasi permanent ne fut pas interrompu par l’ouverture en 1968 des deux universités autonomes de Madrid et de Barcelone, à plusieurs dizaines de kilomètres du centre ville avec le double objectif de répondre à l’afflux d’étudiants et d’y cantonner les étudiants et les enseignants les plus agités. À partir de 1972, en effet, la contestation toucha le monde enseignant ; précisément le corps des professeurs non titulaires (no numerarios), dont le nombre ne cessait de croître en fonction de l’augmentation du nombre des étudiants mais dont la situation demeurait précaire en raison des préventions d’un ministère qui les

soupçonnait de dissidence et des obstacles dressés par certains titulaires de chaire (catedráticos) nommés au cours des années 1940 et 1950. En somme, comme le synthétisait Javier Tusell : « Jusqu’en 1965 les étudiants non conformistes étaient une minorité, à partir de là ils deviennent peu à peu une majorité ; on peut même ajouter que parmi les enseignants les plus jeunes la condition de franquiste n’était même plus une exception mais une véritable extravagance. » 24

Cependant, qu’il remarquait aussitôt : « Cette situation témoignait de la faiblesse du régime, mais aussi d’une certaine manière de sa force, puisqu’il survivait sans difficulté malgré ce corps étranger. »

Dans l’opposition donc, sauf quelques vieilles barbes, l’université dans son ensemble ; hostiles également, on l’a vu, les travailleurs, multipliant les protestations et les grèves. Il convient de rajouter les protestations émanant des quartiers : les mouvements de résidents, les associations de vecinos. Illégales bien entendu, à partir de 1969, elles se formèrent et trouvèrent certain écho dans ces nouveaux et immenses quartiers surgis de l’urbanisation où manquaient les équipements les plus élémentaires. Dans un premier temps, il s’agissait d’obtenir la réalisation des équipements au moyen de respectueuses pétitions adressées aux autorités. Ces associations de fait organisaient également une assistance destinée aux habitants, notamment ceux qui étaient dans le besoin, avec au moins autant de réussite que les organismes phalangistes, voire catholiques. Comme généralement, elles se heurtaient à une fin de non-recevoir, elles organisaient une marche de protestation, réprimée souvent violemment, ce qui avait pour effet de provoquer la solidarité du reste des habitants du quartier, surtout lorsque c’étaient des femmes qui avaient été victimes de la violence policière. Elles montraient alors la collusion des divers pouvoirs au niveau local – une démonstration toujours plus facile à faire qu’au niveau national. Ces

protestations de quartier acquéraient ainsi une forme d’activisme politique, ne serait-ce qu’en réclamant la légalisation des associations. Dans ces associations, bien des militants actifs de la transition et bon nombre des conseillers municipaux de 1979 firent leurs premières armes. Il y avait par conséquent là aussi un bon terreau pour l’antifranquisme. Et pourtant, ni le mouvement issu des quartiers, ni la radicalisation du mouvement étudiant et la dissidence du monde de la culture, ni même la détermination du mouvement ouvrier ne purent aller au-delà des simples actions de protestation et de revendication. À aucun moment, le régime ne fut réellement menacé. Sans doute la coordination entre toutes ces oppositions fut-elle difficile, en raison même de la nature de la dictature qui empêchait par définition que ces protestations eussent une traduction au niveau politique institutionnel. Mais il faut peut-être davantage s’interroger sur le remarquable instinct de survie dont surent faire preuve les dirigeants politiques de l’Espagne dite « tardo-franquiste ». Un toilettage du régime, timide, tardif et en fin de compte interrompu Pour Franco comme pour la majeure part de l’appareil dirigeant, aucune évolution politique n’était pensable. Toute dissidence ne pouvait avoir que partie liée avec le communisme et le complot judéo-maçonnique : c’est ce que déclarait Carrero Blanco par exemple, encore au milieu des années 1960 ; et si, en raison du rapprochement diplomatique et commercial en cours avec les nations européennes, les discours officiels ne firent plus état que du danger communiste, des publications phalangistes ultras comme El Alcazar prétendirent jusqu’à la fin du régime maintenir l’alerte contre toutes les formes de subversion, tant déclarées que subreptices. Le 29 juillet 1959, soit une semaine seulement après l’annonce du plan de stabilisation et le renversement de la politique économique, une loi sur l’ordre public indiquait nettement que rien ne serait changé, en revanche, en matière politique. Cette loi visant à proroger et préciser les conditions de l’interdiction et de la répression de toute grève, manifestation ou réunion subversive, intervenant après que quelques mois plus tôt la loi sur la rationalisation de la procédure des conseils de guerre, signifiait clairement que la dictature était maintenue dans toute sa rigueur. Quelques mois plus tard, la répression menée en vertu des nouvelles lois

était l’occasion de le démontrer. Jordi Pujol, futur président de la Généralité de Catalogne, fut condamné à sept ans de prison pour avoir organisé une réunion, associant certains milieux catholiques et catalanistes, contestant les conditions de la visite de Franco à Barcelone. Cependant, c’est en vertu des lois les plus répressives des années 19381940, toujours en vigueur, que le communiste Julian Grimau fut exécuté en 1963 – sa condamnation n’étant pas assise sur une activité subversive présente, mais sur son activisme politique du temps de la République et de la guerre. Cette exécution et celle, quelques semaines plus tard, de deux anarchistes, Grandos et Delgado, pour une implication supposée dans un attentat contre la Direction générale de la Sécurité, donnèrent lieu à d’intenses protestations à l’étranger ; le parti communiste français organisa d’imposantes manifestations par exemple, tandis que des dirigeants politiques européens condamnaient officiellement le gouvernement espagnol. Au moment même où ce gouvernement intensifiait ses relations diplomatiques et économiques, il convenait de donner un gage signifiant une certaine évolution. En décembre 1963, le Tribunal spécial pour la répression de la maçonnerie et du communisme – celui qui avait condamné Grimau – fut supprimé : ce qui voulait signifier, d’une certaine manière et au moment où l’on s’apprêtait à célébrer les « 25 années de paix », que la guerre était terminée. Il s’agissait en fait d’une recomposition des institutions répressives, afin de redorer l’image extérieure de l’Espagne après le simulacre du procès Grimau et afin de s’adapter aux formes nouvelles de la contestation et de l’opposition dans le contexte de la société des années 1960. Car la création du Tribunal de Orden Público dotait le régime d’un instrument de répression moins archaïque, mais pas moins efficace. Toute une série d’actes politiques, requalifiés, passaient sous la compétence civile, mais les tribunaux militaires ne disparaissaient pas. Par ailleurs, s’il devenait plus difficile et donc plus rare de prononcer une peine capitale, c’étaient les verdicts de culpabilité qui étaient plus nombreux, et les condamnations à des peines de prison lourdes, de sept ans jusqu’à plusieurs fois vingt ou trente ans, se mirent à pleuvoir. Le leader des CCOO, Marcelino Camacho, passa ainsi tout d’abord cinq ans, de février 1967 à mars 1972, dans les cellules de la prison de Carabanchel pour manifestation illégale ; arrêté à nouveau en juin 1972 pour réunion illégale avec caractère de dirigeant, il est condamné à vingt ans de prison, peine réduite à six ans en 1975 ; libéré le 12 décembre

1975, il est à nouveau arrêté quelques semaines, en mars 1976. Soit au total neuf ans pour des actions – réunion syndicale et manifestations – qui ailleurs en Europe relèvent du libre exercice des plus élémentaires libertés publiques. Enfin, de notoriété publique, la torture était d’usage fréquent… sans qu’il eût semblé que les autorités aient eu à cœur de vraiment vouloir faire taire les accusations. Ainsi aux interpellations du gouvernement sur le sujet émanant de plusieurs grandes figures du monde de la culture et de l’université, Fraga répondit par l’ironie, sinon le cynisme. Laisser savoir que l’on pouvait être torturé dans les prisons avait sans doute comme objectif de provoquer les craintes des caractères que l’on espérait les moins bien trempés. Au demeurant, lorsque la situation paraissait s’envenimer, l’État ne barguignait pas pour rompre sa propre légalité. L'état d’exception suspendait alors les articles des Fueros des Espagnols concernant la liberté de réunion, l’inviolabilité de la résidence et le secret de correspondance et permettait la prolongation de la garde à vue. Du milieu des années 1960 à 1975, cet état d’exception fut promulgué à plusieurs reprises, particulièrement dans les Asturies, en Catalogne, en Biscaye et Guipuzcoa. Dans ces deux dernières provinces, l’état d’exception devint la règle de 1969 à 1975. En fin de compte, l’Espagne des années 1960 ne manifestait aucun signe de réel réformisme, aussi timide fût-il. Le régime issu de la guerre s’institutionnalisait, mais ne changeait rien à ses principes fondateurs. Les ajustements de la deuxième moitié des années 1960 doivent être interprétés en ce sens. Ainsi, la loi de succession, qui parachevait enfin l’institutionnalisation du régime dans la perspective de la disparition de Franco, enlevait les derniers espoirs des phalangistes en désignant le petitfils d’Alphonse XIII comme successeur du « caudillo » (juillet 1969) et ne signifiait, en aucun cas, que l’on cédât à quelque esprit d’ouverture, encore moins une quelconque complaisance à l’égard de quelque libéralisme politique que ce fût. La Ley Organica del Estado, approuvée par référendum en décembre 1966 – c’était le deuxième recours aux urnes depuis la prise du pouvoir – supprimait le lexique le plus ouvertement fasciste et réaffirmait que l’Espagne était une monarchie, issue du glorieux soulèvement du 18 juillet et structurée par le Movimiento. L'Espagne demeurait « une nation observant la loi de Dieu selon la doctrine de la Sainte Église Catholique Apostolique et Romaine, unique et véritable foi, inséparable de la

conscience nationale, et qui inspire sa législation ». Refusant toujours tout type de démocratie représentative sur le modèle du libéralisme politique, toujours honni, ce que l’on se plaisait à appeler la « représentation organique » était maintenue : c’est-à-dire la représentation « naturelle » des « cellules naturelles », famille, municipalité et syndicat (officiel) dont on prévoyait néanmoins la réforme. Les chefs de famille auraient désormais à élire un cinquième des membres des Cortes, mais toute forme d’association qui eût ressemblé de près ou de loin à un parti politique demeurait rigoureusement prohibée. Parallèlement, au sein même du régime, l’importance toujours accordée au soulèvement du 18 juillet permettait de réaffirmer, si besoin était, le rôle de Franco aux dépens tout à la fois des monarchistes de tout type et de ce qu’il restait des phalangistes historiques. En fait, la rhétorique de la Phalange, à la fois maintenue et édulcorée de ses aspects les plus « révolutionnaires », dut cohabiter avec le pragmatisme et le cléricalisme des technocrates, les prétentions monarchistes et celles des militaires soumis au generalissimo. À tous ceux qui auraient encore rêvé d’accomplir les projets politiques de l’État national-syndicaliste, ou de restaurer la monarchie, ou bien d’établir une dictature militaire collégiale, la loi fondamentale annonçait plus clairement que jamais que la dictature personnelle de Franco était le régime lui-même. Ainsi, si la loi organique séparait les fonctions de chef de l’État et de président de gouvernement, au demeurant responsable devant le seul chef de l’État, il fallut attendre juin 1973 pour que cette dernière charge fût effectivement assurée… par l’homme le plus proche du « caudillo », l’amiral Carrero Blanco, le principal tenant de l’inamovibilité du régime. Le toilettage auquel on avait procédé devait en fait garantir, dans les nouvelles conditions économiques et sociales, la continuité du régime : selon l’expression de Franco lui-même tout était ainsi « atado y bien atado ». Les changements de ministère obéissaient toujours au souci manifesté par le « caudillo » de préserver l’équilibre entre les diverses composantes du régime. Mais incontestablement, la force montante était celle de l’Opus Dei, couvée par l’amiral Carrero Blanco qui, de son poste de secrétaire de la présidence du gouvernement, était la véritable éminence grise de Franco. En 1969, le ministère homogène marquait le triomphe de l’Opus Dei. Certes, à partir de la fin des années 1960, il y eut bien des affrontements au sein du régime sur l’opportunité et l’ampleur des ajustements politiques à

opérer dans une Espagne qui changeait aussi vite. Certains commençaient à parler d’une nécessaire ouverture (apertura). Mais le contenu et le destin de la loi Fraga sur la presse montraient assez bien que la porte ne serait jamais qu’à peine entrouverte. Entre « franquisme sociologique » et consensus démocratique : les Espagnols face au « fait biologique » (la mort prévisible de Franco) En 1966, à un sondage sur le meilleur système politique où il était demandé s’il s’agissait d’un système où les décisions étaient prises par un groupe de personnes élues ou bien par un seul, 54 % des personnes interrogées ne répondaient pas et seulement 35 % de celles qui répondaient déclarèrent qu’un système où des élus décidaient leur semblait meilleur. La dépolitisation, déjà évoquée, des Espagnols, la crainte, la force de la propagande et l’intériorisation de cette dernière expliquent cet état de l’opinion. Davantage que le soutien jamais vraiment démenti apporté au régime par les classes dominantes, ce que l’on appela en Espagne dès les années 1960 le « franquisme sociologique » mérite l'intérêt. On a dit l’impressionnante croissance des classes moyennes salariées et l’effritement au cours de la décennie du poids relatif des classes moyennes indépendantes, des petits patrons sans salariés, des artisans, des professions libérales. En revanche, et c’est là un trait distinctif de l’évolution enregistrée en Italie et en France par exemple, le nombre de commerçants, petits et moyens, surtout féminins, crût au fur et à mesure de l’enrichissement global du pays et de ses habitants. Comme le fait remarquer Santos Juliá, cela impliqua un bouleversement des comportements et des aspirations. Alors qu’au premier tiers du siècle, bon nombre de ces classes moyennes, même indépendantes, étaient étrangères, voire hostiles, au capitalisme, accusé de corruption morale et rendu responsable de la ruine de l’artisanat, durant les années 1960, au contraire, le centre de gravité sociologique de ces classes moyennes était constitué par des groupes dont l’existence même dépendait de la prospérité des entreprises – soit parce qu’ils en étaient salariés, soit parce qu’il commercialisait les produits ou en assuraient les services externalisés25. Il conviendrait également de souligner que les familles ayant pu et su déjà accéder à ce niveau social vers le milieu des années 1960, purent très

largement, sur le plan financier, bénéficier de la rente foncière générée par l’urbanisation et la faiblesse des impôts et qu’elles manifestaient, du point de vue de la considération sociale, peu d’empressement à voir s’élargir celle-ci aux familles en expansion issues du monde paysan ou populaire. On comprend que ces classes moyennes ne pouvaient prêter aucune oreille complaisante à toute idée de révolution, républicaine ou socialiste. Au mieux pouvaient-elles aspirer à davantage de démocratie, mais sans que le désordre en fût le prix à payer. L'ordre et la paix demeuraient comme valeurs essentielles, en parfaite adéquation avec la propagande franquiste. Plutôt que sur l’esprit de croisade, celle-ci insistait chaque jour davantage sur cet aspect qui avait l’avantage de donner à voir une supériorité « mesurable » du régime sur tous ceux qui lui avaient préexisté en Espagne. Cependant, répondant en 1974 aux mêmes questions qu’en 1966, 60 % des Espagnols interrogés dirent qu’ils considéraient qu’un système où des élus décidaient était meilleur, tandis que seulement 8 % continuaient de croire aux bienfaits de la dictature personnelle. Le « franquisme sociologique » était-il chaque jour un peu moins spécifiquement franquiste, était-il ouvert à d’autres options, comme le soutient Javier Tusell à partir de l’analyse d’un certain nombre de sondages montrant l’évolution des sentiments des Espagnols au sujet de questions politiques ?26 Sans aucun doute. Cependant, comment mesurer la part prise dans l’évolution constatée par la prise de conscience qu’après la mort de Carrero Blanco (20 décembre 1973) et l’inéluctabilité prochaine de celle de Franco, aucune personnalité ne serait en mesure de perpétuer une quelconque autocratie ? L'« opposition démocratique » demeurait en fait fort divisée. Certes, depuis que socialistes et républicains, de l’extérieur et de l’intérieur, et monarchistes démocrates-chrétiens juanistes (partisans de Don Juan le fils d’Alphonse XIII) sous la direction de Gil Robles avaient en 1962 tenté de tenir face à la dictature un langage commun depuis… Munich, les déclarations d’intention d’unité d’action ne manquaient pas. Mais outre que trop de choses séparaient fondamentalement les uns et les autres, sans même parler de la question des communistes, qu’on a tenus à l’écart malgré leurs protestations réitérées de ferveur démocratique, mais dont on ne pouvait se passer compte tenu leur force réelle, les divergences étaient également stratégiques. Or, faute de stratégie commune, condition nécessaire de l’action politique, point de tactique qui valût.

D’un côté, une bonne partie de la dissidence se mua en opposition : ainsi Dioniso Ridruejo, Pedro Laín Entralgo ou Ruiz Gimenez qui avait fondé les Cuadernos para el Dialogo dans la mouvance conciliaire en 1963 et qui glisse vers le socialisme ; ainsi également de Triunfo ou bien de Madrid, le quotidien dirigé par Calvo Serer (celui-là même qui, membre éminent de l’Opus Dei, avait mené en 1953 le combat le plus intégriste contre le « libéralisme » de… Ruiz Gimenez), détaché du régime dès 1966 et que l’interdiction de presse et sa destitution du conseil supérieur de la recherche ont conduit à l’opposition déclarée jusqu’à participer à la création en juillet 1974 de la Junte démocratique… aux côtés des communistes. Mais il s’agit d’un cas isolé, la méfiance à l’égard des communistes demeurant la règle. La stratégie du PCE et du relais dont il bénéficiait dans les CCOO consistait d’ailleurs à favoriser une sortie radicale du franquisme, avec une dimension ouvrière et dirigée par les secteurs populaires, évitant ainsi une sortie « pseudo-démocratique » dirigée par la bourgeoisie. Pour imposer la rupture, on utilisa la méthode que le PCE prônait depuis 1970 avec sa politique de « pacte pour la liberté ». Celle-ci consistait à combiner la mobilisation ouvrière avec la formation d’un grand bloc de forces politiques opposées au franquisme. Les mobilisations commenceraient par une grève générale menée par les secteurs productifs et deviendraient par la suite mobilisation nationale avec la participation de tous les citoyens. Après cette démonstration de force, l’opposition imposerait un gouvernement provisoire qui décréterait les libertés publiques et convoquerait des élections constituantes. C'était là une stratégie qui péchait par illusion volontariste et irréalisme, les citoyens et même probablement la majorité des travailleurs n’étant point disposés à suivre une méthode si radicale. En outre, cette stratégie portée par la « Junte démocratique », formée en juillet 1974, ne reçut guère de soutien au-delà des CCOO et du PSUC (parti socialiste unifié de Catalogne, les communistes catalans), sinon le ralliement de quelques personnalités (dont Calvo Serer), du parti carliste du prétendant CarlosHugo de Bourbon-Parme (qui se prononçait pour une Espagne monarchique, fédéraliste, autogestionnaire et socialiste) et du petit parti socialiste de Tierno Galván, dissident du PSOE. Le PSOE refusa catégoriquement de souscrire à cette proposition de rassemblement de l’opposition. Au sein du parti, en outre, la lutte entre l’ancienne direction de Llopis, plus ouvriériste et liée à l’opposition en exil et les nouveaux cadres issus des universités de la péninsule, s’était ouverte

depuis plusieurs années. Au congrès tenu à Suresnes dans la banlieue de Paris en octobre 1974, ces derniers, en la personne d’un jeune avocat andalou, Felipe Gonzalez, soutenu par l'UGT menée par le syndicaliste basque Nicolás Redondo et l’Internationale Socialiste (notamment la SPD allemande) avait emporté le parti. Bien loin de se rallier à une opposition où le PCE aurait la maîtrise de la tactique, le PSOE organisa en juin 1975 un rassemblement concurrent, la « Convergence démocratique », qui regroupait le Parti nationaliste basque (PNV), d’autres formations démocrates-chrétiennes, des opposants phalangistes de longue date (Ruiz Gimenez et Dionisio Ridruejo), et des groupes qui avaient surgi à l’extrême gauche du PCE telle l’Organisation Révolutionnaire des Travailleurs. Comme document de base, le PSOE et l'UGT présentaient une « Plateforme » dont le radicalisme stratégique – une grève générale appelée à faire tomber le franquisme et à imposer les libertés politiques et syndicales abolirait le capitalisme – devait composer avec le modérantisme tactique. En effet, on comprend bien que, principaux alliés des socialistes dans l’affaire, les démocrates-chrétiens étaient davantage enclins, plutôt que de souscrire à la révolution sociale, à prospecter la quantité de libéralisme qui pouvait être extraite d’un régime qui donnait tous les signes d’une crise. Plutôt que d’aspirer à la rupture, avec les risques d’aventures, il pouvait être plus judicieux de rechercher les voies d’un compromis de sortie du régime avec ce que l’on se plut à désigner comme formant les élites réformistes du franquisme. En 1971, Fraga Iribarne, quelque peu mis sur la touche par le gouvernement monochrome de l’Opus Dei, s’était prononcé pour une réforme du régime et une « ouverture » politique vers le centre, vers les oppositions modérées, démocrate-chrétienne et libérale. Autour de lui, un phalangisme réformateur, qui bénéficia du soutien du nouveau ministre des Travaux publics Silva Muñoz et de personnalités liées à la frange démocrate-chrétienne de l’Action catholique, tenta de prendre forme : en janvier 1973, une déclaration de 39 représentants de la classe politique adressée au chef de l’État et rendue publique dans la presse demandait à ce que fussent exploitées les « possibilités légales d’ouverture » contenues dans la loi car les problèmes ne pouvaient être attribués à la seule subversion. La répression ne pouvait être à leurs yeux la seule solution car il fallait prendre acte que la société espagnole n’était plus celle de 1940. Or, la nomination de Carrero Blanco comme chef du gouvernement en juillet 1973 montrait bien

que les voies du dialogue entre l’opposition modérée et les élites du régime n’étaient point encore dégagées. Bien que dix-neuf ministres fussent reconduits, le gouvernement de Carlos Arias Navarro (4 janvier 1974) comportait quelques ministres d'ouverture – Pío Cabanillas, Fernández Ordoñez, Marcelino Oreja et Landelino Lavilla – et parut moins marqué par l’influence de l’Opus Dei. Le discours du 12 février 1974 fut prononcé dans un « esprit d’ouverture » (aperturista), envisageant l’élection des maires, la participation « d’associations »… chaque fois que celles-ci ne seraient pas des partis politiques et dans le respect des lois fondamentales du royaume. Arias Navarro en effet parut vouloir établir une sorte de continuisme d’ouverture, préparant l’avenir en ménageant le présent. Ainsi proclama-t-il que « si le consensus national autour de Franco s’exprime par l’adhésion et la communion, le consensus national autour du futur du régime s’exprime sous la forme participative ». En fait, du gouvernement de Carrero Blanco à la mort de Franco, le franquisme demeura tel qu’en lui-même. Confrontée à l’inéluctabilité du « fait biologique » dont l'imminence se rapprochait et se manifesta à deux reprises avec les hospitalisations de Franco, l’oligarchie franquiste hésitait entre l’ouverture et la crispation réactionnaire. Incontestablement, le choix de « l’ouverture », sinon immédiate tout au moins prochaine – dès le décès de Franco – paraissait rationnel. Il correspondait au désir des classes dominantes les plus liées à l’Europe : d’un point de vue « culturel », sans doute, lorsque leurs membres pouvaient être amenés à apprécier la liberté de vie de leurs homologues européens ; mais surtout, du point de vue du capitalisme espagnol articulé à l’économie européenne, car les résidus de l’État national-syndicaliste aggravaient les inputs ; enfin, d’un point de vue politique et social. En effet, en même temps que l’immobilisme, l’enfermement dans la rhétorique fasciste – celle de Blas Piñar par exemple – et la répression s’avéraient incapables de venir à bout des mouvements ouvrier et autonomiste notamment, la crispation conservatrice risquait de provoquer une radicalisation de la petite bourgeoisie, de ces classes moyennes qui constituaient sinon l’ossature, en tous les cas bonne part de la chair du franquisme sociologique. Or le régime choisit au contraire la crispation réactionnaire. La révolution portugaise « des œillets » (25 avril 1974) résonna comme une

menace aux oreilles des inconditionnels du national-catholicisme (ceux que l’on allait appeler les membres du bunker) et d’une bonne partie du gouvernement. Tandis que dans Triunfo, sous un pseudonyme, Manuel Vázquez Montalbán saluait ces Espagnols qui, venus de Madrid, voire de Barcelone, se rendaient à Badajoz pour de là passer au Portugal voir un film ou acheter un livre interdits en Espagne et surtout « contempler le spectacle émouvant d’un peuple qui s'essaie à l'exercice de la liberté »27 , le quotidien phalangiste Arriba publiait le manifeste de José Antonio Girón de Velasco, l’ancien ministre proche de Franco, violemment hostile à la politique d’ouverture et s'en prenant particulièrement au ministre de l'Information Pío Cabanillas, accusé d’immoralisme (le ministre avait refusé la censure de la comédie française légère la Cousine Angélique) et de laisser se diffuser les discours outranciers de la presse étrangère à l’égard du 18 juillet. Franco, revenu aux affaires après son hospitalisation de juillet 1974, déclara être alarmé par la progression des communistes au Portugal et dénonça les « tentatives de destruction de la légitimité historique du 18 juillet afin de saper les racines du régime et de procéder à une révision totale des lois fondamentales » ; contre cette évolution, il fallait « défendre bec et ongles la victoire de 1939 ». À cet effet, il obtint en octobre 1974 le limogeage de Pío Cabanillas, de Marcelino Oreja et de nombreux hauts fonctionnaires comme Fernández Ordoñez, président de l'INI. Les partisans de l’ouverture (aperturistas) avaient perdu la main. En mai 1975, un méchant éditorial du quotidien catholique et monarchiste ABC fustigeait leur lâcheté morale (cobardia moral). L'éditorialiste dénonçait les rats quittant le navire et proclamait « son admiration, même sans partager toutes leurs idées, pour les franquistes et phalangistes qui actuellement continuent à défendre ces principes pour lesquels ils combattirent bravement dans la guerre et dans la paix » et à l’inverse voulait donner à connaître au lecteur « la honte » qui retombait sur « ces autres franquistes et phalangistes, hommes du régime, qui essayaient de dissimuler à présent ce qu’ils furent, reniant leurs convictions, se moquant des principes et des symboles à l’ombre desquels ils s’étaient enrichis pour faire montre désormais du désir de changement et pour continuer à manger à tous les râteliers ». Les réformistes ne pourraient que subsister dans le cadre des « associations d’études », tout juste autorisées ; leur stratégie fut alors… d’attendre la mort de Franco. La censure et la répression, qui n’avaient jamais cessé – le 2 mars 1974,

quelques jours à peine après la déclaration d’ouverture d’Arias Navarro, et malgré les protestations internationales, le militant anarchiste catalan Puig Antich avait été exécuté –, connurent une nouvelle vigueur. Plusieurs dizaines de locaux de presse et de librairies furent fermés, la notion d’activité subversive reçut une très large interprétation, des personnalités de l’opposition modérée furent arrêtées (Felipe Gonzalez, Nicolás Redondo, José Maria Gil Robles, Dionisio Ridruejo). Jusqu’à la fin du régime, des publications aussi anodines que Blanco y Negro purent être soumises aux foudres de la censure et se voir signifier au minimum amendes et suspension de publication. À l’encontre du mouvement ouvrier, la répression – plus de 5 000 révocations définitives le seul mois d’octobre 1974 – fut pourtant comme submergée par l’ampleur de la protestation qui s’amplifia tout au long de l’année 1974 : grève aux usines SEAT de Barcelone, appel à la grève générale en Catalogne, puis à l'appel de l'ETA au Pays Basque et en Navarre en décembre. Le ministre des Travaux publics, qui avait envisagé d’aménager une légalisation limitée de la grève, fut limogé. En janvier 1975, les candidats présentés par les CCOO emportaient haut la main les élections des délégués de personnel. Les vagues de grèves reprenaient de plus belle : à Barcelone, et à nouveau en Guipuzcoa et en Biscaye où l’état de siège sine die était proclamé en avril, donnant libre cours à une répression policière et militaire sans précédent depuis 1947. Les affrontements avec les forces de l’ordre provoquèrent à plusieurs reprises la mort de grévistes et manifestants. Comme jamais auparavant, les conflits du travail étaient des conflits d’ordre public. Parallèlement, l’ordre public était précisément visé par l’activisme armé du mouvement maoïste le FRAP (Frente Revolucionario Antifascista y Patriótico) et celui d'ETA, auxquels prétendait répondre le « contreterrorisme » d’extrême-droite des Guerilleros du Christ-Roi, du Bataillon Vasco-Español ou de la Triple AAA (Alliance apostolique anticommuniste) … avec la connivence de chefs des forces de sécurité et de l’État. Depuis l’exécution du chef de la police politique du Guipuzcoa en août 1968, l’organisation indépendantiste basque ETA s’était lancée dans la lutte armée à outrance contre l’État espagnol. En décembre 1970, à l’issue du « premier procès de Burgos », cédant aux protestations et manifestations menées dans le monde entier (en France, en Allemagne, à Moscou, à Pékin, en Amérique latine… jusqu’au pape qui envoya un télégramme implorant la clémence),

Franco avait commué la condamnation à mort par le tribunal militaire de six dirigeants en peine à perpétuité. L'ETA a su capitaliser une certaine sympathie que lui a value, au Pays Basque mais pas seulement, l’attentat spectaculaire et réussi contre Carrero Blanco, pour multiplier ses actions en 1974 (dont l’attentat contre une cafétéria où se réunissaient des policiers à Madrid en septembre 1974). S'autorisant de la lutte contre la subversion et du maintien de l’ordre public, le décret-loi du 27 août 1975 « contre le terrorisme » permettait la violation de domicile sans mandat et l’arrestation préventive sine die et sans contrôle judiciaire. Il signifiait en fait l’établissement d’un régime d’exception permanent qui renvoyait au système répressif des années 1940 : en la matière, ce seraient à nouveau les tribunaux militaires qui auraient à connaître des crimes et délits, les peines maximales devaient être prononcées et appliquées. Sous prétexte de lutter contre le terrorisme d'ETA, c'était toute l’opposition de gauche qui était visée. Le décret ne laissait d’ailleurs subsister aucun doute là-dessus en réitérant expressément l’interdiction du syndicat anarchiste CNT et du PCE et du PSUC mais aussi du PSOE, de l'UGT et du STV (syndicat des travailleurs basques) et d’autres organisations. Les objectifs du décret étaient clairs. Dans ses attendus, on espérait, une fois de plus, escompter les réflexes sécuritaires du franquisme sociologique en exposant que « le développement pacifique et progressif qui a caractérisé la vie espagnole durant près de quarante ans a irrité les organisations, groupes et individus qui préconisent la violence comme instrument de leurs machinations politiques ou de leurs pulsions antisociales » ; à ce compte, il semblait aller de soi « qu’aucun citoyen espagnol honnête et patriote ne saurait se sentir affecté par cette diminution de ses garanties constitutionnelles circonstancielles », car, « en tous les cas, ce petit sacrifice » serait « suffisamment compensé par la tranquillité et la sécurité que la paix sociale procurera à toute la communauté nationale ». Les stratèges du régime comptent une fois de plus sur les effets de la modernisation technique et le relatif consensus social à ce sujet pour réussir l’identification de l’essor économique et des transformations sociales avec le régime – ce qui est précisément la « fiche d’identité » dudit « franquisme sociologique » que les sociologues distinguent alors. À ce titre, en mêlant, dans les mêmes dispositifs de sauvegarde de la société, aux antisociaux que sont les activistes, ces ouvriers qui manifestent, ceux-ci ne sont pas des travailleurs réclamant l’amélioration de leurs conditions mais bien, comme en 1936,

comme en 1939, des rouges ivres de revanche28. C'est fort de cette stratégie que le deuxième procès de Burgos à l’encontre de cinq membres de l'ETA et du FRAP conduit bien, malgré la mobilisation sans précédent de la protestation internationale, à l’exécution des accusés, le 27 septembre. Alors que 13 États avaient rappelé leurs ambassadeurs, que le Mexique réclamait l’exclusion de l’Espagne de l'ONU et que la CEE envisageait même d’interrompre les relations commerciales avec un État décidément infréquentable, Franco parut au balcon du Palacio Real pour dénoncer, comme aux plus belles heures de la guerre, « le terrorisme et le complot communiste et franc-maçon contre l’Espagne » devant une foule de plusieurs centaines de milliers de personnes venue le soutenir. C'est plutôt dans le régime que grâce au régime que s’épanouit le desarrollo de l’Espagne. Une croissance d’ailleurs qui ne fut pas singulière en ces décennies « glorieuses » pour nombre de pays voisins. Au reste, si l’essor des années 1960 fut si spectculaire, c’est qu’il s’agissait de simplement rattraper un immense retard – économique, social et culturel – dû pour l’essentiel au coup d’État militaire du 18 juillet 1936 stoppant net tout le processus de modernisation entrepris depuis plus d’un tiers de siècle. Si l’Espagne des années 1950 avait bien des traits qui l’apparentaient aux pays latino-américains, et même si elle se trouvait derrière certains d’entre eux du point de vue des indicateurs économiques et sociaux, l’Espagne des années 1970 était déjà, comme le formulent à juste titre plus d’un analyste, un « pays européen ». Mais cette appréciation dépend beaucoup de l’échelle d’observation. Les inégalités sociales y étaient plus marquées que partout ailleurs en Europe : en 1974, 1 % de la population possédait 22 % de la richesse, tandis que 52 % se partageaient 20 % de cette « richesse nationale ». Les mutations de la vie quotidienne n’avaient pas touché partout : en 1975, encore 80 % des foyers de la province d’Orense n’avaient pas d’eau courante et 20 % des chefs de famille de celle d’Huelva étaient encore analphabètes. À côté de l’Espagne du desarrollo, concentrée dans les villes et dans les faubourgs des zones industrielles, il persistait une espèce de Lusitanie intérieure le plus souvent désertifiée et condamnée au sousdéveloppement économique, social et culturel29. Malgré tout, la croissance économique et les profondes transformations de la société espagnole avaient eu des répercussions politiques qui avaient mis le régime franquiste sous tension croissante à partir de 1966. L'âge

même de Franco avait pour conséquence que chaque année qui passait rapprochait de la fin du régime, du moins tel qu’il était. La majorité des Espagnols souhaitaient une transformation, qu’ils se déclarent, plus ou moins ouvertement, être de l’opposition ou qu’ils préfèrent une évolution à partir du régime lui-même. Une minorité – dont l’expression politique était le bunker – œuvrait au contraire pour que rien ne change. La crise du régime fut patente à partir de 1973. Cependant, dire que le franquisme était ébranlé en octobre 1975 ne signifie pas qu’il allait nécessairement prendre fin dans les semaines ou mois qui allaient suivre. Si l’Église s’est détournée, beaucoup de catholiques restaient attachés à la personnalité de Franco et au catholicisme intégriste de combat qu’il avait voulu imposer en Espagne. La haute fonction publique, la magistrature restaient fidèles. Surtout, malgré l’apparition en janvier 1975 d’une modeste Union militaire démocratique constituée par une centaine de jeunes lieutenants et capitaines, sévèrement sanctionnés, l’armée demeurait le pilier indestructible du régime, gardien de l’esprit de croisade, mais aussi vivier de recrutement de toute une série de postes dans la haute et moyenne administration, du personnel politique (elle a le monopole de ministères stratégiques, et fournissait le quart des procureurs aux Cortes), de cadres des entreprises publiques et privées. Dotée d’un extraordinaire esprit de corps, très hiérarchisée, elle contrôlait toujours la direction des deux principaux corps chargés de la répression (la police armée et la Guardia Civil). Enfin, ses principaux chefs n’hésitaient pas à dire que jamais ils ne laisseraient disparaître le régime et à menacer de représailles terribles quiconque en eût pensé autrement. Car, si, comme l’a joliment formulé Javier Tusell, le sentiment de la liberté avait poussé dans la société espagnole « comme des herbes à travers le pavé », on ne peut en déduire qu’il s’agit là d’une sorte d’effet en creux du caractère simplement « autoritaire » et non répressif du régime. On ne saurait assimiler le franquisme, même dans sa phase « technocratique » des années 1960 et 1970, à une sorte de bonapartisme espagnol. Qu’on le baptise fasciste ou totalitaire importe peu, chaque fois que l’on ne perd pas de vue que le franquisme fut essentiellement liberticide, que ses fondements idéologiques – ou ce qui en tenait lieu, étant donné sa pauvreté conceptuelle – étaient complètement étrangers au libéralisme politique et plus globalement à toute idée que le peuple, au sens démocratique issu de la Révolution française, eût quelque droit, fût-il entravé, à la souveraineté. L'opposition manifesta une belle vitalité mais, en fin de compte, laissa

également apparaître d’importantes faiblesses structurelles. Sans aucun doute, le rôle de l’opposition avait crû depuis 1970. Ce qui ne veut pas dire qu’elle fut en mesure de le mettre réellement en danger. Comme le souligne Javier Tusell, « ce qui est important, du point de vue historique, c’est que le régime fut capable de supporter cette opposition mais jamais de l’éliminer, y compris lorsqu’il employa les moyens les plus drastiques. Le rôle le plus important de l’opposition fut de maintenir en perpétuel état de tension le régime et de le priver de légitimité et de possibilités de survie après l’éventuelle disparition du dictateur. La simple existence d’une opposition obligea la classe politique à se poser la question d’une option réformiste, tandis que l’opinion publique se sentait attirée par elle, sans pour autant venir massivement grossir ses rangs »30. C'est bien la mort de Franco qui allait signifier et ouvrir la route de la démocratie, loin d’être dégagée. À la fin de 1975, au sein de l’appareil du pouvoir franquiste, si les ultras du type bunker étaient minoritaires, les « continuistes » plus (Fraga) ou moins (Arias Navarro) teintés d’esprit d’ouverture pensaient bien encore que l’essentiel pourrait être maintenu. Ce furent le mouvement social des Espagnols et les attentes des partenaires européens qui allaient convaincre précisément les « élites d’ouverture » que toute solution continuiste, quelle qu’elle soit, était invivable et, compte tenu de ce qui se passait au Portugal, terriblement risquée. Jusqu’à quel point étaient-elles prêtes à l’établissement d’une démocratie comme on pouvait l’entendre en France ou en Italie par exemple, au-delà d’un simple consensus démocratique de bon aloi ? C'est ce « substrat consensuel » qui allait marquer et la forme et le contenu de la « transition », mais sans que l’on ait pris la peine de le questionner. Au contraire. Le voile pudique recouvrant l’époque franquiste commençant à être levé, c’est ce passé qui resurgit aujourd’hui. 1 Pierre Broué et Émile Temime, La révolution et la Guerre d’Espagne, Paris, Minuit, 1961. 2 Julián Marías, « Meditaciones sobre la sociedad española », repris dans Ser español, Barcelone, Planeta, nouv. éd., 2000, p. 201. 3 Javier Tusell, Dictadura franquista y democracia, 1939-2004, op. cit., p. 163, indique que le texte fut largement rédigé par les experts de ces organisations eux-mêmes. 4 Fabian Estapé et Mercè Amado, « Realidad y propaganda de la planificación indicativa en España », in Josep Fontana, España bajo el franquismo, op. cit., p. 206-214 . 5 Javier Tusell, Dictadura franquista y democracia, op. cit., p. 166. 6 Gabriel Tortella, El desarrollo de la España contemporánea. Historia económica de los siglos XIX y XX, Madrid, Alianza, 1994 , p. 350.

7 Parmi une œuvre imposante, voir par exemple Enrique Fuentes Quintana, Las reformas tributarias en España. Teoria, historia y propuestas, Barcelone, Crítica, 1990. 8 « La economía española desde el Plan de Estabilización de 1959 : el papel del sector exterior », in Martínez Vara (dir.), Mercado y desarrollo económico en la España contemporánea, Madrid, Siglo XXI, 1986, p. 14 4. 9 Nous avons développé cette analyse dans Bilbao et la Biscaye : logiques d’un destin économique, XIXe-XXe siècles, à paraître. 10 Armando Fernández Steinko, Euskadi, callejón con salida, Barcelone, 2001. 11 Albert Broder, Le rôle des intérêts étrangers dans la croissance économique de l’Espagne 1787-1923, Lille, ANRT, 1981 et Albert Broder, Histoire économique de l’Espagne contemporaine, Paris, Economica, 1997. 12 Ramón Tamamés, Introducción a la economía española, 16 e édition, Madrid, Alianza, 1986. 13 Gabriel Tortella, El desarrollo…, op. cit., p. 350. 14 Étude citée par Carme Molinero et Pere Ysàs, dans Jesús Martínez, Historia de España Siglo XX. 1939-1996, Madrid, Cátedra, 2003, p. 181. 15 Horacio Capel, Capitalismo y morfologia urbana en España, Barcelone, Amelia Romero, 1975, p. 4 9-55. 16 Rapport cité par Juan Pablo Fusi dans José Jover Zamora, Guadalupe Gómez-Ferrer et Juan Pablo Fusi, España : sociedad, política y civilización, Madrid, Areté, 2001, p. 757. 17 Cité par Javier Tusell, Dictatura franquista y democracia, op. cit., p. 189. 18 Juan Pablo Fusi, España : sociedad, politica y civilizacion, op. cit., p. 754 . 19 Juan Pablo Fusi, España : sociedad, politica y civilizacion, op. cit., p. 764 . 20 García de Cortazar, Historia de España, Madrid, Alianza, 1998, p. 386. 21 Javier Tusell, Dictatura y democracia., op. cit., p. 239. 22 Andrès-Gallego, Historia de la historiografia española, Madrid, Encuentro, 1999, p. 324. 23 Carme Molinero et Pere Ysàs, op. cit., p. 215. 24 Javier Tusell, Dictatura y democracia, op. cit., p. 171. 25 Santos Juliá, « Origenes sociales de la democracía española », in Manuel Redevo, La transición a la democracía en España, 1996, p. 165-188. 26 J. Tusell, op. cit., p. 271-272. 27 Cité par Marie-Claude Chaput, « La révolution des œillets, espoirs et inquiétudes dans la presse espagnole », in Anne Dulphy et Yves Leornard, op. cit., p. 214 -215. 28 Carle Molinero et Pere Ysas, El régim franquista. Feixisme, modernitzacio i consens, Vic, Eumo, 1992. 29 Francisco Bustelo, La historia de España y el franquismo…, op. cit. 30 Javier Tusell, Dictatura franquista y democracia…, op. cit., p. 244 sq.

DEUXIÈME PARTIE Les Espagnols de la démocratie « Peut-on dire, en dernière instance, que sans cette vision d’une Espagne exceptionnelle, dangereuse, difficile à gouverner et instable, les choses se seraient passées avec la même normalité ? L'attente et la crainte du désordre ne furent-elles pas les principales causes de l’ordre ? Il y a ici un jeu profond et complexe d’interactions entre les futurs virtuels et le présent ; autrement dit : comment le futur virtuel fit le passé ? Et c’est bien davantage qu’une spéculation si l’on pense que sans la peur du futur le pactisme [la “rupture négociée” entre les élites du franquisme et l’opposition de gauche] eût été nettement moins efficace, moindre la volonté de consensus et plus difficile en somme le chemin vers l’aboutissement du processus constitutionnel. » 1

LA« TRANSITION » DU FRANQUISME À LA DÉMOCRATIE opéra assurément comme une prophétie qui se nie elle-même. En effet, la transition contraste avec l’image romantique de l’Espagne, un pays peuplé d’individus authentiques mais violents, anarchisants individualistes, peu enclins au dialogue ou à la tolérance, passionnés et impulsifs, un pays peuplé de bandoleros et de révolutionnaires, d’anarchistes d’un côté, de curés rebelles, d’inquisiteurs, de généraux et d’aristocrates fascistes de l’autre ; un pays où l’exceptionnel est la norme. Du rapport complexe entre champ d'expérience2 et « horizon d’attente », ce que tous attendaient (espéraient et/ ou redoutaient), et les Espagnols peut-être les premiers, c’était une période de violence qui reproduirait à la fin du XXe siècle celles du XIXe et du premier tiers du XXe siècle. Mais il se produisit « l’inespéré » (?). Les élites « pactisèrent », l’Église contribua à la pacification, l’armée demeura dans ses casernes (jusqu’en 1981), les masses se mobilisèrent dans l’ordre.

Un effet peut-être de la dynamique des classes moyennes déjà à l’œuvre en cette première moitié des années 1970. Ainsi, une enquête faite en 1980 sur plus de 1 500 travailleurs de la ceinture industrielle de Madrid indiquait que 55,7 % étaient propriétaires de leur logement, 60 % d’une automobile, et qu'un tiers disait appartenir à la classe moyenne3. Les Espagnols accélérèrent la mutation de leur niveau et de leur mode de vie entre 1975 et 1985, tout à fait homogène dès lors avec les standards et normes européens. Malgré l’instauration de l’État social (Estado del Bienestar) à partir de 1977, les Espagnols disposent de services publics et d’un régime de protection sociale inférieurs à la moyenne européenne. Une situation sociale qui s’explique pour une large part par un régime fiscal, hérité du franquisme et à grand-peine à peine amélioré sous le gouvernement d’Adolfo Suárez et les premiers gouvernements socialistes, marqué par des faiblesses structurelles notoires (l’impôt sur les revenus des personnes physiques, perçu à 83 % sur les salaires, ne représente que 7,1 % du PIB en 2002 contre 9,9 % en moyenne dans l’Union européenne. Ainsi, à ceux qui voient les Espagnols comme appartenant pour l’essentiel à une vaste classe moyenne aux contours indéfinis, et auxquels n’échapperaient qu’une très petite frange supérieure d’une part et qu’un dixième, marginalisé, de la population d’autre part, certains auteurs opposent les 30 à 35 % bénéficiant des revenus les plus élevés aux 65 % du monde populaire. Ceux-là donnent le ton des grands débats politiques et médiatiques en même temps qu’ils sont les principaux consommateurs de biens et de services privés, y compris dans la santé et l’éducation. Ceux-ci (les ouvriers, employés et les couches médianes et inférieures des classes moyennes) sont nettement plus soucieux du maintien des services publics, parce qu’ils les utilisent, qu’attentifs à la réduction des impôts réclamée par les premiers4. En 1978, les Espagnols se dotaient d’un régime démocratique qui avait conservé son roi : ce qui n’avait rien de particulier dans une Europe où les monarchies parlementaires sont nombreuses ; ce qui, malgré tout, n’était pas inscrit d’avance dans un pays où les reines et les rois n’avaient jamais joui d’une popularité unanime, tant s’en faut. Ils se dotaient surtout d’un type fort singulier de définition et d’organisation de l’État : « l’État des autonomies » qui entendait articuler l’unité nationale, indissoluble, et les aspirations et revendications provinciales et régionales. Malgré quelques tiraillements, « l’Espagne des régions » ne menace ni l’intégrité de l’État ni le sentiment

d’appartenance à une même « communauté nationale » : au contraire ce sont les instances de gouvernement de certaines « communautés autonomes », comme l’Extrémadure, que l’État reçoit les appels à la plus grande vigilance à l’égard des velléités « sécessionnistes » des nationalités historiques en Galice et surtout en Catalogne et en Euskadi (Pays Basque). Les tensions se sont exacerbées entre ces territoires et l’État central et le reste des Espagnols, mais aussi à l’intérieur des territoires entre ceux qui se considèrent d’abord comme Espagnols (notamment en Catalogne les immigrés d’Andalousie ou de Murcie, au Pays Basque ceux du nord de la Castille) et ceux qui se considèrent d’abord, voire exclusivement, comme Galiciens, Catalans ou Basques. Deux questions particulièrement aiguisent les enjeux. La question linguistique d’une part : conformément à la Constitution, il existe dans ces territoires (et aux Baléares et dans la communauté de Valence) deux langues officielles l’espagnol-castillan et, selon les cas, le galicien, le basque (euskera) et le catalan ; or, la politique des nationalistes vise à développer l’emploi général de leur langue aux dépens du castillan. Si, compte tenu des difficultés inhérentes à l’apprentissage de la langue, l’euskarisation de l’Euskadi est moins poussée, la catalanisation de la Catalogne provoque les protestations et la colère du reste de l’Espagne. Les préventions à l’encontre des Catalans ont redoublé lorsque ces derniers ont voté en 2003 la remise en cause du statut de 1979 pour l’obtention d’un nouveau statut qui leur permettrait de retrouver celui dont ils avaient bénéficié entre 1931 et 1939 et leur assurerait notamment l’autonomie fiscale sur le modèle de l’autonomie fiscale de la Navarre et du Pays Basque. Or, plus encore qu’avec les Catalans, c’est sans doute avec les Basques que les tensions sont extrêmes. D’une manière générale les Espagnols s’impatientent de l'existence de l'ETA, plus de trente ans après la mort de Franco et soupçonnent le PNV d’entretenir des relations coupables avec les indépendantistes. Le Parti populaire, au pouvoir, avait fait de la lutte contre le terrorisme basque son cheval de bataille, en déployant à cet effet des moyens policiers considérables et un arsenal juridique qui aboutit au vote d’une loi sur les partis politiques permettant d’interdire l’organisation d’Herri Batasuna, dotée de nombreux élus et disposant d’une base sociale et électorale notable en Biscaye et surtout au Guipuzcoa. Bien que les socialistes eussent voté en 2003 cette loi, que le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero eût maintenu l’interdiction et l’eût même étendue au début de 2008 à deux autres organisations de la gauche abertzale (patriote),

dans l’opposition, le PP n'a cessé de faire de la « question basque » dans tous ses aspects – terrorisme, plan Ibarretxe sur la souveraineté de la nation basque – un enjeu politique contre les socialistes qu’il accuse de laxisme sinon de complicité. C'est là sans doute le volet le plus important de cette sorte de crispation qui semble s’être emparé de la vie politique et surtout, au-delà, de la société espagnole depuis quelques années et dont les points de fixation sont les lois « sociétales » et les lois « mémorielles » du gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero.

CHAPITRE 3 Les Espagnols de la Transición LA MORT DE FRANCO OUVRE BIEN DAVANTAGE qu’une étape nouvelle de l'histoire de l’Espagne et des Espagnols. Ce n’est pas seulement le dictateur qui disparaît, mais, au terme d’un mouvement concentré sur quelques années, un régime politique. C'est ce mouvement, aux caractéristiques somme toute singulières, qui fut appelé « transition ». Sa délimitation chronologique peut varier. Si l’on s’en tient au processus politique et institutionnel, la « transition » court sur quelques mois : de novembre 1975 jusqu’à juin 1977 – les premières élections libres depuis 1936 – ou 1978 – l’adoption et le vote de la Constitution. À cette date, l’Espagne a changé de régimes institutionnel, politique et civique : la disparition du dictateur a permis que se déploie enfin, en quelques mois, un véritable espace public au sens d’Habermas. Toutefois, bien des commentateurs considèrent que le nouveau régime n’a véritablement été trempé dans l’épreuve qu’après sa réponse à la tentative de retour en arrière du 23 février 1981 et après l’alternance politique réussie de 1982 signalée par la victoire, non contestée par la droite, des socialistes, cependant que nombre de lois et réformes sociales destinées à poser les assises d’une société nouvelle, selon les canons de la modernité européenne – la loi sur le divorce par exemple – datent de cette époque. C'est pourquoi bien des études sur la transition embrassent la période 1975-1982. Enfin, si l’on modifie quelque peu la focale pour prendre du champ et observer non seulement le processus dans sa dynamique mais également l’aboutissement de certaines mutations, qui en certains domaines – notamment culturels et sociaux – furent de véritables métamorphoses, il est loisible de pousser la réflexion jusque vers le milieu des années 1980. La date de 1986 offre alors un repère commode, puisque ce fut cette année que les Espagnols devenaient, institutionnellement... Européens. On le voit, chaque périodisation a sa logique propre, parfaitement

défendable, et on ne saurait ici en privilégier l’une plutôt que les autres. Plus simplement, du point de vue qui est le nôtre dans cette réflexion sur les Espagnols depuis la guerre, une observation relativement ample, sur une dizaine d’années, permet de mieux témoigner et de l’intensité avec laquelle les contemporains ont pu vivre les « événements » des premiers mois et les « mutations à long terme » – parfois de véritables inflexions anthropologiques – dont la Transición fut le facteur, mais aussi le signe et dans une certaine mesure la conséquence. La transition politique : l’exemplarité espagnole « Jusqu’à présent le monde politique espagnol avait tourné autour de la figure du général Francisco Franco et à partir de maintenant s’ouvre une nouvelle étape de l’histoire nationale où tout devient possible parce que le futur est désormais entre nos mains […] Il faut maintenant oublier les rancunes et les souvenirs, il faut regarder vers l’avant, il faut réinventer la modération et la civilité, il faut proclamer à tous les vents que ce pays est viable, qu’il est capable de se gouverner lui-même et même d’être heureux. Dans le deuil du monde qui s’achève, nous cueillerons les fruits du monde qui commence. » 5

Cet éditorial du quotidien Diario 16, publication emblématique de la presse critique des derniers temps du franquisme, du 23 novembre 1975 dit haut et fort l’importance de « l’événement historique » que fut la mort du dictateur. Si, en effet, on l’a vu, le changement social à l’œuvre à l’étape du desarrollismo avait généré puis amplifié de fortes aspirations au changement politique, rien ne fut possible – il convient d’insister – avant que le « fait biologique » n’advînt. Il ne faut pas oublier de rappeler que l’annonce du décès de Franco fut accueillie par une part des Espagnols avec tristesse : en témoignent les centaines de milliers de personnes assistant à ses funérailles. Pour d’autres, en revanche – la majorité –, celle-ci l’a été avec soulagement mais aussi quelque inquiétude quant à la tournure qu’allaient pouvoir prendre les choses après la disparition de celui qui avait « tenu » l’Espagne durant tant d’années. Une inquiétude qui n’était pas totalement absente également de l’esprit d’une bonne part de ceux – les Espagnols de l’exil bien entendu mais pas seulement – qui avaient heureusement accueilli la nouvelle. Cette

inquiétude, finalement un sentiment plus que largement partagé, fût-ce pour des raisons diamétralement opposées, se fondait sur l’idée sinon forgée, tout le moins régulièrement alimentée du vivant de Franco, que les Espagnols étaient naturellement enclins aux passions fratricides et que seul un pouvoir fort pouvait éviter que celles-ci ne dégénèrent en conflit ouvert. Une idée, au demeurant, reprise sans plus d’analyse par presque toute la presse étrangère. Quelques années plus tard, au contraire, et définitivement après le 23 février 1981, la même presse semblait ne pas trouver de termes assez laudatifs pour qualifier les conditions dans lesquelles la démocratie s’était installée en Espagne (en oubliant volontiers que ce pays avait déjà connu des expériences démocratiques au XIXe siècle comme durant le premier tiers du XXe siècle), la modération des leaders politiques et l’intelligence du roi. La transition démocratique était devenue un modèle. L'invention de la « rupture négociée » On a vu que la succession du chef de l’État était prévue de longue date. La Ley de Sucesión de 1947 avait déclaré que l’Espagne était un royaume et prévoyait un conseil de régence ; la désignation du petit-fils d’Alphonse XIII, Juan Carlos, en 1969, laissait augurer que selon les propres termes du « caudillo » tout était ficelé et bien ficelé (« atado y bien atado »). Lors de son couronnement, Juan Carlos jurait de respecter les lois fondamentales du royaume et de garder sa loyauté aux principes du Movimiento national (« Juro por Dios y sobre los Santos Evangelios cumplir y hacer cumplir las Leyes Fundamentales del Reino y guardar lealtad a los principios que informan el Movimiento Nacional »). Sans doute, poursuivaitil en assurant que « l’institution qu’il personnif[iait] intégrait tous les Espagnols » et que tous devaient savoir que le « futur serait fondé sur un réel consensus de concorde nationale » (« nuestro futuro se basara en un efectivo consenso de concordia nacional »). Cela, en fait, ne préjugeait en rien de ce que seraient la nature et le contenu de la nouvelle monarchie espagnole, d’autant plus que le discours exprimait ses remerciements et son admiration à la « figure exceptionnelle » de Franco. C'est assez montrer, nous semble-t-il, que l’on ne peut croire que de tout temps Juan Carlos avait le projet d’établir la démocratie en Espagne, qu’il faut se méfier des illusions rétrospectives et que l’on ne saurait inférer du rôle de Juan Carlos

dans la transition démocratique ses positions de 1969, voire de 1975. C'est rappeler que la légalité de la couronne procédait de la loi de 1947, rédigée par les vainqueurs d’une guerre qui avait mis fin au régime légal alors en place et que le rôle de Juan Carlos fut d’abord dynastique. Javier Tusell, que l’on ne saurait soupçonner d’antipathie, souligne à juste titre que ce ne fut pas l’institution monarchique qui légitima la démocratie mais bien plutôt le contraire6. Au demeurant, contrastant avec les concerts de louanges qui lui seront décernés bien plus tard, après la journée du 23 février 1981 notamment, les appréciations portées sur la personne du roi en 1975-1976, tant dans la presse espagnole que dans la presse étrangère, sont dubitatives. La reconduction de Carlos Arias Navarro signifie-t-elle la continuité ? Jusqu’où un changement conduit par un dirigeant du Movimiento, Adolfo Súarez, peut-il aller ? L'échec du continuisme « ouvert » (ou pseudo-réformisme) de Carlos Arias Navarro, décembre 1975-juillet 1976 Alvaro Soto distingue parmi les diverses positions en présence à la mort de Franco cinq grandes attitudes : les continuistes, les pseudo-réformistes, les réformistes, les rupturistes, les révolutionnaires7 . En fonction de leur réelle présence dans ce qu’il appelle la « société civile » et des instruments politiques à leur disposition, il estime que la première et la dernière de ces catégories ne pouvaient jouer qu’à la marge et ne représentaient en aucun cas une option possible. Il s’agit assurément d’une classification simplificatrice, dont on peut contester le nominalisme et qui peine à rendre compte des nuances. Mais elle a le grand mérite de la clarté et permet de mieux et rapidement repérer les scansions d’une histoire-récit de la transition démocratique en Espagne fort complexe. La décision de nommer le 4 décembre Carlos Arias Navarro à la tête du gouvernement et Torcuato Fernández Miranda, professeur de droit constitutionnel, phalangiste convaincu, ancien vice-président du gouvernement de Carrero Blanco, comme président des Cortes, donnait incontestablement des gages aux partisans de la continuité. En effet, l’objectif d’Arias Navarro n’était en aucune façon de réaliser quelque « transition » que ce fût. En novembre 1975, pour l’appareil d’État, la question était de savoir si le franquisme sans Franco était possible. À ceux qui

rêvaient d’un retour aux origines de la révolution national-syndicaliste et aux partisans du renforcement de la dictature (le bunker), le chef du gouvernement opposa simplement un aménagement du régime, la disparition des emblèmes et de la rhétorique national-catholique la plus exaltée, encore très visibles, et une timide ouverture s’arrêtant aux limites étroites de ce qui avait été un temps imaginé sous Franco, comme support politique du « franquisme sociologique » : on n’envisagea même pas de discussions avec l’opposition, même modérée. Le maître d’œuvre de ce qui, selon ses propres mots, ressortait de la « réforme dans la continuité » fut Manuel Fraga, désormais ministre de la Gobernación (Intérieur), tandis que pour Arias Navarro les choses paraissaient claires : on ne réforme que ce que l’on veut conserver, autrement dit, changer un petit peu pour conserver beaucoup. En somme, un faux changement, le vrai immobilisme. Une commission mixte composée de ministres et de membres du conseil national du Movimiento fut chargée d’une « réforme politique » qui se borna à de vagues propos sur l’existence possible de deux assemblées et proposa en mai la liberté pour les associations syndicales. Le ministre des relations syndicales, le phalangiste Martin Villa, présentait un « projet de réforme syndicale » qui visait à garder la vieille structure de l’organisation syndicale tout en y intro- duisant une certaine pluralité à la base accordant un rayon d’action aux syndicats illégaux et prévoyant leur légalisation… mais à l’intérieur de l’Organisation syndicale espagnole. Le projet d’ailleurs peu soutenu par Arias Navarro se heurta à la méfiance des organisations syndicales ouvrières encore illégales qui refusaient de participer au renouvellement du syndicalisme officiel. Elles n’interprétaient pas la réforme proposée par Martin Villa comme un indice d’ouverture mais comme « la preuve évidente de la faiblesse du régime face à l’offensive du mouvement ouvrier ». La conflictivité sociale reprit en effet une extrême vigueur après la mort de Franco. Pour le seul mois de janvier 1976, les manifestations mobilisèrent presque autant de monde que pour toute l’année 1975. Une grève générale fut décrétée à Sabadell en Catalogne ; 500 000 ouvriers de la grande couronne industrielle de Madrid cessèrent le travail ; au Pays Basque surtout, toujours en état d’exception, et alors qu’il y avait plus de 700 000 grévistes le 3 mars, cinq ouvriers furent tués à Vitoria au cours d’affrontements avec les forces de l’ordre (les affrontements avaient déjà

causé un mort à Alicante, à Tarragone, à Basauri dans la banlieue de Bilbao). Le mouvement se propagea dans les Asturies, à Valence, à Séville, en Navarre, notamment. Les revendications touchaient les salaires pour une part, mais il s’agissait également d’obtenir l’annulation du projet concernant la réforme syndicale et plus largement l’établissement d’une réelle liberté syndicale… et politique. Bien que le PCE et les CCOO aient dû renoncer à organiser la grève générale à l’échelle du pays, la journée du 1er février 1976 donnait cours à d'impressionnantes manifestations dans toute l’Espagne réclamant l’amnistie. À ce moment encore les organisations syndicales, illégales, étaient en phase avec l’opposition démocratique, toujours illégale également : toute attitude d’entente avec le régime, fût-il prétendument « ouvert » était réprouvée, de la même manière qu’était rejetée à cette époque la monarchie. Ainsi, pour l'UGT les soi-disant réformistes du régime n’étaient que les « pseudo-libéraux du régime fasciste » et la démocratie ne pourrait être restaurée qu’à partir de la « rupture provoquée par les forces démocratiques de l’opposition, en brisant la coquille creuse et malodorante de la monarchie continuiste de Juan Carlos »8. Selon Martin Arce ce fut la dynamique créée par les mouvements de grève qui contribua à raffermir la mobilisation politique de l’opposition démocratique : « Les partis, encore illégaux, se présentaient publiquement dans les conférences de presse, les syndicats célébraient leurs réunions dans les églises et dans les locaux du syndicat vertical, le monde de l’art et de la culture se déclarait contre la culture officielle, l’université échappait à tout contrôle, les associations de voisins multipliaient les pétitions et les actions de protestation. »

Pourtant, passé le mois de mars 1976, il apparut aux observateurs les plus avisés que l’opposition de gauche avait laissé passer l’occasion d’imposer une véritable rupture avec le franquisme. La répression de Vitoria venait de faire basculer bien des rangs du « franquisme sociologique » qui retirèrent leur soutien passif au gouvernement, d’autant plus que ni Arias Navarro ni même Fraga, qui du temps de Franco apparaissait comme l’expression de la mutation du régime,

ne levait les ambiguïtés au sujet du droit d’association politique, au risque d’aliéner au régime les secteurs conservateurs des bourgeoisies basques et catalanes, déjà travaillés par la propagande des partis nationalistes démocrates-chrétiens. Enfin, l’autoritarisme d’Arias Navarro qui réaffirmait sans cesse que le gouvernement ne pouvait être soumis à la pression et que c’était à lui seul d’élaborer « dans les bureaux officiels » les réformes opportunes semblait désormais, précisément, d’une autre époque. Nonobstant, l’ampleur et la vigueur du mouvement montraient que le gouvernement peinait à contrôler la situation. L'opposition réussit à démontrer que la réforme Arias-Fraga, qui s’obstinait à imaginer toutes sortes de formules autour d’une vague « démocratie à l’espagnole » dont les fondements seraient conformes au génie national et qui excluaient toute idée d’une légalisation du parti communiste et des formations autonomistes – c’eût été là affaiblir la légitimité du 18 juillet – n’était que l’habillage au goût du jour de la volonté de maintenir au pouvoir la même classe politique. En revanche, elle ne parvint pas à peser de manière décisive sur le cours politique. Sans doute s’essaie-t-on à un rapprochement entre la Plataforma de convergencia democratica et la Junta democrática fusionnant à la fin du mois de mars dans la Coordinación democratica (dénommée plaisamment « Platajunta »). Or, paradoxalement, la proclamation de cette unité de l’opposition démocratique ne conduisit point au raffermissement de la stratégie de « rupture ». Au contraire. La rupture avec le régime installé par la force en 1936-1939 supposait et impliquait au moins l’instauration d’un gouvernement provisoire et la convocation d’élections constituantes. La mobilisation de masse réanimée depuis la mort de Franco devait servir à imposer ce programme. Cela avait été clairement le programme de la Junta. Or, au sein de la nouvelle Coordinación, bien qu’en principe toujours républicains et donc « rupturistes », les socialistes du PSOE et l'UGT (qui en avril bénéficiait d’une étonnante tolérance de fait des autorités pour célébrer son congrès en Espagne alors que Marcelino Camacho, leader des CCOO était à nouveau incarcéré) s’alignèrent sur les positions, dites pragmatiques et rationnelles (« la opción más racional »), des démocrates-chrétiens et des nationalistes basques modérés du PNV. Pour parvenir à la démocratie, on préférerait l’ouverture de négociations avec le gouvernement (et le roi : ces dernières tenues secrètes) à la mobilisation de masse. C'était là sans doute

attitude prudente, alors que les bruits de bottes des généraux faisaient craindre « l’involution » et que l’extrême-droite n’avait pas désarmé (ainsi en mai lorsque les carlistes de Carlos-Hugo qui avait rejoint, on l’a dit, la Junte démocratique, sont attaqués à l’arme lourde par les Guerilleros de Cristo Rey et laissent deux morts sous le regard impassible de la Guardia Civil). C'était également réduire l’influence et le rôle des CCOO et du PCE dans le processus de sortie du franquisme. La direction de ce dernier, d’ailleurs, tout en ne renonçant pas à l’action de masse, fut contrainte, de crainte de marginaliser le parti et au risque de divisions profondes en son sein dont les conséquences lui seront fatales, de se rallier à cette curieuse idée de la « ruptura pactada » (rupture négociée), qui circulait avec davantage de vigueur chaque jour dans l’entourage du roi et de nombre de responsables de l’opposition modérée. Pour celle-ci, il n’est en somme plus question de rupture ; visiblement elle se rapproche des réformistes issus du régime. Changer pour ne pas rompre : le gouvernement d'Adolfo Súarez jusqu'aux élections de juin 1977 C'est le roi qui désormais prend la main. Il est en train de construire sa popularité en effectuant des voyages dans des régions peu acquises a priori à la cause monarchique, comme la Catalogne, l’Andalousie ou les Asturies. Parallèlement, le ministre des Affaires étrangères José María de Areilza, qui a prorogé, en les rendant plus avantageux pour l’Espagne, les accords de 1953, lui a préparé une visite officielle aux États-Unis. Dans une interview accordée à Newsweek précédant cette visite, le roi prit ses distances avec le chef du gouvernement. Aux congressistes de Washington, Juan Carlos affirma que la volonté de la couronne était de garantir l’accès au pouvoir de quelque force politique que ce soit « selon les désirs librement exprimés du peuple espagnol ». Tout autant qu’Henry Kissinger, très inquiet que l’Espagne ne connût une situation à la portugaise, les élites du tardo-franquisme technocratique se sont persuadé que la pseudo-réforme concoctée par Arias Navarro et Fraga n’était pas viable (l’organisation syndicale phalangiste était complètement vermoulue par exemple ; on ne pouvait pas accorder une liberté de la presse trop ouvertement sélective) et offrait de trop beaux motifs de mobilisation à

l’opposition populaire. Le chef du gouvernement présentait sa démission le 1er juillet 1976. D’abord, la nomination d’Adolfo Súarez surprit. Elle déçut les démocrates car Súarez ne présentait en ce sens aucun état signalé de services. Empêché de nommer José Maria de Areilza à cause du refus des hiérarques du régime, le roi avait choisi un représentant typique de la troisième génération du phalangisme liée à l’Action catholique, à la fois moins intégriste du point de vue religieux et moins libérale du point de vue économique que l’Opus Dei (représentée par López Bravo également pressenti pur le poste) et moins arc-boutée sur le nationalisme et l'interventionnisme que les phalangistes historiques. Encore peu connu, avant d’être ministre dans le précédent gouvernement (où il s’était fait remarquer en s’opposant au marquis de Villaverde, gendre de Franco et l’une des principales figures du bunker), Súarez avait été gouverneur civil de Ségovie et directeur général de la Radio-Télévision. Bien que réellement décidé au changement, Súarez, qui contrairement à Arias Navarro, bénéficiait de la confiance totale du roi, entendait que celuici se fasse sans rupture de la légalité en vigueur. L'objectif était de faire comprendre à tous que le succès de ce qui devenait désormais une « transition vers la démocratie », impliquait que l’appareil administratif ne fût point détruit et que fussent maintenus et garantis et les intérêts corporatifs des fonctionnaires, civils et militaires, et les intérêts économiques de la propriété. C'est à partir de la réforme des institutions héritées du franquisme, et non par leur destruction soudaine, que l’on devait s’engager dans la voie de la démocratie libérale. Le gouvernement de Súarez est encore très largement fondé sur les cadres franquistes, mais les cadres de deuxième niveau (un seul de ses ministres, l’amiral Pita da Veiga, avait été ministre de Franco), les plus jeunes (44 ans de moyenne) et sans contexte les moins fascistes : Osorio, le vice-président, Landelino Lavilla le ministre de la Justice et Marcelino Oreja, venaient des milieux catholiques influencés par Vatican II. Afin de ne pas heurter de front les militaires (un seul haut gradé, le général Guttiérez Mellado, n’a pas condamné l’évolution en cours depuis la mort de Franco !), Súarez procède avec une extrême prudence : le pouvoir de fait des Forces Armées, largement autonome du pouvoir civil, est ménagé. Parallèlement, dès le 6 juillet, il entame des discussions discrètes avec une partie de l’opposition

dont le démocrate-chrétien Gil Robles avant de rencontrer Felipe González qui essaie d’obtenir une négociation directe tenant à l’écart le PCE9. La nonlégalisation du parti communiste était d’ailleurs la condition absolue formulée par les chefs militaires à l’acceptation, à contrecœur, du projet de Loi de Réforme politique que Súarez leur expose au début de septembre 1976. Plutôt que de multiplier les réformes au risque de multiplier les affrontements avec le bunker comme de donner à l’opposition des moyens d’expression renouvelés, l’idée est de confectionner après la réforme du Code pénal indispensable préalable, une seule loi, que l’on ferait voter aux Cortes, mais qui impliquerait la disparition de ceux-ci et de fait le remplacement d’un régime politique par un autre. Le 18 novembre le président des Cortes Torcuato Fernández Miranda opérait une sorte de miracle légal en expliquant aux procuradores que les lois fondamentales du régime étaient à la fois « immuables » et « réformables » : la majorité habituée à l’obéissance, le groupe Fraga neutralisé par l’espoir de la conservation des postes, sur 531 procuradores, 425 votèrent pour la réforme, 59 contre, dont 15 militaires et parmi eux les sept lieutenant-généraux du royaume, 13 s’abstinrent et 34 ne prirent pas part au vote. Le projet instituait deux chambres – un Congrès des députés de 204 membres élus au suffrage universel et à la proportionnelle et un Sénat de 350 élus au scrutin majoritaire et de 40 sénateurs nommés par le roi. Ces deux chambres auraient comme mission de rédiger une Constitution et le roi disposerait du droit de convocation du peuple par référendum. En prévoyant l’organisation d’élections générales pour des Cortes constituantes, le gouvernement coupait l’herbe sous les pieds de l’opposition. L'opposition de gauche tenta de réagir en appelant à la grève générale le 12 novembre : le succès relatif (près d’un million de manifestants) fut insuffisant pour faire tomber le gouvernement. La riposte dans les urnes était pour l’opposition perdue d’avance. En effet, le référendum prévu le 15 décembre ne posait pas aux Espagnols la question de la monarchie ou de la république mais leur demandait s’ils approuvaient les réformes présentées. Sauf à l’extrême-droite, comment ne pas approuver les réformes ? Tandis que les démocrates-chrétiens laissaient le libre choix du vote, les socialistes et les communistes appelaient, mais sans trop y

croire, à l’abstention, car comme le disait le slogan communiste : « Si votas sí, se quedan, y si votas no, no se van » (« Si tu votes oui, ils restent et si tu votes non, ils ne partent pas. ») Le taux de participation atteignit 77 % (sauf au Pays Basque où il ne dépassa que de peu les 50 %), et il y eut seulement 2,6 % de votes négatifs et 4 % de bulletins blancs. L'opposition était piégée tandis que le gouvernement interpréta le vote en faveur de ses réformes comme approbation de la monarchie constitutionnelle. En janvier 1977, Súarez officialise ses discussions avec une représentation des partis de l’opposition, appelée commission des neuf, tandis que la mobilisation sociale ne faiblit pas. Au contraire. Dans un contexte de grèves dures, notamment dans l’enseignement et les transports privés, la violence politique et sociale, qui n’avait jamais cessé de se manifester lors des affrontements entre grévistes et forces de l’ordre, s’intensifie au point que l’on a parlé de la « semaine sanglante de janvier 1977 ». La tension politique était en fait montée d’un cran quelques jours avant le référendum avec l’enlèvement d’Antonio Oriol de Urquijo, président du Conseil d’État, par le GRAPO. Les événements de la fin du mois de janvier, dramatisés par les différents acteurs politiques et par la presse, furent vécus et présentés comme une grave menace pesant sur le processus de démocratisation en cours : le 23 janvier, un étudiant, Arturo Ruiz Garcia, est tué par balles par des extrémistes de droite lors d’une manifestation réclamant l’amnistie ; le lendemain, 24 janvier, le général Emilio Villaescusa est enlevé par le GRAPO ; dans la journée, une étudiante, María Luz Najera, est tuée par une grenade lacrymogène lancée par la police lors d’une manifestation de protestation conte la mort d’Arturo Ruiz ; le soir, dans le quartier d’Atocha à Madrid, des avocats du travail liés aux CCOO et au PCE sont collés contre un mur et mitraillés par un commando d’extrême-droite (cinq morts quatre blessés très graves) dont on apprendra plus tard qu’ils sont liés au syndicat vertical des transports madrilènes, alors en grève. La réaction du gouvernement est de réactiver le décret antiterroriste pris durant les derniers mois du franquisme. Le surlendemain, le 28 janvier, un nouvel attentat du GRAPO cause la mort de trois policiers : le gouvernement suspend pour un mois les articles 15 et 18 du Fuero de los Espanoles, mais l’enterrement des policiers est l’occasion d’une démonstration de force et d’hostilité des ultras : vivats à la Guardia Civil et à Franco, saluts fascistes et Cara al Sol, exhibition des jougs et flèches, slogans hostiles aux communistes, aux francs-maçons et au gouvernement

accusé de trahison. Le ton de la presse, du gouvernement, de l’opposition, est celui du tragique. Le spectre de la guerre est agité par à peu près tous les acteurs : on parle de crise nationale, de complot contre la démocratie. La presse de gauche tout juste née feint de craindre le risque d’une évolution à l’argentine, du risque d’un coup d’État réitérant le 18 juillet ; à droite (ABC) on dénonce le désordre créé par les communistes, fauteurs de guerre en 1977 comme en 1936 ; les rumeurs courent notamment sur les GRAPO : manipulés par l’extrême-droite pour les uns, bras armé des communistes, agents du KGB, pour d’autres, voire de la CIA. Or, comme l’a établi Sophie Baby, tout le monde – la police, qui avait arrêté plusieurs membres, le gouvernement qui négociait en secret la libération des personnalités enlevées, et même l’opposition, dont certains leaders avaient côtoyé en prison les jeunes membres du GRAPO –, pouvait savoir qu’il ne s’agissait que de quelques dizaines de jeunes gens exaltés10. Pourquoi alors ces rumeurs ? Selon Sophie Baby, tout le monde pouvait d’une certaine façon tirer un certain profit politique de la dramatisation. Pour les héritiers du franquisme, c’était montrer que la libéralisation déchaînait la terreur et c’était pouvoir réclamer le retour à l’autorité en rappelant que les manifestations durant lesquelles les étudiants avaient été tués étaient interdites. Pour l’opposition démocratique, c’était l’occasion de réclamer un gouvernement d’union nationale et donc d’accéder à une parcelle du pouvoir. Pour le PCE en outre, au premier chef visé par la violence, c’était obtenir sa reconnaissance de fait ; après d’intenses négociations entre le doyen du Collège des avocats de Madrid et le gouvernement, qui préférait une cérémonie privée, le parti (toujours illégal) prit en charge l’organisation du convoi funéraire en encadrant dans le calme le défilé de plus d’une centaine de milliers de personnes parmi lesquels Santiago Carrillo (toujours sous mandat d’arrêt) et plusieurs dizaines de milliers de militants défilant en silence, sans slogans réclamant la justice populaire, simplement avec des œillets rouges à la boutonnière et le poing levé : c’était la première apparition au grand jour des communistes depuis la guerre et c’était montrer que les communistes n’étaient pas ces monstres sanguinaires que la presse du régime dénonçait sans relâche depuis plus de 35 ans ; pour tous, comme pour le quotidien catholique Ya : le jour de l’enterrement fut celui de la légalisation de fait du parti communiste. La dramatisation des événements de la semaine sanglante a servi

également à montrer le « consensus citoyen » selon les termes mêmes du communiqué du gouvernement civil de Madrid. Attitude traduite dans le communiqué commun signé par 19 partis, y compris le PCE, intitulé « appel à la sérénité et à la responsabilité » qui affirmait la volonté commune de défendre la démocratie au-delà de toute « différence idéologique ». En fait comme le montre Sophie Baby le plus grand sacrifice venait de l’opposition qui appelait ses sympathisants à ne pas manifester afin d’éviter les provocations. Elle souligne « ce paradoxe remarquable » selon lequel les partis de gauche et les syndicats, « dont la stratégie post-franquiste reposait sur le concept de rupture provoquée par la mobilisation populaire » en appellent à ne pas manifester dans la rue, « accréditant ainsi l’idée que ce sont les manifestations qui génèrent les violences »11. Le consensus citoyen sur la « ruptura pactada » était scellé au printemps 1977. Le 1er avril 1977 une nouvelle loi établissait la liberté syndicale des employeurs et des salariés. Les jours suivants le gouvernement supprima le Tribunal d’ordre public et signifia le démantèlement du Movimiento nacional et de Organización sindical española. Le ministre du Movimiento devenait secrétaire du gouvernement et les membres de la bureaucratie syndicale étaient accueillis dans les administrations d’État. La nationalsyndicalisme avait vécu. Deux questions majeures, articulées mais distinctes, demeuraient à régler rapidement. Celle de la légalisation du parti communiste et celle de l’amnistie. En fin de matinée le jour du samedi saint, les Espagnols découvrirent par la radio que le gouvernement venait de régler la première. La légalisation du parti communiste était le point nodal de la démocratisation de l’Espagne. En décembre 1976, Santiago Carrillo, rentré en Espagne clandestinement en février, avait été arrêté mais, après avoir subi de multiples vexations (dans ses Mémoires, Carrillo raconte comment on le maintint entièrement dénudé sous un portrait de Franco), relâché au bout de quelques jours. Sa libération pouvait être interprétée comme le signe d’une tolérance de fait, mais il n’était pas encore question d’une quelconque légalisation. Ce sont bien les événements d’Atocha et la réaction pacifique du PCE qui infléchirent l’opinion et le gouvernement. Dès février 1977, 40 % des personnes interrogées se déclaraient en faveur de la légalisation du PCE et seulement 25 % contre ; au début du mois d’avril, la tendance s’était accentuée : 55 % et 12 %. Carrillo entre-temps s’était employé à convaincre ses camarades d’accepter la couronne et le drapeau sang et or. Le samedi 9

avril 1977, en pleine semaine sainte, un jour de congé afin de minimiser les éventuelles réactions hostiles, Suárez annonçait que le parti communiste espagnol était désormais une association politique légale. Le ministre de la Marine démissionna immédiatement, mais, peut-être faute de chefs disponibles, il n’y eut pas de réaction de grande ampleur de l’armée et de la droite. Suárez avait ainsi mené à bien la première étape de sa transition légale vers la démocratie en neutralisant ses adversaires de droite et de gauche, en légitimant la couronne, en démantelant les lois fondamentales et les institutions du franquisme et en incorporant l’opposition au processus de démocratisation contrôlée par le gouvernement. Établir le nouveau régime : la voix des citoyens et le consensus La première expression du suffrage universel depuis 1936 : les élections de juin 1977 La première campagne électorale depuis février 1936 qu’eurent à vivre les Espagnols fut particulièrement intense. Elle débuta le 15 avril ; 78 partis furent légalisés tandis que les demandes de légalisation de 28 autres formations étaient rejetées : des organisations d’extrême-gauche et liées à la gauche indépendantiste basque pour l'essentiel. L'attitude de la hiérarchie catholique fut plus partagée que l’on a bien voulu le dire (ainsi, si l’évêque de Saint-Sébastien s’était contenté d’un communiqué accusant réception de la mort de Franco, celui de Cuenca avait comparé l'agonie du « caudillo » à la passion du Christ) ; cependant, les dirigeants du catholicisme politique sans s’être rendu à l’idée d’une laïcisation sur le modèle français, se rendirent à l’évidence qu’il n’était plus possible de maintenir l’exclusivité d’une religion d’État : à ce titre, tout en déplorant la déchristianisation de la société, ils furent des acteurs de la transition politique. Tandis que Blas Piñar, chef de Fuerza Nueva proclamait haut et fort sa fidélité à l’esprit du 18 juillet 1936, dès l’automne 1976, Manuel Fraga Iribarne avait réuni au sein d’Alianza Popular les hommes issus du « franquisme d’ouverture », dans l’espoir de préparer l’insertion de l’Espagne dans la CEE, tout en conservant à la société espagnole ses valeurs, le

catholicisme, le respect de l’autorité, etc. Cependant, il ne put regrouper autour de lui l’ensemble des hommes politiques issus de cette mouvance et surtout l’ensemble des Espagnols issus du « franquisme sociologique », qui, devenus désormais électeurs, semblaient davantage séduits par le chef du gouvernement. Lancé dans la campagne, Adolfo Suárez entreprit de fédérer au sein d’une nébuleuse de partis dont il était le point de ralliement, l’Unión del Centro Democrático (UCD), les jeunes réformistes issus du régime et l’opposition libérale et démocrate-chrétienne. À gauche, les anarcho-syndicalistes qui avaient été si puissants dans l’Espagne des années 1930, ne purent reconstituer leur influence, pris entre leur refus idéologique de participer aux élections et le harcèlement dont ils étaient l’objet de la part du ministère de l’Intérieur. Dans la mouvance socialiste, le PSOE refusa de participer à une coordination socialiste avec le parti de Tierno Galván. Le PSOE, qui n’avait que peu participé à l’opposition clandestine à Franco et à la dissidence dans les usines et les facultés des années 1970 – en 1974 encore il ne comptait que 2 500 membres dont plus d’un millier en Biscaye et Guipuzcoa –, sut en revanche, sous l’impulsion de son nouveau premier secrétaire Felipe Gonzalez, capitaliser à son profit l’idéal de liberté et de rénovation présent dans la société espagnole, alliant habilement une rhétorique radicale (à petite dose) et un affichage moderniste de bon ton. Par ailleurs, contre le parti de Tierno Galván, il reçut le soutien inconditionnel, moral, politique et matériel, des partis frères de l’Internationale Socialiste et notamment de la SPD allemande. Surtout, son XXVIIe congrès, toléré avant même sa légalisation, fut largement couvert par la presse tandis qu’il apparut qu’Adolfo Suárez voulait en faire son interlocuteur d’opposition privilégié. Le PSOE se trouvait, d’une certaine manière, dans la situation de pouvoir bénéficier d’une sorte de rente de situation sociologique et politique : la génération jeune qui avait pris le pouvoir dans le parti au congrès de Suresnes, incarnée par l’avocat Felipe Gonzalez, était en phase avec les attentes des classes moyennes salariées consolidées durant la décennie précédente. Grâce à une campagne fulgurante, il sut faire fructifier cette rente, passant de 10 % des intentions de vote en avril à près de 30 % au moment du scrutin. Le PCE, qui quelques mois encore auparavant semblait être la principale force à gauche, disposait en fait de cartes nettement moins favorables que le PSOE. Sans doute, avait-il été le fer de lance de la république en exil et surtout de l’opposition clandestine à Franco. Mais la dictature s’étant

dissoute, il n’était plus nécessaire de compter sur la vigueur de l’appareil et de ses militants pour la renverser : le PCE avait à cet égard perdu beaucoup de ses attraits auprès de nombre d’intellectuels et d’hommes de culture qui un temps avait pu lui témoigner (clandestinement) de la sympathie. À ce compte, le PCE devait affronter, outre l’anticommunisme foncier et traditionnel des conservateurs, soigneusement entretenu durant quarante ans par le pouvoir et qui avait laissé de nombreuses traces, le regain, après une éclipse d’une douzaine d’années, de la défiance, presque autant enracinée, que certains milieux libéraux et de gauche entretenaient à l’égard du communisme. Il est vrai que le maintien à la tête du parti des leaders issus de la guerre (dont Dolores Ibárruri et Santiago Carrillo) annulait presque automatiquement les efforts réalisés pour s’insérer dans le jeu politique tel qu’il était proposé (reconnaissance de fait de la monarchie, etc.). La stature quasi mythique de la Pasionaria, le passé militant de Santiago Carrillo, tout cela évoquait précisément un temps que les Espagnols dans leur majorité voulaient oublier. Par ailleurs, bien qu’il se fût laissé embrumé par le gouvernement dans la longue attente de la légalisation du parti, la stratégie « eurocommuniste » que Carrillo proposa au PCI et au PCF allait faire long feu et l’évolution du PCE qu’il impulsa n’aboutit qu’à affaiblir le parti en lui ôtant, principalement sur sa gauche, nombre de militants historiques. Enfin, les élections furent l’occasion pour les forces nationalistes modérées – le Pacte Democràtic per Catalunya de Jordi Pujol en Catalogne, le Parti nationaliste basque (PNV) au Pays Basque – de s’affirmer face aux autonomistes radicaux, dont certains au Pays Basque notamment avaient prôné l’abstention. Quelque 18,2 millions d’Espagnols et d’Espagnoles votèrent le 15 juin 1977 pour désigner leurs députés. Pour la très grande majorité d’entre eux c’était la première fois. 20 % choisirent de s’abstenir, surtout en Galice et Pays Basque. Le résultat des élections semblait signaler les options modérées du corps électoral. L'extrême-droite affichée comme telle n’obtenait pas 1 %, toutes formations confondues. Tandis que les communistes devaient céder le leadership de la gauche au PSOE de Gonzalez, Fraga essuyait un revers retentissant au profit du chef de gouvernement qui se voyait ainsi légitimer à parachever son processus de réforme. À la tête de la coalition UCD, Adolfo Suárez emportait 166 des 350 sièges : cela lui permettait de constituer un gouvernement homogène mais lui commandait en même temps des jeux subtils entre les différentes

familles de son mouvement – transformé en parti en décembre – et surtout de maintenir les relations avec ses oppositions. Élections générales du 15 juin 1977 : partis ayant obtenu un siège Voix

Sièg es

PCE-P. Social.Unif. Catalunya

1 655 744

20

PSOE-P. Social. Catalunya

5 24 0 4 64

118

PSP (parti Tierno Galván)

804 382

6

Euzkadido Eskerra

179 4 42

1

Esquerra Catalana

259 840

1

Pacte Democràtic Catalunya

666 398

8

Partido Nacionalista Vasco

304 244

8

Unión de Centro Democratico

6 309 517

165

Alianza Popular

1 503 376

16

L'élection sonnait la fin de la dictature. Une sortie de dictature qui s’était réalisée dans le cadre de la légalité définie par des lois fondamentales censées garantir la pérennité du régime franquiste. Ce qui ne signifie pas que la démocratie fut une sorte de cadeau, de don, fait par le gouvernement et le roi aux Espagnols. Ceux sont les Espagnols eux-mêmes – ou en tous les cas une part suffisamment importante et visible du peuple – qui les premiers avaient, sous la dictature, porté la revendication démocratique… à une époque où Suárez et a fortiori Fraga, dignitaires du régime, ne pouvaient imaginer et envisager qu’un aménagement des institutions. Les élections étaient la récupération d’un droit confisqué. Le vecteur de la liberté populaire. Après la ferveur des manifestations et des grèves, les enthousiasmes des innombrables meetings que tous les leaders accordèrent sans compter, les espoirs entrevus par les uns, le scepticisme des autres et parfois des mêmes, le calme dans lequel se déroula le scrutin du 15 juin et les résultats marquaient le cours des choses. En premier lieu, l’hypothèse républicaine, dont certains avaient conservé

jusqu’au bout l’espoir, ne pouvait plus, littéralement, être désormais à l’ordre du jour. Déjà au sein du PSOE surtout la nouvelle direction emmenée par Gonzalez avait pratiquement rompu tout lien avec le gouvernement en exil. Le cours des choses dans la péninsule depuis 1973 et surtout la mort de Franco avaient accentué si besoin était l’isolement de ce dernier. Au lendemain des élections, présidence et gouvernement en exil déclarèrent leur dissolution le 21 juin et la fin de la République espagnole, avec qui le gouvernement mexicain avait cessé ses relations officielles quelques heures auparavant. Consensus politico-historique et consensus social : la loi d’amnistie et le « pacte de la Moncloa » La réconciliation de tous les Espagnols était à la fois la fin et les moyens de la « rupture négociée ». Au-delà d’actes symboliques comme la commémoration autorisée mais non officielle du bombardement de Guernica et de l’action pour l’accueil en Espagne du tableau éponyme de Picasso, la question du retour des exilés tint une bonne place dans les colonnes des journaux, qui au demeurant prenaient soin de bien spécifier qu’il ne s’agissait pas, bien au contraire, de redessiner les lignes d’affrontement de naguère. Des exilés célèbres, de tous bords – Salvador de Madariaga, Claudio Sánchez-Albornoz, Rafael Alberti, Dolores Ibárruri, Federica Montseny – furent sollicités, non pas pour qu’ils participent au processus mais plus simplement, en raison de leur valeur de symbole, pour donner leurs impressions sur l’évolution en cours en Espagne et sur leur éventuel retour au pays natal. Pour certains, ce retour ne posait pas de difficultés majeures. Pour d’autres, il fallut attendre encore plusieurs mois. Ainsi, après maintes péripéties, la Pasionaria ne put revenir que le 14 mai 1977, l’ancien ministre de la Generalitat de Catalogne durant la guerre Josep Tarradellas le 23 octobre et le prétendant carliste Carlos-Hugo de Bourbon-Parme que le 28 octobre 1977. À cette date, la très importante loi d’amnistie venait d’être votée. Depuis la mort de Franco, en effet, l’amnistie était à l’ordre du jour. En février 1976, alors même que les codes répressifs franquistes étaient toujours en vigueur, une immense manifestation avait mobilisé plusieurs centaines de milliers de personnes réclamant l’amnistie et l’abolition de ces

codes à Barcelone ; sur le même thème, plus de 200 000 personnes s’étaient réunies à Bilbao en juillet 1976. L'exigence de l’amnistie avait également porté les grandes manifestations de l’hiver 1977. Parallèlement, pour Rafael Arias-Salgado de l'UCD, l’amnistie était une sorte de « présupposé éthique et politique de la démocratie » car avec « ferveur » elle avait comme volonté de dépasser et transcender les divisions qui, dans le passé, avaient séparé les Espagnols et conduit à l’affrontement ». Au printemps 1977 une première mesure d’amnistie limitée aux actes sans violence avait été prise. Après les élections le gouvernement mit en discussion devant les Cortes issues du scrutin du 15 juin un texte global et que l’on voulait définitif. Après l’amnistie des faits relevant de la guerre civile, la loi réhabilitait les personnes emprisonnées pour avoir combattu la dictature. Après de longues discussions toutes les actions, y compris les actions violentes, sont amnistiées. En même temps, aucune réparation n’est envisagée et surtout deux articles valent l’impunité pour les actes de violence institutionnels (notamment les tortures) effectués sous la dictature par des fonctionnaires du régime. Le parti de Tierno Galván d’ailleurs émet de sérieuses réserves sur le texte en ce sens, tout en le votant, et s’inquiète des frustrations futures à l’égard d’une loi écrite sous le seul impératif du compromis davantage que de la justice. En effet, il n’y aura pas de jugement du régime, fût-ce sur les violations les plus flagrantes des droits de l’homme et les abus commis sous le franquisme. C'était la contrepartie de la légalisation du parti communiste. Les communistes d’ailleurs sont aux côtés de l'UCD parmi les plus fervents défenseurs du texte ; Marcelino Camacho déclare : « Comment pourraient se réconcilier ceux qui se sont entre-tués sinon en effaçant le passé une fois pour toutes ? Pour nous, autant que la réparation des injustices commises durant quarante ans de dictature, l’amnistie est une politique nationale et démocratique, la seule politique conséquente qui puisse fermer ce passé de guerres civiles et de croisades […] Nous autres précisément, les communistes, qui avons souffert tant de blessures, avons enterré nos morts et nos rancœurs. »

Camacho demande d’ailleurs à Alianza Popular de reconsidérer sa position d’abstention afin précisément que le vote soit le signe de

l’unanimité nationale et souligne enfin que l’autre utilité de l’amnistie et non la moindre est de rapprocher le Pays Basque du reste de la communauté nationale. Le PNV en effet vote un texte à l’issue duquel plus aucun Basque ne resterait en prison – y compris ceux qui étaient incarcérés pour des attentats ayant entraîné la mort. En revanche, s’abstiennent d’une part le député d’Euzkadido Eskerra au motif qu’il ne s’agit pas « d’obtenir un pardon honteux » mais bien « la reconnaissance du droit d’un peuple à avoir utilisé tous les moyens à sa disposition pour se défendre contre l’agression de la dictature » et d’autre part les députés d’Alianza Popular qui ne veulent pas, précisément, cautionner l’élargissement des détenus basques et de l’extrême-gauche. Le pacte social, que parvint à arracher entre les 8 et 21 octobre 1977 le vice-président du gouvernement Suárez, l’économiste de renom Enrique Fuentes Quintana, fut plus difficile à obtenir encore que la loi d’amnistie. Dans un contexte économique fort difficile – la crise pétrolière mondiale et plus globalement la crise industrielle du milieu des années 1970 –, les gouvernements depuis 1974 et a fortiori depuis la mort de Franco n’avaient pas eu de réelle politique économique, tout occupés qu’ils étaient à régler la succession du caudillo et les formes et le contenu de la transition politique. Le gouvernement d’Arias Navarro avait procédé à une dévaluation de la peseta, mais sans réelle conséquence, compte tenu de l’instabilité des prix et des salaires. Le déficit extérieur continua de se creuser dans des proportions alarmantes. La mobilisation ouvrière constante avait permis de maintenir le pouvoir d’achat des salariés, mais ce dernier était rongé malgré tout par l’inflation importante – plus de 20 % par an (et jusqu’à 40 % au milieu de l’année 1977) – tandis que le chômage commençait à devenir inquiétant dans l’industrie lourde. Le changement dans le pays s’accélère. Les syndicats animent et la transformation politique et la revendication sociale ; ils réclament des élections professionnelles générales tandis que leurs effectifs s’accroissent : les CCOO, transformées en centrale syndicale après leur légalisation, atteindront presque deux millions d’adhérents au printemps 1978 ; l'UGT passa de 600 000 à 1,3 million d’adhérents en octobre 1977 et à plus de 2 millions en mai 1978 après l’accueil des militants venus de l'USO (si on y ajoute les syndicats minoritaires, on arrive à plus de 4 millions de syndiqués : soit un taux de 35 % des salariés, davantage qu’en France et au niveau de l’Italie). Dans les entreprises apparaissent des conseils de délégués

des comités aspirant au partage de la gestion. L'urgence économique et sociale conduisit Fuentes Quintana à imaginer une grande négociation nationale qui aurait lieu au siège du gouvernement, au palais de la Moncloa. Les « pactes » du même nom avaient pour objectif de rechercher une nouvelle redistribution des coûts générés par la crise. On fixa un taux de change flottant et plus réaliste de la peseta afin de mieux libéraliser les échanges extérieurs de marchandises et de capitaux ; on s’engagea sur une réduction des dépenses publiques de consommation pour mieux les orienter vers l’investissement ; on esquissa des mesures de libéralisation des marchés de biens et services. On s’engageait enfin dans la voie d’une réelle réforme fiscale en instituant un Impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP), global, personnel et surtout progressif. L'objectif étant qu’à court terme, les contributions directes fussent au niveau des contributions indirectes. On rééquilibra le système des cotisations sociales en augmentant la part des employeurs. Suárez refusa à la confédération patronale la liberté de licenciement ; en contrepartie l'UGT et les CCOO acceptèrent de subordonner les revendications salariales à la hausse de la productivité. Pour les CCOO comme pour le PCE (Javier Tusell affirme que les accords de la Moncloa seraient le produit de la rencontre des volontés respectives de Suárez et de Carillo qui auraient évoqué le principe lors d’une conversation privée12, largement contestés par leur base – David Ruiz dit que les directions syndicales de l'UGT et des CCOO avaient fait office de « pompiers » éteignant le feu des aspirations des ouvriers13 –, c’était là un signe du consensus national autour de l’édification de la démocratie. En témoignaient d’ailleurs toute une série de mesures sociales annoncées à l’occasion de ces négociations, comme la hausse des prestations sociales, la construction d’écoles et de lycées et le recrutement d’enseignants et la dépénalisation de l’adultère. Il est vrai que si les résultats économiques des dispositifs mis en œuvre furent mitigés – l’inflation se stabilisa autour de 16,5 % en 1978 et les réserves de devises se reconstituèrent un peu – et surtout remis en cause par le second choc pétrolier de 1979, ces accords (malgré le refus de signature d’Alianza Popular et du patronat), les premiers de ce type dans l’histoire espagnole, inauguraient la pratique des rencontres au sommet entre gouvernement, confédération patronale et dirigeants des syndicats représentatifs. Une pratique qui vaut indice du bon fonctionnement d’une démocratie du type de celle qui s’installait en Espagne. En quelque sorte les

pactes de la Moncloa posaient les conditions de la paix sociale nécessaire pour faire approuver à peu près sereinement la Constitution, qui reconnaîtrait d’ailleurs les syndicats, au même titre que les partis, comme des « organismes de base du système politique ». L'État démocratique : la constitution de 1978 et « l’État des autonomies » Après les élections de juin, le gouvernement entreprit d’élaborer un projet de constitution sous la houlette du ministre de la Justice Landelino Lavilla et de juristes comme Miguel Herrero de Miñón. L'opposition réclamant d’être associée à cette élaboration, on constitua une commission parlementaire de sept membres composée de trois UCD, dont Herrero de Miñón, d’un seul socialiste, Gregorio Peces-Barba (qui se retirera en février 1978), puisque les socialistes avaient cédé leur autre siège au catalaniste Miquel Roca (les catalanistes sont donc représentés contrairement aux nationalistes basques), de Manuel Fraga Irirbarne et du communiste Solé Tura. Les travaux débutant fin août 1977, une première esquisse fut présentée aux Cortes en janvier 1978. Après plusieurs mois de débats et le dépôt de nombre d’amendements, sénateurs et députés le votèrent le 31 octobre 1978. Au Congrès des députés, il fut approuvé par 325 voix sur 350 ; 14 députés s’abstinrent ou refusèrent de prendre part au vote : deux ultra-conservateurs de l’Alianza, deux centristes, le député d’Esquerra Catalana et surtout les députés du PNV ; votèrent contre cinq députés de l’Alianza et le député d’Euzkadido Eskerra. La Constitution espagnole est longue de 169 articles regroupés sous 11 titres, de 4 dispositions additionnelles, de 9 dispositions transitoires et d’une disposition dérogatoire. Dans son titre préliminaire, elle définit l’Espagne comme un État social, démocratique et de droit. Elle consacre la souveraineté du peuple espagnol. La constitution de 1978 reconnaît et garantit les libertés publiques, les droits de l’homme, la démocratie politique, elle établit le droit de vote sans restriction aux hommes et femmes de plus de 18 ans, et organise le contrôle démocratique des pouvoirs publics, expressément divisés à nouveau. L'Espagne est expressément une « monarchie parlementaire » – et non pas simplement constitutionnelle car cela permettait d’inclure selon l’expression de Herrero de Miñón « ceux qui voulaient que le roi ne règne pas mais gouverne et ceux pour qui le roi devait régner sans gouverner ». On aboutit en fait à un système mixte où la

monarchie était la représentation de l’État et où la couronne obtenait trois grandes compétences : la nomination du chef du gouvernement, la dissolution des chambres et la convocation de référendums tandis que le roi est le chef des armées et le gardien de la Constitution. Le roi n’est pas responsable et tous ses actes politiques doivent être contresignés par le chef du gouvernement. Son rôle d’arbitre, limité, est malgré tout supérieur à celui des rois britanniques ou scandinaves. La volonté d’éviter à tout prix les affrontements en tous les cas publics sur la question religieuse a abouti à poser comme principe la nonconfessionnalité de l’État tout en reconnaissant le catholicisme comme la religion de la majorité des Espagnols, le gouvernement devant coopérer avec l’Église catholique comme avec les autres religions reconnues. Par ailleurs, au nom de la liberté de l’enseignement, la Constitution n’attaquait en aucune manière l’enseignement religieux ; au contraire, elle en protégeait l’existence… y compris dans les écoles publiques. La liberté syndicale et le droit de grève sont reconnus y compris pour les fonctionnaires (avec la seule exception des militaires). L'article 8 assigne aux Forces Armées outre la mission de veiller à la défense et de garantir la souveraineté de la nation et l’indépendance de l’Espagne, de défendre son intégrité territoriale et la Constitution. La Constitution assigne à l’État et l’initiative publique une mission d’équilibre social et régional et de développement du bien-être de la population. L'article 38 consitutionnalise « l’économie sociale de marché ». La libre entreprise est garantie et l’article 38 proclame que l’Espagne sera organisée selon les principes de l’économie de marché, mais l’article 131 rend possible le recours à la planification. Des intentions en apparence contradictoires résultant de la volonté de consensus. Au demeurant, rien qui ne prêtât à terme à grande conséquence, compte tenu du choix largement partagé de l’intégration dans la communauté européenne et de l’évolution postérieure du PSOE. L'ambiguïté concernant la structure territoriale de l’Espagne et en filigrane la nature même de l’État allaient soulever, jusqu’à aujourd’hui, davantage de problèmes. Si l’article 2 proclame l’indissoluble unité de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols, il reconnaît que celle-ci est constituée « de nationalités et régions » « intégrées et solidaires » et « dont les droits à l'autodétermination » sont reconnus et

garantis ! Ce surprenant montage constitutionnel s’explique en creux par l’article 145 qui expose qu’en aucun cas on n’admettra la fédération de communautés autonomes. Si le castillan (l’espagnol au singulier) est la langue officielle sur tout le territoire de l’État, on reconnaît comme coofficielles dans leurs respectives communautés autonomes les « autres langues espagnoles ». La Constitution fut soumise à l’approbation du peuple espagnol par référendum. Tous les partis politiques, à l’exception du PNV, des organisations d’extrême-gauche et autonomistes, d’une part, de quelques formations d’extrême-droite, d’autre part, appelèrent à voter oui. Elle fut approuvée à 87,9 % des votants ; seuls 7,83 % de ces derniers votèrent non et il y eut un peu plus de 4 % de bulletins blancs ou nuls. L'abstention néanmoins fut plus élevée que ce qui avait été prévu : 32,89 %. Surtout elle atteignit 51 % en Galice et 54,5 % au Pays Basque, où le PNV avait prôné l’abstention et où le vote non représenta plus de 20 % des suffrages exprimés. Des résultats qui allaient fournir des arguments au PNV et a fortiori à la gauche abertzale qui faisaient constater que la Constitution espagnole n’avait pas été approuvée en Euskadi. Au demeurant, la mise en œuvre des autonomies inscrites dans la Constitution fut un processus relativement long et surtout fort complexe. Le texte n’avait d’ailleurs ni spécifié ce qu’il fallait entendre respectivement par « région » et « nationalité » ni à quelles communautés et à quels territoires cela correspondait. Il s’agissait en effet d’en finir avec le centralisme franquiste sans céder à quelque tentation fédéraliste que ce fût. On préservait l’essentielle continuité de l’Espagne, en procédant à des aménagements d’organisation territoriale, rien de plus. Il fallait préserver l’unité de la nation espagnole tout en reconnaissant l’existence de « nationalités », que beaucoup s’accordaient à considérer comme « historiques » : en Catalogne, au Pays Basque, en Galice. Mais ces « nationalités » ne sont pas de même rang que la « nation » espagnole : le droit à l’autonomie dont elles jouissent ne peut déboucher que sur un « pouvoir limité » ; surtout même si l’État est constitué de communautés autonomes (les « autonomías ») la souveraineté continue d’être unitaire. C'est du peuple espagnol « qu’émanent les pouvoirs de l’État » (article 1.2) : il est donc impossible qu’une partie de ce peuple puisse s’attribuer l’exercice du pouvoir constituant en vue d’atteindre l'autodétermination, a fortiori l’indépendance, comme il est impossible que les statuts dont allaient se doter les diverses communautés autonomes

puissent être considérés comme des manifestations de la souveraineté constituante d'un pouvoir d’origine régionale. C'est dire que même si l’État n’intervient pas dans le contenu du statut de la communauté autonome, c’est lui qui donne le pouvoir juridique par lequel celle-ci est reconnue. Avant même la promulgation de la Constitution, il y avait eu une étape constructive appelée « pré-autonomique ». Il s’agissait de parer au plus pressé et de répondre aux revendications de la Catalogne et du Pays Basque qui réclamaient la récupération de leurs statuts respectifs antérieurs à la victoire de Franco, et de la Galice, en transférant certaines des compétences de l’État. Le régime dut être également accordé aux Canaries et aux Baléares ; enfin, plus inattendue fut la question soulevée par la création dès avril 1978 d’une Junta de l’Andalousie. Ceux qui s’inquiétaient du risque centrifuge avaient cru minimiser le risque en faisant inscrire dans la Constitution le droit à l’autonomie pour toutes les nationalités et régions. Ce fut la fameuse boutade du « ¡café para todos ! », du « café pour tout le monde ! » : si tous les territoires étaient dotés d’une « autonomie », on pouvait espérer que les autonomies catalane et basque se dilueraient dans le droit commun. Mais il avait tout de même fallu distinguer dans la Constitution les territoires qui accéderaient à l’autonomie par la « voie rapide » (selon les modalités de l’article 151 qui organisait un ample transfert de compétences) de ceux qui y accéderaient par la « voie lente » (article 143, où les transferts de compétence étaient plus limités). Dès 1979, la Catalogne et la Galice approuvaient leurs statuts ; la Biscaye, le Guipuzcoa et l’Alava constituèrent la Communauté autonome basque (CAV) ou Euskadi, mais la Navarre refusait de se joindre à une grande Euskadi et constituait une communauté uniprovinciale. Les municipalités et provinces andalouses obtinrent également la constitution de la communauté autonome d’Andalousie selon l’article 151 dès janvier 1980. La Communauté valencienne et l’Aragon furent formées sans grande difficulté. Ailleurs, certaines provinces constituèrent des communautés uniprovinciales : soit par reconduction d’une tradition – comme les Baléares ou les Asturies et au premier chef, on l’a vu, la Navarre ; d’autres, parce qu’elles avaient souhaité se détacher d’un regroupement en constitution qui ne leur convenait pas ,– ainsi Santander et Logroño qui devinrent respectivement la Cantabrie et la Rioja en ne s’intégrant pas dans la

communauté de Castille-et-Léon, formée par le Léon et ce qui restait de la Vieille-Castille. Enfin, outre les situations particulières des villes de Ceuta et Melilla, il restait le cas singulier de Madrid : d’une part, maintenir la province de Madrid en Nouvelle-Castille était impossible en raison des déséquilibres évidents entre provinces : on forma ainsi, un peu par défaut et sans qu’il y ait d’élément structurant, la communauté de Castille-la Manche ; d’autre part, compte tenu de la perplexité qui pouvait s’attacher à « l’autonomie » de la capitale de l’État, on attendit jusqu’à l’extrême limite pour se décider à créer en 1982 la « Communauté de Madrid ». La loi organique sur le financement des communautés autonomes du 22 septembre 1980 établissait globalement la centralisation des recettes – c’està-dire que la majorité de celles-ci provenait de dotations de l’État qui avait levé les impôts – et la décentralisation des dépenses, dans les domaines où les communautés jouissaient de compétences bien entendu comme l’éducation, l’action économique, la santé, etc. Entre 1981 et 1986, il fallut procéder à la réalisation progressive de l’assignation de ressources en fonction du coût réel des compétences transférées et qui pouvaient varier d’une communauté à l’autre. Parallèlement un Fonds de compensation territorial distribuait par région au moins 30 % des dépenses d’investissement du budget de l’État. Ce système eut comme inconvénient de pousser les communautés autonomes à ne pas regarder aux dépenses, puisque les contribuables ne fournissaient pas d’effort fiscal à la hauteur des services reçus. Le régime dit de « concierto económico » appliqué jusqu’à aujourd’hui en Navarre et au Pays Basque, territoires forales, est différent. Il repose sur le principe du forfait, établi après négociation du montant du cupo (la quotepart contributive au budget de l’État) avec l’État et signale tant la décentralisation des recettes que des dépenses (en fait, chaque province négocie au niveau régional sa contribution, et ce que présente le gouvernement de la Communauté autonome basque n’est que la somme de la quote-part de chacun des « territoires historiques » basques). Ce système qui concerne une part importante de la charge fiscale – car certains types d’impôts ne sont pas concertados et surtout il y a les impôts indirects, l'IVA (l'équivalent dans le principe de la TVA), qui sont identiques sur tout le territoire péninsulaire – laisse une véritable marge de manœuvre fiscale aux gouvernements provinciaux et régionaux et aboutit sans aucun doute à réduire la pression fiscale sur les territoires concernés. Même si l’on ne

saurait déduire la relative prospérité de la Navarre et du Pays Basque de la seule existence de ce système fiscal, on comprend aisément pourquoi les Catalans militent pour qu’un système au moins semblable soit appliqué en Catalogne et pourquoi il se heurte à la colère des habitants des autres régions d’Espagne, d’Extrémadure et d’Andalousie notamment, qui l’accusent d’avoir permis que s’édifiât la fortune des provinces basques et de la Navarre par l’égoïsme de leurs habitants. La création à partir des 50 provinces existantes depuis 1833 des 17 « communautés autonomes » fut ainsi un processus. Il en résulte que « l’État des autonomies » ainsi façonné doit constamment ajuster des aspirations souvent contradictoires. Cela a permis d’éviter dans la plupart des cas, en Galice et en Catalogne surtout (la question est évidemment différente au Pays Basque, nous y reviendrons), des affrontements majeurs au sujet des rapports entre centralité étatique et pouvoirs régionaux, entre nation espagnole et nationalités, tels que ceux qui s’étaient produits au XIXe siècle et durant la seconde république. Mais comme on pouvait déjà le subodorer à peine dix ans après la mise en œuvre de cet insolite objet constitutionnel et politique (« l’État des autonomies »), cela ne signifie pas que des tensions latentes plus fortes ne puissent ébranler un édifice construit sur la recherche à tout prix du consensus14. La démocratie consolidée : l’événement du « 23 F » Le taux d’abstention, plus de 30 % malgré l’abaissement du droit de vote à 18 ans, fut plus élevé qu’en 1977 lors des élections législatives du 1er mars 1979. L'UCD demeura le principal parti mais n’atteignit toujours pas la majorité absolue (34,3 %), tandis que le PSOE, qui avait absorbé le PSP de Tierno Galván et abandonné explicitement toute référence au marxisme, engrangeait un bon résultat (30 %) ; malgré un frémissement en voix, le PCE restait à ce qui sembla alors être son niveau d’étiage (10,6 %) ; le plus grand perdant était le parti de Fraga (5,6 %) qui perdait sur sa gauche au profit de l'UCD et sur sa droite, Blas Piñar devenant député de Madrid ; la principale nouveauté cependant fut l’élection de députés régionalistes en Andalousie, en Aragon, aux Canaries, et l’élection à gauche des partis nationalistes modérés catalan et basque de plusieurs députés radicaux autonomistes voire indépendantistes : Esquerra republicana de Catalunya et

Herri Batasuna, qui, refusant de prêter serment à la Constitution, ne purent siéger aux Cortes. Un mois après, les élections municipales – les premières au suffrage universel direct depuis celles d’avril 1931 qui avaient entraîné la proclamation de la république – donnaient également pour les 8 043 municipes espagnols une majorité de conseillers UCD. Mais la plupart des grandes villes furent conquises par la gauche, associant la plupart du temps le PSOE et le PCE : Enrique Tierno Galván devint maire (alcalde) de Madrid, l’économiste socialiste Narcís Serra maire de Barcelone, l’instituteur communiste Julio Anguita maire de Cordoue ; Valence, Saragosse, Séville, Malaga furent dirigées également par des listes de gauche (tandis qu’à Bilbao, en revanche, le PNV débutait sa magistrature, ininterrompue jusqu’à aujourd’hui, au gré d’alliances modulables il est vrai). Malgré la victoire électorale les difficultés ne manquèrent pas de s’amonceler sur le gouvernement Suárez. Le général Gutiérrez Mellado, premier vice-président du gouvernement, gardait l’œil sur les militaires depuis le printemps 1977. Le décret de novembre 1977 sur les rapports entre le pouvoir politique et les Forces Armées, tentait d’éclaircir la structure organique et fonctionnelle d’un ministère de la Défense : ce ministère assurerait l’exécution de la politique de défense du gouvernement ; en fait, la structure demeurait fondamentalement double : militaire et politico-administrative, en outre, y étaient intégrés les quartiers généraux de chacune des trois armes, mais non l’armée (les « Fuerzas Armadas ») en tant que telle ! Cela n’empêcha nullement l’opinion publique de s’émouvoir des bruits de sabre de plus en plus perceptibles vers la fin des années 1970. Sans doute le général Vega Rodríguez, chef d’État-major de l’Armée de terre, avait-il déclaré en 1978 que l’armée n’était pas un quatrième pouvoir, mais quelques semaines plus tard, le général Jaime Miláns del Bosch, qui curieusement venait d’être nommé capitaine-général de la région militaire de Valence, déclarait n’être guidé que par sa fidélité à Dieu, à la patrie et au roi. En novembre 1978 le général commandant la Guardia Civil insulta publiquement Guttierez Mellado. Quelque temps plus tard une conspiration fut découverte où était impliqué un certain lieutenant-colonel Tejero, curieusement libéré rapidement.

Parallèlement à l’activisme violent du GRAPO et de l'ETA qui atteignit son apogée en 1979-1980 (respectivement 78 et 96 morts dans les attentats contre l’armée, la police et la magistrature), répondait également avec chaque fois plus de violence le « contre-terrorisme » des groupes d’extrême-droite – dont le GAL (Grupo Armada de Liberación) qui commençait là sa carrière – aidés par des fractions notables de l’appareil policier hérité du franquisme (en février 1981 un membre de l'ETA mourut à la prison de Carabanchel des suites des tortures qui lui avaient été infligées). Des groupes qui tentèrent également d’intimider nombre de militants syndicaux (plus d’une dizaine de morts), spécialement en 1978. En effet, si l’acmé de l’hiver 1977 semblait s’éloigner depuis la signature des accords de la Moncloa, le mouvement social n’avait pas désarmé. Nonobstant, ce fut avec le patronat, dont une fraction peinait à s’adapter à la nouvelle donne démocratique, que Suárez rencontra les difficultés les plus aiguës. Après la disparition des syndicats verticaux, l’inquiétude semblait gagner nombre de patrons. Le Fomento Nacional del Trabajo, lobby entrepreneurial catalan plus que centenaire et toléré sous le franquisme, servit de rampe de lancement au réveil patronal. En mai 1976 le catalaniste Ramón Trias i Fargas faisait publier un texte intitulé « Entrepreneurs espagnols unissez-vous ! » en réclamant la liberté du lock-out et de licenciement et la privatisation de la sécurité sociale. Mettant sous le boisseau les vieilles divergences avec le patronat madrilène (Agrupación Empresarial Madrileña), on créait en juin 1976 la CEOE (Confederación Española de Organizaciones Empresariales) afin de « défendre le modèle économique de libre marché ». Cependant qu’un autre catalan, Carlos Ferrer Salat, s’employait à réorganiser les patrons dans le nouveau contexte politique – allant jusqu’à conseiller à ses mandataires de… ne pas gêner l’éclosion de l'UGT afin de contrer l’influence des CCOO –, d’autres milieux patronaux entraient en conflit ouvert avec le gouvernement, allant jusqu’à provoquer tout d’abord la démission dès février 1978 de Fuentes Quintana qui avait voulu présenter un projet de nationalisation partielle de l’industrie électrique. Assez nettement à partir de 1979 Suárez vit la droite de l'UCD prendre ses distances puis entrer en rébellion : la droite démocrate-chrétienne lui reprochait d’être trop libéral en matière politique et culturelle et surtout la loi sur le divorce (1981) ; la droite libérale d’avoir fait la part trop belle aux syndicats (en 1980 était voté un statut des travailleurs) et de vouloir garder

le cap d’une politique de type keynésien et social-démocrate (un grand meeting réunit plus de 15 000 patrons à Barcelone conspuant le gouvernement accusé d’être responsable de l’érosion des profits) ; tous enfin (et l’ambassade des États-Unis) critiquaient avec virulence sa visite à Cuba en 1978 et l’envoi d’un observateur à la Conférence des pays non alignés en 1979. L'aggravation des contraintes économiques dues au deuxième choc pétrolier et les difficultés rencontrées de la part du gouvernement français, notamment lors des négociations sur l’entrée de l’Espagne dans la CEE, affaiblirent encore sa position. La presse conservatrice – ABC, La Vanguardia – lança contre lui une vigoureuse campagne déstabilisatrice tandis que El País, lié au PSOE, intitulait un éditorial « L'Espagne qui baîlle ! ». Le 29 janvier 1981 le président du Conseil annonçait sa démission en déclarant qu’il ne voulait pas que le « système démocratique de convivencia » n’ait été une fois de plus qu’une simple parenthèse dans la vie de l’Espagne ». L'UCD choisit alors de présenter Leopoldo Calvo Sotelo, bien mieux apprécié des milieux conservateurs, à l’investiture des députés. Le 23 février 1981, vers 18 h 30 alors même que se déroulait la séance d’investiture, 300 gardes civils armés et commandés par le lieutenantcolonel Tejero faisaient irruption aux Cortes en même temps que le capitaine-général de Valence Jaime Miláns del Bosch décrétait l’état d’exception et faisait investir la ville avec des tanks. Tejero ayant négligé de neutraliser une caméra automatique de la télévision, les Espagnols assistaient au spectacle de leurs députés couchés en joug et, sauf Suárez, Guttierez Mellado et Santiago Carrillo qui, courageusement, refusèrent d’obtempérer aux ordres de la soldatesque, allongés derrière leurs pupitres. Tandis que l’on avait commencé à brûler certains registres d’affiliation aux partis et que les CCOO préparaient dans la fébrilité un appel à la grève générale pour s’opposer aux putschistes, d’importants embouteillages d’automobiles se formaient sur la frontière française. Plus globalement, le peuple espagnol retenait son souffle, à la fois abasourdi devant le spectacle tragi-comique et anachronique des baïonnettes, des tricornes et des larges moustaches de ces militaires qui semblaient d’un autre âge, et inquiet que le pays ne retournât, une fois encore, auprès de ses vieux démons. Mais les rebelles se heurtèrent au refus du capitaine-général de Madrid de relayer l’opération dans la capitale. Surtout, dans la nuit, le roi adressait un message radio-télévisé « à tous les Espagnols » dans lequel il déclarait :

« Je confirme que j’ai ordonné aux autorités civiles et militaires et au Conseil des chefs des états-majors que soient prises toutes les mesures nécessaires pour maintenir l’ordre constitutionnel, dans le cadre de la législation en vigueur […] la Couronne, symbole de la permanence et de l’unité de la Patrie ne peut tolérer d’aucune manière les actions des personnes qui prétendent rompre par la force le processus démocratique que la Constitution, votée par le peuple espagnol, détermina par référendum. »

L'épisode du « 23 F », comme il est désigné couramment en Espagne, n’avait duré en tout et pour tout que dix-huit heures. Les rebelles furent arrêtés, et cette fois, après que le parquet général eût sur injonction du gouvernement fait appel d’un premier jugement une fois de plus scandaleusement clément, condamnés à des peines réellement dissuasives. Le procès néanmoins laissa dans l’ombre bien des aspects de la conspiration. Ruse de l’histoire, les difficiles relations entre les Forces Armées et le pouvoir politique furent apaisées sous le gouvernement socialiste par la loi de 1984 d’une part et par l’intégration des armées espagnoles aux forces de l'OTAN, d’autre part, en 1986. Quoi qu’il en fût, le roi et la monarchie sortaient extraordinairement renforcés de l’épreuve du 23 F. S'il avait jusque-là demeuré quelque illusion républicaine dans certains secteurs de la gauche, celle-ci s’était définitivement éteinte, étouffée par l’adhésion sans partage dont le roi, sa famille et la Couronne, allaient désormais jouir auprès de l’ensemble de la presse et des plus amples secteurs de la population espagnole. À l’étranger également Juan Carlos acquit le très grand prestige d’avoir été celui qui, par sa claire intervention, avait sauvé et parachevé la transition démocratique. Entre « l’économie sociale de marché » et la transition culturelle Entre 1977 et 1986, les Espagnols firent l’apprentissage de cette « économie sociale de marché », expression empruntée au chancelier Ludwig Erhard et qui figura en toutes lettres dans la Constitution. Les espoirs fondés dans l’édification d’un Welfare State à l’espagnole, « el Estado de Bienestar », furent néanmoins contrariés par la rigueur d’une crise économique et sociale sans précédent. Parallèlement, extraordinairement amplifié par le véritable esprit de liberté qui souffla sur l’Espagne et sur la majorité des Espagnols à la mort du dictateur et durant le démantèlement du régime

politique et culturel qu’il avait imposé, les cadres institutionnels de la morale traditionnelle et bien des normes de comportement craquèrent de toute part. Le contexte difficile de l'Estado de bienestar On a dit la faiblesse du système de protection sociale sous le franquisme, y compris lors de la phase desarrollista. L'instauration de la sécurité sociale en 1967 avait certes permis d’élargir le nombre des Espagnols assurés : plus de 27 millions en 1971. Mais outre que le financement du système laissait à désirer, il n’offrait qu’un taux de couverture des risques très faible : moins de 50 % pour les congés maladie, 30 % seulement pour les pensions de retraite en moyenne. C'est dire qu’en ces domaines, et a fortiori dans les autres, il s’en fallait encore de beaucoup que les Espagnols bénéficient d’un système de protection sociale selon les normes européennes. Cette mise aux normes, en quelque sorte, était précisément une des missions assignées par la constitution aux gouvernements démocratiques. Adolfo Suárez annonça l’édification en Espagne de l'Estado de bienestar, une traduction littérale du Welfare State britannique, « État du bien-être » (et qui rend mieux compte des objectifs, des modes de financement et des enjeux sociaux et nationaux que la très contestable expression française « d’État-providence »). Après l’intermède Calvo Sotelo (février 1981-décembre 1982), le premier gouvernement socialiste (1982-1986) entreprit de consolider cet Estado de Bienestar. Or, tant Suárez que Felipe González ont dû mener leurs réformes sociales dans un contexte de crise économique structurelle profonde. Crise monétaire et des changes dont nous avons parlé. Crise industrielle surtout, qui frappe précisément les secteurs sur lesquels s’était fondée l’industrialisation espagnole : sidérurgie, chantiers navals, textile. Entre 1976 et 1985 plus d’1,7 million d’emplois industriels avaient été perdus. Lorsque l’Espagne entra dans la CEE, elle présentait le taux de chômage le plus élevé de toute l’Europe : plus de 20 %, alors même que le taux d’activité entre 15 et 65 ans n’arrivait pas à 50 %. Le niveau d’emploi ne sera récupéré qu’en 1989, une récupération au demeurant trop courte et annihilée pour la majeure part par la crise de 1992-1993… au moment même où, après le succès des Jeux olympiques de Barcelone et de l’Exposition universelle de Séville, on

célébrait partout l’avènement définitif de l’Espagne nouvelle et où les Espagnols avaient définitivement cessé de se considérer et d’être considérées comme différents des autres Européens. Davantage encore que le « retard de l'industrialisation », c’est la mise en œuvre tardive de l’État social, et en pleine période de retournement de cycle à l’échelle internationale, qui signale l’Espagne. Ce fut là une différence radicale avec l’histoire des pays voisins où l’État social avait été édifié et consolidé pour l’essentiel dans le contexte économique brillant de l’expansion de l’après-guerre. Ce « décalage chronologique » explique, sans préjuger de la bonne volonté des gouvernements, et l’ampleur somme toute limitée de l’État social espagnol, malgré les efforts et quelques résultats tangibles, et l’insatisfaction des destinataires comme des contribuables. Suárez avait déjà augmenté dans une très significative mesure les dépenses publiques de type social ; arrivés au pouvoir sur un programme de type social-démocrate et keynésien, les socialistes amplifièrent la tendance, tout en ralentissant le rythme à partir de 1986 : ainsi, alors que les dépenses publiques de type social représentaient 21,8 % des dépenses totales de l’État en 1981, elles s’élevaient à 28 % en 1995. Incontestablement, et indépendamment de la persistance des inégalités, du chômage et de la stagnation relative des salaires, sensible après 1986, cet effort soutenu, que ce fût sous la forme de transferts sociaux ou sous la forme de services publics mis à la disposition des habitants, améliora le niveau de vie de la majorité des Espagnols. L'éducation reçut une attention soutenue de la part des socialistes. C'est en ce domaine que les dépenses augmentèrent le plus sensiblement à partir de 1982. Alors que l’enseignement privé scolarisait encore une part notable des élèves en 1976, la part des établissements publics devint prépondérante (en 1989 : 66 % dans le socle EGB, 70 % dans le secondaire et 98 % dans le supérieur). Les taux de scolarisation dans le secondaire et dans le supérieur s’élevèrent pour atteindre vers le milieu des années 1980 les normes européennes et les dépasser en ce qui concerne le supérieur grâce à la multiplication des universités dans les capitales régionales, voire provinciales. Dans le domaine de la santé, on parvint enfin au modèle universel. En 1984, on élargit l’affiliation obligatoire à toutes les professions, même à

celles qui jusque-là étaient régies par des régimes spéciaux fondées sur le volontariat des contributions. Alors qu’à cette date, 84 % de la population était couverte, l’extension des droits aux mutilés de l’armée républicaine, au conjoint et descendants des unions de fait, aux handicapés ne bénéficiant pas de pension, aux enfants et frères de plus de 26 ans, aux personnes sans ressources économiques, fit passer le taux de couverture à 99,7 % en 1991. Parallèlement, en même temps que l’on poursuivait l’effort d’équipement hospitalier, la Ley General de Sanidad de 1986 facilitait l’accès aux soins. Ce qui n’exonéra d’ailleurs pas le gouvernement de difficultés avec le corps médical15. Mais, conséquence du contexte économique et démographique, les principales difficultés surgirent sur la question des retraites. Les dépenses augmentèrent surtout comme une conséquence de l’augmentation très sensible du nombre des pensionnés. Ce qui amena le gouvernement à faire voter en 1985 une « loi de mesures d’urgence pour rationaliser la structure de l’action de protection sociale de la sécurité sociale ». On éleva de dix à quinze ans la durée minimale de cotisations et le calcul du montant de la pension se fit désormais sur huit ans et non plus sur deux. Les caisses d’allocations étant submergées par la hausse vertigineuse du chômage, la loi sur l’emploi de 1980 augmenta également le ratio entre le temps de perception des cotisations et celui des cotisations, avec des prestations dégressives. La loi de 1984 fixa une distinction claire entre la protection « contributive » et la protection « d'assistance » : celle-là, fondée sur les cotisations, fut diminuée pour s’établir autour de 70 % du salaire minimal, créé d’ailleurs pour l’occasion ; en contrepartie, celle-ci allait servir à verser des allocations à de bien plus vastes cohortes de bénéficiaires dont les salariés de plus de 55 ans ayant perdu leur emploi. La même année, le gouvernement s’employa à améliorer les conditions de travail et la protection sociale des travailleurs agricoles, en instaurant un système d’indemnisation partielle pour les journaliers, encore nombreux en Andalousie (150 000 bénéficiaires dont une majorité de femmes) et en Extrémadure (40 000 bénéficiaires). Le ministre de l’Économie Miguel Boyer, que l’on s’accorde à placer dans le courant socialiste-libéral du PSOE, imposa une politique de rigueur et « d’assainissement ». Son plan de 1983 visait à réduire les déséquilibres macroéconomiques monétaires et financiers importants qui affectaient

l’Espagne depuis une bonne dizaine d’années. On procéda à la « reconversion » industrielle, notamment des entreprises publiques, en essayant d’en minimiser les effets sur les salariés qui perdirent leur emploi : d’où un coût, aggravant le déficit public, et qui fut reproché au gouvernement mais qui fut le prix de la paix sociale, maintenue au moins jusqu’en 1988 malgré l’ampleur des licenciements. La réforme du marché du travail, devenu plus « flexible », fut en effet, l’autre face de cette politique. Parallèlement, des monopoles comme celui que la CAMPSA détenait sur la distribution du pétrole, furent supprimés, tandis que l’industrie électrique était restructurée autour d’une entreprise publique et de trois compagnies privées au moment même où le gouvernement établissait un moratoire sur le programme nucléaire lancé durant la décennie antérieure. À partir de 1985, le gouvernement socialiste procéda à une large privatisation, par vente des actifs de 52 entreprises incluses auparavant dans la holding publique INI (Seat à Volkswagen par exemple) et même de 13 entités relevant du patrimoine de l’État. Une autre technique, celle des offres publiques de vente, consistant à vendre une partie seulement du capital fut inaugurée dès 1986 et concerna la Telefonica, l’entreprise électrique Endesa ou la banque Argentaria (toutes ces entreprises seront complètement privatisées sous le premier gouvernement Aznar). Poursuivant la politique de réforme fiscale initiée lors des accords de la Moncloa, le gouvernement prit de réelles mesures pour lutter contre la fraude, qui selon certaines estimations aurait représenté le quart des recettes, et modifia le système des contributions indirectes en le simplifiant par l'introduction à compter du 1er janvier 1986 de l'IVA (impuesto sobre el valor añadido), un équivalent de la TVA. C'était face aux contribuables, prendre la responsabilité d’élever la « pression fiscale », qui était ainsi passée de 25 % du PIB en 1975 à 30 % en 1980 et 33,5 % en 1985 – un taux largement inférieur encore à celui des autres États européens. Or, l’introduction de l'IVA était l’une des conditions exigées de l’Espagne pour son entrée dans la CEE. L'intégration à la CEE Sans aucun doute, l’intégration de l’Espagne à la CEE fut davantage que

l’aboutissement de négociations commerciales menées déjà de longue date. Pour les Espagnols, elle signifiait surtout la fin de l’isolement, voire de la sorte d’ostracisme, qu’avait provoquée la victoire de Franco. À ce titre elle fut perçue comme consubstantielle de la transition. Après que la première demande d’adhésion à la CEE de 1962 eut buté sur les réticences européennes, un traité commercial « préférentiel » avait été signé le 29 juin 1970 16. Dans l’esprit de beaucoup, et sans doute dans celui de nombre de dirigeants de l’Espagne « technocratique » d’alors, on espérait y voir une première étape vers une adhésion future. En même temps, ce type d’accord permettait aux États européens d’étouffer les réticences de leurs opinions publiques quant au resserrement de liens avec un pays non démocratique. Globalement, de clauses assez complexes, il ressort que la protection douanière des pays de la CEE vis-à-vis des produits espagnols sera très sensiblement inférieure à la protection douanière que l’Espagne pouvait encore maintenir, afin de ne pas trop ruiner son industrie, pour une part fragile encore et dans l’ensemble peu compétitive : au terme de la première phase, en 1977, le taux moyen des droits de douane de la CEE sera inférieur à 7 % tandis que les taux de douanes espagnols, bien que réduits, s’élèveront encore à environ 18 %. En 1977, près de la moitié des exportations espagnoles sont écoulées au sein du Marché commun, tandis que l’Espagne se situe au sixième rang des partenaires commerciaux de la CEE qui absorbe 50 % des exportations espagnoles de produits agricoles. Le 28 juin 1977, Adolfo Suárez, désormais chef d’un gouvernement d’une Espagne démocratique et ayant un mode d’organisation économique et sociale conforme à l’économie de marché (comme cela sera spécifié, on l’a vu, dans la Constitution), sollicita l’adhésion de l’Espagne à la CEE. Or, les négociations ne s’ouvrent qu’en février 1979, après que la Commission européenne eut pris le temps d’examiner le dossier. Les négociations qui concernent également l’adhésion du Portugal portent sur toute une série de questions : 21 chapitres pour le cas espagnol, dont Ceuta et Melilla, Gibraltar, la fiscalité, les mouvements de capitaux, les brevets, et… la pêche et l’agriculture. Très vite, en effet, les discussions achoppent sur ces deux questions essentiellement. Elles vont se révéler d’une âpreté et d’une durée peu commune (Turquie exceptée). Ces huit ans d’attente parurent interminables aux Espagnols, particulièrement à l’opinion publique, peu au fait malgré tout des subtilités

diplomatiques. L'âpreté des négociations étonna des Espagnols sûrs, globalement, de leur bonne foi européenne. En effet, à l’exception de l’extrême-droite et des groupes révolutionnaires d’extrême-gauche, globalement toutes les forces politiques, à des degrés divers sans doute et pour des motifs différents, font montre, sinon d’une grande foi européiste, en tous les cas d’une confiance sans faille sur les bienfaits que peut apporter à l’Espagne et aux Espagnols l’entrée du pays dans la communauté européenne. Avec des nuances selon qu’il s’agit de partis européistes (comme le PNV basque ou la Convergencia catalane) ou pas (Esquera Republicana Catalana, Herri Batasuna), les partis nationalistes catalans, galiciens et basques voient d’abord dans la Communauté européenne une instance qui diminuerait la force et à leux yeux l’arro-gance de l’État central, jusqu’à espérer, avec une bonne dose d’illusion, une grande Europe fédérale des régions. L'UCD conçoit l’engagement européen dans un cadre européo-occidental, c’est-à-dire atlantiste. L'adhésion à la CEE est corrollaire de l'admission à l'OTAN, effective en 1982. L'Alianza Popular fait de l’adhésion à la CEE un des supports et des signes d’une présence forte de l’Espagne en Europe et dans le monde. Parallèlement, et cette idée est particulièrement mise en avant tant par le juriste Herrero de Miñón venu de l'UCD que par l’opuiste Laureano López Rodó, cet arrimage européen éloignera définitivement toute perspective étatiste et consacrera le triomphe en Espagne du capitalisme libéral. Dès 1962, le PSOE s’était prononcé pour l’entrée de l’Espagne dans le Marché commun. À ses yeux, celle-ci représente vraiment une rupture avec le franquisme. L'adhésion ouvre en outre des perspectives de développement économique, fût-ce dans un cadre social-libéral que le parti ne repousse pas après avoir décidé d’abandonner toute référence au marxisme. Felipe González, qui appuie Suárez sans réserve sur cette question, devient ainsi l’un des plus grands thuriféraires de l’idée européenne. Cependant, contrairement à l'UCD, le PSOE rejette l’intégration à l'OTAN. Au pouvoir après les élections de 1982, c’est le gouvernement de González et du PSOE, et de son négociateur principal Fernando Morán, qui eut la tâche difficile de faire aboutir des négociations qui traînaient en se rapprochant du gouvernement socialiste français et la joie de ratifier l’acte d’adhésion. Cependant, non sans mal – au prix d’un référendum gagné d’extrême justesse – mais contrairement à ce qu’il avait promis, González lia en fait les deux questions de l’Europe et de l’alliance atlantique en renforçant l’insertion de l’Espagne dans l'OTAN. En 1960

encore, le PCE s’opposait à une éventuelle insertion dans une Europe placée sous les auspices des monopoles anglo-saxons. Dans les années 1970, sinon son analyse, en tous les cas sa position a changé : si la CEE reste une institution capitaliste profitant surtout à la bourgeoisie, c’est aussi une réalité dont il convient d’extraire ce qui peut être bon pour les intérêts du peuple espagnol. On veut y voir le moyen de renforcer la démocratie, de rééquilibrer les économies régionales de l’Espagne et de moderniser l’agriculture. Jusque-là, les Espagnols étaient convaincus qu’à l’instar des Grecs, ils allaient être accueillis à bars ouverts par les autres Européens maintenant que ne pesait plus l’hypothèque politique de la dictature. L'attitude de la France, notamment, paralysant à plusieurs reprises les négociations sur l’agriculture, sous Giscard d’Estaing (ce qui fut appelé par la presse espagnole le giscardazo et fut reçu comme une véritable gifle en Espagne) mais aussi sous Mitterrand alors que l’on avait pensé que la proximité politique des gouvernements de part et d’autre des Pyrénées allait accélérer les choses, déçut. Le spectacle de camions de fruits et légumes espagnols renversés par les agriculteurs du Midi français choqua. Les tensions à la limite de l’affrontement physique entre pêcheurs français et espagnols dans le golfe de Gascogne/Vizcaya perdurèrent plus d’une décennie et demie. Ce sont là des épisodes que les Français ont peut-être oubliés. Mais ce sont là des images qui demeurent dans la mémoire collective des Espagnols jusqu’à aujourd’hui. Les Espagnols n’ont pas vu dans l’attentisme français le résultat de la tentative d’évaluation réelle des conséquences économiques de l’entrée d’un partenaire-concurrent d’un poids autrement plus sérieux que celui de la Grèce. Ils n’ont pas voulu comprendre combien les politiques, et Mitterrand notamment, devaient ménager leur électorat et leurs alliés politiques et syndicaux et combien ils ne pouvaient heurter de front le puissant syndicalisme agricole français. Dans l’attitude française, ils ont plutôt repéré le fruit de la méconnaissance de l’Espagne et un effet de l’indifférence, sinon de la commisération, à l’égard des aspirations des Espagnols et, à juste titre d’ailleurs et plus particulièrement sous Giscard d’Estaing, une nouvelle manifestation de l’arrogance française. Sans doute, à partir d’octobre 1983, sous l’impulsion précisément du gouvernement français, sincèrement désireux d’aboutir désormais, les négociations sont débloquées sur l’huile et les fruits et légumes, puis en février 1985 sur le vin, grâce à des concessions effectuées de part et d’autre,

notamment sur les périodes transitoires : de sept à dix ans selon les produits. Le 12 juin 1985, les gouvernements portugais et espagnol signaient respectivement à Lisbonne et à Madrid le traité et les actes d’adhésion à la Communauté européenne. Ratifié dans la foulée par les parlements espagnol et portugais, puis par les parlements respectifs de chacun des États membres, l’Espagne et le Portugal devenaient membres de la CEE le 1er janvier 1986. L'Acte unique européen signé en 1986 leur permettait de bénéficier de très importantes ressources au titre des fonds structurels destinés à adapter leurs infrastructures au régime de concurrence dans le grand marché intérieur désormais créé. La fin de la décennie et la suivante furent d’ailleurs marquées par cette présence de l’Europe en Espagne. Une présence quasiment physique illustrée par les immenses panneaux du FEDER barrant les paysages, tout par-ticulièrement dans le Sud, et témoignant de la transformation de la production et de l’amélioration des conditions de vie dans ces régions. En 1989, la peseta entrait dans le mécanisme de change du SME et gouvernement et parlement espagnols adhéraient d’enthousiasme au traité de Maastricht. Bien que la France n’ait pas été le seul État responsable des difficultés, tant s’en faut, à bien des égards cet épisode douloureux de l’histoire longue des négociations pour l’entrée de leur pays en Europe a laissé des traces dans le cœur des Espagnols, tout particulièrement parmi ceux qui jusque-là avaient été les plus sincèrement francophiles. Elle a contribué à nourrir largement l’histoire de ce que l’on pourrait appeler le « malentendu » hispano-français… devenu par la suite, par une sorte d’effet de pendule, plutôt un malentendu franco-espagnol. Malgré la désillusion qu’avait déjà été la non-intervention de Léon Blum et ce que l’on savait de la réception des réfugiés dans les camps, sous Franco, pour les libéraux et progressistes, la France demeurait le pays des droits de l’homme et de la liberté, y compris bien entendu celui de la liberté des mœurs. Tout une partie des Espagnols, universitaires, hommes et femmes du monde de la culture et des arts, militants politiques et syndicaux scrutaient ce qui se faisait, ce qui se pensait au nord des Pyrénées ; il n’est que de reconstituer la bibliothèque que le personnage de Pepe Carvalho dans les romans de Vázquez Montalbán s’emploie à détruire : Sartre, Barthes, Lacan, Foucault et même Althusser, Poulantzas, etc. – si les auteurs français ne sont pas seuls bien entendu, ils sont à coup sûr majoritaires ; c’est l’époque où le français est la première langue étrangère enseignée dans les institutos, qu’ils soient publics ou

privés. À cette époque, en revanche, pour la majorité des Français, l’Espagne est surtout un camp de vacances ; au mieux la terre tragique d’un affrontement, dont on s’attache à conserver l’image romantique, d’autant plus que l’on est intimement persuadé de son étrangeté même. Les clichés retournés n’en sont pas moins des clichés. Comme le souligne Aline Angoustures, les représentations de l’Espagne de la guerre civile et de l’Espagne folklorique se combinent souvent, tant dans les films français évoquant les Espagnols que dans les médias… lorsqu’ils daignent jeter un regard par-delà les Pyrénées. Or, malgré l’accomplissement d’une transition politique qui dote l’Espagne d’un régime démocratique, l’image du pays et de ses habitants n’a pratiquement pas changé lorsque débute la nouvelle décennie : en 1980, un sondage révèle que plus de 50 % des Français considèrent que le pays est « peu développé » et doutent de la solidité de la démocratie espagnole (sondage réalisé avant le 23 F) et qu’ils sont 43 % à caractériser les Espagnols comme orgueilleux, un quart comme « bons vivants » et seulement 19 % semblables aux Français. Commentant ledit sondage, le magazine centriste Cambio 16 titre « Les Français ne nous aiment pas ». C'est d'alors que l’on peut à peu près dater le retournement des sentiments des Espagnols vis-à-vis de la France et des Français. Non seulement les Français n’accordent aucun crédit aux notables changements accomplis en Espagne, mais encore ils s’obstinent à ne vouloir conserver qu’une image négative de l’Espagne, justifiant leur bienveillance à l’égard des membres de l'ETA et leur attitude lors des négociations européennes. Le retournement est extrêmement rapide. En une demi-douzaine d’années à peine, l’image de la France et des Français s’est dégradée considérablement. En 1983, un sondage révèle que 70 % des Espagnols estiment que le gouvernement français a une mauvaise attitude vis-à-vis de l’Espagne et qu’ils sont 74 % à déclarer avoir une mauvaise image des Français17 . Sans doute, en France, l’image de l’Espagne et des Espagnols va-t-elle évoluer au cours de la deuxième moitié des années 1980 : l’accession des socialistes au pouvoir indique l’aptitude à l’alternance démocratique ; mieux même, l’effervescence culturelle autour de la movida madrilène et de la préparation de l’Exposition de Séville et des jeux de Barcelone témoigne de la modernité des créateurs espagnols : Almódovar devient la coqueluche des Français. En 1987, on célébrait dans la capitale française l’exposition « Paris à l’heure espagnole ». Mais il faudra du temps pour que les Français s’habituent, non pas à observer les Espagnols avec bienveillance, mais à les

considérer sur un pied d’égalité. Sur un registre qui peut paraître trivial, mais dont on peut subodorer l’influence, les victoires successives de Miguel Indurain au Tour de France, acquises non pas en montagne – domaine « traditionnel » des cyclistes espagnols – mais dans le contre-la-montre, épreuve de la « modernité » (comme Roland Barthes l’avait déjà montré), précédèrent les panégyriques de José María Aznar et « des excellents chiffres de l’économie espagnole » dont les magazines français ne furent point avares à la fin du siècle. Las, lorsqu’en 1986, les Espagnols étaient entrés en Europe, c’était désormais désolés d’avoir à compter avec ces encombrants voisins qui, en outre, n’avaient plus rien à offrir de leur rayonnement passé : en Espagne, tandis que dans les universités, les lettres et humanités, où avaient lui la culture française, s’effondraient au profit des études « empresariales » sur le modèle des Business Schools, nombre de professeurs de français du secondaire durent se reconvertir et devenir… professeurs d’anglais. Une transition qui ne fut pas que politique Transition ou rupture culturelle ? Les Espagnols et l’Église catholique Durant les dernières années du franquisme déjà, chacun s’était accordé à constater, pour s’en désoler ou pour s’en réjouir, que les choses changeaient. Vatican II provoquait en Espagne un réel traumatisme, suscitant tant le raidissement de quelques-uns que l’espérance des autres. L'influence des touristes, notamment des Français après mai 1968, sur l’évolution des mœurs amplifia l’ébranlement profond de certaines des valeurs sur lesquels reposait et sur lesquelles on avait voulu faire reposer la société espagnole. Ce qui était en train de se dissoudre, en fait, ce n’était pas tant le catholicisme – si l’on entend par là l’adhésion aux principaux dogmes de l’Église et la pratique des rites – mais bien plutôt l’espèce d’homologie entre religion et morale sociale qui avait été le fondement du national-catholicisme. À partir de 1975, l’Église connut en tant que force institutionnelle et en tant qu’influence dans la société un recul incontestable, seulement comparable, nous rappelle Daniel Ruiz aux quinze ans qui avaient suivi la loi de désamortissement des biens ecclésiastiques de Mendizabal au deuxième tiers du XIXe siècle ou à la période de la seconde république18.

Mais cette fois le reflux n’était pas dû à l’expropriation ou à une vague d'anticléricalisme de masse. Plus simplement, mais sans doute également plus fondamentalement, il était dû à la fin du monopole idéologique et moral confortable sur les consciences dont l’Église catholique avait joui durant la dictature et qui disparut avec la constitution de 1978. Non pas qu’il y eût d’anticléricalisme déclaré. Bien au contraire. Soucieux avant tout de ne pas réveiller une querelle religieuse sur le même mode de celle qui avait affecté les gouvernements républicains, tous les partis politiques de la transition, l'UCD bien sûr, mais aussi le PSOE et peut-être surtout le PCE firent preuve de bienveillance à son égard. L'Église fit d’ailleurs le choix très clair de ne pas créer un parti catholique sur le modèle de la DC italienne (seul le PNV est un parti expressément démocrate-chrétien). Elle conserva de bonnes relations avec les premiers gouvernements socialistes : en 1987, la hiérarchie catholique obtenait du gouvernement que 0,5 % de l’impôt sur les revenus de chaque contribuable croyant soit affecté à l’Église – les noncroyants versant à des organismes à but non lucratif ou, par défaut, à l’État. Mais la surprise fut mauvaise quand il s’avéra que seulement 35 % des contribuables avaient fait l’effort d’une déclaration en faveur de l’Église catholique. On ne pouvait certes pas en déduire que c’était là la (faible) proportion de catholiques en Espagne. Mais il y avait malgré tout la révélation sinon d’un détachement signalé tout au moins d’un manque singulier de ferveur, alors même que la Constitution établissait clairement que le catholicisme était « la religion de la majorité des Espagnols ». Cette affirmation gravée dans le marbre de la Constitution apparaît à première vue corroborée par l’enquête menée en 1982 : seulement 7,3 % d’athées, 11,5 % d’indifférents et un peu moins de 1 % appartenant à une autre religion parmi la population espagnole ; soit 80 % de catholiques, dont 1/5 e de non-pratiquants, un peu plus d'1/5 e de peu pratiquants et un peu moins de 3/5 e de pratiquants19. Apparemment il s'agissait, encore à cette date, de niveaux de catholicité seulement dépassés en Europe par les Irlandais. Certes l’athéisme déclaré demeurait encore marginal et surtout infiniment moins militant que l’athéisme espagnol du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle. Dans le contexte « apaisé » de la transition démocratique, ce qui prévalait plutôt, c’était l’indifférentisme et l’agnosticisme. Nonobstant, audelà des déclarations, l’observation statistique de l’assistance régulière à la messe dominicale indiquait que celle-ci était passée de 65 % des paroissiens en 1972 à 26 % en 1982… avec de très fortes disparités : les taux les plus

élevés de pratique religieuse étaient observés dans les diocèses du nord (Navarre, Castille et Léon), en campagne, chez les femmes et les personnes âgées ; les plus faibles, dans le sud (y compris dans les campagnes) et chez les ouvriers, particulièrement chez les plus jeunes où elle était pratiquement nulle. Dans certaines régions, les églises de certaines paroisses des quartiers populaires et périphériques de grandes villes étaient déjà littéralement vidées, tandis que le paysage urbain était profondément transformé par l’effondrement du nombre de curés (ils ne sont plus que 19 000 à la fin du siècle) et surtout des moines (16 000) et sœurs (50 000) qui avaient littéralement occupé l’espace urbain durant plus de 40 ans. Encouragée par les nombreuses visites papales (en 1982, 1984, 1989, 1993) l’Église espagnole pourtant ne renonça jamais, comme on le verra à nouveau dans le chapitre suivant, à tenter de définir ce que devaient être les normes de la morale privée et sociale. Trois questions particulièrement ont suscité, et suscitent toujours, sa vigilance : le divorce, l’avortement, l’enseignement. L'Église ne put empêcher la légalisation du divorce en 1981, mais elle put s’employer – avec un certain succès jusqu’à très récemment – à en rendre les conditions et les procédures difficiles et coûteuses. Bien qu’elle n’ait pu également empêcher le vote de la loi sur l’avortement en 1983, le décret d’application de 1985 limitait l’interruption de grossesse aux cas de malformations du fœtus, de risques pour la mère et de viol. L'opposition résolue tant au divorce qu’à l’avortement ne désarma point. Nous verrons au chapitre suivant, qu’au contraire, après que l’Église eut espéré, en vain, que José María Aznar revînt sur les législations antérieures, de larges fractions du catholicisme espagnol et de la hiérarchie ont engagé le combat contre les mesures prises par José Luis Rodríguez Zapatero. Concernant l’enseignement, l’Église sut faire prévaloir sa conception de la liberté en obtenant d’une part que l’enseignement de la matière « religion », retirée désormais des cursus universitaires, soit maintenue dans tous les établissements (y compris les établissements publics) primaires et secondaires, d’autre part, par la loi de 1980, que l’État tout à la fois soutienne financièrement les écoles et collèges privés et leur laisse une autonomie de fonctionnement et d’enseignement fort large. Malgré tout, après des décennies d’alliance quasi organique avec le pouvoir, il fallait apprendre à vivre dans le contexte libéral de la transition.

Dans ce contexte se développait ouvertement, sinon la déchristianisation des Espagnols, en tous les cas la sécularisation de la société. Certes, en 2000 encore, 77 % des Espagnols interrogés déclaraient croire en Dieu et parmi eux 84 % se considéraient comme catholiques. Mais 19 % désormais se déclaraient athées. Certes, la très grande majorité des Espagnols avait été baptisée (y compris la majorité des athées et agnostiques). Mais, si la proportion de pratiquants n’avait que peu diminué – 22 % assistaient régulièrement à la messe dominicale, plus de huit millions de fidèles chaque dimanche tout de même –, 45% des Espagnols disaient ne jamais assister à un office. Surtout, alors que près de la moitié des Espagnols de la génération national-catholique, nés avant 1943, continuaient à se rendre à l’église et à prier chaque jour, 10 % seulement des Espagnols de la génération de la transition (nés entre 1943 et 1962) pratiquaient, une proportion encore plus faible dans la génération de la démocratie, née après 1963. Si l’on passe des pratiques rituelles aux croyances, aux affects et aux comportements, la déchristianisation et la sécularisation se confirment. Ainsi, alors qu’en 1976 encore 75 % des Espagnols avaient déclaré croire à l’enfer, ils n’étaient plus que 35 % en 1984. L'obéissance aux commandements religieux, particulièrement en matière sexuelle, s'effondrait, y compris chez les croyants : 45 % de ceux-ci avouaient avoir désobéi en matière de relations prénuptiales et 65 % en matière de pratiques contraceptives (sans que l’enquête détermine la part des pratiques naturelles, du coïtus interruptus ou de l’usage de la pilule). Si le catholicisme demeure encore majoritaire, il s’agit déjà pour beaucoup d’une sorte de « catholicisme à la carte », où l’on combine dans une proportion très variable prescriptions dogmatiques et morales de l’Église et opinions et comportements individuels. Le phénomène bien entendu s’est accentué : en 2000, sans pour autant que tous renient le catholicisme, loin de là, 75 % des Espagnols nés après 1970 déclaraient être très peu ou pas du tout religieux. À cette date enfin, la différence de genre avait pratiquement disparu. En effet, si, de longue date, l’indifférentisme religieux et la sécularisation des comportements avaient touché une part non négligeable des hommes, ce qui signale les années 1980, c’est que le phénomène commença à toucher les femmes également. À ce titre, on peut dire qu’à la fin du siècle, grandsmères et petites-filles appartiennent à deux mondes radicalement distincts.

De la liberté de jouir de la liberté et de la « movida » Incontestablement, et malgré les incertitudes qui planaient encore sur ce que serait le régime politique, la mort de Franco donna lieu à une extraordinaire explosion. Explosion libératrice. Sans doute, on a dit que les vernis nationaux-catholiques craquaient déjà de toute part. Mais, désormais, ce qui la veille encore relevait d’une stratégie de grand soir politique ou culturel pouvait être cueilli le matin même. Pour une part, la liberté, ce fut d’abord la liberté de la presse. Effective dès le printemps 1976. On a vu que certains périodiques – Cuadernos para el Dialogo, Triunfo – avaient joué un rôle remarquable dans ce que certains appellent la « pré-transition ». Puis le magistère moral était passé plutôt à Cambio 16. Mais l’événement majeur, fut la sortie le 4 mai 1976 du premier numéro d’un nouveau quotidien : El País. Son ambition journalistique était de devenir un organe de référence à l’image du Times ou du Monde. Son rôle politique fut davantage encore que d’accompagner la transition en cours, d’en être le support et même la représentation. Sous la direction de Juan Luis Cebrían, il se rapproche du PSOE après que celui-ci eut abandonné ses références de classe – un tournant qu’il a en partie impulsé – tout en constituant un important groupe de presse et d’édition multimédia, dont l’autre fleuron fut, et demeure, la chaîne de radio, indépendante du ministère, Cadena Ser. El País fut un acteur majeur de la transition politique, par les relations personnelles de son directeur et de nombre de ses journalistes, par le contenu même de ses éditoriaux et de ses articles, par les tribunes libres qu’ils offraient à diverses personnalités. Il contribua à sa mesure à donner à la transition espagnole sa tonalité sinon son contenu. Mais il fut également un acteur majeur de la libéralisation culturelle – en consacrant de très nombreuses pages à une culture nouvelle – et même « sociétale » (Gérard Imbert a ainsi analysé comment le journal avait inscrit la question de l’avortement sur l'agenda politique20. Sur l’autre bord, la presse de l’époque franquiste dut s’adapter à la nouvelle situation, à la libéralisation et à la concurrence. Tandis que Pueblo, le journal du syndicat, disparut immédiatement, les publications phalangistes, El Alcazar et Arriba survécurent difficilement encore quelque temps. En revanche, la presse conservatrice, Ya, et surtout La Vanguardia et

ABC poursuivirent leur carrière, et de belle manière, grâce à un lectorat stable et fidèle. Ce dernier, en effet, ne goûtait guère ce qui pouvait lui paraître n’être que complaisances coupables pour un mouvement destructeur de la morale, des bonnes mœurs. Ainsi, bien que le gouvernement de Suárez eût dès juillet 1977 procédé à la réorganisation de l’administration de la culture, bien qu’il eût en novembre supprimé la censure telle qu’elle fonctionnait auparavant, une formidable campagne d’opinion menée par ABC aboutit à la mise sous séquestre (levée en 1981) du film de Pilar Miró, El crimen de Cuenca. Cependant que ces Espagnols, dans les campagnes et bien plus encore parmi la bourgeoisie traditionnelle des petites et moyennes cités essayaient de conserver ce qu’ils pouvaient des mœurs et des façons d’être de ce qu’ils croyaient être l’essence de l’hispanité, la majorité de la population goûtait à l’esprit de liberté retrouvée : en fréquentant avec une certaine assiduité les innombrables bars et cafeterias qui se mirent à fleurir dans tous les quartiers de toutes les villes et villages – 133 000 en 1995, soit davantage que dans tous les autres pays de toute l’Europe réunis –, en pratiquant sans réserve cet art de la conversation simultanée sur les sujets les plus variés, le football, les célébrités du cinéma et de la télévision, et même désormais la politique. À cet usage, la presse consacrée à narrer les potins des célébrités devint rapidement le plus grand domaine de l’édition espagnole, jusqu’à l’exportation de la formule du magazine ¡Hola ! en Grande-Bretagne et en France par exemple. Sans doute, nombre d’entre eux gardaient de sérieuses réserves, voire désapprouvaient catégoriquement, les outrances de certains jeunes gens –et a fortiori des moins jeunes – des grandes agglomérations. Or, tant qu’il ne s’agissait pas de délinquance, beaucoup pensaient que c’était là un des effets des convulsions de la liberté, après tant d’années d’enfermement : que c’était là le prix à payer.

Dans l’éditorial du numéro spécial de la revue Autrement paru en avril 1987 et intitulé Madrid, la décennie prodigieuse Christian Delacampagne écrivait : « Dans la rue, les gens ont cessé de s’habiller tous de la même façon. Les commerçants se

sont rendu compte que leurs boutiques avaient des vitrines, ils ont commencé à les décorer. […] Les premiers punks ont fait leur apparition, et bientôt leur jolie crête est devenue aussi familière que la barbe des progres de la génération antérieure. Bref, Madrid est devenue une grande ville [..] avec ses restaurants indiens, ses immigrés noirs, ses films yougoslaves, ses drogués, ses sex-shops, ses boutiques branchées, ses bars postmodernes, sa frénésie, son inquiétude, son mouvement perpétuel… Ce mouvement a même fini par s'institutionnaliser : on lui a même donné le nom de movida. Je ne me rappelle pas qui a inventé le terme et je serais fort en peine de le définir exactement. Peut-être la movida (dont tout le monde vous dira, d’ailleurs, qu’elle est finie depuis hier) n’est-elle au fond qu’un chiste de plus – l’une de ces blagues absurdes mais vraies au dix-septième degré, comme aime à en produire l’humour si particulier des Madrilènes. »

Or, sans nier l’intérêt du phénomène de la movida (c’est-à-dire ce qui bouge), il convient de ne pas céder à la fascination. Ce qui est frappant, c’est de voir combien ce « mouvement » est ancré dans la mémoire collective… des Français. Assurément, Madrid de l’époque était le centre de multiples expériences dans les domaines des arts graphiques, du cinéma, du théâtre et de la danse, du design et de la mode. Une floraison d’actions culturelles subventionnées d’ailleurs pour partie par la municipalité de Tierno Galván. Assurément le Madrid nocturne semblait n’être, dans certains quartiers surtout, qu’un vaste rassemblement de gens de tous âges, de tous types, de tous niveaux de fortune, de toutes professions (et de nombreux sans aucune profession) dont le but était… de ne pas dormir. Assurément enfin, parmi ces milieux, comme parmi les vastes cohortes de ceux qui ne pouvaient que vouloir en imiter certaines pratiques, l’extravagance vestimentaire et l’usage des stupéfiants était la chose la mieux partagée21... au point que le gouvernement socialiste fit voter une loi dépénalisant la consommation de cannabis. Une mesure qui pour certains, en Espagne mais surtout à l’étranger, paraissait hisser l’Espagne au niveau de modernité culturelle et « sociétale »... de la Hollande. Pourtant, lorsque l’on consulte la très importante bibliographie espagnole sur la transition et les années 1980, souvent rien n’est dit sur cette movida. Qu’est-ce qui a pu tant intéresser au nord des Pyrénées, au point d’en faire l’acte véritable de l’établissement de la démocratie et de la liberté en Espagne et de Pedro Almódovar son héraut (c’était par exemple les propos d’un article de Frédéric Mitterrand dans Télérama). La popularité exceptionnelle dont a joui et dont jouit toujours Pedro Almódovar en France

(Tout sur ma mère y a fait bien plus d’entrées qu’en Espagne) a servi d’étendard à la movida. Mais sur quoi se fonde cette popularité ? Almódovar ne devient-il comme on l’a dit la coqueluche des Français – comme auparavant dans un autre registre, et il est vrai à un moindre degré Buñuel ou Saura – que parce qu’ils aiment à retrouver dans ses films, indépendamment de leur qualité intrinsèque, certaines des représentations qu’ils ont de l’Espagne, tragique et romantique, étouffée par le goupillon et éventrée par le sabre, et des Espagnols, capables de fulgurances pittoresques (Almódovar use et abuse des éventails, des allusions taurines, etc.) et désespérées ? Récemment, José Vidal-Beneyto, universitaire et ancien acteur de la transition, s’est essayé à comprendre le phénomène. Comment, s’interroge-t-il, Almódovar a-t-il pu imposer l’idée que ces films représentaient, bien davantage que la transition politique, la véritable rupture avec le franquisme ? En déplaçant d’abord le champ d’observation : celui-ci était désormais le franquisme de la vie quotidienne. Un déplacement réalisable lorsque les valeurs socio-publiques – l’intérêt général, le militantisme, la solidarité collective – cédèrent le pas en Europe à l’exaltation de l’individu et de ses pratiques et liens interpersonnels – le conjoint, la famille, les amis, la « tribu sociale » ; à ce point selon VidalBeneyto le « socio-privé » appuyé sur une sous-idéologie que l’on nomme la « postmodernité » impose ces thèmes : la déréalisation, la religion de l’ego, la fin des certitudes, le culte du succès, l’évanescence des limites, la glorification de l’indifférence, etc. Le génie d’Almódovar serait de radicaliser cette postmodernité en usant de techniques de provocation éprouvées dans la publicité. La provocation devient critique burlesque des institutions publiques et privées hérités de la dictature – l’Église et ses clercs, la patrie et ses policiers – et de ses classes dirigeantes. Mais c’est davantage dans la forme que dans le contenu qu’Almódovar transgresse en usant, contre le distingué, du kitsch et du vulgaire. Mais en même temps, afin d’imposer ses choix, il s'insère d'une certaine manière dans le « politiquement correct » des sociétés européennes en prenant fait et cause pour toutes sortes de minorités et de marginaux. C'est dire, écrit VidalBeneyto que la signification de la movida ne fut pas tant l’intensité de la rupture sociale produite que la récupération institutionnelle dont elle a été l'objet comme expression de la liberté sans limite des loisirs démocratiques dans une société de masse. Almódovar aurait perfectionné cette officialisation de la rupture socio-privée en lui donnant tous les attributs

apparents des romans-photos (bons sentiments et happy end). Sans aucun doute, la movida et son parangon Almódovar, combinant subversion marginale et « correction politique » ont mis un terme au franquisme quotidien, Mais ce triomphe, qui a pu, dans une certaine mesure, représenter une sorte de revanche des vaincus, n’a-t-il pas servi, fût-ce à son corps défendant, à masquer la pérennisation de la hiérarchie sociale et économique héritée de la dictature?22 1 Emilio Lamo de Espinosa, « La normalización de España », in Antonio Morales Moya, Nacionalismos e imagen de España, Madrid, Nuevo Milenio, 2001, p. 174. 2 Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Ed. de l'EHESS, 1990. 3 V. Pérez Diaz, La primacia de la sociedad civil. El proceso de formación de la España democrática, Madrid, Alianza, 1993, p. 150. 4 Vicenç Navarro, El subdesarrollo social de España, Barcelone, Anagrama, 2006, p. 30-31. 5 Cité in Sara Núñez de Prado y Clavell, « Aproximación a un modelo teorico de la Transición española y su reflejo en los medios de comunicación », in Javier Tusell et al., Historia de la Transición y consolidación democratica en España, t. 1, Madrid, 1996, p. 196. 6 Javier Tusell, Dictatura franquista y democracia, op. cit., p. 279-280. 7 Alvaro Soto, Transición y cambio en España, 1975-1996, Madrid, Alianza, 2005, passim. 8 UGT, n° 368, mars 1976, cité par José Maria Martin Arce, « La mobilisation politique et sociale pendant le post-franquisme et la transition politique », in Anne Dulphy et Yves Léonard (dir.), De la dictature à la démocratie : voies ibériques, Bruxelles, Peter Lang, 2003, p. 78. 9 Maria Isabel Ruiz Garcia, « Suárez y la Ley de Reforma Política », in Javier Tusell et al., Historia de la Transición y consolidación democratica…, op. cit., p. 274. 10 Sophie Baby, « Violence et transition en Espagne : la Semaine noire de Madrid (janvier 1977) », Anne Dulphy et Yves Léonard (dir.), De la dictature à la démocratie : voies ibériques, Bruxelles, Peter Lang, 2003, p. 85. 11 Ibid., p. 95. 12 Javier Tusell, Dictatura franquista y democracia…, op. cit., p. 300. 13 David Ruiz, La España democrática (1975-2000), Madrid, Síntesis, 2002, p. 147. 14 En français, voir Franck Moderne, « L'état des autonomies dans “l’État des autonomies” », Dmitri Georges Lavroff, Dix ans de démocratie constitutionnelle en Espagne, Paris, CNRS, 1991, p. 129143. 15 Alvaro Soto, Transición y cambio en España, 1975-1996, Madrid, Alianza, 2005, p. 208. 16 Mathieu Trouvé, L'Espagne et l’Europe. De la dictature de Franco à l’Union européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2008. 17 Aline Angoustures, « La transition espagnole dans l’opinion française », in Anne Dulphy et Yves Léonard (dir.), De la dictature à la démocratie…, op. cit., p. 281. 18 David Ruiz, La España democrática , op. cit., p. 175. 19 Fernando Sánchez Marroyo, La España del siglo XX. Economía, demografía y sociedad, Madrid, Istmo, 2003, p. 633.

20 Gérard Imbert, Le discours du journal El País, Paris, CNRS, 1988. 21 Voir la touffue et passionnante Crónica sentimental de la Transición de Manuel Vázquez Montalbán dont le sous-titre, Los desnudos, los vivos y los muertos de una trancición que no sólo ha sido política , en forme de clin d’œil à Norman Mailer, surmonte une photographie de couverture montrant une femme d’une quarantaine d’années vêtue d’un tailleur chic mais ouvert sur une poitrine sans soutien-gorge, encadrée par quatre messieurs bien mis en complet. 22 José Vidal-Beneyto, Memoria democrática, Madrid, Foca, 2007, p. 189 sq.

CHAPITRE 4 Les Espagnols du XXIe siècle « Le grand projet de l'Espagne au vingtième siècle a été l'européisation [...] peut-être aussi le seul grand projet commun des Espagnols du vingtième siècle.» 1

À COUP SÛR, LE DÉSIR D'EUROPE DES ESPAGNOLS est ancien. Longtemps contrariée à l'intérieur du pays, ni unanime tant s'en faut, comme mal encouragée par les autres Européens, qui somme toute s’accommodaient fort bien d’un pays et d’un peuple exotiques à leurs portes, cette (im)pulsion est depuis une trentaine d’années largement partagée et portée sans état d’âme par l’ensemble des dirigeants politiques. En même temps que l’insertion dans l’Europe a soutenu un certain type de croissance économique et accéléré les mutations sociales, les changements sociaux ont porté ce désir d’Europe. Selon le point de vue adopté, globalement, la société espagnole partage l’essentiel de ses formes et de son contenu avec les sociétés ouesteuropéennes : les mêmes comportements démographiques, les mêmes types d’emplois, une forte immigration, un système politique structuré autour de l’alternance entre un parti conservateur-libéral (le Parti Populaire) et un parti social-libéral (le PSOE). Souvent, néanmoins, le trait, plus neuf, est aussi plus appuyé que dans les pays voisins : ainsi de la faiblesse de la fécondité, ou d’un certain type de libéralisme « sociétal » (le mariage des homosexuels par exemple). Il est vrai toutefois que l’indéniable audace dont fait preuve une partie des Espagnols en nombre de domaines est ici peut-être plus vigoureusement contestée par une autre partie qu’en d’autres pays (ainsi des affrontements autour de l’avortement par exemple).

Il s’avère surtout que le bipartisme officieux ne saurait remplir l’essentiel du champ politique et électoral dans un pays où nombre de partis régionalistes pèsent lourd dans leur territoire et parfois l’administrent depuis près de trois décennies. La question de la décentralisation n'est absolument pas ici une question technique, mais bien une question politique au sens premier et plein du terme. Elle interroge l’essence même de ce que c’est « qu’être espagnol »… ou pas. Une question qui d’ailleurs a contribué à fissurer ces dernières années le consensus constitutionnel auquel disent souscrire les deux formations dominantes. Sans doute le bipartisme établi a réduit les divergences quant à la politique économique à mettre en œuvre, même s’il subsiste naturellement des différences de degré. Mais, passées certaines des illusions que la transition démocratique avait contribué à entretenir, histoire et idéologie redonnent aux affrontements politiques une vigueur qui tourne à la crispation que l’on avait pu croire définitivement disparue entre deux ensembles d’Espagnols. Le désir d’Europe : un débat ancien, des enjeux nouveaux L'Espagne est-elle en Europe ? Les Espagnols sont-ils des Européens comme les autres ? Voilà bien deux questions que ni les Français, ni les Allemands, ni les Italiens n’ont eu jamais à se poser avec tant d’insistance. Voilà bien deux questions qui, pour paraître peut-être incongrues aujourd’hui, ont été régulièrement posées depuis le XIXe siècle par les Espagnols... et les autres. Deux questions que les étrangers se sont posées sur les Espagnols : les voyageurs du XIXe siècle – Byron, Théophile Gautier, Victor Hugo, Prosper Mérimée et tant d’autres – comme les touristes de la deuxième moitié du XXe siècle et les écrivains et militants des années 1930. Selon l’anthropologue M. Catedra, les étrangers sont attachés à cette image romantique des Espagnols construite dès les années 1820-1830 qui valut l’attention internationale sur la guerre civile, celle d’Hemingway ou d’Orwell par exemple. La représentation d’une Espagne « orientalisante et non européenne, primitive et pré-moderne » et qui précisément plaisait pour sa « sauvagerie », un pays peuplé « de Gitans, de Carmen, symbole de la femme libre et sauvage, et surtout de contrebandiers, de Guerilleros, d’anarchistes et de miliciens », car au fond ce sont des mêmes qu’il s’agit :

de ces Espagnols fascinant par leur vitalité et leur force primitive. Et l’anthropologue espagnol de prier son lecteur de noter qu’il s’agit bien de représentations positives des Espagnols dans la mesure même où « nous sommes différents, ou nous ne sommes pas européens » car – fût-ce au mépris de l’observation la plus élémentaire d’ailleurs lorsque l’on réside en Catalogne par exemple – ce que le romantique de toujours « cherche, trouve et valorise en Espagne, c’est précisément qu’il n’y a ni commerce, ni industrie, ni science, ni bourgeoisie, rien de ce qu’il hait »2. Dans cette perspective, la guerre civile puis le franquisme confirmaient la prophétie et l’exceptionnalité de l’Espagne et des Espagnols. Cependant, les historiens Javier Tusell et Enric Ucelay Da Cal divergent quant à l’appréciation des topiques sur les Espagnols dominant au XXe siècle. Le premier admet qu’ils s’inscrivent dans le romantisme traditionnel, mais en le dépassant, car si au XIXe siècle aucune identification n’était possible avec un pays et des gens décidément trop exotiques, les Brigades internationales, par exemple, montrent qu’au contraire un phénomène d’identification plus élevé était désormais possible. Sans faire observer que les volontaires européens – autrichiens et allemands mais surtout français – dans les armées carlistes avaient été relativement nombreux, le second pense au contraire que les images de la guerre et du franquisme furent filtrés par les stéréotypes et observe que la nature de la solidarité politique a davantage à voir avec ceux qui l’offrent qu’avec ceux à qui elle est en théorie destinée. Ainsi, étant donné que l’immense majorité de ceux qui se sentaient motivés en faveur d’un camp ou de l’autre ne savaient presque absolument rien sur le pays et ses habitants, les réactions de solidarité s’enracinèrent sur l’héritage des idées préconçues, globalement issues de la Légende noire protestante et du peuple libre en armes d’une part, et de la lutte pour la défense de la chrétienté face à ses ennemis (des musulmans et des juifs aux communistes) d’autre part. Le bien et le mal étant littéralement inversés selon le camp d’appartenance, c’est précisément l’ardeur que sembla prendre ici la lutte entre l’un et l’autre qui fonda les enthousiasmes étrangers3. Mais les étrangers seuls ne sont pas responsables de ses stéréotypes. Ils ont été renforcés, paradoxalement, tant par le franquisme et sa propagande que par l’émigration. Les émigrés politiques de 1939 ont contribué, parfois à leur corps défendant mais parfois également avec complaisance par le récit de leurs combats violents, désespérés et perdus, à renforcer l’image romantique du peuple espagnol en butte à l’oppression séculaire des curés et

des militaires. La pauvreté des émigrés économiques débarquant des campagnes d’Extrémadure ou de la Manche a renforcé l’image de misère qui s’attachait à l’Espagne tout entière. Oppression et misère donc : indéniablement le franquisme réel a donné à voir très clairement l’une et n’a pu venir à bout de l’autre que tardivement. Pourtant, il faut dire combien le rapport à l’Europe fut une préoccupation constante des Espagnols. Après qu'au XVIIe siècle, déjà, certains arbitristas eurent dénoncé le mirage impérial, les Ilustrados espagnols du XVIIIe avaient bien vu les difficultés de l’Espagne, économiques, politiques, militaires et culturelles. Mais lorsque Campomames, par exemple, ou au tournant du siècle encore, Jovellanos, évaluaient le retard espagnol, ils se considéraient comme intrinsèquement européens, participant de la même civilisation que leurs correspondants français ou britanniques. Malgré certain tableau de l'Espagne dressé par le rédacteur de la notice de l'Encyclopédie, malgré les diatribes de Voltaire, la différence de degré entre leur pays et les États de l’Europe occidentale pouvait être réduite et comblée, pour peu que l’on procédât aux réformes nécessaires. C'est encore cet état d'esprit qui animait tant les libéraux espagnols du premier tiers du XIXe siècle – dont les rédacteurs de la constitution libérale de 1812 – que les réformateurs sociaux de la deuxième moitié du siècle, regroupés notamment autour de Giner de los Rios au sein de l’Institution libre d’enseignement (Institución Libre de Enseñanza), créée après que le gouvernement de la « Restauration » (en 1875 un coup d’État militaire mit fin à la première expérience républicaine espagnole et rétablit les Bourbons et une monarchie constitutionnelle) eût révoqué les enseignants refusant de prêter serment au nouveau régime, et où allait se former une bonne partie des élites progressistes et républicaines de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. En revanche, au terme du terrible XIXe siècle espagnol, l'escadre d'outremer détruite par quelques navires des jeunes États-Unis, il apparut à beaucoup qu’il s’agissait en fait d’une différence de nature. Radicale. La perte des Philippines, de Cuba et de Puerto-Rico – ce qui restait depuis les années 1820 de l’immense empire de Charles-Quint et de Philippe II sur lequel le soleil jamais ne se couchait – résonna comme un véritable traumatisme national. Le « désastre » de 1898 amplifia la réflexion collective autour de la nécessaire « régénération de l’Espagne », déjà entamée depuis une bonne demi-douzaine d’années.

En des temps où le goût des essayistes et la prétention des scientifiques aux généralisations et à l’essentialisme ethno-linguistique était vivace partout, où semblait s’affirmer la supériorité des « nations germaniques » sur les « nations latines », on comprend que les très nombreux nouveaux donneurs d'avis espagnols – le « régénérationnisme », qu'il fût « progressiste » ou « réactionnaire », fut un véritable genre littéraire durant la première décennie du XXe siècle – oscillèrent entre l'autoflagellation collective et l’orgueil national, avec toute une gamme de positions intermédiaires et n’excluant pas, à l’occasion, le changement d’opinion d’un même auteur. Ainsi, Miguel de Unamuno, compagnon de route des socialistes de Bilbao à la fin du siècle, et de fait plutôt enclin à souhaiter une réforme de l’homme espagnol qui le rapprochât de ses contemporains d’outre-Pyrénées, développa sur plus d’une décennie une analyse du casticismo espanõl (l’hispaniste français Marcel Bataillon traduisit certains de ces essais sous le titre L'essence de l'Espagne) fondé sur ce qu'il appelait « l'intra-histoire » du peuple espagnol, qui l’amena, sous l’influence d’Hippolyte Taine et d’Herbert Spencer et de sa crise mystique du tournant du siècle à exalter Don Quichotte et à souhaiter davantage l'« l'ispanisation de l'Europe » que l’« européisation de l’Espagne » : « ¡ Que inventen ellos ! » (« Que les autres inventent donc ! »), tandis que l’Espagne, suivant sa vocation historique éternelle, continuerait à offrir à l’Europe de la matière, la spiritualité de son peuple (Del sentimiento tragico de la vida en los hombres y en los pueblos, 1912). À ce titre, la guerre d’Indépendance, les guerres carlistes, le retard économique et social même, valaient preuve des vertus du peuple espagnol. Entre 1808 et 1813, contre les troupes napoléoniennes, la défense du catholicisme avait été aussi la défense de la nation et réciproquement (thèse défendue surtout par Ramiro de Maeztu dans son essai intitulé Defensa de la hispanidad) ; un combat continué par les insurgés carlistes qui auraient également manifesté par là leur refus de l’ordre libéral et industriel destructeur des solidarités traditionnelles et indifférent au sort du peuple. Comme certains analystes contemporains l’ont souligné, la réflexion autour du désastre de 1898, en impulsant l’introspection collective sur l’être espagnol « al ensimismarse adentro del “ser” de España » a caricaturé mais aussi esthétisé l’Espagne traditionnelle des castagnettes (la España castiza de charanga y pandereta). L'exceptionnalité espagnole peut ainsi être en même temps une malédiction et un titre de gloire : nous ne sommes ni mercantiles

ni filous ; d'où l'idée d'un pays de saints et de guerriers4. À l’inverse, pour d’autres intellectuels, le « problème espagnol » ne pouvait avoir de « solution » qu’européenne. Cette conviction fut portée jusqu’à la guerre avec une rigueur et un talent inégalés par le philosophe néo-kantien, formé à Warbug, José Ortega y Gasset. Pour Ortega, l’Europe est raison, même si ses Meditaciones del Quijote parues de part et d’autre de la Première Guerre mondiale témoignaient en même temps de la crise de la civilisation européenne, dont la célèbre réflexion de 1930 sur La rebelión de las masas (traduite en plusieurs langues et en français sous le titre La révolte des masses) donna une interprétation magistrale du point de vue humaniste et libéral, et de « l’inséparabilité » de l’Europe et de l’Espagne, chaque fois que la minorité intellectuelle – la raison – fécondera le peuple – la vie – pour éviter que celui-ci ne devienne « masse »... comme trop souvent dans l’histoire espagnole mais désormais également dans l’histoire européenne. C'est à cette tâche et à l'intégration européenne comme projet national que se consacre la Revista de Occidente qu’il dirige : « España como problema, Europa como solución. » C'est cet horizon européen, réclamé par des auteurs comme Salvador de Madariaga ou Gregorio Marañon, qui parut définitivement voilé par la victoire des « nationalistes » en 1939. Ce qui l’emporta alors fut le repli, la défiance, et même la haine : contre l’Europe protestante, libérale et mercantile, au premier rang l’Angleterre, ennemie de l’Espagne depuis Élisabeth et les navires corsaires de Francis Drake, occupant indûment le territoire national (Gibraltar) ; mais plus forte encore que l’hostilité envers l’Angleterre ou la Hollande, la haine à l’égard de la France de Serrano Suñer, beaufrère de Franco, par exemple, et qui surprend même le comte Ciano, ambassadeur de Mussolini. Davantage que les Hollandais ou les Anglais, les Français sont accusés d’avoir forgé et alimenté depuis plus de deux siècles « la légende noire de l’Espagne » et d’avoir toujours et partout armé « l’antiEspagne ». Une haine accumulée par conséquent depuis le XVIIe siècle, depuis Rocroi et la paix de Westphalie et amplifiée pour des raisons idéologiques évidentes par les Lumières, la Révolution française et la guerre d’Indépendance. Cette haine s’est élargie et nourrie d’une haine plus générale pour l'Europe du XIXe siècle et du premier tiers du XXe siècle chaque fois que celle-ci a développé un type de modernité économique, sociale et politique qui fait horreur aux vainqueurs de la guerre. S'il y avait bien une Europe que l'on pût reconnaître, c’était l’Europe chrétienne, que

Franco, « premier vainqueur du communisme » avait précisément défendue par son action en Espagne. En 1955 encore, dans un essai intitulé La crisis del Estado, Manuel Fraga Iribarne, dont on a vu pourtant qu’il allait passer pour être un porte-parole d’un possible esprit d’ouverture du franquisme, nuançait l’idée qu’il y eût décadence de l'Espagne à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle et imputait les responsabilités du déclin relatif du pays dans le concert des puissances à une conjuration européenne commandée… par la France et l’Angle-terre, d’ailleurs étrangères à la culture grecque, selon l’historien catalan Jaime Vicens Vives, pour qui le destin de l’Europe serait de s’engager, comme l’Espagne, dans une troisième voie éloignée autant du « nihilisme libéral » que du « totalitarisme communiste »5. Malgré les préventions de nombre de phalangistes historiques et surtout celles de Franco et de Carrero Blanco, un renversement du sentiment européen parmi les groupes dirigeants du régime eut réellement lieu à la fin de la décennie, au fur et à mesure de l’intégration du pays dans toute une série d’instances internationales et lorsque les patrons espagnols, interrogés sur le sujet en 1959, déclarèrent qu’il y aurait sans doute avantage à intégrer ce marché commun qui venait de se constituer aux portes de l’Espagne. La première demande officielle d’adhésion fut formulée en 1962. Mais on sait combien le chemin serait encore long et semé d’embûches avant l’intégration. Les États européens acceptèrent bien volontiers d’amplifier les relations commerciales avec l’Espagne : un palier important fut franchi en ce sens avec la signature du traité préférentiel de commerce de 1970 avec la CEE. Mais ils opposèrent une fin de non-recevoir à toutes les demandes d’admission tant qu’un minimum de démocratie politique ne serait pas solidement établi. On a dit combien pour le régime c’était là chose impossible sous peine de se nier lui-même. Au demeurant, davantage qu’avec les États de la CEE ou a fortiori la Grande-Bretagne avec qui le vieux contentieux au sujet de Gibraltar se réanima durant la deuxième moitié des années 1960, l’alliance privilégiée restait bien celle des États-Unis. Sur un autre registre, bien que l’on s’efforçât de maintenir de bonnes relations avec le gouvernement du général de Gaulle par exemple, la défiance envers la France révolutionnaire, dont l’esprit sembla se réveiller lors de mai 1968 (« el mayo francès » tel qu'il est appelé en Espagne), demeurait. En outre, sinon les gouvernements européens, en tous les cas bien des milieux, et parfois assez proches du pouvoir, continuaient à soutenir et l’exil et l’opposition intérieure au franquisme qui disposait en France notamment de

bases arrières. Par conviction profonde ou par ralliement stratégique, « l’européisme » fut sans doute l’attitude et le sentiment le mieux partagé par l’opposition. Les Espagnols de la démocratie s’engagent résolument, collectivement (engagement des politiques) et individuellement (production culturelle), dans la voie de l’intégration européenne, dont on rappellera les étapes : 1986, 1993, 2002. Ce désir d’Europe peut s’enraciner dans la conservation de traits culturels et d’habitus donnés comme constitutif de l’identité espagnole. Mais il peut également, à l’inverse, prendre le chemin d’une sorte de prise de conscience qu’en certains domaines l’exceptionnalité est une forme de déviance collective. C'est à ce titre, qu'après Gérone, Barcelone s'est déclarée il y a quelques mois « ville non taurine ». C'est dans cette logique également que la retransmission télévisuelle de spectacles taurins vient d’être supprimée sur les chaînes généralistes. Parallèlement, depuis le XVIe siècle, jamais autant qu'en ce début du XXIe siècle, la mode espagnole n'a été aussi forte, en France notamment. Dans le sud du pays les corridas à l'espagnole, introduites au XIXe siècle, n'y ont jamais autant occupé les aficionados français. Les « fêtes à l’espagnole » et les « bars à tapas » fleurissent un peu partout, particulièrement dans le SudOuest. Alors que, renversement spectaculaire, il est de bon ton désormais de se vêtir selon le style des créateurs espagnols qu’ils soient de grande collection (Prada) ou plus accessibles (Adolfo Dominguez) et de prêt-àporter pour des bourses plus modestes (Mengo, Zara, etc.), le séjour en Espagne, si possible dans le cadre des échanges Erasmus, vaut pour les jeunes Européens comme une sorte de rite d’initiation à un stade supérieur de mode de vie, fondé sur une sorte de symbiose entre divertissement, particulièrement valorisé aujourd’hui, et « post-modernité ». L'espérance de Miguel de Unamuno se serait-elle accomplie ? Pour leur plus grand profit culturel, les Européens seraient-ils en train de s’hispaniser ? Est-il alors possible, avec quelque provocation, de renverser les questions posées au début de ce paragraphe ? L'historien espagnol Lamo de Espinosa y répond clairement et par l’affirmative :

« Nous savons aujourd’hui que nous sommes européens. Mais, nous savons en plus que, malgré nous [en français dans le texte], nous l’avons toujours été. La conscience de cette exceptionnalité de l’Espagne n’était que le reflet malin d’un problème politique de construction nationale. Sans oublier que l’Espagne, comme la Russie, les Balkans et d’une certaine manière le Royaume-Uni, est un pays qui a été une frontière de l’Europe, tant physique, que culturelle, ouvert au Maghreb et sur l’Atlantique et que pour cela, il n’est pas singulièrement européen mais avec une vocation plus ample. De sorte que la question pour nous Espagnols de la fin du XXe siècle ne peut plus être de savoir si nous sommes ou non de l'Europe ; la question doit être plutôt de s’interroger sur le type d’aveuglement qui nous a conduits à penser que nous ne l'étions pas. » 6

Au terme de trois décennies de changement social, la réponse ne paraît plus faire de doute. Au terme de trois décennies de changement social 43 197 700 habitants peuplaient l’Espagne lors du recensement de 2004. Depuis que le seuil symbolique des quarante millions d’habitants – qui avait tant occupé les rêves des populationnistes franquistes – a été franchi en 1999, au terme d’une « croissance » extrêmement ralentie au cours des années 1990 (0,20 % de croissance annuelle en moyenne), certains veulent croire à une vitalité retrouvée de la démographie espagnole. Rien n’est moins sûr. La fin de l’exode rural et les transformations du monde urbain Parallèlement, le processus d’urbanisation accélérée de la période 19601980 s’est ralenti au cours des ans, plus nettement encore durant les années 1990. Il s'est fixé à partir du milieu des années 1980 autour de 68 %. L'exode rural a été globalement stoppé (mais non l’exode agricole, nous le verrons). D’une part, en raison de la généralisation de l’Estado de Bienestar et de la diffusion de services publics de l’État ou des communautés autonomes dans les campagnes, qui a ralenti la propension aux départs. D’autre part, parce que sont retournés dans les villages pour leur préretraite ou leur retraite une partie de ceux qui les avaient quittés lors de

l'industrialisation des années 1950 en même temps que la crise industrielle avait ôté aux grandes agglomérations leur pouvoir attractif – un phénomène particulièrement visible en Biscaye par exemple durant les années 1980 et jusque vers 1995 encore. On observe enfin un phénomène encore récent mais dont les effets statistiques se font sentir et qui paraît appeler à se développer : des communes rurales accueillent de plus en plus de néoruraux venus des centres urbains. Toute-fois, il convient de noter que le phénomène bénéficie surtout aux localités point trop éloignées de grandes villes et que ces néo-ruraux peuvent être, selon les cas, des ménages en situation de précarité et chassés des villes par la hausse du foncier ou des urbains relativement aisés mais à la recherche d’espace. Les petites villes entre 10 000 et 50 000 habitants paraissent avoir ralenti leur déclin. À bien des égards, elles sont sorties de l’atonie qui semblait les avoir frappées depuis des décennies. Cette catégorie de taille de villes qui abritait un cinquième de la population il y a trente ans en accueille désormais un quart. Comme les plus grandes, elles se sont dotées depuis les années 1990 de lotissements en périphérie constitués de maisons à deux ou quatre logements et destinées aux jeunes générations des classes moyennes. Nombre d’entre elles cependant demeurent encore des conservatoires du « mode de vie espagnol traditionnel » : on peut y voir encore, à Zamora, à Ségovie par exemple, des femmes autour de cinquante ans portant mantille et bijoux pour assister aux vêpres accompagnées de leurs maris impeccablement mis également. Inversement, les villes de plus de 100 000 habitants (55 municipes dans ce cas en Espagne en 1998) n’ont que peu progressé en chiffres absolus et ont vu leur part se réduire dans le total de la population espagnole (de 44 % à 41 %). Là aussi, il faut distinguer selon les cas : quelques-unes parmi celles dont la progression avait été spectaculaire durant le desarrollismo paraissent marquer le pas, même si sauf exception elles poursuivent l’extension spatiale de l’espace bâti. Dans le Sud, le contraste est étonnant entre les villes de l’intérieur – Jaén et même Cordoue –, moins dynamiques, et la croissance continue des cités de la zone côtière comme Alicante et surtout Málaga. Celle-ci a d’ailleurs développé une sorte de métastase urbaine de 500 000 habitants, vaste réservoir d’emplois de services pour l’économie touristique. Les plus grandes agglomérations – les cinq « aires urbaines » définies par la statistique – ont également connu de profondes transformations. Le

tableau ci-dessous montre bien au niveau global le contraste entre les grandes agglomérations à base industrielle, dont la croissance est stoppée, comme Barcelone, ou qui perdent très sensiblement des habitants, comme Bilbao, et les villes qui bénéficient à plein du tropisme climatique méridional. Très nettement ici, d’une part, pendant que la désindustrialisation affectait l’agglomération de Bilbao, le développement ininterrompu de l’économie du tourisme favorisait les cités du Sud et de la Méditerranée. D’autre part, à l’heure des réfrigérateurs et désormais de la climatisation, les facteurs environnementaux se sont substitués aux facteurs proprement économiques comme déterminants de la localisation de l’habitat. L'autre enseignement du tableau c’est, sauf dans le cas de Séville une fois de plus, l’épuisement des villes-centres par rapport à leurs banlieues. Un mouvement amplifié à Barcelone et plus encore à Bilbao, compte tenu de la taille réduite du territoire municipal. En effet, d’une manière générale, les municipes du Sud sont nettement plus étendus que ceux du Nord : ce qui a permis aux premiers de répondre au désir de desserrement de leurs habitants en leur proposant des nouveaux logements à l’intérieur du périmètre municipal ; ce que n’ont pu faire ni Barcelone ni Bilbao, sauf à requalifier d’anciennes zones industrielles et portuaires (dans les mois qui ont précédé la célébration des Jeux olympiques à Barcelone ; à partir de 1997 et de l’opération Guggenheim à Bilbao) au cœur de la ville et à y loger dans des immeubles de prestige des populations aux revenus élevés. Évolution de la population des cinq « aires urbaines » (en milliers d'habitants)

Globalement, les villes espagnoles n’ont cessé depuis près de deux décennies d’être touchées par des opérations immobilières dont le nombre n’a pas empêché une continuelle hausse du prix du foncier, accélérée par le désir presque universel d’accession à la propriété, la spéculation, voire la corruption (en 2006 la municipalité tout entière de Marbella a été révoquée pour cette raison par le ministère de l’Intérieur). Les centres des villes (casco antiguo, casco viejo) sont réhabilités et dès lors touchés, au moins dans les plus grandes agglomérations, par la gentrification (installation dans ces quartiers historiques de personnes, sans enfant, à revenus élevés et à large capital culturel). Lorsqu’il y a encore du terrain disponible, on multiplie les opérations résidentielles dans les quartiers périphériques. L'étape suivante est la conquête des zones rurales contiguës ou en lisière des villages proches ; ce qui commence à avoir pour effet de rompre ce qui jusqu’à aujourd’hui est encore un trait marquant du paysage, tout au moins dans l’Espagne intérieure de l’Aragon (l’arrivée à Saragosse par le nord est saisissante à ce point de vue) et de la Castille : la séparation vraiment radicale entre l’espace rural, les champs, et l’espace urbain, les immeubles d’habitation à plusieurs étages construits durant les années 1960 et 1970. La maison individuelle sur parcelle spécifique, longtemps caractéristique de la résidence secondaire, est d’abord restée cantonnée aux alentours de Madrid, mais le phénomène tend à se répandre aux abords des plus grandes agglomérations. Une évolution à la française en quelque sorte. Mais cette

tendance qui correspond sans doute à une évolution des goûts des Espagnols – de ceux qui parmi les classes moyennes en auraient les moyens tout au moins – qui prisent moins qu’avant l’habitat regroupé, est dans une certaine mesure contrarié. En effet, la structure cadastrale dominante héritée des décennies antérieures (à l’exception des régions du Nord) – les grands et moyens domaines – implique que les occasions de trouver une petite parcelle que vendrait un petit propriétaire et où faire construire une maison sont extrêmement rares. Inversement les promoteurs seuls ont les moyens d’acheter d’un coup les zones qui deviennent urbanisables et ils y font édifier, pour des raisons évidentes, au mieux des maisons individuelles accolées les unes aux autres. Ainsi, en centre-ville, dans les quartiers péricentraux, en banlieue et même dans une large mesure dans les villages de néo-ruraux les Espagnols vivent encore pour la majorité, et indépendamment des niveaux de standing, en appartement (piso). Ce n’est pas évidemment le seul facteur déterminant, mais cela peut rendre compte également de la faiblesse de la fécondité espagnole. L'enfant unique, les hommes et les femmes L'allongement croissant de l'espérance de vie depuis un demi-siècle (75,8 ans pour les hommes et 82,4 ans pour les femmes en 1999) – une espérance de vie qui depuis les années 1990 est légèrement supérieure à celle des Français – a contribué au vieillissement sensible et à rythme croissant de la population : plus de 6,8 millions de personnes sont âgées de plus de 65 ans, parmi lesquelles plus d'un million ont plus de 80 ans. L'âge moyen des Espagnols est passé de 33 ans en 1970 à plus de 40 en 2001. La proportion des moins de 15 ans a été réduite de moitié (de 27,8 % à 14,5 %) alors que celle des plus de 64 ans a doublé, de 9,7 % à 17 %, tandis que celle des octogénaires passait de 1,5 % à 3,9 %. L'indice de vieillissement (le rapport entre le nombre des moins de 15 ans et le nombre des plus de 64 ans) a ainsi triplé : si en 1970 il y avait 35 vieux pour 100 jeunes, en 2001 il y a 117 vieux pour 100 jeunes. De manière plus imagée, cela signifie que, alors que l’on avait en 1970 trois fois plus de chance de croiser un jeune qu’un vieux, il est plus probable aujourd’hui de rencontrer un vieux qu’un jeune. Ces près de 7 millions de personnes sont celles qui reçoivent les pensions de retraite, occupent le tiers des logements, la moitié des lits d’hôpitaux. En même temps, elles détiennent plus du tiers du patrimoine privé national et

représentent la cinquième part du corps électoral. Ce qui du point de vue indi-viduel est une situation heureuse, n’est pas sans poser à l’Espagne les problèmes que connaissent la plupart des autres pays européens et le Japon, et qui risquent de s’amplifier lorsqu’en 2025 les classes pleines nées durant la décennie 1960 atteindront 65 ans. C'est ce vieillissement qui a contribué depuis quelques années à inverser la tendance à la baisse du taux de mortalité : au terme d’une baisse séculaire, celui-ci n’atteignit plus que 7,5 ‰ en 1980-1984 ; mais il est remonté autour de 9 ‰ depuis 1990-1994. Compte tenu de l’effondrement de la natalité, il en est résulté une croissance naturelle qui tend vers zéro : ainsi en 1998, où il n’y eut que 4 000 naissances de plus que de décès. L'effondrement relativement tardif, mais soudain et intense, de la fécondité est sans aucun doute le phénomène majeur concernant les deux dernières générations d’Espagnols. De 22 ‰ au milieu des années 1960, le taux le plus élevé d’Europe après ceux du Portugal et de l’Irlande, le taux de natalité avait déjà fléchi, on l’a dit, durant les dernières années du l’époque du desarrollo pour atteindre 18,7 ‰ en 1976. L'effondrement est sensible à partir de la fin du franquisme : on passe de 700 000 naissances par an en 1976 à moins de 500 000 en 1982 : le taux de natalité s’établit à 13 ‰ en moyenne pour le quinquennat 1980-1984. Le fléchissement se poursuit jusqu’à la fin du siècle : à peine un peu plus de 10 ‰ pour 1990-1994 ; à peine 9 ‰ pour 1995-1999. On n'enregistre que 360 000 naissances en 1998. C'est désormais le taux de natalité le plus faible d’Europe après les taux de natalité italien et tchèque. La baisse de l’indice de fécondité est plus nette encore : de 2,8 enfants par femme en 1976, à 1,7 dès 1985, 1,2 en 1990 et à 1,05 en 1998 : à cette date, c’est un indice de fécondité parmi les faibles du monde. Depuis 1999, cependant, il semblerait que la tendance ait été enfin contrariée : 390 000 naissances en 1999, 400 000 en 2000, 420 000 en 2003 ; l’indice de fécondité s’établit à 1,3 enfant par femme en 2004. Mais il s’en faut encore de beaucoup pour qu’un tel regain suffise au « renouvellement des générations ». Par ailleurs cette récupération démographique relative est due pour l’essentiel aux femmes immigrées. Globalement, ce que certains commentateurs, masculins et plutôt conservateurs, ont appelé en Espagne la « dépression démographique des femmes espagnoles » persiste : elle atteint même des profondeurs abyssales chez les Catalanes de Barcelone par exemple (selon certaines estimations elle n’atteindrait pas l’indice 0,6).

Il serait erroné de vouloir élaborer une théorie des variations des taux de fécondité. Moins qu’en d’autres domaines, les corrélations ne sauraient valoir causalité. Tout au plus peut-on extraire de leur observation quelques pistes de réflexion. C'est dire que l'indice de fécondité n'est pas le reflet direct d’une situation sociale dans la même mesure où l’on peut le dire du taux de mortalité infantile par exemple. Ce dernier en effet projette assez bien l’état sanitaire et social d’un pays et d’une nation : à ce titre la chute qui se poursuit – 5,5 ‰ en 1995, 4,4‰ en 2000 (soit exactement le taux français) – est un signe positif. La baisse de la fécondité ne peut simplement être expliquée par la possibilité technique de la contraception et l’évolution du rapport entre les femmes et les hommes : dans des conditions sociales et culturelles au moins aussi incitatives, la fécondité des Françaises par exemple est demeurée sensiblement supérieure à celle des Espagnoles. On ne peut davantage la déduire d’une analyse empruntant au paradigme économique néoclassique et faisant procéder la taille de la famille des « choix rationnels » des parents en fonction de considérations du type coûts/avantages. Malgré tout, fût-ce à la manière d’un kaléidoscope, l’indice de fécondité peut être vue comme un révélateur (et non une « conséquence ») en premier lieu de la maîtrise de la maternité par les femmes, et donc des rapports avec leurs conjoints, mais aussi de l’accès aux études et au marché du travail, à celui du logement, enfin plus globalement de l’état de l’État social (existence de crèches, de prestations maternité et d’allocations familiales, etc.). La faiblesse de l’indice de fécondité s’explique par l’augmentation du nombre de femmes qui n’ont pas eu d’enfants. Alors qu’en France le nombre de femmes sans enfant est resté stable depuis 1980 – à 40 ans, 8 % des femmes n’ont pas d’enfants –, en Espagne, il a doublé, passant de 8 % à 16 % en 2000 7 . Elle s’explique également, et surtout, parce que celles qui en ont, n’en ont qu’un, et tardivement : l’âge moyen au premier enfant était de 24,6 ans en 1980, de 30,7 ans en 2000 (27,9 ans en France) ; pour 40 % des femmes, la première maternité a lieu entre 30 et 34 ans, pour 17 % entre 35 et 39 ans ! Au reste, on a pu observer, malgré l’imprécision des outils d’analyse et le caractère somme toute peu quantifiable de la valeur mesurée, une évolution quant à l’adéquation entre le niveau de fécondité et le degré de satisfaction des femmes. La chute brutale de la fécondité à la fin des années 1970 et au

début des années 1980 correspondrait bien, globalement, à leur désir de réduire les maternités : un désir désormais réalisable grâce à la généralisation de la contraception et à l’approbation de leurs maris. Les choses auraient changé par la suite. Selon une enquête réalisée en 1998, concernant donc les générations nées au début des années 1960, les Espagnoles auraient désormais moins d'enfants que souhaité8 – un retournement anthropologique notable rompant avec l’angoisse séculaire des maternités non réellement désirées. Cet « indice d’insatisfaction », supérieur à celui des autres Européennes, pour autant que l’on peut en déduire, semblerait-il, d’enquêtes à peu près similaires réalisées ailleurs, atteint les deux tiers des femmes qui n’ont eu qu’un enfant ou pas d’enfant du tout. Une insatisfaction qui est liée au fait que la fécondité demeure en Espagne, du moins jusqu’à ces dernières années, étroitement articulée à la nuptialité. Dans une société où le modèle familial canonique était un impératif culturel et politico-idéologique en même temps que s’élevait le niveau de vie, les naissances hors mariage – qui historiquement avaient caractérisé les régions les plus pauvres (Galice et Andalousie) et les couches de la population les plus marginalisées – avaient atteint en 1975 leur niveau historique le plus bas (moins de 2 %). Or, malgré la relative permissivité sexuelle inaugurée lors de la Transición et largement diffusée parmi tous les milieux, pour la très grande majorité de la population, les enfants ne peuvent naître que d’une femme et d’un homme mariés, et devant le prêtre à 80 % des cas à la fin du XXe siècle – dussent les noces être célébrées après la conception : en 1990 encore, seulement 8 % des enfants étaient nés hors mariage (15 % dans l’Europe des 15, 30 % en France). Or, après une brève période postérieure à 1975, où l’on s’est marié plus jeune, l’âge au mariage a nettement reculé depuis les années 1980 : 28,1 ans pour les femmes, 31 pour les hommes en 2001. Le couple espagnol du début du XXIe siècle n'a plus qu'un enfant, qu'il a eu entre 29 et 33 ans – au lieu des trois enfants arrivés entre 21 et 27 ans dans les années 1960 et des deux enfants entre 25 et 29 ans du milieu des années 1980. Plus de la moitié des enfants nés chaque année sont désormais les premiers et ont toutes les chances de demeurer fils ou fille unique ; un enfant choyé par des parents relativement âgés. Or, si les couples espagnols se forment tardivement, c’est parce qu’ils

restent plus longtemps chez leurs parents. C'est là un phénomène qui s'est manifesté un peu partout en Europe durant les années 1990, mais qui en Espagne est un phénomène structurel qui a pris à la fin du siècle des proportions inquiétantes : si en 1980 35,3 % des jeunes femmes de 25 à 29 ans vivaient chez leurs parents (8 % en France), elles étaient 63 % dans ce cas en 2000 (31 % en France) ! C'est, assurément, un effet de l'état respectif des marchés du travail et du logement. Une conséquence de la généralisation du travail précaire et de la hausse continue de l’immobilier. Or, il n’est pas si sûr que ces mêmes marchés sont en France par exemple deux fois moins difficiles qu’en Espagne. Il faut ici faire intervenir des explications qui ressortent de la psychologie collective : le jeune Espagnol, même pourvu d’un emploi, répugnera à faire le choix d’une location hasardeuse et quitter le domicile parental et préférera attendre un emploi stable qui lui permettra d’emprunter pour acheter son appartement… et se marier. En attendant, les parents jouent un rôle d’amortisseur social : c’est ce que l’on appelle en Espagne, mi-amusé et mi-agacé « el colchon familiar », le « matelas familial ». Cependant, ces dernières années ont vu l’augmentation rapide des naissances hors mariage : 18 % en 2000, le quart des naissances en 2004. Ce qui signifie que l’on s’approche de la moyenne de l’Union européenne – mais on est loin des chiffres français (42 % des naissances hors mariage en 2000). Sans doute faudrait-il faire la part entre les enfants nés de mères seules et les enfants nés dans le cadre d’unions libres. Quoi qu’il en soit, ces parents appartiennent à la génération qui a grandi après 1975, dans un environnement culturel par conséquent très différent de la génération précédente. On peut donc penser, sans trop de risques, que cette tendance à la croissance du nombre des unions concubines (parejas de hecho) – qui d'ailleurs dans certaines communautés autonomes bénéficient depuis quelques années d’un certain degré de reconnaissance – va se poursuivre. Il y aurait là une mutation notable de la famille espagnole. Du mariage en premier lieu : malgré la loi de 1981 autorisant le divorce, et conformément à ce qui s’observe également en Grèce et en Italie (et a fortiori en Irlande), ceux-ci sont sensiblement moins fréquents qu’en France : en 2000, face aux 200 000 mariages, on n'enregistra que 39 000 divorces9. On peut voir dans ce niveau relativement faible du nombre des divorces le résultat combiné des restrictions techniques de la procédure qu’avait imposées la loi de 1981 et de l’hostilité jamais démentie de l’Église catholique pour qui le mariage

est un sacrement. Précisément, la nouvelle loi promue par le gouvernement Zapatero qui simplifie considérablement la procédure de séparation est l'un des chevaux de bataille qu’une part de la hiérarchie catholique a lancés avec le groupe de pression Foro Español de la Familia contre le gouvernement. Dans un contexte où le mariage religieux s’effrite nettement – ils ne représentent plus que 63 % des mariages en 2003, contre 80 % à peine une demi-douzaine d’années auparavant –, on accuse les socialistes de vouloir délibérément en finir avec toute idée de famille, ce dont témoignerait, plus que symboliquement, la très controversée loi du 30 juin 2005 autorisant le mariage entre personnes du même sexe. Sans procès d’intention, on peut affirmer que cette loi n’a été possible que par la mutation profonde de l’idée de la distribution des rôles entre hommes et femmes. Peut-être davantage qu’ailleurs les Espagnols sont partagés entre deux visions de la famille : pour les uns, c’est l’unité matérielle et spirituelle, littéralement « consacrée », donc indissoluble, et organisée autour de l’homme ; pour les autres, sans doute la majorité en tout cas dans les générations post-franquistes, c’est une association volontaire de personnes de statut égal autour d’un projet commun, destinée à durer sans doute mais qui peut être interrompue. Une telle vision de ce qu’est ou doit être une famille n’est pas nécessairement et parfaitement ajustée à la vision des rapports entre hommes et femmes, mais elle la recoupe largement : dans le premier cas, l’unité familiale est organisée en pratique à partir d’un partage très traditionnel des rôles et une répartition discriminée des tâches ; dans le second, il y a plutôt indifférenciation des rôles et une attention particulière au partage des tâches. Bien entendu, loin de ce modèle dichotomique, les familles espagnoles, comme les autres, essaient d’accommoder intérêts et aspirations de chacune des composantes – homme, femme, enfant(s) – dans une négociation permanente et dans l’immense majorité des cas pacifique… sinon sans grincement de dents. Sans doute ne faut-il pas demeurer englué dans les représentations stéréotypées sur le « machisme espagnol », si l’on entend par là une sorte de consubstantialité propre aux mâles de la péninsule et qui les distinguerait de tout temps et ad libitum des autres. Cependant, il est indéniable que les postures (prétendument) viriles (¡ esto si que es de hombre !) ont été complaisamment revendiquées par beaucoup d’hommes – et attendue de certaines femmes, celles « dont le modèle de vie est l’homme » selon la formule de l'essayiste Francisco Umbral10 – durant près de quarante ans

durant le franquisme et le national-catholicisme. Qu’elles ont dans une large mesure perduré, malgré leur dénonciation vigoureuse par les féministes et la réprobation croissante, le discrédit puis l’indifférence moqueuse dont elles ont été l’objet de la part de la majorité des femmes espagnoles. Il est probable en revanche, qu’un certain type de tolérance sociale à l’égard du « machisme », a pu générer des comportements violents, particulièrement à l'occasion des ruptures, chez certains hommes, plus fragiles psychologiquement, placés dans une situation professionnelle de perte d’estime de soi combinée à un très grand mépris pour la femme et tout simplement crétins et délinquants. Au tournant du siècle, l’opinion prit réellement conscience du phénomène lorsque sous l’influence des associations, les médias commencèrent à faire état régulièrement de la violence domestique et que l’on « sut » que des dizaines de femmes étaient tuées chaque année par leur conjoint ou ex-conjoint (70 en 2003) : en décembre 2004, le Congrès a voté une loi « contre la violence de genre ». Dans un registre moins dramatique mais de grande portée, le gouvernement Zapatero a fait voter quelques mois plus tard (23 juin 2006) une grande loi appelée « Loi sur l’égalité », destinée à atteindre l’égalité « réelle ». En droit, l’égalité avait été garantie, on l’a dit, par la Constitution. La transformation la même année de ce qui avait été le Patronage pour la protection de la femme en Institut de promotion de la femme témoigne du changement en même temps que du souci de faire que les faits correspondent au droit. On sait que, outre la possibilité de rompre avec son conjoint – divorce – et le contrôle de son corps – contraception et avortement –, l’émancipation féminine passe par l’accès non restreint au travail. À partir de 1978, les femmes purent accéder à tous les types d’emploi et à tous les niveaux (la dernière restriction, celle de l’armée, fut levée en 1988). Depuis la fin des années 1970, leur contribution à l’économie de la santé et à celle de l’éducation est largement majoritaire. Cependant, dans ce dernier domaine, leur présence presque exclusive au niveau élémentaire et encore majoritaire dans le secondaire diminue dans le supérieur : en 1998, 17,2 % des professeurs d’université étaient des femmes – une proportion au demeurant supérieure à celle que l’on pouvait trouver aux États-Unis et dans presque tous les pays européens. Sans doute, des esprits chagrins affirment que si la proportion des femmes à ce niveau est plus forte en Espagne qu’ailleurs, c’est précisément parce que les jeunes hommes doués et ambitieux se

dirigent, plus ici qu’ailleurs, vers des carrières plus rémunératrices et que le prestige de l’universitaire en est diminué. Mais que dire des femmes chefs d’entreprise, directrices d’hôpital, officiers de l’armée, gouverneurs de province, présidentes de gouvernement autonome, ministres et enfin présidentes du Congrès des députés et du Sénat (en 2000) ? Or, si progressivement les femmes sont apparues dans tous les domaines de la vie politique et sociale espagnole, les différences demeurent. Après avoir très fortement augmenté durant les années 1980, de 28,3 % à 38,4 %, le taux d’activité féminin a eu tendance à se stabiliser globalement. Surtout il présente une tendance à la baisse très marquée en fonction de l'âge, diminuant sensiblement entre 30 et 35 ans. C'est que, sauf en certaines régions (Pays Basque, Navarre, Rioja), où les gouvernements autonomes ont pris des mesures visant expressément à pérenniser l’emploi des femmes, ces dernières, faute de crèches par exemple, sont contraintes globalement ou de renoncer à la maternité ou de renoncer à leur emploi. La loi de juin 2006 établit des principes normatifs tant dans le domaine des institutions publiques (notamment la parité sur les listes de candidature aux fonctions électives) que sur le marché du travail (selon le principe « à travail égal, salaire égal ») ; elle prévoit également des dispositifs visant explicitement à permettre « de concilier vie professionnelle et vie familiale », en organisant par exemple la continuité de la carrière après une maternité et en prévoyant des incitations à la construction de crèches, etc. C'est selon les propos du gouvernement une loi « libérale et progressiste » qui a pour ambition déclarée de hisser l’Espagne parmi « les pays les plus avancés du monde » en matière de droits de la femme. Cette ambition, assurément, a guidé le gouvernement et motivé le vote des députés. Cependant, et ceci n’exclut pas cela, la loi qui permet aux femmes de mieux conjuguer maternité et vie professionnelle répond également à quelques impératifs économiques. La construction de crèches, comme l’instauration de sortes d’allocations familiales sous le gouvernement Aznar, devraient avoir pour résultat espéré de favoriser une reprise de la natalité et de rééquilibrer quelque peu la pyramide des âges. Dans un pays où les salaires sont plutôt faibles (ils ne s’élevaient qu’à 68 % de la moyenne européenne à la fin du siècle), la pérennisation de l’emploi féminin est indispensable au revenu familial et à la consommation des ménages. Par exemple, à l’heure où les programmes de construction de logements

semblent poursuivre leur extraordinaire dynamisme (800 000 logements en 2006), le double salaire s’avère indispensable au moment de contracter les prêts nécessaires. Travailler, consommer La population active de l’Espagne était en 2004 de 19 330 000 personnes, dont plus de deux millions de chômeurs. Bien qu’il eût diminué de 22,9 % en 1995 à 10,3 % en 2004, le taux de chômage demeure l’un des plus élevés de toute l’Union européenne. Au reste, cette spectaculaire diminution de moitié – une des grandes fiertés des gouvernements Aznar – masque mal des disparités importantes selon les régions, les âges et les sexes. Surtout, la majorité de ses emplois « récupérés » sont des emplois à contrat de travail à durée déterminée (trabajo precario) et souvent à temps partiel. C'est là une véritable caractéristique du marché du travail espagnol qui touche presque autant le secteur public (22,8 % des emplois en 2004) que le secteur privé (32,5 % des emplois). Une évolution qui a accompagné la tertiarisation de l’emploi. La « tertiarisation » du travail La structure de la population active a été complètement métamorphosée. En 1975, au terme du processus d'industrialisation, 39 % de la population active était employée dans les mines et la production. Trente ans plus tard, cette proportion avait été ramenée à 25 %. Dans le même temps, l’emploi agricole avait poursuivi son dépérissement : 8 % de la population active en 1995, 6 % en 2001, plus que 4 % en 2004. La « tertiarisation » de l'emploi n'a cessé de s’accomplir – 47,5 % de l’emploi en 1980, 53 % en 1985, 57 % en 1990, 62,1 % en 1997, 65,7 % en 2001, 68,8 % en 2004 – en même temps que sa féminisation, puisque 65 % des emplois créés durant la période ont été occupés par des femmes. Le second choc pétrolier vit l’irruption du chômage de masse industriel. Une situation dramatique dans les Asturies où 40 % des emplois furent perdus. L'emploi total fut réduit de 12 650 000 à 10 950 000 de travailleurs entre 1976 et 1985. La loi de 1984 sur la reconversion et réindustrialisation tenta d’amortir les effets sociaux de la très grave crise industrielle

structurelle qui affectait l’Espagne – en mettant en place le mécanisme de la préretraite – et d’accompagner un redéploiement des efforts publics et privés vers des secteurs qui paraissaient moins menacés : l’automobile, les industries agroalimentaires, l'habillement. Dans le marché ouvert européen, l'Espagne, en effet, paraissait pouvoir jouer en ces domaines d’avantages comparatifs non négligeables, à condition, disait-on, qu’elle « rationalise » son appareil productif, en privatisant les entreprises publiques et en réduisant les effectifs salariés. Les socialistes ont mené les premières privatisations et supprimé en 1995 la holding publique historique INI (qui avait englobé jusqu’à 90 entreprises au début des années 1980), remplacée par la SEPI (Sociedad Estatal de Participación Industrial). Les syndicats, un temps quelque peu anesthésiés par la victoire électorale du PSOE de 1982, ont tenté d’organiser une certaine résistance, dont les points d’orgue furent les grèves générales de 1988 et de 1994, lancées et par les CCOO et même par l'UGT jusqu'ici soutien indéfectible du gouvernement. Or, face à des syndicats affaiblis et par « l’esprit du temps » et par une chute de moitié depuis 1978 de l’affi-liation, les gouvernements Aznar et le parti populaire (PP) ont ensuite poursuivi et amplifié le mouvement. Il ne reste plus aujourd’hui que 21 entreprises publiques dont les charbonnages Hunosa et les chantiers navals ; après avoir été regroupés il y a quelques années, ces derniers ont été récemment scindés entre activité militaire et activité civile, en prévision de l’abandon de celle-ci : c’est une pierre supplémentaire de moins dans l’édifice industriel espagnol. L'emploi du secteur « secondaire » n'a cessé de se réduire comme peau de chagrin : 34,5 % de l’emploi total encore en 1980, 31 % dès 1985 ; l’entrée dans la CEE dopant pour un temps l’industrie espagnole, le taux s’est maintenu jusqu’en 1991 ; la décrue s’est accélérée par la suite : 29,8 % en 1997, 27 % en 2001, 26 % en 2004. Encore faut-il tenir compte de l’importance du secteur bâtiment et travaux publics. L'emploi manufacturier a connu une véritable saignée qui affecte désormais également les secteurs où l’Espagne avait su conserver des positions. Un mouvement qui paraît devoir se poursuivre avec l’arrivée des nouveaux entrants de l’Union européenne par exemple, car l’économie espagnole n’est plus à même de fournir sur ces secteurs les avantages comparatifs d’antan. Au demeurant, face à cette évolution, les syndicats n’ont su ou pu qu’adopter une stratégie défensive : les revendications portent désormais moins sur les salaires – car on sait l’intransigeance patronale – que sur la

sécurité physique au travail – dans un pays où les accidents du travail ont progressé d’un coup de 47 % entre 1996 et 2000 et où le nombre d’inspecteurs du travail est quatre fois inférieur à la moyenne européenne. Ainsi, en 1998, le niveau des grèves a été inférieur à ce qu’il était durant les premières années 1960… à une époque où la cessation volontaire de travail était interdite et sévèrement réprimée. C'est que depuis maintenant près de trois décennies, ces grèves sont principalement et essentiellement des grèves « défensives », menées pour tenter d’empêcher des licenciements ou la fermeture de l’usine ; à ce compte, en général, elles sont « non victorieuses » pour les salariés. La « tertiarisation » du travail peut donner lieu à une interprétation optimiste. À ce titre, l’évolution de la structure de l’emploi témoignerait de l’accomplissement et de la réussite de la modernisation du pays et de la nation ; pour les plus enthousiastes, elle signifierait l’accession à cette « société du savoir », qui succéderait, heureusement, à la « société industrielle » dépassée. Le haut niveau d’emplois de services signalerait le passage en une génération d’un pays encore à la semi-périphérie de l’Europe industrielle à un pays pleinement intégré dans l’Union européenne et apte à concourir dans la compétition de l’économie « mondialisée ». On veut ainsi rappeler que malgré le desarrollismo, dont les bases industrielles au demeurant reposaient sur la fourniture de main-d’œuvre et d’opportunités d’investissement à l’Europe industrielle, l’Espagne n’était alors que moyennement industrialisée. Le choix délibéré en faveur de la libéralisation et de l’intégration européenne aurait permis la « convergence » européenne – c’est-à-dire le rattrapage du « retard » et l’alignement sur les indicateurs des autres pays : le PIB par habitant espagnol qui s'établissait à hauteur de 75 % du produit de la moyenne européenne en 1986, s’est élevé jusqu’à représenter 86 % de cette même moyenne à la veille de l’élargissement de l’Europe. Au niveau mondial, l’économie espagnole tenait en 2002 le huitième rang. Ce qui autorisait certains à réclamer pour elle un siège au sein du G8. Après que la génération précédente eut montré comment opérer une sortie de dictature et « sortir du Sud »11, les Espagnols du XIXe siècle commencent à se poser comme modèle d’intégration décidée, réussie et sans complexe, à l’un des deux pôles moteurs du capitalisme mondial. Ainsi, les banques espagnoles, toutes privées depuis 1998, comme la BBVA (Banco Bilbao Vizcaya Argentaria) et la BSCH (Banco Santander Central Hispano) se classent parmi les tout premiers organismes financiers européens, tandis

que la Bourse espagnole (la place de Madrid essentiellement, mais il existe également une bourse à Bilbao, à Barcelone et Valence) serait classée huitième au niveau mondial par son niveau de capitalisation et septième par son volume d'affaires12. L'objectif ne peut donc qu'être de poursuivre dans cette voie empruntée avec tant de bonheur, en poursuivant la rationalisation du secteur public et la réduction des dépenses, et en permettant la libération des initiatives. D’autres commentateurs tempèrent cet enthousiasme. Ils soulignent que la désindustrialisation, phénomène global en Europe, a pris ici des proportions seulement supérieures en Grande-Bretagne et peut-être, depuis peu, en France. Mais à la différence des autres pays, cette désindustrialisation est intervenue tôt et massivement, dans un pays où l'industrialisation n'avait pas atteint sa maturité (c’est là un point d’accord général). La structure sociale et professionnelle n’était certes pas celle d’un pays périphérique du capitalisme mais plutôt celle d’un pays situé au bord du noyau central du système mondial de libre marché. La modernité de son développement en bien des domaines coexistait avec des zones de retard marqué, comme en témoignait encore au début des années 1990 l’inscription de neuf communautés autonomes sur 17 dans les régions prioritaires pour l’aide au titre des FEDER (régions dont le revenu per capita est inférieur à la moyenne). Il faut en fait souligner non seulement la sensibilité à la conjoncture du marché de l’emploi espagnol mais également sa fragilité structurelle. Après la terrible saignée due à l’effondrement de pans entiers des secteurs qui avaient porté l’essor des années 1960, une certaine récupération en chiffres absolus eut lieu durant la deuxième moitié des années 1980 bien que, compte tenu de l’arrivée des classes pleines des années 1960 et de la croissance des demandes d’emplois féminins, le taux de chômage ne parvint pas à descendre sous les 15 %. Cette récupération fut de courte durée : la crise de 1992-1993 amplifia la destruction de l’emploi industriel (400 000 en quelques mois). La reprise exceptionnelle de la période 1995-2001, qui fit évoquer un deuxième « miracle économique », permit de créer trois millions d’emplois nouveaux en six ans et de faire baisser le taux de chômage, on l’a vu. Mais ces emplois qui remplaçaient les emplois fordistes irrémédiablement détruits dans la nouvelle division internationale du travail dans laquelle l’Espagne était désormais pleinement insérée, étaient différents

de ceux qui avaient été créés par la première « récupération » des années 1980. À cette époque, une bonne moitié des emplois créés avaient été des emplois que l’on pourrait appeler des « emplois de classe moyenne ». Ils procédaient étroitement de la modernisation de l’économie et de la société espagnoles. Succédant aux emplois de l’époque du desarrollo, c’étaient les emplois liés au développement de l'État social espagnol, de l'Estado de bienestar, et qui pouvaient être pourvus grâce, précisément, à l’effort de scolarisation des deux décennies précédentes qui avait élevé sensiblement le niveau de qualification des Espagnols et surtout des Espagnoles arrivant en ces années sur le marché de l’emploi : dans l’éducation et la santé, postes générés par la croissance de l’administration et des services publics des collectivités autonomes. En somme, pour la majeure part, des emplois publics. Ainsi de 1 300 000 fonctionnaires, on est passé à 2 200 000 en 1986 (sur un plan politique, cela contribuait à modifier la base électorale du PSOE, définitivement moins ouvrière, tout en la confortant). Mais déjà, l’autre moitié des créations d’emplois était surtout représentée par des emplois peu qualifiés, des embauches créées grâce aux effets structurants de l’économie touristique dans l’hôtellerie et la construction. La phase d'expansion de l'emploi de la fin du XXe siècle est certes plus ample et apparemment plus durable. Mais surtout, elle est fondamentalement différente. Cette fois, ce n’est pas l’emploi public qui augmente. Bien au contraire. La part des emplois publics s'est en effet considérablement réduite au cours des quinze dernières années. D’une part, parce que les nouveaux emplois ont été créés ailleurs que dans les secteurs traditionnellement socialisés, comme l’hôtellerie et la construction, et dans les secteurs de la « nouvelle économie », dont la dynamique, précisément, reposait sur l’innovation et sur le rejet des « pesanteurs » issues de la période précédente. Parce que, d’autre part, nombre d’emplois publics ont été transformés en emplois privés lors des privatisations : ainsi après la privatisation de Telefonica, l’emploi public qui représentait encore 30 % des emplois dans le secteur des transports et télécommunications en 1996 ne représentait plus que 8 % des emplois du secteur. En d’autres secteurs néanmoins, l’emploi public résiste mieux : ainsi dans le secteur des « services sociaux », la part des emplois publics était montée de 60 % en 1976 à 70 % en 1978, une proportion à peu près conservée jusque vers 1993 (soit sous le dernier gouvernement de González) ; à partir de cette date, on note une inflexion à la

baisse de la proportion d’emplois publics dans le secteur, poursuivie jusqu’à aujourd’hui (60 % des emplois en 2003, 58 % en 2005). Habituellement on distingue entre services marchands – à la production (aux entreprises), dans la distribution et services aux personnes (aux consommateurs) – et services sociaux (éducation et santé). Mais outre cette typologie, ce qui peut être important, particulièrement dans le cas espagnol, c’est la logique même qui sous-tend, et partant régule, le fonctionnement de ces services. Selon les analyses d’Esping-Andersen, on peut ainsi distinguer deux types de logiques, obéissant à deux « mondes » ou modèles de l’État social13. Dans le modèle « libéral », l'importance attribuée au marché donne aux services aux personnes et aux services sociaux de caractère privé une importance particulière, qui est associé fréquemment à des salaires relativement bas de façon à rendre ces services accessibles. Dans le modèle « social-démocrate », les services sociaux sont publics et sont subventionnés par l’État ; ce qui permet aux familles, et surtout aux femmes, de se décharger d’une part de ces fonctions et responsabilités sur le secteur public, en même temps que, d’autre part, cela implique et rend possible une meilleure qualification de la force de travail employée. Un élément d’importance, car il affecte notamment les possibilités de carrière des femmes de deux façons : d’un côté, l’offre de services publics est susceptible de libérer les femmes des tâches domestiques ; de l’autre, elle leur destine des emplois incorporant une certaine promotion professionnelle. La logique social-démocrate aurait donc ainsi davantage une signification de « genre » qu’une signification politique en termes de classes sociales. Pour les sociologues Luis Garrido Medina et Juan Jesús González, l’analyse du marché du travail doit prendre en compte le niveau de qualification de la force de travail (ou du facteur de production travail en termes d'économiste). La croissance de la « classe de services » au sens néoweberien du terme milite en ce sens. En Espagne, on peut y inclure les directivos et supervisores mais aussi ce que l’on nomme sans plus de précision les profesionales et les técnicos. On doit cependant en exclure les capataces (contremaîtres) et encargados (préposés, employés). Ces catégories professionnelles, qui représentaient 11 % de l’emploi en 1977, en représentent 23 % en 2004. Inversement, les ouvriers qualifiés et contremaîtres – le cœur de la classe ouvrière et des luttes sociales durant les décennies du desarrollo – ont été fortement touchés : entre 1977 et 1985, un million d’emplois industriels qualifiés avaient déjà été perdus : ce type

d’emplois qui représentaient 29,6 % du total ne représentaient plus que 24,5 % ; une nouvelle chute lors de la crise de 1992-1993 fit tomber ce pourcentage, à peu près stabilisé depuis à 21 %. En revanche, les emplois les moins qualifiés ont sensiblement augmenté, notamment ce qui peut à bon droit être désigné comme le « prolétariat des services » : 13,5 % de l’emploi total en 1977, 20,5 % en 2004 14. En somme, le marché du travail s'est signalé, surtout depuis 1992, par une croissance simultanée et des meilleurs emplois (ceux de la « classe de services ») et des plus mauvais (ceux du prolétariat de services). Du point de vue sectoriel, on peut également opposer à la croissance des services aux entreprises qui supposent des emplois stables et très qualifiés et celle des emplois dans l’hôtellerie et dans les entreprises de nettoyage qui génèrent des emplois peu qualifiés et souvent précaires. Ils estiment que s’il serait relativement facile de présenter un discours sur prolétarisation de la force de travail, la précarisation de l’emploi et la dépendance de l’économie espagnole envers des activités telles que l’hôtellerie et la construction, il serait néanmoins erroné d’expliquer l’évolution espagnole en ces termes, non pas que cela n’existât pas, mais parce qu’il ne saurait s’agir des éléments orientant l’évolution générale de l’économie et de la société espagnoles. On ne saurait ainsi parler de polarisation de la structure professionnelle. Cependant, il apparaît que la conjonction de la désindustrialisation et de l’expansion des services tend à la recomposition de la force de travail à l’échelle globale ; en particulier dans les classes laborieuses où, à l’ouvrier traditionnel en bleu de travail et employé de façon stable par une grande ou moyenne entreprise s’est substitué un nouveau type de travailleur moins qualifié et en situation de précarité (après que le métallurgiste eut remplacé dans les années 1960 le mineur, le prolétaire espagnol type du XIXe siècle serait le livreur de pizza)… avec toutes les conséquences que cela peut avoir en termes de flexibilisation et individualisation des relations de travail et de luttes de classes. Une société de « classes moyennes » ? Après trois décennies de mutations aussi vigoureuses, la structure de classe de la société espagnole en est sortie bouleversée. En premier lieu, ce qui frappe c’est la quasi-disparition du paysan

espagnol. Une évolution qui s’est accélérée durant les années 1990 : les travailleurs dans l’agriculture qui étaient encore 1 500 000 en 1988, sont moins de 900 000 en 2004. Toutefois, il faudrait adjoindre les salariés agricoles et saisonniers clandestins – dans l’immense majorité des cas étrangers –, notamment dans les régions méridionales, où certaines enquêtes de journalistes ont pu calculer qu’ils représentaient plus de la moitié de la main-d’œuvre. Il faut souligner que parmi les 900 000 agriculteurs recensés, 40 % sont des salariés – une proportion qui a très sensiblement augmenté, au rythme de la disparition continue des exploitations indépendantes. Cette réduction phénoménale du campesinado espanõl signifie davantage que le simple reflet d’une évolution économique. D’une certaine manière, elle a mis un terme à ce qui avait été, depuis les désamortissements de la première moitié du XIXe année, l'une des questions les plus aiguës de l'histoire espagnole (ce fut l’un des enjeux majeurs de la guerre et de la révolution de 1936) : la question sociale, et politique, de la terre et de la réforme agraire – encore à l’ordre du jour en Andalousie et en Extrémadure par exemple à la mort de Franco. Pour une part, conséquence de cette réduction de la part des agriculteursexploitants, pour une moindre part, résultat statistique de la diminution relative du nombre d’artisans, de commerçants, de professions libérales et « d'entrepreneurs indépendants » de toute sorte (dont le nombre avait sensiblement augmenté entre 1975 et 1985 lorsque les effets combinés de l’esprit de liberté propre à la transition et de la crise avaient poussé à se mettre « à son compte »), 85 % des Espagnols sont aujourd’hui salariés. Est-ce à dire que les inégalités sociales se sont réduites ? Qu’un parc automobile de près de 20 millions de véhicules, dans une assez bonne mesure de gamme moyenne et en bon état (alors qu’il n’y en avait en 1975 que cinq millions, pour plus de la moitié des Seat 600 et souvent dans un état de conservation approximatif) ; que le fait que 80 % des ménages fussent équipés d’un système télévision-vidéo, signifierait que l’ensemble des Espagnols appartiendrait à une vaste classe moyenne, au niveau de vie et aux aspirations somme toute similaires. Rien n’est moins sûr. Selon une enquête réalisée en 2000 par le centre d'études sociologiques, 14 % des Espagnols appartiendraient à la bourgeoisie – dont 1,8 % à la classe dominante, composée de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie des grands propriétaires des terres et du capital financier et des strates les plus proches du pouvoir de la classe moyenne supérieure ; 35 % relèveraient de

l’ensemble « classes moyennes », anciennes et nouvelles ; 51 % du monde populaire et de la classe ouvrière15. La tertiarisation et la salarisation de la société espagnole ont donné lieu à des interprétations diverses, contraires mais parfois également complémentaires, tant sur la signification économique et sociale que sur la signification sociopolitique de ces transformations structurelles. On peut saluer l’avènement de la « société du savoir » et de « l’information ». Au double point de vue de l’économie politique et de la sociologie, les événements se sont accélérés vers le milieu des années 1990. Entre 1993 et 1998, Telefónica perdait et son monopole et son caractère public. Ce fut l’occasion pour des dizaines de milliers d’épargnants espagnols des classes moyennes d’acheter des actions de l’entreprise en cours de privatisation. Ce mouvement d’initiation aux jeux boursiers fut salué par certains comme l’avènement d’un capitalismo popular qui signalait à l’orée du nouveau siècle l’apaisement des tensions qui avaient marqué le siècle précédent. Parallèlement, les Espagnols se montraient particulièrement réceptifs à l’offre grandissante dans le secteur de l’information et de la communication. Il existait déjà plus de trois millions de micro-ordinateurs en 1997 (avec un taux d’équipement particulièrement élevé au Pays Basque) et le développement d’Internet – à partir de 1994, lorsque Telefónica créa Infovía – a été en Espagne notablement rapide et intense. Plus remarquable encore, celui du téléphone cellulaire (el móvil) : dès 1992, près de 200 000 Espagnols possédaient un appareil téléphonique de ce type ; à partir de 1995, la diffusion extrêmement rapide prit davantage que l’allure d’un phénomène de mode de grande ampleur, particulièrement chez les jeunes ; en deux-trois ans, l’ensemble de la population fut touchée : le parc de téléphones mobiles s’élevait à 20 millions d’unités, soit un pour deux habitants ; en 2003, la proportion était de trois pour quatre. La motorisation des couples, le travail féminin et la diffusion précoce des cartes de crédit (alors que le chèque n’était jamais parvenu à vraiment s’imposer) ont modifié au cours des années 1990 les façons de consommer les produits courants. Si en effet la chaîne de grands magasins Corte Inglés est implantée dans les plus grandes villes depuis plusieurs décennies, longtemps les grandes surfaces ont eu quelque mal à s’implanter en Espagne. Désormais, à l’instar de leurs contemporains français par exemple, les Espagnols, ont pris l'habitude de l'approvisionnement hebdomadaire

dans les grands centres commerciaux dominés, à l’exception de la coopérative basque Eroski, par les enseignes françaises Carrefour et Auchan (Alcampo). Moins significatif, mais touchant les adolescents et les jeunes gens, de nouvelles façons de manger et de boire sont apparues au cours de la dernière décennie du siècle. Les pizzerias et les fast-foods se sont multipliés, tandis que plus nettement encore, les jeunes abandonnaient le « modèle méditerranéen de consommation d’alcool » – c’est-à-dire la consommation de vin durant les repas et d’apéritifs et digestifs (copas) durant les fêtes – pour lui substituer le modèle « nordique » – abstinence durant la semaine et consommation effrénée de bière et d’alcools blancs à très forte dose durant le week-end. Le résultat est d’une part une croissance sensible des cas d’ivresse et de l’alcoolisme et d’autre part une augmentation des problèmes d’ordre public qu’implique le phénomène du « botellon », terme qui sert à désigner le rassemblement de groupes de jeunes gens, hors des bars et cafés dans des parcs ou sur les places, dans le but précisément de consommer de l’alcool en grande quantité. Alors que les problèmes de santé publique (après les États-Unis le deuxième pays de l'OCDE le plus touché par le SIDA) et d'insécurité liés à la drogue qui avaient particulièrement touché les grandes agglomérations des années 1980 paraissent moins aigus aujourd’hui – sans disparaître pour autant, loin s’en faut ,– de nombreuses municipalités ont voulu interdire le botellon, très « visible » et touchant même des villes moyennes. Ces arrêtés municipaux n’ont guère été suivis d’effets jusqu’à présent. Ce piètre résultat peut être interprété certes comme une conséquence de la résistance des jeunes concernés mais aussi comme un effet de la propension à la tolérance que les Espagnols – c’est-à-dire en l’occurrence les parents des jeunes gens en question – manifestent en règle générale à l’égard de l’exercice des activités de jeu et de plaisir : el ocio. Ainsi libérés de la dictature morale et des risques juridiques de l’époque franquiste, les Espagnols ont paru s’être littéralement rués vers les jeux de hasard, via les organismes officiels comme la Lotería Nacional ou la ONCE, mais aussi en fréquentant la cinquantaine de casinos et le demimillier de salles de bingo ouverts depuis 1977, ou même en allant taquiner les nombreuses machines à sous trônant dans de très nombreux bars. Incontestablement, la fréquentation des bars est encore un trait nettement distinctif du mode de vie d’Espagnols qui paraissent davantage vivre dans la rue que chez eux. Une manière d’être et de se retrouver qui touche presque

autant les femmes que les hommes par groupes d’amis ou de collègues de travail, à toute heure du jour et dans certains quartiers des grandes villes de la nuit (les embouteillages d’autos à trois ou quatre heures du matin à Madrid sont fréquents). Déjà de pratique ancienne et en début de soirée (la tarde pour les Espagnols) associé au paseo (la promenade), le phénomène s’est accru à partir du milieu des années 1970, sous l’effet combiné de la diversification de l’offre – cafétéria pour le petit-déjeuner, café à terrasse pour les après-midi, bar à tapas pour les débuts de soirée, bar de copas pour les fins de soirée, etc. – et de l’augmentation de la demande due à la clientèle féminine et à l’élévation globale du niveau de vie. Il est indissociable des « horaires espagnols » qui voient la population prendre son repas de mijournée (comer) entre 14 et 16 heures et celui du soir (cenar) à partir de 22 h 30. Des horaires qui surprennent nombre de touristes mais qui, au demeurant, les séduisent généralement. En revanche, il existe désormais des Espagnols qui militent au contraire pour que soit réduit ce décalage avec les autres Européens. D’une part, ce décalage occasionnerait des difficultés aux entreprises dans leurs relations avec leurs homologues du continent ; d’autre part, et plus profondément, à leurs yeux, cette propension à vivre tard n’est que la persistance malsaine du pire de l’espagnolisme : une façon d’être et de penser où la danse, la fête et l’insouciance tiendraient lieu de valeurs culturelles et sociales ; il s’agirait donc de façons d’agir incompatibles avec la « rationalité » de la modernité. Ce point de vue commence à n’être plus si minoritaire que cela, dans certaines classes moyennes catalanes par exemple. Ce sont ces milieux et la vision du monde dont ils sont porteurs qui nourrissent les manifestations anti-corridas et qui ont obtenu que Gérone et Barcelone se déclarent « villes non taurines » et que soient supprimées des programmes de télévision de grande écoute les retransmissions des courses de taureaux. En fait, les aspirations et revendications de ces milieux laissent voir : d’une part, la volonté, exprimée, d’assimilation accomplie à « la classe moyenne européenne », dont le mode de vie et les affects collectifs s’homogénéisent dans tout le continent à partir de modèles provenant pour l’essentiel des classes moyennes de la mer du Nord ; d’autre part, l’effet manifeste de préventions latentes mais néanmoins solidement ancrées à l’encontre de ce qui est perçu comme « populaire » – non sans quelque soupçon de condescendance, voire de racisme, lorsque ce populaire puise ses racines dans le sud de la péninsule.

Sur un autre registre, cette prise de distance d’une part des classes moyennes « modernes » et « européanisées » à l’égard des « traditions espagnoles » peut être dans une certaine mesure articulée au démantèlement du pacte social et politique, mais aussi d’une certaine manière culturel, qui avait sous-tendu l’ordre industriel « fordiste ». Or, parmi même les seuls analystes qui se réclament du progressisme, rien n’est simple. Du point de vue sociopolitique, ces nouvelles classes moyennes seraient-elles une sorte de nouveau prolétariat hautement qualifié, une nouvelle classe progressiste porteuse de valeurs universelles ou bien le cheval de Troie au service du capitalisme, impulsé par l’individualisme et en rupture avec le pacte social forgé durant la période antérieure. En fait, ces controverses et la prise de positions si tranchées qui en découle tiennent aux difficultés d’identification de ce vaste conglomérat social et à y distinguer des intérêts communs. Les ingénieurs et « techniciens », les commerciaux, les professionnels de la santé et de l’enseignement se distinguent de la petite et moyenne bourgeoisie traditionnelles parce que leurs positions sont moins fondées sur la propriété et davantage sur la possession d’un capital culturel certain. Mais comme l’avait distingué il y a déjà un certain temps Gouldner, la culture des uns est davantage « technique » alors que celle des autres est davantage « humaniste »16. On a voulu en déduire des attitudes politiques distinctes. On pourrait ainsi repérer la tendance des « humanistes » à s'impliquer dans les nouveaux mouvements sociaux (nuevos movimientos sociales) – que certains expliquent d'ailleurs en termes pas simplement culturels mais plus « structurels », comme par exemple leur lien avec le secteur public. L'histoire de cette constellation contestataire appelée nouveau mouvement social, ou « sociétal », est au demeurant complexe. Certains mouvements, qui avaient grandement contribué à discréditer le franquisme durant les années 1960 et la première moitié des années 1970, se sont étiolés ou, en tous les cas, ont changé de style, voire de combat. Ainsi le mouvement étudiant, vigoureux on l’a vu et surtout très radical, s’est transformé : les partis politiques, surtout le PSOE, ont absorbé quelques-uns des leaders, et parfois les plus radicaux, des mouvements politiques du tardo-franquisme en en faisant des cadres de l’appareil du parti, voire de l’appareil d’État. Dès les années 1980 – sauf à Barcelone et au Pays Basque où les nationalistes radicaux entretiennent constamment dans les universités la contestation –, les mobilisations étudiantes furent non seulement plus ponctuelles mais surtout

plus catégorielles : des ripostes aux réformes des cursus ou à l’augmentation des droits d’inscription, parfois couronnées de succès, comme lorsque les étudiants obtinrent la démission du ministre de l’Éducation de Felipe González, José María Maravall. Le mouvement des associations de quartiers et de résidents (vecinos) fut selon l’appréciation de Manuel Castells le mouvement de ce type le plus ample de toute l’Europe occidentale durant la première moitié des années 1970. Or, là encore, l’arrivée de la démocratie l’a privé d’une part de sa substance et surtout de sa radicalité. Dès les premières élections municipales (1979), nombre de leaders locaux de ces mouvements intégrèrent les listes des partis de gauche : en devenant conseiller municipal on espérait obtenir des améliorations concrètes – et on les obtint souvent, ce qui contribua à améliorer très nettement la qualité de vie dans bon nombre de villes espagnoles –, mais en même temps on privait le mouvement de ce qui fondait sa dynamique. Seuls demeureront de sporadiques mouvements d’occupations organisés contre la spéculation immobilière, dont on sait qu’elle a continué à atteindre en Espagne des formes et des niveaux proprement ahurissants. Il fallut attendre les années 1980 pour voir réellement se structurer un type de mouvement social apparu en Europe occidentale une bonne décennie auparavant. Ainsi le féminisme, inscrit durant le franquisme presque exclusivement à l’intérieur du féminisme de classe du PCE, ne parvint à développer un féminisme de genre que plus tard (même si en 1975 s’étaient tenues les premières Journées pour la libération de la femme). Ce fut le très long débat au sujet de la libéralisation de l’avortement qui structura et le discours et les pratiques des militantes féministes. Coïncidant avec l’arrivée des socialistes, ce fut cette revendication qui contribua, surtout, à diffuser dans la société espagnole – parmi la majorité des femmes mais aussi, on l’a dit, parmi un nombre croissant d’hommes – une sorte de féminisme de moyenne intensité, perplexe à l’égard du radicalisme de certaines militantes, mais qui a grandement contribué à équilibrer et à pacifier les relations entre les sexes. Le mouvement pour la reconnaissance des droits des homosexuels naquit à Barcelone dès 1977. Mais jusqu’à l’extrême fin du siècle, malgré plusieurs coming out (salidas del armario) de personnalités du monde des arts et de la culture, malgré l’existence au su de tous, de bars ou restaurants pour gays et lesbiennes dans certains quartiers des grandes agglomérations, il fut tenu à l’écart et la majorité de la population le considéra, au mieux,

comme procédant de la propension à la provocation démonstrative, propre précisément au folklore des milieux artistiques. En 2004, le tribunal constitutionnel avait annulé la décision du gouvernement d’Euskadi d’autoriser le mariage entre personnes du même sexe et l’adoption d’enfants. On comprend que la loi du 30 juin 2005 réformant le Code civil afin d’autoriser le mariage homosexuel se soit heurtée à de grandes réserves de l’opinion publique, vite orchestrées au demeurant par l’Église et le parti populaire. L'antimilitarisme, presque inexistant sous le franquisme, se développa également surtout durant les années 1980, au moment des débats sur l'entrée de l'Espagne dans l'OTAN (mars 1986) en même temps que le pacifisme. Mais le résultat du référendum entraîna la décrue immédiate du mouvement. Les années 1990 furent marquées par la croissance spectaculaire du nombre des objecteurs de conscience, surtout à partir du moment où le gouvernement Aznar annonça la disparition prochaine du service militaire obligatoire, effective le 1er janvier 2002. Le mouvement pacifiste, longtemps terne, a retrouvé de la vigueur en 2003 avec la décision d’Aznar d’envoyer des soldats en Irak, malgré l’opinion contraire de près de 90 % des Espagnols. À la fin du XXe siècle émergea également, parmi les moins de vingt-cinq ans surtout, le mouvement antimondialisation, moins centré ici peut-être sur l’expérience brésilienne de Porto Alegre et la figure de Lula que sur les mouvements et figures du monde hispanophone. Alors que le gouvernement González avait décidé d’un moratoire sur le programme nucléaire, le mouvement antinucléaire et écologiste espagnol, très radical, est longtemps demeuré marginal. Ce n’est que vers le milieu des années 1990 que la population a réellement porté une attention soutenue à la question environnementale. Non pas tellement sous sa forme politique : les Verts espagnols n’existent guère que dans les plus grandes agglomérations et associés aux communistes au sein de Izquierda Unida. Mais une sorte d’écologie morale, et moraliste, se diffuse ; en témoigne le succès, tardif en Espagne mais qui commence à se faire sentir, d’organisations du type Greenpeace ou WWF (elles y jouissent, comme ailleurs, d’une très bonne couverture médiatique). En novembre 2002, l’échouage du pétrolier Prestige au large de la côte galicienne et les errements du gouvernement dans le suivi de l’affaire, ont sans doute contribué à conforter la mise à l’ordre du jour de l’écologie dans l’opinion espagnole. Cependant, du point de vue quantitatif, ce qui domine, c’est « l’engagement humanitaire », au sein de très nombreuses ONG, nationales et internationales… et dont on

croit à la neutralité politique et idéologique. Selon des estimations du ministère des Affaires sociales de 2000, plus d’un million et demi d’Espagnols seraient membres de ces ONG17 . Un chiffre qui a probablement augmenté depuis. Une affiliation qui dépasse celle de n’importe quelle centrale syndicale et a fortiori de n’importe lequel des partis. Ce qui témoignerait pour les uns de l’épuisement d’un type d’organisations nées globalement vers la fin du XXe siècle : la forme-parti (le PSOE a été fondé en 1877) et la forme-syndicat (l'UGT s'est constituée en 1888) serait définitivement obsolète avec la disparition des classes sociales. Les individus de la société moderne préféreraient se regrouper au sein d’associations souples. D’autres, en revanche, signalent que, malgré leur dynamisme, ponctuel, ni les nouveaux mouvements sociaux ni a fortiori les humanitaires, n’ont pu jusqu’à présent proposer un mode d’action qui dépassât la démarche compassionnelle ou la stricte revendication de droits pour tel ou tel groupe de population. Une situation récente : l’Espagne, terre d’immigration À bien des égards, il s'agit du principal changement du XXIe siècle en Espagne. En premier lieu la question affecte le marché du travail dont elle est une des facettes, à la fois conséquence et facteur. Mais, en second lieu, étant donné le caractère très récent, l’ampleur et l’intensité du phénomène, il n’est pas sans poser des problèmes de nature proprement politiques, tout particulièrement dans certaines provinces où les étrangers sont concentrés. Si nous reprenons certaines des analyses évoquées plus haut, on a remarqué que le travail espagnol s’est caractérisé ces quinze dernières années par un dynamique complexe de qualification et de déqualification de la force de travail et de segmentation et précarisation du marché. Le mouvement de qualification des jeunes générations a été particulièrement sensible et rapide en Espagne. Ces jeunes générations, qualifiées donc, sont les enfants de ceux qui avaient occupé les emplois industriels durant les années 1960 – les immigrés les plus récents des régions périphériques de la péninsule occupant les emplois les moins qualifiés et les moins rémunérés – qui avaient précisément œuvré afin que leurs enfants accèdent à un autre type d’emplois. En regard, l’évolution structurelle du marché du travail, en Espagne comme ailleurs, a conduit à la destruction des emplois de la

génération précédente en même temps qu’elle offrait des emplois tertiaires à ceux qui avaient fait des études pour les occuper. Or, même si les emplois peu qualifiés ont diminué dans l’industrie, ils demeurent fort nombreux dans les services de nettoyage, le service domestique et, spécificité renforcée en Espagne, dans la construction et l’hôtellerie. Les générations qualifiées ne sont pas prêtes à occuper ces emplois et encore moins au niveau de rémunération proposé. Or, l’immigration intérieure a été tarie, sous l’effet conjoint de la démographie et de la réduction des inégalités régionales depuis la mise en place des autonomies (au cours des années 1980, nombre d’Andalous par exemple ont pu trouver des emplois publics ou des aides publiques dans leur région). En somme, la double augmentation du revenu et du bien-être social aurait rendu moins acceptables des emplois déqualifiés pour des Espagnols de plus en plus qualifiés. C'est ce vide qui a été comblé par les immigrants. Entre 2000 et 2005, le marché du travail a absorbé plus de 550 000 immigrants. Le cas paradigmatique serait celui des services domestiques : en 1996, il y avait déjà 245 000 personnes travaillant dans les foyers espagnols comme domestiques – un chiffre élevé étant donné l’élément de distinction que continue à être le fait d’avoir une employée de maison parmi les classes moyennes et, on l’a vu, compte tenu de la faiblesse des services publics du type crèche, maternelle ou cantine scolaire. À cette date, le quart de la maind’œuvre domestique était étrangère. En 2000, les étrangers employés de maison étaient plus de 300 000 ; un demi-million en 2004. À partir de ces éléments, on répète donc que les étrangers occupent les emplois que les Espagnols ne veulent pas occuper. Or, rien n’est aussi simple car il n’y a pas un marché du travail mais des marchés segmentés. Ainsi si l’on considère les Espagnols nés en Espagne (c’est-à-dire en excluant les naturalisés) à niveau d’études faibles (primaire) – ce qui ne représente qu’une infime partie des 20-24 ans (7 %) mais peut s’élever bien plus dans les classes d’âge les plus anciennes et encore actives (67 % des 60-64 ans et encore 58 % des 50-54 ans) –, leur taux de chômage est faible : ce qui signifie qu’ils ne refusent pas les emplois non qualifiés ; ainsi le taux de chômage des 25-34 ans sans études est un tiers plus faible que celui des plus diplômés. Ce n’est donc pas que les Espagnols qui n’ont pas fait d’études refusent les travaux déqualifiés, mais plutôt que les Espagnols étudient pour échapper à ces travaux18. Et l’immigration contribue à ce que parmi ceux qui ont fait des études, ceux qui sont allés le

moins loin ne soient pas obliger d’occuper, en tous les cas durablement, un certain nombre de postes de travail indispensables à la vie sociale. Terre d'émigration depuis le XIXe siècle (vers l'Amérique latine jusque vers 1936, vers l’Europe occidentale durant les années 1960), la mutation en ce domaine a été totale : il ne restait plus en 2001 qu’à peine 1,3 million d'Espagnols résidant à l'étranger (dont 200 000 en France). L'Espagne s'est transformée en terre d’immigration ; depuis 1999, c’est le pays qui attire le plus d’immigrés au sein de l’Union européenne (près du quart de la migration nette vers les pays membres en 2003). Cette transformation complète a été d’une intensité et d’une rapidité rares : il a fallu une petite dizaine d’années. Le mouvement d’immigration n’a débuté, fort lentement, que durant les années 1980 : 250 000 étrangers en 1990 et à plus de 60 % des Européens dont la moitié était des Britanniques ou des Allemands (aux Baléares) retraités. Le phénomène commence à changer et de degré et de nature à partir de 1996. À cette date, il y avait en Espagne 500 000 étrangers, soit 1,5 % de la population, dont la moitié était encore des ressortissants d’États membres de l’Union européenne à quinze. En 2001, on en comptait 1 200 000. Ils étaient plus de 4 000 000 en 2004, soit 8,5 % de la population ; malgré les naturalisations (250 000 fin 2004), on estime qu’en comptant les clandestins, il y avait à la fin de 2006 vraisemblablement plus de 6 000 000 d'étrangers. Les ressortissants de l’Union européenne, y compris donc les Roumains par exemple, ne comptaient plus que pour un sixième. Il y a bien des Européens non communautaires – Ukrainiens surtout – mais la très grande majorité des étrangers provient des autres continents. À la fin des années 1980, Argentins et Vénézuéliens constituaient l’essentiel des 80 000 Latino-Américains officiellement installés en Espagne à cette date. Ils ont depuis été largement submergés par les Péruviens, les Colombiens et surtout les Équatoriens, la plus grosse communauté étrangère en Espagne (270 000 affiliés à la sécurité sociale au printemps 2006). Les Philippins bien sûr, mais aussi des Indonésiens sont présents tandis que les Indiens tiennent à Madrid tout une série de petits commerces. Mais c’est l’Afrique qui désormais fournit les plus grosses affluences : en 2006, plus de 250 000 Marocains travaillaient officiellement en Espagne, tandis que se renforçait l’immigration subsaharienne. La répartition des étrangers sur le territoire est très inégale. Dans

certaines communautés autonomes, ils sont fort peu nombreux : en 2004, ils ne représentaient que 2 à 3 % de la population de la Galice ou des Asturies, à peine plus en Castille et Léon. À la même date, en revanche, ils constituaient 16 % de la population aux Baléares, 13 % dans la communauté de Madrid, 12 % aux Canaries, 11,5 % en Catalogne, 12,3 % dans la communauté de Valence, 12,5 % à Murcie. Sur le territoire de la municipalité de Madrid, 34 % des habitants âgés de 20 à 39 ans étaient étrangers. Dans les provinces de Malaga et d’Almeria, plus du tiers de la population réelle provient du Maroc ou d’autres États africains. Le cadre légal, la Loi sur les droits et libertés des étrangers de 1985, a dû être corrigé par le Tribunal constitutionnel et les règlements d’application ont été vite dépassés. La loi distinguait entre le simple séjour et la résidence permanente ; tandis que les Européens n’eurent plus besoin de licence à partir de 1992, la résidence impliquait l’obtention d’un permis dont la délivrance était subordonnée à l’existence de moyens d’existence, ce qui supposait l'obtention préalable d'un permis de travail. L'obtention de ce statut de résident fut facilité à certains groupes considérés comme « proches » : les Ibéro-Américains, pour des raisons de proximité linguistique, mais aussi… les Philippins et Guinéens ! Sans doute parce qu’ils étaient ressortissants de territoires ayant appartenu à l’Empire colonial… mais les Marocains du Rif ou du Rio de Oro ne furent pas logés à la même enseigne. Une législation intenable. En 2000, le gouvernement Aznar adopta une loi plus libérale qui assouplit les conditions d’entrée et de résidence sur le territoire pour répondre aux besoins de main-d’œuvre grandissant d’une économie qui affichait près de 5 % de croissance annuelle (et ferma quelque peu les yeux sur l’immigré clandestin dès lors qu’il était employé dans un secteur déficitaire). À deux reprises cependant, il dut retoucher son texte. En 2005, après avoir procédé à la cinquième (après celles de 1985, 1991, 1996 et 2000) et plus importante (600 000 personnes) régularisation des étrangers clandestins, la loi du gouvernement socialiste précisait les devoirs et les droits des étrangers en Espagne tout en espérant mettre un terme à l’afflux massif et incontrôlé d’immigrés. En vain. La proximité géographique et la fascination créée par les écarts de richesse rendent l’Espagne spécialement attractive. Ainsi, à l’occasion soupçonnées de laxisme par leurs partenaires européens de « l’espace de Schengen », les autorités espagnoles aiment à souligner que le différentiel de revenu entre l’Espagne et le Maroc est le plus élevé au monde entre deux

pays frontaliers (le PIB par habitant en Espagne est 5,5 fois plus élevé qu'au Maroc, alors que la proportion entre les États-Unis et le Mexique n’est même pas de 4 pour 1) et que le détroit de Gibraltar n’est large que de 15 kilomètres (sans même parler des enclaves de Ceuta et Melilla, contre les frontières desquelles se pressent en attente d’une hypothétique faille de la surveillance des dizaines de milliers d’hommes et de femmes provenant d’Afrique subsaharienne, ce qui n’est pas sans poser d’énormes problèmes aux autorités marocaines également). Malgré le renforcement très net ces dernières années des dispositifs de surveillance (Service intégral de vigilance extérieure) qui ont conduit par exemple à l’arrestation et à l’expulsion de 17 000 personnes en 2004, le flot ne tarit pas vraiment – dussent les candidats à l’entrée sur le territoire espagnol se saigner pour payer les passeurs et augmenter les risques en allongeant les itinéraires par les Canaries par exemple. C'est là une question d'ordre public des plus aiguës en Espagne en même temps qu’un drame humain (le nombre de cadavres récupérés suite au naufrage des embarcations de fortune s’élève à deux ou trois centaines par an) qui touche les consciences de beaucoup d’Espagnols. Cependant, il semble bien que la perception de l’immigration par la majorité des Espagnols, longtemps relativement tolérants – du moins de manière passive – a tendance à évoluer dans le sens de la défiance. Ils reconnaissent volontiers la nécessité de la main-d’œuvre étrangère dans les secteurs comme le BTP, l’hôtellerie, l’agriculture et les emplois domestiques. Sans doute, déclarent-ils, la main sur le cœur, entretenir les meilleures relations du monde avec leur employée de maison roumaine ou équatorienne… sans pour autant étendre cette considération au-delà du cas individuel. D’autres, la population jeune et proche des milieux étudiants ou artistiques, apprécient les épiceries ouvertes toute la nuit et tenues par los chinos (souvent des Philippins ou des Indonésiens). Dans certains vieux quartiers populaires, comme celui du Raval à Barcelone (l'ancien barrio chino), de Lavapiés à Madrid, dans une moindre mesure celui de San Francisco à Bilbao, une cohabitation s’est instituée entre ce qui reste des anciennes populations (pour une part issues de l’immigration galicienne ou andalouse), des étudiants et jeunes évoluant autour du monde de la musique et de la mode rock et les immigrés. Mais ce sont là situation et types de comportements et de relations très spécifiques. Une majorité d’Espagnols semble penser en effet que désormais il y a

trop d’étrangers en Espagne. La défiance autrefois concentrée autour de quelques groupes – les délinquants péruviens de Madrid et de Barcelone des années 1990 par exemple – s’est maintenant étendue sur des communautés entières. C'est sur les Noirs et surtout les Marocains (los Moros) que se concentre la xénophobie. Elle a pu aller jusqu’à de véritables pogroms, comme celui qui eut lieu en février 2000 dans la localité d’El Ejido, dans la province d’Almería. Plus généralement, elle se manifeste par des comportements de mépris et des propos associant immigration, délinquance et insécurité. Compte tenu de ce que nous avons vu, la xénophobie est associée beaucoup moins qu’en France par exemple à la concurrence sur le marché du travail. En revanche, davantage qu’en France, elle est sans doute à mettre en relation avec l’histoire des Espagnols. D’une part, avec l’histoire de longue durée, dans un pays où tous les habitants « savent » que « leur » territoire fut jadis « envahi » par les Arabes et qu’il s’en suivit une longue lutte de « reconquista » des chrétiens contre les Maures – une histoire soigneusement entretenue dans la mémoire collective durant des siècles par la pratique des fêtes de village mettant en scène chaque année le combat des Moros y Cristianos par exemple. D’autre part, c’est sur cette histoire en longue durée, encore chaude d’une certaine manière (d’autant plus qu’elle fut ravivée au temps de la conquête du Maroc du début du siècle), qu’intervient l’histoire immédiate brûlante de ses fantasmagories : celle de la forte fécondité des Marocaines qui contrastant avec la stérilité des Espagnoles conduirait… à la perte même de l’identité de la nation et de son peuple. L'irréductibilité de la singularité de l'histoire espagnole : un passé qui ne passe pas En 1992, l’Exposition universelle de Séville ne voulait célébrer pas tant la « découverte » de l’Amérique ni a fortiori sa conquête que la rencontre des peuples et des civilisations. Des attendus qui eussent été improbables une trentaine d’années auparavant lorsque la valeur de la geste des conquérants espagnols n’aurait pu prêter à quelque doute que ce fût. En 1992, au contraire, la nation espagnole, moderne et ouverte au monde et à ses cultures, montrait qu’elle s’était débarrassée de tout nationalisme exclusif et belliqueux – fût-il rétrospectif.

Quelques années plus tard, 1998 fut l’occasion de la célébration du centenaire du « désastre » de Cuba et des Philippines et de la mort de Philippe II (1598). La commémoration du premier donna lieu à une importante introspection collective, dont un des résultats fut la réévaluation du régime de la Restauration. Celui-ci n’était plus uniquement considéré comme celui de « l’oligarchie et du caciquisme » (pour reprendre la formule que lui avait appliquée Joaquim Costa en 1902) mais comme une sorte de terreau sur lequel, après la longue éclipse franquiste, avait pu germer la monarchie parlementaire et démocratique du dernier quart du XIe siècle (c'est globalement le point de vue d’un des historiens les plus écoutés, Juan Pablo Fusi). La célébration du cinquième centenaire de la mort de Philippe II donna lieu à de multiples manifestations et expositions, notamment à l’Escorial, cependant qu’elle vit renaître quelques démonstrations nostalgiques de la grandeur passée de l’Espagne, que l’on avait cru passées de mode depuis la fin du franquisme, mais qui se renouvelèrent, deux ans plus tard, à l’occasion de « l'année de Charles-Quint » (né en 1500). Sans doute ne peut-on déduire de ces indicateurs des généralisations abruptes sur le rapport que les Espagnols entretiennent avec l’histoire et avec celle de leur pays. Néanmoins, le contraste avec l’état d’esprit qui régnait en 1992 frappait l’observateur. Dans les librairies et les rayons spécialisés des grands magasins, en effet, la question de l’identité de l’Espagne et des Espagnols paraît être devenue un genre en soi. Depuis la publication en 2000 de España como Nación, écrit par quelques-uns des plus célèbres membres de la Real Academia Española de Historia, on ne compte plus les ouvrages visant à retracer et à exalter, comme l’indique l’un des derniers parus (et des plus mauvais), La gesta de los Españoles : il s’agit, explicitement, de rappeler « à ceux qui ont oublié leur identité » combien ce pays et son peuple ont été « grands » et qu’ils doivent continuer à l’être… pourvu que cessent les tentations centrifuges et « criminelles » des « séparatistes » et les révisions « mémorielles » orchestrées au plus niveau par un « gouvernement funeste ». Pour paraphraser l’expression bien connue d’Henry Rousso à propos de Vichy, en Espagne, décidément, le passé a du mal à passer. La mémoire du franquisme et de la guerre

Comme l’avait déjà montré il y a plus de cinquante ans la polémique entre Claudio Sánchez-Albornoz et Americo Castro au sujet du caractère « espagnol » des habitants de la péninsule aux époques anciennes et médiévales, bien des « questions historiques » sont des enjeux politiques – et l'histoire ne manque pas d'être instrumentalisée au profit des revendications régionales ou nationales. Cependant, bien évidemment, c’est le passé récent, celui du franquisme et de la guerre, qui pose en ce domaine à la société espagnóole les problèmes les plus aigus. Après que les dirigeants de la transition eurent tenté – et réussi dans l’ensemble – de couvrir d’un voile pudique l’ensemble de l’époque, vécue directement par une grande partie des Espagnols d’aujourd’hui, les cadavres que l’on exhume – au sens propre – interrogent non seulement leurs contemporains mais aussi les vivants. La génération des petits-enfants a perdu la patience que recommandait le général Gutiérrez Mellado qui avait conseillé à Felipe Gonzalez de ne rien faire tant que la génération de la guerre n’aurait pas disparu. À ce titre, c’est tout d’abord la transition que beaucoup veulent « revisiter ». La transition : exemplaire ou « lampedusienne » ? Régulièrement interrogés depuis 1985 sur le fait de savoir si la Transición pouvait être un motif d’orgueil national, autour de 80 % des Espagnols répondent oui contre à peine 10 % qui répondent non. Or, ce qui retient l’attention ce n’est pas tellement le sens et l’ampleur du sentiment populaire, mais que celui-ci non seulement n’ait pas fléchi, mais se soit même conforté en 2000 – année où le pourcentage de réponses positives s’éleva jusqu'à 84 % – alors même que les critiques du processus transitionnel deviennent enfin un peu audibles en Espagne. Il est vrai que nombre d’analystes, et non des moindres, comme fut le très respecté historien Javier Tusell, grand savant, acteur lui-même de la transition (plutôt proche de la branche la plus social-démocrate de l'UCD) et autorité morale reconnue de tous, a donné dans ses nombreux ouvrages et innombrables articles de très nombreux et solides arguments en ce sens. Analysant le processus de transition – la rupture négociée – et son aboutissement, la constitution de 1978, il écrit qu’il s’agit bien d’un effet du compromis politique, mais au meilleur sens du terme. La combinaison de facteurs ayant ôté toute pertinence à la question de savoir si triompha la

réforme ou la rupture, il conclut en disant que ce fut une « rupture par modalités réformistes ou bien une réforme si profonde qu’elle fit disparaître radicalement le réformé » et qu'en ce sens la transition fut « à la fois une exception et un modèle »19. Dans son ouvrage mêlant analyse et autobiographie, Francisco Bustelo s’emploie à tempérer sensiblement cet enthousiasme : « Dans une perspective historique plus large, on peut affirmer que la nature même du franquisme empêchait sa pérennité et à son corps défendant facilita le passage à la démocratie. Que pouvait en effet offrir le franquisme après la mort de Franco qui fût attractif pour les Espagnols ? Un national-syndicalisme toujours confus et qui avait été réduit à rien ? La défense d’un ordre, dont il évident qu’il n’était menacé par personne sinon précisément par une part de l’extrême-droite. Si l’on voit ainsi les choses, la transition qui avait tant préoccupé les Espagnols et les étrangers en 1976 et 1977 fut en réalité une opération chantée qui ne pouvait connaître une autre issue, à partir du moment où il y avait consensus sur la monarchie constitutionnelle, le caractère non confessionnel de l'État, la décentralisation et l'économie sociale de marché. » 20

Or, c’est précisément ce consensus qu’il convient d’interroger. Pour beaucoup de contemporains, comme pour beaucoup d’analystes, la réalisation et la sauvegarde du consensus sont à mettre au crédit de ce modèle, mieux même, le consensus constitue le modèle. C'était la condition pour empêcher que n'éclatât une nouvelle guerre entre Espagnols. C'est une affaire entendue. C'est l'idée qu'exprimait Felipe Gonzalez dans le livre d'entretiens qu'il a publié avec Juan Luis Cebrían, le directeur d'El País (El futuro no es lo que era, Madrid, Aguilar, 2001) : « La base de la transition, ce fut la réconciliation des vainqueurs et des vaincus de la guerre civile. » Il s’agissait de préserver la convivencia, terme à la mode en ces années, mais signifiant davantage qu’une coquetterie de langage, une sorte d’impératif politique et moral : la capacité des Espagnols à vivre en bonne intelligence les uns avec les autres et la volonté de sauver, à tout prix, cette sorte d’harmonie retrouvée. Or, la récente thèse soutenue en Sorbonne par Sophie Baby a montré que loin de l’image complaisamment véhiculée d’une transition pacifique seulement entachée par quelques actions des « extrémistes » de l’un et de l’autre bord, la violence politique, a parcouru tout le processus transitionnel et que tant l’appareil d’État, y compris après 1977-

1978, que des organisations dont la foi démocratique ne saurait être remise en cause y ont recouru. Mais, au-delà de la forme, quel est le contenu de ce « modèle » ? Deux lignes d'arguments prédominent. L'une insiste sur l'état de la société espagnole du début des années 1970, sa structure sociale, ses aspirations, et ses interrogations. Le peuple espagnol souhaitait le changement mais ne voulait pas de révolution. C'est ce qu'a résumé récemment, par exemple Francisco Bustelo, pour qui la raison principale de la progressivité de la transition et du compromis qu’elle a porté doit être cherchée dans les changements de mentalité qu’avec le temps avait provoqué le développement économique. Rappelant qu’en 1975, le niveau de bien-être des Espagnols, mesuré par le revenu par habitant avait quadruplé depuis la guerre il écrit qu’à cette date, pour lui, clairement, le déterminant est économique et social ; le politique et le médiatique, enregistrant les aspirations du social donne simplement le tempo : « Les Espagnols, précisément, pour avoir vécu dans une très forte majorité fort mal jusqu’à peu, voulaient par-dessus tout que l’on ne mît point à mal la situation économique du pays. À ceci s’ajoutait un désir non moins vigoureux de vivre en liberté. Avec le développement économique, le peuple espagnol avait mûri et logiquement ne voulait pas continuer à vivre comme un mineur sur le plan politique. Sans aucun doute, ce désir n’allait pas jusqu’à l’extrémité de vouloir utiliser la violence pour conquérir cette liberté : ici aussi, il y a une différence essentielle avec les années 1930. Les forces politiques agirent en écho de ces aspirations des Espagnols. C'est ainsi également que le firent presque tous les médias au fur et à mesure qu'ils eurent davantage de liberté pour s'exprimer. » 21

À partir de prémisses différentes, la thèse politique du rôle premier des élites est toujours largement répandue. Sans doute cette thèse fait la part également aux considérations sur la situation économique et sociale de l’Espagne, mais pour montrer surtout que nombre de dirigeants éclairés du tardo-franquisme artisans du desarrollo ont compris que ce développement ne pouvait s’accommoder du régime tel qu’il était ; ils ont ainsi dès la fin des années 1960 œuvré à trouver une solution qui permît de sortir du franquisme sans trouble et effusions de sang. Cette thèse accrédite l’évolution en cours du régime et ôte pratiquement tout rôle au mouvement social. Le consensus serait surtout un compromis entre élites de l’ancien

régime – dont le roi et Adolfo Súarez seraient bien évidemment les plus grandes figures – et les élites antifranquistes, les dirigeants de la gauche dont Santiago Carrillo. Dans ce schéma, le roi a joué le premier rôle d’une part, car en assumant sa légitimité tirée du régime existant, il prévenait toute tentative sérieuse de blocage, voire de réaction au processus en cours de la part de l’armée et de l’extrême-droite et que d’autre part, en s’engageant résolument en faveur de la démocratie, il montrait la voie à ceux qui hésitaient encore jusqu’au pouvaient aller l’ouverture et les réformes. Il est remarquable d’ailleurs, et pourtant fait rarement souligné, qu’à l’occasion disparaissaient deux formules politiques qui avaient longtemps été très spécifiques à l’Espagne : le carlisme et l’anarchisme de masse. La transition aurait été alors telle que l’expose, avec ironie, Sylvia Desazars, le « don généreux d’une classe politique soudainement acquise aux valeurs de la démocratie »22. N'aurait-elle pas plutôt été également imposée, comme le souligne José Maria Marin Arce, par l’opposition politique et le mouvement social qui ont obligé les réformistes issus du régime à aller bien plus loin que ce qu’ils avaient dans un premier temps envisagé ? Mais une transition malgré tout confisquée de facto par les élites du centre-droit grâce au roi et à Adolfo Súarez privant la gauche de ce qui pouvait légitimement apparaître comme lui revenant de droit. Avec un certain goût pour le pamphlet, Bernat Musiesa va bien plus loin. Il parle « d’Espagne lampedusiana », en référence claire au jeune aristocrate Tancrède du Guépard expliquant à son oncle qu’il faut tout changer… pour que tout reste comme avant. Il soutient, avec raison sur ce point, que les « franquistes intelligents » avaient clairement conscience que dans l’Europe du milieu des années 1970, il n’y avait pas d’autre issue qu’une ouverture « démo-libérale », la condition pour intégrer la CEE qui était l’objectif des « élites ». C'est-à-dire qu'il fallait et en finir avec le capitalisme corporatif de la période précédente et en finir avec les vieilleries idéologiques phalangistes qui ne servaient qu’à discréditer la classe dirigeante espagnole. Tous œuvrèrent en ce sens. Tout d’abord le roi et son père, Don Juan, renonçant à la couronne afin de ne pas compromettre le processus en cours et risquer l’avenir de la monarchie. Ceux qu’en Espagne on appelle souvent les pouvoirs « de fait » (poderes facticos), l'Église et l'armée, ensuite. On sait que l’Église ne fut pas un obstacle au processus, au contraire, dans la mesure, très large, où elle s’était détachée du régime et où nombreux étaient les prêtres qui combattaient de longue date le franquisme, surtout au Pays

Basque ; en outre, la transition lui permettait de « racheter » son long passé réactionnaire et sa sainte alliance avec la dictature durant plus de trente ans. Sans aucun doute, les Forces Armées foncièrement anti-démocratiques et ne pouvant supporter l’hypothèse même d’une légalisation des communistes, étaient bien le principal obstacle potentiel à la transition. Mais, depuis la mort de Carrero Blanco, elle manquait de chef et surtout sauf quelques-uns à l’extrême-droite, de réels relais dans la société : on parla et on fit mine de menacer beaucoup mais en fait on ne fit rien ou trop tard et dans des conditions grotesques (le « 23 F »). Le pouvoir économique enfin ; tant la vieille oligarchie historique – la vieille noblesse agraire castillane et andalouse (et en phase avec la référence littéraire invoquée Bernat Musiesa se fait un plaisir de rappeler le rôle à cette occasion des familles de « grands d’Espagne », Infantado, Albe, Medinacelli, Fernan Núñez) et la très grande bourgeoisie financière et industrielle biscayenne et catalane – que, a fortiori, la nouvelle bourgeoisie née du franquisme – notamment les dirigeants du Movimiento Nacional ayant su utilisé leur pouvoir politique pour construire et consolider des fortunes et qui s’étaient parfaitement accommodé de l'interventionnisme propice à l'accumulation de capital, en laissant aux idéologues de la phalange et du syndicat un vague discours social – voulaient davantage de libéralisme économique et une plus grande flexibilité du marché du travail23. Comme le synthétisa dès 1979 un éditorial paru dans El País, pourtant un des principaux vecteurs et hérauts de la transition, avec le consensus ont été « scrupuleusement respectés, les droits acquis après juillet 1936, quels qu’ils fussent » et qu’ont été ainsi « consacrés les privilèges, sanctifiés les abus et perpétuées les injustices »24. Il n’est alors plus question de « modèle », de transition exemplaire. Selon la formule de Manuel Vázquez Montalbán, ce serait alors une solide « corrélation de faiblesses » qui rendrait compte de l’occasion manquée d’avoir pu rompre (ruptura) avec le régime politique et l’ordre administratif et social hérité. Le consensus autour de la transition négociée (pactada) se serait produit dans un climat de relative démobilisation de la société civile, sensible à partir de janvier 1977, après les très fortes mobilisations de 1973-1976 (grèves et manifestations, mais aussi collectes de signatures, déclarations d’intellectuels, boycottages, concerts et récitals de soutien ou de protestation, représentations théâtrales). Un relâchement de la tension, qui aurait permis aux élites politiques de bénéficier d’une certaine liberté dans leurs actions et aux secteurs réformistes procédant du

franquisme de devenir les acteurs du changement avec un planning parfaitement calculé. À ce compte, on peut dire que l’acquis certain que l’opposition de gauche (le parti communiste surtout) s’était alors constitué, fondé sur son articulation avec les aspirations populaires et forgé dans l’illégalité par l’opiniâtreté et le courage de ses dirigeants, n’a pu lui être utile par la suite. Outre ses faiblesses structurelles et ses divisions, en effet, les conditions dans lesquelles elle avait dû batailler pour s’exprimer, et qui l’avaient pour une large part façonné, ne la préparaient que fort mal à la compétition politique avec un nouveau jeu. Faute de bien maîtriser le jeu, elle avait dû laisser les héritiers du franquisme, ceux qui se disaient d’ouverture, mener à bien le processus. Une fois que la « rupture » démocratique eut échoué, les syndicats durent accepter des concessions : d’une part, nous dit Marin Arce, le développement de la liberté syndicale fut bloqué en plusieurs de ses aspects, car un des éléments clés de la réforme était d’empêcher la consolidation d’un mouvement syndical unitaire puissant (d'où les facilités accordées à l'UGT contre les CCOO) ; d’autre part, la mauvaise situation économique obligea à abandonner les réformes structurelles qui visaient à établir un modèle économique plus congruent avec les aspirations du syndicalisme25 : ce furent les accords de la Moncloa. Le point nodal fut l’amnistie. On fit mine de n’entendre par là que la relaxe et la libération des militants antifranquistes, une condition préalable à la réconciliation sur laquelle voulait se fonder la transition menée par Súarez. Et c'était bien là l'enjeu de la question de l'amnistie... tant que se survivaient le régime politique et pénal. Le tour de passe-passe consista à établir une loi qui certes, d’un côté, amnistiait tous ces militants y compris les etarras, en montrant au demeurant combien cela avait été difficile à faire admette à l’autre camp, et qui, en même temps, et alors que l’on entrait dans un nouveau régime, amnistiait également les actions commises par les agents de l’ancien, des actions qui, en vertu de la nouvelle légitimité fondée sur les droits de l’homme universels, auraient pu relever d’instruction judiciaire sinon politique. À l’exception de l’extrême-gauche et des nationalistes, les dirigeants des partis de gauche avalisèrent la manœuvre afin précisément de ne pas rompre ce consensus, au risque de ne pas être compris de l’opinion. Comme le note Palomar Aguila :

« Il est certain que les citoyens espagnols contribuèrent avec leurs actions à marquer le rythme de la transition, depuis l’acceptation de la Loi pour la réforme politique, approuvée massivement malgré les consignes de l’opposition démocratique jusqu’à leur approbation de la constituton de 1978, en passant par leur modération électorale lors des premières élections. Par ailleurs, il est également vrai que le peuple espagnol ne demanda jamais un processus de rupture – on a noté son obsession de l’ordre et de la modération – ni l’épuration des responsables des abus commis au cours de la dictature. » 26

C'était là tirer un trait sur la mémoire de la guerre et du franquisme. Pour reprendre une formule répétée à l’envi, la loi d’amnistie qui rendait la transition démocratique possible reposait sur une sorte de « pacte d’amnésie ». La transition et le « pacte de silence et d’amnésie » Revenant sur ce « pacte de silence » et d’oubli, véritable lieu commun de l’histoire et de l’historiographie espagnoles, Paloma Aguilar souligne que l’on confond souvent deux choses. En premier lieu la distinction qu’il convient de faire entre les sphères politique, sociale et culturelle. En ce qui concerne tout au moins les deux dernières sphères, il n’y avait pas de raison de respecter ce « pacte » et d’ailleurs beaucoup de romans ou essais furent écrits pour pointer les insuffisances du processus transitionnel ou le dénoncer. La deuxième différence fondamentale qui existe est à faire entre le souvenir de la guerre et celui du franquisme. Même si les deux phénomènes sont liés dans les esprits et consécutifs l’un à l’autre, ils génèrent des niveaux différents de souvenirs, de traumatisme et de consensus. Du côté politique, il est certain que l'on s'accorda sur la non-instrumentalisation du passé fratricide, et s’il y eut évocation du conflit, c’était pour en refuser la répétition sur le mode « nous portons tous la faute de ce qui est arrivé ! ». On observera que ce consensus ne se prononçait pas sur la culpabilité du déclenchement de la guerre ni sur quelle répression fut la plus sanguinaire. Le consensus sur le passé qui s’établit durant la transition était très général et strictement circonscrit dans une lecture de la guerre comme tragédie collective au cours de laquelle les deux bords avaient commis des atrocités, qu’il ne convenait pas de détailler. Il est vrai également qu’avec la loi d’amnistie de 1977, on s’accorda pour passer sous silence les

trajectoires politiques et idéologiques antérieures à la mort de Franco de tel ou tel individu ou groupe, dès lors que ces derniers acceptaient les règles du jeu démocratique. Le « pacte » fut la solution négociée où chaque partie obtint des garanties. Or, souligne Paloma Aguilar, le fait que ce pacte a comme principale utilité d’en finir avec les affrontements et d’établir des règles du jeu mérite à lui seul l’attention et implique qu’il ne peut être condamné à la légère. Pas davantage, le fait qu’il s’agisse d’accords entre élites ne signifie que les opinions du « citoyen moyen » n'ont pas été représentées. Elle considère par conséquent que ceux qui adressent des critiques de gauche aux dirigeants des partis de la transition, qu’ils accusent globalement de manque d’audace sinon de compromission, ont tendance à sous-estimer la puissance du pouvoir et les risques d'instabilité27 . Si, comme le rappelle Felipe González il n’y eut pas révolution mais un simple changement négocié, un compromis, qui pour autant qu’il fût positif exclut par exemple la mise sur pied d’une commission de la vérité comme cela s’est fait ailleurs, c’est parce qu’il n’y avait pas en Espagne de forces suffisantes pour demander sinon la justice et l’instruction des responsabilités tout au moins des explications sur le passé28. Sans doute, on peut comprendre la prudence des socialistes lorsqu’ils arrivent au pouvoir en 1982 quelques mois seulement après le « 23 F ». Mais ensuite ? Alors que 1986 ou 1989 auraient pu être l’occasion de poser la question des Espagnols de la guerre et du franquisme à une époque où González était au sommet de sa popularité et disposait d’une majorité absolue. Une question qu’il s’est d’ailleurs lui-même posée récemment en déclarant que parmi ce qu’il regrettait le plus de son long gouvernement, c’est de n’avoir pas suscité un débat sur le passé du peuple espagnol, le franquisme et la guerre civile, au moment où c’était probablement opportun : « Il n’y eut pas sinon exaltation du moins reconnaissance des victimes du franquisme. Je me sens responsable pour partie de la perte de notre mémoire historique qui permet aujourd’hui que la droite refuse de reconnaître l’horreur que fut la dictature et le fasse sans aucune conséquence du point de vue électoral ou social. » 29

La mémoire récupérée Interrogés également régulièrement depuis 1985 sur le legs historique du franquisme, les Espagnols avaient répondu cette année-là à 30 % négativement, mais à près de 20 % positivement tandis que presque 50 % le caractérisaient comme une période où il y avait eu des choses négatives et positives. Là encore, ce qui frappe, c’est la stabilité des réponses, tout au moins jusqu’à une période toute récente, une demi-douzaine d’années à peu près : la part des réponses positives diminuant sensiblement (autour de 10 %) et celle des négatives augmentant légèrement (37 %). Le mythe de la réconciliation des Espagnols, tous frères par-delà leurs divergences d’opinion et leurs affrontements passés a bien fonctionné. Ainsi, en 1986, Felipe González, déclarait à l’occasion de la première « remémoration » (puisqu’à ses yeux l’on ne pouvait parler de commémoration d’un événement sanglant) de la guerre depuis la fin de la dictature, que le gouvernement voulait « honorer la mémoire » de tous ceux qui en tout temps avaient contribué avec « leurs efforts, et pour nombre d’entre eux avec leur vie, à la défense de la liberté et de la démocratie en Espagne », mais aussi « se souvenir également avec respect de ceux qui à partir de positions distinctes de celle de l’Espagne démocratique [avaient] lutté pour une société différente et pour laquelle beaucoup ont également sacrifié leur vie ». On reste quelque peu confondu devant la quasiéquivalence (si tant est que l’on considère la différence de degré entre « honorer » et « se souvenir avec respect ») opérée par un président du Conseil d’un État démocratique, socialiste de surcroît, entre ceux qui sont morts pour la démocratie et la liberté et ceux qui sont morts pour « une société différente » comme il est dit pudiquement ! C'est qu'en l'absence de demande sociale allant dans le sens d'un jugement du franquisme, les autorités se sont dirigées vers un honneur aux victimes des deux parties. Politiquement, la réconciliation justifiait la monarchie constitutionnelle face aux débordements toujours possibles des uns et des autres. Mais elle ne faisait pas disparaître comme par enchantement les idéologies et les enjeux politiques autour de l’histoire des Espagnols. Or, la volonté de ne pas réactiver les vieilles blessures a profité naturellement à ceux qui étaient en quelque sorte déjà dans la place ; par conséquent à ceux qui avaient durant quarante ans bénéficié d’un véritable monopole d’expression et de tous les instruments d’une propagande sans vergogne. Le discours du franquisme

sur le passé – celui de Ricardo de la Cierva sur la guerre par exemple –, à peine débarrassé de ses aspects les plus gênants à l’ère démocratique, put ainsi continuer à bénéficier d’une position dominante, voire hégémonique, sur les écrans, dans les manuels scolaires, dans la grande presse et l’édition. Toute tentative pour aller dans un autre sens, y compris celles d’historiens anglo-saxons réputés, étant immédiatement clouée au pilori comme faisant le jeu des communistes et/ou des séparatistes par certains « historiens » (?) qui à l'instar de Pío Moa s'en sont fait une spécialité. L'idée que la seconde république n’avait été que chaos et lutte de classes et que le front populaire faisait le lit du communisme a continué ainsi à prévaloir – au point que certains anciens partisans du régime républicain se sont laissé convaincre par la théorie du désordre. À ce compte, on justifie le coup d’État du 18 juillet, même si on déplore la dureté des années 1940 et la longueur du régime, sauf à expliquer qu’à partir de 1960 celui-ci est l’artisan de la croissance économique et du progrès social et que bien qu’il demeurât « autoritaire » il permit, via certaines de ses élites, le passage à la démocratie (C.Q.F.D.). Hors quelques études d’historiens, de romans et de créations théâtrales et cinématographiques, la riposte politique et sociale à cette hégémonie fut longue à se dessiner. Deux types de démarches doivent être distingués. Même si dans l’esprit de certains de leurs promoteurs, elles sont indissolublement liées, on ne peut les confondre eu égard à ce que respectivement, elles impliquent comme contenu idéologique, politique et social. La première entend établir des responsabilités, demander des comptes et faire rendre justice contre ceux qu’elle considère comme criminels. À ce titre, elle s’inscrit en faux contre toute idée de possibilité de réconciliation. En 1978 les membres d’une Convention Républicaine des Peuples d’Espagne – pour l’essentiel des militants des FRAP et du PCE-ML (parti communiste d’Espagne marxiste-léniniste, d’obédience « maoïste ») – créée pour réclamer la création d’un « tribunal civique international pour juger des crimes du franquisme » furent arrêtés. Ils furent relâchés assez rapidement, mais il fallut attendre 1998 pour que la municipalité d’El Pla de Santamaria entreprît une action, non aboutie, pour juger le franquisme pour « génocide contre le peuple et la culture catalane ». Or, avant de pouvoir juger les vainqueurs, il convient dans un premier

temps de réhabiliter les vaincus. Dans l’ouvrage consacré précisément à la récupération de la mémoire des vaincus de la guerre et du franquisme, qu’ils firent paraître en 1999 sous le titre La memoria insumisa et sous-titré Sobre la Dictatura de Franco, Nicolas Sartorius et Javier Alfaya, s’expliquent : « Il ne s’agit pas de remettre en cause la réconciliation des Espagnols ni la concorde qui présida la transition de la dictature à la démocratie. Ce serait comme nous renier nous-mêmes, nier toute une génération d’Espagnols dont l’œuvre fut la réimplantation de la démocratie en Espagne en nous liant organiquement à l’Europe et en chassant pour toujours les affrontements fratricides. Mais, précisément, afin que cette histoire ne se répète pas sous d’autres formes, pour que l’esprit démocratique ne soit pas un simple slogan ou une manifestation simplement épidermique du corps social, mais bien pour qu’il imprègne jusqu’à ses tréfonds la culture civile des Espagnols, il est nécessaire de dépasser cette période amnésique qu'a vécue la société espagnole. » 30

Ce livre grand public a connu un succès certain de librairie et a dans une large mesure libéré les initiatives en ce sens. D’autant plus que dans les mois qui ont suivi arrivaient à publication un certain nombre d’études menées par de jeunes, et moins jeunes historiens, révélant à un lectorat moins nombreux mais informé malgré tout via la presse de gauche, la réalité des maquis ou l’existence et l’ampleur des camps de travail dans l’Espagne franquiste par exemple. Dès lors, tant dans la sphère politique que sociale, le travail de récupération de mémoire s’est accéléré. Mais l’ambiguïté et la complexité proviennent du fait que se mêlent mémoire des vaincus et mémoire de la démocratie : l’enjeu de la bataille médiatique et politique est de savoir s’il faut assimiler ou distinguer les deux. À la fin de 2000, la création de l’Asociacion para la Recuperacion de la Memoria Historica (ARMH) dont l’un des objectifs fondamentaux est l’identification des restes des nombreuses fosses communes où furent enterrées les victimes de la répression franquiste, signale une véritable inflexion. Auparavant, seules quelques associations visant la réhabilitation d’ex-combattants républicains ou l’indemnisation d’orphelins étaient parvenues à mener jusqu’au Parlement certaines de leurs revendications, mais sans grand écho. La création de l'ARMH change de degré et même de nature le combat mémoriel. Elle encourage la création d’autres associations,

capables de transférer avec succès leurs revendications sur le terrain politique et de trouver une certaine résonance dans la population. En 2002, l’attention est attirée par un documentaire projeté sur TV3 (la télévision catalane) intitulé Els nens perduts del franquisme, suivi d’un reportage, en castillan cette fois, du quotidien El País (Los niños perdidos del franquismo) sur les enfants des prisonnières envoyés en orphelinat ou confiés à des familles franquistes ; en mars 2003, à nouveau sur TV3, un reportage donne à voir le phénomène des fosses où ont été enterrés sans sépulture des centaines de victimes. Dans un contexte différent de celui des années 1970, à l’heure où se met en place la justice internationale et où les droits des victimes deviennent une composante essentielle des droits de l'homme, l'ARMH demande la création d'une Commission de la Vérité, afin de rendre leur dignité aux victimes du franquisme et surtout d’obtenir l’ouverture des archives militaires. Sans succès au demeurant. Néanmoins, le mouvement est lancé. L'Asociacion de Familiares de Fusilados y Desaparecidos de Navarra obtient du parlement de Navarre la réhabilitation morale des 3 000 Navarrais fusillés. Mais l’abstention du parti de droite Union del Pueblo de Navarra et le sondage réalisé par le Diario de Navarra indique bien que la rupture du pacte de silence n’est pas du goût de tout le monde. L'histoire fit son entrée aux Cortes en 1999. Le PP, alors au pouvoir mais gouvernant avec l’appui des catalanistes modérés et du PNV, reconnut que « la dictature personnelle et l’absence totale durant quarante ans de garanties et libertés [fut] une période où l’Espagne demeura soumise dans les ténèbres du retard et de l’ignorance, de l’autarcie, du sous-développement, du fanatisme et de la rancœur » mais il refusa d’attribuer le mérite de l’opposition au franquisme aux seules forces de gauche, nationalistes et républicains, revendiquant le rôle des démocrates-chrétiens, des libéraux et des monarchistes – ce qui pouvait se comprendre puisqu’il voulait s’inscrire dans la filiation de ces groupes ; mais il refusa également de reconnaître que la culpabilité de la rupture de la légalité républicaine et de la guerre civile qui s’en suivit incombât exclusivement à ceux qui avaient organisé le soulèvement du 18 juillet, qu’il refusa catégoriquement de qualifier de « coup d’État fasciste », en mettant en parallèle la révolution d’octobre 1934 dans les Asturies. Une position que le PP durcit, lorsqu’à partir de 2000, le gouvernement disposa désormais de la majorité absolue. Les oppositions (la gauche et les nationalistes dorénavant) parvinrent à mettre en débat la réhabilitation

morale des fusillés (juin 2001) et une réparation morale et économique des prisonniers sous le franquisme (février 2002). Le 20 novembre 2002, les Cortes votaient l’hommage aux victimes, incluant l’obligation de la part des administrations publiques à tous les niveaux de faciliter l’accès du public aux fosses communes et d’aider à l’identification des restes. Mais le même texte soulignait d’une part qu’il convenait de « maintenir l’esprit de concorde et de réconciliation présidant à l’élaboration de la Constitution et qui facilita la transition pacifique de la dictature à la démocratie » et d’autre part qu’il voulait éviter que le texte « serve pour raviver de vieilles blessures ou agiter à nouveau les braises de la confrontation civile ». C'est à partir de cet argumentaire que le PP empêcha le vote de toute résolution visant le 18 juillet, même si le terme de fasciste était abandonné. Les débats s’envenimèrent. Les oppositions voulaient réagir contre certaines manifestations de nostalgie franquiste en proposant que l’on supprimât tous les emblèmes ou symboles faisant référence à la dictature franquiste sur les édifices publics et la voie publique. Le gouvernement et le PP contreattaquèrent en liant leur refus de « ranimer les vieilles querelles » à la dénonciation du « totalitarisme » séparatiste de l'ETA et des complaisances coupables à cet égard du PNV et de la gauche. Pour le PP, ETA serait le seul legs encore vivant de la dictature, tout le reste autour de la mémoire étant parfaitement inutile. C'est précisément contre la pérennisation de l'amnésie volontaire, qui a globalement servi les vainqueurs de la guerre, que veut lutter la « Loi sur la mémoire historique » qu’a fait voter le 30 octobre 2007, sur proposition commune des communistes et des républicains catalans, le gouvernement de Rodríguez Zapatero et à laquelle seul le PP s’est opposé. En imposant clairement la destruction de tout ce qui reste de symboles franquistes (dont les statuts de Franco trônant encore sur la principale place de certaines villes comme Santander), elle voudrait signifier que la nation espagnole n’oublie pas qu’en 1936, l’illégalité et l’illégitimité étaient du côté des militaires qui se sont soulevés contre la République. Nationalisme espagnol/nationalismes « périphériques » ou « alternatifs » ? Dès 1978, en historien ayant beaucoup réfléchi sur le fait catalan, Pierre Vilar comprenait et s’inquiétait tout à la fois du flou sémantique et

conceptuel produit par la juxtaposition dans la constitution espagnole des principes « d'unité indissoluble de la nation » et de « droit à l'autonomie » (Le Monde, 26 juin 1978). Il s’inquiétait des risques d’une sorte de schizophrénie géopolitique. Il comprenait également que les constituants avaient dû « faire avec l’histoire ». Avec l’histoire récente qui condamnait le centralisme et le nationalisme « espagnol-castillan » comme presque consubstantiel du franquisme. Avec l’histoire de longue durée de la très ancienne, mais très difficile et conflictuelle construction nationale dans la péninsule. La construction superficielle de la nation espagnole D’une part, la nation espagnole comme sujet collectif souverain constitué par un groupe humain qui se reconnaît une identité singulière et légitime et veut maintenir uni politiquement un territoire déterminé – un État – est non seulement une aspiration de certaines élites mais une réalité « en construction » déjà ancienne, que l’on peut, comme en France, repérer vers la fin du XVe siècle. Au cours des siècles, la construction de l'État, sous les Habsbourg comme sous les Bourbons, a suscité des sentiments de loyauté, incarnés dans les institutions monarchiques. L'aventure impériale, offrant des emplois civils, ecclésiastiques et militaires, et la gloire et la fortune possibles allant avec, a nourri cette fidélité. En même temps, les guerres continuelles de la « maison d'Espagne » contre ses voisins aux XVIe et XVIIe siècles, la colonisation des peuples d’outre-mer et la politique de pureté ethnico-religieuse à l’intérieur des frontières (expulsion des juifs et des morisques) qui ont accompagné la consolidation de l’État moderne dans la péninsule, ont apporté leur pierre à la création d’une identité pré-nationale « espagnole », dont les fondements et les principaux contenus étaient le catholicisme intransigeant et la mise en valeur sociale de certains traits psychologiques (honneur, courage militaire, dépréciation du travail, etc.). Bien sûr, ce sentiment de patriotisme et d’identité ne fut pas également partagé par tous. Il était plus solide parmi ceux qui étaient directement liés à l’État (fonctionnaires, militaires, intellectuels et certains secteurs des bourgeoisies urbaines). À l’inverse, les ressortissants de la couronne d’Aragon, exclus jusque vers la fin du XVIIIe siècle de l’aventure américaine, dans une large mesure, ne se reconnaissaient pas dans le projet de la monarchie… jusqu’à la sécession pure en Catalogne à deux reprises,

entre 1640 et 1714. En sus, outre bien sûr la singularité de traits ethnolinguistiques sur laquelle nous reviendrons, certaines des « valeurs » sociales n’étaient pas partagées partout : ainsi, en Catalogne, la production et le négoce n’étaient pas méprisés, bien au contraire31. Mais en même temps, cette « monarchie composée », pour reprendre l’expression de l’historien britannique Elliot, reposait sur une diversité institutionnelle et ethnique rare. Sans même parler de l'Empire d'outremer et des possessions européennes (de la Sicile aux Flandres), dans la péninsule, on distinguait le royaume de Navarre, la Couronne d’Aragon (elle-même constituée par les trois royaumes d’Aragon, de Valence et de Majorque et par le comté de Barcelone) et la couronne de Castille qui englobait le reste mais où les territoires basques Biscaye, Guipuzcoa et Alava, jouissaient de fueros équivalant à une large auto-administration. Cela impliquait la pérennisation de systèmes de loyauté de niveau infra-étatique très enracinés. En abolissant les fueros propres aux territoires de la couronne d’Aragon, la monarchie des Bourbons avait tenté d’y mettre fin. D’une part, en effet, l’action de la monarchie centralisatrice et « éclairée » du XVIIIe contribua à consolider une sorte de protonationalisme espagnol. Ce fut le socle sur lequel naquit réellement le nationalisme espagnol, dans l’épreuve de la guerre menée contre les troupes de Napoléon : ce qui est appelé en Espagne la guerre de l’Indépendance. Or, face aux Français, deux camps coexistent sous tension croissante. D’une part, le libéralisme espagnol, inspirateur de la constitution de 1812 qui pose la souveraineté de la nation, c’est-à-dire la réunion « des Espagnols de tous les hémisphères ». D’autre part, un mouvement profondément traditionaliste, catholique et absolutiste, qui identifie nationalisme et réaction identitaire et prône le retour à l’Ancien Régime. Vigoureuse, l’opposition entre ces deux visions du monde a très largement hypothéqué jusqu’à aujourd’hui le processus d’hispanisation de la population. La première conséquence de cette opposition a été la lutte politique prolongée entre absolutistes et libéraux : ceux-ci l’emportant définitivement à l’issue de la première guerre carliste en 1840. Mais la deuxième conséquence, plus importante à terme, fut que le libéralisme espagnol fut assez largement imprégné d’emprunts idéologiques à ce qui avait constitué l’identité pré-nationale en Espagne, surtout le catholicisme (sauf durant quelques très rares années). La troisième fut la fracture centralisation/ décentralisation politique. Une fracture qui maintiendra

comme le signale José Luis de la Granja « des corrélations complexes avec l’opposition absolutisme/libéralisme et avec la diversité institutionnelle et ethnique préexistante, puisque ni les impulsions centralisatrices ne sont venues exclusivement des libéraux « castillan-espagnol » ni les décentralisatrices n'ont correspondu seulement à celles qui se constitueront comme des « nations » alternatives », mais plus tard, vers la fin du siècle32. En effet, jusque vers 1875, aucune tendance politique ne mit en doute l’existence de l’unité politique de l’Espagne, ni son caractère de nation unique, même si les principales références de celle-ci – la langue, l’histoire et les traditions castillanes – n’étaient pas universellement assumées dans nombre de territoires comme étant les fondements de la nation espagnole et même si dans certains, elles étaient purement et simplement rejetées par beaucoup. Libéraux-centralistes mais aussi carlistes lancés dans une deuxième guerre contre le pouvoir central et même fédéralistes comme Francisco Pi y Margall se pensent comme espagnols. Dans les années 18501860 l’État impose l’exclusivité du castillan dans les écoles, pour tous les actes notariés et dans l’état civil… non sans se heurter dès lors à des résistances en Catalogne notamment. L'unanimité politique en effet ne parvint jamais à dynamiser un processus de nationalisation espagnol analogue par exemple à ce qui fut réalisé en France. Borja de Riquer a expliqué la faiblesse de l’espagnolisation des peuples de la péninsule par les carences de l’État central libéral, un État autoritaire, capable de créer et de faire fonctionner la Guardia Civil par exemple, mais faible, incapable d’élaborer une nouvelle « articulation économique et sociale », « d’imposer une réelle unification culturelle et linguistique » et « d'intégrer politiquement la majorité des citoyens ». Ni l'armée (il n’y a pas de conflit étranger entre 1808 et 1898 et au contraire dans les régions où eurent lieu les guerres carlistes, l’armée de l’État, l’armée des libéraux, fut à bien des égards considérée comme une troupe d’occupation), ni l'école ne jouèrent un rôle d'intégrateur national. L'incapacité par exemple à scolariser significativement la population a pesé très lourd. À la fin du siècle, malgré la loi, on continuait de parler massivement sa langue régionale propre. Non seulement les cultures régionales n’avaient pas disparu, mais après plusieurs siècles de décadence, on assista à une renaissance vigoureuse des littératures catalane, galicienne et basque. Le discrédit dans lequel tomba la Monarchie transforma les aspirations culturelles en revendications politiques. Peut-être s’agit-il de

considérer que « ce ne sont pas les nationalismes périphériques qui ont détruit l’unité espagnole, mais l'inverse : que c'est l'échec du nationalisme espagnol au XIXe siècle, ou la crise de sa pénétration sociale, mise en évidence par le désastre de 1898, qui a permis, en retour, le succès politique des nationalismes alternatifs »33. La revendication nationale en Catalogne, au Pays Basque et en Galice Alors que l’effort peut-être le plus constant des dirigeants politiques avait été dirigé vers la consolidation d’un État centralisé, alors que le fédéralisme a été discrédité (1873), les rébellions carlistes vaincues (1876), voilà que l’une des questions majeures de l’Espagne allait être la question des nationalismes « régionaux ». Si en Galice, le nationalisme, nourri pourtant de solides traditions et porté par un environnement favorable (la majorité de la population parle galicien), peine à dépasser le stade des revendications culturelles, en Catalogne et au Pays Basque en revanche, il s’appuie sur l’économie puissante de ces territoires. Un des premiers éléments marquant du maintien d’un particularisme est l’importance du fait carliste, tant en Catalogne qu’au Pays Basque. Mais, bien que la défense des fueros traditionnels fût le thème le mieux partagé par le second carlisme, il ne faut pas exagérer la filiation. Il existait à Bilbao, qui deux fois fut assiégée par les troupes carlistes, un libéralisme fueriste. Inversement, lorsque le nationalisme basque s'implanta au début du XXe siècle, le carlisme ne disparut pas pour autant : si certains passèrent du carlisme au nationalisme basque, d’autres allaient au contraire faire du carlisme l’une des principales forces du nationalisme espagnol : ce seront les requetés insurgés contre la république aux côtés de Franco, une filiation que l’on retrouve aujourd'hui dans l'UPN (Union du peuple navarrais). Car l’adhésion au carlisme avait surtout concerné les couches les plus traditionnelles de la population (noblesse locale, petite paysannerie) – a contrario Bilbao, deux fois assiégée par les Carlistes, où s’était exprimé entre 1840 et 1880 un certain libéralisme fueriste. En Catalogne, la renaissance culturelle (Renaixensa) échappa au piège du folklorisme et s’articula à la conscience nette que la bourgeoisie catalane avait de sa réussite économique. De 1885 à 1917, « une classe aspire à disposer d’un État, et, se voyant refuser la direction de l’État espagnol lui-

même, elle se replie sur l’exigence d’une organisation régionale politiquement autonome » (Pierre Vilar). En 1892, les Bases de Manresa rédigées par Prat de Riba expriment l’opposition des classes aisées catalanes à l’adoption forcée du code civil espagnol qui modifie les règles de l’héritage. La perte de Cuba et des Philippines, durement ressentie en Catalogne, impulse la mutation du régionalisme catalan en mouvement politique : la Lliga catalana qui obtient, par-delà la division provinciale imposée en 1833, la création d’une Mancomunidad de Catalogne. Au Pays Basque, là aussi une certaine renaissance intellectuelle a eu pour but d'unifier la langue, l'euskera, de construire des mythes et une histoire communs. L'abolition des fueros a été compensée en partie par le maintien d’un système fiscal particulier (conciertos economicos). Tandis que le carlisme ne survit qu’en Navarre, la grande bourgeoisie de Bilbao (sauf exception), dont le libéralisme fueriste du milieu du siècle a tourné au conservatisme, compose avec l’État espagnol et avec les élites de Madrid dès lors que ses intérêts économiques sont sauvegardés ; les plus grands écrivains du pays (Miguel de Unamuno, Pío Baroja) écrivent en castillan. C'est une différence fondamentale avec le catalanisme. Dès lors, le mouvement nationaliste basque est donc plutôt porté par les classes moyennes inférieures des villes et la paysannerie et encadré par le basclergé, très actif en ce sens. La revendication identitaire se nourrit des inquiétudes de ces groupes sociaux face à l’industrialisation galopante et à l’arrivée massive d’immigrants des plateaux de Castille et de Galice. Ces traits sont exacerbés dans l’œuvre de Sabino Arana qui prône l’union des Basques des « sept provinces » (les trois provinces basques et la Navarre, plus les trois provinces françaises) dans la préservation de ce qui, à ses yeux, constitue l’identité basque : la langue, la foi catholique, l’organisation familiale rurale. Après sa mort (1902), le parti nationaliste basque (PNV) qu’il a créé va progressivement tenter, les succès électoraux venant, de gommer les aspects les plus réactionnaires de sa pensée et de l’orienter vers une sorte de démocratie chrétienne conservatrice en même temps que la revendication d’autonomie à l’égard de Madrid va beaucoup plus loin qu’en Catalogne ; certains évoquent déjà l’indépendance. Le coup d’État de Miguel Primo de Rivera en septembre 1923 porte un premier coup d’arrêt à l’expérimentation autonomiste : la Mancomunidad de Catalogne est supprimée. Les divers nationalismes tentent sans grand succès de promouvoir des actions communes mais c’est la proclamation de la

République qui relance la dynamique. La constitution fait en effet de l’Espagne un « État intégral compatible avec l’autonomie des communes et des régions ». Si le mouvement catalan, représenté maintenant par l’Esquerra (la gauche) nettement plus démocratique et radicalisé qu’avant, renonce à la sécession un temps envisagée, le « statut » de la Generalitat de Catalunya (1931) accorde à celle-ci une très large autonomie. En raison des difficultés dues à la question navarraise entre autres, le statut de l’Euskadi ne fut adopté qu’en 1936, alors que la guerre avait déjà commencé. La victoire de Franco mit fin bien entendu aux autonomies respectives de la Catalogne et du Pays Basque. Elle signifia non seulement l’interdiction des langues autres que le castillan mais imposa par exemple l’usage de prénoms « espagnols » (Jorge au lieu de Jordi, etc.). Elle substitua au projet (qui n’était sans doute pas sans illusion mais qui de toute façon n’a pas eu le temps d’être sérieusement expérimenté) républicain de cohabitation harmonieuse et solidaire des peuples d’Espagne une vision et une pratique réellement totalitaires de l’histoire et de l’être espagnol. En poussant à outrance la « castillanisation » de l'histoire de la péninsule et de « l'essence » de ses habitants – au corps défendant des Castillans eux-mêmes nous dit Pedro Carasa Soto qui parle de « mémoire meurtrie »de la Castille par l’État –, elle a contribué à attiser les malentendus et les défiances des uns et des autres. État, nation, nations : la difficile conciliation On a évoqué les principes et les aspects institutionnels de l’organisation politique, administrative et territoriale de l’État et de la nation espagnole contenus dans la Constitution et mis en œuvre par la loi sur les autonomies et les statuts respectifs de chaque communauté autonome. La complexité des textes et les enjeux financiers et politiques ont contribué à générer de nombreux conflits de compétence, y compris à l’intérieur de chaque communauté entre les provinces et le gouvernement régional par exemple mais pas uniquement. Poussés à l’extrême, ils peuvent aboutir à la revendication pour une renégociation du statut : une fois approuvé par le parlement régional, celui-ci doit être entériné par les Cortes générales. Ainsi l’Andalousie, la Communauté de Valence sont actuellement en négociation en ce sens avec le pouvoir central.

Mais la question du statut n’est pas seulement une question technique. Bien sûr les enjeux financiers par exemple sont importants. Ainsi, les enjeux du débat sur la fiscalité en Catalogne possèdent-ils cet aspect : la Catalogne donne-t-elle davantage à l’ensemble de l’Espagne sous forme d’impôts qu’elle ne reçoit par exemple sous forme d’investissements publics ? Mais cette question ne peut être réellement posée en termes politiques que parce que l’on ne s’accorde pas sur l’échelle à laquelle doit s’exercer la solidarité sociale. Est-ce la nation espagnole, prise dans son ensemble, fût-ce avec ses divers peuples et territoires autonomes ? L'État dans ce cas doit assurer la cohésion nationale par le biais des transferts et redistributions. C'est bien sûr la position d’une majorité des habitants de l’Espagne, même lorsqu’ils sont comme en Andalousie ou en Aragon très attachés à leur autonomie. Contre ce point de vue, les nationalistes basques, catalans ou galiciens répondent que leur nation, c’est l’Euskal Herria (ensemble des provinces basques en Espagne et en France et de la Navarre), la Catalogne ou la Galice. Le nouveau statut présenté par les Catalans prévoit une large autonomie financière sur le modèle de la Navarre et du Pays Basque et plus globalement la transformation de l’Espagne en État fédéral. Ce qui bien sûr est anticonstitutionnel. Au Pays Basque, Xavier Arzaluz, dirigeant du PNV, déclarait en 1998 que les Basques n’étaient pas espagnols, que les nationalistes basques ne pouvaient croire en la nation espagnole et qu’à ce titre, ils étaient et seraient toujours contre la Constitution. C'est à ce titre que le président du gouvernement autonome basque, le lehendakari Juan José Ibarretxe, présenta en septembre 2003 sa proposition de réforme statutaire. Cette réforme consistait à redéfinir les relations entre l’Euskadi (communauté autonome basque), l’État espagnol (dans le langage des nationalistes basques, on ne parle au demeurant jamais de l’Espagne au singulier mais simplement de l’État espagnol) et la nation basque : cette dernière, souveraine, déciderait de sa libre association avec l’État. Approuvé au Parlement basque, le plan Ibarretxe a bien entendu été catégoriquement rejeté, tant par le PSOE que par le PP. La tension entre le Pays Basque et le reste de l'Espagne, exacerbée par la question de l'ETA et des indépendantistes radicaux d’Herri Batasuna demeure sans doute le problème politique majeur du pays et de ses habitants. 1 J. M. Beneyto, Tragedia y razon. Europa en el pensamiento espanol del siglo XX, Madrid, Taurus, 1999, p. 13.

2 M. Catedra, Los españoles vistos por los antropologos, Madrid, Jucar, 1991. 3 Enric Ucelay Da Cal, « Ideas preconcebidas y estereotipos en las interpretaciones de la Guerra Civil española : el dorso de la solidaridad », Historia Social, 6, 1990, p. 23-43. 4 Emilio Lamo de Espinosa, « La normalización de España », in Antonio Morales Moya (coord.), Nacionalismos e imagen de España, Madrid, Espana Nuevo Milenio, 2001, p. 155-188 (p. 165). 5 Santos Juliá, Historia de las dos Españas, op. cit. 6 Emilio Lamo de Espinosa, « La normalización de España », in Antonio Morales Moya (coord.), Nacionalismos e imagen de España, Madrid, Nuevo Milenio, 2001, p. 155-188. 7 Teresa Jurado, « Las nuevas familias españolas », in Juan Jesús Gonzáles et Miguel Requena (dir.), Tres decadas de cambio social en España, Madrid, Alianza, 2005, p. 51-80. 8 Miguel Requena, « Bases demográficas de la sociedad española », ibid., p. 32. 9 Jaime Hernández Yáñez, L'Espagne du XXIe siècle, Nantes, Éditions du Temps, 2005, p. 12. 10 En français, voir Francisco Umbral, « Du côté des femmes », Autrement, avril 1987, p. 32-35. 11 On comparera les deux articles que Gérard Chastagnaret a donnés à dix ans d’intervalle pour la revue Vingtième siècle : « Sortir du Sud : le modèle espagnol », n° 32, 1991 et « L'économie espagnole depuis la transition. Une trajectoire européenne et méditerranéenne », n° 74, 2002. 12 Jaime Hernández Yáñez, L'Espagne du XXIe siècle..., op. cit., p. 114 . 13 Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton University Press, 1990 ; trad. esp., Los tres mundos del Estado del Bienestar, Valence, Ed. Alfons el Magnànim, 1993; trad. fr., Les trois mondes de l'État-providence, Paris, PUF, 1999. 14 Luis Garrido Medina et Juan Jesús González, « Mercado de trabajo, ocupación y clases sociales », in Juan Jesús González,et Miguel Requena, Tres decadas de cambio social…, op. cit., p. 81-126. 15 Félix Moral, Ventìcinco años des pués, Madrid, Centro de Investigaciones Sociologicas, 2001, p. 137. 16 A. Gouldner, El futuro de los intelctuales y el ascenso de la nueva clase, Madrid, Alianza, 1985. 17 David Ruiz, La España democrática, op. cit., p. 167. 18 Gonzalez et Garrido Merino, Tres decadas de cambìo social, op. cit., p. 116-118. 19 Javier Tusell, Dictatura franquista y democracia, op. cit., p. 279. 20 Francisco Bustelo, La historia de España y el franquismo, op. cit., p. 214. 21 Francisco Bustelo, op. cit., p. 209. 22 Sylvie Desazars de Montguilhard, « Les élites espagnoles et la transition démocratique », in Anne Dulphy et Yves Léonard (dir.), De la dictature à la démocratie…, op. cit., p. 45-60. 23 Bernat Muniesa, Dictatura y Transición. La España lampedusana, t. 2 : La monarquia parlamentaria, Barcelone, Publicacions i Edicions Universitat de Barcelona, 2005. 24 Cité par Bernat Muniesa, ibid., p. 74. 25 « La mobilisation politique et sociale pendant le post-franquisme et la transition démocratique », in Anne Dulphy et Yves Léornard, De la dictature à la démocratie : voies ibériques, Bruxelles, Peter Lang, 2003, p. 72-73. 26 Paloma Aguilar, « Presencia y ausencia de la guerra civil y del franquismo en la democraia española. Reflexiones en torno a la articulación y ruptura del “pacto de silencio” », in Julio Aróstegui et François Godicheau (dir.), Guerra civil. Mito y memoria, Madrid, Marcial Pon - Casa de Velázquez,

2006, p. 266. 27 Ibid. 28 F. Gonzalez et J.L. Cebrían, El futuro no es lo que era, Madrid, Punto de lectura, 2001, p. 47. 29 Ibid., p. 37. Cité également par P. Aguilar, loc. cit., p. 258. 30 Nicolas Sartorius et J. Alfaya, La memoria insumisa, Madrid, Espasa-Calpe, 2 e édition, 2000, p. 21. 31 José Luis de la Granja et al., La España de los nacionalismos y las autonomías, Madrid, Síntesis, 2001, p. 13-14. 32 Ibid., p. 18. 33 Une présentation en français : « La faiblesse du processus de construction nationale en Espagne au XIXe siècle », Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 41, avril-juin 1994, p. 353-366.

Conclusion EN 2000, L'EXPOSITION ORGANISÉE PAR LA SOCIÉTÉ PUBLIQUE d'État Nuevo Milenio présentait deux photographies d'un même village d'Extrémadure. L'une d'un photographe de Life publiée en 1950 avec comme légende « The Spanish Village: it lives in ancient poverty and faith » ; l’autre photographie montrait le même village à la fin du siècle : la brique de parement s’est substituée au torchis, de nombreuses automobiles, en bon état apparent et pour beaucoup de gamme moyenne, occupent le paysage, un zoom à travers la fenêtre d’une habitation laisse apercevoir un microordinateur connecté à Internet. L'instantané de la photographie voulait condenser la success story collective des Espagnols, menée sur deux générations et qui, enfin, avait touché y compris les régions réputées les plus pauvres de la péninsule : l’Extrémadure de la faim – celle du canton de Las Hurdes jadis filmée par Luis Buñuel – et des émigrations massives. Et cette réussite n’est pas que matérielle ; comme on se plaît à le souligner : « La guerre civile devenue mémoire, le sous-développement économique cause de tant de conflits sociaux et politiques dépassés, pleinement incorporés aux instances directives d’une Europe unie, les principes de notre convivencia (vie en commun) sont ainsi la liberté, la tolérance, la démocratie, la rationalité, la sécurité, l’émancipation de la femme. Les vieux paradigmes sont dépassés : ceux de la décadence, du continuel échec collectif qui a tant marqué les historiens espagnols jusqu’à une date récente. Ni Lumières, ni révolution industrielle, ni bourgeoisie entrepreneuriale, ni libéralisme démocratique : tout paraissait toujours s'épuiser et disparaître sous le dur climat du sol hispanique. Au terme du long et difficile parcours, cependant, enfin une démocratie solide qui accomplit enfin l’espérance régénérationniste de 1898. Notre histoire se fonde dans l'histoire européenne tandis que notre vieux problème – celui de “l’identité collective” – ne préoccupe plus l'ensemble des Espagnols1. »

Depuis, les années 1970, il était apparu aux yeux de tous que, comme l’avait exposé et espéré dès 1947, Ramón Menéndez y Pidal, ce qui avait semblé constitué, durant des siècles, le caractère permanent de la majorité des Espagnols n’était pas immuable. La preuve était faite qu’il n’y avait «

aucun déterminisme somatique ou racial » mais simplement des « attitudes et des habitus historiques » qui pouvaient et devaient changer en fonction des circonstances globales environnantes2. Alors qu'au milieu des années 1960 encore Julián Marías, commentant Menéndez Pidal, pensait qu’à une certaine échelle chronologique le peuple espagnol possédait un répertoire de caractères, de déterminations naturelles ou d’« habitus historiquement acquis », qui permettait de dire qu’il existait « une psychologie de l’Espagnol », déterminant certaines propensions dans son comportement, tels la sobriété, l’idéalisme et l’individualisme, l’histoire des Espagnols, à l’échelle chronologique d’une génération et demie, lui apportait le plus retentissant des démentis. Surtout, on avait bien mené le processus de « normalisation » de l’Espagne, c’est-à-dire le façonnage du pays et de ses habitants conformément au patron européen, dans ses deux dimensions. La première, comme réalité de la différence ou de la similitude, c’est-à-dire, comme processus de modernisation effective de la réalité sociale, économique, politique et culturelle de l’Espagne. La seconde, comme conscience de la différence ou de la similitude, c’est-à-dire comme image ou auto-image de l’Espagne : « Sans doute, une chose est ce que nous sommes et autre chose est comme nous nous voyons, et le changement s'est opéré aux deux niveaux. »3 On s’est, en effet, définitivement débarrassé des vieilles visions paralysantes. Le progrès de l’Espagne est intrinsèque mais aussi relatif, par rapport aux autres. Ainsi, pour ne prendre que l’exemple de l’histoire économique, les études mesurant la « convergence » de l'économie espagnole avec les économies européennes se sont substituées aux études des années 1960-1970 signalant « l'échec » ou mesurant le « retard » de l'industrialisation. La « normalisation », « captée par la conscience » a donné lieu à la normalisation rétrospective de l’histoire de l’Espagne, à une nouvelle histoire de l’Espagne non plus comme un pays différent mais comme un pays qui « toujours » fut moderne4. C'est là une affaire désormais entendue. Et qui, bien qu'incontestablement un seuil eût été franchi entre 1975 et 1985, devait être rappelée. La modernité espagnole n’est pas apparue subitement entre la mort de Franco et l’adhésion à l’Union européenne, comme par la grâce d’une baguette magique, appelée au choix ou conjointement monarchie démocratique,

intégration au marché unique européen, movida ou dynamisme des banquiers. Cette « modernité », culturelle et politique surtout, mais aussi dans une certaine mesure économique et sociale, s’était en effet exprimée dès le XVIIIe siècle, au cours du XIXe et durant le premier tiers du XXe siècle5. Elle eut un premier aboutissement lors de la seconde république espagnole. Au début des années 1930, l’Espagne rayonne de l’éclat de ses intellectuels, de ses écrivains et de ses artistes – c’est l’apogée de « l’âge d’argent », selon l’expression de José Carlos Mainer, de la culture espagnole. Les Espagnols expérimentent une république qui établit une égalité entre les femmes et les hommes, inconnue encore en France par exemple ; qui imagine un système inédit d’organisation de l’État articulant le pouvoir central de l’État-nation et les pouvoirs des nationalités périphériques ; qui entreprend enfin une politique de réformes économiques et sociales, comme l’instauration d’un système universel de sécurité sociale. On sait que cette modernité, encore en gestation, fut terrassée. Et non pas en raison, on l’a répété, de supposés traits ataviques des Espagnols, d’une prédisposition aux affrontements et d’une inaptitude substantielle à la modernité et à la démocratie. Mais plus simplement parce qu’une partie des Espagnols entreprit de s’opposer par les armes à cette expérience. Et qu’elle y réussit pour des raisons qui tiennent à une conjonction de facteurs qui, événementiels ou inscrits dans la « longue durée », sont des déterminants « historiques ». En somme, l’histoire des Espagnols depuis la guerre est pleinement une histoire d’Européens, mais dans un pays où la guerre – la grande guerre européenne du milieu du siècle – a commencé plus tôt et surtout, on l’a vu, a duré plus longtemps. Selon une enquête de 2001, 51 % de la population n’était pas d’accord avec l’idée que les divisions et rancœurs du passé avaient été réellement oubliées, tandis que 67 % des interrogés disaient que même dans le cas où cela avait été oublié, on notait encore la marque profonde qu’avaient laissée la guerre et le franquisme. À ce titre, le déboulonnage de la dernière statue de Franco dans la province de Madrid n’eut lieu qu’au début de l’année 2005, mais il reste encore des statues de Franco ailleurs, notamment à Santander, de nombreuses avenues du Generalissimo ou de rues portant le nom de l’un des généraux vainqueurs de la guerre et d’innombrables plaques et stèles à la mémoire de ceux qui sont tombés victimes du « péril rouge » pour la plus « grande gloire de Dieu et de la patrie », tandis que le

mausolée du Valle de los Caídos attire toujours des centaines de milliers de visiteurs. Il est vrai que dans la même enquête, 72 % des Espagnols reconnaissaient que les manières d’être et de penser n’avaient plus rien à voir avec celles du passé6. Non pas que les Espagnols de la génération de la guerre eussent été irrationnels, mais plutôt, comme le soutient François Godicheau, qu’insérés dans une anthropologie historique différente, leur rationalité d’acteurs était différente de celle des Espagnols du début du XIXe siècle7 . En ce sens, la crispation de la vie politique, très sensible tout au long de la législature qui s’achève en mars 2008, ne peut être comparée aux tensions de 1931-1936. Certes, il ne fait aucun doute que depuis que le PSOE a gagné les élections de mars 2004 et que José Luis Rodríguez Zapatero a été installé à la Moncloa, la droite n’a cessé de faire peser un soupçon d’illégitimité sur le gouvernement. Le PP et les grands médias que sont El Mundo, La Razón, TeleMadrid, la chaîne de radio COPE, n'ont cessé de contester une victoire acquise dans les circonstances dramatiques du 11 mars 2004. Articulant le traumatisme de l’événement à la dénonciation du terrorisme basque, certains leaders ont complaisamment relayé une campagne d’opinion, orchestrée par l’Association des victimes du terrorisme, affirmant que contrairement à ce qui fut dit, et prouvé, ce ne serait pas Al Qaida, mais bien ETA qui serait l’auteur des attentats, et n’ont pas hésité à accuser le gouvernement d’être complice au moins passif de l’organisation séparatiste. Dans un autre registre, l’Église, dont le poids parmi les élites (l’Opus Dei) et au sein de la population continue d’être important, est vigoureusement partie en campagne non seulement contre les lois sur le divorce et le mariage entre personnes du même sexe mais également, par exemple, contre la substitution de l’enseignement de la religion par l’éducation civique dans les établissement publics. Enfin, on l’a vu, le PP mais aussi l’Association des victimes du terrorisme reprochent aux lois mémorielles d’organiser la revanche des vaincus et accusent le gouvernement d’avoir rompu le consensus politique et social existant depuis la transition. Pour autant, l’intérêt réel que les élites culturelles du pays ont montré pour l’histoire récente de l’Espagne, en plus d’avoir été davantage centré sur la guerre que sur le franquisme, n’a pas été propagé à d’amples secteurs de l’opinion, au moins jusqu’à ce que la très récente relève des générations ait donné libre cours à l’expression des traumatismes et à un certain sentiment

de culpabilité. Le succès de la série télévisée Cuéntame cómo pasó (Racontemoi comment ça s’est passé) qui met en scène des gens ordinaires à l’époque du « franquisme sociologique », davantage préoccupés par leurs soucis quotidiens et la volonté de promotion sociale que par la politique, témoigne d’une curiosité marquée mais récente pour savoir comment ont vécu les Espagnols durant près de quarante ans de dictature. Mais dans tous les cas, il ne faut pas confondre cette généralisation de l’intérêt-curiosité avec le désir de faire justice. Car si la majeure part de la société est d’accord pour réhabiliter moralement et même économiquement les victimes de la guerre et de la dictature, très peu nombreux sont ceux qui seraient d’accord s’il s’agissait de rechercher les responsabilités sur des événements lointains ou d’enquêter publiquement sur les appuis sociaux de la dictature. Finalement, conclut Paloma Aguilar, l’orgueil que ressentent les Espagnols pour la forme consensuelle dans laquelle s’est faite la transition et la valeur qu’ils accordent à la modération politique et à l’ordre permettent de comprendre les limites qu’ils leur plairaient que l’on ne dépassât point dans le jeu normal de la compétition politique8. Les résultats des élections du 9 mars 2008 paraissent aller en ce sens. Malgré ou peut-être à cause de l’agressive campagne électorale menée par le leader du PP Mariano Rajoy à l’encontre du chef du gouvernement, le PSOE a consolidé sa majorité relative des sièges. Rodríguez Zapatero dispose d’une marge de manœuvre un peu plus large que sous la précédente législature. Les Espagnols de la génération de la guerre encore vivants sont désormais des vieillards tandis que les plus anciens de la génération née sous le franquisme sont en train de quitter le monde du travail. Les soixantedix années qui séparent 2008 de 1939, sept décennies à l’échelle d’une vie d’homme, ont été celles de mutations sociales et culturelles, presque de mutations anthropologiques considérables. Certes, ces changements n'ont pas été l’exclusivité des Espagnols dans cette génération. Tous les Européens les ont connus. Mais ils ont été ici peut-être plus intensément vécus car davantage concentrés sur les dernières décennies. Après deux décennies durant lesquelles l’idéologie officielle avait cru pouvoir enserrer les Espagnols dans des cadres moraux et sociaux étroits, selon une représentation figée de « l’être espagnol » éternel, les décennies suivantes, celles de l’âge adulte de la génération du franquisme et de l’avènement de la génération suivante, celle qui va porter l’Espagne actuelle, ont montré les

diverses manières d’être… à la fois espagnol et européen. 1 Antonio Morales Moya, Introduction à Id., Nacionalismos e imagen de Espana, Madrid, Espana Nuevo Milenio, 2001, p. 17-18. 2 Ramón Menéndez y Pidal, Los Españoles en la historia, op. cit., p. 21. 3 Emilio Lamo de Espinosa, « La normalización de España », loc. cit., p. 155. 4 Ibid. 5 A. Fernandez, Un progressisme urbain en Espagne. Eau, gaz et électricité à Bilbao et dans les villes cantabriques, 1840-1930, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008. 6 Paloma Aguilar, « Presencia y ausencia de la guerra civil y del franquismo en la democracia española », loc. cit. p. 267. 7 François Godicheau, « Guerra civil, guerra incivil : la pacificación por el nombre », in Julio Aróstegui et François Godicheau, Guerra civil. Mito y memoria, op. cit., p. 161. 8 Paloma Aguilar, « Presencia y ausencia de la guerra civil y del franquismo en la democracia española », loc. cit. p. 270-271.